Aristoteles Romanus: La Reception de la Science Aristotelicienne Dans l'Empire Greco-Romain (Recherches Sur Les Rhetoriques Religieuses) (French, Italian and English Edition) 9782503549132, 2503549136

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Aristoteles Romanus: La Reception de la Science Aristotelicienne Dans l'Empire Greco-Romain (Recherches Sur Les Rhetoriques Religieuses) (French, Italian and English Edition)
 9782503549132, 2503549136

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17 Aristoteles Romanus La réception de la science aristotélicienne dans l’Empire gréco-romain

RECHERCHES SUR LES RHÉTORIQUES RELIGIEUSES

Collection dirigée par Gérard Freyburger et Laurent Pernot

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RECHERCHES SUR LES RHÉTORIQUES RELIGIEUSES Collection dirigée par Gérard FREYBURGER et Laurent PERNOT

17 Aristoteles Romanus La réception de la science aristotélicienne dans l’Empire gréco-romain par Yves LEHMANN

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© 2013, Brepols Publishers n.v., Turnhout, Belgium. All rights reserved. No part of this book may be reproduced, stored in a retrieval system, or transmitted, in any form or by any means, electronic, mechanical, photocopying, recording, or otherwise, without the prior permission of the publisher.

D/2013/0095/78 ISBN 978-2-503-54913-2 Printed acid-free paper

Préface

Le nom d’Aristote est l’un des plus célèbres de notre civilisation occidentale et est bien connu aussi d’autres civilisations. Aristote est en effet l’auteur d’une œuvre colossale, de caractère encyclopédique, dans laquelle il a pu réunir au IVe siècle av. J.-C. un nombre immense de données, concernant les domaines les plus variés du savoir : sciences de la vie, astronomie, principes du raisonnement, institutions politiques, poétique, etc. L’œuvre aristotélicienne est donc une somme. Elle est cependant aussi une vision du monde, élaborée en tenant compte de la réflexion de Platon, mais privilégiant l’observation et l’expérience. C’est pourquoi, dès sa parution, elle fut une référence obligée et le demeure de nos jours, à la fois auprès des savants des sciences « exactes » et auprès de ceux des sciences humaines. Chacun de nous peut maintes fois constater, jusque dans l’actualité contemporaine, l’importance considérable que conserve l’œuvre d’Aristote pour notre temps. Mais on oublie souvent qu’Aristote a écrit à une époque où Rome achevait de réduire à sa merci les Samnites, peu de temps donc avant les grandes guerres, celle contre Pyrrhus et celles contre Carthage, qui allaient faire d’elle la puissance dominante du Bassin Méditerranéen. La lecture et la diffusion de l’œuvre aristotélicienne se sont faites en partie dans le cadre de la République romaine, puis de l’Empire romain. Le présent ouvrage est consacré à une dimension notable de cette réalité : à savoir à la manière dont le monde romain (y compris dans ses parties hellénophones) a accueilli la science aristotélicienne et l’a intégrée dans le corpus de ses connaissances et dans son heuristique. Ce livre est le résultat d’un colloque qui a rassemblé à Strasbourg, sous la direction d’Yves Lehmann, pendant plusieurs jours de nombreux savants. Ceux-ci ont, chacun pour sa part, examiné divers aspects de l’influence d’Aristote sur la pensée scientifique romaine et ont, à cet effet, considéré toutes sortes de domaines de la science : biologie, zoologie, physique, cosmologie, médecine, physiologie de l’enfant, logique, rhétorique du discours et d’autres

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encore. Pour tous ces domaines, ils ont examiné ou évalué, dans un certain nombre de textes de la littérature latine et de la littérature grecque, l’impact qu’a eu ou a pu avoir l’œuvre aristotélicienne. On voit que ce sont là des enquêtes d’un grand intérêt, qui apportent un éclairage nouveau sur notre connaissance de l’important mouvement scientifique et philosophique que fut l’aristotélisme. Gérard FREYBURGER & Laurent PERNOT

Avant-propos

Les 19, 20 et 21 octobre 2009 s’est tenu à l’Université de Strasbourg un colloque international sur « Aristoteles Romanus. La réception de la science aristotélicienne dans l’Empire gréco-romain », initiative du Centre d’Analyse des Rhétoriques Religieuses de l’Antiquité (C.A.R.R.A.)/E.A. 3094 et qui ressortissait au grand dessein de l’Université de Strasbourg – conforté par la fusion, le 1er janvier 2009, des trois universités scientifique, juridique et littéraire en un établissement unique – de promouvoir le dialogue des cultures universitaires européennes. De fait, cette manifestation scientifique – organisée en liaison avec la Confédération européenne des universités du Rhin supérieur/EUCOR et en partenariat avec l’Università « Federico II » de Naples, et inscrite dans l’axe de recherche « Rhétorique et arts libéraux » du C.A.R.R.A. – visait à explorer les liens entre l’art oratoire et les différentes branches du savoir humain telles qu’elles avaient été codifiées au IVe siècle apr. J.-C. par le néoplatonisme sous la forme d’un cycle disciplinaire comprenant non seulement la grammaire, la dialectique, la rhétorique, la géométrie, l’arithmétique, l’astronomie et la musique, mais encore – à la suite de l’encyclopédiste Varron (116-27) – la médecine et l’architecture. On connaît la dette de la philosophie antique envers les idées du Lycée. C’est ainsi que – parmi les maîtres de l’Académie – Philon de Larissa a réactualisé certains procédés de la rhétorique aristotélicienne ; de même, Antiochus d’Ascalon s’est rapproché du Stagirite dans sa conception du bonheur. Assurément ces philosophes grecs du Ier siècle av. J.-C. favorisent la renaissance de la doctrine aristotélicienne qui se produit alors aussi bien à Athènes qu’à Rome. Non seulement on se passionne pour les dialogues exotériques de l’« Aristote perdu », mais on exalte l’esprit scientifique tel que l’a défendu et illustré Théophraste. Valoriser l’expérience et l’analyser, suspendre provisoirement son jugement, confronter les perceptions les unes avec les autres en se gardant de toute opinion préconçue : ce discours péripatéticien de la méthode devient en effet le credo des élites intellectuelles aux époques hellénistique et romaine. Davantage : vers 60 av. J.-C., Andronicos de Rhodes édite à Rome le corpus des

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écrits ésotériques d’Aristote – publication qui constitue un événement majeur dans l’histoire de la philosophie. Certes, il ne semble pas que Cicéron lui-même ait eu à sa disposition l’intégralité de ces textes que les penseurs étudient au début du règne d’Auguste. Mais l’Arpinate s’est associé au mouvement des études aristotéliciennes : il a connu de près l’enseignement esthétique de l’école et il a donné à son fils, pour guide spirituel, un philosophe péripatéticien, Cratippe. Tant il est vrai que l’aristotélisme, par sa vocation encyclopédique à explorer la totalité du réel, s’accordait remarquablement avec l’universalisme cognitif d’un empire à dimension planétaire. De fait, Aristote avait classé l’ensemble des savoirs en une série de disciplines ordonnées, s’ouvrant par la logique considérée comme outil indispensable pour toutes les connaissances et s’appuyant sur la philosophie première, la métaphysique. Mais ses investigations l’avaient conduit également à renouveler la physique, la météorologie, la grammaire, la poétique, la rhétorique, la politique, l’éthique, et surtout à fonder les sciences de la vie. Vaste programme d’étude et de recherche qui n’a pas manqué de susciter, en aval, l’intérêt bien compris d’abord des encyclopédistes romains (de Varron à Pline l’Ancien et à leurs épigones), puis des grands commentateurs soucieux de redonner à la philosophie d’Aristote son prestige originel : Nicolas de Damas (vers ~ 40-vers 20), Alexandre d’Aphrodise (fin IIe-début IIIe siècles) et Thémistius (IVe siècle). Et c’est aux fins d’examen précisément des conditions d’assimilation et de diffusion de l’héritage aristotélicien dans le monde romain antique que des latinistes comme des hellénistes ont été invités à participer au colloque susmentionné. Il s’agissait en somme d’analyser et d’évaluer l’impact sur la science antique en voie de constitution non seulement des œuvres « théorétiques » du Stagirite – celles afférentes à des objets qui ne dépendent pas de nous comme les recherches sur la nature (qui trouve en elle-même le principe de son mouvement) : traités biologiques (Parties des animaux, De la génération et de la corruption, etc.), Physique, qui étudie les principes généraux du mouvement, le traité du Ciel, texte central de la cosmologie antique contre lequel a dû se construire la science moderne, et les 12 livres de la Métaphysique, qui traitent de la philosophie première –, mais encore de ses écrits « pratiques » dont les objets dépendent de nous et qui se subdivisent à leur tour, selon qu’ils portent sur une modification intérieure ou sur une création extérieure à nous, en écrits spécifiquement « pratiques » (les œuvres morales et politiques : Éthique à Eudème, Éthique à Nicomaque, Politiques) et en écrits « poiétiques » ou « productifs » au nombre

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desquels figurent la Rhétorique, où Aristote étudie les moyens dont dispose l’orateur pour persuader son auditoire, ainsi que la Poétique, ce traité négligé par les commentaires philosophiques anciens, mais qui, aux temps modernes, exerça une influence considérable sur les théories esthético-littéraires. Et de fait, l’enquête sur la permanence et la rémanence de l’aristotélisme chez les auteurs anciens s’ouvre par une analyse raisonnée de la similitude d’inspiration qui semble exister entre le projet de Théophraste – tel qu’il apparaît dans les Causes des plantes ou dans l’Histoire des plantes – et celui de son maître Aristote relativement aux animaux. Suit une exégèse des versets 1-2 du chapitre 7 de la Sagesse de Salomon – un livre pseudépigraphe publié entre 30 av. et 30 apr. J.-C. et qui reproduit une théorie de la gestation empruntée au De generatione animalium, II, 4. Du reste, c’est encore à la zoologie aristotélicienne et à ses réminiscences dans l’encyclopédisme romain antique qu’est consacré l’exposé ornithologique sur le grand aigle de mer ou orfraie. Rien d’étonnant dès lors si plusieurs contributions s’emploient à approfondir la question de la dette du naturaliste Pline l’Ancien et de ses continuateurs envers celui qui passe à leurs yeux pour un incomparable maître de vérité, fondateur de la science occidentale. Mais le centre de gravité de ce volume d’actes est occupé par l’étude des allusions à Aristote dans la médecine gréco-romaine de l’époque impériale. En particulier a fait l’objet d’un commentaire philologique exhaustif le catalogue des ouvrages de Galien sur le Stagirite dressé par le médecin de Pergame dans un de ses écrits biobibliographiques : Sur ses propres livres, chapitres 14 et 17. Davantage : toute une tradition de l’érudition scientifique s’établit alors en aval, qui ressortit à l’encyclopédisme alexandrin. Naturellement, elle suscite des conditions et un climat propices à la valorisation des idées philosophiques du Stagirite sur la base d’une lecture directe ou d’une transmission indirecte de ses œuvres « ésotériques », réservées aux étudiants du Lycée. Et de fait en 238 le grammairien Censorinus rédige un livre De die natali (Sur la célébration des anniversaires) dont la source principale est Varron mais qui intègre très largement les théories d’Aristote relatives à la conception et la naissance de l’enfant ainsi qu’à l’influence des astres sur celles-ci. C’est la rencontre de la philosophie romaine et de l’aristotélisme qui constitue la matière des communications centrées sur Cicéron et Sénèque. On y apprend ainsi que l’Arpinate – disciple indocile d’un académicien, Antiochus d’Ascalon, qui s’était érigé en défenseur de la doctrine et de l’histoire des débuts du Lycée – ne manquait pas de contester

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l’affirmation énoncée par son maître d’un accord sur le fond entre les premiers péripatéticiens et les successeurs immédiats de Platon. Quant aux références péripatéticiennes dans l’œuvre en prose du Cordouan, elles concernent d’abord le De ira (III, 3, 1-6) où l’auteur attribue spécieusement au Stagirite une théorie du bon usage de la colère, puis les Questions naturelles dont les développements météorologiques ressortissent à tout un art de la paraphrase des sources aristotéliciennes, enfin la Lettre 58 à Lucilius qui prend des libertés avec la doctrine aristotélicienne du genre et de l’espèce. On sait par ailleurs l’importance de la critique des philosophes dans la stratégie rhétorique de l’apologie chrétienne des IIe et IIIe siècles. C’est ainsi que pour un Tertullien les penseurs païens même les plus prestigieux représentent les patriarches des hérétiques – notamment Aristote, dont la définition de l’âme comme entéléchie première d’un corps doué d’organes soustendrait la doctrine de la résurrection chère au dissident Lucanus. Dans le cas présent, l’apologiste latin reproche de surcroît au Stagirite d’avoir inventé les règles de la dialectique, l’art de diviser les concepts, qu’il considère comme les instruments mêmes de l’hérésie. Mais plus encore que la diffusion de l’anthropologie du Stagirite, c’est la propagation de sa théologie qui a donné lieu à de savantes mises au point. Car la transcendance du Dieu d’Aristote est telle qu’elle décrédibilise la possibilité même d’un théo-logie, c’est-à-dire d’un discours de l’homme sur Dieu. Le seul prédicat applicable à Dieu est l’Essence. Toute autre qualification requiert des atténuations qui en dénaturent le sens. Ainsi Dieu peut être dit un Vivant, mais à la condition d’admettre qu’il s’agit d’une Vie qui ignore la maladie, le vieillissement et la mort, caractéristiques de toute vie biologique. Ainsi Dieu peut-il être dit Pensée, mais à la condition d’ajouter que cette Pensée n’est pas pensée d’autre chose, comme l’est la pensée humaine qui ne passe de la puissance à l’acte que si un objet lui est donné : or une telle dépendance à l’égard de l’objet est indigne de Dieu. D’ailleurs que serait cet objet ? Il ne pourrait être que supérieur à Dieu ou être Dieu lui-même. Et, comme rien n’est supérieur à Dieu, il s’ensuit que Dieu se pense lui-même, qu’il est la Pensée qui se pense elle-même. Encore cette définition de Dieu comme « pensée de soi-même » n’est-elle pas le résultat d’une intuition fulgurante, mais plutôt une formule paradoxale qui vise seulement à élever Dieu audelà de cette pensée hétéronome que l’humanité a reçue en partage. Plotin s’inscrira dans le prolongement direct d’Aristote lorsqu’il affirmera que le Premier « ne pense même pas », sous prétexte que la dualité du sujet et de l’objet est incompatible avec l’unité de Dieu.

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D’où l’on voit que le Stagirite est le véritable créateur de la théologie négative – qui sera développée dans un cadre néoplatonicien par le Pseudo-Denys l’Aréopagite –, d’après laquelle on ne saurait parler valablement de Dieu que par négations. Avec l’œuvre d’Alexandre d’Aphrodise (à qui Septime Sévère confia une chaire de philosophie péripatéticienne au début du IIIe siècle) on assiste à l’instrumentalisation de la logique d’Aristote – mise au service du platonisme religieux contemporain. De fait, en bon péripatéticien, Alexandre interprète la notion d’instinct, nie l’autarcie de la vertu, limite la portée de la providence divine, revient avec précision aux Topiques pour évoquer, juger et dépasser la rhétorique en usage à son époque, distingue vie pratique et vie contemplative. Démarche intellectuelle qui n’est pas sans analogie avec celle d’un Boèce (vers 470-vers 525) qui commente, entre autres œuvres logiques classiques, les Topica de Cicéron – une courte adaptation de l’enseignement d’Aristote sur les topoi, les « lieux », conçus comme source de l’argumentation. Dernière étude mais non la moindre sur la réception des œuvres théorétiques du Stagirite en Grèce et à Rome : celle qui concerne la présence de la cosmologie aristotélicienne dans le Commentaire au Timée de Calcidius – sous forme de références explicites (le mouvement ordonné des corps célestes tels qu’ils président à leurs révolutions supérieures) aussi bien que d’allusions implicites (notamment les preuves de la sphéricité de la surface de l’eau). Tant il est vrai que ce recours systématique chez un penseur du IVe siècle à la science péripatéticienne de la formation de l’univers constitue un témoignage démonstratif sur la place du De caelo d’Aristote dans la naissance de toute une tradition exégétique liée au Timée de Platon. Pour ce qui est des traces laissées par les écrits pratiques et les traités poiétiques d’Aristote chez les écrivains grecs et latins du Haut comme du Bas-Empire – où les problèmes d’expression esthétique et littéraire éclipsent très largement les préoccupations d’ordre politique –, elles regardent d’abord la rhétorique – élément essentiel de l’éducation et source de débats voire de controverses entre les différentes écoles d’éloquence. À cet égard, le nom de Denys d’Halicarnasse s’impose comme celui d’un atticiste, mais qui admirait Démosthène plus que Lysias. Il est l’auteur de petits traités tels les Opuscules rhétoriques et notamment d’essais critiques sur Démosthène, sur Thucydide ainsi que sur les principaux orateurs attiques. Les deux Lettres à Ammée s’apparentent à des études du même genre, portant l’une sur Démosthène et Aristote, l’autre sur Thucydide. Denys y distribue l’éloge et le blâme, suivant quelquefois le texte phrase par

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phrase et commentant chaque expression avec une raideur un peu dogmatique, qui atteste une connaissance de première main de la Rhétorique d’Aristote telle qu’elle venait d’être éditée à Rome par un certain Andronicos de Rhodes. Car tout se passe pour Denys comme si l’essor de la rhétorique classique sous l’Empire ressortissait à un compromis historique entre la culture grecque et le pouvoir romain. Une tendance inhérente davantage encore à la seconde sophistique, qui favorise l’unification du monde (romain) par une promotion de l’éloquence (grecque) et notamment du genre épidictique. C’est ce qui se vérifie dans le cas de l’un de ses plus illustres représentants : Aelius Aristide, dont le Discours égyptien sur la crue annuelle du Nil comporte entre autres une réfutation de l’explication péripatéticienne par les pluies estivales du sud de l’Égypte telle qu’elle figurait dans un traité d’hydrologie aujourd’hui perdu – tant il est vrai que le rhéteur grec entend exalter la nature divine du fleuve et le mystère insondable de ses débordements périodiques. On a déjà relevé les emprunts théorétiques faits par les premiers encyclopédistes romains à l’aristotélisme – une doctrine qui prétendait annexer au domaine philosophique la connaissance de la totalité du monde visible et invisible, depuis la physique des éléments jusqu’à la métaphysique de l’esprit. Mais il convient de ne pas mésestimer non plus la dette qu’ils ont contractée envers les œuvres poiétiques du Stagirite. C’est ainsi qu’A. Cornelius Celsus, digne successeur de Varron et précurseur de Pline l’Ancien, avait intégré dans ses Artes (Les Métiers) sept livres sur la rhétorique connus de Quintilien (cf. I.O., III, 7, 23-25) qui blâme l’usage excessif, à ses yeux, par Celse du procédé de la deriuatio uerborum, de la substitution euphémique d’un mot à un mot de sens très voisin, tel que le définit Aristote en Rhét. 1367 a 32. Autre aspect de la recherche aristotélicienne qui a marqué penseurs et écrivains dans le monde romain antique : la critique littéraire, tenue pour une activité « productive » qui enseigne par exemple comment composer une tragédie. De ce point de vue, la Poétique – dont l’influence s’est exercée non seulement sur les philosophes de toutes obédiences comme l’épicurien Philodème de Gadara, auteur d’un Péri Poièmatôn, ou encore l’académicien Varron dans son logistoricus « Scaurus » – se recommandait notamment par son analyse de la notion de mimésis ou « représentation », pratique qui relève, d’après le Stagirite, d’un instinct fondamental chez l’homme. De fait, la mimésis désigne l’inclination à représenter les choses comme elles pourraient être ou comme elles devraient être et non comme elles sont réellement : elle est autant créatrice qu’imitative. Enfin cette enquête sur la postérité

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des idées du Lycée ne saurait négliger l’importance de la grammaire dans l’Antiquité gréco-romaine et de ses fondements aristotéliciens. À cet égard, le chapitre XX de la Poétique touche un point essentiel de la science grammaticale, celui des parties du discours. Le Stagirite en distinguait trois ou quatre : en plus du nom (onoma) et du verbe (rhèma) il avait isolé, sous le nom de conjonction (sundesmos) et d’articulation (arthron), deux classes assez mal différenciées de motsoutils dont la dénomination (empruntée dans chaque cas au vocabulaire de l’anatomie) souligne qu’ils se caractérisent par des fonctions auxiliaires de liaison. Et c’est à partir de ces premières distinctions que les successeurs d’Aristote élaborèrent le système des catégories grammaticales dont le philologue alexandrin Aristarque est censé avoir fixé le nombre à huit : nom, verbe, participe, article, pronom, préposition, adverbe et conjonction. Une classification qui constitue aussi le cœur du traité Technè Grammatikè attribué à son élève Denys le Thrace et celui des huit monographies consacrées par Apollonios Dyscole respectivement aux huit parties du discours, dont il étudie l’emploi dans des constructions (suntaxeis) – sur la base d’une théorie de la congruence des mots entre eux. Du reste, cette tradition grammaticale imprègne pareillement l’œuvre exégétique de Boèce (470 ?-525 ?) et d’Ammonios d’Alexandrie (début du VIe siècle) – commentateurs de plusieurs écrits logiques d’Aristote et surtout du De interpretatione, où le Stagirite avait attaché une attention particulière au langage, logos, en tant que celui-ci est la marque spécifique de l’espèce humaine. En vérité, la principale leçon qui se dégage de cette synthèse sur la réception des idées péripatéticiennes dans l’espace spirituel hellénistique et romain aura été l’invention d’un nouveau concept de l’histoire de la philosophie antique : car, entre l’« Aristote perdu » (celui des œuvres « exotériques » auxquelles renvoyait encore Cicéron lorsqu’il célébrait la « suavité » de leur style) et l’« Aristote latin » (tardivement systématisé par le commentaire et devenu le maître de la scolastique médiévale) – sans oublier l’« Aristote byzantin », dont les manuscrits sont parvenus jusqu’au Mont Saint-Michel –, il existe bien un « Aristote romain » qui avait ouvert à la philosophie des territoires jusqu’alors inexplorés comme la biologie et psychologie. Grandeur et tentation d’une école dont l’essentiel de l’activité finit cependant par se concentrer sur des exercices de dialectique et de rhétorique. Yves LEHMANN

Conférence inaugurale L’héritage aristotélicien à Rome des origines à l’ère antonine Jean-Marie André

La bibliographie des congrès, colloques, « entretiens », « mélanges », publiée depuis plus d’un demi-siècle, révélerait une certaine propension à minorer l’aristotélisme romain, sinon la diffusion du Peripatos à Rome, à moins qu’il ne s’agisse d’une certaine aporie : de la difficulté à discerner radicalement cette doctrine de l’apport des autres écoles de l’Antiquité ; cette lacune ne saurait concerner certains espaces privilégiés, souvent explorés, comme l’œuvre philosophique de Cicéron. En effet les Actes des différents Congrès de l’Association Guillaume Budé1, consacrés au platonisme, au stoïcisme, à l’épicurisme, et même à l’aristotélisme grec, ne font apparaître la réception du Peripatos à Rome 1 Congrès de Tours et Poitiers, Actes, 1954, Le platonisme à Rome. Platon et Cicéron (P. Boyancé), p. 195 sq., notamment p. 197 (admiration de Cicéron pour Aristote et Théophraste : il s’agit des dialogues perdus) ; p. 199 (patronage de l’Académie et du Lycée pour l’otium des Muses) ; p. 212 : rôle idéologique de Dicéarque dans le De republica. – Congrès de Paris, Actes, 1969, L’épicurisme grec (O. Bloch), p. 93 sq. : sacrifie un peu les polémiques de l’École Campanienne autour d’Aristote et de Théophraste ; L’épicurisme romain (P. Grimal), p. 139 sq., notamment p. 161 (traces d’aristotélisme dans le vitalisme lucrétien) ; p. 226, note sur l’amitié chez Aristote et la « Gnomologie Vaticane » – Congrès de Pont-à-Mousson, Actes, 1985, Éloquence et Rhétorique à Rome (A. Michel), p. 63 sq., notamment p. 75-78 (l’apport de la rhétorique péripatéticienne à Cicéron) ; p. 83 (aristotélisme et épicurisme chez Denys d’Halicarnasse) – Congrès de Bordeaux, Actes, 1989, Les écrivains et le sacré à Rome (J.-C. Fredouille), p. 85 sq. : le souvenir du « premier Aristote », panthéiste et immanent, pourrait être souligné dans la lettre XLI de Sénèque (p. 94) – Congrès de Rome, Actes, 1975, Le théâtre à Rome (P. Grimal) : souligne le déclin de la tragédie, après l’époque des pionniers (p. 263 sq.), dans un genre rebelle à la théorie aristotélicienne des genres (p. 279) ; la grande communication de F. Della Corte, « La tipologia del personaggio della Palliata », p. 355 sq., explicite ce que Ménandre a apporté à Térence de richesse péripatéticienne (p. 383-386), notamment pour la « caractérisation » des personnages et pour la morale de la mesotès. La synthèse de F. Wehrli, dans Die Schule des Aristoteles, I, Basel-Stuttgart 1959, p. 93 sq. (“Rückblick der Peripatos in vorchristlicher Zeit”) néglige totalement la fin de la République, et la réception romaine de l’École, malgré les très nombreux ‘testimonia’ cicéroniens relevés (Stellenregister, p. 157-158).

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qu’en filigrane, ou comme repoussoir, qu’il s’agisse des épigones du platonisme, ou de l’épicurisme ; on a souvent noté, pour le Portique, une dialectique complexe de la convergence et de la divergence, notamment à la fin de la République2. La même remarque concernerait les tomes XI et XXXII des Entretiens sur l’Antiquité Classique de la Fondation Hardt, consacrés à la Politique d’Aristote et à la philosophie hellénistique. Les deux volumes de la Philosophia Togata, de Barnes et Griffin (1989 et 1997)3, et même l’article du second volume intitulé Plato and Aristotle at Rome, ne débordent guère le dernier siècle de la République (cela ne minore en rien l’étude de Barnes sur les avatars du “corpus” aristotélicien et sur sa transmission discontinue, de Nélée à la génération cicéronienne)4. Il est clair que ces étapes précèdent l’édition classique d’Andronicos de Rhodes5 et la savante exploration de Boethos de Sidon, citée par Strabon6. Si Barnes, après tant d’autres, a distingué les données confirmées des fabulations et « romans », il pèche par humilité intellectuelle en excluant de sa recherche « l’influence générale des idées péripatéticiennes sur l’intelligentsia romaine – question vaste et complexe »7 (son bilan serait positif pour l’époque cicéronienne). Cette époque est en effet privilégiée, pour évaluer la réception forcément sélective d’une pensée « difficile », excluant longtemps certains domaines trop « métaphysiques »8. Les excellentes synthèses 2 Entretiens sur l’Antiquité Classique, XI (1964), « La Politique d’Aristote » : quelques allusions dans l’article d’O. Gigon, p. 153 sq. (mos maiorum et patrios nomos) ; p. 142 sq. (les « déviations » constitutionnelles) ; id. P. Moraux, p. 139 (états forts et autorité des lois) – XXXII (1986), « Aspects de la philosophie hellénistique », quelques allusions dans la communication de M. Forschner (p. 341 sq.), sur les aireta et le kalon ; sur la distinction poièsis/praxis, assumée par le Portique. 3 M. Griffin, Philosophia Togata, Essays on Philosophy and Roman Society, Oxford 1989, deux articles cernent l’apport du Peripatos à la pensée « républicaine » : J. Barnes, Antiochus of Ascalon, p. 51 sq., notamment p. 59 sq. (3. Influence) ; E. Rawson, Roman Rulers and the Philosophic Adviser, p. 233 sq. (des penseurs grecs du Cercle des Scipions aux conseillers des empereurs, comme Néron et Trajan) ; cf. infra. Des mêmes, Philosophia Togata, Platon and Aristotle at Rome, Oxford 1997 : J. Barnes, Roman Aristotle, p. 1-69 ; A. Lintott, The Theory of the Mixed Constitution at Rome, p. 70-85 ; M. Griffin, From Aristotle to Atticus : Cicero and Matius on Friendship, p. 87-109, cf. infra (pour la doctrine cicéronienne de l’amitié et ses implications péripatéticiennes). 4 J. Barnes, Phil. Tog. II, p. 5-12 et p. 16 sq. 5 Cette édition de base et son catalogue des œuvres du Stagirite est retenue par les modernes, notamment par P. Aubenque, dans la magistrale synthèse de l’Encyclopedia Universalis 1 (2004), p. 359 sq. 6 J. Barnes, ibid., p. 21-24. 7 Ibid., p. 1. 8 Le préjugé contre les fausses subtilités et les bavardages « grecs » est tenace à Rome, voir notre Otium dans la vie morale et intellectuelle romaine… (1966), chap. I, pass., notamment p. 41-45 (l’attitude des « vieux Romains ») : la subtilitas est certes une qualité oratoire,

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de P. Moraux et d’O. Gigon9, centrées sur la rhétorique ou sur la problématique de l’édition et de la consultation10, négligent un peu la préhistoire, certes difficile à démêler, de l’aristotélisme romain : je veux dire les premières générations de conquérants philhellènes11, en quête d’une « science politique » et d’un système de la culture. Dans ce domaine, on regrettera que, de l’époque des Cratippe et des Areius à la génération néronienne l’apport spécifiquement philosophique des « conseillers » du pouvoir romain soit quelque peu sacrifié12. L’apparente lacune de la recherche, dans le domaine de l’encyclopédisme romain, et de l’apport de la science aristotélicienne, pourtant explicitée par Cicéron, pose un problème délicat, et, avant de censurer une certaine incuriosité, conséquence d’un préjugé hellénocentrique peut-être, il conviendra de se demander si la matière de base, nos sources textuelles, ne sont pas diffuses et exiguës. En effet le bilan ancien de J. Beaujeu sur « la littérature technique des Grecs et des Latins »13 dégage peu d’apports strictement péripatéticiens. Les grandes synthèses récentes de Meissner, Santini, Jürrs, plus thématiques que diachroniques, exhaustives pour l’œuvre scientifique spécialisée du Stagirite, explicitent peu sa réception chez les savants romains14. « attique », reconnue par la rhétorique cicéronienne, et liée à l’entretien « philosophique » (subtilitas disserendi), mais on verra Sénèque la contester comme une déviation oratoire de la philosophie essentielle – l’éthique. 9 P. Moraux, Cicéron et les ouvrages scolaires d’Aristote, Atti del II Colloquium Tullianum, Rome 1975, p. 81-96. 10 O. Gigon, Cicero und Aristoteles, ibid., p. 143 sq. : il est significatif que l’article ne fasse pratiquement aucune référence aux dialogues culturels et politiques de l’Arpinate – au De oratore et au De republica : ils sont en grande partie des archéologies intellectuelles de l’hellénisation, avec des interférences contemporaines. 11 P. Grimal, Le siècle des Scipions, Rome et l’hellénisme au temps des Guerres Puniques, Paris 1953, p. 136-137 et notes (inventaire de la bibliothèque de Persée, qui révèle la pensée grecque classique) ; J.-M. André, cité supra, p. 135 sq. ; p. 158 sq. (« Le cercle des Scipions et la naissance de la vie intellectuelle »). Pour l’éclairage historiographique, G. Glotz, Histoire Romaine, t. II, 1ère section, par J. Bloch et J. Carcopino, Des Gracques à Sulla, Paris 1952, p. 50 sq. ; A. Piganiol, La conquête romaine, Paris 1974, 2e éd., p. 331-335 (« La Grèce et l’hellénisme à la fin du second siècle avant J.-C. ») ; voir aussi J.-L. Ferrary, Philhellénisme et impérialisme. Aspects idéologiques de la conquête romaine, de la seconde guerre de Macédoine à la guerre contre Mithridate, Rome 1988. 12 E. Rawson, cité supra, p. 243-244. 13 J. Beaujeu, La littérature technique des Grecs et des Latins, Actes du Congrès Budé, Grenoble 1949, p. 21-88 : bilan « disciplinaire », qui explicite la réception latine, mais dégage peu d’apports scientifiques typiquement péripatéticiens (on notera que chez Cicéron, Rep. I.21-22, l’historique de l’astronomie exalte l’influence du platonisme, en négligeant l’aristotélisme). 14 B. Meissner, Die technologische Fachliteratur der Antike. Struktur, Überlieferung und Wirkung technischen Wissens in der Antike, Berlin 1999, pass. : nombreuses références à la Physique, autant qu’aux Météorologiques, et aux œuvres morales et politiques ; Aristote et

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Conviendra-t-il d’accepter un bilan négatif ? ou de poursuivre une exploration minutieuse d’espaces réputés vierges ? L’enquête sur l’aristotélisme romain implique de situer le Peripatos dans l’histoire des idées à Rome ; de déterminer dans quelle mesure les diverses générations culturelles ont perçu la spécificité de l’École au sein de la familia Platonica15. Or cette curiosité doctrinale, intermittente, n’est très nette qu’à partir de la génération de Cicéron et de Varron. Car l’Académisme a apporté cette dimension à l’histoire culturelle de Rome, en analysant, comme nous verrons, la continuité et les ruptures dans la tradition platonicienne. Une exploration purement thématique définirait plusieurs zones de réception et d’assimilation, l’intégration du Peripatos, comme toute intégration idéologique, étant régie par le souci de concilier la doctrine transmarine avec l’édifice des valeurs ancestrales. On pourrait discerner :  l’apport spécifique de l’aristotélisme à la science politique, la scientia rerum ciuilium : nature de l’État et du pacte sociojuridique ; interrogation sur le « régime idéal » ;  l’élaboration d’une rhétorique romaine au service de la Cité, qui dépasse les antinomies traditionnelles du De oratore (usus/ doctrina)16 ;  l’invention d’une éthique « logique » confrontée avec les Romani mores avec le système des vertus et des « fins » morales de l’humanité17 ; même le pseudo-Aristote de la Méchanique, apparaissent souvent dans la réflexion sur la technique et la civilisation, par ex., dans I.1, “Zweck und Ziel technischen Vorgehens”, p. 4548. – Letteratura scientifica e tecnica di Grecia e Roma, Direzione e coordinamento di Carlo Santini, A cura di Ida Mastrorosa e Antonino Zumbo, Rome 2002 : l’ouvrage collectif souligne la richesse de l’apport scientifique des traités spécialisés du Stagirite (sauf pour les écoles médicales, p. 320 sq.) ; le catalogue des auteurs de la « letteratura astrologica », p. 111 sq. explicite peu d’interférences avec les milieux péripatéticiens, et les très bonnes synthèses, par discipline, sur les techniciens romains, cf. infra, ne décèlent pas de sources péripatéticiennes claires ; voir aussi, p. 149 sq., la mise au point sur l’astronomie de Platon et d’Aristote, sur Eudoxe et Aratos – Geschichte des wissenschaftlichen Denkens im Altertum, von einem Autorenkollektiv unter Leitung von Fritz Jürss, Berlin 1982, p. 260 sq. (le “corpus” aristotélicien) ; p. 287 sq. (la « pensée astronomico-physique », etc.). 15 Cette notion cicéronienne (Leg. I.55, etc.) définira encore l’obédience philosophique d’Apulée, Apol. LXIV.3. 16 Cette grande antinomie sur la fonction oratoire domine le débat d’Antoine et de Crassus dans le De oratore, voir notre Otium dans la vie morale..., p. 306 sq. Pour la problématique initiale du De oratore (ars, ingenium, doctrina), cf. M. Ruch, Le « prooemium » philosophique chez Cicéron. Signification et portée pour la genèse et l’esthétique du dialogue, Strasbourg 1958, p. 185 sq. 17 Ce concept fondamental de l’idéologie romaine est mis en valeur par le De republica, V.1 (citation d’Ennius : mores antiqui). Ces vertus ancestrales, actives et patriotiques, ont une

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 la constitution d’une cosmologie qui intègre plus ou moins la religion nationale, sa théologie et sa divination18 ;  la création plus ou moins systématique d’une poétique et d’une esthétique susceptibles d’encadrer l’émergence des genres littéraires et du sentiment artistique ;  enfin la constitution d’une épistémologie scientifique solidaire d’un encyclopédisme romain original. Une aussi vaste exploration, dans laquelle il faudra opérer des choix, ne saurait se contenter d’une sorte de synchronisme thématique qui, même centré sur des espaces textuels bien établis (ceux qui ont été délimités par Gigon et Barnes19), même circonscrit à tel ou tel penseur, comme Cicéron ou Sénèque, doit être corrigé par une certaine historicité : avec l’évolution de l’auteur, avec l’analyse des étapes de sa découverte et de son assimilation, en tenant compte de la culture des générations successives – la perspective de Cicéron dans ses dialogues philosophiques. Pour chaque génération culturelle, la démarche pourra aller des « exotériques » aux « ésotériques » – distinction bien assimilée par Cicéron20 –, et des disciplines réputées positives, comme la rhétorique, la science politique ou l’éthique, à la « métaphysique » suspecte longtemps, notamment à l’ontologie. Aristote, jugé « difficile » par Hortensius21, dans le dialogue cicéronien perdu inspiré par l’« Aristote perdu », plus ou moins distingué de l’héritage péripatéticien, s’intègre à l’idéologie et à la conscience romaine, au rythme de la « conquête romaine » et de l’hellénisation22.

base à la fois « rustique » et militaire, voir notre Otium..., p. 28 sq., notamment p. 29, note 7. L’annalistique recueillie par Tite-Live (ibid., p. 41 et p. 441 sq.) exalte ces vertus, qui tiennent lieu longtemps de « philosophie » aux Romains. Cf. J.-M. André, La philosophie à Rome, Paris 1977, p. 17 sq. (la morale « sociologique » romaine) ; voir aussi R. Meister, Die Tugenden der Römer, Heidelberg 1940. 18 Le De diuinatione révélera souvent des cautions aristotéliciennes pour certains genera diuinandi, voir infra. La divergence entre Aristote et « son maître » Platon, notée par Cicéron dans le De natura deorum, I.33, concerne la rupture du De philosophia et ses contradictions (antinomie entre le « dieu-monde » et le « dieu préposé au monde »). 19 Op. cit. Lucullus, p. 155-156) ; J. Barnes, Roman Aristoteles, p. 47 sq. : le catalogue, qui va de la « Rhétorique », très développée, à l’« Éthique », aboutit, pour la « Physique » et la « Métaphysique » (p. 59 sq.) à un constat de carence : c’est un peu sous-estimer Acad. post. I.24 sq. 20 Barnes, op. cit., p. 48. Il faut aussi mettre l’accent sur une lettre à Atticus (IV.16.2). 21 M. Ruch, L’Hortensius de Cicéron. Histoire et reconstitution, Paris 1958, fr. 29, p. 91 – dans un contexte dominé par « les fausses subtilités de la dialectique ». 22 Voir supra, note 11.

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Les trois premières phases de la découverte et de l’intégration sont liées à cette histoire, que l’Hortensius juge essentielle « pour l’action et pour la parole » : – la confiscation de la bibliothèque royale de Macédoine après Pydna (168 a.C.) – l’actualité éditoriale du “corpus” aristotélicien après la campagne de Sylla en Asie (de 87 à 83 a.C.) – la prise d’Alexandrie par Octave Auguste, en 30 avant notre ère, où le Peripatos est florissant. Revenons sur ces trois repères chronologiques majeurs, avant d’analyser des phases ultérieures plus détachées de la conjoncture : l’essor scientifique de la génération julio-claudienne et le cosmopolitisme intellectuel de l’ère antonine23. La période d’hellénophilie qui suit Pydna et la confiscation de la bibliothèque de Persée par Paul-Émile a été trop souvent retracée pour justifier de longs développements ; il est évident que le précepteur d’Alexandre y figurait en bonne place, et que dans ce contexte l’opposition entre « ésotériques » et « exotériques » n’a pas grand sens. On verra ce que le premier philhellénisme a apporté aux débats culturels du Cercle de Scipion Émilien, au témoignage des dialogues cicéroniens datés des années 130 a.C. (De republica/De oratore). La deuxième phase, postsyllanienne, a été souvent reconstituée, avec une redécouverte quasi miraculeuse, plus ou moins enjolivée par la fable, qui prélude à la grande édition d’Andronicos de Rhodes, sinon du bibliothécaire Tyrannion – édition de référence pour tous les travaux antiques et modernes : elle semble avoir été, pour le De philosophia perdu de Varron24, une source majeure, ainsi que pour les dialogues cicéroniens des années 46-44 avant notre ère. Enfin la prise d’Alexandrie et la kratèsis, postérieures aux premières relations d’Auguste et d’Areius, a forcément entretenu une curiosité intellectuelle que le De finibus (V) cicéronien avait montrée vivace dans le cadre athénien du Lycée. Les premières générations de philhellènes romains, qui ont pour héritiers les membres latins et les idéologues grecs du Cercle de Scipion Émilien, semblent avoir eu une connaissance limitée, et purement doxographique du “corpus” péripatéticien – d’un “corpus” dont les études spécialisées prouvent qu’il ne coïncidait pas avec notre tradition manuscrite25. En l’absence de références intrinsèques et de relations claires d’intertextualité, qu’on trouvera dans les dialogues 23 Frg. 17, Ruch, p. 78. 24 Étude de cette œuvre perdue : Y. Lehmann, Varron théologien et philosophe romain,

coll. Latomus, 237, Bruxelles 1997, chap. III, p. 315-341. 25 O. Gigon, “Cicero und Aristoteles”, Hermes, LIX, 1957, p. 144 ; id. J. Barnes, “Plato and Aristoteles at Rome”, dans Barnes-Griffin, Philosophia Togata, II, Oxford 1997, p. 22 sq. et p. 46 sq.

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philosophiques de Cicéron, les dialogues « historiques » recomposés en 55 a.C., le De oratore et le De republica, reflètent, avec une marge admise d’anachronisme, un aristotélisme latent, – celui que Gigon déclare plus vaste que les attestations textuelles26. Il ne faut certes pas négliger, dans la transmission d’une œuvre évolutive, la reconstruction du « premier Aristote » à partir de l’Hortensius27, ou les références polémiques à la rhétorique du Stagirite chez les épicuriens de Campanie, notamment chez Philodème28. Mais ici le fil conducteur est plus ténu. Les deux premiers domaines qui semblaient requérir, pour la culture romaine en gestation, dès le IIe siècle, le support idéologique de la doctrine, étaient la réflexion politique et l’art de dire, et, sur ce point, nos deux dialogues authentiquement socratiques par la disputatio in utramque partem entre interlocuteurs très caractérisés, ont une signification synchronique, et les reconstructions cicéroniennes ultérieures n’altèrent pas totalement l’historicité29. Les oppositions dialectiques qu’on observe en sont la preuve dans les deux dialogues30 : entre les avocats de l’usus oratoire, comme Antoine, et ceux de la doctrina, comme Crassus, dans le premier dialogue, entre le vernis de science pure, ou de spéculation limitée et l’exigence « encyclopédique » dans les deux dialogues ; autre opposition dialectique, celle qu’on observe dans le second dialogue, entre la politologie d’inspiration grecque des penseurs du Cercle, Polybe et Panétius31, et les tenants de la tradition nationale, comme Émilien. Les premiers posent le problème politique dans le sillage du platonisme et cherchent le « meilleur régime », sans pour autant sacrifier le réalisme et l’empirisme (ils ont en vue, comme le 26 Art. cit., p. 143. 27 E. Bignone, L’Aristotele perduto e la formazione filosofica di Epicuro, Firenze, I et II,

1936 : voir I, p. 161 sq. Cicéron, attribuant au Stagirite une morale ascétique (Tusc. V.30 et 87), trahit sa connaissance du “premier Aristote”, mais l’Hortensius de Cicéron, perdu, est plus probant. Voir M. Ruch, op. cit., p. 116 sq., et surtout p. 127 sq. (« Le protreptique proprement dit »). 28 L’Otium dans la vie morale et intellectuelle romaine, des origines à l’époque augustéenne, Paris 1966, p. 236 sq. et 269 sq. 29 L’Otium..., p. 307. Cf. M. Ruch, Le Prooemium philosophique chez Cicéron. Signification et portée pour la genèse et l’esthétique du dialogue, Strasbourg 1958, p. 89-91. Voir aussi V. Pöschl, Römischer Staat und griechisches Staatsdenken bei Cicero (De Re Publica), Berlin 1936, p. 170 sq. (historicité et théorie du dialogue). Consulter aussi M. Rambaud, Cicéron et l’histoire romaine, Paris 1953 (capital pour l’étude des « générations historiques » qui suivent la conquête du monde grec, p. 104 sq.). 30 L’Otium..., p. 306-310, notamment p. 307 (pour la théorie du « vernis » philosophique, De or. I.224) ; id., p. 158-163. 31 Sur le réalisme de Polybe, outre Pöschl, op. cit., p. 40 sq. (« Cicero und Polybios »), L’Otium... p. 169-174.

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Stagirite, les constitutions du monde grec classique (voire archaïque) ; le parti traditionaliste, celui d’Émilien, justifie par la réussite historique de Rome les instituta maiorum32 de l’optima res publica chère à l’idéologie des deux dialogues, ainsi que la prudentia ciuilis, science empirique de la Cité33. Or le clivage n’est pas aussi total qu’il semble à première vue : si la prudentia ciuilis est loin de transcrire en latin, dans un système de valeurs et de vertus qui cherche à l’époque ses repères, la « prudence » aristotélicienne34, il apparaît que Polybe ne rejette pas la thèse de la réussite historique de Rome, qu’il ne représente pas une sapientia abstraite, celle qu’incarne, avec d’infinies nuances, aux confins de la romanité, un Philus, défenseur de l’astronomie certes, mais apte à intégrer au réalisme politique le scepticisme académique. Cette oscillation, dans le second dialogue, entre l’utopisme platonicien récusé et le réalisme socio-politique, serait assez proche de la démarche du Stagirite et de son École, si les textes confirmaient sa présence idéologique. Dans le domaine très politisé de la rhétorique, le dialogue, qui oppose, pour l’essentiel, Antoine et Crassus, on peut se demander s’il y a une influence de la Rhétorique du Stagirite ; en effet, les convergences entre le “corpus” des « ouvrages scolaires », étudié par Moraux et Barnes, et les œuvres de la rhétorique cicéronienne, ne sont pas si évidentes, à l’époque des entretiens historiques35. On décèle pourtant des traces incontestables d’aristotélisme dans un secteur du De oratore : l’interlocuteur réel Lutatius Catulus est présenté comme quasi péripatéticien36 ; ailleurs, dans le dialogue, il semble qu’Antoine connaisse

32 Instituta maiorum, Rep. I.34 : le « sage » Laelius se révèle aussi conservateur en politique que Scipion Émilien. 33 Sur le couple prudentia/sapientia, et ses avatars lexicographiques dans l’évolution idéologique de Rome : L’Otium…, p. 131-132 ; p. 175-177 ; p. 184, etc. La prudentia ciuilis, plus ou moins confondue avec la scientia rerum ciuilium, Rep. II.45, et sa définition : ...uidere itinera flexusque rerum publicarum... – ce qui est la démarche de la « République » platonicienne et de la « Politique » aristotélicienne. Cf. Pöschl, p. 120 sq. « Der prudens als Beispiel der idealen Staatsform » (le concept aristotélicien, voir infra, paraît méconnu). La terminologie cicéronienne est fixée dans Part. or. 76 : in suis rebus domestica, in publicis ciuilis – la uirtus étant à la fois définie par la « science » et par l’« action ». 34 P. Aubenque, La prudence chez Aristote, Paris 1963, p. 35-37 (place dans le système des vertus, fixé de Platon au stoïcisme). 35 J. Barnes, « Roman Aristotle », p. 48-77, pass. ; P. Moraux, « Cicéron et les ouvrages scolaires d’Aristote », dans Actes du Colloquium Tullianum, II, Rome 1975, p. 81 sq. : centré sur les ouvrages de rhétorique et leur consultation. Les récentes études sur les débuts de la « littérature spécialisée » de Rome, notamment la linguistique et la rhétorique, cf. Handbuch der Lateinischen Literatur der Antike, I, C.H. Beck, Munich 2002, p. 539. 36 De or. III.182.

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les Topiques37, ne serait-ce que par la compilation intitulée Technôn sunagôgè, attribuée au Stagirite. Les recueils de theseis, souvent d’origine philosophique, à l’usage des rhéteurs et des orateurs, ont fait l’objet d’études fondamentales. Elles sont évoquées par le De oratore, avant que les Paradoxa systématisent cette philosophie « thétique »38 _ pour les axiomes du Portique. Or, dans notre contexte, il s’agit surtout des lieux communs éthiques empruntés au socratisme, assez mal discerné à l’époque de l’aristotélisme orthodoxe – on y reviendra. Les bréviaires de rhétorique systématisent cette méthode de travail. Plus caractéristique encore, dans le dialogue, la référence à Critolaus39 : le conférencier de 155, dont l’apport doctrinal fait problème40, même s’il était un pilier de l’orthodoxie péripatéticienne, semblait réaliser une synthèse harmonieuse de la pensée et de l’éloquence (II.38). La Rhétorique d’Aristote étant connue dans ses grandes lignes, selon l’assertion de Catulus41, il est incontestable que Critolaus a apporté à Rome, dès 155, un ornatus – la distinction du style qui est inséparable de la Peripateticorum disciplina42. Cette supériorité du « platonisme » – au sens de l’éclectisme romain – est une des idées maîtresses de Cicéron. Ne le verra-t-on pas, dans une lettre, unir dans un syncrétisme omnem antiquorum et Aristoteliam et Isocraticam rationem oratoriam43 – un héritage présent dans les trois livres du De oratore ? L’existence d’une compétition entre la philosophie et la rhétorique, leur querelle de priorité 37 De or. II.152, cf. Barnes, « Roman Aristotle », p. 50-51. 38 Le De oratore définit la thesis et les theseis (III.107 sq.) comme spécialité des

Péripatéticiens et des Académiciens, « philosophes politiques » pour les Grecs : pour satisfaire à la dicendi ratio et copia, les orateurs devaient traiter « de la vertu, du devoir, de l’équité et du bien, etc. », en appliquant la dialectique de l’utramque in partem. Le texte essentiel est De or. III.122-123, qui réserve aux orateurs les thèses politiques, la « vertu » étant inséparable de son « application » et de « la gouvernance de la Cité » (Rep. I.2). L’origine aristotélicienne, sinon d’un héritage « socratique », de la « philosophie thétique », est bien établie : cf. Stanley F. Bonner, Education in Ancient Rome, Cambridge 1977, p. 8184, et notes 75-76 ; id. A. Michel, Les rapports de la rhétorique et de la philosophie dans l’œuvre de Cicéron, Paris 1960, p. 204 sq. (idées générales et rhétorique chez Aristote) ; p. 213 : la méthode « thétique ». C’est l’Orator, 46, qui définira le mieux la thesis : ...quaestio a propriis personis et temporibus ad universi generis rationem traducta... 39 De or. II.155 sq. L’Orator, 46, après la définition « classique » de la thesis, la déclare moins propre à « enseigner une dialectique subtile (ad morem philosophorum) qu’à créer la copia rhetorum in utramque partem. » 40 On sait par Aulu-Gelle, NA, IX.V.6 qu’il exploitait abondamment la critique de la « vie apolaustique » et du plaisir ; malgré ses qualités d’elegantia – qui sont dans la tradition latine l’apanage du « platonisme » – il aurait repris les critiques dirigées contre la rhétorique, cf. F. Wehrli, Die Schule des Aristoteles, I, fr. 25-26 ; témoignage de Quintilien, I.O, II.17.15 et fr. 32. Voir aussi J. Moreau, Aristote et son école, Paris 1962, p. 274-276. 41 De or. II.160. 42 De fin. V.9. 43 Ad fam. I.ix. 23.

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historique et de primauté culturelle, avec la contentio artium corrélative, est un phénomène intellectuel qui débute à cette époque et qui perdurera jusqu’à Marc Aurèle44. Aristote et Isocrate semblent symboliser cette compétition, que l’on trouve aggravée par la polémique dans l’école épicurienne, s’il faut en croire les fragments de Philodème45. Dans le domaine de la science politique, l’apport de l’École à l’entretien historique du De republica paraît avoir été quelque peu minoré, même par V. Pöschl : le De legibus, complément du dialogue précédent, établit, dans un texte capital du livre III, la vocation politique de l’aristotélisme, héritée de l’ancienne Académie46. Aussi bien la Politique a-t-elle été négligée dans le bilan de Barnes. Qu’il s’agisse de l’analyse rationnelle de l’État et de ses mécanismes, de ses avatars historiques, ou de la formation intellectuelle d’une classe de chefs, avec leur conception et leur pratique de la culture et du loisir, nous avons tenté de cerner l’apport conjoint du platonisme révisé par Polybe, et du moyen stoïcisme, représenté par Panétius, à la politologie en gestation du Cercle de Scipion Émilien ; cette double influence ne recèle aucun aspect contradictoire, si l’on se rappelle que Panétius était notoirement iskurôs philoplatôn kai philoaristotelès47. Le Cercle, dans les entretiens, orientait son enquête vers une vaste problématique : elle englobait la nature de l’État, sa finalité sociale et philanthropique, le traité des vertus requis des gouvernants ; elle tentait d’édicter une organisation de la Cité relative aux paramètres majeurs de la Politeia, idéologiques certes, mais aussi géographiques et sociologiques48 : on rencontrait alors le problème des liens de 44 A. Michel, Les rapports de la rhétorique..., p. 104 sq. Cette rivalité est la conséquence d’une rupture du logos primordial, déplorée en maint passage du De oratore, et symbolisée par le conflit d’Aristote et d’Isocrate. La permanence de la rivalité, aggravée à Rome par le déclin de l’éloquence « politique » et l’essor du genre « épidéictique », est sensible dans la Correspondance de Fronton et de Marc Aurèle, cf. J.-M. André, « Les Écoles philosophiques aux deux premiers siècles de l’Empire », ANRW, II.36.1, p. 57-58. Le De oratore, III.72 sq. – avec le rappel d’un exposé antérieur –, insère la controverse dans l’histoire de la culture. 45 L’Otium…, p. 235 et notes. 46 De leg. III.14, qui souligne l’origine platonicienne et La réception aristotélicienne des « études sur l’organisation de la Cité » ; du même coup était réaffirmée la vocation politique fondamentale du Peripatos, chez Dicéarque certes, mais aussi chez Théophraste ; voir De or. III.109, supra. 47 Mention bien connue du Stoicorum Index Herculanensis (= Van Straaten, Panaetii Rhodii Fragmenta, Leyde 1952, fr. 57), p. 17. Voir M. Pohlenz, Die Stoa. Geschichte einer geistigen Bewegung, 5. Auflage, 1978, I, p. 191 sq. Sur la compétence « politique » de Panétius et de Polybe, Rep. I.34. 48 L’essentiel est le choix du site en fonction de la sécurité et du climat – paramètres importants de Pol. VII, après les prescriptions des Lois de Platon, cf. notre Médecine à Rome, Paris 2006, p. 278 sq. Cicéron, Rep. II.5 sq., a prêté ces analyses à Scipion, en « laïcisant » les critères surnaturels de Romulus.

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l’action politique avec la culture, les dilemmes de l’activité et du loisir – qui impliquaient en dernier ressort une téléologie des « genres de vie » et de leurs vertus spécifiques49. Peut-on, dès cette époque, isoler par l’analyse une politologie péripatéticienne ? Dans le sillage du « platonisme », on observe que l’utopie platonicienne, les dissertations « sans le moindre modèle assuré d’une forme politique, sur les types et systèmes des cités » sont censurées par le De republica. Le Polybe du livre VI, adepte d’une théorie biologique des États, critiquait à la même époque la politeia platonicienne comme une statue inanimée50. Mais il trahissait une influence de la politique péripatéticienne, celle du Stagirite et de ses épigones immédiats, notamment pour la tripartition de base (monarchie, aristocratie, démocratie), et pour l’analyse des « déviations » corrélatives, sinon pour la doctrine de la « constitution mixte »51 ; entre Aristote et Polybe, le fil de la continuité semble s’être rompu, et le Tripolitikos de Dicéarque n’est pas facile à cerner52. Or Polybe, avec l’accord d’un positivisme romain très proche, en la matière de l’esprit péripatéticien, distingue bien entre « la meilleure constitution dans l’absolu » et la « meilleure constitution possible étant donné les circonstances »53, la réflexion du Stagirite et de ses héritiers supposant une confrontation précise des divers régimes du monde gréco-oriental. Encore faut-il admettre que le « spéculatif » Théophraste avait scruté les diverses constitutions réelles54. Est-ce Cicéron, ou les interlocuteurs réels du dialogue historique, qui ont tiré d’Aristote le modèle de la dégradation du roi en tyran, ainsi que la doctrine de l’aequabilitas-isotès55, qui garantit dans tous les cas l’exercice d’un pouvoir juste et la tranquillité publique ? 49 R. Joly, Le thème philosophique des genres de vie dans l’Antiquité Classique, Mémoires Acad. Royale de Belgique, Bruxelles 1956, p. 159 sq. 50 Pour les images biologiques de la croissance politique, et la critique connexe de la politeia platonicienne, agalma inanimé, voir L’Otium..., p. 171-172 et note 11 ; sur le réalisme antiutopique de Polybe, Pöschl, op. cit., p. 44 et note 8 (les dissertations politiques coupées de l’histoire et de l’action, Rep. II.21-22). 51 A. Lintott, “The theory of the Mixed Constitution at Rome”, Philosophia Togata, II, p. 70 sq. : ...genus moderatum et permixtum tribus... (Rep. I.45). 52 Ibid., p. 72. 53 P. Aubenque, « Aristote », Encyclopedia Universalis, p. 379. 54 Cicéron, De leg., III.14, cité supra : les curiosités institutionnelles de Théophraste sont négligées par J. Moreau, Aristote et son école, p. 260 sq. ; elles viennent de son maître. Cf. De fin. V.11. 55 Notion d’aequabilitas, voir Rep. I.43 (ambigu) ; II.43 ; De or. II.209. Rep. II.57 parle d’aequabilis compensatio. À l’arrière-plan on peut suspecter une trace de l’isotès aristotélicienne, Pol. V.1294 a ; la dégradation de la royauté, qui garantit cet équilibre égalitaire (des droits et non des biens), dans Pol. V.1310 b, inspire Rep. II.51.

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Et cela révèle-t-il un relatif abandon du schéma de Platon ? Il est difficile de déterminer si ce glissement idéologique est l’apport du Cercle aristocratique ou de l’Arpinate. En tout cas c’est la doctrine d’Aristote qui peut avoir séparé Cicéron de Polybe en orientant le débat dans le sens du réalisme historique – dominante du livre II, où les paramètres géographiques éclairent la démarche de la « sagesse » chez les fondateurs. Tout un urbanisme rationnel et volontaire est en gestation. L’État péripatéticien se définit moins par sa causalité anthropologique – celle de Platon, surtout négative – que par sa double finalité concrète, la garantie de la « richesse » et de la « liberté »56. Cet État « possible » est contemporain, dans le monde grec, de l’aventure mondiale d’Alexandre, à la fois hégémonique et évergétique. Or ni la réflexion sur la « libéralité », ni le débat sur la « clémence » ne dominent explicitement les entretiens de 130 a.C., malgré l’idéal de paideia/philanthrôpia proposé aux chefs. L’apport de l’aristotélisme à la doctrine politique de la liberalitas sera ultérieur, même dans le contexte de la révolution gracchienne et de sa démagogie agraire. Le livre VI du De republica le prouverait57. Mais le Cercle a largement amorcé l’examen critique de l’impérialisme : de cet imperium populi Romani, qui paraît déjà « œcuménique » à un Philus58, et qui subit les attaques de la dialectique carnéadienne59. On commence à opposer, dans les ressorts de l’hégémonie mondiale la « justice » et la « sagesse » (synonyme ici de réalisme hypocrite). Les justifications de l’impérialisme étant souvent rapportées à la doctrine stoïcienne du « principe hégémonique », par extrapolation, reste-t-il une trace d’aristotélisme dans l’exaltation des urbes magnae atque imperiosae60 ? L’argument de la uirtus pourrait paraître exclusivement stoïcien, s’il n’y avait, dans le domaine des valeurs, comme on verra, plus d’une convergence. Il ne semble pas que l’idée d’une sorte d’exception culturelle 56 Aristote, Pol. III.1280 b, 39 : commentaire de Pöschl, op. cit., p. 144 et note 60 – dans le chapitre “Die Lebensordnung des römischen Staates”, qui établit une comparaison entre De Republica et Politeia platonicienne... 57 Rep. VI.2 – équivoque, cf. Aulu-Gelle, NA, VII.16.11. 58 Rep. IV.7.7 : ...nolo enim eundem populum imperatorem et portitorem esse terrarum... – corollaire de III.25 (exposé « classique » de la théorie sceptique). Sur ce débat interne au Cercle, L’Otium..., p. 164-165 et 186-187. 59 Rep. III.20 sq. : argumentation déduite du concept de iustitia, qui montre la conquête brutale comme base de la domination « injuste ». Voir V. Brochard, Les Sceptiques grecs, Paris 1986, p. 163 sq. 60 Cette expression d’Ennius, Rep. I.3, correspond à un concept codifié par la rhétorique du forum : voir Orator, 120 : ...ordinem rerum gestarum nostrae ciuitatis, sed etiam imperiosorum populorum et regum illustrium...

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favorable aux « sujets » et « alliés » du monde grec61 ait germé dès cette époque, seule la justification de la « servitude » par la supériorité des dominateurs étant explicitée dans le De republica, III62. Or, dans la pensée politique du Peripatos, il est clair que le droit à la domination des « peuples forts et supérieurs » procède davantage de la finalité philanthropique que de l’ordre providentiel du monde63. La politologie péripatéticienne implique, dans le cadre d’un élitisme politique qui ne saurait se séparer de l’élitisme culturel, une politique de l’éducation – relevée par H. I. Marrou64 – et même une politique de la culture. Le livre IV du De Republica, malgré sa mutilation, éclaire cette dimension de l’enquête politique, qui appelle une confrontation du mos maiorum avec les « arts » de la Grèce, disciplines physiques et disciplines intellectuelles65. Émilien incarne cette recherche de la synthèse, en affirmant à mainte reprise sa curiosité « théorétique », scientifique et libérale, mais compatible avec la tradition politique de sa race66. Or l’Aristote politique a systématisé, dans les livres VII et VIII67 de sa Politique l’idée d’une contemplation et d’une culture à divers étages, qui implique certes une hiérarchisation des « arts », nobles ou vulgaires, mais qui établit également, à l’intérieur de chaque art, un clivage socio-culturel, la musique étant la référence majeure pour le Stagirite ; le théâtre révèle aussi, pour les 61 Cicéron, lettre XXX (Ad Qu. fr., I), § 16 et surtout 27-28 – Pline le Jeune, Epist. VIII.24, où l’Achaïe est appelée illa uera et mera Graecia (donc le « berceau de la culture »). La lettre XXX rappelle le dilemme platonicien sur le philosophe au pouvoir et le dirigeant « philosophant », cf. infra. Les préceptes d’humanitas ont été formulés auparavant (association de paideia et de philanthrôpia). 62 Augustin, CD, XIX.21, § 388 sq., a souligné contradictoirement, in utramque partem, les justifications positives et les censures « justes » de la domination impérialiste – après Rep. III.10 (reposant sur Lactance, et utilisant la caution de Platon et d’Aristote). Dans III.36 (= CD XIX.21), on lit : ...utilis seruitus pro utilitate eorum fieri...domiti melius se habebunt... 63 La lecture restrictive de la iustitia (Rep. III.25) serait assez aristotélicienne. Un traité perdu, l’Alexandros è peri apoikôn (Ross, p. 63), attesté par Plutarque (Moral. 329 b) et Strabon (I.9), établit une discrimination « culturelle » entre les dominés. La Politique (VII.1327 b, 5 et 1333 b, 30 sq.) fonde l’impérialisme sur la supériorité de la race grecque et le devoir de « faire régner la justice », de « faire le bien des sujets ». L’idéologie de l’Empire romain adaptera ces idées à la romanisation. Voir notre article de ANRW, II.36.3, « La conception de l’État et de l’Empire dans la pensée gréco-romaine des deux premiers siècles de notre ère », p. 55 sq. 64 H. I. Marrou, Histoire de l’éducation dans l’Antiquité, Paris 1948, p. 150 : il cite, comme références du Stagirite, Pol. VIII.1337 a 35 et X.1180 a, 24 s, ainsi que Pol. IV.1300 a, 4-6 (p. 196) pour la culture artistique. 65 Cicéron, Rep. IV.3 : Polybe déplore, dans ce domaine, la carence des instituta romains ; id., 4 sq. 66 Rep. I.22. 67 L’Otium..., p. 149-150.

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membres du Cercle, contemporains de Térence68, une discrimination entre la comédie vulgaire, licencieuse, voire séditieuse, et une lecture plus distinguée de l’ars ludicra69. La discrimination, commune à diverses écoles, dominera les théories romaines de la culture. L’influence des théories culturelles et de la « poétique » n’étant pas nette au IIe siècle avant notre ère, dont le théâtre est directement inspiré par les chefs-d’œuvre grecs, il convient d’approfondir l’éthique politique du Cercle. Le « communautarisme » stoïcien, justifié par le concept de zôon koinônikon, se conjugue avec « le sens civique de l’action et l’émulation de la gloire », d’origine péripatéticienne : la Politique ne définit-elle pas l’homme comme animal « politique » ou « communautaire »70 ? Dicéarque, considéré à Rome, avec quelque stylisation, comme la tête politique du Peripatos, curieux de « sociologie » et caution de la « vie active », semble connu des interlocuteurs du Cercle71. A. Grilli a caractérisé magistralement l’empreinte de Dicéarque sur le De republica cicéronien. La politologie se confondant avec une arétologie, qui lie sagesse et action, selon une exégèse classique le dévouement à la communauté, le sens de la communitas rapproche, avant même Antiochus d’Ascalon, Peripatos et Portique, en orientant « la culture du chef vers le mieux être de l’humanité »72 – ce qui recoupe les finalités de l’État. La vertu rationnelle de « prévision » éclairée, dont la terminologie est encore flottante à cette époque (prudentia empirique ou sapientia éclairée ?)73 implique, au premier chef, la justice distributive, mélange de philanthropie et de méritologie, et ces deux vertus dominent le statut moral du gouvernant. Elles sont inséparables d’une ambition légitime, qui tend à faire sanctionner par la « dignité » le mérite politique. Tout permet de supposer qu’avant la génération cicéronienne on 68 Ibid., p. 103-104. Cf. Della Corte, « La tipologia... », p. 350 et 383 sq. (cité supra). 69 Rep. IV.10 sq. Sur le classement hiérarchique, axiologique, des artes, L’Otium...,

p. 151 : le De officiis de Cicéron et la lettre LXXXVIII de Sénèque ; le point de vue moral du Portique rejoint le point de vue plus culturel du Peripatos. 70 St. V. Fr., III.346, cf. Cicéron, De fin. III.65 sq. Pohlenz, Die Stoa, I, p. 115, a noté la convergence des deux écoles sur la notion de communitas (De off. I.153 sq.). Voir infra les commentaires de M. Valente. 71 J. Moreau, Aristote et son école, p. 266, semble sous-estimer l’importance de Dicéarque dans l’histoire de la civilisation, cf. Wehrli, Die Schule..., I, fr. 47-72 ; 104-115. Voir L’Otium..., p. 168 sq., et les très pertinentes analyses d’A. Grilli, I proemi del ‘De re publica’ di Cicerone, Brescia 1971, p. 53-55 ; p. 75 ; p. 85-87 ; p. 94-96 et 99-100 : les idées de Dicéarque sont latentes, mais présentes. 72 EN, livre I, chap. I-II. Cf. Aubenque, Enc. Un., p. 379. 73 Ces oscillations lexicographiques ont été analysées auparavant, de la comédie au De officiis (I.153) et aux Tusculanes (V.7). Cf. L’Otium…, p. 174 sq. (sapientia et communitas).

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connaît à Rome le Politikos perdu d’Aristote et de Théophraste, définissant « l’idéal du chef dans le système politique », selon la formule de Cicéron74. Il reste à évaluer, au sein du Cercle, l’importance des préoccupations « encyclopédiques », très variables selon la personnalité, plus ou moins « théorétique » : celle d’un Émilien qui se dit « doté d’une formation qui n’excluait pas les arts libéraux » (notons la litote), mais « plus formé par les principes nationaux, et de beaucoup, que par les lettres »75 ; celle d’un Laelius qui oppose aux tenants de la science pure « les arts qui réussissent à nous rendre utiles à la Cité » (I.33), et préfère la scientia rerum ciuilium (I.11) à toutes les recherches « sur la nature »76, dont les mystères du ciel et du système solaire sont le symbole. L’attitude ambiguë à l’égard de l’astronomie grecque, récusée par le socratisme, mais cautionnée par les conquérants, Marcellus en Sicile et Paul-Émile en Macédoine, est révélatrice77. Les mentions de Caton l’Ancien, dans le dialogue, sont purement politiques78, sans référence à son « encyclopédie », mais on sait que la relation du Censeur à la science grecque était négative, même dans le domaine de l’agriculture, sans lien avec la météorologie constituée, et confinée à une prudentia empirique79. Par ailleurs les idées du Censeur sur la vieillesse révèlent un placage cicéronien80. La révérence pour les artes, quae sunt libero dignae81, s’explique plus par les théories pédagogiques du familier, Panétius, que par le scientisme péripatéticien, phénomène culturel essentiellement alexandrin. 74 De fin. V.8 sq. Cf. Ross, p. 63 sq. : le Politikos : uterque eorum (De fin. V.11) désigne Aristote et Théophraste. 75 Rep. I.36. 76 Rep. I.33 : ...eas artes quae efficiant ut usui ciuitati simus (= sapientiae munus) ; les artes politiques de I.11 (rerum ciuilium scientia) s’opposent aux « recherches sur la nature » – reléguées au second plan par le Socratisme. 77 Rep. I.21 : Marcellus et la sphère d’Archimède ; I.23 : Paul-Émile et l’interprétation de l’éclipse de Macédoine. 78 Rep. I.1 ; I.27 ; II.1-3 ; II.37 ; IV.10. 79 L’Otium..., p. 44-45. Tout en « humanisant » le « vieux Romain », le Cato Maior peut prêter au héros quelques idées péripatéticiennes, sans doute d’Ariston de Céos (ou de Cos, avec les homonymies relevées par Moreau, Aristote..., p. 272). Elles se mêlent à des apports cynico-stoïciens (Wuilleumier, CUF, Introduction, p. 54 sq.), mais cela n’affecte guère les curiosités intellectuelles de Caton, même dans l’image proposée par Cicéron. Les § 51-55, consacrés, dans le dialogue au « plaisir de l’agriculture », n’illustrent que l’empirisme rural, indépendant de la « science d’outre-mer ». Aucune trace visible de l’Oeconomique d’Aristote (1343 a), ou des écrits botaniques de Théophraste (sur le rôle de la chaleur solaire dans la croissance ; sur le classement des plantes, etc.). 80 L’Otium..., p. 162 et notes. 81 Les idées péripatéticiennes sur la vieillesse et l’art de vieillir (Wuilleumier, p. 61) semblent un « placage » cicéronien.

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La réception de l’aristotélisme à la fin de la République Au-delà des reconstructions cicéroniennes, et de leurs anachronismes supposés, l’âge d’or de la philosophie romaine, celle d’Antiochus d’Ascalon, de Varron et de Cicéron, appellerait une longue synthèse : sur les modalités de la « consultation » du “corpus”, sur les débats autour de la doctrine péripatéticienne et sur l’assimilation doctrinale82. L’activité intense du Peripatos hellénistique, éditoriale et exégétique, aboutit au “corpus” élaboré par Andronicos de Rhodes, onzième scolarque du Lycée, né vers 90 avant notre ère, et maître d’un autre éditeur, Boethos de Sidon ; elle a fait l’objet d’une minutieuse reconstruction83 ; notons que Boethos de Sidon est ignoré, ou passé sous silence, par Cicéron. Barnes renonce à évaluer « l’influence générale des idées péripatéticiennes sur l’intelligence romaine », pour se limiter à « l’histoire livresque » ; l’auteur aboutit, par-delà l’aventure pré- et postsyllanienne des manuscrits, à la constitution de l’“Andronican Corpus”84 qui est la grande référence de toutes les synthèses, comme celle de P. Aubenque. Or l’affranchi-bibliothécaire Tyrannion, plusieurs fois évoqué comme tel par la Correspondance85 de Cicéron, protégé de Lucullus et de Murena, philhellènes proches du « platonisme », a eu certes des curiosités de « grammairien » supposant une certaine connaissance de la rhétorique péripatéticienne, mais il n’a sûrement pas réalisé une édition globale, et, de toute manière, ce n’est pas dans la consultation directe d’un “corpus” précis qu’il faut chercher la source de la culture péripatéticienne de Cicéron, ou même du « savant » Varron. Barnes et Gigon s’accordent sur ce point86 : on ajouterait que pour les deux amis et confrères en académisme, adeptes de la « vie mixte » prônée par Démétrius de Phalère comme corollaire de l’éthique aristotélicienne87, la fréquence et la durée du « loisir studieux » permettait peu une lecture exhaustive dans les bibliothèques des villas, à supposer que le « fonds » fût complet. Cicéron n’avait manifestement pas lu la Rhétorique, que les œuvres de Philodème 82 J. Barnes, “Antiochus of Ascalon”, Philosophia Togata, I, p. 78 sq. Ibid., p. 117-118 : D. Selley. “Philosophical Allegiance”. 83 Barnes, Philosophia Togata, II, p. 12-39. 84 Ibid., p. 31 sq. Le même auteur affirmait au départ la primauté de l’“histoire livresque”, et, p. 60, l’authenticité des œuvres du “corpus” d’Andronicos ; id. Aubenque, art. cit., p. 360. 85 Ad Att. II.6.1 ; IV.4 a.1 ; IV.7.2 ; Tyrannion apparaît comme bibliothécaire, non comme éditeur. Cf. J. Carcopino, Les Secrets de la correspondance de Cicéron, Paris 1957, I, p. 115 ; II, p. 308. 86 Supra, note 25. 87 De leg. III.14, et Joly, Le thème philosophique..., p. 138-139.

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montrent présente et discutée dans la Villa d’Herculanum88 ; l’Arpinate n’a révélé, même dans l’In Pisonem, aucun lien doctrinal très étroit avec le Cénacle campanien, sauf peut-être pour la doctrine du plaisir. La scène de lecture dans la villa de Lucullus Junior, évoquée dans le De finibus89, prouve tout au plus que cette villa possédait les « ésotériques » du Stagirite, appelés constamment par Cicéron commentarii90. Le recensement très critique de Barnes, qui explicite le catalogue préliminaire des citations et allusions91, conclut, pour les œuvres « rhétoriques » comme pour les Éthiques, que Cicéron utilise une tradition péripatéticienne antérieure à Andronicos : il répugne même à lire dans le texte les Topiques92 ; il exploite deux traités De moribus connus à la date de 45 a.C. De surcroît, le contact avec la Physique et la Métaphysique – cette dernière élaborée par l’École – n’est guère prouvé pour la génération cicéronienne, les références étant de basse époque93. C’est la diffusion scolaire de l’aristotélisme qui semble décisive, à partir de 80-79 a.C., pour Cicéron et Varron. On ne répétera jamais assez que le rôle d’Antiochus et de ses conférences a été déterminant94. L’Ascalonite a opéré une sorte de syncrétisme éclectique entre l’ancienne Académie – restaurée –, le Peripatos et le Portique. Cicéron admet souvent une convergence doctrinale masquée par les divergences terminologiques, comme dans la critique des « nouveautés stoïciennes », dans le livre IV du De finibus. Les « auditeurs » d’Antiochus, Aristus et Cratippe – ce dernier important pour la genèse du De diuinatione95 cicéronien, ont puisé à la même source, dans le fonds « ésotérique » des bibliothèques athéniennes. Les nombreuses références de Cicéron à l’enseignement d’Antiochus révèlent une nette estime, malgré la divergence importante sur la « continuité » académique. Un abrégé de la pensée d’Antiochus, dans le De finibus96, soulignerait, et l’adhésion de Varron aux enseignements oraux 88 L’Otium..., p. 271 sq. ; La Philosophie à Rome, p. 104 sq. (le Cercle campanien de Philodème). 89 De fin. III.3 : entretien de 52 a.C. 90 De fin. V.12 : commentarii et exoterica. 91 Philosophia Togata, II, p. 46-49. 92 Topiques, 1-3 : Aristote peu connu même des philosophes – malgré sa richesse « littéraire » (§ 3 : copia… suauitas). 93 Barnes, “Cicero”, p. 59 sq. 94 Barnes, “Antiochus”, p. 57-64, notamment catalogue des “pupils”, p. 59 sq. 95 S. Timpanaro, Cicerone, De diuinatione, con testo a fronte... Introduzione, p. LX sq. ; p. LXV (Posidonius et Cratippe). Pour les aspects péripatéticiens de la théologie cicéronienne, Gigon, article d’Hermes, p. 160-161. Cf. supra, note 10. 96 De fin. V. 7-8, annonçant la doxographie, et surtout Acad. post. I.12-18 (même doxographie).

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d’Antiochus, et la convergence très explicitée par ces leçons entre le Peripatos et la uetus Academia97. Une analyse du « dissensus en physique », comme celle de C. Lévy, confirme bien dans le cadre d’un syncrétisme parfois contesté sans preuves98 décisives, que « l’élément de continuité entre Platon, Aristote et les Stoïciens est réel », malgré quelques oppositions. En physique, et même en ontologie99, il existe chez Cicéron des références antiochiennes. Les Tusculanes, et même un passage du Lucullus, méritent l’examen100. On reviendra sur les convergences et les divergences en matière de téléologie. Ajoutons que la synthèse antiochienne a été favorisée par un certain éclectisme doctrinal observé chez Panétius, et perceptible chez Posidonius. Le Timée, dans la traduction cicéronienne, pouvait accréditer l’idée d’une cosmologie, d’une physique céleste, communes, les Romains minimisant les antinomies fondamentales, essentielles pour un Grec, entre le theos oratos, cher au « premier Aristote », dieu incréé, qu’on retrouve dans le De caelo, et une cosmologie platonicienne impliquant la genèse du monde101. Le souci majeur de la génération cicéronienne est de situer le Peripatos dans la continuité socratique et platonicienne. La contestation amicale entre Cicéron et Varron, dans les « Académiques », centrée sur la rupture entre Philon de Larissa et Antiochus102, porte sur l’unité et la continuité de l’Académie – l’« ancienne » et la « nouvelle » ; or la séparation du tronc platonicien en rameau « académique » et rameau « péripatéticien » (le Lycée) est tout aussi capitale, même si, en la matière, comme pour la relation du Stoïcisme avec le « platonisme », dans le De finibus, IV, la pensée cicéronienne incline à minorer le dissensus, et à le ramener à une différence terminologique103. L’héritage du socratisme implique la quête d’une autorité ou d’une légitimité qui fonde un système de valeurs, éthique et culturel. Le souci du « politique » est rarement absent, avec, à 97 Acad. post. I.18 – après l’arbre généalogique de la familia, marqué par des ruptures (Lycée et Académie… utrique Platonis ubertate completi... Socraticam dubitationem…). 98 C. Lévy, Cicero Academicus. Recherches sur les Académiques et sur la Philosophie cicéronienne, Coll. École Fr. Rome, 162, 1992, p. 551 sq. 99 J. Moreau, Aristote..., p. 116-117 et 124 (concept physique du mouvement et du changement, note 4). Voir aussi L. Robin, La pensée grecque et les origines de l’esprit scientifique, Paris 1948, p. 333 sq. 100 Tusc. I.55 et Lucullus (Acad. post. I.13-15, annonçant l’exposé de Varron). 101 Bignone, L’Aristotele perduto..., I, p. 161 sq. ; cf. Ross, p. 80 sq. Pour le De Caelo, Aubenque, art. cit., p. 372. 102 Acad. post. I.13 : Philon nie les duas Academias, en opposition avec son élève Antiochus. 103 Voir supra : De fin. IV.19 sq., et surtout IV.2.

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l’arrière-plan, la problématique des « genres de vie »104. Cela se traduit par l’adoption d’une généalogie privilégiée : Platon-AristoteThéophraste-Dicéarque-Demetrius Phalereus ; ils représentent « vie politique », » vie théorétique », « vie mixte » – les mêmes que Varron a recensées dans son De finibus, reconstruit par saint Augustin105. La controverse, un peu « ésotérique », sur l’unité postplatonicienne de l’Académie engage certes l’épistémologie comparée (curiosité importante de Varron, dans son catalogue des « sectes »), mais elle représente surtout une tentative pour cerner la spécificité péripatéticienne au sein de la familia Socratica/Platonica. L’idée récurrente de Cicéron est que la « famille » a réconcilié la pensée avec l’art de dire, avec l’elegantia et l’ornatus106. Dans un catalogue de références cicéroniennes nombreuses, on retrouvera, avec des variantes, les exempla bene dicendi… subtiliter... polite apteque. Cette grande famille spirituelle est réputée avoir eu en commun, outre la forme littéraire du dialogue (malgré ses avatars), la Peripateticorum Academiaeque consuetudo de omnibus rebus in contrarias partes disserendi107. On peut en douter, si l’on se réfère à l’image cicéronienne du dialogue aristotélicien, variée et mouvante – on y reviendra. La même tentative d’unification concerne l’épistémologie, et la quête commune du ueri simile108 sous toutes ses formes, même si l’historien de la philosophie a tendance, comme Gigon, à cerner des divergences notables. La globalisation des disciples, des auditores/alumni, aboutira à écrire, dans le De finibus : Aristoteles reliquique Platonis alumni109, et même à identifier, dans l’héritage de la uetus Academia, les 104 De leg. III.14 (fin) : variations sur la « vie politique » et la « vie théorétique ». 105 CD, XIX, § 346-351. Cf. La philosophie à Rome, p. 53. 106 De leg. I.55 : …a Xenocrate et Aristotele et ab illa Platonis familia… De diu. II.3

évoque tota Peripateticorum familia = De fin. IV.49. Tusc. I.55 : …a Platone et Socrate et ab ea familia… Donc on a affaire, tantôt à une grande famille, tantôt à des branches distinctes. Sur la noblesse littéraire de la « famille » et ses valeurs, les références sont très nombreuses : elegantia, ornatus, copia, subtilitas, abundantia, etc. Voir Orator, 22 ; Acad. pr. II.120 ; De fin. V.7. Pour simplifier un dossier très riche, voir A. Michel, Rhétorique et Philosophie…, p. 328 s, et, sur les composantes de l’ornatus, p. 330. Voir aussi De fin. IV.6 : orationem ornatam et grauem…magnifice…splendide. 107 Tusc. III.9 : texte « fondateur », entre d’innombrables références ; citons Acad. post. I.17, pour la dubitatio ; Acad. pr. II.7, pour les probabilia – liés à in utramque partem dicendo ; De fin. V.10. Les Academica posteriora, I.33, assimilent la disputatio et la dialecticae disciplina, cf. Gigon (Hermes, p. 150 sq.) Gigon semble assimiler le pros thesin legein à la méthode fondamentale du dialogue aristotélicien. Voir Ruch, Le Prooemium..., p. 40. 108 Concept des Acad. pr. II.36 : ...ueri simile uideatur et absit longissime a uero, ne si magnam partem quidem, ut solent dicere, ad uerum ipsum aut quam proxime accedant... Id. Tusc. II.9 : Aristote initiateur de la méthode. 109 De fin. IV.72.

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Peripatetici aux Platonici : le texte du De officiis110 semble nous ramener à l’assimilation simpliste, et polémique, du Pro Murena, où la simplification s’expliquait par le souci de trouver une arme philosophique contre le rigorisme politique intempestif du Portique111. Il est clair que ces maximes « platonico-péripatéticiennes » de circonstance sont uniquement éthiques. L’héritage culturel et oratoire recèle la même unité, la réconciliation de la pensée et de la parole dont le De oratore déplore le divorce112. Dans cette histoire cicéronienne des idées, qui rapproche la uetus Academia113 des Peripatetici ueteres (la nuance fait problème), une certaine prééminence revient au couple Aristote-Théophraste, parce qu’il symbolise la vocation scientifique114 de l’École, développée par la culture alexandrine, la botanique, la zoologie, la politologie. C’est un Péripatéticien orthodoxe, Pison, ancien condisciple de l’Arpinate, qui note cette filiation, dans l’entretien du De finibus, V, grande esquisse à laquelle il importerait de redonner toute sa valeur. Essayons de simplifier le bilan de l’héritage115. Cicéron ignore le Gryllos116, que Quintilien cite, œuvre perdue qui postule le statut d’« art » de la rhétorique, et le refus d’une rhétorique « naturelle » ; il loue le Peripatos d’avoir dissocié rhétorique et dialectique, dans Fin. II.17 ; il a constamment répété, avant Quintilien117, que le Peripatos assume l’héritage platonicien de la scientia rerum associée à la copia, à l’eloquendi uis et à toutes les formes de l’eloquentia ; tout en minorant la doxographie physique des écoles, et notamment tout ce qui dépasse la « physiologie » terrestre, il a tendance à gommer le dissensus en physique céleste, et à vulgariser une sorte de syncrétisme platonicien ; il en tire une religiosité cosmique, celle de l’Hortensius et du « Songe de Scipion »118, comme 110 De off. I.2-3 : toute la familia. ( ...nostra legens non multum a Peripateticis dissidentia, quoniam utrique Socratici et Platonici uolumus esse...) 111 Mur. XXX.63. Il est remarquable que le rigorisme catégorique de Caton le Jeune soit jugé utopique dans une lettre qui oppose la cité idéale de Platon et la « cité fangeuse de Romulus » : or, dans le discours, la postérité de Platon et d’Aristote est qualifiée de moderati homines et temperati 112 De or. III.72 sq. : cet historique souligne (à partir du § 60) la dislocation du Socratisme ; l’évolution de l’eloquentia révèle la rupture des deux formes du Logos primordial. 113 De fin. V.7. 114 De fin. V.10-11. 115 Ibid., § 11 : l’enquête éthique rejoint la réflexion sur le droit positif et les « régimes », donc sur l’histoire. Cf. R. Weil, Aristote et l’histoire, pass. (infra). 116 I.O., II.17. 117 I.O., X.1.83. 118 M. Ruch, L’Hortensius..., fr. 93 (après 92), p. 163 sq. Voir aussi L’Otium..., p. 62 sq.

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s’il ne reniait jamais l’enthousiasme panthéiste hérité, dans sa jeunesse, de l’« Aristote perdu » – que Ross a cerné à juste titre dans le livre II du De natura deorum119 ; il va sans dire que cet héritage cosmique, dans la transcription stoïcienne de Balbus distingue mal le caelum totum et l’espace « sublunaire ». Mais c’est l’éthique générale et ses corollaires, la science politique, voire la science religieuse (la vraie « piété »)120, qui introduisent, dans la tradition philosophique de l’antiquité, jusqu’au BasEmpire, le débat majeur : l’anthropologie et son édifice de « valeurs » sont en cause. Le De finibus, V, explicite, après les sciences naturelles et la « dialectique » l’apport du Stagirite à la politologie, en évoquant, semble-t-il, le Politikos121 perdu. Cicéron fait référence à cet Aristote, plus ou moins explicite dans l’idéologie des Scipions, en qui il voit le théoricien de l’État et de l’élitisme politique. Théophraste est crédité de cette science politique, dont on a analysé la terminologie, et il la partage avec son maître : ...ciuitatum mores… instituta, disciplinas, leges122. Tous deux ont défini le « prince » idéal, le « meilleur régime », et le disciple est censé avoir étendu l’enquête politique aux rerum inclinationes123 – les parekbaseis du Stagirite124. Toute cette idéologie a pu être décelée dès l’époque du Cercle des Scipions. Dominé par un élitisme aristocratique qui se compose avec l’idéal monarchique, peut-être, l’aristotélisme politique lie indissolublement chef idéal et cité idéale, et il inspire à la classe « gouvernante » des gubernatores125 un idéal de dévouement civique couronné par la « gloire », plutôt que par une éternité sidérale et bienheureuse. Le souvenir de la « timocratie » platonicienne se retrouve dans la Politique126 d’Aristote, VIII. Il est superflu de rappeler que le lien entre timè et skolè se retrouve dans l’otium cum dignitate cicéronien : 119 ND. II.95-96 (Ross, p. 81). 120 De fin. V.65, cf. J. Moreau, Aristote et son école.., p. 273 et note 5. Pour le De Pietate

de Théophraste, ND, I.35 et remarques de Pease, M. Tulli Ciceronis de natura deorum, Darmstadt 1968, rééd., t. I, p. 248. 121 Testimonia de Ross, p. 63 sq. 122 De fin. V.11. 123 Ibid. (fin). 124 EN, VIII.10.2. Voir R. Weil, Aristote et l’histoire, Paris 1960 p. 248 sq. : pour les parekbaseis, on cite aussi Pol. II.11.1273 a 21 et 31 ; elles s’insèrent dans le processus d’« évolution des constitutions », ibid., p. 339-343 : dans l’opposition entre orthaipoliteiai et parekbaseis, ces dernières sont tyrannie, oligarchie, démocratie – la royauté étant positive (il en reste des traces dans la rétrospective historique de Rep. II). 125 Tel est le titre des chefs romains dans Pro Sest. 98 – lié à la métaphore platonicienne du pilote. Cicéron préfère (Rep. V.5 ; VI.1 et 2 ; VI.13) le titre de rectores, et, dans V.5, le rector, avec sa culture, qui fait la peritia, est mis en relation avec le gubernator. 126 Pol. VIII.10.1 et 3 : la convergence est nette avec Platon, Politeia, 545 b.

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ce rêve harmonise les fins de l’État florissant et du politique serein127. Qu’un certain romantisme politique de Cicéron voie cet idéal réalisé, au IIe siècle avant notre ère, à l’« âge d’or » de la République128, où l’on a découvert la politologie péripatéticienne, prouve seulement que le Stagirite dépasse – on l’a noté – l’utopisme platonicien dans le sens de l’histoire. Le De republica, II, a permis de l’établir. En tout cas, les lignes de force du Politikos se prolongent dans la Politique et chez les épigones immédiats, comme Théophraste et Dicéarque, en qui Rome voit des héritiers privilégiés129. La politologie rationnelle, distincte de la vaine agitation de la place publique, engage à la fois l’éthique des « genres de vie », et l’anthropologie, la nature profonde de l’humanité ; elle fait également intervenir la téléologie, le système des valeurs (vertu ; courage ; gloire ; bonheur130), en relation avec la dialectique des « genres de biens » – tous les peri telôn et de finibus de la philosophie gréco-romaine. La tendance est très nette, depuis Antiochus, à minimiser une partie du dissensus théorique entre les écoles « vertuistes » : celles qui privilégient, dans les fins, l’honestas au détriment de la uoluptas. Car les polémiques latines reproduisent les attaques « classiques » du Stagirite contre la « vie apolaustique », réputée animale et inférieure à l’humanité. Joly a mis en lumière les grands textes des Éthiques131. Cicéron a recueilli, dans les Tusculanes, et dans le De finibus132, les sarcasmes d’Aristote, connus dans les mêmes termes chez Strabon et Athénée, sur l’inscription du tombeau de Sardanapale, sur « l’épitaphe d’un bœuf »133. Dans la polémique antiépicuriene récurrente de Cicéron, par exemple dans le De finibus, II, apparaissent les thèmes d’un humanisme aristotélicien (...uirtutis usum cum uitae prosperitate... prima naturae134) : les « biens de fortune » et les « valeurs premières de nature », biens extérieurs comme la puissance et la richesse, valeurs naturelles, comme la santé et la vie, constituent une « adjonction 127 L’Otium..., p. 295 sq. Id. A. Michel, Rhétorique..., p. 111 ; p. 256 sq. 128 De or. I.1 : L’Otium..., p. 302 (idéal et réalités historiques). 129 J. Moreau, Aristote et son école, p. 260, a tendance à négliger cet aspect de l’héritage

chez les épigones. 130 De fin. V.36 : dans une problématique axée sur l’anthropologie « positive », cf. Aubenque, art. cit., p. 376-377 ; le consensus sur la finalité du bonheur (De fin V.16 : ...quod omnes expetunt, beate uiuendi ratio) rapproche les écoles : Sénèque et les Stoïciens lient la uita beata, différente de la felicitas, à la raison et à la volonté. 131 Joly, Le thème philosophique..., p. 112 sq. 132 De fin. II.106 (et Tusc. V.101), cf. Joly, p. 109-110. 133 Athénée, Deipn. VIII.136 = Strabon, XIV.v. 9, cf. Ross, p. 52 – thème du Protreptique aristotélicien. 134 De fin. II.19 et II.34.

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téléologique » dans le débat sur le bonheur, mais la dissension doxographique est indépassable entre Peripatos et Portique. C. Lévy l’a souligné, après « la première tentative de classification »135. L’antinomie des « vies honnêtes », la « pratique » et la « théorétique », qu’on trouve dans le livre VII de la Politique136, relève évidemment chez Cicéron, d’une stylisation facile, polarisée par le couple Théophraste-Dicéarque, car on sait que le théoricien était curieux d’action politique éclairée et que le praticien était féru de science politique et de comparatisme institutionnel137. De surcroît le « philoaristotélicien » Panétius considérait les deux « vies » comme liées par une anthropologie rationnelle, par deux aretai – impliquant, pour l’orthodoxie stoïcienne, une science des fins138. La critique vertuiste de l’épicurisme, dans le De finibus précité, exploite aussi la double finalité de la téléologie du Portique, ancien et moyen, qui associe la vocation de l’action et la vocation de l’intelligence, et ménage un consensus partiel avec les thèses du Peripatos139. Enrichi par la « sagesse antiochienne140 », l’académicien Varron a été plus sensible à un syncrétisme qu’au clivage des doxographies morales. Il a stylisé, on le sait, la théorie des « deux vies », en la latinisant (uita otiosa/actuosa141) : elles impliquent des vertus spécifiques, en « acte », et non en « puissance » : cette exégèse aristotélicienne ne contredit pas l’image romaine d’une « vertu totale-

135 Lévy, Cicero Academicus, p. 361 sq. et 372 sq. 136 Pol. VII.1323 a, 15-16, cf. Joly, op. cit., p. 110 sq. (il s’agit de l’écrit peri tès aristès

dzôès).

137 Cicéron, Ad Att. II.16.3 : on peut discuter la simplification cicéronienne, car la controverse sur les « genres de vie » n’empêche pas les deux épigones de s’intéresser également à la science et à l’action politique, cf. A. Grilli, Vita Contemplativa. Il problema della vita contemplativa nel mondo greco-romano, rééd. Brescia 2002, p. 39-41. Sur Dicéarque, ibid., p. 168 : critique de l’action anarchique et du tumulte des assemblées. Voir notre Otium..., p. 303, note 35 ; p. 310, et note 7 : les Sept Sages comme hommes d’action. Sur Théophraste, ibid., p. 293 : le peri philotimias ; p. 303, note 37 (les proverbes, dans la théorie aristotélicienne, comme vestiges d’antiques sagesses). 138 Diogène-Laërce, VII.92 : la doctrine des deux finalités de la vie selon Panétius, précédant le catalogue « orthodoxe » des quatre vertus, les mêmes que pour le Peripatos (et même que pour le Jardin) : phronèsis, andreia, dikaiosunè, sôphrosunè… Sur la vertu comme épistèmè, St. V. Fr., II.95 et III.95 sq. 139 De fin. II.40 : ...hominem ad duas res, ut ait Aristoteles, ad intellegendum et ad agendum esse natum... (les mêmes finalités que celles de l’« animal logique » du Portique) ; on trouve le corollaire « caractérologique » de la théorie dans De fin. V.55 sq. 140 Y. Lehmann, Varron théologien..., p. 130 sq. ; J. Barnes, Antiochus d’Ascalon, p. 7879 : syncrétisme et divergences purement verbales. 141 Augustin, CD, XIX, § 349 et 355.

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ment en application » – en usus142 ; le rapprochement entre l’axiome du De republica et la Politique serait probant. Or les vertus de l’« éthique stoïcienne » chez Cicéron (courage ; libéralité ; tempérance ; magnanimité) dominant l’apport panétien dans le De officiis143, correspondent au traité des vertus péripatéticien, dans une convergence très « logique » ; comme les autres, la vertu distributive de justice sous-entend une action politique éclairée : elle inspirait déjà l’action des membres éclairés du Cercle de Scipion, comme le « sage » Laelius144. Dans le cadre d’une éthique sociale et d’une doctrine de gouvernement, la « libéralité », et l’« amitié » reflètent un certain éclectisme. Le De officiis, dans ses conclusions positives, voire sociologiques, sur la « vraie libéralité » et la « profusion démagogique », ne cite pas par hasard les avertissements d’Aristote à Alexandre145. Sur un plan plus général, la rationalité de la vertu, qui privilégie chez le Stagirite les vertus « dianoétiques »146, contribue puissamment, avec l’apport stoïcien, à structurer la distinction entre prudentia et sapientia, à la lumière sans doute de la complémentarité antinomique de la phronèsis et de la sophia ; cette thèse est commune aux deux écoles, mise en valeur par la « sagesse antiochienne ». On a également souligné que la doctrine philosophique de l’amitié s’inspire beaucoup de la philia147 péripatéticienne : elle permet de dépasser les niveaux inférieurs de l’amitié, la collusion politique amorale, et l’égoïsme intéressé. Il faudrait pousser un peu plus avant l’analyse.

142 Rep. I.2 = Aristote, EN, II.1106 b-1107 a-b. Cf. Aubenque, art. cit., p. 376 : la vertu rationnelle dans son principe (orthos logos). 143 M. Valente, L’éthique stoïcienne chez Cicéron, Paris 1956, pass. L’ouvrage analyse le système des vertus, en insistant sur le De off. Or les vertus cardinales du Portique, qui réalisent une « conjonction », coïncident avec les « grandes et véritables vertus volontaires » de De fin. V.36 (fin), et, accessoirement, avec l’arétologie épicurienne, cf. De fin. II.51. Pour les quatre vertus du Portique, voir également St. V. Fr. III.262 sq. 144 Cicéron, Laelius, XXIII.86, voir L’Otium..., p. 175-176 (explication de Sapiens) ; De Rep. III.4 est révélateur : ...rerum magnarum tractatio atque usus cum illarum artium studiis et cognitione coniungitur... 145 De off. II.56 : le peri ploutou de Théophraste – à rapprocher de II.48 (les lettres de Philippe à Alexandre). 146 Aubenque, art. cit., p. 376 : les deux parties de l’âme ; J. Moreau, Aristote..., p. 214 s : références à EN pour les vertus « éthiques » et les vertus « dianoétiques » (sophia/phronèsis). 147 EN, VIII et IX, centrés sur la philia, aspect « raisonnable » et naturel du « sens social », mais relevant de l’éthique individuelle. Ce « topique » du De amicitia de Théophraste est rappelé dans les Nuits Attiques d’Aulu-Gelle, qui croit le traité péripatéticien lu par Cicéron (NA, I.3.11). Voir Aubenque, La Prudence..., appendice, p. 179 sq. (théorie du Stagirite).

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La correspondance entre Cicéron et l’épicurien Matius, ami de César148, au lendemain des ides de mars, pose en termes philosophiques le problème des limites de la solidarité amicale en politique, Matius revendiquant seulement le droit d’aimer César par-delà la mort, sans approuver la guerre civile. Deux lettres capitales de Cicéron, Ad familiares, livre XI, xxvii et xxviii, soulignent le nœud de la disputatio149 : l’amour, comme le chagrin, ne se situent pas sur le même plan que les options politiques, et Matius a raison de contester qu’on lui impute une thèse incivique : de préférer l’amitié à la patrie ; surtout quand le jugement de l’histoire peut être ambigu. On a prétendu tirer de cette controverse philosophique – dont Matius se défend – toute une application des thèses péripatéticiennes sur la philia150. La présence de ces thèses, illustrées par les deux Éthiques majeures, est indéniable chez Cicéron, mais le De amicitia, illustré par l’amitié de Scipion et de Laelius, explicite les antinomies de la moralité et de l’amitié. Car le dialogue, annonçant les « limites de l’amitié » (XVI.56 sq.), et récusant une maxime de Bias citée par Aristote sur la complémentarité de l’amour et de la haine, a préalablement réfuté le prétexte de l’amitié qui couvrirait « les collusions de mauvais citoyens » (avec les exemples romains de Coriolan et des Gracques151)152 ; la « communauté totale de projets et de volontés », nécessité absolue, permet quelque atténuation des impératifs catégoriques de la moralité, s’il y va de la vie et de l’honneur d’un ami mais jamais en acceptant la « turpitude ». Dans la dialectique un peu sophistique des « préférables » et des choix difficiles intervient la situation du « politique » pris entre la recherche des « vraies amitiés » et le culte des honneurs et du pouvoir ; autre dilemme, où apparaît également une source aristotélicienne, le choix entre les devoirs de l’amitié ancienne et l’attrait des « nouveautés ». Plus caractéristique, semble-t-il, la référence au Peri philias de 148 M. Griffin, “From Aristotle to Atticus...”, Philosophia Togata, II, p. 89 sq. Le De amicitia cicéronien a posé, à la lumière d’exemples grecs et surtout romains (les Gracques: Coriolan) le problème des limites de la solidarité amicale contra rem publicam (Laelius 3940). Cicéron est-il si dépendant de l’Éthique à Nicomaque (1160 a, 2 sq. ; 1158 b, 30 sq.), pour les conflits d’intérêts et d’exigences relevés par M. Griffin ? Voir P. Moraux, Cicéron et les ouvrages scolaires..., p. 93-94 (dubitatif). 149 Ad Fam. XI.xxvii : le débat philosophique est dominé par la rétrospective de la guerre civile et de l’illégalité violente (on est en septembre 44). 150 Ibid. : rappel des imputations « républicaines », cf. Griffin, “From Aristotle...”, p. 93-94. 151 Laelius, 36-42 : retour récurrent sur les deux exemples romains, équilibrés, selon la théorie historiographique de Cicéron, par des exempla externa. 152 Lae. 85 : ...cum iudicaris diligere oportet, non, cum dilexeris, iudicare...

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Théophraste sur le discernement et le jugement dans le choix des amis : Cicéron fait procéder de cette maxime (l’antériorité du jugement critique) la transcendance de l’amitié par rapport aux biens de fortune, et même aux plaisirs chez les épicuriens153. Les citations ultérieures tirées de Térence, affidé du Cercle, ouvert à l’humanisme aristotélicien, apporteront la confirmation154. Il reste à évaluer deux apports plus « techniques » de l’aristotélisme à la culture de la République finissante : l’encyclopédisme étayé par la doctrine des « arts libéraux » ; la technique littéraire du dialogue, philosophique ou scientifique. Il ne fait aucun doute – des colloques et des recherches récents l’ont établi155 – qu’Aristote est, d’une certaine manière, le « créateur de l’encyclopédisme antique », par sa « polumathie » et son œuvre immense, continuées par ses disciples alexandrins, dans le monde grec ou dans le cadre du « Musée ». I. Hadot a bien marqué, dans Arts libéraux et philosophie dans la pensée antique, après et avant bien d’autres, qu’Aristote a une doctrine de la culture, qui distingue des degrés, entre epistèmè et paideia156, et ce, dans différents arts, et même en médecine, mais a-t-il pour autant explicité l’idée d’un lien entre l’encyclopédisme, « théorétique » ou pédagogique, et la conception des « arts libéraux » ? La terminologie du Stagirite ferait apparaître que l’adjectif egkuklios, les egkuklia/egkuklia mathèmata, ne recouvrent pas exactement ce que nous entendons par « savoir encyclopédique »157, le critère essentiel, « l’unité du corps des sciences », étant explicité à l’époque impériale. Le problème essentiel serait de déterminer si la « polumathie » des premiers philhellènes, qui intègre la culture littéraire et les curiosités « théorétiques », comme l’astronomie, et la doctrine cicéronienne des artes liberales/ ingenuae158, dominante à l’époque, portent la marque spécifique de l’aristotélisme. Le péripatéticien Pison, dans le livre déjà cité du De finibus, lie son admiration pour la rerum scientia de l’École159 à la 153 Ibid., 86. 154 Ibid., 89 ; 93 ; 98. 155 Rapport de L. Deschamps, « La naissance de l’encyclopédisme à Rome. II. Varron »,

Coll. APLAES, Séance Scientifique, Mulhouse 1997, p. 55-59. Dossier complet dans I. Hadot, Arts libéraux…, p. 156-190 (« la question varronienne »). 156 Ibid., p. 18 sq. : différence entre la culture et la polumatheia (notamment p. 22). 157 Sur la terminologie – évolutive – de l’egkuklios paideia, d’Aristote à Cicéron, et de Vitruve au Bas-Empire, id., p. 263-293. Voir H. I. Marrou, Histoire de l’éducation..., p. 244 sq. (en Grèce) ; p. 289 (contestations entre rhéteurs et philosophes grecs) ; p. 378 (Rome). 158 De or. III.127 : ...has artes, quibus liberales doctrinae atque ingenuae continerentur... Cf. L’Otium..., p. 154-162 : aspects éthiques et intellectuels de l’eleutheriotès. 159 De fin. V.9-11.

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conviction que ce scientisme est un de ses principes. Mais, à la différence du De oratore, ce dialogue philosophique n’explicite pas la notion d’« arts libéraux » – dont la trace est sensible dans la Politique, VIII160. La propension à la polymathie caractérise aussi bien le platonisme que la Nouvelle Académie, sans que l’on puisse attribuer à la source grecque une théorie précise sur « le cycle des sept arts libéraux » : elle n’est pas plus explicite dans les traités oratoires de Cicéron, mais nettement peu marquée au coin par le seul héritage péripatéticien161. Le De oratore n’attribue à Aristote aucune théorie des « arts libéraux », mais seulement une vocation tardive de la rhétorique et de l’élégance oratoire, réconciliées avec la « science »162. Peut-on déceler une trace plus nette d’aristotélisme dans l’encyclopédisme de Varron, disciple studieux d’Antiochus ? C’est ici que s’imposerait un examen des Disciplinarum libri, que la spéculation philologique s’ingénie à reconstituer, souvent par référence au De ordine d’Augustin ou à Martianus Capella163. Il est difficile de prêter au scientisme aristotélicien plus qu’un rôle incitatif, ou une caution idéologique annexe, dans l’entreprise encyclopédique de Varron, en neuf livres, plus ou moins structurés en trois groupes ternaires, trois disciplines « littéraires », trois « scientifiques », trois dites « pratiques » (musique, médecine, architecture). P. Grimal et L. Deschamps ont éclairé le contenu de l’encyclopédie varronienne164. Elle intégrait une médecine que le platonisme et l’aristotélisme lient à la culture philosophique165. Tout débat sur le savoir encyclopédique, à Rome, depuis les entretiens historiques du De oratore, recoupe plus ou moins la dialectique de la technè et de l’epistèmè chez le Stagirite166, dans lequel s’encadre le débat sur la 160 Pol. VIII.2.1, 1337 b 4 sq. Et autres références dans L’Otium..., p. 150-151. 161 I. Hadot, Arts libéraux..., p. 52 sq. : « Cicéron et le prétendu cycle des sept arts

libéraux ». 162 De or. III.141-142 : Cicéron, dans le dialogue (III.71 sq.) a noté, et déploré, la rupture post-socratique entre science et éloquence, et il rappelle ailleurs (§ 141) la « querelle » de primauté entre Aristote et Isocrate, qui est censée avoir dénaturé l’éloquence, cf. A. Michel, Rhétorique et Philosophie..., p. 107 sq. 163 Hadot, op. cit., p. 57-58 et surtout 156-190, pass. 164 Citons, outre L. Deschamps, supra, P. Grimal, Encyclopédies antiques, Cahiers d’Histoire Mondiale, IX, Neufchâtel 1965-1966, p. 471 sq. 165 On admet (Hadot, p. 157 : les témoignages antiques), que les disciplinarum libri traitaient de médecine. Pour les interférences entre la médecine et la philosophie « classique », J. Jouanna, Hippocrate, Paris 1992, p. 366 ; id. notre Médecine à Rome, Paris 2006, p. 541-542 et note 130, p. 674-675 (références grecques : Platon, Philèbe, 56 b ; Aristote, Pol. III. 1282 a, 3 sq.). 166 Supra.

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valeur scientifique de la médecine : on en trouve le reflet dans l’antagonisme de l’usus et de la doctrina. Or la théorie cicéronienne de la conjonction et de la complémentarité des « arts » est plus pédagogique qu’authentiquement encyclopédique : le savoir universel a pour finalité une excellence professionnelle, celle du parfait orateur voué à la politique ; le parallèle serait éloquent avec les exigences encyclopédiques à finalité professionnelle que formulent, pour l’architecture Vitruve, et pour l’agriculture, Columelle167. Seul Varron paraît avoir voulu opérer « une sélection dans la masse du savoir humain possible »168. Les études approfondies de « la question varronienne » ne permettent guère d’isoler, dans la tradition scientifique de l’académisme, une zone péripatéticienne spécifique. Plus nette, parce que fondée sur des témoignages irrécusables et contemporains, serait l’influence d’Aristote et de son école, notamment de Dicéarque169, sur la genèse de la forme littéraire du dialogue philosophique, et scientifique (les Res rusticae de Varron ouvrent la voie). La forme dialoguée s’inscrit dans le sillage du « socratisme » et de la disputatio in utramque partem, que Cicéron et ses contemporains jugent indissociables de l’aristotélisme. Les interrogations de technique littéraire, la progressive « invention d’une forme littéraire », l’oscillation entre « dialogue et traité », ont été, après le Dialog de R. Hirzel170, très bien explorées par M. Ruch ; j’ai tenté de résumer ces avatars du dialogue platonicien à Rome171, et les dilemmes cicéroniens qui aboutissent à dépasser les apories anciennes (le refus des interlocuteurs vivants) ; l’adoption du mos Aristoteleus, conjugué, chez le Stagirite, avec l’abandon du discours dogmatique au profit de la disputatio, permet de promouvoir l’auteur vivant en interlocuteur, et la formule de la « discussion » autorise l’opposition de discours cohérents. La lettre XIII.19 à Atticus, véritable laboratoire littéraire du dialogue cicéronien en l’année 46, fait intervenir les idées de Varron en la matière : son rôle « problématique » dans les « Académiques » en gestation domine la réflexion littéraire de Cicéron sur ses « dialogues »172. La génération cicéronienne consacre donc l’intégration de la rhétorique aristotélicienne, comme auxiliaire de l’action politique et 167 Infra : l’analyse des « Préfaces » scientifiques. 168 L. Deschamps, art. cit., p. 58. 169 M. Ruch, Le Proemium..., p. 46 sq. 170 R. Hirzel, Der Dialog, I-II, Leipzig 1895 et suiv., pass. et notamment p. 488 sq. 171 André, La philosophie à Rome, p. 67-70. 172 Ad Att. XIII.19.3-5 (Ruch, p. 157 sq.).

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de la réflexion philosophique « exotérique » ; elle extrait d’une histoire structurée des écoles et surtout de leur téléologie un art de vivre à la fois vertueux et « humain » – au sens de la critique du De finibus, IV ; enfin elle demande aux théories littéraires du Stagirite une relative stabilisation, toujours remise en question, de la dialectique du savoir, philosophique ou technique. La formule du dialogue ne peut être dissociée de la mode des Lycées et des Académies, qu’on observe chez les contemporains de Cicéron et de Varron : on y pratique le « culte des Muses » autant que la réflexion philosophique173. Le Peripatos dans le contexte augustéen et julio-claudien Les dialogues de Cicéron ont montré la vitalité du Peripatos dans l’aristocratie cultivée de la République, et cette vitalité perdure, après la disparition de la scène politique des Lucullus, des Lutatius Catulus, des Lucius Pison, élèves d’Antiochus ou de Staseas174. La conquête d’Alexandrie, en 30 a.C., contribue à renforcer la continuité de l’École ; la diffusion de sa doctrine est facilitée par la réunification culturelle de l’Empire. La présence des grands textes dans les bibliothèques spécialisées (ainsi pour le Peri timias de Théophraste)175, l’influence des conférences, comme celles d’Antiochus176, ont créé un climat favorable : ainsi s’explique sans doute qu’Octave jeune ait eu des liens de familiarité avec Areios – l’Arius Didyme de l’histoire des idées – bien avant la kratèsis177. Le Peripatos figure en bonne place dans les florissantes écoles philosophiques notées par Strabon178. Vivent-elles sur leur acquis « ésotérique », et sont-elles aussi affaiblies doctrinalement, comme le postule Barnes pour notre Lycée179 ? Le jugement est discutable, si l’on considère le « bréviaire » assez développé composé par Arius lui-même : il se situe dans le cadre d’un essor des doxographies qui témoigne d’une orientation « pédagogique » 173 Sur la mode des « Lycées » et des « Académies » dans les villas, P. Grimal, Les Jardins romains. Paris 1969, p. 69-70 (Cicéron). Varron (p. 366) n’a qu’un Mousaion – rite culturel qui semble plus platonicien que péripatéticien. Voir P. Boyancé, Le culte des Muses chez les philosophes grecs, Paris 1937, pass. 174 De fin. V.8 et V.75. 175 Ad Att. II.3. 176 J. Barnes, « Antiochus d’Ascalon », p. 56 et p. 59-62. 177 E. Rawson, article de Philosophia Togata, I “Roman Rulers and the Philosophic Adviser”, p. 243. 178 André, Les Écoles philosophiques..., p. 17. 179 “Roman Aristotle at Rome”, p. 12-13.

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de la philosophie défendue par l’auteur lui-même ; la « vie pédagogique » est une solution de retrait, pour compenser l’impossibilité de la vie active180. C’est peut-être à son instigation, et non sans arrière-pensées politiques, qu’Octave avait écrit des Exhortations à la philosophie qui prolongent l’Hortensius181 cicéronien. Auguste jeune admirait intellectuellement Cicéron182. Or la diffusion de l’aristotélisme illustre non seulement la continuité du syncrétisme antiochien, mais aussi la conquête d’un statut quasi officiel : le prince avait de bonne heure choisi Areius comme « philosophe-chapelain » et directeur de conscience politique – au sens de R. Rawson183. Strabon nous apprend aussi qu’il honorait de son amitié le péripatéticien Xenarchos184. Même Mécène l’épicurien éclectique semble suivi un temps les leçons d’Areius, qui n’excluait pas la direction de conscience du stoïcien Athénodore185. L’analyse de l’Épitomé péripatéticienne d’Arius Didyme, reconstituée magistralement par H. von Arnim186, et souvent étudiée sous son aspect éthique (théorie des « genres de vie ») suppose la référence à la source majeure : les Eclogai de Stobée187. Cette source inclut un peri biôn, le classement des trois « vies » qu’on a vu dominer la problématique morale de l’aristocratie : vie « pratique », vie « contemplative », vie « mixte ». L’Abrégé fait une place importante à la quête du bonheur, l’eudaimonia – dimension essentielle des Éthiques188. Cette quête implique « la discrimination des biens » (diaireseis tôn agathôn). Ainsi la vie heureuse, qui comportait des degrés chez Varron, se distingue-t-elle de la « vie belle », tout entière définie par l’autarcie de la vertu, mais cette » vie heureuse » ne saurait se passer des « biens naturels »189 ; Arius les définit, en bon aristotélicien, comme des dunameis, susceptibles d’une « utilisation bonne ou mauvaise ». Parmi les biens extérieurs et « naturels », qu’on 180 Joly, Le thème philosophique…, p. 148-157. 181 Suétone, Auguste, LXXXV.1. Cf. L’Otium..., p. 387 sq. : le développement « programmé »

de l’apolitisme. 182 Plutarque, Cicéron, XLIX.2. 183 Cité supra. 184 Strabon, XIV. 4, C 670 (Areius associé à Xenarchos). 185 André, Mécène. Essai de biographie spirituelle, Paris 1967, p. 16, note 3. 186 Toutes les études se réfèrent au travail d’H. von Arnim, Arius Didymus’Abriss der Peripatetischen Ethik, Akad. der Wissenschaft in Wien, 204, 3, Wien und Leipzig 1926 : texte établi sur la base des Eclogai de Stobée. 187 Stobée, Ecl. II.143-145. 188 Arius Didyme, 129.19 = Arnim, p. 20-23 (“Die Eudämonie”). 189 Les définitions et le catalogue des diaireseis tôn agathôn (arkhè ; ploutos ; iskhus ; kallos) se trouvent dans Arnim, 18, p. 50 sq.

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a vu, chez Cicéron, dominer la controverse téléologique entre l’Académisme varronien et le Portique190, figurent à la fois les biens « corporels », santé, force, beauté, et les « biens de fortune », naissance, puissance, richesse – même si la doctrine admet qu’ils sont idéalement la rémunération d’un mérite. Dans l’anthologie inspirée de Théophraste191, mais orthodoxe, se dessine une « voie moyenne », caractérisée par le bon usage des biens dans le respect des « devoirs » (sociaux). Ce concept de mesotès, retenu par l’humanisme cicéronien comme conforme à la « condition humaine », à la vraie nature de l’homme, concerne aussi bien l’acquisition mesurée des richesses192 que la gestion des « passions » et des « vertus ». Car il existe une économie des « passions » et des « vertus », et le Peri pathôn193 du recueil met l’accent sur le classement des passions en passions « nobles », » vulgaires » et « moyennes », avec l’idée que toute passion a ses « formes dégénérées ». Le recueil oppose douceur et colère, tempérance et concupiscence, courage et crainte194. On découvrira l’importance d’une réflexion aristotélicienne sur la colère : elle s’insère dans la notion de meson tôn kakôn, conjuguée avec la théorie générale de la metriopatheia ; cette dernière exclut aussi bien l’« apathie »195 que les affections « ubristiques ». L’acceptation d’une colère juste et contrôlée dominera la contestation avec le stoïcisme, pour l’éthique courante comme pour l’exercice du pouvoir196. Areius ne fait ici qu’assumer la psychologie du Stagirite, qui sera déformée par la polémique. La colère était déjà au centre de la réfutation de la metriopatheia, dans les Tusculanes, IV197. Le débat sur le bon usage des passions a des incidences « économiques » dans l’Abrégé : la médiocrité vertueuse – et heureuse – implique un double refus, celui de la « mendicité » et celui de la poluteleia198 : ce dernier excès, qui 190 Notion capitale : les « virtualités » (dunameis), dont « il est possible de faire un bon et un mauvais usage » (Arnim, p. 51 : avec leur liste). 191 Arnim, p. 69-73. 192 Ibid., p. 56-57 : refus de deux extrêmes, la « mendicité » et le « luxe ruineux » (poluteleia). Id., p. 61. 193 Arnim, p. 69-7, cf. St. V. Fr, III.377-430, De affectibus La théorie et le catalogue des passions se trouvent dans les livres « stoïciens » du De fin. (III.35) et des Tusc. (III.24 ; IV.14 et 17-20, etc.). 194 Arnim, p. 97 sq. 195 Ibid., p. 95 (en relation avec la théorie générale des mesa/mesotètes). Voir I. Hadot, Seneca und die griechisch-römische Tradition der Seelenleitung, Berlin 1969, p. 132. La vertu est définie comme mesotès dans EN, II.6, 1106 b, 36 sq. (Hadot, p. 36 sq. ; 39 sq. et 42 note 13). 196 Arnim, p. 68 : Théophraste. 197 Tusc. IV.38-42. 198 Arnim, p. 61.

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guette les puissants, inspirera, dans l’entourage d’Auguste, sinon la direction de conscience d’Areius, à tout le moins les avertissements d’Athénodore199. Mais la maîtrise des passions concupitives et de la colère despotique, avec ou sans exemples hellénistiques, préoccupait les conseillers du prince200. Dans la direction de conscience, la dialectique des « vies » permettait de concilier, dans la « vie selon la vertu », vie « politique » et vie « contemplative », en cautionnant chez les conseillers, moins la « vie mixte » fondée sur une alternance vécue, que la « vie pédagogique »201. Sénèque même assumera cet idéal. L’Épitomé, au moment où le stoïcisme aspire à devenir « la conscience de l’Empire »202, en même temps que la référence plus ou moins explicite de toute épistémologie scientifique, est une phase importante dans l’intégration ; elle capitalise les acquis doctrinaux des générations précédentes en proposant un humanisme aristotélicien. Cet humanisme déborde le cadre de l’École : même l’aurea mediocritas et la piété purifiée de toute superstition d’un Horace illustrent à la fois la mesotès péripatéticienne et la maîtrise épicurienne des désirs203. On ne saurait passer sous silence la dimension « physique » de l’Abrégé. Révérée dans la forme, cette physique du Peripatos a été assez négligée par l’époque cicéronienne, et même dans l’œuvre cosmologique de l’Arpinate. Essentielle dans l’entreprise encyclopédique du Musée d’Alexandrie204, elle dépassait le scientisme des 199 Sénèque, Tr. an. III.8. Le « luxe » est secondaire dans la censure des folies édilitaires, qui sont, pour Athénodore, des « divertissements » et des signes de mégalomanie. Dion Cassius (Hist. rom. LII.36) note le rôle modérateur d’Areius et Athénodore. L’avertissement de Mécène contre la poluteleia (Dion Cassius, LII. 30 sq., cf. notre Mécène..., p. 87) est peutêtre inspiré par l’idéal de « médiocrité » du Peripatos, par exemple par un peri ploutou. Voir aussi la diatribe contre la « licence de la démocratie » et l’« insolence de la tyrannie », dans LVI.44. 200 Diogène-Laërce, LII.36, cf. Mécène..., p. 80 sq. et 84 : les accès de colère d’Auguste à son tribunal (Dion, LV.7.1-2). 201 Joly, Le thème philosophique..., p. 138-139. 202 André, Les Écoles philosophiques…, p. 26 sq. 203 L’Otium..., p. 476, cf. Usener, Epicurea, fr.477 sq. 204 P. M. Frazer, Ptolemaic Alexandria, Oxford 1972, I, p. 343-356 et les notes 2, 3 et 41 de notre Médecine à Rome. Dans cet ouvrage essentiel : – le Mouseion et la Bibliothèque, p. 312-319 et p. 320 sq. (pour la Bibliothèque à l’époque romaine, p. 795 et 809-811) ; Fraser insiste sur le rôle des Péripatéticiens, et notamment de Démétrius de Phalère, dans la création de la Bibliothèque, p. 314-315 – la médecine alexandrine, p. 338-376 et 444-446 (à l’époque romaine, p. 810-811 : Musa et les Méthodistes). L’étude de la « philosophie », I, p. 480 sq., souligne l’influence d’Antiochus d’Ascalon (I, p. 487-489), ainsi que le rôle des « commentateurs », Eudoxe et Ariston ; l’egkuklios paideia tès philosophias a été décrite par Arius Didyme. Fraser insiste aussi sur les théories « biologiques » du Stagirite (p. 338-352,

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Académiciens. Cette dimension de l’héritage paraissait parfaitement en situation, à l’aube d’un siècle qui allait créer la littérature scientifique de langue latine. Des témoignages probants, comme celui de Stobée et celui d’Eusèbe de Césarée, montrent qu’Areius ne négligeait pas la « physique » du Stagirite205 et de son école, confrontée avec celle de Platon et du Portique. Mais peut-on trouver, chez les savants de l’époque augustéenne et julio-claudienne, dans leurs commentarii spécialisés206, la référence explicite à l’épistémologie aristotélicienne ? Les curiosités encyclopédiques de Vitruve, dans le De architectura207, préludent au vaste mouvement encyclopédique des « temps claudiens » et de l’ère flavienne. L’encyclopédisme de Vitruve se justifie par son culte des artes liberales, souvent analysé depuis plusieurs décennies. Il a enrichi un système à dominante littéraire, où les Muses patronnent également les sciences « exactes », en y intégrant les res philotechnicae208. Le scientisme péripatéticien sert-il de support à l’entreprise de Vitruve, à son effort pour faire de l’architecture un « art raisonné » ? Les considérations sur « la formation de l’architecte »209 ne révèlent guère cette influence. Le système culturel de Vitruve remonte aux Sophistes, par-delà la « réduction » socratique, l’amputation de la « physique », céleste ou terrestre, considérée comme une somme de mystères210. L’architecte humaniste, fier de sa formation libérale, dans l’éloge récurrent des maîtres de la science et de la sagesse – associés –, ne mentionne Aristote que dans une nomenclature ; le Stagirite,

pass.) et sur sa « paradoxographie » (p. 770-774), liée au merveilleux poétique de Callimaque (Pline est ignoré). 205 Stobée, Ecl. I ; Prep. Evang. XI et XV : Diels, Doxographi Graeci, p. 447-472. 206 Cicéron applique ce terme (De fin. III.10) aux « exotériques » d’Aristote, dans Att. IV.16.2, en les caractérisant par leurs prologues séparés. Vitruve utilise constamment le terme, voir J.-M. André, La rhétorique dans les Préfaces de Vitruve. Le statut culturel de la science, Studi offerti a F. Della Corte, Urbino 1987, III, p. 265 sq. (Arch. I.1, § 3 et 8 ; II.8, § 48, etc.) ; cf. André, « La réception de la science grecque à Rome », Actes du colloque Naissance de la science..., Bern-Berlin, 2004, p. 2, note 3 (références). 207 Arch. I.1. Cf. « La réception... », p. 14-15. Dans Arch. I.1, § 7-8, est postulée, comme chez Cicéron, l’unité omnium disciplinarum. Voir Hadot, Arts libéraux..., p. 265-266. 208 André, « La rhétorique... », p. 267-269 : studia liberalia et culture scientifique (au sens strict). 209 Arch. I.1.12 et VI, pr. 4. 210 Arch. VII, pr., § 155 : Vitruve remonte aux physici peu appréciés de Socrate et parfois moqués par Cicéron, cf., entre autres, Tusc. V.10 ; le Socrate de Vitruve, en cela tributaire de Cicéron, est un moraliste.

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comme Platon, ne serait qu’un maître de morale211, illustrant une mutation culturelle qui remplace les Physici par les moralistes. C’est au niveau des formes littéraires qu’on peut poser le problème de la dette des commentarii à l’égard de la disputatio Socratica212 qui traite de rhétorique avec Cicéron, de « physiologie » avec Lucrèce, de linguistique latine avec Varron. Les références sont sélectives, mais l’équivoque fondamentale sur le sens de la disputatio, et du verbe correspondant, demeure. Vitruve semble se référer, dans la tradition cicéronienne sur le « socratisme », à l’avatar des scholae213 – la formule des « Tusculanes », à l’exposé continu et contradictoire mis en honneur par le Stagirite. Car la position de l’auteur, si l’on regarde de près Arch. I.1, semble ambiguë à l’égard de la disputatio in utramque partem214, au demeurant peu monopolisée par le Peripatos. On pourrait attendre un apport plus net de la science péripatéticienne dans un des domaines privilégiés de l’École, les sciences biologiques et médicales215. L’hydraulique et la pneumatique d’Héron216 n’ayant pas spécifiquement une source péripatéticienne, on insistera plutôt sur les paramètres hygiéniques naturels qui permettent de fonder une architecture et un urbanisme rationnels. Il n’est pas douteux qu’Aristote et son École ont prolongé la réflexion du “corpus hippocratique” sur la santé publique, le climat, et les données naturelles, – celles du traité Les airs, les eaux, les lieux217. Les chapitres 4 et 6 du livre I de l’architecte-urbaniste, traitant de la salubrité ou de la nocivité des vents ou de l’eau, voire du « site », soulignent l’importance de l’exposition (pour l’air respiré) et de la situation (pour l’eau 211 Arch. VII, pr. § 156 : ...Thales, Democritus, Anaxagoras, Xenophanes reliquique physici...de rerum natura... Même référence à Anaxagore et Démocrite, dans le § 158, pour la géométrie du théâtre, régie par les lois de l’optique et la diffusion des « rayons lumineux ». 212 Arch. IX, pr. § 218. 213 Les exemples fournis (De rerum natura... ; De lingua latina) prouveraient que l’architecte y voit des scholae – au sens des Tusc. I.7-8 ; mais, compte tenu de l’ambiguïté du terme, relevée pour Cicéron, la disputatio peut aussi traduire une contestation. 214 Dans le dumtaxat ad disputandum du contexte (I.1, § 10) on peut discerner une certaine condescendance pour ces « entretiens » savants : l’importance des sources scientifiques se mesure à leur utilité technique ; seule la philosophie, base de la probité professionnelle et de la phusiologia (§ 7) aurait un statut mixte, mi-théorétique, mi-éthique. 215 La Médecine à Rome, p. 550 sq. et note 3 p. 624. 216 Vitruve ne mentionne parmi les « ingénieurs » que Ctésibios : VII, pr. § 160 ; IX.viii, § 237 ; X.vii, § 260. Héron est omis, dont l’Hydraulique et la Pneumatique ont peut-être des rapports avec l’entreprise péripatéticienne du Musée (I.1, § 5 : ...ceterorumque qui eiusdem generis praecepta conscripserunt...). 217 La Médecine…, p. 277 sq.

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consommée)218. Le livre VII de la Politique explicitait ce déterminisme physique et géographique de la santé, qui appelait le dirigisme du législateur219. Vitruve est favorable au dirigisme d’État, inséparable de l’évergétisme220. Vitruve devait connaître les prescriptions d’Aristote « sur la santé des habitants dépendant de la situation et de l’orientation favorable, comme de l’utilisation d’eaux salubres »221. Hippocrate représente peut-être plus, pour lui, que l’excellence de la médecine. De plus, toute l’hydrologie du livre VIII222 ne trahit pas seulement, pour les mirabilia aquarum, l’influence d’une paradoxographie péripatéticienne ; elle suppose la connaissance de l’hydrologie vulgarisée dans les Problèmata du Stagirite, réputés authentiques223. Il serait facile de comparer les deux catalogues des eaux et de leurs qualités224. Un espace de culture médicale mérite aussi la mention. Convaincu, comme Aristote, de la nocivité pathologique de l’eau « paludéenne », il a retenu, parmi les causes endémiques de la maladie, les miasmes véhiculés par la brise : « le souffle empoisonné des insectes des marais »225. D’Aristote, il semble également avoir retenu, pour la faune des marais, la thèse de la génération spontanée. L’aversion pour le site paludéen et le paludisme est une constante du manuel de Vitruve226. L’unité de la culture « libérale », qui englobe la science et la littérature, amène à évoquer, sinon des lectures précises, tout au moins des choix poétiques. Vitruve cite Homère à propos d’un grammairien alexandrin, ce qui ne prouve rien ; il évoque dans le catalogue d’une Préface, les pionniers de l’épopée et de la tragédie latines, Ennius et Accius227, mais les relations des genres nobles, ceux de la Poétique, avec l’esthétique du Stagirite, ne l’intéressent pas. Ni pour Vitruve, ni pour Horace lui-même, les pionniers de l’épopée et de la tragédie nationales n’ont la moindre dette à l’égard de l’esthétique et de la 218 Ibid., p. 166 p. 287 : l’apport des Problèmata à l’hydrologie de Vitruve. 219 La Médecine…, p. 279-280. 220 Arch. X, pr. § 242-243. 221 Texte de la Politique, VII, commenté par L. Homo, Rome et l’urbanisme dans

l’Antiquité, Paris 1951, p. 1-3 ; La Médecine à Rome, p. 279-280. 222 Arch. VIII, 1-3 : La Médecine…, p. 287-288. 223 Les trente-huit livres des Problèmes sont répertoriés dans l’édition d’Andronicos. 224 Arch. VIII.1 = Celse, Med. II.xviii .12 ; Pline, NH, XXXI.31 sq. 225 Arch. 1.4, § 16 : …palustris uicinitas. 226 Arch. I, § 16-17 : la nosologie est liée à une théorie des miasmes et de l’aestus nocif (« chaleur torride »). 227 Arch. VII, pr. § 157 : Homère ; IX, pr. § 218 : Accius et Ennius. Vitruve, en fonction de l’aménagement du théâtre, semble avoir acquis une assez bonne connaissance des tragiques grecs.

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poétique d’Aristote. Pour Horace, les « préceptes » d’Aristote, conjugués avec ceux de Néoptolème de Parion228 que Porphyrion a décelés dans son Commentaire », ne pouvaient constituer qu’une grille de lecture ‘a posteriori’. Ni la tragédie augustéenne, peu féconde, ni l’épopée virgilienne, à la gestation laborieuse229, ne doivent à Aristote les règles esthétiques sur le maniement des passions nobles, comme la crainte ou la pitié, ou sur la nécessité de lier la créativité poétique à une théorie, celle de la « finalité », ou de la « causalité ». La riche interprétation de l’Art poétique d’Horace proposée par P. Grimal, qui présente une vaste bibliographie de la question, ne propose pas de considérer les divers « postulats aristotéliciens »230, très vulgarisés au demeurant, comme autre chose que des critères de normalité littéraire. On retrouvera la problématique pour l’œuvre dramatique de Sénèque. La vaste encyclopédie de Cornelius Celsus231, qui comprenait cinq livres sûrs, ordonnés d’un De agricultura à un de re militari, et une Jurisprudence conjecturale, ne nous a légué que le De Medicina, en huit livres, et les fragments d’une Rhétorique. Encyclopédiste plutôt que médecin, Celse est à peu près contemporain du médecin militaire et pharmacien Scrionius Largus. Sa grande Préface232, plus méthodologique et épistémologique que les préfaces internes, thématiques, est une histoire de la médecine grecque, centrée sur les avatars des écoles, et un exposé critique de l’étiologie médicale. Une place importante est réservée, dans l’historique, aux grands médecins alexandrins Hérophile et Erasistrate, produits du Musée, où les disciples immédiats du Stagirite ont développé les « sciences naturelles » : or ils ne sont crédités d’aucune orientation philosophique233, alors que la plupart des écoles médicales ont une couleur philosophique, épicurienne pour le 228 Sur Néoptolème de Parion – étudié surtout en relation avec Horace, cf. supra –, voir L’Otium… p. 233 sq. : le vieux débat entre Philodème et Néoptolème, sur l’antinomie apparente de l’« utile » et de l’« agréable », a été analysé par Ch. Jensen, Über die Gedichte fünftes Buch, Berlin 1923, p. 93-117 (“Neoptolemos und Horaz”), cf. Art Poétique, 333 sq. 229 André, Mécène..., p. 114 sq. et surtout p. 127-135. 230 P. Grimal, Essai sur l’Art Poétique d’Horace, Paris 1968 : Horace connaît d’Aristote Rhet. II.12-14 – qu’on invoque également pour la natura individuelle du De officiis – et cela apparaît dans AP, 155 sq. (aetatis cuiusque mores) ; il analyse peu les ressorts « psychagogiques » (AP, 99 sq.), et il néglige les concepts aristotéliciens de phobos kai eleos. 231 Schanz-Hosius, Römische Literaturgeschichte, II, Munich 1959, p. 722 sq., K. Barwick, “Die Enzyklopädie des Cornelius Celsus”, Philologus, CIV, 1960, p. 236-249. 232 La Médecine..., p. 119 et 129 sq. 233 Celse, Préface, § 8 : voir. Celse, De la médecine, I-II, par G. Serbat, CUF, Paris 1995, Introduction, p. XLIX sq. Les travaux de Ph. Mudry sur Celse n’explicitent guère une présence d’Aristote : La Préface du De Medicina de Celse, Texte traduit et commenté par Ph. Mudry, Lausanne 1982 ; id., « L’orientation doctrinale du De Medicina de Celse », dans Medicina, soror philosophiae, Lausanne 2006, p. 317 sq.

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mécanisme, stoïcienne pour le pneumatisme, entre autres. Dans le grand débat épistémologique sur la causalité nosologique qui oppose « empiriques » et « dogmatiques », sur les « causes évidentes » et les « causes cachées » passent des reflets des grandes antinomies aristotéliciennes sur la connaissance dans les différents arts, sur la relation entre epistémè et tekhnè. La Politique, III, révèle une réelle curiosité pour la médecine234. Outre les concepts épistémologiques, le grand débat, de type académique, fait apparaître des principes physiques qui se retrouvent dans la physique péripatéticienne, ou les données de la physiologie du Stagirite235. Les « causes évidentes » font intervenir les quatre « principes » du sec et de l’humide, du froid et du chaud, dont le « dosage » définit la maladie et la santé ; les « causes cachées », domaine d’élection des « dogmatiques », concernent « le système des organismes humains et de la nature »236, par exemple les fonctions digestive et respiratoire, et on serait tenté de cerner une convergence avec telle monographie des Petits traités biologiques, comme De la Respiration, ou avec telle question des Problèmes237. Mais convergence ne prouve pas identité. Subsisterait le problème épistémologique majeur, celui de l’expérience et de la raison explorant la causalité. Celse, partisan d’un empirisme éclectique, serait “a priori” plus proche d’Aristote que de Platon, dans sa volonté de dépasser l’anarchie des observations empiriques par une « hypothèse philosophique », et l’on n’a pas manqué, à propos de l’hippocratisme, dont Celse se réclame constamment, d’évoquer la définition de l’art apportée par la Métaphysique : « l’accumulation des aperceptions de l’expérience permettant d’établir un concept universel relatif à un seul objet »238. La relation suggérée par Festugière serait séduisante, à cette réserve près que le “corpus hippocratique” est surtout tributaire des « physiciens » présocratiques, à peine évoqués par Celse, et que 234 Préface, § 12 sq. : cf. La Médecine..., p. 132 s 235 Med., Pr. § 18. Cf. J. Moreau, Aristote et son école, p. 95 : la « matière première et les

éléments » : terre, eau, air, feu – sec et humide, froid et chaud. Le rapprochement s’imposerait avec le De generatione et corruptione, II.1.329 a sq., s’il ne s’agissait pas de paramètres courants de la physique pré- et postsocratique, voir Cicéron, ND, II. Toute l’école péripatéticienne est absente des références explicites. 236 Préface, § 19 et § 45 sq. 237 Figurent dans le catalogue d’Andronicos, et illustrent la curiosité biologique, cf. Aubenque, art. cit., p. 360 et 373. 238 Voir A. J. Festugière, L’ancienne médecine, Introduction, traduction et commentaire, Paris 1948, p. XI-XVIII, surtout p. XIII-XV (l’épistémologie hippocratique, entre l’expérience et le « postulat philosophique ») ; id., p. XV sq. (la notion d’« art »). Cf. J. Moreau, Aristote, p. 174 sq. ; Aubenque, art. cit., p. 374 (« de la sensation à l’intellection ») : référence aristotélicienne, Meta. A, 1, 980 b 25 sq.

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l’« école empirique » hellénistique ne se réfère guère au Peripatos, même dans les reconstructions de Galien239. Même la découverte du patient individuel et de ses « caractères propres », que la médecine tente d’insérer dans la « nosologie générale » (propria/communia), redécouverte hippocratique chez l’encyclopédiste romain240, n’a pas besoin de la caution d’Aristote. Ce dernier ne s’interrogeait-il pas sur l’adéquation de la thérapeutique générale au patient Socrate ou au patient Callias241, dépassant, dans le débat sur la nosologie et l’« art de guérir » le concept hippocratique de pagkoinos nosos ?242 L’apport d’Aristote à l’essor des curiosités et des sciences biologiques romaines n’est pas évident avant Sénèque et Pline. On peut certes observer de vagues convergences, dans la génération tibérienne, entre la branche scientifique des Sextii et les sciences naturelles, promues par le Peripatos hellénistique : par exemple pour les pharmacopées de Sextius Niger, ou pour l’encyclopédie scientifique de Papirius Fabianus, les Libri causarum naturalium ; elles traitaient de physiologie, de zoologie, de botanique, de minéralogie243. Mais l’encyclopédie stoïcienne, chez Cicéron, ne traite-t-elle pas les mêmes matières, avec l’épistémologie et la théologie du Portique. Sénèque et Pline, quand ils citent le recueil de Fabianus, ne le lient aucunement à l’héritage scientifique du Peripatos244. Somme toute il faut accepter l’idée d’un éclectisme scientifique, conséquence d’un ‘non liquet’ qui s’impose. Toute une littérature de vulgarisation « aratéenne », qui débute avec l’adaptation latine de Cicéron, illustre un Aratus Latinus245, qui exploite à des fins diverses, théorétiques ou pratiques, les Phénomènes du contemporain alexandrin de Callimaque ; la réception grecque a tendance à privilégier la dimension astronomique, la réception latine à tirer l’œuvre du côté de la météorologie du paysan (tel est le cas des Géorgiques virgiliennes), voire de la divination traditionnelle et du conformisme religieux. L’astronomie hellénistique est en cause, mais, 239 K. Deichgräber, Die griechische Empirikerschule. Sammlung der Fragmente und Darstellung der Lehre, Zurich 1965, p. 3-19 ; et textes, p. 42 sq. Cf. La Médecine..., note 131, p. 675-676. 240 Préface, § 66 et 73. 241 Festugière, op. cit., note 238. 242 La Médecine..., p. 102 ; Jouanna, Hippocrate, p. 216 et 359 sq. 243 A. Oltramare, Les origines de la diatribe romaine, Genève 1925, p. 160 (Diomedes, GLK, I.106 et 375). 244 Sénèque, Nat. Qu., III.27.3 (multas causas) ; Pline, NH, XXXVII.125. 245 J. Soubiran, Cicéron. Aratea. Fragments poétiques, CUF, Paris 1972, p. 8-16 ; p. 87 sq. Il convient d’ajouter au catalogue Virgile, Georg. I.351 sq. : voir l’édition commentée de W. Richter, Georgica..., Munich 1957.

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de Cicéron à Germanicus et à Hygin, pour nous borner au Haut Empire, la cosmologie du Stagirite n’est pas facile à isoler, en raison de ses corollaires astronomiques. Ses concepts cosmologiques et épistémologiques explicitent certes une différence doctrinale : la distinction radicale, en astronomie et en physique céleste246, entre le monde sidéral et le monde sublunaire, systématisée par le De caelo ; l’opposition, conséquente, entre un déterminisme universel et la récurrence des « phénomènes les plus fréquents » (en météorologie) ; la thèse de la perfection d’un univers doté de la finitude spatiale et de l’éternité, excluant le providentialisme immanent de la « création » et de la « gestion »247 – doctrine du Timée –. Toutes ces divergences et subtilités permettaient aux spécialistes antiques de la doxographie de tracer la frontière entre l’aristotélisme et la cosmologie dominante marquée par son dogmatisme logique, celle du Portique. Les efforts du syncrétisme antérieur, surtout ceux d’Antiochus, concernaient peu le dissensus physique. Si une connaissance fragmentaire de la littérature « météorologique » péripatéticienne n’est pas exclue, le scientisme aristotélicien, ou aristotélisant, paraît nettement moins producteur que l’héritage stoïcien, dans la géopolitique providentialiste d’un Vitruve248, dans le système encyclopédique d’un Columelle249, dans tous les systèmes des artes. Leur classement et leur étude génétique, inspirés de Posidonius et de l’orthodoxie stoïcienne, ont pour fondement la doctrine de la sapientia ; identifiant la raison conquérante au déterminisme universel, et la « nature » à la « raison », elle garantit la connaissance sûre de la rerum natura, physique céleste, météorologie, géographie physique ; elle exclut donc le scientisme de l’Aristote définitif, même si l’on peut conjecturer, dans cette littérature de vulgarisation, quelques vestiges du « premier Aristote », immanentiste et panthéiste250. Le demi-siècle qui s’étend du principat de Claude à la fin des Flaviens est, plus peut-être que toute autre période, marqué par une grande curiosité scientifique : elle associe à l’exploration géographique, favorisée par Claude pour Taprobane-Ceylan, et par Néron 246 De caelo, 286 a sq. ; 298 a. Cf. J. Moreau, p. 122-124 ; p. 133 et 136. 247 Aubenque, art. cit., p. 369. 248 Arch. VI.1, § 137-138. 249 J.-M. André, « Littérature technique et héritage de la rhétorique cicéronienne chez

Columelle », Ktema, 14, 1989, p. 255-272 ; Les Écoles philosophiques…, p. 27-28 : obédience stoïcienne – à discuter. Son apport à la théorie des artes est sous-estimé par I. Hadot. 250 Supra, E. Bignone.

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pour les sources du Nil, la volonté systématique de percer les mystères et les secrets de la nature251. L’idée dominante, philosophique, est qu’ils ne se révèlent que progressivement, en vertu d’une loi du « progrès » inscrite dans l’épistémologie stoïcienne, sinon péripatéticienne. Les entretiens savants privilégient, parmi les merveilles de la nature contemporaines, le volcanisme de l’Etna252 (le Vésuve étant tenu pour éteint !) ou les crues du Nil253 . Mais ces curiosités, même les crues du Nil, proches du Musée d’Alexandrie, ne sont pas le monopole des sectateurs du Peripatos : la doxographie le démontre. Les éruptions de l’Etna sont plutôt, à l’époque, une curiosité locale, et il n’est pas étonnant qu’elles aient retenu toute l’attention de Lucilius Minor, le savant gouverneur de Sicile, ami de Sénèque et destinataire des Lettres : on le sait en effet converti de l’épicurisme au stoïcisme : auteur présumé du poème De l’Etna, il incarne un scientisme qui ne doit rien à l’aristotélisme, au sens orthodoxe. Cela posera le problème de la perception de l’originalité péripatéticienne, chez les contemporains. De toute manière un certain encyclopédisme éclectique brouille les repères : l’encyclopédie de la nature, chez le Lucrèce du chant VI254, n’a-t-elle pas emprunté à Aristote le plan de l’étude des « météores » – concept du Stagirite –, et la délimitation de ces phénomènes dans l’espace sublunaire, celui des Météorologiques ? Or la crue du Nil constituera une curiosité majeure des Stoïciens romains, de Sénèque et de Lucain255. Il conviendra de scruter l’apport annexe du Peripatos aux sources de ces monographies insérées dans des encyclopédies plus vastes. Une recherche préalable s’impose, avant de scruter les sources scientifiques, explicites ou probables, de Sénèque, voire de Pline : de cerner la spécificité de l’École et sa survie doctrinale précise. On exclura de prime abord les phénomènes purement esthétiques et littéraires, l’héritage possible de la Poétique dans la résurgence des deux genres « nobles » du temps, l’épopée historique et la tragédie 251 André-Baslez, Voyager dans l’Antiquité, Paris 1993, p. 130-132 : NQ, VI.8 ; NH, VI.23 (et 83 : sources de l’Euphrate). NH V.52 attribue la « source » au Niger. 252 F. D. Goodyear, The ‘Aetna’. Thought, Antecedents and Style, ANRW, II.32.1 (1984), p. 344-363. Sur l’évolution idéologique de Lucilius Junior, Les Écoles..., p. 32-33. 253 Les Écoles..., p. 26 et note 199. 254 André, La philosophie à Rome, p. 129-130. Voir les remarques de C. Bailey, édition commentée, Oxford 1921. 255 À l’époque du De Nilo de Sénèque, son neveu Lucain, Pharsale, X.219 sq., résume toute une doxographie critique, cf. Sénèque, NQ, IV a, 25-27. Aristote aurait-il écrit un De Nilo ? Voir le fr. 248 de l’édition Rose (p. 196, 19 sq.). On se reportera à S. Bonneau, La crue du Nil, divinité égyptienne à travers mille ans d’histoire (332 av.-641 ap. J-C), Paris 1964, p. 182-184.

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mythique. Le statut des deux genres a été codifié par l’Art Poétique horatien256, aux sources multiples. Les spécialistes, comme Hermann ou Rozelaar, excluent ce rôle de l’esthétique aristotélicienne, sinon pour définir les excès de la praxis dramatique : ainsi pour la représentation directe de la mort de Médée, ou pour les periôdunai insérées dans le complexe du pathos257 La survie doctrinale de l’école aristotélicienne dans le monde romain, et dans le contexte latinisé, pourrait être éclairée par le bilan désabusé des Questions naturelles, VII258, sur le déclin des écoles, établi en une période de crise, sinon d’oppression. Le Peripatos est curieusement absent, sauf si on le rapproche, comme jadis, des Academici ueteres259, mais cette omission n’est pas probante, car la lettre XXIX de Sénèque inclut dans une grande famille spirituelle Peripatetici, Academici, Stoici, Cynici, en distinguant l’École260. Le De breuitate, qui oppose, en action, la disputatio créatrice de Socrate, au scepticisme carnéadien, met en relief le couple « savant »AristoteThéophraste261, comme dans l’anthologie péripatéticienne des Questions naturelles, VI262. La conviction que Théophraste est l’héritier privilégié paraît si nette qu’elle explique même la confusion doxographique sur la longévité comparée des hommes et des animaux263 – sans doute parce que le thème figure dans les essais « biologiques » du Stagirite, au chapitre de la longévité et de la gérontologie. Les jalons intermédiaires de la transmission manquent, Zeller ayant justement souligné le caractère lacunaire de nos connaissances sur les « Péripatéticiens du 1er siècle »264. Si on se limite au témoignage des textes, le “corpus” sénéquien nous révèle un Aristote positif, caution du progrès des « lumières », et un Aristote ambigu, porteur d’une anthropologie contestée, aussi bien dans sa téléologie du bonheur que dans sa psychagogie des passions. 256 P. Grimal, cité note 230. 257 M. Rozelaar, Seneca. Eine Gesamtdarstellung, Amsterdam 1976, p. 492-494 ; p. 516

citant la Poétique, 1252 b, 11 sq. 258 NQ, VII.32. Cf. Les Écoles..., p. 17 sq. 259 NQ, VII.32.2 : est-ce le résultat des fusions syncrétiques antérieures, opérées d’Antiochus aux Académiques de Cicéron ? 260 Epist. XXIX.11 (...omnes...ex omni domo...). 261 Breu. uit. XIV. Cf. J.-M. André, « De Breuitate... », ANRW, II.36.3, p. 1755. Texte : …disputare cum Socrate, dubitare cum Carneade. 262 NQ 13 ; id. Breu. uit. XIV.5. 263 Breu. I.1 ; voir le catalogue d’Andronicos, Aubenque, p. 360. Cette étude comparative a retenu la curiosité de Pline, dans le livre VII. Cf. Sallmann, cité infra, p. 164 sq. (« Anthropologie »). 264 E. Zeller, Die Philosophie der Griechen, III.1, p. 804-806.

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Les professions de foi scientistes des Questions naturelles265 illustrent certes le rationalisme stoïcien et le pouvoir sur le monde d’une raison connaissante confondue par le monisme avec la « nature naturante ». Balbus, chez Cicéron, a exalté cet essor rationnel, et providentiel, des artes : les rhéteurs, comme Quintilien, partageront cette conviction266. Mais les conquêtes de la sapientia, inscrites dans l’ordre du monde, présentées par le Portique avec une coloration contemplative et religieuse, ne sont pas en opposition totale avec un certain Aristote, celui du De philosophia ; le recueil de Ross montre que, dans l’exposé de Balbus, passent des reflets du theos oratos267 aristotélicien, et que cette influence perdure jusqu’aux Questions naturelles, VII268. » Le syncrétisme de la connaissance ne concerne guère qu’Aristote et son disciple privilégié, Théophraste. Les Météorologiques du Stagirite sont constamment cités. Les livres III et IV des Questions naturelles doivent beaucoup au De aquis269 de Théophraste ». Nous ne pouvons que renvoyer à la très riche édition commentée de D. Vottero270. On observera que chez Sénèque la somme de la physique terrestre et céleste, structurée par le plan rectifié du livre II, présente un ordre – éditorial – différent de la diuisio tripartite en caelestia, sublimia, terrena ; la distinction faite entre les caelestia et les sublimia/meteôra, avec le même troisième terme de terrena, rappellerait, si elle était spécifique (il faut comparer les livres II de Sénèque et de Pline)271, l’opposition du De Caelo entre monde sidéral et monde sublunaire272. Le monde sidéral, celui des comètes, présentées comme des astres permanents, et non des traînées ignées, suggère le rapprochement avec le livre I des Météorologiques273. La sismologie du livre VI fait partie d’une étude des terrena, qui 265 Voir notre Philosophie à Rome, p. 185-186. 266 Cicéron, ND, II.146 sq. Pour la relation de Quintilien avec la culture philosophique, J.-

M. André, « Pensée et philosophie dans les ‘Lettres’ de Pline le Jeune » REL, LIII, 1975, p. 226-231. 267 ND, II.95-96 ; cf. Ross, fr. 13, p. 81 sq. 268 NQ, VII.30 : la nature comme « temple des dieux ». 269 Les Écoles philosophiques. ., p. 27 (citation). 270 Questioni Naturali, UTET, Torino 1989. 271 La philosophie à Rome, p. 181. D. Vottero, Questioni Naturali, Introduzione, Argomento, a justement rappelé le contenu thématique du prologue aristotélicien des Météorologiques, I.1, 338 a, 25- 339 a, 5 : étude des phénomènes naturels de la région proche des révolutions astrales (voie lactée, comètes, météores ignés ; transformations de l’air et de l’eau ; « formes et parties de la terre et leurs mutations » ; causes des vents et séismes, et de tous les phénomènes connexes ; foudres, typhons et « tourbillons ». Aristote admettait une marge d’incertitude dans la causalité. 272 Concept essentiel : voir supra. 273 Météor. I.6 et 7.

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englobent également l’hydrologie terrestre et les crues du Nil, traitées séparément ; elle fait appel aux concepts physiques des grandes écoles, des Physici à Aristote, aux éléments, comme l’eau, le feu souterrain, l’air et les vapeurs ignées, ainsi qu’aux « qualités » spécifiques des éléments (froid, humide, chaud, sec)274. La doxographie péripatéticienne du livre VI, étayée par Théophraste, sera réfutée au profit du pneumatisme stoïcien et de la théorie des mouvements souterrains de l’« air vital »275. On sait d’autre part, par Sénèque, qu’Aristote s’est intéressé aux séismes d’Eubée276. Les livres I et II de l’encyclopédie sénéquienne, consacrés aux météores ignés de l’atmosphère ainsi qu’au phénomène de la foudre et du tonnerre, évoquent, pour les réfuter, les thèses des Météorologiques. Aristote intervient donc, dans une doxographie scolaire, comme repoussoir du pneumatisme stoïcien. Il est difficile, pour un De Nilo très mutilé, de se faire une idée claire des curiosités du Peripatos, et de son étiologie de la crue. Qu’on se reporte à la synthèse de S. Bonneau277. Le mouvement encyclopédique claudien trouve tout naturellement son aboutissement, et son élargissement, dans l’immense Histoire naturelle de Pline l’Ancien, élaborée en XXXVII livres, de Claude à Titus, à qui l’œuvre est dédiée. La remarquable étude de V. Naas278 sur « le projet encyclopédique de Pline l’Ancien » a bien établi que le naturaliste a assimilé « l’esprit encyclopédique » d’Aristote, une curiosité positive souvent inséparable de la « paradoxographie » et du goût des raretés et « merveilles de la nature »279 – miracula/mirabilia. Pline partage même avec le Stagirite, avec en plus le providentialisme stoïcien et quelque fidéisme naïf, et quelque religiosité280, le goût de ces merveilles, géographiques, zoologiques, ethnographiques281. Il est toutefois fréquent que Pline prenne ses distances, sans se prononcer nettement, avec des versions « fabuleuses », soulignant les « fantaisies » de la nature universelle, et même dans le cas d’Aristote : ainsi pour les signes prémonitoires de la vie, inscrits dans la 274 Supra. 275 NQ., VI.12-15. 276 NQ., VI.17.3 : le texte renverrait à Meteor. II.8 366 a, 27, mais Posidonius peut aussi

être une source. 277 Ouvrage déjà cité de S. Bonneau. 278 V. Naas, Le projet encyclopédique de Pline l’Ancien, Paris-Rome 2002, pass. 279 Ibid., p. 281 sq. Id., chap. 5, p. 243 sq. (« L’Histoire naturelle, encyclopédie paradoxographique » ?) ; voir p. 262-264 : « l’inventaire des merveilles ». 280 Ibid., p. 252 sq. : « mirabile et fabulosum – merveilles, prodiges et magie » ; sur le merveilleux sidéral, NH, II.150. 281 Pour les merveilles de l’anthropologie (p. 293 sq.), NH VII.20 sq. (gentium mirabiles figurae) ; id., VII.153 sq. (de spatiis uitae longissimis).

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physiognomonie, que l’autorité d’un « tel savant couvre »282. Mais, pour l’essentiel, les sources avouées du grand ouvrage font une place importante au scientisme aristotélicien : pour la zoologie des livres VIII-XI283 ; pour la botanique des livres XII-XIX, qui doit beaucoup à Théophraste – lequel est une source secondaire pour la médication végétale284. Les références sont nombreuses aux Météorologiques et à l’Histoire des animaux. C’est dans cette « zoologie » que l’on trouve l’expression d’une curiosité admirative : « … dans toutes les réalités naturelles on découvre une parcelle de merveilleux »285. Dans le domaine de l’éthique, que le stoïcisme impérial tend parfois à préférer à la science elle-même, au nom d’une urgence spirituelle, la pensée de Sénèque, constante malgré quelques variations, révèle une réception très critique du système des « valeurs » et du traité des vertus du Lycée, même dans le domaine de l’accomplissement spirituel – une conquête de la « vie contemplative ». On peut s’interroger sur la solidité du syncrétisme moral élaboré au sein des écoles « vertuistes », à partir de l’Ascalonite286. Dans la dialectique des « genres de vie » qui domine la quête de la spiritualité et de l’universalité « des dialogues aux lettres »287, il semble à première vue que les convergences surclassent les divergences. Tout se passe comme si Sénèque connaissait Areius et son Epitomè, au-delà de sa direction de conscience et de sa « consolation »288. Sans nommer la « vie apolaustique » du Stagirite, existence « animale » indigne de l’homme, il la censure en permanence, avec des métaphores violentes, sous les espèces d’une uita otiosa viciée par la luxuria, à partir du De breuitate et du De tranquillitate289. On pourrait aussi considérer que la « vie mixte » de Démétrius de Phalère et d’Areius ne diffère pas sensiblement de la dialectique de l’engagement politique et social cautionné par 282 NH. XI.273. Cf. Naas, p. 145-146. 283 L’inventaire complet des sources aristotéliciennes de ces livres se trouve dans

Kl. Sallmann, Plinius der Ältere, Lustrum 1975/18, Göttingen 1977, p. 174 sq. 284 Ibid., p. 196 sq. 285 Parties des animaux, 645 a. 286 Supra. 287 J.-M. André, Recherches sur l’Otium romain, Ann. Litt. Univ. Besançon, 52, 1962, p. 27-81, pass. 288 Cons. Marc. IV.2.5 ; VI.1. Sénèque aurait-il connu Areius à Alexandrie ? Il s’intéresse beaucoup à la destinée d’une bibliothèque contiguë au Musée (Tr. an. IX.5). 289 Recherches, p. 31 sq. ; « De Breu… », ANRW, II.36.3, p. 1755 sq. et 1766 sq. La diatribe de Vit. b. VII.3 contre la « vie apolaustique » des désœuvrés a une couleur sociologique romaine.

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l’Athénodore du De tranquillitate290 : elle aboutit à légitimer un « retrait » qui sublime la vie politique « malsaine » en vocation pédagogique et parénétique. L’orthodoxie aristotélicienne postule la supériorité théorique de la vie « communautaire », mais admet l’éminente dignité de la vie « théorétique », et les compromis éclectiques291. Quelle différence fondamentale avec les thèses d’un stoïcisme impérial qui maintient la primauté théorique de l’action, tout en affirmant l’éminente dignité de la « vie contemplative » ? Le compromis du De tranquillitate, avant les leçons ambiguës du De otio292, s’inscrit, comme la « vie pédagogique » d’Arius Didyme, dans la continuité vécue d’une expérience. La même convergence apparaît dans le vertuisme global : dans le choix de la « vie selon la vertu », avec ses « actions droites »293. Mais une analyse précise de la philosophie gréco-romaine et de ses clivages, surtout en milieu romain, montre que la convergence pratique et la référence au même « traité des vertus », même avec l’épicurisme romanisé, ne résout pas l’antagonisme doctrinal fondamental : celui qui touche à la téléologie du bonheur, objet d’une quête consensuelle294 ; la contestation demeure totale sur les De finibus latins qui transcrivent les Peri telôn, sur l’autarcie et l’autosuffisance de la vertu dans la quête du bonheur – la uita beata est un acte de volonté et de connaissance logique, pour le Peripatos comme pour le Portique. La controverse récurrente sur l’autosuffisance de la vertu, article de foi des « paradoxes », fait intervenir, au moins implicitement, l’« adjonction » péripatéticienne résumée par Arius : « la vie supérieure est la vie selon la vertu dans les biens naturels »295. La référence aux prima naturae et aux « biens de fortune » a été suffisamment explicitée, de la génération cicéronienne et des débats idéologiques du De finibus III-IV296, à celle d’Arius : le conflit porte en dernier ressort sur la « vraie nature », dont l’épanouissement

290 Tr. an. III-IV : voir notre commentaire dans l’article de ANRW, II.36.3, p. 1768. 291 On a vu plus haut l’Epitomè et les analyses de Joly. 292 Recherches..., p. 79 sq. 293 Stobée, Ecl. II.145. 294 Vit. b. I.1. 295 Joly, op. cit., p. 155. 296 De fin. III.49-57 : dans ce contexte cicéronien, les bona telika/poiètika paraissent des

notions explicites du Stagirite. Le De fin. IV.14-15 semble apporter la correction péripatéticienne de la théorie stoïcienne.

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requiert santé, richesse, puissance, avec des réserves « vertuistes »297. Le dialogue cicéronien, dès le livre III, montrait atténué le rigorisme de Caton : les biens « indifférents » devenaient des « préférables » – à condition que la quête des biens du corps et des « biens extérieurs » fût subordonnée au critère décisif de la moralité. Le seul dissentiment, lexicographique, porterait sur la distinction entre les « biens » et les « valeurs »298. Mais l’enjeu de la controverse est doctrinal, sinon sectaire. Dans le De uita beata, central à cet égard, Sénèque maintient la valeur absolue de la natura rationalis299 : elle exclut tout compromis, toute synthèse, entre « plaisir » et « vertu » ; elle rejette les finalités « annexes » de l’action morale, comme le souci du corps, pourtant légitimé par l’oikeiôsis300, et du bonheur matériel. Si le Peripatos n’est pas explicitement mentionné dans la polémique, les Lettres semblent prouver que l’exception aristotélicienne est constamment présente à l’esprit de Sénèque : si on se remémore la célèbre opposition, éthique et parénétique, des decreta et des praecepta301, qui introduit l’opportunité et le fortuit dans l’impératif catégorique, on fera la relation avec la seconde partie du De uita beata, notamment avec le petit traité « De la richesse honnête » des chapitres XXIII- XXV. Cette casuistique, qui prolonge les préceptes de vraie libéralité contenus dans le De officiis cicéronien, trahit une certaine complicité avec la morale pratique d’Aristote. Il suffit de se rappeler que le Peri ploutou perdu d’Aristote est inséparable des critiques formulées contre les pecuniarum effusiones, qu’elles soient « apolaustiques » ou démagogiques302. Reste à explorer le domaine le plus délicat : les divergences anthropologiques, axées sur la théorie des passions et sur leur gestion : la réflexion sur la colère est capitale, et elle a dû être stimulée par 297 De fin. III.56 : cf. La Médecine à Rome, p. 571 sq. Le critère « vertuiste » de la richesse sera explicité dans le De uita beata sénéquien (XXIII) : ...tam honestus exitus quam introitus : les peri ploutou du Peripatos devaient contenir les mêmes restrictions. 298 De fin. III.40 sq. (...non rerum controuersiam, sed nominum...) ; id., IV.19 sq. (...nomina rerum commutantem...) ; id., De fin. V.23 et 86 sq. 299 Vit. b. III sq., cf. Hadot, Seelenleitung..., p. 99-101. 300 De fin. IV.16 : ...omnis natura conseruatix sui… L’oikeiôsis du Portique (sibi conciliari) domine De fin. III.16 ; 17 ; 20 = St. V. Fr. III.178 sq. Pohlenz, Die Stoa, I.253254 et II, p. 64 sq. et 174 ; Hadot, Seelenleitung..., p. 44 et surtout 147 (cite De fin. V). Pohlenz a décelé un ‘Bestandteil der peripatetischen Ethik’. 301 Epist. XCIV.32-37 ; XCV.10. 302 Cicéron, De off. II.55 sq. (théorie commune à Panétius et à Démétrius de Phalère, cf. Rep. IV.7). Sur le peri ploutou perdu : Ross, p. 56-57.

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l’Épitomé d’Arius Didyme. Sénèque, dès son De ira303, a polémiqué contre la théorie aristotélicienne, issue de l’Éthique à Nicomaque, de l’ira necessaria, attribuée sans nuances au Stagirite : il est qualifié de defensor irae304, et, plus généralement, d’avocat des « passions », dans lesquelles il verrait des « armes » de la condition humaine, des perturbationes utiliter a natura datae. La formule mérite examen305. Présenter Aristote comme « l’avocat de la colère » simplifie un peu sa pensée. Il veut simplement défendre, en marge de la logique pure et des « parties rationnelles » de l’âme, à l’écart de l’irrationnel total, un espace d’affectivité humaine. Sénèque lui-même, attaché doctrinalement à l’éradication de toutes les passions306, des Dialogues aux Lettres, n’a-t-il pas cité avec indulgence un axiome du Stagirite selon lequel « il n’est pas de grand talent naturel sans un mélange de folie »307 ? Que la citation soit apocryphe ne change rien au fait que l’héritage global de l’anthropologie platonicienne implique de reconnaître des passions « nobles ». Mais en général Sénèque n’admet pas la valeur du thumoeides platonico-aristotélicien308. Même la théorie de la colère légitime contre les méchants, science de gouvernement louée par Théophraste309, ne trouve pas grâce à ses yeux. N’a-t-il pas, en légitimant la peine de mort contre les pires scélérats, précisé que le magistrat peut occire sans colère ? Et d’opposer à l’aristotélisme le meurtre de Clitus par Alexandre, échec total de la metriopatheia, mais surtout faillite du Stagirite dans son éducation de prince310. Au-delà des polémiques scolaires, on peut se demander si Sénèque n’a pas été sensible à une certaine humanisation de la morale inspirée du Peripatos : on l’observait chez le « philoaristotélicien » Panétius, réhabilitant la natura individuelle sans sacrifier l’anthropologie universelle, et qui a apporté sa contribution idéologique à la notion de « personne », très en vogue de Cicéron à Sénèque311. Comme la 303 De ira, I.3 ; I.9 ; I.17 ; III.3 et 17 = EN, 1116 b, 23 sq. - 1125 b, 31 sq. 304 De ira, I.3 : théorie rapportée par Ross (id., Tusc. IV.43) au Politikos perdu. 305 Formule citée par Tusc. IV.43. 306 Dogme stoïcien orthodoxe qui soutient la parénétique des Lettres à Lucilius. 307 Tr. an. XVII.10 (Pseudo-Aristoteles, 953 a). 308 Platon, Resp. IV.439 sq. (456 a) ; X.571 sq. ; Timée, 69 c- 70 a (partie qui n’a pas été

conservée dans la traduction cicéronienne). Voir aussi Apulée, De Platone..., § 207 sq. : le texte lie le « principe irascible », dévalorisé, à un « équilibre ». 309 Théorie de gouvernement, formulée dans la Politique de Théophraste. 310 De ira III.17.1-2. Sénèque ne néglige pas, à l’occasion, la polémique antiaristotélicienne, par ex. dans Vita b. XXVII.5 (cupidité), mais en faisant réfuter le grief par son Socrate stoïcisé. 311 M. Bellincioni, “Il termine ‘persona’ da Cicerone a Seneca”, Quattro Studi Latini, Parme 1981, p. 39 sq. : pour le rôle du Stagirite, p. 91-93. Cicéron semble avoir recueilli une

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présence de l’aristotélisme est souvent diffuse et insaisissable dans les sciences humaines, dans la « psychologie », on a même pu trouver dans le Satiricon de Pétrone une trace de l’Oeconomique, et – plus nette encore – l’empreinte des Caractères de Théophraste au milieu d’une « caractérologie épicurienne »312. Au-delà du domaine de l’éthique, où la confrontation avec la philosophie latine est constante et féconde, on observe dès la fin de la République un certain recul à l’égard de la partie la plus « métaphysique » – au sens moderne et au sens des « vieux Romains ; il s’agit de l’« ontologie » d’Aristote, assumée inégalement par ses écoliers. Or les lettres LVIII et LXV, qui ont retenu l’attention des commentateurs modernes, révèlent chez le vieux Sénèque, à la faveur de l’otium et de l’adhésion aux vérités intemporelles et désintéressées de la sagesse, un certain approfondissement doctrinal313. Il ne semble pas reposer uniquement sur des anthologies, dont il finit par contester le caractère factice314. Il paraît judicieux de relire la lettre LVIII dans le cadre d’un médio-platonisme en gestation, à la lumière des travaux de Theiler315. Une exégèse minutieuse dégagera le platonisme orthodoxe de la théorie du to on et de ses sex modi316 : le fragment, constitué de citations et de paraphrases, succède à la doctrine aristotélicienne des « genres » et des « espèces » ; la doctrine des sex modi de l’être peut se recouper avec la Métaphysique, sans pour autant remettre en cause la primauté du Timée317. L’aristotélisme orthodoxe marquera davantage la lettre LXV318 : elle analyse les quatre aitiai qui définissent l’être à travers les modalités de la création, matière, « artisan », » forme » et, pour finir, la finalité intelligente, le propositum totius operis319. C’est que la référence de la Métaphysique n’est pas contestable, pas plus que n’est contestable le sens esthétique primordial de la théorie : la méditation théorie de la « personnalité » commune à Panétius et au Peripatos, cf. De off. I.107 sq. = Rhet. II 12 sq. ; elle a une valeur à la fois éthique et esthétique, voir supra, Horace, Art Poétique. 312 Voir O. Raith, Petronius, ein Epikureer, Nurenberg 1963, p. 30-31 et note 77, p. 69 (fr. 46) : cette rencontre étonne, même si l’épicurisme campanien commentait et discutait les thèses d’Aristote. Plus probante, chap. II, p. 20 sq., l’exploitation des Caractères de Théophraste. 313 Entre autres, E. Bickel, “Senecas Briefe 58 und 65. Das Antiochus-Posidonius Problem”, Rhein. Museum f. Philologie, NF, CIII, p. 1-20. 314 Epist. XXXIII.1 sq. (après le bilan des flosculi dans les trente premières Lettres). 315 Infra. 316 Epist. LVIII.16-22. 317 Bickel, art. cit., p. 1-2. 318 Ibid., p. 11 sq. 319 Physique, VII.192 a, 22 : comm. de Bickel, p. 14-15 (avec références doxographiques).

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qui prend la statuaire, non comme exemple analogique, mais comme sujet essentiel320. La Physique est une clef tout aussi probante du passage, et l’exégèse de la lettre LXV se révèle plus « philosophique » que la simple paraphrase de la lettre LVIII – fondée sur l’ouvrage du « bibliothécaire-ami »321 et marquée par l’érudition livresque de l’ars grammatica. Si l’on néglige la dimension théologique et cosmologique du passage, et la métamorphose de la matière en mundus organisé322, non exempte de quelque confusion, le propos de Sénèque prend appui sur la Physique, II et sur les paramètres de la création artistique ; or il est centré sur la peinture, et non sur la statuaire, et sur le philosophe, peut-être en fonction d’une curiosité très contemporaine ; il explicite le rôle de l’idea-exemplar dans le processus d’« imitation de la nature »323. Le concept d’« idée » fait rebondir toute la doxographie platonicienne des « idées », Sénèque se montrant très conscient de la divergence ontologique fondamentale qui a généré l’aristotélisme324. Tout en démontrant, pour tenir une gageure, sa subtilité dialectique en la matière, le philosophe entendra réorienter son propos, loin d’une scolastique stérile, vers les thèmes essentiels et urgents de la « méditation » philosophique : la loi implacable du temps, les mystères de la cosmologie et de sa genèse même325. La conclusion très critique de la lettre LXV rejoint la critique fondamentale de la lettre LVIII, récurrente dans les Lettres, le refus d’une ontologie marquée au coin par la subtilitas et inutile, sinon néfaste, pour la cure de sagesse libératrice326. Il est clair que le premier siècle de notre ère, où le bilinguisme officiel scelle définitivement l’unité culturelle de l’Empire, associe, dans une sorte de « philosophie des lumières », l’aristotélisme à la grande aventure scientifique, sans que pour autant l’originalité de son apport soit toujours décelable. C’est dans la polémique récurrente avec le stoïcisme « régnant » que le Peripatos fait le mieux apparaître sa différence et ses convergences.

320 Epist. LXV.5 (le Doryphore et le Diadumène) et 8. 321 Epist. LVIII.8. 322 Ibid., § 9-10, cf. Bickel, p. 9 (le Timée). 323 Physique, II.3. 194 b, 23 sq. 324 J. Moreau, Aristote et son école, p. 27-36. 325 Epist. LXV.15 sq. 326 Epist. LVIII.24 et 26 ; id. LXV.15 (...tempus inter ista conterere).

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Le Peripatos latin des Flaviens aux Antonins Il est certain que l’aristotélisme est enseigné comme ars oratoria dans les écoles instituées par Vespasien327. L’Institution oratoire de Quintilien328, peu péripatéticien au demeurant329, en est la preuve. Il n’est pas commode de cerner la spécificité du Peripatos latin dans la période postérieure à Sénèque, et il faut bien admettre que les auteurs qui nous promettent des synthèses sur « la philosophie aristotélicienne dans le monde romain », ou « les Péripatéticiens du Haut-Empire, comme Gottschalk330, ou même Zeller, semblent abuser du bilinguisme et du biculturalisme officiels, et sacrifient la dimension purement latine de l’École. Leur principale excuse serait que les obscurités de la prosopographie scolaire, malgré la profusion de témoignages grecs, et l’image syncrétique de la familia Platonica dans la tradition cicéronienne, masquent un peu la continuité ésotérique de l’École, et plus encore les spécificités latines331. La gestation du « médioplatonisme »332, qui véhicule un aristotélisme diffus, ne contribue pas à éclairer cette recherche « pointue ». Il semble pourtant évident, et ce, d’après les témoignages latins précis, que le Peripatos reste vivant, plus conservateur que créatif, dans la continuité éditoriale et exégétique de langue grecque, qui a fait l’objet d’études approfondies333. En effet la dimension des Cercles savants de Rome, à l’apogée du « siècle d’or », devrait être explorée minutieusement : celui des Nuits attiques, d’Aulu-Gelle, celui d’Apulée et de ses maîtres, Gaius et Albinus334. Leur activité érudite s’attache souvent 327 Suétone, Vesp. XVIII.1 ; Dion Cassius, LXV.12 – insistant moins sur les « subventions » que sur l’organisation de la paideia. 328 I.O., X.1.83 : Quid reliquorum Socraticorum elegantiam ? Quid Aristotelen ? Quem dubito scientia rerum, an scriptorum copia, an eloquendi suauitate, an inuentionum acumine, an uarietate operum clariorem putem. Nam in Theophrasto tam est loquendi nitor ille diuinus ut ex eo nomen quoque traxisse dicatur. Il est très évident que cet éloge reflète l’enseignement « officiel », et que Quintilien envisage la totalité d’une œuvre immense, philosophique et scientifique. 329 J.-M. André, « Pensée et philosophie dans les ‘Lettres’ de Pline le Jeune », REL, LIII, 1975, p. 229-231. Quintilien préfère en morale le « vertuisme » du Portique. 330 H. B. Gottschalk, “Aristotelian Philosophy in the Roman World from the time of Cicero to the end of the second century AD”, ANRW, II.36.2, p. 1079 sq. 331 Dans cet article Apulée et les Nuits attiques d’Aulu-Gelle sont négligés, mais la culture philosophique de Galien est bien explorée (p. 1140-1171). 332 Bibliographie dans Les Écoles philosophiques..., p. 59, note 514. 333 Zeller, Die Philosophie der Griechen I, p. 808 sq. : Aspasius, Adrastus, Simplicius, et autres. Si Lucien distingue bien le Peripatos comme « école » (Les Écoles..., p. 66-67), il n’est pas évident qu’il discerne bien ses dogmes spécifiques. 334 Étude approfondie du Didaskalos d’Alcinous et d’Albinus, dans J. Whittaker, “Platonic Philosophy in the Early Empire”, ANRW, II.36.1, p. 83 sq. : peu de références

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aux matières philosophiques et scientifiques, et elle se prolongera jusqu’au Bas-Empire, avec les entretiens des Saturnales de Macrobe335, et l’aristotélisme, même réduit à des Placita336, ne sera pas oublié. Il continuera à fournir des aliments à la curiosité savante des Cercles romains ou gréco-romains, en cosmologie, en physiologie humaine, en zoologie, et des références « doxographiques », dans les controverses éthiques ou téléologiques. On sait que le stoïcisme officiel de l’Empire, chez Épictète et Marc Aurèle, ignore à peu près totalement un Peripatos qui a vu consacrer sa dignité « universitaire » : l’empereur philosophe, hostile aux « petits doctrinaires », ne s’intéresse guère qu’à l’utopie politique de la Politeia337, mais il n’en est pas de même pour les héritiers du « platonisme ». La « préparation du néoplatonisme », de Plutarque aux penseurs grecs de la fin du IIe siècle, fait souvent apparaître en filigrane, dans le labyrinthe d’une recherche complexe, la nuance, ou la déviation, péripatéticienne. Les divergences cosmologiques primordiales, sur la naissance et la mort du cosmos, sur la providence et l’« âme du monde »338, n’abolissent pas totalement la tentation d’un syncrétisme « platonicien ». Les travaux de Witthaker, De Witt, Moreschini, Sharples339, soulignent que Gaius, maître de l’énigmatique Albinus-Alkinoos340, tout comme le platonico-pythagoricien Numenios, Atticus et Alexandre d’Aphrodisias, ont été confrontés aux thèses péripatéticiennes341. La chose est nette pour un Numenios342, qui a latines, sauf le De Anima de Tertullien. Pour Gaius, maître d’Albinus et d’Apulée, W. Prächter, “Zum Platoniker Gaios”, Hermes, LI, 1916, p. 510-529. 335 Macrobe, qui ignore à peu près Dicéarque et Théophraste évoque (Saturn. I.xiv. 20) Critolaus, dans une vaste doxographie du Stagirite (VII.6 et 12-13) ; il mentionne surtout les Physica (le problème de l’eau et de l’ébriété), ainsi qu’une étude de uulneribus sans doute issue des « Problèmes ». Quelques références également aux Éthiques (de cauendis uoluptatibus) et aux Conuiuales quaestiones (II.8.10 sq. et VII.3.24). 336 Les Écoles..., p. 73-74 : le Peripatos semble noyé dans l’histoire de l’Académie. Or Diogène-Laërce consacre à Aristote (V.1-35) une biographie et une riche doxographie : sait-il qu’Aristote considérait les proverbes comme « des vestiges d’antiques sagesses » ? 337 Pensées, IX.29.2 (« ne pas espérer réaliser la République de Platon »). Le biographe de l’Histoire Auguste (M. Ant. Phil. XXVII.3) dit qu’il citait avec dilection – comme Cicéron – le dilemme politique du Platonisme : ...florere ciuitates, si aut philosophi imperarent, aut imperantes philosopharentur... 338 J. Moreau, Aristote et son école, IIIe partie, p. 71-145, pass., notamment p. 122-123 : le Timée. 339 Supra. 340 J. Whitthaker, “Platonic Philosophy...”, ANRW, II.36.1, p. 110. 341 Pour Alexandre d’Aphrodisias, E. Zeller, Die Philosophie der Griechen, III.1, p. 814 sq. – pour Atticus : Cl. Moreschini, “Attico: una figura singolare del Medioplatonismo”, ANRW, II. 36.1, p. 480 sq. (l’éthique, les Catégories et tous les problèmes de cosmologie).

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approfondi le divorce entre Platon et Aristote ; pour un Atticus, qui a polémiqué contre l’intrusion d’Aristote dans l’exégèse du platonisme, tout en admettant certaines convergences (par exemple pour la « division des biens »), qui a récusé la logique des Catégories au même titre que la théologie de la providence343. Comme les Cercles savants sont parfaitement bilingues, on ne peut sous-estimer, dans leurs curiosités péripatéticiennes diffuses, et dans leurs citations sélectives, l’importance d’une entreprise scolaire et exégétique qui explicite fréquemment l’« Aristotelian component in Middle Platonism »344. Les Aspasios, Adrastos, Alexandre d’Aphrodisias, compulsent un “corpus” restitué et édité par Andronicos de Rhodes345 – celui de la génération cicéronienne. Ils commentent les Catégories, le Peri ermeneias, la Physique, le De caelo, la Métaphysique, l’Éthique à Nicomaque, sans privilégier toujours le problème de l’authenticité ; ils analysent « l’ordre des œuvres aristotéliciennes »346 ; ils explorent l’éthique du Stagirite et celle de Théophraste. Et pourtant, malgré le goût de l’érudition scolaire, malgré le biculturalisme ambiant, ces commentateurs « orthodoxes » n’ont laissé aucune trace visible dans les œuvres « philosophiques » d’Apulée347, ou dans les entretiens des Nuits attiques348. Le clivage paraît total, même si l’on doit conjecturer le recours aux commentaires pour l’élaboration des florilèges et anthologies de toute sorte, qui se multiplient de l’époque antonine à l’époque sévérienne : Aristote, Théophraste, Démétrius (de Phalère) occupent une place importante dans la compilation de Diogène-Laërce349. 342 Numenios d’Apamée (après 150 de notre ère) identifié, tantôt comme pythagoricien, tantôt comme platonicien, a analysé « le divorce de Platon et d’Aristote » – au témoignage de Porphyre. 343 Moreschini note que l’ironie d’Atticus sur « la division des biens » (p. 480-481) n’abolit pas les syncrétismes observés au cœur du médioplatonisme (par exemple, entre les Lois de Platon, Apulée et EN, 1098 b, 12 sq.). 344 Whitthaker, op. cit., p. 110-114. 345 Aspasius commente toutes ces œuvres du “corpus”, cf. Zeller, op. cit., p. 808. 346 D’après Simplicius (Categ. 16.2 ; Phys. IV.11 ; cf. Zeller, p. 809, note 2), Adraste a fait cette recherche. 347 Notamment dans le De Platone et eius dogmate, cf. B. L. Hijmans, “Apuleius, philosophus Platonicus”, ANRW, II.36.1, p. 395 sq. Apulée « lecteur de Grec » (p. 406 sq.) ne rencontre guère le Stagirite dans cette œuvre. (ibid., p. 427-428). 348 Les interlocuteurs des Nuits attiques connaissent presque exclusivement les œuvres qui n’ont pas attiré les savants exégètes de langue grecque : l’Histoire des animaux, les Météorologiques, et surtout les Problèmes. Il convient d’ajouter le De somno (NA, VI.6) et les Topiques (XV.26), le premier dans les Petits traités biologiques, et non dans les Problèmes, le second portant sur le syllogisme et la « nécessité de la conclusion ». 349 D L, V.1-57.

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Pour évaluer la survie du Peripatos dans le « platonisme » des Cercles savants, il faut tenir compte de cette exégèse contemporaine. Le platonisme éclectique des Nuits attiques, le même que celui professé par Fronton, a été parfois sous-évalué350, et surtout dans l’analyse des zones de culture péripatéticienne. Les interlocuteurs des entretiens, comme Fronton, ont tendance à réserver à l’Académie351 l’elegantia que Cicéron attribue aussi bien au Lycée qu’à l’Académie. Bien que les problèmes philologiques et doxographiques dominent les préoccupations du Cercle, on observe quelques traces de l’encyclopédie aristotélicienne : le souvenir des libri de animalibus, très appréciés, pour les mirabilia biologiques352, et surtout des théories hydrologiques353 – espace de consultation qui semble privilégié. Les merveilles de la nature concernent surtout le monde animal, et la recherche des sources permet d’associer de manière indissoluble la tradition de l’Histoire des animaux aux écrits de Théophraste, cités dans plus d’un entretien354. Qu’il s’agisse du traitement des morsures de vipère par la musique, de la sexualité des dauphins, du « double cœur » de la perdrix, on constate que la sélection a pour critère essentiel la « bizarrerie » naturelle, mais il arrive que Pline l’Ancien constitue un relais entre Aristote et Aulu-Gelle355. Plusieurs passages des Nuits attiques prouveraient que l’auteur luimême a une bonne culture péripatéticienne356. Faisons abstraction de quelques anecdotes historiques, puisées dans des recueils d’exempla ou dans des anthologies érudites, par exemple sur l’île natale d’Homère, ou le préceptorat d’Aristote, mentionné dans une lettre de 350 L. Deitz, « Bibliographie du platonisme impérial antérieur à Plotin (1926-1986) », ANRW, II.36.1, 124 sq. Complet pour tous les « Platoniciens » et exégètes du monde grec (supra, notes 339-346), l’article néglige le Cercle d’Aulu-Gelle, et même Taurus (p. 161). 351 Supra : cet héritage littéraire est réservé par Fronton à l’Académie (Les Écoles..., 57-58). 352 NA, VI .6.1 = XIX.2.1 (sapientes uiri renvoie, entre autres, à Aristote) : le texte compare les fonctions sensorielles. NA XIX.2.5 sq. transcrit un long passage du Stagirite, impliquant référence à EN et EE. NA, III.16.6 et 13 analyse longuement les durées variables de la gestation humaine, tout comme X.2.1 (les exemples de « quintuplés » en Italie et en Égypte, cautionnés par Aristote) ; ces anomalies de la gestation renvoient à Hist. an. VII.4.Il faut aussi citer NA. XIX.4 : problèmes psycho-physiologiques de la crainte, traités dans les Problèmata physica (VII.2 et XXVII.10). 353 Toute cette zone des Nuits attiques (XIX.4 à 6) prouve la connaissance des Problèmes et des Météorologiques : pour le vent Circius (Meteor. II.6 ; Probl. XXVI.29) ; pour les eaux, dans NA, XIX.5.1 sq. et leurs diverses qualités (textes bien connus des Problèmes). Cf. notre Médecine à Rome, p. 287. 354 NA, VI.13 (vipère) ; VI.8 (le dauphin = Hist. an. IX.48) ; XVI.15.1 (la perdrix). 355 Pline, NH, IX.4.7 sq. (miracula de homine generando) ; III.16.22. 356 Il s’intéresse à l’École et aux aspects doctrinaux : NA, XIII.5 (Aristote, Théophraste et Eudème) ; IV.11.11 (un écrit d’Aristote sur le pythagorisme et le végétarianisme) ; III.17.3 (Aristote éditeur de Speusippe).

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Philippe357 à Alexandre. Convenons que les références partielles au “corpus” naturaliste de l’École ne sont pas toutes probantes. Il demeure qu’Aulu-Gelle disserte longuement sur le Peri philias de Théophraste, qu’il a lu, et qu’il assigne comme source privilégiée au De amicitia358 cicéronien. Un essai du recueil oppose – distinction assimilée par la génération cicéronienne – les akroatika/esoterica des conférences du Lycée aux exoterica ouverts sur les exercices oratoires et la « science politique »359. On peut dès lors conjecturer une zone de consultation minutieuse des Problèmata, qualifiés de Physica, notamment pour les questions de santé (diététique ; sexualité ; qualité des eaux)360 et pour la physiologie des émotions. On observera que les problèmes d’hydrologie, liés aux préoccupations de santé publique depuis Vitruve, et surtout depuis l’époque de Frontin et de son Traité des aqueducs de Rome361, passionnent le public savant, ainsi que les merveilles mystérieuses des fleuves, lacs et sources : la Correspondance de Pline le Jeune362 marquait cet intérêt, et un effort pour exploiter les hypothèses scientifiques du « platonisme ». Car sur les matières « physiques » et « physiologiques », platonisme et aristotélisme, ont à peu près les mêmes centres de curiosité. J’ai tenté de le souligner dans ma Médecine à Rome363 : si Platon et le platonicien Plutarque révèlent les mêmes curiosités, Aulu-Gelle semble bien discerner la spécificité péripatéticienne. Une des preuves en est que les entretiens des Nuits mettent en scène une controverse téléologique entre un stoïcien et un péripatéticien, arbitrée par le platonicien Favorinus364 : elle porte sur les « valeurs » et le contenu de la uita beata ; alors que le stoïcien affirme, comme Sénèque, peu apprécié du Cercle365, l’« autosuffisance » de la 357 NA, III.11.6 : l’île d’Io et la naissance d’Homère ; IX.3.3 : le préceptorat d’Alexandre. 358 NA, I.3.10 sq. : longue paraphrase sur le peri philias de Théophraste, sur les

antinomies de l’amitié et de la moralité – en politique et dans la vie sociale. 359 Définition de NA, XX.5.1 sq. : quae ad rhetoricas meditationes facultatemque argutiarum ciuiliumque rerum notitiam conducebant... Ce texte capital oppose les « exotériques », de vocation judiciaire et politique, aux « ésotériques », d’orientation dialectique et philosophique. 360 Les entretiens de NA, XX.4-6 montrent la continuation des lectures systématiques de XIX. 2-6 (avec citations) ; le platonicien Taurus s’y intéresse (XIX.6.2). 361 La Médecine à Rome, p. 293-294. 362 Epist. IV.30 et VII.27 (Les Écoles..., p. 50). 363 La Médecine..., p. 557 sq. L’Apologie d’Apulée (XLIX-LI) souligne un certain éclectisme, en matière scientifique, notamment en nosologie. 364 NA, XVIII.1-16. Sur Favorinus, Les Écoles..., p. 60-61. 365 Sur Sénèque, le jugement du Cercle est cruel (NA, XII.2.1) : vulgarité du fond et de l’eruditio ; style douteux, qui contrasterait avec l’elegantia des Platoniciens ; on retrouve le conflit « stylistique » entre le Platonisme et le Portique, souvent relevé par Cicéron.

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vertu totale366, le Péripatéticien, très orthodoxe, défend, dans les limites de l’honestas, la nécessité des biens complémentaires : corporis integritas sanitasque et honestus modus formae et pecunia familiaris et bona existimatio ceteraque omnia corporis et fortunae bona necessaria367. Cette controverse suffirait à démontrer que le grand débat ouvert à Rome par le De finibus demeure actuel, ainsi que les clivages scolaires. L’acceptation de la téléologie « mixte » n’implique pas de revenir sur la condamnation du « plaisir » et de la « vie apolaustique »368. Une allusion de l’entretien IX. V rappelle même la thèse, souvent oubliée, de Critolaus, qui fait de la uoluptas un malum369 : les Problèmata et l’Éthique à Nicomaque apportent leur caution idéologique, dans XIX. II, à l’antihédonisme prononcé du Cercle cultivé370. Faut-il ajouter qu’à la même époque le platonicien Fronton, dans ses Lettres, censure chez son élève stoïcien, Marc Aurèle, un logicisme abstrait conjugué avec un ascétisme inhumain, qui mutile la « nature »371 ? Rien n’a changé depuis la génération cicéronienne372. Dans le contexte d’une tradition scientifique péripatéticienne parfois protéiforme, il convient d’interroger sommairement le De mundo pseudo-apuléien373 : la caution péripatéticienne de la Préface374 ne révèle aucune orthodoxie d’école. Car l’enthousiasme religieux inspiré par l’immensité du cosmos et le « privilège divin » de la « pensée philosophique »375 sont un héritage commun du platonisme cosmique – celui du Timée –, du scientisme stoïcien, et du De philosophia du Stagirite : il a marqué les Questions naturelles tout autant que le livre

366 Supra, NA, XVIII.1.1 : uitam beatam homini uirtute animi sola... ; id. §12. 367 Ibid., XVIII.1.5. 368 NA, IX.5.8 (propos de Taurus), cf. Écoles..., p. 63. 369 NA, IX.5.6 conserve le souvenir des diatribes antihédonistes de Critolaus, – le

conférencier péripatéticien de 155 a.C. 370 NA, XIX.2.5 = Probl. XXVIII.7 et EN, III.10.1118, 32, etc. 371 J.-M. André, « Le ‘De otio’ de Fronton et les loisirs de Marc Aurèle », REL, XLIX, 1971, p. 228 sq. 372 Voir l’opposition des thèses stoïcienne et péripatéticienne dans le De fin. III et IV. 373 Hijmans, cité supra, p. 428 sq. 374 De Mundo, § 289 (Hijmans, p 429) : la caution d’Aristote et de Théophraste reste peu probante ; certaines formules laudatives (§ 285 sq.) rappellent l’hymne à la philosophie des Tusculanes cicéroniennes (V.5 sq.), le Protreptique du Stagirite (adapté par l’Hortensius), ainsi que les définitions stoïciennes de la sapientia. 375 Accent pythagoricien et stoïcien de la formule, négligé par Hijmans : – pythagorisme de ...terreno domicilio illas regiones inspicerent... – stoïcisme du dépassement des oculi par les solae cogitationes. Cf., dans les NQ, I, pr. 13, de Sénèque, le même idéalisme éclectique.

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de physique stoïcienne du De natura deorum cicéronien376. Aussi bien le « système céleste » de l’œuvre controversée377 n’est-il pas spécifiquement aristotélicien, car il ne dissocie pas nettement, dans la superbe ordonnance de l’univers, le ciel et la terre ; or l’admiration pieuse pour « la demeure des dieux »378 révèle peut-être un apport syncrétique issu de l’Ascalonite. Quelques références géographiques (le vent Caecias ; la « mer de Sardaigne ») ne sont pas significatives379. On notera le même amalgame dans la doctrine des « cinq éléments », où surnagent des éléments aristotéliciens380. Chez le « platonicien » Apulée, le De deo Socratis, dans le cadre d’une répartition cosmique381 des éléments, révèle une réminiscence du traité De la génération des animaux382 : elle justifie, dans la région sublunaire, l’existence d’animaux « pourvus d’ailes minuscules dans les fournaises ardentes » ; mais, dans la même œuvre, l’adhésion d’Aristote à la démonologie socratique n’est guère probante383. Toutes ces analyses nous mèneraient à la conclusion provisoire et partielle que l’aristotélisme scientifique de l’ère antonine, disloqué par les anthologies, se dissout quelque peu dans un éclectisme, écartelé qu’il est entre le mysticisme cosmique et l’épistémologie rationnelle, entre l’« Aristote perdu » et l’« Aristote classique ». La remarque vaut également pour l’éthique du bonheur proposée par le De Platone et eius dogmate384.

376 Dans NQ, I, pr. 7 et 13, on relève ...calcato omni malo petit altum…domicilii prioris angustias... dans III. Pr. 11 : ...a diuinorum conuersatione quotiens ad humana... ; dans VI, pr. 1 : ...demissus in terram ad diuina... Le thème semble faire écho au livre stoïcien de ND, II.XV-XVI et XXXVII. 377 De Mundo, § 289. 378 Ibid., § 290, qui semble rappeler la référence aristotélicienne de NQ, VII.30 : ...egregie Aristoteles ait numquam nos uerecundiores esse debere quam cum de diis agitur ; si intramus templum... Ce passage « inconnu » est du « premier Aristote », le théologien du theos oratos. On observera, du point de vue de l’éclectisme, ou du syncrétisme, le § 289 (fin) : …mundus est ornata ordinatio dei munere deorum recta custodia... Apulée semble concilier la théologie de la « création » et celle de la « gestion providentielle », bref Aristote et Platon. Voir le commentaire de J. Beaujeu, CUF, p. 315. 379 De Mundo, § 315 et 320 ; § 298, cf. Beaujeu, p. 316-317 et p. 324. 380 Ibid., § 297 (Beaujeu, « Commentaire », p. 313-314). Cf. Cicéron, Tusc. I.22 ; Tertullien, De anima, 36, et Apulée, De deo Socratis, § 137-138. 381 Apulée, DDS, § 138 : évocation de la faune terrestre et aérienne, – après les § 115-116 (tripartition du cosmos). 382 DDS, § 138 = Gener. anim. III.11. Or le Stagirite a aussi soutenu ailleurs (Peri psuchès, I.5.411, a) une doctrine panthéiste (...panta plèrè theôn einai). 383 DDS, § 167. 384 De Platone…, § 250-251.

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Esquisse d’une conclusion On ne saurait proposer une conclusion dogmatique à une recherche qui a fait apparaître une réception sélective du Peripatos à Rome, étant donné que ses avatars philosophiques se prolongent dans le labyrinthe du Bas-Empire. Le pragmatisme romain, même converti à la curiosité encyclopédique, a toujours considéré certains aspects de la doctrine comme abrupts, alors même que sa morale politique et son éthique agréaient à l’élite de la Cité et de l’Empire. Mais l’enracinement dans la familia Platonica, souvent approximatif, a compromis le maintien de sa spécificité, du moins chez les « profanes » et les littérateurs. Et pourtant le Peripatos a une assise solide, universitaire, en Grèce et en Orient, parmi les quatre chaires officielles de philosophie, – institution qui ne fait que légaliser un état de fait385. Galien avait pu recevoir, à Pergame, un enseignement péripatéticien386, et Pergame n’était pas une exception. L’apport le plus net, outre l’humanisation de l’éthique, au-delà des controverses récurrentes sur le de finibus, concernerait la culture scientifique de Rome. Or la survie d’une problématique péripatéticienne dans les entretiens savants, dans les Quaestiones conuiuales de Plutarque387, et même dans les Saturnales388 de Macrobe, au crépuscule du monde gréco-romain, ne sauvegarde pas toujours l’originalité du Peripatos. N’a-t-on pas relevé souvent que l’humanisation de l’éthique normative du Portique, la rationalisation de l’action politique en civisme éclairé, apport conjoint de l’Académie et du Lycée, sont souvent portées au crédit exclusif de l’Académie, quand, à Rome, la culture se fond dans la civilisation. Les derniers témoignages latins du paganisme, la Correspondance de Fronton389 et de Marc Aurèle, l’anthologie platonicienne d’Apulée, même dans la doctrine de la ciuitatum constitutio, de l’optima ciuitas, de l’imperitandi modus390, montreraient que le Peripatos est demeuré le parent pauvre de la philosophie latinisée.

385 Les Écoles..., p. 51 sq., notamment p. 53. 386 Ibid., p. 69-70. Voir aussi La Médecine à Rome, p. 557-558. 387 Références dans NA, XVII.11 (livre VII des Quaestiones conuiuales). Id. NA, III.5 et 6 : ces

derniers passages évoquent une convergence avec les Problèmes (sur la nature du palmier). 388 Supra. 389 Cf. supra : Les Écoles... et « Le ‘De otio’de Fronton... ». 390 De Platone..., § 255 sq. : l’epitomè est favorable à la Politeia platonicienne – fondée sur son anthropologie tripartite – et à la tripartition de base des régimes politiques.

PREMIÈRE PARTIE

LE RETENTISSEMENT DES ŒUVRES « THÉORÉTIQUES » D’ARISTOTE

D’Aristote à Théophraste, le progrès dans la continuité Suzanne Amigues

La tradition aristotélicienne commence du vivant d’Aristote, avec Théophraste, son plus brillant disciple et son successeur immédiat à la tête du Lycée. Les circonstances de leur rencontre, suivie d’une longue collaboration, nous sont connues par les Vies de Diogène Laërce1. Fils d’un artisan aisé d’Érésos, dans l’île de Lesbos, Tyrtamos, surnommé plus tard Théophraste « le divin parleur », vint à Athènes vers 3542, au sortir de l’adolescence, pour suivre à l’Académie l’enseignement de Platon vieillissant3. Si quelques traces des théories platoniciennes apparaissent çà et là dans les écrits conservés de Théophraste, c’est la forte personnalité d’Aristote qui eut une influence décisive sur le jeune étudiant. À l’inverse de Platon, dont la théorie des Idées subordonnait l’observation des faits biologiques à leur conception intellectuelle, Aristote affirmait hautement qu’un examen objectif de faits aussi nombreux que possible était le préalable nécessaire à une véritable science du Vivant4. D’où la rupture d’Aristote avec l’Académie, son départ d’Athènes à la mort de Platon (348-347) et le 1 L’édition de H.S. Long, Diogenis Laertii Vitae Philosophorum, Oxford 1964, a fait référence jusqu’à la révision du texte et sa nouvelle édition commentée par M.G. Sollenberger, « Diogenes Laertius 5. 36-57 : The Vita Theophrasti » dans W.W. Fortenbaugh et al. (éd.), Theophrastus of Eresus. On His Life and Work, New Brunswick (USA) 1985, p. 1-62. 2 En tout cas avant 350. Les dates de la longue vie de Théophraste ne sont pas connues avec précision ; on sait seulement qu’il mourut à quatre-vingt-cinq ans. 3 Sur la tradition qui fait du jeune Tyrtamos l’un des derniers étudiants de Platon, voir J. Mejer, « A Life in Fragments : The Vita Theophrasti » dans J.M. van Ophuijsen et M. van Raalte, Theophrastus. Reappraising the Sources, New Brunswick (USA) 1998, p. 1-28, en particulier p. 17 et suivantes. 4 Élien, Histoire variée, I, 19, donne une image caricaturale du différend entre Aristote et Platon, alors âgé de quatre-vingts ans et sujet à des défaillances de mémoire. On a remarqué depuis longtemps que leur désaccord dépassait les limites d’une inimitié personnelle pour se situer sur un plan méthodologique ; ainsi L. Robin, La pensée grecque et les origines de l’esprit scientifique, 2e éd., Paris 1973, p. 280, souligne chez les premiers péripatéticiens « le même goût pour les monographies de détail, pour les collections d’observations, où s’insèrent les études personnelles, et aussi le même éloignement à l’égard des hypothèses spéculatives prématurées ». La comparaison des titres de G.E.R. Lloyd, Les débuts de la science grecque, de Thalès à Aristote et La science grecque après Aristote (trad. française, Paris 1990), suggère opportunément la véritable révolution qu’Aristote opéra dans la pensée scientifique grecque.

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début d’une vaste enquête menée avec Théophraste en Troade, à Lesbos et ailleurs, sur tous les animaux et végétaux dont la connaissance directe ou indirecte était accessible au IVe siècle avant notre ère. Programme ambitieux, étonnamment moderne, que cette constitution d’une « base de données » biologiques, d’où devaient sortir, après analyse et classification des faits, les traités fondateurs de la zoologie – à savoir l’Historia animalium d’Aristote, complétée par le De partibus animalium et le De generatione animalium – et de la botanique, l’Historia plantarum et le De causis plantarum de Théophraste. C’est la comparaison de ces œuvres jumelles, comportant chacune une partie descriptive et un essai d’explication, qui peut nous révéler, au-delà de leur ressemblance méthodologique évidente, des points de détail sur lesquels le disciple se sépare du maître en s’efforçant de mieux dégager de la pensée spéculative ce que nous appelons les sciences de la vie. Définitions et classifications Le souci commun d’Aristote et de Théophraste est de commencer par identifier les parties constitutives d’un animal ou d’un végétal et par définir leur nature. Dès le début de l’Historia animalium, Aristote distingue les parties homéomères, comme la chair, dont un morceau a la nature du tout, et les parties anoméomères, composées d’éléments hétérogènes, telle la main, formée de chair, de tendons, d’os, autrement dit grosso modo d’une part les tissus, d’autre part les organes ou les membres. Mais en approfondissant sa réflexion dans le De partibus (II, 1 = 647 a 17-20), il aperçoit en outre le cas où un morceau d’une partie homéomère ne porte pas le nom du tout : ainsi un fragment de veine n’est pas une veine. C’est la difficulté que Théophraste tente de résoudre dans l’Historia plantarum (I, 1, 12) en ajoutant à la division aristotélicienne une troisième section, celle des parties « non homéomères ». Il s’en explique en ces termes : « Je veux dire qu’[une telle partie] est homéomère en ce sens qu’une partie quelconque de la racine ou du tronc se compose des mêmes éléments que le tout, mais la partie considérée est dite “portion de tronc” et non “tronc”, comme cela se produit pour les membres des animaux. Bien que faite des mêmes éléments, une partie quelconque de la jambe

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ou du bras ne porte pas le même nom que l’ensemble, comme le font la chair et l’os : elle est dépourvue de nom. »5

Si méritoire que soit l’effort du disciple pour affiner la distinction magistrale, celle-ci n’a pas eu d’avenir dans l’histoire des sciences. De même une autre idée d’Aristote, bien plus hardie : celle de la continuité entre les deux règnes, animal et végétal, présentée dans le De partibus (IV, 10 = 686 b 32-687 a 2) comme l’aboutissement d’une régression des organes locomoteurs chez les animaux les plus rudimentaires : « En continuant dans cette voie, les êtres vont jusqu’à avoir le principe vital en bas et la partie où se trouve la tête finit par être immobile et insensible : ils deviennent des plantes avec le haut du corps placé en bas, et le bas en haut. En effet, les racines jouent chez les végétaux le rôle d’une bouche et d’une tête, tandis que la semence se trouve à l’opposé : elle se forme en haut à l’extrémité des pousses. »

Avec pour seul objectif une critique constructive, Théophraste rejette fermement l’assimilation abusive de l’animal au végétal et vice-versa. Il multiplie dans le premier chapitre de l’Historia plantarum (§ 3-4) les mises en garde contre une telle erreur : « Sans doute faut-il éviter de chercher une similitude totale avec les animaux, tant pour ce qui a trait à la reproduction que pour le reste. » « En règle générale, comme nous l’avons dit, il faut absolument éviter de tout considérer en l’assimilant au cas des animaux [...] car pour tout ce qu’il n’est pas possible d’assimiler, c’est peine perdue que de s’y acharner par tous les moyens ; gardons-nous de nous détourner de notre propre étude. »6

C’est la claire conscience de la spécificité des végétaux qui a conduit Théophraste à les répartir dans l’Historia plantarum (I, 3, 1) en quatre groupes d’après leur forme biologique : arbre, arbrisseau, sousarbrisseau, plante herbacée. La définition de chaque forme est illustrée par des exemples simples. Ainsi « l’arbre est ce qui a un seul tronc partant de la racine, de nombreux rameaux, des nœuds, et qu’il n’est 5 Sauf indication contraire, la traduction est celle des ouvrages publiés dans la Collection des Universités de France (Paris, Les Belles Lettres). 6 Dans un chapitre, en partie périmé, qui traite de « Théophraste comme botaniste », Th. Gomperz, Les penseurs de la Grèce : histoire de la philosophie antique (trad. française, Lausanne-Paris 1910), t. III, p. 520, donne des phrases citées ici une interprétation pertinente : « Théophraste met en garde contre une exagération du parallèle, tenté par luimême, entre les organes végétaux et les organes animaux. Peut-être pouvons-nous supposer sans nous tromper que cet avertissement renferme un trait de polémique, et que ce trait est dirigé contre le Stagirite lui-même ».

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pas facile d’arracher ; par exemple, l’olivier, le figuier, la vigne ». Fondée sur une connaissance élémentaire des végétaux, cette classification, qui constitue le plan d’ensemble du traité, est devenue rapidement canonique et voisine dans des florilèges hérités de l’Antiquité avec l’énumération des trois âges de la vie et des sept merveilles du monde. Sa pertinence la fait adopter encore de nos jours, du moins pour l’essentiel, dans des ouvrages scientifiques de haut niveau, telle la Flore forestière française publiée de 1989 à 2008 par l’Institut pour le Développement Forestier. Mais est-ce une innovation de Théophraste ou l’expression définitive d’un classement ébauché par Aristote ? Les témoignages concordants d’Aristote luimême qui renvoie plusieurs fois à son propre traité sur les plantes7, et des listes anciennes de ses ouvrages comprenant un Péri phytôn en deux livres, laissent supposer que les différents types de végétaux y étaient déjà définis. Le De plantis inclus dans le Corpus aristotelicum n’est pas le texte authentique, perdu depuis l’Antiquité. On en attribue l’original à Nicolas de Damas, contemporain d’Auguste8, de sorte que sa division quadripartite des végétaux peut aussi bien dériver de celle de Théophraste qu’en refléter une première esquisse aristotélicienne. Le problème de la génération spontanée La théorie de la génération spontanée des êtres vivants, due à Aristote, eut des partisans convaincus jusqu’à la découverte de la microbiologie au XIXe siècle, et plus précisément jusqu’aux travaux de Pasteur qui démontra en 1862 que l’apparition d’organismes en milieu stérile résulte d’une contamination par des microbes contenus dans l’air ambiant. De telles expériences étaient évidemment hors de la portée des savants antiques et dans le cas où l’observation directe ne permettait pas de déceler la substance organique qui donnait naissance à un animal ou à une plante, il fallait bien admettre le principe de la génération spontanée. Aussi Aristote déclare-t-il dans le De generatione (III, 11 = 762 a 18-22) :

7 Par exemple HA V, 1 = 539 a 20-21, cité plus loin. 8 Le texte grec actuellement disponible (éd. Bekker, p. 814-830) est la rétroversion d’une

traduction latine (éd. Meyer, Leipzig 1841) faite elle-même sur une traduction arabe du traité de Nicolas de Damas. Le passage correspondant approximativement aux définitions de Théophraste appartient au livre I, chapitre 12 du texte latin (éd. Meyer, p. 18) traduit en grec dans le Corpus (819 b 3-14 Bekker).

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« Les animaux et les végétaux naissent dans la terre et dans l’eau, parce que dans la terre existe de l’eau, dans l’eau du souffle, et que celui-ci est tout entier pénétré de chaleur psychique, si bien que tout est, en quelque sorte, plein d’âme. Aussi des êtres ne tardent pas à prendre forme dès que cette chaleur est enclose en un point. »

Parmi les animaux, ce sont les insectes qui lui paraissent le mieux illustrer le phénomène de la génération spontanée. Ce passage de l’Historia animalium (V, 19 = 550 b 31-551 a 7, passim) le montre clairement : « Certains insectes naissent d’animaux qui leur sont semblables [...]. D’autres, au contraire, ne viennent pas d’animaux, mais sont les produits d’une génération spontanée : les uns viennent de la rosée qui tombe sur les feuilles [...] ; d’autres se forment dans la boue ou le fumier putréfiés ; d’autres dans le bois sur pied ou déjà sec ; d’autres dans les poils des animaux, dans leur chair ou dans leurs excréments. »

Telle est aussi l’opinion de Théophraste sur les insectes destructeurs du bois (Historia plantarum, V, 4, 5) : « Des vers qui vivent dans le bois, les uns naissent de la décomposition à laquelle ils sont liés, les autres y sont engendrés par d’autres insectes. »

Mais la génération spontanée joue-t-elle également un rôle dans la formation de certains végétaux ? Aristote l’affirme dans l’Historia animalium (V, 1 = 539 a 16-21), avant de se référer à un exposé de la question dans son De plantis aujourd’hui perdu : « On retrouve chez les animaux un point commun avec les végétaux : ceux-ci tantôt proviennent d’une semence fournie par d’autres plantes, tantôt naissent spontanément, par la formation d’un principe qui joue le rôle de semence ; et parmi ces derniers les uns reçoivent leur nourriture de la terre, les autres se développent sur d’autres plantes, ainsi qu’il est dit dans le traité Des plantes. »

Nous abordons ici un sujet sur lequel le disciple apporte des corrections importantes aux opinions du maître. Non que Théophraste bannisse la génération spontanée de la physiologie végétale, puisque le livre II de l’Historia plantarum s’ouvre sur cette phrase : « Les arbres et les plantes en général se reproduisent soit par génération spontanée, soit à partir d’une graine, d’une racine, d’un rejet... ». Mais ses deux grands traités botaniques fournissent un ensemble d’observations qui réduisent considérablement la place de ce mode de propagation chez les végétaux.

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L’apparition en un lieu donné d’espèces jusqu’alors absentes avait préoccupé, avant Aristote, certains physiologoi – nous dirions des « théoriciens de la nature » – dont Théophraste résume l’opinion au début du livre III de l’Historia plantarum (III, 1, 4). Le principal d’entre eux, cité le premier, est « Anaxagore, qui prétend que l’air contient des semences de tout et que ces semences précipitées avec la pluie engendrent des plantes ». Anaxagore avait vu juste : il est reconnu que le vent et les nuages qui crèvent en pluie transportent quantité de graines, souvent minuscules, très loin de la plante mère. Théophraste abonde dans ce sens, mais en préférant à une vue de l’esprit des exemples concrets, comme celui de plantes nouvelles observées aux abords d’un fleuve qui a modifié son cours et charrié des graines depuis son ancien lit. Au sujet de la « mauvaise herbe » méditerranéenne que nous appelons « croix de Malte » à cause de son fruit en forme de croix pattée9, on lit dans l’Historia (III, 1, 6) : « Dans les terrains à demi détrempés, si l’on défonce une jachère, c’est, dit-on, la croix de Malte qui apparaît. La génération est donc en pareil cas liée à la transformation du terrain, soit que des semences s’y trouvent déjà, soit qu’en quelque sorte cette transformation la ménage, ce qui n’est peut-être pas absurde si du même coup les principes humides sont emprisonnés dans le sol. »

Théophraste préfère visiblement la première explication, donnée sans réserves ; de fait, la germination de graines en dormance parfois depuis très longtemps peut intervenir au contact de l’humidité et de la chaleur superficielles d’un sol remanié. L’hypothèse alternative d’un simple amalgame de la terre et de l’eau n’est qu’une concession limitée à la théorie de la génération spontanée. La question de l’origine du gui amène le disciple à s’opposer, cette fois radicalement, aux vues du maître. On lit en effet dans le De generatione (I, 1 = 715 b 26-30) au sujet des plantes : « Les unes se développent à partir d’une semence, les autres comme si la nature les produisait par génération spontanée. Elles naissent soit de la terre en putréfaction, soit de parties qui pourrissent sur les plantes : car il y en a qui ne peuvent se former d’elles-mêmes, séparément, mais poussent sur d’autres arbres, par exemple le gui. »

À cette affirmation sans preuve répond le long chapitre du De causis plantarum (II, 17) où Théophraste étudie sous tous ses aspects cette 9 Tribulus terrestris L. de son nom scientifique. On peut en voir une image dans l’édition illustrée de Théophraste. Recherches sur les plantes, Paris 2010, p. 65.

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étrange plante et apporte au problème de sa propagation une solution définitive : « L’impossibilité totale de croître sur le sol est étonnante, surtout pour une plante qui a un fruit et une graine d’où elle pousse. Car si sa naissance résultait de quelque corruption des organismes présents dans les arbres, comme dans les animaux naissent des animaux de ce genre, elle aurait une explication ; mais il n’en est rien et le gui ne vient que d’une graine, quand les oiseaux qui mangent le fruit lâchent leurs excréments sur les arbres ; alors le fruit lui-même conservé et resté sur place se met à germer. » (trad. personnelle)

Cette explication est celle qu’a retenue la science moderne, avec quelques retouches : le passage de la graine par le tube digestif de l’oiseau n’est pas nécessaire à sa germination, qui a été obtenue expérimentalement sur divers supports, même sur une plaque de verre ; en revanche, la plantule a absolument besoin pour se développer de la sève prélevée par ses suçoirs sur l’arbre qu’elle parasite. Au total, on ne peut que souscrire à la conclusion de Gomperz10 : « La génération spontanée n’a pas été contestée en principe par Théophraste. Néanmoins il a ouvert à la recherche des voies par lesquelles cette erreur pouvait être écartée. » Le traitement des sources et les limites du savoir Moins marqué qu’Aristote par l’esprit de système, Théophraste est aussi moins catégorique dans ses jugements sur les informations transmises par leurs devanciers. Un exemple significatif est la critique aristotélicienne du texte d’Hérodote (II, 93) relatif à la reproduction d’un poisson d’Égypte identifié depuis longtemps avec le tilapia du Nil (Sarotherodon niloticus, précédemment et encore dans l’usage courant Tilapia nilotica)11. « Quand ces poissons, écrit Hérodote, sont envahis par le désir de la fécondation, ils se rendent en troupe à la mer ; en tête vont les mâles, qui répandent de la semence ; les femelles, qui suivent, la dévorent et en sont fécondées. »

10 Gomperz, Les penseurs de la Grèce..., t. III, p. 522. 11 L. Bodson, « La reproduction bucco-pharyngienne chez Sarotherodon niloticus

(Pisces ; Cichlidae) dans la tradition grecque antique », Archives internationales d’histoire des sciences, vol. 31, n° 106, 1981, p. 5-25, donne une étude exhaustive des faits biologiques et des sources antiques confrontées avec les travaux modernes.

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En réalité, chez le tilapia comme chez tous les poissons ovipares, le mâle répand sa semence sur les œufs que la femelle a pondus dans l’eau. L’originalité de cette espèce consiste en l’incubation dans la bouche de la femelle des œufs fécondés normalement12. L’inexactitude que commet Hérodote en prenant l’incubation pour la fécondation13 n’est que peccadille à côté des erreurs professées dans le De generatione (III, 5 = 756 a 27-b 12), à savoir que tous les poissons s’accouplent mais leur copulation est trop brève pour être remarquée : « Elle est telle que le fait échappe souvent aux pêcheurs eux-mêmes, car aucun d’eux ne l’observe d’un point de vue scientifique. [...] Aussi comme ils ne distinguent pas d’accouplement, mais voient seulement avaler de la laite et des œufs, les pêcheurs eux-mêmes répètent, à propos de la conception chez les poissons, le récit stupide qu’on retrouve partout et dont le conteur de fables Hérodote (`HrÒdotoj Ð muqolÒgoj) s’est fait l’interprète : les poissons concevraient après avoir avalé la laite. »

Outre son obstination à méconnaître le mode de reproduction banal des poissons ovipares, on peut reprocher à Aristote d’étendre aux poissons en général ce que dit Hérodote d’une espèce bien particulière. Irions-nous jusqu’à parler de « la malignité d’Aristote » ?14 Tout en faisant à Hérodote des emprunts non déclarés là où il ne trouve rien à redire (par exemple au sujet du crocodile dans l’Historia animalium, II, 10), Aristote le rapproche, à l’occasion, de Ctésias de Cnide qu’il tient pour un auteur « qui n’est pas digne de foi » (Historia, VIII, 28 = 606 a 8 : oÙk ín ¢xiÒpistoj). Ainsi le De generatione (II, 2 = 736 a, passim) dénonce sévèrement les erreurs relevées dans ces deux sources :

12 Le jaillissement des alevins de la bouche de leur mère, quand ils sont à même de nager et de se nourrir a été interprété dans l’Égypte ancienne comme une image de renouvellement de la vie. Aux références iconographiques de Bodson, « L’incubation... », p. 8, n. 10 et à ses propres illustrations, pl. I et II, on peut ajouter aujourd’hui Chr. Lorre, « Fards et cosmétiques en Égypte prédynastique », dans L. Bodiou, D. Frère et V. Mehl (dir.), Parfums et odeurs dans l’Antiquité, Presses universitaires de Rennes 2008, p. 179-186, qui montre (p. 181) plusieurs palettes à fard en forme de tilapia, « symbole de renaissance après la mort, en raison de son mode de reproduction particulier ». 13 Ce n’est même qu’une erreur partielle ; cf. Bodson, « L’incubation... », p. 7 : « La fécondation a lieu soit sur le sol, quand le mâle passe au-dessus des lots d’œufs en émettant la laitance juste avant leur récupération par la femelle, soit dans [italiques de l’auteur] la bouche même de celle-ci, lorsqu’elle effectue les mouvements de happement à proximité de la papille génitale du mâle ». 14 Du moins faut-il reconnaître qu’Aristote est mal informé et qu’en l’occurrence sa logique porte à faux ; cf. Bodson, « L’incubation... », p. 24 : « Aristote a critiqué Hérodote pour un témoignage qui ne mérite pas, tant s’en faut, d’être ravalé au rang de fable ».

D’Aristote à Théophraste, le progrès dans la continuité

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« Ce que Ctésias de Cnide a dit du sperme des éléphants est un mensonge évident : il affirme que ce sperme durcit tellement en se desséchant qu’il devient semblable à de l’ambre15. (...) Hérodote ne dit pas la vérité quand il prétend que le sperme des Éthiopiens est noir, comme s’il fallait nécessairement que tout fût noir chez ceux dont la peau est noire, alors qu’il voyait pourtant que leurs dents sont blanches ! »

Si bien fondée que soit la critique aristotélicienne, elle s’exprime sans nuances ni ménagements. À l’égard de Ctésias précisément, Théophraste se montre beaucoup plus discret. Signalant dans l’Historia plantarum (IX, 18, 2) l’action de certains végétaux sur des corps non animés, il note qu’il en est qui « exercent une attraction comme le font la magnétite et l’ambre ». On a reconnu là une allusion à la description de l’arbre parèbon dans les Indica de Ctésias16, transmise par Apollonios le Paradoxographe et par Photius17. Selon Apollonios, cet arbre « attire à lui tout ce qu’on en approche, comme l’or, l’argent, l’étain, le bronze et tous les autres métaux ». Dans la version plus développée de Photius, on aperçoit un amalgame de détails concrets (la sève sert à faire des gluaux, elle est médicinale), de croyances liées à la mythologie indienne (le parèbon fait penser au figuier sacré de l’Inde18, de tout temps considéré comme l’axe autour duquel gravite le monde) et de racontars de voyageurs ou de marchands. Sans pouvoir débrouiller cet ensemble complexe ni vouloir le rejeter globalement, Théophraste réserve son jugement. La tradition populaire rapportée à la suite de la citation précédente concerne une plante de Grèce dont le rhizome est annelé comme un scorpion. Désignée par cette ressemblance comme antagoniste de l’animal, « elle tue le scorpion sur lequel on la racle ; mais qu’on le saupoudre d’hellébore blanc, il revient, dit-on, à la vie ». Après avoir exposé d’autres méfaits réels ou supposés de cette plante qu’il décrit en botaniste19, l’auteur conclut : « Si l’histoire des scorpions est authentique, cela permet déjà de ne pas refuser tout crédit aux autres 15 Sur Aristote lecteur de Ctésias à propos des éléphants, voir S. Byl, Recherches sur les grands traités biologiques d’Aristote. Sources écrites et préjugés, Bruxelles 1980, p. 103-104. 16 Réminiscence déjà suggérée par O. Regenbogen, art. « Theophrastos », RE Suppl. VII (1950), c. 1439. 17 Apollonios, Histoires étonnantes, 17 (éd. de Ctésias par D. Lenfant, CUF, 2004, p. 200) ; Photius, [Ctésias F 45 (35)], ibid., p. 179. 18 Ficus religiosa L. 19 Avec des détails assez précis pour permettre d’y reconnaître un doronic (Doronicum caucasicum Hoffm., vicariant oriental de notre doronic étouffe-panthère, D. pardalianches L.) que le grec moderne continue d’appeler skorpfdi.

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rapports de ce genre ; mais même les légendes ne se sont pas constituées sans raison ». Théophraste avait donc déjà compris qu’en ethnobotanique la connaissance des faits est inséparable de celle des mentalités. Prudence et modestie sont sans doute les deux qualités qui distinguent le mieux le disciple du maître. Théophraste est parfaitement conscient des limites de son savoir. Sans prétendre trancher, il reproduit dans l’Historia plantarum les renseignements divers, voire contradictoires, qu’il a pu recueillir par exemple sur le jujubier des Lotophages (IV, 3, 1-4), sur le silphium de Cyrénaïque (VI, 3, 1-6), ainsi que sur la myrrhe d’Arabie (IX, 4, 4-9) avec cette conclusion : « Sur l’encens et sur la myrrhe, voilà donc à peu près ce que nous avons entendu dire jusqu’à maintenant ». Cette dernière restriction (¨cri ge toà nàn) est importante : admettre que toute nouvelle information peut remettre en question ce que l’on prenait pour une certitude, c’est ouvrir la voie au progrès. Si Aristote demeure incontestablement le fondateur des sciences de la vie, il faut reconnaître qu’il a laissé son héritage dans de bonnes mains.

Conception, grossesse, naissance – Sagesse de Salomon 7, 1-2 et son arrière-fond littéraire Eberhard Bons

I. Introduction : Aristote dans la Bible ? Peut-on trouver des traces de la pensée d’Aristote dans l’Ancien Testament, sinon des citations explicites du moins des allusions ou des passages qui supposent la connaissance de l’œuvre du Stagirite ? À première vue, une telle question peut passer pour absurde. Rappelons, en ce qui concerne l’Ancien Testament, qu’il nous transmet les traditions associées aux patriarches Abraham, Isaac et Jacob, à l’Exode et au don de la Loi, à l’installation des Israélites dans la dite Terre promise, à l’émergence du royaume davidique et à sa chute définitive en 587 av. J.-C., au retour des exilés, enfin aux crises que les Israélites ont vécues aux époques perse, hellénistique et romaine. En revanche, les textes de caractère philosophique ou scientifique, tels que nous les trouvons dans la littérature grecque, notamment le corpus aristotélicien, sont très rares dans l’Ancien Testament. À cela s’ajoute un autre problème : les auteurs de l’Ancien Testament rédigeant à partir du IIIe siècle av. J.-C. – c’est-à-dire à une époque où l’influence hellénistique sur la Palestine est observable, d’abord dans le commerce, puis dans l’éducation1 – auraient-ils pu connaître, notamment en Palestine, les ouvrages d’Aristote ? Une réponse négative semble s’imposer d’emblée, au moins un non liquet2, quoiqu’une certaine 1 Cf. à ce propos M. Hengel, Judentum und Hellenismus. Studien zu ihrer Begegnung unter besonderer Berücksichtigung Palästinas bis zur Mitte des 2. Jh. v. Chr., 3e éd., Tübingen 1988, chapitres I et II ; R. Kessler, Sozialgeschichte des alten Israel. Ein Einführung, Darmstadt 2006, p. 172-182. 2 Toujours est-il que l’historien juif Flavius Josèphe, en se référant à Cléarchus, un disciple d’Aristote, rappelle une rencontre entre Aristote et un juif cultivé caractérisé en ces termes : `EllhnikÕj Ãn oÙ tÍ dial{tJ mÒnon, ¢ll¦ kai tÍ yucÍ (Contre Apion, I, 181). Concernant l’historicité ainsi que la probabilité de l’événement rapporté, cf. p. ex. D. Labow, Flavius Josephus. Contra Apionem Buch I. Einleitung, Text, Textkritischer Apparat, Übersetzung und Kommentar, Stuttgart 2005, p. 193 ; J.M.G. Barclay, Flavius Josephus. Contra Apionem. Translation and Commentary, Leyde-Boston 2007, p. 103-105.

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connaissance du monde juif de la part des auteurs du milieu aristotélicien ne paraisse pas invraisemblable3. Enfin, il convient de ne pas oublier que les textes de l’Ancien Testament sont rédigés principalement en hébreu et en araméen, c’est-à-dire dans deux langues sémitiques fondamentalement différentes du grec classique lequel fait partie des langues indogermaniques. Si un auteur biblique avait voulu traduire en hébreu des mots ou des citations grecs, à quelle terminologie hébraïque aurait-il pu avoir recours ? Quels seraient les équivalents hébreux des termes clés tels que ¢ret›, œpist›mh, eÙdaimwnfa et oÙsfa pour ne mentionner que quelques exemples? Toutefois, il convient de souligner qu’un livre particulier de l’Ancien Testament attire, depuis plus de deux siècles, l’intérêt des chercheurs soucieux de découvrir des liens entre la philosophie grecque et l’Ancien Testament : il s’agit du livre appelé en hébreu « Qohélet » ou « Ecclésiaste » dans les Églises grecque et latine. Ce texte, qui date probablement de la deuxième moitié du IIIe siècle ou du début du IIe siècle avant J.-C., présente sans aucun doute des traits littéraires, en particulier la quête du bonheur et ses limites, qui ne sont pas sans rappeler la philosophie de l’époque hellénistique4. Pourtant, force est de constater qu’il est difficile de prouver que cet auteur fait allusion à des ouvrages grecs précis5. À plus forte raison, il est impossible de déceler, dans le livre de Qohélet, des citations explicites d’auteurs grecs. En fait, une telle démarche se heurte non seulement à la difficulté d’identifier l’auteur et l’ouvrage cités, mais aussi à celle de préciser quel terme technique grec correspond à quel équivalent hébreu. Ainsi, environ un siècle après la publication du grand commentaire de Qohélet d’Emmanuel Podechard paru en 1912, nous devons constater que la recherche n’a pas réussi entre-temps à réfuter une de ses conclusions : « L’Ecclésiaste n’est pas entré en contact direct ou immédiat avec les œuvres des philosophes grecs ; mais il n’a pas dû échapper complètement à la diffusion de leurs méthodes et de leurs idées. »6 Dans le cadre d’un colloque consacré à la réception d’Aristote dans l’Empire gréco-romain, il vaut mieux élargir le champ d’investigation afin d’aboutir à des résultats plus satisfaisants. Plus précisément, il 3 Cf. M.-F. Baslez, Bible et Histoire, Paris 1998, p. 19-20. 4 Pour ce débat, cf. p. ex. R. Bohlen, “Kohelet im Kontext hellenistischer Kultur” dans :

L. Schwienhorst-Schönberger (éd.), Das Buch Kohelet. Studien zur Struktur, Geschichte, Rezeption und Theologie, Berlin-New York 1997, p. 249-273. 5 Cf. pour un tel constat M.V. Fox, A time to tear down and a time to build up. A reareading of Ecclesiastes, Grand Rapids-Cambridge 1999, p. 8 : “The most significant parallels may well be the least provable”. 6 E. Pochechard, L’Ecclésiaste, Paris 1912, p. 109.

Conception, grossesse, naissance – Sagesse de Salomon 7, 12 et son arrière-fond littéraire 73

convient de prendre en compte la littérature dite deutéro-canonique, c’est-à-dire celle qui ne fait pas partie du futur canon des écrits bibliques tel qu’il a été défini par la synagogue au début de notre ère. Ce faisant, nous limitons la recherche aux livres non traduits à partir de l’hébreu ou de l’araméen, mais directement rédigés en grec. Ceux-ci ne sont pas nombreux. Or, parmi ces textes, un ouvrage nous semble digne d’intérêt, la Sagesse de Salomon, livre dont l’arrière-fond hellénistique est incontestable, ou, comme l’a dit déjà Jérôme, traducteur et commentateur des livres bibliques dans l’Antiquité tardive, ipse stilus graecam eloquentiam redolet7. Précisons dès le début que le roi Salomon, fils et successeur de David, n’est en aucun cas l’auteur de ce livre. Nous avons plutôt affaire à un livre pseudépigraphe rédigé probablement à Alexandrie8 dans lequel le roi Salomon se présente comme un roi en quête de la sagesse, la soffa (Sagesse 6, 22). En ce qui concerne la datation du livre, il est difficile de préciser le moment de la rédaction, des indices clairs faisant défaut. Les chercheurs9 proposent, comme terminus post quem, l’an 30 av. J.-C., c’est-à-dire l’année de la prise de pouvoir par les Romains qui mettent fin au règne ptoléméen en Égypte, alors que le terminus ante quem serait le début des excès anti-juifs commis à Alexandrie sous Flaccus à la fin des années 30 du Ier siècle après J.-C.10 Le passage qui nous intéresse particulièrement se trouve au chapitre 7, versets 1-6. Dans ce paragraphe, le roi Salomon se présente comme un être humain mortel. Depuis longtemps, les chercheurs s’efforcent de montrer que ce bref paragraphe reflète des idées d’origine grecque que l’auteur juif anonyme amalgame avec des idées de provenance juive. Pourtant, en l’absence de citations explicites, le problème se pose de préciser les passages où les auteurs dont Sg 7, 1-6 7 Prologus Hieronymi in libris Salomonis dans B. Weber (éd.), Biblica sacra iuxta vulgatam versionem, 3e éd., Stuttgart 1983, p. 957. En analysant les différentes parties de la Sagesse de Salomon à l’arrière-fond de la rhétorique grecque contemporaine, plusieurs études récentes confirment l’hypothèse selon laquelle l’auteur du livre est influencé en particulier par la Seconde Sophistique ; cf. p. ex. A. Leproux, Un discours de sagesse. Étude exégétique de Sg 7-8, Rome 2007. 8 D’après l’opinion commune des chercheurs (cf. M. Keppler, Hellenistische Bildung im Buch der Weisheit. Studien zur Sprachgestalt und Theologie der Sapientia Salomonis, BerlinNew York 1999, p. 35), l’origine de la Sagesse de Salomon se situe dans cette métropole connue pour son importante communauté juive. Celle-ci remonte au IIIe siècle av. J.-C. ; cf. G. Hölbl, Geschichte des Ptolemäerreiches. Politik, Ideologie und religiöse Kultur von Alexander dem Großen bis zur römischen Eroberung, Darmstadt 1994, p. 166-168. 9 Ainsi p. ex. H. Engel, Das Buch der Weisheit, Stuttgart 1998, p. 33-34. 10 Cf. aussi Keppler, Hellenistische Bildung, p. 202, qui fait remarquer que plusieurs termes techniques de l’administration employés par la Sagesse de Salomon n’apparaissent qu’à l’époque d’Auguste.

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pourrait s’être inspiré. Dans une première étape, nous présenterons un tableau comportant le texte grec de l’ensemble du passage ainsi que sa traduction latine datant probablement du IIe siècle ap. J.-C.11 Par la suite, nous ferons quelques remarques concernant la critique textuelle, sans pour autant prétendre à l’exhaustivité. Dans une deuxième étape, nous approfondirons surtout les versets 1-2, en nous focalisant sur les motifs bibliques et non bibliques qui s’y trouvent articulés12. II. La question de l’arrière-fond grec de Sagesse de Salomon 7, 1-2 1. Le texte et son contexte immédiat (versions grecque et latine) Texte de la Septante (éd. Ziegler = édition de Göttingen13)

eemi m‹n k¢gë qnhtÕj ¥nqrwpoj hsoj ¤pasin kai ghgenoàj ¢pÒ gonoj 1 prwtopl£ stou kai œn koilfv mhtrÕj œglÚ fhn s¦rx dekamhniafJ crÒnJ pagefj œn agmati 2

Vieille latine Sum quidem et ego mortalis homo similis omnibus et ex genere terreno illius qui prior finctus est et in ventre matris figuratus sum caro.

Je suis, moi aussi, un homme mortel, pareil à tous, un descendant du premier être formé de la terre. J’ai été modelé en chair dans le ventre d’une mère,

Decem mensuum tempore coagulatus in sanguine

où, pendant dix mois, dans le sang j’ai pris consistance, à partir d’une semence d’homme et du plaisir, compagnon du sommeil.

œk sp{rmatoj ¢ndrÕj kai ex semine hominis et ¹donÁj ÛpnJ sunelqoÚshj delectamento somni conveniente.

kai œgë d‹ genÒmenoj }spasa tÕn koinÕn ¢{ra kai œpi t¾n ÐmoiopaqÁ 3 kat{peson gÁn prèthn fwn¾n t¾n Ðmofan p©sin hsa klafwn

Bible de Jérusalem (édition de 1975)

Et ego natus accepi communem aerem et in similiter factam decidi terram. Primam vocem similem omnibus emisi plorans.

À ma naissance, moi aussi j’ai aspiré l’air commun, je suis tombé sur la terre qui nous reçoit tous pareillement, et des pleurs, comme pour tous, furent mon premier cri

11 Le texte de la Vulgate est identique à celui de la Vieille latine parce que Jérôme n’a pas révisé cette traduction dont le texte source est celui de la Septante ; cf. J. Vílchez Lindez, Sabiduría, Estella 1990, p. 21-22, qui se réfère à Jérôme, PL 29, 427s. 12 Dans le cadre du présent article, nous ne conduirons pas une analyse rhétorique des deux versets en question ; cf. à ce propos l’ouvrage de Leproux, Discours de sagesse, passim. 13 J. Ziegler (éd.), Sapientia Salomonis, 2e éd., Göttingen 1981.

Conception, grossesse, naissance – Sagesse de Salomon 7, 12 et son arrière-fond littéraire 75

Texte de la Septante (éd. Ziegler = édition de Göttingen13)

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Bible de Jérusalem (édition de 1975)

Vieille latine

œn sparg£noij ¢netr£fhn in involumentis nutritus kai frontfsin sum et curis magnis

J’ai été élevé dans les langes et parmi les soucis.

oÙdeij g¦r basil{wn 5 Œt{ran }scen gen{sewj ¢rc›n

Nemo enim ex regibus aliud Aucun roi ne connut habuit nativitatis initium d’autre début d’existence

mfa d‹ p£ntwn ehsodoj 6 eej tÕn bfon }xodÒj te hsh

Unus ergo introitus est même façon pour tous omnibus ad vitam et similis d’entrer dans la vie et exitus. pareille façon d’en sortir.

2. Quelques remarques de critique textuelle D’une façon générale, l’édition de Göttingen suit le Codex Vaticanus (B) qui date du IVe siècle après J.-C. Les variantes que Ziegler signale dans l’apparat critique ne sont que d’importance mineure dans la mesure où aucune d’entre elles n’a de répercussions sur le sens du texte. Ne mentionnons dans ce contexte que l’omission de ¥nqrwpoj au v. 1 dans le texte original du codex B ainsi que dans le codex S. Pour ce qui concerne la Vieille latine, elle s’écarte ici et là légèrement du texte grec. Au v. 2, elle semble traduire *¹donÁj Ûpnou, au v. 3 elle rend }spasa par accepi, fait de t¾n ÐmoiopaqÁ [...] gÁn in similiter factam terram et introduit le verbe emisi, enfin, elle ajoute au v. 5 magnis. Il va sans dire qu’un examen de ses leçons particulières du texte latin ne doit pas faire abstraction de la technique de traduction qu’a adoptée le traducteur. Par ailleurs, il reste à se demander si la source grecque de la Vieille latine était identique au texte grec tel qu’il est conservé par le Codex B. Quoi qu’il en soit, dans le cadre de cet article, nous nous contenterons de signaler ces variantes, en choisissant le texte grec comme base de l’interprétation, en particulier ses deux premiers versets. 3. Les motifs anthropologiques de Sagesse 7, 1-2 Comme nous l’avons dit, la question particulière qui nous intéresse dans le présent article est de savoir si et dans quelle mesure le discours de Salomon reprend, outre les idées d’origine vétérotestamentaire, des motifs empruntés à la littérature grecque, notamment aux ouvrages d’Aristote, et comment il articule les deux.

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a) Salomon est un homme mortel Constatons de premier abord que Salomon se présente, au v. 1, comme un homme mortel (qnhtÕj ¥nqrwpoj)14. Les chercheurs sont unanimes pour affirmer que le roi fictif qui prend ici la parole s’érige contre les prétentions des rois proche-orientaux ou égyptiens consistant à se considérer comme des descendants des dieux, voire à réclamer pour eux-mêmes la nature divine15. Dans ce contexte, il convient de souligner que le qualificatif qnhtÒj – et ce constat a de quoi surprendre – n’a guère de racines vétérotestamentaires. D’une part, la Bible hébraïque ne possède aucun équivalent de qnhtÒj, d’autre part, dans les livres de la Septante qui supposent un original sémitique, cet adjectif est extrêmement rare16. Par conséquent, la définition de l’être humain en tant que qnhtÒj est presque absente de la Bible alors qu’elle est devenue courante, dans la littérature grecque, à partir d’Homère (p. ex. Iliade, I, 339) et Hésiode (Théogonie, 302, etc.). Par la suite, elle apparaît dans les contextes les plus variés, y compris les traités portant sur la logique (p. ex. Aristote, Analytica post. 92a ; Topica, 128 b 35). Bien évidemment, l’auteur de la Sagesse de Salomon aurait pu prêter à son protagoniste Salomon une définition plus proche des conceptions bibliques, p. ex. « je suis un être de chair » (cf. Psaume 56, 4 ; 65, 2 ; Ésaïe 49, 26 ; Jérémie 17, 5), car c’est la « chair », c’est-à-dire la vie en tant que vulnérable, qui est censée distinguer fondamentalement les humains des divins (cf. Daniel 2, 11 : « [...] les dieux dont la demeure n’est point parmi les êtres de chair »)17. Pourtant, en employant une définition conforme à la littérature et philosophie grecques, et afin d’être compris par son public hellénophone, le locuteur fictif qu’est Salomon met en relief le fait de partager la condition humaine avec tous les autres être humains. b) Salomon est un descendant du premier homme Notre auteur rejoint tout de suite la pensée biblique en évoquant le lien qui unit Salomon avec le premier homme, sans pour autant citer 14 Cf. pour un motif apparenté la Lettre d’Aristée, § 263. 15 Cf. p. ex. G. Scarpat, Libro della Sapienza. Testo, traduzione, introduzione e

commento, vol. II, Brescia 1996, p. 17-22 ; Engel, Weisheit, p. 127. 16 En Proverbes 3, 13 ; 20, 24, le mot qui correspond à qnhtÒj est ’Ɨdam « homme » alors qu’en Esaïe 51, 12, qnhtÒj sert à rendre la proposition relative « qui meurt ». 17 Cf. pour davantage de détails A. Wagner, « Les différentes dimensions de la vie : quelques réflexions sur la terminologie anthropologique de l’Ancien Testament », Revue des sciences religieuses, 81, 2007, p. 391-408, spéc. 404-405.

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expressément le nom d’Adam. Quoi qu’il en soit, il paraît évident, du moins à première vue, que les termes ghgenoàj ¢pÒ gonoj prwtopl£ stou font allusion à la création de ce dernier (cf. aussi Sagesse 10, 1), telle que la raconte le deuxième récit de la création du livre de la Genèse (2, 7)18 : « Dieu façonna l’homme, poussière de la terre » (}plasen Ð qeÕj tÕn ¥nqrwpon coàn ¢po tÁj g›j)19. Ainsi, Adam, façonné ou modelé à partir de la poussière de la terre, gÁ, doit sa figure concrète au processus de modelage exprimé par le verbe pl£ ssw « façonner, modeler ». Or on pourrait faire l’objection qu’à la différence du récit de la Genèse, le livre de la Sagesse n’évoque nulle part l’acte créateur de Dieu, du moins pas explicitement. Certes, l’usage de l’adjectif prwtÒplastoj fait penser à un sculpteur inconnu qui aurait créé le premier homme dont Salomon serait un ¢pÒgonoj, un descendant lointain20. De plus, en le qualifiant de ghgen›j, l’auteur de la Sagesse de Salomon, semble-t-il, laisse en suspens ce en quoi consiste exactement le processus aboutissant à l’apparition du premier homme. L’auteur se contente-t-il alors de rappeler, sans préciser davantage, que l’homme est venu de la terre (cf. Aristote, Politica, 1269 a 5.7) ? Emploie-t-il l’appellatif ghgen›j dans son acception atténuée de « terrestre » (cf. Platon, Leges, 727 e) qui d’ailleurs n’est pas étrangère à la Septante (cf. p. ex. Psaume 48, 3 ; Proverbes 2, 18) ? On pourrait être amené à tirer une telle conclusion. Or rien n’empêche de penser que l’auteur de la Sagesse de Salomon amalgame à sa façon des idées et des terminologies bibliques et grecques, en employant l’adjectif ghgen›j de la même manière que Philon d’Alexandrie, c’est-à-dire en référence à la création du premier homme, Adam, par Dieu (cf. p. ex. De opificio mundi, 136 ; De virtutibus, 203). À supposer qu’une telle hypothèse soit vraie l’adjectif ghgen›j servirait à souligner l’idée que le premier homme a été façonné à partir de la poussière de la terre21. Les deux adjectifs ghgen›j et prwtÒplastoj formeraient alors un ensemble qui exprimerait la création du premier homme à partir de la terre. Par conséquent, l’auteur de la Sagesse de Salomon ferait allusion, ne serait-ce que discrètement, au deuxième récit de la création du livre de la Genèse. Ainsi, le lecteur familier des traditions vétéro-

18 Cf. p. ex. Vílchez Lindez, Sabiduría, p. 254. 19 Pour ce texte, voir M. Harl, La Bible d’Alexandrie, vol. 1 : Genèse, Paris 1986, p. 100-101. 20 Cf. C. Larcher, Le livre de la Sagesse ou la Sagesse de Salomon, vol. 2, Paris 1984, p. 444. 21 Cf. ibid., p. 444 : « les juifs hellénisés semblent l’avoir repris volontiers pour montrer

au Grecs que le récit de Gn II, 7 lui donnait son vrai sens. »

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testamentaires reconnaîtrait, en Sagesse 7, 1, une telle allusion, bien que ni Dieu ni Adam ne soient mentionnés explicitement. c) Salomon a été engendré de la même façon que tous les autres humains Dans la troisième ligne du verset 1 ainsi qu’au verset 2, l’auteur prête à Salomon une théorie relative à la conception et à la gestation. Regardons ces lignes de plus près : a) L’endroit dans lequel l’embryon a son origine est le ventre maternel (œn koilfv mhtrÒj). Là, il est modelé à la façon d’une sculpture (œglÚfhn) afin de devenir s£rx22. D’emblée, un constat s’impose : cet usage du mot « chair » n’a rien en commun avec l’acception de « chair » dans l’Ancien Testament lequel désigne, par ce terme, la dimension vulnérable et précaire de la vie23. Pour ce qui est du processus de la gestation, le verbe au passif permet de passer l’agent sous silence. On n’apprend donc pas comment l’auteur imagine la formation de l’embryon et quelles forces y participent à son avis, sauf si ce processus est exprimé par le verbe glÚfw. Soulignons à ce propos qu’un tel emploi du verbe n’est attesté ni dans la Septante ni chez un autre auteur de la littérature juive en langue grecque (p. ex. Philon d’Alexandrie ou Flavius Josèphe). Dès lors, il est difficile de préciser si l’auteur de la Sagesse de Salomon a forgé lui-même cette image ou s’il l’a trouvée ailleurs, p. ex. dans la littérature grecque classique ou post-classique24. Toujours est-il que les commentateurs soucieux de faire des rapprochements entre la Sagesse de Salomon et la littérature grecque ne signalent pas de passages grecs dont l’auteur aurait pu s’inspirer25. Force est de constater qu’Aristote ne l’utilise pas, ni dans son ouvrage De generatione animalium ni dans l’Historia animalium26, pour décrire l’évolution de l’embryon. À part cela, il convient de noter que le texte de la Sagesse de Salomon passe sous silence la création de l’âme, et il ne mentionne pas non plus une quelconque participation divine à la formation de l’être humain 22 Cf. ibid., p. 445 : « Le nominatif sarx a valeur de prédicat (en sous-entendant kai egenomèn ou hôste genesthai), et, dans la tournure active correspondante, l’acc. marquerait le résultat. » 23 Cf. H.W. Wolff, Anthropologie des Alten Testaments, 5e éd., Munich 1990, § 3 ; Wagner, « Les différentes dimensions... », p. 397-398. 24 M. Gilbert, « La procréation. Ce qu’en sait le Livre de la Sagesse », Nouvelle revue théologique 111, 1989, p. 824-841, spéc. 829 : « En tout cas, l’image de la sculpture du corps humain en Sg 7, 1 est unique ». 25 Cf. p. ex. Scarpat, Sapienza, II, p. 93. 26 Le verbe n’est attesté qu’en Hist. anim. 516 a 27, mais le contexte est différent.

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consistant à insuffler l’âme dans le corps de chaque individu27. Néanmoins, rien ne permet de conclure qu’une telle conception de la création « en deux temps », qui sans aucun doute s’origine en Genèse 2, 7, soit étrangère à l’auteur de la Sagesse de Salomon car il semble la connaître en Sagesse 15, 11. b) La grossesse dure dix mois. Cette idée est complètement étrangère à la Bible hébraïque. Les livres d’origine juive transmis en grec sont plus précis, tout en fournissant des informations divergentes : ainsi, 2 Maccabées 7, 27 parle d’une grossesse de neuf mois alors qu’elle dure, d’après 4 Maccabées 16, 7, dix mois. Que l’idée de la grossesse de dix mois suppose de multiplier par 10 les 28 jours du mois lunaire ou que le dixième mois passe seulement pour entamé28, il est évident que les auteurs grecs émettent des affirmations divergentes sur la durée de la grossesse, s’appuyant parfois sur des calculs différents. Ainsi, Aristote rappelle que seul l’homme peut naître à des moments divers, à savoir au septième, huitième, neuvième, voire au dixième ou au onzième mois de la grossesse (Hist. Anim. 584 ab)29. g) Quelle conception notre auteur a-t-il de l’origine et de la croissance de l’embryon dans la koilfa mhtrÒj ? Il est hors de doute que le verset 2 ne renoue pas explicitement avec les idées relatives à la conception telle qu’elles ressortent de la plupart des textes de l’Ancien Testament : tout comme l’agriculteur ensemence un champ, l’homme « ensemence » la femme, en introduisant du sperme dans son organisme (cf. p. ex. Nombres 5, 28)30. Dès lors, plutôt que de contribuer de manière génétique à l’origine de l’embryon, le rôle de la femme dans la procréation se réduirait à offrir le réceptacle dans lequel se développe et grandit l’embryon durant les mois de la grossesse. Si une telle « embryologie » est apparemment absente des versets 1-2, la question se pose de savoir si l’on peut en dire davantage sur leur arrière-fond scientifique. Pour le commentateur italien Giuseppe Scarpat, il est hors de doute que l’ouvrage De generatione animalium 27 Cf. Larcher, Sagesse, II, p. 445 ; Scarpat, Sapienza, II, p. 24. 28 Cf. Gilbert, « Procréation », p. 829 ; Larcher, Sagesse, II, p. 446. 29 Concernant Galien, voir V. Boudon-Millot, « La naissance de la vie dans la théorie

médicale et philosophique de Galien », dans L. Brisson, M.-H. Congourdeau, J.-L. Solère (éds.), L’embryon : formation et animation. Antiquité grecque et latine, tradition hébraïque, chrétienne et islamique, Paris 2008, p. 79-94, spéc. 84 s. 30 Cf. à ce propos l’article très fouillé de A. Kunz, “Die Vorstellung von Zeugung und Schwangerschaft im antiken Israel”, Zeitschrift für die alttestamentliche Wissenschaft, 111, 1999, p. 561-582, spéc. 561-573, ainsi que P. Galpaz-Feller, “Pregnancy and Birth in the Bible and Ancient Egypt (Comparative Study)”, Biblische Notizen 102, 2000, p. 42-53.

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d’Aristote (en particulier le livre II, chapitre 4) peut servir de guide afin d’expliquer les idées évoquées aux versets 1-231. Notons d’abord que le participe pagefj invite à croire que l’embryon prend consistance, notamment dans le sang maternel, œn aƒmati, qui ne s’écoule plus une fois que la femme a conçu. Ainsi, l’expression œn aƒmati aurait un sens local32. Reste à savoir comment l’auteur s’imagine le processus mis en œuvre par le contact du sang maternel avec la semence paternelle. Rien ne permet de conclure du verset 2 que l’embryon s’alimente par le sang maternel pour grandir, théorie attribuée à Hippocrate33. En revanche, il est plus probable que le verset 2 suppose, sans la développer, une autre théorie diffusée dans l’Antiquité : l’embryon est le fruit d’une coagulation. Quand le sperme paternel entre en contact avec le sang maternel, il le coagule, à la manière d’un ferment. Il est possible que le verset 2 fasse allusion à une telle coagulation en employant le verbe p›gnumi. Une telle hypothèse serait corroborée par le rapprochement avec des passages où Aristote emploie cette racine (verbe p›gnumi ou substantif pÁxij) afin de montrer que le sperme paternel et le sang maternel, une fois entrés en contact, réagissent de la même façon que le ferment qui coagule le lait (cf. Gen. anim. 729 a 11 : oƒon œn tÍ toà g£ laktoj pÁxei tÕ m‹n sîma tÕ g£la œstfn, cf. aussi 739 b 25). Pourtant, le texte ne fournit pas davantage de précisions à ce propos. En ce qui concerne la théorie selon laquelle le verset 2 s’inspire des théories d’Aristote concernant la conception34, reste à dire que pour le Stagirite l’embryon doit son existence au contact du sperme paternel avec le sang maternel, la mère contribuant à l’engendrement dans la mesure où son sang représente la Ûlh (Gen. anim. 727 b 31-34). Or cette matière est sujette à un processus de détermination de façon à obtenir sa morf› spécifique – et voici la façon dont le sperme paternel contribue à la formation de l’embryon (ibid. 730 ab). Pour en revenir à notre texte, rien ne permet d’exclure que son auteur ait une certaine connaissance – directe ou indirecte – de ces théories d’Aristote. Néanmoins, il faut admettre que le texte est trop bref pour que l’on puisse tirer des conclusions plus précises. Plutôt 31 Scarpat, Sapienza, II, p. 24. 32 Ainsi Larcher, Sagesse, II, p. 445 ; Scarpat, Sapienza, II, p. 24. 33 Voir De natura pueri, 15 (Littré VII, p. 492) ; cf. aussi Ch. Schubert, U. Huttner (éds.),

Frauenmedizin in der Antike. Griechisch-lateinisch–deutsch (Sammlung Tusculum), Düsseldorf-Zurich 1999, p. 150-151. Cf. à propos de cette théorie Gilbert, « Procréation », p. 830-831. 34 Cf. récemment cf. P.-M. Borel, « Aristote contre Démocrite. Sur l’embryon » dans L. Brisson, M.-H. Congourdeau, J.-L. Solère (éds.), L’embryon : formation et animation (op. cit., supra, n. 29), p. 43-57, spéc. 47-48.

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que de faire des spéculations à ce sujet, il convient de reconnaître que l’auteur cite un vocabulaire attesté chez Aristote, notamment le verbe p›gnumi en rapport avec le substantif g£la. De plus, il semble au courant des théories grecques concernant l’origine de l’embryon, et en cela il va beaucoup plus loin que les quelques allusions vagues de la Bible hébraïque au sujet de la procréation (p. ex. Psaume 139, 13-16 ; Qohélet 11, 5). Toutefois, force est de constater que dans le contexte spécifique, il suffit que Salomon défende le caractère purement humain de sa naissance. Afin de démontrer sa descendance humaine, il se contente de dire qu’il a été engendré de la même façon que tous les autres humains : à partir du sperme paternel qui coagule le sang maternel. Dans un tel contexte, il n’est pas nécessaire, semble-t-il, de citer en détail les théories à ce sujet35. d) Enfin, il reste à expliquer la tournure kai ¹donÁj ÛpnJ sunelqoÚ shj. Il est évident que le substantif Ûpnoj sert en l’occurrence à désigner l’union sexuelle (cf. Sagesse 4, 6 pour un emploi analogue du substantif). Du point de vue syntaxique, le texte se prête à deux explications : kai ¹donÁj ÛpnJ sunelqoÚshj est un génitif absolu introduit par un kaf au sens de « de plus » ou bien l’ensemble dépend de la préposition œk en tête de ligne. De toute façon, le constat s’impose que la ¹don› désigne le plaisir qui accompagne l’union sexuelle. À supposer que la préposition œk régisse aussi ¹donÁj ÛpnJ sunelqoÚshj, on est amené à croire que le plaisir sexuel est jugé jouer un rôle positif dans le processus de la conception36. Encore une fois, il est difficile de préciser davantage. Cela n’empêche pas de voir, dans l’emploi spécifique de ¹don›, un des arguments les plus forts en faveur de la connaissance que l’auteur de la Sagesse de Salomon aurait eu des théories grecques relatives à la procréation. En fait, à plusieurs reprises Aristote se consacre, dans son ouvrage De generatione animalium, au plaisir sexuel qu’il qualifie lui aussi de ¹don›. Comme il l’explique, le plaisir, qui est commun à l’homme et à la femme, exerce une influence sur le processus de la conception (739 a 32-33). Est-ce que l’auteur de la Sagesse de Salomon connaît ces théories ? Est-ce qu’il sait qu’Aristote les a traitées systématiquement dans De generatione animalium ? Ou bien a-t-il connaissance d’autres ouvrages portant sur le même sujet ? 35 Cf. aussi Gilbert, « Procréation », p. 831. 36 H. Hübner, Die Weisheit Salomos, Göttingen 1999, p. 94, rappelle le caractère

« scientifique » du verset 2. En fait, rien ne permet de voir une valeur péjorative dans la mention du plaisir sexuel.

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Il est certain que ces questions, qui ont déjà fait couler beaucoup d’encre37, appellent des réponses très nuancées. Autant qu’il est vrai que la recherche récente relative à la Sagesse de Salomon a apporté des réponses à la question du milieu alexandrin de l’ouvrage38, autant est-il vrai qu’il est difficile de se prononcer avec sûreté sur ses sources littéraires. Quoi qu’il en soit, comme les analyses détaillées d’autres passages de la Sagesse de Salomon l’ont montré, il y a des indices forts qui obligent à admettre que l’auteur dispose de connaissances de la philosophie hellénistique et de sa terminologie39. III. Conclusion Comme nous l’avons vu, Salomon, le roi fictif qui parle en Sagesse 7, 16, s’efforce de montrer qu’il partage la condition humaine avec toute l’humanité. Ce motif sera développé dans les versets suivants, p. ex. quand le roi rappelle qu’il aspire l’air commun (verset 3), idée attestée ailleurs aussi dans la littérature grecque et latine40. Pourtant, les versets 3-6 sont apparemment moins influencés par les anthropologies propres aux différents courants de la philosophie grecque. Retenons, en guise de conclusion, trois points d’ordre méthodique que la recherche future relative à Sagesse 7, 1-2 se doit de prendre en compte : 1. Il est nécessaire de préciser dans quelle mesure l’auteur de la Sagesse de Salomon fait preuve de connaissances qui sont absentes de la Bible hébraïque et des écrits juifs en langue grecque datant de l’époque hellénistique et romaine. Dès lors, se pose la question de l’origine de ses idées. 37 Cf. avant tout les commentaires de Larcher et de Scarpat cités auparavant. 38 Voir, p. ex. M.-F. Baslez, “L’autore della Sapienza e l’ambiente colto di Alessandria” dans

G. Bellia, A. Passaro (éds.), Il Libro della Sapienza. Tradizione, redazione, teologia, Rome 2004, p. 47-66. 39 Ainsi H. Hübner, “Die Sapientia Salomonis und die antike Philosophie” dans id., Die Weisheit Salomos im Horizont biblischer Theologie, Neukirchen-Vluyn 1993, p. 55-81, qui se consacre à la question de l’influence de la philosophie grecque sur Sagesse 7, 22-25. Cf. aussi Keppler, Hellenistische Bildung, p. 197 : “Vermutlich hat sich der Weise [i. e. l’auteur de la Sagesse de Salomon] also einer Ausbildung in griechischer Paideia unterzogen.” 40 Cf. Scarpat, Sapienza, II, p. 93, qui cite le fragment n° 531 de Ménandre conservé chez Plutarque, Consolatio ad Apollonium, 5. Sénèque, Epistulae morales, 47, cite lui aussi une telle idée, en insistant sur la nature humaine de l’esclave : Vis tu cogitare istum quem servum tuum vocas ex isdem seminibus ortum eodem frui caelo, aeque spirare, aeque vivere, aeque mori. Pour une analyse détaillée de la tournure }spasa tÕn koinÕn ¢{ra dans son contexte immédiat, voir Leproux, Discours de sagesse, p. 123-143.

Conception, grossesse, naissance – Sagesse de Salomon 7, 12 et son arrière-fond littéraire 83

2. Il est impossible de tirer, de la seule présence d’un terme technique, des conclusions pertinentes concernant les ouvrages ou auteurs que l’auteur de la Sagesse de Salomon aurait connus ou lus. Une grande précaution est de mise pour expliquer ces données littéraires. D’emblée, rien n’exclut que l’auteur ait fait allusion à des ouvrages perdus. En plus, d’un point de vue méthodique, un argument mérite d’être pris au sérieux : si des auteurs antérieurs ou contemporains à la Sagesse de Salomon, citent des idées ou des terminologies analogues, il serait plus légitime d’avancer des hypothèses concernant l’érudition littéraire de l’auteur de la Sagesse de Salomon. 3. Comme nous l’avons vu, l’objectif de la Sagesse de Salomon n’est apparemment pas de résumer des ouvrages philosophiques grecs mais de faire parler « Salomon », figure fictive, qui se présente comme un roi en quête de la sagesse. En tant que tel, il amalgame des idées de provenance biblique et grecque. Cependant, qu’il s’agisse des sujets bibliques ou grecs, il a l’habitude de ne jamais expliciter ses sources. Cette manière d’argumenter est susceptible de rendre accessible son protreptikos à des lecteurs juifs ainsi qu’aux païens.

L’aquila di Aristotele. Avventure simboliche dell’haliáetos nel mondo romano Mario Lentano

0. Le avventure cui allude il titolo del mio intervento, e che vorrei qui succintamente ricostruire, hanno come protagonista l’aquila marina, o haliáetos, un rapace la cui puntuale identificazione ha dato non poco filo da torcere ai moderni ornitologi e resta tuttora congetturale1. Per fortuna, dall’ottica particolare in cui esamineremo i testi antichi relativi a questo uccello la questione risulta per noi secondaria: dell’aquila marina ci interessano infatti non tanto i tratti anatomici o le caratteristiche etologiche, ma la vicenda simbolica, il suo aver attraversato più di una stagione culturale rivelandosi di volta in volta “buona per pensare” alcuni nodi centrali dei sistemi di pensiero che l’hanno via via adottata. 1. In principio è Aristotele, naturalmente, nella cui Historia animalium l’haliáetos è una delle sei specie in cui si articola il variegato universo delle aquile: Un’altra varietà è rappresentata dalle cosiddette aquile marine: esse hanno un collo grande e pieno, le ali ricurve, la coda larga; abitano presso il mare e le coste; quando capita loro di catturare una preda e non sono in grado di trasportarla, spesso ne sono trascinate sul fondo del mare2.

In apertura di questo contributo desidero ringraziare ancora una volta gli organizzatori del colloquio strasburghese per il cortese invito che mi hanno rivolto; la mia gratitudine va inoltre a Pietro Li Causi e a Luigi Spina per aver letto queste pagine con affettuosa dottrina. 1 Cfr. in particolare W. G. Arnott, Peripatetic Eagles: A New Look at Aristotle, Historia animalium 8 (9).32, 618b18-619a14, in A. F. Besson, W. Dominik (eds.), Literature, Art, History: Studies on Classical Antiquity and Tradition in Honour of W. J. Henderson, Frankfurt am Main 2003, pp. 225-34; Id., Birds in the Ancient World from A to Z, LondonNew York 2007, s.v. haliaetos. Cfr. anche J. Pollard, Birds in Greek Life and Myth, London 1970, pp. 77-78. 2 Historia animalium, IX, 619a 4 ss. Quando non diversamente indicato, le traduzioni sono di chi scrive.

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Più avanti Aristotele integra questo profilo iniziale con la menzione di un singolare comportamento dell’aquila marina: L’aquila di mare ha la vista molto penetrante e costringe i propri piccoli, quando sono ancora privi di piume, a puntare lo sguardo verso il sole, battendoli e volgendoli a forza se rifiutano di farlo; e tra i due quello i cui occhi per primi si bagnano di lacrime viene ucciso, l’altro invece è allevato3.

«Tra i due», afferma la Historia animalium: le aquile infatti, come Aristotele ha già spiegato in precedenza, depongono tre uova, ma ne fanno schiudere di norma solo due e allevano uno solo dei nuovi nati4. Cosa induca nell’aquila marina questo particolare comportamento nei confronti dei suoi piccoli Aristotele non lo dice in questa sede, ma il lettore può ricavarlo agevolmente dalle informazioni altrove fornite sulle aquile nel loro complesso: nel sesto libro della Historia animalium, ad esempio, Aristotele afferma che tutte le aquile cacciano dal nido uno degli aquilotti perché infastidite dall’onere di nutrirlo (¢cqÒmenoj tÍ œdwdÍ); nel nono libro si parla invece di ijșȩȞȠȢ dell’aquila, uccello estremamente vorace e proprio per questo poco incline a dividere il cibo con i pulcini allorché questi iniziano a crescere ed entrano dunque in competizione con i genitori nella spartizione della preda5. In ogni caso, il comportamento dell’haliáetos presenta una sua propria specificità rispetto a quello delle specie congeneri: l’aquila marina non attende neppure che i propri piccoli abbiano raggiunto una certa taglia per espellerli dal nido, ma l’uccisione del nuovo nato avviene subito dopo la schiusa delle uova. 2. Nel mondo romano la trattazione aristotelica sull’haliáetos è ripresa da Plinio il Vecchio, nella sezione ornitologica della Naturalis historia: Solo l’aquila marina, battendo i suoi piccoli quando sono ancora implumi, li costringe subito a fissare i raggi del sole e, se si accorge che uno di essi serra gli occhi o li bagna di lacrime, lo getta giù dal nido come bastardo e degenere; alleva invece quello la cui vista è rimasta salda6.

3 Historia animalium, IX, 620a 1 ss.: Ð d' ¡li£etoj Ñxuwp{statoj m{n œsti, kai t¦ t{kna ¢nagk£zei }ti yil¦ Ônta prÕj tÕn ¼lion bl{pein, kai tÕn m¾ boulÒmenon kÒptei kai str{fei, kai Ðpot{rou ¨n }mprosqen od Ñfqalnoi dakrÚsin, toÚton ¢poktefnei, tÕn d' Ÿteron œktr{fei. 4 Cfr. Historia animalium, VI, 563a 16-19. 5 Cfr. rispettivamente VI, 563a 22 e IX, 619b 28. 6 Cfr. X, 10: Haliaetus tantum, implumes etiamnum pullos suos percutiens, subinde cogit adversos intueri solis radios et, si coniventem umectantemque animadvertit, praecipitat e

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La dipendenza di Plinio dal trattato aristotelico è fuori discussione: tra l’altro Plinio è l’unico, come vedremo, a rispettare la terminologia dello Stagirita, traslitterando senz’altro il nome greco dell’aquila marina e coniando un haliaetus che ha in latino rarissime attestazioni7. Anche le differenze con la fonte greca si spiegano facilmente postulando che Plinio abbia tenuto conto del più ampio contesto aristotelico, estendendo all’aquila marina caratteri o comportamenti che la Historia animalium riferisce al genere delle aquile nella sua interezza: così, l’affermazione secondo cui l’haliaetus si limita a precipitare dal nido il pulcino che non riesce a fissare il sole, laddove Aristotele parla senz’altro di soppressione del piccolo aquilotto (¢poktefnei), risente probabilmente dei passi, cui abbiamo fatto cenno, nei quali alle aquile in generale è attribuita l’abitudine di scacciare precocemente dal nido i piccoli per la difficoltà di assicurare loro il nutrimento o per evitare di dividerlo con essi8. Anche la definizione del pulcino bandito dal nido come adulterinus risente forse del più ampio contesto aristotelico: subito dopo la descrizione dell’haliáetos la Historia animalium menziona infatti un’ultima specie di aquile chiamate “pure”, gnésioi, per il fatto di essere le uniche a non nascere da incroci con altre specie: Esiste ancora un altro genere di aquila, vale a dire quella detta gnésios. Si dice infatti che queste aquile si distinguano dalle altre aquile e anche dagli altri uccelli perché sono le uniche ad essere, per l’appunto, gnésioi, vale a dire di razza pura. Gli altri generi sono frutto di mescolamenti e di adulteri (m{miktai kai memofceutai) l’uno per mezzo dell’altro, sia che si tratti di aquile, sia di sparvieri, sia di uccelli di taglia piccolissima9.

nido velut adulterinum atque degenerem. Illum, cuius acies firma contra stetit, educat (trad. di E. Giannarelli lievemente modificata). 7 In haliae(e)tus viene trasformato Niso secondo il mito raccontato, tra l’altro, nella Ciris pseudo-virgiliana (dove lo zoonimo ricorre ai vv. 204 e 528), nelle Metamorfosi di Ovidio (VIII, 146), in Igino (Fabulae, 198). 8 Si tratta dei passi aristotelici citati alla nota 5. Un confronto minuzioso e un po’ malevolo tra Plinio e la sua fonte aristotelica è condotto da F. Capponi, Le fonti del X libro della Naturalis Historia di Plinio, Genova 1985, in particolare pp. 52-53 a proposito del cap. 10; più in generale sulla presenza di Aristotele in Plinio cfr. ora P. Li Causi, Le metamorfosi di un filosofo. Tracce, presenze e mutazioni di Aristotele nella zoologia di Plinio, in “Annali on line Lettere-Ferrara”, 4.2, 2009, pp. 68-98. La notizia aristotelica secondo la quale l’aquila marina si libera di uno degli aquilotti per il fastidio di nutrirlo è ripresa da Plinio più avanti (x, 13: alterum expellunt taedio nutriendi), ma viene attribuita alle aquile nel loro complesso; in X, 6 di afferma che l’“aquila nera”, o melanaetos, è la sola ad allevare i propri piccoli, mentre ceterae, ut dicemus, fugant. 9 Aristotele, Historia animalium, IX, 619a 8-11 (trad. di P. Li Causi lievemente modificata).

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Come si vede, già Aristotele ricorre alla categoria di ȝȠȚȤİȓĮ, oltre a quella di “mescolanza”, per indicare la tendenza delle aquile, con l’eccezione appunto degli gnésioi, a riprodursi mediante fecondazione con altre specie o con uccelli appartenenti a specie diverse10; è un uso estremamente interessante, che introduce all’interno della trattazione scientifica un elemento esplicitamente valutativo su un aspetto cruciale del comportamento animale come quello legato alla riproduzione; la categoria è comunque abbastanza ben attestata in greco, ma è nota anche a Plinio, che la adotta, tra l’altro, a proposito del cuculo, ancora una volta riprendendo e rielaborando materiale aristotelico. Questo uccello infatti, a causa della propria debolezza, è incapace di procedere alla schiusa delle proprie uova; cerca perciò nidi in cui una femmina stia covando uova per quanto possibile simili alle proprie e ve le mescola; in questo caso però l’“adulterio” passa inosservato, anzi sortisce il paradossale effetto di determinare l’espulsione della discendenza “legittima”: La femmina alleva dunque il piccolo cuculo, che è stato introdotto così nel nido contaminato (subditum adulterato [...] nido). [...] Questa si rallegra per il bell’aspetto che ha, e si congratula con se stessa, perché ha generato un simile esemplare; i suoi piccoli, paragonandoli con questo, li considera come bastardi (damnat ut alienos) e lascia che alla sua presenza muoiano di fame, finché il cuculo, già capace di volare, assale anche lei11.

Uccello debolissimo – l’unico, a dire di Plinio, ad essere ucciso dagli esemplari della sua stessa specie –, pavido, proverbialmente pigro, costretto a riprodursi di nascosto, il cuculo si pone per molti versi agli antipodi dell’aquila; eppure grazie alla sua astuzia esso si prende la propria vendetta: non solo riesce a far schiudere le proprie uova, ma i suoi pulcini si impongono sulla nidiata legittima e finiscono persino per assalire la propria nutrice, in una sorta di rovesciamento speculare 10 Sul punto va consultato P. Li Causi, Generare in comune. Teorie e rappresentazioni dell’ibrido nel sapere zoologico dei Greci e dei Romani, Palermo 2008, in particolare pp. 76 ss. Ai passi citati da Li Causi si può aggiungere Basilio di Cesarea, Esamerone, VII, 6, 1: «l’accoppiamnento della vipera con la murena è un adulterio (ȝȠȚȤİȓĮ) della natura» (trad. di M. Naldini). 11 Plinio il Vecchio, Naturalis historia, X, 27 (trad. di E. Giannarelli). La fonte è anche in questo caso aristotelica, cfr. Historia animalium, VI, 7, 563 b e Capponi, Le fonti del X libro, cit., pp. 73 ss. Cfr. anche D. W. Thompson, A Glossary of Greek Birds, London-Oxford 1936 (rist. Hildesheim 1966), pp. 151 ss.; F. Capponi, Ornithologia Latina, Genova 1979, pp. 169 ss.; Arnott, Birds in the Ancient World, cit., pp. 102 s.; sulla percezione del cuculo nelle culture antiche cfr. ora M. Bettini, Voci. Antropologia sonora del mondo antico, Torino 2008, pp. 137 ss.

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dell’aggressività dimostrata dall’aquila nei confronti di uno dei due implumi che ha generato12. Quel che più conta dal nostro punto di vista, Plinio ricorre ancora una volta alla terminologia dell’adulterio, come aveva fatto pochi paragrafi prima a proposito dell’aquila marina13. La ricerca puntigliosa di corrispondenze e divergenze tra Aristotele e Plinio rischia però di risultare un po’ sterile; più utile è semmai osservare come sia il taglio complessivo della sezione sull’haliaetus a distinguere più marcatamente la fonte greca dalla sua ripresa in ambito romano. Definendo adulterinum atque degenerem il pulcino scacciato dal nido, Plinio finisce infatti per ribaltare il punto di vista della Historia animalium: non è una colpa o un tratto caratteriale dell’aquila – di volta in volta identificato nel “fastidio” o nell’“invidia” – a determinare la scelta di bandire uno degli aquilotti, ma una mancanza o insufficienza di quest’ultimo, che l’haliaetus si limita a identificare e sanzionare. Ad essere in gioco, insomma, non è la presunta ingiustizia dell’aquila, la sua malevola disposizione verso la prole, ma semmai un deficit imputabile alla sua discendenza, allorché questa si rivela indegna del genus cui pretende di appartenere. 12 Ben diversamente vanno le cose in uno dei mirabilia raccolti negli Otia imperialia di Gervasio di Tilbury (circa 1215): «Racconterò una cosa straordinaria e arcinota a tutta la gente della nostra città di Arles. Le cicogne hanno l’abitudine dai tempi più antichi di nidificare nei muri e nelle torri della città. Nel periodo dunque della cova delle uova deposte, qualcuno sconsideratamente aggiunse un uovo di corvo alle uova di cicogna; così l’uovo, stimolato dal calore in mezzo alle altre, produsse debitamente, secondo natura, un piccolo corvo. Il corvo crebbe, e quando la cicogna maschio si avvide che il piccolo era del tutto dissimile da quelli della propria specie, lo proclamò a gran voce al gruppo dei suoi simili. Le cicogne si radunarono, si introdusse l’imputata, uno sbattere di becchi formulò l’accusa; venne mostrato il piccolo, discordante rispetto a quella che avrebbe dovuto essere la sua natura e venne accolto come testimonianza presuntiva, il che bastò per la condanna della supposta madre. Denudati quindi madre e figlio putativo del loro piumaggio, furono fatti precipitare insieme secondo il verdetto dall’alto di una torre e trovarono la morte» (III, 97, trad. di F. Latella). 13 Plinio ricorre alla categoria dell’adulterio anche in contesti diversi da quelli relativi al mondo animale, ad esempio a proposito dell’innesto, una tecnica largamente praticata dagli antichi, che mettendo a contatto piante di specie diversa produce un individuo vegetale ibrido e non riducibile a nessuna delle sue matrici biologiche, cfr. Naturalis historia, XVII, 8: ob hoc insita et arborum quoque adulteria excogitata sunt, ut nec poma pauperibus nascerentur; cfr. anche IX, 139: set alia e fine initia, iuvatque ludere inpendio et lusus geminare miscendo iterumque et ipsa adulterare adulteria naturae. Non a caso in Ovidio, Metamorphoses, IV, 372 ss. l’immagine dell’innesto è evocata in relazione alla fusione ormai inestricabile di Ermafrodito e della ninfa Salmacide. Cfr. anche Tertulliano, De cultu feminarum, I, 8, 2 (sull’impiego delle tinture in ambito tessile): quis enim est vestis honor iustus de adulterio colorum iniustorum? Altri passi utili nel commento ad loc. di S. Isetta, in Tertulliano, L’eleganza delle donne, Bologna 2010.

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Tutto questo, diciamolo subito, dà alla pagina della Naturalis historia un sapore molto romano: l’aquila di Plinio ricorda infatti da vicino l’inflessibile pater familias che di fronte ad atteggiamenti o comportamenti “degeneri” dei figli li punisce relegandoli in campagna o allontanandoli dal proprio cospetto o talora senz’altro mettendoli a morte14. Ma molto romana è anche l’ossessione per la purezza della stirpe, il timore che il sangue paterno sia adulterato dall’immissione di un seme estraneo, con il risultato di confondere e obliterare la linea di discendenza proprio nel delicato momento di passaggio da una generazione all’altra. Non a caso l’abusiva penetrazione all’interno di un albero genealogico di un membro ad esso estraneo si esprime in latino attraverso termini e immagini che rimandano alla pratica dell’innesto: una circostanza che da un lato appare coerente con il più generale ricorso a metafore di tipo “arboreo” in riferimento alla parentela, dall’altro sembra costituire il rovesciamento speculare della definizione pliniana di innesto come “adulterio degli alberi”15. In Plinio, insomma, l’esposizione dei piccoli aquilotti alla luce solare assolve alla funzione di un vero e proprio test: per l’aquila marina si tratta di smascherare l’eventuale presenza nella nidiata di un pulcino spurio, frutto di un accoppiamento “adulterino” e proprio per questo “degenere”; a tale scopo l’haliaetus imbastisce una prova che chiama in causa la più identificante fra le caratteristiche di questa specie, la straordinaria acutezza della sua vista, una sorta di marca identitaria la cui assenza basta da sola, evidentemente, a escludere l’appartenenza del nuovo nato al genus di cui pretende di far parte16. Questa griglia di lettura è del tutto assente, come si è visto, nella fonte aristotelica, che preferisce semmai invocare una innata ostilità delle aquile nei confronti della propria discendenza, ma trova invece

14 Sul punto mi permetto di rinviare a M. Lentano, L’heautontimoroumenos di Terenzio e quello di Valerio Massimo. Due note sulla paternità punita, in “Dioniso”, 5, 2006, pp. 82-93. 15 Cfr. L. Beltrami, Il sangue degli antenati. Stirpe, adulterio e figli senza padre nella cultura romana, Bari 1998, pp. 38 ss.; Li Causi, Generare in comune, cit., pp. 93 ss. 16 Nel caso del corvo tale marca identitaria non può che essere, evidentemente, la nerezza del piumaggio; ecco perché, secondo Isidoro, il corvo non nutre i propri piccoli sin quando non li abbia riconosciuti per suoi dal colore; «quando, però, vede che il loro piumaggio è nero, li riconosce definitivamente (in toto agnitos) e li alimenta con maggiore abbondanza» (Etymologiae, XII, 7, 43, trad. di A. Valastro Canale). Da Isidoro il motivo transita poi nei bestiari e nelle enciclopedie medievali, cfr. L. Morini (a cura di), Bestiari medievali, Torino 1996, ad indicem; Brunetto Latini, Trésor, I, 157 ecc.

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puntuale riscontro nella cultura latina, dove il motivo della “prova di legittimità” è presente e diffuso17. 3. E infatti Plinio non è il primo autore latino a imprimere questa curvatura alle notizie aristoteliche sull’haliáetos; anzi, la loro riformulazione nei termini di una prova di legittimità appare solidamente stabilita sin dall’ingresso dell’aquila marina nella cultura romana. Lo stato della tradizione non ci consente purtroppo di arretrare al di qua di una generazione rispetto all’enciclopedia pliniana: è infatti nella Pharsalia di Lucano che la prova dell’aquila compare per noi nella letteratura latina, in un bel passo in cui la menzione del rapace è accostata a quella degli Psilli, una popolazione libica nota per essere immune dal veleno dei micidiali serpenti del deserto. Anche gli Psilli, informa Lucano, adottano infatti nei confronti della propria discendenza un comportamento non dissimile da quello dell’haliáetos: per verificare la legittimità dei nuovi nati, essi li espongono al contatto – o secondo altre fonti senz’altro al morso – dei micidiali rettili: se il bambino muore, o anche semplicemente se si mostra spaventato dai serpenti, questo è il segno della sua estraneità alla stirpe degli Psilli e insieme la prova inoppugnabile di un adulterio commesso dalla madre del piccolo18. Tra l’altro il costume degli Psilli è noto anche a Plinio: secondo la versione fornita dal naturalista, i serpenti si allontanano dai neonati legittimi, mentre aggrediscono i bambini adulterino sanguine natos19. Ecco dunque i versi della Pharsalia: Tanto confidano nel sangue: / appena un loro piccolo viene al mondo, / se temono che ci sia contaminazione d’amore adulterino, / sottopongono l’incerto figlio alla prova dell’aspide velenoso; / come l’uccello di Giove, quando sgusciano i piccoli / implumi dal caldo uovo, li espone verso oriente; / quelli che riescono a sopportare i raggi e tollerano / la luce senza distogliere lo sguardo, li serbano alla vita / nel cielo; abbandonano quelli che cedono a Febo. Così / gli Psilli si garantiscono

17 Di prove di legittimità nel mondo romano ho discusso a lungo nel mio La prova del sangue. Storie di identità e storie di legittimità nella cultura latina, Bologna 2007, cui mi permetto qui di rinviare. 18 Sugli Psilli e la loro “prova del sangue” ho raccolto fonti e bibliografia ivi, pp. 29 ss. 19 Plinio, Naturalis historia, VII, 14: Horum corpori ingenitum fuit virus exitiale serpentibus et cuius odore sopirent eas; mos vero liberos genitos protinus obiciendi saevissimis earum eoque genere pudicitiam coniugum experiendi, non profugientibus adulterino sanguine natos serpentibus.

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della razza, se l’infante non inorridisce al contatto / dei serpenti, e gioca con loro quando gli sono donati20.

In Lucano la nozione di adulterio è espressa mediante il nesso mixtura externae veneris: un’espressione pregnante, difficile da tradurre, ma chiaramente allusiva alla mescolanza di semi che ogni adulterio, secondo la “biologia selvaggia” dei Romani, finisce col determinare21. Ciò che gli Psilli intendono scongiurare, attraverso la prova cui sottopongono i nuovi nati, è dunque proprio la possibile infiltrazione di un discendente spurio, estraneo alla stirpe cui abusivamente pretende di appartenere; e analoghe finalità ha evidentemente per il poeta latino il comportamento delle aquile – aquile senza ulteriori specificazioni, perché il poeta Lucano, al contrario del naturalista Plinio, non ha evidentemente interesse a fornire precise distinzioni tassonomiche. A questo punto, smarrito per strada il puntuale ma non indispensabile riferimento all’haliáetos, il racconto sulla “prova dell’aquila” ha ormai assunto la configurazione che manterrà stabilmente nell’immaginario dei secoli successivi: per limitarsi alla sola antichità, il motivo torna con maggiore o minore ampiezza in Silio Italico, in Luciano, Eliano, Temistio, nello pseudo-Giuliano, in Claudiano e così via, senza considerare per il momento la sua cospicua presenza presso gli scrittori cristiani, cui faremo cenno nella parte finale di questo contributo. Né la fortuna del racconto cessa con il naufragio del mondo antico: la ricorrenza della prova dell’aquila nella letteratura, nella trattatistica scientifica, nelle rappresentazioni 20 Lucano, Pharsalia, IX, 898-908: Fiducia tanta est / sanguinis: in terras parvus cum decidit infans, / ne qua sit externae Veneris mixtura timentes, / letifica dubios explorant aspide partus; / utque Iovis volucer, calido cum protulit ovo / implumis natos solis convertit ad ortus: / qui potuere pati radios et lumine recto / sustinuere diem, caeli servantur in usus, / qui Phoebo cessere iacent: sic pignora gentis / Psyllus habet si quis tactos non horruit angues, / si quis donatis lusit serpentibus infans. 21 Che il nesso externa venus alluda all’adulterio è confermato, se ce ne fosse bisogno, da Ovidio, Metamorfosi, XIV, 380 (nec Venere externa socialia foedera laedam), dove la “venere estranea” si contrappone espressamente ai socialia foedera del matrimonio nelle parole di Pico sedotto da Circe (sul passo di Ovidio cfr. ora M. Bettini, C. Franco, Il mito di Circe. Immagini e racconti dalla Grecia a oggi, Torino 2010, pp. 260 ss.). Sulle convinzioni dei Romani in merito alla “mescolanza” del seme cfr. M. Bettini, L’incesto di Fedra. Sulla “biologia selvaggia” dei Romani, ora in Id., Affari di famiglia. La parentela nella letteratura e nella cultura antica, Bologna 2010, pp. 221-38. Notiamo infine che l’espressione mixtura externae veneris riecheggia i termini adottati da Aristotele in riferimento alle aquile gnésioi e che abbiamo poc’anzi ricordato: se infatti mixtura rimanda al greco mefgnumi, il nesso externa venus riprende, sul piano del significato se non su quello del significante, il verbo moiceÚw presente nella pagina aristotelica.

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iconografiche, nel complesso mondo degli emblemi si può seguire sino alle soglie dell’Ottocento22. In questa ininterrotta presenza, il passaggio dal mondo greco a quello romano sembra costituire una prima soluzione di continuità: è in questo passaggio, a quando pare, che il comportamento dell’aquila di mare viene riletto attraverso un modello familiare alla cultura di arrivo, quello della prova del sangue. Naturalmente, non possiamo escludere con certezza che una tale interpretazione fosse già presente in una fonte ellenistica intermedia, oggi perduta; forte è però il sospetto che essa vada invece accreditata proprio alla ricezione romana delle dottrine aristoteliche, sospetto reso più verosimile dal fatto che anche in altri racconti in cui la prova del sangue entra in gioco, essa sembra fare la sua prima comparsa in testi riferibili alla cultura romana. Torniamo ad esempio al caso degli Psilli, che Lucano associa strettamente a quello dell’aquila. A differenza di quanto accade con l’haliaetos, in questo caso le fonti greche a nostra disposizione sono numerose e coprono in modo abbastanza omogeneo l’arco cronologico compreso fra Erodoto e l’età ellenistica. Se però le eccezionali virtù immunitarie degli Psilli e le loro capacità curative sono già largamente citate in ambito greco, è solo a partire da Varrone che a queste notizie si affianca la menzione della prova cui gli Psilli sottopongono i propri neonati23. Ed è ancora un autore latino, Claudio Eliano, a interpretare come prova di legittimità, volta a distinguere «i figli genuini dai 22 Rudolf Wittkower, il grande storico berlinese che ha ricostruito uno dei filoni di questa fortuna, quello relativo alle espressioni artistiche del motivo, ne ha segnalato infatti le manifestazioni più recenti nell’ultimo scorcio del XVIII secolo; cfr. R. Wittkower, L’aquila e il serpente, in Id., Allegoria e migrazione dei simboli, Torino 1987, p. 78, nota 192. In relazione alla cultura francese cfr. anche E. Rolland, Faune populaire de la France. Noms vulgaires, dictons, proverbs, légendes, contes et superstitions, vol. IX, Oiseaux sauvages, Paris 1967, pp. 9 ss. 23 Per la relativa documentazione rimando ancora alle mie pagine citate alla nota 14. Pace Ch. R. Raschle, Pestes harenae. Die Schlangenepisode in Lucans Pharsalia (IX 587-949), Frankfurt am Main 2001, pp. 70 e 351, da Eliano, La natura degli animali, XVI, 27 non si deduce affatto che la notizia sulla prova di legittimità degli Psilli fosse già nel filosofo, storico e geografo ellenistico Agatarchide di Cnido; Eliano delimita chiaramente la sezione del capitolo in cui sta parafrasando Agatarchide, concludendo poi in prima persona: «Ho già detto precedentemente che gli Psilli, per verificare se un neonato sia loro figlio genuino oppure un bastardo ecc.» (trad. di F. Maspero). Il rimando si riferisce al capitolo I, 57, dove Eliano non cita affatto Agatarchide come fonte, ma un non meglio precisato lógos libico del quale dichiara peraltro di non fidarsi pienamente («se queste cose che i Libici raccontano sono fanfaluche, sappiano che non ingannano me, ma loro stessi»), laddove invece rispetto ad Agatarchide non si riscontra mai una simile presa di distanza. Plinio menziona a sua volta Agatarchide a proposito degli Psilli, ma ha presenti anche altre fonti (ad esempio Varrone, espressamente citato).

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bastardi», il comportamento di un altro animale, il coccodrillo, il quale uccide, tra i propri piccoli, quello che alla nascita non si è subito avventato su una preda, laddove l’unica altra fonte che menziona questo comportamento, il greco Plutarco, ne parla come di una semplice misura eugenetica volta a eliminare un esemplare che si sia dimostrato fiacco e poco aggressivo24. Al dossier va infine aggiunto un caso ulteriore, sul quale è opportuno indugiare maggiormente perché ancora una volta esso prende le mosse da Aristotele. Nella Politica il filosofo attribuisce ai Celti e ad altre popolazioni “barbare” l’abitudine di esporre sin dall’infanzia i bambini a condizioni climatiche estreme, in particolare immergendoli nelle acque gelide di un fiume: Cosa utile sarebbe l’abituare i bambini al freddo fin dalla loro prima infanzia per i vantaggi che ciò dà alla salute e alle capacità guerresche. Per questo molti popoli barbari hanno l’abitudine di immergere i neonati in un fiume freddo, oppure di coprirli con una veste sottile, come avviene tra i Celti. Bisogna prendere fin da principio e gradatamente tutte le abitudini che è possibile prendere, e i bambini, per il loro naturale calore, sono adatti ad esercitarsi al freddo25.

In Aristotele il costume si giustifica con l’intento di abituare precocemente il corpo maschile alle fatiche militari; i popoli che lo adottano, infatti, sono proprio quelli che mirano a sviluppare nei propri membri l’attitudine alla guerra, come il filosofo ha spiegato poco prima26. Nei secoli successivi questo dato aristotelico è all’origine di due linee di sviluppo, parzialmente indipendenti: da un lato sta una lunga serie di testi, sia greci che latini, nei quali il precoce contatto con l’acqua gelata diventa segno distintivo e nobilitante di infanzie eroiche come quella di Ercole o tratto caratterizzante di popolazioni guerriere come i Rutuli di Virgilio; parallelamente, a partire dalla tarda antichità l’immersione dei neonati è registrata da un numero crescente di fonti come prova di legittimità, di volta in volta attribuita ai Galli o ai Germani: i piccoli vengono esposti alle acque del Reno o, secondo una variante appena più benevola, adagiati su uno scudo per essere poi abbandonati alla corrente del fiume. Chi sopravvive a 24 Si tratta rispettivamente di Claudio Eliano, La natura degli animali, IX, 3 e Plutarco, L’intelligenza degli animali, 34, 981 c-d. Noto di passata che Eliano conosce anche il comportamento dell’aquila, naturalmente nella sua interpretatio latina, cfr. La natura degli animali, II, 26. 25 Aristotele, Politica, VII, 17, 1337a 12 ss. (trad. di C. A. Viano). 26 VII, 17, 1337a 6-7.

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questa prova, di chiaro sapore ordalico, è considerato legittimo, spurio, invece, chi soggiace al freddo o viene travolto dalle acque: al punto che in età tardo-antica e bizantina l’espressione «Il Reno smaschera il bastardo» era divenuta proverbiale, ed è talora associata all’altra, «Il sole rivela quello che non è figlio dell’aquila»27. In realtà, l’esistenza di un nesso diretto tra le notizie di Aristotele sui Celti e le testimonianze tardo-antiche sull’ordalia del Reno non è riconosciuta da tutti gli studiosi, anche per via del grande iato cronologico che separerebbe il filosofo dai suoi presunti e creativi interpreti tardo-antichi; io suppongo però che il nesso vi sia e ho creduto in altra sede di rintracciarne le tappe intermedie nella trattatistica medica, da Sorano a Galeno a Oribasio28. Va detto che sulla prova del Reno le fonti a nostra disposizione sono quasi tutte greche, anche se i loro autori sono spesso strettamente legati a Roma e alla sua cultura; ed è anche possibile che il motivo abbia un’origine del tutto indipendente da Aristotele, ad esempio nella letteratura etnografica, o che rispecchi, magari deformandola o fraintendendola, una pratica effettivamente in uso presso i Germani della tarda antichità. Tuttavia, anche a non voler tener conto di quest’ultimo caso, certo meno nitido dei precedenti, la tendenza generale appare chiara: in almeno tre dei quattro esempi che abbiamo esaminato – le aquile marine, i coccodrilli, gli Psilli –, se non si può escludere a priori che già fonti greche perdute introducessero il motivo della prova di legittimità, è però significativo che quella interpretazione dei dati è a noi nota solo da testi provenienti dalla cultura romana o comunque ad essa riferibili.

27 Sull’intera problematica rimando alla documentazione che ho raccolto in I Germani e l’ordalia del Reno, un mito etnografico, in “Invigilata lucernis”, 28, 2006, pp. 109-31; tra le numerose attestazioni della notizia mi limito a citare un frammento anonimo conservato nell’Antologia palatina e databile anch’esso al IV secolo: «Fanno i Celti animosi nell’onda gelosa del Reno / come un vaglio di figli, né padri si sentono ancora / ove non vedano il bimbo dall’acqua divina lavato. / Ché non appena, sgusciando dal grembo materno, l’infante / versa la lacrima prima, da sé sollevandolo il padre / colloca sopra uno scudo suo figlio né d’altro si cura: / del genitore il cuore non ha né la mente: provarlo / prima dovrà nei lavacri del fiume che vaglia le nozze. / Dopo il parto la madre, dolore sommando a dolori, / anche se il padre del bimbo sa bene chi sia, nell’attesa / trema – non sa che disegno quell’onda mutevole celi» (IX, 125, trad. di F. M. Pontani). 28 I Germani e l’ordalia del Reno, cit. Il recentissimo commento ad una delle fonti sulla prova dei Germani (il cosiddetto Paradossografo vaticano) non aggiunge ulteriori dati: alludo a J. Stern, Paradoxographus Vaticanus, in “Trends in Classics”, 2.1, 2010, pp. 437-66, in particolare p. 455.

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4. Io credo che questa circostanza sia tutt’altro che casuale, legata ai capricci e alle lacune della documentazione testuale, e che si giustifichi invece alla luce dell’importanza centrale che la legittimità della discendenza – e l’ossessione dell’adulterio, ad essa strettamente legata – riveste nella cultura romana29. Ad analoghe considerazioni si presta il tema della rassomiglianza, che a quello della legittimità è a sua volta intimamente connesso, pur non dipendendone necessariamente: nel mondo romano ad un figlio si chiede anzitutto di assomigliare al proprio padre; e quando ciò non accade, il diritto e il costume mettono a disposizione di quest’ultimo una serie di strumenti per sanzionare e rimuovere la colpevole anomalia. Che poi tale rassomiglianza consista nel possesso di un certo insieme di virtù o nella capacità di fissare senza distogliere lo sguardo la luce del sole conta meno della sostanziale isotopia che emerge tra mondo umano e mondo animale30. Ecco perché la cultura romana trasforma l’aquila aristotelica che malthusianamente dimezza la propria nidiata per ottimizzare la redistribuzione delle risorse alimentari in un’aquila latina che va a caccia del pulcino “degenere” per espellerlo dalla linea di discendenza: migrando da un contesto culturale ad un altro, le notizie aristoteliche sull’aquila marina si caricano di significati nuovi, che certo non entrano in contraddizione con i dati offerti dalla fonte greca, ma che quella fonte non implicava in alcun modo e che vanno dunque giudicati come frutto del “lavoro simbolico” messo in campo dell’ambiente che le recepisce31. Che la mancata legittimità dell’aquilotto vada intesa in senso proprio, nei termini di un’origine adulterina, o nel significato più generico di una mancata o imperfetta rassomiglianza alla stirpe di provenienza, la prova dell’aquila, insieme agli altri racconti che ne condividono la medesima struttura di fondo, come quello degli Psilli, si offriva in ogni caso come “buona per pensare” un nodo centrale del codice culturale; d’altra parte, proprio la centralità di quel nodo induceva a interpretare nei termini di un 29 Una sola, autorevole testimonianza per tutte: «Un cittadino romano [...] era perseguitato da due fantasmi: che gli si “attribuisse” un figlio – e contro questo terrore il diritto moltiplicò il numero dei “guardiani del ventre” – ma anche che il “ventre” dissimulasse l’erede sottraendolo così al padre» (Y. Thomas, Roma: padri cittadini e città di padri (II secolo a.C.II secolo d.C.), in Storia universale della famiglia, vol. I, Antichità, Medioevo, Oriente antico, trad. it. Milano, pp. 200-201). 30 Anche sulla questione della rassomiglianza nella cultura romana mi limito ad un unico rimando tra i molti possibili: M. Bettini, Il ritratto dell’amante, Torino 1992, pp. 211 ss. 31 Una circostanza che ci ricorda una volta di più come nel titolo prescelto per questo convegno, Aristoteles Romanus, l’aggettivo conta almeno tanto quanto il sostantivo.

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apologo sulla legittimità e sulla rassomiglianza un comportamento che in origine, nella fonte greca che per prima ne dà notizia, aveva tutt’altra spiegazione e significato. 5. Mi sia però consentito, prima di chiudere il mio intervento, di indagare un altro momento della lunga fortuna dell’“aquila di Aristotele” a Roma. Quella fortuna è infatti assicurata anche, come si è accennato, dalla cultura cristiana, che si appropria precocemente del motivo e ne propizia il successivo passaggio al Medioevo, grazie alla presenza della prova dell’aquila in autori della rilevanza di Ambrogio, Girolamo o Agostino: si tratta allora di capire che tipo di funzione gioca la ripresa di quel racconto in un contesto culturale e simbolico in larga parte diverso rispetto a quello della tradizione “pagana” che lo aveva per prima elaborato; si tratta, in altri termini, di verificare se anche in questo ulteriore passaggio si determini una ristrutturazione della storia dell’aquila affine a quella che abbiamo creduto di identificare nel traghettamento del motivo dalla Grecia a Roma32. In effetti, dopo una succosa ma rapida apparizione in Tertulliano, è da Ambrogio, nel IV secolo d.C., che prende le mosse la fortuna cristiana dell’aquila e della sua prova di legittimità. Il grande patriarca, come vedremo, rievoca il motivo a più riprese nel corso della sua opera: sono almeno quattro i passi in cui Ambrogio allude al comportamento del rapace nei confronti dei propri piccoli, ma è in particolare nell’Esamerone che il tema viene sviluppato con notevole ampiezza. Come si sa, questo vasto commento al racconto biblico sulla creazione del cosmo è strettamente modellato sull’omonima e quasi coeva opera di Basilio di Cesarea: anche se la fortissima dipendenza dalla fonte non impedisce talora ad Ambrogio di prendere le distanze dal suo modello. Una di queste occasioni di dissenso riguarda proprio le aquile, e risulta dunque per noi particolarmente interessante. Nel suo insieme, Basilio si mantiene rigorosamente fedele ad Aristotele: torna ancora una volta il dato del rapace che espelle dal nido uno dei pulcini («quando ha dato alla luce due pulcini, uno di loro lo scaraventa a terra, respingendolo a colpi di ali»); soprattutto, la motivazione di quel comportamento è individuata nel fatto che l’aquila è «quanto mai ingiusta (¢dikètatoj) nell’allevamento dei suoi piccoli» e giunge a rifiutare uno di essi pur di non sottoporsi alla 32 Un elenco certamente non esaustivo delle fonti cristiane tardo-antiche e medievali che riprendono la prova dell’aquila ho fornito in La prova del sangue, cit., p. 26, nota 30.

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«fatica di nutrirlo (tÕ tÁj trofÁj œpfponon)», un’espressione che costituisce di fatto una variazione sinonimica di quella presente nella Historia animalium, ¢cqÒmenoj tÍ œdwdÍ. Tutt’al più Basilio approfitta della circostanza per lanciarsi in un’appassionata requisitoria contro la pratica dell’esposizione dei neonati, alla quale evidentemente il comportamento delle aquile gli appare assimilabile e che è ovviamente del tutto estranea ad Aristotele33. Ecco invece come la medesima sezione è ristrutturata da Ambrogio: Dell’aquila hanno parlato moltissimi autori per il fatto che ripudia i propri nati, ma non entrambi, bensì un solo pulcino fra due. Alcuni hanno imputato un simile comportamento alla pena di raddoppiare gli alimenti, ma ritengo difficile dare credito a questa versione dei fatti. […] Credo invece che la sua severità non dipenda da avarizia nel prestare il nutrimento, ma da rigore nel giudicare. Si dice infatti che essa metta sempre alla prova coloro che ha generato, per evitare che la maestà, per così dire, della sua stirpe fra tutti gli altri volatili venga inquinata dalla vergogna di un parto degenere. [...] Essa dunque condanna il suo [pulcino] non per la durezza della propria natura, ma per l’incorruttibilità del proprio giudizio, e non lo ripudia quasi che lo considerasse suo, ma lo respinge alla stregua di un estraneo34.

Come si vede bene, Ambrogio fa sua l’ormai consolidata versione latina della prova dell’aquila per come aveva preso forma inizialmente in Plinio e Lucano: esclude che il comportamento del rapace dipenda da fastidium geminandorum alimentorum o da avaritia nutriendi, o ancora da acerbitas naturae, come riteneva Basilio sulla scorta di Aristotele; l’espulsione del pulcino incapace di fissare il sole costituisce piuttosto per l’esegeta latino la sanzione per la mancata rassomiglianza e per la colpevole assenza, nel discendente, dei caratteri che 33 Basilio di Cesarea, Esamerone, VIII, 6, 1-2: «L’aquila è quanto mai ingiusta nell’allevamento dei suoi piccoli. Quando ha dato alla luce due pulcini, uno di loro lo scaraventa a terra, respingendolo a colpi di ali; e accetta solo l’altro e lo riconosce per suo (oekeioàtai), rifiutando quel che ha generato per la fatica di nutrirlo» (trad. di M. Naldini lievemente modificata). 34 Ambrogio, Hexaemeron, V, 18, 60: Aquila quoque plurimo sermone usurpatur quod suos abdicet fetus, sed non utrumque, verum unum ex pullis duobus. Quod aliqui fieri putaverunt geminandorum alimentorum fastidio. Sed id non arbitror facile credendum. […] puto non avaritia nutriendi eam inclementem fieri, sed examine iudicandi. Semper enim fertur probare quos genuit; ne generis sui inter omnes aves quoddam regale fastigium degeneris partus deformitas decoloret. [...] Non ergo eum [scil. suum pullum] acerbitate naturae, sed iudicii integritate condemnat nec quasi suum abdicat, sed quasi alienum recusat. Al successivo par. 61 Ambrogio riprende, più sobriamente, la polemica basiliana contro l’esposizione dei neonati: Aquila vero si proicit, non quasi suum proicit, sed quasi degenerem non recognoscit: nos, quod peius est, quos nostros recognoscimus abdicamus.

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l’aquila considera propri del suo genus. Siamo insomma ancora una volta di fronte ad un caso in cui il raffronto tra la fonte greca e la sua ripresa in ambito romano – raffronto in questo caso particolarmente probante, data l’assenza di fonti intermedie e la contiguità cronologica fra i due autori – segnala una vistosa differenza35. Ma c’è dell’altro. Maria Pia Ciccarese, una studiosa alla quale dobbiamo molto di quello che oggi sappiamo sul “bestiario cristiano” e sulla relazione tra sapere zoologico classico ed esegesi biblica, rileva il fascino esercitato sugli autori cristiani dalla prova dell’aquila, un fascino cui essi non sarebbero riusciti a sottrarsi e che li avrebbe indotti a inserire il relativo racconto anche in contesti esegetici o teologici ai quali non sarebbe stato strettamente pertinente36. Io credo tuttavia che almeno in alcuni casi questa impressione possa essere precisata, individuando ragioni più stringenti per spiegare il recupero, da parte di teologi e interpreti delle Scritture, di un motivo tanto documentato negli autori “pagani” quanto invece estraneo alla tradizione riflessa nella Bibbia, che attiva a proposito dell’aquila altre e diverse valenze simboliche: anche se per fare questo la nostra argomentazione dovrà partire da lontano. In una delle liriche che compongono il Peristephanon liber, databili a cavallo tra IV e V secolo d.C., Prudenzio fa proclamare ad uno dei martiri di cui celebra la gloria una nuova nozione di nobiltà, non più misurata attraverso i tradizionali parametri del sangue, dell’appartenenza di ceto o dell’esercizio delle magistrature, ma legata esclusivamente alla militanza nella secta Christi, come il poeta la definisce:

35 Particolarmente interessante è anche l’impiego da parte di Ambrogio di un verbo come abdicare (quod suos abdicet fetus, ripreso poi alla fine del par. 60 e nel par. 61 a proposito degli uomini, cfr. nota 34): la abdicatio è infatti nella cultura romana il provvedimento del padre che allontana dal proprio cospetto, espellendolo dal nucleo familiare, il figlio che si sia dimostrato indegno della propria famiglia e dei propri antenati. In questo senso, abdicatio e “degenerazione” sono strettamente connesse: è proprio la constatazione della seconda a far scattare nel padre la decisione di procedere alla prima. Ho raccolto pensieri e bibliografia sulla abdicatio in Signa culturae. Saggi di antropologia e letteratura latina, Bologna 2009, pp. 61 ss. e in G. Brescia, M. Lentano, Le ragioni del sangue. Storie di incesto e fratricidio nella declamazione latina, Napoli 2009, pp. 76 ss. 36 Cfr. M. P. Ciccarese, Il simbolismo dell’aquila. Bibbia e zoologia nell’esegesi cristiana antica, in “Civiltà classica e cristiana”, 13.3, 1992, pp. 295-333, in particolare pp. 300-13; Ead., Animali simbolici. Alle origini del bestiario cristiano, vol. I, Agnello-gufo, Bologna 2002, pp. 109-38.

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Non voglio che sia il sangue dei miei avi / a rendermi nobile, oppure la legge del Senato: / è la nobile scuola di Cristo a dare lustro agli uomini37.

Nei versi successivi l’affermazione è ripresa e argomentata in termini più puntuali: Se tu, risalendo sin dagli inizi la successione del nostro stemma genealogico, / vuoi sapere quale sia la nostra origine ultima, / è dalla parola di Dio padre che tutti siamo venuti all’esistenza. / Chi si pone al servizio di Dio è autenticamente nobile; / chi, al contrario, si oppone al padre si rivela degenere. / Un nuovo onore, insomma, si aggiunge all’albero genealogico / e una grande rinomanza sopraggiunge, alla stregua di quella legata all’esercizio di una magistratura / [...] / Piegati pure sulle mie membra, carnefice, affinché io sia nobile! / Se mi sarò arricchito di questa vittoria / non stimerò più nulla la stirpe di mio padre e mia madre38.

A questa pagina prudenziana si può accostare un passo del De consolatione Philosophiae di Boezio, di oltre un secolo successivo, in cui ad essere chiamati in gioco sono nuovamente i temi della nobiltà e della discendenza e il nuovo significato che essi assumono nel contesto culturale cristiano: L’intera stirpe umana che è sulla terra nasce da un’origine simile; / uno solo infatti è il padre di tutte le cose, uno solo colui che governa l’universo. / [...] / Un seme nobile ha generato dunque tutti i mortali. / Perché andate strepitando di stirpe e di antenati? Se guardate alle vostre origini / e fissate lo sguardo su Dio come capostipite, allora nessuno è degenere, / a meno che, perseguendo il male attraverso il vizio, non tradisca la propria origine39.

Come si vede, entrambi gli autori saccheggiano massicciamente il lessico genealogico latino, da stemma ad auctor, da parens a degener, da ortus a nobilis a generosus, per non considerare i più ovvi pater, mater, germen, genus: Prudenzio e Boezio immaginano evidentemente 37 Prudenzio, Peristephanon liber, X, 123-125: absit, ut me nobilem / sanguis parentum praestet aut lex curiae; / generosa Christi secta nobilitat viros. 38 Vv. 126-140: Si, prima nostris quae sit incunabulis / origo, textu stemmatis recenseas, / dei parentis esse ab ore coepimus. / Cui quisque servit, ille vere est nobilis, / patri rebellis invenitur degener. / Honos deinde stemmati accedit novus / et splendor ingens ut magistratus venit / […] incumbe membris, tortor, ut sim nobilis! / His ampliatus si fruar successibus, / genus patris matrisque flocci fecero. 39 Boezio, De consolatione Philosophiae, III, carm. 6: Omne hominum genus in terris simili surgit ab ortu; / unus enim rerum pater est, unus cuncta ministrat. / […] / Mortales igitur cunctos edit nobile germen. / Quid genus et proauos strepitis? Si primordia vestra / auctoremque deum spectes, nullus degener exstat, / ni vitiis peiora fovens proprium deserat ortum.

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un lettore cui i meccanismi e il linguaggio della genealogia siano pienamente familiari, e perciò possono invitarlo a risalire a ritroso lungo i “gradini” della discendenza, fino a giungere al capostipite dal quale si dipartono tutte le linee dello stemma40. E proprio come poteva accadere negli alberi genealogici delle grandi gentes romane – i Fabi discendenti di Ercole, i Giuli di Venere e così via –, anche qui al vertice della lignée si colloca una divinità, chiamata a nobilitare l’insieme dei suoi discendenti. Del tutto nuova è però la cornice concettuale al cui interno quel linguaggio e quelle esperienze, così familiari alla tradizione romana, sono ora evocati: anche se si continua a parlare di albero genealogico, anche se voci come textus o stemma richiamano ancora la fitta trama di fili che nelle grandi domus aristocratiche congiungeva le imagines maiorum, la stirpe cui tanto Prudenzio quanto Boezio fanno riferimento non coincide più con l’antica lignée gentilizia, ma con una famiglia allargata il cui capostipite (auctor) si identifica ora con Dio stesso e i cui membri sono quanti da Dio hanno avuto origine, e dunque, potenzialmente, l’intera umanità. Se tutti gli uomini condividono il medesimo auctor generis, se la famiglia umana è riconducibile nel suo complesso ad un unico capostipite e può essere ricompresa entro la medesima stirpe, allora nessuno è degener, nessuno può collocarsi al di fuori di un genus che si dilata al punto da coincidere di fatto con l’intero genere umano. Lo stesso precoce impiego della locuzione “figli di Dio” per indicare i credenti in Cristo avrà facilitato un simile riuso del lessico della parentela, anche se esso viene applicato ora a referenti nuovi e assume una portata decisamente più ampia. Dicevo che la nuova nozione di legittimità si estende potenzialmente a tutta l’umanità; di fatto, però, nelle stesse formulazioni di Prudenzio e Boezio questo allargamento è destinato a rimanere virtuale, ammette eccezioni e possibili esclusioni: chi è rebellis rispetto a Dio padre, chi coltiva i vizi e persegue il male, ripudia nei fatti la propria figliolanza divina, si pone al di fuori di una discendenza cui pure avrebbe titolo ad appartenere; se in linea di principio nessun uomo è degener, di fatto la scelta di rifiutare la propria origine – ovvero, più concretamente, di non riconoscere la dottrina religiosa che ha rivelato quella origine – si risolve in un’auto-

40 Su lessico e struttura dello stemma gentilizio cfr. M. Bettini, Antropologia e cultura romana. Parentela, tempo, immagini dell’anima, Roma 1986, pp. 176 ss.

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esclusione dalla stirpe che ha in Dio il proprio capostipite e che pure comprende a rigore l’intera umanità. Ora, è proprio all’interno di questa cornice, in questo gioco di inclusioni ed esclusioni, che la prova dell’aquila torna a rivelarsi un utile correlativo simbolico del discorso dottrinario. Anzitutto, il termine degener, presente sia in Prudenzio che in Boezio, è lo stesso che compare sin dalla pagina di Plinio sull’aquila marina e ritorna poi pressoché invariabilmente in tutte le riproposizioni e variazioni di quel passo negli autori latini: dall’antichità romana e poi via via lungo tutto il Medioevo, ovunque il pulcino estromesso dal nido è per l’appunto definito degener, in quanto privo delle caratteristiche che dovrebbero sancirne l’appartenenza al genus delle aquile, e lo scopo della prova cui viene sottoposto è proprio quello di smascherare la sua abusiva pretesa di essere accolto in quello stesso genus. Ma nei testi cristiani c’è molto di più del semplice reimpiego di un termine pur così pregnante e ormai consolidato nella vulgata sulla prova dell’aquila: ad essere recuperato e risemantizzato è piuttosto il racconto nella sua interezza. Ecco ad esempio in che modo l’aquila e i suoi pulcini trovano posto nell’appassionata parenesi di Clemente Alessandrino: Chi è colui che fugge da Dio per convivere con i demoni? Chi, potendo essere figlio di Dio, gode di essere schiavo? Ovvero chi, potendo essere cittadino del cielo, cerca invece le tenebre? [...] Non facciamoci dunque, non facciamoci ridurre in schiavitù, ma come figli legittimi figli della luce leviamo gli occhi e guardiamo in alto verso la luce, badando che il Signore non ci smascheri come spuri come fa il sole con le aquile (m¾ nÒqouj ›m©j œxel{gxV Ð kÚrioj ésper Ð ¼lioj toÝj ¢etoÚj)41.

Tutti gli uomini sono chiamati a riconoscersi “figli della luce”, come Clemente proclama citando una locuzione desunta dalla Lettera agli Efesini di Paolo; ed è probabilmente questa immagine a suggerirgli l’evocazione dell’aquila, anch’essa pronta a scacciare quanti della luce solare si mostrino invece indegni, rivelandosi per questa via nÒqoi, “bastardi”42. Il nuovo padre che sottopone i propri figli alla prova di legittimità è dunque ora Dio stesso, e la prova si estende a tutti gli uomini, mentre la posta in gioco non è più, banalmente, 41 Clemente Alessandrino, Protrettico, 10. 42 Cfr. Paolo, Lettera agli Efesini, 5, 6-8: «Nessuno vi inganni con vani ragionamenti: per

queste cose infatti piomba l’ira di Dio sopra coloro che gli resistono. Non abbiate quindi niente in comune con loro. Se un tempo eravate tenebra, ora siete luce nel Signore. Comportatevi perciò come i figli della luce».

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l’accoglienza in una linea di discendenza, ma nientemeno che l’adozione entro la figliolanza divina. In Ambrogio il motivo torna in termini simili: il Signore ci ha preso su di sé quando ci ha modellati, ci prende su di sé quando ci mette al mondo [...] ci prende su di sé come l’aquila, che ha l’abitudine di esaminare i propri figli, per tenere in vita e allevare quelli cui riconosce una nascita autentica e una natura incontaminata e per respingere quelli in cui ha sorpreso sin dalla più tenera età la debolezza di un’origine degenere43.

Anche in Ambrogio, come in Clemente, l’aquila è assimilata al dio cristiano; anche qui, però, il fatto che la paternità divina si estenda a tutti gli uomini, nessuno dei quali potrebbe venire al mondo se non per volere di Dio, non esclude che la divinità possa disconoscere quanti di quella paternità si siano dimostrati immeritevoli. Infine, sul medesimo punto torna con maggiore chiarezza uno dei Sermones attribuiti ancora ad Ambrogio: Così dunque anche Cristo ama una sola Chiesa, come l’aquila il proprio pulcino, e la protegge dal fuoco delle persecuzioni con l’ombra delle sue ali; così dunque getta fuori dalla Chiesa coloro nei quali il lume della fede è vacillante, coloro che, contaminati dai vizi del mondo, non sono in grado di sostenere la luce fiammeggiante del vangelo44.

In questa ulteriore riformulazione della prova dell’aquila, la famiglia nella quale si può essere accolti o esclusi coincide con la Chiesa, figlia legittima del suo fondatore divino; allo stesso modo la degenerazione, come in Prudenzio e Boezio, non è più legata alla mancata rassomiglianza tra padri e figli o alla presenza in questi ultimi di un sangue spurio, frutto di adulterio, né denuncia più l’estraneità ad un ceppo gentilizio, ma coincide con il rifiuto di riconoscere la nuova verità di 43 Ambrogio, De interpellatione Iob et David, IV, 5, 21: Suscepit ergo nos dominus, quando nos finxit; suscipit et quando iubet nasci. [...] Sicut aquila suscipit, quae fetus suos examinare consuevit; ut teneat atque enutriat, quibus veri indolem partus et incorruptae gratiam naturae astipulari adverterit; aut repellat, in quibus degeneris originis infirmitatem in tenera adhuc aetate deprehenderit. 44 Ambrogio, Sermones, 46, 5: Ita ergo et Christus Dominus unam diligit Ecclesiam, ut aquila nidum suum; quam ab aestu persecutionum alarum suarum defendit umbraculo: sic quoque extra ecclesiam proicit, in quibus fidei lumen infirmum est, qui igneam evangeliorum lucem vitiis aecularibus inquinati ferre non possunt. La quarta e ultima ricorrenza, salvo errore, della prova dell’aquila in Ambrogio è nella In Psalmum David CVIII expositio, 19, 13, in cui merita di essere segnalato il fatto che la prova dell’aquila è citata dal patriarca come testimonianza della giustizia divina che pervade tutta la natura e si manifesta anche nel mondo animale: siamo ancora una volta agli antipodi di Basilio, che giudicava invece ¢dikètatoj il comportamento del rapace.

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cui il cristianesimo si proclama portatore: la paternità mancata o tradita è ora quella di Dio stesso, che si presenta infatti, nell’ultimo passo di Ambrogio che abbiamo citato, come colui che imbastisce la prova di legittimità e ne sanziona il mancato superamento. 6. Nel riprendere dalla cultura latina “pagana” il tema della prova dell’aquila, insomma, il pensiero cristiano lo riadatta alle proprie categorie, ne risemantizza i significati, ma ne lascia sostanzialmente intatta la struttura narrativa, tuttora funzionale agli scopi di quel pensiero. Nella formulazione che assumeva a partire da Lucano e Plinio, le questioni che la vicenda dell’aquila consentiva di mettere a tema erano quelle relative alla contaminazione della stirpe legata alla possibile mixtura di una externa venus o quelle della mancata rassomiglianza tra padri e figli che minaccia la continuità fra le generazioni, uno dei capisaldi della cultura aristocratica romana. I cristiani continuano a esprimersi attraverso il lessico della paternità e della discendenza, ma i significati veicolati da quel lessico sono profondamente mutati: esiste un unico auctor e parens collettivo, che coincide con Dio stesso, i cui filii sono tutti gli uomini da lui creati, almeno nella misura in cui accettino di riconoscersi come membri della Chiesa; questo mutamento, però, non fa che riformulare in altri termini la paura dell’adulterio e spostare su un piano più ampio il problema della degenerazione, la necessità di identificare ed espellere dal gruppo quanti si mostrino a vario titolo indegni di farne parte45. Insomma, l’antico racconto relativo all’aquila marina poteva rendere ancora un utile servizio simbolico alla nuova cultura che lo impiegava: la purezza da difendere non è più quella del sangue aristocratico, ma quella della retta fede, la mixtura che si intende scongiurare non nasce più dall’immissione all’interno della stirpe di un seme adulterino, ma dall’abbandono “adulterino” dell’unica verità a favore di dottrine ad essa estranee; il fatto poi che la comunità ecclesiale si percepisca secondo l’immagine e l’immaginario della

45 Proprio la nozione di “adulterio” può essere utilizzata infatti dagli autori cristiani per indicare la scelta di seguire dottrine diverse da quella ortodossa – un’immagine che nasce come conseguenza dell’interpretazione in termini nuziali del rapporto fra Cristo e la Chiesa –, come accade ad esempio in Homiliae Clementinae, 3, 28: «Bisogna dunque ascoltare l’unico e solo profeta della verità, sapendo che il discorso seminato da una persona diversa, comportando l’accusa di adulterio (moixefaj }gklhma), sarà cacciato dal suo regno come dallo sposo» (ma anche il seguito del paragrafo è interessante nel senso che qui ci riguarda). Per l’ambito latino è sufficiente il rimando a Tertulliano, De idololatria, 1: Nam qui falsis deservit, sine dubio adulter est veritatis, quia omne falsum adulterium est.

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famiglia facilita il reimpiego di un racconto relativo in origine proprio alla difesa dell’integrità familiare. Ma con queste ultime osservazioni il volo dell’aquila di Aristotele nei cieli di Roma fuoriesce definitivamente dalla portata del nostro sguardo; quel volo sarà ancora lungo nella cultura europea, sino a giungere, come si è accennato, alle soglie della piena modernità; ma illustrarne le tappe ulteriori esula dai confini di questo convegno e potrà forse essere materia di un incontro a venire.

Portrait du philosophe en Pline l’Ancien. Les fonctions du nom d’Aristote chez Plin. HN 8-111 Pietro Li Causi

1. Préambule : des hypothèses incontrôlables à l’analyse des représentations Le rapport entre Aristote et Pline peut sembler un sujet dépourvu d’originalité. En effet, au XVIe siècle déjà, des naturalistes comme Konrad Gesner et Ulysses Aldovrandi, ou encore, au XVIIIe siècle, Buffon lui-même avaient tâché de comprendre si et comment l’encyclopédiste romain avait pris contact avec les œuvres zoologiques du Stagirite2. À ce propos, sauf rares exceptions3, l’attitude la plus commune pendant tous ces siècles a consisté à comparer systématiquement les passages de la section zoologique de l’Histoire naturelle avec les loci correspondants dans Aristote, et, sur la base des différences observées, à attribuer des jugements de valeur – la plupart du temps, évidemment, en faveur du philosophe grec – ou à émettre des hypothèses sur le type de rapport que Pline peut avoir eu avec les textes aristotéliciens4. 1 Je dois à Dylan Thomas (Portrait de l’artiste en jeune chien) l’idée du titre que j’ai donné à mon intervention. Je voudrais aussi remercier Valérie Naas pour les corrections apportées au texte en français. 2 Cf. F. Capponi, Le fonti del X libro della “Naturalis Historia” di Plinio, Gênes 1985, p. 27 n. 1. 3 À propos de Pline et Aristote, G.A. Seek, « Plinius und Aristoteles als Naturwissenschaftler », Gymnasium, 92, 1985, p. 419 sq. parle de deux différents « Wissenschaftstypen ». Une analyse approfondie et intelligente des deux modèles d’historia adoptés par les deux auteurs est néanmoins en V. Naas, « Indicare, non indagare (Pline l’Ancien, Histoire naturelle, XI, 8) : encyclopédisme contre histoire naturelle ? », dans A. Zucker (éd.), Actes du colloque « L’ambition encyclopédique. Encyclopédisme & Histoire naturelle ». 28 mars 2008 Université de Nice-Sophia Antipolis, Turnhout (en cours de publication). 4 Des positions identiques se retrouvent chez des auteurs comme Capponi, Le fonti…, op. cit. n. 2 ; F. Capponi, Natura aquatilium (Plin., nat. hist. IX), Gênes 1990 ; F. Capponi, Entomologia pliniana (NH. XI, 1-120), Gênes 1994 ; I. Bona, Natura terrestrium (Plin., nat. hist. VIII), Gênes 1991 ; M. Vegetti, « Lo spettacolo della natura. Circo, teatro e potere in Plinio », Aut Aut, 184-185, 1981, p. 111-125 (= M. Vegetti, « Zoologia e antropologia in

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En ce sens, selon moi, plutôt que de reprendre le problème difficile et en partie insoluble de la lecture directe ou indirecte de la zoologie d’Aristote (qui est d’ailleurs susceptible de rester, inexorablement, une question ouverte), il est plus intéressant d’analyser comment Aristote est représenté par Pline, et surtout pourquoi il est si important pour le second de parler du premier. Dans ce but, il me semble utile d’analyser en détail tous les passages de la section zoologique de l’HN où le philosophe grec est cité nominatim, en essayant de comprendre comment Aristote est représenté et, par conséquent, quelle est la fonction principale de ses portraits dans l’économie du projet plinien. En d’autres termes, je me propose de quitter la logique des hypothèses incontrôlables et difficiles à vérifier – qui était en fait celle de la Quellenforschung – pour évaluer seulement les données dont nous disposons effectivement. Et ces donnés sont précisément les représentations, les portraits, implicites ou explicites, qui nous sont fournis dans le texte de Pline que nous avons devant nous. 2. Les fonctions d’un nom : Aristote chez Pline 2.1. Un oracle contre le vulgus Pour la section que j’ai prise en considération, le premier passage dans lequel Aristote est explicitement mentionné par son nom peut paraître déroutant, surtout si nous nous plaçons dans la perspective – séduisante mais anachronique – qui voit le philosophe grec comme le fondateur de la science occidentale : Decem annis gestare in utero vulgus existimat, Aristoteles biennio nec amplius quam [semel gignere pluresque quam] singulos, vivere ducenis annis et quosdam CCC (NH 8, 28).

Plinio », dans L. Alfonsi (éd.), Plinio il Vecchio sotto il profilo storico e letterario. Atti del Convegno di Como, 5-7 ottobre 1979, Côme 1982, p. 117-131), qui font valoir la supériorité de la méthode anatomique et physiologique d’Aristote et dénoncent le désordre adopté par Pline dans la déconstruction de sa source. Pour la bibliographie sur la Quellenforschung plinienne cf. V. Naas, Le projet encyclopédique de Pline l’Ancien, Rome 2002, p. 137 sq.

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Le vulgus croit que la période de gestation [des éléphants] est de dix ans ; selon Aristote elle est de deux ans, et la portée n’est que d’un petit [et la femelle ne procrée qu’une fois]. Les éléphants vivent deux cents ans, et quelquefois trois cents5.

Le verbe existimare, accordé apo koinou aux deux sujets, montre que l’estime du vulgus et l’estime aristotélicienne sont basées sur une supposition6. Si l’on s’arrête à une lecture superficielle, on pourrait donc dire que Pline met sur le même plan, comme si elles étaient parfaitement équivalentes, l’opinio vulgi et l’opinio Aristotelis. L’impression que ces deux opinions sont simplement agglutinées les unes aux autres, sans aucun critère de vérification, doit cependant être corrigée par l’utilisation que Pline fait lui-même, dans la Préface, d’un proverbe sur les éléphants, très célèbre à Rome : audio et Stoicos et dialecticos Epicureosque – nam de grammaticis semper expectavi – parturire adversus libellos, quos de grammatica edidi, et subinde abortus facere iam decem annis, cum celerius etiam elephanti pariant (HN praef. 28). J’ai appris en effet que des stoïciens, des péripatéticiens et des épicuriens (quant aux grammairiens, je m’y suis toujours attendu) ont en cours une critique contre les livres que j’ai publiés « Sur la grammaire » et qu’ils avortent depuis dix ans ; même la gestation des éléphants est plus rapide7.

Conformément aux suppositions aristotéliciennes, le proverbe très connu est évidemment utilisé de façon ironique : comme Pline le laisse entendre, en effet, la période la gestation des éléphants – qui dure en réalité moins de dix ans – semble révisée à la baisse sur la base des indications d’Aristote. On pourrait donc émettre l’hypothèse suivante : le verbe utilisé, existimare, indique que le vulgus et Aristote accomplissent en fait la même opération cognitive, mais les deux opinions s’opposent par l’aura d’autorité que le nom même d’Aristote suscite et dégage.

5 J’ai apporté des changements à la traduction d’A. Ernout, (éd.), Pline l’Ancien. Histoire Naturelle. Livre VIII, Paris 1952. Semel gignere pluresque quam a été éliminée par Hardouin (cf. Ernout, Pline l’Ancien…, ad l.), qui s’appuie sur le texte aristotélicien de HA 546 b 11 (mais cf. aussi 578 a 16-20). Le critère qui a été suivi, toutefois, ne semble pas très convaincant. 6 Existimare indique la mesure de la qualité ou de la quantité de personnes ou de choses, ou un prix (TLL 5, 2, 1518, 60 sq.), mais il est souvent utilisé comme simple verbum opinandi (TLL 5, 2, 1520, 82 sq.). 7 Tr. fr. de J. Beaujeau, A. Ernout (éd.), Pline l’Ancien. Histoire Naturelle. Livre I, Paris 1950.

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De plus, cette aura est confirmée, d’une manière encore plus évidente, par une série de passages où Aristote – dont le nom est systématiquement opposé aux opiniones vulgi – est une fois de plus représenté sous les traits du naturaliste sérieux et digne de foi. Plus précisément, Aristote nie, en HN 8, 43-45, l’opinion populaire selon laquelle les lions lacéreraient l’utérus de leur mère au moment de leur naissance ; il réfute la croyance en la bisexualité de la hyène en 8, 105 ; il montre, en 9, 76, la fausseté de l’idée selon laquelle les murènes sont engendrées par accouplement avec des serpents mâles ; enfin, respectivement en 10, 32 et 10, 187, il réfute la rumeur selon laquelle les corbeaux s’accoupleraient et donneraient naissance à travers le bec, et l’histoire analogue selon laquelle les lézards engendreraient de la bouche8. Destructeur tenace d’anecdotes zoologiques insensées, Aristote apparaît, en d’autres termes, comme la source à laquelle se référer pour décider à quelles informations croire et, par conséquent, pour distinguer le vrai du faux. Et si la vérité est bien sûr entièrement du côté d’Aristote, le faux – sauf dans de rares exceptions où le nom du philosophe grec n’est jamais mis en jeu9 – tend à être du côté du vulgus. Mais si Aristote est évidemment représenté comme un maître de vérité10, il est étonnant que Pline semble systématiquement cacher, ou bien taire, les procédures cognitives qui ont conduit le philosophe grec à construire sa propre connaissance. En effet, le lecteur est amené à croire a priori ce que dit le Stagirite. Certes, la construction de cette confiance aveugle peut s’expliquer par les mécanismes – bien décrits par Valérie Naas11 – qui régissent la sélection et la structuration des données dans une œuvre comme celle de Pline, qui – même si elle procède d’une manière originale – s’est inspirée des principes de l’encyclopédisme antique. Or l’encyclopédisme veut que l’on se passe de la spécialisation et que l’on se borne à enregistrer les faits bruts plutôt que les opérations et les habitudes de recherche ayant abouti aux faits mêmes. 8 Cf. G. B. Conte (éd.), Plinio. Storia Naturale II, libri 7-11, Turin 1983, ad ll. et Arist. GA 750 a 32 ; 760 b 23 ; HA 579 b 8 sq. (pour Plin. HN 8, 43-45) ; Arist. GA 757 a 2 (pour Plin. HN 8, 105) ; Arist. HA 543 a 1 sq. (pour Plin. HN 9, 76) ; cfr. GA 756 b 13 sq. (pour Plin. HN 10, 32) ; Arist. HA 558 a 16 sq. (pour Plin. HN 10, 187). Nous devons cependant dire que, dans ce dernier cas, il n’y a pas trace, dans Aristote, des réfutations dont Pline parle. 9 En HN 9, 2 Pline affirme que la vulgi opinio selon laquelle quicquid nascatur in parte naturae ulla, et in mari esse (« tout ce qui naît dans une partie quelconque de la nature se trouve aussi dans la mer ») est vraie. Mais, dans ce passage, le nom d’Aristote n’est pas mis en jeu. 10 En HN 8, 44 Aristote est présenté comme summus in omni doctrina vir (« éminent en tout genre de science »). Cf. aussi 9, 16 (tantus vir in doctrinis). 11 Cf. V. Naas, Le projet…, op. cit. n. 4, p. 34 sq. ; V. Naas, Indicare… op. cit. n. 3.

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En d’autres termes, le principe d’autorité est certainement le critère le plus important, sinon le seul, que Pline utilise pour vérifier les informations ; et l’effet qui se dégage est que la voix d’Aristote devient, en quelque sorte, une voix oraculaire. Alors que les opinions du vulgus se répandent de manière incontrôlée, peut-être à cause de la confiance en des auctores dégradés12, le philosophe de Stagire est représenté comme une sorte de personnification du principe de vérité qui opère à plein régime. Son savoir et sa scientia sont devenus, toutefois, insondables, le résultat étant qu’on est arrivé, avec Pline, à quelques pas de l’ipse dixit. 2.2. Un Aristote fabuleux Il faut cependant dire qu’Aristote est utilisé par Pline comme auctor, même quand il s’agit de confirmer des informations qui, à nos yeux, peuvent apparaître comme de simples curiosités dépourvues d’intérêt scientifique ou des croyances manifestement irrationnelles et fabuleuses. C’est par exemple le cas de HN 8, 229 ou même de HN 9, 79. Dans les deux passages, en effet, Pline se réfère à Aristote, pour confirmer, respectivement, les informations selon lesquelles les scorpions du mont Latmos n’attaquent pas les étrangers (mais tuent plutôt les indigènes), et les croyances concernant les propriétés étonnantes d’un poisson, appelé echeneis (c’est-à-dire « qui retient les navires »), qui serait non seulement capable de ralentir les navires en s’attachant à leur coque, mais serait aussi utilisé comme ingrédient pour la production de filtres d’amour13. Dans ces deux cas, nous pourrions dire que Pline a sûrement été entraîné par son goût pour le merveilleux ; et s’il a ajouté aux données aristotéliciennes des informations provenant d’autres sources, il a mis en avant des croyances que le philosophe grec voulait probablement

12 Les vulgi opiniones sont souvent attribuables à des auteurs que Pline même compte parmi ses sources. C’est, par exemple, le cas d’Anaxagoras, dont le nom est cité par Aristote en GA 756 b 13-30 à propos de la génération des corbeaux (Plin. HN 10, 32) et, par contre, passé sous silence par Pline. Pour Capponi, Le fonti…, op. cit. n. 2, p. 101 ceci serait la preuve qui l’encyclopédiste romain n’aurait pas lu Aristote. Il faut cependant dire que c’est Pline en personne, en 8, 80-82, qui explique comment parfois les croyances populaires ellesmêmes proviennent d’écrivains influents. Il n’est donc pas impossible que, lorsque Pline parle des nouvelles merveilleuses sur la génération des corbeaux, il juge inutile de mentionner la source d’où provient l’erreur. 13 Cf. Arist. mir. ausc. 845 b 8 sq. ; fr. 605 Rose ; HA 505 b 18 sq. Pour l’echeneis voir aussi Ov. Hal. 99, Plin. HN 32, 2 ; Lucr. 6, 674 ; Isid. 12, 6, 34 ; Opp. H. 1, 212 sq., Ael. NA 2, 17.

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présenter entre guillemets, comme des rumeurs incontrôlées14. Toutefois le cas de HN 10, 185 est très particulier et mérite d’être analysé séparément : Super cuncta est murium fetus, haut sine cunctatione dicendus, quamquam sub auctore Aristotele et Alexandri Magni militibus. Generatio eorum lambendo constare, non coitu, dicitur. Ex una genitos CXX tradiderunt, apud Persas vero praegnants in ventre parentis repertas (HN 10, 185). La multiplication des rats dépasse celle de tous les animaux ; je ne dois pas hésiter à en parler ayant pour garants Aristote et les soldats d’Alexandre le Grand. On dit que ces animaux se reproduisent en se léchant, et non en s’accouplant. On a cité le cas d’une seule femelle qui engendra cent-vingt petits, et celui de femelles que, chez les Perses, on a trouvées déjà pleines dans le ventre de leur mère15.

Pline semble ici faire référence à certaines données qui se trouvent dans HA 580 b 10 sq., où le Stagirite note effectivement que `H d‹ tîn muîn g{nesij qaumasiwt£th par¦ t«lla zù£ œsti tù pl›qei kai tù t£cei (« la naissance des souris est la plus étonnante qui soit dans le règne animal tant par le nombre que par la rapidité »16). Et, pour confirmer cette information, Aristote ajoute les anecdotes suivantes : On cite le cas de la femelle pleine enfermée dans une jarre de millet : quand on ouvrit la jarre au bout de quelques heures, on vit apparaître cent vingt souris ! […] Et ils [les mulots] pullulent si rapidement que certains cultivateurs qui n’ont pas de grandes exploitations, voyant un jour que c’est le moment de moissonner, trouvent tout dévoré (Arist. HA 580 b 11-14 ; 17-21)17.

Comme on peut le voir, dans le passage en question, l’auteur n’expose pas d’hypothèses sur des processus invisibles, difficiles à expliquer, contre-intuitifs ou, pour reprendre la terminologie de Sperber, « semi-

14 Cf. HA 505 b 18 sq. Les informations mises entre guillemets sont, pour D. Sperber, Le savoir des antrhopologues, tr. it., Il sapere degli antropologi, Milan 1982, p. 71 sq., à lire comme représentations semi-propositionnelles. Mais cf. aussi D. Sperber, Le Symbolisme en général, tr. it., Per una teoria del simbolismo. Una ricerca antropologica, Turin 1981, p. 84 sq. ; D. Sperber, Explaining culture. À naturalistic approach (tr. angl. de La contagion des Idées), tr. it., Il contagio delle idee. Teoria naturalistica della cultura, Milan 1999, p. 81 sq. 15 Tr. fr. d’A. Ernout (éd.), Pline l’Ancien. Histoire Naturelle. Livre X, Paris 1961. L’allusion aux « soldats d’Alexandre » pourrait être une référence à des œuvres comme celles d’Amynta (voir Ael., NA 17, 17). 16 Tr. fr. de P. Louis (éd.), Aristote. Histoire des animaux. Tome II. Livres V-VII, Paris 1968. 17 Tr. fr. de Louis, Aristote..., op. cit.

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propositionnels »18 ; et, par ailleurs, il n’utilise pas de marqueurs linguistiques (comme l{getai ou ésperȱfasfn) qui peuvent diminuer la crédibilité des données19. Ce qu’Aristote mentionne semble en effet des faits nus, ou, en d’autres termes, des « croyances factuelles », c’est-à-dire des croyances attachées à des ancrages perceptifs immédiats qui tendent à les rendre indubitables20. Et il est tout à fait rationnel, en présence de faits attestés comme vrais par une personne à laquelle on se fie aveuglément (comme notre père, notre enseignant, ou un auctor), de croire à la véracité d’autres faits jugés compatibles avec les premiers. Ainsi, derrière une opération qui, sur la base de nos paradigmes, peut apparaître absurde et dépourvue de sens, se trouvent au moins deux principes tout à fait logiques et rationnels : d’abord, à la base de tout, – une fois de plus – le principe d’autorité (d’Aristote) ; ensuite, le principe de l’analogie, combinée – il faut le dire – à un certain goût pour l’hyperbole et le merveilleux21. Il est vrai que Pline semble avoir quelques hésitations (cf. 10, 185 : haut sine cunctatione), mais à la fin, si un auteur estimé comme Aristote garantit l’exactitude de données étonnantes de ce genre, cela suffit pour que d’autres informations analogues et compatibles avec les précédentes deviennent dignes de foi. En d’autres termes, si Pline ajoute aux données de provenance aristotélicienne des données dérivant d’autres auteurs, il ne s’agit pas – comme le voudrait la logique de la Quellenforschung – d’une « contamination » de la source originaire22, mais plutôt – comme Valérie Naas l’a soutenu – d’une simple mise à jour de celle-ci23. Par exemple, si Aristote assure que la génération des souris est thaumatodes, il en résulte presque automatiquement que toutes les données étonnantes relatives à ces animaux prouvent, paradoxalement (et tautologiquement), que le philosophe grec avait raison, mais qu’il n’avait pas réussi à réunir tous ces phénomènes dont Pline, quelques 18 Des croyances « semi-propositionnelles » sont, pour Sperber, Le symbolisme…, op. cit. n. 14, p. 71 sq. des croyances non entièrement élucidées. 19 Sur l’usage de ces marques linguistiques dans Aristote, voir V. Di Benedetto, « Tendenza e probabilità nell’antica medicina greca », Critica Storica, 5, 1966, p. 315-368. 20 Cf. Sperber, Le savoir…, op. cit. n. 14, p. 76. 21 Pour le merveilleux comme catégorie structurante chez Pline, cf. Naas, Le projet… op. cit. n. 4, p. 244 sq. Pour le goût pour l’hyperbole, Capponi, Le fonti…, op. cit. n. 2, p. 100 note que « ogniqualvolta Aristotele, in base ad osservazioni, dà un numero minore ed un numero maggiore […] Plinio preferisce riportare la quantità più alta ». 22 Des thèses identiques se retrouvent, par exemple, dans Bona, Natura… op. cit. n. 4, p. 58 et passim ; Capponi, Le fonti…, op. cit. n. 2, p. 262 sq. et passim. ; Capponi, Entomologia…, op. cit. n. 4, p. 13 et passim. 23 Cf. Naas, Le projet…, op. cit. n. 4, p. 81 sq.

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siècles plus tard, a pu disposer grâce à ce qu’il croyait, sans aucun doute, un avancement des recherches. Ce qui a toutefois changé est le sens que l’on tend à donner à la notion de recherche. Si, pour Aristote, l’dstorfa – c’est-à-dire la recherche des données empiriques – était propédeutique à l’enquête sur les causes24, pour Pline en revanche, l’historia opère principalement comme matrice pour la recherche d’autres données empiriques qui vont s’empiler les unes sur les autres. En ce sens, la recherche est devenue un catalogue et un inventaire permanent de faits nus25. On commettrait toutefois une grave erreur si l’on voulait mesurer la véracité de ces faits sur la base des cadres épistémologiques contemporains. En effet, les informations qui, selon des catégories éloignées de l’expérience, peuvent apparaître fabuleuses, fantastiques ou étranges, sont à lire, dans une perspective émique26, comme des confessa ou des legenda : ce sont des données « historiques » qui doivent nécessairement être reportées et mentionnées27, d’autant plus que se trouve, à l’origine de ces faits étranges (liés à des souris, des scorpions et des poissons qui arrêtent les navires), un philosophe comme Aristote. Voilà donc que le philosophe grec, naturaliste sérieux et digne de foi, devient paradoxalement un allié involontaire du projet plinien.

24 Cf., par exemple, J.G. Lennox, Aristotle’s Philosophy of Biology. Studies in the Origins of Life Science, Cambridge 2001, p. 39 sq. 25 Cf. Naas, Le projet…, op. cit. n. 4, p. 287 et Naas, Indicare…, op. cit. n. 3 : « L’Histoire des animaux est un recueil de documents – d’informations particulières – qui serviront de base aux traités biologiques visant à expliquer les causes ; et pourtant cette enquête comporte déjà une réflexion méthodologique et une organisation rationnelle qui en font bien plus qu’un simple inventaire de données. En cela, la fusik¾ dstorfa d’Aristote se distingue beaucoup de la naturalis historia de Pline. Pline s’en tient à l’historia : sa tâche consiste à mener l’enquête, à rassembler et à organiser les informations. La fusik¾ dstorfa est déjà un instrument de connaissance, un point de départ à la réflexion, alors que l’Histoire naturelle apparaît davantage comme un point d’arrivée ». Cf. aussi P. Li Causi, Sulle tracce del manticora. La zoologia dei confini del mondo in Grecia e a Roma, Palerme 2003, p. 209 sq. ; A. Zucker, Aristote et les classifications zoologiques, Louvain-la-Neuve, Paris, Dudley (Ma) 2005, p. 106 sq. 26 Selon les catégories de K.-L. Pike, Language in Relation to a Unified Theory of the Structure of Human Behavior, Glendale 1954-1960, p. 325 sq., les anthropologues contemporains distinguent le point de vue « éthique » – celui de l’observateur qui plaque une grille d’analyse préconstituée sur la réalité – et le point de vue « émique » – qui s’appuie sur les concepts et les systèmes de pensée propres aux autochtones. 27 Naas, Le projet…, op. cit. n. 4, p. 248 note que Pline refuse l’idée du « meraviglioso fiabesco » (cf. A. Giannini, « Studi sulla paradossografia greca I », RendIstLomb, 97, 1963, p. 256).

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Dans Aristote, le caractère thaumasiodes de certains phénomènes naturels est, en fait, principalement associé au plaisir de la découverte et de l’investigation scientifique ; dans Pline en revanche, la récolte d’informations merveilleuses est liée à un but idéologique : il s’agit de montrer et de renforcer la thèse de la créativité prodigieuse d’une Natura qui est vue, de plus en plus, comme transcendante28. Par conséquent, dans cette logique, le philosophe de Stagire fait office non seulement – comme nous l’avons vu – de « chrême » de vérité, mais se trouve aussi intégré au projet plinien de magnifier la nature et sa merveilleuse et fabuleuse exubérance. En d’autres termes, le nom d’Aristote, le philosophe qui voyait dans le merveilleux une étape propédeutique à la recherche, devient, chez Pline, un dispositif qui génère et étend l’effet de l’émerveillement chez le lecteur. 2.3. Aristote revu et corrigé ? Si Aristote, dans sa fonction de principe de véridiction, devient un allié profond de Pline, nous devons cependant souligner qu’il existe des passages où certaines théories du philosophe grec semblent réfutées. Par exemple en HN 11, 273 Pline déclare son scepticisme face à certaines dérives de la physiognomonie, selon lesquelles, à partir des signes déterminés du corps, il serait possible de prédire la durée de vie d’un individu29. Un cas similaire est, ensuite, celui de HN 9, 16-18, où l’encyclopédiste romain réfute la théorie aristotélicienne selon laquelle les animaux à branchies ne peuvent pas respirer30. Dans ces deux cas, il s’agit d’exceptions ; mais des exceptions qui confirment la règle qui veut qu’Aristote, même lorsqu’il se trompe, est tantus vir in doctrinis (11, 273). Bien plus, précisément parce qu’il est un homme de doctrina immense, ses erreurs – dans la perspective philanthropique de Pline31 – doivent être signalées sans délai, sans quoi les gens qui dépendent de son autorité pourraient en subir des conséquences désagréables.

28 Cf. Naas, Le projet…, op. cit. n. 4, p. 53 sq. (et notamment p. 63). 29 Cf. Aristot. fr. 286 Rose. 30 Cf. Naas, Le projet…, op. cit. n. 4, p. 157. Les théories aristotéliciennes sur la respiration

sont en outre réfutées en HN 11, 5 : cf. Aristot. resp. 471 b 19 sq. ; Capponi, Natura…, op. cit. n. 4, p. 49 sq. ; Capponi, Entomologia…, op. cit. n. 4, p. 31 sq. 31 Cf. S. Citroni Marchetti, « Iuvare mortalem : l’ideale programmatico della NH di Plinio nei rapporti con il moralismo stoico-diatribico », A&R, 27, 1982, p. 124-148.

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Toutefois, si l’autorité du Stagirite n’est pas diminuée par les corrections pliniennes, il faut aussi dire que cette autorité se trouve incluse et diluée dans une perspective pour ainsi dire kaléidoscopique. Cela apparaît bien dans la conclusion de HN 9, 18, où Pline, à la fin de sa réfutation articulée de la théorie aristotélicienne, conclut ainsi : quam ob rem de his opinetur ut cuique libitum erit (NH 9, 18). « Aussi que chacun juge de cela comme il lui plaira »32.

Si, dans l’investigation aristotélicienne des phénomènes naturels, une logique normative est privilégiée, dans ce passage plinien semble émerger une perspective épistémologique selon laquelle les seuls critères de vérité sont devenus le principe d’autorité et l’usage hyperbolique – et donc, pour ainsi dire, « anomaliste » – de l’analogie33. En conséquence, dans un contexte où chaque point de vue est équivalent à un autre, il n’est plus possible de falsifier une théorie en la remplaçant par une autre, et chacun peut former ses propres opinions en choisissant parmi les nombreuses thèses avancées pour expliquer des phénomènes naturels, selon ses propres goûts et ses inclinations34. Du reste, si la nature étonne par sa force prodigieuse, et si sa compréhension – comme Pline le laisse souvent entendre – est hors de la portée des mortels, les seuls critères pour découvrir ce qui est vrai et ce qui est faux deviennent la divination et l’acte de foi35. Et si le seul critère est l’acte de foi, alors différentes théories se valent, et il est possible d’adjoindre une théorie à une autre, même si elles se révèlent incompatibles. 3. Portrait du philosophe en Pline l’Ancien S’il est donc vrai qu’Aristote est une source incomparable d’autorité, il est également vrai – comme on l’a vu – que le point de vue d’Aristote semble avoir souvent la même valeur que celui de Pline. Il s’ensuit – comme je voudrais le montrer dans cette dernière partie – que les profils des deux naturalistes deviennent, d’une certaine manière, interchan32 Tr. fr. d’E. de Saint-Denis (éd.), Pline l’Ancien. Histoire Naturelle. Livre IX, Paris 1955. 33 Cf. Naas, Le projet…, op. cit. n. 4, p. 66. 34 Cf. M. Beagon, Roman Nature. The Thought of Pliny the Elder, Oxford 1992, p. 44 sq. ;

Naas, Le projet…, op. cit. n. 4, p. 405 sq. (sur la logique plinienne de la multiplicité). 35 Pour le cadre épistémologique dans lequel s’insère l’HN, cf. E. Romano, « Pensare le credenze. Le opiniones nella cultura romana attraverso una lettura di Cicerone », Quaderni del ramo d’oro, 2, 1998, pp. 137-157 ; Li Causi, Sulle tracce… (op. cit. n. 25), p. 202 sq.

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geables. Cette métamorphose du philosophe grec est clairement visible dans un passage du livre VIII de l’HN, où l’encyclopédiste romain réfute les informations se rapportant à la mise bas des lionnes36 ; il laisse alors échapper une digression qui nous permet de comprendre comment il a effectivement compris le travail d’Aristote et quel lien a l’HN avec les travaux biologiques du Stagirite : Aristoteles diversa tradit, vir quem in his magna secuturus ex parte praefandum reor. Alexandro Magno rege inflammato cupidine animalium naturas noscendi delegataque hac commentatione Aristoteli, summo in omni doctrina viro, aliquot milia hominum in totius Asiae Graeciaeque tractu parere iussa, omnium quos venatus, aucupia piscatusque alebant quibusque vivaria, armenta, alvaria, piscinae, aviaria in cura erant, ne quid usquam genitum ignoraretur ab eo. Quos percunctando quinquaginta ferme volumina illa praeclara de animalibus condidit. Quae a me collecta in artum cum is, quae ignoraverat, quaeso ut legentes boni consulant, in universis rerum naturae operibus medioque clarissimi regum omnium desiderio cura nostra breviter peregrinantes (HN 8, 44). Le roi Alexandre le Grand, brûlant de connaître l’histoire naturelle des animaux, confia le soin de cette étude à l’homme le plus savant en toute science, Aristote : et il soumit à ses ordres, sur toute l’étendue de l’Asie et de la Grèce, plusieurs milliers d’hommes qui tous vivaient de la chasse, de l’oisellerie, de la pêche, ou qui entretenaient des viviers, des troupeaux, des ruchers, des piscines, des volières, afin qu’aucune créature n’échappât à sa connaissance. A force d’interroger ces hommes, Aristote composa environ cinquante volumes célèbres sur les animaux ; volumes que j’ai résumés, en y ajoutant ce qu’il avait ignoré, et que je prie les lecteurs de juger avec bienveillance, car ils pourront par nos soins voyager rapidement parmi tous les ouvrages de la nature, au milieu de tout ce qui a fait le désir du plus illustre des rois37.

Nous ne devons pas nous étonner du nombre d’écrits biologiques que Pline attribue à Aristote. En effet, les chiffres des catalogues anciens dont nous disposons changent sensiblement à cet égard38 ; en outre, il est possible – comme il arrive souvent dans l’Histoire naturelle –, que Pline

36 Cf. Hdt. 3, 108, 11-19 ; Aristot. HA 579 b 1 sq. ; Conte, Plinio il Vecchio… (op. cit. n. 8), ad Plin. HN 8, 43-45. 37 Tr. fr. d’Ernout, Pline l’Ancien…, op. cit. n. 5. 38 Cf. par exemple Antig. 60 b (70 livres) ou D. L. 5, 22 sq. (31 livres) : V. Rose (éd.), Aristotelis qui ferebantur librorum fragmenta, Leipzig 1886, p. 3-18 ; Capponi, Le fonti…, op. cit. n. 2, p. 259.

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ait voulu donner une valeur symbolique au chiffre mentionné39. Toutefois, à mon avis, plus intéressant encore est le portrait du philosophe grec qui est tracé dans le passage en question. De ce sujet je me suis déjà occupé dans un passage de ma monographie de 200340. Ici, je me limiterai seulement à voir comment le rapprochement d’Aristote avec Alexandre non seulement ajoute une patine mythique et exotique aux travaux biologiques du Stagirite, mais finit par changer, comme dans un jeu de morphing, les connotations du philosophe lui-même. Comme Pline, Aristote est ici un « catalogueur » qui travaille pour les archives impériales des vivants, et ces archives ont pour but de démontrer la puissance miraculeuse d’une Nature qui tend de plus en plus à être identifiée avec le regard puissant et omniprésent de Rome41. Mais au-delà du mécanisme de réflexibilité, on peut supposer que le nom du philosophe activa, en HN 8, 44, une seconde fonction – moins explicite mais tout aussi importante et significative – qui affecte le positionnement de l’écriture plinienne. En effet, lorsque le nom d’Aristote est invoqué pour réfuter les nouvelles les plus fabuleuses et les croyances incontrôlées du vulgus, Pline semble déclarer implicitement que, à certains égards, son œuvre est étrangère au genre de la paradoxographie, qui constitue quand même une des sources les plus importantes de l’Histoire naturelle42. De fait, si la paradoxographie utilise le nom d’Aristote comme une source à partir de laquelle extrapoler les nouvelles les plus curieuses dans le but d’amuser en vulgarisant, l’intention de Pline semble, au contraire, aller plus loin. En étudiant les procédures de réutilisation du matériel aristotélicien mis en œuvre par Antigone de Caryste, Christian Jacob a montré comment le merveilleux des paradoxographes se compose essentiellement d’une technique d’écriture : le paradoxographe ne trouve pas, dans les œuvres d’Aristote, de données en soi surprenantes, mais il obtient l’effet du paradoxe à travers une série de techniques consistant principalement à éliminer tous les commentaires, le contexte argu-

39 Cf. V. Ferraro, « Il numero delle fonti, dei volumi e dei fatti della Naturalis Historia di Plinio », ANSP, 5, 2, 1975, p. 519-533. 40 Cf. Li Causi, Sulle tracce…, op. cit. n. 25, p. 209-214. 41 Naas, Le projet…, op. cit. n. 4, p. 460 sq. parle de modèle triomphal. Mais cf. aussi S. Citroni Marchetti, Plinio il Vecchio e la tradizione del moralismo romano, Pise 1991, p. 73 ; Li Causi, Sulle tracce…, op. cit. n. 25, p. 209 sq. 42 Cf. Naas, Le projet…, op. cit. n. 4, p. 243 sq.

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mentatif, les étiologies et les corrélations universelles qui se trouvent dans la source43. Jusqu’ici, on ne constate pas de différence avec le modus operandi de Pline, qui, on l’a vu, évite systématiquement d’entrer dans la substance des réfutations d’Aristote, en attribuant à sa source des traits, pour ainsi dire, oraculaires44. Toutefois, entre les paradoxographes et Pline, on observe une différence très significative. En effet, Antigone de Caryste, en choisissant les informations à sélectionner, essaie d’éviter la catégorie des teratodes, en prenant soin, par exemple, de ne pas « contaminer » les données provenant d’Aristote avec celles attestées par les auteurs les plus suspects (comme Ctésias de Cnide)45. Pline, au contraire, cherche sans cesse à « actualiser » les informations provenant d’œuvres telles que l’Historia animalium ou le De generatione animalium, et, dans la poursuite de son objectif, il ne craint pas d’utiliser du matériel provenant d’autres sources46. En ce sens, l’encyclopédiste romain accroît le matériel aristotélicien par agglutination et concrétion. Cette manière inclusive d’exploitation de sa source, bien sûr, est étroitement liée à la démarche encyclopédique et à un but informatif, mais elle a également des conséquences importantes en termes de renforcement de la crédibilité et de l’auctoritas de Pline lui-même. De la sorte, Pline, en citant Aristote, utilise non seulement son autorité afin de passer au crible les données et les informations, mais il fait aussi ce qu’aucun paradoxographe ne songe jamais à faire : il place, à côté de l’autorité du Stagirite, sa propre autorité. En termes de classification en genres littéraires, il en résulte que Pline peut se débarrasser du masque de simple compilateur de faits nus d’histoire naturelle plus ou moins curieux ou amusants, pour placer son œuvre monumentale dans le sillage de l’historia (même s’il s’agit d’une historia qui est mêlée avec l’enkyklios paideia, la paradoxographie et la périégèse)47.

43 Cf. Chr. Jacob, « De l’art de compiler à la fabrication du merveilleux : sur la paradoxographie grecque », Lalies, 2, 1981, p. 132 sq. 44 Cf. aussi HN 9, 78, où Pline ne semble pas comprendre pleinement la signification des classèmes aristotéliciens. 45 Cf. Li Causi, Sulle tracce…, op. cit. n. 25, p. 168-170. 46 Cf. Naas, Le projet…, op. cit. n. 4, p. 81 sq. pour la logique plinienne de la mise à jour. 47 Cf. Naas, Le projet…, op. cit. n. 4, p. 15 sq. ; 243 sq. ; Naas, Indicare…, op. cit. n. 3.

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Cela signifie très clairement que, au moment où Aristote est transformé en Pline, l’identité de Pline se substitue presque furtivement à celle d’Aristote, dont l’encyclopédiste romain détourne les marques de maître de vérité et de vir de doctrina. La Naturalis Historia peut ainsi se substituer à la physiké historia du philosophe grec et Pline peut devenir l’Aristote du Moyen Âge, de la Renaissance et même de Charles Darwin : une opération qui, comme on le sait, lui réussira parfaitement48.

48 Cf. Naas, Le projet…, op. cit. n. 4, p. 6 : « les œuvres fondamentales d’Aristote et de Théophraste furent perdues pendant des siècles ; en les remplaçant, Pline acquit sa position d’autorité ». Seek, Plinius…, op. cit. n. 3, p. 420 a rappelé que « Darwin hat als junger Student, wie er in seiner Autobiographie berichtet, seine ersten wissenschaftlichen Gehversuche noch in einer Plinian Society vorgeführt ». Au contraire, nous savons aussi que les lectures que Darwin a faites des textes zoologiques du Stagirite furent insuffisantes et tardives : cf. A. Gotthelf, « Darwin on Aristotle », Journal of the History of Biology, 32, 1, 1999, p. 3-30.

Aristote, Pline et le chant des oiseaux Agnès et Alessandro Arbo

Les écrits zoologiques d’Aristote constituent la source la plus importante des livres que l’Encyclopédie de Pline l’Ancien consacre aux êtres vivants. Celui-ci affirmait y avoir résumé la cinquantaine de volumes d’Histoire des Animaux qui lui étaient parvenus sous le nom du Stagirite, tout en y ajoutant ce que celui-ci ignorait1. Après de telles prémisses, le résultat a souvent déçu le lecteur, car il ne reste chez Pline, surtout désireux de collecter et d’assembler le plus possible d’informations sur tous les sujets, pas grand-chose de la méthode et de la réflexion scientifiques d’Aristote2. Au rebours de cette opinion reçue, nous nous proposons dans cette étude, par une comparaison des notes que le philosophe grec et l’encyclopédiste romain consacrent tous deux à la description de la voix des oiseaux, de prendre la mesure de l’aristotélisme du second, mais aussi de montrer, grâce à une problématique qui touche à l’exploration des limites entre humanité et animalité3, comment les remarques aristotéliciennes ont été au cours de leur réception remployées et augmentées d’observations dignes d’intérêt. 1 NH, VIII, 44 : Quos percunctando quinquaginta ferme uolumina illa praeclara de animalibus condidit ; quae a me collecta in artum cum iis quae ignorauerat, quaeso ut legentes boni consulant, in uniuersis rerum naturae operibus medioque clarissimi regum omnium desiderio cura nostra breuiter peregrinantes. 2 Comme le souligne L. Bodson, « La zoologie romaine d’après Pline », Pline l’Ancien témoin de son temps, Actes du Colloque international de Nantes, 22-26 oct. 1985, éd. J. Pigeaud et J. Oroz, Salamanque 1987, p. 107-116, part. 109 ; « Le témoignage de Pline l’Ancien sur la conception romaine de l’animal », L’animal dans l’Antiquité, éd. par B. Cassin et J.-L. Labarrière sous la direction de G. Romeyer-Dherbey, Paris 1997, p. 329 ; V. Naas, Le projet encyclopédique de Pline l’Ancien, Coll. É.F.R. 303, Rome 2002, p. 146-147 ; 166 ; 402-403. 3 Dans des études précédentes, nous nous sommes intéressés à la musicalité des animaux dans le monde antique : une question aux multiples enjeux, dont l’examen des formes d’intelligence spécifiques mises en œuvre par certains animaux grâce à leurs facultés sensibles et imaginatives n’est pas le moindre. Nous avons entre autres tenté de comprendre comment les Anciens avaient décrit les émissions vocales animales à l’aide d’un lexique musical, jusqu’à parler, comme nous le faisons encore aujourd’hui, d’un « chant » des oiseaux ; cf. A. et A. Arbo, « Les animaux sont-ils musiciens ? Autour d’un thème de la réflexion musicale antique », dans Musique et antiquité, Actes du colloque d’Amiens, sous la dir. d’Odile Mortier-Waldschmidt, Les Belles Lettres, Paris 2006, p. 209-243 ; Id., « In una perfecta musica scientia : le rossignol de Pline l’Ancien », dans Des formes et des mots chez les Anciens, éd. Claude Brunet, PUFC, 2008, p. 255-273.

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1. Le chant des oiseaux selon Aristote Nous pouvons inscrire les observations d’Aristote sur le chant des oiseaux à l’intérieur d’une réflexion plus large sur les sons produits par les animaux4 : le philosophe distingue entre le son inarticulé, le bruit (yÒfoj), la voix (fwn›), c’est-à-dire le son émis par un être animé ; celui-ci peut être à son tour di£lektoj, c’est-à-dire son articulé, langage5. Il précise ensuite que seuls les animaux pourvus de poumons et d’un pharynx ont une fwn›6 ; mais ceux qui possèdent une voix n’ont pas tous un langage7 car peuvent émettre des sons articulés uniquement ceux qui sont dotés d’une langue déliée8 : la di£lektoj est en effet l’articulation de la voix par la langue9. Le genre des oiseaux possède ainsi une voix, mais seuls ceux qui ont une langue large ou qui n’est pas en pointe sont susceptibles de produire une di£lektoj10. Le perroquet11, à la langue large, est par exemple capable d’émettre des sons articulés semblables à ceux de l’homme12. Le chant lui-même est défini dans le cas de certains oiseaux comme une espèce de di£lektoj13. Une première condition nécessaire 4 HA, 535a-b. Nous citons le texte d’Aristote d’après l’édition de P. Louis, Histoire des Animaux, 3 vol., Les Belles Lettres, Paris 2002-20032. 5 Ibid., 535a : fwn¾ kai yÒfoj ŸterÒn œsti, kai trfton di£lektoj. Il ne faut pas oublier qu’Aristote parle ici d’un langage sans noms, c’est-à-dire sans symboles ; cf. de interpr., 16a. 6 HA, 535a : fwnel m‹n oân oÙdeni tîn ¥llwn morfwn oÙd‹n pl¾n tù f£ruggi : diÕ Ósa m¾ }cei pleÚmona, oÙd‹ fq{ggetai : di£lektoj d' ¹ tÁj fwnÁj œsti tÍ glèttV di£rqrwsij. 7 Ibid., 536b : Ósa m‹n g¦r di£lekton }cei, kai fwn¾n }cei, Ósa d‹ fwn›n, oÙ p£nta di£lekton. “Osoi d‹ gfnontai kwfoi œk genetÁj, p£ntej kai œneoi gfnontai : fwn¾n m‹n oân ¢fi©si, di£lekton d' oÙdemfan. T¦ d‹ paidfa ïsper kai tîn ¥llwn mÒriwn oÙk œgkratÁ œstin, oátw oÙd‹ tÁj glètthj tÕ prèton, kai }stin ¢tel›j, kai ¢polÚetai Ñyiafteron, éste yellfzousi kai traulfzousi t¦ poll£. 8 Ibid., 535b : Ósa glîttan m¾ }cei À m¾ ¢polelum{nhn, oÙ dial{getai. 9 Ibid., 535a : di£lektoj d' ¹ tÁj fwnÁj œsti tÍ glèttÍ di£rqrwsij. Voir également PA, 660a. Sur ces distinctions, lire par exemple J.-L. Labarrière, « Imagination humaine et imagination animale chez Aristote », La condition animale. Études sur Aristote et les Stoïciens, Louvain-La-Neuve 2005, p. 106-112 ; « Le caractère musical de la voix chez Aristote : apotasis, melos, dialektos », ibid., p. 187-207. 10 HA, 536 a : tÕ d‹ tîn Ñrnfqwn g{noj ¢ffhsi fwn›n : kai m£lista }cei di£lekton Ósoij Øp£rcei ¹ glîtta platela, kai Ósa }cousi t¾n glîttan aÙtîn lept›n. Voir également ibid., 504a-b : kai glîttan ¤pantej, taÚthn d' ¢nomofan : m‹n g¦r makr¦n od d‹ bracelan. Cf. également PA, 660a. 11 HA, 597b : kai g¦r tÕ 'IndikÕn Ôrneon ¹ yitt£kh, tÕ legÒmenon ¢nqrwpÒglwtton, toioàtÒn œsti : kai ¢kolastÒteron d‹ gfnetai, Ótan pfV onnon. La pie appartient à la même catégorie ; cf. ibid., 504b : m£lista d‹ tîn zèJn met¦ tÕn ¥nqrwpon gr£mmata fq{ggetai }nia tîn Ñrnfqwn g{nh : toiaàta d' œsti t¦ platÚglwtta aÙtîn m£lista. 12 Ibid., 504b : m£lista d‹ tîn zówn met¦ tÕn ¥nqrwpon gr£mmata fq{ggetai }nia tîn Ñrnfqwn g{nh : toiaàta d' œsti t¦ platÚglwtta aÙtîn m£lista. 13 Ibid., 536b : ¹ d' œn tolj ¥rqroij, ¿n ¥n tij ésper di£lekton ehpeien. La di£lektoj est pourtant en principe le propre de l’homme ; cf. encore ibid. : ¢ll' hdion toàt' ¢nqrèpou œstfn.

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pour parler de chant est qu’il y ait une voix (liée à son tour à une émission d’air provenant des poumons). En ce sens, ce n’est que d’une manière métaphorique que, selon Aristote, nous parlons de « chant des cigales » : car celles-ci produisent le son par le frottement de l’air14. Mais la présence de la voix n’est pas encore suffisante, car la simple voix (fwn›), caractérisée surtout par l’aigu et le grave, diffère seulement d’un genre à l’autre15. En revanche le chant, comme le langage, est susceptible de différer selon les lieux à l’intérieur d’un même genre16. À l’appui de cette affirmation, Aristote souligne que certains oisillons n’ont pas le même ramage que leurs parents s’ils ont été séparés d’eux ou s’ils ont entendu d’autres oiseaux17. Il raconte encore que l’on a déjà vu un rossignol enseigner le chant à son petit, et en conclut que la di£lektoj et la fwn› ne sont pas de même nature car le premier peut être façonné par l’apprentissage18. Ces réflexions lui permettent d’établir des distinctions entre les oiseaux. Certains sont expressément répertoriés comme chanteurs, tels le rossignol19, la perdrix20, le brinthe (ñdikÒj)21 ou le merle (°dei)22. D’autres se voient plus simplement attribuer une voix harmonieuse : le grimpereau l’a claire (fwn› lampr£)23, l’éléa et le jaseur agréable (¢gaq›)24, le chardonneret mélodieuse (ligurav)25, le « léopard » (sans 14 Ibid., 535b. Sur les cigales et leur « chant », voir encore V, 30, 556a, p. 54 . Un tel chant est lié à la séparation du corselet et aux dimensions de la cigale (seules les grandes chantent). 15 Ibid., 536b : ¹ m‹n oân fwn¾ ÑxÚthti kai barÚthti m£lista œpfdhloj, tÕ d' endoj oÙd‹n diaf{rei tîn aÙtîn genîn. 16 Ibid., 536b : ¹ d' œn tolj ¥rqroij, ¿n ¥n tij ésper di£lekton ehpeien, kai tîn ¢llîn zówn diaf{rei kai tîn œn taÙtù g{nei zówn kat¦ toÝj tÒpouj. 17 Ibid., 536b : kai tîn mikrîn Ñrniqfwn }nia oÙ t¾n aÙt¾n fwn¾n ¢ffhsi œn tù °dein tolj genn›sasin, ¨n apÒtrofa g{nwntai kai ¥llwn ¢koÚswsin Ñrnfqwn dÒntwn. 18 Ibid., 536b : ½dh d' ðptai kai ¢hdën neottÕn prodid£skousa, æj oÙc Ðmofaj fÚsei tÁj dial{ktou oÜshj kai tÁj fwnÁj, ¢ll' œdecÒmenon pl£ttesqai. Aristote fait encore allusion à ce fait dans PA, 660a-b, où il explique que kai crîntai tÍ glèttV kai prÕj Œrmhnefan ¢ll›loij p£ntej m{n, Ÿteroi d‹ tîn Œt{ron m©llon, ést' œp' œnfwn kai m£qhsin ennai dokeln par' ¢ll›lwn. Lire J.-L. Labarrière (Langage, vie politique et mouvement des animaux. Études aristotéliciennes, Paris 2004, p. 19-59 ; « Le caractère musical de la voix chez Aristote : apotasis, melos , dialektos », La condition animale, op. cit., p. 201-207 ; « Aristote, Martinet et Madame Rossignol », ibid., p. 218-221), qui propose de traduire cette dialektos du rossignol par « dialecte ». 19 HA, 632b. 20 Ibid., 614a. 21 Ibid., 615a : brfnqoj : oátoj d' Ð Ôrnij eÙbfotoj kai ñdikÒj. 22 Ibid., 632b. Le merle blanc a d’autre part « presque la même voix » (fwn¾ praplhsfa) que le noir : cf. ibid., 617a. 23 Ibid., 616b. 24 Ibid., 616b. 25 Ibid., 616b.

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doute le sansonnet) variée (poll›) et non grave (oÙ barela)26. Quant à la pie, elle en change presque chaque jour27. Mais Aristote se contente souvent de mentionner s’ils sont muets ou émettent des sons (fq{ggontai), tels le ramier28 et une variété de petits ducs29 et d’alcyons30. Il tente cependant quelquefois de préciser la nature de ceux-ci soit par l’emploi d’un verbe mimétique de son objet – les coqs kokkÚzousi31; les perdrix, selon les lieux, cacabent (kakkabfzousin) ou piaillent (trizousin)32, les grues sifflent (toÝj œpisurfttontaj) –, soit en s’attachant à leur degré de hauteur – la grive litorne fait entendre un son aigu (ÑxÚ fq{ggetai), ou à leur intensité – les grues crient (boîn)33, le « gyapète » crie et murmure (bÒ´ kai minurfzei)34 ou même à leur connotation vocale : le cri du « gyapète » est plaintif35. Ces émissions sonores sont nettement différenciées du chant : la perdrix chante (°dei), mais lance aussi un petit cri aigu (trigmÒj) et d’autres sons (¥llaj fwn£j)36. Certains passent également selon les saisons du chant au bruit : le merle chante en été (°dei), mais en hiver fait entendre un claquement sec (patagel) et discordant37 (fqeggetai qorubîdej)38. Le rossignol est le cas le plus intéressant car s’il reste toujours chanteur, sa voix devient moins belle au fil des saisons : il chante au printemps de façon continue (°dei sunecîj) pendant quinze jours et quinze nuits ; puis il continue à chanter, mais plus sans interruption ; et, au cours de l’été, il émet une autre voix, qui n’est plus susceptible d’autant de modulations (oÙk{ti pantodap›n)39, qui n’a plus la même vivacité (oÙd‹ tacelan) ni la même souplesse (oÙd‹

26 Ibid., 617b. 27 Ibid., 615b : ¹ d‹ kftta fwn¦j m‹n metab£llei plefstaj (kaq' œk£sthn g¦r çj edpeln

¹m{ran ¥llhn ¢ffhsi). 28 Ibid., 633a. 29 Ibid.,617b : l’une des deux variétés est muette (¥fwnoi) tandis que l’autre est sonore (fq{ggontai). 30 Ibid., 593b : tugc£nei d' aÙtîn Ônta dÚo ehdh, kai ¹ m‹n fq{ggetai, kaqiz£nousa œpi tîn don£kwn, ¹ d' ¥fwnoj. 31 Ibid., 631b (à propos des poules qui imite le cri du coq quand elles ont vaincu les mâles). 32 Traductions de P. Louis. 33 HA, 614b. 34 Ibid., 619a. L’aigle noir (618b), en revanche ne murmure pas d’une voix plaintive et ne crie pas non plus oÙ (...) minurfzei oÙd‹ l{lhken. 35 Ibid. C’est également le cas du chant du cygne ; cf. ibid., 615b. 36 Ibid., 614a : oÙ mÒnon d' °dei Ð p{rdix, ¢ll¦ kai trigmÕn ¢ffhsi kai ¥llaj fwn£j. 37 Traduction de P. Louis. 38 HA, 632b : tù q{rei °dei, toà d‹ ceimînoj patagel kai fq{ggetai. 39 Traduction de P. Louis.

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(...) œpistrefÁ) mais est unie (¢plÁn)40. On note ici qu’Aristote s’attache à décrire le chant en mettant en valeur des différences qui ne sont pas seulement quantitatives (hauteur et intensité), mais bel et bien qualitatives, puisqu’il s’intéresse à l’aspect timbrique global et à la texture de l’émission sonore. En zoologue et biologiste, Aristote met enfin le chant en relation avec des particularités anatomiques : les chanteurs que sont la mésange et le rossignol n’ont pas la langue en pointe41. Il note encore que les petits oiseaux sont polÚfwna et plus gazouilleurs (lalfstera) que les grands42. Surtout, il lie le chant à des situations et des moments bien précis : c’est à la saison des amours que les oiseaux ont le plus de voix43 ; les femelles s’arrêtent d’ailleurs fréquemment de chanter quand elles ont des petits44, et de manière générale, les mâles chantent plus que les femelles45. Ils chantent également quand ils luttent avec leurs congénères46 : certains le font en se battant, comme la caille, d’autres avant le combat, par exemple la perdrix, ou encore après la victoire, comme les coqs47. Le philosophe parle même, à propos d’une technique de chasse consistant à utiliser une perdrix comme appeau, de « chant de guerre »48 poussé par le chef des perdrix sauvages qui se précipite sur elle49. 40 Traduction de P. Louis. Voir HA, 632b : ¹ d' ¢hdën °dei m‹n sunecîj ¹m{raj kai nÚktaj dekap{nte, Ótan tÕ Ôroj ½dh dasÚnhtai : met¦ d‹ taàta °dei m{n, sunecîj d' oÙk{ti. Toà d‹ q{rouj prooÒntoj ¥llhn ¢ffhsi fwn¾n kai oÙk{ti pantodap¾n oÙd‹ tacelan kai œpistrefÁ ¢llÆ ¢plÁn. 41 Ibid., 616b : hdion d‹ toÚtJ kai ¢hdÒni par¦ toÝj ¥llouj Ôrniqaj tÕ m¾ }cein tÁj glètthj tÕ ÑxÚ. 42 Ibid., 536a : polÚfwna d' œsti kai lalfstera t¦ œl£ttw tîn meg£lwn. Voir encore PA, 660a. 43 Ibid., 633a : tÕ d' Ólon t¦ Ôrnea kai m£lista kai plefstaj ¢ffhsi fwn£j, Ótan ðsi peri t¾n Ñcefan. Voir encore 536a : kai m£lista peri t¾n Ñcefan Ÿkaston gfnetai tîn Ñrn{wn toioàton. Cela explique d’ailleurs pourquoi le chant varie en fonction des saisons : cf. 632b. 44 Ibid., 536a : ”Adousi d' }nia m‹n Ðmofwj t¦ ¥rrena tolj q›lesin, oƒon kai ¢hdën °dei kai Ð ¥rrhn kai q›leia, pl¾n ¹ q›leia paÚetai Ótan epJ£zV kai t¦ neÒttia }cV : œnfwn d‹ t¦ ¥rrena m©llon, oƒon ¢lektruÒnej kai Ôrtugej, ad d‹ q›leiai oÙk °dousin. 45 Ibid., 536a : ¥dousi d' }nia m‹n Ðmofwj t¦ ¥rrena tolj q›lesin, oƒon kai ¢hdën °dei kai Ð ¥rrhn kai ¹ q›leia, pl¾n ¹ q›leia paÚetai Ótan œpJ£zV kai t¦ neÒttia }cV : œnfwn d‹ t¦ ¥rrena m©llon, oƒon ¢lektruÒntej kai Ôrtugej, ad d‹ q›leiai oÙk °dousin. 46 Les situations sont souvent liées car c’est souvent pour les femelles que les mâles se battent : voir par exemple ibid., 614a, où sont évoqués les combats des perdrix. 47 HA, 536a : kai t¦ m‹n macÒmena fq{ggetai, oƒon Ôrtux, t¦ d‹ prÕ toà m£cesqai prokaloÚmena « oƒon p{rdikej », À nikîta, oƒon ¢lektruÒnej. Le soin de leurs petits leur fait néanmoins quelquefois perdre l’envie de chanter : cf. HA, 631b. 48 Traduction de P. Louis. 49 Ibid., 614a : œp‹ d‹ toÙn qhreut¾n p{rdika çqeltai tîn ¢grfwn Ð °gemwÙn ¢nt®saj çj macoÚmenoj.

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2. Les descriptions de Pline Que reste-t-il de ces observations dans le livre X de l’Histoire Naturelle de Pline ? Aristote est loin d’être la seule source à y être revendiquée par l’encyclopédiste puisque son index cite pour le livre X pas moins de soixante noms50. Même si l’on peine à comprendre le plan d’ensemble qui détermine son apparition en différents points du livre X51, la plus grande partie du matériel aristotélicien sur le sujet qui nous occupe y ressurgit néanmoins à peu près intact. Comme sa source, Pline lie par exemple les capacités des oiseaux chanteurs et imitateurs du langage humain à la forme de leur langue52 et note que la voix de certains oiseaux – coucous53, merles54, rossignols55 ou ramiers56 – varie en fonction des saisons57. Lui aussi fait chanter un 50 Comme ouvrages romains, Pline revendique comme sources Manilius, Cornélius Valérianus, Les Actes, Umbricius Melior, Masurius Sabinus, Antistius Labéon, TroguePompée, Crémutius, Varron, Aemilius Macer, Melissus, Mucianus, Népos, Fabius Pictor, Lucrèce, Cornélius Celse, Horace, Déculon, Hygin, les Saserna, Nigidius, Mamilius Sura, et, pour les ouvrages étrangers, Homère, Phémonoé, Boéthus, Hylas, Aristote, Théophraste, Callimaque, Eschyle, le roi Hiéron, le roi Philométor, Archytas de Tarente, Amphiloque d’Athènes, Anaxipole de Thasos, Apollodore de Lemnos, Aristophane de Milet, Antigone de Cumes, Agathocle de Chios, Apollonius de Pergame, Aristandre d’Athènes, Bacchius de Milet, Bion de Soles, Chéréas d’Athènes, Diodore de Priène, Dinon de Colophon, Démocrite, Diophane de Nicée, Épigène de Rhodes, Evagon de Thasos, Euphronius d’Athènes, Juba, Androtion, Aeschrion, Lysimaque, Denys, Diophane, Nicandre, Onésicrite, Phylarque, Hésiode. Sur la fiabilité des indices de Pline, lire l’exposé de V. Naas, Le projet encyclopédique de Pline l’Ancien, op. cit., p. 143-145. 51 Lire notamment les réflexions de E. de Saint Denis, Pline l’Ancien. Histoire Naturelle. Livre X, Les Belles Lettres, Paris 1961, p. 7-11 qui montre que les fluctuations du plan du livre X sont dues à l’hésitation de l’encyclopédiste entre le plan systématique d’Aristote et sa fameuse méthode des fiches. 52 Il signale ainsi (NH, X, 85) que chez les rossignols, linguis earum tenuitas illa prima non est quae ceteris auibus, tandis que le propre des aues capables d’imiter le langage humain est d’avoir la langue particulièrement large (ibid., 119 (à propos des pies)) : latiores linguae omnibus in suo cuique genere, quae sermonem imitantur humanum . Il déclare lui aussi (ibid., X, 117) que l’oiseau qui imite le mieux les voix humaines est le perroquet : Super omnia humanas uoces reddunt, psittaci quidem etiam sermonicantes. India hanc auem mittit, siptacen uocat (…), in uino praecipue lasciua. Nous citons le livre X d’après l’édition d’E. de Saint-Denis, Pline l’Ancien. Histoire Naturelle. Livre X, op. cit. 53 Ibid., 26 : Coccyx (…) mutat autem uocem ; HA, 632b : metab£llei d‹ kai Ð kÒkkux tÕ crîma kai tÍ oÙ safhnfzei, Ótan m{llV ¢fanfzesqai. 54 NH, X, 80 : Merula ex nigra rufescit, canit aestate, hieme balbutit, circa solstitium muta. 55 Ibid., 81 et 85 : Lusciniis diebus ac noctibus continuis XV garrulus sine intermissione cantus densante se frondium germine (…). Sed hae tantae tamque artifices argutiae a XV diebus paulatim desinunt (…). Mox aestu aucto in totam alia uox fit, nec modulata aut uaria ; mutatur et color. Postremo hieme ipsa non cernitur. 56 Ibid., 106 : hieme mutis, a uere uocalis ; HA, 633A : ¹f£tta toà m‹n ceimînoj oÙ fq{ggetai (pl¾n ½dh pot‹ eÙdfaj œk ceimînoj sfodroà genom{nhj œfq{gxato kai œqaumastèqh ÙpÕ tîn œmpefrwn), ¢llÆ Ótan }ar g{nhtai, tÒte ¥rcetai fwneln.

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grand nombre d’oiseaux en situation : ainsi, comme chez Aristote, le coq chante après la victoire58 et devient muet une fois châtré59, tandis que la perdrix se fait entendre surtout au moment de la reproduction60. On relève certes dans le livre des erreurs grossières qu’Aristote s’était employé à réfuter61, mais il s’occupe aussi quelquefois indéniablement de compléter et corriger son modèle. La mention de l’anthus62 qui imite le hennissement des chevaux est par exemple pour lui l’occasion d’évoquer le taurus, oiseau inconnu d’Aristote que l’on rencontre dans le territoire d’Arles et qui mugit comme les taureaux63. Il affirme encore savoir d’expérience que, contrairement à ce que prétendait le Stagirite, les cygnes ne chantent pas au moment de mourir64. En outre, bien que l’on ne trouve dans son œuvre aucune réflexion théorique sur le chant, il préserve assez bien les distinctions et les observations d’Aristote en ce domaine. Cantus/cantare65 est ainsi naturellement réservé aux oiseaux réputés chanteurs tandis qu’il emploie uox/uocalis pour les émissions sonores plus indifférenciées66. La lali£ attribuée par le Stagirite à certains oiseaux correspond à la garrulitas que Pline relève chez la corneille67 ou le rossignol68. Le 57 NH, X, 80 : Alia admiratio circa oscines. Fere mutant colorem uocemque tempore anni ac repente fiunt aliae. Voir Aristote, HA, 632b : tîn d' Ðrn{wn poll¦ metab£llousi kat¦ t¦j éraj kai tÕ crîma kai t¾n fwn›n. 58 NH, X, 47 : Quod si palma contingit, statim in uictoria canunt seque ipsi principes testantur ; HA, 536a : kai t¦ macÒmena fq{ggetai, oƒon Ôrtux, t¦ d‹ prÕ toà m£cesqai prokaloÚmena « oƒon p{rdikej », À nikînta, oƒon alektruÒnej. 59 NH, X, 50 : desinunt canere castrati ; HA, 631b : oÙk{ti kokkÚzei. 60 Cf. NH, X, 102 ; HA, 541a. 61 Voir, notamment à propos du coucou gris dont Pline persiste à croire qu’il se transforme l’hiver en rapace diurne, lire L. Bodson, « L’apport de la tradition gréco-latine à la connaissance du Coucou gris », History and Philosophy of the Life Sciences, 4, 1982, p. 99-123. 62 NH, X, 116 : equorum quoque hinnitus anthus nomine herbae pabulo aduentu eorum pulsa imitatur, ad hnuc modum ulciscens ; cf. HA, 609b : ¥nqoj d/ gppî pol{mioj : œxelaÚnei g¦r Ð gppoj œk tÁj nomÁj : po£n g¦r n{metai Ð ¥nqoj, œp£rgemoj d/ œsti kai oÙk ÐxuwpÒj : mimeltai g¦r toà gppou t¾n fwn›n, kai fobel œpipetÒmenoj kai œxelaÚnei, Ótan d‹ l£bV, ktefnei aÙtÒn. Aristote voit il est vrai là moins une illustration des pouvoirs d’imitation de l’oiseau qu’un épisode de la guerre des animaux. 63 NH, X, 116 : est quae boum mugitus imitetur, in Arelatensi agro taurus appellata, alioquin parua est. 64 HA, 615b : çidikoi d{, kai peri t¦j teleut¦j m£lista °dousin : ¢nap{tontai g¦r kai edj toÙ p{lagoj, kaf tinej ½dh pl{ontej par¦ t¾n LibÚhn per{tucon œn tÍ qal£ttV pollolj °dousi fwnÍ goèdei, kai toÚtwn œèrwn ¢poqn›skontaj œnfouj. Cette légende, déjà présente chez Platon (Phaed., 84e-85b), est encore reprise par Elien, HA, 10, 36. 65 NH, X, 46-47 et 50 (les coqs) ; 63 (les cygnes) ; 80 (le merle) ; 82-84 (le rossignol) ; 102 (les perdrix). 66 Voir notamment ibid., 34 (le bubo) ; 58-59 (les grues, à propos desquels Pline utilise aussi le verbe adclamare) ; 113 (les vautours). 67 Ibid., 30 : ipsa ales est inauspicatae garrulitatis, a quibusdam tamen laudata.

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naturaliste romain note également le passage du chant au bruit : son merle chante (canit) en été, bégaie (balbutit) l’hiver et devient muet aux environs du solstice69. Il rend en latin les différences de hauteur et d’intensité notées par Aristote : son aigle noir est sine clangore, sine murmuratione70, et celui qu’il nomme percnoptère émet une murmuratio71. Il relève également comme son modèle le caractère plaintif de la voix de certains oiseaux72. Il use lui aussi volontiers d’un lexique mimétique : citons notamment à propos du corbeau le verbe gluttire73. Son vocabulaire est même plus diversifié et plus évocateur que celui de sa source : il parle de l’expressior loquacitas de la pie74 et qualifie le chant du rossignol de tam artifices argutiae75. Le bubo est un noctis monstrum, nec cantu aliquo uocalis, sed gemitu76. Les cigognes inter se commurmurant77. On a souvent fait grief à Pline de n’avoir pas les qualités descriptives de son modèle78. Or on constate que, en ce qui concerne le cri ou le chant des oiseaux, il est souvent plus précis que sa source : des corbeaux, il dit que gluttiunt uocem uelut strangulati, littéralement, « ils avalent leur voix comme si on les étranglait »79 qu’ils peuvent soit faire entendre sans interruption des croassements saccadés (singultu quodam latrantes)80, soit avaler (resorbere) à plusieurs reprises leur voix81. Il s’attache même à décomposer les unités sonores82 qui forment le chant des oiseaux. Là où Aristote se

68 Ibid., 81 (garrulus). 69 Ibid., 80 : merula (…) canit aestate, hieme balbutit, circa solstitium muta. 70 Ibid., 6. 71 Ibid., 8. 72 Le percnoptère est querulae murmurationis (ibid.,, 8) ; le bubo ne fait pas entendre un

chant, mais un gémissement (gemitus ; cf. ibid., 34) ; le cygne ne fait pas entendre de flebilis cantus (ibid., 63) ; le chant du ramier s’achève par un gémissement (gemitus ; cf. ibid., 106). 73 Ibid., 33. Sur ce verbe consulter TLL VI, col. 2117-2119. 74 Ibid., 118. 75 Ibid., 85. 76 Ibid., 34. 77 Ibid., 62. 78 Lire L. Bodson, « La zoologie romaine d’après Pline », art. cit., p. 109. 79 NH, X, 33. Pour une intéressante analyse des connotations sémantiques du gluttire vocem du corbeau voir M. Bettini, Voci. Antropologia sonora del mondo antico, Einaudi, Turin 2008, p. 152-153 et 213. 80 Traduction de H. Le Bonniec, Pline l’Ancien. Histoire Naturelle. Livre XVIII, Paris 1972, p. 178. 81 NH, XVIII, 362 : corui (…) singultu quodam latrantes seque concutientes, si continuabunt ; si uero carptim uocem resorbebunt… 82 Il emploie alors le mot uersus, qui désigne soit des séquences sonores entières (cf. ibid., X, 106), soit même les notes qui composent celui-ci (cf. ibid., 83).

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contentait d’évoquer la voix du ramier (fq{ggetai)83, Pline explique que le cantus de celui-ci trino conficitur uersu praeterque in clausula gemitu84, c’est-à-dire est constitué de trois notes et s’achève sur un gémissement85. L’écoute des émissions sonores de ces oiseaux nous permet de constater encore aujourd’hui l’efficacité d’un tel effort de description86. L’exemple du chant du rossignol est à cet égard le plus intéressant, car il s’agit du plus articulé87. La trame de la notice que Pline lui consacre est clairement aristotélicienne, puisqu’il relève comme son modèle les métamorphoses que subit la voix de la luscinia au fil des saisons88 : Lusciniis diebus ac noctibus continuis XV garrulus sine intermissione cantus densante se frondium germine (…). Sed hae tantae tamque artifices argutiae a XV diebus paulatim desinunt (…).Mox aestu aucto in totam alia uox fit, nec modulata aut uaria ; mutatur et color. Postremo hieme ipsa non cernitur. Mais il intercale au milieu de ces remarques une description extrêmement précise de ses modulations89 : modulatus editur sonus et nunc continuo spiritu trahitur in longum, nunc uariatur inflexo, nunc distinguitur conciso, copulatur intorto, promittitur reuocato, infuscatur ex inopinato, interdum et secum ipse murmurat, plenus, grauis, acutus, creber, extentus, ubi uisum est, uibrans, summus, medius, imus. Breuiterque omnia tam paruulis in faucibus, quae tot exquisitis tibiarum tormentis ars hominum excogitauit. Jamais Aristote ne s’est attaché, comme le fait ici Pline, à mettre en valeur des qualités du son qu’aujourd’hui on qualifierait de musicales, en privilégiant les modes d’exécution spécifiques de celuici plutôt que son adéquation aux valeurs discrètes d’une gamme (les 83 HA, 633a. 84 NH, X, 106. Lire la discussion de F. Capponi (Le fonti del X libro della Naturalis

Historia di Plinio, Gênes 1985, p. 191) à propos des différentes traductions de ce passage. 85 Même s’il n’est pas exclu que, comme l’observe M. Bettini (Voci, op. cit., p. 42-43), uersus puisse désigner ici une séquence rythmico-mélodique, Pline décrit peut-être plutôt les trois notes suivies par un gémissement qui caractérisent la séquence sonore la plus commune de cet oiseau. En revanche, la première interprétation nous semble convaincante à propos du rossignol, notamment dans le passage où Pline parle de la transmission de son chant par imitation (voir note 119). 86 Nous avons, au cours de la conférence, présenté un certain nombre d’enregistrements de séquences sonores de ces oiseaux susceptibles de confirmer cette hypothèse. Le lecteur pourra lui-même en trouver une confirmation en consultant les nombreuses banques de sons et de chants disponibles sur Internet. 87 Nous reprenons ici les remarques que nous avons déjà faites dans un article précédent : « In una perfecta musica scientia », art. cit., p. 255-273. 88 NH, X, 81 et 85. 89 Ibid., 82-83.

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tons) ou d’une mesure rythmique (les durées), contrairement à ce que faisaient d’ordinaire les traités de musique antiques90. Étudions le texte de plus près. Sans nous attarder sur modulatus91, concentronsnous sur continuo spiritu trahitur in longum, littéralement, « (le son) est étiré en longueur par une émission de souffle continue ». Cette expression est difficile à interpréter, car l’écoute du rossignol montre qu’il n’est pas capable de tenir une seule note longue. Mais si l’on considère qu’in longum ne désigne pas tant un son tenu qu’une série de sons de même hauteur, émis sur un seul souffle avec une articulation toujours semblable et susceptible de créer l’illusion d’une note soutenue et portée plus loin, alors Pline a plutôt décrit avec une grande justesse une émission propre à cet oiseau. Il s’agit de la répétition lente d’une note d’une intonation assez définie et émise avec une articulation typique correspondant, comme l’a remarqué Messiaen, au jeu « louré »92. On lit ensuite : nunc uariatur inflexo93, c’est-à-dire « varié par une inflexion » ou « par un infléchissement du souffle ». Inflexus fait partie du vocabulaire de la rhétorique comme de celui de la théorie musicale94. En particulier, Cicéron évoque une vox inflexa, c’est-àdire une « intonation plaintive » et remarque que l’orateur doit savoir fléchir la voix pour obtenir ce ton pathétique95. Cette partie de la phrase constitue d’ailleurs sans conteste une réminiscence de cet auteur puisque on relève déjà dans le de Oratore la succession des verbes uariare et distinguere96. Pline a fait ici appel à l’œuvre de l’orateur pour rendre aussi bien le caractère plaintif du chant du rossignol qu’une de ses intonations les plus spécifiques : quand l’oiseau émet la même note répétée sur un seul souffle dont nous venons de parler, il lui arrive souvent de la “fléchir” vers le bas, 90 Voir A. Barker, Euterpe. Ricerche sulla musica greca e romana, éd. F. Perusino et E. Rocconi, Pise 2002, p. 83 et 85. 91 Ce terme est généralement employé pour qualifier le son ou la voix identifiables à l’intérieur des discontinuités intervallaires d’une gamme ; dans son Harmonica (I, 8, Da Rios II, 17) Aristoxène avait distingué le chant de la voix parlée en notant que le premier s’inscrit dans un mouvement discontinu et la deuxième dans un mouvement continu. 92 O. Messiaen, Traité de rythme, de couleur et d’ornithologie, tome V, partie I (« Chants d’oiseaux d’Europe »), Paris, p. 423. 93 A. Barker pense (Euterpe, op. cit., p. 87) qu’il s’agit ici d’une émission de souffle curviligne, semblable à l’accent circonflexe grec : la voix, qui part d’une certaine hauteur, monte plus haut encore puis retombe au point de départ. 94 Boèce (De mus. I, 1, 25) parle de modum … inflectere canendi. 95 De or. 2, 193 : inflexa ad miserabilem sonum uoce. 96 Cf. II, 35 : orationem uariare et distinguere quasi quibusdam uerborum sententiarumque insignibus ; distinguere a ici le sens de nuancer.

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parfois avec un léger glissando. La modification est subtile : tantôt elle n’atteint même pas une autre note, en faisant plutôt changer la couleur de la même, tantôt elle descend délicatement par demi-tons. L’expression distinguitur conciso peut être comprise comme « coupé par un souffle saccadé ». Les ornithologues décrivent cette séquence par l’onomatopée « tiou tiou tiou tiou tiou titiqui! », ou par la variante « tio tio tio tio, tiotiolaborix ! ». On constate ici avec étonnement que si elle paraît de prime abord constituée par la juxtaposition parataxique d’éléments épars, la phrase de Pline s’avère à l’examen correspondre à cette séquence précise d’articulations. Une note prolongée, infléchie puis coupée ou conduite soudainement à des figurations brillantes est un motif distinctif du rossignol (comme l’a remarqué, entre autres, l’oreille sensible de Messiaen97). Les expressions suivantes sont moins faciles à identifier car elles sont susceptibles d’être rapprochées de plusieurs séquences émises par l’oiseau. Copulatur intorto signifie : « (le son) est enchaîné en roulades »98 ; quant à promittitur reuocato, elle correspond sans doute à « prolongé par une reprise »99 : le souffle est « rappelé », après avoir mené à bien sa tâche dans le motif précédent. Celui-ci, à peine achevé, est ainsi immédiatement répété ou poursuivi par un autre100. Infuscatur ex inopinato correspond peut-être à une séquence plus précise. Infuscare signifie « ternir », « brunir », « assourdir », « se voiler ». Si Pline est presque le seul à l’utiliser à propos de la voix101, l’adjectif fuscus, qui désigne une nuance précise de couleur, était en revanche couramment employé par la rhétorique pour dépeindre un son sourd, caverneux, creux102. Un tel obscurcissement, suivi de la caractéristique mentionnée ensuite (secum ipse murmurat « il murmure pour lui-même »), correspond sans nul doute à une autre séquence caractéristique du rossignol. Pline achève sa description sur les variations d’intensité et de registre dont est capable le rossignol : sa voix peut être pleine (plenus), grave (grauis), aiguë (acutus), plus haute (summus),

97 Traité de rythme, op. cit., p. 424. 98 Comme le traduit E. de Saint Denis, Pline l’Ancien. Histoire Naturelle. Livre X, op. cit.,

p. 56.

99 Cf. A. Barker, Euterpe, op. cit., p. 90. 100 Voir ibid. 101 Seul Sénèque le Père l’emploie dans le même sens que lui ; cf. Contr., 1, praef. 16 :

uox… lucubrationibus et neglegentia, non natura infuscata. 102 Voir en particulier Cicéron, De nat. deor. 2, 58, 146 ; Quintilien, 11, 3, 15 et 171. Cf. encore Pline, NH, XXVIII, 58 ; Lire A. Barker, Euterpe, op. cit., p. 90-91.

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moyenne (medius) ou basse (imus). Creber103 implique une séquence de notes nombreuses et rapides104, une sorte de roulement ou de staccato. Extentus105, opposé à creber, revient sur le son prolongé évoqué au début du passage (continuo spiritu trahitur in longum), pour souligner l’aisance avec laquelle l’oiseau peut passer d’un son haché à un son continu. Enfin, avec uibrans, plutôt qu’à un vibrato – c’est-à-dire une fluctuation systématique de la hauteur et/ou de l’intensité sur un seul degré (une telle émission n’est en effet pas attestée dans le chant de cet oiseau) –, nous pourrions songer à un trémolo106, c’est-à-dire à un trille ou trémulation entre deux degrés, correspondant aux onomatopées « tiko tiko tiko tiko » ou « couti couti couti couti couti ». Mais ce terme désigne peut-être tout simplement une émission brillante, passionnée, rapide et pleine d’énergie107. 3. Pline zoomusicologue, un Aristoteles Romanus ? Un préjugé tenace ne voit en Pline qu’un vulgaire compilateur, qui s’est rarement livré à des expérimentations personnelles. Le spécialiste de musiques anciennes A. Barker est même allé jusqu’à considérer cette description comme un témoignage des techniques de jeu des tibiae108 plutôt que comme le fruit d’une véritable écoute de la part de l’encyclopédiste romain. Cette dernière interprétation semble néanmoins plus raisonnable et on constate ici que Pline s’est quelquefois révélé capable de consigner avec brio dans ses écrits le résultat de ses propres observations. Il affiche d’ailleurs à plusieurs reprises dans

103 Utilisé par exemple par Quintilien (11, 3, 55) pour qualifier une respiration précipitée, creber anhelitus. 104 Cf. A. Barker, Euterpe, op. cit., p. 91. 105 Extendo et son participe extentus ont une signification bien attestée dans le domaine musical, et ont été employés d’abord pour qualifier les cordes d’un instrument, puis le son en général ; cf. par ex. Varron, Men., 366 ou Mart. Cap., 9, 932. 106 Voir A. Barker, Euterpe, op. cit., p. 91. 107 C’est un des aspects qui, selon Cicéron, caractérisent l’oratio, susceptible d’être incitata et vibrans et, en même temps, accurata et polita, pour pouvoir toucher le plus large public possible (Br. 95, 326). 108 Euterpe, op. cit., p. 83-104. Il est vrai que sa lecture est motivée par le rapprochement opéré par Pline immédiatement après notre passage (X, 82) entre le gosier du rossignol et les exquisita tormenta de la double flûte. Mais, pour captivante qu’elle soit, elle s’appuie à notre sens sur sur une interprétation discutable de l’expression « tot exquisitis tibiarum tormentis », qui ne concerne peut-être pas forcément les seules tibiae mais tous les instruments à tubes ou cannes.

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l’Histoire Naturelle sa volonté non d’expliquer la nature, comme se le proposait pour sa part Aristote109, mais de la décrire110. Cependant, l’intérêt particulier qu’il porte dans le livre X aux séquences sonores émises par les oiseaux peut encore avoir d’autres origines. Parmi les sources revendiquées par Pline dans le livre X figurent de nombreux noms que l’on peut rattacher à l’ornithomancie et à la science des augures111. F. Capponi a, au terme d’une analyse comparée du texte du Stagirite et de celui de Pline, émis l’hypothèse que le naturaliste romain avait peut-être puisé certaines de ses notices aristotéliciennes dans des traités d’ornithomancie, qui avaient remployé des fragments de l’Histoire des Animaux112. Pline ajoute d’ailleurs aux critères de classification traditionnels une distinction qui n’avait pas été prise en compte par Aristote : il divise le second genre, celui des oiseaux qui ont des doigts, entre oscines et alites, c’est-à-dire entre oiseaux qui fournissent un présage par leur chant et oiseaux 109 PA, 645a-b. 110 Cf. NH, I, 15 : dare omnibus uero naturam et naturae sua omnia ; XI, 8 : nobis propo-

situm est naturas rerum manifestas indicare, non causas indagare dubias. Lire L. Bodson, « La zoologie romaine d’après Pline », art. cit., p. 109-110 ; V. Naas (Le projet encyclopédique de Pline l’Ancien, op. cit., p. 78-81), qui souligne qu’il ne faut néanmoins pas complètement réduire l’œuvre de Pline à une tâche descriptive refusant résolument tout effort heuristique. 111 Pline cite ainsi Phémonoé, dite fille d’Apollon (X, 7), les Tusci (X, 11), Umbricius, haruspicum in nostro aeuo peritissimus (X, 19), Masurius Sabinus (X, 20), Antistius Labeo (X, 37), Nigidius (X, 37 ; 39 106) ; l’etrusca disciplina (37) ; Hylas qui externorum de auguriis peritissime scripsisse (…) putatur (X, 38) ; voir encore X, 137. Sur le groupe de sources du livre X procédant certainement de l’art de la diuinatio, lire F. Capponi, Le fonti del X libro della Naturalis Historia, op. cit., p. 170-174 ; 280-284 et 291-292 ; et plus généralement, sur les auteurs de traités de diuinatio et leur influence sur Pline, se reporter à Les écrivains du siècle d’Auguste et l’Etrusca Disciplina, 2 vol., Casarodunum, 1991, suppl. 61; 1993, suppl. 63 ; Les écrivains et l’Etrusca Disciplina de Claude à Trajan, Caesarodunum, 1995, suppl. 64, série de volumes publiée par D. Briquel et Ch. Guittard ; V. Naas, Le projet encycxlopédique de Pline l’Ancien, op. cit., p. 256-261. 112 Le fonti del X libro della Naturalis Historia, op. cit., p. 27-265 ; lire encore « Cultura scientifico-naturalistica di Plinio », Pline l’Ancien témoin de son temps, op. cit., p. 130-146, notamment p. 141-143. Aristote (618b) rapporte ainsi à propos des corbeaux : peri; d‹ toâj crÒnouj œn oƒj ¢pèlonto od Mhdfou x{noi œn Fars£lù, œrhmfa œn tolj tÒpoij tolj peri JAq›naj kai PelopÒnnhson œg{neto kor£kwn, çj œcÒntwn ahsqhsfn tina tÁj parÆ ¢ll›lwn dhlèsewj. Or Pline (NH, X, 33) se fait l’écho de la même anecdote en lui conférant un sens bien différent : corui in auspiciis soli uidentur intellectum habere significationum suarum. Nam cum Medi hospites occisi sunt, omnes e Pelopponeso et Attica regione uolauerunt. Là où Aristote se contentait d’observer que les corbeaux, en convergeant massivement vers le lieu d’un massacre, s’étaient comportés comme si (æj) ils possédaient quelque faculté de percevoir (ahsqhsfn tina) un mot d’ordre échangé entre eux (tÁj parÆ ¢ll›lwn dhlèsewj), Pline parle d’auspices (in auspiciis) et affirme que ces oiseaux, dont il célèbre ailleurs l’intelligence, paraissent comprendre (uidentur intellectum habere) les signes qu’ils accomplissent (significationum suarum). On a ici vraiment l’impression que l’anecdote est parvenue à Pline par un canal qui a déformé l’histoire pour en faire ressortir les potentialités dans le domaine de la diuinatio.

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prophétiques par leur vol113. Et, alors que le maître grec ne se livre qu’une fois à ce genre d’observation114, Pline précise toujours si le cri ou le chant d’un oiseau est de bon ou funeste présage115. Nul doute que les spécialistes de la science augurale, dont Pline souligne plus d’une fois la complexité116, s’étaient attachés à étudier et décrire toute la gamme des séquences sonores émises par chaque oscène pour être à même de les interpréter correctement. On pense en particulier à P. Nigidius Figulus, qui, aux dires de Pline117, avait attribué à la chouette neuf sortes de cris118. L’attention particulière que Pline porte à la uox des oiseaux procède peut-être de son maniement de telles sources qui avaient déjà filtré et placé dans une perspective qui leur était propre le matériel aristotélicien. Cela ne suffit néanmoins pas à expliquer son intérêt pour les aspects proprement musicaux du chant des oiseaux. Revenons au développement que Pline consacre au rossignol. On constate qu’il y reprend également les remarques d’Aristote sur le rôle fondamental joué par l’apprentissage dans la transmission de génération en génération du chant du rossignol119 : meditantur aliae iuueniores uersusque quos imitentur accipiunt ; audit discipula intentione magna et reddit, uicibusque reticent ; intellegitur emendatae correptio et in docente quaedam reprehensio. Là où le Stagirite se contentait de noter que les oisillons éloignés de leurs parents n’ont pas le même ramage qu’eux et rappelait que l’on a déjà vu un rossignol enseigner le chant à un petit120, Pline met en scène une véritable leçon où une luscinia docens propose à un congénère iunior en plein apprentissage (meditantur) des airs ou 113 Ibid., X, 43 : Nunc de secundo genere dicamus, quod in duas diuiditur species, oscines et alites : illarum generi cantus oris, his magnitudo differentiam dedit. 114 HA, 618b. 115 La garrulitas de la corneille est ainsi qualifiée d’inauspicata, tamen a quibusdam laudata (NH, X, 30) ; le bubo, funebris et maxime abominatus publicis praecipue auspiciis (…) noctis monstrum, nec cantu aliquo uocalis, sed gemitu, (…) in urbibus aut omnino in luce uisus dirum ostentum est (34-35). Voir également 49 : Galli (…) totis noctibus canendo Boeotiis nobilem illam aduersus Laecedaemonios praesagiuere uictoriam, ita coniecta interpretatione, quoniam uicta ales illa non caneret ; 82 (à propos du chant particulièrement mélodieux du rossignol) : …ut non sit dubium hanc suauitatem praemonstratam efficaci auspicio, cum in ore Stesichori cecinit infantis. 116 Voir en particulier ibid., 137, où Pline remarque qu’etiam sine his inmensa uitae ambage circa auguria. 117 Ibid., X, 39. 118 Sur cet auteur, lire F. Capponi, Le fonti del X libro della Naturalis Historia, op. cit., p. 291-292. 119 NH, X, 82-83. 120 HA, 536B : voir notes 17 et 18.

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phrases musicales (uersus)121 que celui-ci doit imiter (imitentur, reddit). Élève et maître se taisent à tour de rôle (uicibusque reticent) ; le premier écoute avec une grande attention (audit discipula intentione magna), tandis que le second lui adresse des critiques (reprehensio) dont il tient scrupuleusement compte quand il reprend l’exercice (emendatae correptio)122. On sait que Pline, qui se proposait dans son œuvre d’exposer les mirabilia de la nature123, donnait volontiers un tour anthropomorphique à ses descriptions. La luscinia, qualifiée de non in nouissimis digna miratu aue124, l’a de ce point de vue particulièrement inspiré puisque, dans le même paragraphe, il la fait participer à un concours de chant où le vaincu meurt et préfère cesser de respirer plutôt que de chanter125. Une telle affirmation pouvait apparaître en contradiction avec Aristote, qui relevait que la virtuosité et l’application du rossignol se tarissent au bout de quinze jours126. Qu’à cela ne tienne : Pline reprend l’observation du philosophe grec en l’assortissant d’un commentaire de son cru sur le caractère pour ainsi dire inexplicable de la disparition de son chant127. Et à aucun moment, il ne scelle le but qu’il poursuit : célébrer la perfecta musica scientia du rossignol128 et démontrer à tous qu’il s’agit d’une véritable ars129. F. Capponi pense que l’ensemble du développement consacré par Pline au rossignol est la simple réélaboration poétique des notes 121 Cf. M. Bettini, Voci, op. cit., p. 42. 122 Pline a lui-même conscience de dépasser ici quelque peu la mesure, puisqu’il tente, à

la fin de la description, d’atténuer le caractère humain de sa leçon de chant (intelligitur ; quaedam reprehensio). 123 Une telle dimension était jusqu’à un certain point à l’œuvre dans les travaux d’Aristote, puisqu’il parle des jouissances que recèle la nature pour celui qui sait observer et analyser le spectacle de la nature ; cf. PA, 645a. 124 NH, X, 81. 125 Ibid., 83 : certant inter se, palamque animosa contentio est. Victa morte finit saepe uitam spiritu deficiente quam cantu. Nous pouvons noter ici que la luscinia n’est pas le seul oiseau de Pline à aimer apprendre et à préférer mourir plutôt que de ne pas vaincre la difficulté. Sa pie (cf. ibid., 118) est également de ce point de vue remarquable, car elle aime apprendre et préfère mourir plutôt que d’échouer à prononcer un mot : Adamant uerba quae loquantur nec discunt, sed diligunt meditantesque intra semet curam atque cogitationem, intentionem non occultant. Constat emori uictas difficultate uerbi ac, nisi subinde eadem audiant, memoria falli quaerentesque mirum in modum hilarari, si interim audierint id uerbum. Nec uulgaris his forma, quamuis non spectanda : satis illis decoris in specie sermonis humani est. 126 HA, 632b. 127 NH, X, 85 : sed hae tantae tamque artifices argutiae a XV diebus paulatim desinunt, nec ut fatigatas possis dicere aut satiatas. 128 Ibid., 81. 129 Ibid., 82 : ne quis dubitet artis esse… Voir encore 85, tam artifices argutiae.

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aristotéliciennes à propos de cet oiseau130. La luscinia de l’encyclopédiste romain n’est pourtant pas la seule de son espèce, car on en trouve une identique dans l’œuvre d’un contemporain d’une vingtaine d’années plus jeune que lui, Plutarque. Dans ses dialogues De sollertia animalium et Bruta animalia ratione uti131, il célèbre d’abord la grandeur de l’ornithomancie qui fait des oiseaux les interprètes des dieux132. Surtout, il affirme qu’il faut donner raison à Aristote quand il dit que les animaux peuvent enseigner et en veut lui aussi pour preuve que les rossignols donnent des cours de chant à leurs petits, qui, lorsqu’ils sont retirés trop tôt aux soins de leurs parents et nourris par les hommes, chantent mal133. Mais il précise aussitôt que ces oiseaux apprennent le chant non pour l’argent et la gloire134, mais pour le plaisir de rivaliser entre eux et parce qu’ils chérissent le beau plutôt que l’utile135. La rivalité des rossignols de Plutarque n’est pas sans rappeler les concours de Pline, dont l’enjeu était bien entendu aussi la beauté du chant. Et, au-delà, l’association de l’amour pour la musique et de la mort présente dans le texte du naturaliste romain évoque les hommes-cigales du Phèdre de Platon, animés d’une telle

130 Le fonti del X libro della Naturalis Historia, op. cit., p. 144-145. 131 Sur les dialogues de Plutarque en faveur des animaux, lire notamment G. Santese,

« Animali e razionalità in Plutarco », Filosofi e animali nel mondo antico, éd. S. Castignone et G. Latana, Pise 1994, p. 141-170 ; É. de Fontenay, La raison du plus fort, introduction à Plutarque, Trois traités pour les animaux (trad. Amyot), Paris 1992, ou id., « La Philantrôpia à l’épreuve des bêtes », L’animal dans l’Antiquité, op. cit., p. 281-298. 132 De soll. an., 975 AB : oÙ g£r ti mikrÕn oÙd' ¥doxon, ¢ll¦ poluÙ kai pamp£laion mantikÁj mÒrion odwnistik¾ k{klhtai : tÕ g¦r ÐxuÙ kai noerÕn aÙtîn kai diÆ eÙstroffan Ùp›koon ¢p£shj fantasfaj ésper Ðrg£nî tù qeù par{cei crÁqai kai tr{pein œpi te kfnhsin œpf te fwn¦j kai ghrÚmata kai sc›mata nàn m‹n œnstatik¦ nàn d‹ for¦ kaq£per pneàmata t¦j m‹n œpikÒptonta t¦j d' œpeuqÚnonta pr£xeij kai Ðrm¦j edj tÕ t{loj. 133 Brut. an. rat. uti, 992C : od d‹ lhfq{ntej }ti n›pioi kai traf{ntej œn cersin ¢nqrèpwn celron °dousin, ésper prÕ éraj ¢pÕ didask£lou gegonÒtej ; De soll. an., 973AB : œpei d‹ toà maqeln tÕ did£xai logikèteron, ½dh peist{on 'Aristot{lei l{gonti kai toàto t¦ zùa polein : ÐfqÁnai g¦r a°dÒna neossÕn °dein prodid£skousan. Marturel d' aÙtù tÕ faulÒteron °dein Ósaij sumb{bhke mikralj ¢loÚsaij ¢potrÒfoij tîn mht{rwn gen{sqai. 134 Cette mise au point de Plutarque peut être utilement rapprochée d’une notice d’Élien (V, 38), qui prétend avoir trouvé chez un certain Charmis de Marseille l’information que le rossignol est non seulement amoureux de la musique, mais aussi de la gloire : C£rmidoj ¢koÚw toà Massaliètou l{gontoj filÒmouson m‹n ennai t¾n ¢hdÒna, ½dh d‹ kai filÒdoxon : œn goàn talj œrhmfaij Ótan °dV prÕj œaut›n, ¢ploàn tÕ m{loj kai ¥neu kataskeuÁj t¾n Ôrnin °dein : Ótan d‹ ¢lù kai tîn ¢kouÒntwn m¾ diamart£nV, poikfla te ¢nam{lpein kai takerîj œlfttein tÕ m{loj. 135 De soll. an., 973B : did£skontai g¦r ad suntrefÒmenai kai manq£nousi oÙ di¦ misqÕn oÙd‹ prÕßj dÒxan ¢ll¦ tù cafrein diamelizÒmenai kai tÕ kalÕn ¢gap©n m©llon À tÕ creiîdej tÁj fwnÁj.

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passion pour le chant qu’ils en oubliaient de se nourrir et se laissaient mourir de faim136. Plutarque était un Académicien qui a beaucoup polémiqué contre les Stoïciens137. Quant à Pline, si l’influence de ces derniers est primordiale dans son œuvre, son éclectisme philosophique est aussi bien connu, et il n’a pas craint à l’occasion de s’opposer à eux138. Or le premier soutient que le talent et l’intelligence ne sont pas l’apanage exclusif de l’homme, tandis que le second, qui n’hésite pas à parler de musica scientia et d’ars à propos du rossignol, semble convaincu que celui-ci possède une forme de maîtrise raisonnée de son chant et semble décidé à le prouver à d’éventuels sceptiques. Ceux-ci pourraient bien être les Stoïciens car on sait qu’ils furent les théoriciens avant la lettre de l’instinct. On connaît la fameuse lettre où Sénèque139, s’inspirant peut-être de Posidonios de Rhodes140, déclare que tout ce que les hommes ont obtenu par l’art, certains oiseaux ou insectes l’ont reçu de la nature141 : par exemple, l’ars avec laquelle l’araignée tisse sa toile ou l’abeille construit ses rayons est un 136 Phaedr., 259BC : l{getai d' éj pot' Ãsan oátoi ¥nqrwpoi, tîn prin MoÚsaj gegon{nai : genom{nwn d‹ Mousîn kai fanefshj ñdÁj, oÛtwj ¥ra tin‹j tîn tÒte œxepl£ghsan Ùf/ °donÁj éste, °dontej, °m{lhsan sftwn te kai potîn, }laqon teleut›santej aÙtoÚj. 'Ex ïn tÕ tettfgwn g{noj met/ œkelno fÚetai, g{raj toàto par¦ Mousîn labÒn, mhd‹n trofÁj delsqai genÒmenon, ¢ll/, ¥sitÒn te kai ¥pton, °dein Ÿwj ¨n teleut›sV kai, met¦ taàta œlqÕn par¦ MoÚsaj, ¢pagg{llein tfj tfna aÙtîn tim´ tîn œnq£de. 137 Notamment dans les Parodoxes des Stoïciens (70), Les Stoïciens disent plus d’absurdités que les poètes (71) et Les notions communes contre les Stoïciens (72). Sur la polémique engagée par Plutarque contre les Stoïciens à propos de l’intelligence des animaux, lire les remarques éclairantes de J.-L. Labarrière, « Raison humaine et intelligence animale dans la philosophie grecque », La condition animale, op. cit., p. 14-33 ; « logos endiathetos et logos prophorikos dans la polémique entre le Portique et la Nouvelle Académie », La condition animale, op. cit., p. 63-81 ; « De la « nature phantastique » des animaux chez les Stoïciens », ibid., p. 149-174 ; « Aristote penseur de la différence entre l’homme et l’animal », ibid., p. 225-238. Plutarque a d’ailleurs peut-être employé dans sa polémique contre les Stoïciens des arguments inspirés de Carnéade : cf. D. Babut, Plutarque et le Stoïcisme, Paris 1969, p. 5, p. 61-66. 138 Lire par exemple S. Citroni-Marchetti, « iuuare mortalem. L’ideale programmatico della Naturalis Historia di Plinio nei rapporti con il moralismo stoico-diatribico », Atene e Roma, 27, 1982, p. 124-148 ; Plinio il Vecchio e la tradizione del moralismo romano, Pise 1991 ; « Filosofia e ideologia nella NH di Plinio », ANRW II, 36, 5, New York-Berlin 1992, p. 3249-3306, et P. Grimal, « Pline et les philosophes », Pline l’Ancien témoin de son temps, op. cit., p. 239-249. 139 Luc., XX, 121, 5-24. 140 Qu’il cite explicitement au début de la lettre (XX, 121, 1) ; voir M. Pohlenz, « Tierische und menschliche Intelligenz bei Posidonios », Hermes, 76, 1941, p. 1-13 ; U. Dierauer, « Raison ou instinct ? Le développement de la zoopsychologie antique », L’animal dans l’Antiquité, op. cit., p. 22-24. 141 Luc., XX, 121, 6 : quod illis ars praestat, his natura.

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don de la nature et ne s’apprend pas142. Les Stoïciens se fondaient sur l’immédiateté du comportement des animaux et sur l’absence de variété dans leurs productions pour démontrer que celles-ci ne sont pas le fruit de l’intelligence ou d’une quelconque forme d’apprentissage mais l’œuvre de la commune Providence qui agit en eux143. Or Pline non seulement insiste sur l’éducation dont l’ars et la musica scientia du rossignol sont le résultat et sur la passion de cet oiseau pour la musique, mais souligne aussi que chaque luscinia a son répertoire propre, différent de celui de ses congénères144. Aristote ne refusait pas à certains animaux des facultés naturelles présentant à des degrés divers des rapports d’analogie avec ce qu’est chez l’homme l’art, la sagesse et l’intelligence145 et concédait à ceux doués de l’ouïe, et capables de faire la différence non seulement entre les sons, mais aussi entre les signes une certaine aptitude à apprendre et à enseigner146. Le chant des oiseaux était néanmoins essentiellement ramené par lui à une fonction biologique, la reproduction. Plus tard, un de ses disciples, Théophraste, cité par Pline au nombre des sources du livre X147, et qui semble s’être particulièrement intéressé à la

142 Ibid., 22-23 : Non uides quanta sit subtilitas apibus ad fingenda domicilia, quanta diuidui laboris obeundi undique concordia ? Non uides quam nulli mortalium imitabilis illa aranei textura, quanti operis sit fila disponere, alia in rectum inmissa firmamenti loco, alia in orbem currentia ex denso rara, qua minora animalia, in quorum perniciem illa tenduntur, uelut retibus inplicata teneantur ? Nascitur ars ista, non discitur. Itaque nullum est animal altero doctius : uidebis araneorum pares telas, par in fauis angulorum omnium foramen. Incertum est et inaequabile quidquid ars tradit : ex aequo uenit quod natura distribuit. 143 Sénèque mentionne néanmoins le rossignol dans les Lettres à Lucilius (IX, 76, 9-10) dans un contexte particulièrement intéressant, où il apparaît que le propre de l’homme n’est pas la force, que les lions ont aussi, ni la beauté, dont les paons sont eux aussi bien dotés, ou encore la voix – celle des rossignols est beaucoup plus mélodieuse et variée – mais la raison. 144 NH, X, 82 : ac ne quis dubitet artis esse, plures singulis sunt cantus, nec idem omnibus, sed sui cuique. De ce point de vue, le chant du ramier n’est pas une ars, puisque, comme le déclare Pline (ibid., 106), cantus omnibus similis. 145 588a : kai tÁj peri t¾n di£noian sun{sewj }neisin œn pollolj aÙtîn ÐmoiÒthtej, kaq£per œpi tîn merîn œl{gomen. T¦ m‹n g¦r tù m©llon kai Âtton diaf{rei prÕj poll¦ tîn zówn (}nia g¦r tîn toioÚtwn Ùp£rcei ma`llon œn ¢nqrèpî, }nia d' œn tolj ¥lloij zóoij ma`llon), t¦ d‹ tî` ¢n£logon diaf{rei : çj g¦r œn ¢nqrèpî t{cnh kai soffa kai sÚnesij, oátwj œnfoij tîn zówn œsti tij œt{ra toiaÚth fusik¾ dÚnamij. Voir encore 608a. Sur la forme d’intelligence pratique concédée par Aristote aux animaux, lire les études de J.-L. Labarrière, « Raison humaine et intelligence animale dans la philosophie grecque », La condition animale, op. cit., p. 13-33 ; « Imagination animale et imagination humaine chez Aristote », ibid., p. 85-120 ; « De la phronêsis animale chez Aristote », ibid., p. 121-147. 146 Ibid., 608a : }nia d‹ koinwnel tinÕj ¤ma kai maq›sewj kai didaskalfaj, t¦ m‹n parÆ ¢ll›lwn, t¦ d‹ kai par¦ tîn ¢nqrèpwn, Ósaper ¢koÁj met{cei, m¾ mÒnon Ósa tîn yÒfwn, ¢llÆ Ósa kai tîn shmefwn diaisq£netai t¦j diafor£j. 147 Voir note 50.

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zoopsychologie148, et de manière générale au moins une partie de l’école aristotélicienne sont peut-être néanmoins allés dans cette direction plus loin que leur maître. En tout cas, Plutarque, et sans doute aussi Pline, dans son admiration pour le rossignol, attestent qu’aux premier et deuxième siècles ap. J.-C., certaines observations d’Aristote sur le chant des oiseaux avaient été reprises et amplifiées par l’Académie pour prouver que l’art et l’intelligence n’étaient pas l’apanage exclusif de l’homme. Au terme de cette étude, nous espérons avoir mis en évidence plusieurs points : d’abord, la matrice (directe ou indirecte, peu importe) des observations de Pline sur le chant des oiseaux est incontestablement aristotélicienne. Ensuite, même si l’encyclopédiste romain ne possède ni la rigueur ni l’esprit de système de son modèle, son attention pour le détail des séquences sonores émises par les oiseaux dépasse les exigences du maître grec. Peut-être est-ce surtout à ce niveau que se situe son « aristotélisme », c’est-à-dire dans le développement d’un esprit d’observation et de description qui avait été au cœur de la recherche d’Aristote. Encore faut-il préciser que certaines autres sources de Pline l’avaient vraisemblablement précédé sur cette route ; on pense en particulier aux maîtres de la science augurale romaine qui avaient avant lui sans doute longuement analysé les différents chants des oscènes. L’esprit d’observation de Pline se distingue néanmoins fondamentalement de celui de ses prédécesseurs par le fait qu’il porte sur les prouesses musicales de certaines aues un regard que l’on pourrait presque qualifier d’esthétique : il est intéressé par leur beauté et non plus uniquement par leurs variations saisonnières, leur fonction biologique ou leur valeur prophétique. L’ardeur avec laquelle l’encyclopédiste tente de démontrer que le rossignol maîtrise une ars et possède une véritable musica scientia constitue même peut-être l’indice que les notices aristotéliciennes avaient représenté le point de départ d’un débat philosophique autour du statut et des aptitudes des animaux par rapport à l’homme. Il apporte en tout cas la preuve que les écrits zoologiques du philosophe constituaient au début de l’Empire un fond commun de savoir incontournable ainsi qu’un terrain de confrontation pour les écoles philosophiques contemporaines. 148 Sur Théophraste, lire par exemple W. Fortenbaugh et al. (éd.), Theophrastus of Eresus. Sources for his life, Writings, Thought and Influence, II, Leyde 1992. On a même pensé que les réflexions zoopsychologiques de l’Histoire des Animaux étaient peut-être attribuables à Théophraste : cf. U. Dierauer, « raison ou instinct ? », art. cit., p. 11.

Présence d’Aristote en surface et en sous-sol dans les Collectanea rerum memorabilium et le Polyhistor de Solin Robert Bedon

Quand il s’agit de participer à une recherche sur ce qu’a été, pour reprendre les heureuses formules d’Yves Lehmann « la réception de la science aristotélicienne dans l’Empire gréco-romain », ou « Aristoteles Romanus », un latiniste pense tout d’abord à l’effectuer chez des auteurs de premier plan, ayant développé une réflexion philosophique de grande ampleur, comme Cicéron ou Sénèque. Mais la présence du Stagirite peut également faire l’objet d’une étude chez des auteurs tenus pour secondaires ou même mineurs, qu’il serait dommage de laisser de côté, car ils peuvent réserver de bonnes surprises et des découvertes fructueuses. Ainsi, la lecture d’un d’entre ces derniers, Solin, ou si l’on préfère, Caius Iulius Solinus, fait apparaître qu’il mentionne Aristote à plusieurs reprises dans son œuvre, dont il a donné deux versions successives, les Collectanea rerum memorabilium d’abord, puis peu après, le Polyhistor, avec entre les deux des différences, mais qui ne sont ni étendues ni véritablement fondamentales. Les pages qui vont suivre s’attacheront donc, après un exposé sur la localisation chronologique de cet auteur et sur les conditions dans lesquelles il a écrit son ouvrage – car ce que nous savons sur lui a notablement évolué depuis un siècle mais les éléments nouveaux restent en grande partie méconnus – à présenter et à commenter les passages où il traite d’Aristote, à les situer parmi ceux où il mentionne des philosophes, tout en exposant ses propres préférences dans les doctrines en vigueur à son époque, et à définir ce qu’il retient de l’œuvre du maître d’Alexandre, ainsi que les motifs de ses choix à l’intérieur de celle-ci. Ainsi se percevra la place occupée par Aristote dans ce livre, dans l’esprit de son auteur, et un peu, plus largement, dans les milieux cultivés de son temps.

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1. Solin, un grammaticus du début du IIIe siècle Il semble utile de commencer cet exposé par une présentation de Solin, tel qu’il m’apparaît maintenant, avec la distance qui s’est écoulée depuis la deuxième édition de ses Collectanea par Mommsen, en 18951, et compte tenu de tous les progrès que la recherche a faits à son sujet dans l’intervalle2. Il en résulte un portrait en divergence à certains égards, mais pas en totalité cependant, avec les affirmations du savant transrhénan. Le plus vraisemblable, et de loin, c’est qu’il s’agissait d’un grammaticus3, vivant à Rome4, dans la deuxième partie du IIe siècle et la première partie du IIIe (conviction que je tire5 de tout un faisceau d’indices convergents, alors que des avis différents qu’on lit çà et là, favorables à une datation plus tardive, sont le plus souvent tirés d’un élément ou d’un argument isolé non décisif, et ne tenant pas assez compte du reste des indices reconnus). Quant à son ouvrage, et cette fois en prolongeant les hypothèses de Mommsen, je dirais que les Collectanea rerum memorabilium, dédiés à un personnage destinataire d’une lettre de dédicace dite Lettre à Adventus et publiée en tête des Collectanea, ont toutes les chances d’avoir été écrits en 217 à l’intention du préfet de la Ville de cette année-là, porteur de ce même nom d’Adventus, un ancien officier sorti du rang6, devenu préfet du Prétoire dans les dernières années du règne de Caracalla, en 216 ou un peu auparavant7, et qui, après sa préfecture de la Ville, fut promu au consulat par l’empereur Macrin, en faveur de qui il avait renoncé à l’Empire où voulaient le porter les soldats8 puis, après l’assassinat de ce dernier, conservé comme collègue par Elagabal jusqu’au terme de l’année 2189. La première partie de son existence et de sa carrière ne lui ayant pas permis d’accéder à l’instruction, son ignorance et son 1 Th. Mommsen, C. Iulii Solini Collectanea rerum memorabilium, Berlin 1895², réimpr. Zürich-Hildesheim 1999. 2 Panorama de ceux-ci dans F.-J. Fernández Nieto, Solino. Colección de hechos memorables o El Erudito, Madrid 2001. 3 Ce titre de grammaticus accompagne son nom dans un grand nombre des manuscrits du Polyhistor. 4 Plusieurs indices se relèvent dans son texte : fréquence du possessif noster et de la première personne à propos de données correspondant à l’histoire, aux coutumes, à la topographie romaines. Par exemple, 2, 16 : pontifices nostri ; 7, 11 : Palatium nostrum ; 21, 3 : maiores nostri ; 33, 22 : sumimus (à propos d’importations de pierres précieuses). 5 Dans le cadre d’une édition en cours du Polyhistor. 6 Dion Cassius, 79, 14, 1. Hérodien, 4, 11, 9. 7 Hérodien, 4, 12, 1. SHA, Vie de Macrin, V, 2. 8 Dion Cassius, 79, 14, 2. Hérodien, IV, 14, 2. 9 Dion Cassius, 79, 14, 1 et 26, 8. CIL, VI, 2001 et 2009. P. Salama, « L’empereur Macrin Parthicus Maximus », REA, 66, 1964, p. 334-352 (p. 346).

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inculture, au moins à partir de sa préfecture de la Ville, avaient fait scandale, à en juger par le témoignage de son contemporain Dion Cassius, lequel ne cache pas son antipathie pour ce personnage10. Les Collectanea pourraient bien être une réponse à cette situation d’ignorance, en l’occurrence un ouvrage conçu par Solin pour fournir à cet Adventus un socle de connaissances générales, pour lui « meubler l'esprit », afin qu'il puisse participer à une conversation au sein de la haute société romaine, ou effectuer une prise de parole devant le Sénat. Mais le temps pressait, d’où un livre écrit à la hâte, sur une idée personnelle de Solin, ou peut-être à la suite d’une suggestion qu’il aurait reçue11. Cette hâte expliquerait au moins partiellement certaines erreurs ou étourderies relevées dans l’ouvrage par la critique moderne, qui les a un peu trop montées en épingle, alors qu’elles ne semblent avoir choqué ni les contemporains ni la postérité antique, pour ne pas parler des lecteurs médiévaux12. Mais Adventus, submergé par la masse des connaissances que l’ouvrage lui proposait d’acquérir, aurait vite renoncé à ce qui prenait pour lui les dimensions d’un nouveau travail d’Hercule. Ce qui est sûr, c’est qu’au dire de Dion Cassius, il a vite cessé de faire des apparitions en public13 et – je retourne à mon hypothèse –, il aura également négligé de remplir l’espoir que Solin mettait en lui lorsqu’il lui dédia son livre, à savoir effectuer la promotion de celui-ci auprès d’un public étendu, ce qui aura conduit le grammaticus à préparer une deuxième édition, juste assez modifiée pour paraître un livre différent, qu’il a en outre publié sous un autre titre, tiré du grec et plus flatteur pour le lecteur, le Polyhistor, afin sans doute de ne pas attirer l’attention d’Adventus, encore puissant14, donc dans des délais brefs, 10 Dion Cassius, 79, 14, 1-3. 11 Un personnage haut placé qui connaissait le grammaticus, agissant éventuellement au

nom de l’empereur Macrin, lequel était très lié à Adventus, comme l’indiquent Dion Cassius et Hérodien, et se serait souvenu d’Ampélius, qui alors qu’il était enfant avait rédigé à son intention son Liber memorialis ? Cf. sur ce dernier, M.-P. Arnaud-Lindet, Introduction à l’édition dans la CUF. Rappelons que l’ouvrage de Solin se compose d’aperçus sur les antécédents et l’histoire de Rome jusqu’à Auguste, avec un exposé substantiel sur le calendrier romain, d’une partie consacrée à des particularités humaines, communes ou exceptionnelles, notamment de l’anatomie, de la physiologie et de l’intelligence, avec des exemples tirés du passé, et d’une chorographie étendue à la totalité de l’oikoumène : voir l’exposé de ses intentions à ce sujet dans sa Lettre à Adventus, 4. 12 Voir en particulier le cas de Théodose II, dit le Calligraphe, qui dans la première moitié du Ve siècle s’est copié un exemplaire personnel des Collectanea, donc de la première édition, sans en corriger les erreurs : Mommsen, p. VI et XXXI-LII. Sur ces erreurs, Idem, p. VIII-X. 13 Dion Cassius, 79, 14, 2. 14 Solin le ménage, en conservant en tête de la nouvelle édition la lettre de dédicace initiale. Ce qu’il envoie à un second destinataire, c’est quelque chose qui peut passer pour un

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probablement dès 218, année que ce dernier a commencée, ainsi que je l’ai écrit plus haut, comme collègue de Macrin au consulat, et qu’il a terminée maintenu dans la même dignité, mais cette fois comme collègue d’Élagabal. Cette deuxième édition trouve également son origine, à ce qu’écrit Solin lui-même à l’intérieur d’une lettre d’envoi qui l’accompagne, malheureusement sans nom de destinataire, dans un événement particulier, à savoir le vol d’un brouillon imparfait des Collectanea, lequel aurait donné le jour à une édition pirate qu’il fallait contrecarrer, selon la tradition, par une nouvelle version du texte15. 2. Les mentions d’Aristote dans l’ouvrage de Solin Les mentions d’Aristote effectuées par le grammaticus dans ses Collectanea, donc dans la version initiale de son ouvrage, sont au nombre de deux16. La première intervient dans le cours d’un petit développement consacré à l’itinéraire et aux conquêtes d’Alexandre : Peragrauit orbem, rectoribus Aristotele et Callisthene usus, subegit Asiam, Armeniam, Hiberiam, Albaniam, Cappadociam, Syriam, Aegyptum ; Taurum Caucasumque transgressus est ; Bactros domuit ; Medis et Persis imperauit ; cepit Indiam, emensus omnia quae Liber et Hercules accesserant. « Il parcourut le monde, en suivant les indications d’Aristote et de Callisthène, soumit l’Asie, l’Arménie, l’Hibérie, l’Albanie, la Cappadoce, exemplaire modifié ad hominem, d’un livre qui peut continuer d’être présenté comme toujours dédié à Adventus. L’authenticité du Polyhistor, refusée par Mommsen sur des arguments d’une très grande fragilité, p. XCI-XCIII, est admise depuis H. Walter, Die Collectanea rerum memorabilium des C. Iulius Solinus. Ihre Entstehung und die Echtheit ihrer Zweitfassung = Hermes, Einzelschriften, Heft 22, Wiesbaden 1969. 15 Il n’y a pas lieu de douter, ainsi qu’on l’a fait, de la réalité de ce vol, signalé dans la lettre d’envoi de la seconde édition, autrement dit du Polyhistor. La liste est longue de ces larcins d’ouvrages antiques, et celui subi par Solin n’est à considérer que comme un exemple de plus. En outre, le grammaticus n’aurait pas pris le risque d’une déclaration mensongère, le véracité de ses dires concernant la circulation de cette édition à Rome étant facile à vérifier, dans le monde assez restreint des érudits de cette ville. 16 D’autres passages présentent une certaine analogie avec des séquences d’Aristote, mais le lien reste vague, et s’il existe parfois réellement, des intermédiaires plus ou moins nombreux ont pu venir s’intercaler entre la source initiale et le texte de Solin, rendant la filiation impossible à reconstituer. Voir par exemple C. Santini, « La lettera prefatoria di Giulio Solino », dans Idem et alii, Prefazioni, prologhi, proemi di opere tecnico-scientifiche latine, Herder, Rome 1998, tome III, p. 35-49 (p. 44), à propos des États considérés comme des organismes biologiques. J’ai donc renoncé à cette recherche incertaine et sans espoir, pour me limiter aux endroits de Solin où Aristote était nominativement mentionné.

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la Syrie, et l'Egypte ; il franchit le Taurus et le Caucase ; il dompta les Bactres; et étendit son empire sur les Mèdes et les Perses ; il s'empara de l’Inde, ayant ainsi parcouru toutes les contrées où étaient allés Liber et Hercule »17.

Quant à la seconde, elle apparaît à l’intérieur d’un exposé sur la reproduction des éléphants : Non annis decem, ut uulgus, sed biennio gignunt, ut Aristoteles definit. Vtero grauescunt, nec amplius quam semel gignunt, nec plures quam singulos. « Les [éléphants] femelles ne mettent pas bas au bout de dix ans, comme on le croit communément, mais au terme de deux ans, comme l’établit Aristote18. Elles portent dans leurs flancs et ne mettent pas bas à plus d’une reprise, ni plus d’un petit à la fois »19.

Mais ce n’est pas tout. Il se trouve que Solin a ajouté une mention d’Aristote dans sa deuxième édition, le Polyhistor, plus précisément à l’intérieur d’une phrase qu’il a adjointe à une autre, déjà présente dans les Collectanea, et ayant trait aux lions d’Afrique : Interna eius plurimae quidem bestiae, sed principaliter leones tenent (Coll.). Qui, ut Aristoteles perhibet, soli ex eo genere quod dentatum uocant uident protinus atque nascuntur (adj. Pol.). « Ses régions intérieures (de l’Afrique), de très nombreuses bêtes, bien sûr, les occupent, mais surtout des lions (Coll.). Et ceux-ci, à ce qu’affirme Aristote, les seuls de la variété qu’on appelle dentue, y voient dès leur naissance (adj. Pol.)»20. 17 Solin, Collectanea, puis Polyhistor, 9, 19. 18 Solin, Collectanea, puis Polyhistor, 25. 8. Cette indication vient d’Aristote, Histoire

des animaux, 5, 14, 14, 546b, par l’intermédiaire de Pline l’Ancien, 8, 28. Decem annis gestare in utero uulgus existimat, Aristoteles biennio. Des échos de cette croyance à une gestation de dix ans figurent notamment chez Plaute, Stichus, 167-170, Strabon, 15, 43 qui la rapporte à Onésicrite, alors qu’il adopte pour sa part l’opinion d’une durée de dix-huit mois, ou plus rarement de seize, Pline lui-même, 1, 28, et Apulée, Métam., 1, 9 : chez ce dernier, une sorcière, pour se venger d’une rivale, a ralenti la grossesse de celle-ci, qui a le ventre gonflé depuis huit ans, uelut elephantum paritura, « comme si elle allait mettre au monde un éléphant ». En fait, la gestation des éléphants dure vingt-deux mois. 19 Cette seconde affirmation, reprend elle aussi fidèlement Pline 8, 28, nec amplius quam semel gignere pluresque quam singulos lequel indique suivre lui-même Aristote, ibidem. Mais le Naturaliste, ayant sans doute mal compris l’expression }VWL J¦r monoWÒkon, qui ne fait qu’expliciter la formule qui la précède, WfkWeL d/Ÿn, la traduit par nec amplius quam semel, ce qui pose un problème qui lui a échappé, et que Solin n’a pas vu non plus : une si faible fécondité, divisant par deux l’effectif à chaque génération, et se cumulant avec les décès et les captures, aurait dû conduire rapidement cette espèce à l’extinction. 20 Solin, 27, 12. La mention d’Aristote est un parti pris délibéré de la part de Solin, qui, il faut le souligner, n’a pas pris cette indication dans Pline, où elle ne figure pas.

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On remarque d’emblée que le nom d’Aristote n’est jamais associé à des éléments d’un niveau intellectuel très élevé. Mais ce n’est pas surprenant, s’il est vrai que l’ouvrage est un manuel de mise à niveau, qui reprend les choses à la base, et doit faire tenir les connaissances indispensables21 en un volume limité. Il s’agit en revanche bien là de res memorabiles comme l’annonce le titre de la première édition, et non de res mirabiles, et l’ouvrage, soit dit en passant, n’est pas un recueil de faits surprenants, ni de paradoxes, comme on le trouve parfois décrit, même s’il en contient tout de même quelques-uns. On observera également que, si dans la première séquence Aristote intervient comme personnage dans un récit, avec un rôle identique à celui qu’indiquent les autres sources dont nous disposons22, à l’intérieur des deux dernières occurrences, dont celle qui a été rajoutée dans le Polyhistor, Aristote est cité comme auctor. Il y a là selon toute probabilité une manifestation de la tradition doxographique habituellement appliquée par les grammatici. Toutefois, il s’agit sans doute ici également d’apporter de la solidité à des affirmations qui s’écartent des opinions communes, car, il faut le souligner, Solin n’a pas recours systématiquement dans le reste de son ouvrage à la mention d’auctores. Or, à cause d’une confusion probablement révélatrice du désordre créé par des citations faites de mémoire, sans vérification, ou à partir d’excerpta trop vite réalisés, citations ensuite reprises dans la chaîne des transmissions d’un auteur à un autre, si la première des deux séquences faisant appel à Aristote en tant qu’auctor (soit la deuxième de celles où Solin nomme Aristote) correspond bien dans sa partie finale à ce qu’a écrit celui-ci, en revanche, dans la partie initiale, elle s’en écarte nettement. En effet, Aristote n’avait pas écrit l’équivalent en grec de utero grauescunt, nec amplius quam semel gignunt, nec plures quam singulos, « elles portent dans leurs flancs et ne mettent pas bas à plus d'une reprise, ni plus d’un petit à la fois », mais WfkWeL d/Ÿn:}VWLJ¦rmonoWÒkon « elle met bas un seul petit : en effet, elle est unipare ». En fait, Solin n’a fait que reprendre mot pour mot non pas le texte d’Aristote, mais celui de Pline, à savoir nec amplius quam semel gignere pluresque quam singulos, « elles ne mettent pas bas plus d’une fois, ni plus d’un seul petit à la fois », et la responsabilité 21 Contrairement à l’affirmation de Solin dans sa Lettre de dédicace à Adventus, 3, où il prétend, pour flatter celui-ci, que son livre contient surtout des remotiora, des notions peu répandues. 22 Ce passage pourrait bien provenir du De regibus de Suétone.

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de cette étourderie revient apparemment à ce dernier23, lequel n’a pas vu qu’une telle particularité, si elle était vraie, aurait divisé par deux à chaque génération l’effectif de ces animaux, se serait opposée à l’expansion de leur espèce, et aurait même conduit celle-ci à l’extinction dès son apparition. Quant à la seconde de ces deux séquences, autrement dit la troisième du corpus, Solin y écrit exactement le contraire de ce que le Stagirite a réellement indiqué. Celui-ci a en effet spécifié ce qui suit : kai J£r WoÚWwn W¦ m‹n ¢dL£rqrwWa VcedÕn Jenn´, kaq£per ¢lèphx, ¥rkWoj, l{wn. ParplhVfwj d/ }nLa kai Wîn ¥llwn. Tufl¦ d‹ m£nWa VcedÕn,oƒonWaàW£Wekai}WLkÚwnlÚkoj,qèj. « Certains [animaux] font des petits dont les membres sont à peu près indistincts, comme le renard, l’ours, le lion, et quelques autres aussi sont presque dans le même cas. D’autre part, presque tous ont des petits aveugles, par exemple ceux que nous avons cités, et encore le chien, le loup, le chacal »24.

Cependant, une affirmation semblable à celle de Solin figure chez Plutarque25, et il s’en retrouvera une autre, d’un contenu comparable, plus tard chez Élien26, ce dernier nous donnant l’intéressante précision qu’il tient ladite information de Démocrite. Il semble probable que Solin, qui à cet endroit ne reprend pas Pline, dépende cette fois d’une autre de ses sources, reconnue avec une quasi certitude comme étant Suétone, et plus précisément de son De animantium naturis, dont la perte presque totale nous prive malheureusement de toute possibilité de vérification. Ce serait alors cet auteur lui-même, ou un intermédiaire avant lui, qui aurait substitué le nom d’Aristote à celui d’un autre écrivain. En fait, les différences observées entre Solin et Aristote attestent, et c’est l’un de leurs intérêts majeurs, que le premier ne cite pas le second de manière directe, mais seulement par l’intermédiaire des auteurs qui lui servent de source, et qu’il lui attribue ce qu’ont écrit ces auteurs, sans avoir opéré les contrôles qui lui auraient permis de

23 Sur le livre 8, Voir G. Serbat, « Pline l’Ancien. État présent des études sur sa vie, son œuvre et son influence », dans ANRW, II, 32, 4, p. 2069-2200 (p. 2128-2129). À propos de l’étourderie sur le nombre de petits mis bas par les femelles éléphants : « Pline ne s’intéresse qu’en passant à l’anatomie-physiologie du corps animal. Il retient plutôt des traits relatifs au comportement de l’animal vivant (sa férocité, son intelligence, etc.) ». 24 Aristote, De generatione, 4, 6, 774b. 25 Plutarque, Quaestiones conuiuiales, 4, 5, 2. 26 Elien, De natura animalium, 5, 39.

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relever et de supprimer ces erreurs. Il se présente dès lors un fort doute sur une connaissance directe d’Aristote par Solin. On observe aussi, je l’ai déjà souligné, que les mentions d’Aristote par Solin apparaissent dans le cadre d’affirmations simplistes, superficielles, voire anecdotiques : Aristote mentor d’Alexandre dans les aspects scientifiques de son expédition, durée de gestation des éléphants femelles, petits lions qui y voient dès leur naissance. La première le donne pour un précepteur et un géographe, les deux autres pour un auteur de descriptions animales : le niveau des trois notices n’est en rien celui de la philosophie, et le Stagirite n’y apparaît jamais comme un philosophe, encore moins comme un fondateur d’école. Ce caractère des notices, conforme à la majorité de celles qui constituent les Collectanea, puis le Polyhistor, pourrait être attribué à une limitation des capacités intellectuelles de Solin, et fournir un argument pour voir en lui un esprit de faible envergure, jugement défavorable dont il a souvent été l’objet, de Saumaise à Diderot par exemple. Je crois plutôt qu’il faut se rappeler la personnalité du destinataire initial de la première édition, les Collectanea, destinataire en qui je propose de voir l’Adventus ami de Macrin, ce personnage lourdement handicapé par une grande ignorance et par un âge avancé. Nous aurions donc ici en fait l’illustration d’un effort de Solin pour se mettre à la portée de ce lecteur. Une question vient parallèlement à l’esprit, et la réponse à celle-ci devrait permettre de mieux comprendre l’attitude de Solin vis-à-vis d’Aristote : le grammaticus l’a-t-il cité chaque fois que le nom de ce dernier apparaissait dans ses sources ? Rappelons qu’elles se composent de Pomponius Méla avec sa Chorographie, de Pline l’Ancien (du moins les livres 3-12 et 37 de la Naturalis Historia), de Suétone (en particulier le De regibus, le De anno populi Romani et le De animantium natura), auxquels je propose depuis quelques années d’adjoindre Titianus le Père, un auteur de la fin du IIe siècle dont l’œuvre, une Chorographie centrée sur les provinces de l’empire, et peut-être nommée Libri de prouinciis27, est perdue, mais dont l’existence et divers détails sur son contenu nous sont connus notamment par Servius28, Sidoine Apollinaire29, Isidore de Séville30 ou encore Grégoire de Tours31. Il reste impossible évidemment de le savoir pour 27 SHA, Julius Capitolinus, Vita Maximini, 27, 5. 28 Servius, In Eneid. IV, 22. 29 Sidoine Apollinaire, Lettres, I, 1, 2. 30 Isidore de Séville, De rerum natura, 47. 31 Grégoire de Tours, De cursu stellarum, 13.

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les œuvres disparues, mais pour les autres auteurs, l’enquête se montre facile à mener. Méla ne mentionne jamais Aristote32. Quant à Suétone, pour ce qui est des parties conservées de son œuvre didactique, on observe la même absence33. Toutefois, il faut admettre qu’il le nommait selon toute vraisemblance dans son De regibus, en précisant son rôle dans les observations scientifiques effectuées lors de l’expédition d’Alexandre, ainsi que dans son De animantium naturis, à l’intérieur de la séquence qui indiquait la possession de la vision par les lions dès leur naissance. Pour ce qui est de Titianus, dont l’œuvre ne nous est plus directement accessible, les quelques passages de Solin qui me paraissent provenir de lui ne le citent pas34. J’ai gardé intentionnellement Pline l’Ancien pour la fin. En effet, dans la Naturalis historia, le résultat de la recherche est positif et même abondant : de fait, le Naturaliste ne nomme pas moins de cinquante-et-une fois Aristote35. Mais si nous examinons les séquences où il le fait, pour trouver celles qui ont servi, du moins avec une certaine vraisemblance, de source à Solin, nous n’en trouvons que deux. La première appartient à un développement sur les îles Sporades : Melos cum oppido, quam Aristides Mimblida appellat, Aristoteles Zephyriam, Callimachus Mimallida, Heraclides Siphin et Acyta; haec insularum rotundissima est. « Mélos avec sa ville, qu’Aristidès appelle Mimblida, Aristote Zéphyria, Callimaque Mimallida, Héraclidès Siphis et Acyta ; celle-ci est la plus ronde des îles »36.

32 Vérification opérée par la consultation de l’index accompagnant l’éd. des Belles Lettres. 33 Recherche effectuée dans l’index de l’édition d’A. Reifferscheid, Leipzig 1860, réimpr.

Hildesheim-New York 1971. 34 Cf R. Bedon, « Les pii fratres de Catane, Amphinomos et Anapias, chez Solin », dans Th. Gesztelyi (éd.), Mélanges Lazlone Havas, Acta Classica Universitatis Debreceniensis, XL-XLI, 2004-2005, Debrecen (Hongrie) 2004, p. 339-354 ; « Solin et la fondation de Lisbonne par Ulysse : propositions nouvelles sur l’origine de cette légende », dans A. Montandon (éd.) Lisbonne. Géocritique d’une ville (Actes du Colloque ‘Géocritique de Lisbonne’, Lisbonne 2004), Presses Universitaires Blaise-Pascal, Clermont-Ferrand 2006, p. 21-37 ; « L’œuvre perdue d’un encyclopédiste latin en partie retrouvée grâce à une phrase de Grégoire de Tours ? », dans Mémoires de l’Académie des Sciences, Arts et Belles-Lettres de Touraine, 2005, p. 21-36. 35 Livre 1, bibliographies des livres 2, 5, 7, 8, 9, 10, 11, 14, 15, 17, 18, 28, 29, 30 ; 2, 91, 150 et 220 ; 4, 65, 66, 70 et 135 ; 7, 15, 27, 109, 192, 195, 197, 205 et 208 ; 8, 28, 44 (2 fois), 105 et 229 ; 9, 16, 76, 78 et 79 ; 10, 32, 185 et 187 ; 11, 266 et 273 ; 18, 335 ; 28, 54 et 74 ; 29, 5 ; 30, 4 et 149 ; 35, 106 et 162. 36 Pline, 4, 70.

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Elle devient chez Solin : Melos, quam Callimachus Memallida dixit, omnium insularum rotundissima (…). « Mélos, que Callimaque appelle Memallida, la plus ronde de toutes les îles »37.

Ce dernier n’a conservé qu’un auctor, Callimaque, unicité habituelle de sa part et, chose qui nous importe beaucoup dans ces pages, Aristote n’a pas eu sa préférence. Callimaque, le troisième à être cité par Pline, pourrait bien être le seul que Solin connaissait vraiment, même si c’était seulement de manière indirecte38, ou celui dont le nom était pour lui le plus évocateur dans l’énumération plinienne39. Ce choix, et les deux éliminations qu’il implique, montrent que Solin n’éprouvait aucune considération particulière pour Aristote, et celuici, à cet endroit, demeure dans le « sous-sol » de son texte, pour reprendre la formulation que j’ai adoptée dans le titre de cet article. Toutefois, on ne peut exclure de la part du grammaticus, dans le contexte d’une volonté de simplifier les choses à l’intention d’Adventus, une décision de créer, par l’intermédiaire de ce passage, une présence de Callimaque dans l’esprit de celui-ci, de préférence à Aristidès et Héraclidès, auteurs peu connus, y compris sans doute de lui-même, et à Aristote, cité deux fois ailleurs dans les Collectanea, avant de l’être à trois reprises dans le Polyhistor. Callimaque, il faut le préciser, sera pour sa part encore mentionné plus loin40, non pas à titre d’auctor cette fois, mais comme ayant eu Cyrène pour patrie, donc au total à deux reprises, et finalement dans les mêmes conditions qu’Aristote, du moins tel que celui-ci l’était dans l’édition initiale de l’ouvrage. Mais revenons à Aristote : la seconde mention de ce dernier dans Pline que Solin a reprise, est celle, déjà citée dans ces pages, qui 37 Solin, Coll. et Pol., 11, 32. Fernandez Nieto, p. 290 : île signalée comme la résidence d’Éole. Cette mention devait figurer dans la partie perdue de l’œuvre de Callimaque. 38 Par la lecture de Catulle, de Properce ou d’Ovide ? Parce que Pline l’Ancien mentionne Callimaque à treize reprises, presque toujours à propos de noms de lieux, dont neuf fois dans les livres 3 à 12, dont nous sommes certains que Solin les connaissait ? 39 Probablement par goût pour la poésie alexandrine, dont il était un bon connaisseur, du moins par l’intermédiaire d’un de ses représentants latins, Virgile, dont il émaille son œuvre de réminiscences, d’échos et d’expressions empruntées. Voir à ce sujet F. Feraco, « Echi virgiliani nei Collectanea rerum memorabilium di Solino », Bolletino di Studi Latini, 36, Naples 2006, 2, p. 460-488. 40 Solin, 27, 44. Une étude sur la présence de Callimaque dans l’ouvrage de Solin, aboutirait sans doute, comme celle portant sur Aristote, à des conclusions d’une envergure certes limitée, mais d’un indéniable intérêt.

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évoque la gestation des éléphants femelles41. Cette fois, Solin, en quête d’un auctor pour soutenir une indication qui s’opposait à l’opinion commune, aura trouvé opportun de citer le Stagirite. Ainsi, dans les séquences dont il a tiré, partiellement ou totalement, la matière de Pline, il n’a conservé la mention nominative d’Aristote qu’une fois sur deux, et quand celui-ci figurait chez le Naturaliste dans une énumération doxographique contenant trois auctores, un seul d’entre eux a été sélectionné, non pas lui, mais le poète Callimaque. Nous sommes donc fondés à penser, même si ce n’est qu’à partir d’un seul exemple, que la reprise de la mention d’Aristote par Solin n’est pas systématique quand cette mention figure dans un passage que celui-ci emprunte à ses sources. Et si je ne suis guère enclin à admettre que Solin connaissait Aristote par une lecture directe de certaines au moins de ses œuvres, lecture qui aurait été effectuée dans d’autres circonstances que lors de la préparation des deux éditions de son ouvrage, ce qui est certain, en revanche, c’est que, dans la mesure où nous savons quels livres de la Naturalis Historia le grammaticus a utilisés, ce que j’ai indiqué plus haut dans ces pages42, il est certain qu’il a pris connaissance du chapitre 44 du livre 8, où Pline résume l’activité scientifique du Stagirite, qu’il présente comme un naturaliste et un érudit aux connaissances universelles, summus in omni doctrina uir, disposant de moyens exceptionnels fournis par Alexandre, et auteur d’environ cinquante volumes de zoologie, quinquaginta ferme uolumina illa praeclara de animalibus, volumes que Pline se targue d’avoir résumés, collecta in artum43. Or il faut souligner que dans ce passage, le Naturaliste, qui se livre à une louange appuyée d’Aristote, ne le présente jamais comme un philosophe44. L’hypothèse selon laquelle Solin ne connaîtrait pas directement l’œuvre d’Aristote, mais n’aurait acquis son savoir sur ce dernier que par des voies indirectes, où la lecture de Pline l’Ancien tiendrait une place non négligeable, en reçoit un incontestable renfort.

41 Pline, 8, 28. 42 Voir plus haut, p. 148. 43 Pline, 8, 44. 44 Mais il le fait en 7, 109 et 35, 106.

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3. Mentions d’autres philosophes par Solin Pour mesurer plus sûrement encore la valeur et l’intérêt que Solin accorde à Aristote, et le cadre intellectuel et culturel dans lequel il le perçoit ou le situe, un autre moyen consiste à regarder également s’il mentionne d’autres philosophes, et s’il les mentionne en tant que tels quant à eux. Et précisément, une telle recherche aboutit à un résultat révélateur. En première position dans l’ouvrage vient Socrate, dont Solin indique : Inter alia Socratis magna praeclarum illud est, quod in eodem uultus tenore etiam aduersis interpellantibus perstitit « Entre autres traits de la grandeur de Socrate, figure le fait très célèbre qu'il gardait toujours le même visage, y compris sous les attaques de ses adversaires »45.

Plus loin, il ajoute : Perfectam prudentiam soli Socrati oraculum Delphicum adiucauit. « L’oracle delphique attribua la parfaite sagesse au seul Socrate »46.

À propos de celui-ci, il ne retient donc rien d’autre qu’un témoignage sur sa capacité à conserver son sang-froid et un autre sur sa sagesse, qualifiée en revanche superlativement de parfaite, mais sans aucun détail plus précis. Juste à côté de cette seconde indication figure une phrase consacrée à Platon – la seule que Solin lui accorde : Dionysius tyrannus uittatatam nauem Platoni obuiam misit : ipse cum albis quadrigis egredientem in litore occurrens honoratus est. « Le tyran Denys envoya au devant de Platon un navire orné de bandelettes : lui-même l’honora à son débarquement sur le littoral en allant à sa rencontre avec un quadrige attelé de chevaux blancs »47.

De cette phrase, on peut en penser, soit que Solin n’a retenu à propos du philosophe qu’un élément biographique spectaculaire, tel qu’il s’en trouvait très probablement dans les Hebdomades de Varron48, ou tel

45 Solin, 1, 73. Tiré de Pline, 7, 79. 46 Solin, 1, 123. 47 Solin, ibidem. 48 Cf. Ch. Chappuis, Fragments des ouvrages de M. Terentius Varron intitulés Logistorici,

Hebdomades uel De imaginibus, De forma philosophiae, Paris 1868, p. 67-105. Y. Lehmann,

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qu’un Valère Maxime aurait pu l’insérer dans ses Faits et dits mémorables49, soit qu’il a voulu résumer en une formule unique l’extraordinaire prestige que l’Athénien s’était acquis auprès d’un chef d’Etat étranger. Quoi qu’il en soit, il n’y figure pas un mot sur la doctrine de Platon, ni sur l’école qu’il a fondée. Dans un tableau des ingenia Asiatica inclita50, Solin met à l’honneur, en précisant leur appartenance au groupe des sept Sages, de septem sapientia praeditis, les trois à qui l’Asie a donné naissance, à savoir Bias, Thalès et Pittacus, mais sans autre commentaire ; dans ce tableau, il place aussi deux présocratiques, tout d’abord Anaxagore, qu’il loue en tant que naturae indagator51, « explorateur de la nature », et immédiatement après lui, Héraclite, dont il écrit qu’il était etiam subtulioris doctrinae arcanis clarissimus52, « très célèbre pour avoir découvert les secrets d’une connaissance encore plus subtile ». À l’intérieur de la même énumération, il fait d’autre part figurer Cléanthe, dont il accompagne également la mention d’un compliment superlatif, en même temps que d’une précision concernant son école d’appartenance, la seule école, il faut le souligner, qu’il citera dans son ouvrage, mais à plusieurs reprises quant à elle : stoicae eminentissimus, « le plus éminent de l’École stoïcienne ». Il adresse un compliment du même ordre à Chrysippe, qualifié lui aussi de stoicae sapientiae potentissimus, « très grand maître de la philosophie stoïcienne »53 ; il honore également Posidonius, en le qualifiant de clarissimus sapientiae professor, « très célèbre professeur de sagesse », à l’intérieur d’une relation de la visite que Pompée, au sommet de sa gloire, lui rendit en 6254. Donc, tous les philosophes

« Biographie et iconographie dans le De imaginibus de Varron », Actes du 14e Congrès de l’Ass. G. Budé (Limoges 1998), Paris 2001, p. 397-406 (p. 400-401). 49 Il l’a du reste presque fait : Valère Maxime, 4, 1 (ext.), 2-3, et 8, 7 (ext.), 3. 50 Solin, 40, 6. 51 Dans le Polyhistor, qui modifie en indagator le terme d’indicator, « qui explique », utilisé dans les Collectanea. 52 Dans le Polyhistor, qui remplace par clarissimus le terme d’immoratus, « qui s’est longuement penché sur », utilisé dans les Collectanea. 53 Solin, 38, 9. 54 Solin, 1, 121, tiré de Pline, 7, 112. Cf. Cicéron, Tusc., 2, 61, et Plutarque, Pompée, 42, 10. Sur cette admiration particulière de Solin à son égard, vraisemblablement à cause d’une communauté de centres d’intérêts, P. Grimal, « Encyclopédies antiques », dans Cahiers d’Histoire Mondiale, IX, 1965, p. 459-482 (p. 462) : « le type le plus accompli du stoïcien à vocation encyclopédique ». L’ordre de citation de ces Stoïciens, inversé par rapport à celui de leur présence dans le texte de Solin, vient de ce que celui que j’ai dû citer le premier dans ces pages, à cause de son appartenance au groupe asiatique, est également le dernier mentionné dans l’ouvrage. En outre, une classification chronologique a semblé préférable.

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cités par Solin font l’objet de présentations laudatives, mais très générales, et parfois d’une anecdote, mais il faut remarquer que les plus emphatiques, mettant uniformément en œuvre des superlatifs, se trouvent adressées à des Stoïciens de premier plan, à Héraclite, l’inspirateur de leur physique, ainsi qu’à Socrate, qui parens philosophiae iure dici potest, « qui peut être appelé à bon droit le père de la philosophie », pour reprendre une formule de Cicéron55. Il faut aussi faire état de ce qui constitue une curiosité, probablement révélatrice de l’état de confusion qui pouvait marquer la culture philosophique au début du IIIe siècle dans des esprits cultivés, mais non véritablement spécialistes. Dans une évocation du Péloponnèse, Solin a recours à Arcésilas, qui comme on sait a succédé à Cratès à la tête de l’Académie, pour illustrer une évocation de la ville de Pitane, que, selon sa formulation, Arcesilaus stoicus inde ortus prudentiae suae merito in lucem extulit : « le stoïcien Arcésilas, né dans cette ville, mit en lumière par sa sagesse »56. Voilà donc le fondateur de la Nouvelle Académie57, et de surcroît un des principaux adversaires en son temps des Stoïciens, incorporé ici dans leurs rangs, et même mis au nombre de leurs chefs de file. Y a-t-il eu lecture trop rapide et mal comprise, soit par Solin lui-même, soit par la source qu’il a utilisée pour ce passage, à ce jour non identifiée, d’un texte où le terme de stoïcien figurait en bonne place, mais pour désigner la partie adverse ? Quel que soit le responsable réel de cette méprise, la révision des Collectanea lors de la préparation du Polyhistor n’a pas été pour Solin l’occasion de la corriger, pas plus du reste que ne l’ont fait les copistes ayant ensuite réalisé les éditions qui se sont succédé dans l’Antiquité58. Ces formules très laudatives, voire enthousiastes, par lesquelles Solin salue exclusivement de grands stoïciens ou des personnages liés aux racines du stoïcisme (ou un Platonicien qu’il prend pour un Stoïcien…) conduisent à envisager comme extrêmement probable de sa part une adhésion à la doctrine du Portique59. Il l’exprime avec un 55 Cicéron, De finibus, II, 1. 56 Solin, 7, 8. Certaines de ces notices brèves portant sur des philosophes ne pourraient-

elles pas descendre plus ou moins des Hebdomades siue De imaginibus de Varron ? 57 Diogène Laërce, I, 14, et 4, 28. Cicéron, Ac. I, 43-46. 58 On ne repère qu’une tentative d’y remédier, présente principalement dans deux manuscrits du IXe siècle, du reste étroitement apparentés, les Parisinus 7230 et 7230a, qui remplacent, sans doute à la suite d’un archétype commun, cet aberrant stoïcus par un mot très proche dans son aspect, sophicus, lequel, peu satisfaisant sur le plan du sens, fait du moins disparaître la contre-vérité exprimée par le terme auquel on a tenté de le substituer. 59 Il serait trop long de passer en revue ici bien d’autres indices d’une adhésion à la doctrine du Portique qui se remarquent dans l’ouvrage de Solin.

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enthousiasme naïf, voire maladroit, et des connaissances un peu erronées de surcroît. Toutefois, il ne s’agit pas de sa part de simples affirmations qui en resteraient à des mots : par exemple, la tâche en grande partie chorographique qu’il a accomplie s’inscrivait au nombre des travaux définis comme étant « affaire de philosophe », par le Stoïcien Strabon, et s’il est vrai que la première édition était destinée au préfet de la Ville, Adventus, elle s’inscrivait alors dans la perspective stoïcienne d’aider les hommes au pouvoir à mieux connaître le monde où ils l’exerçaient, afin de rendre plus heureuses les populations qui leur étaient soumises60. Pour ce qui est des compliments qu’il prodigue à ses grands hommes, ils pourraient également être tenus pour un effort destiné à attirer la faveur d’Adventus sur cette doctrine et ses adeptes à Rome, pour un rappel de ses choix philosophiques personnels destiné à ses commanditaires, et aussi pour une série de signaux adressés dans un second temps aux lecteurs du Polyhistor. À l’inverse, on constate son silence sur les autres grandes écoles philosophiques, et on remarque le caractère minimaliste de la place qu’il accorde à Platon. Cependant, on relève deux mentions de Diogène, chaque fois dit le Cynique61, et deux aussi de Pythagore62, mais chacune seulement de nature anecdotique. Faut-il voir dans ces silences et dans ces mentions réduites, à côté d’une volonté de valoriser les Stoïciens ou supposés tels par Solin, ainsi qu’Héraclite et Socrate, un parti pris de laisser dans l’ombre les représentants des autres doctrines, surtout ceux en fait des grandes écoles concurrentes, et parmi eux Aristote, du moins en tant que philosophe ? Ses Collectanea, et ensuite son Polyhistor seraientils aussi, outre leurs objectifs déclarés dans la Lettre à Adventus, des ouvrages de prosélytisme stoïcien ? De façon complémentaire, cette sélectivité s’expliquerait-elle, au moins partiellement, par le fait que Solin, en tant que stoïcien, adoptant une attitude comparable à celle que Sénèque désirait voir adopter par Lucilius, réservait l’exclusivité ou peu s’en faut, de ses lectures philosophiques à des auteurs du Portique, et n’éprouvait ni le désir ni le besoin de lire les représentants des autres Écoles, donc parmi eux Aristote ? 60 Strabon, 1, 1, 1 et 15-18. G. Aujac, Strabon, Géographie, I, Les Belles Lettres, Paris 1969, Introduction, p. XXVI, XLIV, et 42-43. J.-M. André, « L’essor de l’encyclopédisme et ses problèmes à l’époque julio-claudienne », dans Actes du XXXe Congrès de l’APLAES, Mulhouse 1998, p. 61-72 (p. 67), rappelle que « le stoïcisme sert de support épistémologique privilégié à la littérature scientifique ». 61 Solin, 73 et 109. 62 Solin,1, 39, et 11, 31.

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À la lumière de ces observations et de ces hypothèses, et pour revenir maintenant plus particulièrement à Aristote, la présence de celui-ci dans les Collectanea rerum memorabilium et dans le Polyhistor, présence somme toute assez forte comparativement aux autres auteurs cités, avec ses deux, puis trois occurrences63, s’expliquerait par la raison que Solin, qui vraisemblablement ne l’avait pas lu, et dans cette hypothèse ne le connaissait guère que par des auteurs comme Pline l’Ancien ou Suétone, aura trouvé judicieux de le faire apparaître dans ses lignes en tant que précepteur d’un prince royal et parce qu’il était aussi pour lui un auteur didactique, donc, en définitive relevant de sa propre catégorie, quoique se situant à un niveau dont il admettait la grande supériorité par rapport au sien. En revanche, il se pourrait bien que, dans la logique que j’ai cru déceler, il ait répugné à le faire paraître dans ses lignes comme philosophe et créateur d’une école en rivalité avec le Portique, de même qu’il a passé sous silence tout ce qui touchait à l’Académie, hormis une anecdote sur Platon et, involontairement, une mention erronée d’Arcésilas de Pitane, et aussi tout ce qui avait trait aux Épicuriens, autrement dit, les trois doctrines philosophiques qui, avec celle qui emportait sa préférence, avaient été honorées par Marc Aurèle d’une chaire officielle à Athènes quelques décennies plus tôt, en 176 ou les années précédentes64. Quant aux deux mentions de Diogène et aux deux de Pythagore, leurs écoles, si l’on admet mon hypothèse, n’étaient pas d’une importance suffisante pour risquer à ses yeux de constituer une gêne pour le Portique. Conclusion Aristote, explicitement nommé deux fois dans les Collectanea, et trois fois dans le Polyhistor, était donc connu de Solin, qui le place dans le peloton de tête de ses auctores avec, devant lui, seulement Varron, Juba II et Homère, mais qui ne le cite pas à autant de reprises qu’il l’aurait pu, puisqu’il en supprime au moins une fois, comme nous 63 Loin derrière les trois premiers, Varron, cité 12 fois, Juba II (vers -52/vers +23), le roi écrivain de Maurétanie, 8 fois ; Homère, 6 fois : Aristote figure à égalité avec Zoroastre, 3 fois (1, 73, 2, 41 et 378, 15), Démocrite d’Abdère, 3 ; Cornelius Népos, 3 ; mais devant Callimaque, 2 fois, Pythagore, 2 fois (1, 39 et 11, 31), Théophraste, 2 fois (2, 38 et 15, 23 : didactiques), Théopompe, 2 fois (7, 1 et 40, 6), Xénophon de Lampsaque, 2 fois (19, 6 et 56, 12), 64 Lucien, L’eunuque, 3. Philostrate, Vies des Sophistes, 2, 2, 566. R.E., 1, 2, col. 2501. J.H. Oliver « Marcus Aurelius and the philosophical schools at Athens », American Journal of Philology, 102, 1981, p. 213-325. P. Grimal, Marc Aurèle, Paris, 1991, p. 160-161.

Présence d’Aristote en surface et en sous-sol dans les Collectanea rerum memorabilium et le Polyhistor de Solin

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l’avons vu, la mention qu’il a trouvée dans Pline. Cependant, rien ne nous assure qu’il ait lu, même partiellement, les œuvres du Stagirite, et que sa connaissance de celles-ci ne soit pas uniquement indirecte. Les différences observées tendent plutôt à suggérer fortement le contraire. De plus, Aristote n’est présent dans Solin que sous les traits réducteurs d’un précepteur ou d’un naturaliste, transmetteur de connaissances et non pas d’une doctrine65. En revanche, les caractères de cette double, puis triple présence, que l’on peut estimer à tout prendre honorable, portent à se poser deux questions : tout d’abord, la culture de Solin n’était-elle que superficielle et ce personnage ne possédait-il qu’une faible envergure intellectuelle, ou bien le livre porte-t-il nettement la marque d’une volonté de son auteur de rester concis et simultanément de s’adapter aux capacités d’acquisition documentaire et culturelle de son dédicataire Adventus, étant admis qu’il s’agirait du préfet de la Ville de 217 et du consul de 218 ? Ce livre est-il, quoique beaucoup plus étoffé, une sorte de Liber memorialis à la manière d’Ampélius ? Après tout, c’est bien ce qui est suggéré dans la Lettre à Adventus qui l’accompagne : liber est ad compendium praeparatus66. En second lieu, Solin aurait-il été un lecteur sélectif tel que Sénèque souhaitait convaincre Lucilius de le devenir, limitant ses lectures philosophiques aux auteurs de sa doctrine d’élection ? Et sans aller jusqu’à donner des directives explicites à ses lecteurs, aurait-il tenté au fil de ses pages, conçues, ainsi qu’il l’annonçait dans la même Lettre à Adventus, comme un fermentum cognitionis67, de les orienter vers le stoïcisme, en ne faisant rien pour leur offrir un véritable choix, ni pour accroître leur savoir sur les autres grandes écoles philosophiques ? Il est bien difficile de trancher, et je ne le ferai pas ici, préférant admettre que toutes ces réponses, qui ne s’opposent pas entre elles, contiennent chacune une part de vérité. Quoi qu’il en soit, même avec la façon particulière dont il paraît considérer Aristote, en tant que précepteur, même s’il l’était d’un prince, et comme auteur didactique, bien qu’élevé au rang d’auctor dans son livre, mais en ne le présentant aucunement sous les traits d’un philosophe, Solin semble bien trouver sa place, avec les deux 65 Il en était déjà de même pour Pline. P. Grimal, « Pline et les philosophes », dans J. Pigeaud, J. Oroz (éd.), Pline l’Ancien témoin de son temps, Salamanque-Nantes 1987, p. 239-249 (p. 245) : « L’utilisation par Pline des traités aristotéliciens comme sources et recueils de faits n’implique nullement qu’il adopte la cosmologie ou la métaphysique de cette école ». 66 Solin, Lettre de dédicace à Adventus, 2. 67 Solin, ibidem.

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Robert Bedon

états de son livre, dans le volume édité par Yves Lehmann, et qui rassemble des études portant, plus largement que sur la philosophie à proprement parler du Stagirite, sur la science aristotélicienne, avec des perspectives étendues à tout l’espace gréco-romain, donc également à la partie occidentale de celui-ci et à Rome même, où Solin a selon toute probabilité composé son ouvrage. Et ce cas particulier aura permis d’illustrer un des aspects sous lesquels Aristote pouvait être connu en Occident au tournant du IIe et du IIIe siècle, grâce à l’exemple d’un auteur dont la profession et le livre montrent qu’il n’était pas un ignorant, et même qu’il possédait une instruction et une culture appréciables, mais qui ne semble pas, parallèlement à son enthousiasme pour le stoïcisme, avoir eu un intérêt ou une connaissance beaucoup plus largement étendus au sujet du paysage philosophique des siècles qui ont précédé son époque et de son époque elle-même, ni la volonté de l’évoquer de manière équitable et objective dans ses Collectanea et dans son Polyhistor.

Médecine et philosophie : la réception de la science aristotélicienne chez Galien1 Jacques Jouanna

Mon intention première était de présenter une communication en deux volets : l’un centré sur les ouvrages que Galien a écrits sur Aristote, l’autre sur les mentions que Galien fait d’Aristote dans le reste de son œuvre. Le temps imparti à la communication ne me permet pas d’aborder l’ensemble d’un projet trop ambitieux. J’en resterai donc aujourd’hui au premier volet qui est la présentation des ouvrages que Galien a consacrés à Aristote ; et là encore j’ai été contraint de m’en tenir aux problèmes généraux relatifs à la masse impressionnante des ouvrages qu’il a écrits, sans pouvoir entrer dans le détail du contenu de l’unique traité conservé2. L’une des originalités de Galien, médecin du deuxième siècle après J.-C. dont l’œuvre est immense, est d’avoir rédigé vers la fin de sa vie deux ouvrages bio-bibliographiques. Dans le premier, Sur l’Ordre de ses propres livres, Galien conseille au lecteur l’ordre dans lequel son œuvre doit être lue. Dans le second, intitulé Sur ses propres livres, qui est postérieur au premier bien qu’il apparaisse avant lui dans la tradition manuscrite, Galien présente ses propres ouvrages par 1 Le texte imprimé ici est celui qui a été prononcé lors du Colloque. Il représente l’état de la recherche à la fin de 2009. Il ne paraît pas sain de modifier un texte dans le délai qui sépare la date du colloque de sa publication par des éléments nouveaux qui sont advenus postérieurement, ce qui brouille la chronologie des recherches. À ce moment-là, l’édition du nouveau Galien dans la CUF, en cours de rédaction, n’était pas parue, à savoir V. Boudon et J. Jouanna, avec la collaboration de Piétrobelli, « Ne pas se chagriner », Les Belles Lettres, Paris 2010. Mes remerciements vont à Anargyros Anastassiou et à Jean-Baptiste Gourinat qui ont bien voulu relire le texte de cette communication et me faire des remarques pertinentes dont j’ai tiré profit dans les notes. 2 Pour la synthèse la plus récente sur Aristote et l’ancienne médecine, voir Ph. van der Eijk, « Aristoteles, Aristotelismus und antike Medizin » dans Ch. Brockmann, W. Brunschön, O. Overwien », Antike Medizin im Schnittpunkt von Geistes-und Naturwissenschaften, de Gruyter, Berlin 2009, p. 213-233. Sur le contenu de l’unique traité conservé, voir toutefois quelques remarques infra, n. 44.

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Jacques Jouanna

grandes rubriques3. Nous avons la chance de disposer maintenant d’une excellente édition de ces deux traités dans le premier volume de l’édition de Galien dans la Collection des Universités de France paru en 2007. Cette édition due à Véronique Boudon-Millot, directeur du laboratoire Médecine grecque (Paris IV-CNRS)4, est d’autant plus précieuse qu’elle tient compte pour la première fois non seulement de la traduction arabe, mais aussi d’un nouveau manuscrit grec de Galien, le Vlatadon 14, récemment découvert par un autre membre de cette équipe, Antoine Piétrobelli, ce qui a permis de combler des lacunes importantes par rapport aux éditions précédentes5. Ces deux ouvrages bio-bibliographiques sont très importants, car ils nous permettent de jeter un regard d’ensemble non seulement sur une œuvre immense dont bien des ouvrages ont été perdus, mais aussi de mesurer la diversité exceptionnelle des centres d’intérêt d’un médecin du IIe siècle après J.-C. et la pluralité des penseurs anciens qui lui ont servi de référence. Il ne paraîtra pas étonnant à des esprits modernes que parmi ces penseurs anciens le premier et le plus important soit le médecin Hippocrate. En revanche, que des philosophes aient eu également un grand rôle semblera plus singulier : la raison en est que nous établissons à l’époque moderne des limites nettes entre médecine et philosophie, alors qu’elles n’existaient pas au même degré dans l’Antiquité. Il suffit, à cet égard, de rappeler qu’il existe dans l’œuvre de Galien un petit traité, publié aussi dans le volume I de la Collection des Universités de France, intitulé « Que l’excellent médecin est aussi philosophe », où le modèle de ce médecin philosophe n’est autre qu’Hippocrate, entendez un Hippocrate recomposé par Galien. Quels sont les philosophes anciens proprement dits qui, en plus d’Hippocrate, 3 Pour la chronologie relative de ces deux ouvrages, voir les allusions à l’ouvrage qu’il doit écrire pour recenser ses propres livres (= Sur ses propres livres) dans Sur l’ordre de ses propres livres, c. 2, 23 (éd. V. Boudon-Millot [citée n. 4], p. 96, 22-24) et c. 4, 7 (ibid., 100, 19-20) avec les notes ad loc. (96, n. 5 et 100, n. 8). 4 V. Boudon-Millot, Galien. Introduction générale ; Sur l’ordre de ses propres livres ; Sur ses propres livres ; Que l’excellent médecin est aussi philosophe, CUF, Les Belles Lettres, Paris 2007. 5 Pour la première présentation de ce nouveau manuscrit, voir V. Boudon-Millot et A. Piétrobelli, « De l’arabe au grec : un nouveau témoin du texte de Galien (le manuscrit Vlatadon 14) », CRAI 2005, fasc. II avril juin, p. 497-534 ; voir aussi V. Boudon-Millot et A. Piétrobelli, « Galien ressuscité : édition princeps du De propriis Placitis », REG 118, 2005, p. 168-213 ; voir aussi V. Boudon-Millot (cité n. 4), p. 42-49. Depuis la communication a paru un article de A. Piétrobelli, « Variations autour du Thessalonicensis Vlatadon 14 : un manuscrit copié au xénon du Kral, peu avant la chute de Constantinople », Revue des Études Byzantines 68, 2010, p. 95-126.

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ont servi de référence à Galien ? D’abord Platon que Galien considère comme un disciple d’Hippocrate dans la méthode de recherche sur la nature6. Vient ensuite Aristote, et à un moindre degré les Stoïciens. Ce n’est pas que Galien ignore les autres courants philosophiques de l’époque hellénistique et romaine, tels que les Épicuriens, ou les Pyrrhoniens. Mais ils ne font pas partie des maîtres à penser de Galien. Galien ne s’est pas contenté de citer ces philosophes au cours de ses différents traités de médecine. Mais il a écrit des ouvrages sur eux. À la fin de son traité Sur ses propres livres, il a donné la liste des ouvrages qu’il a écrits sur les philosophes : d’abord sur Platon (c. 16), puis sur Aristote et ses disciples (c. 17), ensuite sur les Stoïciens (c. 18), et enfin sur les Épicuriens (c. 19). Cette production philosophique de Galien était d’une ampleur considérable. Malheureusement, la majeure partie de son œuvre philosophique a disparu dans un naufrage dont le bilan est mesurable plus que pour n’importe quel autre auteur de l’Antiquité, puisque Galien a établi lui-même la liste des ouvrages qu’il a consacrés aux philosophes. Si nous nous concentrons sur la réception d’Aristote, sujet de notre Colloque, il convient d’abord de nous pencher sur la liste des ouvages que Galien a écrits sur Aristote à la fin de son opuscule Sur ses Propres livres, au c. 17 comme nous venons de le voir. Mais nous avons la chance, dans le cas d’Aristote, de pouvoir utiliser une autre liste donnée préalablement au c. 14 de ce même traité, dans un long développement sur les traités que Galien a écrits sur la démonstration, car plusieurs des commentaires ou ouvrages que Galien a écrits sur Aristote sont déjà nommés dans ce cadre-là. Les deux listes doivent donc être minutieusement comparées pour rassembler tous les éléments donnés par Galien sur sa production aristotélicienne. Cette comparaison, à ma connaissance, n’a jamais été faite de façon précise. Nous procéderons à une lecture régressive de ces deux listes dans le traité. Nous commencerons, en effet, par prendre connaissance de la liste finale des travaux de Galien sur Aristote du c. 17 (= liste A, abréviation d’Aristote), avant de passer à l’examen des indications complémentaires données par Galien dans son développement précédent du c. 14 sur la démonstration où sont cités déjà des ouvrages sur Aristote (= liste D, abréviation de Démonstration). Voici la liste A du c. 17 avec un numéro d’ordre que j’ai assigné à chacun des ouvrages de Galien sur Aristote ou ses disciples : 6 Voir J. Jouanna, « La notion de nature chez Galien » dans J. Barnes et J. Jouanna (éd.), Galien et la philosophie, Entretiens Hardt 49, Vandœuvres-Genève 2003, p. 229-268 (p. 245).

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c. 17 §1 A1 A2 A3 A4 A5 A6 §2 A7 A8 A9 A 10 A 11 A 12 A 13

Sur les livres qui concernent la philosophie d’Aristote Commentaire au Sur l’interprétation, en trois volumes Commentaire aux Premiers Analytiques livre I, en quatre volumes Commentaire aux Premiers Analytiques livre II, en quatre volumes Commentaire aux Seconds Analytiques livre I, en six volumes Commentaire aux Seconds Analytiques, livre II, en cinq volumes Commentaire aux Dix catégories, en quatre volumes Commentaire au Sur l’affirmation et la négation de Théophraste en six volumes Commentaire au De combien de sortes7 en trois volumes au Que le premier moteur est immobile 8 Commentaire au Sur la lexis d’Eudème en trois volumes Sur les démonstrations relatives au pourquoi, un volume Sur les prémisses et les syllogismes recevables, un volume9 Sur les les syllogismes à partir de prémisses mixtes, un volume10

7 Seule autre attestation du mot posacîj chez Galien en Art Médical c. 2, 7 (éd. Boudon 281, 9) où il signifie : « en combien de sens ». 8 La restitution « en un volume » proposée ici repose sur la Risala n° 125, citée infra, p. 177. 9 Le titre en grec de A 12 est : Peri tîn œndecom{nwn prot£sewn kai sullogismîn Ÿn. Ce titre est déjà cité de façon abrégée en D 10 (cité ici p. 169). L’expression œndecom{nwn prot£sewn est aristotélicienne. Elle se rencontre notamment dans le début des Premiers Analytiques 25 a 37 avec une définition préalable de ce qu’Aristote entend par œnd{cesqai : 'Epi tîn œndecom{nwn (sc. prot£sewn), œpeid¾ pollacîj l{getai tÕ œnd{cesqai (kai g¦r tÕ ¢nagkalon kai tÕ m¾ ¢nagkalon kai tÕ dunatÕn œnd{cesqai l{gomen, ktl. « À propos des (protases) œndecom{nwn, puisque le fait de œnd{cesqai est dit en plusieurs sens (de fait nous disons que le nécessaire, le non nécessaire et le possible sont œnd{cesqai), etc. » V. BoudonMillot (éd. p. 171) a traduit par « protases admises » et Ben Morison in R. J. Hankinson, The Cambridge Companion to Galen, 2007, p. 67 (4 Logic) par « possible propositions ». La définition donnée par Aristote invite à traduire par « admissibles » ou « recevables ». Car, sous l’« admissible » ou le « recevable », il faut entendre non seulement la catégorie du possible, mais aussi celles du nécessaire ou du non nécessaire. Certes, cette traduction n’est pas traditionnelle : on traduit soit par « possible » (cf. Ben Morison cité supra ; cf. aussi « being possible » G. Striker, Prior analytics I, CUF, 2009), ce qui entraîne une confusion avec la traduction de dunatÒn, soit par « contingent » (cf. trad. Tricot), ce qui n’est pas une traduction de œndecÒmenon mais un équivalent. Il convient de donner un sens qui corresponde le plus possible au sens fondamental du simple d{cesqai « recevoir », « accueillir » « admettre ». Dans cette perspective, on peut traduire soit par « admissible » soit par « recevable ». 10 Ce titre du c. 17 (= A 13) pose un problème, même s’il est attesté deux fois (cf. c. 14 = D 11 cité ici p. 169). Dans la dernière édition (éd. Boudon-Millot p. 171, 18-172, 1) au c. 17 (= A 13) le texte se présente comme suit : peri tîn œPmiktîn(ego sec. Ar. : œk miktîn A Vlat) prot£sewn (kai ego sec. Ar. : om. A Vlat) sullogismînŸn. L’établissement du texte se comprend aussi à partir de la première citation du c. 14 (= D 11) où le texte se présente comme suit (éd. Boudon-Millot p.168, 6-7) : Peri tînœPmiktîn (Corn. Ar. : œn miktîn A Ald. œk miktîn Vlat Müller) prot£sewnkai (kai A Vlat Ald. Ar : del. Corn. secl. Müller) sullogismîn Ÿn. Müller dans les Scripta minora II 120, 1 et 123, 8 avait édité les deux fois peri tîn œk miktîn prot£sewn sullogismîn La nouvelle édition dispose, par rapport à Müller, de deux témoignages nouveaux : la tradition arabe et le Vlatadon 14. Quel que soit le détail de l’établissement du texte, la difficulté principale de ce titre, à la différence du précédent, est que l’on ne trouve rien de correspondant dans le vocabulaire aristotélicien de l’Organon. Cela ne peut donc pas être une étude portant uniquement sur le syllogisme

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A 14 Sur les sophismes selon la lexis (= l’expression) 11

Voici la liste de quatorze ouvrages écrits par Galien sur Aristote ou ses disciples. Galien ne se contente pas de donner le titre des ouvrages, mais il en précise aussi la longueur par le nombre de livres ou de volumes. Je préfère employer le terme de « volume » à celui de « livre », car il correspond plus exactement, par son étymologie, à la présentation concrète de l’ouvrage au temps de Galien. Un ouvrage se présentait, en effet, à son époque, sous la forme concrète d’un ou plusieurs rouleaux de papyrus12. Il est donc possible de calculer chez Aristote, mais plus largement dans l’école aristotélicienne. Le syllogisme mixte suppose en effet, comme le souligne Jean-Baptiste Gourinat, la distinction entre les syllogismes catégoriques et hypothétiques, puisque les syllogismes mixtes mêlent ces deux sortes de syllogismes ; voir Alcinoos, Enseignement des doctrines de Platon c. 6, 158, éd. J. Whittaker, CUF, 1990, p. 11 (« parmi les syllogismes, les uns sont catégoriques, les autres sont hypothétiques, les autres mélangés à partir de ceux-là » tîn d‹ sullogismîn od m‹n eesi kathgorikof, od d‹ Øpoqetikof, od d‹ miktoi œk toÚtwn) ; voir aussi pour les protases mixtes, Alexandre d’Aphrodise In Aristotelis analyticorum pr. I comm. éd. Wallies 219, 21 œk miktîn prot£sewn. Les syllogismes hypothétiques remontent à Théophraste ; cf. A. Graeser, Die logischen Fragmente des Theophrast, Berlin 1973, fr. 29-30, p. 30-35 et p. 92-100 ; J. Barnes, « Theophrastus and Hypothetical Syllogistic », in W.W. Fortenbaugh (ed.), Theophrastus of Eresus. On his Life and Works, New Brunswick & Oxford 1985, p. 125141). La catégorie mixte existait-elle déjà chez Théophraste ou chez un autre disciple proche de Théophraste ? On peut le penser ; autrement Galien n’aurait pas pu ranger ce traité dans les livres qui concernent la philosophie d’Aristote. Par ailleurs, les deux passages d’Alcinoos et d’Alexandre d’Aphrodise cités ci-dessus invitent à revenir sur le détail de l’établissement du texte. L’adjectif que l’on attend pour désigner les syllogismes ou les prémisses mixtes est le simple miktîn et non par le composé œmmiktîn (conjecture de Cornarius) qui n’est pas attesté ailleurs dans la littérature grecque. Or le nouveau témoignage du Vlatadon confirme que la leçon de A œn miktîn à partir de laquelle Cornarius a fait sa conjecture (œn miktîn transformé en œmmiktîn) n’était qu’une erreur de A au c. 14 au lieu de œk miktîn donné par Vlat au c. 14 et par A et Vlat au c. 17. Il n’est pas sain de faire une conjecture à partir d’une erreur. Le titre de A Vlat. au c. 17 est clair : Peri tînœk miktînprot£sewn sullogismîn « Sur les syllogismes à partir de protases mixtes ». C’est, du reste, le texte adopté par Müller. Mais il reste le témoignage de la tradition arabe auquel V. Boudon-Millot a donné la primeur en préférant rétablir le kai au c. 17 au lieu de le supprimer au c. 14. Toutefois cette traduction arabe à elle seule ne peut pas confirmer la conjecture de Cornarius sur le douteux œmmiktîn. Il semble donc qu’il faille lire soit à partir des manuscrits grecs Peri tînœk miktîn prot£sewn sullogismîn « Sur les syllogismes à partir de protases mixtes », soit à partir de la traduction arabe Peri tîn miktîn prot£sewn kai sullogismîn « Sur les protases et les syllogismes mixtes », suivant une formulation qui rappelle A 12. En définitive, même s’il est impossible d’arriver à une solution unique pour l’établissement du texte, l’opération la plus saine consiste à écarter la conjecture de Cornarius. 11 Je propose cette addition de « un volume » qui a pu être omis à la fin de la liste. On verra infra, p. 179, pourquoi nous sommes certains que ce traité était constitué d’un seul volume. 12 C’est l’usage à cette époque-là, même si le nouveau témoignage du Ne pas se chagriner (cité n. 1), tout en confirmant que les œuvres étaient généralement copiées sur rouleaux (§ 19, 7-9 avec le commentaire, p. 74) atteste l’existence déjà à l’époque de Galien de codices qu’il

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rapidement la longueur totale de l’œuvre écrite par Galien sur Aristote, avec une certaine marge d’erreur toutefois puisque les numéros A 9 et A 14 n’ont pas conservé le nombre de volumes et que les rouleaux de papyrus ne sont pas nécessairement tous de même longueur13. Le total de l’œuvre de Galien sur Aristote est donc d’au moins 43 rouleaux, ce qui est considérable. On peut comparer à l’œuvre qu’il a écrite sur les autres philosophes (Platon : 32 rouleaux au moins ; Stoïciens : 20 ; Épicuriens 18). Ce calcul réserve une surprise : Aristote arrive en tête devant Platon, les Stoïciens et les Épicuriens, bien que Platon ait eu une influence plus grande qu’Aristote sur la pensée médicale de Galien dans la mesure où Galien voit en lui, comme on l’a dit, le premier disciple d’Hippocrate et situe notamment l’intellection dans le cerveau comme chez Platon, et non dans le cœur comme chez Aristote. Relevons au passage que le total de 114 rouleaux écrits par Galien sur l’ensemble des philosophes que nous avons nommés dépasse l’imagination. Ce total fait mieux prendre conscience de la puissance d’écriture de Galien, et en même temps de l’ampleur du naufrage de ses œuvres philosophiques, particulièrement dans le cas d’Aristote. Sur les 43 rouleaux écrits par Galien sur Aristote nous n’en possédons plus qu’un seul en entier que j’ai mis en gras dans la liste (A 14 Sur les sophismes selon l’expression). Les ouvrages de Galien sur Platon ont été proportionnellement mieux conservés : 11 rouleaux sur 32, avec deux ouvrages en entier dont le très important traité en dix volumes Sur les dogmes d’Hippocrate et de Platon14. La présence d’Hippocrate dans le titre de ce dernier ouvrage a probablement contribué à sa sauvegarde. Une autre remarque générale est possible sur le genre des ouvrages que Galien a consacrés à Aristote d’après cette liste A. C’est la distinction qu’il établit entre deux sortes d’ouvrages : - première catégorie : ceux qu’il présente comme des commentaires ; il emploie généralement en grec la préposition eej pour introduire l’ouvrage qu’il commente et le terme grec ØpÒmnhma pour désigner la nature de son propre ouvrage. Exemple : le n° 1 (que je lis en grec : possédait dans sa bibliothèque (§ 33, 12, 1 avec le commentaire p. 104-105). Les codices dont il est question dans ce traité n’étaient pas toutefois destinés à la publication. 13 Sur la question de la variation de la longueur des rouleaux, voir V. Boudon-Millot et J. Jouanna avec la collaboration de A. Piétrobelli, Galien, Ne pas se chagriner, CUF, Belles Lettres, Paris 2010, p. 94-95 (réflexions de Jean-Luc Fournet). 14 Le second ouvrage conservé en entier est le Que les facultés de l’âme suivent les tempéraments du corps. Le commentaire médical au Timée de Platon est partiellement conservé en grec et en arabe ; voir éd. Boudon (cité n. 4), p. 174, n. 14.

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Eej tÕ Peri tÁj Œrmhnefaj Øpomn›mata trfa). Tous les ouvrages de A 1 à A 10 sont présentés comme des commentaires à des ouvrages d’Aristote ou de ses disciples, Théophraste et Eudème - seconde catégorie : ceux qu’il présente comme un ouvrage sans référence explicite à Aristote ; ce sont les ouvrages introduits par la préposition grecque Peri. Exemple : le n° 11 (que je lis en grec Peri tîn kat¦ tÕ diÒti ¢podefxewn Ÿn). Cette seconde catégorie comprend les quatre derniers ouvrages de la liste (de A 11 à A 14). Venons-en, après ces deux remarques générales, au contenu de la liste. Je ferai d’abord une observation négative. Ce qui peut étonner, c’est que Galien n’ait écrit aucun commentaire ni aucun livre sur les traités d’Aristote qui sont les plus directement en rapport avec la médecine, c’est-à-dire les traités biologiques (Histoire des Animaux ; Parties des animaux, Mouvement des animaux ; Marche des animaux, Génération des animaux). Cette position peut paraître d’autant plus étonnante que Galien n’a pas eu exactement la même attitude vis-à-vis de l’œuvre de Platon. Il mentionne, en effet, sous le chapitre de Platon, un commentaire en quatre livres sur ce qui est dit « médicalement » (eatrikîj) dans le Timée. Ensuite, une observation positive. La partie de l’œuvre d’Aristote qui a attiré l’attention de Galien en tant que commentateur est tout ce qui est de l’ordre du syllogisme et de la démonstration, c’est-à-dire les traités d’Aristote qui sont compris dans les manuscrits médiévaux et dans les éditions modernes sous le nom d’Organon, terme qui n’est pas employé par Galien15. Je rappelle quels sont les six traités aristotéliciens composant l’Organon : Les catégories, le Sur l’interprétation, les Premiers Analytiques, les Seconds analytiques, les Topiques et les Réfutations sophistiques. Or Galien a fait six commentaires à quatre de ces traités d’Aristote : A 1 De l’interprétation ; A 2 et 3 les Premiers Analytiques ; A 4 et 5 les Seconds analytiques ; A 6 les Catégories, intitulées Dix catégories par Galien car il considérait avec d’autres que les dix premiers chapitres étaient authentiques et que les cinq derniers ne l’étaient pas. Ces commentaires totalisent 26 rouleaux. Enfin le dernier ouvrage de la liste de Galien sur Aristote A 14 Sur les Sophismes selon l’expression, le seul ouvrage conservé, est une 15 Cette remarque vaut encore plus pour l’attention de Galien à Chrysippe et aux Stoïciens (Sur ses propres livres, c. 18) pour lesquels il n’y a pas d’exception, comme le remarque Jean-Baptiste Gourinat. Tout cela est cohérent avec ce que Galien dit des Stoïciens et des Péripatéticiens dans Sur ses propres livres, c. 14, 3 (passage commenté ici infra, p. 168).

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analyse d’un passage des Réfutations sophistiques d’Aristote16. Ainsi, à part les Topiques, tous les traités d’Aristote sur l’Organon ont été l’objet d’un commentaire ou d’une analyse partielle de la part de Galien. En bref, Galien a été un grand commentateur de l’Organon d’Aristote17. Pourtant, malgré ces nombreux commentaires de l’Organon, Galien n’est pas cité une seule fois dans la présentation moderne pourtant très bien informée de l’Organon dans le Dictionnaire des Philosophes Antiques (DPhA) due à Jacques Brunschwig, grand spécialiste de l’Organon et excellent éditeur des Topiques dans la Collection des Universités de France18. La raison majeure de cette absence est que la tradition n’a conservé aucun des grands commentaires de Galien à Aristote. Les vingt-six volumes de commentaires ont totalement disparu en grec. Mais cela n’explique pas tout. Il y a une autre raison : le cloisonnement des disciplines. Car sur les quatorze ouvrages que Galien énumère dans le chapitre sur Aristote, il y en a un qui a survécu, comme nous l’avons vu ; c’est le traité intitulé Sur les sophismes selon l’expression. Il est conservé en grec et fait partie du Corpus galénique depuis la Renaissance. Or dans sa présentation des commentaires anciens de la Réfutation sophistique, Jacques Brunschwig passe sous silence ce traité de Galien qui est, en

16 Le passage des Réfutations sophistisques d’Aristote qui sert de point de départ au traité de Galien est 165 b 23-30. 17 Comme le remarque Jean-Baptiste Gourinat, si l’on s’en tient aux écrits logiques de Galien et à ses commentaires d’Aristote, Galien apparaît non seulement comme l’auteur conservé le plus ancien chez qui l’Organon est à peu près identique au nôtre (à l’exception des post-prédicaments), mais aussi l’auteur le plus ancien chez qui cette composition de l’Organon est attestée, même si chez lui l’Organon ne s’appelle pas Organon, et même si l’on peut douter qu’il soit, en l’occurrence, autre chose qu’un témoin. Cependant, de nombreux passages du De placitis Hippocratis et Platonis impliquent que les syllogismes rhétoriques font partie de la logique, et par conséquent que la Rhétorique appartient dans l’esprit de Galien au corpus logique d’Aristote ; voir par exemple De placitis II, 3, 7-12, éd. Ph. De Lacy, p. 110, 8-112, 8 et tous les passages qui supposent qu’il y a quatre types de prémisses – scientifiques, dialectiques, rhétoriques et sophistiques (ibid., II, 3, 3-4, p. 116, 2231 ; II, 5, 25-26, p. 132, 23-26 ; II, 8, 1-2, p. 156, 27-158, 2 ; III, 1, 3-4, p. 168, 14-20 ; VIII, 1, p. 482, 4-8). Sur ces différentes prémisses, voir l’article de J.-B. Gourinat, « La postérité de la classification aristotélicienne des syllogismes aux IIe et IIIe s. : vers un organon long ? » à paraître dans Julie Brumberg-Chaumont (éd.), L’Organon dans la translatio studiorum à l’époque d’Albert le Grand, ordre des traités, divisions de la logique et transmissions textuelles, numéro spécial de la revue Recherches de théologie et de philosophie médiévale (collection Bibliotheca). 18 J. Brunschwig, in DPhA I (1994), s. v. Aristote de Stagire. L’Organon. Tradition grecque, p. 482-502.

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réalité, le commentaire le plus ancien – il est vrai partiel – que l’on ait conservé sur les Réfutations sophistiques19. Certes, ce traité conservé de Galien Sur les sophismes selon l’expression a attiré l’attention de philosophes récents qui sont devenus plus attentifs à l’intérêt du Corpus galénique. Ainsi Pierre Pellegrin dans son Galien, Traités philosophiques et logiques (1998) déclare : « Après avoir été laissé aux spécialistes de la médecine, l’immense corpus galénique... fait l’objet d’une redécouverte de la part des historiens de la philosophie et des sciences antiques »20. Il n’est pas étonnant que le traité figure en traduction française dans ce volume. Il avait été déjà l’objet d’une traduction française de Barbara Cassin en 1995 dans ses documents mis en appendice de l’Effet sophistique et auparavant d’une édition critique avec traduction anglaise de R. B. Edlow en 197721, et très peu de temps après d’une nouvelle édition critique en 1981, par Sten Ebbesen22. Tout cela est la preuve d’un nouvel intérêt, relativement récent, des historiens de la philosophie pour ce traité de Galien sur Aristote. Mais je suis surpris de constater que même dans ces études les plus récentes le traité n’est pas replacé dans l’ensemble des œuvres de Galien sur Aristote, à une exception près, celle de Paul Moraux excellent connaisseur d’Aristote et de Galien dans sa monumentale étude sur l’Aristotélicisme chez les Grecs23. 19 Le problème des commentaires de l’Organon a été repris dans le DPhA Suppl. (2003). Dans une longue notice de Chantal Hasnaoui sur la « Tradition des Commentaires grecs sur le De Interpretatione (PH) d’Aristote jusqu’au VIIe s. », parmi les commentaires perdus, le commentaire de Galien au De Interpretatione est cité (2. c., p. 145-146) avec une bibliographie (en particulier K. Hülser « Galen und die Logik », ANRW II 36, 5, Berlin/New York 1992, p. 3523-3554 (p. 35-37). Cette notice a toutefois omis de citer la référence à l’article de ce même dictionnaire s. v. Galien de Pergame (DPhA III, p. 440-466 Galien de Pergame par V. Boudon) où il était déjà question de ce commentaire (p. 463). 20 P. Pellegrin, Galien, Traités philosophiques & logiques, GF Flammarion, Paris 1998, Avertissement, p. 7. 21 R. B. Edlow, Galen On language and ambiguity, Brill, Leyde 1977. 22 S. Ebbesen, Commentators and Commentaries on Aristotle’s Sophistici elenchi. A Study of post-Aristotelian Ancient and Medieval Writings on Fallacies, vol. I The Greek Tradition, vol. II Greek Texts and Fragments of the Latin Translation of « Alexander’s Commentary, Leiden, Brill, 1981. On trouvera dans son vol. I un exposé sur le De captionibus de Galien (ch. IV Scholastic Doctrine IV. 1 Galen, p. 78-87) et dans son vol. II (p. VIII-XI Galeni De captionibus Praefatio ; p. 1-26 texte avec apparat critique De captionibus in dictione). 23 P. Moraux, Der Aristotelismus bei den Griechen II, Berlin, 1984, dans son chapitre sur Galien de Pergame, p. 687-808 dont la première partie est consacrée à la logique (p. 687728), dit clairement à propos du De captionibus, p. 724 « Von den umfangreichen exegetischen Schriften Galens zum Organon ist uns nur ein einziges, leider kurzes und wenig bedeutendes Stück erhalten ». Cette étude importante n’est pas citée dans la bibliographie de Galien, Traités philosophiques et de logique (cité n. 20), alors qu’elle serait plus attendue

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Pour approfondir notre connaissance de l’œuvre de Galien sur Aristote, il convient maintenant de procéder à la comparaison de cette liste du c. 17 (que j’ai appelée liste A) avec la liste précédente du c. 14 (que j’ai appelée Liste D). Le grand intérêt de la liste D est que les ouvrages de Galien apparaissent dans un contexte non pas purement bibliographique, mais aussi biographique. En effet, Galien y retrace son itinéraire intellectuel sur la méthode de la démonstration qui lui a paru dès le début fondamentale, car c’est selon lui la voie unique pour discerner la vérité (¢l›qeian cf. 14, 2 éd. Boudon-Millot 164, 14) et débusquer le mensonge. À cette occasion il donne des indications précieuses sur ses relations avec les philosophes. Il s’en remit, dit-il, pendant sa jeunesse à tous les Stoïciens et les Péripatéticiens célèbres de son époque. Mais constatant les divergences entre les Péripatéticiens, les Stoïciens et les Platoniciens, non seulement d’un groupe à l’autre, mais même à l’intérieur d’un même groupe – en reconnaissant toutefois que ces divergences sont minimes chez les sectateurs d’Aristote, alors qu’elles sont importantes chez les Stoïciens et les Platoniciens –, Galien dit qu’il serait tombé dans le doute pyrrhonien, s’il n’avait pas trouvé le modèle de la démonstration dans la géométrie et l’arithmétique, disciplines qu’il a apprises dès l’enfance avec son père selon une tradition familiale qui remonte à son arrière-grandpère, ce qu’il appelle la démonstration linéaire24. Il en vient alors à exposer ce qu’il a écrit sur la démonstration. Il recommande d’abord au lecteur l’ouvrage qu’il considère comme fondamental intitulé Sur la démonstration. Puis il mentionne ses autres traités, parmi lesquels sont mentionnés la plupart de ceux qu’il a consacrés à Aristote. Ainsi s’explique que les travaux de Galien sur Aristote soient cités à deux endroits de son traité Sur ses propres livres. Cependant, comme on va le voir, ce n’est pas une simple répétition. Voici la liste D (c. 14, 10-20 éd. Boudon-Millot p. 166, 5-168, 7) que j’ai numérotée en donnant l’équivalence avec la liste A : 10

Quant aux commentaires que j’ai aussi rédigés, les uns furent donnés par moi à des amis, les autres furent distribués par mes esclaves qui les avaient dérobés, si bien que je les ai récupérés auprès d’autres personnes par la suite. 11. Il y a parmi eux :

pour les traités sur la logique que le Galien de Pergame souvenirs d’un médecin (1985) du même auteur, qui y est cité. 24 Sur la démonstration et le syllogisme chez Galien, voir J. Barnes, « Proofs and Syllogisms in Galen » in J. Barnes et J. Jouanna (cité n. 6), p. 1-29.

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D 1 (= A 1) : un commentaire au traité Sur l’interprétation d’Aristote en trois volumes D 2 (= A 2) : un commentaire sur le premier livre du traité Sur les Syllogismes en quatre volumes D 3 (= A 3) : de même qu’un commentaire au second livre en un nombre égal de volumes. 12. À ce traité presque tous les contemporains donnent le titre de Premiers Analytiques, de même qu’ils donnent le titre de Seconds Analytiques au traité Sur la Démonstration, alors qu’Aristote lui-même mentionne les Premiers analytiques comme son écrit Sur le Syllogisme et les Seconds comme son écrit Sur la Démonstration. D 4 (= A 4) : 13 De cet écrit également un commentaire a été conservé que j’ai rédigé au premier livre en six volumes, D 5 (= A 5) : et au second en cinq. 14 De tous ces commentaires aucun n’a été écrit pour la publication, D 6 (= A 7) : pas plus que les six volumes de commentaire à l’ouvrage que Théophraste a écrit Sur l’affirmation et la négation. D 7 (= A 10) : Quant au commentaire au traité Sur la lexis d’Eudème je l’avais composé auparavant pour des amis, à leur demande. D 8 (= A 6) : 15 Du traité Des Dix catégories je n’ai rédigé ni pour moimême un commentaire de ce genre ni pour en faire don à d’autres ; aussi n’est-ce que plus tard que je l’ai composé à la demande d’un de mes amis qui désirait avoir le commentaire de ce qu’il avait entendu sur le livre pour les solutions des problèmes qui y étaient posés... Quant aux traités que j’ai écrits après mon ouvrage Sur la Démonstration, élaborés sous une forme plus étendue que les exposés concis qui s’y trouvent, les voici : D 9 (= A 11)... 18 Sur les démonstrations relatives au pourquoi, un volume D 10 (= A 12)... 20 Sur les prémisses recevables, un volume ; D 11 (= A 13) Sur les syllogismes à partir de prémisses mixtes un volume...

Cette liste D mentionne tous les ouvrages de la liste A sauf trois : A 8, A 9 et A 14. Quand les mêmes ouvrages sont cités, on a une grande cohérence d’une liste à l’autre pour les titres et la division des ouvrages en volumes. Toutefois la liste D apporte sur le titre des Premiers et Seconds Analytiques une variante dans la dénomination. Galien se démarque de la dénomination qui était déjà usuelle à son époque pour donner aux Premiers Analytiques le titre de Sur le ou les Syllogismes et aux Seconds Analytiques le titre de Sur la Démonstration. Par ces titres, il prétend être plus fidèle à Aristote qui selon lui les appelait ainsi, ce qui est effectivement vrai. Cette intéressante discussion de Galien sur les titres ne paraît pas connue des spécialistes de la philosophie25. Elle prouve, en tout cas, que dès le deuxième siècle de notre ère, la distinction entre les Premiers 25 Il faudrait vérifier ce que dit P. Moraux, Les listes anciennes des ouvrages d’Aristote.

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Analytiques et les Seconds était usuelle, bien qu’elle ne remonte pas à Aristote lui-même26. Voilà un premier acquis de la comparaison entre les deux listes A et D. Ce qui est plus important, ce sont les indications que Galien apporte dans la liste D à la fois sur la destination de ses ouvrages et aussi sur leur chronologie relative dans sa carrière. Cette question de la chronologie des ouvrages de Galien sur Aristote n’a jamais été posée de façon synthétique, et les études particulières sur le seul ouvrage conservé le Sur les sophismes selon l’expression n’abordent pas la question de sa date. Or l’ensemble du développement sur la démonstration où se situe la liste D me paraît contenir des éléments de réponse27. Galien, nous l’avons déjà dit, considère comme son ouvrage fondamental sur la démonstration un vaste traité en quinze livres intitulé justement Sur la démonstration (cf. Sur ses propres livres, c. 14, 8 ; cf. aussi Sur l’ordre de ses propres livres, c. 1, 12, c. 2, 8 et c. 4, 2 et 7). Cet ouvrage est perdu, à part quelques fragments conservés en grec ou en arabe28. Mais ce qu’il faut ajouter, c’est que Galien dans ce chapitre 14 situe tous les autres traités sur la démonstration y compris ceux sur Aristote par rapport à cet ouvrage, qui est une sorte de pivot chronologique. Il y a implicitement les ouvrages qui viennent avant et explicitement ceux qui viennent après. Or sur la datation absolue de ce traité qui est un élément décisif, Galien ne donne aucun renseignement. On se réfère usuellement pour la chronologie des traités de Galien aux articles fondamentaux de J. Ilberg. Dans sa quatrième étude sur la chronologie de Galien29, l’érudit allemand dit que le traité Sur la 26 Comme l’a rappelé J. Brunschwig dans DPhA I (1994) s. v. Aristote de Stagire, L’Organon. Tradition grecque, p. 495, Aristote fait référence aux dits Premiers Analytiques sous le titre de T¦ Peri toà sullogismoà dans les dits Seconds Analytiques (73 a 4 et 77 a 35) et désigne vers la fin des dits Seconds Analytiques le contenu des deux ouvrages par l’expression Perisullogismoà kai ¢podefxewj. La distinction entre Premiers et Seconds Analytiques n’est pas aristotélicienne ; mais elle est ancienne. Brunschwig s’appuie sur le catalogue, d’origine préandronicienne, transmis par Diogène Laërce. On peut ajouter le témoignage de Galien. 27 Pour cette question qui n’est pas abordée par les érudits modernes, l’étude de J. Ilberg, « Ueber die Schrifstellerei des Klaudios Galenos », Rheinisches Museum 52, 1897, p. 591623, reste utile. En ce qui concerne la chronologie des écrits de Galien sur Aristote, les études partielles de K. Bardong (« Beiträge zur Hippokrates-und Galenforschung », Ak. der Wissenschaften in Göttingen, Philol.-Hist. Klasse, 1942, p. 577-640) et D. W. Peterson (« Observations on the Chronology of the Galenic Corpus », Bull. of the History of Medicine 51, 1977, p. 484-495) n’apportent rien. 28 Voir les références données par V. Boudon-Millot (cité n. 4), p. 91, n. 1. 29 J. Ilberg (cité n. 27), p. 600.

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démonstration de Galien est « vraisemblablement » antérieur à son premier séjour à Rome (« Eines seiner Hauptwerke abgeschlossen wahrscheinlich noch vor seiner ersten Niederlassung in Rom, verfolgt diese Methode [sc. la méthode mathématique] »). Ce premier séjour à Rome de Galien né à Pergame en 129/130 eut lieu en 162-166 au début du règne de Marc Aurèle, le second séjour ayant eu lieu à partir de 169 toujours sous Marc Aurèle, puis sous Commode et SeptimeSévère. Cette indication donnée en passant par llberg sans aucune argumentation particulière est citée par les modernes quand ils s’intéressent à la chronologie, ce qui, du reste, est assez rare30. Quant à Paul Moraux dans son étude déjà citée, il déclare à propos de la date de ce traité – sans faire référence à Ilberg – « qu’il a dû être écrit dans les années 158-162, alors que Galien était médecin des gladiateurs à Pergame »31. C’est finalement indiquer la même date que Ilberg, mais avec des détails concrets qui paraissent plus attractifs. Cependant là non plus aucune justification n’en est donnée. Or je serais tenté de croire, pour ma part, que Galien donne à cet ouvrage un statut qui n’est pas du tout celui d’un ouvrage de jeunesse antérieur à son premier séjour à Rome. En effet, dans son autre traité bio-bibliograhique, Sur l’Ordre de ses propres livres, à propos de la démonstration relative aux éléments de l’homme, Galien mentionne (dans une lacune !) les Éléments selon Hippocrate qui ne traite pas de tout, mais seulement de ce qu’a dit Hippocrate, puis il renvoie à son ouvrage sur la Démonstration dans les termes suivants (c. 2, 8, éd. Boudon-Millot 93, 11-15) : PrÕj d‹ tÕ teleètaton tÁj œpist›mhj tîn toà sèmatoj stoicefwn ¢nal{xasqai pros›kei t£ œn tù triskaidek£tJ peri ¢podefxewj eerhm{na kai kat¦ tÕ p{mpton kai Ÿkton peri tîn 'Asklhpi£dou dogm£twn, « Pour le point le plus achevé sur la science des éléments du corps, il convient de lire ce qui est exposé dans le treizième livre du Sur la démonstration et aux cinquième et sixième livres du Sur les doctrines d’Asclépiade. »

L’expression tÕ teleètaton tÁj œpist›mhj qui signifie à la fois ce qu’il y a de plus complet et de plus achevé sur la science des éléments du corps ne serait pas adapté à un ouvrage de jeunesse. Et l’on voit mal comment un ouvrage de jeunesse pourrait constituer un pivot dans l’organisation de l’ensemble des ouvrages que Galien présente sur la 30 Voir V. Boudon-Millot (cité n. 4), p. 166, n. 1 (= p. 220). 31 P. Moraux (cité n. 23), II, p. 691 : « Es dürfte in den Jahren 158-162 entstanden sein,

als Galen Gladiatorenarzt in Pergamon war ».

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démonstration. Cela ne peut être qu’un ouvrage de la maturité. Il est donc invraisemblable qu’il soit antérieur au premier séjour de Galien à Rome, comme l’ont proposé Ilberg ou Moraux32. En tous les cas pour Galien, le traité Sur la démonstration est son grand livre de référence par rapport auquel il définit un avant et un après dans son développement sur la démonstration. Avant cet ouvrage, il avait rédigé bien des écrits sur le sujet soit en vue de son propre entraînement, soit à la demande d’amis, mais ils n’étaient pas destinés à la publication. Or parmi cette catégorie d’ouvrages Galien mentionne expressément cinq de ses six commentaires sur Aristote ainsi que deux commentaires à des traités de ses disciples Théophraste et Eudème (D 1 à D 7 = A 1 à A 5 + A 7 et A 10). Il en résulte que la majeure partie de la production de Galien commentateur d’Aristote appartient à sa période de jeunesse et est antérieure à son traité sur la Démonstration qui fut sans aucun doute l’objet d’une publication. En revanche une autre catégorie est postérieure : ce sont des traités généralement brefs que Galien a rédigés pour développer certains points de son traité Sur la démonstration. Parmi cette catégorie, Galien cite expressément trois ouvrages de sa production sur Aristote (D 9 à D 11 = A 11 à A 13). Si l’on reprend maintenant la liste A, après les compléments apportés par la liste D, il apparaît qu’il y a deux blocs, l’un de A 1 à A 10 et l’autre de A 11 à A 14, la ligne de partage étant le traité de la Démonstration qui se situe chronologiquement entre A 10 et A 11. La comparaison entre les deux listes permet donc d’établir une chronologie relative des traités de Galien sur Aristote ou sur les disciples d’Aristote, Théophraste et Eudème, ce qui aurait été impossible si l’on n’avait pas disposé des indications données par Galien dans son développement sur la démonstration. Et elle amène à s’interroger sur l’ordre d’énumération des ouvrages dans la liste A. Dans la mesure où nous avons constaté, grâce à la comparaison avec la liste D, qu’elle est composée de deux grands blocs dont le premier est constitué d’ouvrages antérieurs à son traité Sur la Démonstration 32 Une référence au traité de la Démonstration dans l’Institutio logica pourrait aller aussi dans ce sens (c. 17, 1 Kalbfleish) : « C’est là quelque chose que j’ai compris naguère trop tard pour en parler dans mon traité Sur la démonstration et dans le livre que j’ai écrit Sur le nombre des syllogismes » (trad. Levet dans P. Pellegrin cité n. 20). Le traité Sur la démonstration apparaît bien comme le grand livre de référence. Si l’Institutio logica est authentique, bien que le traité ne soit pas cité dans les deux traités bio-bibliograhiques de Galien, il s’agit d’une œuvre tardive postérieur à la Démonstration prouvant l’intérêt constant de Galien pour les études techniques sur le syllogisme et l’approfondissement de sa réflexion sur ce sujet.

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et le second d’ouvrages postérieurs à ce traité, on peut en déduire que c’est l’ordre chronologique qui est le principe essentiel d’organisation de cette liste A. Néanmoins, une comparaison plus attentive avec la liste D nous permet d’affiner et de nuancer cette conclusion. Dans le premier bloc de la liste A, au principe essentiel d’organisation, celui de la chronologie, s’adjoint un principe secondaire d’organisation logique. Ce qui montre que dans le premier bloc l’ordre chronologique n’est pas le seul principe d’organisation et que, dans deux cas, l’ordre chronologique indiqué dans la liste D n’est pas respecté dans la liste A. Premier cas : dans sa liste D (= D 7), Galien dit qu’il a écrit son commentaire au Sur la lexis d’Eudème avant son commentaire à Théophraste sur l’Affirmation et la Négation, parce que des amis lui en avaient fait la demande. Or dans la liste A, Galien cite en A 10 le commentaire à Eudème après son commentaire à Théophraste (= A 7). Second cas : Galien dans sa liste D (= D 8) cite le Commentaire aux Catégories d’Aristote, comme postérieur à tous les autres commentaires cités y compris les deux commentaires à Théophraste et à Eudème. Or ce traité est placé dans la liste A à la fin des commentaires d’Aristote (A 6), mais avant le commentaire sur Théophraste (A 7), alors qu’il lui est pourtant postérieur. On peut expliquer ces deux divergences dans l’ordre des deux listes par une réorganisation logique par auteur commenté : d’abord les commentaires de Galien à Aristote (de A 1 à A 6), ensuite le commentaire à Théophraste qui a succédé à Aristote à la direction de l’école (= A 7), puis le commentaire à Eudème, disciple d’Aristote contemporain de Théophraste mais qui n’a pas dirigé l’école (= A 10). Cette réorganisation ne bouleverse pas l’ordre chronologique à l’intérieur des auteurs commentés : dans l’énumération des commentaires d’Aristote le commentaire le plus tardif, celui des Catégories vient en dernier des commentaires d’Aristote (= A 6). Cette tentative d’explication de l’ordre des traités dans le premier bloc de la liste A, à la lumière de la liste D, a laissé de côté les deux commentaires de la liste A qui ne sont pas mentionnés dans la liste D, à savoir les commentaires A 8 (Commentaire au traité De combien de sortes) et A 9 (Commentaire au traité Que le premier moteur est immobile). Ces deux traités ne semblent pas avoir retenu l’attention des critiques. Paul Moraux dans son développement sur les commentaires de Galien relatifs à la logique n’en parle pas. Or si mon hypothèse de classement est exacte, ces deux commentaires rangés après un commentaire à une œuvre de Théophraste devraient être

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aussi des commentaires à deux autres œuvres de Théophraste. J’ai donc cherché à vérifier mon hypothèse en usant des instruments modernes, à savoir le TLG. Un recensement de posacîj chez Théophraste où il n’y a que quatre emplois pourrait confirmer mon hypothèse : dans le frag. 57 b de l’éd. Wimmer qui est en réalité le commentaire d’Alexandre d’Aphrodise aux Topiques d’Aristote, il est dit (p. 284 Bekker) : « de cela même Théophraste dans son traité Sur les Posakôs (œn tù Peri tînPosacîj) en fait mention ». Le Commentaire A 8 pourrait donc bien être un commentaire à une œuvre de Théophraste33. En revanche, je n’ai rien trouvé qui puisse correspondre au second titre chez Théophraste. S’agit-il d’un commentaire de Galien à un traité de Théophraste dont on ne connaîtrait même pas le titre ? C’est une hypothèse possible34. Nous aurons l’occasion de revenir sur ce livre un peu plus loin en examinant la tradition arabe qui ne simplifie pas la question. Dans le second bloc de la liste A comprenant les traités postérieurs au traité Sur la démonstration, on observe, en revanche, que ceux qui sont communs aux deux listes apparaissent dans le même ordre (D 9, 10, 11 = A 11, 12, 13). Étant donné que dans la liste D, il s’agit de citer, dans une perspective chronologique, les traités postérieurs au traité Sur la démonstration, il est naturel de penser que l’énumération de la liste A, qui suit le même ordre, obéit à un ordre chronologique. Or comme ce second bloc de la liste A se termine par l’unique traité que nous avons conservé, le Sur les sophismes selon l’expression dont on sait qu’il n’est pas cité dans la liste D, il est logique d’en déduire que ce traité positionné en dernier dans une liste obéissant à l’ordre chronologique est le plus récent, le dernier ouvrage que Galien a écrit sur Aristote. Ainsi le hasard a voulu que l’unique traité conservé soit aussi le dernier que Galien ait écrit sur Aristote. Nous avons pris conscience jusqu’ici de l’énorme perte des ouvrages que Galien a rédigés sur Aristote. Mais cette prise de conscience de l’absence suscite chez le philologue une autre prise de 33 Jean-Baptiste Gourinat me signale qu’un titre semblable mais plus long est attribué à Aristote par Diogène Laërce, V 23 (éd. Marcovich 321, 10 sq.) : Peri tîn Posacîj legom{nwn À kat¦ prÒsqesin ©). Ce volume est généralement identifié au livre D de la Métaphysique. 34 C’est un traité de Théophraste qui reprendrait le problème exposé par Aristote, dans le livre XII (L) de sa Métaphysique, sur le premier moteur immobile du mouvement (8, 1073 a 23-27) ou ce pourrait être aussi ce qui est actuellement la Métaphysique de Théophraste qui aurait circulé à un moment donné sous le titre Que le premier moteur est immobile, car la question de l’immobilité du premier moteur et de sa causalité motrice y est une question centrale.

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conscience, celle de l’incroyable chance d’avoir conservé cet unique traité. De fait, le Sur les sophismes selon l’expression a été conservé dans un manuscrit grec unique de la Bibliothèque de Milan, l’Ambrosianus gr. 659 (olim Q 3 Sup.) du XIVe siècle (sigle A), 207v212v. Ce manuscrit, dont l’histoire est mieux connue depuis les travaux récents sur les manuscrits de Galien35, a été acheté en Thrace au XVe siècle par un érudit byzantin appartenant au milieu médical d’un hôpital de Constantinople, le xenon du Kral, où il fut l’un des disciples de Jean Argyropoulos. Il s’agit de Démétrios Angelos qui restaura le manuscrit. Cet unique manuscrit se retrouva ensuite en Italie au XVIe siècle où il fut utilisé par les éditeurs de l’édition princeps l’Aldine de Galien. Vous voyez donc que la conservation du traité tient du miracle. Mais ce qui est encore plus miraculeux, c’est que ce manuscrit de Milan était aussi l’unique manuscrit à transmettre les deux traités bio-bibliographiques de Galien sur lesquels on s’appuie pour reconstruire l’œuvre perdue de Galien sur Aristote. Tout l’édifice dépendait donc de cet unique manuscrit. J’emploie un imparfait, car la découverte en 2005 que j’ai mentionnée au début du Vlatadon 14, du XVe siècle, resté de façon incroyable inconnu des spécialistes de Galien, alors qu’il était recensé dans le catalogue du monastère des Vlatades publié à Thessalonique en 1918 par Eustratiadès36, apporte un second manuscrit qui transmet les écrits bio-bibliographiques. Ce manuscrit apparaît, pour une séquence au moins, comme un jumeau du manuscrit de Milan, remontant à un modèle commun, car la série de onze traités comprenant le Sur les sophismes selon l’expression dans le manuscrit de Milan réapparaît dans le Vlatadon. Mais pour une raison qui m’échappe, le Vlatadon comprend tous les traités de la série sauf le Sur les sophismes suivant l’expression. Ainsi donc, malgré la nouvelle découverte, le Sur les sophismes suivant l’expression ne reste transmis en entier que par un manuscrit grec unique, sans compter quelques compléments retrouvés par le dernier éditeur Sten Ebbesen en 1981, comprenant quelques extraits dans des manuscrits ou quelques traces du traité de Galien dans des scholies37. 35 Voir V. Boudon-Millot (cité n. 4), p. 35-37, avec la bibliographie, notamment B. Mondrain, « Comment était lu Galien à Byzance dans la première moitié du XVe siècle ? » in A. Garzya-J. Jouanna (éd.), Transmission et ecdotique des textes médicaux grecs, Naples 2003, p. 361-384 (378-379). 36 S. Eustratiadès, Catalogue des manuscrits du monastère des Vlatades (en grec), Thessalonique, 1918, p. 57. 37 Voir n. 22 pour l’édition de S. Ebbesen.

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La tradition grecque reste donc relativement pauvre sur les écrits de Galien sur Aristote. Il conviendrait de la compléter par la tradition arabe. En particulier le grand traducteur de Galien, Hunain ibn Ishaq (IXe siècle), médecin à Bagdad, a donné dans sa Risala ou Lettre adressée à Ali ibn Yahya, lettré appartenant à une famille persane connue, des indications très précieuses sur les livres de Galien qu’il a trouvés et traduits avec son équipe38. Je m’en tiendrai évidemment aux deux domaines qui nous intéressent aujourd’hui, c’est-à-dire aux traités sur la Démonstration et sur Aristote. Je l’envisagerai ici de façon synthétique, comme je l’ai fait pour les deux listes données par Galien dans son Sur ses propres livres. L’identité de la méthode est d’autant plus justifiée que Hunain prend lui-même comme base de son inventaire celui que Galien a fait dans son traité Sur ses propres livres. Il reprend donc la distinction que Galien fait entre les ouvrages sur la Démonstration et ceux sur Aristote, avec les passerelles que Galien avait déjà ménagées lui-même. Il faut lire l’ensemble de ce que dit Hunain au lieu de s’en tenir, comme on le fait d’ordinaire, à chaque traité séparément. Sur les ouvrages relatifs à la démonstration, Hunain avait une supériorité manifeste par rapport à nous. Il disposait en partie de ce que j’ai appelé l’ouvrage pivot, le Sur la démonstration, même s’il n’a jamais pu trouver un manuscrit de l’ensemble, bien qu’il l’ait cherché partout, parcourant toute la Mésopotamie, la Syrie, la Palestine, l’Égypte jusqu’à Alexandrie ; il dut se contenter de la moitié qu’il avait trouvée à Damas. Il donne le détail exact de ce dont il disposait et qu’il a traduit (Risala n° 115)39. En revanche de toute la masse des autres traités cités par Galien dans le chapitre 14 du Sur ses propres livres, il n’a pratiquement rien pu trouver. Il donne deux titres (Risala n° 116 et 117)40, sans compter, ajoute-t-il, « quelques écrits que je 38 Pour le texte de la Risala, voir G. Bergsträsser, « Hunain ibn Ishaq. Über die syrischen und arabischen Galen-Übersetzungen », Abhdl. für die Kunde des Morgenlandes XVII, 2, Leipzig 1925. Sur Hunain ibn Ishaq, voir G. Strohmaier, Encyclopédie de l’Islam, 2e éd. Sur Ali ibn Yahya à qui la lettre est adressée, voir F. Micheau, « Mécènes et médecins à Bagdad au IIIe/IXe siècle. Les commanditaires des traductions de Galien par Hunayn ibn Ishaq » in D. Jacquart (éd.), Les voies de la Science grecque, Droz, 1997, p. 146-179 (p. 164-167). 39 Pour le détail, voir Risala n° 115, p. 38-39 : ce détail n’a pas été totalement exploité. Les témoignages et fragments conservés en grec ont été rassemblés par I. Müller, « Über Galens Werk vom wissenschaftlichen Beweis », Abhdl. d. philos.-philol. Cl. d. kgl. bayer. Akad. d. Wiss. XX 2, 1897. Sur ce traité dans la tradition grecque et arabe, voir P. Moraux (cité n. 23), p. 691, n. 15 ; V. Boudon (cité n. 4), p. 91, n. 1 (= p. 106) et p. 166, n. 1 (= p. 220). 40 Risala, n° 116, p. 39 : Über die auf Setzung (Hypothese) beruhenden Analogien (d. h. Schlüsse), « Au sujet des conclusions reposant sur une hypothèse ». Risala, n° 117, p. 39 : Über den (Zu)stand der Künste, « Sur l’état des arts ». Il est difficile de mettre ces titres en

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présenterai quand je viendrai à présenter les ouvrages relatifs à la philosophie d’Aristote ». Voici maintenant ce qu’il dit quand il en vient un peu plus loin dans sa lettre aux ouvrages de Galien sur Aristote : « En ce qui concerne les livres dans lesquels il (sc. Galien) se tourne vers la philosophie d’Aristote, je n’ai trouvé qu’un livre unique à savoir (Risala n° 125) Sur le fait que le premier moteur ne se meut pas. Cet ouvrage se compose d’une partie unique. Je l’ai traduit en arabe sous le califat de Watiq pour Mohammed ibn Musa ; plus tard je l’ai traduit en syriaque. Isa ibn Jahja l’a traduit ensuite en arabe, parce que la traduction que j’avais faite auparavant avait été perdue. »

C’est donc le fameux traité de la liste A qui nous a posé problème précédemment, à savoir A 9 : « au traité Que le premier moteur est immobile » Hunain dans sa Risala le présente comme un ouvrage de Galien lui-même41, alors que la tradition directe grecque du traité de Galien Sur ses propres livres (confortée par la traduction arabe) le présente bien comme un commentaire42. On en restera donc à l’idée qu’il s’agit bien d’un commentaire à un ouvrage aristotélicien. Mais s’agit-il d’un commentaire d’Aristote ou de son disciple Théophraste ? La question reste ouverte. Il existe aussi dans la tradition arabe une réfutation par Alexandre d’Aphrodise de la critique de Galien contre la thèse d’Aristote que tout mobile ne peut se mouvoir que par un moteur. Mais la question semble distincte de la précédente43. En tout cas, tout cela renforce rapport avec des titres donnés par Galien dans son développement sur la démonstration. Peuton mettre en rapport le n° 116 avec le D 10 (= A 12) Peri tîn œndecom{nwn prot£sewn Ÿn (éd. Boudon-Millot 168, 5 sq.), « Sur les prémisses recevables, un volume » ou plutôt avec D 11 (= A 13) Sur les syllogismes à partir de premisses mixtes ? et le n° 117 avec le Peri tîn œn talj t{cnaij koinîn kai edfwn œn (ibid., 168, 3 sq.), « Sur les traits communs et particuliers dans les arts, un volume » ? 41 En effet la rétroversion grecque de la traduction arabe (connue par la traduction allemande Darüber, dass der erste Beweger sich nicht bewegt) est Peri toà Óti tÕ prîton kinoàn ¢kfnhton, qui signifie en français : « Sur le fait que le premier moteur est immobile. » 42 La préposition grecque eej (tÒ) indique à elle seule qu’il s’agit d’un commentaire et la traduction arabe a permis à l’éditrice du Sur ses propres livres Véronique Boudon-Millot de détecter une petite lacune par saut du même au même dans la tradition grecque et de rétablir ce qui, je crois, est la leçon correcte : eej tÕ prîton kinoàn ¢kfnhton « Commentaire au traité "Que le premier moteur est immobile" ». 43 Voir DPhA I, s. v. Alexandros d’Aphrodisias (Richard Goulet et Maroun Aouad), p. 136 et V. Boudon-Millot (cité n. 4) p. 171, n. 9 (= p. 231). Sur cette polémique d’Alexandre d’Aphrodise contre Galien, voir S. Pines, « Omne quod movetur necesse est ab aliquo moveri : A Refutation of Galen by Alexander of Aphrodisias and the Theory of

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l’intérêt de Galien pour la philosophie de l’école aristotélicienne, ce qui sera à nouveau confirmé par la nouvelle découverte dont il sera question à la fin de la communication où l’on verra Galien redécouvrir dans les bibliothèques de Rome un ouvrage de Théophraste qu’il a authentifié par ses ressemblances avec l’enseignement d’Aristote. On pourrait penser que la liste sur Aristote doit se clore chez Hunain avec ce livre qu’il affirme être l’unique qu’il ait retrouvé. Mais viennent trois autres ouvrages, ce qui est le signe d’interpolations dans la Risala. Deux de ces trois traités (Risala n° 126 « Sur une introduction à la logique » et n° 127 « Sur le nombre des Analogies (sc. conclusions) » n’appartiennent pas à la liste des traités que Galien lui-même mentionne dans sa liste A. En revanche, le troisième en fait partie. Il s’agit du commentaire au livre II du De interpretatione d’Aristote en trois parties (A 1 = Risala n° 128) dont Hunain et son équipe avaient retrouvé un manuscrit lacunaire. Mais entre notre tradition directe et celle de la Risala, il y a encore une différence. Dans le traité Sur ses propres livres, notre tradition grecque parle d’un commentaire au De interpretatione, alors que selon Hunain dans la Risala c’est un commentaire au second tome du De interpretatione. Comment interpréter cette divergence qui, à ma connaissance, n’a pas été signalée44 ? Dans un premier mouvement on serait tenter de penser que cette fois la Risala donne une précision qui est omise dans la tradition directe. Toutefois dans la tradition aristotélicienne (cf. la liste de Diogène Laërce n° 142 ; voir DPhA I, p. 429) le traité Sur l’interprétation est en un seul volume et non pas en deux. Il s’agit donc vraisemblablement là encore d’une faute dans la tradition de la Risala. Motion », Isis 52, 1961, p. 21-54. Il ne paraît pas qu’il y ait une identification à faire entre l’ouvrage mentionné par Galien dans sa liste A concernant le moteur immobile et celui qui est visé par Alexandre d’Aphrodise, comme me le suggère Jean-Baptiste Gourinat. La réfutation d’Alexandre porte sur un point très précis, l’attaque par Galien de la doctrine d’Aristote sur le mouvement telle qu’elle est exposée au début du livre VII de la Physique et sous-tend le reste de ce livre (doctrine résumée dans la formule latine de Pines, omne quod movetur necesse est ab aliquo moveri). Ce point est différent de la thèse qui fait l’objet du traité commenté par Galien, l’immobilité du premier moteur (objet du livre VIII de la Physique et du livre lambda de la Métaphysique). Sans doute la thèse que tout mû suppose un moteur prépare-t-elle la thèse du premier moteur immobile, mais elle en est distincte, comme semble l’indiquer le passage cité p. 26 de l’article de Pines, selon lequel Platon et Aristote sont en accord sur le principe énoncé mais divergent sur un autre point, qui est précisément l’immobilité du premier moteur. 44 Cette divergence n’est notée ni par P. Moraux (cité n. 23) qui mentionne pourtant la Risala p. 689, n. 12, ni par Chantal Hasnaoui dans son exposé sur le commentaire de Galien au De interpretatione (DPhA, Suppl. p. 145-146).

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Voilà donc, en substance, les considérations que je voulais faire en tant que philologue sur les ouvrages perdus ou sur l’unique ouvrage conservé de Galien sur Aristote. On voudra bien comprendre que ces considérations ne sont qu’une propédeutique à une étude littéraire et philosophique de l’unique traité conservé que je n’ai pu insérer dans ma communication45. Mais la comparaison attentive des deux listes d’ouvrages sur la démonstration et sur Aristote dans le Sur ses propres livres de Galien – qui n’avait jamais été faite dans le détail – me paraît apporter des lumières nouvelles, aussi bien sur la technique d’énumération de ses traités par Galien dans Sur ses propres livres que sur la chronologie des œuvres perdues de Galien sur Aristote, et 45 On complétera la communication orale par une brève présentation du seul ouvrage conservé, Sur les Sophismes suivant la lexis, pour préciser la position de Galien vis-à-vis d’Aristote sans entrer dans des détails trop techniques. L’ouvrage commence par la phrase suivante : « Le philosophe Aristote, nous enseignant dans son traité Sur les réfutations sophistiques de combien de modes sont constitués les sophismes selon la lexis, dit qu’il y a six modes ». Galien expose ensuite ces six modes distingués par Aristote en prenant des exemples différents de ceux d’Aristote, moins nombreux et plus brefs. Il résume ainsi considérablement le texte d’Aristote. Puis il note qu’Aristote considère qu’il n’y a pas d’autre mode possible, ce qui est établi aussi bien par l’induction que par le syllogisme, nous dirions par la déduction. Si ce que dit Aristote sur l’induction paraît clair à Galien, ce qu’il dit sur le syllogisme lui paraît obscur. Ce que Galien avance pour expliquer l’obscurité est intéressant, car il comporte un jugement sur le style d’Aristote : « Il est habituel au philosophe (sc. Aristote) d’avoir une telle rapidité (d’expression) et de s’exprimer comme par des signes la plupart du temps, et il le fait aussi parce qu’il écrit pour ceux qui l’ont déjà entendu ». Par cette phrase Galien définit le style d’Aristote par la rapidité et s’efforce de rendre compte de l’obscurité d’une phrase d’Aristote par un jugement général sur le style habituel du philosophe qu’il définit par la rapidité et l’expression par des signes, caractéristiques qu’il justifie en partie par les conditions de son écriture : Aristote s’adresse par son écriture à un public déjà averti qui a assisté aux leçons orales du philosophe. Mais Galien ne se contente pas de justifier l’obscurité d’Aristote. Il va procéder à une explicitation personnelle de ce qui est resté incomplet chez Aristote. Avant de le faire, il fait allusion aux autres commentateurs. Galien connaissait donc déjà à son époque des commentateurs des Réfutations sophistiques d’Aristote. Malheureusement il les laisse dans l’anonymat. Il distingue parmi eux deux catégories, ceux qui n’ont même pas essayé de rendre compte de la difficulté de la phrase obscure d’Aristote, et ceux qui n’y ont pas réussi. La majeure partie du traité va donc consister à procéder à la reconstruction du syllogisme dont Aristote n’a donné dans sa phrase obscure qu’une conclusion pour démontrer qu’il n’y a pas d’autres modes de sophismes selon l’expression que ceux qui ont été distingués par Aristote. À la fin de son développement, Galien ne prétend pas qu’il a reconstruit exactement la pensée d’Aristote, mais ce qui lui paraît important, c’est que tout ce que Galien a écrit est conforme à la méthode du philosophe péripatéticien, en reprenant ses notions et ses distinctions entre la puissance, l’acte et l’apparence. L’estime que Galien éprouve pour la logique d’Aristote est donc manifeste par la démonstration qu’il donne du bien-fondé du nombre de tropes qu’Aristote a défini en appliquant la méthode, mais elle devient encore plus claire quand il aborde dans un bref chapitre final la position des Stoïciens auxquels Galien ne ménage pas ses critiques en les accusant en particulier de manquer d’art et de méthode.

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notamment sur la date de l’unique traité conservé qui, à mon avis, est le dernier des travaux de Galien sur Aristote. Ces considérations préalables ont apporté aussi, chemin faisant, des indications qui seront utiles à prendre en compte par les spécialistes de la philosophie, d’une part sur la question des doubles titres des Analytiques et surtout, ce qui est plus nouveau, par l’existence d’un traité peu connu de Théophraste, le Peri prosacîj, vraisemblablement commenté par Galien. Elles posent aussi plusieurs problèmes qui sont restés sans solution évidente, comme l’existence d’un éventuel ouvrage de Théophraste sur « Que le premier moteur est immobile ». La question reste ouverte. En définitive, elles montrent l’importance majeure pour l’histoire de la philosophie d’un traité de Galien qui n’est pas philosophique, le Sur ses propres livres, traité peu lu par les spécialistes modernes de la philosophie, alors qu’il était le bréviaire de Hunain dans sa Risala. La comparaison synthétique entre les deux listes du Sur ses propres livres de Galien et des deux listes correspondantes de Hunain dans sa Risala constitue un relais dans l’histoire de la déperdition des œuvres philosophiques de Galien sur Aristote et un magnifique témoignage sur un grand philologue recherchant dans tout l’Orient médiéval des manuscrits grecs de Galien et découvrant des traités qui étaient perdus. On apportera, pour finir les renseignements supplémentaires que nous apporte sur l’Aristote de Galien un nouveau petit traité de Galien, redécouvert dans le Vlatadon 14, manuscrit dont il a déjà été question au début de la communication à propos des livres biobibliographiques. Ce manuscrit a le mérite de présenter non seulement des parties perdues de ces traités-là, mais aussi de conserver en entier un petit traité de Galien intitulé « Ne pas se chagriner » (De indolentia) qui était totalement perdu mis à part quelques citations en arabe ou en hébreux46. Or dans ce traité, sous forme de lettre, Galien évoque la masse d’ouvrages qu’il a perdus dans l’incendie de Rome en 192. On y découvre, entre autres, que Galien n’était pas seulement un commentateur d’Aristote, mais un éditeur scrupuleux qui avait 46 L’édition princeps est due à V. Boudon-Millot, « Un traité perdu de Galien miraculeusement retrouvé, Le Sur l’inutilité de se chagriner : texte critique et traduction française » dans V. Boudon-Millot, A. Guardasole et C. Magdelaine (éd.), La science médicale antique. Nouveaux regards. Études réunies en l’honneur de Jacques Jouanna, Beauchesne, Paris 2007, p. 73-123 (avec une reproduction du fol. 10v du Vlatadon 14 donnant le début du traité). Depuis la communication orale du colloque prononcée en 2009, l’édition du traité avec introduction et commentaire avec le titre Ne pas se chagriner est parue aux Belles Lettres en 2010 (cité supra, n. 1).

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établi pour son compte des éditions critiques d’Aristote, et de ses disciples Théophraste et Eudème47 avec tous les signes diacritiques, y compris les points et les virgules qui sont essentiels pour l’interprétation, comme le dit justement Galien. On apprend même que Galien avait établi une édition critique d’un autre disciple d’Aristote, Phainias d’Érèse, contemporain et compatriote de Théophraste, dont le nom n’apparaît pas ailleurs dans l’œuvre conservée de Galien48. Ce nouveau témoignage permet donc de compléter de façon très heureuse notre appréciation de l’étendue des travaux de Galien sur l’école aristotélicienne. On y découvre aussi que Galien, dans sa quête d’ouvrages d’auteurs anciens perdus soit dans les bibliothèques de Rome soit chez les libraires, avait retrouvé un traité de Théophraste parfaitement en accord avec l’enseignement d’Aristote (§ 17). Galien l’avait recopié. Et le voilà à nouveau perdu, détruit dans l’incendie ! Malheureusement, même quand les auteurs anciens donnent des détails, l’essentiel peut manquer. Quel est le sujet de cet ouvrage de Théophraste si fidèle à Aristote que Galien avait momentanément sauvé de l’oubli ? Il ne nous le dit pas. Les nouvelles découvertes suscitent de nouvelles questions dont certaines resteront sans réponse... en attendant peut-être d’autres découvertes.

47 Eudème de Rhodes, le disciple d’Aristote, contemporain de Théophraste, dont Galien a fait, comme on l’a vu, un commentaire du Sur la lexis (A 10 = D 7). Voir maintenant Galien, Ne pas se chagriner (cité n. 1), § 15, 6, 18-21, avec le commentaire, p. 61. 48 Galien, Ne pas se chagriner (cité n. 1), § 15, 6, 19, avec le commentaire, p. 62.

Quelques observations sur la réception d’Aristote dans la médecine gréco-romaine de l’époque impériale Philip van der Eijk I Les rapports entre la philosophie et la médecine dans l’Antiquité étant étroits1, il n’est pas surprenant de voir que la pensée d’Aristote avait une présence considérable dans la médecine gréco-romaine de l’époque impériale2. Le Stagirite est mentionné et cité par des auteurs latins, comme Pline et Caelius Aurelianus3, et des auteurs grecs, comme Galien, Oribase et Némesius d’Emèse4, pour ses opinions sur des sujets médicaux, comme la santé et la maladie, des maladies spécifiques, pour sa conception du rapport entre l’âme et le corps, de la constitution physique des corps vivants, du fonctionnement physiologique de l’organisme humain (nutrition, digestion, respiration) et de la génération des animaux. Ce sont particulièrement les traités aristotéliciens zoologiques, le traité Sur l’âme et les Parva Naturalia, dont l’intérêt médical était reconnu par les auteurs médicaux. De plus, la présence d’Aristote dans la pensée médicale de l’Antiquité tardive 1 Voir M. Frede, ‘Philosophy and medicine in antiquity’, in id., Essays in Ancient Philosophy, Oxford 1987, 211-242 ; P. J. van der Eijk, Medicine and Philosophy in Classical Antiquity. Doctors and Philosophers on Nature, Soul, Health and Disease, Cambridge 2005. 2 Voir V. Rose, Aristoteles pseudepigraphus, Leipzig 1863 ; P.J. Donini, Tre studi sull’aristotelismo nel secondo secolo D.C. Turin 1974 ; H. Gottschalk, ‘Aristotelian philosophy in the Roman world from the time of Cicero to the end of the second century AD’, ANRW II.36.2 (1987), 1079-1174 ; I.M. Lonie, ‘Erasistratus, the Erasistrateans, and Aristotle’, Bulletin of the History of Medicine 38, 1964, 426-443 ; D. Manetti, D. (1999) “Aristotle” and the role of doxography in the Anonymus Londiniensis (PBRLibr Inv. 137)’, in Ancient Histories of Medicine, ed. P. J. van der Eijk, Leiden 1999, 95-141 ; P. J. van der Eijk, M.A.A. Hulskamp, ‘Stages in the reception of Aristotle’s works on sleep and dreams in Hellenistic and Imperial philosophy and medicine’, in La réception des Parva Naturalia d’Aristote. Fortune antique et médiévale, ed. P.M. Morel, Paris 2010, 47-75. 3 Pline, Histoire naturelle XXVIII.21 ; Caelius Aurelianus, Maladies aiguës II.13.87, Maladies chroniques I.5.173. 4 Oribase, Collections médicales XXII.5.7 ; dans le traité de Nemesius, Evèque d’Emèse, Sur la nature de l’homme, Aristote est mentionné 26 fois ; pour la médecine (anatomie, physiologie, embryologie), voir ch. 4, p. 45,7 Morani, et ch. 25, p. 86, 19 Morani. Voir Nemesius, On the Nature of Man, tr. R.W. Sharples et P. J. van der Eijk, Liverpool 2008, 1011, 88, 155.

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se manifeste non seulement dans le domaine des doctrines, mais aussi dans la méthode de recherche et l’organisation logique et systématique des connaissances médicales obtenues. C’est surtout dans l’œuvre de Galien que l’on trouve l’influence profonde de la pensée du Stagirite5. En effet, les références à Aristote, à Théophraste, aux ‘Aristotéliciens’ et aux ‘Péripatéticiens’ sont assez nombreuses dans les écrits du médecin de Pergame. Comme l’a montré Paul Moraux6, Galien avait des connaissances très précises du texte de plusieurs écrits aristotéliciens, comme les traités de l’Organon, la Physique, les traités Du ciel, De la génération et corruption, les Météorologiques, De l’âme, De la sensation, Du sommeil, De la jeunesse, Sur les parties des animaux, Histoire des animaux, et De la génération des animaux. De plus, Galien consacra des commentaires aux traités logiques d’Aristote (qui sont malheureusement perdus), et il écrivit lui-même un traité Sur la démonstration logique (traité dont il reste seulement des fragments), dans lequel, on peut le supposer, la philosophie de la science d’Aristote avait une présence forte7. Cela est tout à fait naturel, parce que Galien se regardait lui-même comme un médecin philosophe, lui qui consacra un traité à la thèse 5 Voir M. Boylan, ‘The Galenic and Hippocratic challenges to Aristotle’s conception theory’, Journal of the History of Biology 17, 1984, 83-112 ; P. J. van der Eijk, ‘Therapeutics’, in The Cambridge Companion to Galen, ed. R.J. Hankinson, Cambridge 2008, 283-303 ; id., “Aristotle! What a thing for you to say!” Galen’s engagement with Aristotle and Aristotelians’, in : C.J. Gill, J. Wilkins, T. Whitmarsh (eds.), Galen and the World of Knowledge, Cambridge 2009, 261-281 (résumé dans la première partie de la communication présente) ; id., ‘Galens Auseinandersetzung mit Aristoteles’Ansichten zum Gesichts- und Geruchssinn’, in : J. Althoff, S. Föllinger, G. Wöhrle (eds.), Antike Naturwissenschaft und ihre Rezeption, Band 20, Trier 2010, 81-107 ; id., ‘Galen and the scientific treatise : a case study of Mixtures’, in : M. Asper (ed.), Writing Science, Berlin-New York 2012 (à paraître) (résumé dans la deuxième partie de la présente communication) ; L. García Ballester, ‘La utilizacion de Platon y Aristoteles en los escritos tardios de Galeno’, Episteme 5, 1971, 112-120 ; G. Harig, Bestimmung der Intensität im medizinischen Systems Galens, Berlin 1974 ; J. Kollesch, ‘Galens Auseinandersetzung mit der aristotelischen Samenlehre’, in Aristoteles. Werk und Wirking, Band II, ed. J. Wiesner. Berlin 1987, 17-26 ; F. Kovaþiü, Der Begriff der Physis bei Galen vor dem Hintergrund seiner Vorgänger. Stuttgart 2001 ; P. Moraux, ‘Galien et Aristote’, in Images of Man in Ancient and Medieval Thought, eds. F. Bossier et al. Leuven, 1976, 127-146 ; ‘Galen and Aristotle’s De partibus animalium’, in Aristotle on Nature and Living Things, ed. A. Gotthelf, Bristol 1985, 327-344 ; A.M. Preus, ‘Galen’s criticism of Aristotle’s conception theory’, Journal of the History of Biology 10, 1977, 65-85. 6 P. Moraux, Der Aristotelismus bei den Griechen, Bd. II, Berlin 1984, 689-691 et 729-735. 7 I. von Müller, ‘Über Galens Werk vom wissenschaftlichen Beweis’, Abhandlungen der Akademie der Wissenschaften München, 20, 1895, 403-478 ; R.J. Hankinson, ‘Epistemology’, dans The Cambridge Companion to Galen, ed. R.J. Hankinson, Cambridge 2008, 157-183 ; G.E.R. Lloyd, ‘Theories and practices of demonstration in Galen’, in Rationality in Greek Thought, eds. M. Frede and G. Striker, Oxford 1996, 255-278.

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que le meilleur médecin est aussi philosophe8, et qui avait un intérêt profond pour des questions philosophiques et des problèmes de la méthodologie scientifique. Galien reconnut l’intérêt des traités du Stagirite consacrés à la philosophie des sciences et celui des questions épistémologiques, comme les Analytiques Postérieurs, pour sa pensée médicale9, surtout en ce qui concerne la méthode de la preuve syllogistique, l’établissement du diagnostic et l’interprétation des symptômes comme signes des états corporels cachés, la conceptualisation et la classification des phénomènes physiologiques (p. ex. les différentes espèces du pouls) et pathologiques (p. ex. la classification des maladies et des fièvres), la distinction entre cause et signe, entre cause et symptôme, entre symptômes essentiels et symptômes accidentels, entre divers genres de cause et entre genres et espèces. Les deux premiers livres du traité galénique Sur la méthode thérapeutique montrent que, selon Galien, le médecin doit maîtriser la logique et l’épistémologie, connaître les règles et les procédures pour la démonstration scientifique, le statut des prémisses du syllo-gisme, les conditions et les exigences pour l’utilisation et application des définitions, de la division (diairesis) et de la ‘détermination’ (diorismos), non seulement pour des raisons théoriques mais parce qu’ils sont indispensables pour l’exécution pratique de l’art médical10. Dans la philosophie de la nature11, Galien suivit également l’exemple d’Aristote à propos de la physiologie élémentaire des qualités du chaud, du froid, du sec et de l’humide. À propos de l’explication téléologique des parties du corps, le traité célèbre galénique Sur les fonctions des parties du corps humain s’est modelé selon l’ouvrage aristotélicien téléologique par excellence, les Parties des animaux. Même dans le domaine de la psychologie physiologique – et malgré le cardiocentrisme aristotélicien attaqué vigoureusement par Galien dans son traité Sur les opinions d’Hippocrate et de Platon – Galien présentait Aristote comme un allié à propos de la thèse que ‘les facultés de l’âme suivent les tempéraments du corps’ : dans le traité consacré à cette thèse, le Quod animi mores, le Stagirite est mentionné plusieurs fois, et Galien cite des passages tirés des traités zoologiques et des écrits que nous regardons aujourd’hui comme probablement pseudo-aristotéliciens, 8 Édition par V. Boudon-Millot : Galien, Introduction générale. Sur l’ordre de ses propres livres. Sur ses propres livres. Que l’excellent médecin est aussi philosophe, Paris 2007. 9 Voir T.L. Tieleman, Galen and Chrysippus on the Soul, Leiden 1996. 10 Voir B. Morison, ‘Logic’, et T.L. Tieleman, ‘Methodology’, dans The Cambridge Companion to Galen, ed. R.J. Hankinson, Cambridge 2008, 66-115 et 49-65. 11 Voir R.J. Hankinson, ‘Philosophy of nature’, dans The Cambridge Companion to Galen, ed. R.J. Hankinson, Cambridge 2008, 210-241.

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comme les Problèmes naturels et la Physiognomonie, mais qui pour Galien sont également des témoignages de la pensée du Stagirite12. En effet, l’Aristote que construit Galien est un Aristote ‘médicalisé’, plus matérialiste et mécaniste que les interprètes modernes de la pensée aristotélicienne ne voudraient l’accepter. Toutefois, il faut constater que l’attitude de Galien vis-à-vis de la pensée aristotélicienne n’est pas sans réserve. Bien que la rigueur aristotélicienne dans la logique et la méthode scientifique, la richesse des recherches aristotéliciennes sur la nature, sur l’anatomie comparée des corps des animaux et l’explication téléologique des fonctions des parties du corps constituent un ensemble intellectuel assez attractif pour un médecin philosophe comme Galien, on observe que l’image idéaliste du philosophe médecin comme le décrit Galien dans ses ouvrages ne correspond pas exactement à la philosophie d’Aristote. On sait que, en matière de philosophie, Galien avait plus d’affinités avec Platon13 ; et quand il s’agit des domaines intellectuels, comme la philosophie de la nature, où la pensée scientifique d’Aristote est évidemment plus riche et plus utilisable pour la médecine que celle de Platon, Galien néanmoins préfère voir Hippocrate comme fondateur des doctrines principales – p. ex. la théorie des quatre éléments – et Aristote seulement comme un exégète des opinions hippocratiques déja existantes14. Au lieu de combiner ces deux traditions (hippocratique et aristotélicienne) et de se présenter lui-même comme un médecin more aristotelico, appliquant dans le champ de la médecine les principes méthodologiques et biologiques du Stagirite, Galien préfère garder une certaine distance vis-à-vis de la pensée d’Aristote. Donc, malgré le grand nombre des points communs entre le philosophe grec et le médecin de Pergame, on a l’impression que Galien ne veut pas admettre l’ampleur de l’influence d’Aristote sur sa propre pensée. Cette attitude se manifeste dans sa tendance à critiquer Aristote, de façon assez impitoyable, pour ses erreurs et faiblesses : erreurs d’observation, erreurs de l’explication, erreurs logiques, erreurs dans 12 Voir G.E.R. Lloyd, ‘Scholarship, authority and argument in Galen’s Quod animi mores’, in Le opere psichologiche di Galeno, eds. P. Manuli et M. Vegetti, Naples 1988, 1142, et P. Donini, ‘Psychology’, dans The Cambridge Companion to Galen, ed. R.J. Hankinson, Cambridge 2008, 184-209. 13 Voir P.N. Singer, ‘Aspects of Galen’s Platonism’, in Galeno : Obra, pensamiento e influencia, ed. J.A. López Férez, Madrid 1991, 41-56 ; P. de Lacy, ‘Galen’s Platonism’, American Journal of Philology 93 (1972), 27-39. 14 Voir J. Jouanna, ‘La notion de la nature chez Galien’, in : Galien et la Philosophie. Entretiens sur l’antiquité classique XLIX, eds. J. Barnes, J. Jouanna, Vandœuvres-Genève, 2003, 229-268.

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l’application des principes théoriques et méthodologiques15. Il s’agit ici d’erreurs qu’on trouve aussi chez Hippocrate et Platon – et Galien ne peut pas nier cela. Mais on observe que, vis-à-vis d’Hippocrate et Platon, Galien est plus tolérant, plus enclin à leur pardonner des erreurs pour lesquelles il ne veut pas excuser Aristote. Les raisons de cette attitude ambivalente sont diverses16. D’une part, il faut observer que, malgré des points communs de la philosophie d’Aristote et de la pensée de Galien, il y avait aussi des points fondamentaux sur lesquels les deux penseurs avaient des opinions assez divergentes. L’exemple le plus fameux est l’antithèse entre l’encéphalocentrisme de Galien et le cardiocentrisme d’Aristote et leurs opinions complètement divergentes sur le rôle cognitif du cerveau, sur la fonction du cœur et du système des nerfs, qu’Aristote ne connaissait pas. C’est l’objet de la polémique de Galien contre Aristote et Chrysippe dans le traité Sur les opinions d’Hippocrate et de Platon que nous venons de mentionner, et cette divergence est aussi sous-jacente dans d’autres contextes, où Galien parle de la sensation ou du sommeil17. Un autre exemple est le mécanisme de la génération, thème traité dans l’ouvrage le plus vivement ‘antiaristotélicien’ dans son œuvre, Sur la semence, où Galien critique les positions d’Aristote sur la contribution de la femelle à la géneration et sur la fonction des testicules18. Ce qui est frappant dans ce dernier cas est le fait que Galien sépare Aristote de ses successeurs, les Péripatéticiens, en critiquant ces derniers pour avoir négligé et mal compris les opinions de leur maître et pour n’avoir pas tenu compte des découvertes anatomiques d’Hérophile. Ici, on perçoit une autre raison aux réserves de Galien vis-à-vis de la pensée aristotélicienne : c’est l’aristotélisme de son temps avec lequel il ne voulait pas s’associer. Bien sûr, nous savons que dans le cercle de ses amis, Galien connaissait des philosophes peripatéticiens comme Eudème et Boèthos. Mais dans le domaine plus strictement professionnel et médical, son attitude était fort critique. Galien détestait les aristotéliciens de son temps pour leur attitude ‘réactionnaire’, ignorant les développements dans l’anatomie du cerveau et des nerfs découverts par Hérophile et Erasistrate et perfectionnés par Galien lui-même. 15 Les exemples les plus frappants sont dans Sur les opinions d’Hippocrate et de Platon 90,26-94,10 De Lacy (V.200-203 K.) ; Sur la fonction des parties du corps humain I.11-15 Helmreich (III.16-21 K.), I.449 H. (III 620 K.), I.451-453 H. (III.623-625 K.). Voir mon article ‘Aristotle!...’ (n. 5 supra), 272-276. 16 Voir mon article ‘Aristotle!...’ (n. 5 supra), 280-281. 17 Voir mon article ‘Galens Auseinandersetzung…’ (n. 5 supra), 89-102. 18 Voir les études de Boylan, Kollesch et Preus (n. 4 supra).

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II Dans le contexte général de cette attitude ambivalente de Galien vis-àvis de la philosophie d’Aristote, notre objet, dans la suite, en accord avec le thème de ce colloque, est de souligner le côté positif de l’aristotélisme de Galien en étudiant un texte galénique où la réception d’Aristote est plus sympathique et sans réserve. Il s’agit du traité Sur les tempéraments, consacré à la physiologie élémentaire et au rôle des quatre qualités du chaud, du froid, de l’humide et du sec dans la constitution des corps des êtres vivants. Il concerne particulièrement les ‘tempéraments’ (kraseis), c’est-à-dire les combinaisons proportionnées des quatre qualités et les modalités de leur variation, qui déterminent les différences dans la constitution physique entre les corps humains et les corps des animaux et les variations entre les individus humains19. Dans son contenu, le traité Sur les tempéraments a une teneur aristotélicienne très forte, qui est directement liée à la doctrine d’Aristote sur les quatre éléments et les qualités élémentaires comme nous la trouvons dans le livre II des Parties des Animaux, le livre II De la Génération et Corruption et le livre IV des Météorologiques. La physiologie élémentaire développée par Galien dans ce traité est au fond aristotélicienne20, ainsi que sa conception du corps ‘bien tempéré’ (sôma eukraton) et de ‘l’homme bien proportionné’ (anthrôpos eusarkos) selon le principe de la juste mesure (to méson) réflète des traits essentiels de la psychophysiologie aristotélicienne21. 19 Le mot ‘tempérament’ doit être compris ici dans une sens physiologique ; voir G. Harig, Bestimmung der Intensität… (n. 2 supra). Pour une étude plus approfondie du traité Sur les tempéraments voir mon ‘Aristotle and the scientific treatise’ (supra, n. 5) et l’introduction et les notes sur la traduction anglaise du traité par P.N. Singer et P.J. van der Eijk dans Galen. Works on Human Nature, Cambridge 2012 (à paraitre). 20 On trouve des traces d’une théorie aristotélicienne des ‘tempéraments’ (kraseis) dans les passages Physique 246 b 4-5 ; Parties des animaux 673 b 26, 669 a 10 673 b 31 ; Topiques 139 b 20 ; Métaphysique 1032 b 6-28 ; Histoire des animaux 589 a 14 ; 589 b 23 ; 590 a 14-18 ; Génération des animaux 744 a 30-32 ; 767 a 28-35 ; 777 b 6-7 ; Politique 1327 b 35 ; Éthique à Nicomaque 1154 b 11-14. Pour la krasis du cerveau voir Parties des animaux 652 b 36, du cœur : 650 b 29. 21 Voir l’étude fondamentale de T.J. Tracy, Physiological Theory and the Doctrine of the Mean in Plato and Aristotle, La Haye-Paris 1969 et, pour la génération, A.L. Peck, Aristotle. Generation of Animals, Cambridge Mass.- Londres 1942, lv-lvii ; P. J. van der Eijk, ‘Le rôle de la krasis physiologique dans le comportement humain selon Aristote et son interprétation par Jean Philopon’, in : Mélanges – Crases – Tempéraments. La chimie du vivant dans la médecine et la biologie anciennes, eds. V. Barras, T. Birchler, B. Maire, Lausanne (à paraître) et ‘Les mouvements de la matière dans la génération des animaux selon Aristote’ in : V. Boudon-Millot, A. Guardasole, C. Magdelaine (eds.), La science médicale antique : nouveaux regards, Paris 2007, 405-424.

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De plus, l’influence d’Aristote se manifeste dans la langue et la terminologie dans laquelle les idées sur la physiologie sont exprimées : on trouve des distinctions aristotéliciennes bien connues comme celle entre ‘puissance’ (dunamis) et ‘actualité’ (energeia), ‘essentiel’ (kath’ hauto) et ‘accidentel’ (kata sumbebêkos), et on y trouve l’expression idiosyncratique d’Aristote consistant dans une combinaison de l’article défini, suivi par un substantif ou adjectif au datif suivi par l’infinitif du verbe être, exprimant l’essence d’une chose ou d’une qualité22. De plus, Aristote est, avec Hippocrate, l’autorité la plus souvent mentionnée dans ce traité, et toujours en termes positifs23. La présence forte d’Hippocrate n’est guère étonnante chez Galien, qui est bien connu pour son hippocratisme. En revanche, la valorisation d’Aristote est plus remarquable. Galien nous dit plusieurs fois qu’Aristote « avait raison de dire… », qu’Aristote « a très bien montré… », ou qu’Aristote « a bien distingué… », ou « a bien comparé… »24. Et on lit qu’Aristote et Galien sont parfaitement d’accord : « Le fait que les activités du corps se sont adaptées au caractère de l’âme a été montré par Aristote dans son traité Sur les parties des animaux, et a été montré également par nous »25. De plus, on observe que dans le traité Sur les tempéraments, l’attitude de Galien vis-à-vis de la pensée d’Aristote est même plus sympathique que dans les autres traités consacrés à la physiologie humaine et exprimant, fondamentalement, les mêmes idées et principes, Sur les éléments selon Hippocrate, le Commentaire sur le traité d’Hippocrate sur la nature de l’homme, et le traité Sur les facultés naturelles. Bien sûr, dans ces ouvrages galéniques, Aristote est 22 109,26-27 Helmreich (dans le suivant : H.) (I.685 K.) : toàto g¦r Ãn aÙtù tÕ dun£mei qermù ennai tÕ tac{wj metab£llein eˡj tÕ œnergefv qermÒn. 23 Aristote est mentionné douze fois, dont trois occurrences se trouvent dans le même contexte (17,4.10.11 H. ; I.535 K.). Hippocrate est également mentionné douze fois, mais une des ces occurrences (1,6 H., I.509 K.) se trouve dans une référence au traité Sur les éléments selon Hippocrate, et deux autres références se trouvent dans le même contexte : 12,6.12 H. (I.527 K.) and 28,20.22 H. (I.554 K.). Les mentions d’autres auteurs médicaux sont assez rares : on trouve quelques références à Théophraste, Platon, Archimède, Athénée (le médecin ‘Pneumatiste’), Eudème le Péripatéticien, Érasistrate, et ‘les anciens’. Voir l’édition de G. Helmreich, Leipzig 1914, p. 116, pour une liste des occurrences. 24 72,24-25 H. (I.624-625 K.) : peri m‹n d¾ toÚtwn 'Aristot{lei kalîj œpi plelston ehrhtai. 46,10 H. (I.581 K.) : kai kalîj 'Aristot{lhj eˡk£zei tÕ gÁraj aÙainom{nJ futù. 98,23-24 H. (I.666 K.) : Ñrqîj oân kai toàto sÝn pollolj ¥lloij Øp’ 'Aristot{louj ehrhtai. 102,13-16 H. (I.672 K.) : lÚsij d‹ tÁj ¢porfaj, eˡ diorisqefh tÕ kaq’ aØtÕ yucrÕn toà kat¦ sumbebhkÒj, æj 'Aristot{lhj œdfdaxen. 25 36,4-6 H. (I.566 K.) : kai m{n ge kai æj t¦j toà sèmatoj œnergefaj oˡkefaj ennai pros›kei tù tÁj yucÁj ½qei, d{deiktai m‹n kai prÕj 'Aristot{louj œn tolj peri zówn morfwn, d{deiktai d‹ kai prÕj ˒mîn Øp‹r aÙtîn oÙd‹n ˘tton.

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mentionné de façon favorable, mais il n’est qu’un des ‘anciens’ (palaioi), dans l’ensemble formé par Hippocrate, Platon, Dioclès, Praxagoras, Chrysippe et d’autres médecins de l’âge classique auxquels Galien se réfère – dans la forme des ‘listes doxographiques’ – comme autorités pour les positions qu’il veut soutenir26. Dans le traité Sur les éléments selon Hippocrate, comme nous venons de remarquer, Aristote est présenté comme un disciple d’Hippocrate : il est le phusikos anêr qui a donné les preuves scientifiques pour les opinions d’Hippocrate27. En revanche, dans le traité Sur les tempéraments, Aristote est une autorité indépendante. Même dans les cas où Galien utilise la référence plus vague aux ‘anciens’ (palaioi), nous pouvons supposer qu’il s’agit particulièrement d’Aristote28. Dans un passage dans le livre II, Galien se réfère, dans des termes généraux, à la méthode suivie par ‘l’homme des sciences naturelles’ (ho phusikos anêr), et puis il mentionne Aristote comme le modèle29 ; ce passage est suivi, deux pages plus loin, par un éloge circonstancié d’Aristote30. Un autre trait de l’aristotélisme de Galien dans l’ouvrage Sur les tempéraments est le fait que plusieurs fois Galien se présente comme défenseur de la doctrine aristotélicienne ‘orthodoxe’, qu’il distingue nettement de l’interprétation de la pensée du Stagirite donnée par d’autres penseurs qui, selon Galien, ont ignoré ou ‘mal compris’ (parakouein) les ouvrages du grand philosophe de la nature31. Dans un passage fondamental, Galien accuse d’autres médecins qui se sont laissé aller aux spéculations théoriques concernant la philosophie naturelle sans aucune expérience pratique et sans connaissance profonde des règles de la méthode logique. Le résultat, dit Galien, est qu’ils se perdent dans des arguments théoriques concernant des choses qui sont évidentes pour la sensation empirique. Ils invoquent Aristote comme leur témoin (martus), mais ils n’ont pas du tout compris l’ensei26 P. ex. Sur les facultés naturelles II.8, p. 181 H. (II.110 K.). Pour ces listes voir J. Bertier, Mnésithée et Diechès, Leiden 1972, 1-10, et P. J. van der Eijk, Diocles of Carystus, Vol. 2, Leiden 2001, xxxii-xxxiii. 27 Sur les éléments selon Hippocrate 92,9-96,2 De Lacy (I.447-453 K.). 28 Voir p. 61,28 H. (I.607 K.) et 51,10-11 H. (I.589-590 K.). Voir J. Jouanna, op. cit. (n. 14 supra). 29 72,19.24 (I.624 K.) : peri m‹n d¾ toÚtwn 'Aristot{lei kalîj œpi plelston ehrhtai. 30 75,3 H. (I.628 K.) : Kai g¦r d¾ kai toàto k£llista prÕj 'Aristot{louj œpi pollîn dièristai. 31 9,26-10,3 (I.523 K.) : od m‹n d¾ tîn ¢mfi tÕn 'Aq›naion lÒgoi toiofde. dokel d{ pwj ¹ aÙt¾ dÒxa kai 'Aristot{louj ennai toà filosÒfou kai Qeofr£stou ge met’ aÙtÕn kai tîn Stwǵkîn, éste kai tù pl›qei tîn martÚrwn ¹m©j duswpoàsin. œgë d‹ peri m‹n 'Aristot{louj, Ópwj œgfgnwsken Øp‹r qermÁj kai Øgr͜j kr£sewj, hswj ¥n, eˡ dehqefhn, œpi pro›konti tù lÒgJ defxaimiƵ dokoàsi g£r moi parakoÚein aÙtoà.

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gnement du philosophe, qui avait nettement distingué les différents sens dans lesquels on peut utiliser le mot ‘chaud’ (to thermon), signifiant à la fois la chaleur innée de l’individu ou la chaleur acquise d’une source externe. De plus, continue Galien, Aristote et son disciple Théophraste avaient donné des critères très précis pour déterminer si une chose (p. ex. une partie du corps) était bien tempérée (eukratos) ou mal tempérée (duskratos), mais les médecins du temps de Galien ont complètement ignoré ces précisions32. L’aristotélisme de Galien dans le traité Sur les tempéraments se manifeste aussi dans la composition du traité et la méthode de l’argumentation. Le texte commence, tout à fait comme un traité aristotélicien, avec des précisions terminologiques sur les sens dans lesquels les mots ‘chaud’, ‘froid’, ‘sec’ et ‘humide’ sont utilisés ; et même les exemples sont évidemment d’origine aristotélicienne33. En plus, Galien n’arrive à sa théorie des neuf tempéraments (une eukrasia, huit duskrasiai) qu’après un long argument ‘dialectique’ – un autre trait méthodologique aristotélicien dans cet ouvrage – dans lequel d’autres penseurs (médecins ou philosophes) sont présentés comme les participants d’un dialogue. Galien commence en citant la thèse générale de l’existence de quatre tempéraments, sur laquelle toutes autorités semblent être d’accord34. Mais dans le cours de l’argument, les choses deviennent plus compliquées, et la position est modifiée dans deux sens35 : les autres penseurs ont négligé la possibilité qu’il y ait des tempéraments où deux qualités élementaires soient dominantes, et ils ont ignoré l’existence du ‘bon tempérament’ (eukrasia), qui consiste dans l’équilibre parfait – équilibre qui, à son tour, dépend de l’espèce d’animale36. Après cette phase ‘dialectique’ du traité, Galien expose sa propre théorie des neuf tempéraments37. Ici, de nouveau, nous rencontrons deux traits aristotéliciens : Galien nous donne un tableau biologique en faisant des comparaisons entre l’homme, les autres animaux et les plantes, pour montrer que les tempéraments diffèrent d’une espèce de 32 16,24-17,21 H. (I.534-536 K.). 33 P. ex. l’utilisation de mousikÒj dans l’analyse de la géneration (g{nesij) et du

changement qualitatif (¢llofwsij) dans 4,23 (I.515 K.), ou celle de ¡plîj (‘simpliciter, sans spécification’) versus prÒj (‘en relation avec’) dans 20,8-21,9 (I.542 K.). 34 2,5ff. H. (I.510 K.). 35 7,5ff. H. (I.518ff. K.). 36 7,24-27 (I.519 K.) : kai pîj oÙci p{nte l{gete t¦j p£saj ennai kr£seij, ¢ll¦ t{ttaraj, ehper tÁj ¢rfsthj m{mnhsqeƱ duoln g¦r q£teron, À tîn duskr£twn ¢n£gkh paralelelfqai mfan À t¾n eÜkraton. œgë m‹n d¾ safîj onda t¾n eÜkraton aÙtọj paralipÒntaj œx ïn ¢xioàsin. 37 31,28-32,4 (I.559 K.).

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vivant à l’autre et, dans l’espèce humaine, d’un individu à l’autre. Cette perspective ‘biologique’ nous rappelle les traités zoologiques du Stagirite, où l’homme est constamment comparé aux autres espèces vivantes (animaux et plantes). Et deuxièmement, comme nous venons de le remarquer, dans son exposé de la physiologie idéale de l’homme ‘bien proportionné’ (eusarkos anthrôpos), qu’il compare à la représentation artistique du corps humain idéal par le sculpteur Polyclète dans son fameux ‘Canon’38, Galien désigne ‘la juste mesure’ (to meson) entre deux extrêmes comme le point de référence pour cet idéal. Dans le deuxième livre du traité, Galien s’occupe de la méthodologie et de la question de savoir comment il faut déterminer le tempérament d’un corps ou d’une partie du corps. Il développe sa théorie des ‘indications diagnostiques’ (gnôrismata), qui facilitent une telle détermination et qui sont à la fois données par la sensation directe (surtout par le sens du toucher) et par inférence logique. On trouve aussi des éléments de psychologie physiologique et de physiognomonie, dans laquelle des traits psychologiques sont liés aux états du corps. Ici, de nouveau, on trouve des exemples dérivés des travaux d’Aristote39. Rappelons que Galien regardait le traité péripatéticien Physiognomonica comme un document aristotélicien authentique, auquel il se réfère aussi dans son traité Quod animi mores, où nous trouvons également des liens étroits entre états corporels et facultés de l’âme40. Finalement, le livre III du traité est consacré à la diététique et la pharmacologie, les ‘tempéraments’ des aliments, des boissons, des médicaments. De nouveau, Galien fait des distinctions aristotéliciennes entre les différentes modalités de la présence et de l’activité des quatre qualités élémentaires dans les substances organiques et anorganiques, utilisant les termes ‘en puissance’ et ‘en acte’ (dunamei et energeiai) et ‘essentiellement’ et ‘accidentel’ (kath’ hauto et kata sumbebêkos). La seule fois où nous observons une certaine réserve, chez Galien, vis-à-vis de la philosophie d’Aristote, concerne la question de savoir s’il faut se référer à une ‘puissance formative’ (dunamis diaplastikê) dans l’explication de la formation des parties du corps humain en accord avec les traits de caractère de l’âme. Pour Galien, les qualités 38 36,8-37,8 (I.566-567 K.). 39 72,10ff. H. (I.624 K.) avec mention d’Aristote dans 72,24. 40 Il convient d’observer que la thèse principale du Quod animi mores, présenté au début

du traité, est un écho précis du début du traité (peudo-)Aristotélicien, selon lequel les ‘dispositions mentales’ (di£noiai) ‘suivent (Ÿpontai) les conditions du corps’.

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élémentaires ne sont que les instruments dans cette formation (diaplasis), le facteur formateur lui-même (diaplatton) étant différent de ces instruments41. Dans ce contexte, Aristote est cité pour avoir ‘posé le problème’ de savoir si cette puissance formative est d’origine ‘plus divine’ (theioteras) et non pas seulement une question des qualités du chaud, du froid, du sec et de l’humide. Il est clair que, selon Galien, cette origine divine est réelle, car le médecin de Pergame désigne l’attribution exclusive de cette formation aux qualités élémentaires comme une erreur. Mais il ne dit pas si Aristote a commis cette erreur lui-même ; et Galien ne précise pas sa propre position sur cette question – question qui avait été déjà posée, de façon implicite, dans un contexte antérieur42. C’est une question qui reçoit une réponse d’une façon extrêmement claire et élaborée dans un autre traité de Galien de la même période, dans l’œuvre majeure Sur la fonction des parties du corps humain, où Galien expose sa grande théorie du ‘dessein technique’ divin sous-jacent à la structure du corps et où il critique Aristote pour n’avoir pas appliqué avec suffisamment de rigueur ses propres principes téléologiques43. Mais dans le traité Sur les tempéraments, qui est principalement consacré au sujet des qualités élémentaires et leurs proportions, Galien préfère laisser cette question ouverte44.

41 79,18-80,6 H. (I.635-636 K.) : ¢mfÒteroi d‹ diamart£nousi tÁj ¢lhqefaj Œni m‹n kai koinù lÒgJ, diÒti peri pantÕj toà sèmatoj œx ŒnÕj ¢pofafnesqai tolmîsi morfouƵ kat¦ deÚteron d‹ trÒpon, Óti tÁj diaplastikÁj œn tÍ fÚsei dun£mewj oÙ m{mnhntai tecnikÁj t' oÜshj kai tolj tÁj yucÁj ½qesin ¢koloÚqwj diaplattoÚshj t¦ mÒria. peri taÚthj g£r toi kai Ð ʽristot{lhj ºpÒrhse, m› pot’ ¥ra qeiot{raj tinÕj ¢rcÁj ehh kai oÙ kat¦ tÕ qermÕn kai yucrÕn kai xhrÕn kai ØgrÒn. oÜkoun Ñrqîj moi dokoàsi poieln od propetîj ôtwj Øp‹r tîn megfstwn ¢pofainÒmenoi kai talj poiÒthsi mÒnaij ¢naf{rontej t¾n di£plasin. eÜlogon g¦r Ôrgana m‹n ennai taÚtaj, tÕ diapl£tton d/ Ÿteron. ¢ll¦ kai cwrij tîn thlikoÚtwn zhthm£twn œnÕn œxeurfskein, æj ˉm-prosqen œdefxamen, Øgr¦n kai xhr¦n kai yucr¦n kai qerm¾n kr©sin ¡mart£nousin od tîn oˡkefwn m‹n ¢meloàntej gnwrism£twn, œpi d‹ t¦ pÒrrw te kai zht›sewj dkanÁj tetuchkÒta kai m{cri toà deàro kai par’ aÙtolj tolj ¢rfstoij filosÒfoij ¢poroÚmena metabafnontej. 42 34,6-7 H. (I.562 K.) ; 36,16-17 H. (I.566 K.). 43 Voir mon étude ‘Aristotle!’ (supra, n. 5), 274-276. 44 Je tiens à remercier Caroline Petit pour la correction de mon texte français. La recherche dont cette étude est résultée était financée par des subventions du Wellcome Trust et de l’Alexander von Humboldt-Stiftung.

Les traités sur les animaux d’Aristote dans l’Antiquité tardive. L’exemple de la torpille

Marie-France Guipponi-Gineste œn p©si g¦r tolj fusikolj }nestf ti qaumastÒn « Dans toutes les œuvres de la nature réside quelque merveille » Aristote, Parties des animaux, 645a

La présence d’Aristote dans la littérature latine tardive pose, dans le cadre plus général du rapport de la latinité à l’hellénisme, le problème de la transmission du corpus aristotélicien et de l’accès à ce corpus – sous quelle forme, dans quelle langue ? Je me bornerai à un aperçu sur l’héritage des traités sur les animaux du Stagirite dans la littérature latine du haut empire et plus tardive, en l’abordant sous l’angle de l’approche des animaux que l’on désigne, « en vertu de propriétés étonnantes, extraordinaires » en grec par les adjectifs qaum£sioj, par£doxoj, et, en latin, par mirabilia1. Ces animaux figurent parmi les topoi de la littérature paradoxographique, étendue à des genres variés. Mais insolites et extraordinaires, ces animaux l’étaient-ils pour Aristote ? C’est cette problématique que je voudrais développer : que sont devenus dans certaines œuvres littéraires tardives les animaux dont Aristote décrit les particularités tout en les incluant dans son entreprise d’inventaire, d’organisation et d’exploration scientifique des connaissances ? Le corpus étant immense, je m’en tiendrai à un exemple, le poisson torpille, décrit par Aristote dans Histoire des animaux2, et dont les métamorphoses successives, d’abord chez les héritiers directs, ensuite chez les plus lointains naturalistes, médecins et écrivains qui l’ont décrit, éclairent la façon dont l’influence du Stagirite s’est maintenue, enrichie et infléchie. 1 Sur ces notions, voir, dans l’ample bibliographie, D. Lanza & O. Longo (éd.), Il meraviglioso e il verosimile tra Antichità e Medioevo, Florence 1989 ; M. Sassi, « Mirabilia », dans G. Gambino, C. Canfora & D. Lanza (éd.), Lo Spazio letterario della Graecia antica, I, 2, p. 449-468, 1992-1995. V. Naas, Le projet encyclopédique de Pline l’Ancien, Rome 2002, offre (p. 237-242) un commode historique des mirabilia et une bibliographie. 2 L’édition utilisée est celle de P. Louis, CUF, 1969.

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Le corpus zoologique d’Aristote Le corpus zoologique constitue l’une des subdivisions les plus importantes de l’enquête sur la nature d’Aristote3. Dans le premier livre du traité sur les Parties des animaux, conscient probablement d’être un pionnier en la matière, et peut-être en réponse aux critiques des platoniciens, il justifie l’étude des animaux, appuyée sur l’observation d’êtres naturels du monde du devenir qui, bien qu’ils soient périssables et paraissent parfois insignifiants ou répugnants, réalisent « leur part de nature et de beauté »4. Car il s’agit, à partir de l’observation précise et exhaustive d’êtres qui ont l’avantage d’être à la portée – directe ou indirecte – du philosophe, contrairement aux êtres supérieurs et divins, de trouver les causes et les lois qui ont présidé à leur constitution et à leur genèse, la nature ne faisant rien en vain, comme il est dit dans le Politique5. Cette zoologie de nature téléologique se développe dans un corpus qui semble épouser la méthode préconisée : l’Histoire des animaux constituerait une première étape, l’enquête sur les faits et sur le monde vivant servant de préliminaires à l’étude des causes portant sur les diverses parties du corps (Parties des animaux), sur des problèmes physiologiques, comme la croissance, la locomotion (Sur le mouvement des animaux) et sur la reproduction (Génération des animaux)6. Mais c’est réduire la richesse de l’Histoire des animaux, qui, loin d’être une simple récolte de matériaux, offre aussi une réflexion plus générale sur les causes formelles et finales7. Les cadres généraux de classement aristotélicien des animaux sont un des autres points de controverse chez les philologues et savants qui privilégient tel ou tel critère8. En réalité, comme Arnaud Zucker l’a 3 Pour une présentation de l’œuvre scientifique d’Aristote, voir G.E.R. Lloyd, Une histoire de la science grecque, Paris 1990 (1ère éd. 1974), p. 120-148. Sur les sciences de la nature chez Aristote, voir, entre autres, M. Manquat, Aristote naturaliste, Vrin, Paris 1932 ; D. Lanza & M. Vegetti (éd.), Opere biologiche di Aristotele, UTET, Turin 1971 ; H.S. Lang, The Order of Nature in Aristotle’s Physics, Cambridge University Press, Cambridge 1998. 4 PA, 645 a 22. 5 Politique, I, 8, 1256b16 ; cf. PA, 645 a 22-23. 6 On doit adjoindre à ce corpus des petits traités rassemblés sous le nom de parua animalia. 7 Cf. P. Li Causi, Sulle tracce del manticora. La zoologia dei confini del mondo in Grecia e a Roma, Palumbo, Stampato in Italia, 2003, p. 105. 8 On a longtemps privilégié le critère sanguin, qui répartit les animaux entre sanguins et exsangues, depuis l’édition de l’Histoire des animaux par les savants allemands H. Aubert et F. Wimmer, en 1868. Aristote a la paternité de cette répartition moderne (vertébrés/ invertébrés). Voir, sur le problème du classement, P. Pellegrin, La classification des animaux

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montré, à suivre le texte de près, force est de constater que les classements sont de nature composite9. De fait, Aristote a pour but de dresser une typologie des différences zoologiques, des caractères variables, dont il donne une liste en ouverture à l’Histoire des animaux : les conditions de vie, les fonctions, les caractères, les parties anatomiques10. Ainsi, l’examen des animaux sous des facettes différentes, selon le principe de la moriologie, rend compte de la grande diversité animale, tout en offrant une gamme de critères de distinction simultanés à partir desquels le naturaliste établit une classification en genres et met de l’ordre dans cet immense matériau. Place et statut des mirabilia Quel est le statut des animaux « étonnants » dans cette entreprise de classement ? Le traitement réservé aux espèces dont le statut classificatoire est ambigu révèle une conception souple entre les espèces qui conduit le naturaliste à tout intégrer11. L’hybridité, par exemple, comme celle du triton – animal aquatique et terrestre – ou de l’autruche – oiseau et quadrupède –, loin de constituer une énigme biologique, apparaît plutôt comme une « exception qui confirme la règle »12. Seuls quelques animaux marins paradoxaux, non identifiés, dont lui ont parlé des pêcheurs dignes de foi, sont inclassables : « Il existe aussi dans la mer, dit-il, certains animaux étranges qu’il est difficile, du fait de leur rareté, de classer dans un genre ». Il est à noter que ce n’est pas leur réelle étrangeté – il s’agit d’animaux semblables à des bouts

chez Aristote. Statut de la biologie et unité de l’aristotélisme, Les Belles Lettres, Paris 1982 ; A. Zucker, Aristote et les classifications zoologiques, Louvain-la-Neuve 2005. 9 Il existe d’autres critères comme le mode de génération vivipares/ovipares, et les critères peuvent être modifiés au cours d’un même traité ; cf. du livre V d’HA au livre VIII, les critères de classement ont évolué. 10 HA, I, 1, 487 a 10-491 a 14. 11 Voir A. Zucker, Aristote et les classifications, p. 221. 12 GA, A 774 b 17-22 ; HA, 499 b 11 sq. ; 589 b 29 (triton) ; PA, 697 b 14 (autruche). Cf. les testacés qui sont, dans leur ensemble, une classe intermédiaire entre animaux et végétaux et souffrent d’ambiguïté : ils ne sont « ni de l’un ni de l’autre » (GA, 731B 8). Quant au monstre, Aristote le définit par l’excès ou par le défaut qui l’éloigne de la forme qui lui a donné naissance et qu’il aurait dû reproduire au plus près (GA, 765b-775a). Sur la monstruosité chez Aristote, voir J. Céard, 1996, La nature et les prodiges, L’insolite en France au XVIe siècle, Genève (1ère éd. 1977) ; 1977, p. 3-6 ; P. Louis, « Monstres et monstruosités dans la biologie d’Aristote », dans J. Bingen & alii (éd.), Le monde grec. Hommage à Claire Préaux, Bruxelles 1975, p. 277-284 ; A. Zucker, p. 228 sq. ; P. Li Causi, sulle tracce, p. 124-127.

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de bois, à des boucliers ou à l’organe sexuel masculin – qui les rend inclassables, mais leur rareté13. Ce cas-limite mis à part, Aristote décrit dans ses traités, et surtout dans l’Histoire des animaux, beaucoup de créatures qui deviendront des topoi de la littérature paradoxographique sans les traiter comme tels. Prenons le cas des animaux exotiques, par exemple ceux que Ctésias dans les Indica ou Hérodote présentait comme curieux. D’une part, Aristote est extrêmement méfiant envers ces sources qu’il ne considère pas toujours dignes de foi, comme Suzanne Amigues l’a montré14. De l’autre, quand bien même il s’y réfère, Pietro Li Causi a démontré, s’appuyant sur la martichore, le crocodile et l’éléphant, que, contrairement à Hérodote, dont la zoologie est une ethnozoologie de la singularité et de la différence, l’animal curieux est pour Aristote prétexte à généralisation15. Face aux animaux qui se distinguent par quelque détail anatomique ou par de curieuses capacités, comme le caméléon, Aristote ne fait pas état d’un étonnement particulier16. En effet, les emplois de thaumastos, thaumasios ne sont pas réservés aux mirabilia, et ce qu’Aristote trouve le plus étonnant dans le règne animal, c’est la naissance rapide et en nombre des souris17. En revanche, on rencontre plutôt l’expression « il ne faut pas s’étonner » à propos de faits curieux, comme par exemple, les changements de voix et de couleur des oiseaux18. De fait, tout ce que contient la nature est 13 HA, 532 b 18. On attribue à Aristote un traité de mirabilia ; cf. les éd. d’H. Flashar & U. Klein, Aristoteles. Mirabilia – De audibilibus, Berlin 1972, et de G. Vanotti, Aristotele. Raconti meravigliosi, Bompiani, Milan 2007. Voir sur ce point G. Schepens & K. Delcroix, 1996, « Ancient Paradoxography : origin, evolution, production and reception », dans O. Peccere & A. Stramaglia (éd.), La letteratura di consumo nel mondo greco-latino, Cassino, p. 375-460. Sur les animaux paradoxaux et étonnants chez Aristote, voir P. Louis, « Les animaux fabuleux chez Aristote », REG 80, p. 242-246 ; P. Li Causi, Sulle tracce, p. 95-168. 14 Voir son article « D’Aristote à Théophraste, le progrès dans la continuité », dans ce même volume. 15 P. Li Causi, Sulle tracce : dans le cas des animaux exotiques décrits par les historiens, la zoologie aristotélicienne apparaît non seulement comme une investigation des savoirs techniques et des arts ou comme le fruit de l’expérience et de l’observation directe, mais aussi comme le produit d’un rapport créatif avec la tradition historiographique grecque ; cf. la martichore : Ctésias, Indica (frg. conservé par Photius, Bibliothèque, I, 135) = HA, II, 1, 501 a 8-501 b 1 ; le crocodile : Hérodote, II, 65, 2=HA, II, 10 502 b 28-503 a 14 ; l’Hippopotame : Hérodote, II, 71=HA, II, 7, 502 a 9-15. 16 HA, IV, XI, 692 a : le caméléon et ses changements de couleur. 17 HA, VI 580b 10 ; il juge également étonnantes la bataille des chevaux entre eux, au moment du rut (VI 571 b 16), la rapidité du dauphin et sa capacité d’absorption (VIII 591 b 30), la différence de courage entre les mâles et les femelles chez les éléphants (IX 610 a 18). Voir L. Bodson, Index verborum in Aristotelis Historiam animalium, II, Hildesheim-ZürichNew York 2004. 18 HA, IX 632 b 5 sq.

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remarquable et digne d’intérêt chez Aristote : « Car dans toutes les œuvres de la nature réside quelque merveille »19. Ainsi, les spécificités anatomiques de chaque animal sont insérées dans le projet global selon deux principes : l’intégration dans une classe et la cause de la particularité, c’est-à-dire le projet de la nature, la recherche rationnelle de l’utile qui a présidé à l’organisation du vivant20. La torpille J’en viens aux notices d’Aristote consacrées à la torpille dont la forte décharge naturelle intrigue toute l’Antiquité et bien au-delà. Je rappelle au préalable qu’il s’agit d’un poisson dit « électrique » (torpedo ou « raie électrique »), dont on commencera à expliquer les mystères à la fin du XVIIIe s., dans le cadre de l’électro-physiologie21. Sa dénomination grecque, narkè, est probablement issue du symptôme, liée à un verbe qui signifie « s’engourdir, devenir paralysé »22. Dans le monde latin, Varron cite la torpille, torpedo, parmi les trois exemples de mots formés sur la métaphore née de leur comportement23. Dernier auteur de l’Antiquité latine à parler de la torpille, Isidore de Séville fera de même dans ses Étymologies24. Aristote la mentionne à plusieurs reprises. Dans Histoire des animaux, au livre II, il la classe dans les poissons sélaciens et, dans ce 19 PA, 645 a 16-17. 20 Cf. le hérisson, GA, I, 5 : il est le seul à avoir les testicules près de la hanche « pour la

même raison que les oiseaux. Car il est nécessaire que le coït des hérissons soit rapide : ils ne peuvent pas, comme les autres quadrupèdes, monter sur le dos de la femelle, ils s’accouplent debout à cause de leurs piquants ». 21 Cf. E. Du Bois Reymond (1818-1896) qui consacre ses travaux aux poissons électriques et rassemble dans la partie historique de sa thèse en latin tous les témoignages latins et grecs sur le poisson torpille (quae apud ueteres de piscibus electris extant argumenta) ; il découvre beaucoup d’observations dignes d’intérêt pour la science. Sur tous ces points, voir A. Debru, « Les enseignements de la torpille dans la médecine antique », dans I. Boehm et P. Luccioni (éd.), Le médecin initié par l’animal. Animaux et médecine dans l’Antiquité grecque et latine, Lyon 2008, p. 39-47. 22 W. Capelle, s.v. Narkè (2), dans RE XVI, 2 (1935), col. 1720. Cf. déjà Homère, Iliade, VIII, 328 : « son poignet s’engourdit ». 23 Varron, De lingua latina, 5, 77, Il cite beaucoup d’animaux marins pour illustrer un fait linguistique. La première hexade est consacrée à l’étymologie ; Varron donne l’origine de certains termes : indigènes, grecs ou autres. Il cite torpedo parmi les mots métaphoriques : Alia ui quadam, ut haec : lupus, canicula, torpedo. 24 Isidore de Séville, Étymologies, XII, 45 : Torpedo vocata, eo quod corpus torpescere faciat, si eam quisque viventem tangat. Narrat Plinius Secundus (N.H. 32,7): Ex Indico mare torpedo etiam procul et e longinquo, vel si hasta virgaque adtingatur, quamvis praevalidos lacertos torpescere, quamlibet ad cursum veloces alligare pedes. Tanta enim vis eius est ut etiam aura corporis sui adficiat membra.

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cadre, parmi les poissons plats, et la décrit sous plusieurs angles, indiquant la place de ses branchies25, de sa vésicule26, ou encore les modalités et le moment de la reproduction27. Dans le livre IV de Parties des animaux, où il se livre à une sorte d’anatomie comparée, il cite les torpilles et les autres espèces de sélaciens dans le passage consacré aux parties externes des poissons28. Et, si les nageoires de la torpille comme des autres poissons qui n’en ont que deux ressemblent aux serpents et sont tout en longueur, c’est pour suppléer les deux nageoires qui leur manquent et leur permettre de ramper sur le sec29. Ainsi, la torpille, détaillée dans ses diverses parties, appartient à un groupe dont elle partage les caractéristiques et dont les particularités anatomiques sont justifiées et expliquées. Qu’en est-t-il de sa nature électrique qu’elle est seule à posséder ? Aristote la connaît – comme avant lui Platon : que l’on se rappelle le passage fameux du Ménon ! – et la détaille dans Histoire des animaux30. Or, ce livre aborde le caractère des animaux et tente de dégager, à partir de l’observation, « la faculté naturelle qui correspond à chacune des affections de l’âme, à l’intelligence ou à la bêtise, à la bravoure et à la lâcheté, ou encore à la douceur et à la méchanceté et aux autres manières d’être du même genre »31. Dans ce cadre éthologique, la torpille est citée parmi les exemples de sagacité chez les poissons, juste après la baudroie, autre poisson plat : « Ainsi les propos qui se colportent sur la baudroie appelée “pêcheuse” sont véridiques, comme ceux qui concernent la torpille ». La baudroie se sert en effet des minuscules filaments qui lui pendent devant les yeux, pour servir d’amorce32. « Quant à la torpille, dit-il, elle fait s’engourdir les proies dont elle veut s’emparer en les prenant au piège qu’elle a dans le corps (`H te n£rkh nark©n poioàsa ìn ¥n krat›sein mellÊ ecqÚwn tù —ÒptrJ Ón }cei), et elle s’en nourrit. Elle se cache 25 HA, II 13 505a 4 6, description des poissons munis de branchies « les poissons plats ont les branchies en bas, sous le ventre, telles la torpille et la raie ». 26 Ibidem, II 15 506b 9 3 : place de la vésicule, adhérente au foie chez la torpille (comme les squales, la raie…). 27 Ibidem, VI 565b 25 11 : à propos de la reproduction ; il cite une grande torpille qui contenait dans son corps environ 80 embryons ; VI 566a 32 5 : les torpilles sont citées parmi les poissons plats qui sont vivipares après avoir eu des œufs ; VI, 566a 23 6 : moment de la reproduction pour les sélaciens ; les torpilles se reproduisent à la fin de l’automne. 28 PA, XIII 695b 9 12. 29 Ibidem, XIII 696a, 27 30. 30 HA, IX 37 620b. 31 HA, IX 608 a 13-17. 32 Cf. la rétractation de la baudroie (cf. Pline, NH, IX, 67 et Élien, Nature des animaux, IX, 14 et 24).

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dans le sable ou la vase et prend tous les poissons qui nagent à sa portée et qui s’engourdissent à son contact. Des gens en ont été les témoins oculaires » Et il revient à la torpille quelques lignes plus loin, dans une sorte de gradation, puisqu’elle peut paralyser les hommes eux-mêmes : « Et quant à la torpille, il est bien connu qu’elle fait s’engourdir les êtres humains eux-mêmes », ¹ d‹ n£rkh faner£ {sti kai toÝj ¥nqrèpouj poioàsa nark©n33. L’on note que la torpille n’est pas la seule à faire preuve de sagacité et à utiliser ses aptitudes naturelles pour se protéger ou pour attaquer : la baudroie l’a précédée, suivront ensuite le serpent marin, la scolopendre et le renard de mer qui usent tous d’astucieux stratagèmes liés à leur morphologie. Cependant, dans le cas de la torpille, capable d’atteindre à distance et de s’attaquer à bien plus gros qu’elle, Aristote éprouve le besoin de se référer à l’observation d’autrui et d’insister, comme s’il s’adressait à un interlocuteur sceptique. À travers l’exemple de la torpille, on note les traits essentiels de l’attitude d’Aristote envers les animaux aux aptitudes curieuses. Il ne sousestime pas ces dernières, cependant le processus diérétique et la tendance à les décrire à l’intérieur d’une classe, à regrouper et à multiplier les exemples, atténue leur caractère marginal. Par ailleurs, l’animal particulièrement doué peut servir d’argument dans le projet global d’Aristote, et les merveilles de la nature des livres éthologiques VIII et IX de l’Histoire des animaux nourrissent son enquête sur les diverses formes d’intelligence34. Ainsi, l’animal est-il bon à penser, usant de ruses qui déjouent les tentatives de l’homme, dans le cadre de la pêche – ailleurs de la chasse – qui posent le rapport entre l’animal et l’homme. Bien que l’homme soit l’animal dans lequel la nature a le mieux atteint son but, tous les êtres vivants témoignent de son inventivité et de son ordre35. La nature a doué 33 HA, IX 37 620 b 19-23 (P. Louis, CUF, 1969). 34 Voir, sur la relation entre les animaux et les hommes chez Aristote, G.E.R. Lloyd,

« Les animaux de l’Antiquité étaient bons à penser. Quelques points de comparaison entre Aristote et Huainanzi », dans B. Cassin & alii (éd.), L’animal dans l’Antiquité, Vrin, Paris, p. 545-562 ; J.-L. Labarrière, La condition animale. Études sur Aristote et les Stoïciens, Louvain 2005. Plus généralement, sur la représentation de l’animal dans l’Antiquité, voir B. Cassin & J.-L. Labarrière (éd.), L’animal dans l’Antiquité, et E. Romano & F. Gasti (éd.), « Buoni per pensare ». Gli animali nel pensiero e nella letteratura dell’antichità, Ibis, Pavie. 35 Cf. les passages sur la « supériorité » de l’homme : GA, II, 6 744a30, âme ; II, 9, 421a 22 (il a des mains, il participe du divin par sa station droite, il a un rapport à la temporalité, comme le souvenir) ; voir P. Pellegrin, La classification des animaux, p. 109 : selon lui, Aristote tend à « situer tous les vivants par rapport à un être unique, pris comme modèle

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l’animal de la prudence (phronêsis), qui se fait souvent prudence avisée (mètis), bien connue depuis les travaux de J.-P. Vernant et M. Détienne36. L’héritage aristotélicien. De Théophraste à Oppien Le savoir sur la torpille s’est probablement enrichi rapidement. Un disciple immédiat d’Aristote, Cléarque de Soles, aurait, selon Athénée, écrit un traité sur la torpille comportant une explication du phénomène ; Diphile de Laodicée aurait analysé la partie du poisson responsable de la décharge37. Théophraste, qui, comme l’a montré Suzanne Amigues, poursuit et approfondit l’entreprise aristotélicienne, a présenté le phénomène électrique, selon un fragment cité par le même Athénée : « On dit que la torpille envoie d’elle-même une dynamis à travers les épieux de bois et à travers les tridents, qui produit la torpeur à la main de ceux qui les tiennent »38. On note que la torpille est citée non pas dans le Peri zoon perdu, œuvre synthétique et générale, mais dans un des petits traités qui réunissent certains animaux très différents autour d’une même particularité. La torpille fait ainsi partie des animaux qui hibernent, à côté des escargots, des homards, des écrevisses et des crevettes. Or, la particularité de ces traités, si nous en croyons les listes de Diogène Laërce et de Photius, est de mettre en avant des phénomènes exceptionnels39 ; par ailleurs, l’abandon du statut biologique pour des classes transversales signale la tendance à individualiser les animaux. De fait, après Théophraste, les écrits sur les animaux prennent une inflexion clairement paradoxographique. Dès la fin du IVe s., Antigone de Caryste, dans son épitomé d’Aristote, recense les mirabilia animaux, ne retenant du Stagirite que les faits singuliers, comme l’a

d’intelligibilité, et qui est l’homme ». Contra, Éthique à Nicomaque, II, 47a 18-b3, pour la prudence et la sagesse des animaux. 36 Voir J.-L. Détienne & J.-P. Vernant, « La mètis d’Antiloque », REG 80, 1967, p. 6383 ; « La mètis du renard et du poulpe », REG 82, 1969, p. 291-317, pour la définition et les caractères généraux de cette notion et l’analyse de sa présence dans les textes homériques. 37 Athénée, Deipnosophistes, VII, 314BC ; on retrouve ce détail chez Oppien ; voir A. Debru, « Les enseignements de la torpille », p.42. 38 Athénée, fr. 178 (Wimmer = Athénée, Deipnosophistes, VII, 314BC) : je remercie vivement Suzanne Amigues de m’avoir indiqué ce fragment. 39 Cf. Diogène Laërce, V, 43-59 (donne une liste de neuf traités) ; Photius, Bibliothèque, 525 a, c 278 (3 listes) ; Athénée cite six titres. Voir sur ces points, A. Zucker, Aristote et les classifications zoologiques, p. 260-269.

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montré C. Jacob40. Même Alexandre de Myndos, seul zoologue cité par Athénée aux côtés d’Aristote, qui semble avoir rédigé en naturaliste érudit des traités sur les animaux où il reprenait et parfois critiquait les analyses du maître, entremêle ses considérations de notations de type paradoxographique. Si je m’y attarde, c’est qu’il est probablement une des sources principales d’Élien, si friand de mirabilia, et surtout d’Oppien de Cilicie. Or, ce dernier est la source principale du poème sur la torpille de Claudien que j’aborderai bientôt. Ses Halieutiques sont un bon exemple d’un effort de classement des poissons selon divers critères différentiels, dans le dessein de suivre l’exemple d’Aristote, mais accompagné d’un grand nombre de notations paradoxales41. Oppien a consacré deux passages à la torpille. Dans le premier, il décrit son appareil et son attaque contre d’autres poissons42 ; dans le second, elle se défend contre un pêcheur en faisant usage de son fluide43. Sans entrer dans les détails de ces documents, je signalerai deux points qui mettent en lumière à la fois la continuité d’Oppien par rapport à Aristote et un infléchissement. Oppien, en effet, distingue une partie du poisson qui pourrait être responsable de la décharge ; il mentionne un fluide glacial et relie le phénomène de torpeur à ce détail. Or, comme Armelle Debru l’a indiqué dans un article récent, c’est dans l’approfondissement de l’analyse de la pathologie de la narcose qu’un lien a été établi entre le symptôme de l’engourdissement, le froid et la douleur. Nous possédons les observations de Galien qui, s’appuyant en partie sur les travaux réalisés dans le domaine de la pneumatique alexandrine44, fait par trois fois référence à la torpille et éclaire son effet engourdissant par le lien causal entre la narcose et le froid45. La faculté réfrigérante de la torpille explique son 40 Aristophane de Byzance, dstoriîn paradÒxwn sunagwg› ; La volonté de ne retenir que les paradoxa apparaît au § 60 : « Pour notre sélection, il suffit que nous survolions les traités qu’Aristote a composés avant nous, et que nous allions directement à ce que ceux-ci, comme les autres, contiennent de bizarre et de sensationnel ». Sur tous ces points et pour la traduction du passage cité, voir A. Zucker, Aristote et les classifications zoologiques, p. 311-312 ; C. Jacob, « De l’art de compiler à la fabrication du merveilleux », Lalies, 1980, p. 121-140. 41 Oppien, Halieutiques, I, 440-445 ; cf. A. Zucker, Aristote et les classifications zoologiques, p. 286-289. 42 Ibidem, II, 56-85. 43 Ibidem, III, 149-155. 44 Cf. Héron d’Alexandrie, Pneumatiques : il refuse la présence du vide continu à l’état naturel, mais admet la présence de vides interstitiels. Le pouvoir de la torpille qui passe à travers toute matière fait partie des phénomènes qui lui servent de preuve – outre le fait que la lumière et la chaleur passent à travers l’air. 45 Galien, De symptomatum causis, I, 4 (K VIII 70-72) : « La narkè, qui se manifeste à travers tout le corps et plus particulièrement dans les membres, est un composé de dysesthésie

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action narcotique, comme elle explique aussi son pouvoir thérapeutique qui réside dans son effet anesthésiant46. À cette étape, il est loisible de parler d’une progression d’ordre épistémologique sur les propriétés de la torpille au carrefour de diverses sciences et dans le cadre d’une littérature technique. Oppien offre ainsi l’exemple d’une poésie didactique qui s’appuie sur quelques éléments scientifiques. Je ferai une seconde observation : Oppien se sert de la torpille comme exemple de l’astuce des poissons qui déjouent parfois les calculs des pêcheurs. Ainsi, l’aspect éthologique déjà présent chez Aristote s’amplifie, devient une mise en scène des rapports animal/ homme, au sein d’un monde sauvage, qui constitue une sorte de projection de considérations morales. En effet, dans cet univers règne la loi du plus fort qui veut que chacun utilise au mieux ses armes naturelles. Le souci de la nature est donc ici de compenser les faiblesses de certaines créatures en les douant d’habileté, de sollertia, de mètis47. Aristoteles Romanus. Le rôle de Pline Il a été jusqu’à présent principalement question des Grecs, mais les contributions de ce colloque ont montré combien il est difficile d’établir des barrières nettes dans le monde gréco-romain ancien et d’identifier les sources péripatéticiennes et leurs formes. La littérature latine regorge d’allusions à l’Histoire des animaux, mais ne donne que très rarement d’indications sur le texte lui-même que les auteurs n’ont peut-être lu qu’à travers des épitomés et des compilations. Cependant et de syskinésie ; elle apparaît clairement se produire dans les refroidissements et compressions des corps nerveux et également chez ceux qui touchent la torpille marine ». Pour le rapport entre engourdissement, froid et douleur : « L’engourdissement n’est qu’un refroidissement extraordinaire qui a pour effet d’altérer la sensation et le mouvement des corps qui en sont affectés, de même que la perte complète du mouvement et de la sensation résulte d’un refroidissement complet. Nous savons que les parties fortement serrées s’engourdissent et que l’engourdissement s’empare aussi de ceux qui touchent la torpille vivante » (De locis affectis, II, 2 (K VIII -71-72). Voir, sur ces points et pour les passages cités, A. Debru, « Les enseignements de la torpille ». 46 On utilisait la décharge électrique de la torpille pour son effet anesthésiant, notamment pour les céphalées tenaces : Galien aurait appliqué une torpille sur la tête et aurait constaté le bienfait. 47 Oppien, Halieutiques, II, 52-55 : « Ceux qui n’ont pas reçu d’un dieu la force en partage […] ont pour armes les ressources de leur intelligence fertile en ruses et en stratagèmes (doloi), ils font périr un poisson qui par la taille et la force leur est bien supérieur ». Cicéron, De natura deorum, II, 123, utilise ce concept à propos des animaux qui se nourrissent d’une autre espèce : la nature leur a attribué soit des qualités physiques, la force et la vitesse, soit des qualités morales, l’ingéniosité et l’adresse (sollertia).

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des auteurs comme Cicéron et Pline que je citerai simplement comme relais, ont utilisé les recherches d’Aristote sur les animaux. Cicéron, qui a eu accès au corpus aristotélicien48, mêle deux notices du Stagirite sur la baudroie et la torpille dans le livre II du De natura deorum, où il les cite pour leurs armes de défense, comme illustration de l’ingéniosité des animaux : Aliae fugae se, aliae occultatione tutantur, atramenti effusione saepiae, torpore torpedine. « Certains trouvent leur salut en fuyant, d’autres en se cachant, les seiches par un jet d’encre, les torpilles par une décharge paralysante »49.

Les données aristotéliciennes sont utilisées ici dans le cadre d’un exposé largement influencé par la vision stoïcienne d’une nature providentielle dont le dessein d’assurer la pérennité des espèces animales s’incarne en particulier dans l’extrême variété des formes que revêt l’intelligence des animaux50. Quant à Pline, il connaissait certainement l’original grec, mais contamine tant de sources diverses, avec un apport personnel plus ou moins judicieux, qu’il est souvent difficile de dire de qui il s’inspire51. Le livre IX, cependant, qui s’intéresse surtout aux bêtes marines, contient plusieurs essais de classification d’influence aristotélicienne – des critères comme la taille ou le tégument, par exemple, interviennent – ; mais, lorsqu’il arrive aux animaux munis d’écailles, il s’arrête longuement sur les poissons les plus remarquables (taille, gastronomie) et se livre à une digression sur l’intelligence des animaux (142-150). C’est là, qu’intervient la description de la torpille, inspirée essentiellement de l’Histoire des animaux. Ainsi, la torpille est citée parmi un des genres de poissons plats et Pline se réfère

48 Il peut aussi tirer sa connaissance des idées d’Aristote de certaines compilations hellénistiques zoologiques, voire d’anthologies de mirabilia. Sur la place et la réception de l’œuvre d’Aristote à Rome, voir P. Moraux, Der Aristotelismus bei den Griechen von Andronikos bis Alexander von Aphrodisias, Band II : Der Aristotelismus im 1. und 2. Jh. N. Chr., Berlin 1984 ; H.B. Gottschalk, « Aristotelian philosophy in the Roman world from the time of Cicero to the end of the second century AD », ANRW II 36, 2, Berlin 1987, p. 10831088 ; J. Barnes & M. Griffin (éd.), Philosophia togata II, Platon and Aristotle at Rome, Oxford 1997. 49 De natura deorum, II, 127 = HA, 620b 13 8 ; 620b 19-23 et 28-29. 50 Cicéron, De natura deorum, XLVII-LI (trad. Bréhier, p. 451-455). Pour le finalisme de la nature rapporté aux animaux, voir G.E.R. Lloyd, « Les animaux de l’Antiquité », p. 554-555. 51 Pline emprunte quelques détails dans ce livre à d’autres auctores. Une hypothèse est qu’il a consulté l’abrégé De animalibus de Trogue Pompée, qui figure parmi les auctores, dans le sommaire, un résumé de l’œuvre d’Aristote.

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directement au Stagirite : « Aristote, le premier, les a englobés sous la dénomination grecque de sel£ch (sélaciens), qu’il leur a assignée »52. Comme chez Aristote, la torpille sert de pièce dans le dossier de l’intelligence des animaux : « Cela augmente mon étonnement de voir que certains aient refusé aux animaux aquatiques toute intelligence. La torpille connaît son pouvoir, sans ressentir elle-même les effets de la torpeur, et, enfoncée dans la vase, elle se dissimule, attrapant les poissons qui, nageant sans méfiance au-dessus d’elle, ont été frappés d’engourdissement »53. Mais la torpille, comme chez Aristote, n’est qu’un exemple parmi d’autres, puisque Pline cite également la grenouille de mer, l’ange, le turbot et les raies54. Dans le livre XXXII, consacré aux remèdes tirés des animaux aquatiques, le développement initial sur la puissance du rémora et des coquillages capables d’arrêter les nauires, et sur les pouvoirs de la torpille, est un préambule à la démonstration de l’efficacité des remèdes issus des animaux marins : Quid ? non et sine hoc exemplo per se satis esset ex eodem mari torpedo ? Etiam procul et e longinquo, uel si hasta uirgaue attingatur, quamuis praeualidos lacertos torpescere, quamlibet ad cursum ueloces alligari pedes ? Quod si necesse habemus fateri hoc exemplo esse uim aliquam, quae odore tantum et quadam aura corporis sui adficiat membra, quid non de remediorum omnium momentis sperandum est ? « Et puis, sans même cet exemple, celui de la torpille, autre bête de la mer, ne suffirait-il pas ? Même à distance et de loin, même si on la touche avec un bâton ou une baguette, elle engourdit les bras les plus robustes, elle paralyse les pieds les plus rapides à la course. Si cet exemple nous oblige à reconnaître qu’il existe une force capable d’agir sur les membres par la seule odeur et par une espèce d’exhalaison, que ne doit-on pas espérer de l’efficacité de tous les remèdes ? »55

D’Aristote à Pline, on note l’accentuation par l’hyperbole du caractère merveilleux du phénomène qui fait de la torpille, capable d’agir à distance, un argument essentiel dans l’économie de ce livre sur les remèdes tirés du monde marin. 52 Pline, NH, IX, 40 : Haec Graece in uniuersum sel£ch appellauit Aristoteles primus hoc nomine eis inposito. 53 Pline, NH, IX, (143) 67 : Quo magis miror quosdam existimasse aquatilibus nullum inesse sensum. Nouit torpedo uim suam ipsa non torpens, mersaque in limo se occultat, piscium qui securi supernatantes obtorpuere corripiens. 54 Ibidem. 55 Ibidem, XXXII (2), 7 : on note un essai d’explication : odore et quadam aura corporis. La torpille possède, selon Pline, d’innombrables emplois thérapeutiques : relâcher le ventre (31, 94) ; soigner la rate (XXXII, 102) ; arrêter la descente de l’intestin (XXXIII, 105) ; cf. 46, 133 : faciliter l’accouchement.

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Apulée L’on dit souvent que c’est à travers Pline que l’Antiquité tardive et le Moyen Âge ont eu accès à l’œuvre d’Aristote. Cependant, cette dernière me semble faire partie du bagage culturel des lettrés latins, du moins de ceux qui possédaient le grec, et cela en dépit de leur préférence pour une autre école philosophique, je pense surtout au platonisme56. Les traités sur les animaux paraissent connus par exemple de manière directe par Apulée, représentant du médioplatonisme. Ainsi, au chapitre XXXVI de l’Apologie, pour se justifier d’avoir fait des recherches sur les animaux marins, il s’appuie sur l’autorité des auteurs naturalistes – Aristote, Théophraste, Eudème, Platon et ses successeurs – qu’il a lus pour en faire des compilations et rivaliser avec eux. Il cite très précisément les traités sur les animaux qui se trouvent, dit-il, à la disposition de tout érudit : Ceterum quam ob rem plurimos iam piscis cognouerim, quorundam adhuc nescius esse nolim, discat Aemilianus, quoniam usque adeo rebus meis curat ; quamquam est iam praecipiti aeuo et occidua senectute, tamen, si uidetur, accipiat doctrinam seram plane et postumam ; legat ueterum philosophorum monumenta, tandem ut intellegat non me primum haec requisisse, sed iam pridem maiores meos, Aristotelem dico et Theophrastum et Eudemum et Lyconem ceterosque Platonis minores, qui plurimos libros de genitu animalium deque uictu deque particulis deque omni differentia reliquerunt. Bene quod apud te, Maxime, causa agitur, qui pro tua eruditione legisti profecto Aristotelis peri zówn gen{sewj, peri zówn ¢natomÁj, peri zówn dstorfaj multiiuga volumina, praeterea problemata innumera eiusdem, tum ex eadem secta ceterorum, in quibus id genus uaria tractantur. « Maintenant, pourquoi ai-je étudié un grand nombre de poissons ? Pourquoi y en a-t-il quelques-uns que je regrette de ne pas connaître encore ? Je vais l’apprendre à Emilianus, puisqu’il s’intéresse tant à mes affaires. Quoique sur le penchant de l’âge et au déclin de sa vieillesse, qu’il acquière encore, s’il y consent, une science tardive et de la deuxième heure ; qu’il lise les œuvres des anciens philosophes, quand ce ne serait que pour rendre compte que je ne suis pas le premier à m’être livré à ces recherches, mais que, bien avant moi, mes ancêtres en ont fait 56 Cf., par exemple, la réception d’Aristote par Marius Victorinus qui élargit ainsi ses analyses de Porphyre, l’entreprise de description globale des artes liberales dans les écrits philosophiques de jeunesse d’Augustin, le projet poursuivi par Boèce. Voir P. Courcelle, Les lettres grecques en Occident de Macrobe à Cassiodore, Paris 1940. Mais excepté les commentateurs, souvent spécialisés dans les traités de métaphysique, l’œuvre d’Aristote est connue probablement à travers des compilations et épitomés.

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autant : je veux dire Aristote, Théophraste, Eudème, Lycon, et toute la lignée de Platon, dont il reste un grand nombre de livres sur la génération des animaux, leurs mœurs, leurs parties, et l’ensemble de leurs caractères distinctifs. C’est une heureuse chance, Maximus, que cette cause se plaide devant toi : érudit comme tu l’es, tu as certainement lu les nombreux livres d’Aristote sur la Génération des animaux, l’Anatomie des animaux, l’Histoire des animaux, ainsi que les innombrables Problèmes du même philosophe, sans parler des ouvrages où les autres représentants de l’école traitent diverses questions de même ordre »57.

La latinité tardive. Claudien Si l’on peut raisonnablement penser qu’Apulée, érudit et polygraphe, a lu directement l’œuvre physique d’Aristote, il est plus difficile de trancher sur ce point pour Claudien. Certes, ce poète qui rédige son œuvre en latin, tout en restant attaché à la langue et la culture grecques par sa naissance et l’éducation reçue à Alexandrie, professe un grand goût pour la science. Ainsi, il affiche son admiration pour le philosophe Manlius Theodorus, qu’il félicite d’avoir traduit des ouvrages d’ordre métaphysique et probablement scientifique du grec en latin58. Lui-même connaît les théories d’Aristote sur le rêve et a peut-être lu ses ouvrages de morale et de métaphysique, au moins sous la forme d’épitomés ou de compilation59. Il s’intéresse à l’astronomie, domaine dans lequel il manifeste une précision très honorable, à la géologie et au monde animal, très présent dans son œuvre. L’ensemble de ce corpus que l’on peut définir comme « scientifique », avec toutes les réserves et les limites qui s’imposent à l’usage de ce terme dans l’Antiquité60, dénote une authentique curiosité, une capacité réelle d’observation et propose la plupart du temps une 57 Apologie, 41, 7. 58 Theod., passim. Sur les rapports entre Claudien et ce personnage, voir V. Zarini,

« Graiorum obscuras Romanis floribus artes/irradias : Culture grecque et politique romaine dans les éloges de Claudien », à paraître dans F. Garambois (éd.), Claudien et la science. Sur la science de Claudien, voir A. Cameron, Claudian. Poetry and Propagand at the Court of Honorius, Oxford 1970, p. 306 sq. ; A. Prenner, « Claudiano e la “scienza” : l’epigramma In sphaeram Archimedi », dans Quattro Studi su Claudiano, Napoli 2001, p. 7-48 ; M.F. Guipponi-Gineste, « Claudien et la sphère d’Archimède », dans Antiquité tardive et humanisme, de Tertullien à Beatus Rhenanus, Brepols, Turnhout 2005. 59 Pour les connaissances grecques de Claudien, voir P. Courcelle, Les lettres grecques en Occident, p. 119-129 ; H. Funke, « The Universe of Claudian : the Greek Sources », Papers of the Liverpool Latin Seminar, V, 1985, p. 357-366. 60 Voir P. Parroni, « Scienza e produzione letteraria », dans Lo spazio letterario di Roma antica, Rome 1989, I, p. 469-505.

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interprétation d’ordre physique61. Beaucoup des objets ou phénomènes naturels qui attirent l’attention de Claudien sont cependant des mirabilia : la source Apone, l’aimant, par exemple, ou, pour en rester aux animaux, le porc-épic et la torpille. Sur ce point du moins, Claudien témoigne du glissement du discours scientifique à un discours paradoxographique. Pour son poème didactique sur la torpille (c. min. 49), d’évidence, il puise dans Oppien, l’un des relais essentiels de l’œuvre zoologique d’Aristote. De fait, il contamine les deux passages des Halieutiques dans son poème sur la torpille. Que reste-t-il de l’héritage d’Aristote dans son approche de ce poisson, compte tenu de la nature du genre choisi – le poème didactique – et du philtre que constitue son modèle ? Quis non indomitam dirae torpedinis artem audiit et merito signatas nomine uires ? Illa quidem mollis segnique obnoxia tractu reptat et adtritis uix languida serpit harenis. Sed latus armauit gelido Natura ueneno et frigus, quo cuncta rigent animata, medullis miscuit et proprias hiemes per uiscera duxit. Naturam iuuat ipsa dolis et conscia sortis utitur ingenio longeque extenta per algas attactu confisa suo (immobilis haeret) qui tetigere iacent. Successu laeta resurgit et uiuos inpune ferox depascitur artus. Si quando uestita cibis incautior aera hauserit et curuis frenari senserit hamis, non fugit aut uano conatur uellere morsu, sed proprius nigrae iungit se callida saetae et meminit captiua sui longeque per undas pigra uenenatis effundit flamina uenis. Per saetam uis alta meat fluctusque relinquit, absentem uictura uirum : metuendus ab imis emicat horror aquis et pendula fila secutus transit harundineos arcano frigore nodos uictricemque ligat concreto sanguine dextram. Damnosum piscator onus praedamque rebellem iactat et amissa redit exarmatus auena62.

61 Voir Guipponi-Gineste, Claudien. La pourpre et le cristal : chanter le monde à la cour d’Occident, 2010, quatrième partie. 62 C. min. 49 (éd. J.B. Hall 1985 ; trad. personnelle). Sur ce poème, voir M.-F. GuipponiGineste, Claudien, p. 248-256.

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« Qui n’a entendu parler de l’invincible adresse de la cruelle torpille et de l’effet qu’elle produit, si bien indiqué par son nom ? Son corps est mou au toucher ; elle se traîne lentement, en apparence sans défense, et laisse à peine une trace sur le sable où elle rampe paresseusement. Mais la Nature a armé ses flancs d’un poison qui glace, a mêlé à ses entrailles un froid qui plonge dans la torpeur tous les êtres vivants, et a conduit en son sein ses propres hivers. Elle seconde encore la nature par la ruse ; connaissant la propriété dont elle est douée, elle s’en sert habilement ; elle s’étale tout de son long sur un lit d’algues, et se fiant à l’effet produit par son contact, elle attend sans bouger. Tout ce qui la touche tombe à côté d’elle ; alors la cruelle se relève, joyeuse de son succès et, fougueuse, dévore impunément les membres palpitants de ses victimes. S’il lui arrive d’avaler sans attention l’appât qui dissimulait un fer dangereux et de se sentir retenue par la pointe recourbée d’un hameçon, elle ne s’enfuit pas, n’essaye pas de l’arracher par de vaines morsures ; au contraire, elle se rapproche adroitement du fil sombre : prise, elle n’oublie pas son arme et elle exhale au loin dans l’eau le poison engourdissant que recèlent ses veines. L’influence s’en fait sentir en glissant le long de la soie et s’élève au-dessus des flots pour vaincre l’homme qui est loin d’elle ; du fond de l’eau s’élève un frémissement redoutable qui suit le fil tendu, s’insinue secrètement à travers les nœuds du roseau et emprisonne la main triomphante de l’homme dont il glace le sang. Le pêcheur rejette ce poids malfaisant et cette proie rebelle, et revient désarmé, ayant perdu sa ligne ».

La description se veut précise, comme le montre la construction du poème qui présente d’abord son aspect général, « son corps mou au toucher » et sa façon de se mouvoir. Ensuite, le poète mentionne ce qui fait sa force, le fluide paralysant. À partir de là, il la présente en action, la confrontant d’abord aux autres créatures marines, ensuite à un pêcheur. Il arrive en effet que la torpille avale un appât dissimulant un fer dangereux ; mais elle fait en sorte de s’en libérer par la projection de son poison. Claudien semble rassembler toutes les connaissances sur la torpille qui se sont affinées depuis Aristote : de ce dernier, on retrouve la description générale, les mouvements dans le biotope, la tactique, la capacité d’engourdissement à distance, la progression depuis les autres poissons jusqu’à l’homme qu’elle peut berner et toucher. Des découvertes des physiciens alexandrins et des médecins, le poète restitue le lien entre le froid et la narcose (proprias hiemes, 7 ; arcano frigore). Aux grammairiens il emprunte la remarque étymologique. Le poisson appartient désormais aux mirabilia. En effet, malgré l’absence du lexique spécifique de la merveille, l’appréhension du pois-

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son comme un mirabile apparaît dans la question rhétorique initiale qui signale le topos et dans la longueur du développement lui-même qui repose entièrement sur l’éloge. La caractéristique remarquable de l’animal est traduite par le thème du secret : son fluide paralysant est désigné par l’expression arcano frigore. De plus, la merveille se définit par un trait particulier qui marque son écart avec les lois naturelles et la distingue des autres objets de sa catégorie. Définir l’objet merveilleux, c’est de fait à la fois l’inclure dans l’ensemble dont il fait partie et l’exclure de cet ensemble par la constatation de ses différences. On voit bien à l’œuvre ce double mouvement dans le poème, au cours duquel Claudien rapproche le comportement de la torpille de celui des autres poissons, qu’elle rappelle dans sa manière anodine de bouger (3-4) ; et, comme eux, il lui arrive de se laisser prendre à l’appât d’un hameçon. Cependant, face aux autres poissons, en position d’attaque, elle ne fait pas ce qu’on attendrait d’elle et ne bouge pas (immobilis haeret, 10). Lorsqu’elle est en position de défense face à l’homme et retenue par le hameçon, loin de fuir elle se rapproche du fil (v. 15-16). Le poète souligne par des oppositions, des adversatifs, des oxymores, son attitude paradoxale et sa différence, son venin redoutable. Ce fluide lui est propre (proprias hiemes, 7) et elle forme un monde à part, avec ses propres règles. Ainsi, le poète a rapproché la torpille d’autres animaux, comme le faisait Aristote, en s’appuyant sur Oppien, mais dans le but bien différent de l’en distinguer, suivant en cela la logiqueencomiastique du poème. En revanche, il rejoint le Stagirite par les questions – et les réponses – d’ordre éthologique et philosophique sur l’organisation de la nature, l’intelligence des animaux et leur rapport aux hommes. En effet, la prévoyante Nature a armé la torpille du venin (Sed latus armauit gelido natura ueneno, 5)63, et, à présent personnifiée sous l’influence des stoïciens, elle est sujet de verbes d’action, de volonté, comme si elle avait à dessein compensé la faiblesse du chétif animal. C’est là une expression poétique de la finalité de la création qu’Aristote exprime dans son œuvre entière. Par ailleurs, les propriétés physiques de l’animal sont complétées par un comportement réfléchi et efficace qui pose la question de son intelligence. Cette faculté apparaît notamment dans la conscience des dons reçus de la nature : elle est conscia sortis64, et elle n’oublie 63 C. min. 49, 5-7. 64 C. min. 49, 8 ; cf. Plutarque, Sollertia animalium, 978b-c ; Pline, NH., IX, 143 : nouit

torpedo uim suam. Cf. plus tard, Du Bartas, qui s’est inspiré, entre autres, de Claudien, dans La Septaine, V, 225-226 : « La Torpille, qui sait qu’elle porte en son flanc/Un hiver

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jamais cet avantage (attactu confisa suo, 10 ; meminit sui, 17). Riche de l’expérience accumulée dans le passé, elle peut seconder la nature en utilisant la ruse (naturam iuuat ipsa dolis, 8). C’est donc une utilisation intelligente de ses armes qui fait sa force (utitur ingenio, 9), désignée par l’adjectif callidus (16)65. Or, cet adjectif est l’un des termes latins qui font écho à la mètis grecque, intelligence tout en astuce qui s’adapte à la réalité mouvante et dangereuse de la mer où, parfois, si la vigilance de la torpille se relâche, elle se fait piéger par un autre rusé, le pêcheur et son hameçon (v. 13-14). Mais la torpille retourne l’arme du pêcheur, le fil sombre (nigrae… setae, 15), contre lui, en l’utilisant comme conducteur de son poison fatal (16-25). Ainsi, comme Aristote et, après lui, Oppien, Claudien présente et approfondit la confrontation entre l’animal et l’homme. Ce dernier est pris au piège, puisque la décharge « emprisonne la main triomphante dont elle rigidifie le sang »66. La main, symbole de la maîtrise de l’homme sur le monde, sur laquelle Aristote avait médité, est comme prise dans un filet67. Le pêcheur n’a plus qu’à lâcher la proie et partir (v. 24-25). On ne saurait mieux dire la défaite de l’homme qui, loin de dominer le monde qui l’entoure, en est exclu, et n’a connu de la torpille que son étrangeté foudroyante. La poésie de Claudien, dans le débat philosophique sur les atouts respectifs des hommes et des animaux, fait lapart belle à ces derniers68. Le point de vue adopté est

insensible, un pestifère sang » (éd. Bellanger). Sur l’intelligence supposée ou niée des animaux, R. Sorabji, « Esprits d’animaux », dans L’animal dans l’Antiquité, p. 355-376. 65 Cf. c. min. 9, v. 32 : à propos du porc-épic, le poète emploie également le terme de sollertia afin de louer son efficacité lorsqu’il a décidé de passer réellement à l’attaque ; les humains aussi peuvent être qualifiés ainsi ; cf. Stil. I, 290 : comme le pilote au milieu du brouillard. Cependant, le terme peut prendre une connotation péjorative, si la capacité de tromper qu’il désigne est utilisée par des êtres malfaisants, comme Rufin (Ruf. II, 368 : Rufin, « accoutumé par des propos habiles/À tromper tout son monde » (qui fallere cuncta solebat/ callidus affatus) ; l’auteur ici assimile implicitement Rufin à un sophiste ; ce dernier est doué de mètis, car il utilise des discours ondoyants, sait machiner mille tours, entrelace les arguments. 66 C. min. 49, 23 : uictricemque ligat concreto sanguine dextram. 67 Aristote, GA, II 9 421a 22. 68 Les modifications de l’hypotexte de Claudien (Oppien) accentuent la victoire de la torpille : il ajoute l’annonce de la victoire de l’animal (uictura uirum, 20). Il s’étend sur le trajet du poison effrayant dans l’eau (metuendus horror), motif absent d’Oppien. Dans les derniers vers aussi, Claudien, au lieu de se fixer comme Oppien sur la canne, signale la proie que l’homme abandonne, avec une double caractérisation au début et à la fin du vers 24 (damnosum… rebellem). Sur l’imitatio-aemulatio de Claudien dans ce poème, voir M.F. Guipponi-Gineste, Claudien, p. 370-373.

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celui de l’animal, témoin d’un monde mystérieux qui se dérobe à l’homme69. Dans l’impossibilité de développer ici la dimension rhétorique du poème, la réflexion sur le pouvoir du langage, si l’on pense à l’intertexte commun à Aristote et à Claudien, le Ménon de Platon, et l’emploi métaphorique de la torpille comme emblème de discours qui possède un fort impact sur le récepteur70, je conclurai uniquement sur une approche de l’animal en tant que merveille, mais adossée à une description précise et documentée. On retiendra également une vision plus dramatique et noire que chez Aristote d’un monde de rapports de force où la ruse est nécessaire, indice peut-être des troubles et des dangers de l’époque. Or, dans le dernier exemple que je vous soumets, la torpille est devenue l’emblème d’une ruse dévoyée. Cassiodore Il s’agit de la lettre 35 du livre I des Variae de Cassiodore, Fausto Praefecto Praetorio Theodericus rex71. Je rappellerai que Cassiodore, ce lettré total qui connaît le grec72, utilise à plusieurs reprises l’Histoire des animaux d’Aristote dans les Variae73, reprenant des traits comportementaux qu’il rapporte aux humains dans un but d’édification morale ou dans un contexte politique. Dans cette lettre, où il donne sa voix au roi, il lance entre 535-538, plus de vingt ans après les faits (entre 509-512), une accusation grave contre un membre 69 Il refuse l’anthropocentrisme stoïcien qui ne voit dans les animaux qu’objets à l’usage des hommes. Dans le système de l’École, la Nature a tout fait pour l’homme ; tous ces animaux merveilleux si habiles à se préserver et perpétuer, ne sont ainsi que pour le profit des hommes, comme le sont les plantes, les fruits, les moissons ; cf. Cicéron, De natura deorum, II, LIII, 131-133 ; 62-64 : Principio ipse mundus deorum hominumque causa factus est quaeque in eo sunt parata ad fructum hominum et inuenta sunt (154) ; les hommes sont les seuls à disposer de la raison (soli etiam ratione utentes). Cf. Épictète, Entretiens, XIV, 2-10. 70 Platon, Ménon, 80ab : « tu me parais ressembler tout à fait […] à ce large poisson de mer qui s’appelle une torpille. Celle-ci engourdit aussitôt quiconque s’approche et la touche ; tu m’as fait éprouver un effet semblable, (tu m’as engourdi). Oui, je suis vraiment engourdi de corps et d’âme, et je suis incapable de te répondre » (trad. Croiset, 1972). La torpille représente un certain type de discours qui produit un effet puissant (Ménon utilise aussi les images du philtre magique, de l’enchantement). Il mène à la stupeur, c’est-à-dire à une sorte de paralysie des facultés rationnelles. 71 Je remercie vivement J.-L. Jouanaud, qui établit l’édition aux Belles Lettres (CUF), pour ses conseils. 72 Cf. Variae, I, 45, 3, où il complimente Boèce de traduire la science grecque : Graecorum dogmata doctrinam fecerit esse Romanam. Lui-même est l’interlocuteur de Théodoric dont la langue est le grec. 73 Variae, II, 14, 21 : les oiseaux ; III, 2, 47 : la salamandre ; V, 34, 12 : le caméléon.

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éminent de l’aristocratie de Rome, Faustus Niger, qui poursuit auprès de Théodoric unebrillante carrièreentamée sous le roi Odoacre74. Le reproche que lui fait le roi tourne autour de la question frumentaire : Faustus aurait été à l’origine d’une disette en retenant des frumenta en provenance de Calabre et d’Apulie au mieux par négligence, au pire par malhonnêteté. Après s’être demandé ironiquement si les navires qui auraient dû transporter le blé n’ont pas été immobilisés par le rémora et les coquillages marins, il en vient à la torpille : Sed ut dicamus aliam piscis naturam, forte nautae praedictarum nauium tactu torpedinis segnissime torpuerunt : a qua tantum infigentum dexterae praegrauantur, ut per hastam, qua fuerit uulnerata, ita manum percutientis inficiat, quatenus uiuae substantiae pars sine sensu aliquo immobilis obstupescat. Credo talia incurrerunt, qui se mouere non possunt. Sed echinais illis impedimentosa uenalitas est, concharum morsus insatiata cupiditas, torpedo fraudulenta simulatio. Ipsi enim studio prauo faciunt moras, ut occasiones incurrere uideantur aduersas. Quod magnitudo tua, cui specialiter conuenit cogitare de talibus, celerrima faciat emendatione recorrigi, ne inopia non tam ab sterilitate temporis quam a neglegentia matre nata esse uideatur. « Mais pour parler d’une autre espèce de poisson, peut-être les marins des navires dont nous parlions plus haut ont-ils été totalement paralysés en touchant le poisson torpille : il paralyse les mains de ceux qui l’atteignent au point que, par la lance qui l’a blessé, il écrase tellement la main du lanceur qu’une partie de la substance vive s’engourdit, privée de toute sensation. Je crois qu’ils ont rencontré de tels problèmes, ceux qui ne peuvent avancer. Mais, pour ces rémoras-là, c’est l’appât du gain qui en fait des obstacles, la morsure des coquillages c’est une cupidité insatiable, la torpille c’est la dissimulation frauduleuse. En effet, ils provoquent des retards par leur mauvaise volonté, tout en paraissant rencontrer des revers contraires. Que ta Grandeur, à qui il revient particulièrement de réfléchir sur de tels agissements, fasse en sorte de corriger cela par une prompte réforme, afin que la disette ne paraisse pas tant provenir d’un temps défavorable que d’une négligence »75.

L’association du rémora, du murex et de la torpille signale le livre XXXII, 3-7, de Pline, vu plus haut, comme source directe76. Si la des74 Voir J.R. Martindale, « Fl. Anicius Probus Faustus iunior Niger 9 », PLRE 2, 1980, p. 454-456. Faustus appartient au plus haut niveau de l’aristocratie de Rome au VIe s. Consul en 490, Magister Officiorum vers 492-494 ; Quaestor Palatii en 503-505/6 ; Praefectus Praetorio (PPO) au moment des faits. 75 Trad. personnelle (avec les conseils de J.-L. Jouanaud). 76 Pour le rémora (echinais morsus), cf. Oppien, Halieutiques, 99 ; Pline, NH, IX, 79-80 ; XXXII, 3 ; Oppien, Halieutiques, I, 212 sq. Pour les coquillages de l’océan Indien, cf. Pline,

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cription du phénomène de la narcose est assez précise et traditionnelle et souligne le caractère exceptionnel du pouvoir de la torpille, la visée est à présent totalement morale et politique : Faustus est accusé de prévarication : sed echinais illis impedimentosa venalitas est, concharum morsus insatiata cupiditas, torpedo fraudulenta simulatio. Le prétexte animalier n’a rien d’anodin : Faustus est clairement la torpille qui empêche le vaisseau, c’est-à-dire le regnum de Théodoric, d’avancer. La représentation anthropocentrique de la torpille est au service d’une dénonciation77. Conclusion Aristote témoignait d’une grande curiosité pour toutes les manifestations du vivant, les plus ténues ou les plus bizarres, et, s’il a recensé les mirabilia, c’est dans le cadre de son enquête minutieuse sur les particularités des animaux dont il détaille les ressemblances et les différences, sans perdre de vue que la nature n’a rien fait en vain. En vertu de l’idée que les vivants forment une sorte de chaîne continue d’êtres que l’on peut hiérarchiser uniquement selon le degré croissant de complexité de leur organisme, une curiosité peut rejoindre l’espace neutre et généralisant du regroupement. On a observé combien la remarquable propriété de la torpille perdait de son pouvoir de surprendre, exemple parmi d’autres de la variété des formes du monde animal et de la sagacité de certains d’entre eux. Aristote a constitué une sorte de « base de données » qui, dans le cas de la torpille, s’est enrichie des analyses venues des sciences physiques et médicinales. Ce savoir trouve un écho à des degrés divers chez les écrivains qui ont eu accès à la zoologie aristotélicienne par des relais et à travers des philtres divers. On a pu observer le glissement progressif du discours scientifique à un discours paradoxographique. Parallèlement s’est amplifiée la dimension éthologique qui se trouvait déjà chez Aristote, à travers la mise en scène des comportements animaliers, selon des visées philosophiques ou politiques qui traduisent une vision de plus en plus anthropocentrée.

NH, XXXII, 5. Cf. Les références que donne ǖ.J. Fridh, Magni Aurelii Cassiodori Variarum libri XII, Corpus Christianorum series latina, Brepols, Turnhout 1973, p. 40-41. 77 Cf. Pline, NH, XXXII, 7. Plutarque, sollertia animalium, 27 (978 B-C).

Aristote dans la tradition doxographique du De die natali de Censorinus Gérard Freyburger

Le De die natali de Censorinus est un petit ouvrage abordant, à l’occasion de l’anniversaire du protecteur de l’auteur, Quintus Caerellius, un certain nombre de questions touchant à la naissance, à l’origine et au développement de la vie, à la nature du cosmos, au décompte du temps1. Aristote y est cité neuf fois2. C’est donc un témoignage notable de la présence de notre philosophe à une époque déjà avancée de l’histoire de Rome : le De die natali donne la date exacte de sa composition, à savoir 238 ap. J.-C.3 Mais l’intérêt du témoignage de cet ouvrage va encore au-delà du nombre des occurrences, car Aristote y est cité dans un cadre particulier. Censorinus dit en effet au début de son traité4 : « Je vais exposer brièvement quelles furent les opinions des anciens sur l’origine des hommes », quae veteribus de origine humana fuerint opiniones. Or opiniones est l’équivalent latin du grec dÒxai et ces dÒxai nous renvoient à la littérature doxographique antique, c’est-à-dire à ces recueils d’opinions de savants et de philosophes, dont Hermann Diels a montré l’importance dans ses Doxographi Graeci.

1 On dispose de trois éditions récentes de cet ouvrage : N. Sallmann, Censorini de die natali liber ad Q. Caerellium, Teubner, Leipzig 1983 (l’auteur a donné une traduction allemande du texte latin dans Censorinus Betrachtungen zum Tag der Geburt, Teubner, Acta humaniora, Leipzig 1988) ; Carmelo A. Rapisarda, De die natali liber ad Q. Caerellium, Patron editore, Edizioni e saggi universitari di filologia classica, Bologne 1991 (avec traduction italienne) ; V. Fontanella, Il giorno natalizio, Zanichelli editore, tome 1, 1992, tome 2, Bologne 1993 (avec traduction italienne) ; il faut ajouter la traduction française et le commentaire de G. Rocca Serra, Le jour natal, Librairie Philolosphique J. Vrin, Paris 1980. Nous préparons actuellement une édition avec texte latin et traduction française pour la Collection des Universités de France des Éditions Les Belles Lettres. 2 Outre dans les passages que nous citons, 7, 6 ; 14, 16 et 18, 11. 3 21, 6 : Hic annus... est... a Roma autem condita nongentesimus nonagesimus primus. 4 4,1 : Quoniam aetas a die natali initium sumit suntque ante hunc diem multa, quae ad hominum pertinent originem, non alienum videtur de iis prius dicere, quae sunt natura priora. Igitur quae veteribus de origine humana fuerint opiniones, breviter exponam.

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Nous nous proposons donc d’examiner six opinions d’Aristote5 rapportées par Censorinus, avec deux objectifs : examiner d’une part l’exactitude des citations, d’autre part les manières dont celles-ci se présentent, afin d’essayer de déceler l’ouvrage ou les ouvrages intermédiaires, le recueil ou les recueils dans lesquels Censorinus a pu puiser. En conclusion, nous ferons un bilan et tenterons de préciser le mode d’accès à Aristote dont pouvait avoir usé Censorinus à son époque, compte tenu de son objectif littéraire. Opinion 1 : « La nature humaine a toujours existé » Censorinus écrit dans 4, 3 : Sed prior illa sententia, qua semper humanum genus fuisse creditur, auctores habet Pythagoram Samium et Ocellum Lucanum et Archytan Tarentinum omnesque adeo Pythagoricos. Sed et Plato Atheniensis et Xenocrates et Dicaearchus Messenius itemque antiquae Academiae philosophi non aliud videntur opinati ; Aristoteles quoque Stagirites et Theophrastus multique praeterea non ignobiles peripatetici idem scripserunt. « La première opinion, selon laquelle le genre humain a toujours existé, a pour autorités Pythagore de Samos, Ocellus le Lucanien, Archytas de Tarente et d’une manière générale tous les pythagoriciens ; mais Platon d’Athènes, Xénocrate et Dicéarque de Méssène ainsi que les philosophes de l’Ancienne Académie ne semblent pas avoir été d’un avis différent, et Aristote le Stagirite, Théophraste et beaucoup d’autres péripatéticiens connus ont écrit la même chose ».

Dans les textes d’Aristote qui nous sont parvenus, il est en fait plus question de l’éternité du monde dans son ensemble que de celle de la nature humaine. C’est notamment le cas dans le De caelo6, où est exposée la thèse que le ciel, n’admettant ni génération, ni corruption, est éternel. C’est aussi le cas, plus accessoirement, dans le De generatione animalium : toutefois, dans ce dernier traité, un passage nous intéresse tout particulièrement, car il dit de manière explicite : DiÕ g{noj ¢ei ¢nqrèpwn kai zówn œsti kai futîn. « Voilà pourquoi il existe toujours un genre des hommes, des animaux, des végétaux »7. 5 Nous laisserons de coté une septième, rapportée dans 18, 11, sur l’appellation « Grande année », qui pourrait renvoyer à un fragment perdu d’Aristote (cf. G. Rocca Serra, op. cit., ad loc.). 6 De caelo, I, 9. 7 De la génération des animaux, 2, 1, p. 732a 1 (traduction P. Louis).

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Est-ce à ce passage que se réfère le texte de Censorinus ou à un autre aujourd’hui perdu ? Quoi qu’il en soit, Aristote a assurément exprimé cette idée, et cela est confirmé par plusieurs auteurs latins : ainsi Cicéron dans les Académiques (nous citons le texte à la fin de cet article) et Lactance dans les Institutions divines. L’auteur chrétien écrit à propos de la question de la création de l’homme, après avoir dénoncé la faiblesse de la position des païens disant que les hommes sont nés spontanément de la terre : Aristoteles autem labore se ac molestia liberavit dicens semper fuisse mundum : itaque et humanum genus et cetera quae in eo sunt initium non habere, sed fuisse semper ac semper fore. « Mais Aristote s’est libéré de cette difficulté embarrassante en déclarant que le monde a toujours existé : c’est pourquoi la race humaine et tous les êtres qui sont dans le monde n’ont pas eu de commencement, mais ont toujours existé et existeront toujours »8.

Censorinus a-t-il puisé l’information chez Aristote lui-même ? Il est probable que ce soit plutôt chez Varron, car nous avons conservé un passage du De re rustica où l’auteur, commençant un développement sur l’origine de l’élevage des animaux dans l’histoire du monde, ajoute que, comme il est nécessaire par nature que les hommes et les bêtes aient toujours existé : ... sive enim aliquod fuit principium generandi animalium, ut putavit Thales Milesius et Zeno Citieus, sive contra principium horum extitit nullum, ut credidit Pythagoras Samius et Aristoteles Stagerites... « ... soit en effet qu’il y ait eu un principe générateur des êtres vivants, comme l’ont pensé Thalès de Milet et Zénon de Citium, soit au contraire qu’il n’en ait existé aucun, comme l’ont cru Pythagore de Samos et Aristote de Stagire... »9.

Non seulement l’idée de l’éternité de la race humaine est commune aux deux auteurs, mais leur est également commune la mention de deux autorités : Pythagore et Aristote, et Dicéarque, cité par Censorinus, est aussi mentionné un peu plus loin par Varron à propos des degrés successifs d’évolution de l’humanité. Censorinus a-t-il enrichi la liste de Varron avec d’autres sources ? C’est possible. Il est aussi possible qu’il se fonde sur un autre texte de Varron, aujourd’hui perdu et 8 Institutions divines, II, 10, 17 (traduction P. Monat, Les Éditions du Cerf, Collection Sources chrétiennes, Paris 1987). 9 Économie rurale, II, 1, 3 (traduction Ch. Giraud, Éditions Les Belles Lettres, Collection des Universités de France, Paris 2003, 2e tirage).

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énumérant un plus grand nombre de noms. On a souvent pensé au Tubero de Varron, dont un deuxième titre était De origine humana10. Il est du reste notable que tout le début du De die natali paraît fortement tributaire de Varron11. Opinion 2 : « Dans l’embryon, le cœur se développe en premier » Censorinus rapporte dans 6, 1 : Empedocles, quem in hoc Aristoteles secutus est, ante omnia cor iudicavit increscere, quod hominis vitam maxime contineat ; Hippon vere caput, in quo est animi principale… « Empédocle, qu’Aristote a suivi en la matière, a jugé qu’avant toute chose c’est le cœur qui se développe, parce que, dit-il, il renferme surtout la vie humaine ; Hippon, que c’est la tête, où se trouve le principal de l’âme... ».

Cela est en effet expressément dit par Aristote, qui considère toutefois dans ce passage l’ensemble des êtres animés sanguins : DiÕ p£nta t¦ }naima kardfan }cei prîton. « Aussi tous les animaux sanguins ont-ils le cœur en premier lieu »12.

Là aussi, il semble qu’il y ait eu entre le Stagirite et l’auteur du De die natali l’intermédiaire de Varron. En effet, Lactance décrit dans le De opificio Dei la conception de l’embryon en se référant pour cet exposé à Varron et à Aristote (conceptum igitur Varro et Aristoteles sic fieri arbitrantur...) ; il rapporte que, pour ces auteurs (aiunt), elle résulte d’un mélange de deux semences, une mâle et une femelle, qui s’épaississent et se figent, constituant ainsi l’embryon, et précise : ... et primum quidem cor hominis effingi... « ... et tout d’abord le cœur de l’homme se forme »13.

On note que Lactance dit Varro et Aristoteles, et non pas l’inverse, ce qui donne à penser que c’est le texte latin qu’il a lu, et non pas le texte grec. M. Perrin, qui a édité le De opificio Dei, considère14 que, là aussi, la source pourrait être plus particulièrement le Tubero de Varron, et cela nous paraît en effet probable. 10 Censorinus, De die natali, 9, 1. 11 Voir à ce sujet G. Rocca Serra, op. cit., p. VIII-IX et 42-43. 12 De la génération des animaux, II, 6, 742b 36. 13 12, 6. 14 M. Perrin, Lactance, L’ouvrage du Dieu créateur, Les Sources Chrétiennes, Paris 1974,

p. 361-362.

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Opinion 3 : « L’enfant se forme tout entier en une fois » Censorinus note dans 6, 2 : At stoici una totum infantem figurari dixerunt... Sunt qui id opinentur ipsa fieri natura, ut Aristoteles atque Epicurus... « Pour les stoïciens, l’ensemble du corps de l’enfant se forme en même temps... Certains, comme Aristote et Épicure, sont d’avis que cela se fait par la nature elle-même... ».

Cette affirmation apparaît à première vue comme erronée puisque, nous venons de le voir, Aristote a écrit que le cœur se développait en premier. G. Rocca Serra pense toutefois qu’on peut justifier le texte de Censorinus en considérant que l’important est ipsa natura, ce qui pourrait correspondre à un aspect de la pensée d’Aristote15. Cette suggestion nous paraît intéressante, et l’est d’autant plus si l’on se réfère à la source que Censorinus a pu utiliser ici : il pourrait s’agir d’un recueil doxographique, rapportant sous forme de listes des points de vue de philosophes et d’hommes de science. Mais, avant d’en venir à ce recueil, rappelons brièvement ce que nous savons de cette tradition doxographique. On a conservé un recueil d’Opinions de philosophes (Peri tîn ¢reskontwn) attribué à Plutarque et faisant partie des Moralia : c’est le tome XII, 2 des Œuvres morales de la Collection des Universités de France, réalisé par Guy Lachenaud16. L’auteur du recueil ne peut en fait être Plutarque, car l’œuvre doit avoir été composée dans une période allant de la mort de ce dernier à l’année 177. L’auteur est donc désigné actuellement sous l’appellation de Pseudo-Plutarque. H. Diels17 considère qu’elle est un résumé de Placita, écrits par un compilateur du nom d’Aetius18 à la fin du Ier s. et au début du IIe ap. J.-C. d’après un archétype, des Vetera Placita, écrits au Ier s. av. J.-C. Le résumé fut écrit, quant à lui, au milieu du IIè s. ap. J.-C. et attribué à Plutarque19. G. Lachenaud pense qu’il faut abandonner la mention d’Aetius, mais considère que le recueil du Pseudo-Plutarque « est aujourd’hui le seul exemple de doxographie systématique qui nous livre l’ensemble 15 G. Rocca Serra, op. cit., p. 46. 16 Éditions les Belles Lettres, Paris 2003, 2e tirage. 17 Doxographi Graeci, Opus Academiae Litterarum Regiae Borussicae praemio ornatum,

Éditions G. Reimer, Berlin 1879, p. 186 et suiv. 18 Sur Aetius, cf. David T. Runia, Der Neue Pauly, Altertum, Band I, s.v. Aëtios (2), Verlag J.B. Metzler, Stuttgart-Weimar 1996, col. 208-209. 19 Cf. G. Lachenaud, op. cit., p. 17.

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du logos physikos »20. D’importantes convergences entre le De die natali et le recueil du Pseudo-Plutarque donnent à penser que Censorinus a eu accès sinon à ce recueil lui-même, du moins à un recueil issu de la tradition dont il dérive. En effet, en ce qui concerne l’opinion que l’enfant se forme en une fois, on constate un accord total entre ces deux textes pour l’attribuer aux stoïciens. Nous lisons chez le Pseudo-Plutarque : Od Stwikoi ¤ma Ólon gfnesqai. « Pour les stoïciens, l’ensemble du corps se forme en même temps »21.

Bien plus, Censorinus pourrait avoir traduit mot pour mot sa source : una totum correspond exactement à ¤ma Ólon. Il y a en revanche désaccord ensuite quand il est question d’Aristote. Le Pseudo-Plutarque dit : 'Aristot{lhj prîton t¾n ÑsfÝn æj trÒpin neèj. « Pour Aristote, ce sont d’abord les lombes (qui se forment), comme la quille d’un navire »22.

C’est une erreur manifeste puisque, nous venons de le rappeler, le Stagirite considérait qu’il y a d’abord formation du coeur. Dès lors, n’est-il pas tentant de penser que Censorinus, constatant cette erreur évidente dans sa source, ait voulu la corriger en faisant intervenir la notion de « nature » dans l’opinion d’Aristote ? Opinion 4 : « Un accouchement au septième mois est possible » Censorinus écrit dans 7, 5 : Nam septimo mense parere mulierem posse plurimi adfirmant, ut Theano Pythagorica, Aristoteles peripateticus, Diocles, Evenor, Straton, Empedocles... « De très nombreux auteurs affirment qu’une femme peut enfanter le septième mois : c’est le cas de Théano la pythagoricienne, d’Aristote le péripatéticien, de Dioclès, d’Evénor, de Straton, d’Empédocle... ».

Cela est bien confirmé dans le De generatione animalium d’Aristote, qui met en parallèle le fait que l’espèce humaine soit en général unipare et le fait qu’elle ait des gestations de durée variable :

20 Ibid., p. 20. 21 Opinions des philosophes, 17, 2 (traduction G. Lachenaud). 22 Ibid.

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Kai g¦r Œpt£mhna kai dek£mhna gennîntai kai kat¦ toÝj metacÝ xrÒnouj. « La naissance se produit au bout de sept mois, de dix mois ou de périodes intermédiaires »23.

Le Pseudo-Plutarque confirme de son côté, en faisant intervenir des considérations médicales : `O d' 'Aristot{lhj kai `Ippokr£thj fasfn, Œ¦n œkplhrwqÍ ¹m›tra

œn tolj Œpt¦ mhsf, tÒte prokÚptein kai genn©sqai gÒnima. « Selon Aristote et Hippocrate, une fois que la matrice se trouve remplie en sept mois, le fœtus prend une position basse pour sortir et naît viable »24.

Censorinus pourrait donc tirer ici son information d’un recueil doxographique. Mais on observe que, dans cette hypothèse, il a d’une part supprimé les considérations médicales, d’autre part, et inversement, il a beaucoup enrichi son propos par la citation d’autres philosophes ayant exprimé l’opinion. Il est possible qu’il ait complété avec un passage perdu de Varron. Il peut aussi l’avoir fait au moyen de ses propres lectures : il dit en effet au début de son ouvrage qu’il a utilisé, pour le composer, un certain nombre de « mémoires philologiques »25. Opinion 5 : « Un accouchement au onzième mois est possible » Censorinus observe, de manière assurément critique, dans 7, 7 : Ceterum undecimum mensem Aristoteles solus recepit, ceteri universi improbarunt. « Le onzième mois a été retenu par le seul Aristote, mais a été rejeté par tous les autres ».

Aussi étonnant que cela paraisse, cette assertion se trouve bien chez Aristote. Celui-ci, notant que la durée de la gestation est toujours la même chez les animaux, mais est variable chez l’homme, pouvant être de sept, de huit, de neuf mois et le plus souvent de dix, écrit :

23 De la génération des animaux, IV, 4, 772b 9. 24 Opinions des philosophes, V, 18 (traduction G. Lachenaud). 25 1, 6 : Ex philologis commentariis quasdam quaestiunculas delegi, « j’ai pris dans les

mémoires philologiques certains petits points ».

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Eniai d' œpilamb£nousi kai toà œndek£tou mhnÒj. « Certaines femmes entament même le onzième mois »26.

Censorinus pourrait avoir trouvé l’information dans une Satire Ménippée de Varron. On lit en effet dans le Testamentum la plaisante considération suivante à propos de la possibilité d’avoir un enfant posthume : ... quod si quis (filius)undecimo mense, kaq 'Aristot{lhn, natus est... « ... s’il me naît un fils au onzième mois, comme le dit Aristote... »27.

Il nous semble que, dans son édition, J.-P. Cèbe interprète à tort le kaq 'Aristot{lhn « comme une locution toute faite par laquelle Varron

raille les pédants qui en émaillaient leurs discours »28. L’auteur semble en effet ignorer que Varron pensait ici certainement à un passage précis d’Aristote. Mais, si la source de Censorinus est certainement ici Varron, il s’agit plus vraisemblablement d’un passage des Res divinae de cet auteur, plutôt que de celui des Satires Ménippées que nous venons d’examiner. En effet, Aulu-Gelle signale explicitement à propos de Varron : Nam mense nonnumquam octavo editum esse partum in libro quarto decimo « Rerum divinarum » scriptum reliquit : quo in libro etiam undecimo mense aliquando nasci posse hominem dicit, eiusque sententiam tam de octavo quam de undecimo mense Aristotelem auctorem laudat29. « Varron a écrit et laissé, au livre quatorzième de ses Réalités religieuses, qu’il y a eu parfois des accouchements au huitième mois ; dans ce livre, il affirme en outre que la naissance humaine peut être parfois au onzième mois et de cette opinion sur le huitième mois et sur le onzième, il donne comme source Aristote »30.

Ce passage de Varron s’accorde fort bien avec l’indication de Censorinus et a de grandes chances d’être la source de notre auteur.

26 Histoire des animaux, VII, 4, 584a 33. 27 Varron, Satires Ménippées, Testamentum, frag. IV, 543, édition J.-P. Cèbe, t. 12, Paris-

Rome 1998, p. 2019. 28 Ibid., p. 2028. 29 III, 16, 5. 30 Traduction R. Marache. Voir aussi ibid.., § 12, où Aulu-Gelle signale qu’Hadrien décréta légitimes les naissances au onzième mois. Au § 13, Aulu-Gelle cite la Satire Ménippée du Testamentum.

Aristote dans la tradition doxographique du De die natali de Censorinus

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Opinion 6 : « L’étymologie des termes latin et grec désignant la mue de la voix » Censorinus dit dans 14, 7 de l’âge de l’adolescence, à propos des étapes successives de la vie humaine : ... vocem crassiorem et inaequabilem fieri, quod Aristoteles appellat tragfzein, antiqui nostri irquitallire, et ipsos inde putant irquitallos appellari, quod tum corpus ircum olere incipiat. « ... la voix devient plus grasse et inégale, ce qu’Aristote appelle tragizein et nos anciens irquitallire, et l’on pense que les jeunes gens sont appelés irquitalli du fait que leur corps commence alors à sentir le bouc ».

Nous trouvons effectivement chez Aristote : Kai gfnetai Ö kaloàsf tinej tragfzein, Ötan ¢nèmaloj Ï ¹fwn›. « ... ce que certains appellent “sentir le bouc”, quand la voix devient inégale »31.

Censorinus a-t-il pris directement ce renseignement chez le Stagirite ? Cela nous paraît douteux, car Festus dit la même chose : Hirquitalli pueri primum ad virilitatem accedentes, a libidine scilicet hircorum dicti. « Hirquitalli : ce sont les jeunes garçons venant d’atteindre la virilité, ainsi appelés d’après la lascivité des boucs »32.

Or la présence de cette mention chez Festus donne à penser que c’était là quelque chose de connu qui, pourrait-on dire, traînait dans les dictionnaires. Qui plus est, Festus a utilisé Verrius Flaccus qui, luimême, a largement utilisé Varron33, lequel a pu, lui, directement prendre l’information chez Aristote. La source de Censorinus pourrait donc encore être Varron. Quel est le bilan de cet examen ? D’une part, sauf peut-être dans un cas – celui de l’opinion que l’enfant serait formé en une fois –, les références de Censorinus à Aristote se sont toujours révélées exactes et ont pu être vérifiées dans le corpus aristotélicien qui nous est parvenu. D’autre part, il apparaît qu’il y a certainement des intermédiaires entre Aristote et Censorinus : Varron dans bien des cas, des recueils doxographiques dans d’autres, et nous avons rencontré 31 De la génération des animaux, V, 7, 788a 1. 32 Festus, p. 93 Lindsay. 33 Nous devons la suggestion à Yves Lehmann, que nous remercions.

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d’intéressantes proximités entre notre auteur et le recueil des Opinions des philosophes du Pseudo-Plutarque. Aristote est donc bien présent dans la confrontation d’opinions qu’offre Censorinus à la réflexion de ses lecteurs, mais on a le sentiment que ce n’est que par l’énoncé de ses dÒxai, de ses opiniones, sans qu’il y ait eu de consultation directe des textes. Censorinus ne s’intéresse à chaque fois qu’à l’opinio elle-même, sans aller jusqu’à sa source ni la resituer dans un développement d’ensemble. Assurément, cela suffisait à ses lecteurs et nous avons là un exemple du goût croissant que l’on nourrissait et que l’on nourrira de plus en plus à la fin de l’Antiquité pour les simples compilations du savoir. Il en avait certainement été autrement chez Varron et en tout cas chez Cicéron. Le contraste avec Censorinus est frappant dans le passage des Académiques où il rapporte l’opinion d’Aristote sur l’éternité de la nature humaine : Cum enim tuus iste Stoicus sapiens syllabatim tibi ista dixerit, veniet flumen orationis aureum fundens Aristoteles, qui illum desipere dicat : neque enim ortum esse umquam mundum, quod nulla fuerit novo consilio inito tam praeclari operis inceptio, et ita esse eum undique aptum ut nulla vis tantos queat motus mutationesque moliri, nulla senectus diurnitate temporum exsistere, ut hic ornatus umquam dilapsus occidat. « Quand en effet ton sage stoïcien aura dit tout cela mot pour mot, voilà que viendra Aristote, répandant les flots d’or de son éloquence, pour dire qu’il déraisonne : le monde, exposera-t-il, n’a jamais connu de naissance, car il n’y a jamais eu de début, par une décision à partir de rien, pour un ouvrage si magnifique et il est de tout côté si solidement fixé qu’aucune force ne peut provoquer des mouvements et des changements assez importants et qu’aucun vieillissement ne peut survenir au cours du temps de manière que ce cosmos s’écroule et périsse »34.

On reconnaît dans le développement de Cicéron le thème de la perfection du monde exposé dans le De caelo35, celui de son éternité36, ceux aussi de son « ingénérabilité » et de son incorruptibilité37. On a bien le sentiment que ces lignes ne sont pas une simple mention des opinions d’Aristote, mais qu’elles reflètent des souvenirs personnels de lecture de l’Arpinate. 34 Académiques, II, 119. 35 Cf. l’introduction de P. Moraux, Aristote, Du ciel, Les Belles Lettres, Collection des

Universités de France, Paris 1965, p. XXIX. 36 Ibid., p. LXXV. 37 Ibid., p. LXXX.

Cicéron et l’aristotélisme d’Antiochus d’Ascalon Carlos Lévy

La connaissance exacte que pouvait avoir Cicéron d’Aristote est un problème toujours ouvert, sur lequel l’article de J. Barnes dans le second tome de Philosophia togata a apporté de précieuses informations, mais sans pour cela aboutir à d’impossibles certitudes1. Le Ier siècle av. J.-C. fut une période de renaissance pour l’aristotélisme, qui ne se limita pas à l’édition des œuvres du Stagirite par Andronicus de Rhodes, événement sur lequel pèsent des incertitudes chronologiques qui le rendent difficilement interprétable dans la perspective qui est la nôtre dans cet article2. Face à ces apories, nous avons l’évidence que Cicéron connaissait Aristote à travers l’enseignement d’un de ses maîtres Académiciens, Antiochus d’Ascalon, le premier à rompre avec la tradition sceptique qu’avait instituée dans l’école platonicienne Arcésilas3. Antiochus avait défendu la thèse, a priori surprenante à nos yeux, qu’à l’origine les premiers successeurs de Platon et le Lycée ne formaient qu’une seule et même école, qu’il désignait sous le terme d’antiqui. C’est ce qui est affirmé de la manière la plus claire, notamment au début du livre IV du De 1 J. Barnes, « Roman Aristotle », dans J. Barnes, M. Griffin eds, Philosophia togata II. Plato and Aristotle at Rome, Oxford 1997, p. 1-69. 2 Sur Andronicus de Rhodes, voir le DPhA, t. 1, n. 181, article dans lequel R. Goulet situe le floruit de ce philosophe, présenté par certains commentateurs néoplatoniciens tardifs comme le onzième scholarque du Lycée, entre une datation haute, 78-47 av. J.-C., à Athènes, et une datation basse, 40-20, à Rome, après la mort de Cicéron. P. Moraux, Der Aristotelismus bei den Griechen von Andronikos bis Alexander von Aphrodisias, I, Die Renaissance des Aristotelismus im 1. Jh. v. Chr., Berlin et New York 1973, p. 45-141, a choisi la datation haute, interprétant ainsi le renouveau de l’aristotélisme à l’époque de Cicéron comme la conséquence de cette édition. On peut également soutenir l’hypothèse contraire et estimer, comme nous le ferons dans cet article, que c’est le renouveau de l’aristotélisme qui peut expliquer la publication d’une nouvelle édition de l’œuvre du Stagirite. Voir également sur cette question H.B. Gottschalk, « Aristotelian Philosophy in the Roman World from the Time of Cicero to the End of the Second Century », ANRW II, 36, 2, Berlin 1987, p. 1089-1107, 1112-1116, p. 1095-1096. 3 Sur Antiochus d’Ascalon, l’ouvrage de référence demeure celui de J. Glucker, Antiochus and the Late Academy, Göttingen 1978. Voir également J. Barnes, « Antiochus of Ascalon », dans Philosophia togata I, J. Barnes, M. Griffin eds, Oxford 1989, p. 51-96.

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finibus4 : qui re consentientes vocabulis differebant. Par Antiochus, Cicéron a donc connu un Aristote dont il était affirmé, d’une part, qu’il n’avait pas une pensée fondamentalement différente de celle de Speusippe, de Polémon ou de Xénocrate, d’autre part, qu’il avait été plagié, au prix de quelques modifications terminologiques, par les Stoïciens5. De ce fait, le problème de la connaissance d’Aristote, et plus généralement de l’aristotélisme, à travers Antiochus d’Ascalon, se révèle finalement presque aussi épineux que celui de l’édition de l’œuvre aristotélicienne par Andronicos. Nous commencerons par évoquer ici un aspect qui a été relativement peu étudié, à savoir comment, grâce à Antiochus, Cicéron fut un témoin privilégié de la renaissance de l’aristotélisme. Nous analyserons ensuite un certain nombre de points de doctrine. La rencontre avec Antiochus ne constitua pas un événement ponctuel, la découverte de l’enseignement d’un maître isolé. Certes, celui-ci n’avait pas le statut institutionnel de scholarque de l’Académie, qui, comme cela a été démontré de manière à notre sens irréfutable par J. Glucker, disparut après le départ pour Rome de Philon de Larissa en 88 av. J.-C., lorsqu’Athènes fut assiégée par Mithridate6. Non seulement celui-ci avait de nombreux disciples, mais certains de ceuxci jouèrent un rôle important dans la renaissance de l’aristotélisme. De ce point de vue, la description cicéronienne des conditions dans laquelle se déroula la fameuse disputatio d’Alexandrie après la réception des livres romains de Philon de Larissa contient un certain nombre d’éléments intéressants et notamment la présence de deux académiciens, Dion et Ariston. Ceux-ci furent les élèves d’Antiochus et peut-être aussi de son frère Aristus7. Le second abandonna l’Académie pour devenir Péripatéticien en même temps que Cratippe8. 4 Fin. IV, 5. 5 Dans le livre IV du De finibus, Cicéron place les Stoïciens devant une alternative :

reconnaître qu’ils n’ont rien apporté de nouveau par rapport à Aristote ou que leur doctrine n’est qu’un indifférentisme, en tout point comparable à celui d’Ariston, d’Hérillus et de Pyrrhon. Sur ce point, voir notre article, « La dialectique de Cicéron dans les livres II et IV du De finibus », REL, 62, 1984, p.111-127. 6 L’épisode est évoqué par Cicéron lui-même dans le Brutus, 306 : Eodemque tempore, cum princeps Academiae Philo cum Atheniensium optumatibus Mithridatico bello domo profugisset Romamque uenisset, totum ei me tradidi admirabili quodam ad philosophiam studio concitatus. 7 Cic., Luc., 12 et A.I., XXXV, 9-10 et 14-16. Le passage de l’Index présente une ambiguïté, dans la mesure où une lecture littérale laisserait penser qu’ils furent élèves d’Aristus, alors que la comparaison avec Cicéron en ferait plutôt des disciples d’Antiochus. Il n’est pas impossible qu’ils aient suivi l’enseignement de ces deux philosophes. 8 A.I., XXXV, 14-15.

Cicéron et l’aristotélisme d’Antiochus d’Ascalon

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Il est impossible de déterminer avec certitude s’il s’agit bien de l’Ariston mentionné par Simplicius comme commentateur des Catégories9, hypothèse considérée peut-être un peu trop rapidement comme une évidence par Mariotti. Nous avons là un témoignage précieux sur le passage de l’enseignement d’Antiochus à l’aristotélisme renaissant et il s’agit de comprendre le pourquoi de cette évolution. Les informations biographiques et philosophiques que nous avons au sujet de Cratippe sont relativement nombreuses, grâce à l’Index Academicorum et surtout grâce à Cicéron qui le rencontra à Éphèse en 5110, lui confia en 45 l’éducation de son fils à Athènes et obtint pour lui de César, en 44, la ciuitas romaine11. Nous ne savons pas à quel moment il quitta l’Académie, mais l’apparition d’une identité philosophique spécifiquement péripatéticienne, alors que, si l’on excepte la mention néoplatonicienne d’Andronicus, sujette à caution, cette école ne semble pas avoir eu de scholarque depuis le Diodore mentionné par Cicéron dans le De finibus12, est un événement important pour l’histoire de la philosophie hellénistique et romaine. Nous ne nous attarderons pas ici sur les caractéristiques de la philosophie de Cratippe13, renvoyant pour cela à des études qui ont montré chez lui un mélange d’aristotélisme et de platonisme prouvant qu’il avait cherché à perpétuer, sous une forme plus explicitement aristotélicienne, l’enseignement de son maître Antiochus. Les rapprochements qui ont été faits avec le De philosophia d’Aristote, et plus récemment, avec le Ménon14 ont conduit H. Tarrant à le considérer comme une sorte de précurseur du moyen platonisme15, et J.-L. Ferrary à conclure que la philosophie de Cratippe restait « une variante du retour aux ueteres d’Antiochus, la tradition Platon-Aristote-Théophraste et Dicéarque 9 I. Mariotti, Aristone d’Alessandria, Bologne 1966. 10 Tim. 1, 2, où Cicéron raconte effectivement sa rencontre avec Nigidius Figulus et avec

Cratippe, qui devaient être ses interlocuteurs dans un dialogue qui ne vit jamais le jour : Qui cum me in Ciliciam proficiscentem Ephesi expectauisset Romam ex legatione ipse decedens, uenissetque eodem Mytilenis mei salutandi et uisendi causa Cratippus, Peripateticorum omnium, quos quidem ego audierim, meo iudicio facile princeps, perlibenter et Nigidium uidi et cognoui Cratippum. 11 Voir l’article « Cratippe » du DPhA, rédigé par T. Dorandi. 12 Fin., V, 13-14. J.-L. Ferrary, Philhellénisme et impérialisme, Rome 1988, p. 468 déduit justement de De or., I, 45, que Diodore était encore « vivant et actif » vers 110. 13 Nous les analysons plus en détail dans un ouvrage collectif à paraître à Cambridge sous la direction de D. Sedley. 14 Cf. H. Tarrant, « Recollection and Prophecy in the De Diuinatione », Phronesis, 45, 2000, p. 64-76, évoque le Ménon, 8d, 2-3. 15 Op. cit., p. 76.

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l’emportant cependant sur la tradition Platon-Xénocrate-PolémonZénon »16, affirmation avec laquelle nous ne pouvons qu’être d’accord. C’est là qu’il faut, nous semble-t-il, faire intervenir la personnalité de Staséas de Naples. Au moment où est censé se dérouler le De oratore, en 91 av. J.-C., M. Pupius Piso hébergeait chez lui Staséas, qualifié de Peripateticus et de in illo suo genere omnium princeps, expression que l’on retrouve, de manière quasiment identique à propos de Cratippe dans le Timée17. Quel qu’ait été son statut institutionnel, et, malgré l’utilisation par Cicéron du terme princeps, rien ne permet de penser que Staséas ait exercé un scolarquat. Il paraît néanmoins avoir été le grand homme de la pensée péripatéticienne à cette période. Or, le livre V du De finibus nous donne des précisions intéressantes à ce sujet. Nous voyons au début du dialogue18 que Cicéron le mentionne explicitement, ce qui laisse penser qu’il n’y avait pas à ce moment de Péripatéticien d’une ampleur comparable à celle du Napolitain. En revanche, à la fin de ce même dialogue19, Cicéron fait remarquer à Pison qu’il a exposé beaucoup plus la pensée d’Antiochus que celle de Staséas, la différence étant que ce dernier « était de l’avis de ceux qui font une part considérable aux accidents heureux ou malheureux de la fortune, une part considérable aux biens et aux maux corporels ». Staséas se situait donc dans la continuité de Théophraste, dont Cicéron, nous le verrons, condamne à plusieurs reprises la mollesse dans le domaine de l’éthique. À l’inverse, Antiochus annexait la pensée péripatéticienne, mais il la corrigeait, en tout cas dans le domaine de l’éthique, dans le sens d’une fermeté plus proche du stoïcisme dont par ailleurs il n’hésitait pas à dire qu’il était soit une nouvelle présentation de la doctrine des antiqui, soit une variante de l’indifférentisme. Si l’on tient compte de ces éléments, on peut supposer que Cratippe et d’Ariston avaient une motivation institutionnelle, redonner son lustre à une école depuis longtemps déclinante et que la mort de Staséas avait sans doute encore plus affaiblie. L’aristotélisme que Cicéron a connu présentait donc des traits contradictoires. Encore marqué par la période de déclin, au 16 Ferrary, op. cit., p. 469. 17 De or., I, 104. 18 Fin., V, 8 : Scis me, inquam, istud idem sentire, Piso, sed a te oportune facta mentio

est. Studet enim meus audire Cicero quaenam sit istius ueteris, quam commemoras, Academiae de finibus bonorum Peripateticorumque sententia. Censemus autem facillime te id explanare posse, quod et Staseam Neapolitanum multos annos habueris apud te et complures iam menses Athenis haec ipsa te ex Antiocho uideamus exquirere. 19 Fin., V, 75.

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moins relatif, qu’avait représentée pour lui l’époque hellénistique, il semble avoir trouvé une source de renouvellement dans l’environnement d’un philosophe, Antiochus, qui ne se reconnaissait certes pas comme aristotélicien, mais qui avait établi, en quelque sorte de sa propre autorité, une sorte de protectorat intellectuel sur la doctrine et l’histoire des premiers temps du Lycée. Entrons donc maintenant plus avant dans l’examen de sa relation à l’aristotélisme pour montrer à quel point lui-même nuançait, pour le moins, son affirmation d’un accord sur le fond entre les premiers Péripatéticiens et les successeurs immédiats de Platon. Dans le domaine de la théorie de la connaissance, on est pour le moins surpris de voir que son porte-parole, Varron, après avoir longuement exposé un système philosophique dont il affirme qu’il fut le même pour les deux écoles, déclare qu’Aristote fut celui qui ébranla ces formes que Platon avait si admirablement embrassées et dans lesquelles il voyait quelque chose de divin20 : Lib. Ac., I, 33 : Aristoteles igitur primus species quas paulo ante dixi labefactavit, quas mirifice Plato erat amplexatus, ut in iis quiddam divinum esse diceret.

Cette phrase est certainement problématique et rien ne permet, au moins explicitement, de recourir à une solution facile qui serait d’expliquer la contradiction en attribuant à Antiochus une sorte d’interprétation génétique avant la lettre, avec deux phases, l’une dans laquelle Aristote aurait accepté la théorie des Formes et l’autre au cours de laquelle il aurait entrepris de la ruiner. On notera en effet que, dans Fin. V, 7, Cicéron définit l’Ancienne Académie, au moins sur le plan doctrinal, comme incluant outre les successeurs immédiats de Platon, les Anciens Péripatéticiens, dont le premier fut Aristote : sed etiam Peripatetici veteres, quorum princeps Aristoteles. À la lecture de cette phrase et d’un certain nombre d’autres témoignages, il paraît incontestable que, pour Cicéron, l’inflexion du Lycée vers une plus grande autonomie doctrinale, le séparant de l’Ancienne Académie, se situa au niveau de Théophraste, et de Straton de Lampsaque21, le premier étant accusé d’avoir introduit un relâchement 20 On trouvera un exposé détaillé des controverses concernant ce passage dans une étude de P. Donini, paru en 1979, et republié récemment dans un recueil de ses articles : « Le fonti medioplatoniche di Seneca : Antioco, la conoscenza e le idee », dans Commentary and Tradition. Aristotelianism, Platonism and Post-Hellenistic Philosophy, M. Bonazzi éd., Berlin-New York, 2011, p. 297-314. 21 Voir Lib. Ac., I, 33-34 : Theophrastus autem, uir et oratione suauis et ita moratus ut prae se probitatem quandam et ingenuitatem ferat, uehementius etiam fregit quodam modo

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dans le domaine de l’éthique, le second d’avoir professé une physique mécaniste faisant résulter le monde d’une combinaison de forces, sans présence d’aucune intelligence, immanente ou transcendante. Il s’agit donc de comprendre comment Antiochus pouvait tenir deux discours aussi contradictoires à propos d’Aristote. Mais quelques mots d’abord sur ce labefactauit dont on ne semble pas avoir suffisamment remarqué à quel point il est précis et nuancé. C’est en effet un verbe se situant à l’intersection du discours philosophique et du discours philosophique utilisé pour désigner une action qui s’attaque aux fondements mêmes d’un système théorique ou institutionnel, mais sans aboutir nécessairement à son éradication. Cela apparaît nettement au début du De divinatione, I, 8, passage dans lequel l’on trouve la phrase suivante : « labefactavit sententiam meam, non funditus tamen sustulit ». La différence est frappante avec ce que nous avons trouvé concernant la position de Théophraste par rapport à ses prédécesseurs : uehementius etiam fregit quodam modo auctoritatem ueteris disciplinae. Autrement dit, Antiochus semble avoir considéré qu’Aristote, par sa critique des Formes avait produit un choc qui ébranlait la merveilleuse doctrine élaborée par Platon et par ses premiers successeurs, mais ne la détruisait pas véritablement. Il y avait là une manière assez subtile de s’annexer le Stagirite tout en établissant le début d’une distance entre lui et l’Ancienne Académie. Nous récusons la traduction de labefactauit proposée, entre autres, par Donini22 : « secondo Antioco Aristotele « indeboli » le idee, non « le rinnego ». Selon lui, le verbe indiquerait qu’Aristote avait simplement affaibli les idées en leur substituant les formes immanentes. C’est attribuer à ce texte en tout cas une positivité qu’il n’a pas. Lorsqu’on s’efforce de détruire quelque chose qui a été admirablement, mirifice, élaboré par quelqu’un d’autre, on commet nécessairement une faute, même si on n’y parvient pas et c’est précisément ce qui est reproché à Aristote. Antiochus excellant à tenir un double discours, on ne peut pas projeter sur le passage la position plus favorable que l’on trouve ailleurs à propos du Stagirite. Ici l’accent est mis sur le fait qu’il a porté atteinte à l’idéalisme platonicien et sur cela seulement. Dans les auctoritatem ueteris disciplinae; spoliauit enim uirtutem suo decore imbecillamque reddidit, quod negauit in ea sola positum esse beate uiuere. Nam Strato eius auditor quamquam fuit acri ingenio tamen ab ea disciplina omnino semouendus est; qui cum maxime necessariam partem philosophiae, quae posita est in uirtute et in moribus, reliquisset totumque se ad inuestigationem naturae contulisset, in ea ipsa plurimum dissedit a suis. 22 En revanche, J. Dillon nous semble avoir mieux rendu le sens du verbe en le traduisant par « undermine », dans The Middle Platonists, Londres 1977, p. 92, n. 1.

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eidè aristotéliciens Antiochus ne voyait probablement qu’un sousproduit des Formes platoniciennes, dont on ne comprend pas a priori pourquoi il les aurait préférés à ce dont ils ne seraient que la dégénérescence23. Avant d’entrer dans le détail du texte, il nous faut évoquer la position de J. Barnes, à propos de l’exposé de Varron/Antiochus sur la théorie des Formes dans l’Ancienne Académie et sur l’éloignement d’Aristote par rapport à celle-ci24. Nous citons son propos : « It seems clear, then, that Antiochus’ interest in Forms was purely historical. They had a role in the philosophical drama from which the system of the ueteres derived ; but they had no role in ». Cette affirmation nous paraît être contestable à deux niveaux, au moins : - elle confond histoire et doxographie. Un doxographe ne fait que rapporter des opinions par rapport auxquelles il se place dans une situation de neutralité. En ce sens, on peut dire que l’objectif ultime du doxographe est de disparaître derrière la doxographie. Le meilleur exemple en est Aetius, compilateur des Vetusta placita, dont nous ne savons pour ainsi dire rien. Le rapport de l’historien à son œuvre est autrement plus complexe, il construit une objectivité dont il sait qu’elle demeure un idéal à atteindre, en établissant une distance par rapport aux événements rapportés et tout en sachant qu’il ne pourra jamais faire totalement abstraction de sa propre personnalité. Mais à vrai dire, il est même contestable que l’on puisse qualifier l’Antiochus de Lib. Ac. I d’historien. Prétendant ressusciter la philosophie de l’Ancienne Académie par-delà le regrettable intermède que représentait à ses yeux l’Académie sceptique d’Arcésilas et de Carnéade, il ne pouvait que s’identifier à la philosophie des ueteres. Que les modalités de cette identification soient pour nous difficiles à déterminer n’ôte rien au fait que nous sommes là très loin de la distanciation historique ; - si l’on comprend bien Barnes l’idéalisme platonicien appartiendrait, dans l’optique d’Antiochus, à la préhistoire et non à l’histoire des ueteres. C’est ingénieux, mais cela présente l’inconvénient de ne pas correspondre à ce qui est dit dans le texte cicéronien. Dans le Lucullus même, le personnage éponyme, défenseur d’Antiochus dit

23 Suggérer, comme le fait P. Donini, art. cit., p. 311, qu’il y a pu y avoir une erreur de Cicéron qui aurait confondu les Idées et les universaux est une simple spéculation à laquelle nous ne voyons aucun fondement. 24 J. Barnes, Antiochus of Ascalon, art. cit., p. 95.

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bien que Platon laissa une perfectissima disciplina25. Par ailleurs, si l’on compare les deux fragments auxquels nous avons fait allusion et que nous reproduisons pour la clarté : - Aristoteles igitur primus species quas paulo ante dixi labefactauit, quas mirifice Plato erat amplexus. - Theophrastus autem…uehementius etiam fregit quodam modo auctoritatem ueteris disciplinae.

Ce qu’ils nous disent c’est que l’auctoritas de la uetus disciplina avait été ébranlée encore plus gravement par les positions éthiques de Théophraste que par les critiques d’Aristote contre la théorie des Formes. Logiquement, la seule conclusion que l’on puisse en tirer est donc que la théorie des Formes était incluse dans l’auctoritas ueteris disciplinae. Au demeurant en Lib. Ac. I, 19, Varron/Antiochus avait déjà affirmé ceci26 : « Il existait donc déjà une tripartition de la philosophie héritée de Platon : la première partie traitait de la vie et des mœurs ; la deuxième de la nature et des choses cachées ; la troisième, de la discussion de ce qui est vrai ou faux, de ce qui est juste dans un exposé ou erroné, cohérent ou contradictoire en matière de jugement ». Si la théorie des Formes ne faisait pas partie du legs platonicien et donc de la philosophie des antiqui, on ne voit pas pourquoi Antiochus aurait signalé son abandon au niveau d’Aristote et non de l’Ancienne Académie. Il convient cependant de remarquer que les Formes ne sont pas mentionnées dans le passage que nous venons de citer. Cela ne signifie pas pour autant qu’elles ne jouaient aucun rôle aux yeux de l’Ascalonite. Nous voyons, au contraire, qu’elles pouvaient être incluses à l’intérieur d’une formulation qui était celle du critère de la vérité tel qu’il avait été formalisé à l’époque hellénistique27. L’explication très subtile donnée par W. Görler ne nous paraît pas plus convaincante, qui voit dans l’affirmation d’Antiochus un double

25 Luc. 15 : Quorum e numero tollendus est et Plato et Socrates, alter quia reliquit perfectissimam disciplinam, Peripateticos et Academicos nominibus differentes re congruentes, a quibus Stoici ipsi uerbis magis quam sententiis dissenserunt. Socrates autem de se ipse detrahens in disputatione plus tribuebat is quos uolebat refellerre. 26 Lib. Ac. I, 19 : Fuit ergo iam accepta a Platone philosophandi ratio triplex, una de vita et moribus, altera de natura et rebus occultis, tertia de disserendo et quid uerum quid falsum quid rectum in oratione pravumue quid consentiens quid repugnet iudicando. Trad. J. Kany Turpin légèrement modifiée. 27 Voir sur ce point G. Striker, Krit›rion tÁj ¢l›qeiaj, NAWG, 1974, 2, p. 51-110.

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aspect28 : l’Ascalonite aurait approuvé Aristote parce qu’il avait rejeté les Idées comme entités métaphysiques, mais il l’aurait blâmé pour les avoir totalement exclues alors que lui-même leur accordait une fonction cognitive. Dans une telle interprétation, le quas mirifice Plato erat amplexatus ne pourrait avoir qu’une valeur critique et ironique, ce qui serait pour le moins surprenant, alors qu’au début de son exposé Varron/Antiochus invoque de la manière la plus claire l’auctoritas de Platon comme étant fondatrice du système des antiqui. La présentation de la doctrine de la connaissance attribuée aux § 30-32 aux antiqui présente les caractéristiques suivantes : - dévalorisation des sens, origine de toutes les connaissances, mais incapables de parvenir à quelque vérité que ce soit, immergés qu’ils sont dans le monde de l’éternelle fluidité ; - seul l’intellect est capable de juger du vrai, parce que lui seul est capable de voir (nous n’imaginons pas comment le verbe cernere pourrait être ici autre chose que l’équivalent de theôrein, ce qui nous est décrit comme étant simplex et unius modi et tale quale esset, avec une référence explicite aux Idées platoniciennes. La description ainsi donnée de celle-ci fait irrémédiablement penser à certains passages de Platon et notamment à celui du Banquet 211 b, où le Beau en soi est décrit comme étant différent de toutes les beautés empiriques, puisqu’il est aÙtÕ kaq/ aØtÕ meq/ aØtoà monoeid‹j ¢ei Ôn. Il n’y a donc pas lieu selon nous d’attribuer aux antiqui selon Antiochus, dans lesquels était donc intégré Aristote, un nominalisme où les idées ne seraient que des universaux et qui différerait fondamentalement de l’ontologie platonicienne. L’on est donc bien forcé d’admettre que l’Ascalonite incluait le Stagirite dans un vaste ensemble de philosophes présenté comme étant dans la continuité de l’idéalisme platonicien et qu’en même temps, il faisait de lui celui qui, le premier, avait tenté de se détacher de cette ontologie. À quoi, il faut ajouter une autre contradiction tout aussi flagrante : alors que Varron, porte-parole d’Antiochus dans la seconde version, exalte l’intellect et dévalorise à l’extrême les sens, Lucullus, qui lui aussi se réclame expressément de l’Ascalonite, dans la première version, défend, au contraire, la quasi-infaillibilité de ceux-ci, dans une parfaite orthodoxie stoïcienne. Y a-t-il une conciliation possible entre la gnoséologie du Lucullus et celle des Libri Academici, telle qu’elle est exprimée dans le passage du discours de Varron qui nous est 28 W. Görler, « Antiochos von Askalon über die "Alten" und über die Stoa. Beobachtungen zu Cicero, Academici posteriores I 24-43 », dans Kleine Schriften zur hellenistisch-römischen Philosophie, Leiden, 2004, p. 87-104.

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parvenu ? Fondamentalement non, et il suffit pour s’en convaincre de comparer ces deux passages : Luc. 1929 : « Commençons par les sens dont les jugements sont tellement clairs et sûrs que, si l’on donnait à la nature humaine la liberté de choisir et qu’un dieu lui demandât si elle était contente de ses organes des sens, en leur intégrité et leur bon état, je ne vois pas ce qu’elle pourrait souhaiter de plus » ; Lib. Ac. I, 3130 : « Tous les sens, au contraire, ils les jugeaient obtus et lents, absolument incapables de percevoir les choses apparemment soumises à leur empire, parce qu’elles étaient soient trop petites pour tomber sous les sens, soit trop mobiles et agitées pour qu’aucune en particulier demeurât jamais stable ni même identique, puisque tout s’écoule et s’échappe continuellement ».

Les deux positions sont de toute évidence radicalement contradictoires et tous les efforts, pourtant nombreux, pour trouver une solution de conciliation se heurtent à cette réalité. En fait, on ne semble pas avoir remarqué que le discours de Varron décrivant la position des antiqui est ainsi construite qu’elle associe une position sceptique en ce qui concerne les sens (sensus autem omnis hebetes et tardos) et une position dogmatique pour ce qui est de la raison, puisqu’il est dit que, pour eux, la science n’existait que « dans les notions et les raisonnements de l’âme » (scientiam…in animi notionibus ac rationibus). Tout se passe donc comme si, dans une perspective historique, la philosophie de l’Ancienne Académie selon Antiochus associait deux éléments qui devaient s’individualiser par la suite, respectivement dans la pensée de la Nouvelle Académie et dans celle du Portique. Cela correspond bien au souci de l’Ascalonite de démontrer que tout se trouvait déjà, actualisé ou in nuce dans la doctrine des antiqui, dont il prétendait restituer, dans l’esprit sinon dans la lettre, l’intégralité. Mais en aucun cas leur doctrine ne peut être identifiée avec la position stoïcienne qui, elle, associe la perfection des sens et celle de la raison. Et pourtant, son porte-parole Lucullus défend une doctrine gnoséologique qui ne diffère guère de celle du stoïcisme. Face à cette contradiction quelle position adopter ? 29 Luc. 19 : Ordiamur igitur a sensibus. Quorum ita clara iudicia et certa sunt, ut, si optio naturae nostrae detur et ab ea deus aliqui requirat contentane sit suis integris incorruptisque sensibus an postulet melius aliquid, non vuideam quid quaerat amplius. Trad. J. Kany Turpin. 30 Lib. Ac. I, 31 : Sensus autem omnis hebetes et tardos esse arbitrabantur nec percipere ullo modo res eas quae subiectae sensibus uiderentur, quod essent aut ita paruae ut sub sensum cadere non possent, aut ita mobiles et concitatae ut nihil umquam unum esset constans, ne idem quidem, quia continenter laberentur et fluerent omnia.

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Toute conclusion définitive se révélant impossible sur cette question, nous nous contenterons ici de quelques remarques. Tout d’abord, il ne faut pas oublier que nous nous trouvons dans des disputationes. Considérer qu’il y a nécessairement adhésion du personnage à ce qu’il affirme conduit à une interprétation dogmatique, alors même que Cicéron lui-même souligne l’aspect dialectique de ces œuvres. La répartition des personnages dans les Academica est, de ce point de vue, hautement significative. Dans la première version, la distribution des rôles correspondait à des devoirs que Cicéron pensait être les siens à l’égard de la mémoire de hauts personnages qui incarnaient des idées politiques proches des siennes. Dans la dernière, il rendait hommage à Varron, élève comme lui d’Antiochus. Entre les deux, il y a eu la version intermédiaire, jamais actualisée, des Academica, celle où Cicéron avait envisagé de redistribuer les rôles de la première version en faisant parler Caton et Brutus, autrement dit un Stoïcien et un disciple d’Antiochus. Si cette version avait été réalisée, les choses auraient été, nous semble-t-il, beaucoup plus claires. Caton aurait fait un discours stoïcien, celui de Lucullus, et Brutus un discours antiochien. Dans la perspective qui est la nôtre, Cicéron, en réduisant les Académiques à un dialogue entre deux personnages, aurait été conduit à attribuer à chacun un amalgame de deux doctrines différentes : pour Antiochus, la doctrine de l’Ancienne Académie et le stoïcisme ; pour lui-même, la suspension du jugement généralisée, telle qu’elle avait été pratiquée par Arcésilas et Carnéade, celle qui avait sa préférence, et l’epochè relativisée telle qu’elle avait été formulée par Philon de Larissa. Cette interprétation a été critiquée par Myriam Griffin qui, dans sa propre reconstruction des Academica, a exprimé son désaccord avec la répartition que nous proposions31. Se fondant sur Att. XIII, 16, 1, où Cicéron dit donc que Catulus, Lucullus et Hortensius seraient remplacés par Caton et Brutus32, elle a affirmé que l’ordre des noms devait être révélateur de l’attribution des rôles. Outre que cela est éminemment contestable dans son principe même, surtout s’agissant 31 M. Griffin, « The Composition of the Academica : Motives and Versions », dans Assent and Argument, B. Inwood and J. Mansfeld eds, Leiden-New York 1997, p. 1-35. 32 Att. XIII, 16, 1 : Nos cum flumina et solitudines sequeremur quo facilius sustentare nos possemus, pedem e villa adhuc egressi non sumus ; ita magnos et adsiduos imbris habebamus. Illam 'Akadhmik¾n sÚntxin totam ad Varronem traduximus. Primo fuit Catuli, Luculli, Hortensi ; deinde, quia par¦ tÕ pr{pon videbatur, quod erat hominibus nota non illa quidem ¢paideusfa sed in his rebus ¢rpiffa, simul ac veni ad villam eosdem illos sermones ad Catonem Brutumque transtuli. ecce tuae litterae de Varrone. nemini visa est aptior Antiochia ratio.

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d’une lettre, genre dans lequel l’écriture est plus libre que dans un traité philosophique, le fait que l’on ait d’un côté trois noms et de l’autre deux rend encore plus fragile les spéculations sur l’ordre des noms. S’il y avait encore un doute sur le caractère non-pertinent de l’argument, on peut remarquer que, si on l’applique méthodiquement, c’est-à-dire en commençant par le début, le Stoïcien Caton remplaçait le sceptique Catulus, ce qui est pour le moins singulier. Dans sa propre interprétation, c’est Brutus qui remplaçait Lucullus, tandis que Caton se substituait à Catulus comme critique des innovations philoniennes. Cela est tout simplement invraisemblable. On ne peut pas, sur la base éminemment incertaine de l’ordre dans la conversion de trois noms en deux, ignorer quelques évidences. Caton est pour Cicéron, et à juste titre, le Stoïcien par excellence. Brutus est un antiochien, c’està-dire quelqu’un qui est proche du stoïcisme, mais qui est capable aussi de le critiquer, comme cela apparaît clairement dans le livre V du De finibus. Cela ne donne pas la clé de l’énigme de la réécriture des dialogues, cela permet au moins de ne pas s’égarer dans des spéculations qui vont tout simplement à l’encontre du bon sens. En revanche, lorsque au début, du livre IV, Cicéron fait une présentation beaucoup plus systématique de la philosophie des antiqui selon Antiochus, on remarque que ce qui est dit de la connaissance est assez vague et à vocation évidemment consensuelle33 : « Faut-il ajouter qu’en maint endroit, ils nous signifient en quelque sorte de ne pas chercher notre certitude dans les sens seuls indépendamment de la raison, et de ne point séparer l’une de l’autre ? ». Une telle formulation, exprimée négativement, en termes de caueat pouvait, avec quelques contorsions, convenir aussi bien aux Académiciens transcendantalistes qu’aux Péripatéticiens et aux Stoïciens. On remarquera, en revanche, qu’au début du livre V, il n’est fait aucune mention de la gnoséologie d’Aristote, il nous est dit simplement qu’il fut l’inventeur de la disputatio in utramque partem, utilisée aussi bien en dialectique qu’en rhétorique ; - le second tient à la position d’Antiochus et à son ambition dans les jeux de pouvoir compliqués entre écoles. Hétérodoxe par rapport à la Nouvelle Académie, qui détenait la légitimité institutionnelle, il aspirait non seulement à revenir au dogmatisme des premiers successeurs de Platon, mais à démontrer que ceux-ci avaient constitué un corps doctrinal insurpassable, matrice à la fois de la pensée 33 Fin. IV, 9 : Quid quod plurimis locis quasi denuntiant ut neque sensuum fidem sine ratione nec rationis sine sensibus exquiramus atque ut eorum alterum ab altero separemus.

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aristotélicienne et du Portique. D’où un balancement permanent entre les textes où il montrait tout ce que, selon lui, les Péripatéticiens et les Stoïciens devaient à l’Ancienne Académie, et ceux dans lesquels il soulignait malgré tout les différences, à la fois, peut-on penser, par souci de vraisemblance et parce qu’il tenait à montrer que rien ne pouvait égaler l’école fondée par Platon. Cela donne, notamment dans le livre IV du De finibus, la prise en tenaille des Stoïciens, sommés de choisir entre une appartenance à la tradition académicienne et une identité d’indifférentistes. Quelle place Aristote, et plus particulièrement le théoricien de la connaissance, occupait-il dans ces jeux à la fois de théorie et de pouvoir philosophiques ? Au début du livre V, Pison, dont nous avons vu comment il est à la fois le porte-parole de Staséas et d’Antiochus, parle d’Aristote en disant34 : « Les Anciens Péripatéticiens, dont le premier est Aristote, que, si j’excepte Platon, j’appellerais peut-être et à bon droit, le premier des philosophes ». Dans un tel contexte, l’affirmation qu’Aristote fut le premier des philosophes, à l’exception de Platon, a de fortes chances de remonter à Antiochus lui-même. Mais il faut ajouter que Cicéron l’a faite sienne, puisqu’il dit, cette fois dans son propre discours du Lucullus que le Stagirite était prope singularem, « presque unique », la réserve marquée par le prope constituant une référence implicite à Platon35. Or on n’a pas suffisamment souligné à notre sens qu’Aristote fut utilisé par la Nouvelle Académie, et plus précisément par Philon de Larissa, son dernier scholarque, comme une arme contre l’espèce de syncrétisme pan-académique élaboré par Antiochus. Aux § 112-113 du Lucullus, Cicéron souligne que, s’il avait affaire à un Péripatéticien qui lui dirait que les sensations qui s’impriment sur l’esprit sont, en général, vraies, et qui affirmerait que le sage a parfois des opinions, il ne s’opposerait pas à lui avec une grande vigueur. Les Péripatéticiens sont donc présentés comme des gens raisonnables dans le domaine de la connaissance, bien éloignés du dogme stoïcien de la perfection du sage, qu’Antiochus estimait, au moins dialectiquement, pouvoir concilier avec le corps de doctrine académico-péripatéticien qu’il prétendait restaurer. Cicéron, au contraire, insiste sur le fait que ni l’Ancienne Académie, ni le Lycée – et il est à remarquer que les 34 Fin. V, 7: non ii soli numerantur, qui Academici vocantur, Speusippus, Xenocrates, Polemo, Crantor ceterique, sed etiam Peripatetici veteres, quorum princeps Aristoteles, quem excepto Platone haud scio an recte dixerim principem philosophorum. 35 Luc. 132 : Cupio sequi Stoicos. Licetne – omitto per Aristotelem, meo iudicio in philosophia prope singularem – per ipsum Antiochum, qui appellabatur Academicus, erat quidem si perpauca mutavisset germanissimus Stoicus ?

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deux sont nettement dissociés par lui – n’avait une doctrine de la connaissance semblable à celle des Stoïciens36. Il y a plus important encore, peut-être. Au § 119, Cicéron, toujours donc en défenseur de la Nouvelle Académie écrit : « Quand ton sage stoïcien t’aura dit tout cela mot à mot, viendra Aristote qui déversera le fleuve d’or de son éloquence pour dire qu’il a perdu la raison, que le monde n’a jamais commencé, puisque le début d’une œuvre aussi belle n’aurait pu être entrepris par une volonté sans précédent. Le monde est si bien arrangé dans toutes ses parties (ita esse eum undique aptum) qu’aucune force violente ne pourrait produite d’assez grands mouvements et assez de changement pour que sa beauté s’écroule et disparaisse, non plus que sa vieillesse ne peut à la longue produire cet effet ». Aristote est évidemment opposé par Cicéron à la théorie stoïcienne de l’ekpurôsis qui, cycliquement, détruit le monde avant qu’il ne se reconstruise à l’identique. Mais on note que sa présentation est également en contradiction avec ce qui avait été dit un peu plus haut de Platon37 : « Le monde a été fait par Dieu d’une manière qui reçoit tous les êtres en elle et il est éternel ». L’utilisation néoacadémicienne d’Aristote visait donc à isoler doublement la doctrine de l’Ancienne Académie élaborée par Antiochus : en la coupant d’Aristote et en montrant qu’elle n’était pas non plus compatible avec la cosmogonie du Timée. Cette individuation néoacadémicienne de la physique et de la métaphysique d’Aristote était en totale contradiction avec l’effort d’Antiochus pour montrer que le Timée, l’éternité du monde selon Aristote et la doctrine stoïcienne des cycles de la destruction et de la reconstruction du monde pouvaient ne pas être nécessairement contradictoires. Aristote est explicitement évoqué dans la partie du discours de Varron consacré à la physique, à propos du cinquième élément38. Une telle particularité aurait pu servir à l’isoler, or au début du De finibus IV, nous avons un bon exemple de la manière dont Antiochus pouvait gommer des contradictions par ailleurs évidentes. Il est reproché aux Stoïciens d’avoir repris telle quelle la doctrine péripatéticienne des quatre éléments, et on peut au moins dire 36 Luc. 113 : Hoc mihi et Peripatetici et uetus Academia concedit, uos negatis, Antiochus in primis. 37 Luc. 118 : Plato ex materia in se omnia recipiente mundum factum esse censet a deo sempiternum. 38 Lib. Ac. I, 26 : quintum genus, e quo essent astra mentesque, singulare eorumque quattuor quae supra dixi dissimile Aristoteles quodam esse rebatur. Sur le passage consacré à la physique des Antiqui, voir notre article « Cicéron, le moyen platonisme et la philosophie romaine : à propos de la naissance du concept latin de qualitas », RMM, 2008, 1, p. 5-20. Sur le cinquième élément, la bibliographie est immense.

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qu’effectivement la diakosmèsis, la mise en ordre du monde après l’ekpurôsis, est fondée sur la différenciation de ces éléments39. En ce qui concerne le cinquième élément, dont on ne trouve aucune trace dans la doctrine stoïcienne, Antiochus l’assimile au « feu artisan », au logos à partir de quoi tout se crée40. Par ailleurs, la comparaison du passage cicéronien avec le fragment 230 de Théophraste montre bien que la tentative antiochienne pour relier Aristote au Timée, loin d’être une initiative uniquement individuelle s’insérait dans toute une réflexion sur les rapports entre le Lycée et l’Académie. C’est peut-être un prolongement de ces débats que nous avons chez Philon d’Alexandrie, ou chez l’un de ses imitateurs, lorsque, dans le De aeternitate mundi il évoque les lectures divergentes du Timée, selon qu’on l’interprète littéralement, ou que l’on pense que Platon n’a jamais sérieusement pensé que le monde ait pu avoir un début41. Pour terminer quelques mots à propos de l’éthique aristotélicienne chez Antiochus et Cicéron. Le problème général de l’éthique de l’Ascalonite a été traité par F. Prost dans un article en tout point remarquable. Nous n’aborderons ici qu’un aspect, celui de la représentation de l’école péripatéticienne, à travers la place assez particulière réservée à Théophraste en ce qui concerne la question de la vertu et du bonheur. Je ne reviendrai pas sur la traduction de l’éthique péripatéticienne en termes de vita beata/vita beatissima, la première s’identifiant à la vertu, la seconde incluant des biens d’un autre ordre, peu importants mais néanmoins nécessaires à une vie parfaitement heureuse. Notons tout d’abord que dans les premières œuvres cicéroniennes, le De inuentione et le De oratore, Aristote et Théophraste vont le plus souvent de pair42. La différenciation, dans ce domaine, commence véritablement à être sensible à partir des œuvres rhétoriques de la dernière période, par exemple, dans le Brutus43 : quis Aristotele neruiosior, Theophrasto dulcior, ou encore avec la place beaucoup plus importante qu’occupe Théophraste dans l’Orator, à partir du moment où la stylistique devient la principale préoccupation de Cicéron. C’est cependant dans le discours de Varron44, que la singularité de Théophraste est affirmée pour la première fois sans 39 Voir Diog. Laërce VII, 135-136. 40 Fin. IV, 12. 41 Philon, Aet. 13-16, et notre article « Philon et l’aristotélisme », à paraître dans les actes

du colloque de Gargnano de 2008. 42 Voir Inu. I, 61 ; De or. I, 43 ; 49 ; 51. 43 Brutus 121. 44 Lib. Ac. I, 33.

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ambages, puisque, comme nous l’avons vu45, il lui est reproché d’avoir brisé quodam modo l’autorité de l’ancien système academicopéripatéticien en affirmant que la vertu n’était pas suffisante pour vivre heureux. Or, comme cela a été montré par F. Prost, les fragments qui nous sont parvenus de lui ne vont pas du tout dans cette direction, mais incitent, au contraire, à penser que tout en montrant combien les hommes se laissent gouverner par la Fortune, il affirmait que seule la sagesse pouvait permettre de s’arracher à cette tyrannie. Si les fragments donnent une idée exacte de ce qu’était l’œuvre dans sa totalité, ce qui n’a rien d’une certitude, mais ne peut être aucunement exclu, il y a eu à un moment donné un gauchissement de l’image de Théophraste, pour en faire un point de rupture, ou en tout cas d’infléchissement de la pensée péripatéticienne. Dans cette hypothèse, la transformation ne peut avoir été le fait que d’Antiochus ou de Cicéron. Pour ce qui est de celui-ci, dont tout prouve qu’il connaissait bien l’œuvre de Théophraste, sans exclure pour autant totalement son intervention, on ne voit pas a priori quelle aurait pu être sa motivation. En revanche, pour ce qui est d’Antiochus, il n’est pas impossible qu’il ait voulu se débarrasser du grief de mollesse qui était adressé aux Péripatéticiens, par les Stoïciens notamment, en établissant une distinction entre l’éthique à la fois ferme et fondée sur une juste évaluation de l’éthique humaine, qu’il attribuait à Aristote et la faiblesse dont la responsabilité était attribuée au seul Théophraste. De tout cela, on a une image plus précise à travers ce qui est dit par Cicéron, dans son propre discours du Lucullus, expression donc de la pensée néo-académicienne46 : « Quant à Théophraste, j’ai bien peur qu’il ne soit pas vraiment cohérent, en disant qu’il existe certains maux du corps et de la fortune, mais que celui qui les éprouvera sera cependant heureux s’il est sage ».

Face au jugement sévère sur de l’éthique de Théophraste qui était celui d’Antiochus, le Néoacadémicien restituait cette pensée morale dans sa dualité, mais il en tirait aussitôt parti pour souligner l’incohérence d’un penseur qui prétendait ainsi concilier la prise en compte de la fragilité extrême de l’être humain et sa capacité à surmonter ce qui l’écrase. Les quelques remarques que nous venons de faire nous ont permis de montrer la complexité de l’image d’Aristote dans la période qui précéda la renaissance de l’Aristotélisme. Parce que le Lycée avait 45 Voir supra, p. 232. 46 Luc.

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perdu beaucoup de son lustre et ne pouvait plus être considéré comme l’égal des trois grandes institutions hellénistiques, la Nouvelle Académie, le Portique et le Jardin, sa doctrine existait moins par ellemême que comme un enjeu stratégique et parfois même simplement tactique dans les discussions entre les autres écoles. Plus précisément : - pour le Portique, il s’agissait avant tout d’affirmer son identité en stigmatisant la morale, trop faible, trop molle des Péripatéticiens ; - pour la Nouvelle Académie, au contraire, l’enjeu était de ruiner l’unité du système stoïcien, en l’identifiant tantôt à la doctrine académico-péripatéticienne, tantôt aux penseurs de l’indifférence absolue. Contre Antiochus, la Nouvelle Académie, ou ce qu’il en restait, affirmait l’identité spécifique d’Aristote, créant ainsi de sérieuses failles dans la doctrine académico-péripatéticienne élaborée par l’Ascalonite ; - enfin Antiochus lui-même, paraît avoir été partagé entre son désir d’assimiler Aristote à l’Académie et la conscience de ce qui l’en différenciait. Ces jeux de pouvoir intellectuel, à la fois consubstantiels à la philosophie et étrangers à ce qu’elle devrait être, ne furent pas sans conséquence. Les élèves d’Antiochus notamment furent tentés d’aller contempler d’un peu plus près ce quasi-cadavre qui devait, grâce à eux en particulier, se révéler quelques années plus tard d’une singulière vitalité.

La théorie des songes d’Aristote dans le De divinatione de Cicéron Marie-Carole Paumier

L’ouvrage que Cicéron consacre à la divination s’inscrit au centre d’une discussion philosophique plus large qui avait débuté dans le De natura deorum et qui se poursuivra avec le De fato1. Quintus Cicéron s’y montre désireux de reprendre la discussion et de s’entretenir avec son frère au sujet de la divination, sujet qui avait simplement été évoqué dans l’ouvrage précédent2. La question des origines de la divination donne l’occasion à Marcus Cicéron, lui-même augure3 de proposer une synthèse des débats qui agitaient les milieux philosophiques et politiques en présentant tour à tour les arguments de ceux qui plaidaient en faveur de la divination et de ceux qui se montraient opposés à toute forme de divination, ou tout au moins affichaient un certain scepticisme. Le De divinatione a été composé au cours de l’année -44, marquée par l’assassinat de Jules César. Le climat général à Rome était donc propice aux spéculations de toutes sortes4. L’ouvrage se

1 Cicéron apporte des précisions sur la manière dont s’enchaînent ses traités dans l’introduction au De divinatione : Quibus rebus editis tres libri perfecti sunt de natura deorum, in quibus omnis eius loci quaestio continetur. Quae ut plane esset cumulateque perfecta, de diuinatione ingressi sumus his libris scribere ; quibus, ut est in animo, de fato si adiunxerimus, erit abunde satis factum toti huic quaestioni. « Après la publication de ces traités ont été achevés trois livres sur La nature des dieux, qui renferment toute mon enquête sur ce problème. Et pour que l’entreprise fût complète et exhaustive, j’ai commencé à écrire ces livres sur La divination. Si j’y joins, comme j’en ai le projet, le livre sur Le destin, j’en aurai largement assez fait sur toute cette question. » (Cicéron, De divinatione 2, I, 3. Éd. J. Kany-Turpin, Paris 2004 ; trad. G. Freyburger, J. Scheid, Les Belles Lettres, Paris 1992). 2 Sed, quod praetermissum est in illis libris (credo, quia commodius arbitratus es separatim id quaeri deque eo disseri), id est de divinatione, quae est earum rerum quae fortuitae putantur praedictio atque praesensio. « Mais un point a été laissé de côté dans ces livres, sans doute parce que tu as jugé plus à propos de l’examiner et de le traiter à part, à savoir la divination, c’est-à-dire la prédiction et le pressentiment des faits qu’on regarde comme fortuits. » (Cicéron, de divinatione 1, V, 9, op. cit., n. 1). 3 Cicéron accède à l’augurat en 53 av. J.-C. 4 Cf. Virgile, Georg. I, 463 ; Plutarque, Vies parallèles. César. LXXIV-LXXVI ; Suétone, Vie des douze Césars, César, LXXXI…

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présente sous la forme d’une disputatio in utramque partem5 entre Marcus Cicéron et son frère Quintus. Dans le premier livre, Quintus, qui défend le point de vue stoïcien, expose ses arguments en faveur de la divination dans un discours suivi. Il affirme en effet que l’existence des dieux est liée à celle de la divination. Le deuxième livre contient la réfutation de Marcus également dans un discours suivi qui conteste le bien-fondé de la divination6. Marcus ne s’est pas laissé fléchir par le raisonnement de son frère : il reproche à Quintus de s’être contenté de bâtir sa démonstration à partir de simples opinions qui relèvent de la croyance et non d’une analyse rationnelle. Marcus Cicéron aborde donc l’analyse des phénomènes divinatoires en optant pour une démarche scientifique, rationnelle, selon lui « digne d’un philosophe »7. Il propose en effet à son frère une méthode scientifique qui ne laisse pas de place aux suppositions et à l’incertain. La peur qu’engendrent les prodiges ou les phénomènes inexplicables doit laisser la place à une patiente recherche des origines car tout événement a nécessairement des causes et trouve dans la nature une explication rationnelle : « Devant un phénomène nouveau et surprenant, il convient donc d’en rechercher si possible la cause ; si l’on n’en découvre aucune, il faut pourtant tenir pour certain que rien n’a pu se produire sans cause, et se débarrasser par l’explication rationnelle de la terreur qu’aura causée la nouveauté du phénomène. (…) En effet rien ne peut se produire sans cause, et il n’arrive rien qui n’ait pu arriver. »8 5 Cicéron avait rendu hommage à Aristote et à Carnéade une dizaine d’années auparavant en établissant la disputatio in utramque partem comme modèle de l’art oratoire (Cicéron. De oratore 3, 21. XXI, 80). 6 ego qui esse divinationem nego « moi qui nie la possibilité de la divination » (Cicéron, De div. 2, III, 8. op. cit., n. 1). 7 Marcus combat avec vigueur la démonstration de Quintus en faveur de la divination : Duxisti autem divinationem omnem a tribus rebus, a deo, a fato, a natura. Sed tamen cum explicare nihil posses, pugnasti commenticiorum exemplorum mirifica copia. De quo primum hoc libet dicere: hoc ego philosophi non esse arbitror, testibus uti qui aut casu veri aut malitia falsi fictique esse possunt; argumentis et rationibus oportet quare quidque ita sit docere, non eventis, iis praesertim quibus mihi liceat non credere. « Tu as enfin dérivé toute la divination de trois principes, de la divinité, du destin, de la nature. Mais comme malgré tout tu ne pouvais rien expliquer, tu as combattu avec une troupe étonnante d’exemples fabriqués. Voilà la première réflexion que cela m’inspire. Je pense qu’il n’est pas digne d’un philosophe de se servir de témoignages qui peuvent être vrais par hasard, ou de faux fabriqués par la mauvaise foi. C’est par des preuves et des raisonnements qu’il convient de démontrer pourquoi une chose est ce qu’elle est, et non pas à l’aide de faits accidentels, surtout quand j’ai le droit de ne pas y croire. » (Cicéron, De div. 2, XI, 27, op. cit., n. 1). 8 Causam igitur investigato in re nova atque admirabili, si poteris; si nullam reperies, illud tamen exploratum habeto, nihil fieri potuisse sine causa, eumque terrorem, quem tibi rei novitas adtulerit, naturae ratione depellito. (…) nec id quod non potuerit fieri factum umquam esse, nec, quod potuerit, id portentum esse (Cic., De div. 2, XXVIII, 60-61, op. cit.,

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La démarche adoptée par Marcus Cicéron dans le second livre de son ouvrage sur la divination présente un certain nombre d’analogies avec celle d’Aristote, tant pour la méthode générale d’investigation que pour la conduite de son raisonnement. Marcus écarte d’emblée les hypothèses de Quintus qui, selon lui, faisaient la part belle aux spéculations et à la superstition. Il décale le débat en préférant laisser de côté la sémantique du songe afin d’adopter plutôt le point de vue d’un philosophe de la nature qui établit son raisonnement à partir de l’observation des faits. Et comme il défend l’idée que nihil fieri potuisse sine causa « rien ne peut se produire sans cause », il va donc rechercher quelles pourraient être les principales causes à l’origine des rêves. Une méthode d’investigation scientifique : la démarche étiologique La démarche étiologique consistant à rechercher les origines et les causes d’un phénomène s’apparente à celle adoptée par Aristote, notamment dans ses traités sur la connaissance du vivant. Selon Aristote, la recherche des causes constitue la base de toute connaissance, ce qui lui permet de bâtir un raisonnement. Les principes de sa démarche sont longuement exposés et développés par Aristote dans les traités qui constituent l’Organon. Dans le premier livre de la Métaphysique il définit la philosophie comme méthodologie attachée au désir de connaître. Lorsque le philosophe étudie un phénomène, il commence par en rechercher les origines et en détermine les causes premières. Aristote résume cette méthode dans le premier livre de la Métaphysique : « Un point qui est évident, c’est que, pour acquérir la science, il faut remonter jusqu’à la connaissance des causes premières (œx ¢rcÁj aetfwn); car, quel que soit l’objet dont il s’agit, on ne peut dire de quelqu’un qu’il sait une chose que quand on croit qu’il en connaît la cause initiale (t¾n prèthn aetfan) »9.

n. 1) cf. Aristote, Métaphysique 1, chap. 2, 22 (…)ͳ”Arcontai m‹n g£r, ésper ehpomen, ¢pÕ toà qaum£zein p£ntej ee oÛtwj }cei, kaq£per tîn qaum£twn taÙtÒmata [tolj m ›pw teqewrhkÒsi t¾n aetfan] « Ainsi, selon ce que nous avons déjà dit, les hommes commencent toujours par s’étonner que les phénomènes soient comme ils sont ; comme par exemple, on s’étonne devant le spectacle des automates, tant qu’on n’a pas pénétré la cause de leurs mouvements (…) ». 9 'Epei d‹ fanerÕn Óti tîn œx ¢rcÁj aetfwn del labeln œpist ›mhn tÒte g¦r eed{nai fam‹n Ÿkaston, Ótan t¾n ptèthn aetfan oeèmeqa gnwrfzein (Aristote, Métaphysique 1, III, 1 1.) ; dans le deuxième livre des Analytiques, consacré à la démonstration, l’idée d’une relation causale nécessaire dans l’enchaînement des propositions qui constituent le raisonnement logique est reprise par Aristote : Ahti£ te kai gnwrimètera del ennai kai prÒtera, ahtia m‹n Óti tÒte œpist£meqa Ótan t¾n aetfan eedîmen, kai prÒtera, ehper ahtia, kai proginwskÒmena oÙ mÒnon tÕn Ÿteron trÒpon tù

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C’est en effet, de manière générale, la démarche adoptée par le philosophe pour toute investigation scientifique dans le domaine du vivant et qu’il applique également dans un petit ouvrage consacré à l’épineux problème de la divination dans le sommeil. Aristote s’est intéressé tout particulièrement aux mécanismes du sommeil et du rêve. Il a consigné ses analyses et ses observations dans un recueil de petits textes rassemblés sous le titre de Parva Naturalia (petits traités d’histoire naturelle). Sur les neuf traités que compte l’ensemble, trois opuscules retiennent notre attention : Du sommeil et de la veille, Des rêves et De la divination dans le sommeil10. Cicéron a-t-il eu connaissance des ouvrages d’Aristote sur le sommeil et les rêves ? Nous pouvons répondre par l’affirmative, car il le cite à plusieurs reprises et on peut noter un certain parallélisme entre la démarche d’Aristote et celle de Marcus. Les analogies sont nombreuses aussi bien sur le plan de la démonstration que sur le choix des exemples. Parmi ces analogies quelques-unes méritent d’être relevées. Les arguments aristotéliciens repris par Marcus Le propos de Marcus est clair : il s’agit de démontrer à son frère que les dieux n’interviennent pas dans les songes. Il puise donc ses arguments chez Aristote, qui est un philosophe reconnu pour son approche « matérialiste » du fonctionnement du vivant et pour la clarté de son discours. Aristote aborde cependant la question de la divination avec prudence. Il n’est pas question de nier l’existence des dieux, mais d’analyser si les dieux peuvent être à l’origine des songes. La tradition et l’opinion générale accordent une origine surnaturelle aux songes et si l’on s’en tient exclusivement à la croyance certains songes restent inexplicables sans pour autant avoir une origine xuni{nai, ¢ll¦ kai tù eed{nai Óti }stin. « II faut de plus que les principes soient causes de la conclusion, qu’ils soient plus notoires qu’elle et antérieurs à elle : causes, parce que nous ne savons une chose qu’après en avoir connu la cause : antérieurs, puisqu’ils sont causes : et préalablement connus, non pas seulement en tant qu’on connaît le mot qui les exprime, mais en outre parce qu’on sait qu’ils sont. » (Aristote, Seconds Analytiques I, 2, 71b, 10). 10 Perf Úpnou kai œgrhgÒrsewj (Du sommeil et de la veille : 453b11-458a32) ; Perf enupnfwn (Des rêves : 458a33-462b11) ; Perf thj kaq' Úpnon mantik›j (De la divination dans le sommeil : 462b12-464b18). L’ensemble des neuf petits traités ont été traduits en français par P.-M. Morel (Aristote, Petits traités d’histoire naturelle, traduction et présentation par P.-M. Morel, Paris 2000). Pour le texte nous suivons l’édition de texte R. Mugnier (1953). Ils sont probablement été envisagés comme un tout car Aristote lui-même annonce le contenu des deux ouvrages suivants (Des rêves et De la divination dans le sommeil) dans l’introduction du petit traité sur le sommeil (Aristote, Du sommeil et de la veille, 453b, 11-24).

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divine11. Cependant si l’on acceptait une quelconque intervention divine dans les songes, que penser d’une divinité qui enverrait des songes sans choisir avec soin son destinataire ? L’hypothèse d’une origine divine des songes est donc à écarter12. Aristote avance d’autres arguments : l’activité onirique n’est pas le propre de l’homme : « D’une manière générale, puisqu’il y a aussi d’autres animaux qui font des rêves, ceux-ci ne sauraient être envoyés par les dieux ni se produire à cette fin. »13

11 Dans le traité Du sommeil et de la veille, Aristote soulève la question de l’origine des rêves, cause naturelle ou cause démonique : prÕj d‹ toÚtoij tf œsti tÕ œnÚmnion, kai di¦ tfna aetfan oe kaqeÚdontej Ðt‹ m‹n Ñneirèttousin Ðt‹ d‹ oÜ, À sumbafnei m‹n ¢ei tolj kaqeÚdousin œnupni£zein, ¢ll' oÙ mnhmoneÚousin, kai ee toàto gfgnetai, di¦ tfna aetfan gfgnetai kai pÒteron œnd{cetai t¦ m{llonta proor©n À oÙk œnd{cetai, kai tfna prÒpon ee œnd{cetai: kai pÒteron t¦ m{llonta Øp/ ¢nqrèpou pr£ssesqai mÒnon, À kai ïn tÕ daimÒnion }cei t¾n aetfan, kai fÚsei gfgnetail À ¢pÕ taÙtom£tou. « Il faut (...) se demander ce qu’est le rêve et pour quelle raison ceux qui dorment tantôt font des rêves et tantôt n’en font pas, ou bien si, en l’occurrence, ils rêvent toujours, mais sans avoir le souvenir et, si c’est ce qui se produit, quelle en est la cause, et s’il est possible de prévoir les événements à venir ou si c’est impossible, et, si c’est possible, de quelle manière ; et si seulement sur les événements à venir qui résultent de l’action humaine, ou bien également sur ce qui a une cause démonique, c’est-à-dire sur ce qui se produit par nature ou par hasard. » (Aristote, De la divination 1, 453b, 18-23. trad. P.-M. Morel, Paris 2000). Le démonique est opposé au divin et relève à la fois de la nature et du hasard. Il échappe au contrôle humain. Les rêves véridiques, c’est-à-dire conformes à la réalité, sont le fruit du hasard, ou sont à compter parmi les nombreux rêves des natures mélancoliques. P.-M. Morel relève la difficulté d’interprétation de ce terme tÕ daimÒnion “démonique” dans la pensée d’Aristote : « Il est très difficile de savoir ce qu’Aristote entend précisément par-là. Ce qui est sûr, c’est qu’il oppose le “démonique” au divin et qu’il le place du côté de la nature, mais aussi du côté du hasard. » Dans le traité Du sommeil, en effet, il ajoute à l’expression “ce qui a pour cause le démonique” la précision suivante : « c’est-à-dire ce qui se produit par nature ou par hasard (¢p' aÙtomaton). » Le rêve serait donc “démonique” au sens où il tient fondamentalement du hasard, échappe à notre pouvoir et se caractérise par son imprévisibilité, ou bien au sens où certains ont la chance de faire des rêves véridiques, c’est-à-dire des rêves qui sont conformes à la réalité par pure coïncidence. (...) Dans tous les cas, Aristote semble bien suggérer par ce terme le caractère essentiellement aléatoire du rêve et, par opposition au divin, l’absence de toute intention à l’origine de sa production. » (Pierre-Marie Morel, De la matière à l’action : Aristote et le problème du vivant. Paris 2007, chapitre II : Les limites du finalisme : l’exemple des rêves, p. 65). 12 « En ce qui concerne la divination qui se produit durant les périodes de sommeil et que l’on dit provenir des rêves, il n’est aisé ni de la dédaigner, ni d’y croire. En effet, le fait que tous les hommes ou un grand nombre d’entre eux admettent que les rêves sont porteurs de signification invite à y croire, en vertu de l’expérience qui inspire ce propos, et il n’y a rien d’incroyable à ce qu’il y ait, dans certains cas, divination dans les rêves. Il y a en effet quelque raison à cela. C’est pourquoi l’on pourrait penser qu’il en va de même pour tous les autres rêves. Cependant, le fait que l’on ne voit aucune cause rationnelle pour qu’il en aille ainsi rend la chose difficile à croire. Car, indépendamment de ce défaut général de rationalité, que ce soit la divinité qui envoie et qu’en outre elle ne les envoie pas aux hommes les meilleurs et les plus intelligents, mais aux premiers venus, c’est absurde. » (Aristote, De la divination dans le sommeil, 462b,12-20). 13 “Olwj d‹ œmei kai ¤llwn zówn Ñneirèttei tin£, qeÒpempta m‹n oÙk ¨n egh t¦ œnÚpnia''ü. (Aristote, De la divination dans le sommeil 2, 463b).

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D’autre part, si le songe a une origine divine pourquoi les dieux enverraient-ils des songes à n’importe quel individu, endormi de surcroît, au lieu de choisir avec soin leur destinataire ? Enfin, pourquoi utiliser le rêve, un moyen de communication aussi peu fiable pour communiquer ? « C’est, dit-il, en effet de jour et chez les sages qu’elle (la prévision) se produirait, si c’était la divinité qui envoyait . »14 Devant cette impossibilité de fait, les hypothèses sur l’origine divine des songes ne sont, pour Aristote, pas recevables, à moins de douter de la sagesse divine. Marcus fait également appel à la sagesse divine pour rejeter l’hypothèse d’une divinité qui enverrait des songes sans se préoccuper de son destinataire. Elle n’est pas conforme à l’idée que les hommes se font des dieux qui connaissent la nature humaine et savent bien que tous ne tiennent pas compte de leurs songes : « Et bien, il faut savoir, pour commencer, qu’il n’y a aucune force divine productrice des songes. Car il est évident qu’aucune vision apparue en songe n’est envoyée par la volonté des dieux. Ils le feraient dans notre intérêt, pour nous permettre de prévoir l’avenir ? Or combien de gens obéissent aux songes, les comprennent et se les rappellent ? »15

La divinité n’agit pas de façon désordonnée et imprévisible : elle a soin de choisir son destinataire et le moment le plus approprié pour que le songe puisse être interprété : « Je me demande également pourquoi, si la divinité nous envoie ces visions pour nous permettre de prendre nos précautions, elle ne choisit pas de les envoyer quand nous sommes éveillés plutôt que pendant le sommeil. (…) Par conséquent il serait plus conforme à la bienveillance et à la sollicitude divines de donner des visions bien nettes quand nous sommes éveillés que nous envoyer des visions plutôt obscures pendant notre sommeil. Mais comme ce n’est pas le cas, les songes ne doivent pas être considérés comme étant d’origine divine. »16 14 Meq/ ¹mŒran te g¦r œgfnet/ ¨n kai tolj sofolj, ee qeÕj Ãn Ð p{mpwn· (Aristote, De la divination dans le sommeil 2, 464a, 20). 15 Primum igitur intellegendum est nullam vim esse divinam effectricem somniorum. Atque illud quidem perspicuum est, nulla visa somniorum proficisci a numine deorum. Nostra enim causa di id facerent, ut providere futura possemus. 125 Quotus igitur est quisque qui somniis pareat, qui intellegat, qui meminerit? (…) Quid est igitur, cur his hominibus consulens deus somniis moneat eos, qui illa non modo cura, sed ne memoria quidem digna ducant? (…) Ita, si pleraque somnia aut ignorantur aut negleguntur, aut nescit hoc deus aut frustra somniorum significatione utitur; at horum neutrum in deum cadit; nihil igitur a deo somniis significari fatendum est. (Cic., De div. 2, LX, 124-125). 16 Illud etiam requiro, cur, si deus ista visa nobis providendi causa dat, non vigilantibus potius det quam dormientibus. (…) Fuit igitur divina beneficentia dignius, cum consulerent nobis,

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L’hypothèse d’une origine divine des songes ayant été écartée, Marcus Cicéron continue à suivre de près le raisonnement d’Aristote. Les deux auteurs étudient les causes naturelles qui sont à l’origine des rêves et vont s’attarder sur l’état physiologique du dormeur et sur le rôle de l’aléatoire et du hasard dans la production des rêves. Les songes sont nécessairement causes, signes ou coïncidences Aristote analyse l’origine naturelle des songes de la même manière que dans les traités précédents en se plaçant d’emblée du point de vue du physiologue. Cette approche « naturaliste » reste dans l’esprit des Parva Naturalia. La question des songes prémonitoires apparaît naturellement après l’étude des mécanismes du sommeil et des rêves. Aristote étudie la nature des rapports entre le contenu des rêves et la réalité. Il prend soin d’éviter l’emploi du terme Ôneiroj, terme qui sans doute fait référence au domaine du religieux, en lui préférant celui d’œnÚpnion qui le réduit à une réalité quotidienne, à un simple composant du sommeil17. Selon lui, les songes peuvent être causes (ahtia), signes (shmela) d’événements à venir, ou bien encore être de simples coïncidences (sumptèmata), c’est-à-dire coïncider avec la réalité par hasard : « Il est donc nécessaire que les rêves soient causes, ou bien signes des événements, ou soient en coïncidence avec eux, et qu’ils aient soit tous ces caractères, soit certains d’entre eux, soit un seul. »18

clariora visa dare vigilanti quam obscuriora per somnum. Quod quoniam non fit, somnia divina putanda non sunt. (Cic., De div. 2, LXI, 126 (trad., op. cit., n. 1). 17 « Avant tout, il faut savoir distinguer entre les rêves (œnÚpnia – insomnia), qui ne renferment aucune révélation, et les songes proprement dits (Ôneiroi – somnia), qui possèdent seuls une valeur divinatoire. » (Bouché-Leclercq, Histoire de la divination dans l’Antiquité 1, Paris 1879-1882, p. 227). P. Emy relève cet emploi exclusif du terme œnÚpnion qui, selon lui, traduit chez Aristote une volonté de s’en tenir à une analyse « naturaliste » des rêves. (P. Emy, Les chrétiens et le rêve dans l’Antiquité, Paris 2005, 2. L’héritage venant de l’Antiquité païenne, p. 75 : « Aristote élimine des termes comme oneiros, trop marqués par le mythe, la métaphysique et la religion, pour ne retenir que enupnion, qui désigne le rêve dans sa réalité banale. ») François Sirois avait aussi relevé l’emploi exclusif du terme œnÚpnion (vision pendant le sommeil, songe, rêve) à défaut d’Ôneiroj dans le traité de la divination d’Aristote. Après lui Artémidore d’Éphèse marquera nettement la différence entre les termes : « Il est remarquable que par ailleurs Aristote emploie presque toujours le terme enupnion au lieu d’oneiros pour traiter du rêve. On sait qu’Artémidore emploie oneiros pour parler du songe considéré comme message annonciateur de l’avenir (selon lui, l’aspect noble du rêve), et enupnion pour parler du rêve « souvenir du présent », le rêve qui témoigne d’une « affection » psychique (la crainte ou l’espoir) ou somatique (l’affamé rêve qu’il mange) » (F. Sirois, Le rêve, objet énigmatique. La démonstration freudienne, Laval 2004, p. 31, note n° 57). 18 'An£gkh d/ oân t¦ œnÚpnia À ahtia ennai À shmela tîn ginom{nwn À sumptèmata, À p£nta À }nia toÚtwn À n mÒnon. (Aristote, De la divination dans le sommeil 1, 462b25).

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Aristote établit des comparaisons en puisant ses exemples dans le domaine de la médecine et de l’astronomie. Le rêve peut faire l’objet d’une prévision des événements à venir au même titre que la médecine établit des prévisions de la maladie à partir des symptômes observés et que l’astronomie s’appuie sur l’observation des indices qui précèdent une éclipse, ainsi écrit-il : « J’entends par cause, par exemple, le fait que la Lune est cause de l’éclipse du Soleil, ou la fatigue cause de la fièvre ; par signe de l’éclipse, l’entrée de l’étoile et comme signe de la fièvre, la dureté de la langue… »19.

Marcus Cicéron reprend à Aristote la comparaison avec les phénomènes astronomiques pour démontrer que toute prédiction d’un événement doit nécessairement s’appuyer sur les signes tangibles et les indices qui l’annoncent, contrairement à la définition de la divination que proposait son frère Quintus et qui faisait intervenir l’intuition et les pressentiments20. Or, affirme Marcus, la prédiction doit s’appuyer sur des signes annonciateurs qui précèdent l’événement, non sur des faits qui se produisent de façon aléatoire et qui sont, par nature, imprévisibles. Il étaye alors son raisonnement par l’exemple des éclipses (qui figure également chez Aristote) en le développant avec plus de précision encore que ne l’avait fait le Stagirite et en reprenant la terminologie aristotélicienne (neque causam pour ahtia et neque notam pour shmela : « Comment peut-on prévoir un événement dépourvu de toute cause (neque causam) ou de tout indice (neque notam) qui explique qu’il se produira ? Les éclipses du soleil et de la lune sont annoncées avec beaucoup d’années d’anticipation par ceux qui étudient à l’aide de calculs les mouvements des astres. De fait, ils annoncent ce que la loi naturelle réalisera. Du mouvement invariable de la lune, ils déduisent à quel moment la lune, à l’opposé du soleil, entre dans l’ombre de la terre, qui est un cône de ténèbres, de telle sorte qu’elle s’obscurcit nécessairement… »21.

19 L{gw d/ ahtion m‹n onon t¾n sel ›nhn toà œklefpein tÕn ¼lion, kai tÕn kÒpon toà puretoà shmelon d‹ tÁj œklefyewj tÕ tÕn ¢st{ra eeselqeln, t¾n d‹ tracÚthta tÁj glètthj toà pur{ttein'. (Aristote, De la divination dans le sommeil 1, 462a25-463a). 20 diuinationem esse earum rerum praedictionem et praesensionem, quae essent fortuitae « la divination est la prédiction et le pressentiment des événements qui dépendent du hasard. » (Cicéron, De div. 2, V, 13). 21 Qui potest provideri quicquam futurum esse quod neque causam habet ullam neque notam cur futurum sit? Solis defectiones itemque lunae praedicuntur in multos annos ab iis qui siderum motus numeris persequuntur; ea praedicunt enim quae naturae necessitas perfectura est. Vident ex constantissimo motu lunae quando illa e regione solis facta incurrat in umbram terrae, quae est meta noctis, ut eam obscurari necesse sit (…). (Cicéron, De div. 2, VI, 17).

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Reprenons l’analyse d’Aristote : après avoir annoncé les trois modalités d’interprétation des rêves interprétés comme signes, causes ou produits du hasard, Aristote étudie en premier lieu de quelle manière les rêves peuvent être des indices précurseurs d’événements à venir. Certains rêves peuvent être des signes (shmela) Aristote examine une certaine catégorie de rêves qui peuvent apporter des indices, des signes de l’avenir. C’est le cas de rêves « prodromiques » utilisés pour le diagnostic médical car ils annoncent parfois la maladie. Il partage l’opinion des médecins qui sont attentifs aux songes de leurs patients parce qu’ils ont constaté que les premiers petits symptômes d’une maladie peuvent être perceptibles durant le sommeil et signalés par l’intermédiaire du rêve avant même d’être manifestes à l’état de veille : « Existe-t-il dès lors des rêves qui sont causes et d’autres qui sont signes, par exemple de ce qui se passe dans le corps ? En tout cas, les médecins les plus habiles disent eux aussi qu’il faut prêter aux rêves une grande attention. Or, même si l’on n’est pas un praticien, mais que l’on examine en philosophe, il est rationnel de porter le même jugement. »22

En effet, le repos permet au dormeur de percevoir plus nettement des mouvements imperceptibles à l’état de veille ainsi que les plus petits signes annonciateurs d’un désordre organique ou d’une maladie : « Ainsi, puisque en toutes choses les commencements sont petits, il est clair que le sont aussi ceux qui sont à l’origine des maladies et des autres affections sur le point de se produire dans les corps. Il est donc manifeste que celles-ci sont nécessairement plus faciles à percevoir dans les périodes de sommeil qu’à l’état de veille. »23

Aristote souscrit à la théorie du médecin Hippocrate qui, dans son traité Du régime, recourt à l’oniromancie médicale pour soigner les malades et consacre le quatrième livre aux songes24. Hippocrate traite 22 ’Ar/ oân œsti tîn œnupnfwn t¦ m‹n ahtia, t¦ d‹ shmela, onon tîn peri tÕ sîma sumbainÒntwn; l{gousi goàn kai tîn eatrîn od carfentej Óti del sfÒdra pros{cein tolj œnupnfoij: eÜlogon d‹ oÛtwj Øpolabeln kai tolj m¾ tecnftaij m{n skopoum{noij d{ ti kai filosofoàsin. (Aristote, De la divination dans le sommeil 1, 463a5). 23 ést/ œpei mikrai p£ntwn ai ¢rcaf, dÁlon Óti kai tîn nÒswn kai tîn ¥llwn paqhm£twn tîn œn tolj sèmasi mellÒnton gfnesqai. FanerÕn oân Óti taüta ¢nagkalon œn tolj Ûpnoij ennai gatafanÁ m©llon À œn tù œgrhgor{nai. (Aristote, de la divination 1, 463a15-20). 24 Hippocrate, Du régime, livre IV, Des Songes (peri œnupnfwn). D’après Hippocrate la bonne santé repose sur le principe d’un équilibre entre le feu et l’eau, éléments qui possèdent des attributs qui leur sont propres, le chaud et le sec pour le feu et le froid et l’humide pour l’eau crée la bonne santé. Il suffit qu’un déséquilibre survienne pour que le corps soit l’objet

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les rêves de ses patients comme des symptômes qui indiquent la maladie à venir. Le médecin doit agir comme l’interprète des songes divins qui prévoit l’avenir en étudiant les signes contenus dans les songes. D’après Hippocrate, l’interprétation des rêves les plus courants doit par conséquent être laissée au médecin qui établit des correspondances entre le contenu des rêves et la santé du corps. Marcus fait référence lui aussi à l’art médical et à l’étude des maladies pour démontrer l’importance de la recherche des signes précurseurs et des indices lorsqu’on étudie un phénomène. Il n’ignore pas que les médecins se fondent sur des signes cliniques et prennent parfois en compte certains rêves pour confirmer un diagnostic : « Les médecins se rendent compte de l’approche et des progrès d’une maladie à partir de certains symptômes (signes). Ils prétendent (disent) même qu’ils peuvent obtenir à partir de certains types de rêves des indications sur la santé, par exemple sur l’état de plénitude ou d’épuisement. »25

Mais il ne s’y attarde pas, même s’il en fait mention dans son argumentaire. Il préfère s’intéresser à la seconde catégorie de rêves présentée par Aristote, les rêves-causes.

d’affections diverses et de maladies. La maladie est donc d’origine naturelle et les dieux ne sauraient être la cause de certaines maladies, y compris la maladie sacrée (l’épilepsie) : « Sur la maladie dite sacrée voici ce qu’il en est. Elle ne me paraît nullement plus divine que les autres maladies ni plus sacrée, mais de même que toutes les autres maladies ont une origine naturelle à partir de laquelle elles naissent, cette maladie a une origine naturelle et une cause déclenchante. » (Hippocrate, La Maladie Sacrée, trad. et notes J. Jouanna, Paris 2003). On peut en effet lire dans le traité du Régime d’Hippocrate que de même qu’un régime inapproprié apporte des désordres dans le corps, de même les rêves sont les symptômes d’un dérèglement du corps et peuvent être aussi les prémisses de certaines maladies. Si l’on préserve la santé du corps par une alimentation saine et des exercices physiques appropriés, l’équilibre entre froid et chaud, sec et humide est conservé. Dans le chapitre qu’il consacre à la nature des songes, Hippocrate distingue en effet 2 catégories de songes, les songes « messages divins » qu’il laisse aux interprètes, et les songes messages de l’âme qui annoncent une maladie et relèvent de la médecine. (Hippocrate, Du Régime IV, 87, 1) Sur les rapports entre la Collection hippocratique et le Corpus aristotélicien, cf. Louis Bourgey, « Hippocrate et Aristote ; l’origine, chez le philosophe, de la doctrine concernant la nature » dans dans Hippocratica. Actes du Colloque hippocratique de Paris (4-9 septembre 1978), M.D. Grmek (éd), Éditions du CNRS, Paris 1980, p. 59-64. 25 Nam medici ex quibusdam rebus et advenientis et crescentis morbos intellegunt, nonnullas etiam valetudinis significationes, ut hoc ipsum, pleni enectine simus, ex quodam genere somniorum intellegi posse dicunt. (Cicéron, De div. 2, LXIX, 142) ; et encore : Medici signa quaedam habent ex venis et ex spiritu aegroti multisque ex aliis futura praesentiunt. « Les médecins trouvent des symptômes dans les veines ou la respiration du malade, et prévoient l’évolution de la santé en fonction de nombreux autres indices (…) » (Cicéron, De div. 2, LXX, 145).

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Certains rêves peuvent être causes (ahtiai) D’après Aristote, le rêve est souvent un vecteur de l’activité humaine et un reflet de nos préoccupations immédiates. Les activités de la veille influencent le contenu du rêve. La réciproque est vraie également, affirme Aristote : les rêves peuvent avoir une incidence sur les actes et les décisions prises les jours suivants. Ils peuvent donc être eux-mêmes la cause et l’origine d’actions à venir : « Mais en vérité il n’est pas absurde que certaines représentations qui se montrent durant le sommeil soient causes d’actions propres à chacun de nous. De même que, en effet, sur le point d’accomplir un acte, et pendant que nous l’accomplissons et après que nous l’avons accompli, nous y pensons souvent et le faisons dans un songe véridique (la cause, c’est que le mouvement se trouve préparé par les éléments recueillis durant le jour), de même inversement il est nécessaire que les mouvements qui ont lieu dans le sommeil soient souvent les principes d’actions accomplies durant le jour : c’est que l’idée de ces actions a déjà été préparée dans les représentations de la nuit. Ainsi il est donc possible que certains rêves soient des signes ou des causes. »26

Marcus souscrit à l’idée que le matériau des songes est souvent emprunté aux actes et aux pensées de la veille. Il développera cette idée, nous le verrons un peu plus loin, en appliquant cette théorie à ses propres rêves. Il remarque en effet une corrélation entre ses préoccupations de la veille et le contenu de ses rêves. Les songes peuvent être causes ou signes d’événements ou d’affections à venir, mais Marcus rappelle à Quintus qu’il ne doit pas écarter non plus le rôle du hasard à moins d’envisager une conception déterministe du monde : 26 'All¦ m¾n kai }ni£ ge tîn kaq' Ûpnon fantasm£twn ahtia ennai tîn oekefwn Œk£stJ praxewn oÙk ¥logon: ésper g¦r m{llontej pr£ttein À œn talj pr£xesin Ôntej À pepracÒtej poll£kij eÙquoneirfv taÚtaij sÚnesmen kai pr£ttomen/ ahtion d' Óti prowdopoihm{nh tugc£nei ¹ kfnhsij ¢pÕ tîn meq/ ¹m{ran ¢rcîn, oÛtw p£lin ¢nagkalon kai t¦j kaq' Ûpnon kin ›seij poll£kij ¢rc¦j ennai tîn meq' ¹m{ran pr£xewv di¦ tÕ prowdopoiÁsqai p£lin kai toÚtwn t¾n di£noian œn tolj fant£smasi tolj nuktepinolj. Pour ce passage la traduction française de R. Mugnier (1953) nous paraît plus explicite. Voici celle de P.-M. Morel : « Par ailleurs, il n’est pas du tout absurde non plus de dire que certaines images qui se produisent pendant le sommeil sont causes des actions propres du sujet. De même en effet que, quand nous sommes sur le point d’agir, ou engagés dans les actions, ou après les avoir accomplies, il est fréquent que, dans un songe véridique, nous nous en préoccupions et agissions (la cause en étant que le mouvement trouve une voie toute tracée par ses commencements diurnes), de même, il est à l’inverse nécessaire que les mouvements s’effectuant pendant le sommeil soient fréquemment les principes des actions diurnes, parce qu’à son tour la réflexion qui s’y rapporte a sa voie tracée dans les images nocturnes. Ainsi donc, nous pouvons admettre que certains rêves sont des signes ou des causes. » (Aristote, De la divination 1, 463a20-30).

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« …si tu nies l’existence du hasard, et si tu prétends que tout ce qui se produit et se produira est établi de toute éternité par le destin, change ta définition de la divination, que tu appelais la prévision des événements fortuits. (…) Si tout arrive en fonction du destin à quoi sert la divination ? »27

Pour Aristote en effet, certains rêves paraissent véridiques lorsqu’ils semblent coïncider avec la réalité. Mais c’est l’interprète qui établit des correspondances entre les éléments du rêve et le réel, le rêve n’étant le plus souvent que le fruit du hasard. Après avoir examiné les rêves-signes et les rêves-causes, Aristote étudie dans quels cas le hasard intervient dans les rêves. Certains rêves peuvent se produire par coïncidence (sumptȫmata) Pour Aristote la plupart des rêves ne se réalisent pas et, si de temps en temps ils se révèlent exacts, ce n’est que par pure coïncidence, notamment lorsqu’ils concernent des événements éloignés ou des batailles : « Il semble toutefois que la plupart des rêves soient de coïncidences (poll¦ sumppèmasin }oike…) et plus particulièrement tous ceux qui sont extraordinaires, c’est-à-dire ceux dont le principe ne réside pas dans les sujets eux-mêmes, mais qui se rapportent à une bataille navale ou à des événements éloignés. (…) C’est pourquoi beaucoup de rêves ne se réalisent pas, car les coïncidences ne se produisent ni toujours, ni la plupart du temps. »28

Certains rêves ont statistiquement plus de chances de sembler véridiques si l’activité onirique est intense, ce qui est par exemple le cas d’une catégorie particulière de dormeurs : certains individus, en raison

27 Aut si negas esse fortunam, et omnia, quae fiunt quaeque futura sunt, ex omni aeternitate definita dicis esse fataliter, muta definitionem divinationis, quam dicebas praesensionem esse rerum fortuitarum. (…) Si omnia fato, quid mihi divinatio prodest ? (Cicéron, De div. 2, VII, 19-20.). 28 T¦ d‹ poll¦ sumptèmasin }oike, m£lista d‹ t£ te Øperbat¦ m£nta ïn m¾ œn aØtolj ¹ ¢rc ›, ¢ll¦ peri naumacfaj kai tîn pÒrrw sumbainÒntwn œstfn : (…) DiÕ kai poll¦ tîn œnupnfwn oÙk ¢pobafnei: t¦ g¦r sumptèmata oÜte ¢ei oÜq/ æj Œpi tÕ polÝ gfgnetai. (Aristote, De la divination dans le sommeil 1, 463b, 1-10.) Il en est de même pour les phénomènes météorologiques ou les manifestations naturelles qui sont soumises à la contingence : ”Oti d/ oÙk ¢pobafnei poll¦ tîn œnupnfwn, oÙd‹n ¥topon : oÙd‹ g¦r tîn œn tolj sèmasi shmefwn kai tîn oÙranfwn, oƒon t¦ tîn Ød£twn kai t¦ tîn pneum£twn « Il n’est toutefois aucunement absurde que de nombreux rêves ne se réalisent pas, car c’est aussi le cas d’un grand nombre de signes d’événements concernant les corps et les signes célestes, comme les signes de pluies ou de vents. » (Arist., De la divination dans le sommeil 2, 463a, 20-25).

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de leur complexion, bavarde ou mélancolique29, ont plus de rêves que les autres. Comment s’étonner dès lors que, sur le nombre élevé de rêves que nous faisons, quelques-uns paraissent concorder avec la réalité ? C’est l’argument statistique. Aristote illustre son propos par une comparaison avec les jeux de hasard ou les archers qui, à force de tirer des flèches, atteignent forcément leur cible : « C’est en effet parce qu’ils (les mélancoliques) sont agités de mouvements nombreux et variés qu’ils tombent sur des visions semblables et ils ont en cela la même réussite que ceux qui jouent à pair et impair. Car, comme on dit aussi : « si tu fais beaucoup de jets, tu atteindras tantôt tel but, tantôt tel autre », et ceci s’applique à ces situations-là. »30

Le rôle du hasard est l’argument qui séduit le plus Marcus. Selon lui le hasard intervient presque toujours non seulement dans les songes, mais dans les phénomènes divinatoires en général. Marcus s’attarde sur l’argument statistique et emprunte beaucoup d’exemples à Aristote. Les bavards et les mélancoliques sont remplacés par les fous et les ivrognes dont les rêves peuvent donner lieu à toutes sortes d’interprétations contradictoires. D’autre part, il reprend la comparaison d’Aristote avec les jeux de hasard pour démontrer que sur le nombre de nos rêves nocturnes quelques-uns peuvent très bien coïncider par hasard avec des événements réels : « Des visions des fous et des ivrognes, on peut tirer également d’innombrables conjectures susceptibles de se réaliser. Qui pourrait passer la 29 Dans les Problèmes, section XXX, Aristote explique longuement pourquoi les individus chez qui domine la bile noire, c’est à dire les melagcolikÒi (mélancoliques) ont beaucoup de rêves : il reprend la théorie de l’équilibre des humeurs d’Hippocrate : « La bile noire est froide par nature (...) si elle est en excès dans le corps, elle produit des apoplexies, des torpeurs, des athymies, ou des terreurs, mais si elle est trop chaude, elle est à l’origine des états d’euthymie accompagnés de chants, des accès de folie, et des éruptions d’ulcères et autres maux de cette espèce. (...) Mais beaucoup, pour la raison que la chaleur se trouve proche du lieu de la pensée, sont saisis des maladies de la folie ou de l’enthousiasme. Ce qui explique les sibylles, les Bacis, et tous ceux qui sont inspirés (kai od }nqeoi), quand ils le deviennent non par maladie mais par le mélange de leur nature. » (Aristote, Problème XXX, 1 954a, 20, éd. et trad. J. Pigeaud, L’homme de génie et la mélancolie, Paris 1988). Cependant, Aristote considère la mélancolie comme un état naturel, propre à certains individus, et cette complexion particulière peut générer des états qui favorisent l’activité onirique. (Sur la notion de « mélancolie » et les conceptions hippocratiques des effets de la bile noire, cf. F. Roussel, « Le concept de mélancolie chez Aristote », dans Revue d’Histoire des Sciences 41 (1988), n° 3, p. 299-330). 30 di¦ g¦r tÕ poll¦ kai pantodap¦ kinelsqai œpitugc£nousin Ðmofoij qewr ›masin, œpitucelj Ôntej œn toÚtoij ésper }nioi ¢rti£zontej: ésper g¦r kai l{getai ¨n poll¦ b£llVj ¥llot/ ¢llolon balelj, kai œpi toÚtwn toàto sumbafnei. (Aristote, De la divination dans le sommeil 2, 463b, 15-20. Trad. P.-M. Morel).

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journée entière à lancer des traits sans toucher quelquefois au but ? Nous dormons des nuits entières, il n’y en a presque pas pendant laquelle nous ne dormions pas, et nous sommes étonnés de voir parfois nos songes se réaliser ? Qu’y a-t-il d’aussi incertain que le lancer des osselets ? Pourtant, il n’y a aucun joueur assidu qui ne jette quelquefois le coup de Vénus, parfois même deux ou trois fois. Dirons-nous donc, comme des sots, que nous réalisons le coup à l’instigation de Vénus plutôt que par hasard ? »31

L’interprétation de la théorie d’Aristote par Marcus Marcus en vient à la dernière partie de son argumentation en faisant appel à la théorie aristotélicienne des résidus et des traces de l’activité de la veille qui constituent les rêves : « Lorsque, le corps engourdi, l’esprit ne peut se servir ni des membres, ni des sens, il devient la proie de visions variées et troubles déterminées, d’après Aristote, par les traces des actions ou des pensées formées à l’état éveillé. Et par la confusion de celles-ci naissent des espèces de rêves parfois étonnants. »32

Reprenons rapidement l’explication aristotélicienne : d’après Aristote, le sommeil est un état dans lequel l’homme perd momentanément le contrôle de ses sensations. Il nous le rappelle dans le traité des rêves33 Plongé dans un état d’inconscience, ses sens ne le renseignent plus directement sur le monde extérieur34. Cependant, l’imagination lui 31 Iam ex insanorum aut ebriorum visis innumerabilia coniectura trahi possunt, quae futura videantur. Quis est enim, qui totum diem iaculans non aliquando conliniet? Totas noctes somniamus, neque ulla est fere, qua non dormiamus; et miramur aliquando id quod somniarimus evadere? Quid est tam incertum quam talorum iactus? Tamen nemo est quin saepe iactans Venerium iaciat aliquando, non numquam etiam iterum ac tertium. Num igitur, ut inepti, Veneris id impulsu fieri malumus quam casu dicere ? (Cicéron, De div. 2, LIX, 121.) A plusieurs reprises Cicéron insiste sur le rôle du hasard. Cf. Cic., De div. 2, VII, 19 ; 2, V, 36 ; 2, XXIX, 62 ; 2, XXI, 49 ; 2, XXVI, 55 ; 2, XXVII, 61). 32 Naturam autem eam dico, qua numquam animus insistens agitatione et motu esse vacuus potest. Is cum languore corporis nec membris uti nec sensibus potest, incidit in visa varia et incerta ex reliquiis, ut ait Aristoteles, inhaerentibus earum rerum quas vigilans gesserit aut cogitaverit; quarum perturbatione mirabiles interdum exsistunt species somniorum (Cicéron, De divinatione 2, LXII, 128). reliquiae, arum, f (reliquus), ce qui reste, résidus, débris ; inhaereo, ere, haesi, haesum, rester attaché, fixé, adhérer à, inhérent. 33 dÁlon Óti oÙk aesqanÒmeqa oÙd‹n œn tolj Ûpnoij: oÙk ¥ra ge tÍ aesq ›sei tÕ œnÚpnion aesqanÒmeqa. « il est clair que nous n’avons aucune sensation pendant les périodes de sommeil. Ce n’est assurément pas par la sensation (perception) que nous percevons le rêve. » (Aristote, Des rêves 1, 458b, 5). 34 Aristote reconnaît en même temps que le dormeur possède une faculté accrue de perception sensorielle pendant le sommeil. L’imagination se charge ensuite d’interpréter ces infimes mouvements en exagérant les sensations et en les insérant dans le rêve : kai g¦r ad mikrai meg£lai dokoàsin ennai. Dálon d/ œpi tîn sumbainÒntwn kat¦ toÝj Ûpnouj poll£kij:

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permet d’élaborer des rêves qui sont une combinaison de souvenirs, d’actes, de perceptions sensorielles et de préoccupations de la veille, qu’il nomme « résidu » ou « image » (ijȐȞIJĮıȝȐ) : « Nous appelons « rêve » (œnÚpnion) en effet l’image (f£ntasm£) qui se produit durant le sommeil, qu’elle se produise comme image pure et simple, ou sous une modalité particulière, il est manifeste que le fait de rêver relève de la sensible, mais en tant qu’elle est imaginative. »35

Le rêve est composé de résidus d’expériences passées qui ont été enregistrées par la mémoire. Ces images peuvent se présenter sous la forme d’impressions fugitives et difficilement identifiables, comme le reflet d’un objet qui disparaît de la surface de l’eau lorsque l’eau est agitée36. Ces images (ad fantasfai), résidus d’impressions sensibles, arrivent « en différé » à la conscience du dormeur. Elles ressemblent à la réalité mais n’en sont que des reflets, de simples copies. Aristote énonce la théorie dans le traité des rêves : « Chacun de ces mouvements, comme on l’a dit, est un résidu de l’impression sensible en acte. Le résidu est encore présent alors même que la réalité a disparu. (…) Il lui semble alors que ce qui ressemble à l’objet est l’objet réel et la puissance du sommeil est telle qu’elle peut faire que cela nous échappe. »37

Marcus expose et développe la théorie d’Aristote qui apporte une explication endogène du rêve, activité de l’individu lui-même qui

ohontai g¦r keraunoàsqai kai bront©sqai mikrîn ½cwn œn tolj çsi ginom{nwnn kai m{litoj kai gluk{wn cumîn ¢polaÚein ¢kapiafou fl{gmatoj katarr{ontoj, kai badfzein di¦ purÕj kai qepmafnesqai sfÒdra mikr©j qermasfaj perf tina m{rh ginom{nhj œpegeirom{noij d‹ taàta manep¦ toàton }conta tÕn trÒpon: « alors, en effet, les petits mouvements paraissent grands. On le voit clairement si l’on considère un phénomène qui arrive souvent pendant les périodes de sommeil : on croit que l’on est victime de la foudre et frappé du tonnerre, alors que ce sont des petits bruits qui se font entendre dans les oreilles ; ou que l’on se délecte de miel et de saveurs douces, alors qu’il ne s’agit que d’un minuscule écoulement de phlegme ; ou bien que l’on marche à travers du feu et que l’on éprouve une forte chaleur, alors que c’est un petit échauffement qui affecte certaines parties du corps. Mais au réveil, il nous apparaît clairement que cela s’est produit de cette manière-ci. » (Aristote, De la divination dans le sommeil 1, 463a, 10-20, op. cit.). 35 tÕ d/ œnÚpnion f£ntasm£ ti fafnetai ennai tÕ g¦r œn ÛpnJ f£ntasma œnÚpnion l{gomen ehq/ ¡plîj ehte trÒpon tin¦ ginÒmenon , fanerÕn Óti toà aesqhtikoà m{n œsti tÕ œnupni£zein, toÚtou d/ Î fantastikÒn. (Aristote, Des rêves 1, 459a, 15-20). 36 Aristote, De la divination 2, 464b, 5-10. 37 ToÚtwn d‹ ŸkastÒn œstin, ésper ehrhtai, ØpÒleimma toà œn tÍ œnergefv aesq ›matoj: kai apelqÒntoj toà ¢lhqoàj }nesti, kai ¢lhq‹j eepeln Óti toioàton oƒon Korfskoj, ¢ll/ oÙ Korfskoj.'' kai dokel tÕ Ómoion aÙtÕ ennai tÕ ¢lhq{j: kai tosaÚth toà Ûpnou » dÚnamij éste poieln toàto lanq£nein. (Aristote, Des rêves 3, 461b, 20).

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pendant le sommeil recueille et collectionne les images mentales fragments des actions accomplies la veille : « Les esprits possèdent une force et une nature qui les fait agir à l’état de veille, non par une impulsion venue de l’extérieur, mais par leur propre mouvement, avec une incroyable rapidité. Et lorsque l’esprit est secondé par les membres, le corps et les sens, il perçoit, pense et sent tout de façon précise. Mais lorsqu’il est privé et abandonné de ces auxiliaires, au cours de l’assoupissement du corps, alors il agit tout seul. C’est pourquoi les apparences et les histoires se forment alors dans l’esprit affaibli et apathique, et ce sont avant tout les traces de tout ce que, éveillés, nous avons pensé ou fait qui le travaillent et l’agitent. »38

À titre d’illustration, il reprend le récit de l’expérience onirique qu’il a faite lui-même, ainsi que celle évoquée par son frère Quintus dans le premier livre39. Marcus en vient à sa conclusion qui est la même que celle d’Aristote : bien que les interprètes des songes soient habiles à trouver des analogies et à établir des correspondances entre le contenu des songes et la réalité, de nombreux exemples montrent que les interprétations d’un même songe sont souvent contradictoires. L’art d’interpréter les songes n’est pas une science et ne s’appuie pas sur des faits mais sur des conjectures. Le hasard et l’aléatoire gouvernent les songes. La divination par les songes n’est pas plus fiable que les autres formes de divination et doit par conséquent être également rejetée : « On doit conclure qu’il ne faut accorder absolument aucune signification aux rêves, surtout quand ceux qui les font n’en découvrent aucune, et que ceux qui les interprètent s’appuient sur la conjecture plutôt que sur les causes naturelles. Car depuis d’innombrables générations, le hasard a été 38 Animorum est ea vis eaque natura, ut vigeant vigilantes nullo adventicio pulsu, sed suo motu incredibili quadam celeritate. Hi cum sustinentur membris et corpore et sensibus, omnia certiora cernunt, cogitant, sentiunt. Cum autem haec subtracta sunt desertusque animus languore corporis, tum agitatur ipse per sese. Itaque in eo et formae versantur et actiones, et multa audiri, multa dici videntur. 140 Haec scilicet in imbecillo remissoque animo multa omnibus modis confusa et variata versantur, maxumeque reliquiae rerum earum moventur in animis et agitantur, de quibus vigilantes aut cogitavimus aut egimus (Cicéron, De la divination 2, LXVII, 139-140). 39 Cicéron, de la divination, 1, XXVII, 58-59. D’abord l’image de l’illustre Caius Marius s’est présentée à l’esprit endormi de Marcus parce cet homme occupait ses pensées la veille. Ensuite l’image de la statue de Marius sest venue se greffer à la première image. Le rêve de Quintus est construit de la même manière : Inerant enim in utriusque nostrum animis vigilantium cogitationum vestigia. At quaedam adiuncta sunt, ut mihi de monumento Mari, tibi, quod equus in quo ego vehebar, mecum una demersus rursus apparuit. « Ainsi les traces des réflexions faites à l’état éveillé étaient restées dans nos esprits. Mais certaines choses s’y sont ajoutées, dans mon cas le monument de Marius, dans le tien le fait que le cheval sur lequel je me déplaçais émergea avec moi. » (Cicéron, De la divination 2, LXVIII, 140).

La théorie des songes d’Aristote dans le De divinatione de Cicéron

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la cause, dans tous les domaines, de plus de faits prodigieux que les songes n’en ont fait voir ; par ailleurs rien n’est plus incertain que l’interprétation conjecturale, qui peut aboutir à des résultats divers, parfois même contradictoires. Par conséquent la divination par les rêves doit être repoussée comme les autres modes de divination. »40

À la fin de son petit traité sur la divination, Aristote avait évoqué aussi l’habileté des interprètes à saisir les ressemblances et à donner un sens aux songes, mais c’est là le domaine de l’interprétation et de la spéculation qui sort du domaine du tangible et des données objectives : « Le juge le plus expert en matière de rêves est celui qui est capable de voir les ressemblances. (…) Sera véritablement habile à juger des images réfléchies celui qui sera capable de discerner rapidement et de saisir d’un seul regard les reflets dispersés et désordonnés, et dire qu’il s’agit d’un homme d’un cheval ou de n’importe quoi d’autre. »41

Nourrir le débat, susciter la réflexion et laisser aux auditeurs une totale liberté de jugement, telle est la conclusion proposée par Marcus à son frère et sur laquelle s’achève la discussion. Cette rapide analyse des emprunts de Cicéron aux trois petits traités d’Aristote sur le sommeil, les rêves et les songes souligne bien l’étonnante vitalité de la philosophie grecque étudiée et réhabilitée dans les milieux que fréquentaient les amis de Cicéron. Les références de Cicéron aux traités d’Aristote sur les rêves soutiennent donc la pensée cicéronienne. S’est-il simplement contenté de recueils doxographiques ou bien estil allé puiser directement aux sources ? Dans le livre II, ce long plaidoyer contre la divination, Cicéron ne se contente pas de souscrire globalement à la théorie aristotélicienne sur les songes : il a lu attentivement les traités, examiné minutieusement chaque argument et il a choisi de reprendre ceux qui lui ont semblé les plus crédibles, en les intégrant habilement dans son discours avec une telle précision que l’on est en droit de supposer qu’il a eu un accès direct aux ouvrages d’Aristote.

40 effectum est ut nihil prorsus somniis tribuendum sit, praesertim cum illi ipsi, qui ea vident, nihil divinent, ii qui interpretantur coniecturam adhibeant, non naturam, casus autem innumerabilibus paene saeculis in omnibus plura mirabilia quam in somniorum visis effecerit, neque coniectura, quae in varias partis duci possit, non numquam etiam in contrarias, quicquam sit incèrtius. Explodatur haec quoque somniorum divinatio pariter cum ceteris. (Cicéron, De la divination 2, LXXI, 147-148). 41 Tecnikètatoj d/ œsti krit¾j œnupnfwn Óstij dÚnatai t¦j ÐmoiÒthtaj qewreln''ü DeinÕj d¾ t¦j œmf£seij krfnein ehh ¨n Ð dun£menoj tacÝ diaisq£nesqtai kai sunor©n t¦ diapeforhm{na kai diestrammena tîn eedèlwn, Óti œstin ¢nqrèpou À gppou À Ðtoud ›pote, (Aristote, De la divination 2, 464b, 5-10).

Quelques remarques sur l’« aristotélisme » de Sénèque dans les œuvres en prose (De ira, Questions naturelles, Lettres à Lucilius) Cécile Merckel

Au temps de Sénèque, il ne semble pas que la connaissance directe des ouvrages d’Aristote ait beaucoup progressé à Rome depuis l’époque où Cicéron pouvait écrire1 : minime sum admiratus eum philosophum rhetori non esse cognitum qui ab ispis philosophis praeter admotum paucos ignoreretur2. La raison en est qu’à ce moment-là, les philosophes romains ont recours à des doxographies, des exposés de dogmes des différentes sectes, au point d’en arriver parfois à ce qu’on pourrait appeler un « doxologisme » : on supposait que les philosophes des sectes les plus opposées avaient traité des mêmes sujets si bien que l’on pouvait aligner leurs opinions, leurs doctrines comme s’il s’agissait d’un catalogue d’idées sur telle ou telle question bien arrêtée. Certes, on note dans les œuvres en prose de Sénèque une influence de l’aristotélisme sur certains points de doctrine3 mais ce qui retiendra notre attention sont les références directes faites à Aristote dans les œuvres en prose, qui sont presque toutes erronées, à des degrés 1 Même si l’environnement philosophique de Sénèque est très différent de celui que Cicéron a connu. À ce sujet, consulter B. Inwood, « Seneca and his philosophical milieu », Harvard Studies in Classical Philology, 97, Harvard University Press, Cambridge (Mass.), 1995, p. 63-76. On notera le simple fait que du temps de la jeunesse de Cicéron, Athènes était le centre de la vie philosophique dans le bassin méditerranéen alors qu’au 1er siècle, les principales écoles athéniennes avaient été fermées et la vie philosophique s’y trouvait fortement réduite. Rome et Alexandrie étaient devenues des lieux de pensée beaucoup plus importants. Voir également l’ouvrage de synthèse sur la place et l’influence de la philosophie aristotélicienne dans le monde romain de H. B. Gottschalk, « Aristotelian Philosophy in the Roman World from the Time of Cicero to the End of the Second Century A.D. », ANRW, II, 36,2, de Gruyter, Berlin-New York 1987, p. 1083-1097. 2 Cicéron, Topiques, III : « Je n’ai pas été surpris que les écrits de ce philosophe fussent étrangers à un rhéteur, puisque les philosophes eux-mêmes, à l’exception d’un très petit nombre, ne les connaissent point. » 3 Ces points de doctrines concernent, comme nous allons le voir, les domaines psychologique, éthique, religieux, cosmologique, logique, épistémologique et ontologique.

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divers4. Aristote demeure une référence problématique et flottante, au point que l’on peut à bon droit interroger même son statut de référence philosophique proprement dite, voire d’autorité. Quelles sont les implications de ces approximations (au sens péjoratif du terme), voire de ces infidélités au maître ? On pourrait se résigner à dire, comme Quintilien, que Sénèque est in philosophia paruum diligens5, ce qui expliquerait son manque de précision6. Néanmoins, il nous semble que l’étude de ces références dans leur contexte spécifique permet d’une part d’observer le processus de coloration progressive de l’aristotélisme par le stoïcisme et d’autre part de montrer qu’elles constituent un prisme mettant en lumière la conception singulière que Sénèque a de la philosophie, qui relève davantage de la raison pratique que de la raison théorique, son but premier étant de constituer une morale et une sagesse éthique. En outre, l’étude des références à Aristote nous permettra d’évaluer le rapport particulier entretenu par Sénèque à l’égard de la pensée grecque, qui oscille entre une volonté de démarcation radicale et le sentiment d’appartenance à une filiation spirituelle qui englobe l’ensemble des écoles dans un grand continuum spirituel7. Nous étudierons successivement trois contextes de références à Aristote8 : celui du De ira, où Sénèque cherche à proposer une réflexion originale et radicale sur la colère et utilise un Aristote modifié comme repoussoir ; celui des Questions naturelles, traité de physique où les imprécisions scientifiques sont surtout dues à l’utilisation d’ouvrages de seconde main – mais elles révèlent aussi la vocation éthique du traité ; enfin celui des Lettres à Lucilius, plus particulièrement la Lettre 589, où l’auteur cherche à appliquer la grammaire stoïcienne à la doctrine aristotélicienne. 4 Nous n’inclurons donc pas dans notre étude les passages relatifs à la doctrine de la secte aristotélicienne en général, qui peuvent faire référence à la pensée des successeurs d’Aristote. 5 Quintilien, Institution oratoire, X, 129 : « peu scrupuleux en matière de philosophie ». 6 On a souvent reproché à Sénèque son éclectisme, d’où découlerait son manque de rigueur en matière de philosophie. Voir à ce sujet l’article de P. Grimal, « Nature et limites de l’éclectisme philosophique chez Sénèque », Les Études Classiques, XXXVIII, 1, Namur 1970, p. 3-17. 7 Pour des remarques générales sur ce point, consulter P. Grimal, « Sénèque et la pensée grecque », Bulletin de l’Association Guillaume Budé, Les Belles Lettres, Paris 1966, p. 317-330. 8 Pour un relevé commenté des références à Aristote que l’on trouve dans le corpus sénéquien, consulter J.-J. Hall, « Seneca as a source for earlier thought (especially meteorology) », The Classical Quarterly, 27, Oxford University Press, Oxford 1977, p. 409-436. 9 La Lettre 65, sans doute plus « aristotélicienne » que la Lettre 58, a été analysée, entre autres, par G. Scarpat dans La lettera 65 di Seneca, 2e édition augmentée et corrigée, Paideia, Brescia 1965, 1970 et par J.-J. Duhot dans La conception stoïcienne de la causalité, Vrin,

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Lorsque Sénèque écrit son traité sur la colère, il s’inscrit dans une longue lignée de penseurs qui ont médité sur cette question10. On s’accorde généralement à dire que Posidonius est la source principale du De ira, en particulier du livre II, mais comme nous n’avons conservé que très peu de traces de son œuvre, cette filiation reste hypothétique et pose problème11. En revanche, le philosophe romain fait plusieurs fois référence à Aristote12, qui traite la problématique de la colère dans son Éthique à Nicomaque13, dans laquelle il s’efforce de comprendre la logique et la fonction de cette passion de l’âme14 – ce qui peut alors donner l’impression à Sénèque qu’Aristote excuse le coléreux de cet excès, alors que le Stagirite ne va tout de même pas jusqu’à la recommander15. En effet, au livre VII, 6, par exemple, il compare la colère à ces serviteurs trop zélés qui n’attendent pas d’avoir entendu un ordre pour l’exécuter et l’exécutent de travers : la colère est donc un « vice », à la fois à cause de son excès et à cause de la précipitation dans laquelle elle entraîne le sujet humain. Dans La grande morale16, Aristote note que la colère correspond, avec l’ivresse, l’appétit des richesses, des honneurs, de la célébrité, à l’absence de maîtrise : on est Paris 1989, p. 139-143. Se reporter également aux analyses de A. Setaioli dans Seneca e i Greci. Citazioni e traduzioni nelle opere filosofiche, Pàtron, Bologna 1988, p. 160-164. 10 Voir J. Fillion-Lahille, Le De ira de Sénèque et la philosophie stoïcienne des passions, Klincksieck, Paris 1984, Première partie « Le De ira de Sénèque et la tradition philosophique », p. 17-47. 11 Sur cette question, voir J. Fillion-Lahille, Le De ira de Sénèque et la philosophie stoïcienne des passions, Troisième partie « L’apport de Posidonius », p. 119-199. 12 Consulter A. Setaioli, Seneca e i Greci. Citazioni e traduzioni nelle opere filosofiche, Pàtron, Bologna 1988, p. 141-152. 13 Notamment en II, 7 ; IV, 11 et VII 7-8. 14 Dans Rhétorique, II, 2, 1378a 30-31, Aristote explique ce qu’est le sens – ou la forme – de la colère : ”Estw d¾ Ñrg¾ Ôrexij met¦ lÚphj timwrfaj [fainom{nhj] di¦ fainom{nhn Ñligwrfan eej aÙtÕn ½ tîn aÙtoà, toà Ñligwreln m¾ pros›kontoj (éd. Bekker) : « La colère est le désir, lié à une peine, de la vengeance notoire, d’un mépris notoire, en ce qui concerne notre personne ou celle des nôtres, ce dédain n’étant pas mérité ». Aristote n’a pas réussi à construire le concept de l’unité de ce sens et des mouvements corporels qui lui sont liés. Cette définition n’est donc pas à proprement parler « scientifique ». D’ailleurs, en ce qui concerne les passions, le Stagirite n’a jamais réussi à satisfaire aux véritables critères rationnels qu’il fixe à la science. 15 Voir P. Aubenque, « Sur la définition aristotélicienne de la colère », Revue philosophique de la France et de l’étranger, 147, Presses Universitaires de France, Paris 1957, p. 300-317, en particulier sur la psychologie de la colère chez Aristote. Se reporter aussi à J. Fillon-Lahille, « La colère chez Aristote », Revue des Études Anciennes, 72, Pessac 1970, p. 46-79. 16 Aristote, Les grands livres d’éthique (La grande morale), trad. C. Dalimier, Éditions Arléa, Paris 1992. Voir en particulier les paragraphes 1201a 35 et suivants et 1202b 10 et suivants (p. 156-168).

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très loin d’une apologie de la colère. En outre, dans l’Éthique à Eudème17, lorsqu’il présente la vertu comme un moyen terme entre deux extrêmes (deux vices, donc), il renvoie dos à dos l’irascible et l’impassible : le premier réagit avec excès aux événements, et le second insuffisamment. La position aristotélicienne a été ensuite vivement discutée par les moralistes : on lui a reproché de ne pas vraiment craindre cette passion et de penser que l’incapacité de s’irriter était aussi blâmable que le fait de ne pas s’irriter, et qu’il existe de « saintes colères ». Ainsi, dans la mesure où la vertu est considérée comme une capacité à être dans le juste milieu entre l’excès et le défaut, Aristote condamne autant la colère que l’excès dans l’indulgence, la facilité à la réconciliation et le refus de se mettre en colère lorsque l’on est insulté18. Sans la colère, sans le désir de rendre le mal pour le mal, nous serions esclaves : celui qui est insuffisamment disposé à la colère est impuissant, par son anesthésie, de sentir ce qui se joue dans le commerce humain19. C’est là le propre de la servitude humaine20. Le Stagirite ne conçoit pas d’opposition tranchée entre les passions et la raison, et c’est sur ce point que Sénèque se démarquera. Celui-ci va beaucoup plus loin que ses prédécesseurs dans la critique21, comme en témoigne le texte suivant : Atqui, ut in prioribus libris dixi, stat Aristoteles defensor irae et uetat illam nobis exsecari : calcar ait esse uirtutis, hac erepta inermem animum et ad conatus magnos pigrum inertemque fieri. Necessarium est itaque foeditatem eius ac feritatem coarguere et ante oculos ponere quantum monstri sit homo in hominem furens quantoque impetu ruat non sine pernicie sua perniciosus et ea deprimens quae mergi nisi cum mergente non possunt. Quid ergo ? sanum hunc aliquis uocat qui uelut tempestate correptus non it sed agitur et furenti malo seruit, nec mandat ultionem suam sed ipse eius exactor animo simul ac manu saeuit, carissimorum eorumque quae mox amissa fleturus est carnifex ? Hunc 17 Aristote, Éthique à Eudème, II, 3. 18 Aristote, Éthique à Eudème, II, 5. 19 Voir Éthique à Nicomaque, IV, 11, 1126a. 20 Voir Éthique à Nicomaque, V, 8, 1133a et Éthique à Eudème, III, 4, 1231b. 21 Dans le De uita beata, Sénèque s’oppose également de façon radicale à Aristote sur la

question du souverain Bien, ce que P. Grimal étudie dans « La critique de l’aristotélisme dans le De uita beata », Revue des Études Latines, 45, Les Belles Lettres, Paris 1967, p. 396-419. Le philosophe romain s’oppose à la thèse selon laquelle bien moral et plaisir composeraient, unis, le summum bonum, thèse que l’on retrouve dans l’Éthique à Nicomaque. Aristote devient, sous la plume de Sénèque, le représentant de toutes les philosophies qui hésitent à poser la seule vertu comme bien absolu. Le Cordouan est beaucoup plus sévère vis-à-vis de l’aristotélisme que ne semble l’avoir été Chrysippe.

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aliquis affectum uirtuti adiutorem comitemque dat, consilia sine quibus uirtus nihil gerit obturbantem ? Caducae sinistraeque sunt uires et in malum suum ualidae in quas aegrum morbus et accessio erexit. Non est ergo quod me putes tempus in superuacuis consumere, quod iram, quasi dubiae apud homines opinionis sit, infamem, cum sit aliquis et quidem de illustribus philosophis qui illi indicat operas et tamquam utilem ac spiritus subministrantem in proelia, in actus rerum, ad omne quodcumque calore aliquo gerendum est uocet. Ne quem fallat tamquam aliquo tempore, aliquo loco profutura, ostendenda est rabies eius effrenata et attonita [...]22

La comparaison de la colère avec une arme ne nous apparaît pas telle quelle dans les ouvrages conservés d’Aristote, mais elle est conforme à ce que l’on trouve dans L’Éthique à Nicomaque. Sénèque prétend ici que le Stagirite aurait préconisé la colère comme élément indispensable de la vertu, comme un mobile nécessaire aux grandes actions ; or on ne trouve cela dans aucun texte conservé. On peut supposer que le philosophe romain a pu lire un ouvrage perdu d’Aristote mais, de toute façon, cette théorie cadre mal avec ce que ce dernier dit du courage dans l’Éthique à Nicomaque : il peut certes penser que la colère, lorsqu’elle s’accompagne de la réflexion, est une forme atténuée de vrai courage mais il n’en fait jamais une partie intégrante de cette vertu23. La doctrine aristotélicienne a certainement 22 Sénèque, De ira, III, 3, 1-6 : « Or, comme je l’ai dit dans les livres précédents, Aristote se fait le défenseur de la colère et nous défend de l’arracher : il dit que c’est l’éperon de la vertu, que l’enlever c’est désarmer l’âme, la rendre nonchalante et inerte pour les grands efforts. Il est donc nécessaire de révéler sa laideur et sa férocité, de mettre sous les yeux quel monstre est l’homme en fureur contre l’homme, avec quelle fougue il se rue à sa perte autant qu’à celle des autres, plongeant dans l’abîme ce qui ne peut s’engloutir sans qu’il soit aussi englouti. Comment ! Appeler sensé celui qui, saisi comme par un ouragan, est emporté plutôt qu’il ne va, devient esclave d’un délire furieux, ne confie à personne le soin de sa vengeance, mais, se faisant justice lui-même, sévit à la fois de l’esprit et du geste et devient le bourreau de ses plus chères affections, de ce dont il déplorera bientôt la perte ! Donner cette passion comme auxiliaire et compagne à la vertu, alors qu’elle trouble la réflexion, sans laquelle la vertu ne fait rien ! Les forces sont caduques, de mauvais augure et faites pour accroître le mal, quand c’est la maladie et l’accès qui les raniment chez les malades. Il n’y a donc pas lieu de penser que je passe mon temps à des discussions superflues en dénigrant la colère, comme si l’opinion des hommes était douteuse à son sujet, puisqu’il se trouve quelqu’un, et un des plus illustres philosophes, qui lui donne une tâche et, persuadé qu’elle est utile et qu’elle donne du souffle, l’appelle au combat, à l’action, à tout ce qui doit être fait avec quelque chaleur. Pour qu’on ne s’y trompe pas et qu’on ne croie pas à son rôle bienfaisant en aucune circonstance, en aucun lieu, il faut montrer sa rage effrénée et foudroyante […] » (Les traductions proposées sont celles de la CUF, parfois légèrement modifiées). 23 Voir aussi Aristote, Éthique à Eudème, III, 1. La colère, l’amour et l’emportement sont des passions qui poussent à la témérité. Elles sont utiles aux exhortations face au danger, mais Aristote précise bien, à la fin du paragraphe 1229b, qu’aucune n’est véritablement courage. Bien plus, à la fin du paragraphe, Aristote renvoie dos à dos le lâche et le téméraire, qui ont

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été forcée par ses successeurs au sein de l’école, comme Théophraste, souvent cité par Sénèque et auteur d’un traité sur la colère, qui témoigne d’une plus grande indulgence que son maître à l’égard des passions, et il est possible que l’auteur du De ira ait commis ici une erreur d’attribution. Mais à en juger par la fin de notre texte, il apparaît surtout que Sénèque cherche à se démarquer d’Aristote et à radicaliser son propos en voulant exprimer une intolérance fondamentale vis-à-vis des passions24. Chez Aristote, la colère ne relève que d’une différence de degré dans l’intensité de l’énergie psychique25, alors que chez Sénèque elle est un vice de l’âme26 : il n’y a donc pas d’entente possible27. Le philosophe romain exagère les propos originaux pour pouvoir mieux les critiquer et s’en démarquer : Sénèque contredit Aristote, mais il cherche aussi à le décrédibiliser en montrant ironiquement qu’« un des plus illustres philosophes » s’est laissé abuser par cette passion au point de la défendre et de la promouvoir comme moyen d’accéder à la sagesse. Ce procédé a un double effet : affaiblir la position du Stagirite et prouver par un exemplum édifiant la puissance néfaste de la colère dont il faudra d’autant se méfier qu’elle a pu séduire même un philosophe ! Il y a ici une ruse de Sénèque, voire une hypocrisie28. Lorsqu’Aristote parle d’un apport bénéfique de certaines formes de colère, il fait de cette dernière non plus une passion déraisonnée mais

tous deux une vision erronée de la réalité et une perception fausse du danger : autant le premier craint ce qui n’est pas redoutable, autant le second a confiance en ses forces devant le redoutable. Ce n’est qu’à l’homme authentiquement courageux que les choses apparaissent dans leur entière vérité. 24 À ce sujet, consulter l’analyse de G. Courtois, « La vengeance chez Aristote et Sénèque à la lumière de l’anthropologie juridique », Annales de philosophie du droit, 28, Dalloz, Paris 1983, p. 29-66. 25 Voir, en particulier, la différence qu’Aristote établit entre la bonne colère et la colère du méchant dans l’Éthique à Eudème, II, 7 et III, 2. 26 On retrouve la même opposition sur la question de la vengeance, intimement liée à celle de la colère : pour Aristote, il peut y avoir une juste vengeance tandis que pour Sénèque, elle est fondamentalement indigne de l’homme. Se reporter à l’article de G. Courtois, « La vengeance chez Aristote et Sénèque à la lumière de l’anthropologie juridique », Archives de philosophie du droit, Dalloz, Paris 1983, p. 29-66. 27 Il existe la même opposition radicale entre Sénèque et Aristote sur la question de l’autonomie du sage. 28 L’ambiguïté de Sénèque par rapport à la question de la colère est perceptible à plusieurs reprises, en particulier lorsqu’il évoque l’empereur Auguste qui, même s’il est censé être un exemplum du pouvoir impérial pour le philosophe, se met aussi en colère. Voir De clementia, I, XI, 1 ainsi que la colère d’Auguste dans l’Apocoloquintose du divin Claude – même si, dans ce dernier cas, nous nous trouvons dans une œuvre satirique et non une œuvre philosophique.

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un condensé d’énergie psychique qui va aider l’action. La colère est vivifiante, roborative, elle irrigue l’action. Or c’est le même genre d’énergie que l’on retrouve dans l’exhortation sénéquienne à la vertu29 : on trouve nombre de passages où Sénèque évoque le combat de l’homme vertueux contre les aléas de la fortune et ses propres opinions, allant même jusqu’à comparer l’homme sage à un gladiateur30. Nous ne sommes pas si loin d’Aristote et Sénèque est bien de mauvaise foi à propos du caractère « positif » de la colère chez le philosophe de Stagire. Il y aurait ici matière à formuler une « dialectique de la colère » pour penser l’énergétique morale. Outre la dimension politique de ce traité, qui implique une radicalisation du propos, ce qui transparaît surtout ici, c’est le manque de reconnaissance de Sénèque et des stoïciens en général, qui revendiquaient assez volontiers leur héritage platonicien mais gardaient prudemment le silence sur leur dette aristotélicienne (sans doute suspectée d’empirisme et de pragmatisme…). * L’enjeu des références aristotéliciennes dans les Questions naturelles n’est pas du tout le même. La méthode d’analyse employée par Sénèque dans ce traité de physique n’est pas que descriptive : il se livre à une étude étiologique de la Nature, en accord avec sa conception rationnelle du cosmos31. Il a entendu la leçon d’Aristote selon laquelle la science est science des causes efficientes et des causes finales. Il n’est pas un expérimentateur, mais il s’appuie sur une trentaine d’auteurs spécialistes dans les sciences les plus diverses32 : physiciens, astronomes, géographes,

29 Dans de nombreux passages des Lettres, on notera que Sénèque n’est pas tendre à l’égard de Lucilius dans ces exhortations et qu’il est parfois très virulent à l’encontre de philosophes d’autres écoles. 30 Voir le catalogue des images mettant en rapport la gladiature, la condition humaine et la vie morale dans M. Armisen-Marchetti, Sapientiae facies. Études sur les images de Sénèque, Les Belles Lettres, Paris 1989, p. 124-126. 31 Sur ce point, voir F. Toulze-Morisset, « La raison de Sénèque dans les Naturales Quaestiones : deus totus est ratio », dans V. Naas (éd.), En deçà et au-delà de la « ratio » : Actes de la journée d’étude, Université de Lille 3, 28 et 29 septembre 2001, Université Lille III, coll. « UL3 : travaux et recherches », Villeneuve-d’Asq 2004, p. 41-64. 32 Voir notamment P. Parroni, « Les Questions Naturelles de Sénèque et les sources grecques : la méthode de la démonstration », Pallas, 69, Presses Universitaires du Mirail, Toulouse 2005, p. 157-165.

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historiens mais encore poètes et philosophes33, dont justement Aristote et ses Météorologiques. Ces références ne sont pas convoquées comme des témoignages oculaires de tel ou tel phénomène, mais comme des autorités dont les théories sont exposées, comparées, opposées les unes aux autres et critiquées. Ce procédé de la liste rappelle par sa forme même les doxographies dont le philosophe romain a pu s’inspirer et il va de pair avec l’absence de dogmatisme et le scepticisme dont Sénèque fait preuve face à ce catalogue d’opinions34. Nous sommes en présence d’un type de savoir avant tout cumulatif, qui diffère de la méthode aristotélicienne. Le Stagirite effectuait lui aussi pareille « revue des effectifs », mais il avait pour priorité la découverte et la démonstration de la vérité, et il finissait par trancher sur son sujet de manière dogmatique, alors que Sénèque semble considérer tous les auteurs qu’il invoque comme des témoins égaux qu’il ne départagera pas forcément – on reste souvent dans le vraisemblable (comme dans le Timée de Platon). Lorsqu’Aristote réfute une thèse, c’est pour mieux pouvoir étayer la thèse qui lui semble la plus fondée, thèse qu’il démontre ensuite à l’aide de plusieurs pages de démonstrations. Le philosophe romain ne semble parfois contredire ses prédécesseurs que dans le seul but de se démarquer d’eux, d’être original, sans pour autant apporter sa propre démonstration, quand il ne se contente pas de renvoyer dos à dos toutes les théories existantes ou renvoyer à plus tard une explication qui ne viendra jamais… Il est évident que Sénèque a beaucoup lu sur la question de la Nature avant de se lancer dans la rédaction de son traité, mais il n’a certainement pas consulté les sources originales, qui étaient difficiles d’accès et dont le dépouillement aurait été très long. Plusieurs indices nous montrent que le philosophe romain a utilisé des ouvrages de seconde main. Lorsqu’au livre VII, il nous rapporte le récit de l’apparition d’une comète que l’ont trouve dans les Météorologiques, le récit en est si inexact qu’il est impossible de croire que Sénèque ait utilisé l’œuvre originale pour le rédiger. Au livre II (12, 4-6), Sénèque donne une explication qu’il dit tenir d’Aristote, mais quand il s’y référera à nouveau au paragraphe 54, 1 il dira qu’il revient à 33 Consulter la série d’articles de A. Setaioli sur les citations des prosateurs grecs dans les Questions Naturelles, II, III et IV dans Prometheus, 11, Ed. della Associazione Culturale Filologi Amici di Prometheus, Firenze 1985. 34 Voir H. Zehnacker, « La météorologie dans les Questions Naturelles de Sénèque », dans C. Cusset (éd.), La météorologie dans l’Antiquité. Entre science et croyance. Actes du colloque international interdisciplinaire de Toulouse, 2-3-4 mai 2002, Publications de l’Université de Saint-Étienne, Saint-Étienne 2003, p. 378-393, en particulier les pages 387-388.

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« l’opinion de Posidonius », ce qui semble trahir le fait que c’est bien par l’intermédiaire de Posidonius qu’il a mis Aristote à contribution. De même, en VII, 28, lorsque Sénèque dit : Aristoteles ait cometas significare tempestatem et uentorum intemperantiam atque imbrium35, il s’éloigne de ce que dit le Stagirite dans les Météorologiques I, 7, à savoir qu’une comète est le pronostic d’une année sèche et venteuse. Or, on sait que c’est Posidonius qui enseignait que le coucher des comètes annonçait la pluie. Toutes ces erreurs semblent révéler que le philosophe romain ne connaissait sans doute Aristote que par l’intermédiaire de Posidonius et qu’il a attribué au premier ce qui appartenait au second. Le travail de la référence est donc assez confus. Cependant, lorsque l’on compare certaines paraphrases inexactes aux œuvres originales, on remarque que les écarts ne sont que de faible importance et ne modifient pas fondamentalement la doctrine aristotélicienne. Par exemple, Sénèque attribue à Aristote lui-même des propos que ce dernier se contente de citer : Ignium multae uariaeque facies sunt. Aristoteles quoddam genus horum capram uocat36 alors qu’Aristote dit : oe kaloÚmeinoi ØpÒ tinwn ... ahgej37 ; ou encore Sénèque généralise ce qu’Aristote dit d’un cas particulier – à propos de la réflexion des rayons partant des yeux sur une surface lisse – : Aristoteles idem iudicat. […] Quidam itaque hoc genere ualetudinis laborant, ut ipsi sibi uideantur occurrere, ut ubique imaginem suam cernant38, alors qu’Aristote ne dit cela que d’un seul individu39. On ne peut donc pas accuser Sénèque de ne pas être vraiment fidèle à la doctrine originale : globalement, il rend bien compte des propos du maître, mais sans réellement prêter attention aux détails, qui ne sont pas sa priorité. Néanmoins, il est certains cas où l’imprécision est davantage problématique. Ainsi, Sénèque paraphrase les Météorologiques40 de façon soit maladroite, soit excessive : Aristoteles rationem eiusmodi reddit. Varia et multa terrarum orbis exspirat, quaedam umida quaedam sicca, quaedam calentia, quaedam concipiendis ignibus 35 Sénèque, Questions naturelles, VII, 28, 1 : « Aristote dit que les comètes sont des signes de tempêtes, de vents et de pluies excessifs. » 36 Sénèque, Questions naturelles, I, 1, 2 : « Il existe de nombreuses formes variées de feu. Aristote appelle une de leurs formes "chèvres" ». 37 Aristote, Météorologiques, I, 4, 1 : « ceux que certains appellent "chèvres" ». 38 Sénèque, Questions naturelles, I, 3, 7 : « Aristote rend compte du phénomène de la même manière. […] C’est la cause d’une affection dont souffrent certains malades ; ils voient partout leur propre image et s’imaginent qu’ils vont au devant d’eux-mêmes. » 39 Dans Météorologiques, III, 4, 2. 40 Météorologiques, I, 4, 2.

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idonea41. On a l’impression ici qu’il y aurait quatre sortes d’exhalaisons de la terre alors qu’Aristote dit qu’elles sont ou vaporeuses ou sèches (et que ces dernières s’élèvent par la chaleur qu’elles contiennent et sont susceptibles de s’enflammer). Le paragraphe I, 8, 6 sur l’apparition des arcs-en-ciel est du même ordre : Aristoteles ait post autumnale aequinoctium qualibet hora diei arcum fieri, aestate non fieri nisi aut incipiente aut inclinato die. Cuius rei causa manifesta est. Primum, quia media diei parte sol calidissimus nubes euincit nec potest imaginem suam ab his recipere quas scindit ; at matutino tempore aut uergens in occasum minus habet uirium, ideo a nubibus sustineri et repercuti potest42.

Sénèque évoque ici les Météorologiques, III, 5, mais il substitue à l’explication aristotélicienne fondée sur des considérations mathématiques et géométriques complexes une explication mettant en cause la résistance des nuages, ce dont Aristote ne parle pas du tout. Ici, ce sont deux méthodes d’étude de la Nature et deux visées différentes qui s’opposent : Sénèque évite avec soin dans tout son traité les raisonnements mathématiques, ce qui n’est pas le cas d’Aristote. Il semble que le philosophe romain ait préféré substituer une explication plus concrète (plus sensible, voire plus imaginaire…) à l’exposé « scientifique » (géométrique en l’occurrence) original43, certainement pour ne pas se perdre – et perdre le lecteur avec lui – dans des raisonnements qu’il ne maîtrisait pas, quitte à formuler ses propos de façon à ce que la frontière soit floue entre ce qui appartient à Aristote et ce qui ne lui appartient pas. La priorité de Sénèque n’est pas, semble-t-il, la précision scientifique ou la distinction : il a gardé d’Aristote ce qui lui importait, à savoir ce qui lui permettait de montrer, en bon stoïcien, que chaque phénomène dans la Nature est lié aux autres et qu’il peut être un signe pour qui sait l’interpréter. Puis il a évacué ce qui lui semblait superflu et peut-être trop complexe – les raisonnements mathématiques –, même s’il semble conscient de leur 41 Sénèque, Questions naturelles, I, 1, 7 : « Voici l’explication que donne Aristote. Le globe terrestre, dit-il, exhale des corpuscules nombreux et variés ; il en est d’humides et de secs, de chauds et d’inflammables. » 42 Sénèque, Questions naturelles, I, 8, 6 : « Aristote dit qu’il peut y avoir un arc-en-ciel à toute heure du jour après l’équinoxe d’automne, mais qu’en été il n’y en a qu’au commencement et au déclin du jour. La cause de cette différence est évidente. D’abord le soleil, étant le plus chaud au milieu du jour, triomphe des nuages ; il ne peut s’y réfléchir puisqu’il les met en pièces. Au matin, et quand il descend vers le couchant, il a moins de force ; les nuages peuvent tenir bon et lui renvoyer son image. » 43 Aristote insérait même parfois des schémas dans son exposé, ce qui n’est jamais le cas chez Sénèque. Se reporter, par exemple, à Météorologiques, II, 5 et 6 ainsi que III, 2, 3, 5 et 5.

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efficacité44. Le philosophe romain ne cherche pas ici à infléchir la pensée du Stagirite mais seulement à simplifier son propos. D’ailleurs, il ne faut pas oublier qu’Aristote, s’il adopte une méthode systématique dans l’étude de la Nature et s’il estime qu’une explication véritable ne saurait être que rationnelle, avoue lui-même ses propres faiblesses tant ses exposés abondent de formules de prudence. Il ne reste jamais dans l’abstraction pure et dogmatique, et s’en remet toujours à ses observations concrètes : on peut donc dire que Sénèque est resté fidèle à Aristote malgré son écart par rapport au texte de référence. Rappelons qu’il existe, à l’origine, une différence fondamentale entre la physique aristotélicienne – et platonicienne – et la physique stoïcienne. Sénèque se démarque totalement des classifications et de la hiérarchie qui structurent le monde selon Aristote – la séparation imperméable entre le monde sublunaire et le monde supralunaire. Le philosophe romain y substitue une distinction fondée entre la notion d’échange et de continuum entre les éléments, qui sont moins des catégories séparées comme chez Aristote – cette Nature spécifique assurant l’équilibre et l’ordre universel – que les différentes qualifications temporaires et échangeables de la matière45. En outre, même si les Questions naturelles constituent un traité de physique, elles revêtent aussi premièrement un caractère théologique, selon le but même que lui assigne Sénèque dans sa « Préface », et deuxièmement, un caractère éthique et parénétique, dans la mesure où la connaissance de la nature divine permettra au « progressant en sagesse », au proficiens, de s’acheminer vers la vertu46. L’étude des mystères de la Nature est un entraînement de la raison à la connaissance, nécessaire au perfectionnement de l’âme. Ne pas mentionner les raisonnements mathématiques présentés par Aristote n’est donc pas forcément une esquive, trahissant une faiblesse 44 Se reporter aux Questions naturelles, I, 4, 1 et I, 5, 13, ainsi qu’aux remarques de M. Armisen-Marchetti, Sapientiae facies, p. 303. 45 Voir, par exemple, Questions naturelles, III, 10, 1 : Adicias etiam licet quod fiunt omnia ex omnibus, ex aqua aer, ex aere aqua, ignis ex aere, ex igne aer […]. Ex aqua terra fit ; cur non aqua fiat e terra ? / « On peut ajouter à cela que tous les éléments viennent les uns des autres : l’air de l’eau, l’eau de l’air ; le feu vient de l’air, l’air du feu […]. La terre naît de l’eau ; pourquoi l’eau ne naîtrait-elle pas de la terre ? » 46 Consulter P. Parroni, « Le Naturales quaestiones fra scienza e morale », dans P. Parroni (éd.), Seneca e il suo tempo, Salerno, Roma 2000, p. 433-444, J. Scott, « The Ethics of the Physics in Seneca’s Natural Questions », The Classical Bulletin, 75 (1), Bolchazy-Carducci, Wauconda (III.), 1999, p. 55-68 et G. Stahl, « Die Naturales Quaestiones Senecas. Ein Beitrag zum Spiritualisierungsprozeß der römischen Stoa », Hermes, 92, Steiner, Stuttgart 1964, p. 425-454.

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scientifique de l’auteur, mais bien un changement dans la finalité même du traité de physique, qui s’avère chez Sénèque avant tout morale et non simplement scientifique. Le philosophe romain fait ici une surenchère par rapport aux causes finales aristotéliciennes, sans le dire ouvertement. En effet, chez Aristote, les phénomènes sont seulement organisés « en vue de quelque chose », mais ils ne sont pas les signes d’une Providence comme c’est le cas chez les stoïciens. Le dieu aristotélicien se contente de produire le cosmos, tendu entre causes efficientes et causes finales, puis le monde sublunaire est livré à sa contingence, alors qu’il y a un logos harmonieux chez Sénèque qui surdétermine tous les phénomènes. Aussi n’hésite-t-il pas à se détacher complètement de son prédécesseur au livre VII sur la question de la marche régulière des comètes : Aristoteles ait cometas significare tempestatem et uentorum intemperantiam atque imbrium. Quid ergo ? Non iudicas sidus esse quod futura denuntiat ? Non enim sic hoc tempestatis signum est quomodo futurae pluuiae « scintillare oleum et putres concrescere fungos » aut quomodo indicium est saeuituri maris, si « marinae in sicco ludunt fulicae notasque paludes deserit atque altam supra uolat ardea nubem » sed sic quomodo aequinoctium in calorem frigusque flectentis anni, quomodo illa quae Chaldaei canunt, quid stella nascentibus triste laetumue constituat. Hoc ut scias ita esse, non statim cometas ortus uentos et pluuias minatur, ut Aristoteles ait, sed annum totum suspectum facit ; ex quo apparet illum non ex proximo quae in proximum daret signa traxisse, sed habere reposita et comprensa legibus mundi47.

Sénèque attribue avec raison aux comètes une marche régulière, comme l’avaient fait auparavant les Pythagoriciens avant d’être

47 Sénèque, Questions naturelles, VII, 28, 1-2 : « Aristote dit que les comètes sont des signes de tempêtes, de vents et de pluies excessifs. Eh quoi ! Tu doutes qu’elles soient des étoiles, elles qui annoncent l’avenir ! Ce ne sont pas, il est vrai, des pronostics de tempêtes de la même manière que l’on a des indicateurs d’une pluie prochaine dans « l’huile pétillante d’une lampe et la mèche qui se couvre de champignons friables » ou comme nous pouvons prévoir une bourrasque sur mer, si « les foulques jouent sur le sable et le héron, abandonnant les marais familiers, vole par delà les nuées ». Elles sont des signes dans le même sens que l’équinoxe annonçant que l’année va tourner vers la chaleur ou vers le froid, ou comme l’étoile qui, à ce que prédisent les Chaldéens, fixe à la naissance des hommes ce qui leur arrivera de triste ou d’heureux. Sache bien qu’il en est ainsi ; l’apparition d’une comète ne nous menace pas immédiatement, comme le prétend Aristote, du vent et de la pluie ; elle rend suspecte une année entière. On voit par là qu’elle ne tire pas de son voisinage immédiat des signes qui concernent un avenir tout proche ; elle donne ceux que les lois de l’univers ont déposés en elle et liés à ses apparitions. »

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réfutés par Aristote48 et les stoïciens eux-mêmes. La thèse soutenue par Sénèque dans toute son œuvre est que le monde entier est rationnel et régi par une cause première dont découle l’ordre nécessaire du monde49 et il n’hésite pas à aller contre Aristote et contre ses maîtres stoïciens pour la défendre ; il ne peut pas cautionner l’idée que les corps célestes que sont les comètes ne puissent être compris que comme des phénomènes ponctuels, dont l’interprétation n’aurait qu’une portée restreinte concernant l’ordre du monde50. En outre, il est intéressant d’observer qu’ici, Sénèque part d’une conclusion d’Aristote (les comètes ne sont pas des prodiges mais des signes météorologiques et, en cela, elles annoncent donc l’avenir) pour servir son propre argumentaire (annoncer l’avenir est le propre des astres, donc les comètes sont des astres et sont des présages) et finalement contredire Aristote (les comètes n’annoncent pas le temps qu’il va faire mais des événements qui concernent le cosmos tout entier). Ainsi, lorsqu’on observe les références à Aristote dans le corpus des Questions naturelles, il apparaît nettement que Sénèque a eu affaire à des ouvrages de seconde main. Mais la lecture de Sénèque a l’avantage de nous donner une idée de l’état de la connaissance d’Aristote au premier siècle. Le projet principal des Questions naturelles est de prouver l’universelle rationalité du monde, postulat qui sous-tend tout le traité. Il prélève dans ses sources ce qui sert son propos, sans s’embarrasser de détails scientifiques et théoriques51, la priorité étant laissée à la dimension éthique et théologique de l’ouvrage. Sénèque accorde moins d’importance aux événements qu’à l’intériorité du sujet humain et à sa volonté – son vrai souci étant de savoir comment l’individu doit agir au sein de la chaîne des causes, 48 Voir Aristote, Météorologiques, II, VI, 2. 49 Voir Chrysippe dans Stoicorum Veterum Fragmenta, textes réunis par A. von Arnim,

4 vol., Teubner, Leipzig, 1903-1905 (rééd. 1968), II, 917 : Od Stwikoi edrnÕn aitiîn, tout{sti t£xin kai œpisÚndesin ¢par£baton : « Les stoïciens disent que le destin est une chaîne de causes, c’est-à-dire un ordre et une liaison immuable », ainsi que les autres définitions réunies dans SVF, II, 912-927. 50 C’est également ce que Sénèque dit à propos de la foudre dont les signa ont des qualités prophétiques qu’il ne remettra jamais en cause. Voir Questions naturelles, II, 32, 1 : nec unius tantum aut alterius rei signa dant, sed saepe longum fatorum sequentium ordinem nuntiant, et quidem notis euidentibus longeque clarioribus quam si scriberentur / « les signes que donnent [les foudres] ne concernent pas un ou deux événements ; ils révèlent souvent ce que sera une longue série de destinées consécutives, et cela au moyen d’indices manifestes, bien plus clairs que s’ils étaient écrits. » 51 M. Armisen-Marchetti a bien montré que Sénèque a davantage recours au raisonnement par analogie, qui a une valeur heuristique, mais qui est faible démonstrativement. Voir Sapientiae facies, p. 283-286 et 303-308.

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étant lui-même une cause. Bien plus, la Providence de la Nature chez Sénèque est bien plus anthropocentrique encore que celle d’Aristote – bien réelle elle aussi : il est question de signes, par exemple, pour la cosmologie et le climat –, mais ce dernier ne les aligne pas systématiquement sur les lois immanentes du Logos. Chez le Cordouan, la Providence qui prévoit et pourvoit peut être objet de confiance52, alors qu’Aristote ne réduit pas la Nature aux seules lois de la Raison : certes la Nature a une logique – celle des quatre causes : efficientes, matérielles, formelles, finales –, on peut donc en faire la science, mais elle est bien plus neutre, plus indifférente (et moins anthropomorphe) que le Logos stoïcien. Chez Sénèque, l’histoire naturelle est asservie à sa métaphysique, c’est-à-dire à sa doctrine ontologique, et celle-ci n’est jamais qu’un effet de sa morale naturelle. * La Lettre 58, qui porte sur la notion d’essence53, présente une utilisation tout à fait particulière d’Aristote, que l’on retrouvera dans la Lettre 65 sur la notion de cause54, que nous n’aborderons pas ici55. Pareil usage de la doctrine aristotélicienne – et, ensuite de la pensée platonicienne56 – peut sembler entrer en contradiction avec la critique des écoles philosophiques que l’on rencontre parfois dans le corpus sénéquien, en particulier dans les Lettres à Lucilius57. Sénèque les accuse de se livrer à de perpétuelles disputes, futiles et superflues, plutôt que d’enseigner l’art de bien vivre selon la vertu : les théoriciens de la philosophie passent trop de temps à amasser des 52 Sur ce point, la position de Sénèque sur la question de la divination est révélatrice. Consulter l’étude de M. Armisen-Marchetti, « Sénèque et la divination », dans P. Parroni (éd.), Seneca e il suo tempo, p. 193-214. 53 On peut signaler ici l’excellente introduction générale à l’ontologie stoïcienne de J. Brunschwig, « Stoic Metaphysics », dans B. Inwood (éd.), The Cambridge Companion to the Stoics, Cambridge University Press, Cambridge 2003, 2006, p. 206-232. 54 Consulter à ce sujet l’analyse de J.-J. Duhot dans La conception stoïcienne de la causalité, Vrin 1989, p. 139-143 ainsi que l’ouvrage fondamental de G. Scarpat, La lettera 65 di Seneca, 2ème édition augmentée et corrigée, Paideia, Brescia 1965, 1970. 55 Les deux Lettres (58 et 65) suivent la même démarche : on part d’une problématique métaphysique, ontologique ou logique tirée de l’aristotélisme (l’articulation du genre et de l’espèce, ou la question du statut des diverses formes de la cause première), pour parvenir toujours, en fin de compte, à une réduction éthique, propre à la préoccupation essentielle de Sénèque, invalidant même l’abus de finesses analytiques et les vaines subtilités du Stagirite. 56 À ce sujet, consulter l’article de M. Isnardi Parente, « Seneca, Epistulae morales ad Lucilium, 58 : l’interpretazione di Platone », R.I.L., 129 (1), Istituto Lombardo, Milano 1995, p. 161-177. 57 Voir, par exemple, Lettres à Lucilius, 45, 4-6 ; 48, 6-8 ; 106, 4 sq.

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instruments pour bien vivre mais ils ne les exercent pas, ils ne les mettent jamais en pratique58. Cependant, cette attaque se justifie par la conception que le philosophe romain a de la philosophie : elle est avant tout une pratique et son but essentiel est de mettre au point une sagesse éthique, pas une théorie rationnelle pure. Sénèque ne s’embarrasse pas des détails de doctrine. Ainsi, de nombreux passages des œuvres en prose mettent en avant la filiation spirituelle avec ses prédécesseurs, toutes écoles confondues. Il revendique une forme de continuum spirituel, à l’image de celui qui lie les éléments du cosmos, entre sa pensée et celle de la philosophie grecque classique59. Cette conception entraîne deux répercussions majeures : une relative souplesse au niveau des concepts, voire des imprécisions – c’est la rançon de trop d’élasticité… –, ainsi que des tentatives de fusion de doctrines d’écoles différentes, comme c’est le cas pour la Lettre 58, mais sans que cela soit pour autant un fait singulier ou exceptionnel : il y a longtemps que les écoles philosophiques communiquent entre elles… Cette Lettre 58 est une tentative de combinaison assez maladroite de la logique aristotélicienne et du stoïcisme. À l’inverse de l’aristotélisme, celui-ci n’est une pensée ni classifiante ni catégorielle, d’où une série d’incohérences et d’erreurs que nous allons à présent étudier. Elle débute avec un constat : celui de la pauvreté de la langue latine pour exprimer les concepts philosophiques, problématique déjà abordée par Cicéron60. La question du langage est fondamentale ici61 et elle constitue une clé pour interpréter notre extrait : comme lorsqu’on traduit la pensée d’un philosophe dans une autre langue, expliquer la doctrine d’une secte avec la grammaire d’une autre comporte nécessairement un risque d’altération, d’appauvrissement, voire une rupture dramatique avec les sources. Si Sénèque choisit de commencer sa Lettre par de telles considérations, c’est qu’il est conscient que l’exercice auquel il va se livrer est périlleux, et il exprime ici une réserve qu’il faut entendre comme il se doit.

58 On retrouvera la même critique chez Nietzsche. 59 Voir, en particulier, De breuitate uitae, XIV, 1-2, De tranquillitate animi, VII, 3 et

Lettres à Lucilius, 33, 5. 60 Par exemple, dans De finibus, III, 1-3, Cicéron se sent embarrassé par la transposition de mots grecs en latin lorsqu’il s’apprête à exposer la position stoïcienne sur le souverain Bien. 61 Sur ce que la traduction de concepts grecs en latin – en particulier dans les Lettres 58 et 65 – révèle du contexte philosophique dans lequel écrit Sénèque, à la différence de celui de Cicéron, voir B. Inwood, « Seneca and his philosophical milieu », p. 72-75.

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Homo species est, ut Aristoteles ait ; equus species est ; canis species est. Ergo commune aliquod quaerendum est his omnibus uinculum, quod illa complectatur et sub se habeat. Hoc quid est ? animal. Ergo genus esse coepit horum omnium quae modo rettuli – hominis, equi, canis – animal. Sed quaedam [quae] animum habent nec sunt animalia ; placet enim satis et arbustis animam inesse ; itaque et uiuere illa et mori dicimus. Ergo animantia superiorem tenebunt locum, quia et animalia in hac forma sunt et sata. Sed quaedam anima carent, ut saxa; itaque erit aliquid animantibus antiquius, corpus scilicet. Hoc sic diuidam ut dicam corpora omnia aut animantia esse aut inanima. Etiam nunc est aliquid superius quam corpus ; dicimus enim quaedam corporalia esse, quaedam incorporalia. Quid ergo erit ex quo haec diducantur ? Illud cui nomen modo parum proprium imposuimus, « quod est ». Sic enim in species secabitur ut dicamus : « quod est » aut corporale est aut incorporale. Hoc ergo est genus primum et antiquissimum et, ut ita dicam, generale ; cetera genera quidem sunt, sed specialia. Tamquam homo genus est ; habet enim in se nationum species, Graecos, Romanos, Parthos ; colorum, albos, nigros, flauos ; habet singulos, Catonem, Ciceronem, Lucretium. Ita qua multa continet, in genus cadit ; qua sub alio est, in speciem. Illud genus « quod est » generale supra se nihil habet ; initium rerum est ; omnia sub illo sunt. Stoici uolunt superponere huic etiam nunc aliud genus magis principale ; de quo statim dicam, si prius illud genus de quo locutus sum merito primum poni docuero, cum sit rerum omnium capax. « Quod est » in has species diuido, ut sint corporalia aut incorporalia ; nihil tertium est62. 62 Sénèque, Lettres à Lucilius, 58, 9-14 : « L’homme est espèce, comme le déclare Aristote ; le cheval est espèce, le chien est espèce. Il faut donc chercher à toutes ces espèces un lien commun qui les embrasse et les domine. Quel est-il ? Le genre animal. Ainsi se constitue le genre de toutes les espèces ci-dessus mentionnées, homme, cheval, chien : le genre animal. Mais certaines choses possèdent un principe animal et ne sont pas des animaux. On convient, en effet, que ce principe animal existe dans les plantes, dans les arbres ; aussi disons-nous et qu’ils vivent et qu’ils meurent. Par conséquent, les êtres « animés » viendront en tête de la série, puisque, comme les animaux, les végétaux figurent dans cette classe. D’autre part, certaines choses sont dépourvues du principe animal, par exemple, la pierre. Il y aura donc une catégorie antérieure à la catégorie des êtres animés : évidemment celle du corps. Je la diviserai en disant : tous les corps sont animés ou inanimés. Quelque chose paraît à son tour, qui est au-dessus du corps ; car nous distinguons le corporel et l’incorporel. Quel sera donc le principe d’où devront découler respectivement ces deux derniers groupes ? Celui que nous avons assez improprement caractérisé tout à l’heure : « ce qui est ». Le sectionnant en deux espèces, nous dirons : « ce qui est » est corporel ou incorporel. Voilà donc ce premier genre, le genre préexistant, celui que j’appellerai le « genre général ». Tous les autres sont bien des genres mais des « genres spéciaux » : ainsi le genre « homme ». Il comprend l’espèce « peuples » : Grecs, Romains, Parthes ; l’espèce « couleurs » : blancs, noirs, blonds ;

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L’étude approfondie des incohérences de cet exposé révèle une contamination des classifications des doctrines stoïciennes et aristotéliciennes résultant, en partie du moins, de l’utilisation de doxographies63. Tout d’abord, la doctrine aristotélicienne du genre et de l’espèce pose d’emblée un problème au philosophe romain dans la mesure où cette distinction n’était au fond, pour les stoïciens, qu’une question de grammaire et non une question ontologique réelle – de même que les distinctions entre les diverses formes de causes sont simplement nominales, et pas vraiment réelles (Lettre 65). Par exemple, ils ne distinguent pas le genre « animal » et l’espèce « canine », mais ils parlent de mots – ou notions – généraux ou particuliers : le mot le plus général est « être », « animal » est un terme également général, mais plus particulier que « être », car déterminant d’une certaine forme d’être ; « chien » est plus particulier encore, et « Argos » est le mot le plus particulier (car nommant un individu animé singulier). Ainsi, les stoïciens vont parler de « genre humain » alors que pour Aristote, l’humanité est une espèce – si elle était un « genre », elle n’existerait que par abstraction. Autre exemple, lorsque Sénèque dit que, chez les stoïciens, l’être, « ce qui est », est divisé en corporel et incorporel. C’est pourtant bien le « quelque chose » qu’ils divisent de la sorte et non l’être. On observe ici l’effet de contamination des classifications dont nous parlions plus haut. Sénèque appelle « être » le « genre général ». Or Aristote se serait récrié devant cette affirmation de l’être comme genre. D’ailleurs, en disant quelques lignes avant que « ce qui est » est corporel ou incorporel, Sénèque allait contre Aristote, qui affirme que de l’être on ne peut rien dire à part qu’il est, qu’on peut le dire en de multiples sens64 et que rien n’existe en dehors des individus. Mais ici Sénèque juxtapose deux modes de pensée différents, une logique et une grammaire : l’« être » est un mot général, le plus général, pour un stoïcien, mais il ne s’agit pas d’un genre au sens aristotélicien du l’espèce « individus » : Caton, Cicéron, Lucrèce. En tant qu’il enferme des êtres multiples, il est genre ; en tant que subordonné à un autre genre, il est espèce. Mais le genre « ce qui est » est « général », il n’a rien au-dessus de lui ; il est le principe des choses ; tout lui est subordonné. Les stoïciens veulent encore lui superposer un autre genre plus essentiel : j’en parlerai tout à l’heure, quand j’aurai établi que celui dont je viens de traiter est mis à bon droit le premier, comme enveloppant toutes choses. « Ce qui est », je le divise en deux espèces, qui représenteront le corporel ou l’incorporel. Une tierce espèce n’existe pas. » 63 Se reporter à A. Setaioli, Seneca e i Greci. Citazioni e traduzioni nelle opere filosofiche, p. 158-160. 64 Voir Aristote, Métaphysique, ǻ, 7.

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terme65. Bien plus, lorsque Sénèque dit que l’être est un genre, il retourne au Platon du Sophiste, pour qui il y a cinq genres de l’être66. Ensuite, Sénèque commet une nouvelle erreur lorsqu’il divise le genre humain en espèces : pour Aristote, la différence entre « homme blanc » et « homme noir » n’est pas une différence d’espèce mais un « accident ». De même, en créant une « espèce « individus » », il ne pense pas à l’espèce au sens aristotélicien, mais à la notion la plus particulière des stoïciens, à savoir la notion de Socrate. En réalité, il semble que Sénèque s’amuse à jouer avec la logique aristotélicienne, en reprenant, pour mieux la subvertir et la moquer, les deux formes de la dialectique platonicienne, l’ascendante et la descendante. L’ascendante consiste à remonter des différentes espèces (homme, cheval, chien) à des genres dits spéciaux (animal, végétal, corporel, incorporel…), puis au genre suprême, principe et fondement des choses – ce qui est. La descendante consiste à aller de l’Un au multiple en le « divisant »67 (chaque genre étant rempli par la pluralité des espèces), du Logos à la diversité des choses, la Providence étant la garante de l’universalité des choses, de leur vérité, de leur intelligibilité, de leur réalité effective. L’aristotélisme est donc simplement ici un prétexte à spéculer à des fins apologétiques : son raffinement logique est très formel (au sens péjoratif du terme), et le stoïcien préfère indiscutablement la dialectique platonicienne, plus respectueuse de la divinité et de sa dignité ontologique – elle est principe. Quelles conclusions tirer de ce passage ? Plutôt que de dire que Sénèque est in philosophia paruum diligens et utilise avec légèreté les doxographies, on pourrait expliquer ces approximations par le fait qu’il cherche avant tout à promouvoir à la fois la philosophie stoïcienne et sa propre morale. Dans toute son œuvre, il cherche à opérer une synthèse des différentes écoles et à montrer que le stoïcisme exprime de la façon la plus adéquate ce que d’autres écoles ont pu dire – comme s’il était un syncrétisme… Si Sénèque se veut original par rapport aux autres doctrines, il reste tributaire des penseurs grecs, et cela, de son propre aveu : « Libet […] ridere ineptias Graecas, 65 À ce sujet, consulter J.-F. Courtine, « Note complémentaire pour l’histoire du vocabulaire de l’être. Les traductions latines d’ousía et la compréhension romano-stoïcienne de l’être », dans P. Aubenque (éd.), Concepts et Catégories de la pensée antique, Vrin, Paris 1980, p. 33-87. Consulter également J.-F. Courtine, Les catégories de l’être. Études de philosophie ancienne et médiévale, Presses Universitaires de France, Paris 2003 (l’article précédent y est réédité aux pages 11 à 77). 66 À savoir l’être, le non-être, le même, l’autre et l’un. 67 Voir Aristote, Seconds Analytiques, § 13, 96a23-97b25, traduction J. Tricot, Vrin, Paris 1979, p. 212-223.

L’« aristotélisme » de Sénèque dans les œuvres en prose

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quas nondum, quamuis mirer, excussi »68. En outre, il faut mettre les choses dans leur contexte et rappeler que les Lettres à Lucilius sont destinées plus ou moins à convertir le destinataire au stoïcisme, lequel est davantage séduit par l’épicurisme. Comme Lucilius est loin d’être un expert en philosophie, Sénèque, philosophe militant, peut se permettre de ne pas être rigoureux, le but étant avant tout, même au prix d’imprécisions, de faire triompher le stoïcisme, de persuader et non de convaincre rationnellement. En outre, il apparaît clairement que la superposition de l’aristotélisme et du stoïcisme ne fonctionne pas vraiment ici, d’où le caractère d’étrangeté et de malentendu de la référence. Il y a certes d’abord un problème de langage et de grammaire, mais c’est aussi une question de conception de la philosophie en général. Pour Aristote, il y a une affirmation première qui est qu’il n’y a de science que du général, ce qui explique pourquoi la science aristotélicienne porte sur les genres et les espèces. Il n’y a pas de science discursive de la particularité individuelle parce que celle-ci est contingente, mais il y a une science compréhensive et pratique de l’individuel dans sa singularité universelle (quand l’individu devient un modèle, un type à lui tout seul), ce qui est normal, puisque l’être se présente d’abord dans les individus concrets. Chez les stoïciens, il y a une Providence, une finalité à l’œuvre et il n’y a pas de place laissée à la contingence. Cette dernière est une illusion de la conscience quand elle est prise dans l’opinion, alors qu’elle est une réalité effective chez Aristote. Les vecteurs de sens sont inversés : dans le discours éthique, on part des individus pour aboutir à l’universel alors que le discours ontologique / métaphysique part du Logos pour le reconnaître après coup dans l’individu. Il y a bien une vérité de l’individu et chez Sénèque et chez Aristote, mais cette vérité a des tonalités différentes : il s’agit d’une vérité ontologique – et éthique dans le cas du Sage – chez Aristote, et d’une vérité essentiellement, voire uniquement, éthique chez Sénèque. Surtout, comme dans les Questions naturelles adressées au même Lucilius, Sénèque cherche à donner une dimension universelle à son propos. Lorsqu’il revendique ouvertement – et plus longuement d’ailleurs – son héritage platonicien dans la suite de la Lettre 58, on voit que l’idéalisme de Platon, qui nomme l’être par « le Bien », s’accorde avec l’idéal de vertu prôné par le stoïcisme.

68 Lettres à Lucilius, 82, 8 : « Il prend envie de rire de ces inepties grecques dont, pour autant que la chose me surprenne, je ne me suis toujours pas dépêtré. »

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Dans le passage qui nous a retenue, Sénèque a tenté de retrouver Aristote sur la question de l’éthique individuelle, mais cette entreprise a très vite montré ses limites. * On sent Sénèque à la fois presque désemparé devant la technicité, la finesse et l’acribie des analyses aristotéliciennes, d’une part, et bien résolu à affirmer sa propre originalité par rapport à un philosophe certes rationaliste, mais non idéaliste et empiriste, qui est à la fois un penseur de la logique, de l’éthique et de la Nature, d’autre part. Les divergences s’expliquent, nous l’avons vu, par le caractère polémique de l’approche de Sénèque. Mais il y a également des différences objectives patentes : là où Aristote met l’accent sur l’individu, d’un point de vue ontologique, les stoïciens le font porter sur la transversalité naturelle du Logos – on retourne à Héraclite (cité d’ailleurs dans la Lettre 5869). Chez Aristote, l’être est intelligible, donc saisissable par la raison, mais chez les stoïciens, l’être est raison. D’où une divergence éthique : chez Aristote, c’est à l’individu d’assumer, par sa délibération et sa prise de décision, sa responsabilité et sa liberté morale dans le monde. Le stoïcien insiste davantage à la fois sur la maîtrise intérieure et sur le fatum divin qui détermine le devenir du sujet, qui doit se hisser à la hauteur sublime de la ratio divine. L’humanisme aristotélicien est concret : le sage accomplit la finalité naturelle de sa raison – comme en témoigne la fin de l’Éthique à Nicomaque. Le stoïcisme est raison pure, le sage devenant l’égal du dieu. Chez le philosophe romain, il y a une surdétermination morale du rapport entre nature et individu. Telle est la leçon de cette lecture de Sénèque : le stoïcisme est essentiellement une morale, qui dramatise considérablement les oppositions et les formes de salut (les remèdes), pour des buts de persuasion et de démonstration d’originalité.

69 Lettres à Lucilius, 58, 23.

Le De anima de Tertullien et la tradition aristotélicienne Frédéric Chapot

Miserum Aristotelem, « Pitoyable Aristote ! » L’exclamation de Tertullien est assez représentative du jugement des premiers chrétiens sur le Stagirite. Elle relève plus généralement de la critique des philosophes qui appartient pour une part à la stratégie rhétorique de l’apologétique chrétienne des IIe et IIIe siècles et qui ne résume pas le rapport de ces penseurs avec la philosophie : si la polémique l’emporte largement dans le discours explicite, la réflexion théologique ne laisse pas de se nourrir silencieusement de la philosophie. Reste qu’Aristote occupe une position particulière, qui tient au rôle qu’on lui attribue dans le développement de la dialectique. Ces écrivains connaissent principalement la partie logique de l’œuvre, et le philosophe est d’abord et essentiellement l’auteur de l’Organon1. C’est d’ailleurs ce point qui suscite les railleries de Tertullien : « Pitoyable Aristote, qui a enseigné la dialectique, ingénieuse à construire et à détruire, habile à retourner ses propositions, forcée dans ses conjectures, rigide dans ses raisonnements, artisane de controverses, qui se crée à elle-même des difficultés et remet tout en question par crainte d’avoir omis ne fût-ce qu’un point »2. Le philosophe est identifié comme l’inventeur de la dialectique, et son discours est ailleurs qualifié de subtilité : pour exprimer cette idée Tertullien recourt au mot minutiloquium, dans lequel on reconnaît la traduction du grec mikrologfa, qu’Aristote utilisait lui-même pour évoquer une dérive possible du raisonnement scientifique3. La dialectique est sévèrement condamnée par les chrétiens 1 J.H. Waszink, « Aristoteles », Reallexikon für Antike und Christentum, I, 1950, c. 657-664. 2 Tertullien, De praescriptionibus haereticorum, 7, 6 (éd. Refoulé, tr. de Labriolle, Paris

1957, « Sources chrétiennes », 46) : Miserum Aristotelen ! qui illis dialecticam instituit, artificem struendi et destruendi, uersipellem in sententiis, coactam in coniecturis, duram in argumentis, operariam contentionum, molestam etiam sibi ipsam, omnia retractantem ne quid omnino tractauerit. 3 Tertullien, De anima, 6, 7 (éd. Waszink, Turnhout 1954, « Corpus Christianorum. Series latina », 2) : de minutiloquio Aristotelis. Cf. Aristote, Métaphysique, A 3, 995 a 8-10. Voir J.H. Waszink, Q.S.F. Tertulliani De anima. Edited with Introduction and Commentary,

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à cause de son aspect purement technique et de sa seule considération de l’efficacité, indépendamment du vrai4. Ainsi la logique aristotélicienne est-elle au cœur de l’opposition qui s’instaure alors entre la technique dialectique, retorse et malhonnête, d’un côté, et la simple évidence de la vérité, de l’autre. C’est un avatar du schéma rhétorique binaire qui oppose les chrétiens, amateurs du vrai, aux artisans de mensonges que sont les philosophes, suivis par les hérétiques5. Aristote dans les listes d’inspiration doxographique La mention d’Aristote reste toutefois assez limitée chez notre auteur, qui l’évoque à quelques reprises, et nous verrons que ces occurrences concernent moins la logique aristotélicienne que la théorie de l’âme. À première vue ces mentions ont une origine essentiellement scolaire. Ainsi dans le De anima, où figurent les principales allusions à Aristote6, il apparaît à plusieurs reprises dans des énumérations sommaires de philosophes, manifestement inspirées de manuels doxographiques. Ainsi est-il cité parmi les adversaires de Dicéarque, qui niait l’existence de la partie hégémonique de l’âme, aux côtés de Platon, Straton, Épicure, Démocrite, Empédocle et Socrate7. On le retrouve dans une série du même type, dans laquelle Tertullien Amsterdam 1947, p. 141. La traduction latine d’Irénée utilise le même mot minutiloquium dans le même contexte, Adu. haereses, II, 14, 5 (éd. Rousseau-Doutreleau, Paris 1982, « Sources chrétiennes », 294) : Et minutiloquium autem et subtilitatem circa quaestiones, cum sit aristotelicum, inferre fidei conatur, « Et il s’efforce de dresser contre la foi les arguties et les subtilités de leurs recherches, qui sont bien dans la manière d’Aristote » ; cf. 26, 1, où l’on retrouve le doublet minutiloquium et subtilitatem, qui sert à rendre le grec mikrologfa. 4 Chez Tertullien, voir aussi De anima, 2, 2, et lire A. Labhardt, « Dialectique et Christiana simplicitas : Tertullien et saint Augustin », Nomen Latinum. Mélanges André Schneider, éd. D. Knœpfler, Neuchâtel-Genève 1997, p. 161-170. Dans un ouvrage polémique contre l’hérétique Artémon, cité par Eusèbe de Césarée, lorsqu’il est expliqué que ses disciples sont les admirateurs d’Aristote et de Théophraste, ceux-ci sont considérés comme les représentants de la logique (Histoire ecclésiastique, V, 28, 14, éd. tr. Bardy, Paris 1955, « Sources chrétiennes », 41). 5 Sur cette rhétorique de la radicalité et ce schéma binaire, voir F. Chapot, Virtus veritatis. Langage et vérité dans l’œuvre de Tertullien, Paris 2009, « Collection des Études augustiniennes. Série Antiquité », 186, p. 121-138. 6 Outre les passages suivants du De anima : 3, 3 ; 5, 1 ; 6, 7 ; 12, 3-4 ; 14, 2-3 ; 15, 3 ; 19, 2 ; 32, 4 ; 43, 2 ; 46, 3 ; 46, 10 ; 49, 2-3, et celui De praescriptionibus haereticorum cité, on ne relève que deux autres mentions d’Aristote : Apologétique, 46, 15, dans une série, où il évoque non pas sa philosophie mais son comportement à l’égard du tyran de Bithynie Hermias ; De resurrectione mortuorum, 2, 12, où il le présente comme la source de l’hérétique Lucanus, voir infra. 7 Tertullien, De anima, 15, 3.

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caractérise chaque philosophe par une notion emblématique de sa doctrine : l’atome d’Épicure, le nombre de Pythagore, les Idées de Platon et l’entéléchie d’Aristote8. À propos de la variété des opinions des philosophes sur l’âme, en fonction de son caractère ou de son style, Aristote est encore mentionné, à côté de Platon, Zénon, Épicure, Héraclite et Empédocle, et Tertullien le caractérise par la qualité de tenor, qui désigne sans doute la logique serrée de ses raisonnements9. Le recours aux jeux sonores, et spécialement à l’homéotéleute (aut Platonis honor aut Zenonis uigor aut Aristotelis tenor aut Epicuri stupor aut Heracliti maeror aut Empedoclis furor), bien dans le style de notre auteur, révèle un effort d’appropriation d’un matériau qui est sans aucun doute d’origine scolaire. Le même procédé est repérable dans le chapitre 43 consacré au sommeil et à son caractère naturel. Il énumère méthodiquement les différentes explications que les philosophes ont données du sommeil, en évoquant successivement Épicure, Anaxagore, Xénophane, Empédocle, Parménide, Straton, Démocrite et Aristote. Ici encore on perçoit l’effort de l’écrivain pour personnaliser l’utilisation de ce matériau d’origine étrangère. Comme bien souvent chez lui, c’est l’ironie et la polémique qui auront cet office. À propos de l’opinion de Platon, selon laquelle l’âme est sans commencement, il cite quatre philosophes qui partagent son point de vue : Aristote, Eubule, Critolaos et Xénocrate. La mention d’Aristote est étonnante, puisqu’il semble bien que le Stagirite n’ait jamais fait une telle affirmation, mais il peut s’agir d’une extension indue de sa théorie de l’éternité du monde. Quoi qu’il en soit, on décèle surtout l’intention du polémiste de s’amuser, aux dépens du philosophe, du fameux proverbe : Amicus Plato, sed magis amica ueritas, « J’aime bien Platon, mais je préfère la vérité ». On sait que ce proverbe remonte à Aristote lui-même, qui, dans l’Éthique à Nicomaque, explique que la vérité et Platon lui sont l’un et l’autre chers, mais que c’est un devoir sacré de préférer la

8 Tertullien, De anima, 32, 4. 9 Tertullien, De anima, 3, 2 : Alii immortalem negant animam, alii plus quam immortalem

adfirmant, alii de substantia, alii de forma, alii de unaquaque dispositione disceptant ; hi statum eius aliunde deducunt, hi exitum aliorsum abducunt, prout aut Platonis honor aut Zenonis uigor aut Aristotelis tenor aut Epicuri stupor aut Heracliti maeror aut Empedoclis furor persuaserunt, « Les uns nient que l’âme soit immortelle, les autres l’affirment plus qu’immortelle ; les uns disputent de sa substance, d’autres de sa forme, d’autres de chacune de ses qualités ; les uns tirent son être d’ailleurs, les autres placent ailleurs sa fin, selon qu’ils se laissent persuader par la dignité de Platon, la force de Zénon, la ténacité d’Aristote, la stupidité d’Épicure, la mélancolie d’Héraclite ou la folie d’Empédocle ».

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vérité10. Or Tertullien formule ainsi sa remarque : isto in loco amicum Platonis Aristotelen, « Aristote qui, sur ce point, est l’ami de Platon »11. C’est naturellement une façon d’ironiser sur les deux philosophes, qui, aux yeux de notre auteur, sont, sur cette question, unis dans l’erreur. Ces passages révèlent une connaissance d’Aristote assez superficielle, d’origine manifestement scolaire. D’autres textes, où Aristote est surtout retenu comme le témoin d’une opinion ancienne, permettraient d’envisager une connaissance directe. Dans le chapitre 46, à propos des rêves prophétiques que Tertullien accepte sans réserve, il propose une liste de commentateurs célèbres de rêves, puis il ajoute qu’il ne croit pas à l’information, rapportée par Aristote, selon laquelle Saturne aurait été le premier à avoir eu des rêves12. La source de cette information est sans doute l’un des dialogues perdus d’Aristote, qu’il s’agisse du Protrepticus ou d’un autre13. Il reste toutefois assez peu probable que Tertullien, notre unique témoin, avec Plutarque, de cette information, l’ait empruntée directement au dialogue d’Aristote, et l’on admet plus facilement qu’il la doive à un intermédiaire, peut-être Hermippe de Beyrouth, dont il évoque l’important ouvrage sur les songes, Historia somniorum14. Ce recueil de mirabilia devait puiser en partie ses informations dans les œuvres exotériques d’Aristote. L’analyse peut sans doute être étendue au passage rapportant qu’Aristote parle d’un héros de Sardaigne qui privait de visions ceux qui dormaient dans son temple, sans doute dans le cadre de l’incubatio : la source pourrait être encore Hermippe15. 10 Éthique à Nicomaque, 1096 a 16. Cf. De Vita Aristotelis, éd. V. Rose, Aristotelis qui ferebantur librorum Fragmenta, Leipzig 1886, p. 438, l. 26, p. 439, l. 5 (texte grec) et p. 446, l. 27, p. 447, l. 6 (trad. latine), où il est expliqué que Platon tenait déjà les mêmes propos sur Socrate et la vérité. 11 Tertullien, De anima, 5, 1. 12 Tertullien, De anima, 46, 10 : Solum, si forte, ridebo qui se existimauit persuasurum, quod prior omnibus Saturnus somniarit, nisi si et prior omnibus uixit. Aristoteles, ignosce ridenti, « Je rirai peut-être seulement de celui qui a pensé pouvoir nous faire croire que Saturne a été le premier de tous à avoir des rêves ; à moins qu’il ait été aussi le premier à vivre ! Aristote, excuse-moi de rire ! » 13 J.H. Waszink, « Traces of Aristotle’s Lost Dialogues in Tertullian », p. 145-149, Vigiliae Christianae, 1 (1947), p. 137-149 (repris dans Opuscula selecta, Leiden 1979, p. 328-340) ; A.P. Bos, « Tertullian’s reference to a « dreaming Kronos » in a lost work by Aristotle », Studia Patristica. Vol. 21. Papers presented to the Tenth International Conference on Patristic Studies held in Oxford 1987, ed. by E.A. Livingstone, Leuven 1989, p. 246-249, qui n’apporte toutefois pas de nouvel élément sur la source de Tertullien. 14 Tertullien, De anima, 46, 11, et voir Waszink, Q.S.F. Tertulliani De anima…, p. 44*-45*. 15 Tertullien, De anima, 49, 2-3, et voir Waszink, Q.S.F. Tertulliani De anima…, p. 516-517.

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Le De anima de Tertullien et le traité sur L’Âme d’Aristote Plus intéressants sont les passages où Tertullien, dans son De anima, invoque et cite directement un élément de la psychologie aristotélicienne, comme c’est le cas dans les chapitres 12-14 et 19. Considérant les propriétés de l’âme, il s’emploie à montrer son unité et sa simplicité dans une démonstration qui vise à la fois des chrétiens dissidents et les philosophes (ch. 10-21). En particulier il fait pièce à l’argumentation des chrétiens qui, comme Hermogène, identifiant le souffle de Genèse 2, 7 à l’esprit, optaient pour une tripartition du composé humain – chair, âme, esprit : il explique que l’esprit de Dieu, offert à l’homme postérieurement à la naissance, reste la propriété de Dieu et n’appartient pas au composé humain. Il conteste également ceux qui, identifiant l’animus, appelé aussi mens en latin et noàj en grec, à la force motrice de l’univers, uniuersitatis motator animus, distinguent l’intelligence de l’âme, au lieu d’en faire une faculté de l’âme. Il cite à cet égard le dieu de Socrate et celui des valentiniens16, puis il s’attarde sur le cas d’Anaxagore : celui-ci affirme que l’intelligence est le maître absolu du monde et qu’à ce titre elle n’est mélangée à rien, mais il lui arrive ailleurs de la mêler à l’âme17. Tertullien ne donne aucune précision sur cette contradiction, et il se contente de renvoyer à la critique d’Aristote. Or il est bien vrai que le philosophe, dans son traité sur L’Âme, reproche à Anaxagore d’affirmer l’existence séparée de l’intelligence tout en identifiant parfois l’intelligence à l’âme18. En qualifiant l’intelligence anaxagorienne de 16 Nous passons rapidement sur cette identification, pour laquelle on trouvera tous les élements du dossier dans Waszink, Q.S.F. Tertulliani De anima…, p. 202-203. 17 Tertullien, De anima, 12, 2 : Quam Anaxagorae turbata sententia est ! Initium enim omnium commentatus animum et uniuersitatis oscillum de illius axe suspendens purumque eum affirmans et simplicem et incommiscibilem, hoc uel maxime titulo segregat ab animae commixtione et tamen eundem alibi animam edicit, « Comme la pensée d’Anaxagore est embrouillée ! Il a expliqué que l’intelligence est le principe de toutes choses, il suspend le mouvement oscillatoire du monde à son axe, il affirme qu’elle est pure, simple et sans mélange ; et surtout, à ce titre, il la met à l’écart d’une combinaison avec l’âme : pourtant ailleurs il la nomme “âme” ». 18 Aristote, L’âme, I, 2, 404 b 1 s. : « Anaxagore, de son côté, se prononce moins clairement là-dessus. En plusieurs endroits, il déclare, en effet, l’intelligence responsable de ce qui est parfaitement et correctement organisé, mais ailleurs, il la tient pour identique à l’âme, puisqu’il en fait un attribut inhérent à tous les vivants, grands et petits, nobles et moins nobles » (trad. Bodéüs, Paris 1993, GF-Flammarion) ; I, 2, 405 a 13 s. : « Anaxagore, de son côté, paraît bien laisser entendre une différence entre l’âme et l’intelligence, comme nous l’avons dit auparavant (404 b 1 s.). Mais il use des deux comme d’une seule nature, sauf que, lorsqu’il s’agit de poser un principe, c’est, malgré tout, une intelligence qu’il préfère alors universellement. C’est la seule, en tout cas, des réalités qui soit simple, dit-il, “sans mélange

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purum… et simplicem et incommiscibilem, Tertullien emprunte une expression d’Aristote, ¡ploàn... kai ¢migÁ te kai kaqarÒn, qui la tirait lui-même d’Anaxagore : la dépendance est ainsi avérée, même si l’ordre des adjectifs est modifié. Une remarque ironique – « Aristote… plus habile peut-être à renverser les systèmes d’autrui qu’à édifier les siens » – permet à Tertullien de déplacer la critique d’Anaxagore à Aristote19. En soulignant l’impassibilité de l’intelligence, le philosophe la sépare nécessairement de l’âme, en vertu de la nature passible de celle-ci. L’argumentation s’appuie étroitement sur le texte aristotélicien. Tertullien évoque la distinction entre l’intelligence passive et l’intelligence active, ainsi que l’ajournement de la définition du noàj, qu’on trouve bien dans le traité d’Aristote20. S’appuyant ensuite sur l’affirmation d’Aristote que toute sensation est une passion21, il explique que raisonner et être mu, c’est sentir22, et donc qu’une intelligence impassible serait forcément étrangère à l’âme et distincte d’elle. Ainsi pour Aristote comme pour Anaxagore, l’intelligence est séparée de l’âme, ce qui revient à en faire un troisième élément du composé humain. Face à l’alliance objective qu’il croit percevoir entre Aristote et Anaxagore, Tertullien se retrouve en accord avec Démocrite23, en

et pure” ». Cf. Anaxagore, fr. B 12 et 13 Diels-Kranz (Bodéüs, op. cit., p. 97, n. 6). Voir WASZINK, Q.S.F. Tertulliani De anima…, p. 203. 19 Tertullien, De anima, 12, 3 : Hoc etiam Aristoteles denotauit, nescio an sua paratior implere quam aliena inanire. 20 Tertullien, De anima, 12, 3 : ipse (sc. Aristoteles) definitionem animi cum differret, interim alterum animi genus pronuntiauit, illum diuinum, quem rursus et inpassibilem subostendens abstulit et ipse eum a consortio animae, « Aristote lui-même, alors qu’il diffère la définition de l’intelligence, affirme, en attendant, l’existence d’un autre genre d’intelligence, divine celle-là, dont il montre lui-même à nouveau qu’elle est impassible et qu’il écarte de toute association avec l’âme. » Cf. Aristote, L’Âme, II, 2, 413 b 24-5 : « Le cas de l’intelligence et de la faculté spéculative, cependant, n’est pas encore clair, mais il y a apparence que ce soit un genre d’âme différent » ; la définition de la nature de l’intelligence intervient seulement dans le Livre III, 5, 430 a 17 s. : « Et cette intelligence est séparée, sans mélange et impassible ». 21 Aristote, L’Âme, II, 5, 416 b 33-35 : « Or la sensation réside dans le fait de recevoir un mouvement et d’être affecté, comme on l’a dit, puisqu’elle passe pour être une sorte d’altération. » 22 Tertullien, De anima, 12, 4 : Nam et sensus passiones facit Aristoteles. Quidni ? Et sentire enim pati est, quia pati sentire est. Proinde et sapere sentire est et moueri sentire est. 23 Tertullien, De anima, 12, 6 : Ergo unum erunt utrumque et Democritus obtinebit differentiam tollens, « Par conséquent, l’un et l’autre ne seront donc qu’un, et Démocrite aura raison en supprimant la différence. »

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s’appuyant encore sur le traité sur L’Âme, où le philosophe différenciait déjà les points de vue d’Anaxagore et de Démocrite24. Le bref chapitre 13 établit, à partir d’arguments du sens commun et de quelques références bibliques, la supériorité de l’âme (anima) sur l’esprit (animus), lequel se présente comme l’instrument, et non pas le protecteur, de l’âme. Le chapitre suivant va encore plus loin, en affirmant que l’âme est absolument simple et dépourvue de parties, indivisible, sans quoi ces parties seraient susceptibles de se dissoudre et empêcheraient l’âme d’être immortelle. Suit, comme de coutume dans ces débats, une revue doxographique énumérant tous les philosophes qui subdivisent l’âme : Platon, Zénon, Aristote, Panétius, Soranus, Chrysippe et Posidonius25. Tertullien réclame alors qu’on suive le vocabulaire d’Aristote, refusant le terme de parties, partes, au profit de ceux de uires et efficaciae et operae, « puissances, facultés, actions » (14, 3). Ces facultés diverses de l’âme, répandues à travers tout le corps et ses organes, ne remettent pas en cause son unité, tout comme est unique et uni l’orgue hydraulique, qui, malgré sa complexité et la multitude de ses tuyaux, garde son harmonie (14, 45). Les deux mentions sont assez fidèles : Aristote distingue cinq facultés (dun£meij) de l’âme26 et conteste l’usage platonicien du terme m{rh, au profit de dun£meij27. La question de l’unité et de la simplicité de l’âme revient plus loin dans le traité de Tertullien, au chapitre 19, lorsqu’il montre que l’âme est complète dès sa naissance. Sans les nommer, Tertullien vise sans doute ici les Stoïciens, qui situaient l’apparition de l’intelligence chez l’homme bien après la naissance28. Mais il souligne que ces penseurs peuvent s’appuyer sur Aristote et tout autre philosophe affirmant que l’âme est partagée par tous les êtres vivants, et notamment les végétaux : il peut avoir ici encore en vue le traité sur L’Âme, où il est affirmé que les végétaux, comme les animaux, sont doués d’une

24 Cf. Aristote, L’Âme, I, 2, 404 a 27-29 : « Bien que ce ne soit pas dire tout à fait la même chose que Démocrite. Car, lui, supposait l’identité pure et simple de l’âme et de l’intelligence, puisqu’il soutenait celle du vrai et de l’apparence. » 25 Tertullien, De anima, 14, 2. 26 Cf. Aristote, L’Âme, II, 3, 414 a 31 s. : « Et, par facultés, nous voulions dire ce qui permet la nutrition, l’appétit, la sensation, le mouvement local, la réflexion. » 27 Cf. Aristote, L’Âme, I, 5, 411 b 5-10 et 2, 2-4. Voir Waszink, Q.S.F. Tertulliani De anima…, p. 215. 28 Cf. Stoicorum Veterum Fragmenta, éd. I. von Arnim, Leipzig 1903, II, 730 et 732, et voir Waszink, Q.S.F. Tertulliani De anima…, p. 272-273.

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espèce d’âme29. Tertullien réfute immédiatement cette conception et reproche à Aristote de dégrader l’âme en attribuant à l’homme une âme commune à tous les êtres vivants : il rappelle que, pour les chrétiens, l’âme est une création de Dieu, offerte exclusivement à l’homme, à travers son souffle. Pourtant, aussitôt après cette rectification, il recourt à une argumentation de repli, qui revient à concilier la position aristotélicienne sur l’âme des végétaux et l’unité de l’âme. Il montre en effet que les arbres, dès leur premier développement, ont toutes leurs qualités et témoignent même d’une forme d’intelligence naturelle, dont on trouve un exemple dans la façon dont les tiges de la vigne savent d’emblée, dès leur apparition, trouver un tuteur dans leur environnement pour s’enrouler autour de lui : il s’agit là d’un instinct qui se manifeste bien avant l’intervention du viticulteur30. Si l’on considère globalement les emprunts faits à Aristote ou les mentions du philosophe dans ces chapitres 12-14 et 19 du De anima, il s’avère qu’ils sont fidèles à l’enseignement du Stagirite et qu’ils peuvent tous dépendre de son traité sur l’âme. Il semble même, dans certains cas, qu’ils suivent assez précisément le développement de sa pensée. À ce titre ces chapitres témoignent d’un usage de la source différent des développements purement doxographiques que nous avions relevés jusque-là. Aristote et la doctrine de Lucanus Les liens entre la psychologie de Tertullien et son intérêt pour Aristote sont confirmés par un passage du De resurrectione mortuorum, écrit peu de temps après le De anima, où il impute à une influence aristotélicienne la doctrine de la résurrection de l’hérétique Lucanus : Viderit unus aliqui Lucanus ne huic quidem substantiae parcens, quam secundum Aristotelem dissoluens aliud quid pro ea subicit, tertium quiddam resurrecturus, neque anima neque caro, id est non homo, sed ursus forsitan qua Lucanus. Habet et iste a nobis plenissimum de omni statu animae stilum.

29 Aristote, L’Âme, I, 5, 410 b 22-23 ; 411 b 27-29 ; II, 2, 413 a 25 ss. ; II, 12, 424 a 3234. Cf. La Jeunesse et la vieillesse, 1, 467 b 23 ss. ; La Génération des animaux, 1, 23, 731 b 4-5 ; 2, 1, 732 a 11-13. 30 Tertullien, De anima, 19, 3-4.

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« Libre à ce Lucanus d’être le seul à ne pas même épargner cette substance (sc. l’âme) que, à la suite d’Aristote, il anéantit pour lui substituer quelque chose d’autre, prêt à faire ressusciter un troisième élément, ni âme ni chair, c’est-à-dire non pas un homme, mais peut-être un ours en tant que Lucanien. Lui aussi tient de nous un traité très complet sur la nature de l’âme en général. »31

L’indication de Tertullien ne signifie pas que l’ouvrage de omni statu animae ait été écrit contre Lucanus, mais simplement que celui-ci trouvera les éléments de réfutation de sa thèse dans ce traité. Bien que le De anima ne fasse aucune mention de l’hérétique, c’est ce traité qu’on reconnaît généralement dans l’allusion de Tertullien32. L’hérétique qu’il raille ici nous est mal connu : on sait surtout que c’était un disciple de Marcion et qu’il se serait séparé de son maître à propos d’un point de doctrine33. Le passage de Tertullien pose deux difficultés, qui sont finalement liées : d’une part la portée de l’influence que Tertullien veut attribuer à Aristote sur Lucanus, d’autre part l’interprétation de l’eschatologie de l’hérétique34. Si secundum Aristotelem porte uniquement sur le participe dissoluens, Tertullien suggère que la dissolution de l’âme, à la mort du corps, est empruntée par Lucanus à Aristote : l’idée est en effet conforme à la définition de l’âme comme entéléchie première d’un corps doué d’organes, qui fait l’objet des deux premiers chapitres de la deuxième partie du traité sur l’âme d’Aristote35. À ce titre l’âme n’est pas séparable du corps, et elle doit donc subir comme lui l’anéantissement. On sait pourtant qu’Aristote émet une réserve à ce sujet : il concède en effet que l’intelligence peut avoir un destin différent et qu’il se peut qu’elle seule soit « séparée, comme l’éternel du périssable »36. On pourrait alors envisager que secundum Aristotelem 31 Tertullien, De resurrectione mortuorum, 2, 12-13 (éd. Borleffs, Turnhout 1954, CCL 2, p. 923 s.). 32 Voir J.-Cl. Fredouille, « L’activité littéraire de Tertullien : les traités perdus », p. 18 et n. 91, Revue d’Études augustiniennes et patristiques, 54 (2008), p. 1-29. 33 Ps.-Tertullien, Aduersus omnes haereses, 6, 3 ; Hippolyte, Refutatio omnium haeresium, VII, 11, p. 279, l. 20-21 et VII, 37, 1, p. 320, l. 7 (éd. Marcovich, Berlin 1986, « Patristische Texte und Studien », 25) ; Origène, Contre Celse, II, 27 ; Filastre de Brescia, Diuersarum hereseon liber, 46 ; Épiphane, Panarion, 43 (éd. Holl, GCS 31, p. 186, l. 25 p. 189, l. 13). Sur Lucanus, il faut toujours se reporter à A. von Harnack, Marcion. Das Evangelium vom fremden Gott, Leipzig 1924, « Texte und Untersuchungen », 45 (réimpr. Darmstadt 1960), p. 172 et Annexe 7, p. 401*-403*. 34 Les remarques qui suivent ont pu bénéficier des suggestions d’Anne Merker (Université de Strasbourg) et de Bernard Besnier (École Normale Supérieure de Lyon), qu’il m’est agréable de remercier ici. 35 Aristote, L’Âme, II, 1-2, 412 a 6-414 a 4, notamment la définition de II, 1, 412 b 5. 36 Aristote, L’Âme, II, 2, 413 b 24-29.

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porte sur l’ensemble de la proposition : Lucanus aurait fondé sur Aristote l’idée qu’à la mort l’âme serait vouée à la dissolution et que la résurrection concernerait un troisième élément, ni âme, ni chair, qui pourrait correspondre précisément à cette intelligence (noàj) aristotélicienne37. Sur la foi du témoignage de Tertullien, Harnack a insisté sur la culture philosophique de Lucanus et soutenu que celui-ci s’appuyait sur sa connaissance personnelle d’Aristote. L’historien a pensé en trouver un indice dans l’emploi du mot œuqhnfa : ce nom, qui s’est répandu dans la langue à partir d’Aristote, se retrouve dans la notice qu’Épiphane de Salamine a consacrée à Lucanus et se présente comme une citation de celui-ci38. L’hypothèse est très plausible, mais il reste que Tertullien est le seul des hérésiologues évoquant la personnalité et la doctrine de Lucanus à le mettre en relation avec Aristote, alors même que ces auteurs aiment à utiliser les rapprochements et les filiations entre la philosophie et les mouvements hérétiques. On se demande alors si la dépendance par rapport à Aristote ne relève pas plutôt de l’interprétation de Tertullien39. Nous avons vu que celui-ci critiquait, dans son De anima, les incertitudes qui entouraient la notion d’intelligence chez Aristote, et il a pu découvrir chez Lucanus des hésitations similaires sur un troisième élément du composé humain : son examen de la psychologie des philosophes dans le De anima, récemment rédigé, avait dû le rendre sensible aux proximités thématiques. Lorsqu’il qualifie, dans ce traité, l’intelligence aristotélicienne de divine, il extrapole à partir de sa qualité d’impassibilité : ce qui est impassible est incorruptible et donc divin40. Ainsi, au-delà du corps et de l’âme, il y aurait l’intelligence, seule incorruptible et immortelle. Le raisonnement pouvait s’adosser aux traités sur L’Âme

37 C’est l’interprétation de Harnack, Marcion…, p. 401*. 38 Épiphane de Salamine, Panarion, 43, 5 (éd. Holl, p. 187, l. 20-21), et voir Harnack,

Marcion…, p. 402*. 39 J.-P. Mahé, Tertullien, La Résurrection des morts, Paris 1980, « Les Pères dans la foi », p. 13 et p. 45, n. 16, semble partager ce point de vue, mais il explicite la doctrine de Lucanus à la lumière de celle d’Arnobe, influencée par le marcionisme : « l’âme, dont la substance est en elle-même corruptible, acquiert l’immortalité par la foi au Christ ou la gnose du Dieu bon, qui agit à la façon d’une colle ou d’une glu intimement mêlée à elle pour assurer sa cohérence et empêcher sa désintégration » (p. 13). Nous cherchons pour notre part à mieux mettre en relation la théorie de Lucanus avec Aristote. 40 Tertullien, De anima, 12, 3 (voir supra, note 20).

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et sur La Génération des animaux, où Aristote explique que l’intelligence active est la seule chose immortelle et éternelle41. Dans le De resurrectione mortuorum Tertullien ironise sur l’identité du troisième élément humain, qui doit ressusciter mais qui n’est pas l’homme. La tripartition du composé humain suggérerait la trilogie chair-âme-esprit, bien connue dans les milieux chrétiens et gnostiques. Si Lucanus ne cite pas l’esprit, c’est sans doute qu’il reste tributaire de l’enseignement de Marcion : celui-ci n’accordait en effet, dans son anthropologie, aucune distinction entre spiritus et anima, et en particulier il n’est pas question, chez lui, d’un pneuma divin dans l’homme. Il semble en revanche que le marcionisme postérieur à son fondateur se soit rapproché des systèmes gnostiques communs, notamment en introduisant l’idée d’un tel esprit dans l’homme. Cela expliquerait la notice d’Épiphane, qui attribue cette idée à la doctrine de Marcion42. Il se pourrait alors que Lucanus ait participé à cette réflexion et que le troisième élément évoqué par Tertullien soit une notion intermédiaire, proche de celle d’esprit43. Pourtant le disciple de Marcion a pu avoir des scrupules à introduire cet élément et, plutôt que de nommer par son nom cet esprit, préférer le désigner par son statut de troisième élément. C’est d’ailleurs ce qui fonderait le trait d’esprit de Tertullien : en s’amusant du nom de l’hérétique, il suggère l’hypothèse humoristique qu’il pourrait s’agir d’un ours, pour la raison qu’on parlait d’« ours lucanien » chez les Romains44. Ce trait spirituel n’était possible que si Lucanus ne donnait aucun nom à cet état de l’être ressuscité et le désignait par une expression semblable à tertium quiddam ou tertium quid. On pourrait donc proposer la reconstitution suivante : Lucanus introduisait dans son anthropologie un troisième élément, comparable 41 Aristote, L’Âme, III, 5, 430 a 22-24 ; La Génération des animaux, II, 3, 736 b 27-29. Pour une interprétation moderne du noàj, en relation avec Dieu, voir M. Frede, « La théorie aristotélicienne de l’intellect agent », dans G. Romeyer Dherbey (dir.), Corps et âme. Sur le De anima d’Aristote. Études réunies par C. Viano, Paris 1996, p. 377-390. 42 Épiphane, Panarion, 42, 4, et voir U. Bianchi, « Marcion : théologien biblique ou docteur gnostique ? », p. 144, Vigiliae Christianae, 21 (1967), p. 141-149. 43 Il est remarquable que Harnack, dans le manuscrit de sa thèse de 1870, identifiait sans difficulté le troisième élément de Lucanus au pneuma : cf. A. Harnack, Marcion. Der moderne Gläubige des 2. Jahrhunderts, der erste Reformator. Die Dorpater Preisschrift (1870). Kritische Edition des handschriftlichen Exemplars mit einem Anhang hrsg. von Friedemann Steck, Berlin-New York 2003, « Texte und Untersuchungen zur Geschichte der altchristlichen Literatur », 149, p. 332-333. En revanche l’édition de 1924 ne porte plus trace de cette hypothèse, au profit de l’interprétation par le noàj. 44 Varron, De lingua latina, VII, 40, explique qu’on donne le nom de Lucani aux ours, et Martial, De spectaculis, 8, évoque Dédale déchiré Lucano ab urso.

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à l’intelligence aristotélicienne et à l’esprit biblique, sans recourir à aucune des deux terminologies, et en utilisant l’expression la plus neutre possible ; Tertullien, rendu sensible par ses recherches en vue du De anima aux incertitudes entourant l’intelligence aristotélicienne, eut beau jeu, dans sa polémique antihérétique, d’exploiter un rapprochement susceptible de déconsidérer la doctrine d’un de ses adversaires. Tertullien et le De anima de Soranus d’Éphèse Depuis longtemps les historiens ont renoncé à reconnaître chez Tertullien une utilisation directe du traité sur L’Âme d’Aristote, et l’on admet qu’il dépend, pour l’ensemble du matériel doxographique de son De anima, de Soranus d’Éphèse (IIe s. ap. J.-C.)45. L’adepte de l’école médicale méthodique, auteur célèbre d’un ouvrage sur les Maladies des femmes, et d’un autre sur les Maladies aiguës et chroniques, avait écrit un traité sur l’âme, que Tertullien est le seul à mentionner et qu’il reconnaît comme une autorité importante : « Soranus, un écrivain très bien informé de l’école médicale méthodique… a fait un commentaire très complet sur l’âme, en quatre livres, et a examiné toutes les opinions des philosophes »46. La concentration des principales références à Aristote dans le De anima et la richesse du matériel doxographique de ce traité plaident en effet pour une source indirecte principale. H. Karpp a cru pouvoir montrer que Tertullien suivait le schéma de l’ouvrage de Soranus et dépendait quasi exclusivement de lui, à l’exception de quelques ajouts bibliques et polémiques47. Plus récemment R. Polito a reconnu dans l’ouvrage les traces d’un matérialisme sensualiste, attesté dans la 45 H. Diels, Doxographi Graeci, Berlin 1879, p. 206-214 (spécial. p. 207) ; Waszink, Q.S.F. Tertulliani De anima…, p. 28*-29*. Cette position unanime est acceptable, à condition de ne pas se cacher que le dossier comporte encore, et sans doute pour longtemps, beaucoup d’inconnues. On rappellera que, si l’on en croit Eusèbe de Césarée, Justin martyr, au IIe s., avait lui-même publié « un écrit en forme de manuel Sur l’âme, dans lequel, développant différentes questions relatives à ce sujet, il rapporte les opinions des philosophes grecs : il promet de les contredire et d’exposer lui-même sa propre opinion dans un autre ouvrage » (Histoire ecclésiastique, IV, 18, 5, éd. tr. G. Bardy, Paris 1952, « Sources chrétiennes », 31). Nous ne savons rien d’autre de cet ouvrage préparatoire de Justin, qui n’a laissé aucune autre trace dans la tradition. On ne peut savoir si Tertullien, qui connaissait les apologies du même Justin, a utilisé, sans le mentionner, le recueil de Justin. 46 Tertullien, De anima, 6, 6 : Sorano methodicae medicinae instructissimo auctore (...). Soranus plenissime super anima commentatus quattuor uoluminibus et cum omnibus philosophorum sententiis expertus. 47 H. Karpp, « Sorans vier Bücher Peri yucÁj und Tertullians Schrift De anima », Zeitschrift für neutestamentliche Wissenschaft, 33 (1934), p. 31-47, spécial. p. 32-42.

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tradition des physiologues, d’Hippocrate et des Présocratiques jusqu’aux médecins alexandrins, dont Soranus aurait été un partisan : les chapitres 12-14 et 19, avec leur insistance sur l’unité de l’âme, pouvaient profiter d’une telle conception d’ensemble48. Le De anima ne modifierait pas l’ordre dans lequel les problèmes sont évoqués chez Soranus et serait simplement enrichi par des allusions à la Bible et à la controverse contre les hérétiques : tout en visant un but différent de celui de Soranus, Tertullien aurait trouvé chez le médecin une masse d’informations et une argumentation susceptibles de servir son projet chrétien. Nous avons vu qu’il suivait de près le texte d’Aristote, si bien qu’il faut imaginer soit que Soranus, comme un doxographe, recopiait de longs développements du traité du philosophe, soit qu’il en faisait une analyse minutieuse, à laquelle l’auteur chrétien a emprunté. Si ces liens sont plus que vraisemblables, ils ne sont pas exclusifs de toute autre source. Tertullien a pu puiser abondamment dans l’ouvrage de Soranus, sans ignorer d’autres travaux. Nous mentionnions précédemment l’ouvrage d’Hermippe de Beyrouth sur les songes. Il est vrai que la question était abordée aussi par Soranus, qui consacrait un développement à la question, et on pourrait penser que Tertullien a accès à Hermippe par l’intermédiaire du médecin. Pourtant il évoque l’ouvrage de façon trop précise pour ne pas l’avoir utilisé49 : à cet égard on se rappellera que les anciens préfèrent citer l’autorité la plus haute, même s’ils ne la connaissent qu’indirectement, et on ne voit guère Tertullien s’embarrasser à évoquer un recueil de mirabilia qu’il ne connaîtrait que par un intermédiaire. En d’autres termes le fait que Soranus ait traité des songes n’empêche nullement Tertullien d’avoir consulté également le recueil d’Hermippe, qui citait, parmi d’autres sources, Aristote. Il est donc raisonnable de se ranger à l’avis de Waszink et d’envisager une pluralité de sources au De anima, parmi lesquelles Soranus occupe la première place50. Au total on peut admettre que Tertullien n’a qu’une connaissance indirecte d’Aristote, qui passe, dans le cas du De anima, en partie par l’intermédiaire de la réflexion médicale. Il témoigne toutefois d’une 48 R. Polito, « I quattro libri sull’anima di Sorano e lo scritto De anima di Tertulliano », Rivista di Storia della filosofia, 49 n. s. (1994), p. 423-468, notamment p. 456-466. 49 Tertullien, De anima, 46, 11 : Cetera cum suis et originibus et ritibus et relatoribus, cum omni deinceps historia somniorum, Hermippus Berytensis quinione uoluminum satiatissime exhibebit, « Quant à tous les autres oracles, avec leur origine, leurs coutumes, leurs chroniqueurs, et ensuite l’histoire complète des songes, c’est Hermippe de Beyrouth qui les exposera de façon plus qu’exhaustive dans ses cinq volumes. » 50 WASZINK, Q.S.F. Tertulliani De anima…, p. 44*-47*.

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compréhension de la pensée du philosophe qui est loin d’être superficielle. Une étude récente a d’ailleurs montré qu’on pouvait relever, ponctuellement, des affinités entre sa pensée et celle d’Aristote, dont il se serait inspiré, sur certains sujets, sans le nommer51. Le détour par la médecine et l’enjeu polémique du De anima Le détour par la philosophie et la médecine dans le De anima a une origine polémique. Au début du chapitre 3, l’auteur explique que les hérésies plongent leurs racines dans la philosophie et chez les philosophes, « patriarches des hérétiques »52, et que, pour réfuter les hérésies, le détour par la critique des philosophes est inévitable : il permettra de saper les fondements des doctrines hérétiques. Mais le recours critique à la philosophie ne suffira pas, et le chrétien indique son intention de solliciter aussi la médecine, appelée précisément « sœur de la philosophie »53 depuis Démocrite : en permettant un accès à l’âme par le corps, elle apporte en effet un témoignage précieux sur elle. Certes Tertullien ironise sur ce besoin de science des païens, alors que la vérité est directement accessible au chrétien. Mais au bout du compte il sollicite abondamment la médecine dans son ouvrage, qui est sans doute le plus médical de ses traités. À cet égard la sollicitation du traité sur l’âme d’Aristote, qu’elle soit directe ou indirecte, pouvait paraître assez naturelle. On sait en effet que l’ouvrage trouve les cadres généraux de son analyse dans la science naturelle et que l’interrogation sur l’âme y relève moins de la métaphysique que de la science du vivant54. Il se trouve en outre que la démarche correspondait bien aux adversaires visés par Tertullien lui-même. Nous avons dit que l’auteur chrétien avait en vue, par delà les philosophes, des hérétiques. Le fait est difficilement contestable, même s’il faut souligner que, contrairement à ses habitudes, il ne cite aucun nom d’hérétique dans son introduction. Alors que certains traités contiennent dans leur titre l’adversaire visé, et que d’autres les

51 Voir J.-Cl. Fredouille, « Notes sur Tertullien, An., 53, 4 et Res., 8, 2 », Revue d’Études augustiniennes et patristiques, 51 (2005), p. 9-19. 52 Tertullien, De anima, 3, 1 : patriarchis, ut ita dixerim, haereticorum. 53 Tertullien, De anima, 2, 6 : soror philosophiae. 54 Voir la présentation dont R. Bodéüs fait précéder sa traduction du traité, Aristote, De l’âme, Paris 1993, GF Flammarion, p. 12-25.

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mentionnent dès les premiers chapitres55, le De anima ne nomme aucun hérétique, à l’exception d’Hermogène, pour dire précisément qu’il a déjà fait l’objet du De censu animae56. Aussi, malgré une intention polémique sous-jacente, sur laquelle nous allons revenir, on saisit, à la lecture du traité, que les philosophes y ont pris la stature d’interlocuteurs. Au-delà du débat avec les chrétiens dissidents, on perçoit en effet une volonté de dialogue avec la philosophie, et le traité se transforme en un effort pour construire une psychologie chrétienne, qui puisse être une réponse aux conceptions philosophiques57. La richesse doxographique de l’ouvrage, l’intention évidente de discuter avec les philosophes, en s’appuyant, indirectement, mais précisément, sur leurs ouvrages, et la fidélité à l’architecture générale des traités sur l’âme58 le distinguent des autres œuvres polémiques de Tertullien et lui donnent une autre portée. Il n’est d’ailleurs pas impossible que l’intention polémique, première chez l’écrivain, soit finalement passée au second plan ou, si l’on veut, que l’œuvre ait échappé au projet initial et l’ait dépassé. La polémique antihérétique vise principalement des penseurs qui, comme les valentiniens ou les marcionites, distinguent fortement, dans le composé humain, entre les éléments d’origine hyliques – le corps et l’âme – et l’élément pneumatique. Alors que les deux premiers sont l’œuvre d’un Archonte ou d’un Démiurge faible et méchant, l’élément pneumatique est issu directement du Dieu transcendant et indicible. Le salut ne peut alors concerner que ce qui est issu du souffle divin, tandis que les deux autres éléments sont voués à la mort et à la disparition. L’Église refusait une telle interprétation du monde et de la place de l’homme, car, pour elle, c’est tout l’homme, corps et âme, qui est la créature de Dieu et qui est sauvé par lui. Dès lors Tertullien, pour sortir du spiritualisme d’inspiration gnostique, doit rapprocher le plus possible les deux éléments du composé, en en faisant des « corps » créés par Dieu, et ainsi mieux les unir dans le salut. Le dualisme est ainsi combattu par 55 À côté des différents traités Aduersus…, cf. De resurrectione mortuorum, 2, et De carne Christi, 1. 56 De anima, 1, 1. L’ouvrage est perdu. 57 Voir à ce sujet les remarques de J. Alexandre, Une Chair pour la gloire. L’anthropologie réaliste et mystique de Tertullien, Paris 2001, « Théologie historique », 115, p. 229, note 3, et de Fredouille, « Notes sur Tertullien… », p. 17, note 30. C’est un retour à une position traditionnelle, soutenue notamment par d’Alès, La Théologie de Tertullien, Paris 1905, p. 112 s., que Waszink avait cherché à contester (Q.S.F. Tertulliani De anima…, p. 7*). 58 Sur le recours à un canevas d’origine philosophique, voir, outre l’article de Karpp cité précédemment, A.-J. Festugière, « La composition et l’esprit du De anima de Tertullien », Revue des sciences philosophiques, 33 (1949), p. 129-161.

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un unitarisme radical, qui reconnaît dans le corps et l’âme deux réalités corporelles, l’une et l’autre soumises à la naissance. Le De anima défend alors avec vigueur la nature corporelle de l’âme, son statut de créature, sa conception au moment de la fécondation de la femme, la fiabilité de la connaissance par les sens. Sur certains de ces points le penseur chrétien dépend évidemment du stoïcisme, auquel il est bien connu qu’il emprunte une partie de ses catégories. Mais l’ouvrage médical et psychologique de Soranus apportait une dimension supplémentaire : en se distinguant de toutes les théories qui faisaient de l’âme une réalité douée d’une nature particulière, non assimilable aux éléments physiques, il imposait un matérialisme sensualiste qui identifiait l’âme aux réalités physiologiques du corps59. Cette approche médicale était susceptible d’apporter une contribution à la démonstration de Tertullien, qui sut faire de l’ouvrage de Soranus une source importante de son argumentation, y compris dans le dialogue avec Aristote. Si le De anima trouve son origine dans les débats avec les chrétiens dissidents, la nécessité du recours à la philosophie et à la médecine pour réfuter ses adversaires amena Tertullien à rédiger un authentique traité de psychologie chrétienne, nourri de lectures doxographiques. Au-delà des hérétiques, il trouvait dans les philosophes ses interlocuteurs privilégiés, comme Soranus d’Éphèse l’avait fait avant lui. Avec ce traité Aristote n’est plus seulement la figure scolaire de l’inventeur de la dialectique, mais il prend la consistance d’un penseur de l’âme, dont Tertullien a su saisir l’intérêt, même si sa connaissance de l’œuvre est subordonnée à des intermédiaires. Car une découverte indirecte du penseur de Stagire n’implique pas une connaissance superficielle, et il semble bien que le rapprochement entre Lucanus et Aristote, établi dès son ouvrage suivant, le De resurrectione mortuorum, soit l’œuvre personnelle de Tertullien et apporte le témoignage que ses lectures avaient continué de résonner en lui après la rédaction du De anima.

59 Voir à cet égard l’article de R. Polito, cité supra, note 48.

La teologia di aristotele nel medioplatonismo Franco Ferrari

I Tra la seconda parte del I secolo a.C. e gli inizi del III secolo d.C. la storia del platonismo è segnata dallo sforzo, che coinvolse praticamente tutti gli autori platonici di questo periodo (solitamente nominati “medioplatonici”), di trasformare la filosofia platonica in qualcosa di molto simile a un sistema, cioè un edificio di dottrine che potesse rivaleggiare, per usare le parole di Cicerone, con l’admirabilis compositio disciplinae incredibilisque rerum ordo del sistema della filosofia stoica1. Gli studiosi concordano nel constatare che questo sforzo di sistematizzazione del platonismo non seguì affatto un percorso rettilineo, o meglio non seguì un’unica strada. E’ vero che gli autori medioplatonici adottarono alcune strategie comuni (soprattutto sul piano della metodologia esegetica applicata ai testi)2, ma è anche vero che essi seguirono percorsi autonomi e personali, che li condussero a formulare immagini abbastanza diverse del platonismo. Nel tentativo di dotare il platonismo di una natura in qualche misura sistematica i filosofi medioplatonici si servirono anche di “alleati” diversi, il cui intervento finì inevitabilmente con il determinare il sorgere di immagini del platonismo differenti e talora in competizione tra loro3. Non può sorprendere la circostanza che tra gli alleati chiamati in soccorso di Platone una posizione di assoluta 1 Cicerone, De finibus, III 74. Si veda P.L. Donini, “Testi e commenti, manuali e insegnamento: la forma sistematica e i metodi della filosofia in età postellenistica”, ANRW II 36.7, 1994, p. 5027-5100, spec. 5027-5035. 2 In generale sui metodi esegetici adottati dai platonici cf. A. Gioè, “Aspetti dell’esegesi medioplatonica: la manipolazione e l’adattamento delle citazioni”, Atti dell’Accademia Nazionale dei Lincei (Classe di Scienze Morali, Storiche e Filologiche), 393, 1996, p. 287309 e F. Ferrari, “Struttura e funzione dell’esegesi testuale nel medioplatonismo: il caso del Timeo”, Athenaeum, 89, 2001, p. 525-574. 3 Cf. per questo F. Ferrari, “Verso la costruzione del sistema: il medioplatonismo”, Paradigmi, 21, 2003, p. 343-54, spec. 346-348.

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preminenza spettò ad Aristotele, di cui molti filosofi di questo periodo, precorrendo un’impostazione destinata a diffondersi dopo Porfirio, stabilirono l’agreement con Platone, per citare il titolo di un recente e fortunato libro4. A partire da Antioco di Ascalona numerosi furono i platonici convinti dell’esistenza di una sostanziale convergenza tra le posizioni dei due grandi maestri della filosofia greca. In questo senso proprio Antioco non si faceva scrupolo di assegnare a Platone la formulazione di una dottrina perfetta, ma si premurava immediatamente di aggiungere, secondo la celebre testimonianza di Cicerone, che platonici e aristotelici si distinsero più sul piano della terminologia che sul quello del contenuto filosofico: Plato... reliquit perfectissimam disciplinam, Peripateticos et Academicos nominibus differentes re congruentes5. Naturalmente non mancarono neppure coloro che polemizzarono aspramente contro l’atteggiamento conciliatorio assunto da molti platonici nei confronti di Aristotele. Il caso più celebre fu certamente quello di Attico, il quale compose uno scritto polemico dal significativo titolo Contro coloro che pretendono di servirsi di Aristotele per interpretare Platone6; a quello di Attico si potrebbero aggiungere i nomi di Lucio e Nicostrato, acerrimi nemici delle Categorie aristoteliche7. Non c’è dubbio che il problema della collocazione di Aristotele rispetto alla filosofia di Platone rappresentò uno dei nodi problematici più importanti nel dibattito che attraversò il medioplatonismo. In generale, i settori in cui l’aiuto di Aristotele fu invocato più spesso furono l’etica, la fisica e la logica. Ma anche la metafisica, ossia la filosofia prima, rappresentò un ambito nel quale il pensiero di Aristotele fu spesso utilizzato in chiave sistematica dai platonici. Nelle pagine seguenti mi propongo di indagare, in forma cursoria, la presenza tra i filosofi medioplatonici della più nota delle concezioni aristoteliche relative alla filosofia prima, vale a dire la concezione di Dio come pensiero di pensiero (nÒhsij no›sewj).

4 G.E. Karamanolis, Plato and Aristotle in Agreement? Platonists on Aristotle from Antiochus to Porphyry, Oxford 2006. 5 Cic. Acad. post. I 15. Cf. L. Fladerer, Antiochos von Askalon. Hellenist und Humanist, Graz-Horn 1996, p. 38-40. 6 Sulla posizione filosofica di Attico si veda C. Moreschini, “Attico: una figura singolare del medioplatonismo”, ANRW, II 36.1, 1987, p. 477-491. 7 Sui quali si può vedere P. Moraux, L’aristotelismo presso i Greci, vol. 2.2: L’aristotelismo dei non-Aristotelici nei secoli I e II d.C., trad. it. Milano 2000, p. 97-131 (ed. orig. Berlin 1984).

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Per ragioni di spazio limiterò l’analisi a due soli casi, i quali risultano però esemplari del diverso atteggiamento assunto dai filosofi medioplatonici nei confronti di questa celebre dottrina: Alcinoo, il misterioso autore del Didaskalikos, il quale tentò con un certo successo di innestare la concezione aristotelica dell’intelletto autopensantesi nel cuore della metafisica platonica, e Plutarco, che invece la respinse, reputandola sostanzialmente inconciliabile con uno dei motivi centrali della teologia platonica, ossia il provvidenzialismo. II Per comprendere il senso della divergenza tra coloro che accettarono e coloro che respinsero la concezione aristotelica di Dio come intelletto autopensantesi, occorre premettere che pressoché tutti i filosofi medioplatonici, sulla scia di una tradizione risalente forse a Senocrate (ma in buona sostanza legittimata dalle stesse parole di Platone nel Timeo)8, concepirono la divinità come un intelletto (noàj)9. Tanto coloro che, come Numenio, postularono l’esistenza di due dèi distinti (e di conseguenza anche due intelletti, un primo e un secondo noàj), quanto coloro che, come ad esempio Plutarco e Attico, riconobbero l’esistenza di un solo Dio, identificarono la divinità con l’intelletto. Dal momento poi che essi conoscevano benissimo la concezione formulata da Aristotele nel XII libro della Metafisica, dove il principio da cui dipendono il cielo e la natura veniva concepito come un noàj che pensa se stesso (la cui attività consiste perciò nella nÒhsij no›sewj), dovette risultare per loro abbastanza naturale accostare il Dio platonico (tanto il demiurgo del Timeo quanto il Bene della Repubblica) a quello aristotelico. Essi, o almeno alcuni di essi, trovarono naturale anche estendere la caratteristica dell’intelletto di Aristotele, ossia l’autocontemplazione, al Dio (o agli dèi) di Platone. Si trattò di un’operazione in qualche modo obbligata10. Tuttavia, come 8 I passi del Timeo che sembrano legittimare l’identificazione del demiurgo con l’intelletto sono: 34a8; 37c6-d1 e soprattutto 39e7-9. Sul rapporto Dio-intelletto in Platone cf. S. Menn, Plato on God as Nous, Carbondale (Illinois) 1995. 9 Sulla centralità di Senocrate nel processo di costruzione della cosiddetta NousMetaphysik cf. H.J. Krämer, Der Ursprung der Geistmetaphysik. Untersuchungen zur Geschichte des Platonismus zwischen Platon und Plotin, Amsterdam 1964, p. 21-126. 10 Il percorso teorico compiuto dai platonici per arrivare ad attribuire al Dio del Timeo la proprietà dell’autoriflessione tipica del motore immobile di Aristotele viene ricostruito molto bene da F. Fronterotta, “Alcune critiche alla concezione aristotelica della NÒhsij No›sewj nella tradizione medioplatonica e neoplatonica: Plutarco, Alcinoo e Plotino”, in E. De Bellis

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cercherò di dimostrare, non non priva di consistenti problemi di ordine filosofico. Molti platonici, sebbene non tutti (come erroneamente si tende a ritenere) accostarono alla concezione di Dio come intelletto che pensa se stesso la dottrina delle idee come pensieri di Dio11. Uno dei caratteri distintivi dell’ontologia medioplatonica consiste, come è noto, nella progressiva e generalizzata subordinazione delle idee alla divinità, la quale assunse il ruolo di principio primo e assoluto, dunque superiore anche alle idee. In molti di questi autori tale superiorità del Dio nei confronti delle idee trovò espressione nella concezione secondo la quale le idee risultano collocate nella mente divina e dunque sono “pensieri di Dio”. Si può dunque affermare, in forma un po’ tranchant, che per i medioplatonici (o meglio, per alcuni di loro), Dio è un noàj che pensa se stesso e i suoi pensieri sono le idee (la cui esistenza sembra dipendere proprio dall’atto del pensiero divino). In verità una simile concezione conosce una formulazione veramente esplicita forse solo in un caso, rappresentato dal manuale di filosofia platonica noto con il titolo di Didaskalikos, dovuto a un altrimenti sconosciuto Alcinoo e risalente con ogni verisimiglianza al II secolo d.C.12 In effetti, la teoria dei principi esposta in questo testo sembra accennare sia alla dottrina aristotelica dell’intelletto autopensantesi sia alla concezione, di incerta origine, delle idee come pensieri di Dio. Da una parte, Alcinoo sostiene che l’idea è in rapporto a Dio la sua intellezione (prÕj qeÕn nÒhsij aÙtoà), dall’altra egli arriva a fondare la stessa esistenza delle idee invocando la natura di intelletto di Dio, di cui le idee rappresenterebbero appunto i pensieri (no›mata), eterni e immutabili13. (a cura), Aristotele e la Tradizione aristotelica. Nuove tematiche per il turismo culturale, Catanzaro 2008, p. 189-201, spec. 190. 11 Cf. per esempio Alcinoo, Didaskalikos, 163,14-15; 32-34; Attico, fr. 9,40-41 des Places; Aezio, Placita, I 3,21; I 10,3. Sul significato di questa concezione cf. F. Ferrari, “Dottrina delle idee nel medioplatonismo”, in F. Fronterotta, W. Leszl (eds.), Eidos-Idea. Platone, Aristotele e la tradizione platonica, Sankt Augustin 2005, p. 233-46, spec. 240 ss. e M. Baltes, Der Platonismus in der Antike, Bd. 4, Stuttgart-Bad Cannstatt 1996, p. 392-394. 12 Come è noto, la questione della paternità di questo scritto è stata per lungo tempo in discussione. Dopo che per circa un secolo è stata dominante l’opinione che lo scritto andasse attribuito al medioplatonico Albino, autore del Prologo (il cui nome sarebbe stato modificato in Alcinoo per un errore dello scriba), da alcuni decenni si è imposta in forma quasi unanime la convinzione che l’autore sia in realtà l’Alcinoo dei manoscritti. Per un’approfondita e convincente dimostrazione di questo assunto si rinvia a J. Whittaker, “Platonic Philosophy in the Early Centuries of the Empire”, ANRW, II 36.1, 1987, p. 81-123, spec. 83-102. 13 Cf. rispettivamente Alcin. Didask. 163,14 e 163,32-4.

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Alcinoo espone, come è noto, la versione classica della cosiddetta Dreiprinzipienlehre medioplatonica (Dio, idee e materia)14. La presenza di spunti di matrice aristotelica risulta particolarmente evidente nella trattazione del terzo principio, Dio, che per l’autore rappresenta anche l’arche più importante. Alcinoo sviluppa un argomento in cui sono facilmente individuabili tracce dell’esposizione aristotelica di Metaph. XII. Prima di tutto egli presenta una scansione logico-ontologica dalla quale si ricava che l’intelletto è superiore all’anima e che l’intelletto in atto (ÐJ kat’ œjn{vrgeian), il quale pensa in forma noetica tutte le cose insieme e sempre, è superiore a quello in potenza (œjn dun£mei). Alcinoo aggiunge poi che la causa di questo intelletto in atto è ancora superiore e conclude, in maniera veramente oscura, affermando che ciò che si trova (o si trovasse: ¥n) ancora più in alto di queste cose (kai Ó{per ¥n }[ti ajnwtevrw touvtwn), questo sarebbe il primo Dio15. Ora, la causa dell’intelletto in atto, è anch’essa un intelletto16, e nulla vieta che anche l’ulteriore principio, ammesso e non concesso che esista, sia un intelletto. In ogni caso Alcinoo non sembra avere preso veramente in considerazione l’ipotesi di un principio ipernoetico, simile all’Uno di Plotino17. Dunque, il primo intelletto postulato da Alcinoo risulta contemporaneamente in atto e immobile, esattamente come il primo motore di Aristotele. Inoltre, come quest’ultimo, anche il primo Dio di Alcinoo muove in quanto oggetto di desiderio (æj tÕ ÑpektÒn kinel di 164,25 richiama kinel d¾ æj œrèmenon di Metaph. XII 7, 1072b3). Infine, esattamente come la sostanza prima della metafisica aristotelica, anche il primo intelletto di Alcinoo è la realtà più alta e dunque costituisce contemporaneamente anche l’oggetto del proprio pensiero, non potendo pensare qualcosa di 14 Cf. in proposito Baltes, Der Platonismus in der Antike, Bd. 4, cit., p. 394 ss. e J. Dillon, The Middle Platonists, London 1996, p. 280 ss. 15 Alcin. Didask. 164,17-23 = Test. 188.1 Dörrie-Baltes. Su questa difficile sequenza cf. il commento di M. Baltes, Der Platonismus in der Antike, Bd. 7, Stuttgart-Bad Cannstatt 2002, p. 323-341. 16 Che la causa dell’intelletto in atto sia essa stessa un intelletto e che dunque il primo Dio di Alcinoo vada identificato con un nous viene sostenuto anche da J. Opsomer, “Demiurges in Early Imperial Platonism”, in R. Hirsch-Luipold (Hrgb.), Gott und die Götter bei Plutarch. Götterbilder - Gottesbilder - Weltbilder, Berlin-New York 2005, p. 51-99, spec. 80. Utili rilievi si trovano anche in E. Di Stefano, “Il Parmenide di Platone e il Didaskalikos di Alcinoo”, in M. Barbanti, F. Romano (a cura), Il Parmenide di Platone e la sua tradizione, Atti del III Colloquio Internazionale del Centro di Ricerca sul Neoplatonismo, Catania 2002, p. 185-195, spec. 187-188. 17 Cf. l’approfondita discussione in J. Mansfeld, “Three Notes on Albinus”, Thêta-Pi, 1, 1972, p. 61-79, spec. 61-67.

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inferiore a se stesso. Quest’ultima tesi, che richiama il celebre argomento di Metaph. XII 7, 1072b18-24 e 9, 1074b21-1075a10, viene arricchita dall’autore del Didaskalikos con l’aggiunta del riferimento alle idee, le quali sarebbero insieme il prodotto e l’oggetto dell’autoriflessione del primo Dio: Dal momento che il primo intelletto è bello in massimo grado, anche l’intelligibile al quale si rivolge deve risultare supremamente bello. Non c’è nulla di più bello di lui. Dunque questo intelletto dovrebbe pensare sempre se stesso e (vale a dire) i suoi stessi pensieri. E questa sua attività è l’idea (œpei d‹ Ð prîtoj noàj k£llistoj, del kai k£lliston aÙtù nohtÕn Øpokelsqai, oÙd‹n d‹ aÙtoà k£llion. ŒautÕn ¨n oán kai t¦ Œautoà no›mata ¢ei noofh, kai aÛth ¹ œn{rgeia aÙtoà ed{a Øp£rcei.)18

Non c’è dubbio che il primo intelletto di Alcinoo sia un intelletto immobile e autopensantesi. A questo intelletto sembrano subordinate le stesse idee, la cui esistenza dovrebbe dipendere dal pensiero divino, del quale esse costituiscono atti. Alcinoo esplicita forse un argomento di origine accademica, e per la precisione senocreatea. Esso potrebbe venire ricostruito in questi termini: dal momento che il pensiero del primo motore aristotelico sembra privo di un contenuto oggettuale19, vengono introdotte le idee, che forniscono appunto l’intelletto di un oggetto, da lui stesso prodotto nell’atto del pensiero. Sembra in ogni caso molto probabile che nel testo di Alcinoo l’esistenza delle idee dipenda dall’atto noetico dell’intelletto divino, il quale pensando se stesso, genera le idee, le quali costituiscono dunque il prodotto dell’attività (œnergeia) di Dio. La concezione delle idee come “pensieri di Dio” (collocate nella mente divina e ontologicamente dipendenti da Dio) rappresentò senza dubbio la soluzione più comoda, sebbene non l’unica, che i platonici architettarono per spiegare l’inferiorità delle idee rispetto alla divinità. Si tratta di una soluzione che sembra presupporre, come si è visto, l’assunzione di una delle più celebri concezioni contenute nella Metafisica di Aristotele, quella che concepisce l’attività dell’intelletto supremo in termini di autoriflessione.

18 Alcin. Didask. 164,27-31. E’ possibile che il kai che precede t¦ Œautoà no›mata sia da intendersi in senso esplicativo e/o epesegetico: cf. Fronterotta, “Alcune critiche alla concezione aristotelica…”, p. 194. 19 Ma sull’ipotesi di dotare il contenuto dell’intellezione divina di un oggetto, rappresentato dalla totalità della sfera intelligibile (ossia dai motori), cf. H.J. Krämer, “La noesis noeseos e la sua posizione nella Metafisica di Aristotele”, in A. Bausola, G. Reale (a cura), Aristotele. Perché la metafisica, Milano 1994, p. 171-185.

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Vale la pena aggiungere che Alcinoo sostenne, sia pure in forma meno esplicita di Numenio20, una concezione gerarchica della sfera del divino, nella quale il Dio supremo (chiamato “metacosmico”: Øperour£nioj), ossia il primo Dio, viene seguito da un secondo Dio, anch’esso intelletto, che viene definito “cosmico” (œpour£nioj), e al quale vengono assegnati compiti demiurgici21. Ciò significa che il primo Dio di Alcinoo, come quello di Numenio, non è un demiurgo, ma una divinità metacosmica, che si profila unicamente come essenza noetica ed esistente in sé, ossia priva di attività produttiva e demiurgica. III Diverso, come detto, il caso di Plutarco. Tra i platonici di questo periodo egli fu certamente uno di quelli meglio disposti a promuovere l’innesto di elementi aristotelici nell’ambito della filosofia platonica. Ad Aristotele ricorse in modo sistematico nel campo della fisica, dell’etica, della psicologia e della logica; e anche nell’ambito della filosofia prima non mancano nei suoi scritti alcuni motivi di provenienza aristotelica22. Tuttavia egli respinse in modo netto, e a mio avviso inequivocabile, la celebre concezione dell’intelletto che pensa se stesso contenuta nel libro XII della Metafisica. Si tratta di un rifiuto che dipende da considerazioni di natura filosofica e che si inserisce all’interno di un quadro teorico abbastanza coerente. Andrebbe comunque immediatamente precisato che l’atteggiamento di diffidenza che Plutarco dimostra di avere nei confronti della concezione aristotelica del nous divino che pensa se stesso si riferisce a questa dottrina nella forma narcisistica che egli reputa di poterle

20 Per il quale mi permetto di rinviare al mio contributo “Il tema della filiazione nella teologia medioplatonica”, Orpheus, 26, 2005, p. 104-123, spec. 115-122. Il lavoro fondamentale su Numenio rimane M. Frede, “Numenius”, ANRW, II 36.2, 1987, p. 10341075, part. 1054-1070 sulla teologia. 21 Per l’attribuzione ad Alcinoo di una gerarchia di divinità-intelletti, uno trascendente e metacosmico e l’altro demiurgico, cf. P.L. Donini, « La connaissance de Dieu et la hiérarchie divine chez Albinos », in R. van den Broek, T. Baarda, J. Mansfeld (eds.), Knowledge of the God in the Graeco-Roman World, Leiden 1975, p. 118-131, spec. 124-127, oltre a Mansfeld, “Three notes on Albinus”, cit., p. 64. 22 In generale sul debito di Plutarco nei confronti di Aristotele cfr. P.L. Donini, “Lo scetticismo academico, Aristotele e l’unità della tradizione platonica secondo Plutarco”, in G. Cambiano (a cura), Storiografia e dossografia nella filosofia antica, Torino 1986, p. 203-226.

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implicitamente assegnare (in effetti è tutt’altro che provato che l’interpretazione plutarchea sia quella corretta)23. Il testo più significativo relativo al rifiuto di Plutarco della dottrina esposta nel libro XII della Metafisica di Aristotele si trova in uno dei dialoghi pitici o delfici, il De defectu oraculorum. Uno dei personaggi del dialogo, Lampria, fratello dell’autore e spesso suo portavoce, afferma che: il vero Zeus […] non rivolge lo sguardo al vuoto infinito e neppure a se stesso e nient’alto, come alcuni ritengono, ma ammira o contempla le molte azioni degli dèi e degli uomini e i diversi movimenti e le rivoluzioni periodiche degli astri (oÙci kenÕn ¥peiron }xw bl{pwn oÙd' ŒautÕn ¥llo d' oÙd{n - æj ò›qhsan }nioi - noîn, ¢ll' }rga te qeîn kai ¢nqrèpwn poll¦ kin›seij te kai for¦j ¥strwn œn periÒdoij kataqeèmenoj)24.

Si tratta di un testo di non facile interpretazione, anche perché non sembra affatto semplice stabilire con esattezza il bersaglio polemico dell’osservazione plutarchea. Non dovrebbe però essereazzardato ipotizzare che Plutarco si rivolga polemicamente a quei platonici che, come ad esempio l’autore del Didaskalikos, concepivano il dio alla maniera di Aristotele, ossia come un intelletto che pensa se stesso. Ciò non significa, naturalmente, che il trattato di Alcinoo sia precedente alle opere plutarchee, ma solamente che la concezione esposta nel Didaskalikos circolava negli ambienti del platonismo del I secolo d.C. In ogni caso Plutarco non si limita a negare al dio l’autoriflessività; egli spiega anche quale sia il vero oggetto della sua contemplazione: si tratta delle azioni degli uomini e degli dèi25, e dei movimenti dei corpi celesti. I tentativi di attenuare l’importanza di questa affermazione mi paiono destinati a un inglorioso naufragio26. In effetti Plutarco dopo 23 Cf. per questo R. Sorabji, Time, Creation & the Continuum. Theories in Antiquity and the early Middle Ages, London 1983, p. 146-147. 24 Plutarco, De defectu oraculorum, 426D. Sul passo si veda il commento ad locum in A. Rescigno, Plutarco, L’eclissi degli oracoli, introduzione, testo critico, traduzione e commento, Napoli 1995, p. 399-400. 25 Forse gli dèi ai quali Plutarco accenna sono proprio gli astri, dèi visibili, ai quali egli si riferisce in modo esplicito immediatamente di seguito. 26 Cf., per es., A. Gioè, “Il Plutarco di Ferrari”, Elenchos, 19, 1998, p. 113-131, spec. 127-128. Ho esposto in maniera più diffusa la mia esegesi di questo passo in F. Ferrari, “PrÒnoia platonica e nÒhsij no›sewj aristotelica: Plutarco e l’impossibilità di una sintesi”, in A. Pérez Jiménez, J. Garcia López, R.M. Aguilar (eds.), Plutarco, Platón y Aristóteles, Actas del V Congreso Internacional de la I.P.S., Madrid 1999, p. 63-77, spec. 71-72. Esprimono consenso alla mia interpretazione anche J. Opsomer, “The Place of Plutarch in the History of Platonism”, in P. Volpe Cacciatore, F. Ferrari (a cura), Plutarco e la cultura della sua età,

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avere negato l’autoriflessività all’intelletto divino allude alla ragione per cui tale concezione si presenta ai suoi occhi problematica. Essa risiede nella circostanza che Plutarco considera l’autoriflessività dell’attività divina sostanzialmente inconciliabile con la natura provvidenziale della divinità stessa. Se, come è naturale che sia per un platonico, la provvidenza (prÒnoia) si esercita nel controllo e nella guida delle attività umane e dei moti astrali, cioè sul piano umano e cosmico, essa verrebbe gravemente compromessa da un Dio che pensa se stesso, disinteressandosi delle vicende umane e di quelle cosmiche. Che la ragione del rifiuto plutarcheo della dottrina aristotelica risiede esattamente nel fatto che essa venisse avvertita come conflittuale rispetto all’attribuzione a Dio di una funzione provvidenziale, trova conferma da alcune osservazioni contenute nelle pagine iniziali del De Iside et Osiride, dove si trova una prima provvisoria descrizione della natura della divinità e del rapporto che l’uomo può intrattenere con essa. Qui Plutarco sostiene che la divinità si caratterizza essenzialmente in termini di conoscenza (intelletto) e che questa conoscenza consiste nel m¾ proapolipeln t¦ ginÒmena, ossia nel non tralasciare gli accadimenti (sia cosmici che umani)27. L’attività divina ha dunque a che fare primariamente con la conoscenza e la cura degli eventi cosmici e umani (t¦ ginÒmena non sono certamente le idee), ossia in un genere di attività del tutto inconciliabile con il noeln ŒautÒn di matrice aristotelica. La natura provvidenziale dell’essenza e dell’attività di Dio viene confermata numerose volte all’interno degli scritti filosofici plutarchei. Sempre nel De Iside, per esempio, il Dio Osiride, che impersonifica l’unità ontologica del mondo delle idee e del demiurgo di Platone, manifesta provvidenza (prÒnoian emfafvnei) ed esercita il comando e il dominio su tutte le cose (tÕn ¥rconta kai; basileÚonta p£ntwn). Nel De defectu oraculorum, subito dopo avere negato riflessività al pensiero divino, Lampria attribuisce a Dio œpim{leia kai; prÒnoia; sempre in questo dialogo, Plutarco individua nella ragione e nella provvidenza divina (kat¦ lÒgon kai; prÒnoian) la causa del fatto che noi possediamo la vista28. Atti del X Convegno Plutarcheo, Napoli 2007, p. 283-309, spec. 303 nota 92, e Fronterotta, “Alcune critiche alla concezione aristotelica…”, p. 190-192. 27 Plut. De Iside et Osiride, 351 C-F; cf. quanto dico in F. Ferrari, Dio, idee e materia. La struttura del cosmo in Plutarco di Cheronea, Napoli 1995, p. 22. 28 I passi sono rispettivamente: De Iside, 371 E-F; Def. orac. 426 E e 436 D. Sulla natura provvidenziale della divinità plutarchea si trovano osservazioni assolutamente convincenti in J. Opsomer, « Quelques réflexions sur la notion de providence chez Plutarque », in

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La tesi che sto sostenendo, ossia che il rifiuto da parte di Plutarco della concezione aristotelica dell’intelletto che pensa se stesso dipenda in ultima analisi dalla consapevolezza che tale concezione risulti inconciliabile con l’assegnazione all’intelletto divino di una natura provvidenziale, viene confermata dalla constatazione che le realtà alle quali si rivolge l’intelletto sono per Plutarco le stesse sulle quali si esercita la pronoia divina nel X libro delle Leggi. In altre parole, credo che Plutarco si sia reso conto della sostanziale inconciliabilità tra la dottrina aristotelica della nÒhsij no›sewj e la seconda tesi teologica esposta nel X libro delle Leggi, dove Platone sostiene che la divinità si prende cura delle vicende umane (¢nqrèpina pr£gmata), le quali, insieme a tutto l’universo (oÙranÕj Óloj), cioè alla dimensione cosmica, non vengono mai trascurate29. Non può sfuggire che le vicende umane e i moti celesti, ossia i movimenti complessivi dell’universo, costituiscono esattamente l’ambito al quale si rivolge la conoscenza divina, e dunque anche la pronoia, secondo l’indicazione di Lampria nel De defectu oraculorum. Ora, dal momento che secondo Lampria (e naturalmente secondo Plutarco) l’assegnazione a Zeus di un’attività di contemplazione delle azioni umane e dei movimenti cosmici si accompagna al rifiuto della concezione secondo cui la divinità pensa se stessa, sembra naturale concludere che per Plutarco la riproposizione del provvidenzialismo divino ricavato dalle Leggi rendeva sostanzialmente ineccettabile la tesi aristotelica relativa alla riflessività del nous divino. Per concludere su questo punto, si può osservare che anche Attico, un pensatore solitamente molto vicino a Plutarco, accusò la teologia metacosmica di Aristotele di distruggere la pronoia divina, ossia di eliminare uno dei cardini più importanti del platonismo. Egli osservava infatti che Aristotele, non diversamente dagli epicurei, distrusse la provvidenza divina, sebbene egli proponesse un ordinamento del cosmo su basi gerarchiche30. Per Attico, esattamente C. Schrader, V. Ramón, J. Vela (eds.), Plutarco y la historia, Actas del V Simposio español sobre Plutarco, Zaragoza 1997, p. 343-56; si veda ora anche H. Scholten, “Göttliche Vorsehung und die Bedeutung des Griechentums in Plutarchs De sera numinis vindicta”, Antike und Abendland 55, 2009, 99-117. 29 Platone, Leges, X 901c8-902d6. Su questo testo cfr. K. Gaiser, Platone come scrittore filosofico, Napoli 1984, p. 140-143 e C. Helmig, “Die Bedeutung und Funktion von epodé in Platons Nomoi”, in S. Scolnicov, L. Brisson (eds.), Plato’s ‘Laws’: From Theory into Practice, Proceedings of the VI Symposium Platonicum, Sankt Augustin 2002, p. 75-80. 30 Attic. fr. 3,66-71 des Places. Sulla difesa operata da Attico del provvidenzialismo platonico contro Aristotele cf. Moraux, L’aristotelismo presso i Greci…, p. 138-140.

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come per Plutarco, la cosmologia e la teologia di Aristotele non sono conciliabili con la dottrina platonica della provvidenza divina. IV Jan Opsomer in un saggio di pochi anni fa ha proposto un ulteriore argomento che potrebbe spiegare il rifiuto di Plutarco della dottrina del nous di Aristotele, e che in ogni caso depone contro l’attribuzione al filosofo di Cheronea di questa concezione. Dal momento che ritengo la proposta di Opsomer del tutto convincente, oltre che in linea con la tesi che io stesso mi propongo di sostenere, ne presento qui un riassunto. Come è noto, Plutarco fu il più convinto sostenitore, almeno tra i medioplatonici, dell’interpretazione letterale della cosmogenesi descritta nel Timeo platonico31. Una simile interpretazione, che viene sviluppata in modo sistematico nello scritto De animae procreatione in Timaeo ma che è accennata numerose volte in altre opere, richiede un intervento attivo e diretto del demiurgo, che, con un atto unico, ordina sia il sostrato psichico indeterminato, ossia la celebre anima precosmica malvagia, trasformandola nell’anima del mondo, sia il sostrato materiale, dando così origine al corpo del mondo. Per Plutarco il demiurgo del Timeo risulta sostanzialmente identico all’idea del bene della Repubblica. La realtà suprema è contemporaneamente “intelletto”, “bene”, “modello eidetico”, “essere autentico” e “uno”32. A differenza del primo Dio di Numenio e di quello di Alcinoo, il Dio-demiurgo plutarcheo interviene direttamente nella genesi del mondo; inoltre, questa divinità non si limita a un solo atto, quello della generazione dell’universo, ma continua a preservare l’ordine del tutto, agendo in modo provvidenziale per l’intero corso della vita dell’universo. Quest’ultimo aspetto emerge dalla sezione finale di una delle Quaestiones convivales, dove Plutarco sostiene che Dio preserva e salvaguarda per tutto il tempo (fulavttei di¦ pantÒj) l’esistenza del cosmo33. Per questa ragione, non può essere un 31 Sull’esegesi letterale e temporale di Plutarco della generazione dell’universo del Timeo si veda il classico studio di M. Baltes, Die Weltentstehung des Platonischen Timaios nach den antiken Interpreten, Bd. 1, Leiden 1976, p. 38-45. 32 Per l’indicazione dei passi significativi e per una presentazione generale della concezione plutarchea del principio intelligibile e divino cf. C. Schoppe, Plutarchs Interpretation der Ideenlehre Platons, Münster-Hamburg 1994, p. 154-165 e F. Ferrari, “Der Gott Plutarchs und der Gott Platons”, in Hirsch-Luipold (Hrgb.), Gott und die Götter…, p. 13-25, part. 14-16. 33 Plut. Quaestiones convivales, VIII 2, 720 B-C. Per una discussione approfondita di questo passo e dell’intera quaestio rinvio a F. Ferrari, “Simposio e filosofia: il problema del

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intelletto immobile e rivolto solo a se stesso, perché, se lo fosse, non potrebbe né generare il mondo né preservarlo. Opsomer osserva giustamente che “a radical immobility is escluded, for in that case the demiurge could never have created the soul at one particular moment. Contrary to Alcinous, Numenius, Plotinus and others, Plutarch does not conceive of the divine intellect as an unmoved mover”. Non c’è dubbio che l’interpretazione letterale della genesi del cosmo sarebbe difficilmente conciliabile con l’ipotesi di un intelletto immobile e rivolto solo verso se stesso (ed eventualmente verso le idee). Inoltre, come osserva ancora Opsomer, “true providence involves an active intervention, and not just an immobile presence”34. Infine, si deve osservare come il Dio aristotelico avrebbe ben poco a che fare con il demiurgo descritto nel Timeo, ove si assuma l’esegesi letterale di questo dialogo, come in effetti assume Plutarco. Il demiurgo platonico progetta, delibera, mescola, fabbrica, ecc.: se si interpretano queste azioni in senso letterale, non è difficile comprendere come esse siano sostanzialmente inconciliabili con l’assunzione di un intelletto che pensa se stesso e le idee. In realtà, Plutarco avrebbe potuto conciliare l’impostazione demiurgica (ricavata dal Timeo) con la concezione della riflessità del pensiero divino (estratta dalla Metafisica), ma per farlo, avrebbe dovuto procedere a una duplicazione del piano divino, avrebbe cioè dovuto aderire alla tesi, assunta da Numenio e da Alcinoo, che postulava due dèi, il primo Dio che pensa se stesso (ed eventualmente le idee, alle quali dà anche origine), e il secondo Dio che fabbrica demiurgicamente il mondo sensibile, e che risulta a sua volta distinto in due momenti: uno contemplativo (l’intelletto), l’altro propriamente demiurgico (l’anima del mondo). V Plutarco ignorò e forse addirittura respinse anche la concezione delle idee come “pensieri di Dio”, che solitamente si accompagnava negli autori medioplatonici, per esempio in Alcinoo, alla dottrina dell’intelletto che pensa se stesso. Questo naturalmente non significa che egli collocasse le idee in una sfera ontologica estranea a quella in

‘Dio geometra’”, in J. Ribeiro Ferreira, D. Leão, M. Tröster, P. Barata Dias (eds.), Symposium and Philanthropia in Plutarch, Coimbra 2009, p. 87-96. 34 Le due citazioni sono tratte da Opsomer, “The Place of Plutarch…”, p. 294 e 296.

La teologia di aristotele nel medioplatonismo

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cui si trova la divinità. Molto spesso, anzi, sembra dare l’impressione di non operare una chiara distinzione tra la dimensione ontologica, rappresentata dalle idee, e quella teologica, costituita dal Dio demiurgico, che finiscono per fondersi in un unico soggetto metafisico35. In effetti Plutarco, seguendo una tendenza abbastanza diffusa tra i platonici di questo periodo, opera un sostanziale compattamento dei soggetti ontologici appartenenti al piano superiore della realtà: intelletto divino, demiurgo, mondo delle idee, bene, rappresentano i principi nei quali, a secondo dei casi, si sostanzia la sfera intelligibile e noetica dell’essere. E’ molto probabile che egli, come del resto altri platonici di questo periodo, conceda una certa preminenza alla dimensione teologica nei confronti di quella propriamente ontologica. Tuttavia egli non arriva mai a spiegare questa preminenza ricorrendo alla concezione delle idee come “pensieri di Dio” e i tentativi fatti per dimostrare il contrario sono immancabilmente naufragati36. Sembra dunque di dover concludere constatando che Plutarco respinse sia la dottrina aristotelica dell’intelletto che pensa se stesso, sia la concezione delle idee come “pensieri di Dio”. In realtà è probabile che questo doppio rifiuto fosse in qualche modo contestuale, dal momento che entrambe queste concezioni potevano venire integrate nell’ambito della metafisica platonica solo ipotizzando l’esistenza di due divinità, e di conseguenza di due intelletti. Ammettendo invece, come fece Plutarco, un solo Dio, demiurgo del cosmo e dell’anima37, fu inevitabile l’insorgere di una sostanziale inconciliabilità tra la funzione demiurgico-provvidenziale e l’attività riflessiva dell’intelletto, ossia la nÒhsij no›sewj di matrice aristotelica. 35 Il caso emblematico di questo modo di procedere è probabilmente rappresentato dal discorso di Ammonio con il quale si chiude il dialogo De E apud Delphos. Qui Plutarco, per bocca di Ammonio, espone una concezione onto-teologica nella quale Dio e l’essere autentico risultano sostanzialmente intercambiabili e dove le proprietà che il platonismo classico attribuisce alle idee vengono assegnate a Dio (392 E-393 C). Sul significato filosofico delle tesi di Ammonio-Plutarco rinvio a F. Ferrari, “La costruzione del platonismo nel De E apud Delphos di Plutarco”, Athenaeum, 98, 2010, p. 71-87, part. 82-84. 36 Mi riferisco a Schoppe, Plutarchs Interpretation…, p. 139-65, il quale sembra però orientato a collocare le idee nell’anima divina o non nell’intelletto; si veda comunque quanto scrivo in “La teoria delle idee di Plutarco”, Elenchos, 17, 1996, p. 121-142, spec. 130-34. 37 Che Dio è contemporaneamente artefice (poiht›j) del corpo del mondo e padre (pat›r) dell’anima viene da Plutarco espressamente sostenuto in riferimento a Tim. 28c3 in Quaestiones Platonicae II 1001 B-C. Sul significato filosofico della sua esegesi del passo platonico mi permetto di rinviare a F. Ferrari, “Poietes kai pater: esegesi medioplatoniche di Timeo, 28c3”, in G. De Gregorio, S.M. Medaglia (a cura), Tradizione, ecdotica, esegesi. Micellanea di studi, Napoli 2006, p. 43-58, spec. 54-57.

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A questo genere di difficoltà si sottrassero invece coloro che operarono una gerarchizzazione della sfera divina, ammettendo almeno due livelli, occupati rispettivamente da un primo Dio che pensa se stesso e attraverso questa attività genera le idee, e da un secondo Dio che agisce demiurgicamente ordinando il cosmo. Una simile impostazione consentì ad autori come Alcinoo e Numenio di integrare nel cuore della metafisica platonica la dottrina aristotelica dell’intelletto autopensantesi, senza correre il rischio di vedere compromessa la trascendenza del principio supremo e la provvidenzialità dell’azione del demiurgo. Viceversa Plutarco, il quale non sembra aderire alle articolate gerarchie teologiche presenti in alcuni suoi contemporanei, si trovò costretto a scegliere tra il provvidenzialismo platonico e l’autoriflessività dell’intelletto divino di matrice aristotelica, e non si fece scrupolo a rinunciare alla seconda per preservare il primo, certamente più rispondente alla natura del suo platonismo.

Aristotele, De Caelo A 9, 279a18-b3: da Alessandro di Afrodisia alla Scuola di Alessandria Andrea Rescigno

Il passo del primo libro del De caelo di cui si esamina qui la storia interpretativa all’interno dell’aristotelismo di età imperiale e tardo antica è luogo tra i più criticamente documentati del Peri oÙranoà; per esso sono infatti ricostruibili i tentativi esegetici di Alessandro di Afrodisia, Temistio, Ammonio, di alcuni anonimi e più recenti commentatori1, e, infine, di Simplicio. Se si considera che di tutta l’attività interpretativa antica che riguarda il De caelo ci restano soltanto la Parafrasi di Temistio2 e il commento di Simplicio, in questo caso la sopravvivenza di testimoni così numerosi costituisce un’eccezione. Il che è senza dubbio legato alla problematicità del tratto: commentarlo in un senso o nell’altro significava schierarsi in un dilemma cruciale per la ricostruzione della cosmologia e della metafisica aristoteliche. Chi si occupa della riformulazione degli aspetti meno definitivi della filosofia di Aristotele sa bene, infatti, che questo passo non solo mise in luce una diafwnfa lacerante tra i commentatori antichi del De caelo, che anticipa le divergenze che caratterizzeranno gli studi più recenti sul luogo, ma documenta l’applicazione di alcuni dei procedimenti interpretativi più diffusi nelle scuole di età imperiale. In questo tentativo di sondaggio della stratigrafia esegetica di cael. A 9, 279a18-b3, oltre che alla parafrasi di Temistio e al commentario di Simplicio, ricorrerò, da una parte, ad 1 Se essi non devono essere identificati con Temistio e Ammonio; in questo caso, infatti, i nostri testimoni si ridurrebbero a quattro. 2 Per giunta pervenutaci nella traduzione ebraica condotta sulla translatio araba, a sua volta basata sulla redazione siriaca del testo greco; vale a dire che la Parafrasi che leggiamo è ciò che risulta da un processo di triplice trasposizione. In più deve considerarsi che, in vista di questo studio, chi scrive è dovuto ricorrere ad un quarto stadio della trasmissione, vale a dire alla versione latina del testo ebraico, una revisione che Samuel Landauer, l’editore berlinese di Temistio, condusse sulla precedente traduzione di Mosé Alatino: cf. Themistius, In libros Aristotelis De caelo paraphrasis, hebraice et latine, ed. S. Landauer, Berolini 1902 (CAG V 4) ; Themistii peripatetici lucidissimi paraphrasis in libros quattuor Aristotelis de coelo nunc primum in lucem edita Moyse Alatino Hebraeo Spoletino medico ac philosopho interprete, Venetiis apud Simonem Galignanum 1574.

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uno scolio tratto dal codice Parisinus Coisilinianus 166, per integrare la posizione di Alessandro e documentare quella di Ammonio; dall’altra, al Commentum magnum e, soprattutto, al Commentum medium di Averroé, per precisare quella assai determinante di Temistio. Alla fine di questa ricerca, sia detto in anticipo, emergerà ancora una volta l’isolamento a cui Alessandro fu destinato nella storia successiva dell’aristotelismo di scuola. Ma partiamo dal testo del De caelo che cito per esteso, nonostante esso comprenda anche alcune linee che, in rapporto all’attuale questione, non sono state valutate come determinanti dagli esegeti: diÒper oÜt' œn tÒpJ t¢kel p{fuken, oÜte crÒnoj aÙt¦ poiel ghr£skein, oÙd' œstin oÙdenÕj oÙdemfa metabol¾ tîn Øp‹r t¾n œxwt£tw tetagm{nwn for£n, ¢ll' ¢nallofwta kai ¢paqÁ t¾n ¢rfsthn }conta zw¾n kai t¾n aÙtarkest£thn diatelel tÕn ¤panta aeîna. kai g¦r toàto toÜnoma qefwj }fqegktai par¦ tîn ¢rcafwn. tÕ g¦r t{loj tÕ peri{con tÕn tÁj Œk£stou zwÁj crÒnon, oá mhq‹n }xw kat¦ fÚsin, aeîn Œk£stou k{klhtai. kat¦ tÕn aÙtÕn d‹ lÒgon kai tÕ toà pantÕj oÙranoà t{loj kai tÕ tÕn p£nta crÒnon kai t¾n ¢peirfan peri{con t{loj aeèn œstin, ¢pÕ toà aeei ennai t¾n œpwnumfan eelhfèj, ¢q£natoj kai qeloj. Óqen kai tolj ¥lloij œx›rthtai, tolj m‹n ¢krib{steron tolj d' ¢maurîj, tÕ ennaf te kai zÁn. kai g£r, kaq£per œn tolj œgkuklfoij filosof›masi peri t¦ qela, poll£kij profafnetai tolj lÒgoij Óti tÕ qelon ¢met£blhton ¢nagkalon ennai p©n tÕ prîton kai ¢krÒtaton. Ö oÛtwj }con marturel tolj eerhm{noij. oÜte g¦r ¥llo krelttÒn œstin Ó ti kin›sei (œkelno g¦r ¨n ehh qeiÒteron) oÜt' }cei faàlon oÙd{n, oÜt' œnde{j tîn aØtoà kalîn oÙdenÒj œstin. kai ¥pauston d¾ kfnhsin kineltai eÙlÒgwj. p£nta g¦r paÚetai kinoÚmena Ótan }lqV eej tÕn oekelon tÒpon, toà d‹ kÚklJ sèmatoj Ð aÙtÕj tÒpoj Óqen ½rxato kai eej Ön teleut´ ‘Per tale motivo le realtà di lassù non si trovano in un luogo, né il tempo le fa invecchiare, e nemmeno si verifica alcun cambiamento per nessuno degli enti posti al di là della traslazione più esterna; invece, inalterabili e impassibili, avendo sortito la vita migliore e la più autonoma, essi conducono la loro esistenza per tutta l’eterna durata. Questo nome gli antichi lo hanno pronunziato su divina ispirazione. Infatti il termine che racchiude il tempo di ciascuna vita, al di là del quale per natura non vi è più nulla, si chiama la durata di ciascuno. Analogamente anche il termine del cielo intero, e il termine che racchiude ogni tempo e ogni infinità, è la durata, la quale trae il nome dalla sua eterna esistenza, ed è immortale e divina. Ed è di qui che dipendono anche l’essere e la vita delle altre realtà, per alcune in modo più preciso, per altre in forma indistinta. E infatti, così come nelle opere filosofiche di carattere divulgativo in cui si tratta delle divinità, spesso

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nei ragionamenti si manifesta l’idea che l’essere divino, essendo primo e supremo, deve essere immutabile nella sua totalità; e il fatto che le cose stiano così attesta la verità di quel che si è detto. Infatti non vi è un essere a lui superiore che lo possa muovere (giacché un tale essere sarebbe più divino di lui), né egli ha nulla di lacunoso, o manca di alcuna delle perfezioni che gli sono proprie. E’ di un movimento incessante che, conformemente a ragione, si muove, in quanto tutte le cose cessano di muoversi una volta giunte nei loro luoghi propri, ma, per il corpo che si muove di moto circolare, il luogo donde è partito è lo stesso di quello al quale giunge’.

Subito prima del tratto in esame Aristotele, in forza della dimostrazione che il nostro universo è unico e che non vi è né può trovarsi alcun altro corpo al suo esterno, aveva dunque escluso che al di fuori potessero concepirsi luogo, vuoto e tempo. Di qui la conclusione, contenuta nelle prime cinque linee del passo, che la natura di ciò che vi si trova (t¢kel)3 è tale che non occupi luogo e non debba subire l’azione del tempo, e che gli enti situati al di là della più esterna delle traslazioni (tîn Øp‹r t¾n œxwt£tw tetagm{nwn for£n) non siano suscettibili di alcun tipo di alterazione. Quali realtà si celino nelle due formule così poco esplicite di Aristotele è, ancora aperta, questione che ha diviso interpreti antichi e nuovi; alle due formule, per giunta, seguono poi altre sedici, diciassette linee, prima della chiusura del capitolo, in cui non manca la presenza di ulteriori elementi che, confrontati con le espressioni precedenti, supportano o, più semplicemente, giustificano ora l’una ora l’altra ipotesi esegetica. Le quali potrebbero ricondursi fondamentalmente a tre, se non fosse che la terza può prevedere almeno due sottoipotesi e, ancora, che il passo, in realtà, sia tale da contenere al suo interno riferimenti che autorizzino la coesistenza di due o più ipotesi4. Una prima tesi, nonostante la difficoltà rappresentata dall’impiego del plurale, sostiene che Aristotele con le due formule alluderebbe alla sfera delle fisse, e che il riferimento sia dunque alle sostanze celesti, e questo soprattutto in forza del fatto che nel De caelo Aristotele sembra avere identificato il 3 Vale a dire che si trova all’esterno del cielo (}xw toà oÙranoà a 279a12; }xwqen prima dell’attacco delle linee che ci interessano). Precisarlo ha un senso, visto che Elders (1966), 144-145, n. 1, ha fatto notare come in phys. Q 10, il primo motore trovi luogo all’estremità del cielo, mentre nel tratto del De caelo in questione Aristotele non sembra indicare alcun tipo di contiguità tra le realtà cui fa cenno e l’universo; il che farebbe escludere ogni allusione al primum movens. E’ utile ricordare come lo stesso Elders, 144, avesse sostenuto che il riferimento di Aristotele, nel luogo, doveva riguardare ‘forms, mathematical entities or souls’. 4 E’ questa la tesi di Sorabji (1988), 133, n. 36; (2004), 221: nella prima delle due formule (t¢kel), in particolare, sarebbe contenuto sia un riferimento ai corpi celesti che alle intelligenze motrici e divine, e questo aprirebbe ad una pluralità di motori primi.

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qeÒj con il corpo divino mosso di movimento circolare, e che a 279b1 (kai ¥pauston d¾ kfnhsin kineltai eÙlÒgwj) Aristotele non può che riferirsi ad esso5. Una seconda ipotesi riconduce al primum movens, vale a dire al principio di cui si affermerebbe qui la natura separata e trascendente; ma la proposta è resa problematica, nonché, di nuovo, dall’impiego difficilmente giustificabile del plurale, dall’introduzione di un principio, il motore immobile, che non appartiene ancora così chiaramente al De caelo6. La terza via, la più battuta7, è quella che scorge nelle due formule un riferimento ad enti astratti separati ovvero a principi ontologici divini8, anche se non ancora a cause motrici9. Diversa, infatti, appare una quarta ipotesi, in qualche modo subordinata alla precedente e risultato di una sua combinazione con la seconda: le realtà extracosmiche rappresenterebbero di fatto una sorta di frazionamento del primum movens, che si tradurrebbe così in una pluralità di motori immobili10. Risulterebbe, però, fuori luogo ripercorrere ad una le ragioni di una divergenza di vedute così insanabile. Scopo dello studio è invece chiarire e comprendere quali furono le linee esegetiche dei commentatori greci. Ma fin da ora può essere affermato che essi hanno senz’altro anticipato se non tutti, quasi tutti gli aspetti dell’esegesi moderna che verrà, dunque, richiamata solo in quanto in qualche modo connessa a quella antica.

5 La tesi è stata difesa più recentemente da Untersteiner (1963), 286; senza troppa convinzione da Moraux (1963), 1200, 1202-1203; (1965), xliv, n. 5-xlv; Kosman (1994), 143-144; ma l’evidenza rappresentata da 279b1 è riconosciuta pressoché da tutti, con proposta di sdoppiamento dei riferimenti aristotelici, per esempio in Theiler (1957), 129; Happ (1965), 173, n. 78; Endress (1995), 15. 6 Cf. Cherniss (1944), 587-588; Berti (1997), 316-319, che ha scritto le cose forse più sensate sull’intero luogo, di cui si impegna a giustificare la coerenza all’interno del contesto in cui è inserito, pur bocciando chiaramente il recupero di una tradizione alternativa di cael. 279b1-3, registrata solo da Simplicio, ma recepita da Tricot (1949), 45-46. 7 Cf., per esempio, Theiler (1957), 129; Solmsen (1960), 308, n. 20; (1976), 29, n. 16; Effe (1970), 102-104; Bodnár (1997), 110, n. 50. 8 Cf. Solmsen (1960), 308, n. 20; (1976), 29, n. 16, che considera problematica sia la possibilità di un riferimento al primo motore che ad una pluralità di motori; Krämer (1964), 132-133; Elders (1966), 29-31; 144-145, che respinge il riferimento al primum movens e parla indifferentemente di ‘extra mundane principles’, ‘ontological principles’, ‘supra mundane formal principles’. 9 Solmsen (1976), 29; Bos (1989), 122. 10 Difesa più o meno col ricorso alle stesse ragioni prodotte dai sostenitori della precedente, l’ipotesi è in Merlan (1966), 8-10; Tarán (1974), 129.

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Alessandro di Afrodisia Si deve iniziare da Alessandro di Afrodisia. Mancano, infatti, tracce di esegesi precedenti, e né da Temistio né da Simplicio, filtri tra noi ed Alessandro, è possibile ricavare qualche elemento che ci riporti più indietro11. Temistio e Simplicio, tuttavia, permettono di ricostruire fedelmente la linea esegetica di Alessandro. Simplicio la ricorda in apertura di commento al lemma, in termini che indicano piuttosto chiaramente che la citazione avviene, almeno per buona parte, ad verbum12; Temistio è meno schematico nella sua utilizzazione dal commento di Alessandro e anche il carattere indiretto in cui è pervenuta la sua Parafrasi rende meno ovvia la sua consultazione. Ciononostante, le testimonianze dei due esegeti sono assolutamente parallele e l’una serve da conferma dell’altra. Temistio, cael. 55, 21-56, 3: huic autem sermoni proximum hunc in modum deinde connectit. itaque ea, quae ibi sunt, non sunt in loco, nec etiam fieri potest, ut tempus ipsa faciat senescere. haec autem omnia illi corpori necessario contingunt quod in circulum fertur. in loco autem non est, quoniam locus (iuxta eius sententiam) continentis corporis terminus est, cuius ambitu corpus contentum continetur; corpus autem, quod in orbem torquetur a nulla quidem re circumscribitur. porro dixit: neque tempus ipsa facit senescere, id namque corpus, ut tempus sit, causa est, siquidem tempus motus eius mensura est, id vero tempore minime circumscribitur, quoniam nullum nec ante nec post tempus invenitur; quod autem tempore non circumscribitur, non corrumpitur, quod vero non corrumpitur, senectus ei non contingit, est enim senectus via ad interitum. Alexander vero imaginatur hoc vel de prima substantia ac de motrice causa dictum fuisse; etenim cum nec forma nec ulla perfectio existat (quia non est nisi actus per se existens), neque etiam tempore afficiatur, cum sit aeterna, ideo transmutationem non admittit. ait deinde: si enim primam causam intellexerit, verbis t¾n œxwt£tw for£n motum sphaerae superioris intendet. hac itaque ratione invenimus Alexandrum duplici modo hunc sermonem intellexisse. 11 Intendo chiaramente riferimenti a puntuali interpretazioni delle linee che costituiscono lemma nella tradizione esegetica. Non è ragionevole, infatti, escludere che il testo del De caelo possa essere servito da presupposto per le osservazioni formulate da Teofrasto nella Metafisica (5a14-6a5; 7b9-8a2) sulle quali cf. Van Raalte (1993), 185; Berti (2000); Sharples (2002), 6, 13; oppure che lo stesso testo non abbia agito sulla riformulazione della Fisica aristotelica di Eudemo di Rodi, su cui cf. Bodnár (2002), 182, che, interpretato cael. 279a1830 senza dubbio come riferibile agli enti separati e motori, pone il problema della locazione di tali cause a partire da un passo, appunto, dove sembrerebbe esclusa una locazione negli ‘interstices between the individual heavenly spheres’. 12 Cael. 287, 19-288, 5.

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Simplicio, cael. 287, 19-288, 5: Ð 'Al{xandrov t¦ œntaàqa legÒmena ½toi peri toà prètou kinoàntoj l{gesqaf fhsin, Óper }xw dokel ennai pantÕj toà sèmatoj tù œn mhdeni ennai, oÙk œn tÒpù. ¢sèmaton g£r. À peri tÁj tîn ¢planîn sfafraj. kai m©llon peri taÚthj ¢koÚei p£nta Ÿwj toà toà d‹ kÚklù sèmatoj Ð aÙtÕj tÒpoj, Óqen ½rxato kai eej Ön teleut´. d{deice g£r, fhsfn, œn tÍ FusikÍ ¢kro£sei, Óti oÙk }stin œn tÒpJ, di¦ tÕ tÒpon m‹n ennai tÕ p{raj toà peri{contoj, m¾ peri{cesqai d‹ taÚthn Øp' ¥llou sèmatoj. kai œn crÒnJ d‹ taàta, § peri{cei Ð crÒnoj, æj œn m{rei crÒnou Øfest£nai. ee oân m›te ti sîm£ œstin œktoj aÙtÁj m›te crÒnoj peri{cwn aÙtÁj tÕ ennai, oÜte œn tÒpJ ¨n ehh oÜte ØpÕ crÒnou ¨n ghr£skoi. kaf œsti kai toàto tù ØpÕ toà Pl£twnoj eerhm{nJ oekelon. t{leion, g£r fhsi, kai ¢g›rwn kai ¥noson aÙtÕ œtekt›nato. Øp‹r d‹ t¾n œxwt£tw for¦n ee m‹n l{goi, fhsf, peri toà prètou aetfou, ehh ¨n l{gwn tÕ Øp‹r t¾n perifor¦n tÁj ¢planoàj sfafraj: ee d‹ l{goi peri toà qefou sèmatoj taàta, œxwt£tw for¦n ¨n l{goi t¾n Øst£thn tîn œp' eÙqefaj kin›sewn. t¾n g¦r tîn œp' eÙqefaj kfnhsin ehwqe l{gein for£n, t¾n d‹ œgkÚklion perifor£n.

Alessandro, seguendo una caratteristica non rara nella sua produzione esegetica, sembra inizialmente ammettere una duplice lettura del tratto; la preferenza assegnata all’una delle due è infatti tradita da notazioni per nulla determinanti, che lasciano, quindi, ancora aperta la possibilità di aderire all’ipotesi esegetica antagonista13. Secondo Alessandro, Aristotele potrebbe aver fatto riferimento al primum movens incorporeo, cui si adatterebbe bene l’illocalitas, la non spazialità presupposta dalla formula oÜt' œn tÒpJ t¢kel p{fuken in apertura di tratto e, inutile notarlo, il carattere atemporale introdotto subito dopo (oÜte crÒnoj aÙt¦ poiel ghr£skein). Se si dovesse seguire questa ipotesi e si riconducessero al primo motore tutti i riferimenti del tratto iniziale, allora, avverte Alessandro, nella formula tîn Øp‹r t¾n œxwt£tw tetagm{nwn for£n, la for£ dovrebbe necessariamente intendersi, non senza qualche forzatura, come perifor£, ovvero come la rivoluzione del corpo celeste, al di sopra del quale

13 Cf. Moraux (1967), 169, n. 1; Sharples (1990), 97; Flannery (1995), 72-73. Ma l’oscillazione tra diverse soluzioni, in questo caso esegetiche, supportate da argomenti di maggiore o minore evidenza, caratteristica di Alessandro, ha una premessa teorica nell’uso esercitativo della dialettica, quale si ricava, per esempio, da un paio di pagine del suo commentario ai Topici: 27, 17-19 (kai }sti d‹ biblfa toiaàta 'Aristot{louj te kai Qeofr£stou gegramm{na }conta t¾n eej t¦ ¢ntikefmena di' œndÒxwn œpicefrhsin. prÕj d¾ t¾n toiaÚthn gumnasfan cr›simon ennaf fhsi t¾n dialektik›n); 76, 6-10 (oƒ£ œsti poll¦ œn tolj fusikolj zht›mata œx eekÒtwn t¦ pfsteij lamb£nonta: dialektikoà g¦r tÕ œn tolj toioÚtoij di£ tinwn œndÒxwn —op›n tina kai prÒsklisin œmpoieln prÕj q£teron tîn ¢ntikeim{nwn, oƒon Óti ¢fdioj Ð kÒsmoj À Óti sfairoeid›j).

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dovrebbe concepirsi il primum movens14. Ma, fa notare Alessandro, è proprio dell’usus di Aristotele quello di definire con for£ la traslazione rettilinea, con perifor£ quella curvilinea15. Di modo che risulterebbe allora più coerente interpretare la ¹ œxwt£tw for£ come il più estremo dei movimenti rettilinei caratteristici degli elementi sublunari, al di sopra del quale, dunque, non può trovarsi che il corpo celeste, il tÕ kukloforhtikÕn sîma, che rappresenta la seconda delle identificazioni nelle proposte esegetiche del commentatore. Che anche del corpo celeste, infatti, si possa dire che esso non è in un luogo, Alessandro lo prova con il ricorso alla Fisica, combinando, con l’esperienza di chi impiega come criterio esegetico l’interpretatio ex Aristotele, i luoghi16 in cui si afferma il principio in base al quale il luogo può definirsi limite del corpo circoscrivente17 con l’altro secondo cui il cielo non si trova ad essere in alcun luogo, dal momento che non è circoscritto da alcun corpo18. Se ne ricava che anche del tÕ kukloforhtikÕn sîma risulterebbe corretto affermare che esso non è in un luogo e che non è soggetto all’azione del tempo19. Non conosciamo nulla, s’è detto, dell’attività interpretativa sul luogo avvenuta prima di Alessandro né sappiamo se le alternative proposte dall’esegeta erano state anticipate dall’intuizione critica di un commentatore precedente; così neppure è dato sapere se l’ipotesi che Alessandro mostra di voler scartare sia stata invece difesa prima di lui ed eventualmente giustificata col ricorso ad argomenti plausibili. Ma le discussioni che sicuramente impegnarono Aspasio ed Ermino su 14 L’accordo tra Temistio e Simplicio è lampante: si enim primam causam intellexerit, verbis t¾n œxwt£tw for£n motum sphaerae superioris intendet/ Øp‹r d‹ t¾n œxwt£tw for¦n ee m‹n l{goi, fhsf, peri toà prètou aetfou, ehh ¨n l{gwn tÕ Øp‹r t¾n perifor¦n tÁj ¢planoàj sfafraj. 15 La distinzione tra for£ e perifor£ è consultabile, per esempio, in due citazioni di Simplicio dal commento di Alesssandro alla Fisica: 580, 12-16 (À ¥llo œstf, fhsin 'Al{xandroj, tÕ kat¦ for¦n kai ¥llo tÕ kat¦ perifor£n, tÕ m‹n œp' eÙqefaj kai Ólon tÒpon œk tÒpou metabalnon, tÕ d‹ kÚklJ kai œn tîj aÙtJ ferÒmenon kat¦ mÒria kineltai. diÕ oÙd' œn tÒpJ œstin Ólon, Óti mhd‹ kineltai kat¦ tÒpon Ólon); 589, 5-8 (À oÙ taÙtÒn, fhsfn 'Al{xandroj, tÕ kat¦ for¦n kai kat¦ perifor£n. ee d‹ ¹ kÚklJ perifor£ œstin, ¢ll¦ tîn merîn œsti perifor£, oÙci toà Ólou: t¦ g¦r m{rh kai ¢mefbei toÝj tÒpouj). Cf. Rescigno (2004), 510-512. 16 Phys. D 5, 212a5-6 e D 5, 212b8-10. 17 D 5, 212a5-6: ¢n£gkh tÕn tÒpon ennai...tÕ p{raj toà peri{contoj sèmatoj. 18 D 5, 212b8-10: Ð d' oÙranÒj, ésper ehrhtai, oÜ pou Óloj oÙd' }n tini tÒpJ œstfn, eh ge mhd‹n aÙtÕn peri{cei sîma. Per una visione d’insieme cf. ora McGinnis (2006). 19 Anche in questo caso c’è sostanziale coincidenza tra Temistio e Simplicio, nonostante il ragguaglio del parafraste sia più articolato. E accordo sembra essercene anche nella successione in cui verisimilmente nel suo commento Alessandro illustrava le due alternative con la seconda, quella a suo parere meno probabile, in subordine rispetto alla prima.

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temi non distanti da quello proposto dal luogo in questione20 fa credere che assai difficilmente la tradizione interpretativa venuta prima di Alessandro abbia ignorato la straordinaria centralità che avrebbe potuto ricoprire il passo del De caelo se inteso in un modo piuttosto che in un altro. Eppure non siamo in grado di ricondurre alcuna delle linee esegetiche ad una tradizione anteriore ad Alessandro. Nonostante sia del tutto verisimile che commentatori come Aspasio ed Ermino, cui si può attribuire con buona probabilità un commento per esteso al De caelo, abbiano formulato un’ipotesi in merito, non abbiamo alcun elemento per affermare che essa coincidesse con una delle due ricostruzioni documentate per Alessandro da Simplicio. E anche quando il neoplatonico cita la straordinaria divergenza di opinioni sorta, in rapporto all’esegesi del passo, tra gli ¥ndrej kleinof21 non siamo in alcun modo autorizzati a comprendervi anche una tradizione interpretativa precedente il commento di Alessandro; la dissomiglianza di vedute che si ricava dal confronto tra Alessandro, Temistio e Ammonio potrebbe infatti essere sufficiente a spiegare l’avvertenza di Simplicio. Sembra intanto che l’ipotesi esegetica che si sarebbe poi senz’altro imposta tra i commentatori che Simplicio definisce nœèteroi22 sia sorta dalla combinazione di una delle due esegesi prodotte da Alessandro, che individuava il riferimento di Aristotele nella causa prima, con la presenza, nelle linee in questione, di alcune formule al plurale. Il principio separato e trascendente cui, secondo Alessandro, Aristotele avrebbe potuto fare riferimento, si sarebbe tradotto, nell’interpretazione di commentatori più recenti, in una pluralità di principi separati e trascendenti, in una molteplicità di cause prime motrici. E’ evidente come Simplicio si riferisca ad una tradizione successiva ad Alessandro, anche se non necessariamente alla tradizione più recente rispetto alla propria attività di commentatore. Ora, quello che è importante stabilire è se tale linea possa in qualche modo farsi coincidere con i dati in nostro possesso relativi alla tradizione interpretativa posteriore all’esegesi di Alessandro; vale a dire, per essere più precisi, con la Parafrasi di Temistio e con il commento di Ammonio, assai sporadicamente sopravvissuto nella tradizione scoliastica trasmessa dal codice Parisinus Coislinianus 166. Se infatti la posizione esegetica condivisa da Temistio ed Ammonio dovesse corrispondere a quella documentata da Simplicio per i 20 Sull’attività di Aspasio ed Ermino sul De caelo cf. Rescigno (2004), 62-64. 21 Cael. 290, 25. 22 290, 1-4.

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nœèteroi, rimarrebbero davvero pochi dubbi sul fatto che questi ultimi debbano corrispondere almeno, se non solo, a Temistio ed Ammonio. E in realtà, da una parte è ampiamente dimostrabile la consultazione da parte di Simplicio della Parafrasi di Temistio, dall’altra non ipotizzabile la sua ignoranza dell’attività esegetica sul De caelo del suo maestro Ammonio23. Questo non vuol dire escludere che Simplicio fosse a conoscenza di altri commenti al De caelo, se ve ne furono, e che quindi la formula nœèteroi tîn œxhghtîn possa fare riferimento ad una categoria più vasta di esegeti; quello che semmai sembra escluso è che altri dopo Alessandro abbia difeso l’ipotesi sul riferimento al corpo celeste. Nel suo citare i commentatori più recenti Simplicio non lascia spazio ad incertezze: i nœèteroi tîn œxhghtîn avrebbero ricondotto tutto il passo in questione a cause ovvero principi immobili produttori di movimento nei corpi celesti, in altri termini ad una pluralità di motori immobili. E’ chiaro, infatti, che chi avesse visto nel luogo del De caelo un’allusione a principi primi separati non avrebbe potuto intenderli se non come i motori immobili delle singole sfere. Quanta parte di quello che Simplicio argomenta in favore di questa ipotesi possa ricondursi ai neèteroi si vedrà più avanti. Prima bisogna decidere se le posizioni di Temistio e di Ammonio possano identificarsi pienamente con quella dei recenti commentatori di Simplicio. Temistio Temistio, cael. 55, 21-56, 17: huic autem sermoni proximum hunc in modum deinde connectit. itaque ea, quae ibi sunt, non sunt in loco, nec etiam fieri potest, ut tempus ipsa faciat senescere. haec autem omnia illi corpori necessario contingunt quod in circulum fertur. in loco autem non est, quoniam locus (iuxta eius sententiam) continentis corporis terminus est, cuius ambitu corpus contentum continetur; corpus autem, quod in orbem torquetur a nulla quidem re circumscribitur. porro dixit: neque tempus ipsa facit senescere, id namque corpus, ut tempus sit, causa est, siquidem tempus motus eius mensura est, id vero tempore minime circumscribitur, quoniam nullum nec ante nec post tempus invenitur; quod autem tempore non circumscribitur, non corrumpitur, quod vero non corrumpitur, senectus ei non contingit, est enim senectus 23 Sul motivo per il quale nel suo commento al De caelo Simplicio abbia praticamente taciuto il precedente esegetico di Ammonio, cf. Rashed (1995), 102, se si può estendere anche al Peri oÙranoà quanto sostenuto dallo studioso per il commento alla Fisica; Rescigno (2004), 101-102.

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via ad interitum. Alexander vero imaginatur hoc vel de prima substantia ac de motrice causa dictum fuisse; etenim cum nec forma nec ulla perfectio existat (quia non est nisi actus per se existens), neque etiam tempore afficiatur, cum sit aeterna, ideo transmutationem non admittit. ait deinde: si enim primam causam intellexerit, verbis t¾n œxwt£tw for£n motum sphaerae superioris intendet. hac itaque ratione invenimus Alexandrum duplici modo hunc sermonem intellexisse. mihi tamen secunda explicatio magis arridet; sermo etenim hoc modo tantum ordinatur ac precedenti connectitur. quoniam eius verba habent, quod extra caelum non invenitur locus neque tempus, et cum hoc etiam quia per ea, quae ibi sunt, pluralitatem, minime autem unitatem ostendit, quare per ea quae ibi sunt, causam vel substantiam fore intelligendam censeo. ait insuper: neque fieri potest, ut tempus ipsa faciat senescere, et non dixit ipsum, ac rursus, nec earum est aliqua transmutatio, et non eius est aliqua transmutatio ac in universum eius sermo pluralitatem non autem unitatem insinuat. inquit deinde, optimam vitam agunt. per id autem, quod de continuitate aeternitateque rursus addidit easdem sane res intellegebat, idque apertius explicans ait deinde: ipsaeque motu incessabili cientur.

Per restituire piena coerenza al testo della parafrasi si deve considerare l’intero tratto huic autem-intendit citazione più o meno libera del commento di Alessandro, confermata dalla ripresa del parafraste, che da questo momento in poi illustra la propria ipotesi esegetica: hac itaque ratione invenimus Alexandrum duplici modo hunc sermonem intellexisse. Risulta così subito chiaro come Temistio abbia optato per l’ipotesi che Alessandro aveva avanzato solo in subordine e della quale era senz’altro meno convinto, vale a dire la seconda tra quelle desunte dal commento alessandrista. E’ importante precisarlo perché non è parsa scontata la scelta esegetica di Temistio. Se infatti scegliessimo di seguire l’opinione di Moraux24, dovremmo considerare Temistio, come Alessandro, rappresentante della linea esegetica che identificava il contenuto del tratto del de caelo in questione con la sfera più esterna25. Le cose, tuttavia, non stanno così perché dal testo della parafrasi si può agevolmente ricavare l’allontanamento di Temistio 24 Moraux (2001), 196-197, n. 89, ricava, dal testo della parafrasi, che Temistio avrebbe seguito Alessandro nell’ipotesi che il tratto del De caelo si riferisca al corpo celeste, ma che avrebbe preso in considerazione anche l’altra possibilità offerta da Alessandro: ‘auch Them. hält diese Deutung für die bessere: Them. 55, 24-35. 56, 3-57, 12. Er berichtet jedoch auch über die erste Deutung, die Alexander vorgeschlagen hatte: 55, 35-56, 3’. 25 Sarei tentato di attribuire l’errore di Moraux al carattere ancora provvisorio del terzo volume dell’Aristotelismus pubblicato solo dopo la sua morte. Vi sono, infatti, anche altri casi in cui sembrano davvero strane certe confusioni, insolite se confrontate con la severità che caratterizza lo studioso.

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dalla decisione di Alessandro e la sua scelta di vedere nel passo del De caelo un’allusione alla causa prima separata, anzi molto probabilmente ad una serie di principi separati. Il tratto della parafrasi che ci interessa, infatti, è ordinato in modo che le due scelte esegetiche siano illustrate da Temistio una dopo l’altra; la prima ad essere registrata è quella cui Alessandro accorda maggiore verisimiglianza26, la seconda quella destinata a maggiore successo27. Il parafraste inizia col ricondurre l’intero tratto (diÒper oÜt' œn tÒpJ t¢kel p{fuken, oÜte crÒnoj aÙt¦ poiel ghr£skein, oÙd' œstin oÙdenÕj oÙdemfa metabol¾ tîn Øp‹r t¾n œxwt£tw tetagm{nwn for£n, ¢ll' ¢nallofwta kai ¢paqÁ t¾n ¢rfsthn }conta zw¾n kai t¾n aÙtarkest£thn diatelel tÕn ¤panta aeîna) al tÕ kukloforhtikÕn sîma. Non può dirsi infatti in alcun luogo, se si definisce luogo il limite del corpo circoscrivente: il tÕ kukloforhtikÕn sîma non è infatti circoscritto da alcuna realtà. Non è però neppure suscettibile dell’azione del tempo, perché il suo movimento è condizione dell’esistenza del tempo; non essendone, dunque, circoscritto, risulta immune da corruzione. A questo punto Temistio introduce l’alternativa concessa in subordine da Alessandro, vale a dire che il riferimento contenuto nel tratto possa ricondursi ad un principio separato, ad una sostanza prima ovvero causa motrice, giustificando l’ipotesi con la natura assolutamente eidetica del principio o motore primo, puro atto trascendente, per se existens28. In questo caso, aggiunge Temistio citando ancora ad verbum Alessandro, nell’espressione t¾n œxwt£tw tetagm{nwn for£n si dovrà intendere la rivoluzione della sfera superiore, dell’estrema periferia dell’universo29. A questo punto Temistio interrompe l’impiego del commento di Alessandro e si pronuncia in merito alla questione con una dichiarazione esplicita: mihi tamen secunda explicatio magis arridet. Inutile notare come la secunda explicatio sia nell’ordine l’ultima, cioè l’ipotesi esegetica che identificava i riferimenti nel tratto del De caelo con la sostanza prima, col primum movens. Le motivazioni con cui Temistio gustifica la sua scelta confermano, in realtà, che la linea 26 55, 21-35. 27 55, 35-56, 2. 28 Il tratto etenim cum nec forma nec ulla perfectio existat (quia non est nisi actus per se

existens) è senz’altro corrotto. Ci si attenderebbe una definizione in positivo della prima substantia, che Temistio, cioè, che con ogni probabilità sta utilizzando il commento di Alessandro, si fosse richiamato alla natura di pura forma e perfezione caratteristica del motore immobile, ampiamente documentata da altri luoghi alessandristi che la precisano negli stessi termini: potrebbe bastare a questo proposito la quaestio 1, 1 (2, 19-4, 26). 29 Che si tratti di una ripresa letterale del commento di Alessandro si ricava dal confronto con il commento di Simplicio che attribuisce ad Alessandro la stessa motivazione (288, 2-5).

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adottata dal parafraste individua nel luogo del De caelo un riferimento alla sostanza o causa prima, ma con una notevolissima variazione. Se, infatti, Temistio eredita da Alessandro, incerto tra le due ipotesi, quella meno accreditata dall’esegeta, vale a dire il riferimento ad una singolarità separata, prîton kinoàn ovvero prîton ahtion, tale ipotesi diventa poi, nelle motivazioni che il parafraste è costretto a produrre per la sua scelta, riferimento ad una pluralità di cause o intelligenze immobili, di primae substantiae. Mentre, cioè, favorisce l’ipotesi interpretativa destinata poi ad imporsi, Temistio la giustifica facendo valere l’argomento che tutta la serie di formule con le quali Aristotele a 279a18-22 allude alla realtà trascendente sono espresse al plurale e che, dunque, non potendo che indicare una molteplicità di cause, non possono riferirsi al più estremo dei corpi celesti. Temistio, vale a dire, avvalora la sua posizione richiamandosi alla pluralitas denunziata nelle formule del passo; il che, evidentemente, si spiega solo supponendo che egli avesse scelto di aderire alla seconda ipotesi esegetica nel senso in cui sceglieranno di aderirvi poi anche i nœèteroi tîn œxhghtîn di Simplicio30: quoniam eius verba habent, quod extra caelum non invenitur locus neque tempus, et cum hoc etiam quia per ea, quae ibi sunt, pluralitatem, minime autem unitatem ostendit, quare per ea quae ibi sunt, causam vel substantiam fore intelligendam censeo. ait insuper: neque fieri potest, ut tempus ipsa faciat senescere, et non dixit ipsum, ac rursus, nec earum est aliqua transmutatio, et non eius est aliqua transmutatio ac in universum eius sermo pluralitatem non autem unitatem insinuat. inquit deinde, optimam vitam agunt. per id autem, quod de continuitate aeternitateque rursus addidit easdem sane res intellegebat, idque apertius explicans ait deinde: ipsaeque motu incessabili cientur31. Dopo avere notato che già prima di cael. 279a18-19 l’espressione ¤ma d‹ dÁlon Óti oÙd‹ tÒpoj oÙd‹ kenÕn oÙd‹ crÒnoj œstin }xw toà oÙranoà sembrava contenere un riferimento al primum movens in quanto in alcun modo localizzabile nello spazio o nel tempo32, Temistio opera una breve selezione delle formule che lasciano presupporre necessariamente un soggetto plurale, in questo modo sconsigliando di riferirle alla sfera delle fisse, al qelon sîma: t¢kel (ea quae ibi sunt) che secondo il parafraste dimostra che ad essere intesa è una pluralità e che costringerebbe a un riferimento ad una causa vel substantia; crÒnoj aÙt¦ poiel ghr£skein (neque fieri potest, ut tempus ipsa faciat 30 Cf. infra. 31 Cael. 56, 4-18. 32 279a11-12

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senescere, et non dixit ipsum) ancora rivolta ad una categoria al plurale, così come il successivo oÙd' œstin oÙdenÕj oÙdemfa metabol¾ tîn Øp‹r t¾n œxwt£tw tetagm{nwn for£n (nec earum est aliqua transmutatio, et non eius est aliqua transmutatio). Insomma, argomenta Temistio, allegando allo stesso scopo anche il conclusivo t¾n ¢rfsthn }conta zw¾n kai t¾n aÙtarkest£thn diatelel tÕn ¤panta aeîna (inquit deinde, optimam vitam agunt), il tratto in generale non può che riguardare una pluralità di enti costitutivamente simili alla sostanza prima. E se anche nel commentatore non si legge ancora una conclusione così esplicita, è facile tuttavia ricavarla se combiniamo l’ipotesi pluralista, da lui expressis verbis sostenuta, con l’identificazione del riferimento del luogo del De caelo con la causa prima ovvero la substantia prima cui Temistio dichiaratamente aderisce. Ma è assai indicativo, se non sorprendente, che Temistio abbia difeso la sua scelta non solo producendo i luoghi al plurale che, come vedremo, saranno proposti come risolutivi anche da successivi esegeti del luogo, ma anche il tratto33 che più di ogni altro sembrava dovesse invece giustificare la tesi di Alessandro (kai ¥pauston d¾ kfnhsin kineltai eÙlÒgwj) e all’interno del quale (kineltai) Simplicio testimonierà una varia lectio34 assai probabilmente introdotta proprio perché venisse meno la maggiore delle difficoltà incontrate da chi avesse difeso la tesi pluralista: per id autem, quod de continuitate aeternitateque rursus addidit easdem sane res intellegebat, idque apertius explicans ait deinde: ipsaeque motu incessabili cientur. Temistio intende anche quest’espressione facendo soggetto di kineltai le realtà cui Aristotele si sarebbe in precedenza riferito con le formule al plurale e che l’interprete aveva identificato con la causa o la substantia. L’obiezione più ovvia a quest’ultima operazione esegetica può muoversi non tanto alla diversità di numero tra soggetto e predicato, che è ampiamente nell’usus di Aristotele, quanto all’attribuzione alle sostanze motrici o cause separate immobili di un movimento incessante35 che gli esegeti senza eccezione riconosceranno invece 33 279b1. 34 kinel invece di kineltai. Per quest’alternativa cf. Rescigno (2004), 524-526. 35 Che è probabilmente alla base dell’aggiunta di Landauer. Il minime che infatti ora si

legge sul testo dell’edizione di riferimento (quod de continuitate aeternitateque rursus addidit easdem sane res minime intellegebat, idque apertius explicans ait deinde: ipsaeque motu incessabili cientur) è un’integrazione, non supportata da alcun documento della tradizione, dell’editore berlinese. Se si dovesse evitarla, il testo di Temistio avrebbe, ovviamente, significato assolutamente diverso, praticamente contrario. In realtà, perché la dimostrazione di Temistio continui a risultare coerente, non v’è alcun bisogno dell’integrazione che, invece, ne compromette il senso. Temistio, infatti (55, 21), congiuntamente alla parafrasi

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come difensiva dell’ipotesi contraria, quella che cioè stabiliva che il passo del De caelo alludesse al qelon sîma36. Ma ad ogni modo Temistio rappresenta per noi il primo testimone di quella che, nella sua affermazione dell’esistenza di più intelligenze, appare pur sempre come una variante della seconda proposta alessandrista e modello dell’interpretatio dominante nell’esegesi neoplatonica di Aristotele. Si fa così strada il sospetto che il futuro riferimento di Simplicio ai neèteroi tîn œxhghtîn riguardi già Temistio, neèteroj rispetto ad Alessandro, visto che anch’egli, tra le due possibilità esegetiche, aveva senza dubbio scelto quella che in seguito sarà dei commentatori più recenti. Ma una conferma che la scelta di leggere il passo del De caelo in questo senso risalga almeno a Temistio ci è fornita dall’attività esegetica di Averroé sul De caelo. Più che dal Commentum magnum, tuttavia, dove l’arabo, nel di 279a18-19 (diÒper-ghr£skein), introduce la duplice interpretazione dell’intero passo che verrà discussa fino a 56, 17, quando il parafraste riprenderà ad illustrare il testo di Aristotele. Questo può voler dire che il contenuto di 55, 21-56, 17 deve considerarsi quale excursus sull’identificazione del riferimento di Aristotele e, quindi, che anche quanto Temistio aggiunge a 56, 14-17 deve ancora intendersi quale difesa dell’ipotesi da lui ritenuta più probabile, vale a dire che il riferimento sia alle entità separate e immobili che muovono i cieli; diversamente risulterebbe inspiegabile l’uso prolungato del plurale. Dunque il minime integrato da Landauer è del tutto fuori luogo. Certo è che va riconosciuto il procedere disarticolato e fuorviante della parafrasi di Temistio. Subito dopo quest’ultimo riferimento alla pluralitas dei principi, infatti, a partire, cioè, da 56, 17 (corpus, inquit, quod in orbem torquetur…), Temistio dà avvio a quella che dobbiamo credere costituisca la reale parafrasi del tratto, rimandata perché fatta precedere dalla doppia esegesi di Alessandro e dalla sua propria interpretazione. Quello che sorprende, e che potrebbe avere determinato il disorientamento di Moraux (cf. supra n. 24), è che Temistio svolge la sua parafrasi presupponendo che nel tratto vi sia sempre riferimento al corpo celeste, al tÕ kukloforhtikÕn sîma, e dunque contraddicendo quella che immediatamente prima aveva presentato come la sua personale ipotesi esegetica, vale a dire la secunda explicatio favorevole all’ipotesi pluralista: il t¢kel (279a18) è glossato, infatti, quale corpus quod in orbem torquetur; il tÕ qelon ¢met£blhton (279a32), altro punto forte dell’interpretazione pluralista (cf. Simplicio, cael. 291, 2-6, ma anche, infra, la tradizione scoliastica per Ammonio/Alessandro, in Rescigno (2004), fr. 92e, 3-4), come il divinum corpus, quod in circulum fertur; la formula ¥pauston d¾ kfnhsin kineltai (279b1), reso in modo così poco credibile in precedenza da Temistio (56, 16-17: ipsaeque motu incessabili cientur), è più correttamente inteso come sempiternus motus eius. E a proposito di quest’ultimo tratto, il cientur rappresenta qui l’altra possibilità di forzare il testo in senso pluralista, accanto a quella che, documentata da Simplicio, registra l’esistenza della variante kinel. Sembra strano, però, che Temistio, nella sua volontà di catalogare tutti i riferimenti al plurale rintracciabili nel testo di Aristotele, non si sia accorto che in 279b1 il cambio di numero senza quello di diatesi avrebbe violato lo statuto ontologico delle sostanze prime, per definizione immobili. Va da sé che queste considerazioni si fondano sulla sola base della translatio Latina della Parafrasi. 36 Inutile nuovamente avvertire come quanto si afferma dipende da una trasmissione del testo della parafrasi complessa e reiterata, con i margini di errore che una tale sequenza comporta.

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richiamarsi alle precedenti esegesi di Alessandro (via Temistio) e di Temistio, non aggiunge nulla di determinante in proposito37, essa si ricava dal suo Commentum medium. Averroé vi precisa38 che, secondo una delle due possibili interpretazioni del luogo, Aristotele avrebbe fatto riferimento alla causa prima ovvero, come specifica, ai principii separati, vale a dire a quella pluralità di ragioni divine che sembrava indicata da Temistio come la più probabile delle identificazioni del tratto aristotelico: huiuscemodi autem sermo totus audiri potest de causa prima et principiis separatis, et sustinet ut de coelesti corpore intentio sit. sed quia protulit res ibi existentes non esse in loco, commodius adaptabitur separatis: coelum enim quadam ex parte esse in loco existimatur. at quoniam et primus et ultimus sermo de caelo est, putandum est quod hic sermo de caelo fuerit, quod utique rationabilius verum eo quod huic sermoni subnectit inquiens… iste igitur sermo coelesti dumtaxat corpori congruere videtur. La translatio Latina del Commento medio, cui poteva in qualche modo essere dovuta la presenza così determinante della formula al plurale (principii separati), è però confermata in pieno dal testo arabo39: it is possible that this whole passage refers to the First Cause and the separate principles (al-mabƗdi’ al-mufƗriqa), but it may also refer to the heavenly body. With regard to his declaration that this is not in a place, it tallies better with the separate substances, whereas one should think that the heavenly body is in place in some way. But considering that the preceding and following words are on the heavens, it may be supposed that he means the heavens here too; he goes on saying…and this statement fits only the heavenly body40. Se si esclude che possa trattarsi di una coincidenza il fatto che sia Temistio che Averroé si richiamino ad una pluralità di cause, per spiegare la circostanza si possono formulare solo due ipotesi: a) che Averroé desumesse per via di congettura i suoi principii separati dalla meno esplicita pluralitas invocata da Temistio nella sua parafrasi41, nel senso che avrebbe inteso la pluralitas, in combinazione con l’ipotesi 37 C. 100. 38 286f-h. Aggiungo qui quanto omesso (…) dal testo più sotto riportato: dicamus hanc

rem spiritualem nullius passionis esse suceptivam, et eius continuum, infinitumque esse motum. convenit autem ut ei motus sit continuus, semperve, quia rebus accidit quies, quando loca sua naturalia attingunt, qualia sunt ea, quae mouentur a contrario in contrarium. sed hoc circulare corpus, quia a quo et in quod movetur est idem, ideo continuus est eius motus, et numquam quiescit. 39 Averroe, TalkhƯú al-SamƗ’ wa-al-‘Ɩlam, ed. JamƗl al-DƯn al-‘AlawƯ, Fez 1984, 141, 13142, 7. 40 La traduzione inglese, sulla quale fondo le mie conclusioni, si legge in Endress (1995), 16. 41 Almeno sulla base della translatio Latina di cui sono costretto a servirmi.

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sulla prima causa o substantia, quale necessario riferimento non ad un solo principio ma a più principi; b) che Averroé disponesse di un testo della Parafrasi di Temistio in cui fosse ancora o meglio ricavabile la specificazione42. Evidentemente è quest’ultima l’ipotesi più plausibile. Ora, se si riconosce che già in Temistio vi era riferimento ad una pluralità di principi intesi quali cause motrici separate, considerata in questo caso la strettissima dipendenza del suo commento da quello precedente di Alessandro, verrebbe fatto di credere che l’ipotesi di una pluralità di motori, sebbene respinta, fosse già contenuta in Alessandro, che a sua volta poteva averla ereditata dalla tradizione interpretativa precedente. Bisognerebbe però chiedersi perché Simplicio, nel richiamarsi all’esegesi di Alessandro, non vi abbia fatto cenno e soprattutto perché l’abbia introdotta come prerogativa dei neèteroi tîn œxhghtîn43. Rimane tuttavia per ora sufficientemente dimostrato che è anche a Temistio che Simplicio si riferiva nel citare l’alternativa proposta dai neèteroi Ammonio e i neèteroi tîn œxhghtîn. Simplicio Secondo Simplicio44 i più recenti commentatori del Peri oÙranoà (neèteroi tîn œxhghtîn), contro l’esegesi di Alessandro oscillante tra un riferimento al primum movens oppure al corpo celeste concepito quale estremo cielo o sfera delle fisse, avrebbero inteso cael. 279a1822 come relativo alle cause immobili che muovono i cieli, in questo modo, pur scomponendo, per così dire, l’unità del primum movens, dando seguito alla prima delle due alternative. Ora, la testimonianza di Simplicio, che abbiamo visto già confermata dalla parafrasi di Temistio, trova riscontro anche in uno scolio del Parisinus Coislinianus 166 che attribuisce ad Ammonio, contro quella di 42 Questo dando per scontato che la tradizione manoscritta della translatio Hebraica della Parafrasi di Temistio in nostro possesso non contenga alcun riferimento ai principii primi, il che non costituisce una certezza. Inutile far notare che devo prescindere dal documento rappresentato dall’Epitome di Averroé. 43 Una risposta potrebbe essere che Simplicio avrà preferito menzionare i reali sostenitori dell’ipotesi tralasciando di avvertire che essa si trovava registrata, quale astratta possibilità interpretativa, già in Alessandro, che probabilmente non l’aveva distinta abbastanza da quella che indicava non diversi principi divini separati ma un solo principio divino separato. Insomma la scelta sarebbe stata tra il corpo celeste e l’intelligenza motrice esterna al corpo. 44 Cael. 290. 1-4: taàta, Óper enpon, p£nta ¢p' ¢rcÁj tÁj —›sewj m{cri t{louj œpi toà kukloforhtikoà sèmatoj ¢koÚein m©llon ¢xiol Ð 'Al{xandroj, od d‹ neèteroi tîn œxhghtîn p£nta æj œpi tîn ¢kin›twn aetfwn tîn t¦ oÙr£nia kinoÚntwn eerhm{na parainoàsin ¢koÚein.

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Alessandro, la stessa tesi: il passo di Aristotele si riferirebbe, secondo il documento, a talune realtà responsabili del movimento dei cieli45: Parisinus Coislinianus 166, f. 157r: Ð m‹n' Al{xandroj ohetai p£nta t¦ œnteàqen peri tîn oÙranfwn l{gesqai swm£twn. Óper oÙ sun£dei tÍ l{xei, ¢ll¦ t¦ m‹n œpi toà qefou l{lektai t¦ d‹ œpi toà oÙranfou sèmatoj. ¹nfka m‹n g¦r l{gei tÕ qelon ¢kfnhton, pîj œnd{cetai toàto labeln œpi toà oÙranoà; p£lin Ótan œpif{rV Óti p{raj oÙk }cei tÁj kin›sewj, æmolÒghtai Óti peri toà oÙranfou sèmatoj l{gei. pîj d‹ p£lin l{gei t¦ oÙr£nia ¢met£blhta ¢ei metab£llonta, kai p£lin m¾ ennai œn tÒpJ œn tÒpJ Øp£rconta; ¢ll¦ m©llon, æj }doxe tJ filosÒfJ 'AmmonfJ, perf tinwn l{getai taàta tîn kinoÚntwn t¦ oÙr£nia, ee kaf tina œsti koin¦ kai tolj oÙranfoij ¡rmÒttonta. ‘Alessandro pensa che da questo punto in poi tutto debba essere riferito ai corpi celesti. Ciò che non si accorda al tratto, ma alcune cose sono dette del principio divino, altre del corpo celeste. Quando infatti chiama il principio divino immobile, come si potrebbe attribuire questo al cielo? E al contrario, quando aggiunge che il suo movimento non ha fine, s’è d’accordo che lo dica del corpo celeste. Ma come può chiamare immutabili i corpi celesti nonostante essi mutino incessantemente, e dire che non sono in un luogo, pur trovandosi essi in un luogo? Piuttosto, come ritiene il filosofo Ammonio, sarà detto di alcuni dei principi motori dei corpi celesti, se pure ne esistono di simili e conformi ai corpi celesti’.

Gli scoli al De caelo del codice Parisinus Coislinianus 166, una compilazione che risale quasi senza dubbio allo stesso commentario di scuola alessandrina al quale rimandano anche gli scoli presenti sul codice Laurentianus 80. 27, attribuiscono ad Ammonio ipotesi

45 Cf. la traduzione in Rescigno (2004), anche se ho qui preferito rendere pîj d‹ p£linØp£rconta come meglio si ricavava dal mio commento a p. 512. La formula conclusiva ee kaf tin£ œsti koin¦ kai tolj oÙranfoij ¡rmÒttonta sembrerebbe una timida attenuazione dell’ipotesi esegetica di Ammonio, forse dovuta al responsabile della reportatio, in qualche misura consapevole della gravità di una scelta interpretativa in senso pluralista. Sulla base di quanto è in Simplicio, infatti, si deve escludere che nell’ipotesi dei neèteroi gli ahtia ¢kfnhta corrispondessero a qualcosa come alle anime di cui sarebbero provvisti i corpi celesti e per essi principio intrinseco di movimento. Si dovrebbe trattare piuttosto di intelligenze motrici separate, vale a dire dell’estensione dell’ahtion kinoàn ai singoli cieli. In questo senso la formula koin¦ kai tolj oÙranfoij ¡rmÒttonta sembra semplicemente chiedersi se si diano le condizioni per l’esistenza di tali principi come si danno per il primum movens rispetto alla più estrema delle orbite, come in Simplicio (phys. 593, 20-23), che usa lo stesso giro di frase con lo stesso riferimento (i cieli): diÕ oÙ kat¦ for£n, ¢ll¦ kat¦ perifor¦n ¹ kfnhsij. kai m›pote toàto tÕ œpi tÕ kÚklJ g¦r peri{cei ¥llo ¥llo æj koinîj kai tù panti œfarmÒtton kai tÍ ¢planel kai Œk£stV tîn oÙranfwn sfairîn t{qeiken. Vale a dire che nello scolio forse sussiste ancora la riserva circa l’attribuzione a ciascuna delle sfere celesti di un motore esterno evidentemente risolta dai neèteroi tîn œxhghtîn.

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esegetiche sul trattato46 che non hanno riscontro, in quanto a lui ricondotte, in nessuna altra fonte47. Loro caratteristica è di essere contrapposte e preferite all’interpretazione di Alessandro, in reazione alla quale sembrerebbero essere sorte. E anche in questo caso, in realtà, la soluzione esegetica di Ammonio è presentata come antagonista rispetto a quella di Alessandro. Più in particolare, Ammonio diventa il rappresentante di una linea che noi già sappiamo condivisa da Temistio e che sfrutta in senso pluralista un’intuizione esegetica che risale, come visto, almeno ad Alessandro. E’ importante chiedersi se la lista dubitativa che nello scolio precede il favore riservato all’ipotesi di Ammonio sia stata da lui desunta o se sia il frutto di un lavoro di assemblaggio della tradizione interpretativa sul problematico tratto del De caelo. Più comodo sarebbe pensare che non solo la lista, ma anche l’ipotesi di Alessandro fossero ricavate dallo scoliaste dal ‘commento’ di Ammonio. Diversamente da Temistio, l’estensore dello scolio giustifica la sua incertezza senza rifarsi al numero al plurale di alcune espressioni comprese nel tratto, decisivo per escludere un soggetto come il tÕ kukloforhtikÕn sîma dai possibili riferimenti. Egli piuttosto contesta ad Alessandro la possibilità di riferire il carattere immobile (oÙd' œstin oÙdenÕj oÙdemfa metabol¾ tîn Øp‹r t¾n œxwt£tw tetagm{nwn for£n)48, inalterabile (tÕ qelon ¢met£blhton)49, non spaziale (diÒper oÜt' œn tÒpJ t¢kel p{fuken)50 al più esterno dei cieli, che invece avrebbe natura cinetica, alterabile, spaziale. Pur riconoscendo la presenza, all’interno del tratto, di formule che non possono che riferirsi al qelon sîma, lo scolio attribuisce maggiore probabilità alla tesi pluralista di Ammonio. Considerato, dunque, il diverso ordine di ragioni prodotte da Temistio e dalla tradizione che risale all’attività interpretativa di Ammonio, i due contributi alla causa pluralista potrebbero ritenersi indipendenti l’uno dall’altro, nel senso che Ammonio avrebbe ignorato il contenuto della parafrasi di Temistio. Quest’ipotesi, tuttavia, si rivela subito debole, se si pensa al sicuro impiego dell’attività parafrastica di Temistio da parte di Ammonio51. Più plausibile credere che ad 46 Cf. anche Rescigno (2004), 100-106. 47 I casi registrati sul Parisinus sono tre, cui si deve aggiungere uno scolio del

Laurentianus 80. 27 a cael. 277b9-12 (corrisponde al fr. 79dRescigno del commentario perduto di Alessandro al Peri oÙranoà); cf. anche Rashed (2007), 253-255. 48 279a19-20. Lo scolio usa ¢kfnhton che però non figura nel tratto del De caelo, ma se ne ricava agevolmente l’idea da quanto citato. 49 279a32. 50 279a18. 51 Come risulta dalle citazioni dal commento al de interpretatione 31, 17; 31, 19.

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Ammonio non fossero sufficienti ragioni fondate su considerazioni di ordine morfologico, evidentemente deboli e forse già incrinate dalle obiezioni sollevate all’interno del dibattito di scuola sul luogo. Il ricorso ad un’esegesi che evidenziasse le contraddizioni di carattere fisico ed ontologico dell’interpretazione alessandrista avrebbe potuto invece spostare in modo determinante l’ago della bilancia verso la soluzione pluralista. Siamo per altro certi che Ammonio, come più tardi Filopono e Simplicio, ebbe accesso diretto al commento di Alessandro, e che dunque non desumesse le sue informazioni dal tramite di Temistio. Esiste, però, un’altra possibilità. Che l’estensore dello scolio, vale a dire, abbia ricavato le proprie informazioni, associandole, poi, oltre che a quello di Alessandro, anche al nome di Ammonio, dal commento di Simplicio. Certo, in Simplicio non vi è alcun esplicito riferimento ad Ammonio, ma la sua citazione dei neèteroi tîn œxhghtîn avrebbe potuto suggerire allo scoliaste l’identificazione con il più autorevole dei nuovi commentatori di Alessandria. Quest’ipotesi, sebbene molto remota, non può essere subito esclusa. Prima di farlo si impone di prendere in considerazione il commento di Simplicio. Se anche il contenuto dello scolio risulterà prescindere almeno in parte dall’esegesi di Simplicio, si potrà allora riconoscere la piena autonomia della notizia scoliastica rispetto alla tradizione esegetica legata al nome di Simplicio. Per poterlo decidere bisogna chiaramente studiare il commento di Simplicio nel suo rapporto al contenuto dello scolio. Il neoplatonico, già registrate le posizioni di Alessandro e dei più recenti tra i commentatori del De caelo, con operazione apparentemente imparziale cataloga gli elementi a favore dell’una e dell’altra ipotesi52. Innanzitutto fa notare come la scansione argomentativa del tratto in qualche modo costringa ad intendere il t¢kel come indicativo di una realtà esterna al cielo (}xw toà oÙranoà). Stabilito questo in via preliminare, Simplicio si chiede, primo: se t¢kel si riferisce al corpo celeste, come è possibile che il corpo celeste si trovi fuori del corpo celeste (}xw toà oÙranoà)? Secondo: come avrebbe potuto Aristotele affermare del corpo celeste, cui riconosce la kfnhsij kat¦ tÒpon, che di esso non si dà alcun tipo di metabol›53? Terzo: anche l’uso di for£ per perifor£, cui si era già appellato Alessandro per difendere la propria tesi, sarebbe tutt’altro che conclusivo, visto che anche altrove Aristotele vi ricorre54. Quarto: la definizione tÕ prîton kai 52 290, 4-24. 53 La stessa sinonimia ¢kfnhton/¢met£blhton argomentata nello scolio e che Simplicio

riaffermerà poco più oltre (291, 5). 54 Simplicio cita cael. 277b16.

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¢krÒtaton non può riguardare il corpo celeste; quinto: perché non dovrebbe esistere un principio superiore al corpo celeste, se il tÕ ¢kfnhton ahtion, in quanto principio, è superiore al corpo eternamente mosso, di cui è causa? Per contro, aggiunge Simplicio, bisogna riconoscere che vi sono elementi all’interno del tratto che riconducono al corpo celeste: innanzitutto l’espressione kat¦ tÕn aÙtÕn d‹ lÒgon kai tÕ toà pantÕj oÙranoà t{loj55; poi, la crux esegetica costituita dal giro di frase kai ¥pauston d¾ kfnhsin kineltai eÙlÒgwj. A questo punto Simplicio, non senza aver riconosciuto l’oggettiva difficoltà dell’intero luogo, dimostra la maggiore verisimiglianza dell’interpretatio pluralista. Conferma una dopo l’altra la fondatezza delle ragioni prodotte dai neèteroi cui significativamente aggiunge anche quella che autorizzerebbe a riferirsi ad una pluralità di enti e non ad un singolo primum movens: kai g¦r Óti m‹n peri pollîn l{gei, dhlol tÕ p©n56. Poi, senza più riferirsi alla prima delle due ragioni, Simplicio affronta quello che rimarrebbe l’unico impedimento alla tesi pluralista, vale a dire il passaggio dove si allude al movimento incessante di cui si muoverebbe un soggetto bensì non espresso, ma che non può identificarsi se non con il corpo celeste. Pur evidenziando come la formula non determini per questo che il soggetto delle linee precedenti sia lo stesso, Simplicio è costretto a ricorrere all’autorità di alcuni antigrafi sui quali al posto di kineltai si sarebbe trovato scritto kinel, lezione che, inutile dirlo, avrebbe confermato soggetto il prîton kinoàn. Vale la pena, tuttavia, di registrare il tratto in cui Simplicio discute il caso, premettendo che il testo di riferimento di Heiberg, così come interpunto dall’editore, risulta intraducibile, e che dunque alcuni interventi nella punteggiatura si rendono indispensabili per comprenderne il senso57: tÕ d‹ kai ¥pauston d¾ kfnhsin kineltai 55 290, 22-23. 56 291, 4-5. Singolare la circostanza per cui la presenza di una pluralità nelle linee del

tratto del De caelo non è individuata sulla base delle indicazioni fornite da Temistio nella sua parafrasi allo stesso proposito e su cui cf. supra. 57 291, 12-19. Ecco come si presenta interpunto lo stesso tratto nell’edizione di Heiberg: tÕ d‹ kai ¥pauston d¾ kfnhsin kineltai eÙlÒgwj l{getai m‹n safwj peri toà oÙranoà, ehper oÛtwj g{graptai, kai dokel sunÁfqai tolj prÕ aÙtoà æj peri toà autoà kai toàto legÒmenon, Óti m¾ prÒskeitai, tf tÕ t¾n ¥pauston kinoÚmenon kfnhsin. peri toà autoà l{gesqai dokel, pîj d‹ ¨n ehh peri toà aÙtoà legÒmenon, ehper œkelno m‹n ¢met£blhton d{deiktai kai mhd‹ ennai ¥llo kreltton, Ó ti kin›sei aÙtÒ, toàto d‹ ¥pauston kfnhsin kinelsqai eÙlÒgwj; E’ quest’uso senz’altro fuorviante della punteggiatura che avrà messo in crisi l’unico traduttore in lingua moderna del passo, R. J. Hankinson (2004), 115: ‘ but ‘so it is reasonable that it move with unceasing motion’ (if indeed that is what was written) is clearly said about the heaven; and it seems to be connected with what went before, as being about the same thing, which said that nothing of the motion of the thing which moves unceasingly belongs to it. This seems to be said about the same thing, if the former was

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eÙlÒgwj l{getai m‹n safîj peri toà oÙranoà, ehper oÛtwj g{graptai: kai dokel sunÁfqai tolj prÕ aÙtoà æj peri toà aÙtoà kai toàto legÒmenon. Óti m¾ prÒskeitai tf tÕ t¾n ¥pauston kinoÚmenon kfnhsin, peri toà aÙtoà l{gesqai dokel. pîj d‹ ¨n ehh peri toà aÙtoà legÒmenon, ehper œkelno m‹n ¢met£blhton d{deiktai kai mhd‹ ennai ¥llo kreltton, Ó ti kin›sei aÙtÒ, toàto d‹ ¥pauston kfnhsin kinelsqai eÙlÒgwj; ‘Ma l’espressione e si muove ragionevolmente di un movimento incessante si intende bene in riferimento al cielo, se questa è la lezione, e pare riconnettersi a quanto precede, nel senso che si riferirebbe anch’essa allo stesso soggetto. Siccome non è specificato chi sarebbe mosso di movimento incessante, sembra che l’espressione si riferisca al medesimo soggetto. Ma come potrebbe essere detto dello stesso soggetto, se si è dimostrato che quello è immutabile e che non esiste realtà (a lui) superiore che possa muoverlo, mentre questo si muove ragionevolmente di movimento incessante?’58 L’argomento di Simplicio risulta chiaro: la formula kai ¥pauston d¾ kfnhsin kineltai eÙlÒgwj così come è non può che fare riferimento all’oÙranÒj, al corpo celeste; non c’è però nessuna ragione di riferire anche quello che viene prima della formula allo stesso soggetto, vale a dire all’ oÙranÒj; se si è portati a crederlo, aggiunge Simplicio, è solo perché la formula non ha alcun soggetto espresso e per tanto lo si vuole ricavare in comune da quanto precede. In questo modo, tuttavia, si cade in aperta contraddizione: da una parte il soggetto delle linee precedenti, descritto come immutabile (tÕ qelon ¢met£blhton ¢nagkalon ennai p©n tÕ prîton kai ¢krÒtaton), non subordinato ad un principio kreltton che possa muoverlo (oÜte g¦r

shown to be unchangeable and such that there was nothing ‘else grater which will move it in any way’, while for the latter it is reasonable that it move with unceasing motion?’. Hankinson traduce seguendo l’interpunzione proposta da Heiberg che prevede virgola dopo legÒmenon, punto fermo dopo kfnhsin e virgola dopo dokel; fa dipendere Óti m¾ prÒskeitai da tolj prÕ autoà, dà a prÒskeitai il significato di ‘appartenere a’, ne fa soggetto tf e ne fa dipendere molto dificilmente tÕ t¾n ¥pauston kinoÚmenon kfnhsin. Ma una simile ricostruzione fa riflettere e lo stesso Hankinson individua nell’intero tratto difficoltà di ordine grammaticale (‘the grammar here is somewhat strained’), nonostante poi giudichi di aver colto il senso in traduzione. Inutile dire che proprio il senso, invece, è stravolto. 58 Impeccabile la traduzione di Guglielmo di Moerbeke, come si può leggere ora anche nell’edizione del compianto Fernand Bossier (2004), 405, 78-84, che interpunge correttamente il passo: hoc autem et incessabili itaque motu movetur rationabiliter dicitur quidem plane de celo, siquidem sic scriptum est, et videtur coaptari precedentibus tamquam de eodem et hoc dictum sit; quia non apponitur quid quod incessabili motu movetur, de eodem dici videtur; qualiter autem utique erit de eodem dictum, si illud quidem intrasmutabile ostensum est et neque aliud melius esse, quod movebit ipsum, hoc autem incessabili motu moveri rationabiliter?

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¥llo krelttÒn œstin Ó ti kin›sei: œkelno g¦r ¨n ehh qeiÒteron); dall’altra il soggetto della formula in questione, caratterizzato, invece, da movimento incessante (kai ¥pauston d¾ kfnhsin kineltai eÙlÒgwj). Non coincidendo le caratteristiche che vengono predicate dei due soggetti, anche i soggetti devono dunque diversificarsi. Il che, se obbliga a ritenere il primo dei due ancora legato agli enti separati, inalterabili e immobili distinti nelle espressioni in principio di tratto, impone allo stesso tempo di riferire il passo kai ¥pauston d¾ kfnhsin kineltai eÙlÒgwj senz’altro al corpo celeste59. A meno che, osserva in extremis Simplicio, non si decida di accogliere, al posto di kineltai, la variante kinel, documentata, come sostiene l’esegeta, da alcuni codici del De caelo a lui ancora accessibili. In questo caso anche l’ultima difesa dell’ipotesi alessandrista cadrebbe e il tratto ritroverebbe piena coerenza nel riferirsi alle realtà intellegibili e trascendenti che muovono i cieli. E’ più che evidente, a questo punto, come anche Simplicio, nonostante certa prudenza di circostanza e un notevole impegno ecdotico, abbia privilegiato la linea interpretativa pluralista, e che tra i due antagonisti opposti l’uno all’altro dalla tradizione scoliastica, e con ogni probabilità identificabili con gli ¥ndrej kleinof citati dal neoplatonico60, egli abbia scelto di seguire il suo maestro. I punti di contatto tra il commento di Simplicio e lo scolio61, senz’altro evidenti, sono tuttavia problematici. Fatto salvo che il procedere dubitativo in utramque partem distingue sia il commento di Simplicio che il meno articolato resoconto dello scolio, sembra possibile compendiare schematicamente le coincidenze tra i due testimoni e limitarle a: 1) la caratterizzazione del tÕ qelon come ¢kfnhton, che rende impossibile il riferimento al corpo celeste: ¹nfka m‹n g¦r l{gei tÕ qelon ¢kfnhton, pîj œnd{cetai toàto labeln œpi toà oÙranfou (schl. 92e, 3-4) / pîj d‹ tîn oÙranfwn }legen oÙdenÕj oÙdemfan ennai metabol¾n ¥pauston aÙtîn t¾n kat¦ tÒpon kfnhsin Ðrîn; (290, 1314)... kai g¦r Óti m‹n peri pollîn l{gei, dhlol tÕ p©n, Óti d‹ ¢kfnhton tÕ ¢met£blhton (291, 4-5); evidentemente Simplicio non prende in considerazione la possibilità che l’inalterabilità non riguradi la sola metabol¾ kat¦ tÒpon, eccezione che avrebbe evitato ad Aristotele di contraddirsi62; 2) se le realtà all’esterno del cielo devono 59 Per Simplicio (291, 22-24) è questo stesso tratto il vero responsabile dell’estensione anche al resto delle linee del riferimento al corpo celeste. 60 290, 25. 61 Analizzati in Rescigno (2004), 511-513. 62 A 291, 19-22 Simplicio prevede una simile obiezione: ee d‹ nomfzei tij ¢met£blhton œkelno l{gesqai kat¦ t¦j ¥llaj metabol¦j pl¾n tÁj kat¦ tÒpon, qaum£zw, ee tÁj

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identificarsi con il tÕ kukloforhtikÕn sîma ne deriverebbe l’assurda conseguenza per cui l’oÙranÒj si troverebbe al suo proprio esterno, oppure, il che è lo stesso, che, pur essendo in un luogo, non vi si troverebbe: pîj d‹ p£lin l{gei t¦ oÙr£nia ¢met£blhta ¢ei metab£llonta, kai p£lin m¾ ennai œn tÒpJ œn tÒpJ Øp£rconta; pîj oân ¨n Ð oÙranoj }xw toà oÙranoà l{goito; (290, 12-13); i due diversi raziocini rappresentano evidentemente le due possibilità per mettere in crisi l’identificazione delle realtà }xw toà oÙranoà con il corpo celeste. Ma anche quando all’oÙranÒj viene attribuito movimento incessante, i due documenti concordano nelle conclusioni: p£lin Ótan œpif{rV Óti p{raj oÙk }cei tÁj kin›sewj, æmolÒghtai Óti peri toà oÙranfou sèmatoj (schl. 92e, 4-5e)/kai }ti m©llon t¦ œpi t{lei t¦ deiknÚnta eÙlÒgwj ¥pauston kfnhsin kinelsqai tÕn oÙranÒn (290, 23-24)… ¢ll' Óti m‹n tÕ poiÁsan kai t¦ prÒtera peri tîn oÙranfwn Øponoelsqai toàto m£lista tÕ —htÒn œsti tÕ kai ¥pauston d¾ kfnhsin kineltai eÙlÒgwj kai t¦ sunecÁ aÙtJ, prÒdhlon (291, 2224). Sulla base di queste corrispondenze potrebbero formularsi diverse ipotesi. Che il commento di Simplicio sia servito da modello per lo scolio e che vi sia stato aggiunto il nome di Ammonio perché nella tradizione esegetica gli si riconosceva l’adesione alla stessa linea interpretativa sostenuta dal più tardo commentatore. Che sia piuttosto Simplicio a dipendere in qualche modo dal contenuto dello scolio, vale a dire dalla giustapposizione di argomenti favorevoli all’una o all’altra ipotesi interpretativa, non perché la lista si trovasse già presente in Alessandro, ma perché formulata in questi termini da Ammonio nelle sue lezioni sul De caelo. La maggiore ricchezza di Simplicio si spiegherebbe da una parte con il carattere, estremamente riduttivo del modello dal quale dipende, documentato dal corpus degli scoli del Parisinus e del Laurentianus, dall’altra con l’impegno e la capacità di rielaborazione indiscutibili in Simplicio. Oppure che sia Simplicio che la tradizione testimoniata dagli scoli debbano risalire ad un precedente comune: che si tratti del commento di Ammonio è facile supposizione, ma non si può escludere del tutto che già in quello perduto di Alessandro trovasse posto la scansione delle prove che avrebbero potuto favorire ora l’una ora l’altra delle possibilità

'Aristot{louj ¢kribefaj Ïn eepeln peri tîn kat¦ tÒpon kinoum{nwn Óti oÙd‹ }stin oÙdenÕj oÙdemfa metabol›.

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esegetiche63. Questa idea non sembra meno probabile di altre e potrebbe trovare conferma nella parafrasi di Temistio. Dunque, se si esclude la possibilità di far intervenire anche Giovanni Filopono nella discussione sul tratto64, risulta sufficientemente chiaro l’isolamento dell’esegesi di Alessandro, respinta pressoché all’unisono dalla tradizione successiva. Il che rende anche più interessante chiarire le ragioni dell’uno e dell’altra. E’ evidente, infatti, come la soluzione proposta da Alessandro tocchi non marginalmente quella nota come la magna quaestio, vale a dire il quesito riguardante il luogo dell’universo65, nel senso che la negazione di un luogo dell’universo in forza del suo carattere non circoscritto comportava di estendere l’esclusione anche alla sfera delle fisse ovvero al tÕ kukloforhtikÕn sîma, nonostante il principio che riconosce a tutte le sfere, compresa l’estrema delle rivoluzioni, un movimento kat¦ tÒpon66. Va da sé che soprattutto nella storia esegetica della Fisica l’aporia poi si complichi in forza del suo raffronto con il De caelo e che Alessandro sia stato sollecitato a difendere la sua posizione non senza il rischio di contraddirsi67. Il suo richiamarsi al passo della Fisica dove il luogo è definito come limite del corpo circoscrivente e che permetterebbe di riferire le due formule (oÜt' œn tÒpJ t¢kel p{fuken/tîn Øp‹r t¾n œxwt£tw tetagm{nwn for£n)

63 Non si può neppure escludere che già in Alessandro fosse registrata l’esistenza della variante kinel al posto di kineltai, che poteva risultare risolutiva del caso. Lo scolio non ne fa parola, ma ovviamente essa doveva essere presa in considerazione nella l{xij di cui il tratto non ha conservato traccia. Cf. a proposito il commento ad Alessandro, cael. fr. 95, in Rescigno (2004), 524-526. 64 Sulla base di quanto si legge in un passo d’esordio del suo commentario al De generatione et corruptione (3, 1-12): ¢ll' œn m‹n tù prètJ biblfJ zhtel peri tÁj oÙsfaj toà oÙranfou sèmatoj, kaf fhsin Óti Œt{ra par¦ t¦ t{ssara stoicel£ œsti t¾n fÚsin, ¢g{nhtoj oâsa kai ¥fqartoj oÙ mÒnon kat¦ t¾n ÐlÒthta ¢ll¦ kai kat¦ t¦ m{rh, oÙdemfan œpidecom{nh metabol¾n pl¾n t¾n kat¦ tÒpon. zhtel d‹ kai pÒteron ¥peirÒn œstin À peperasm{non, kai ¢podefknusin Óti peperasm{non ¥lloij te pollolj kai ¢stefoij lÒgoij kai Œni toioÚtJ, f£skwn Ómoion ennai ¥peiron l{gein pÁcun kai kÚklon ¥peiron:ésper g¦r Ð pÁcun eepën memetrhm{non ti l{gei kai peperasm{non, oÛtw kai Ð kÚklon eepîn sc›m£ te Ñnom£zei kai sunanalamb£nei tÍ toÚtou œnnofv t¦ p{rata. defxaj tofnun Óti peperasm{non œsti tÕ toà oÙranoà sîma, œpi toÚtoij ¢podefknusin æj oÙd{n œstin }xwqen aÙtoà m¾ Óti sîma, ¢ll' oÙd‹ tÒpoj oÙd‹ kenÒn: oÙd‹ g¦r œn tÒpJ, fhsf, t¦ œkel p{fuken, oÙd‹ crÒnoj aÙt¦ poiel ghr£skein. La citazione di cael. 279a18-19, infatti, non è supportata da alcun elemento parafrastico che possa suggerire la posizione esegetica di Filopono in merito. 65 Studiata in modo brillante, nella sua storia legata anche e soprattutto all’esegesi della Fisica di Alessandro di Afrodisia, da Marwan Rashed (1995); (2007). 66 Phys. D 4, 211a12-14. 67 Cf. lo schema offerto (e poi diffusamente illustrato) da Rashed (1995), 107-108; cf. anche Moraux (2001), 154.

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anche alla sfera delle fisse68, potrebbe, d’altra parte, presupporre una precedente esegesi in cui l’identificazione del riferimento di Aristotele nella più estrema delle orbite veniva esclusa proprio in forza della natura corporea e del movimento associati al corpo celeste e per questo, in quanto riferibili ad un luogo, in contrasto con la natura extraspaziale ed extratemporale predicata delle misteriose realtà da Aristotele. In questo caso il tentativo di Alessandro sarebbe stato allora quello di difendere, grazie alla ripresa o all’anticipazione di argomenti che caratterizzano o caratterizzeranno il suo intervento in merito, la natura non spaziale e non riconducibile ad un luogo del tÕ kukloforhtikÕn sîma69, negando almeno in questo caso la necessaria complementarità tra corporeità e spazialità. Se la soluzione alessandrista costituisce una difesa dai rilievi mossi alla teoria del luogo interno in forza di cui si tentava di giustificare alla sfera delle fisse il possesso di un luogo, si può pensare allora che la scelta dei neèteroi di interpretare le formule con riferimento ai principi intellegibili ed incorporei posti al di là del cielo più estremo potrebbe indicare che la soluzione di Alessandro era avvertita nella sua debolezza di ipotesi che poggiava su di un presupposto (il carattere non spaziale della sfera delle fisse perché non circoscritta da alcun limite-luogo) già messo in seria discussione, e che non avrebbe retto ad un’esegesi attenta del passo70. Ci si potrebbe chiedere perché allora Alessandro, che non poteva ignorare l’estrema vulnerabilità della sua posizione, l’abbia ciononostante preferita a quella, senza dubbio più ovvia, che, almeno per il più critico tratto iniziale, sarà seguita senza eccezione da tutti i commentatori successivi. L’unica risposta plausibile che si può immaginare richiama un’altra questione cruciale nella tradizione dell’aristotelismo, quella, vale a dire, che riguarda il numero dei motori primi immobili e separati. Concedere che il riferimento nel tratto del De caelo fosse stato a principi intellegibili, separati e motori, significava denunciare 68 Assai interessante il documento rappresentato dalla corrispondenza tra Ibn AbƯ Sa’Ưd e Yah©yƗ Ibn ‘Ady, pubblicato da S. Khalifat, MaqƗlƗt Yah©yƗ Ibn ‘Ady al-falsafiyya, Amman 1988, 314-336, tradotto e commentato da Pines (1955), 103-136, e ripreso da Rashed (1995), 114, dalla cui traduzione cito. Nel testo, che si interroga su alcuni tra i più cruciali punti dell’aristotelismo, il principio del limite del corpo circoscrivente come luogo della realtà circoscritta, che esclude che la sfera delle fisse possa dirsi in un luogo, è probabilmente messo in rapporto e provato dal luogo del De caelo che anima la discussione presa qui in esame: ‘en outre, si la limite du corps englobant était le lieu de toute chose, comment la sphère des fixes serait-elle donc dans un lieu? Aristote a en effet montré dans son traité Sur le Ciel et le Monde qu’il n’y a ni vide ni plein au-delà d’elle car c’est en cela, selon lui, que consiste le Tout’. 69 A phys. D 12, 221b20-21. 70 Cf. Rashed (1995), 108-121.

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nel corpus degli scritti di Aristotele un luogo sulla cui base concludere piuttosto indiscutibilmente per l’esistenza di una pluralità di motori primi separati. Ora, nonostante anche in questo caso i pareri in merito divergano e si riproponga, tra gli studiosi del commentatore, una notevole diafwnfa di opinioni, sembra che Alessandro sia stato tra quelli orientati ad escludere l’esistenza di una pluralità di motori che potessero condividere lo statuto ontologico separato del primum movens71. Di conseguenza il suo interesse, anche in questa particolare discussione esegetica, doveva essere quello di eliminare un’interpretazione concorrente in grado di offrire un notevole sostegno alla moltiplicazione del primum movens. Quest’ipotesi per altro potrebbe ricevere un’ulteriore conferma dal fatto che Alessandro, nel concedere che il riferimento di Aristotele non riguarderebbe la sfera delle fisse, non fa tuttavia cenno ad una pluralità di motori primi, come era lecito ricavarla dalle formule al plurale, e come sembra abbiano fatto tutti gli interpreti successivi, ma chiama in causa il primum movens. Evidentemente quello che più interessava l’esegeta era di escludere dalle testimonianze desumibili dal corpus il documento forse più decisivo per attribuire ad Aristotele l’ipotesi di una pluralità di primi motori incorporei e separati dalle sfere loro in qualche modo subordinate. Perché questa ricostruzione possa avere qualche fondamento sarebbe però necessario dimostrare che la posizione di Alessandro in materia non prevedeva la proliferazione di motori immobili separati per ogni singola sfera, ma semmai una pluralità di motori/anime/nature non separabili dalla sostanza dei corpi celesti. Si è detto dell’incertezza tra gli studiosi di Alessandro a proposito. Ma abbastanza di recente Richard Sorabji72, nel tentativo di fornire una risposta al quesito, ha riunito i luoghi alessandristi più determinanti per escludere motori 71 Che Alessandro abbia riconosciuto la presenza di motori propri a ciascuna delle sfere celesti, non sembra discutibile. Quello che rimane ancora indeciso è appunto l’assimilabilità di tali principi allo statuto ontologico del primum movens e che dipende evidentemente dal carattere separato o meno dei motori dalla sostanza astrale alla quale sono associati. Nella storia più recente delle interpretazioni in merito vanno registrate almeno, tra le favorevoli all’esistenza di una molteplicità di sostanze prime separate, di motori immobili, quella di Merlan (1963), 14-17; 38-47 e Donini (1974), 28-34 (inizialmente anche sulla base del confronto con Plotino, 5, 1, 9, al tÒpoj nohtÒj come mondo parallelo degli ehdh separati, identificabili con le cause motrici delle sfere celesti); Donini (1982), 235-236; 247-248, nn. 57, 58 (con riferimento al commento alla Metafisica di Alessandro, 179, 1-2); Donini (1995), 114-115, e ancora Accattino-Donini (1996), 283-284 (in base al confronto con Alessandro, an. 87, 26-29). Più oscillante la posizione di Sharples che bisogna seguire nel suo svolgersi da (1982), 208-210 (in un’appendice in cui l’autore, registrando buona parte dei luoghi utili, sembra favorire l’ipotesi di una pluralità di motori immobili separati dalle sfere di cui sono motori), fino al più recente (2003), 198-199, nn. 54-56. 72 (2004), 340-342.

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separati quali cause di movimento per ciascuna singola sfera; se confrontati con i pochi e discutibili elementi in contrario, in realtà sembrerebbe vi siano alte probabilità che Alessandro abbia escluso l’esistenza di una pluralità di enti assimilabili allo statuto ontologico del primo motore73. Del resto, l’unica alternativa all’interpretazione 73 Si tratta di luoghi già studiati per questa loro funzione: Simplicio, cael. 270, 9-12, quando il neoplatonico riferisce dell’esegesi di Alessandro a cael. 277b9-12, secondo cui non ci sarebbe motivo per ritenere che più sfere celesti non debbano desiderare lo stesso primo motore e subordinarvisi. In realtà, il caso è diverso: le sfere cui fa riferimento Alessandro sono le sfere delle stelle fisse presumibili in una pluralità di universi, dunque i molteplici kukloforhtik£ sèmata di un’ipotesi cosmologica pluralista per i quali sarebbe altrimenti scontata la presenza esterna di un motore immobile separato. Alessandro fa notare che l’ipotesi di più universi non sarebbe impedita dalla necessità di postulare più motori primi con la conseguenza di doverli considerare specificamente diversi e per questo forniti di materia: secondo l’esegeta ciascuna delle sfere più esterne dei singoli universi potrebbe muoversi per desiderio di un unico primum movens. La distanza tra questo punto e il nostro, che invece riguarda l’esistenza di motori separati per tutte le sfere del nostro universo, risulta evidente, come risulta evidente che non può essere addotto a sostegno dell’una o dell’altra tesi nella discussione. Sul luogo cf. tuttavia Accattino (1992), 41, n. 2; Genequand (2001), 13, 163; Sharples (2002), 8, n. 34; Endress (2002), 36-37; Rescigno (2004), 421-436; Rashed (2007), 253-255. Rimangono in campo gli altri tre passi registrati da Sorabji. 1) phys. 1260, 21-35. In breve. Simplicio registra la spiegazione offerta nel suo commento da Alessandro del fatto che il motore di ciò che si muove di movimento circolare non è a sua volta mosso, vale a dire è immobile, perché in questo caso non sarebbe localizzabile in una o in un’altra parte del tÕ kinoÚmenon, ma vi sarebbe diffuso ovunque. Risulterebbe così giustificata la presenza in ogni singola sfera di un motore immobile non separato: cf. Genequand (2001), 14, che giudica anch’egli il passo quale prova del fatto che Alessandro avrebbe respinto l’ipotesi di una pluralità di motori separati; ma anche Moraux (2001), 177, che nota come l’argomentazione di Alessandro, che conclude per un motore inteso quale sostanza incorporea presente ovunque sulla sfera, riguardi la sfera delle fisse; il che sconsiglierebbe di utilizzare il passo per dimostrare il carattere separato dei motori delle sfere inferiori; in realtà, più oltre (phys. 1354, 16-22; 1355, 15-22), Simplicio attribuisce ad Alessandro la stessa argomentazione con riferimento alla sfera delle fisse). 2) phys. 1261, 30-1262, 4. E’ l’argomento probabilmente più forte per attribuire ad Alessandro l’ipotesi di motori immanenti alle singole sfere: kai Ð m‹n 'Al{xandroj t¦j œn talj planwm{naij sfafraij yuc¦j kat¦ sumbebhkÕj kinelsqaf fhsin, oÙc Øf' Œautîn m{ntoi, ¢ll' ØpÕ tÁj t¦ sèmata aÙtîn kinoÚshj, diÒti œn toÚtoij eesi kinoum{noij oÙk œpi t¦ aÙt£, œf' § kineltai ØpÕ tîn œn aÙtolj ¢kin›twn. tÕ d‹ prîton, fhsfn, ahtion tÕ tÁj ¢planoàj kinhtikÕn oÜte Øf' Œautoà oÜte Øp' ¥llou kinolto ¨n kat¦ sumbebhkÕj tù mfan kfnhsin kinelsqai t¾n ¢planÁ, kai taÚthn œn tù aÙtù menÒntwn tîn pÒlwn, À tù mhd‹ t¾n ¢rc¾n endoj ennai toà kinoum{nou sèmatoj, ¢ll' oÙsfan tin¦ kecwrism{nhn. taàta m‹n oân Ð 'Al{xandroj l{gei t¦j ¥llaj p£saj yuc¦j ehdh nomfzwn ¢cèrista tîn swm£twn. E’ il testo senz’altro più esplicito a riguardo: nel distinguere i due tipi di movimento che caratterizzano le sfere interne, secondo uno dei quali, quello ingenerato in loro meccanicamente dalla rivoluzione della sfera delle fisse, esse sarebbero mosse per accidens, Alessandro avrebbe sostenuto che l’altro movimento, opposto al primo, sarebbe in loro prodotto da sostanze immobili immanenti (ØpÕ tîn œn aÙtolj ¢kin›twn); il che viene poi ribadito da Simplicio quando commenta la posizione di Alessandro come determinata dall’identificazione delle anime delle sfere inferiori con sostanze non separate (ehdh ¢cèrista). Non mi risulta che alcuno abbia messo in discussione la verità di questo documento, se non inizialmente Sharples (1982), 209, ma con ragioni poco convincenti: cf. Genequand (2001), 13, n. 23-14; Moraux (2001), 177-179; Sharples (2002), 18-20. Il fatto

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difesa da Alessandro non poteva che ricondurre ad un principio motore immobile separato, ma il suo timore74 non dichiarato75 che tale principio, in forza di quanto affermato nel testo di Aristotele, potesse pericolosamente moltiplicarsi, avrà forse involontariamente suggerito la soluzione destinata ad imporsi in tutta la tradizione esegetica successiva.

che anche Temistio nel suo commento a Metafisica L 8 (26, 4-10) riconosca che il primum movens risulta immobile sia per se che per accidens, ma che i motori delle sfere inferiori risultino bensì immobili per se ma non per accidens non può valere come conferma del loro carattere immanente alle sfere di cui sono sostanze, visto che la caratteristica di immobilità anche per accidens rispetto al movimento proprio delle sfere inferiori può derivare ai motori per il loro essere non localizzabili in una parte piuttosto che in un’altra del corpo mosso e non necessariamente perché la loro sia sostanza separata, vale a dire secondo una delle ragioni che Alessandro ammette per dimostrare l’immobilità per se e per accidens delle sfere. L’immobilità del motore primo della sfera delle fisse è fatto discendere da Alessandro da ragioni che, se per un verso aggiungono argomenti in merito, tuttavia non sembrano complementari, dal momento che in forza dell’una, il suo carattere diffuso sull’intera sfera, si dovrebbe ricavare la natura immanente del motore immobile, in forza dell’altra, il fatto che esso non rappresenti una forma del corpo celeste, ma una sostanza separata, la sua natura non immanente. L’impressione di incertezza e oscillazione che si ricava da questa compresenza di alternative che presuppongono in realtà statuti ontologici inconciliabili è fatta notare da Moraux (2001), 178; Sharples (2002), 20, n. 97. Una soluzione potrebbe essere sdoppiare, senza identificarle, la sostanza immanente e psichica propria della sfera celeste che, pur non mossa, è causa del suo movimento, da una sostanza trascendente e separata, primum movens, oggetto del desiderio della prima. Ma a questo punto diverrebbe difficile spiegarsi la doppia soluzione di Alessandro. Infine, 4): la testimonianza dal de principiis (86; in realtà bisognerebbe richiamare almeno 86-90), assai complessa e che Sorabji presenta come favorevole all’esistenza di motori distinti per ciascuna sfera e in rapporto a distinti oggetti di desiderio, ma poi scettica circa quella di una pluralità di motori, è ampiamente discussa da Genequand (2001), 10-16, il più recente editore del trattato alessandrista. Anche sulla base del raffronto con gli estratti dai commentari perduti di Alessandro alla Fisica e al De caelo, Genequand conclude piuttosto persuasivamente che quanto si ricava dal passo del de principiis conferma l’idea più generale che nega in Alessandro l’ipotesi di una pluralità di motori che, pur condividendone l’immobilità, possano tuttavia condividere anche la caratteristica di separatezza del primum movens. 74 Se in realtà si tratta solo di timore e non di consapevolezza di essere stato anticipato in questo senso dall’esegesi di precedenti commentatori. 75 Almeno sulla base di quanto Temistio, Simplicio e la tradizione scoliastica restituiscono del commento di Alesssandro.

Cicerone, Alessandro di Afrodisia, Boezio: tre modi di leggere i Topici di Aristotele tra I sec. a.C. e VI d.C. Giancarlo Abbamonte «Nell’opera di Aristotele, così ricca di difficoltà per l’interprete, i Topici sembrano porre problemi particolari e particolarmente inquietanti» Eric Weil «Nam quod dialecticos atque oratores locorum iuvat agnitio, orationi per inventionem copiam praestat, quod vero necessariorum doctrinam locorum philosophis tradit, viam quodammodo veritatis illustrat» Boeth. De top. diff. I 1182C

«Cum enim mecum in Tusculano esses (scil. C. Trebatius) et in bibliotheca separatim uterque nostrum ad suum studium libellos quos vellet evolveret, incidisti in Aristotelis Topica quaedam, quae sunt ab illo pluribus libris explicata» Cic. Top. 1. «Trovandoti infatti con me nella villa di Tuscolo, mentre ognuno di noi sfogliava per suo conto e a suo agio quei volumi che voleva, la tua mano scivolò su quei Topici di Aristotele, che da lui sono stati in più libri illustrati» (trad. ital. di G.G. Tissoni, Milano 1973).

Queste parole, tratte dalla lettera prefatoria al testo dei Topica, che Cicerone invia alla fine luglio del 44 a.C. al suo amico, il giureconsulto Caio Trebazio Testa, attestano la presenza e la circolazione dei Topici di Aristotele nelle biblioteche di quei circoli romani colti e interessati alla filosofia greca, di cui Cicerone era senz’altro il più autorevole portavoce1. Nel momento in cui l’Arpinate si rivolge a Trebazio le 1 Sul pubblico delle opere filosofiche di Cicerone vd. M. Citroni, «I destinatari contemporanei», in G. Cavallo-P. Fedeli-A. Giardina (a cura di), Lo spazio letterario di Roma antica, vol. III, Roma 1990, p. 53-116, e M. Citroni, «I proemi delle Tusculanae e la costruzione di un’immagine della tradizione letteraria romana» in M. Citroni (a cura di), Memoria e identità. La cultura romana costruisce la sua immagine, Firenze 2003. In particolare, su C. Trebazio Testa vd. C. Sonnet, s.v. «C. Trebatius Testa» in RE VI A 2, Stuttgart 1937, coll. 2251-2261, G. Crifò, «Ex iure ducere exempla. G. Trebazio Testa ed i Topica Ciceroniani», in Studi in memoria di C. Esposito, Padova 1970, p. 3-23, e T. Giaro, s.v. «Trebatius Testa, C.» in Der Neue Pauly Enzyclopädie der Antike 12/1, Stuttgart 2002, col. 774 con bibliografia aggiornata.

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opere scritte da Aristotele per i suoi allievi dei corsi avanzati (tra cui si annoverano i Topici) erano da poco entrate in circolazione a Roma, in circostanze ancora poco chiare2: è dunque assai significativo che Cicerone dedichi il suo primo, e unico, scritto di argomento aristotelico proprio al testo dei Topici, perché la scelta dimostra che quest’opera dovette colpire l’attenzione degli intellettuali romani per il loro aspetto di enorme prontuario argomentativo e per i temi ivi trattati, a metà strada tra dialettica e retorica3. Sfortunatamente, però, a questo iniziale successo, protrattosi fino alla fine del mondo antico, non corrispose un’analoga vitalità della teoria topica nella successiva tradizione filosofica occidentale. L’obiettivo del presente studio è di delineare gli stadi ancora visibili della fortuna di cui godette la teoria dei tÒpoi, elaborata da Aristotele, nel mondo greco-romano, a partire da Cicerone fino al commento e alla monografia che all’operetta ciceroniana dedicò Boezio in piena età ostrogota (c. 520-523), mettendo in luce anche le possibili cause che determinarono l’eclissi del testo aristotelico dal panorama degli studi filosofici nell’Europa occidentale fino alla metà del XX secolo. In effetti, a chi si accosti oggi al testo dei Topici di Aristotele e alla bibliografia di lavori ad essi dedicati appare del tutto evidente che quest’opera non goda tra gli studiosi di una notorietà paragonabile a quella di altre opere aristoteliche come la Fisica, la Metafisica, la Politica, o, per restare all’interno dell’Organon, le Categorie, il De interpretatione e gli Analitici4. Tra I sec. a.C. e VI d.C., invece, la situazione appare differente: il testo dei Topici produsse un cospicuo gruppo di lavori esegetici, che per ampiezza e numero risultano 2 Sulla storia dell’edizione di Andronico di Rodi sia sufficiente rimandare ancora a I. Düring, Aristotele, Milano 1976, p. 43-61 (tit. orig. Aristoteles - Darstellung und Interpretation seines Denkens, Heidelberg 1966), P. Moraux, Der Aristotelismus bei den Griechen, vol. I, Berlin-New York 1973, p. 3-94, e H.B. Gottschalk, “Aristotelian Philosophy in the Roman World from the Time of Cicero to the End of the Second Century AD”, in ANRW II 36 2, Berlin 1984, p. 1083-1097. 3 Pur riconoscendo le peculiarità dei Topica di Cicerone, il presente studio considera quest’opera una tappa della fortuna della teoria aristotelica dei luoghi. Sul rapporto tra i Topica di Cicerone e la corrispondente opera aristotelica vd. infra. 4 Una presentazione delle ragioni che determinarono il disinteresse nei confronti della dialettica e della retorica aristoteliche nel pensiero europeo a partire da I. Kant fino alla sistemazione di E. Zeller è in F. Solmen, Die Entwicklung der aristotelischen Logik und Rhetorik, Berlin 1929, p. 1-9. È indice di questa disattenzione l’esigua bibliografia riferita in Aristotele, Le confutazioni sofistiche, a cura di M. Zanatta, Milano 1995, p. 111-116, tanto più sorprendente in quanto Zanatta è un curatore di opere aristoteliche di solito assai attento, a volte perfino debordante, nel fornire dati bibliografici. Lo stesso trattamento hanno ricevuto i Topica di Cicerone fino alla metà del XX secolo da parte di storici della filosofia, del diritto e della retorica, come osserva B. Riposati, Studi sui Topica di Cicerone, Milano 1947, p. XI-XII.

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superiori alle opere dedicate, nello stesso periodo, ai testi aristotelici oggi considerati più importanti. Lasciando da parte i perduti lavori di Teofrasto, che non rientrano nel quadro cronologico di cui ci occupiamo, accanto ai summenzionati Topica di Cicerone si annovera nel mondo greco un’opera esegetica oggi perduta del filosofo aristotelico Ermino (metà del II d.C.), di cui sono sconosciute natura e consistenza: di essa alcuni frammenti sono testimoniati dal commentario continuo ai Topici aristotelici che fu scritto dal professore di filosofia aristotelica ad Atene, Alessandro di Afrodisia, probabilmente all’inizio del III sec., e che ci è pervenuto5. All’inizio del IV secolo, il neoplatonico Mario Vittorino compose un commento oggi perduto in quattro libri ai Topica di Cicerone, di cui dà notizia Boezio nel suo In Ciceronis Topica, mentre all’incirca intorno alla metà del secolo si dedicò ai Topici di Aristotele il retore greco Temistio (c. 317-388), che compose un’opera oggi perduta, ma consultata e ampiamente utilizzata dallo stesso Boezio nella stesura del trattato De topicis differentiis6. L’ultimo autore dell’antichità ad 5 Su Ermino vd. H. Schmidt, De Hermino peripatetico, diss. Marburg 1907, e P. Moraux, Der Aristotelismus bei den Griechen von Andronikos bis Alexander von Aphrodisias, vol. II, Berlin-New York 1984, p. 361-398. Le uniche indicazioni cronologiche precise su Alessandro di Afrodisia sono nella lettera di dedica dell’opuscolo De fato agli imperatori Settimio Severo e Caracalla: vd. R.W. Sharples, Alexander of Aphrodisias: Scholasticis and Innovation, in ANRW II.36.2, p. 1177-1179. Il testo del commento ai Topici è ancora quello edito da M. Wallies nella collezione dei Commentaria in Aristotelem Graeca, vol. 2,2, Berlin 1891. Del primo libro di questo commento esiste una traduzione inglese: Alexander of Aphrodisias, On Aristotle Topics 1, traslated by J.M. Ophuijsen, London 2001. È incredibile constatare che alle 591 pagine di testo fornite da Wallies non dedichi neanche un paragrafo il summenzionato lavoro di Sharples, né l'unica monografia su Alessandro di Afrodisia apparsa negli ultimi anni: P. Moraux, Der Aristotelismus bei den Griechen, vol. III Alexander von Aphrodisias, Berlin-New York 2001. Per un aggiornamento bibliografico del lavoro di Sharples sia consentito rimandare a G. Abbamonte, «Aspetti della ricerca su Alessandro di Afrodisia» KOINWNIA 24, 2000, p. 153-197. 6 Sulle opere filosofiche di Temistio vd. W. Stegmann s.v. “Themistios” in RE V A 2, Stuttgart 1934, coll. 1642-1680, in part. coll. 1651-1652. Sui generi letterari in cui le opere di Temistio rientrerebbero secondo la discussa notizia data da Fozio, Bibl. cod. 74 vd. H.J. Blumenthal, “Photius on Themistius (Cod. 74): Did Themistius write Commentaries on Aristotle?”, Hermes 107, 1979, p. 168-182, e J. Vanderspoel, “The ‘Themistius Collection’ of Commentaries on Plato and Aristotle”, Phoenix 43, 1989, p. 162-164, che però non accenna alle opere sulla topica, né alla testimonianza boeziana. L’edizione dei quattro libri De topicis differentiis di Boezio è ancora quella contenuta alle coll. 1173-1216 del vol. 64 della PL del Migne. I riferimenti a Temistio sono in Boeth. De top. diff. II 1196A-B, e l’intero libro terzo, ma è importante anche l’affermazione di Boezio fatta nella prefazione all’opera: «duplex est tradenda partitio, una quidem ex Graecis voluminibus, altera vero ex M. Tullii Topicis sumpta» De top. diff. I 1173C. Riprese della perduta opera di Temistio sono anche nei commentari breve e medio ai Topici aristotelici di Averroé: cfr. E. Stump, “Boethius’s Works on Logic” Vivarium 12, 1974, p. 77-93, in part. p. 89-91, E. Stump (transl.), Boethius’s De topicis differentiis, Ithaca-London 1978, p. 212-214, che crede all’esistenza di un commento

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interessarsi alla topica fu proprio Boezio, il quale negli ultimi anni della sua vita scrisse due opere appena ricordate sulla teoria topica: un commentario perpetuo sul testo dei Topica di Cicerone, di cui ci sono giunti i primi sei libri, e la monografia in quattro libri De topicis differentiis7. Le ragioni della fortuna esegetica antica e dell’attuale disgrazia della teoria topica risiedono nell’interpretazione che a questa complessa materia è stata data a partire dal Medioevo: sia nel mondo arabobizantino che nella cultura occidentale, fino quasi al giorno d’oggi, il testo aristotelico dei Topici è stato inserito nel cosiddetto Organon, ovvero il corpus di testi logici che era insegnato dalle varie Scolastiche ispirate al pensiero aristotelico (l’aristotelismo arabo e bizantino, la logica vetus latina utilizzata tra VI e X sec., la Scolastica universitaria latina dei secoli XII-XIV, la tarda Scolastica dell’età moderna, la neo-Scolastica del XX secolo). All’interno di questi sistemi filosofico-educativi, l’insegnamento dell’Organon si proponeva di raggiungere la scienza attraverso ragionamenti fondati su sillogismi formalmente corretti e scientificamente validi. Almeno in parte, si differenziano da questo approccio logico-epistemologico, i lavori esegetici dell’età antica che consideravano la topica una disciplina rientrante nella dialettica e i Topici un’opera in cui Aristotele insegnava come si porti avanti un dialogo basato su argomentazioni logiche e come si possa far prevalere la propria opinione8. La collocazione dei Topici all’interno dell’Organon ha comportato un fraintendimento circa l’oggetto di quest’opera, in quanto si è ritenuto a torto che essi fossero inferiori agli Analitici, in quanto non trattavano della verità, ma della ‘verisimiglianza’ o ‘probabilità’ (così, è stato spesso mal tradotto il termine-chiave tÕ }ndoxon che è alla base del

di Temistio, e S. Ebbesen, Commentators and Commentaries on Aristotle’s Sophistici Elenchi, 3 vols, Leiden 1981, in part. vol. 1, p. 118. 7 In appendice si presenta una tavola cronologica dei summenzionati lavori esegetici. Sulla datazione del commento e della monografia di Boezio vd. infra nota 41. Il commento In Cic. Top. si arresta al sesto libro, dove giunge ad interpretare Cic. Top. 76: da Cassiodoro Inst. 2,18 redaz. FD p. 129,2-5 appar. Mynors, Oxford 1937, apprendiamo che il commento constava di otto libri. L’In Ciceronis Topica è edito alle coll. 1039-1174 del vol. 64 della PL del Migne. Del commento e della monografia boeziani esistono una traduzione inglese con note di commento: cfr. E. Stump (transl.), Boethius’s De topicis differentiis (op. cit. n. 6), e E. Stump (transl.), Boethius’s In Ciceronis Topica, Ithaca-London 1988. 8 Aristotele stesso, in Soph. El. 34, 184a-b, dichiara di aver dedotto le regole teoriche sulla base di una lunga osservazione della pratica dialettica, mentre Cicerone indica a Trebazio l’utilità dei luoghi, in quanto «ut vero etiam ipsi tibi loci proposita quaestione occurrant exercitatione consequere» Cic. fam. 2,19 p. 216,12-13 Watt.

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discorso di Aristotele nei Topici)9. La tradizione scolastica medievale e moderna finì così per considerare quest’opera una sorta di “logica minore” rispetto agli Analitici e ciò determinò il disinteresse verso i Topici10. Anche se non più predominante al giorno d’oggi, l’interpretazione scolastica dell’Organon non è stata ancora completamente superata e continua a produrre gravi fraintendimenti a proposito dei Topici, che pagano la colpa di interessarsi marginalmente dei sillogismi e ancor meno del concetto di verità11. È stato, dunque, l’improprio spostamento dei Topici dall’ambito dialettico a quello logico-formale ed epistemologico a determinare la disgrazia di quest’opera, giudicata un testo sul sapere probabile e non sulla scienza. Come si è già detto, negli ultimi decenni la lettura dei Topici è stata profondamente modificata dagli studi che hanno riabilitato l’argomentazione portati avanti da Chaïm Perelman12 e, più in particolare, a seguito dei lavori di W. De Pater e Eric Weil che hanno ben mostrato quanto mistificatoria sia un’interpretazione che costringa il testo dei Topici verso la sola dimensione logicoepistemologica13. Il presente lavoro, che si inserisce nel solco di tali 9 Già nella versione Boeziana si legge: «Dialecticus autem syllogismus qui ex probabilibus (scil. œx œjndÒxwn) est syllogizatus», in L. Minio Paluello (ed.), Aristoteles Latinus, vol. V 1-3, Bruxelles-Paris 1969, p. 5, 13-14. Anche uno studioso di topica esperto come Riposati cade nello stesso fraintendimento: vd. B. Riposati, Studi sui Topica di Cicerone (op. cit. n. 4), p. 7. Per una corretta interpretazione della dialettica endoxale aristotelica vd. E. Weil, «La logica», in E. Weil, Aristotelica, Milano 1990, p. 57-103 (tit. orig. « La place de la logique dans la pensée aristotélicienne » in Revue de Metaphysique et de Morale 56, 1951). Non è possibile quantificare il debito che questa ricerca ha contratto con le pagine del filosofo ebreo di nascita, tedesco di formazione e francese di adozione. 10 Basterebbe leggere l’ottavo libro dei Topici, in cui Aristotele illustra il modo di portare avanti un interrogatorio dialettico, per comprendere la straordinaria modernità, utilità ed importanza di questo testo per la storia della dialettica e della retorica. Tuttavia, la sottovalutazione dei Topici non comincia nel Medioevo: un ruolo importante ha giocato sin dall’antichità la speculazione Neoplatonica, che da un lato ha inserito i Topici in un percorso didattico della logica culminante nella sillogistica dimostrativa e dall’altro si è concentrata nella ricerca di una verità extra-sensoriale, mostrando poca attenzione verso le questioni dialettiche. 11 Riferimenti alla teoria del sillogismo sono inseriti da Aristotele nei libri primo e nono dei Topici, che sono generalmente considerati un’aggiunta posteriore: vd. F. Solmsen, Die Entwicklung der aristotelischen Logik und Rhetorik (op. cit. n. 4), p. 193-195. 12 Vd. almeno C. Perelman-L. Olbrechts Tyteca, Traité de l’argumentation. La nouvelle rhétorique, Paris 1958. 13 Vd. E. Weil, «La logica» (op. cit. n. 9) e W. De Pater, Les Topiques d’Aristote et la dialectique platonicienne. Méthodologie de la définition, Fribourg de Suisse 1965, che si oppongono decisamente alla conclusione di Solmsen, secondo cui: «[…] daß sie als tÒpoi, als konstitutive Elemente des Syllogismus neben den prot£seij in den Analytika Priora kein Existenzrecht mehr haben» F. Solmsen, Die Entwicklung der aristotelischen Logik und Rhetorik (op. cit. n. 4), p. 26.

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eminenti ricerche, si propone di individuare il momento storico in cui si manifestarono i primi segni dell’interpretazione “analitico-formale” dei Topici, ma anche di segnalare la presenza di quegli aspetti retorici e dialettici, recuperati dalla critica più recente, nella lettura dei Topici portata avanti nei secoli che vanno dall’età di Cicerone fino a Boezio14. Una volta chiarita la differenza tra gli obiettivi della topica e quelli della sillogistica è opportuno accennare ad alcuni argomenti trattati nei Topici, che permettono di comprendere i percorsi esegetici intrapresi nel periodo tardo-repubblicano e imperiale. I Topici di Aristotele sono un’opera in nove libri, di cui otto sono tramandati sotto il titolo di Topici, mentre il nono, conosciuto come Confutazioni sofistiche, è generalmente considerato l’ultimo libro della stessa opera sulla base di quanto è detto da Aristotele nell’ultimo capitolo15: i Topici furono composti da Aristotele in una fase giovanile e videro probabilmente la luce a partire da una schedatura di decine di dialoghi, cui il giovane Stagirita aveva assistito alla scuola di Platone. Negli otto libri dei Topici Aristotele porta avanti una ricerca sui predicati presenti in ogni proposizione, che sono raggruppabili in quattro famiglie (i cosiddetti predicabili): la definizione, il proprio, il genere e l’accidente16. Proprio all’inizio dell’opera Aristotele distingue i campi in cui la disciplina illustrata nei Topici svolge la propria attività: 14 Esulano da questo lavoro i passi relativi alla teoria dei tÒpoi presenti nella Retorica di Aristotele e la loro ricezione nella trattatistica retorica: si tratta di un tema assai complesso, che travalica gli obiettivi di questo lavoro. Sulla teoria dei topoi nel pensiero retorico aristotelico vd. ancora F. Solmsen, Die Entwicklung der aristotelischen Logik und Rhetorik (op. cit. n. 4), con le opportune correzioni di W.M.A. Grimaldi, Studies in the Philosophy of Aristotle’s Rhetoric, Wiesbaden 1972, J. Sprute, “Topos und Enthymem in der aristotelischen Rhetorik”, in Hermes 103, 1975, p. 68-90, e J. Sprute, Die Enthymemtheorie der aristotelischen Rhetorik, Göttingen 1982. 15 Vd. El. soph. 34. Tali sono considerate le Confutazioni sofistiche, tra gli altri, anche da F. Solmsen, Die Entwicklung der aristotelischen Logik und Rhetorik (op. cit. n. 4), p. 39-41, e I. Düring, Aristotele (op. cit. n. 1), p. 101-105. 16 È noto che a partire dagli studi di F. Solmsen sull’evoluzione del pensiero logico di Aristotele, i libri II-VII dei Topici sono stati considerati il nucleo giovanile dell’opera, ancora influenzato dal dibattito sulla dialettica sviluppatosi in seno all’Accademia dell’ultimo Platone: vd. F. Solmsen, Die Entwicklung der aristotelischen Logik und Rhetorik (op. cit. n. 4), p. 193-195. L’opera, tuttavia, nella sua forma attuale, compresi i libri I e IX (Soph. el.), sarebbe stata scritta da Aristotele nel periodo del soggiorno ad Assos (347-342 a.C.), secondo von Arnim, di cui accoglie l’ipotesi F. Solmsen, Die Entwicklung der aristotelischen Logik und Rhetorik (op. cit. n. 4), p. 194 n. 1. Nel contesto del presente lavoro questa dinamica evolutiva non ha alcuna importanza, dal momento che i Topici furono letti ed interpretati nell’antichità senza tener conto della stratificazione del pensiero aristotelico. Né d’altronde l’evoluzione ricostruita da Solmsen implica che Aristotele ad un certo punto avesse sostituito la topica con l’analitica, come ritiene lo studioso tedesco: in proposito, vd. le giuste osservazioni di Weil, «La logica» (op. cit. n. 9), p. 63-67 nota 7.

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`EpÒmenon d/ ¨n ehh tolj eerhm{noij eepeln pÒsa te kai tfna cr›simoj ¹ pragmatefa. ”Esti d¾ prÕj trfa, prÕj gumnasfan, prÕj t¦j œnteÚxeij, prÕj t¦j kat¦ filosoffan œpist›maj (Arist. Top. A 2 101a25-28). «Ciò che è stato detto deve essere ora seguito da un accenno a quante e a quali cose sia utile questo trattato. Propriamente esso lo è sotto tre rispetti, per esercizio, per le conversazioni, per le scienze connesse alla filosofia» (trad. ital. di G. Colli).

Se dunque i Topici sono utili alle esercitazioni dialettiche (gumnasfan), alle conversazioni (t¦j œnteÚxeij) e, solo in ultimo, alle scienze connesse alla filosofia (t¦j kat¦ filosoffan œpist›maj), ciò significa che Aristotele non li collega esclusivamente all’epistemologia o alla logica formale, due discipline che saranno elaborate in maniera autonoma solo dagli stoici e che Aristotele e la sua scuola non considerarono mai una sezione autonoma della filosofia17. Il centro del ragionamento portato avanti da Aristotele è costituito dai misteriosi tÒpoi e dalla natura delle proposizioni dialettiche, che sono definite }ndoxa dallo Stagirita. Di esse è data la seguente definizione: }ndoxa d‹ t¦ dokoànta p©sin À tolj plefstoij À tolj sofolj, kai toÚtoij À p©sin À tolj plefstoij À tolj m£lista gnwrfmoij kai œndÒxoij (Arist. Top. A 1 100a21-23). «Fondati sull’opinione (scil. }ndoxa) per contro sono gli elementi che appaiono accettabili a tutti, oppure alla grande maggioranza, oppure ai sapienti, e tra questi o a tutti, o alla grande maggioranza, o a quelli oltremodo noti e illustri» (trad. ital. di G. Colli)18.

L’importanza di questa definizione è stata ben evidenziata da E. Weil, il quale afferma: «La topica non è una logica del probabile o del verosimile: è la tecnica scientifica che permette di esaminare le tesi proposte, probabili o plausibili, in funzione della loro posizione nella vita intellettuale della comunità, ma che proprio con l’aiuto di tale ricerca possono ricevere la prova scientifica della loro verità. […] la topica costituisce una 17 Di questo aspetto della topica dovettero ben rendersi conto intellettuali come Cicerone, che proprio in quel riferimento alle esercitazioni dialettiche e alle conversazioni, due aspetti che sono stati trascurati dall’interpretazione logica e scolastica, videro un preciso punto di contatto con la loro formazione e con gli studi di retorica: questo spiega anche l’interesse di Cicerone, dei retori e dei giuristi romani nei confronti di quest’opera (vd. Cic. fam. 7,19, testo citato alla nota 8). 18 Per l’importanza del testo è opportuno fornire qui anche la traduzione francese di J. Brunschwig (Paris 1967): « Sont des idées admises, en revanche, les opinions partagées par tous les hommes, ou par presque tous, ou par ceux qui représentent l’opinion éclairée, et pour ces derniers par tous, ou par presque tous, ou par le plus connus et les mieux admis comme autorités ».

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tecnica per estrarre dal discorso il vero del discorso o meglio per eliminare il falso a partire da quelle conoscenze preliminari senza le quali per Aristotele nessuna scienza è concepibile»19. Più complessa la spiegazione del tÒpoj, anche perché si tratta di un concetto che Aristotele non definisce mai, in quanto lo aveva ereditato probabilmente dalla speculazione dei sofisti20. Per comprenderne il funzionamento è opportuno riportare un esempio di tÒpoj analizzato da Aristotele: Skopeln d‹ kai eh ti ¥llo g{noj œsti toà ¢podoq{ntoj ehdouj, Ö m›te peri{cei tÕ ¢podoq‹n g{noj m›q/ Øp/ œkelnÒ œstin, oƒon eh tij tÁj dikaiosÚnhj t¾n œpist›men qefh g{noj : }sti g¦r kai ¹ ¢ret¾ g{noj, kai oÙd{teron tîn genîn tÕ loipÕn peri{cei. “Wst/ oÙk ¨n ehh ¹ œpist›mh g{noj tÁj dikaiosÚnhj : dokel g£r, Ótan Ÿn endoj ØpÕ dÚo g{nh Ï, tÕ Ÿteron ØpÕ toà Œt{rou peri{cesqai. ”Ecei d/ ¢porfan œp/ œnfwn tÕ toioàton : dokel g¦r œnfoij ¹ frÒnhsij ¢ret› te kai œpist›mh ennai kai oÙd{teron tîn genîn Øp/ oÙdet{rou peri{cesqai. OÙ m¾n ØpÕ p£ntwn ge sugcwreftai t¾n frÒnhsin œpist›mhn ennai. Ee d/ oân tij sugcwrofh tÕ legÒmenon ¢lhq‹j ennai, ¢ll¦ tÒ ge Ùp/ ¥llhla À ØpÕ taÙtÕ ¥mfw gfgnesqai t¦ toà aÙtoà g{nh tîn ¢nagkafwn dÒxeien ¨n ennai, kaq£per kai œpi tÁj ¢retÁj kai tÁj œpist›mhj sumbafnei. ¥mfw g¦r ØpÕ tÕ aÙtÕ g{noj œstin : Œk£teron g¦r aÙtîn Ÿxij kai di£qesfj œstin. Skept{on oân ee mhd{teron Øp£rcei tù ¢podoq{nti g{nei. Ee g¦r mhq/ Øp/ ¥llhl£ œsti t¦ g{nh m›q/ ØpÕ taÙtÕn ¥mfw, oÙk ¨n ehh tÕ ¢podoq‹n g{noj (Arist. Top. D 2 121b24-122a2). «Si può anche osservare se per la specie stabilita sussista un altro genere, che non contenga il genere stabilito né sia subordinato ad esso. Ciò si verifica, ad esempio, se uno pone la scienza come genere della giustizia: 19 E. Weil, «La logica» (op. cit. n. 9), p. 81-82. È significativo che lo studio di F. Solmsen, Die Entwicklung der aristotelischen Logik und Rhetorik (op. cit. n. 4) non dedichi alcuno spazio agli }ndoxa. Volendo esemplificare la definizione di Aristotele con situazioni tratte dalle scienze contemporanee, si possono considerare le numerose teorie medico-scientifiche su quali cibi facciano bene e quali sarebbero da evitare. Queste teorie nel giro di qualche anno sono contraddette da ulteriori ricerche che arrivano a risultati opposti. Nessuno può affermare che la teoria superata fosse falsa al momento della sua enunciazione, né che quella al momento dominante sia assolutamente vera. Gli }ndoxa sono, secondo Aristotele, le conclusioni, cui giunge uno studioso sulla base delle sue ricerche e che sono sostenute anche dai sistemi di verifica di ogni scienza e dalla fama di serietà che circonda lo studioso stesso. 20 Vd. N. J. Green Pedersen, The Tradition of the Topics in the Middle Ages, München 1984, p. 20, S. Ebbesen, “The Theory of Loci in Antiquity and the Middle Ages”, in K. Jacobi (hrsg.), Argumentationstheorie. Scholastische Forschungen zu den logischen und semantischen Regeln korrekten Folgerns, Leiden 1993, p. 15-39, in part. p. 15-16. Si osservi che Aristotele in Soph. El. 34 183b afferma che Gorgia faceva apprendere ai suoi allievi alcuni schemi a memoria, che corrispondono probabilmente ai tÒpoi: vd. F. Solmsen, Die Entwicklung der aristotelischen Logik und Rhetorik (op. cit. n. 4), p. 196, ma S. Ebbesen, op. cit. supra p. 19 non ritiene che la topica aristotelica abbia origine dagli studi di retorica della sofistica.

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in effetti, anche l’eccellenza è genere di quest’ultima, e nessuno dei due generi contiene l’altro. In tal modo, la scienza non sarà genere della giustizia; sembra risultare, invero, che quando una sola specie è subordinata a due generi, uno di questi due debba essere contenuto nell’altro. Tale impostazione tuttavia in certi casi incontra delle difficoltà. Ad alcuni infatti la saggezza sembra essere tanto un’eccellenza quanto una scienza, senza che nessuno di questi due generi sia contenuto nell’altro. Certo, neppure da tutti viene ammesso che la saggezza sia una scienza. Tuttavia, se realmente uno ammetterà che tale affermazione sia vera, dovrà pur sembrare necessario che i generi del medesimo oggetto risultino subordinati l’uno all’altro, oppure subordinati entrambi ad una stessa nozione, così come accade per l’eccellenza e la scienza. Entrambe invero sono subordinate al medesimo genere, poiché ciascuna di esse risulta un possesso ed una disposizione. Occorrerà dunque esaminare se nessuna delle due condizioni suddette si applica al genere stabilito. Quando infatti i generi non siano subordinati l’uno all’altro, né subordinati entrambi ad una medesima nozione, quello stabilito non potrà essere genere» (trad. ital. di Giorgio Colli).

Aristotele si pone qui il problema se una specie possa afferire contemporaneamente a due generi, giungendo alla conclusione che questo tipo di relazione è valida in due casi: se uno dei due generi è contenuto nell’altro genere, ovvero se i due generi dipendono indipendentemente da un terzo. La relazione invece non è valida, quando la specie è contenuta in due generi che siano distinti tra loro. Per dimostrarlo lo Stagirita produce la seguente documentazione: 1. Un’istruzione: «Si può anche osservare se per la specie stabilita sussista un altro genere, che non contenga il genere stabilito né sia subordinato ad esso». 2. Uno o più esempi: «Ciò si verifica, ad esempio, se uno pone la scienza come genere della giustizia: in effetti, anche l’eccellenza è genere di quest’ultima, nessuno dei due generi contiene l’altro. In tal modo, la scienza non sarà genere della giustizia». 3. Una legge argomentativa: «Quando infatti i generi non siano subordinati l’uno all’altro, né subordinati entrambi ad una medesima nozione, quello stabilito non potrà essere genere». Dal momento che sembra improbabile che Aristotele abbia fatto rientrare nell’ambito del concetto di tÒpoj tutto il ragionamento sopra riportato, gli studiosi moderni si sono divisi sull’identificazione del vero e proprio tÒpoj all’interno di questo e di altri casi presenti nei Topici. Secondo la studiosa americana E. Stump, il tÒpoj è quella

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parte che si è definita ‘istruzione’, mentre secondo W. De Pater il tÒpoj corrisponderebbe alla legge argomentativa21. Questo problema, come vedremo, sarà affrontato anche dagli antichi studiosi dei Topici e la soluzione data ad esso sarà alla base del trasferimento dei tÒpoi all’interno dell’analitica e alla sua subordinazione alla sillogistica. Subito dopo la morte di Aristotele, fu il suo allievo Teofrasto a riprendere lo studio del concetto di tÒpoj fornendo una definizione che ci è tramandata da Alessandro di Afrodisia e che avrà una notevole importanza nello sviluppo della topica nell’antichità: }sti g¦r Ð tÒpoj, æj l{gei QeÒfrastoj, ¢rc› tij À stoicelon, ¢f/ oá lamb£nomen t¦j peri Ÿkaston ¢rc¦j œpist›santej t¾n di£noian, tÍ perigrafÍ m‹n çrism{noj (À g¦r perilamb£nei t¦ koin¦ kai kaqÒlou, ¤ œsti t¦ kÚria tîn sullogismîn, À dÚnataf ge œx aÙtîn t¦ toiaàta defknusqaf te kai lamb£nesqai), tolj d‹ kaq/ Ÿkasta ¢Òristoj (Alex. Aphrod. In Top. 5,21-27 = Theophr. fr. 38 Graeser = 122A FHSG). «Un tÒpoj, come dice Teofrasto, è un principio o elemento, da cui assumiamo i principi relativi ad ogni argomento se conosciamo l’oggetto del ragionamento: esso è definito nella forma (in quanto o include gli elementi comuni e universali, che sono la base dei sillogismi, oppure gli elementi simili possono essere da essi dimostrati o assunti), ma indefinito rispetto al particolare».

Secondo Teofrasto, il tÒpoj sarebbe la seconda parte di quel sistema organizzato da Aristotele, che abbiamo prima esaminato e corrisponderebbe alla legge argomentativa, definita nella forma e indefinita rispetto all’oggetto cui essa si applica: questa seconda caratteristica conferisce a ciascun tÒpoj la sua natura di contenitore, da cui provengono gli enunciati validi per ogni singola scienza22. L’interpretazione Teofrastea distingue, quindi, due elementi: il luogo che assume le caratteristiche spaziali del contenitore, da cui sono tratti gli enunciati, e l’argomento che conferisce cogenza logica agli enunciati che dipendono da esso. Tale definizione è un primo passo che indirizza i Topici verso la dimensione logico-formale della sillogistica, in quanto gli enunciati assunti attraverso la topica saranno le premesse dei 21 Vd. almeno W. De Pater, Les Topiques d’Aristote et la dialectique platonicienne. Méthodologie de la définition (op. cit. n. 13), W. De Pater, « La fonction du lieu et de l’instrument dans les Topiques d’Aristote », in G.E.L. Owen, Aristotles on Dialectics, Oxford 1968, p. 164-188, E. Stump (ed.), Boethius’s De topicis differentiis, (op. cit. n. 6), p. 159-178, E. Stump, “Topics: Their Development and Absorption into Consequences”, in N. Kretzmann, A. Kenny, J. Pinborg (eds), The Cambridge History of Later Medieval Philosophy, Cambridge 1982, p. 273-299, in part. p. 273-275. 22 La definizione è ripresa in Alex. Aphrod. In Top. 126,14-16 (= Theophr. fr. 38 Graeser = 122B FHSG), su cui vd. anche infra, e 135,2-11 (= Theophr. fr. 39 Graeser = 123 FHSG).

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sillogismi. Già nella generazione immediatamente successiva ad Aristotele si osserva dunque un processo di trasferimento dei Topici all’interno dell’analitica23. Questi sono i termini del dibattito peripatetico a noi noti, che giungono a Cicerone, con cui inizia la storia documentata della ricezione dei Topici di Aristotele tra I a.C. e VI d.C. Come abbiamo visto, questa storia registra tre momenti di cui esistono documenti pervenutici per tradizione diretta, che però interpretano il testo aristotelico in maniera molto differente l’uno dall’altro e soprattutto senza che nessuno di essi mostri contatti con il testo che lo precede24. Il breve opuscolo ciceroniano, intitolato Topica divenne ben presto un testo scolastico per il suo carattere di prontuario e vide nascere nel Tardo antico una tradizione di commenti e monografie25, di cui si conservano i due lavori di Boezio, mentre è andato perduto il commentario parziale di Mario Vittorino (IV sec.) in quattro libri, che però fu utilizzato da Boezio26. A chi si accosti al testo ciceroniano subito salta all’occhio la differenza tra le parole della lettera prefatoria di Cicerone, che fanno pensare ad una sorta di parafrasi divulgativa dei Topici aristotelici approntata per 23 Su questo passo vd. F. Solmsen, Die Entwicklung der aristotelischen Logik und Rhetorik (op. cit. n. 4), p. 66-68, che giudica “non-aristotelica” la definizione Teofrastea: critiche verso l’opinione di Solmsen ha espresso A. Graeser, Die logischen Fragment des Theophrast, BerlinNew York 1973, p. 103-106, il quale però concorda con Solmsen nel considerare la definizione di Teofrasto un’evoluzione in chiave analitica della teoria topica; vd. anche Alexander of Aphrodisias, On Aristotle Topics 1 (op. cit. n. 5), p. 141 n. 102. Dall’elenco delle opere di Teofrasto fornito da Diogene Laerzio risulta che questi abbia scritto un trattato sulle Argomentazioni dialettiche in diciotto libri (D.L. 5,2,43) e due libri di Topici (D.L. 5,2,45). 24 Alessandro di Afrodisia non menziona mai Cicerone, né Boezio fa il nome di Alessandro di Afrodisia. 25 Vd. Hieron. epist. 50,1 (ad Domnionem) in C.S.E.L. vol. 54 pp 388,13-389,6 Hilberg, che inserisce i Topica di Cicerone e non l’opera aristotelica nell’Organon latino: su questo passo cfr. P. Hadot, Marius Victorinus, Paris 1971, p. 194 n. 19, G. D’Onofrio, Fons scientiae. La dialettica nell’Occidente tardo-antico, Napoli 1984, p. 11 n. 8. Sul ruolo avuto da Mario Vittorino nella definizione di questo curriculum recepito anche da Boezio vd. P. Hadot, Marius Victorinus (op. cit.), p. 195-196, e H. Chadwick, Boezio, Bologna 1986, p. 156-161. Si aggiunga che già il capitolo dedicato alla topica dell’enciclopedia di Isidoro di Siviglia (cfr. Etymol. 2,30) dipende interamente per struttura, organizzazione della materia e contenuto dai Topica di Cicerone e dal commento di Boezio. 26 Cfr. Boeth. In Cic. Top. 1,1041B-D: «Sed cum in M. Tullii Topica Marcus [sic] Victorinus, rhetor plurimae in disserendi arte notitiae, commenta conscripserit, non me oportuisset melioribus forsitan attemptata contingere, nisi esset aliquid quo se noster quoque labor exercere atque parere potuisset. Quatuor enim voluminibus Victorinus in Topica conscriptis eorum primo declarandis tantum libri principiis occupatur. […] Secundo volumine de iudicandi atque inveniendi dialecticae partibus et de loco atque argumenti diffinitione pertractat […] Tertius vero atque quarto discretionem locorum inter se eorumque exempla multiformiter persequuntur».

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Trebazio, e quanto poco il contenuto di quest’opuscolo sembri effettivamente dipendere dall’opera di Aristotele: in effetti, l’Arpinate ha profondamente rimodellato il contenuto del testo aristotelico, adattandolo alla formazione giuridica del dedicatario. Disorientati dalla differenza di contenuto, che presenta spesso riferimenti e lessico propri della logica stoica27, alcuni studiosi sono arrivati perfino ad affermare che Cicerone non avrebbe mai visto o letto i Topici di Aristotele e che si sarebbe basato su altre operette di argomento analogo circolanti in epoca ellenistica e forse in dotazione ai retori per i loro corsi28. Tuttavia, per quanto siano legittimi i dubbi sul corpus di opere che fu effettivamente letto da Cicerone in vista della stesura dei Topica, prima di arrivare a conclusioni drastiche è opportuno riferire le parole di una seconda lettera di Cicerone, indirizzata a Trebazio e scritta da Reggio Calabria il 28 luglio del 44 a.C., alla fine del viaggio in cui si era dedicato alla stesura dell’opuscoletto. «Vide, quanti apud me sis (etsi iure id quidem; non enim te amore vinco; verum tamen): quod praesenti tibi prope subnegaram, non tribueram certe, id absenti debere non potui. Itaque, ut primum Velia navigare coepi, institui Topica Aristotelea conscribere ab ipsa urbe commonitus amantissima tui» Cic., Fam. 7,19 pp. 215,28-216,5. «Renditi conto dell’importanza che tu hai per me: e ne ho tutti i motivi, perché il mio affetto non supera il tuo. È pur vero, però, che ora che sei assente devo sdebitarmi di ciò che ti ho più o meno negato, quando eri vicino a me, e che di sicuro non ti ho concesso. Pertanto, non appena cominciai a navigare nei pressi di Velia, decisi di comporre i Topica aristotelici, ispirato da quella città che tanto ti ama»29. 27 Vd. ad es. Cic. Top. 6, 59. 28 Ad un Cicerone che non avesse mai letto i Topici di Aristotele credono J. Klein, De

fontibus Topicorum Ciceronis, Diss. Bonn 1844, p. 25, M. Wallies, De fontibus Topicorum Ciceronis, Diss. Halle, p. 8, e L. Minio Paluello (ed.), Aristoteles Latinus, vol. V 1-3 (op. cit. n. 9), p. IX, ma, cfr. anche l’introduzione di H. Bornecque a Cicéron, Topiques, Paris 1960, p. 61-62, e la discussione di K. Bayer in M. Tullius Cicero, Topica. Die Kunst, richtig zu argumentieren, hrsg. von K. Bayer, München 1993, p. 91-97, il quale dimostra sulla base di un serrato confronto che il testo ciceroniano e la casistica in esso presentata sono differenti dal contenuto dei Topici aristotelici. Una proposta di buon senso mi sembra che sia ancora quella di B. Riposati, Studi sui Topica di Cicerone (op. cit. n. 4), p. 1-5 e 9-12, secondo cui Cicerone avrebbe presentato una teoria aristotelica aggiornata con gli sviluppi del pensiero stoico e delle discussioni all’interno del Peripato successive ad Aristotele (Riposati parla, in proposito, di “Aristotele dimidiato”). 29 La notizia sulla genesi dell’opera durante la navigazione è presente anche nella lettera prefatoria ai Topica: «ut autem a te discessi, in Graecia proficisciens, cum opera mea nec respublica nec amici uterentur nec honeste inter arma uersari possem […], ut veni Veliam tuaque et tuos (scil. Trebatii) uidi […], nolui deesse ne tacitae quidem flagitationi tuae. Itaque haec, cum mecum libros non haberem, memoria repetita, in ipsa navigatione conscripsi,

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Cicerone dichiara di aver scritto quest’opera senza libri a disposizione e basandosi sulla propria memoria nel corso di un viaggio per nave da Velia a Reggio. Inoltre, dal momento che l’opera è dedicata al giurista Trebazio, il quale si era imbattuto nei Topici di Aristotele senza riuscire a comprenderli30, Cicerone ha adattato i ragionamenti dialettici alla cultura del suo destinatario, proponendo una serie di esempi tratti dal mondo del diritto31 e non trattando quegli schemi che mal si adattavano al lavoro e all’esperienza del giurista, come dimostra quanto Cicerone dichiara a proposito della similitudo: «Similitudo sequitur, quae late patet, sed oratoribus et philosophis magis quam vobis. Etsi enim omnes loci sunt omnium disputationum ad argumenta suppeditanda, tamen aliis disputationibus abundantius occurrunt, aliis angustius» Cic. Top. 41. «Segue la similitudine: luogo di ampia estensione, aperto tuttavia a oratori e filosofi più che a voi; perché sebbene tutti i luoghi siano adatti a fornire argomenti per ogni questione, tuttavia ad alcuni di essi occorrono in maggiore abbondanza, ad altri meno» (trad. ital. di G.G. Tissoni).

In sostanza, Cicerone non soltanto ha adattato il contenuto dell’opera aristotelica al suo immediato interlocutore, ma ha inteso anche portare avanti la difficile operazione di trasmettere al mondo romano quegli elementi della teoria aristotelica dei Topici, mediati attraverso altre opere greche di argomento dialettico-retorico, che più facilmente potessero essere assorbiti dal mondo romano. Una prova della presenza in Cicerone di testi ed elaborazioni successive della topica aristotelica è offerta proprio dalla definizione del locus (tÒpoj): «[…] cum pervestigare argumentum aliquod uolumus, locos nosse debemus; sic enim appellatae ab Aristotele sunt hae quasi sedes, e quibus

tibique ex itinere misi» Cic., Top. 5. In realtà, molti studiosi hanno giustamente dubitato del fatto che Cicerone abbia potuto comporre quest’opera così ricca di citazioni senza la sua biblioteca e su una nave: vd. F. Sturm, Abalienatio. Essai d’explication de la définition des Topiques (Cic., Top. 5, 28), Milano 1958, p. 53-59. In questo lavoro, si sono prese in esame solo quelle parti delle due lettere che riguardano l’arrivo delle opere di Aristotele a Roma e qualche considerazione generale dell’Arpinate. 30 Vd. Cic., Top. 1-3. Sul rapporto tra Cicerone e i Topici di Aristotele lasciano perplesse le parole dell’Arpinate a proposito dello stile dell’opera aristotelica: «[…] dicendi quoque incredibili quadam cum copia, tum etiam suavitate» Cic. Top. 3 su cui vd. K. Bayer in Cicero, Topica (op. cit. n. 28), p. 94. 31 Vd. Cic., Fam. 7,19 p. 216,5-8 Watt: «Eum librum tibi misi Regio, scriptum, quam planissime res illa scribi potuit. Sin tibi quaedam videbantur obscuriora, cogitare debebis nullam artem litteris sine interprete et sine aliqua exercitatione percipi posse».

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argumenta promuntur. Itaque licet definire locum esse argumenti sedem, argumentum autem rationem quae rei dubiae faciat fidem» Top. 7-8. «Se vogliamo esplorare in profondità un argomento, dobbiamo conoscere i ‘luoghi’: così infatti furono dette da Aristotele quelle sedi – per così dire – donde si traggono gli argomenti. È pertanto possibile definire il luogo la sede dell’argomento, e l’argomento la ragione che rende certo un elemento dubbio» (trad. ital. di G.G. Tissoni)32.

Sebbene Cicerone chiami qui in causa Aristotele, è noto che lo Stagirita non abbia fornito una definizione del tÒpoj e che proprio a causa del suo silenzio nacquero ben presto diverse interpretazioni di questo concetto: probabilmente, il termine tÒpoj nacque in seno alla speculazione sofistica sul dialogo e Aristotele lo aveva semplicemente ripreso senza offrirne una spiegazione, in quanto esso doveva essere ben noto ai suoi contemporanei33. Tuttavia, già alla morte dello Stagirita il dibattito sul significato dato al concetto di tÒpoj dovette essere vivace tra i suoi allievi, come dimostra la definizione datane da Teofrasto, che si è supra menzionata. Non sappiamo quali evoluzioni abbia subito il tÒpoj fino a Cicerone, né conosciamo la fonte cui l’Arpinate attinse questa definizione che distingue due elementi all’interno del tÒpoj aristotelico: le sedes, ovvero i luoghi da cui si traggono gli argumenta, e gli argumenta stessi, che sono le leggi argomentative, che rendono valido un punto di vista all’interno di una discussione. Si tratta, tuttavia, di una definizione che non attinge al pensiero di Aristotele, ma che viceversa riprende la bipartizione Teofrastea della topica. In effetti, la traduzione latina, etimologicamente precisa, del termine tÒpoj con sedes non deve trarre in inganno, perché qui Cicerone sottolinea un concetto estraneo al pensiero di Aristotele, il quale non 32 « de même, lorsque nous voulons dépister des arguments, nous devons savoir les lieux où ‹on les trouve› ; c’est ainsi en effet qu’Aristote appelle comme qui dirait les magasins où l’on cherche les arguments. La définition du lieu pourrait donc être : magasin des arguments, et celle de l’argument : moyen servant à convaincre d’une chose douteuse ». (Trad. franc. di H. Bornecque, Paris 1960). Su questa definizione vd. B. Riposati, Studi sui Topica di Cicerone (op. cit. n. 4), p. 15-30. 33 Vd. F. Solmsen, Die Entwicklung der aristotelischen Logik und Rhetorik (op. cit. n. 4), p. 166-175, in cui si illustrano testimonianze dell’uso del termine negli oratori attici (Isocrate), in Protagora e Gorgia, ma S. Ebbesen, “The Theory of Loci in Antiquity and the Middle Ages” (op. cit n. 20), p. 19 n. 13 è dubbioso sul rapporto tra sofistica e topica aristotelica. Vd. anche N.J. Green Pedersen, The Tradition of the Topics (op. cit. n. 19), p. 2021 e la nota 20, per le moderne interpretazioni dei tÒpoi. Accanto al termine locus, un analogo ragionamento si può fare per l’uso del concetto di logica, mai affrontato da Aristotele, che compare invece in Cic. Top. 6. su questo punto vd. B. Riposati, Studi sui Topica di Cicerone (op. cit. n. 4), p. 1-2.

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aveva mai considerato i tÒpoi come contenitori esterni al ragionamento, da cui si traggono i ragionamenti stessi. Questo aspetto della questione è, invece, presente nella definizione di Teofrasto, autore che però Cicerone non menziona mai nei Topica: secondo alcuni studiosi, Cicerone avrebbe tratto questo concetto da quella parte dell’insegnamento della retorica che curava la memoria e che abituava appunto gli oratori a ricordare gli argomenti per gruppi (i cosiddetti luoghi della memoria presenti nella mnemotecnica34); altri hanno avanzato l’ipotesi poco probabile che Cicerone abbia elaborato personalmente questa distinzione tra sedes e argumenta per facilitare la comprensione al suo destinatario. In ogni caso, è importante osservare che questa elaborazione ciceroniana avrà fortuna nel corso dei secoli e troverà una sua collocazione all’interno dell’inventio nel curriculum degli studi di retorica tardo-antichi35, medievali e moderni fino ad Erasmo da Rotterdam, Melantone, Pierre de la Ramée (Petrus Ramus), il Lipsio, Vossius e Vico36. Quanto all’argumentum, anche se Cicerone lo tratteggia come un principio logico-argomentativo, egli non mostra mai il nudo schema, presentando solo esempi tratti dal diritto, da cui è però facile dedurre lo schema argomentativo come nel passo successivo in cui spiega il rapporto tra genere e specie: «A genere sic ducitur: “Quoniam argentum omne mulieri legatum est, non potest ea pecunia, quae numerata domi relicta est, non esse legata”». Top. 1337. «Dal genere così si deduce: “Considerato che a una donna fu legato in eredità tutto l’argento, non può non rientrare nel legato testamentario tutta la valuta argentea reperita nella casa”» (trad. ital. di G.G. Tissoni).

In questo caso, Cicerone dimostra che ciò che è valido per un genere, deve essere valido anche per una sua specie: e così, se una donna ere34 L’ipotesi della derivazione della teoria topica di Cicerone dalle scuole di retorica ellenistiche, e in particolare da Ermogene, è discussa e criticata da B. Riposati, Studi sui Topica di Cicerone (op. cit. n. 4), p. 15-24. Sull’influsso delle arti mnemoniche, proposto anche nel caso di Aristotele: vd. E. Stump (ed.), Boethius’s De topicis differentiis (op. cit. n. 6), p. 165-166. La concezione spaziale dei luoghi-contenitori è ribadita da Cicerone in De orat. 2,94; 2,130; 2,147; Part. 5, su cui vd. B. Riposati, Studi sui Topica di Cicerone (op. cit. n. 4), p. 95-96. 35 Nel commentare questa parte, Boezio conferma il collegamento tra topica e inventio: «Ac primum quid sint loci termino definitionis includit, eiusque artis quae topice dicitur exempli quadam claritate designat intentionem. Est enim topices intentio argumentorum facilis inventio. Non igitur invenire docet topice, quod est naturalis ingenii, sed facilius invenire». 36 Vd. B. Riposati, Studi sui Topica di Cicerone (op. cit. n. 4), p. XIII. Del trattamento dei loci da parte di Isidoro di Siviglia, influenzato dal modello Ciceroniano-Boeziano, si è già detto supra n. 25. 37 Per un commento vd. K. Bayer in Cicero, Topica, (op. cit. n. 28), p. 116-117.

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dita il patrimonio in argento, eredita anche le monete d’argento, che rientrano nel genere del patrimonio38. Il modo migliore per far venire alla luce la struttura logica di questo esempio è mostrare la conclusione del commento dedicato da Boezio a questo passo ciceroniano, perché il caso è ritradotto in termini logici, inserendo proprio l’istruzione (o legge argomentativa) che Cicerone aveva tralasciato per presentare a Trebazio il solo esempio: «Est igitur quaestio quidem, ut dictum est, an numerata pecunia legata sit. Argumentum ab eo quod in ipso est, id est a genere quod inest propriae speciei, id est ab affectis, quod est ita ut ad id referatur (scil. l’istruzione) […]; maxima propositio (scil. la legge argomentativa) est: cui convenit omne genus, eidem unamquaque speciem convenire» Boeth. In Cic. Top. II 1070B. «Come si è detto, il problema riguarda se il danaro contante rientri nell’eredità. L’argomentazione da ciò che è nella sostanza, cioè dal genere che è all’interno della propria specie, cioè dai concetti relativi, in quanto è tale che sia ad esso riferito […]; la maxima propositio è: se ogni genere si adatta a qualcosa, a quella stessa cosa deve adattarsi ciascuna specie».

Boezio ha individuato nell’esempio ciceroniano due parti: 1. L’argumentum, corrispondente all’istruzione aristotelica: «Argumentum ab eo quod in ipso est, id est a genere quod inest propriae speciei, id est ab affectis, quod est ita ut ad id referatur. 2. Corrispondente, invece, alla legge argomentativa di Aristotele è la maxima propositio, su cui torneremo fra poco: «maxima propositio est: cui convenit omne genus, eidem unamquaque speciem convenire». In definitiva, il testo ciceroniano, costruito solo attraverso una casistica di esempi, riduceva i tÒpoi aristotelici ad uno scheletro, al quale Boezio adatta agevolmente una veste di argomentazioni logiche39. Pur essendo sulla strada della bipartizione dei tÒpoi aristotelici, già indicata da Teofrasto, che porterà a ridurre la topica ad uno strumento per reperire premesse sillogistiche, non si può dire, tuttavia, che Cicerone abbia scritto un testo di pura logica, né che egli considerasse

38 Il rapporto tra genere e specie è affrontato da Aristotele in Top. D 1. 39 Già Boeth. In Cic. Top. I 1054B aveva indicato la differenza tra la topica ciceroniana e

quella aristotelica in una superiore astrazione di quest’ultima, alla quale egli faceva risalire anche il concetto di maxima propositio: vd. anche B. Riposati, Studi sui Topica di Cicerone (op. cit. n. 4), p. 26.

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i Topici aristotelici un testo di analitica. È lo stesso Cicerone a fornirci più di una prova di questa sua opinione. Nei primi capitoli dei Topici, dedicati ad illustrare l’occasione che indusse Cicerone a stendere quest’opera, egli racconta che Trebazio, imbattutosi nei Topici di Aristotele, ne era stato respinto dall’oscurità: a Cicerone che lo invitava a rivolgersi ad un retore, Trebazio avrebbe risposto che tutti quelli consultati non gli erano stati d’aiuto: «Cum autem ego te non tam vitandi laboris mei causa quam quod id tua interesse arbitrarer, vel ut eos per te ipse legeres vel ut totam rationem a doctissimo quodam rhetore acciperes, hortatus essem, utrumque, ut ex te audiebam, es expertus. Sed a libris te obscuritas reiecit. Rhetor autem ille magnus haec, ut opinor, Aristotelia se ignorare respondit» (Cic. Top. 2-3). «Dopo che t’ebbi consigliato – non tanto per risparmiare la mia fatica quanto perché credevo che tornasse a tuo utile o di leggerti direttamente quei libri o di penetrare la dottrina sotto la guida di un retore specialista, hai tentato, come mi hai riferito, l’uno e l’altro esperimento. Ma l’oscurità dell’argomento ti ha respinto da quelle pagine; quell’illustre retore, poi, deve averti risposto, come credo, che egli ignorava siffatte questioni aristoteliche» (trad. ital. di G.G. Tissoni).

Sia Cicerone sia Trebazio si erano, dunque, avvicinati ai Topici pensando di avere a che fare con un testo collegato alla retorica: si è già visto nel passo sul locus tratto dalla similitudine che Cicerone dichiara esplicitamente di considerare questo argomento valido per i retori. È d’altronde la stessa natura dell’operetta ciceroniana, ridotta ad una casistica di casi giuridici, che rivela chiaramente l’aspetto di prontuario pratico che Cicerone volle dare all’argomento aristotelico. In conclusione, nonostante i limiti dovuti alle finalità e al destinatario, ma anche alle aggiunte provenienti da opere sulla topica successive ad Aristotele che furono consultate da Cicerone, il trattato ciceroniano costituisce una meditata lettura della teoria topica elaborata da Aristotele che ne rispetta sia la natura dialettica di strumento per la ricerca di argomenti endoxali sia la propensione retorica40. Avendo già presentato più di un passo del commento ai Topica di Cicerone scritto da Boezio e in considerazione dell’ovvio legame che unisce le opere di Cicerone e Boezio, non si seguirà qui la successione cronologica, che prevede l’esame del commento di Alessandro, ma si 40 B. Riposati, Studi sui Topica di Cicerone (op. cit. n. 4), p. 26-30 ha ben colto l’intenzione sia dialettica sia retorica che anima i Topica di Cicerone. È d’altronde assai improbabile che Trebazio e Cicerone potessero dedicare le loro attenzioni ad un testo aristotelico che avesse fama di affrontare argomenti meramente logici, secondo il metodo propugnato dagli Stoici. Sul rapporto tra dialettica/logica e retorica vd. Cic. orat. 113.

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affronteranno subito i due testi boeziani. Si tratta delle ultime opere logiche di Boezio, che furono scritte poco prima della sua condanna a morte e della famosa Consolatio, con cui mostrano più di un punto di contatto41; esse esulano dal progetto di traduzione di Aristotele e Platone, che Boezio aveva illustrato nell’introduzione al secondo libro del commento maggiore al De interpretatione e che segue il programma di apprendimento della logica adottato nelle scuole neoplatoniche greche42. Nell’introduzione al commento ai Topica, dedicato a Patrizio43, Boezio non spiega le ragioni di questa deviazione dal canone aristotelico, ma ricorda come precedente il perduto commento di Mario Vittorino ai Topica ciceroniani. In questa scelta di Boezio trova dunque una conferma indiretta la notizia dataci da Gerolamo, secondo cui l’opuscolo di Cicerone sarebbe divenuto un testo di riferimento nel curriculum scolastico occidentale del trivio in sostituzione della corrispondente opera aristotelica. D’altronde, questa deviazione ciceroniana non aveva distratto Boezio dal suo intento di tradurre l’Organon aristotelico, dal momento che nella monografia De topicis differentiis egli dichiara esplicitamente di aver tradotto e commentato i Topici di Aristotele44: 41 Per la cronologia delle opere di Boezio vd. L.M. De Rijk, “On the Chronology of Boethius’ Works on Logic”, in Vivarium, 2, 1964, p. 1-49 e 125-162, in part. p. 151-152, dove lo studioso afferma che il commento e il De topicis differentiis furono scritti prima del 522. Sebbene questa datazione sia accolta da L. Obertello, Severino Boezio, vol. I, Genova 1974, p. 329-330, e H. Chadwick, Boezio (op. cit. n. 25), p. 162, mi sia qui consentito il rinvio a G. Abbamonte, «Allusioni politiche nell’In Ciceronis Topica di Boezio», in Vichiana N.S. 5,1994, p. 238-265, in cui suggerisco una datazione post 522 (anno del consolato dei figli di Boezio) sulla base delle allusioni ad una situazione politica deteriorata, presenti nelle due ultime opere dialettiche di Boezio. 42 Boet. In De interpr. 2,2 p. 79,9-80,6 Meiser. Ma sulla presunta forza prescrittiva di questo ambizioso piano di lavoro vd. le giuste perplessità di A. Kappelmacher, “Der Schriftstellerische Plan des Boethius”, Wiener Studien 46,1929, p. 215-225 [rist. anast. in M. Fuhrmann-J. Gruber (hrsg.), Boethius, Darmstadt 1984, p. 71-81]. 43 Cfr. Boet. In Cic. Top. 1039D-1042A: sul personaggio di Patrizio vd. L. Obertello, Severino Boezio (op. cit. n. 39), vol. I., p. 177 n. 21. 44 Vd. L. Minio Paluello (ed.), Aristoteles Latinus, vol. V 1-3 (op. cit. n. 9), p. X-XLII, L.M. De Rijk, “On the Chronology of Boethius’ Works on Logic” (op. cit. n. 40) p. 156, 160161, e L. Obertello, Severino Boezio (op. cit. n. 39), vol. I., p. 198. Né De Rjik, né Obertello hanno però osservato che i riferimenti più circostanziati alla traduzione latina dei Topici aristotelici sono offerti da Boezio nel De topicis differentiis, mentre il commento In Ciceronis Topica presenta un solo accenno a questa versione piuttosto vago e volto al futuro: «Quisquis igitur vel Aristotelis Graeca vel nostra ab Aristotele translata prospexerit, has illic propositiones locos invieniet nuncupari» Boeth. In Cic. Top. II 1052B. Ipotizzare che Boezio abbia compiuto la versione dei Topici di Aristotele dopo il commento ai Topica ciceroniani permetterebbe di comprendere anche perché nel commento manchi ogni riferimento a Temistio e al suo diagramma dei loci, che è invece al centro della trattazione del De topicis

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1. «Singula vero pro qualitate operis diligentius vel his octo voluminibus expedita sunt, quibus Aristotelis Topica in Latinam vertimus orationem […]» Boeth. De top. diff. I 1173C (= Testimonianza sull’esistenza della traduzione boeziana dei Topici di Aristotele). 2. «Multae autem sunt diversitates locorum ab eo quod est magis et minus argumenta ministrantium, quos in expositione Topicorum Aristotelis diligentius persecuti sumus» Boeth. De top. diff. II 1191A (= Testimonianza sull’esistenza del commento boeziano ai Topici di Aristotele). 3. «Quo autem modo de his dialecticis rationibus disputetur, in his commentariis quos in Aristotelis Topica a nobis translata conscripsimus, expeditum est» Boeth. IV De top. diff. 1216D (= Seconda testimonianza sull’esistenza del commento boeziano ai Topici di Aristotele)45. Tuttavia, mentre la traduzione del testo aristotelico si è conservata in circa duecentosettanta manoscritti46, il commento ai Topici aristotelici, di cui ci parla Boezio, non ci è pervenuto, forse proprio perché la tradizione scolastica occidentale preferì continuare ad insegnare la teoria dei loci attraverso il testo ciceroniano47.

differentiis: è probabile che Boezio sia venuto a contatto con l’esegesi temistiana solo nel momento in cui ha tradotto il testo aristotelico (in proposito vd. la nota successiva sulla teoria di J. Shiel). 45 Boezio dichiara qui di aver tradotto un commento ai Topici dal greco e ciò confermerebbe l’ipotesi di J. Shiel, “Boethius’ Commentaries on Aristotle”, Medieval and Renaissance Studies 4, 1958, p. 217-244 [rist. anast. in M. Fuhrmann-J. Gruber (hrsg.), Boethius, Darmstadt 1984, p. 155-183], secondo cui tutti i commenti boeziani all’Organon aristotelico sarebbero una traduzione di hypomnemata greci di ambito neoplatonico. In particolare, alle p. 177-178 Shiel analizza alcuni passi del De topicis differentiis senza però prendere in esame il summenzionato luogo, che costituisce una prova della sua teoria. 46 Vd. l’elenco in L. Minio Paluello (ed.), Aristoteles Latinus, vol. V 1-3 (op. cit. n. 9), pp, XI-XXIV, e le considerazioni di L. Obertello, Severino Boezio (op. cit. n. 39), vol. I., p. 213, e ancora di L. Minio Paluello, « Les traductions et les commentaires aristotéliciens de Boèce », Studia Patristica 2, 1957, p. 358-365 [trad. tedesca “Boethius als Übersetzer und Kommentator aristotelischer Schriften” in M. Fuhrmann-J. Gruber (hrsg.), Boethius, Darmstadt 1984, p. 147-154]. 47 Un’indicazione in tal senso proviene anche dalle due redazioni delle Institutiones di Cassiodoro, che nella sezione della dialettica dedicata alla topica (Cassiod. Inst. 2,15-20) mostra di conoscere i Topici aristotelici nelle versioni latine di Mario Vittorino e Boezio, ma utilizza solo i Topica di Cicerone, ai quali affiancano nella prima redazione il commento di Mario Vittorino, mentre nel seconda quest’ultimo è stato sostituito dal commento di Boezio (vd. Cassiod. Inst. 2,18 p. 129,2-5 appar. Mynors). Anche Isidoro di Siviglia non nomina Aristotele nella sua presentazione della topica in Etymol. 2,30. Su questo aspetto della

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Venendo al contenuto del commento, come si è già visto a proposito del locus a genere, Boezio rilegge in chiave logica il testo ciceroniano dei Topica e introduce un concetto nuovo rispetto alla scarna teorizzazione dell’Arpinate: si tratta della maxima propositio, la cui natura è così definita all’inizio dell’opera: «Maximas igitur, idest universales ac notissimas propositiones, ex quibus syllogismorum conclusio descendit, in Topicis ab Aristotele conscriptis locos appellatos esse perspeximus. Quod enim maximae sunt, id est universales, propositiones reliquas in se velut loci corpora complectuntur, quod vero notissimae atque manifestae sunt, fidem quaestionibus praestant, eoque modo ambiguarum rerum continent probationes» Boeth. In Cic. Top. I 1051C-D. «Noi abbiamo visto che nei Topici scritti da Aristotele sono chiamati ‘luoghi’ le proposizioni ‘massime’, cioè quelle universali e perfettamente conosciute, da cui discende la conclusione dei sillogismi. Proprio in quanto sono ‘massime’, cioè universali, esse abbracciano in sé le restanti proposizioni, come i luoghi fanno con i corpi; invece, proprio in quanto sono perfettamente conosciute ed evidenti, offrono garanzie nella soluzione dei problemi e allo stesso tempo contengono le dimostrazioni dei casi ambigui».

Sebbene Boezio affermi che le maximae propositiones sono identificabili tout court con i tÒpoi aristotelici, tuttavia più che riprendere un’improbabile definizione aristotelica, le parole di Boezio riecheggiano concetti presenti nella definizione Teofrastea di tÒpoj. In particolare, da Teofrasto Boezio recupera l’idea della bipartizione del tÒpoj, che era stata già ripresa da Cicerone: in quanto maxima propositio il tÒpoj boeziano è, da un lato, un contenitore di altri enunciati («[…] propositiones reliquas in se velut loci corpora complectuntur»); inoltre, come in Teofrasto e Cicerone, il locus non si limita ad essere più universale di altre proposizioni, ma assume anche le caratteristiche di una legge argomentativa che serve a dimostrare la veridicità degli enunciati in esso compresi e dunque a fungere da garanzia formale della premessa maggiore nei sillogismi48. A questo punto, l’innesto della topica all’interno dell’analitica è ormai avviato: la prima serve a produrre le

tradizione logico-scolastica occidentale cfr. G. D’Onofrio, Fons scientiae. (op. cit. n. 25), p. 14-16. 48 Vd. S. Ebbesen, “The Theory of Loci in Antiquity and the Middle Ages” (op. cit. n. 20), p. 29-34, che delinea anche un possibile percorso da Teofrasto a Boezio attraverso una fonte imprecisata di Temistio, di cui restano tracce in Diogene Laerzio 3,53-55.

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premesse più generali per la seconda. Quest’interpretazione è ribadita nel trattato successivo De topicis differentiis: «Omnis ratio disserendi, quam logicen Peripatetici veteres appellavere, in duas distribuitur partes, unam inveniendi, alteram iudicandi. Et ea quidem pars quae iudicium purgat atque instruit, ab illis analytice vocata, a nobis potest resolutoria nuncupari. Ea vero quae inveniendi facultatem subministrat, a Graecis topice, a nobis localis dicitur. Ac de illa quidem parte quae iudicandi magistra est, alias disputabitur. Nunc vero consilium est aperire qui sint loci, quae eorum differentiae, qui etiam quibus apti sint syllogismis» De top. diff. I 1173B-C. «Ogni metodo di discussione, che gli antichi Peripatetici definiscono ‘logica’, si divide in due parti, una per reperire i ragionamenti, un’altra per dimostrarli. E quella parte che mette a punto e costruisce il ragionamento e da loro chiamata ‘analitica’, da noi può essere definita ‘scienza delle conclusioni’; quella che invece provvede alla capacità di reperire i ragionamenti dai greci è chiamata topica, da noi è detta ‘scienza locale’. Di quella parte che presiede alla dimostrazione si discuterà in un’altra sede: ora invece è mia intenzione chiarire che cosa siano i luoghi, quali siano le differenze tra loro e quali siano adatti ai sillogismi e a quali sillogismi essi siano adatti».

Con Boezio la ‘topica’ aristotelica, persa la caratteristica di analizzare gli argomenti endoxali relativi a ciascuna scienza, è pienamente entrata al servizio dell’sillogistica: essa ha il compito di produrre le premesse maggiori dei sillogismi. Non è questa la sede per illustrare l’importanza che l’opinione di Boezio ha avuto nello sviluppo degli studi filosofici dell’Occidente europeo: il corpus di traduzioni, commenti e monografie elaborati da Boezio, conosciuto come logica vetus, rimase fino all’XI secolo il patrimonio logico di riferimento per tutti gli studiosi: a partire dal Medioevo, dunque, i Topici di Aristotele e Cicerone sono stati considerati testi utili alla sillogistica, sulla base dell’auctoritas Boethiana49. Il documento che viene cronologicamente dopo Cicerone e che attesta la fortuna del trattato aristotelico anche nei primi secoli dell’impero è l’enorme commentario continuo ai Topici scritto da Alessandro di Afrodisia tra la fine II d.C. e l’inizio del III d.C.: il testo occupa 591 pagine dell’edizione curata da Max Wallies nel 1891 e ci è pervenuto 49 Vd. J. Pinborg, Logica e semantica nel Medioevo, Torino 1984, p. 26-26-34, e E. Stump, “Topics: Their Development and Absorption into Consequences” (op. cit. n. 21). Piace qui ricordare una tappa della fortuna del De topicis differentiis, rappresentata da un commento anonimo all’opuscolo Boeziano, databile all’XI secolo e conservato nel ms. Pommerfelden Schloßbibl. 16/2764 (ex Erfurt, St. Peter 16), pubblicato in H. Hansen, “An Early Commentary on Boethius’ De topicis differentiis”, Cahiers de l’Institut du Moyen Age Grec et Latin 76, 2005, p. 45-130.

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quasi per intero, anche se fortemente interpolato con materiale bizantino sia anonimo sia ascrivibile al commento di Leone Magentino50. Nei secoli intercorsi tra Cicerone ed Alessandro abbiamo una sola notizia, dataci dallo stesso Alessandro, di un autore che si sarebbe interessato ai Topici: si tratta del filosofo peripatetico Ermino, attivo nel corso del II sec. d.C. e maestro di Alessandro51: oltre ad aver commentato le Categorie, il De interpretatione e gli Analitici primi52, sembra che Ermino si sia interessato anche a due passi dei Topici. Nel primo caso, Ermino interviene a proposito di Top. Q 11, 161b19-34, in cui Aristotele presenta cinque tipi di obiezioni che si possono muovere contro un’argomentazione: 1. L’obiezione si realizza quando dalle premesse non deriva la conclusione proposta, né alcun’altra conclusione, perché tutte o quasi tutte queste premesse sono false o sono enunciati non tenuti in considerazione (¥[doxa): in questo caso accade che la conclusione dialettica non può derivare da tali enunciati, anche se alcuni di essi sono eliminati o ad essi sono aggiunti altri enunciati; 2. L’obiezione di secondo tipo si muove quando il sillogismo, fondato su premesse false o non tenute in considerazione (¥[doxa), come le precedenti, non riesce a demolire la tesi; 3. L’obiezione di terzo tipo si verifica quando il sillogismo proposto può essere realizzato attraverso l’aggiunta di premesse peggiori e tenute in minor considerazione rispetto a quelle di partenza; 4. L’obiezione di quarto tipo si realizza quando si riesce a costruire il sillogismo, pur avendo eliminato alcune premesse;

50 Wallies racchiude in parentesi quadre [ ] gli scoli anonimi ed in parentesi quadre doppie [ ] le parti in cui è stato inserito il commentario di Leone Magentino. Su Leone Magentino (fine XII-in. XIII sec.) vd. M. Wallies, “Die griechische Ausleger der aristotelischen Topik”, in Wissenschftliche Beilage zum Programm des Sophien-Gymnasium zu Berlin 65, 1891, p. 127; un elenco dei commenti di Leone Magentino è dato da L. Benakis, “Grundbibliographie zum Aristoteles-Studium in Byzanz”, in J. Wiesner (hrsg. von), Aristoteles Werk und Wirkung, vol. II, (Kommentierung, Überlieferung, Nachleben), Berlin-New York 1987, p. 358, mentre alcuni scoli di Leone Magentino ad Arist. Soph. el. Sono stati editi da A. BülowJakobsen-S. Ebbesen, “Vaticanus Urbinas Graecus 35. An Edition of the Scholia on Aristotle’s Sophistici elenchi”, Cahiers de l’Institut du Moyen Age Grec et Latin 43, 1982, p. 45-120. 51 Cfr. Sympl. In De caelo 430,32-33: `Ermfnou d{, fhsin (scil. Alessandro), ½kousa, kaq¦ Ãn kai œn tolj `Aspasfou ferÒmenon, ee }stin ¥nesij peri tÕ qelon sîma, Ãn œpftasij kai prÕ toà : p©sa g¦r ¥nesij œpit£sewj. 52 La bibliografia su Ermino è alla nota 5.

Cicerone, Alessandro di Afrodisia, Boezio

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5. L’obiezione di quinto tipo si verifica quando il sillogismo arriva alla conclusione partendo da premesse non tenute in considerazione e meno credibili della conclusione, oppure se è dedotto da premesse vere, ma che richiedono molto lavoro per essere dimostrate. Alessandro ci informa che Ermino diede una lettura personale di questo passo: `Ermlnoj m{ntoi t¾n ¢pÕ tÁj prosq{sewj kai tÁj ¢fair{sewj œpitfmhsin mfan fhsin ennai, t¾n d/ ¢pÕ toà di/ ¢doxot{rwn À di/ ¢leqîn plefonoj deom{nwn lÒgou eej dÚo œpitim›seij diairel. toàto d‹ poiîn poiel kai t¾n deut{ran œpitfmhsin t¾n aÙt¾n tV' tet£rtV. À dij paralambanÒmenon tÕ œx ¢doxot{rwn : kai g¦r ¹ deut{ra toàto encen, ee kai m¾ tÕ prokefmenon sullogfzetai ¢ll/ ¥llo ti (Alex Aphrod. In Top. 569,3-8 = Schmidt fr. IV.1). «Ermino tuttavia dice che l’obiezione che deriva dalla sottrazione e quella dall’aggiunta sono unificabili, mentre divide in due le obiezioni che derivano da argomenti non fondati sull’opinione o che derivano da argomenti veri, ma tali da richiedere un lungo ragionamento per essere dimostrati. Così facendo, rende la seconda obiezione simile alla quarta oppure fa in modo che sia assunto due volte quell’argomento che deriva da argomenti non fondati sull’opinione Infatti, la seconda obiezione possiede questa caratteristica che se non arriva a concludere ciò che ha stabilito, conclude qualcos’altro».

Ermino propone, quindi, un accorpamento delle cinque obiezioni diverso da quello proposto da Aristotele: 1a t¾n ¢pÕ tÁj prosq{sewj kai tÁj ¢fair{sewj œpitfmhsin mfan fhsin ennai (569,3-4): unificazione di terza e quarta obiezione in un’unica obiezione in grado di costruire un sillogismo per aggiunzione o sottrazione di enunciati; 1b t¾n d' ¢pÕ toà di/ ¢doxot{rwn À di/ ¢leqîn plefonoj deom{nwn lÒgou eej dÚo œpitim›seij diairel (569,4-5): separazione all’interno della quinta obiezione tra le premesse non tenute in considerazione e meno credibili della conclusione e le premesse vere che però richiedono per essere dimostrate molto lavoro (i due elementi, cioè, individuati da Arist. per concludere il sillogismo)53. 53 Cfr. P. Moraux, Der Aristotelismus bei den Griechen von Andronikos bis Alexander von Aphrodisias, vol. II (op. cit. n. 5), p. 394-395.

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Giancarlo Abbamonte

L’elenco delle obiezioni riformulato da Ermino si strutturerebbe nel seguente modo: Prima obiezione

Identica a quella di Arist.

Seconda obiezione

Identica a quella di Arist.

Terza obiezione

Si realizza quando si costruisce il sillogismo attraverso l’aggiunta di premesse inferiori e tenute meno in considerazione rispetto a quelle di partenza e si riesce a costruirlo, pur avendo eliminato alcune premesse.

Quarta obiezione

Si realizza quando il sillogismo arriva alla conclusione pur partendo da premesse non tenute in considerazione e meno credibili della conclusione.

Quinta obiezione

Si realizza quando il sillogismo è dedotto da premesse vere, ma che richiedono molta fatica per essere dimostrate.

1.c Nella nuova ripartizione proposta da Ermino presentano una certa somiglianza la seconda e la quarta obiezione, formate entrambe da enunciati ¥doxa. Pur consapevole di ciò, Ermino non ha ritenuto opportuno unificare questi due tipi di obiezione a causa del loro differente esito: nella seconda il sillogismo non riesce a demolire la tesi, mentre nella quarta si riesce a costruire un sillogismo valido, anche se costituito da enunciati ¥doxa54. Ermino è menzionato da Alessandro anche a proposito del concetto di argomentazione falsa, di cui Aristotele parla in Top. Q 12, 162b3-24 presentando quattro tipi di argomentazione falsa: nel secondo tipo, corrispondente alla reductio ad impossibile, la conclusione non è coerente con il contenuto delle premesse. Ermino ritiene che Aristotele abbia annoverato la reductio ad impossibile tra le false argomentazioni, escludendola dall’insieme dei sillogismi, perché la conclusione non è raggiunta attraverso una struttura sillogistica: toàto d/ ¨n l{goi, ½toi Óti p£ntej od eej ¢dÚnaton ¢p£gontej sullogfzontai m{n, oÙ m¾n tÕ prokefmenon, ¢ll/ }stin Ð sullogismÕj yeud›j : oÛtw g¦r deiknàsi tÕ prokefmenon di¦ tÁj eej ¢dÚnaton ¢pagwgÁj, oÙ tù aÙtÕ deiknÚnai di¦ sullogismoà. À oân toàto l{gei, çj `ErmfnJ dokel À m©llon ktl. (Alex. In Top. 574,22-26 = fr. IV.2 Schmidt). 54 Cfr. Alex. In Top. 569,5-8 riportato supra.

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«Si potrebbe affermare ciò in quanto tutti coloro che riducono ad impossibile è vero che inferiscono una conclusione (che però non è quella stabilita), ma l’inferenza è falsa, perché in questo modo dimostrano quanto stabilito attraverso la reductio ad impossibile, non in quanto lo hanno dimostrato attraverso l’inferenza sillogistica. Aristotele afferma ciò o secondo l’interpretazione di Ermino o piuttosto […]».

La posizione di Ermino risulta però isolata, perché, come aggiunge Alessandro, tutti gli altri interpreti ritengono che Aristotele abbia escluso questo tipo ragionamento dagli schemi sillogistici non per la struttura formale, ma perché con esso si costruivano argomentazioni basate su un ragionamento impossibile55. L’esegesi di tipo formale suggerita da Ermino sembrerebbe più consona al dettato aristotelico sui sillogismi espresso negli Analitici primi, che impone una conclusione non estranea ai termini contenuti nelle due premesse. Il fatto che i due passi su Ermino siano riferiti solo da Alessandro sembra offrire una conferma indiretta della notizia data da Simplicio, secondo cui Alessandro avrebbe ascoltato le lezioni di Ermino56: sfortunatamente, fatta eccezione per questi due casi, non siamo in grado di valutarne l’importanza che la speculazione di Ermino ha avuto sulla riflessione di Alessandro in relazione alla topica; dai due frammenti riportati da Alessandro sembra che la meditazione portata avanti dal filosofo Ermino sui Topici tendesse ad interpretare il testo aristotelico sulla base della teoria sillogistica sviluppata da Aristotele negli Analitici favorendo quella lettura ‘analitica’ dei Topici presente anche in Alessandro. Resta, invece, ancora aperto il problema se Alessandro abbia tratto questi passi da un commentario continuo dedicato da Ermino all’opera aristotelica ovvero se si tratti di un altro genere di opere (monografie, quaestiones?)57. 55 Cfr. Alex. In Top. 574,20-575,7. Il passo non è esaminato da M. Wallies, “Die griechische Ausleger der aristotelischen Topik”, (op. cit. n. 46), p. 4-5, dove si accenna solo al contributo di Ermino sui Topici, né da H. Schmidt, De Hermino peripatetico (op. cit. n. 5), p. 40-41, che si limita a riportarlo privo di qualunque esegesi. Il luogo è invece analizzato in P. Moraux, Der Aristotelismus bei den Griechen von Andronikos bis Alexander von Aphrodisias, vol. II (op. cit. n. 5), p. 395-396. 56 Cfr. P. Moraux, Der Aristotelismus bei den Griechen von Andronikos bis Alexander von Aphrodisias, vol. II (op. cit. n. 5), p. 360 e n. 5, 394. 57 A conclusioni analoghe circa la tendenza di Ermino a ridurre in termini analitici il pensiero aristotelico giunge anche H.B. Gottschalk, “Aristotelian Philosophy […]” (op. cit. n. 2), p. 1159. Sembrano escludere la possibilità di un commentario continuo ai Topici H. Schmidt, De Hermino peripatetico (op. cit. n. 5), p. 8, e P. Moraux, Der Aristotelismus bei den Griechen von Andronikos bis Alexander von Aphrodisias, vol. II (op. cit. n. 5), p. 394. L’ipotesi di un lavoro continuo di Ermino sul testo dei Topici lascia perplessi anche perché le due citazioni riportate da Alessandro sono molto vicine tra loro e riguardano due passi successivi dell’ottavo libro dei Topici (Q 11 e 12); mancano invece notizie di esegesi di

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Giancarlo Abbamonte

Anche il commento di Alessandro risente di una forte propensione ‘analitica’, che si era manifestata all’interno del Peripato a partire da Teofrasto: lo rivelano numerosi passi in cui l’interpretazione dei Topici data da Alessandro si riduce ad una formalizzazione logica degli argomenti di Aristotele. È indicativo un passo posto all’inizio del secondo libro, in cui Alessandro ripropone in una versione ridotta la definizione di tÒpoj data da Teofrasto, di cui si è discusso in precedenza, e vi aggiunge una propria spiegazione, che dimostra quanto Alessandro condivida la definizione Teofrastea: diÕ kai Ðrfzetai Ð QeÒfrastoj tÕn tÒpon, æj ½dh ¹mln œn tolj prètoij ehrhtai oÛtwj : tÒpoj œstin ¢rc› tij À stoicelon, ¢f/ oá lamb£nomen t¦j peri Ÿkaston ¢rc¦j, tÍ perigrafÍ m‹n ærism{noj, tolj d‹ kaq/ Ÿkasta ¢Òristoj. oƒon tÒpoj œstin : ee tÕ œnantfon tù œnantfJ Øp£rcei, kai tù œnantfJ tÕ œnantfon (Alex. In Top. 126,12-17 = Theophr. Fr. 122B FHSG). «Perciò Teofrasto definisce il ‘luogo’ (come già si è detto nel primo libro) così: “Il luogo è un principio o elemento, da cui assumiamo i principi relativi ad ogni argomento; esso è definito nella forma, ma indefinito rispetto al particolare”. Per esempio, è un luogo: “Se il contrario è predicato del contrario, lo è anche il contrario del contrario”».

Rispetto alla precedente definizione Alessandro aggiunge un esempio finale («se il contrario A è il predicato del contrario B, anche il contrario B sarà predicato del contrario A»), in cui il commentatore identifica il tÒpoj con una legge argomentativa di reciprocità (se A = B, allora B = A), che accomuna il tÒpoj alla funzione logica, come ha suggerito De Pater58. Ma l’interpretazione analitico-sillogistica data da Alessandro ai Topici di Aristotele va anche oltre, dal momento che il commentatore ricorre spesso alla struttura dei sillogismi per spiegare i termini Ermino relative ad altri luoghi dei Topici. Poco convincente mi sembra la proposta di H. Schmidt, De Hermino peripatetico (op. cit. n. 5), p. 39 di considerare i passi due scoli di Ermino: «Quamquam igitur perpauca sunt tamen constat haud dubie Herminum in Topicis exponendis Alexandro antecessisse, etsi peculiarem commentarium illum in lucem edidisse non putamus, sed in scholis tantum illas protulisse interpretationes». Come è noto, all’epoca di Ermino si scriveva ancora sul volumen, che lasciava ai lati del testo intercolumni assai stretti e non adeguati ad accogliere veri e propri scoli (L’attività scoliastica è attestata a partire dal IV d.C. con il sopraggiungere del codex). L’argomento delle due note di Ermino, attinente in entrambi i casi a problemi di argomentazioni, spinge a pensare o che esse facessero parte del suo lavoro sugli Analitici primi o che nella loro forma originaria potessero essere quaestiones, come quelle riunite sotto il nome di Alessandro. 58 Vd. W. De Pater, « La fonction du lieu et de l’instrument dans les Topiques d’Aristote » (op. cit. n. 21), p. 167.

Cicerone, Alessandro di Afrodisia, Boezio

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aristotelici. Ad esempio, Alessandro dedica molto spazio a spiegare la definizione di sillogismo data da Aristotele all’inizio dei Topici: “Esti d¾ sullogismÕj lÒgoj œn ú teq{ntwn tinîn ŸterÒn ti tîn keim{nwn œx ¢n£gkhj sumbafnei di¦ tîn keim{nwn. (Arist. Top. A 1 100a25-27). «‘sillogismo’ è quel ragionamento, in cui, posti alcuni enunciati, risulta per necessità attraverso gli enunciati posti qualcosa di diverso dagli enunciati posti» (trad. ital. di G. Colli)59.

Nel momento in cui deve commentare l’espressione finale di¦ tîn keim{nwn Alessandro si dilunga a chiarire che il sillogismo arriva a conclusioni che sono enunciati differenti dalle premesse, ma contenenti i termini delle premesse date: se la conclusione contiene elementi diversi da quelli presenti nelle premesse, allora non è un sillogismo. Da questa considerazione Alessandro parte per portare avanti una serrata polemica prima contro un argomento epicureo e poi addirittura contro uno degli enunciati dello stesso tetrapharmakon epicureo: oƒon ee labèn tij t¾n ¹don¾n kat¦ fÚsin kai tÕ kat¦ fÚsin adretÕn sumperafnonto t¾n ¹don¾n ¢gaqÕn ennai : oÙ g¦r toàto defknutai œk tîn keim{nwn, ee kai Ÿpetai œx ¢n£gkhj tù sunagom{nJ. toioàtoj kai Ð peri toà qan£tou ÙpÕ 'EpikoÚrou lÒgoj eerhm{noj : oÙ g¦r œk tîn legousîn prot£sewn \tÕ dialuq‹n ¢naisqhtel, `tÕ ¢naisqhtoàn oÙd‹n prÕj °m©j' sun£getai tÕ `Ð q£natoj oÙd‹n prÕj ¹m©j/, æj aÙtÕj ¹geltai, ¢ll/ Óti tÕ dialuq‹n oÙd‹n prÕj ¹m©j. ¢ll/ oÙd‹ Ð q£natoj tÕ dialuq{n œstin ¢ll¦ di£lusij. oÙk }dwke d‹ Ð doÝj tÕ dialuq‹n ¢naisqhteln tÕ kai t¾n di£lusin gfnesqai ¢naisq›twj. oÙ g¦r ¹ di£lusij tù zóJ, ¼tij œsti tÕ ¢poqn›skein, ¢nafsqhtoj. diÕ prÕj ¹m©j tÕ ¢poqn›skein kai tÕ m¾ teqnhk{nai, ed kai m¾ tÕ ¢poqn›skein ¢ef. diÕ kai dittÕj Ð q£natoj : À g¦r Ð gegonëj À Ð ginÒmenoj. Ð m‹n g¦r gegonëj oÙk ¨n ehh prÕj ¹m©j, Ð d‹ ginÒmenoj prÕj ¹m©j : toàton d‹ kai foboÚmeqa. (Alex. In Top. 14,4-17). «Per esempio, assumendo che il piacere è naturale e che il naturale è preferibile, se si concludesse che il piacere è un bene, non è ciò che viene dimostrato a partire da ciò che si è posto, anche se essa consegue necessariamente da ciò che si è concluso. Tale è anche il discorso sulla morte fatto da Epicuro: infatti, da premesse che dichiarano “ciò che è dissolto è privo di sensazioni” e “ciò che è privo di sensazioni non ci riguarda” non si conclude “la morte non ci riguarda”, come egli ritiene, ma piuttosto “ciò che è dissolto non ci riguarda”60. 59 Vd. Alex. Aphrod. In Top. 7,9-15,14. 60 Vd. Alexander of Aphrodisias, On Aristotle Topics 1 (op. cit. n. 5), p. 146 n. 182, in cui

Van Ophujisen riferisce altri luoghi di argomento analogo presenti nel commento In Anal. pr. di Alessandro.

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Giancarlo Abbamonte

La morte, tuttavia, non è “ciò che è dissolto”, ma è ‘dissoluzione’. Colui che concede che “ciò che è dissolto è privo di sensazioni” non concede anche che “la dissoluzione è priva di sensazioni”, perché la dissoluzione, che è il morire, non è priva di sensazioni per un animale. Perciò, ci riguarda sia il morire sia il non essere morto, anche se non sempre ci riguarda il morire. Anche la morte è, quindi, duplice, in quanto essa corrisponde o a ciò che è avvenuto o a ciò che avviene ora. Ciò che è avvenuto non dovrebbe riguardarci, ma ciò che avviene ora, ci riguarda, e di questo abbiamo anche paura». Questo testo è, a mio avviso, esemplare perché rivela lo spirito con cui Alessandro legge i Topici, che sono sottoposti ad un serrato confronto anche con la tradizione logica che è successiva ad Aristotele: l’analisi portata avanti da Alessandro a proposito dei ragionamenti in cui le conclusioni non contengono i termini delle premesse affronta temi discussi dalla logica proposizionale stoica oltre che dai successivi membri del Peripato. È quindi evidente che con Alessandro i Topici siano ormai entrati a far parte del patrimonio della logica formale greca (se è consentito adoperare questa terminologia Bochenskiana anche per il mondo antico). Non è dunque un caso, se proprio Alessandro sia stato uno dei primi ad usare il termine Ôrganon (strumento) per definire la sillogistica aristotelica61. D’altro canto, il passo conserva anche una specifica importanza per il contenuto che vi è trattato. In definitiva, sulla base delle leggi della sillogistica Alessandro dimostra che il ragionamento portato avanti dagli epicurei è un sofisma, che si basa sull’identificazione tra ‘dissolto’ e ‘dissoluzione’ e sul conseguente scambio di termini nelle premesse, che porta con sé l’identificazione tra i concetti di ‘morte’ e ‘morire’. Inoltre, dopo aver demolito dal punto di vista logico-formale il ragionamento epicureo, Alessandro conclude con molta umanità che la morte intesa come atto compiuto può anche non fare paura, mentre il morire inteso come trapasso dalla vita alla morte è un momento di cui abbiamo paura, perché può avvenire in tanti modi, anche dolorosi62. Alessandro ha così preso spunto dalla definizione aristotelica di sillogismo per demolire uno dei pilastri su cui si reggeva il pensiero epicureo proprio attraverso le armi della stessa sillogistica aristotelica. 61 Cfr. Alex. Aphrod. In Top. 9,22-23: defknusin Ð 'Aristot{lhj Óti ÔrganÒn œstin Ð sullogismÒj. 62 Questa polemica anti-epicurea di Alessandro non è nota a H.B. Gottschalk, “Aristotelian Philosophy […]” (op. cit. n. 2), p. 1139, che pure alle p. 1139-1151 del suo saggio passa in rassegna I rapporti tra l’Aristotelismo e le altre scuole filosofiche nei primi secoli dell’impero.

Cicerone, Alessandro di Afrodisia, Boezio

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Questo passo è particolarmente significativo non solo perché attesta la presenza di un dibattito sui concetti epicurei ancora alla fine del II d.C., ma più in generale perché dimostra quanto vivace fosse ancora in età imperiale e produttiva la lettura di testi aristotelici come i Topici e quanto essa potesse essere utile per muovere critiche anche a sistemi filosofici sviluppatisi dopo la stesura dei Topici da parte di Aristotele. Appendice Tabella riassuntiva degli studiosi dei Topici tra I sec. a.C. e VI d.C. Datazione

Autore

Opera

Stato dell’opera

1

44 a.C.

M. Tullio Cicerone

Topica

Conservata

2

Metà del II d.C.

Ermino

? (commento, quaestiones o monografia)

Perduta. Testimon. e framm. in Alex. Aphrod. In Top.

3

Fine II – in. III d.C.

Alessandro di Afrodisia

In Aristotelis Topica Commentarium (8 libri)

Conservata

4

IV d.C.

Mario Vittorino

In Ciceronis Topica (4 libri)

Perduta. Testimon. e framm. in Boeth. In Cic. Top.

5

Seconda metà IV d.C.

Temistio

Commento ai Topica ?

Perduta. Testimon. e framm. in Boeth. De top. diff.

6

520524 d.C.

Anicio Manlio Severino Boezio

In Ciceronis Topica (originar. 8 libri) Commento incompleto fino a Cic. Top. 76 (sesto libro)

Conservata

Éléments de cosmologie aristotélicienne dans le Commentaire au Timée de Calcidius (IVe s.) Béatrice Bakhouche

Il s’agit ici d’éclairer la transmission de l’aristotélisme dans le monde latin, de cerner, à travers les textes, la vraie place de la pensée d’Aristote ou du moins ce que les Latins ont retenu de l’œuvre du Stagirite1. Qu’est-ce que l’on connaissait d’Aristote dans l’Occident latin ? Beaucoup si l’on en croit Calcidius. Calcidius a écrit en effet, sans doute à la fin du IVe siècle, un Commentaire au Timée ; c’est un auteur trop souvent ignoré ou méconnu des antiquisants, mais encore plus des spécialistes du Moyen Âge et de la Renaissance, et l’obscurité dont il pâtit est d’autant plus imméritée qu’il s’agit d’un authentique « passeur de culture », pour reprendre un mot à la mode, en ce sens qu’il transmet jusqu’à nous un certain nombre de références à des auteurs ou à des textes aujourd’hui disparus et en ce qu’il constitue l’une des sources les plus importantes pour cerner le platonisme des écolâtres médiévaux. Son long commentaire de 355 chapitres a été transmis in extenso dans plus de deux cents manuscrits, ce qui témoigne, si besoin était, de l’audience qu’il a connue au Moyen Âge et même à la Renaissance où Marsile Ficin, par exemple, a largement glosé le texte calcidien avant de traduire lui-même le texte grec. Le commentaire fourmille de références aux plus grands penseurs de l’Antiquité. J.H. Waszink, qui a édité l’œuvre de Calcidius2, a facilité la tâche du chercheur en multipliant les indices : il relève ainsi, dans l’index nominum, vingt et une citations nominatives d’Aristote – mais aucune de ses œuvres –, et, dans l’index locorum, il rapproche maintes fois le texte du commentateur de l’œuvre du philosophe grec : cent quarante-cinq entrées sont ainsi ménagées qui renvoient à toute l’œuvre d’Aristote, et ce dans le cadre d’un commentaire à un 1 Et peut-être d’apporter une contribution au débat provoqué, chez les historiens du Moyen Âge, par l’ouvrage de S. Gouguenheim (Aristote au Mont Saint-Michel. Les racines grecques de l’Europe chrétienne, Seuil, Paris 2008). 2 Timaeus a Calcidio translatus commentarioque instructus, Leyde 1962, rééd. 1975.

372

Béatrice Bakhouche

dialogue de Platon – ce qui peut paraître paradoxal ! C’est peut-être cet a priori platonicien qui fait que le texte calcidien n’est guère exploité pour l’étude de la tradition aristotélicienne à Rome3. Or l’étude d’Aristote chez Calcidius pourrait faire l’objet d’un ouvrage complet ! Dans le cadre de cette communication, je m’intéresserai aux deux types de contact établis par J.H. Waszink – références directes et indirectes – que je circonscrirai à la partie cosmologique du commentaire, c’est-à-dire en gros à son premier tiers. Je rappelle que le commentaire au Timée de Calcidius est nettement divisé en deux parties : la première partie – des chapitres 1 à 118 – offre une exégèse résolument scientifique du texte platonicien dans laquelle les quatre sciences mathématiques – arithmétique, géométrie, astronomie et musique – sont systématiquement convoquées, tandis que la seconde – des chapitres 119 à 355 – est purement philosophique. Dans cette première partie, Calcidius explique les pages du Timée sur la création du monde et de l’âme du monde à travers six sections : 1. Sur la génération du monde, 2. Sur la naissance de l’âme, 3. Sur la mélodie ou harmonie, 4. Sur les nombres, 5. Sur les étoiles fixes et les astres errants, 6. Sur le ciel. Ce sont les sections que les éditeurs ont utilisées pour découper le commentaire en se fondant sur l’espèce de table des matières que Calcidius lui-même propose au chapitre 7. Dans cet ensemble, Aristote est nommé une fois au chapitre 84 et J.H. Waszink recense encore huit allusions à l’œuvre aristotélicienne. Les références explicites ou implicites à Aristote concernent les parties relatives à la cosmogonie (sections 1, 5 et 6) et beaucoup moins les remarques arithmétiques, arithmologiques ou musicales (pythagoriciennes) propres à la psychogonie (les trois autres sections) – sauf à la marge, on le verra. S’y ajoutera une référence trouvée au chapitre 122 qui se rattache de facto à la cosmologie. Toutes les références aristotéliciennes ainsi relevées par J.H. Waszink, pour ce qui concerne la physique, se rattachent essentiellement au De caelo.

3 En témoigne l’index de Philosophia togata. II Plato and Aristotle at Rome, dir. par J. Barnes et M. Griffin, Clarendon Press, 1999.

Cosmologie aristotélicienne dans le Commentaire au Timée de Calcidius

373

Référence nominative à Aristote Dans la section « sur les étoiles fixes et les astres errants » qui se rattache assez librement à la page 36B-D du Timée consacrée à la construction de la sphère céleste (qui représente l’âme du monde et ses mouvements), Calcidius essaie de rendre compte du mouvement apparemment erratique des planètes, de « sauver les apparences », comme disaient les Grecs, en se référant à divers systèmes astronomiques. La référence explicite à Aristote se situe dans le cadre du conflit d’opinion. Il a en effet été question des cercles excentriques et des épicycles, double système équivalent qui sera amélioré, au IIe s. de notre ère, par l’astronome alexandrin Ptolémée et qui va dominer toute la représentation du monde jusqu’à Copernic. Au chapitre 84, l’exégète latin présente l’opinion d’Aristote comme « contraire à l’opinion générale » (contra opinionem omnium). Mais quelle opinion attribuet-il au philosophe du Lycée ? Aristoteles tamen contra opinionem omnium neque quiescente corpore aethereo ferri stellas ueluti soluto ac libero motu nec secundum uniuersae rei motum uel contra moueri docet, quin potius omnes eas trahi una et eadem naturali mundi circumactione. Idemque et eccentrorum et epicyclorum tollit opinionem propterea quod circulis, hoc est lineis picturatis et carentibus corpore, uehi stellarum uera et solida corpora non posse dicat. Quatenus enim corpus incorporeae rei nexu uinciri possit ? Sed sphaeras esse quasdam quinti illius corporis naturae congruentes easdemque per omne caelum ferri uario diuersoque motu ; earum alias esse maximas, alias minimas, quasdam ex alto moueri, quasdam ad ima esse depressas, iamque alias cassas, solidas item alias stellarum corpora continentes, easdemque omnes, perinde ut ceteras stellas minime errantes, infixas esse caelo atque ex diuersis regionibus depressisque et elatioribus locis ad occidentem meare eamque esse causam cur circulorum effigies depingatur, quia concursus ad unum locum ex diuersis caeli plagis tamquam uestigia uariorum deliniet tramitum, ut si naues ex omnibus maris regionibus ad unum eundemque portum uariis temporibus deferantur4. 4 Trad. pers. : « Aristote cependant, contrairement à l’opinion générale, montre que, le corps de l’éther étant en repos, les étoiles ne sont pas emportées d’un mouvement pour ainsi dire libre et sans entraves et ne sont pas animées d’un mouvement conforme ou contraire à celui de l’univers, mais bien plutôt qu’elles sont toutes entraînées dans un mouvement unique et identique, naturel au monde. Et il écarte aussi la théorie des excentriques et des épicycles parce que, dit-il, les corps réels et solides des astres ne sauraient être emportés sur des cercles, c’est-à-dire sur des lignes dessinées et immatérielles. Comment en effet un corps pourrait-il être attaché par un lien incorporel ? Mais il y a certaines sphères qui s’accordent à la nature de ce cinquième corps et qui se déplacent aussi à travers tout le ciel d’un mouvement

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Dans la première phrase, si l’on comprend bien l’exégète, l’« opinion générale » est corrélée à l’idée que « les étoiles sont emportées d’un mouvement pour ainsi dire libre et sans entraves et sont animées d’un mouvement conforme ou contraire à celui de l’univers ». En opposition, Aristote pense qu’elles « sont toutes entraînées dans un mouvement unique et identique, naturel au monde », et le docet du Stagirite repose en réalité plus sur un présupposé épistémologique que sur une quelconque démonstration scientifique ou sur l’observation des « phénomènes ». Ce qui est rapporté au philosophe du Lycée, c’est l’idée d’un mouvement contraignant pour des planètes « passives » (cf. les emplois des synonymes ferri et rapi). Pour bien comprendre la présente référence au système aristotélicien, il est impératif de rattacher ces lignes au passage du chapitre précédent où les planètes sont dites « emportées fixées sur leurs sphères » (planetes cum in globis consistentes ferantur), c’est-à-dire immobilisées sur des sphères. Une seule phrase du De Caelo B 8 peut en réalité être rapprochée du début du chapitre calcidien et le justifier : T¦ d‹ ¥stra ºremeln kai œndedem{na tolj kÚkloij f{resqai, « les astres n’ont pas de mouvement propre mais sont transportés parce qu’ils sont fixés sur leurs cercles »5, en fait sur des sphères.

Et c’est peut-être le terme kÚkloj que l’exégète latin glose par la parenthèse Idemque et eccentrorum et… Quatenus enim corpus incorporeae rei nexu uinciri possit ? Certes la perspective anhistorique du refus prêté à Aristote d’une théorie astronomique – celle des excentriques et des épicycles – qui lui était en réalité postérieure, en arguant du caractère d’¢sèmaton (d’origine platonicienne) d’une figure plane, discrédite le témoignage latin. Pour autant, l’immobilité reconnue à l’éther (quiescente corpore aethereo) de même que le système de sphères étagées sont loin de trahir la pensée d’Aristote qui, dans le De Caelo, n’avait pas encore

diversement varié ; parmi elles, les unes sont très grandes, les autres très petites, certaines se meuvent dans les hauteurs, d’autres s’abaissent dans les profondeurs ; les unes sont vides, les autres solides contiennent le corps des astres ; toutes également, comme toutes les étoiles qui n’errent pas, sont fixées au ciel ; des diverses directions, du bas comme du haut, elles se meuvent vers l’ouest, et la raison pour laquelle on représente l’image des cercles, c’est que leur mouvement depuis des régions diverses du ciel dans une direction unique dessine pour ainsi dire les traces de chemins variés, comme si des bateaux venus de toutes les régions de la mer, étaient poussés vers un seul et même port à des moments différents ». 5 289b32-33 ; trad. P. Moraux, CUF, Paris 1965.

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développé le système des sphères homocentriques tel qu’il le développera plus tard, au livre XI de la Métaphysique6. Faut-il penser que la référence à Aristote chez Calcidius est médiatisée par un auteur intermédiaire, par exemple par Théon de Smyrne qui a vécu au IIe s. de notre ère et a écrit, pour des non-scientifiques perdus dans des textes abscons comme le Timée de Platon, une Exposition des connaissances mathématiques utiles pour la lecture de Platon ? Théon accorde de fait un assez long développement au système planétaire aristotélicien : Kai 'Aristot{lhj d/ œn tolj peri oÙranoà koinîj di¦ pleiÒnwn defxaj peri tîn ¥strwn, æj oÜte di/ ºremoàntoj aÙt¦ f{retai toà aeqerfou sèmatoj oÜte ferom{nou sunqel kaq£per ¢polelum{na kai kaq/ Œaut£, oÜte m¾n dinoÚmena oÜte kulindoÚmena, m©llon d‹ Øp/ œkefnou f{retai t¦ ¢planÁ poll¦ Ônta ØpÕ mi©j koinÁj tÁj œktÒj, tîn d‹ planwm{nwn Ÿkaston Ÿn ØpÕ pleiÒnwn sfairîn, p£lin œn tù l/ tîn met¦ t¦ fusik£ fhsin EÜdoxÒn te kai K£llippon sfafraij tisi kineln toÝj pl£nhtaj...7

On pourrait penser que c’est à cet auteur que Calcidius puise sa connaissance d’Aristote, d’autant que c’est Théon qui était déjà la source des chapitres précédents. Mais, dans cette hypothèse, force est de constater que l’exégète latin omet les références explicites au traité Du ciel du Stagirite, de même que l’idée de toupillage et de roulis exprimés par le Smyrnien à l’aide des termes mêmes d’Aristote8. En réalité l’écart entre le texte latin et l’éventuel modèle grec est encore plus grand qu’entre ce texte et la source aristotélicienne. Dès lors, on peut suivre l’éditeur J.H. Waszink qui ne lie pas le chapitre 84 de Calcidius à Théon de Smyrne ; dans ces conditions, il faudrait voir dans le témoignage calcidien une libre adaptation du court chapitre aristotélicien. D’un autre côté, quand, sans référence explicite à Aristote, il est question d’un passage reconnu comme aristotélicien, quelle est l’attitude de l’exégète latin ?

6 Cf. H.J Easterling, « Homocentric Spheres in de caelo », Phronesis 6, 1961, p. 138-153. 7 178, 3-9 Hiller = 286, 23-28 Dupuis : « Aristote, dans son traité Du ciel, parle beaucoup

des astres en général et montre qu’ils ne se meuvent ni à travers l’éther tranquille ni avec l’éther, en quelque sorte séparés et indépendants, et qu’ils ne tournent ni ne roulent, mais bien que les nombreuses étoiles fixes sont emportées sur une seule et même sphère, la sphère extérieure, et que chaque planète est portée sur plusieurs sphères. Il dit encore dans le XIe livre de la Métaphysique (1073b) qu’Eudoxe et Callippe mettent les planètes en mouvement à l’aide de certaines sphères… ». 8 Cf. dinoÚmena = Cael. 290a12 et kulindoÚmena = Cael. 290a25.

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Les références implicites à Aristote et la tradition scolaire Dans le Commentaire au Timée, deux passages de nature cosmologique font allusion à des passages bien connus d’Aristote : l’un porte sur les différentes définitions du ciel/oÙranoj, l’autre sur les preuves de la sphéricité de la surface de l’eau. Dans le De Caelo, l’argument de la sphéricité de la surface de l’eau constitue la quatrième preuve de la sphéricité de l’univers : 'All¦ m¾n Óti ge ¹ toà Ûdatoj œpif£neia toiaÚth fanerÒn, ØpÒqesin lamb£nousin Óti p{fuken ¢ei surreln tÕ Ûdwr eej tÕ koilÒteron : koilÒteron d{ œsti tÕ toà k{ntrou œggÚteron. ”Hcqwsan oân œk toà k{ntrou ¹ AB kai ¹ AG, kai œpezeÚcqw œf/ Âj BG. `H oân ¢cqelsa œpi t¾n b£sin, œf/ Âj AD, œl£ttwn œsti tîn œk toà k{ntrou : koilÒteroj ¥ra Ð tÒpoj. “Wste perirreÚsetai tÕ Ûdwr, Ÿwj ¥n esasqÍ. ”Ish d‹ talj œk toà k{ntrou ¹ AE. “Wst/ ¢n£gkh prÕj talj œk toà k{ntrou ennai tÕ Ûdwr tÒte g¦r ºrem›sei. `H d‹ tîn œk toà k{ntrou ¡ptom{nh perifer›j : sfairoeid¾n ¥ra ¹ toà Ûdatoj œpif£neia, œf/ Âj BEG9.

Cet argument est utilisé par Calcidius comme l’une des preuves de la sphéricité de la Terre (chap. 60). L’observation de la nature (naturaliter) puis la référence à la science (artificialiter) sont convoquées par l’exégète pour asseoir son raisonnement et c’est dans ce dernier groupe – scientifique – que prend place l’argument aristotélicien de la sphéricité de l’eau : Artificialiter quoque considerantes inuenimus aquae placidae et quiescentis globositatem, siquidem natura tributum sit ut ex superioribus locis humor in depressiora defluat ; sunt porro celsiora quidem ea quae a puncto terrae plurimum distant, humiliora uero quae minimum. Quare si ponamus aquae superficiem planam et in directa linea positam, ut est ABG, dehinc a puncto terrae, ut puta K sursum uersum ducatur linea KB coniungantur autem extimae superficiei partes duabus lineis his, KA et KG maiores erunt utraeque hae lineae KB lineae comparatae ; quam si exaequare uoluerimus, perueniet incrementum usque ad BH et erit uera superficies in AHG. Itaque ex superioribus partibus, tam A quam G, fluet aqua in humiliorem B usque eo quoad completo uase a 9 Cael. B, 4, 287b4-14 : « Que la surface de l’eau ait cette forme, on le met en lumière en partant du fait que l’eau s’écoule toujours vers l’endroit le plus creux. Or l’endroit le plus creux est celui qui est le plus proche du centre. Tirons donc, à partir du centre, les rayons AB et AG, et relions-les par la corde BG. L’apothème AD, abaissé sur la base, est plus court que les rayons. Cet endroit-là est donc plus creux. Dès lors, l’eau y affluera jusqu’à nivellement. Or AE est égal aux rayons ; dès lors, l’eau devra arriver jusqu’à hauteur des rayons, car c’est alors seulement qu’elle sera immobile. Mais la ligne qui passe par les extrémités des rayons est une circonférence. La surface de l’eau, BEG, est donc sphérique » (trad. P. Moraux).

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fundo K contegatur incremento aquae etiam B et perueniatur usque ad H, quo aequabiliter se per omnia membra fundat aqua cum ambitu cumuli ; ex quo perspicuum est marinam quoque et totius aquae superficiem globosam esse, siquidem una eademque sit ratio uniuersitatis et partium10.

+

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*

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Artificialiter… considerantes inuenimus aquae placidae et quiescentis globositatem, siquidem natura tributum sit… : l’exégète qualifie – étrangement – de « scientifique » une démarche fondée en réalité sur la phénoménologie et un présupposé physique. Sinon, le texte latin est assez proche du grec à deux différences près : la terre n’est pas désignée par A mais par K, et d’autre part le « creux » aristotélicien a été remplacé par le « bas ». Ces différences se trouvent déjà dans des textes intermédiaires. C’est ainsi que Théon de Smyrne établit la même distinction « creux » qu’Aristote mais la double d’une opposition haut/creux que Calcidius a transformée en haut/bas. En outre la Terre, dans le schéma du 10 Chap. 62 ; trad. pers. : « En examinant aussi cela scientifiquement nous trouvons que [la surface de] l’eau calme et tranquille est sphérique, puisqu’il est accordé, par nature, à tout liquide de couler de haut en bas ; or les lieux les plus élevés sont ceux qui sont les plus éloignés du centre de la Terre, et les plus bas sont ceux qui en sont les moins éloignés. Si donc nous supposons la surface de l’eau plane et horizontale, comme l’est [la droite] ABC ; si ensuite du centre de la Terre, disons K, on trace verticalement la droite KB et si d’autre part on joint les points extrêmes de la surface par les deux droites KA et KC, ces deux droites seront plus longues si on les compare à la droite KB ; si nous voulons les rendre égales, l’augmentation arrivera jusqu’à BH et la vraie surface sera AHC. Des points donc du haut, A comme C, l’eau coulera vers B qui est plus bas, jusqu’à ce que (admettons que ce soit un vase rempli à partir du fond K) même le point B soit recouvert par l’augmentation du volume d’eau et qu’on arrive à H où l’eau se répandra uniformément de tous les côtés, en atteignant la limite du niveau le plus élevé ; il s’ensuit à l’évidence que la surface de la mer et de toutes les eaux est sphérique, puisqu’un seul et même principe vaut pour le tout et pour les parties ».

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vulgarisateur grec, est désignée par la même lettre que Calcidius, K. C’est à Théon peut-être qu’il emprunte encore le double registre fusikîj/naturaliter et maqhmatikîj/artificialiter (123, 4-5 Hiller). Ici assurément, Calcidius donne un développement authentiquement scientifique à cette preuve, et assurément tout à fait intelligible, surtout si on la compare au passage similaire de Pline qui, se référant pourtant à la subtilitate geometrica des chercheurs grecs, écrit : … cum e sublimi in inferiora aquae ferantur et sit haec natura earum confessa nec quisquam dubitet in litore ullo accessisse eas quo longissime deuexitas passa sit, procul dubio apparere, quo quid humilius sit, propius a centro esse terrae, omnesque linias, quae emittantur ex eo ad proximas aquas, breuiores fieri quam quae ad extremum mare a primis aquis11.

On retrouve le même gauchissement creux/bas chez les deux auteurs, à telle enseigne que l’on peut se demander si cette inexactitude n’est pas propre à la tradition latine. Certes Archimède avait déjà montré que la surface de l’eau est arrondie12, mais c’est la démonstration d’Aristote qui devient un topos d’école, s’impose dans la littérature de vulgarisation et se retrouvera jusque chez Proclus, dans son commentaire au Timée13. J.H. Waszink estime de même que les différents sens du mot « ciel », chez Calcidius, sont à mettre en relation avec Cael. A, 9. Aristote écrit en effet : “Ena m‹n oân trÒpon oÙranÕn l{gomen t¾n oÙsfan t¾n tÁj œsc£thj toà pantÕj perifor©j, À sîma fusikÕn tÕ œn tÍ œsc£tV perifor´ toà pantÒj : eeèqamen g¦r tÕ }scaton kai tÕ ¥nw m£lista kaleln oÙranÒn, œn ú kai tÕ sunec‹j tÍ œsc£tV perifor´ toà pantÒj, œn ú sel›nh kai ¼lioj kai }nia tîn ¥strwn : kai g¦r taàta œn tù oÙranù ennaf famen. ”Eti d/ ¥llwj l{gomen oÙranÕn tÕ periecÒmenon sîma ØpÕ tÁj œsxatÁj perifor©j : tÕ g¦r Ólon kai tÕ p©n eeèqamen l{gein oÙranÒn14.

11 NH II, 165 ; trad. J. Beaujeu (CUF, Paris 1950) : « … étant donné que les eaux se portent de haut en bas, que cette propriété leur est reconnue et que personne ne doute que sur n’importe quel rivage elles n’avancent aussi loin que le permet la pente du sol, il apparaît sans le moindre doute que plus un point est bas, plus il est proche du centre de la terre et que toutes les lignes menées du centre à la partie des eaux la plus voisine sont plus courtes que celles qui vont du fond où commencent les eaux jusqu’au bord extrême de la mer ». 12 De corpor. fluit. I, éd. Heiberg II, 319, 7-320, 3 = Greek Mathematical Works II, éd. I. Thomas, 245-246. 13 Cf. Strabon I, 20 ; Cléomède I, 8 ; Pline II, 163 (cité) et Proclus In Tim. III, 74, 8-16. 14 A9, 278b12-21 ; trad. P. Moraux : « Dans un premier temps, nous appelons ciel la substance du dernier orbe de l’univers, ou le corps naturel qui se trouve dans cet orbe. En

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Au chapitre 98 du commentaire de Calcidius, on peut lire : Caelum diuerse et dicitur et accipitur : partim mundi superficies quam uranon Graeci appellant, uelut uisus nostri limitem ultra quem porrigi nequeat, quasi oranon, partim sphaera quae aplanes uocatur ; proprie uero omne hoc quod a lunari globo surgit, communiter autem quidquid supra nos est, in qua regione nubila concrescunt, et aliquanto superius ubi astra sunt. Nam et pluuias ex caelo dicimus demanare et stellas in caelo apparere, quae appellantur cometae, et cetera quae apparent infra lunae globum ; caelum quoque usurpantes mundum omnem uocamus15,

Inféodé à sa source grecque, Calcidius ne traite pas ici des sens du latin caelum mais d’ouranos. Par rapport aux définitions aristotéliciennes, la première – l’enveloppe extérieure du monde (278b1215) – et la dernière – l’univers – se retrouvent chez le commentateur platonicien. Cette première approche peut faire apparaître le paragraphe calcidien comme assez fidèle à la pensée du Stagirite, la seule différence résidant dans la substitution du zodiaque – lieu de révolution du Soleil et des planètes – à la sphère des fixes (« sphère aplane »). Mais la première définition conjugue, dans le commentaire au Timée, l’héritage aristotélicien avec la définition platonicienne du Cratyle, dialogue dans lequel oranon est associé à Óroj ¥nw, « limite vers le haut »16 que l’on retrouve ailleurs17. De même l’association du monde avec la sphère des fixes est attribuée à Numénius par Proclus18 effet, ce que nous nommons le plus habituellement ciel, c’est l’extrémité, le haut, l’endroit où nous disons aussi que réside tout divinité. Au second sens, c’est le corps qui est continu avec le dernier orbe de l’univers, le siège de la lune, du soleil et de quelques astres. Nous disons, en effet, que ceux-ci se trouvent dans le ciel. Nous employons encore le mot ciel dans un autre sens, pour désigner le corps qu’enveloppe le dernier orbe, car nous avons aussi coutume d’appeler ciel le Tout et l’univers ». 15 Trad. pers. : « On emploie et on entend le mot “ciel” dans des acceptions diverses : c’est tantôt l’enveloppe extérieure du monde que les Grecs appellent ouranos, en tant qu’elle est la limite de notre vue au-delà de laquelle elle ne peut porter, c’est-à-dire l’oranon ; tantôt, la sphère appelée aplane ; c’est à proprement parler tout ce qui paraît au-dessus du globe lunaire et ordinairement tout ce qui est au-dessus de nous, dans la région où se forment les nuages et un peu plus haut, où se trouvent les astres. Nous disons en effet que les pluies tombent du ciel, que les étoiles appelées comètes apparaissent dans le ciel, aussi bien que tout ce qui se produit sous le globe de la Lune ; nous appelons aussi “ciel”, par abus de langage, le monde entier ». 16 396B8-C1 : ¹ d‹ aâ œj tÕ ¥nw Ôyij kalîj }cei toàto tÕ Ônoma kalelsqai, oÙranfa, Ðrîsa t¦ ¥nw ; ****(trad.). 17 Ps.-Aristote (Mund. 400A7 sqq. : Ön œtÚmwj kaloàmen oÙranÕn m‹n ¢pÕ toà Óron ennai tÕn ¥nw, cf. Apulée Mund. 33, 362. 18 In Platonis rem publ. II, p. 128 Kroll = fr. 35 des Places, 6.

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et, si le monde supra-lunaire ressortit bien à la définition d’Aristote (278b16-18), ce n’est pas le cas pour le monde sub-lunaire, lieu des phénomènes météorologiques et de l’apparition de comètes. Les acceptions originellement aristotéliciennes ont donc été recouvertes d’une sédimentation de notions étrangères à la définition du Stagirite et qui se retrouvent confusément dans d’autres textes. On a ici un exemple de souvenirs très lointains mais dont le caractère aristotélicien est totalement oublié, à telle enseigne que l’on peut ne pas suivre l’éditeur hollandais Waszink quand il rapproche le chapitre 98 de Calcidius des définitions du De caelo. L’étude des différences illustre l’autonomie, en quelque sorte, des définitions aristotéliciennes à travers l’enseignement scolaire, la littérature de vulgarisation ou les doxographies. L’étude sémantique du terme ouranos, quelle qu’en soit l’étendue, se retrouve dans de très nombreux textes : dans la tradition latine, les deux dernières définitions de Calcidius sont identiques à celles de mundus chez Vitruve (IX, 1, 2), Pline (II, 1, 1) et Macrobe (In Somn. II, 11, 12). De son côté, Proclus, commentant Tim. 28B3-5 : « soit le ciel dans son ensemble ou le monde – s’il arrive qu’un autre nom lui convienne mieux, donnons-lui ce nom »19, souligne l’ambiguïté des termes ouranos et kosmos : « … il faut savoir cela aussi que ces noms ont comporté chez les Anciens beaucoup d’amphibologie, car les uns nommaient seulement ‘Monde’ la partie sublunaire et ‘Ciel’ la partie au-dessus de la lune, tandis que les autres faisaient du Ciel une partie du Monde, et d’autre part les uns ne faisaient aller le Ciel que jusqu’à la lune, tandis que les autres nommaient aussi Ciel la plus haute région de la partie qui a eu naissance »20,

en évoquant, sans en nommer l’auteur, telle définition aristotélicienne. Ailleurs, il s’agit de l’ensemble du ciel animé d’un mouvement circulaire21. Assurément, les notions ici sont beaucoup plus simples que le système compliqué des sphères homocentriques et apparaissent bien maîtrisées dans leurs différentes occurrences, même si la définition aristotélicienne se trouve, chez Calcidius, bien métissée de nuances étrangères aux idées du Stagirite. Ressortissant aux enseignements de l’école, ces définitions ou démonstrations étaient bien connues de tous, dans le monde latin 19 Trad. L. Brisson, GF, Paris 19952. 20 In Tim. II, 272, 18-24 ; trad. A.J. Festugière, Vrin, Paris 1967. 21 In Tim. IV, 84, 17-19.

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comme dans le monde grec, mais ce qui reste obscur c’est la question de savoir si les auteurs associaient à ces topoi scolaires le nom du Stagirite. Quand Aristote se fait lui-même exégète du Timée Au début de la seconde partie du commentaire, le chapitre 122 se rattache, d’une certaine façon à la section précédente, car il y est question de la Terre, de sa position et de son mouvement. On peut y lire : Dicit autem quod hanc quoque deus « constrictam limitibus per omnia uadentis et cuncta continentis poli » constituerit « noctis dieique custodem ». Sed polum nuncupat eum qui omne mundi corpus peruadit axem. « Constrictam » uero dupliciter intellegendum, uel iuxta Pythagoram ignem uertentem se circum axem, placet quippe Pythagoreis ignem quidem utpote materiarum omnium principem medietatem mundi obtinere, quem Iouis custodem appellant ; per hunc porro moueri circumactas in gyrum tamquam stellas terram et anticthona. Quare uel sic intellegendum uel aliquanto uerisimilius medietati mundi adhaerentem quiescere terram (proptereaque et a Platone et a multis aliis Vestam cognominari. Deinde in Phaedro idem ait : « Manet enim Vesta in diuino domicilio sola »)22.

Calcidius introduit ici deux interprétations différentes mais fondamentales dans l’histoire de l’astronomie et des théories philosophiques, celles de la mobilité ou de l’immobilité de la Terre. Les interprètes antiques23 et modernes24 se sont fondés en effet sur le choix de edllom{nhn ou ellom{nhn dans Timée 40B9 pour définir le système de Platon, Aristote étant le premier à faire l’hypothèse, pour la Terre, 22 Trad. pers. : « Or il dit que le dieu l’a aussi établie, ‘pelotonnée autour de l’axe du pôle qui traverse tout et contient tout’ et ‘comme gardienne du jour et de la nuit’. Mais par ‘pôle’ il désigne l’axe qui traverse tout le corps du monde. ‘Pelotonnée’ est à entendre de deux manières différentes, soit, selon Pythagore, comme un feu qui tourne autour de son axe, car les pythagoriciens sont d’avis que le feu, en tant que chef de tous les éléments, occupe le milieu du monde, lui qu’ils appellent ‘garde de Jupiter’ ; par suite c’est par lui que sont mues, conduites en rond comme les étoiles, la Terre et l’Antiterre. Donc, soit il faut l’entendre ainsi, soit il faut comprendre, avec un peu plus de vraisemblance, que la Terre est immobile, fixée au centre du monde et c’est pour cela qu’elle est appelée Vesta par Platon et par beaucoup d’autres. Après tout, c’est lui qui dit aussi dans le Phèdre : ‘Vesta en effet reste seule dans sa demeure divine’ (247a1) ». 23 Cf. Cicéron, Acad. I, 2, 29 ; Plutarque, Quaest. Plat. 8, 1 ; Diogène Laërce III, 1, 41 § 75 ; Proclus, In Tim. IV, 146, 4-7. 24 Cf. A.E. Taylor, A Commentary on Plato’s Timaeus, Oxford 1928, p. 229 sqq. ; F.M. Cornford, Plato’s Cosmology, Londres 1937, p. 121 sqq. ; A. Rivaud, éd. de Platon, Timée, CUF, Paris 1956, notice p. 59-63.

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d’un mouvement d’oscillation par référence au dialogue platonicien25. En fait le mouvement de libration impliqué par le second participe n’a rien à voir avec une quelconque révolution planétaire. Qu’on envisage cette hypothèse ou celle de l’immobilité, dans les deux cas, il faut bien voir – et le texte platonicien le souligne – que l’alternance du jour et de la nuit est tributaire de la position de la Terre par rapport au Soleil. Citant le texte du Timée qui se réfère à la Terre, Calcidius rapporte aux pythagoriciens l’idée d’un feu central (idée qui vient de Philolaos de Tarente26) et d’un mouvement de la Terre autour de ce feu, mais aussi la désignation dudit feu par la périphrase « garde de Zeus ». Ce groupe de mots, pythagoricien comme le soulignera Proclus chaque fois qu’il utilisera l’expression, appartient certes à l’exégétique platonicienne rattachée au Timée, mais de façon marginale. En revanche, on la trouve déjà chez Aristote dans un contexte analogue, dans le De Caelo. Le chapitre 13 du livre II est en effet consacré à la Terre : le Stagirite traite d’abord de sa position puis de son mouvement. Pour Aristote, c’est clair : la Terre est immobile au centre du monde, mais ce n’était pas le cas pour tous : ...”Eti d/ og ge PuqagÒreioi kai di¦ tÕ m£lista pros›kein ful£ttesqai tÕ kuriètaton toà p£ntoj, tÕ d‹ m{son ennai toioàton, (Ó) DiÕj fulak¾n Ðnom£zousi tÕ taÚthn }cont¾n cèran pàr... ¢ll/ Ósoi m‹n mhd/ œpi toà m{sou kelsqaf fasin aÙt¾n, kinelsqai kÚklJ peri tÕ m{son, oÙ mÒnon d‹ taÚthn, ¢ll¦ kai t¾n ¢ntfcqona... ”Enioi d‹ kai keim{nhn œpi toà k{ntrou fasin aÙt¾n hllesqai kai kinelsqai peri tÕn di¦ pantÕj tetam{non pÒlon, ésper œn tù TimafJ gegraptai27.

Pour les pythagoriciens, donc, la terre tourne ; c’est le feu qui est central, et le feu est appelé « garde de Zeus » ; c’est exactement ce que nous trouvons chez Calcidius. Un peu plus loin, Platon sera inclus dans les }nioi pour qui la Terre oscille. Cette ambiguïté en fait est reflétée par la tradition manuscrite 25 Cf. Cael. B, 13, 293b30-32. 26 Cf. T.H. Martin, Études sur le Timée de Platon, Paris-Leipzig 1848, p. 92-101 ; H. Diels,

Die Fragmente der Vorsokratiker, Berlin 1961 (1952), vol. I, p. 403 et C.A. Huffman, Philolaus of Croton Pythagorean and Presocratic, Cambridge 1998 [1993], fr. 7. 27 De caelo B 13, 292b20-24, 293b1-4 et 18-21 ; trad. P. Moraux : « En outre, considérant qu’il sied que soit gardé par-dessus tout le point principal de l’univers, et que le centre est justement ce point-là, les Pythagoriciens appellent ‘garde de Zeus’ le feu qui occupe cette région… Ceux qui nient que la terre se trouve sise au milieu prétendent qu’elle se meut circulairement autour du centre et n’est point la seule à le faire, mais que l’Antiterre accomplit le même mouvement… Certains disent encore que la terre, sise au centre, oscille et se meut autour de l’axe étendu au travers du Tout, comme c’est écrit dans le Timée ».

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même du Timée où nous trouvons les deux leçons : edllom{nhn et ellom{nhn. C’est exactement la même discussion que nous trouvons chez Calcidius, centrée sur les diverses lectures du mot problématique et également sur le fait que la Terre produit le jour et la nuit (qu’elle reste immobile ou qu’elle se déplace). Calcidius adhère dans ce chapitre à la thèse fermement soutenue par le philosophe du Lycée, le texte de Platon étant plus flottant : la Terre est donc immobile au centre du monde. On a ici une référence doxographique à Aristote fidèlement préservée par Calcidius. La filiation est-elle directe ou indirecte ? On ne saurait le dire, car on ignore ici la source possible de Calcidius. En revanche, il nous est loisible de souligner une fois de plus l’exploitation de ce passage d’Aristote par Proclus dans son commentaire au Timée : d’emblée l’exégète platonicien s’inscrit en faux contre le philosophe du Lycée qui voit dans le texte platonicien l’expression d’un mouvement de la Terre. Commentant ellom{nh en IV, 137, 8-9, il écrit sans ambages : « Cela ne signifie pas, comme le pense Aristote, que la Terre est mue »,

et plus loin, il se réfèrera au même passage du Phèdre que Calcidius (247A1). Tout se passe comme s’il s’était constitué, sur le Timée, une vulgate exégétique initiée par Aristote. Dernier exemple : le chapitre 51 qui clôture la section sur « L’harmonie ». De la même façon que la première partie, sur la « création du monde », qui sert de prétexte à des développements systématiques sur les médiétés entre différentes sortes de figures géométriques, de la même façon donc que cette partie se clôt, au chapitre 25, sur des considérations plus philosophiques qui cherchent à concilier la création du monde et son éternité, de la même façon, la section sur « la modulation et l’harmonie », centrée sur les différentes échelles numériques et leurs moyennes arithmétique et harmonique, se clôt, aux chapitres 51-55, par des considérations plus philosophiques sur l’âme. Et Calcidius de préciser : Vult igitur animam sensibilis mundi tamquam permissa usurpandi licentia nasci, cognitricem tamen rerum omnium quae sunt tam intellegibiles quam sensiles. Est porro Pythagoricum dogma « similia non nisi a similibus suis comprehendi ». Quod etiam Empedocles sequens ait in suis uersibus : « Terram terreno comprendimus, aethera flammis, Humorem liquido, nostro spirabile flatu,

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Pacem tranquillo, litem quoque litigioso ». Haec quippe constituebat elementa et initia uniuersitatis, ex quibus animae quoque censebat constare substantiam proptereaque penes eam omnium rerum esse plenam scientiam simili suo similitudinem habentia comprehendentem28.

Certes cette citation d’Empédocle est bien connue dans l’Antiquité29. Mais la plus ancienne référence à ces vers empédocléens remonte à Aristote qui les cite dans Métaphysique B 1000b5-830, à propos des principes, sans toutefois l’hémistiche qui concerne le feu. Il se réfère également à ces mêmes vers dans le De anima en un passage où il est question des principes constitutifs de l’âme, exactement dans le même contexte exégétique que chez Calcidius : ésper 'EmpedoklÁj m‹n œk tîn stoicefwn p£ntwn, ennai d‹ Ÿkaston yuc¾n toÚtwn, l{gwn oÛtwj gafV m‹n g¦r galan Ðpètamen, Ûdati d/ Ûdwr, aeq{ri d/ adq{ra dlon, ¢t¦r puri pàr ¢fdhlon,

storg¾n d‹ storgÍ, nelkoj d{ te nefkei lugrù. TÕ aÙtÕn d‹ trÒpon kai Ð Pl£twn œn tù TimafJ t¾n yuc¾n œk tîn stoicefwn poiel : ginèskesqai g¦r tù ÐmfJ tÕ Ómoion, t¦ d‹ pr£gmata œk tîn ¢rcîn ennai31. 28 Trad. pers. : « Il [Platon] veut donc que l’âme naisse comme si on lui avait accordé la faculté de s’approprier en toute liberté le monde sensible, connaissant cependant toutes choses, les intelligibles comme les sensibles. Or la théorie des pythagoriciens est que « les semblables ne sont saisis que par leurs semblables », ce qu’Empédocle suit également quand il dit dans ses vers : ‘La terre se saisit par le terreux, et l’éther par le feu, Et l’humide par l’eau, et l’air par notre souffle, Et la paix par le calme, et le litige aussi par le litigieux’ (fr. 109). Car c’était là ce qu’il établissait comme éléments et principes de l’univers entrant aussi, selon lui, dans la composition de l’essence de l’âme qui, dès lors, avait en sa possession une parfaite connaissance de toutes choses, saisissant ce qui avait une ressemblance avec son semblable ». 29 Pour l’ensemble des occurrences, cf. J. Bollack, Empédocle 2. Les origines, édition critique, Les Éditions de Minuit, Paris 1969, p. 191. 30 = fr 109 Diels, Die Fragmente der Vorsokratiker. Sur Empédocle, cf. Paulys Realencyclopädie der classischen Alterthumwissenschaft V.2, 1905, col. 2507-2512 ; J. Bollack, Empédocle, Paris 1965 et 1969, 3 volumes (surtout les vol. 2 et 3) ; R. Goulet, art. « Empédocle », dans R. Goulet dir., Dictionnaire des philosophes, 2000, t. III n. 19, p. 67-88. 31 An. I, 2, 404b11-18 ; trad. E. Barbotin (CUF, Paris 1966) : « C’est ainsi que selon Empédocle l’âme se compose de tous les éléments, mais chacun d’entre eux est une âme ; voici ce qu’il dit : ‘C’est par la terre que nous voyons la terre, par l’eau que nous voyons l’eau. Par l’éther l’éther divin, et par le feu, le feu destructeur. Par l’amour nous connaissons l’amour, la discorde enfin par la triste discorde’.

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L’évocation d’Empédocle est donc vraisemblablement d’origine aristotélicienne : « Aristote », écrivait déjà P. Thévenaz32, « rattachait nettement le Timée aux vers d’Empédocle qui sont la plus fameuse expression de la similitude du connu et du connaissant ». L’âme, en tant que principe de connaissance, s’identifie, pour le Stagirite, avec le principe de tout ce qui est. Le philosophe rapproche logiquement le Timée, « pour la composition de l’âme et pour le principe de la connaissance par le même, qui en est le corollaire »33. Le texte latin est une libre traduction ou une réécriture du grec : Calcidius a essayé de conserver le martèlement provoqué par les polyptotes (terram terreno/litem… litigioso), malgré les contraintes métriques de l’hexamètre dactylique. Sans doute les quatre vers grecs étaient-ils bien connus des lettrés, car ils résument admirablement la physique du pythagoricien du Ve siècle : pour lui en effet, tout vient de la réunion, de la séparation ou des transformations des quatre éléments – le feu, l’air, l’eau et la terre. Mais ces changements sont commandés par deux puissances actives antagonistes, l’Amour et la Haine. Par le biais de cette citation, Calcidius, dans le passage qui nous intéresse, change de registre pour passer de l’ontologie de l’âme à ses fonctions gnoséologiques, ou plutôt prolonge ici le développement sur la physique car la psychologie relève encore de la physique. La nature mixte de l’âme, sa position intermédiaire entre l’intelligible et le sensible ont pour conséquence sa fonction sur le plan épistémologique : elle peut appréhender les deux univers, puisqu’il est admis que la connaissance se produit à cause de la similitude entre sujet connaissant et objet de connaissance34. On reconnaît, dans la conclusion du texte d’Aristote, la même formule que dans l’introduction à la citation chez Calcidius : il s’agit de « la connaissance du semblable par le semblable ». La référence, là encore, au Timée n’est pas neutre. Elle tendrait à inscrire ce développement aristotélicien ainsi que le précédent dans une tradition

C’est de la même manière que Platon dans le Timée compose l’âme à partir des éléments : car, pour lui, le semblable est connu par le semblable et, d’autre part, les choses dérivent des principes ». 32 L’âme du monde, le devenir et la matière chez Plutarque, Paris 1938, p. 60. 33 J. Bollack, Empédocle 3. Les origines, commentaire 2, Les Éditions de minuit, Paris 1969, p. 448. 34 Cf. St. Gersh, Middle Platonism and Neoplatonism. The Latin Tradition, 2 vol., Notre Dame, 1986, p. 476, et Cl. Moreschini dir., CALCIDIO, Commentario al Timeo di Platone, Milan 2003, p. 706 n. 101

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exégétique liée au dialogue platonicien au sein duquel, ou plutôt au début duquel, se place le Stagirite. Que les chapitres 51-55 soient tributaires de Posidonius, comme le pense F.E. Robbins35, ou de Numénius selon J.H. Waszink36, il est vraisemblable que ces références aristotéliciennes ont investi le champ de l’exégèse du Timée. On s’en convaincra définitivement en la retrouvant, une fois de plus, chez Proclus qui, après avoir cité deux des vers empédocléens du fr. 109, ajoute : « D’après ces préalables… le présent traité des activités cognitives de l’âme est clairement articulé. À partir de ce qu’elle a par essence, l’Âme connaît et ses modèles et ses copies ; à partir des rapports que le Démiurge a mis en elle, elle perçoit et les réalités avant elle et les réalités après elle… Car toute connaissance s’accomplit par ressemblance du connaissant et du connaissable, et la ressemblance se réalise par la participation commune à une même forme… »37. C’est à la fois sur le plan ontologique et gnoséologique qu’est ici aussi commenté le passage d’Empédocle. De façon cohérente donc, les développements liés à la physique sont « naturellement » mis en rapport avec le De caelo et ceux qui concernent l’âme avec le De anima d’Aristote. Et les indices de l’édition Waszink offrent des outils sûrs pour comparer les textes. Les quelques références – nominatives ou implicites – à Aristote qu’il est loisible de relever dans les passages de Calcidius étudiés ici sont riches d’enseignement. Elles nous éclairent d’abord sur la réception d’Aristote par Calcidius, réception qui se fait selon trois niveaux : référence aux idées propres au Stagirite, référence à ses démonstrations qui sont passées dans la tradition scolaire et témoignage enfin sur la place du De Caelo et du De Anima à l’origine de la tradition exégétique liée au Timée de Platon. Contrairement à ce que l’on peut penser trop souvent des intermédiaires latins, Calcidius, s’il n’innove nullement au sein de la longue tradition exégétique dans laquelle il prend place, sait utiliser intelligemment la connaissance directe (?) qu’il peut avoir de certains textes d’Aristote comme le B 8 du De Caelo. Son témoignage nous renseigne également sur ce qui a été emprunté à Aristote pour commenter Platon : essentiellement des démonstrations et des définitions, ce qui confirme la perception d’un Aristote « géomètre » au sens moderne du terme, c’est-à-dire en un 35 « Posidonius and the Sources of Pythagorean Arithmology », Classical Philology 15-4, 1920, p. 309-322. 36 Praef. p. xliv sqq. 37 In Tim. III, 298, 20-29 ; de même Théol. Plat. I, 1, 3.

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sens qui dénature la perception ontologique de la géométrie propre à Platon38. Certaines références que l’on trouve de façon anonyme chez Calcidius s’inscrivent dans des chaînes doxographiques initiées, dans le monde grec, par Aristote dans le même contexte, c’est-à-dire en lien avec la lecture du Timée, et ce jusqu’à Proclus. Et les témoignages de Calcidius peuvent s’inscrire à leur tour dans une chaîne exégétique qui constitue une double tradition indirecte : l’une est celle des textes aristotéliciens et l’autre est liée à l’exégèse du Timée. Du reste, le De caelo souvent convoqué ici témoigne d’une époque où Aristote restait luimême marqué par l’enseignement de Platon39. Mais cela est insuffisant pour rendre compte de toutes les nuances liées au devenir de la théorie et de la méthode du Stagirite. La double dimension de l’œuvre – axiomatique et descriptive – fait d’Aristote moins le premier commentateur que le premier critique de Platon et du Timée. En même temps, en véritable historien de la philosophie, il initie la dimension doxographique liée à l’exégèse textuelle. Il resterait pour l’heure à vérifier la validité de ces conclusions pour les autres occurrences des théories aristotéliciennes dans le reste du commentaire de Calcidius : les conclusions auxquelles nous sommes arrivée peuvent-elles s’exporter à la seconde partie du commentaire ? Y a-t-il d’autres textes aristotéliciens spécialement convoqués pour l’exégèse du Timée ? Y trouve-t-on, dans un tel cadre, des chapitres topiques présents dans cette chaîne herméneutique ? Et dans ce cas enfin, est-il possible de délimiter le corpus aristotélicien dédié directement ou marginalement à la lecture du Timée ?

38 Voir à ce propos M. Narcy, « Aristote et la géométrie », Les Études philosophiques 1, 1978, p. 13-24. 39 Cf. P. Moraux, « La méthode d’Aristote dans l’étude du ciel De Caelo I 1 – II 12 », dans Aristote et les problèmes de méthode, Paris-Louvain 1961, p. 173-194 : « La rédaction du De Caelo (du moins les parties principales des deux premiers livres) remonte probablement à la période initiale de l’activité scientifique d’Aristote. L’influence du Timée s’y retrouve à chaque page » (p. 185).

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I 1. Una considerazione preliminare. Delineare la storia della presenza di Aristotele nella cultura bizantina e fermare l’attenzione in particolare sull’XI e il XII secolo non può prescindere dalla considerazione del retroterra sul quale Bisanzio costruì – o cercò di costruire – una sua filosofia. In più, la definizione stessa di aristotelismo, se presa in senso stretto, può apparire impropria; è opportuno invece parlare di “intrication permanente entre les pensées de Platon et d’Aristote”1, intricazione dalle origini difficilmente definibili, ma presente soprattutto nel medio2 e neoplatonismo3 – si pensi ai commentatori, più o meno ‘platonici’, di 1 L’espressione è di L. Coucoubaritsis, « Platonismes et aristotélismes à Byzance dans l’empire de Nicée et sous les Paléologues », in M. Cacouros-M.-H. Congourdeau (edd.), Philosophie et sciences à Byzance de 1204 à 1453. Les textes, les doctrines et leur transmission (Actes de la Table Ronde organisée au XXe Congrès International d’Études Byzantines, Paris 2001), Leuven-Paris-Dudley (MA) 2006, p. 145: « Il est toujours difficile d’indiquer une origine au débat entre les platoniciens et les aristotéliciens au Moyen Âge, non tellement parce que le débat a déjà commencé dès la création du Lycée, mais parce qu’il concerne toute l’histoire de la pensée hellénistique et gréco-romaine, bien avant d’atteindre et de contaminer les penseurs du Moyen Âge. Du reste, les savants qui se sont occupés de la patristique ont beaucoup insisté sur les rapports entre les différents courants de la philosophie grecque et de la pensée des Pères de l’Église. Mais cette référence est valable pour l’ensemble de la pensée antique, surtout tardive ». 2 Basti il richiamo alle differenti posizioni, in pieno II secolo, fra Albino (Alkinoo), non chiuso ad Aristotele, e Attico, decisamente antiaristotelico. 3 Neoplatonismo (ma ancor di più medio platonismo) resta una denominazione abbastanza ambigua e sostanzialmente convenzionale. In effetti il neoplatonismo non è – o non è soltanto – una continuatio del platonismo, ma il bacino di raccolta di dottrine di origini diverse, che si tende a costituire in ‘dogmi’, e in campo propriamente filosofico e in quello religioso. I ‘neoplatonici’, almeno a partire da Porfirio, cercarono di fondere in un insieme elementi dalle diverse scuole, anche presocratiche, con rigida esclusione del solo epicureismo. Questa sorta di eclettismo si accentua in età bizantina ; cf. P. Lemerle, Le premier humanisme byzantin. Notes et remarques sur enseignement et culture à Byzance des origines au Xe siècle, Paris

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Aristotele del III secolo4 e soprattutto ad Alessandro di Afrodisia, la cui opera divenne punto di riferimento nella prassi dei commentari bizantini, alla presenza della Metafisica di Aristotele, e dei commentari alessandrini, in una con dottrine stoiche, fra le ‘letture’ alla scuola di Plotino5, ai commentari aristotelici, per lo più perduti o frammentari, di Porfirio (di grande importanza la sua Eesagwgh@ alle Categorie)6, grazie ai quali l’aristotelismo penetrò stabilmente nelle scuole neoplatoniche, dove gli insegnamenti propedeutici vennero a consistere nella lettura commentata dell’Organon7, ai commentari aristotelici di Temistio (la sua Parafrasi degli Analitici venne diffusa in Occidente grazie alla traduzione latina di Nettio Agorio Pretestato [†384]), a Proclo8, la cui formazione, e ad Alessandria e ad Atene, era passata 1971, p. 210 : « Tradition platonicienne, tradition aristotélicienne, tradition néo-platonicienne, cette dernière denomination étant fondamentalement ambiguë en ce sens que le néoplatonisme n’est pas un prolongement du seul platonisme, et qu’il habille des doctrines d’origines différentes d’un manteau de dogmes qui le font entrer […] dans l’histoire des religions non moins que dans celle de la philosophie ». 4 Cf. R. Sorabij (ed.), Aristotle Transformed: the Ancient Commentators and Their Influence, London 1990, con l’importante contributo (p. 325-348) di L.G. Westerink, “The Alexandrian Commentators and the Introduction to Their Commentaries”. 5 Cf. Porphyr., vit. Plot. 14 œmm{miktai d' œn tolj suggr£mmasi kai t¦ Stwik¦ lanq£nonta dÒgmata kai t¦ Peripathtik£. katapepÚknwtai d‹ kai ¹ Met¦ t¦ fusik¦ toà 'Aristot{louj pragmatefa. œn d‹ talj sunousfaij ¢neginèsketo m‹n aÙtù t¦ Øpomn›mata, ehte Seb›rou ehh, ehte Kronfou À Noumhnfou À Gafou À 'Attikoà, k¢n tolj Peripathtikolj t£ te 'Aspasfou kai 'Alex£ndrou 'Adr£stou te kai tîn œmpesÒntwn. Plotino derivò da Aristotele molto del suo vocabolario filosofico e alcuni princìpi fondamentali, così la concezione dell’Intelligenza, e l’analisi della realtà quale forma e materia. Cf. R.T. Wallis, Neoplatonism, London 1972, p. 24: “It is a remarkable consequence that Plotinus’ discussions of Aristotle show a much closer acquaintance with his text and a much better understanding of his thought than do those of Plato”. 6 Secondo Simplicio, In categ. 2, 5 ss., la difesa di Porfirio delle Categorie di Aristotele contro gli attacchi mossi da Plotino che le giudicava non applicabili al mondo intelligibile (cf. Plot. VI 1, 1-24), fu ritenuta definitiva e recepita dai neoplatonici successivi (secondo Elia, In isag. 39, 6 ss., Porfirio aveva scritto un’opera, ora perduta, a dimostrare l’accordo di Aristotele con Platone ; Elia stesso, ibid. 123, 1-3, giudicava l’atteggiamento di Giamblico più accomodante). Anche altri punti della critica di Plotino ad Aristotele furono superati dal neoplatonismo: così quella alla logica dello Stagirita ritenuta poca cosa in raffronto alla dialettica di Platone (Plot. I 3, 5, 10 ss.). 7 Cf. J. Schamp, Photios historien des lettres. La Bibliothèque et ses notices biographiques, Paris 1987, p. 24: « Dans l’école néoplatonicienne l’enseignement de la propédeutique reposait sur une lecture commentée de l’Organon notamment, dont le professeur titulaire utilisait une édition scolaire ». 8 Fozio, bibl. cod. 74, I, p. 53, 15-21 Henry, dedica una lunga scheda a Temistio, autore di Øpomn›mata e di metafr£seij aristotelici ridotti all’essenziale (eej tÕ cr›simon œpitetmhm{naj) a evidenti fini didattici, e cita gli Analitici, il De Anima, la Fusik¾ ¢krÒasij kai Œt{rwn toioÚtwn, aggiungendo: eesi d‹ kai eej t¦ Platwnik¦ aÙtoà œxhghtikoi pÒnoi kai ¡plîj œrast›j œsti kai spoudast¾j filosoffaj. Temistio divenne anch’egli modello per i commentari ‘platonici’ ad Aristotele. Già Plutarco di Atene (†432), scolarca dell’Accademia,

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per lo studio e di Platone e di Aristotele9 e il cui ‘sistema’ presuppone la metodologia aristotelica, all’attività della scuola di Alessandria, che riuscì a sopravvivere alla soppressione giustinianea dell’Accademia di Atene (529)10, e alla teologia cristiana, che, dopo la sua fase patristica prevalentemente platonizzante11, conobbe una decisa ripresa dell’aristotelismo con Leonzio di Bisanzio (475-542/543), il primo ‘scolastico’ cristiano, che seppe servirsi, nella lotta contro le eresie, degli strumenti della dialettica12, a Massimo il Confessore, la personalità che aveva avuto fra i suoi allievi Proclo (vd. nota seguente), aveva commentato il Fedone e il Parmenide platonici e il De anima di Aristotele, sulla linea di Porfirio più che su quella di Giamblico, tesa alla conciliazione Platone/Aristotele. Della sua opera nulla ci è giunto. Cf. Wallis, op. cit, p. 138 s. e 142-146. 9 Secondo la Vita Procli di Marino di Neapoli (ed. R. Masullo, Napoli 1989), Proclo frequentò in Alessandria Olimpiodoro, “per imparare le dottrine aristoteliche” (vit. Procl. 9); passato poi ad Atene, lesse sotto la guida di Plutarco di Atene il De anima di Aristotele e il Fedone di Platone ; nei due anni di frequenza ateniese, “lesse insieme con Plutarco tutte le opere di Aristotele, di logica, di etica, di politica, di fisica e la scienza teologica, che è superiore a esse” (ibid. 13); “acquistava inoltre le virtù politiche dalle opere politiche di Aristotele e dalle Leggi e dalla Repubblica di Platone” (ibid. 14; la traduzione è di C. Faraggiana di Sarzana, Proclo, I Manuali, Milano 1985). 10 Proprio in questa data Giovanni di Alessandria, detto Filopono, ‘elleno’ convertito al cristianesimo (520), monofisita (come tale fu condannato dal concilio del 680-681), editore delle lezioni di Ammonio su Aristotele, confutava Proclo (e Platone e Aristotele stesso) su determinati punti dottrinali non conciliabili col cristianesimo come l’eternità del mondo. Cf. H.-G. Beck, Kirche und Theologische Literatur im Byzantinischen Reich, München 1959 (rist. 1977), p 391 s.; Lemerle, op. cit., p. 24: « et on a bien marqué l’importance, à l’aube du Moyen Âge, du fait que l’école païenne d’Athènes, plus ou moins identifiée avec le platonisme, disparaissait, tandis que celle d’Alexandrie, en même temps qu’elle assurait la survivance de la tradition aristotélicienne et en un sens l’opposait à la platonicienne, survivait elle même, christianisée »; Wallis, op. cit., p. 138-146; H. Hunger, Die hochsprachliche profane Literatur der Byzantiner, München 1978 (in avanti Hunger, Literatur), I, p. 27 s. Giovanni Filopono, autore di ben sette commentari aristotelici, ebbe anche interessi nel campo della grammatica, dell’ortografia e della matematica (commentario a Nicomaco): cf. Hunger, Literatur, II, p. 13, 17, 19 e 221, 228 s. 11 È però prudente intendere lato sensu il neoplatonismo dei Padri del IV secolo, quello dei Cappadoci: se da una parte esso sembra volutamente ignorare il ‘platonismo’ più a esso vicino cronologicamente (quello, per intenderci, di Giamblico e dei suoi eredi), dall’altra riceve molto da altre filosofie ‘antiche’, configurandosi come espressione di quella philosophia perennis, ‘costituita’ già nel II secolo (cf. Diog. Laert. I 18), sintesi di platonismo, aristotelismo e stoicismo (per esempio, a proposito della definizione di Dio, le differenti posizioni finivano per riconoscersi nel concetto aristotelico della divinità come causa ultima e motore immobile). Cf. C. Steel-P. d’Hoine, Philosophy in Late Antiquity, in U. Criscuolo-L. De Giovanni (edd.), Trent’anni di studi sulla Tarda Antichità: bilanci e prospettive (Atti del Convegno Internazionale, Napoli 21-23 novembre 2007), Napoli 2009, p. 360-362. 12 Cf. Beck, op. cit., p. 374; Hunger, Literatur, I, p. 45 s. Si vedano, fra i contributi di maggior rilievo, H. Reindl, Der Aristotelismus bei Leontios von Byzanz, Diss. München 1953; S. Otto, Person und Subsistenz. Die philosophische Anthropologie des Leontios von Byzanz. Ein Beitrag zur spätantiken Geistesgeschichte, München 1968; C. Dell’Osso, Leonzio di

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culturale dominante del VII secolo, la cui formazione, soprattutto in materia di logica, antropologia e psicologia, è di chiara impronta aristotelica, e che segna la sintesi cristiana più completa fra platonismo e aristotelismo13. Profondo conoscitore dell’antica filosofia – in parte per lettura diretta e in parte per la mediazione di Nemesio di Emesa – Massimo, il filosofo martire14, non tentò mai, o non ebbe l’opportunità per le note e tristi vicende nelle quali fu coinvolto e delle quali fu vittima, di redarre un ‘sistema’ del suo pensiero. Il suo aristotelismo si manifesta più chiaramente nelle controversie monotelite e monofisite, in particolare nel dibattito sulla natura; la sua influenza su Giovanni Damasceno e sui successivi sviluppi del pensiero, filosofico15 e teologico, bizantino fu determinante16. Bisanzio e Leonzio di Gerusalemme: una chiara distinzione, in Augustinianum 46, 2006, p. 231-259 (e a cura dello stesso una traduzione italiana degli scritti, Roma 2001). 13 Cf. Beck, op. cit., p. 436: „Er ist der universaliste Geist des 7. Jahrhunderts und vielleicht der letzte selbständig denkende Theologe der byzantinischen Kirche“; Hunger, Literatur, cit., I, p. 46-48; B. Roosen-P. van Deun, « Les Collections de définitions philosophiquesthéologiques appartenant à la tradition de Maxime le Confesseur : le recueil centré sur OMWNUMON, SUNWNUMON, PARWNUMOM, ETERWNUMON », in Philosophie et sciences à Byzance de 1204 à 1453 (cit. supra, n. 1), p. 54 et 55 : « Le septième siècle est intellectuellement dominé par Maxime : c’est en lui que les différentes voies de la pensée patristique se croisent, il est à la fois l’aboutissement de l’âge patristique et le véritable père de la théologie byzantine […] ». Cf. anche B. Tatakis, La philosophie byzantine, Paris 1949, p. 87 : « Maxime est beaucoup plus versé que Léonce dans la pensée d’Aristote, il est aussi un scholastique, précurseur et source précieuse de Jean Damascène […] le calque de la tradition logique de l’aristotélisme se retrouve aisément dans toute ses démonstrations ». Su Massimo, in aggiunta a P. Sherwood, St Maximus the Confessor, London 1955, cf. ora B. De Angelis, Natura, persona, libertà. L’antropologia di Massimo il Confessore, Roma 2002; JC. Larchet, Saint Maxime le Confesseur, Paris 2003, e, in particolare per il suo ‘aristotelismo’, C. Moreschini, “Sulla presenza e la funzione dell’aristotelismo in Massimo il Confessore”, in Koinwnfa 28-29, 2004-2005, p. 105-124 (e dello stesso l’introduzione a: Massimo il Confessore, Ambigua. Problemi metafisici e teologici su testi di Gregorio di Nazianzo e Dionigi l’Areopagita, Milano 2003). Sulla linea di Massimo si pone Anastasio Sinaita (†ca. 700), autore dell’`OdhgÒj, sorta di vademecum dell’ortodossia, di un’interpretazione allegorica dell’Esamerone e, forse, della Doctrina patrum, antimonotelita. 14 Così lo designa Anna Comnena, rievocando come i suoi testi fossero lettura a lei raccomandata dalla madre, la cólta imperatrice Irene: cf. Ann. Comn. V 9, 3: toÝj lÒgouj diereunwm{nhj tîn dogmatistîn ¡gfwn pat{rwn, m£lista d‹ toà filosÒfou Maxfmou kai m£rturoj. 15 Psello lo definirà senz’altro filosofo e “suo” poiché filosofo: cf. Psell., ep. Xiph. 3, 73 Ð koinÕj M£ximoj, À m©llon œmÒj – filÒsofoj g£r (ed. U. Criscuolo, Michele Psello, Epistola a Giovanni Xifilino, Napoli 19902, p. 51). Il pensiero di Massimo ebbe anche, come è noto, grande influenza in Occidente, grazie alla traduzione latina di Giovanni Scoto Erigena. 16 Altro personaggio di rilievo nella Bildung del VII secolo fu Stefano di Alessandria, chiamato (nel 612 da Eraclio) dalla sua città di formazione e di insegnamento a Costantinopoli e insignito nei manoscritti dei titoli di filÒsofoj, Ð m{gaj filÒsofoj,

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2. Il Tardo Antico cristiano, del quale Massimo è all’insieme l’estremo termine basso e il punto di confluenza delle istanze, lasciò a Bisanzio – e non solo a Bisanzio – un programma di studi che restò pressoché invariato nei secoli e che includeva, indispensabilmente, Platone e Aristotele17; in particolare, di Aristotele si affrontavano preliminarmente gli scritti metodologici, cioè l’Organon, poi quello di argomento pratico (etica e politica), infine quelli teoretici (fisica e metafisica)18. Gli elementi della dottrina cristologica di Massimo fornirono la struttura filosofica alla dottrina trinitaria della Phg¾ gnèsewj di Giovanni Damasceno (†750), con il quale ha termine una fase dell’elaborazione di una filosofia cristiana dalle varie scuole pagane del mondo greco-romano. La Phg¾ gnèsewj scritta dopo il 742, divenne una sorta di manuale per la teologia bizantina, il corpus dottrinale più autorevole e il punto di riferimento nelle successive controversie teologiche. Gli scritti di Giovanni, vissuto in pieno iconoclasmo nell’ambiente siro-arabo di Damasco, sono aristoteoekoumenikÕj did£skaloj, kaqolikÕj did£skaloj, ÑkoumenikÕj filÒsofoj (il titolo di oekoumenikÕj did£skaloj è conosciuto anche per Cherobosco, vissuto probabilmente nel secolo VI). È probabile che questi titoli si riferiscano a una posizione ufficiale in una struttura imperiale. Con Stefano si ha la fusione definitiva fra il platonismo cristianizzato e la teologia ortodossa. Tuttavia, egli fu, sulla linea della tradizione alessandrina, prevalentemente commentatore di Aristotele (De interpretatione e forse De anima); inoltre si sarebbe occupato di astronomia, matematica, aritmetica e avrebbe commentato anche Ippocrate e Galeno. Cf. Tatakis, op. cit., p. 50 s.; Hunger, Literatur, I, p. 17, 26 s., 48 (per la sua influenza su Giovanni Damasceno), II, p. 63, 231 s., 280, 291 s., 300 s., 305, 310; Lemerle, op. cit., p. 80 s. Psello lo cita nell’Epistola a Xifilino, come addotto impropriamente, in una con Gregorio di Nazianzo, da Xifilino in merito alla ¢pÒdeixij ottenuta per i sillogismi (ep. Xiph. 4, 134-137, p. 53 Criscuolo : kai Ð toÝj sullogismoÝj b£llwn œpi t¾n di¦ martÚrwn Ãlqej ¢pÒdeixin, }nqen m‹n probeblhm{noj tÕn St{fanon œkelqen d‹ tÕn GrhgÒrion, æj œn toÚtoij mÒnoij dstam{nhj tÁj ¢podefxewj). 17 E, accanto a essi, nelle scuole neoplatoniche anche i poemi orfici e gli Oracula chaldaica, che ritornarono nella cultura bizantina a partire dal XI secolo, con Michele Psello, che li conosceva prevalentemente per il tramite di Proclo. 18 La complessità ‘costituzionale’ del neoplatonismo dopo Porfirio è ben sintetizzata da Steel-d’Hoine, art. cit., p. 355-380; in particolare (p. 357 s.), “Aristotle himself is understood as Plato’s greatest disciple, who never disagrees with his master in doctrinal matters, but only criticizes his mode of exposition, which, when taken in its ordinary meaning, could lead to confusion. The study of Aristotle’s writings, from logic to metaphysics, became an essential part of the curriculum, though subordinated to the reading of Plato. In the peripatetic tradition Alexander of Aphrodisias was respected as ‘the most authentic interpreter of Aristotle’, though criticized because he failed to bring the Stagirite in harmony with Plato’s doctrines. From the Stoics the Neoplatonists adopted an ethical doctrine emphasizing interior freedom and liberation from passions and a defence of the providential order of the cosmos, though they criticized Stoic materialism. Only Epicurus was not integrated in the system, but he remained the obvious candidate for polemics”.

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licamente improntati, anche se l’autore cerca di comunicare il senso profondo della sua distanza dall’antico filosofo19; il Damasceno va visto come il termine ultimo nell’elaborazione di una filosofia cristiana: la Phg¾ gnèsewj è una completa ontologia e all’insieme un sistema logico di dogmatica cristiana fondato in prevalenza sulla tradizione aristotelica20. 3. La Vita del patriarca Niceforo di Ignazio, composta attorno all’845, è testimonianza della vivacità culturale bizantina e dell’interesse per l’aristotelismo alla vigilia della rinascenza foziana: Niceforo, campione dell’ortodossia nella tarda fase dell’iconoclasmo21, venne alla filosofia attraverso la grammatica e la retorica, filosofia che egli considerava, sulla linea della tradizione, quale maestra di tutte le scienze. Della filosofia Niceforo percorse, a testimonianza di Ignazio, le varie dottrine e i procedimenti di ricerca: si occupò dei termini (Ôroi), del soggetto, del predicato, degli elementi (stoicela), delle proposizioni (prot£seij), del sillogismo, insomma dei temi specifici dell’aristotelismo22. 19 In effetti, dall’insieme dell’opera di Giovanni, risalta l’intenzione di superare la filosofia }xwqen, sostituendola con la teologia ; cf. H. Schaeder, “Die Christianisierung der aristotelischen Logik in der byzantinischen Theologie, repräsentiert durch Johannes von Damaskos und Gregorios Palamas”, in Qeologfa 33, 1962, p. 1-21; G. Richter, Die Dialektik des Johannes von Damaskos, Ettal 1964. 20 Come per Massimo, l’influenza del Damasceno sul pensiero occidentale fu notevole. La Phg¾ gnèsewj ebbe traduzione latina e fu conosciuta in Occidente nel XII secolo sia da Pietro Lombardo che da Tommaso d’Aquino. L’influenza dell’aristotelismo nell’età iconoclastica si coglie anche nel pensiero di Teodoro Studita in materia di cristologia e di raffigurazione di Cristo ; in polemica con la tradizione nestoriana, per la quale si aveva difficoltà di vedere in Cristo un uomo con una coscienza umana individuale, con la conseguente postulazione per lui di una ipostasi umana separata, Teodoro ricorreva parzialmente all’aristotelismo : “Cristo non fu certo un mero uomo ; né è ortodosso dire che egli assunse un individuo fra gli uomini (tÒn tina ¥nqrwpon), ma la pienezza, la totalità della natura. Si deve però dire che questa natura totale fu contemplata in modo individuale – perché altrimenti come avrebbe potuto essere visto? – in un modo che la rese visibile e descrivibile […] che le permetteva di mangiare e di bere” (antirrhet. = PG 99, 332d-333a). Per Teodoro, l’umanità “esiste soltanto in Pietro e Paolo”, cioè in esseri umani concreti, e Gesù fu uno di questi (ibid. 396c-397a). Cf. J. Meyendorff, La teologia bizantina. Svilppi storici e temi dottrinali (trad. it. di L. Perrone), Casale Monferrato 1984, p. 62. 21 Cf., in aggiunta vari scritti editi in PG C, i 12 capita sui quali V. Grumel, « Les douze chapitres contre les iconomaques de Saint Nicéphore de Constantinople », Rev. Ét. Byz. 17, 1959, p. 127-135. Cf. Beck, op. cit., p. 303 s. e 489-490. 22 Cf. Lemerle, op. cit., p. 129-135. Su Niceforo, cf. P.J. Alexander, The Patriarch Nicephorus of Constantinople, Ecclesiastical Policy and Image Worship in the Byzantine Empire, Oxford 1958; J.M. Hussey, The Orthodox Church in the Byzantine Empire, Oxford 1990 (pb), p. 53 s., 69 s., 313 s. I polemisti anticonoclastici ricorsero abbondantemente alle risorse dialettiche e terminologiche fornite dalla tradizione aristotelica: “In einer späteren Phase des Bilderstreits sollte die dem Aristotelismus entnommene Terminologie wieder eine größere Rolle spielen” (Hunger, Literatur, I, p. 49). Benché della letteratura dell’iconoclasmo

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4. Sebbene Psello meni vanto di aver per primo riportato in vita la cultura filosofica bizantina, che aveva raccolto, nei primi decenni dell’XI secolo, in condizioni pietose e fossilizzata in confuse e vane dissertazioni teologiche23, e di aver resuscitato Platone e Aristotele, “i cui predecessori andavano contenti di aver ottenuto dopo di loro il secondo posto”24, premesse indispensabili per l’approdo, attraverso Plotino, Porfirio e Giamblico, “nel mirabilissimo Proclo, come in un porto molto ampio”25, il rinnovamento del dibattito culturale aveva avuto i suoi ‘padri’ già nel IX secolo e nei primi anni del X, l’età di Fozio e di Areta26. siano a noi giunte, come è noto, testimonianze per lo più solo indirette e di natura polemica, è da ritenere che anch’essa presentasse una simile humus culturale, innanzitutto nei protagonisti del cosiddetto ‘secondo iconoclasmo’, quali Giovanni il Grammatico : cf., in proposito, alcuni miei contributi : “Iconoclasmo e letteratura”, in AA. VV., Il Concilio Niceno II (787) e il culto delle immagini (Atti del Convegno, Messina 1987), Messina 1994, p. 191-219; “Iconoclasmo bizantino e filosofia antica”, in Rend. Accad. di Arch. Lett. e Arti NS 64, 19931994 (Napoli 1996), p. 103-133; “Sugli epigrammi iconoclastici di Giovanni (il Grammatico?)”, in AA. VV., SÚndesmoj. Studi in onore di Rosario Anastasi, II, Catania 1994, p. 189-195, e, per una visione d’insieme, N.G. Wilson, Scholars of Byzantium, London 1983, p. 61-78. 23 Cf. Psell., chron. III 3 toÚtouj (scil. gli uomini cólti dell’epoca) m{cri tîn 'Aristotelikîn ŒsthkÒtaj proqÚrwn, kai t¦ Platwnik¦ mÒnon ¢postwmatfzontaj sÚmbola, mhd‹n d‹ tîn kekrumm{nwn eedÒtaj, mhd' Ósa od ¥ndrej peri t¾n dialektik¾n À t¾n ¢podeiktik¾n œspoud£kasin [...] œzhtelto g¦r pîj Ðmoà kai ¢mixfa kai sÚllhyij, parq{noj te kai tÒkoj, kai t¦ Øp‹r fÚsin dihreunînto. Psello stesso vanta in un opuscolo retorico (PrÕj toÝj oeom{nouj tÕn filÒsofon œr©n tÁj tîn pragm£twn ¢ntil›yewj, ¤ma d‹ kai di£ toàto baskafnontaj aÙtù = op. 6, Michaelis Pselli Oratoria Minora, ed. A.R. Littlewood, Leipzig 1985, p. 19-21) la sua solitaria professione filosofica in tempi “non filosofici” (op. 6, 52-53, p. 20 filosofî mÒnoj œn ¢filosÒfoij kairolj); si tratta però di un commonplace abbastanza diffuso (cf. R. Browning, “Enlightenment and Repression in Byzantium in the Eleventh and Twelfth Centuries”, in Past and Present 69, 1975 = Studies on Byzantine History, Literature and Education, Variorum Reprints, London 1977, XV, p. 6; L. Clucas, The Trial of John Italos and the Crisis of Intellectual Values in Byzantium in the Eleventh Century, München 1981, p. 129): invero altrove Psello stesso riconosce fra i suoi maestri il più anziano Giovanni Mauropode, metropolita di Euchaita e protosincello (cf. 'Egkèmion eej 'Iw£nnhn tÕn qeoseb{staton metropolfthn 'Euca…twn kai prwtosÚgkellon = Michael Psellus, Orationes Panegyricae, ed. G.T. Dennis, Stutgardiae et Lipsiae 1994, or. 17, 4-7, p. 143 s.: œgë tù sofù 'Iw£nnV […] tù œmù fhmi kai fflJ kai didask£lJ) e Niceta grammatico ; cf. anche Ann. Comn. V 8, 3, cit. infra, nt. 34. Cf. J. Duffy, “Hellenic Philosophy in Byzantium and the Lonely Mission of Michael Psellos”, in K. Ierodiakonou (ed.) Byzantine Philosophy and its Ancient Sources, Oxford 2002, p. 139-156. 24 Psell, chron. VI 37. 25 Ibid. VI 38: œj Plwtfnouj kai Porfurfouj kai 'Iamblfcouj katÇein, meq' oÞj Ðdù probafnwn eej tÕn qaumasiètaton PrÒklon æj œpi lim{na m{giston katascèn, p©san œkelqen œpist›mhn te kai no›sewn ¢krfbeian }speusa. 26 Poco si sa, purtroppo, di Leone il Matematico o il Filosofo (c. 790-post 869), al quale Fozio indirizza la quaestio 106 degli Amphilochia sull’impiego pleonastico di eemf. Parente del patriarca iconoclasta Giovanni il Grammatico, già arcivescovo (iconoclasta?) di Tessalonica e poi professore (di logica aristotelica?) alla Magnaura, la sua vicenda, piuttosto

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La predilezione manifestata da Fozio per Aristotele invece che per Platone27, che capovolge una tendenza parallela affermata nel CronikÕn SÚntomon di Giorgio Monaco, che esalta Platone e si fa beffe di Aristotele, denota la coscienza del bisogno per la teologia di un metodo di ricerca, che non poteva essere appagato dai ‘miti’ di Platone28 e dal neoplatonismo. A conclusione della quaestio 77 degli Amphilochia (Peri g{nouj kai ehdouj ¢porfai di£foroi, œn aƒj œstin eØreln t¦j lÚseij aÙtîn)29, composta sulla traccia degli Analytica priora (I 22, 83a, 32-34) aristotelici, Fozio confessa di essersi occupato più da vicino di questi problemi allorché praticava le dialektikai mel{tai, e dichiara il suo essere conforme in argomento alla dottrina di Aristotele, Ð t¦ St£geira lacën patrfda kai t¾n `Ellhnfda p©san eej qaàma glukÝ tÁj aÙtoà soffaj œpistr{yaj peri aÙtîn œfilosÒfhsen30. Le quaestiones 137-147 (Amfilochio gli aveva richiesto una relazione succinta e chiara sulle dieci categorie) formano un vademecum essenziale dell’aristotelismo31. In Aristotele e nell’Organon il dotto oscura, è ricostruita da Lemerle, op. cit., p. 148-176; egli fu « un autodidacte en avance sur son temps, passionné de toutes les branches du savoir, désintéressé et modeste, appelé comme malgré lui à tenir une place dans l’École, mêlé à la liquidation de l’iconoclasme, plus proche lui-même des iconomaques que des iconodules, mais avec assez de modération et de tolérance, ou peut-être d’indifférence » (p. 167) ; « Un homme qui réapprit tout ce que l’on pouvait apprendre de son temps, et qui l’enseigna au long d’un demi-siècle. Figure originale et attachante d’une “renaissance”, qui marque à la fois la fin de la crise iconoclaste, et la réapparition de l’École ». Secondo una didascalia del Vat. Gr. 1, manoscritto copiato per Areta da Giovanni Calligrafo, egli sarebbe stato autore di una diÒrqwsij del testo delle Leggi di Platone (cf. Lemerle, op. cit., p. 167-169). Cf anche Hunger, Literatur, p. 18 s. e al.; Wilson, op. cit., p. 79-88. 27 Cf. Meyendorff, p. 75: “In filosofia il suo [scil. : di Fozio] interesse principale è per la logica e la dialettica: di qui la sua preferenza molto netta per Aristotele piuttosto che per Platone”. Il patriarca scrisse un commentario alle Categorie, che fu poi serializzato in undici capitoli inseriti negli Amphilochia. Va da sé che l’aristotelismo di Fozio – così come il ‘platonismo’ di Areta e analoghe ‘scelte’ di ‘filosofi’ bizantini più o meno noti – non va inteso in senso assaluto (cf. J. Anton, “The Aristotelianism of Photius”, in L.R. Schrenk (ed.), Aristotle in Late Antiquity, Washington, D.C. 1994, p. 158-183; J. Schamp, « Photios aristotélisant ? Remarques critiques », in M. Billerbeck-J. Schamp (edd.) Kainotomia. Die Erneuerung der griechischen Tradition, Fribourg 1996, p. 1-17): le sue posizioni erano pur sempre condizionate dalla teologia. Come aveva dimostrato l’esperienza di Giovanni Damasceno, il ricorso agli strumenti offerti dall’Organon aristotelico si prestavano più utilmente nella lotta contro le eresie. 28 In un’epistola a Giorgio, metropolita di Nicomedia, Fozio parla di Platwnik¦ gohteÚmata (Photii Patriarchae Constantinopolitani Epistulae et Amphilochia. II: Epistularum pars altera, rec. B. Laourdas et L.G. Westerink, Leipzig 1984: ep. 156, 23, p. 11). 29 Ibid. V: Amphilochiorum pars altera, Leipzig 1986, p. 95-101. 30 Ibid., p. 100, 202-204 Westerink. 31 Ibid., p. 141-165 Westerink.

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patriarca rinveniva le risorse per l’argomentazione delle sue posizioni teologiche, ma non di più; Lemerle ha osservato giustamente che in Fozio l’attitudine alla filosofia greca fu di diffidenza o di ostilità per la dottrina platonica delle idee e animata da riserva anche per le dottrine aristoteliche, fatta eccezione per quelle concernenti la dialettica e la logica, prese in considerazione in quanto propedeutiche alla filosofia32: piuttosto letterato e ‘umanista’ che filosofo33, in Fozio l’uomo di Chiesa finì per prevalere sull’‘umanista’. Diversamente da Fozio, Areta, che fu, forse, discepolo di Leone il Matematico34, mostra decisa simpatia per Platone35 del quale è editore, ma si occupò attivamente anche del testo delle Categorie di Aristotele36: egli cita spesso nei suoi scritti luoghi aristotelici, soprattutto dai Magna moralia e dall’Etica Nicomachea. Nell’epistola 51 a Stefano, a secretis imperiale (Stef£nJ Øpografel basil{wj tîn ¢porr›twn), Areta afferma che, sebbene non abbia mai tratto vantaggio dalla soffa aristotelica, ha dedicato anche a essa la sua attenzione, ma alla maniera di Odisseo, che volle ascoltare il canto delle Sirene legato al palo così da sfuggire alla loro seduzione37; ma, poco prima nel medesimo testo, dichiara la sua calda ammirazione per lo Stagirita: œrast¾j g¦r t{wj di£puroj 'Aristot{louj ín kai tîn œkefnou lÒgwn qermÒj tij ¢kribast›j38. Dopo Fozio e Areta, l’interesse per la filosofia39 sembra avere una pausa: sopravviene l’età ‘enciclopedica’ di Costantino VII Porfiro32 Cf. Lemerle, op. cit., p. 194 s. 33 Cf. l’ampia ‘scheda’ sul personaggio in Wilson, op. cit., p. 89-119. 34 Cf. supra, nt. 26. 35 Hunger, Literatur, I, p. 32; Wilson, op. cit., p 120-135. 36 M. Share (ed.), Arethas of Caesarea’s Scholia on Porphyry’s Isagoge and Aristotle’s

Categories, Athens 1994; P. Kotzia-Panteli, “On Arethas of Caesarea’s Scholia on Porphyry’s Isagoge and Aristotle’s Categories”, in `Ellhnik£ 46, 1996, p. 396-410. 37 Areth., ep. 51, I, p. 326, 14-18 Westerink (Arethae scripta minora, Leipzig 1968): œpei g£r me oÙd‹n oÙdamîj ênhsen Ð desmÕj tÁj 'Aristot{louj soffaj, kaftoi ge õmhn dkanîj te kai pl{on toÚtoij prospepassaleàsqai ½per Ð tù dstù prosdedem{noj 'Iqak›sioj g{rwn, gna d¾ m› ti p£qV prÕj ta Seir›nia q{lghtra. 38 Ibid., p. 325, 13-15. Westerink (ed. cit., p. 324) colloca questa epistola attorno al 900, “quia Aristoteli maxime studuit circa a. 900 (quo tempore cod. Urb. Gr. 35 sibi exarandum curavit)”. Il codice urbinate contiene le Categorie e, come appare dalla didascalia, fu commissionato e pagato da Areta stesso. Tuttavia, sarebbe fuorviante opporre un Fozio aristotelico a un Areta platonizzante : cf. Lemerle, op. cit., p. 220: « Observons aussi que l’ordre dans lequel reviennent, au programme des scriptoria, Aristote avant Platon est normal pour tout le Moyen Âge, et qu’il ne faut pas à Byzance opposer […] un Photius aristotélisant à un Aréthas platonisant ». Cf. J. Whittaker, “Arethas and the ‘Collection philosophique’”, in D. Harlfinger-G. Prato (ed.) Paleografia e codicologia greca, Roma 1992, p. 513-521. 39 Va ribadito che è difficile riscontrare se tale interesse si traducesse anche in pratica o restasse, come probabile, soltanto formale quale aspetto di quella ‘conservazione’ tipica della

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genito, allorché « le goût pour les lettres, les sciences et l’art deviennent, de plus en plus, les traits caractéristiques de la vie intellectuelle […] Mais il faut remarquer que ce goût, au moins pour les sciences et les lettres, ne pousse pas à des créations originales. Le Xe siècle est par excellence le siècle de l’érudition humaniste. Le traditionalisme religieux des Byzantins est doublé par le traditionalisme littéraire qui domine leur humanisme »40.

II 1. Attorno al 1035, allorché Psello41 apparve prepotentemente sulla scena culturale bizantina42, Niceta Stetato pubblicava gli scritti del suo maestro, il monaco Simeone, detto il Nuovo Teologo (†1022), che riproponevano, sulle orme di Gregorio di Nazianzo e dello società bizantina. Il problema tocca quello più generale della filosofia bizantina: vi fu o meno una filosofia bizantina?; è possibile o meno costituirne una ‘storia’ separata dalla ‘teologia’. 40 Tatakis, op. cit., p. 134 41 Di Psello Anna Comnena V 8, 3, traccia un mirabile profilo nell’excursus dedicato a Giovanni Italo (cf. infra): egli non aveva avuto maestri degni di tal nome, eppure, grazie alle sue doti naturali e alla vivacità dell’intelligenza (di¦ fÚsewj d‹ dexiÒthta kai noÕj ÑxÚthta) e al soccorso di Dio, si spinse al vertice di ogni sapienza (eej ¥kron soffaj ¡p£shj œlhlakèj); approfondì accuratamente il sapere ‘ellenico’ e caldaico (t¦ `Ell›nwn kai Caldafwn ¢kribws£menoj), divenne famoso al suo tempo per sapienza (g{gone tolj tÒte crÒnoij peribÒhtoj œn soffaj). 42 Cf. Beck, op. cit., p. 541-542: „Mit Psellos setzt ein neues Stadium der Auseinandersetzung zwischen Theologie und antike Philosophie ein. Der Platonismus, so wie ihn Psellos verstand, war daran, den bisher zwar nucht herrschenden, aber doch von kirchlichen Kreisen mit weniger Vorurteilen betrachteten Aristoteles zu verdrängen“. Psello « représente à Byzance l’universalité du savoir. Son œuvre réunit, reflète et commente les apports de la pensée et de la science grecques au cours de quinze siècles, depuis Socrate en 400 av. J.-C. jusqu’à cet étonnant XIe siècle byzantin. Avec lui on peut parler d’un renouveau platonicien, à condition de mettre dans l’adjectif les formes diverses du moyen et du néoplatonisme » (É. des Places, Oracles Chaldaïques, Paris 1971 [CUF], p. 46); H. Hunger, Byzantinische Geisteswelt. Von Konstantin dem Grossen bis zum Fall Konstantinopels, Amsterdam 1967, p. 48: “Psellos war einer der fruchtbarsten und vielseitigsten Schriftsteller und vielleicht der gewandteste Stilist, den die byzantinische Literaturgeschichte kennt […] Während die meisten Byzantiner seit der Spätantike in der Kommentierung aristotelicher Werke ihre philosophische Hauptaufgabe erblickten, ging Psellos über den Neuplatonismus auf Platon selbst zurück”. Per Meyendorff, op. cit., p. 79: “Anche se conobbe Platone e Aristotele meglio di quanto non sia mai avvenuto in Occidente, Psello rimase un bizantino medievale – cioè un uomo legato alla tradizione e leale almeno formalmente nei confronti delle rigide norme della teologia ufficiale [...] I princìpi del neoplatonismo – fedeltà ad Aristotele nella logica e nella filosofia naturale unita alla metafisica platonica – erano esattamente conformi alla sua struttura mentale”.

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pseudo-Dionigi, in forme letterarie suggestive, le istanze mai sopite della teologia mistica; il ‘platonismo’ ritornava così vigoroso nella spiritualità del secolo43. Psello, che certamente conobbe Stetato44 e, verisimilmente, per suo tramite le opere di Simeone, avvertì di persona il bisogno di penetrare più a fondo nel mistero del divino: gli scritti di Simeone, sebbene byzantino more mai citato, lasciano traccia nella sua opera, soprattutto negli encomi in memoriam. Ma, se pure vi furono in lui momenti in cui le esigenze del misticismo potevano venirgli incontro e divenire anche risorsa di discorso45, Psello volle essere un filosofo e PlatwnikÕj filÒsofoj, e all’insieme un fervente cristiano, come si confessa in uno dei suoi testi più significativi: œmÕj Ð Pl£twn, ¢delf{, kai Ð CrÚsippoj. Ð d‹ CristÕj ú sunestaÚrwmai, tinÒj; (“Mio è Platone, o fratello, e Crisippo! Ma Cristo, con cui son crocifisso, di chi è?”)46. Siamo essenzialmente nei limiti propri al Geist della società cólta bizantina, quale ereditato dal Tardo Antico. Infatti, anche per quel che riguarda Psello, bisogna operare preliminarmente la distinzione fra il filosofo e il teologo, distinzione della quale egli sembra talora avere coscienza47; quanto alla sua posizione filosofica, essa è molto difficile da definire se si va al di là della professione della fervente ammirazione per Platone e i ‘platonismi’. In quanto ‘platonico’, Psello coltivò in modo particolare la tradizione neoplatonica e soprattutto Proclo e gli Oracula Chaldaica; di questi è egli, con Proclo48, la fonte principale49. 43 Cf. U. Criscuolo, “I prodromi della ripresa platonica : Simeone il Nuovo Teologo”, in R. Maisano (ed.), Storia e tradizione culturale a Bisanzio fra XI e XII secolo, Napoli 1993 (,7$/2(//+1,.$, Quaderni 3), p. 1-28. 44 Cf. F. Lauritzen, “Psello discepolo di Stetato”, in Byz. Zeit. 101, 2008, p. 715-725. 45 Così nell’Encomio per la madre (scritto sul finire del 1054); cf. U. Criscuolo (ed.), Michele Psello, Autobiografia (Encomio per la madre), Napoli 1990, p. 71 s. 46 Psell., ep. Xiph. 4, 96 s., p. 52 Criscuolo : ¥kouson oƒ£ soi PlatwnikÕj filÒsofoj fq{ggetai ; 7, 202 s., p. 56. Cf. anche ibid. 2, 57, p. 51: tÕ d‹ p£nta Øp‹r Cristoà pragmateÚsasqai, }peita filfaj tÁj prÕj CrÚsippon gr£fesqai kai ohesqaf me par¦ sof, kai fflJ kai dikastÍ, ¢festhk{nai m‹n toà Qeoà, Pl£twni d‹ kai 'Akadhmfv prostethk{nai, oÙk ond' Ópwj tÕn ¤panta crÒnon œn{gkw (“Ma l’operare tutto per Cristo e poi essere accusato d’intesa con Crisippo ed essere ritenuto da te, mio amico e mio giudice, rinnegatore di Dio e adepto di Platone e dell’Accademia, non so come potrò mai sopportarlo!”). 47 Cf. Psell., chron. VI 42 (cit. infra, nt. 65). 48 È presumibile che i commentari caldaici di Proclo circolassero ancora a Bisanzio nell’XI secolo, benché ufficialmente proibiti dalla Chiesa. Proclo a sua volta aveva a ridosso il vasto commentario, perduto, di Giamblico, del quale abbiamo notizia anche dall’ep. 12 Bidez di Giuliano imperatore. 49 I testi ‘caldaici’ di Psello sono editi da des Places, Oracles Chaldaïques, cit. supra, nt. 42, p. 161-201 e, successivamente da D.J. O’Meara (Michael Psellus, Philosophica Minora, II, Leipzig 1989, p. 126-151). Gli Oracula e le loro interpretazioni circolavano a Bisanzio anche nelle alte sfere ecclesiastiche. Psello stesso non mancò di accusare di caldaismo

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Psello fu essenzialmente un retore, un uomo di lettere, e un professore di filosofia nella struttura ‘universitaria’ costantinopolitana con l’altisonante titolo di Ûpatoj tîn filosÒfwn50; pressoché tutti i suoi scritti filosofici sono testi di lezioni o risposte a questioni postegli da altri51. Il fine del suo insegnamento era quello di fornire, per il mezzo della logica e della fisica aristotelica, le basi del pensiero filosofico e il punto di partenza per lo studio delle realtà ‘superiori’ (tîn kreittÒnwn), vale a dire della filosofia di Platone attraverso Michele Cerulario (cf. Accus. in Mich. Coer.= or. forensis 1, 283 ss., p. 12 ss. G.T. Dennis, Michaelis Pselli Orationes forenses,Stuttgardiae et Lipsiae 1994) e, in modo più ‘lieve’, Giovanni Xifilino stesso nell’Encomio funebre per lui (K.N. Sathas, Mesaiwnik¾ Biblioq›kh, Paris 1972 [rist. anast.], IV, p. 421-462). A Psello si rifarà direttamente Giorgio Gemisto Pletone, che ne riproporrà molte delle istanze nel XIV secolo : cf. P. Athanassiadi, “Byzantine Commentators on the Chaldaean Oracles : Psellos and Plethon”, in Byzantine Philosophy, cit. supra, nt. 23, p. 237-252; L. Brisson, « Pléthon et les Oracles Chaldaïques », in Philosophie et sciences, cit. supra, nt. 1, p. 121-142. 50 Psello fu il primo a portare questo titolo e a ricoprirne le funzioni. La cosiddetta Università di Costantino IX Monomaco fu istituita con un editto imperiale del 1045: essa comprendeva uno studium iuris, al quale fu preposto, quale nomofÚlax, Giovanni Xifilino, e uno studium philosophiae, con a capo il Nostro. Se sullo studium iuris siamo alquanto informati, poco si sa di quello filosofico. Molti dubbi sono stati avanzati sulla ‘istituzionalità’ di questa ‘Università’, ma sta di fatto che essa segnò una svolta nella Bildung bizantina, essendo in passato l’istruzione di norma affidata a iniziative di privati : “In both cases [scil.: in riguardo ai due studia] a permanent institution, with premises, a constitution, a programme of teaching, a library, replaces a kind of cottage industry teaching by individual schoolmasters. The school as an institution replaces the school depending on a teacher. But the content of education is far more important than its organization” (Browning, “Enlightenment and Repression”, cit., p. 9). 51 Cf. i numerosi testi (taluni incerta et spuria) pubblicati da J.M. Duffy (Michaelis Pselli Philosophica Minora, I, Stutgardiae et Lipsiae 1992) e da O’Meara, ed. cit. (ai quali vanno aggiunti i capita dal De omnifaria doctrina, editi da L.G. Westerink, Utrecht 1949, gli opuscula di probabile paternità pselliana, o comunque risalienti alla sua scuola, pubblicati da I.N. Pontikos, Anonymi Miscellanea Philosophica. A Miscellany in the Tradition of Michael Psellos (Cod. Baroccianus Gr. 131), Athens 1992 e altro – cf. anche infra –, che, pur non presentando, o talora lasciando solo abbozzati, spunti di originalità, testimoniano vastità di conoscenze e vivacità di’intelletto. E come parafrasi (riorganizzazioni, amplificazioni o resumés a fini didattici), appaiono i numerosi excursus aristotelici dei Philosophica : Psello riproduce il metodo parafrastico temistiano, sviluppato poi dai suoi allievi (diretti o indiretti) fra XI e XII secolo, e più tardi, all’epoca della nuova rinascenza (XIII-XIV secolo), da Sofonia (cf. H.J. Blumenthal, “Sophonias’ Commentary on Aristotle’s De anima”, in L. Benakis [ed.], Néoplatonisme et philosophie médiévale, Turnhout 1997, p. 307-317) e da altri, fra i quali Pachimere. Cf. M. Cacouros, « La philosophie et les sciences du trivium et du quadrivium à Byzance de 1204 à 1453 entre tradition et innovation : les textes et l’enseignement », in Philosophie et sciences, cit. supra, nt. 1, p. 1-51 (part. 7 ss.); Coucoubaritsis, cit. supra, nt. 1; D.J. O’Meara, « Aspects du travail philosophique de Michel Psellus », in C.F. Collatz-J. Dummer-J. Kollesch-M.-L. Werlitz (edd.), Dissertatiunculae criticae : Festschrift für Günther Christian Hansen, Würzburg, 1998, p. 431-439; E. Delli, « Entre compilation et originalité. Le corps pneumatique dans l’œuvre de Michel Psellos », in C. D’Ancona (ed.), The Libraries of the Neoplatonists, Leiden and Boston 2007, p. 211-229.

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Aristotele: i due antichi filosofi – egli afferma – lo hanno generato alla conoscenza (¢rkel g£r moi eej gnwstik¾n ¢pokÚhsin ¹ toà Pl£twnoj kai 'Aristot{louj çdfj, Øf' ïn œgë kai gennîmai kai diapl£ttomai (“i travagli di Platone e di Aristotele bastano al mio parto intellettuale; sono loro che mi fanno nascere e mi formano”)52. Se in questo, s’è già osservato, egli in nulla si allontana dalla tradizione tardoantica, la difesa del patrimonio della cultura antica e del sapere degli ‘Elleni’ nella sua integralità assurge in lui, e forse per la prima volta, a dimensione ‘umanistica’53. In quanto professore, le esigenze dell’insegnamento giustificano i suoi scritti: egli stesso afferma di aver utilizzato, per la sua parafrasi del De interpretatione di Aristotele – composizione molto schematica e di chiara destinazione scolastica – il commentario di Giovanni Filopono54; nel trattato SÚnoyij tîn p{nte fwnîn kai tîn d{ka kathgoriîn tÁj filosoffaj, si ritrovano identicamente formulate le definizioni sull’essere, la sostanza, l’accidente, il genere, la specie e via dicendo impiegate da Giovanni Damasceno nei capitoli preliminari, ‘aristotelici’, della Phg¾ gnèsewj55. In conformità alle 52 Psell., PrÕj toÝj maqht¦j bradÚnontaj, in Psellos, De operatione daemonum, ed. Jo. Fr. Boissonade, Amsterdam 1964 (rist. anast.), p. 146. 53 Browning, “Enlightenment and Repression”, cit., p. 10: “For Psellus and his coevals the tradition of Greek antiquity is not something to be painfully reconstructed from fragments, nor is it something to be handled with care, because impregnated with pre-Christian ideas. It was rather part of their own environment, in which they felt entirely at ease. It is interesting that for Psellus the word ‘Hellene’ and its derivatives are almost always terms of praise – Hellenic, not heathen”. 54 Cf. K. Ierodiakonou, “Psellos’ Paraphrasis on Aristotle’s De interpretatione”, in Byzantine Philosophy cit. supra, nt. 23, p. 157-181. Un commentario alla Fisica aristotelica – noto già in traduzione latina edita da J.B.A. Camotius, Venezia 1554 – a lui attribuito da L. Benakis (con valide argomentazioni contra P. Golitsis, che lo assegna a Pachimere : cf. « Un commentaire perpétuel de Georges Pachymère à la Physique d’Aristote, faussement attribué à Michel Psellos », in Byz. Zeit. 100, 2007, p. 637-676 e « Georges Pachymère comme didascale : essai pour une reconstitution de sa carrière et de son enseignement philosophique », in Jahrb. d. Österreich. Byzantinitik 58, 2008, p. 53-68: cf. part. p. 55, 57-58 e 66-67), ha avuto recente edizione critica a cura dello stesso (Michael Psellos. Kommentar zur Physik des Aristoteles, Athens 2008). Un compendio di logica (Eej t¾n 'Aristot{louj logik¾n sÚnoyij), attribuito a Psello in parte della tradizione manoscritta, è invero (cf. E. Kriaras, in RE Suppl XI, col. 1147) una traduzione greca delle Summulae logicae di Pietro Ispano, operata da Giorgio Scolario (XV secolo), sul quale cf. Cacouros, art. cit, in Philosopuie et sciences, cit., supra, nt.1, passim e M. Cacouros, « Un patriarche à Rome, un katholikos didaskalos au Patriarcat et deux donations trop tardives de reliques du Seigneur : Grégoire III Mamas et George Scholarios », in A. Avramea-A. Laiou-E. Chrysos, Byzantium State and Society. In Memory of Nikos Oikonomides, Athènes 2003, p. 71-124. Cf. Hunger, Literatur, I, p. 32 s. 55 Testo e apparato in Duffy, ed. cit., supra, nt. 51, p. 186-190 (testo nr. 50). Di maggior rilievo il Peri tîn p{nte fwnîn (ibid., p. 190-218, testo nr. 51). Ambedue questi testi sono compresi dall’editore fra gli incerta et dubia.

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sue fonti tardoantiche, Psello considera gli scritti di Aristotele come ‘organizzazione’ del metodo filosofico56 e indispensabile eesagwg› alla metafisica di Platone e alla teologia cristiana; la logica aristotelica ha così prevalente funzione strumentale per pervenire alle dimostrazioni. Il sillogismo è il solo strumento di verità che permetta la risoluzione di un problema posto; se lo si rifiuta, non v’è altro mezzo per accostarsi alla dottrina della fede con “precisione di discorsi”57, si vanifica l’universalità delle conoscenze con la conseguenza di un errare inconcludente in ogni tipo di ricerca, anche teologica58. Nell’opuscolo PrÕj toÝj œrwt›santaj pÒsa g{nh tîn filosofoum{nwn lÒgwn59, dopo la rapida rassegna delle varie scuole fiorite nell’antichità, Psello viene a Platone e Aristotele. La diversità dei metodi dei due filosofi è chiaramente precisata: Platone ha raccolto l’eredità di Pitagora, che soleva ricusare la dimostrazione ed esprimersi in modo oracolare (oÙ p£nta ¢podeiknÚein ehwqe, t¦ d‹ plefw d‹ ésper od crhsmoi œk tîn sthqîn ¢napneln) e la gran parte delle sue dottrine ignorano le cause (t¦ tîn aetfwn od plefouj tîn œkefnou lÒgwn œst{rhntai); Platone, che ne accolse le dottrine e ne apprezzò l’autorità (Pl£twn d‹ toÝj œkefnou lÒgouj dex£menoj tÕ m‹n ¢xfwma ºg£sqh), restò ammirato dell’audacia di quella scienza (tÕ d‹ q£rroj tÁj œpist›mhj œqaÚmase) e trascrisse alcuni dei “dogmi” (tîn d‹ dogm£twn }stin § paregr£yato), e, sebbene apporti prove per i suoi argomenti, predilige, sulle orme della sapientia degli Egizi, esprimersi per ‘miti’: quello dell’anima nel Fedro60 è esempio di 56 Cf., p. es., Encom. Xiph., Sathas IV (cf. supra, nt. 49), p. 461, 25-27: toàto mÒnon œpainî tîn 'Aristot{louj, Óti tÕ tÁj filosoffaj ¹mln g{noj diorganoÚmenoj. 57 Psell., ep. Xiph. 4, 111-115, p. 53 Criscuolo : tÕ g¦r sullogfzesqai, ¢delf{, oÜte dÒgma œsti tÁj œkklhsfaj ¢llÒtrion oÜte q{sij tij tîn kat¦ filosoffan par£doxoj, ¢ll' À mÒnon Ôrganon ¢lhqefaj kai zhtoum{nou pr£gamatoj eÛresij. ee d{ tij m¾ boÚloito logikèteron tù ÑrqotÒmJ prosi{nai lÒgJ […] di¦ taàta œn Grafalj ¹melj od talaipwroàntej œn tolj ºkribwm{noij lÒgoij œsÒmeqa; (“ infatti l’uso del sillogismo, o fratello, non è norma estranea alla Chiesa, né un metodo strano limitato alla filosofia, ma soltanto strumento di verità e mezzo di ricerca per un problema posto. Invece, se non ci vogliamo accostare alla verità con maggiore razionalità […] potremo noi, gli erranti secondo la Scrittura, raggiungere per ciò precisione di discorsi?”). 58 Ibid. 3, 76, p. 51 Criscuolo : Ð d‹ t¦j ¢rc¦j tîn Øpokeim{nwn m¾ prosi{menoj œn m‹n sullogismolj ¢nairel tÕ sÚmperasma, œn d‹ tolj fusikolj lÒgoij ¢qetel t¾n ÐlÒthta. toÚtwn d‹ tîn duoln ¢nVrhm{nwn, oÜte tÕ p©n Ólon, kai t{loj ¹mln oÙdamoà Ñdoiporoàsin oÙd‹ sump{rasma (“Colui invece che non ammette i princìpi delle sostanze, nel sillogismo non riconosce la conclusione, nella fisica elimina l’universalità. Ma tolte via queste due cose, l’universo perde la sua completezza e nessun termine, nessun fine logico sarà al nostro errare”). 59 Duffy, ed. cit. supra, n. 51, p. 4-11 (testo nr. 3). 60 Plat., Phaedr. 246a ss., luogo privilegiato da medio e neoplatonici ; cf. U. Criscuolo, “Esegesi della ‘biga’ di Fedro 246a ss. fra medio e neoplatonismo”, in G. Abbamonte-

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discorso filosofico molto difficile da interpretare. Platone è qelÒn ti crÁma, ¢ll¦ dusmfmhton, “e quel che appare in lui facilmente accessibile grazie alla chiarezza dell’esposizione è invece sublime e scosceso” (kai tÕ dokoàn aÙtù eÙepfbaton toà safoàj Ÿneka, ØyhlÕn kai œpfkrhmnon); al contrario, Aristotele privilegia un approccio piuttosto umano ai lÒgoi, che porta alla dimostrazione (¢nqrwpikèteron tîn lÒgwn ¡y£menoj sÝn ¢podefxesi p£ntaj œx›nhgke). Significativo il termine ¢nqrwpikèteron: Psello vuol significare che la formazione filosofica, privilegiando la ragione, riconosce la sua specifica competenza nell’educare l’uomo ad acquisire la coscienza della necessità di basarsi sulle proprie risorse per conseguire la conoscenza della verità, risorse che vanno viste nel procedimento sillogistico e nella ¢pÒdeixij. Il che peraltro non significa escludere dalla riflessione filosofica le realtà ‘intelligibili’, solo che queste, che sono al di là dell’Intelligenza (Øp‹r noàn) e al di là della dimostrazione (Øp‹r t¾n ¢pÒdeixin), presuppongono l’‘illuminazione’ (}llamyij)61, che non a tutti è possibile. Pertanto, anche nella ricerca teologica – diremmo ‘di base’ – il metodo sillogistico e la conseguente ¢pÒdeixij permette la formulazione di un discorso umanamente comprensibile, che non può che giovare alla fede stessa. Nella Epistola a Michele Cerulario questi stessi concetti sono esposti con puntigliosa vivacità. Il patriarca, solo fra tutti, non conosce mutamenti o variazioni, è “natura diversa dalla nostra umana, ben salda su sé stessa, irremovibile62”. Il sapere di Psello è suo coetaneo ed è stato conseguito tramite i libri e le risorse della filosofia (“Io mi procurai ben presto un sapere e in poco tempo l’ho fatto mio, è, per così dire, mio coetaneo. Sovente mi intrattengo coi libri e alcuni loro princìpi li scopro con la ricerca, deducendoli da fondamenta ben note, in altre dottrine invece divento esperto tramite l’apprendimento, comportandomi come da discepolo. E da qui ho imparato i princìpi della filosofia, […] ho perfezionato le mie conoscenze delle nostre F. Conti Bizzarro-L. Spina (edd.), L’ultima parola. L’analisi dei testi: teorie e pratiche nell’antichità greca e latina, Napoli 2004, p. 85-104. 61 Psell., ep. Xiph. 172-173, p. 55 Criscuolo : kai Øp‹r noàn gegonÒtej, œpi t¾n Øpert{ran ¢nacqîmen ¡yfda – fhmi d¾ tÁj œll£myewj. 62 Psell., ep. Coer. 2, 37-40, p. 22 s. Criscuolo (Michele Psello, Epistola a Michele Cerulario, Napoli 19902): sÝ d‹ mÒnoj tîn ¡p£ntwn ¥treptÒj te kai ¢met£qetoj, ésper tij fÚsij Œt{ra par¦ t¾n ¹medap›n, œf' ŒautÁj bebhkula kai ¢klin›j. L’Epistola a Michele Cerulario va collocata sul finire del 1058: essa accompagna il conflitto insorto fra il patriarca e Isacco Comneno e prelude alla celebre Accusatio (cf. supra, nt. 49) contro Michele Cerulario preparata da Psello per il processo sinodale mosso da Isacco, ma mai pronunciata per la sopravvenuta morte del patriarca (cf. la mia introduzione all’edizione dell’Epistola).

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dottrine, ho appreso i precetti della teologia […]”); la soffa del patriarca è invece pretesa di assolutezza (“la tua scienza e la tua teologia derivano invece da princìpi che non conosciamo né abbiamo appresi […] Tu non hai studiato filosofia, né stereometria, giammai hai avuto dimestichezza coi libri, non ti sei imbattuto nella sapienza ellenica né nella barbara né in altra, e ti sei manifestato a noi, come che tu voglia dire, quale scienza e sapere assoluto63”. E ancora: nel contesto già supra citato della Chronographia, Psello afferma di essere giunto per la via della filosofia, e specificamente per le scienze platoniche del Quadrivium (aritmetica, geometria, musica e astronomia), alle scienze più alte: “Ho appreso dai filosofi più completi che v’è una sapienza che è al di là della dimostrazione, che solo può conoscere l’intelligenza temperatamente entusiasta; neppure questa io ho trascurato, ma imbattutomi in dei libri misterici, per quanto era conveniente e per quanto le forze della mia natura lo permettessero, anche questa io feci mia. Quanto al possedere conoscenza esatta di siffatti argomenti, non oserei portarne vanto, e nemmeno presterei fede a chi lo affermasse; ma rendere una scienza scelta fra tutte come la propria amata dimora e da lì muovere, come per una ricerca, e avere conoscenza di altre e ritornare di nuovo a quella da cui si è partito, questo è un metodo che non travalica le facoltà che abbiamo ricevuto dalla natura”64. E poco dopo: “Giacché 63 Ibid. 2, 47-66, p 23 s. Criscuolo : AÙtfka œmof m‹n ¹ gnîsij suneflektai kai kat¦ bracÝ sumpepÒristai kai scedÕn ¹likiîtfj œsti. qam£ te g¦r Ðmilî tolj biblfoij kai t¦ m‹n aÙtîn zhtîn œfeurfskw, œx ¢rcîn Ðmologoum{nwn sumperainÒmenoj, t¦ d{, æj par¦ xuni{ntoj mou, Ð eedëj lamb£nwn t¾n didaskalik¾n œpist›mhn poieltaf moi. œnteàqen kai filosoffaj ¤tta œx{maqon […] kai tîn ¹met{rwn lÒgwn t¾n œpist›mhn ¢kribest{ran œpoihs£mhn kai qeologfaj œxeq{mhn did£gmata […] Soi d‹ ¹ soffa kai ¹ qeologfa œx Œt{rwn ¢rcîn, ïn oÜte hsmen oÜte pepÚsmeqa […] oÜte g¦r filosof›saj oÜte stereometr›saj oÜte biblfoij prosomil›saj pot{, oÜte sofolj œntucën oÙc 'Ellhsin oÙ barb£roij, oÙd{sin ¥lloij, aÙtepist›mh kai aÙtosoffa, æj ¨n œrelj, ¹mln ¢nap{fansai. L’espressione œx ¢rcîn Ðmologoum{nwn sumperainÒmenoj e l’insieme del discorso pselliano alludono chiaramente al procedimento sillogistico. 64 Psell., chron. VI 40: 'Epei d‹ tîn telewt{rwn ºkhkÒein filosÒfwn, Óti }sti tij kai Øp‹r t¾n ¢pÒdeixin soffa, ¿n mÒnoj enden Ð swfrÒnwj œnqousi£zwn noàj, oÙd‹ taÚthn par{dramon, ¢ll£ tisi biblfoij ¢rr›toij œntetuchkèj, ÐpÒson eekÕj kai ¹ fÚsij moi }rrwto, kai taàt' eesedex£mhn. tÕ g¦r di' ¢kribefaj taàta eed{nai, oÜt' ¨n aÙtÕj peri Œautoà semnolog›saimi, oÜt' ¥llJ pisteÚsaimi l{gonti, tÕ d‹ mfan tîn pasîn œpist›mhn ésper Œstfan fflhn Œautù pepoihkÒta tin£, œnteàqen odonei kaq' dstorfan œxiÒnta kai tîn ¥llwn œn perinofv gfgnesqai, kai aâqij œpanastr{fein ¢f' Âj kekfnhtai, toàto d¾ oÙ p£nu ti t¾n fÚsin ¹mîn Øper£lletai. Nell’Epistola a Xifilino, Psello non esclude l’incontro con Dio e l’estasi, purché dopo di essi vi sia la ‘ridiscesa’ ai lÒgoi: ep. Xiph. 7, 208-211, p. 56 Criscuolo : ¢ll' œnteÚxomai m‹n tù Qeù di' eÙcÁj ÐpÒsa dun›somai kai ¡rpasq›somai, eh ge doqefh moi. katab¦j de œkelqen di¦ tÕ tÁj fÚsewj polukfnhton, œpi toÝj leimînaj badioàmai tîn lÒgwn (“Ma, nei limiti delle mie capacità, mi incontrerò con Dio nella preghiera e sarò

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v’è un’altra filosofia che al di sopra di questa, che comprende il mistero del nostro Logos – e anche questo è duplice quanto alla natura e quanto al tempo – per non parlare dell’altra duplicità, quella che consiste nella dimostrazione e quanta parte di esso si dà ad alcuni grazie alla intuizione e alla conoscenza divinamente ispirata – a questa mi applicai più che all’altra, e di essa alcune cose mi sono divenute chiare seguendo i grandi Padri, in altre io stesso ho apportato qualche contributo per la loro pienezza”)65. In queste sue affermazioni, e in numerose altre sulle quali non è possibile intrattenersi in questa sede, risiede la prova dell’ ‘umanesimo’ laico e cristiano di Psello, conseguito proprio in virtù della « intrication permanente » tra platonismo e aristotelismo. L’insegnamento di Psello alla scuola universitaria di Costantinopoli fu fecondo e stimolante, affollato da allievi venienti da terre lontane (“Vengono dalla terra di Babilonia con sete inappagabile a bere alle mie fonti, e delle genti l’una mi chiama ‘lume di scienza’, l’altra ‘splendore’, e altri ancora in modi diversi con bellissimi attributi mi definiscono”66). Cerulario conosce forse “una sapienza ineffabile e mistica”, ma ignora quella che si consegue “con la dialettica e con appropriata speculazione”; in questo campo egli, Psello, ha un “trono alto e sublime”, non inferiore a quello del patriarca, “più autorapito in estasi, purché mi venga concesso. Di lì poi discendendo, per la irrrequieta versatilità della natura, m’incamminerò per i prati delle lettere”). La eÙc› è qui quella neoplatonicopatristica, che consente la ‘tangenza’ con Dio. 65 Psell., chron. VI 42: 'Epeid¾ d{ œstf tij kai Øp‹r taÚthn Œt{ra filosoffa, ¿n tÕ toà kaq' ¹m©j LÒgou must›rion sumplhrol – kai toàto d‹ diploàn kai fÚsei kai crÒnJ memerism{non, gna m¾ t¾n Œt{ran l{gw diplÒhn, t›n te œn ¢podefxesi kai Ósh œx œpipnofaj kai teqeiasm{nhj œggfnetaf tisi gnèseJ –, peri taÚthn m©llon À peri t¾n Œt{ran œspoÚdasa, t¦ m‹n t¦ œkpefasm{na peri taÚthj tolj meg£loij patr£sin ŒpÒmenoj, t¦ d‹ kai aÙtÒj ti tù qefJ suneisf{rwn plh¸mati. La duplicità del Logos = Cristo è quanto al tempo, per la assunta umanità e quanto alla natura, che è divina ; il che comporta duplicità di metodo nell’indagine del must›rion: sillogismo e intuizione/illuminazione. 66 Psell., ep. Coer. 3, 102-106, p. 25 Criscuolo : Kai nàn d{ tij œk tîn Babulînoj Ðrfwn éste pieln tîn œmîn nam£twn ¢sc{toij talj proqumfaij œl›luqe, kai tÕ m‹n tîn œqnîn lÚcnon soffaj kalel, tÕ d‹ fwstÁra prosonom£zei kai ¥lloi ¥llwj me tolj kallfstoij ÑnÒmasi diVr›kasi. L’allusione alla terra di Babilonia è significativa se si rapporta a quanto affermato da Psello in un opuscolo il lode di Giovanni Italo (= Oratoria minora 19, p. 69-72 Littlewood): l’eredità ellenica è passata fra i Assiri, i Medi e gli Egizi, al punto che è possibile affermare che gli Elleni ‘barbarizzano’ e i barbari ‘ellenizzano’; l’Elleno che si porta nei paesi che già furono di Dario e a Babilonia avrà modo di ascoltare cose che non ascoltò ‘ellenizzando’ (¢koÚsetai peri ïn Œllhnfzwn oÙk ½kouse), il contrario accade al barbaro che si porti nell’Ellade (or. 19, 34 ss., p. 70 s.). Si tratta forse di una testimonianza di interscambio culturale fra Bisanzio e il mondo islamico, che sarà foriero di conseguenze per la diffusione e la trasmissione dei testi. D’altronde tale interscambio doveva essere al tempo di Psello di vecchia data e avere acquistato rilievo almeno a partire da Leone il Matematico.

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sufficiente”, e il patriarca non potrà fare teologia trascurando la sua eloquenza, non interpreterà i canoni, non potrà adempiere le sue mansioni sacre senza il soccorso di lui, che tutto valuta “con misura e regola”: “che se sulla tua sola zattera vorrai affrontare il vasto e profondo pelago della teologia, ti dirò parafrasando [Omero]: ‘incapperai in scogli sporgenti e capiterai in lidi privi di porto’”67. 2. Quando Psello68 scriveva questa lettera, era rientrato nella vita pubblica dalla breve esperienza monasteriale e godeva della protezione dell’imperatore Isacco Comneno (1057-1059). Pochi anni prima, sul finire del 1054, all’epoca della Epistola a Xifilino e dell’Encomio della madre, era stato costretto a confessare la sua fede69. Nonostante le intemperanze della sua vivace personalità e la coscienza della necessità di conferire alla filosofia una sua propria autonomia dalla teologia, egli restò fino alla fine70 “a good Christian”71, benché a tratti oggetto di riserve e di sospetti, così come buoni cristiani furono nella sostanza i suoi allievi ed eredi, e, protetto dagli imperatori pressoché ininterrottamente dal 1042 al 1078, da Costantino IX a Michele VII, evitò anatemi sinodali72. Tale non fu il destino del suo maggiore allievo, Giovanni Italo. 67 Psell., ep. Coer. 5, 142-151, p. 26 s. Criscuolo : T¾n m‹n g¦r ¢pÒrrhton kai telestik¾n soffan hswj œpfstasai, t¾n d‹ di¦ lÒgou kai tÁj katall›lou qewrfaj ºgnÒhkaj. }sti k¢moi qrÒnoj œntaàqa ØyhlÕj kai met{wroj, oÙd‹n ¼ttwn toà soà, gna m¾ l{gw ¢prode{steroj, kai oÜte qeolog›seij m¾ tÍ œmÍ glèssV proscrèmenoj, oÜte kanÒnaj œkq›seij oÜt' ¥llo ti poi›seij tîn qeiot{rwn. œmoi g¦r æj m{trJ kai kanÒni taàta mem{trhtai. ee d' œpi tÁj sÁj pleÚseij scedfaj tÕ m{ga tÁj qeologfaj kai baqÝ p{lagoj, aenix£menÒj soi œrî. “p{traij œntÚcVj probl›tisi kai ¢lim{noij œgkur›seij ¢ktalj” (cf. Hom., Il. XVI 407; Od. V 405). 68 Definito Ð Buz£ntioj sofist›j nel Timarione, dialogo satirico del XII secolo : l’anonimo autore di questo opusculo lo considera un buon retore, niente affatto un filosofo (cf. Timarione 45, 1123 ss.: ed. R. Romano, Napoli 1974, p. 90). 69 A. Garzya, “On Michael Psellus’ Admission of Faith”, in 'Ep. tÁj `Etairefaj Buzantinîn Spoudîn 35, 1966-1967, p. 41-46. 70 La data tradizionale della sua morte, e a mio giudizio la più probabile, è collocata nel 1078, ma altri la spostano in avanti (post 1082, se a lui appartiene una lettera indirizzata a un imperatore Comneno – cf. Sathas, ed. cit. supra, nt. 49, V, p. 300-302 –, come sostengono tra gli altri Ya. N. Lyubarsky, Mikhail Psell. Lichnost’ i tvorchestvo, Moscow 1978, p. 34 e 255 s., e A. Kazhdan, Studies on Byzantine Literature of the Eleventh and Twelfth Centuries, Cambridge University Press-Paris 1984, p. 54-56, o addirittura post 1097, se a lui appartiene l’introduzione a Filippo Monotropo, Dioptra: cf. principalmente J. Darrouzès, « Nicolas d’Andida et les azymes », in Rev. Ét. Byz. 32, 1974, p. 199-210; A. Karpozilos, “When did Michael Psellus die? The Evidence of the Dioptra”, in Byz. Zeit. 96, 2003, p. 671-677. Sta di fatto che, se vivo post 1078, difficilmente avrebbe potuto evitare di compromettersi in qualche modo nella vicenda processuale di Giovanni Italo. 71 Browning, “Enlightenment and Repression”, cit., p. 10. 72 In sostanza Psello, pur con tutti i suoi limiti, segna « un tournant dans la philosophie byzantine » e il suo insegnamento « une concession majeure en faveur d’aristotélisme »,

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Questi, nato circa il 1025, figlio di un Normanno recalcitrante al dominio di Bisanzio e di una Italica73, dopo una prima formazione nell’Italia meridionale e in Sicilia74, venne a Costantinopoli, forse fra il 1049/1050, e riuscì a inserirsi in una società che in fondo disprezzava le sue origini ‘barbare’. Italo fu “a new phenomenon on the Byzantine intellectual scene”75, e un fenomeno perverso e devastante secondo Anna Comnena, che ne distrugge l’immagine, pur riconoscendone implicitamente la grandezza, nella lunga sezione a lui dedicata nel quinto libro dell’Alessiade, dove ne delinea con rara perizia descrittiva un vero e proprio ritratto, attento agli aspetti anche fisici e comportamentali76. Italo – scrive Anna – “fu allievo del famoso Michele Psello” (V, 8, 3 Mica¾l œkefnJ tù Yellù œn Øst{rJ proswmflhsen); incapace tuttavia, per il suo temperamento incolto e ‘barbaro’, di penetrare nelle profondità della filosofia e non sopportando maestri nell’apprendere (ibid.: toÚtJ goàn Ð 'ItalÕj prosomil›saj œn ¢paideÚtJ ½qei kai barbarikù oÙk ºdÚnato filosoffaj eej b£qoj œlqeln didask£lwn Ólwj mhd' œn tù manq£nein ¢necÒmenoj), pieno di temerarietà e di folle arroganza, da ‘barbaro’ quale era, si rese avversario, fin dall’inizio, del suo maestro (ibid.: qr£souj ín mestÕj kai ¢ponofaj barbarikÁj p£ntwn te kaqupertereln kai prÕ toà maqeln oeÒmenoj kai prÕj aÙtÕn tÕn YellÕn œk prèthj ¢fethrfaj ¢ntet£xato)77. Intelletto profondamente attraverso l’integrazione del Trivium e del Quadrivium nell’itinerario formativo sostanzialmente ‘platonico’ del suo insegnamento (Cocoubaritsis, art. cit., supra nt. 1, p. 146). 73 Italo, a testimonianza di Anna Comnena, adoperava il greco come seconda lingua e in modo maldestro : “quanto alla pronuncia, essa era quale poteva attendersi da un Latino, venuto in giovane età da noi, che conosceva perfettamente il greco, ma non riusciva a esprimersi correttamente ; gli capitava di storpiare le sillabe. Né questo difetto di articolazione né la sua troppo cattiva pronuncia sfuggivano alla gente e le persone di maggior cultura gli rimproveravano di parlare grossolanamente. E così anche i suoi scritti erano dovunque impinzati di luoghi dialettici, ma non andavano liberi da errori di composizione e da solecismi diffusi qua e là” (V 8, 8). Qualcosa del genere è benevolmente rilevata anche da Psello, nel citato ”Epainoj toà 'Italoà (cf. supra, nt. 66): cf. or. 19, 57-60, p 71 Littlewood : ee d‹ m¾ ¢pastr£ptei tù tecnikù k£llei mhd‹ t¾n l{xin œrrÚqmistai mhd‹ ¹ sunq›kh t¾n éran }cei, qaum£zein oÙ crÁ. pollai g¦r ad tîn lÒgwn ed{ai kai t¦j œx ¡pasîn ¢ret¦j bracelj od tolj oekefoij lÒgoij suneilhfÒtej (significamente vi si aggiunge che tuttavia la sua ‘fede’ è sana. 74 Ann. Comn. V 8, 1 oátoj d‹ Ð 'ItalÕj […] érmhto m‹n œx 'Italfaj kai œn tÍ Sikelfv œf' dkanÕn di{triye. Beck, op. cit, p. 617. 75 C. Mango, Byzantium, the Empire of New Rome, London 1980, p. 145. 76 Ann. Comn. V 8-9. 77 Fra gli scritti di Psello abbiamo, in aggiunta all’ ”Epainoj toà 'Italou^ (supra, nt. 66 e 73), un Eej tÕn Loggfbardon 'Iw£nnhn katanagk£zonta aÙtÕn eej tÕ Œrmhneàsai t£cion t¦ maq›mata (or. 18, p. 65-69 Littlewood : il Loggfbardoj è naturalmente Italo): Psello rimprovera all’allievo imprudenza e audacia nell’addentrarsi in speculazioni delicate, con

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dialettico, (ibid.: œmbaqÚnaj d‹ tÍ dialektikÍ^), “suscitava ogni giorno turbamenti nelle pubbliche riunioni (kaqhmerinoÝj qorÚbouj œn pand›moij suneleÚsesin œpoielto), intrecciando sottigliezze sofistiche (sofistik¦j sunefrwn œrescelfaj78)”. Nella capitale dell’Impero Italo aveva ottenuto la protezione dell’allievo imperiale di Psello, Michele VII Ducas, e della famiglia di lui79; fra i favoriti dell’imperatore egli deteneva il secondo posto, a ridosso di Psello (V 8, 4 kai deut{rou m‹n lÒgou toàton prÕj tÕn YellÕn œtfqento). Ma Italo “guardava sempre Psello con occhi infiammati e furibondi, benché quello, a modo di aquila, volasse al di sopra delle sottigliezze di lui (V 8, 4 Ð d‹ 'ItalÕj qermÕn ¢ei kai manikÕn prÕj tÕn YellÕn }blepe, k¨n œkelnoj æj ¢etÕj tîn toà 'Italoà œresceliîn Øperfptato)”. Italo – informa ancora Anna (V 8, 5) – ricoprì il titolo e la funzione di Ûpatoj tîn filosÒfwn nella scuola universitaria quale successore di Psello, quando questi lasciò la capitale, in una con Giovanni Xifilino, dopo la tonsura monastica80, “e si consacrò alla esplicazione delle opere di

dichiarata allusione alla circostanza divenuta difficile (8-11, p 65 s.: oÙ p£nu sou tÕ œn lÒgoij prÒqumon ¥gamai. eÜkoloj g¦r ¹ glîtta t¦ krefttw eepeln kai —®sth prÕj ¥mfw t¦ m{rh tîn lÒgwn metapeseln, ¢ll' od kairoi œl{gcousi t¦j ¢sumb£touj fwn¦j prÕj t¦ pr£gmata). È probabile che questo testo, così come l’”Epainoj, possa risalire al primo rischio di processo sinodale incorso da Italo ancora regnante Michele VII Ducas, fra il 1076-1077, essendo patriarca Cosma, e che Psello sia sceso in sua difesa. Cosma evitò di pronunciarsi sulla professio fidei di Italo e lasciò cadere la questione. Cf. M. Angold, L’impero bizantino (10251204). Una storia politica (trad. it. di S. Aliotta Roberti), Napoli 1992, p.173. 78 œrescelfa (= œreschlfa) è presente in Gregorio di Nazianzo, or. 27, 3, nel senso di “discorso capzioso”, “celia” (cf. œreschl{w in Plat., Phileb. 53e Ð lÒgoj œreschlel nùn e al.). 79 Anna, che dai Ducas discende per parte di madre, ne ricorda qui, non senza orgoglio, l’interesse per la cultura: V 8, 4 Ãsan g¦r filologètatoi od Doàkai kai od toà aÙtokr£toroj ¢delfoi kai aÙtÕj d¾ Ð basileÝj Mica›l. Secondo Anna, ibid., Italo sarebbe stato inviato da Michele VII a Epidamno, per trattative con i Normanni: sospettato di tradimento, si rifugiò a Roma. Indi, ottenuto il perdono dell’imperatore, rientrò a Costantinopoli ritirandosi – è da ritenere brevemente – nel monastero della Phg› e nella chiesa dei Quaranta martiri. 80 E pertanto nel 1054-1055, cf. da P. Joannou, Christliche Metaphysik in Byzanz : Die Illuminationslehre des Michael Psellos und Joannes Italos, Ettal 1959, p. 15-16 (Browning, “Enlightenment and Repression”, cit., p. 12, ritiene più probabile che ciò sia accaduto sotto Michele VII, 1071-1078). I fatti che portarono all’allontanamento di Psello (e di Xifilino) dalla vita di corte sono allusi in maniera alquanto vaga da Psello in Chron. VI 191-199: si parla (193) di un ‘rimpasto’ operato da Costantino IX negli incarichi di governo e di una ‘scelta’ di Psello stesso. Ma tutto ebbe avvio da accuse mosse contro Xifilino da Ofrida, monaco all’epoca, al più tardi circa il 1050 (cf. Oratio forensis 3 `Up‹r toà nomofÚlakoj kat¦ toà 'Ofrud©, p. 125-142 Dennis, che data il testo al 1046/1048; sui fatti, cf. anche Encom. Xiph., Sathas, op. cit., supra nt. 49, IV, p. 435, 22-436, 22): Psello difese pubblicamente l’amico, “but the intellectuals lost” (A.P. Kazhdan-A. Wharton Epstein, Change in Byzantine Culture in the Eleventh and Twelfth Century, UCP, Berkeley-Los Angeles-London 1990, rist. pb, p. 127; cf. anche Lyubarsky, op. cit., supra nt. 70, p. 54, 59, 249). Si tenga presente anche che erano gli anni in cui spadroneggiava il patriarca Michele

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Platone e di Aristotele” (ibid: kai t£j te 'Aristotelik¦j bfblouj kai t¦j Platwnik¦j œxhgelsqai œspoÚdaze). “Si mostrava tale da apparire dotato di vastissimo sapere (kai Ãn m‹n tù dÒxai polumaq{sqatoj), e abile più di altri a esporre le difficilissime dottrine peripatetiche, innanzitutto la dialettica (ibid. 6: deinÕj d‹ m©llon ehper tij ¥lloj diereun›sasqai tîn ¢nqrèpwn t¾n deinot£thn peripathtik¾n kai taÚthj pl{on tÁj dialektikÁj)”81. Quanto poi segue nel passo di Anna rileva come il frequentatissimo insegnamento di Italo non differisse di molto da quello di Psello, sebbene ella non riesca a rendersi conto della vera diversità fra i due: “Costui fu preposto all’insegnamento di ogni dottrina della filosofia e i giovani affluivano a lui – infatti egli disvelava loro le dottrine di Proclo, di Platone, quelle dei due filosofi, Porfirio e Giamblico, e soprattutto iniziava quelli che lo desiderassero alle arti di Aristotele, come anche ai cavilli che si prestano alla utilizzazione di un tale strumento: era proprio di questo che egli si vantava in modo particolare e a questo consacrava il suo tempo –, ma era assolutamente incapace d’essere in tutto utile ai suoi allievi, poiché glielo impediva il suo comportamento e l’insieme del suo carattere agitato”82. Benché

Cerulario, fiero nemico di Psello e, in genere, degli intellettuali. “This incident reflects the fragility of the higher educational structures in Constantinople. The offices of nomophylax and hypatos of philosophers had little autonony ; the insecurity of these positions was aggravated by an inherent, if sometimes only latent, antagonism between intellectuals and the theocratic monarchy” (Kazhdan-Wharton Epstein, op. cit., ibid.). Wilson, op. cit., p.153, ritiene degno di nota il fatto che, per questa carica, Italo, benché alunno di Psello (del quale lo studioso traccia, ibid. 156-179 un mirabile profilo), malvisto dalla Chiesa, “was not regarded as dangerous or unsuitable”. 81 A questo punto Anna inserisce rilievi sprezzanti sulle capacità propriamente retoriche di Italo : egli non aveva competenze letterarie, era debole in grammatica e “non degustava il nettare della retorica (kai toà —htorikoà n{ktaroj oÙk œgeÚsato)”; pertanto il suo stile era rude e senza ornamento ; “i suoi scritti erano impinzati di esordi dialettici (dialektikîn d‹ œfÒdwn œmem{stwto toÚtJ tÕ xuggramma) e la sua lingua era carica di sillogismi nelle discussioni, e più quando parlava che quando scriveva (kai ¹ glîtta tîn œpiceirhm£twn œpefÒrhto tù dialegom{nJ œn talj Ðmilfaij m©llon À talj grafalj). Era tanto forte nelle sue argomentazioni e tanto difficile da confutare, al punto che l’avversario era fatalmente ridotto al silenzio e all’impotenza (oÛtwj encen escurîj prÕj t¦j dial{xeij kai tosoàton ¥fuktoj Ãn æj tÕn ¢pokrinÒmenon aÙtom£twj sunenecqÁnai prÕj t¾n sig¾n kai eej ¢mhcanfan œlqeln) […] era impossibile per chi avesse avuto una volta a che fare con lui, uscire dai suoi labirinti (kai oÙk Ãn tÕn ¤pax aÙtù suntucÒnta toÝj laburfnqouj toÚtou dielqeln)”. Cf. anche supra, nt. 73. 82 Ann. Comn. V 8, 9, 1: Oátoj tofnun prokaq›menoj filosoffaj ¡p£shj kai surreoÚshj eej aÙtÕn tÁj neÒthtoj – kai g¦r t£ te PrÒklou kai Pl£twnoj kai t¦ filosÒfwn ¢mfoln Profurfou kai 'Iamblfcou ¢nek£lupte toÚtoij dÒgmata kai m£lista t¦j 'Aristot{louj t{cnaj kai t¾n æj Ôrganon parecom{nhn crefan Øfhgelto tolj œq{lousi pragmatefan kai taÚtV m©llon œnhbrÚneto kai œnhscÒlhto – oÙ p£nu ti toÝj manq£nontaj çfhlÁsai

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ella stessa, con la madre Irene e i maggiori uomini di cultura del tempo, fosse al centro di un ‘circolo aristotelico’, la Porfirogenita aveva altre e più valide ragioni per opporsi all’irrequieto allievo di Psello: al di là del pregiudizio retorico sulle scarse doti letterarie di lui, ella aveva avuto modo di rendersi cónto della ‘novità’ della ‘filosofia’ del nuovo Ûpatoj e del pericolo che la sua origine ‘straniera’ e la sua fama stessa poteva costituire per la compattezza del nuovo potere di suo padre Alessio: Italo traeva profitto dalla sua popolarità eccitando “la gente insensata (toÝj polloÝj tîn ¢no›twn)” all’opposizione al potere, creando fra i suoi allievi non pochi tÚrannoi (kai tur£nnouj œk tîn oekefwn maqhtîn oÙk Ñlfgouj ¢pokaqist£j), o almeno aspiranti tali. L’energica politica restauratrice della basilefa avviata da Alessio pose fine a questa situazione83: il nuovo imperatore84, quando s’avvide del pericolo costituito da Italo, incaricò il sebastocratore Isacco, suo fratello, uomo, secondo Anna, di vasta cultura e virtù (V 9, 4 ¢n¾r d‹ oátoj filologètatoj kai megalephbolètatoj), di sottoporlo a esame. Dopo un pubblico diverbio fra i due, Isacco, su ordine di Alessio, deferì il filosofo al santo sinodo. Secondo Anna, Italo avrebbe mantenuto il suo atteggiamento arrogante e beffardo (kwmJdîn oÙk œpaÚsato) benché fra alti dignitari ecclesiastici, e avrebbe persistito nel “vomitare” le sue dottrine estranee alla Chiesa (k¢kelse }kfula tÁj œkklhsfaj

œnfscuse tÕn qumÕn kai t¾n ¥llhn toà ½qouj ¢katastasfan kwlÚmhn }cwn. A dar fede a quanto affermato, Anna menziona alcuni degli allievi di lui, da lei conosciuti in quanto frequentanti il palazzo imperiale : ella aveva potuto verificare che non avevano alcuna conoscenza precisa di regole, che giocavano a far dialettica kin›sesin ¢t£ktoij kai morfwn parafÒroij tisi metaforalj, ma non sapevano niente di sano e si spingevano ad avanzare le loro idee sulla metempsicosi, seppure in termini velati, e su altre teorie del genere ugualmente aberranti. 83 È da ritenere che l’azione sobillatrice di Italo si sarebbe esplicata negli anni fra il 1078 e il 1081, vale a dire dopo la deposizione di Michele VII e durante i convulsi eventi dell’effimero regno (1078-1081) di Niceforo III Botoniate. 84 Ad Alessio Anna (V 9, 6) attribuisce l’intenzione di risollevare la cultura, ridotta alla sua ascesa al trono in precarie condizioni : Alessio “non aveva pausa nell’incoraggiare all’opera tutti quelli che si davano agli studi – ve n’erano ancora, ma pochi, e questi si fermavano solamente nel vestibolo della filosofia aristotelica (m{cri tîn 'Aristotelikîn ŒsthkÒtej proqÚrwn)”. Cf. supra, nt. 23. Con l’espressione t¦ 'Aristotelik¦ prÒqura, che ha precedente in Psello, si allude al solo insegnamento, per così dire, ‘medio’; interessante in proposito quanto scrive Meyendorff, op. cit., p. 91: “Le università insegnavano la logica di Aristotele come parte del curriculum generale richiesto agli studenti sotto i 18 anni ; ma le famiglie pie impedivano ai loro figli di continuare la loro istruzione a un livello più alto dove si esigeva dagli studenti la lettura di Platone. Questo spiega generalmente l’osservazione sempre ricorrente degli agiografi che i santi, specialmente se monaci, interrompevano la loro educazione a 18 anni per entrare nei monasteri”.

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dÒgmata œxhreÚxato), per nulla riscattandosi dalla sua indole “volgare e barbarica” (kai ¥lla tin¦ poiîn ½qouj ¢paideÚtou kai barbarikoà). Il patriarca Eustrazio Garida85, del quale si diceva che avesse simpatie per Italo e che poco mancava che ne fosse divenuto discepolo, lo trattenne negli ambienti di Santa Sofia, nell’attesa di un suo ravvedimento; intanto tutto il popolo della capitale s’era portato al tempio alla ricerca di Italo, per linciarlo, ma egli riuscì a nascondersi. “Ma, poiché delle sue false dottrine si parlava (œqrullelto) fra molti dell’ambiente di corte e non pochi magnati (megist©nej) erano corrotti da quelle rovinose opinioni e l’imperatore ne era grandemente preoccupato (œd£kneto)”, “si riassunsero le dottrine eretiche di lui in undici tesi (eej }ndek£ tina kef£laia t¦ dogmatisq{nta kakîj par¦ toà 'Italoà sunekefalaeèsanto)86, che furono inviate al sovrano. Questi ordinò che Italo anatemizzasse queste tesi sull’ambone della Grande Chiesa, a capo scoperto, e che il popolo tutto che l’ascoltava ripetesse su di esse l’anatema”87. Tuttavia, non andò così: Italo si dimostrava “irremovibile e riprendeva a enunciare in pubblico apertamente le sue tesi e poiché, benché avvertito dall’imperatore, si sottraeva [alle sue sollecitazioni] a modo di barbaro indisciplinato (¥taktÒn ti kai barbarikÕn ¢pep›da), venne anatemizzato come persona (¢neqematfsqh kai aÙtÒj), ma poi, quando di nuovo si pentì, venne alquanto mitigato l’anatema contro di lui (metrièteroj kai Ð toÚtou g{gonen ¢naqematismÒj). E così, se le sue dottrine di qui in poi erano colpite da anatema, il suo nome restava sotto l’anatema della Chiesa, ma in maniera per così dire obliqua e nascosta (plagfwj pwj kai Øpokekrumm{nwj)88, e in modo che i più lo ignorassero (kai oÙd‹ 85 Era stato insediato a séguito dell’abdicazione di Cosma, che s’era ritirato – o era stato fatto ritirare – poco dopo il colpo di mano con quale Alessio s’era impadronito del potere. Cf. Hussey, op. cit., p. 140-142. 86 Cf. Th. I. Uspenskij, Sinodik v nedelju pravoslavija, Odessa 1893, p. 14 ss.; Id., “Deloproizvodstovo po obvineniju Ioanna Itala v eresis”, in Izvestija Russkago arkheologitscheskago Instituta v Konstantinopole 2, 1897, p. 46. 87 Apprendiamo dagli atti processuali (cf. J. Gouillard, « Le Synodicon de l’Orthodoxie, édition et commentaire », in Travaux et Mémoires 2, 1967, p. 2-313, cf. 56-61; Id., « Le procès of¿ciel de Jean l’Italien : Les actes et leurs sous-entendus », Travaux et mémoires 9, 1985, p. 133-174) che all’evento fu presente l’imperatore stesso, con il patriarca e i vescovi e i laici che avevano preso parte al dibattito ; la data fu significativa, la domenica dell’ortodossia (13 marzo), che era stata istituita per commemorare il trionfo dell’iconodulia nell’843. La condanna definitiva si ebbe solo poco dopo, l’11 aprile. Cf. Clucas, op. cit., p. 2 e 15. Italo è citato quale eretico, anche in riguardo alla sua posizione circa il culto delle immagini, nel Thesaurus di Niceta Coniata : cf. Th. I. Uspenskij, “Filosofiþeskoe dviženije v XI veka”, in Žurnal Ministerstva Narodnago Prosvesþenija 1891, p 127. 88 E invero è esso citato explicite solo nell’undicesima tesi anatemizzata, che si trova peraltro solo in alcuni manoscritti (cf. Uspenskij, Sinodik, cit., p. 18).

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tolj pollolj gnwrfmwj)”89. In sèguito, Italo si sarebbe pienamente pentito dei suoi ‘errori’, avrebbe negato la metempsicosi e le tesi iconoclastiche, si sarebbe sforzato di rivedere la sua interpretazione della teoria delle idee per renderla conforme all’ortodossia: sarebbe ritornato, insomma, sul retto sentiero90. Dalla testimonianza di Anna con l’accenno ai grandi di corte e ai megist©nej messi in subbuglio dalla vivacità intellettuale del filosofo, appare chiara la natura prevalentemente politica del processo e della conseguente condanna. Il processo del 1082 a Italo fu voluto più che dalla Chiesa, proprio da Alessio, il restauratore91, che, imperatore soldato come suo zio Isacco, con la condanna di Italo, intendeva discreditare indirettamente il suo predecessore Michele VII Ducas92, già protettore del filosofo, e il partito ‘civile’ che guardava ancora alla passata dinastia – e al piccolo Costantino, figlio di Michele, riconosciuto da alcuni come Costantino XI – e che aveva a corte i suoi rappresentanti nell’imperatrice Irene e in Anna stessa, la quale insinua, come visto, per Italo l’accusa di tradimento con i Normanni, quando inviato da Michele VII ambasciatore presso Roberto il Guiscardo; e i Normanni erano giunti nei primi anni del regno di Alessio a portare il loro attacco a Bisanzio negli stessi Balcani93. In breve, il processo a Italo fu fra gli aspetti della situazione di crisi 89 Italo dové pronunciare una lunga ‘professione di fede’, che fu oggetto, punto per punto, di contestazioni con cavilli e forzature dei testi patristici invocati a propria garanzia. Dettagliata discussione in Clucas, op. cit, p. 26 ss. 90 Ann. Comn. V 9, 6-7. Sugli eventi successivi della vita di Italo, al di là di alcune versioni leggendarie sulla sua morte da ‘Elleno’ ostinato, non si sa niente di certo : è probabile un suo isolamento in convento (Gouillard, art. cit., p. 188-190). Secondo alcuni, egli avrebbe riguadagnato l’antico insegnamento (Teodoro di Smirne, è attestato come nuovo uçpatoj tîn filosÒfwn solo dal 1092); altri ritiene che sia ritornato in Italia (cf. Joannou, op. cit., p. 30). Sta di fatto che col suo processo egli scompare dalla storia di Bisanzio : “John Italus was broken, and no one much cared what happened to him. Several of his pupils were arraigned along with him, but none of them was condemned. The lesson had been learnt” (Browning, “Enlightenment and Repression”, cit., p. 15). Cf. anche Clucas, op. cit., p. 2. 91 Hussey, op. cit., p. 145: “Probably with political motives in mind, it was Alexius rather than ecclesiastics who really took the initial move against Italus in 1082”; Angold, op. cit., p. 175: “Il legame fra Italo e il regime dei Ducas era così stretto che Alessio doveva conoscere benissimo i vantaggi che gli sarebbero venuti dalla sua condanna, ma questi erano secondari rispetto al suo principale obiettivo : la solenne dichiarazione che egli era giunto per restaurare l’Impero”. 92 Cf. Browning, The Byzantine Empire, cit., p. 107. 93 Cf. Joannou, op. cit., p. 23-27; Clucas, op. cit, p. 3 (“The Emperor Alexios, religiously conservative, must have found the issue of Italos an opportunity to help consolidate his reign by establishing himself as the defender of Orthodoxy at the outset, thus gaining a considerable moral advantage for his imperial authority by exercising it in and over the Church, its official teachings, and its real or imagined enemies”), 91 e al.; Angold, op. cit., p. 175 s.

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generale dell’Impero, all’interno e all’esterno dei suoi confini, crisi che perdurava almeno da oltre un decennio, dalla rotta delle armate imperiali di Romano IV Diogene a Manzikert94, episodio che aveva peraltro segnato l’ascesa dei Ducas. In più, Alessio, che era entrato in contrasto con la Chiesa per l’incameramento di beni ecclesiastici dovuto alle esigenze della campagna di guerra contro i Normanni, affermava per il suo intervento diretto nel processo la sua supremazia di dereÝj kai basileÚj, di istanza suprema in materia di governo della Chiesa e di ortodossia. I suoi eredi, Giovanni II e Manuele I, ne seguirono l’esempio95. La condanna sinodale contribuì alla perdita di buona parte dell’opera di Italo96, ma sembra che in nessuno dei suoi scritti

94 Cf. Browning, The Byzantine Empire, cit., p. 116: “The defeat of the Byzantines at Manzikert in 1071 and the consequent loss of most of Asia Minor, the seizure of imperial power by a faction of the provincial nobility, the growing unreality of the concepts expressed in literature and art, the repression of freedom of thought and expression symbolized by the condemnation of John Italos, were all aspects of a deep crisis in the life of Byzantine society”. Cf. anche Mango, Byzantium, cit., p. 145. 95 Niceta Coniata s’intrattiene a lungo (hist. VIII 6, p. 210-220 van Dieten) su questo aspetto della politica dei Comneni in relazione a Manuele I, attribuendogli il costume proprio degli imperatori ‘romani’ di apparire, oltre che dotati di virtù politiche e militari, anche qeoefkeloi t¾n morf›n, qeÒsofoi, dogmatistai qeiÒtatoi kai kanÒnej tîn kanÒnwn eÙq{steroi kai ¡plîj qefwn kai ¢nqrwpfnwn pragm£twn ¢posfalelj gnèmonej (VIII 6, 1). Accenneremo appena ai processi che si ebbero negli anni di Manuele a Soterico Panteugene, Niceforo Basilace, Michele di Tessalonica, Eustazio di Durazzo (questi due ultimi diaconi di Santa Sofia e maestri nella ‘Scuola patriarcale’), motivati dall’interpretazione della formula liturgica dell’offerta del sacrificio eucaristico al solo Padre, come sostenuto dagli ‘eretici’ o a tutte le tre persone della Trinità, come poi ‘dogmatizzato’ dal sinodo. Cf. Hussey, op. cit., p. 151. 96 Restano dei suoi scritti excerpta dal commentario a Topici II-IV, condotto sul modello di Alessandro di Afrodisia, due piccoli trattati sulla dialettica e sul sillogismo aristotelico (resumé di testi di Aristotele), una Synopsis retorica e le Quaestiones quodlibetales (cf. P. Joannou [ed.], Ioannes Italos, Quaestiones Quodlibetales, Ettal 1956), una serie di 93 risposte a questioni (¢porfai kai lÚseij) filosofiche postegli dai suoi allievi, fra i quali l’imperatore Michele VII e suo fratello Andronico, condotte sul modello del De omnifaria doctrina di Psello e che si collocano in parte nell’àmbito dell’Organon. In questi testi sembra che Italo voglia contestare la supremazia della teologia sulla filosofia, sulla linea della tradizione, sia platonica che aristotelica, secondo cui la teologia è parte della filosofia, dal momento che la filosofia ha il suo culmine nel tentativo di comprendere i primi princìpi. Accanto alle Quaestiones quodlibetales e agli Opuscula selecta, editi, questi, da G. Cereteli (Joannis Itali Opuscula selecta. I: De arte dialectica. II: De syllogismis, De arte rhetorica, Tiflis, 1924-1926), va segnalata l’edizione di N. Keþakmadze (cf. nt. seguente), benemerita anche per lo studio della tradizione manoscritta. Un nuovo opuscolo, che poco aggiunge all’insieme, fu edito da R. Romano, “Un opuscolo inedito di Giovanni Italo”, in Boll. Ed. Naz. dei Classici Greci e Latini NS 13, 1992, p. 14-24. Cf. ora S. Kotzabassi, Byzantinische Kommentatoren der Aristotelischen Topik, Ioannes Italos & Leon Magentinos, Thessaloniki, 1999.

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superstiti97 si rinvengano decise posizioni ereticali. È da ritenere che di lui venisse posto sotto accusa prevalentemente il metodo di ricerca, quel metodo appreso dal suo maestro Psello, che aveva difeso, come abbiamo visto, il sillogismo come la sola possibile risorsa per l’uomo di accedere, per quanto possibile, alla verità98. È quanto gli viene riconosciuto da Psello stesso nei due testi che a lui si riferiscono99. Ma, a differenza di Psello, che lasciava spazio prevalente al suo impegno letterario e, in materia di esegesi scritturale al metodo dell’allegoria100, e sul piano metafisico più generale anche alla possibilità dell’ascesi mistica e della conoscenza intuitiva, con conseguente ‘ridiscesa’ nei lÒgoi101, Italo fu principalmente un filosofo, che trattò problemi filosofici con l’utilizzo del solo metodo sillogistico. Questo peraltro comportava l’autonomia della ricerca filosofica da quella teologica e il tentativo di definire i problemi teologici su basi filosofiche: « Jusqu’à Italos nous cherchions la pensée philosophique à l’intérieur de la théologie. Italos rend le premier à la philosophie son autonomie, dans un mouvement de pensée nettement rationaliste, avide de solutions nettes, non seulement pour les problèmes de la destinée humaine, mais aussi pour les augustes mystères du christianisme [...] Il essayait d’établir les problèmes théologiques sur une base philosophique »102; con la sua condanna la filosofia divenne una disciplina marginale nella vita intellettuale di Bisanzio103. È significativo che l’autore del Timarione, che, come visto, giudica Psello un sofist›j104, motteggi Italo per la sua ossessione per la logica aristotelica e – così come Anna Comnena – per la grossolanità della sua lingua e del suo stile, e lo associ ad Aristotele nel mondo dei morti105. 97 Editi da N. Keþakmadze, Ioann Ital : Sochinenija, Tiflis 1966 (Keþakmadze fu autore anche di un’importante monografia : Ioane Italosis semok ‘medeba, Tiflis 1970). 98 Cf. supra, nt. 57. 99 Cf. supra, nt. 73 e 77. 100 Cf. Psell., ep. Coer. 2, 56-58, p. 23 Criscuolo : kai tîn ¹met{rwn lÒgwn t¾n œpist›mhn ¢kribest{ran œpoihs£mhn kai qeologfaj œxeq{mhn did£gmata kai tÕ tÁj ¢llhgorfaj b£qoj ¢n{ptuxa (“Ho perfezionato le mie conoscenze delle nostre dottrine, ho appreso i precetti della teologia, ho sondato la profondità del metodo allegorico”). 101 Cf. supra, nt. 64. 102 Tatakis, op. cit., p. 214. Cf. anche Clucas, op. cit., p. 163: “In fact, Italos seems been a thinker at the cross roads between philosophy and theology”. 103 Cf. Clucas, p. 69. Per una visione di insieme del pensiero di Italo e la sua antropologia, cf. C. Niarchos, God, the Universe, and Man in the Philosophy of John Italos, Diss. Oxford 1978. 104 Cf. supra, nt. 68. 105 Cf. Timarion 43-44, 1077 ss., p. 88 s. Romano.

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3. L’anatemizzazione di Italo creò una nuova situazione culturale. L’interesse dell’imperatore per i libri sacri è testimoniato da Anna Comnena106, la quale tuttavia radunava attorno a sé un ‘circolo’ di dotti di notevole livello e guidava con la madre una ‘fronda’ che ebbe ad agire, come è noto, nel 1118 alla morte del sovrano (1118). Browning ha scritto che la condanna di Italo e le sue motivazioni “upset the delicate balance between intellect et faith in Byzantium, reestablished control by the Janus-headed state and church on the content of education, and set limits to speculation of reason. I believe that this event more than any other marks the beginning of the emasculation of Byzantine culture so characteristic of the age of the Comneni. The awakening of the spirit which we see in the eleventh century was smothered”107. Ma non fu del tutto così: nelle pieghe del ‘classicismo’ formale dell’età dei Comneni è possibile individuare segni di una continuità che andò oltre il 1204 e che riebbe vigore nell’età dei Paleologi. Alessio si rendeva conto, dopo gli sconvolgimenti che avevano caratterizzato la vita politica e religiosa dell’Impero durante il secolo XI e ne avevano messo a rischio la sopravvivenza stessa, della necessità di una regola che si riconoscesse nel ‘cesaropapismo’ tradizionale. Non è un caso che le forme dell’insegnamento sembrano essere passate, almeno fin dal 1107, sotto il controllo della Chiesa: le ‘scuole patriarcali’ con le loro cariche apicali riguardanti l’insegnamento della Sacra Scrittura108 sembrano aver sostituito l’Università ‘laica’ imperiale di Costantino IX Monomaco; il titolo stesso di Ûpatoj tîn filosÒfwn s’avviò gradualmente a sparire, nuovi sentieri non furono più esplorati. Ma, anche all’ombra della Chiesa e nei ranghi della Scuola patriarcale non mancarono uomini che continuarono a leggere Platone e Aristotele, quand’anche senza gli ‘eroici furori’ di Psello e di Italo. È, a esempio, il caso di Michele Italico, ‘criptico’ ammiratore e imitatore di Psello, per quanto giammai menzionato, che amava definirsi più filosofo che retore e assegnava 106 Ann. Comn. V 9, 4: Alessio Alessio “non cessava di incoraggiare al lavoro tutti quelli che si dedicavano agli studi […] ma egli raccomandava loro di preporre la conoscenza dei libri sacri a quella della cultura greca” (kai toÝj Ósoi peri t¦ maq›mata œpirrepîj encon […] toÚtouj prÕj m£qhsin ÑtrÚnwn oÙk œnedfdou, prohgelsqai d‹ t¾n tîn qefwn bfblwn mel{thn tÁj `EllhnikÁj paidefaj œp{trepe). 107 Browning, “Enlightenment and Repression”, cit., p. 15. 108 Cf. R. Browning, “The Patriarchal School at Constantinople in the Twelfth Century”, in Byzantion 32, 1962, p. 167-202 e 33, 1963, p. 11-40 (= Studies on Byzantine History, cit., X e XI); U. Criscuolo, “Chiesa e insegnamento a Bisanzio nel XII secolo : sul problema della cosiddetta ‘Accademia Patriarcale’”, in Siculorum Gymnasium NS 28, 1975, p. 373-390.

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alla filosofia il primato fra le arti e le scienze109, tenendosi però accortamente al di qua della teologia. 4. La ‘restaurazione’ di Alessio giuocò forse a danno del platonismo, ma non annullò l’aristotelismo, pur favorendo quell’aristotelismo piuttosto formale, che risultava conforme alla tendenza all’utilizzazione di Aristotele che Bisanzio aveva ereditato dal tardoantico pagàno e cristiano. Personalità quali Teodoro di Smirne, Michele di Efeso e Eustrazio di Nicea – discepolo, questi, di Italo – e poi Michele di Anchialo, anch’egli Ûpatoj tîn filosÒfwn, e patriarca di Costantinopoli dal 1170 al 1178110, e Teodoro Prodromo111 – per limitarci solo ad alcuni casi – segnano quella che H. Hunger ha definito “eine bemerkenswerte Blüte des Aristotelismus in Byzanz”112. Eppure, Bisanzio non riuscì mai a creare una sua ‘scolastica’, a scoprire – o a riscoprire – una dialettica filosofica. I processi stessi che seguirono a quello del 1082 sembrano tutti costituire un’appendice a quello celebre del 1082113. 109 Mi riferisco soprattutto all’Epistola a Irene Ducas ; cf. U. Criscuolo, “L’epistola di Michele Italico ad Irene Ducas”, in 'Ep. tÁj `Etairefaj Buzantinîn Spoudîn 38, 1971, p.5770 (= testo nr. 5 P. Gautier [ed.], Michel Italikos, Lettres et Discours, Paris 1972, p. 92-98): Italico si appella, non a caso, all’imperatrice madre, attorno alla quale e alla figlia Anna sopravviveva quel circolo culturale ‘aristotelico’, legato alla dinastia precedente e guardato ora con sospetto da Alessio. 110 Cf. Beck, op. cit., p. 627; Hunger, Literatur, I, p. 36. 111 Cf. M. Cacouros, « La tradition du commentaire de Théodore Prodrome au deuxième livre des Seconds Analytiques d’Aristote : quelques étapes dans l’enseignement de la logique à Byzance », in Dfptuca 6, 1994-1995, p. 329-354. 112 Cf. Hunger, Literatur, I, p. 34. 113 Al processo contro Italo seguì, a breve intervallo, quello contro Nilo, monaco calabro, e i suoi associati (era in discussione questa volta il problema della relazione fra le due nature di Cristo : si discuteva se la natura umana assunta da Cristo fosse stata deificata per natura – fÚsij – o per partecipazione o adozione – qe@siv, che era poi, grosso modo, la tesi del cristianesimo armeno. Secondo Nilo la deificazione andava definita secondo natura. Il processo, tenuto nei primi anni del patriarcato di Nicola III, vide la condanna di Nilo e la riaffermazione dell’unione ipostatica delle due nature. A Nilo allude anche Anna Comnena (X 1), che attribuisce l’‘eresia’ alla di lui ignoranza del ‘tecnicismi’ teologici (ancora una volta un segno del dispregio della dotta porfirogenita per i ‘barbari’ latini). Cf. Gouillard, « Le Synodicon de l’Orthodoxie », cit., p. 202-206; Hussey, op. cit., p. 149-150. Altro illustre inquisito (fra il 1087 e il 1088) fu Leone metropolita di Calcedonia : anche in questo caso sembra che si sia trattato di un processo essenzialmente politico. Leone, infatti, s’era opposto, nel 1081, alla requisizione dei beni ecclesiastici e sembra che abbia goduto dell’appoggio di Italo e del suo ambiente, e aveva accusato il patriarca Eustrazio Garida di aver fatto uso privato del tesoro di Santa Sofia. Leone, deposto dal seggio episcopale, finì la sua vita in esilio a Sozopoli (cf. P. Stephanou, « Le procès de Léon de Chalcédoine », in Or. Christ. Per. 9, 1943, p. 27; Beck, op. cit., p. 612; Hussey, op. cit., p. 148 s.). Si aggiunga il processo contro i Bogomili (dopo il 1097), che costituisce un caso a sé (cf. Angold, op. cit., p. 176 s.). Cf. anche supra, nt. 95.

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Teodoro di Smirne, che fu Ûpatoj tîn filosÒfwn dopo la destituzione di Giovanni Italo (1082), compose una 'Epitom¾ tîn Ósa peri fÚsewj kai tîn fusikîn ¢rcîn tolj palaiolj dieflhptai, che è sostanzialmente un resumé delle Fusikai ¢kro£seij di Aristotele114. Ma Teodoro fu, nell’insieme, una personalità di secondo piano, piuttosto un maestro di retorica, e come tale è visto e preso in giro qual gaudente nel Timarione115. Ben più feconda fu l’attività di Michele di Efeso e di Eustrazio116. Questi due studiosi lavorarono in collaborazione a un commentario all’Etica Nicomachea117; Eustrazio commentò il libro II degli Analytica priora118 e compose un trattato di meteorologia. Se Anna Comnena ignora Michele d’Efeso, si esprime in termini molto positivi in riguardo a Eustrazio, di certo la personalità più notevole: “un uomo sapiente nelle scienze sacre e profane, più forte in dialettica che quelli che frequentavano il Portico o l’Accademia”119. Già amico e consigliere teologico dell’imperatore, da lui impegnato (1112) nella polemica con Pietro Grossolano, anche Eustrazio si trovò alla fine, nel 1117, irretito in un processo ecclesiastico120, avvenimento che mostra il persistere dell’attenta sorveglianza di Alessio sulla compattezza ortodossa dei suoi sudditi. Pare che Eustrazio sostenesse che Cristo in tutti i suoi discorsi aveva seguito le leggi della logica e aveva fatto uso del sillogismo e

114 Cf. Beck, op. cit., p. 616-617; Hunger, Literatur, I, p. 34, 36 e al. 115 Cf. Timarion 23-29, 572-741, p. 70-77 Romano. 116 Browning, The Byzantine Empire, cit., p. 147: “Though Eustratios and Michael were

both churchmen, they made no attempt to square Aristotelian doctrine with Christian dogma. Philosophy was for them a serious and autonomous pursuit. Eustratios was a pupil of John Italos, and Michael had studied either with Italos or with Michael Psellos […] In his theological writings Eustratios used well-constructed arguments, rather than compilation of quotations from the Bible or the Church Fathers, torn from their sources. He was much concerned with the relations between the persons of the Trinity, and in particular between the Father and the Son, which he saw as largely a philosophical problem, soluble by rational arguments”. 117 G. Heylbut (ed.), Eustratii et Michaelis et Anonyma in Ethica Nicomachea commentaria (CAG 20), Berlin 1892; M. Hayduck, M. (ed.) Michaelis Ephesii in librum quintum Ethicorum Nicomacheorum commentarium (CAG 22.3), Berlin 1901. 118 M. Hayduck (ed.), Eustratii in Analyticorum posteriorum librum secundum commentarium (CAG 21.1), Berlin 1907. 119 Ann. Comn. XIV 9 EÙstr£tioj Ð tÁj Nikafaj prÒedroj, ¢n¾r t£ te qela sofÕj kai t¦ qÚraqen aÙcîn œpi talj dial{xesi m©llon À od peri t¾n Sto¦n kai 'Akadhmfan œndiatrfbontej. 120 Cf. P. Ioannou, « Eustrate de Nicée. Trois pièces inédites de son procès (1117) », in Rev. Ét. Byz. 10, 1952, p. 24-34. Cf. anche S. Salaville, « Philosophie et théologie, ou épisodes scholastiques à Byzance de 1059 à 1117 », in Echos d’Orient 29, 1930, 146-156.

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sottovalutasse nelle polemiche teologiche i richiami all’autorità della Bibbia e dei Padri121. Della vita di Michele d’Efeso conosciamo ben poco: commentatore con Eustrazio dell’Etica Nicomachea, e commentatore in proprio di altri numerosi testi aristotelici, fra cui i libri VII-XIV della Metafisica), compresi i trattati più propriamente tecnico-scientifici con l’approccio anche alla produzione più propriamente scientifica dello Stagirita122, è stato paragonato, per il suo modo di esposizione e il suo metodo esegetico a Alessandro di Afrodisia. Di Michele di Anchialo abbiamo la ‘prolusione’ come Ûpatoj tîn filosÒfwn letta alla presenza di Manuele Comneno nella Magnaura, o in una sala del palazzo imperiale, forse fra il 1165 e il 1167123. Il testo risente del nuovo clima prodotto dai processi che si erano succeduti dal 1082: dopo aver ‘invitato’ le varie scuole filosofiche (Accademia, Peripato, Stoici: manca, come ormai di norma, il ‘Giardino’ di Epicuro) a rendere omaggio all’imperatore, Michele bolla pesantemente quanto di non sano vi sia in esse (71-72, p. 189: Óson ØpÒsaqron kai saprÕn œn Ømln ¢perrffqw kai œkkrou{sqw æj ¥crhston), distinguendo quelle dottrine che siano utili contro la menzogna e la Øqlologf@a (73-74 Óson }ntecnon kai komyÕn124 kai sunergÕn eej ¢l›qeian ¢panqiz{sqw kai œkleg{sqw eej }legcon toà yeudoàj kai 121 “The case of Eustratios reminds us of the progress of rationalism resulting from the teaching of Psellos and Italos, of the close links between the study of Hellenic philosophy and theology, and of the interplay between enlightenment and repressiom characteristic of the age” (Browning, The Byzantine Empire, cit., p. 148). Si segnalano alcuni dei principali contributi eustraziani : P. Ioannou, “Die Definition des Seins bei Eustratios von Nikaia. Die Universalienlehre in der Byzantinischen Theologie im IX Jh.”, in Byz. Zeit. 47, 1954, p. 358368; Id., ”Der Nominalismus und die menschliche Psychologie Christi. Das Semeioma gegen Eustratios von Nikaia”, ibid., p. 369-378; K. Giocarinis, “Eustratios of Nicaea’s Defense of the Doctrine of Ideas”, in Franciscan Studies 24, 1964, p. 159-204; A.C. Lloyd, “The Aristotelianism of Eustratius of Nicaea”, in J. Wiesner (ed.), Aristoteles, Werk und Werkung, II, Berlin-New York 1987, p. 341-351; D.J. O’Meara, “Praktische Weisheit bei Eustratios von Nikaia”, in F.-J. Bormann-C. Schröer (edd.), Abwägende Vernunft, Berlin, 2004, p. 110-116; K. Ierodiakonou, “Metaphysics in the Byzantine Tradition : Eustratios of Nicaea on Universals”, in Quaestio 5, 2005, p. 67-82. 122 Cf. P. Wendland (ed.), 1903, Michaelis Ephesii in Parva naturalia commentaria (CAG 22.1), Berlin 1903; M. Hayduck (ed.), 1904, Michaelis Ephesii in libros De partibus animalium, De animalium motione, De animalium incessu commentaria, Commentaria in Aristotelem Graeca 22.2, Berlin 1904. Cf. D.J. O’Meara, “Spätantike und Byzanz : Neuplatonische Rezeption-Michael von Ephesos”, in C. Horn-A. Neschke-Hentschke (edd.), Politischer Aristotelismus. Die Rezeption der aristotelischen Politik von der Antike bis zum 19. Jahrhundert, Stuttgart 2008, p. 42-52. 123 Edita da R. Browning, “A New Source on Byzantine-Hungarian Relation”, in Balkan Studies 2, 1961, p. 173-214 = Studies on Byzantine History, cit., IV. 124 Si noti l’allusione all’eleganza del discorso, necessaria anche in filosofia, in conformità al ‘classicismo’ dell’età dei Comneni.

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tÁj Øqlologfaj ¢natrop›n). Proseguendo nel discorso, Michele pone come suo programma lo studio di Aristotele (106-107, p. 190: œpi toÚtoij tÍ StageirÒqen kelainÍ Sffggi toÝj tîn Ôntwn lÒgouj sundiask{ptomai, kai toÝj grffouj periskopî kai ¢nazhtî t¦ aenfgmata), e soprattutto degli scritti metereologici, che consentono di percorrere il cielo, di divenire oÙèr£nioj (107-108: metewropolî met¦ taÚthj, pericoreÚw tÕn oÙranÒn perfgeioj ín oÙr£nioj gfnomai). L’Aristotele ‘scienziato’ gli consente anche di indagare t¦ ØpÕ gÁn (109-110: filotimoàmai kai t¦ ØpÕ gÁn ¢nfcneÚein kai dii{nai di¦ tîn taÚthj ¢dÚtwn, kai ¢nistoreln t¦ ¢pÒkrufa). La sezione filosofica del lungo discorso s’avvia a conclusione con un pesante attacco ai muqopl£stai, oj tÕ yeàdoj purgoàntej piq£noij lÒgoij kai dusfÒrhton tÕn }legcon }cousi (197-199, p. 192), che coltivano la qeologfa, o piuttosto la qeomacfa degli ‘Elleni’, che negano la creazione e professano l’eternità del mondo (199-205). 5. La presenza di commentari è indicativa della diffusione dei testi aristotelici a Bisanzio nell’epoca di nostro interesse e induce a una revisione della diffusa opinione circa l’esclusività del ‘platonismo’ come anima del pensiero bizantino. È questo un fenomeno molto importante, anche per l’Occidente. Sappiamo che i commentari di Eustrazio furono tradotti in latino da Giacomo Veneto (circa 11751247) a cui dobbiamo, fra l’altro, la conoscenza in Occidente degli Analitici e della prima parte della Metafisica di Aristotele125. Negli stessi anni Roberto Grossatesta (circa 1168-1253) traduceva l’Etica Nicomachea con i commentari di Eustrazio stesso, di Michele d’Efeso, di Aspasio e di altri126; Bartolomeo da Messina (XII secolo), traduttore fra l’altro di opuscoli del corpus Hippocraticum, tradusse una serie di testi aristotelici di dubbia autenticità127; si aggiungano altre traduzioni anonime dal corpus aristotelicum, fra i quali il De partibus animalium, De motu animalium e la Retorica128. Il domenicano Guglielmo di Moerbeke (circa 1215-1286), in Grecia a partire dal 1260, è la figura di maggior spicco fra i traduttori latini di testi 125 Cf. M. Cacouros, « Théodore Prodrome, Jacques de Venise, Robert Grosseteste et l’histoire d’une erreur interprétative dans l’exégèse des Seconds Analytiques 2.1. Notes sur la tradition exégétique des Analytiques », in Cahiers de l’Inst. du Moyen Âge grec et lat. 66, 1996, p. 135-155. 126 Al Grossatesta vanno ascritte anche le traduzioni degli Analitici posteriori e della Fisica (nonché dello Pseudo-Dionigi e di Giovanni Damasceno, Dialettica e De fide orthodoxa). Cf. J. Brams, « Traductions et traducteurs latins dans l’Empire de Nicée et sous les Paléologues », in Philosophie et science, cit., p. 102 s. 127 Problemata, e De principiis, De mirabilibus auditionibus, Physiognomonia, De signis, De inundatione Nili, De mundo, De coloribus, Magna moralia. Cf. Brams, art. cit., p. 103 s. 128 Cf. Brams, art. cit., p. 105.

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della filosofia greca: si annoverano di lui ben ventinove titoli di traduzioni, dei quali dodici di testi aristotelici129. Attraverso questo intenso lavoro fra Oriente e Occidente130, favorito anche dalla penetrazione nell’Impero dei crociati latini e dalla conquista stessa latina di Costantinopoli nel 1204, l’Aristotele bizantino e l’‘Aristoteles Romanus’ si incontrano e il pensiero dello Stagirita penetrò stabilmente nella scolastica occidentale, che ebbe il suo culmine con Tommaso d’Aquino131. 6. Veniamo a una conclusione. S’è cercato di tracciare in questa sede una linea di continuità che dimostra come l’interesse per Aristotele non fu mai assente nella Bildung bizantina; questa linea di continuità supera l’epoca di Alessio e dei Comneni e ebbe una mirabile ripresa negli ultimi secoli di Bisanzio, nell’Impero di Nicea e nella Costantinopoli recuperata dai Paleologi, allorché riesce possibile verificare un ulteriore ampliamento degli interessi e della conoscenza dei Bizantini dei testi di Aristotele, grazie anche alla penetrazione in Oriente dei testi di Tommaso d’Aquino, che fu tradotto in greco da Procoro e Demetrio Cidone (1324-1398)132. Ma l’« intrication permanente entre les 129 Cf. Brams, art. cit., p. 105-112. Guglielmo traduce De caelo, De generatione animalium, De motu animalium, De partibus animalium, Politica (in due fasi : 1260 e circa 1265), De progressu animalium, Metaphysica, De historia animalium, Meteorologica, Rhetorica e Poetica, ma anche due opuscoli di Alessandro di Afrodisia (In Meteorologica, De fato). Di fondamentale importanza è peraltro la traduzione del Commentario al Parmenide di Proclo, che contribuisce alla ricostruzione critica del testo (cf. la recente edizione a cura di C. Steel negli Oxford Classical Texts): cf. C. Steel-C. Macé, « Georges Pachymère philologue : le Commentaire de Proclus au Parménide dans le manuscrit Parisinus GR. 1810 », in Philosophie et science, cit., p. 77-99). Guglielmo tradusse anche di Proclo la Elementatio theologica e i vari contributi raccolti in J. Brams-W. Vanhamel (edd.), Guillaume de Moerbeke, Leuven 1989. 130 Cf. K. Setton, “The Byzantine Background to the Italian Renaissance”, in Proc. Am. Philosophical Society, 100, 1956, p. 1-76; D.J. Geanakoplos, Emperor Michael Palaeologus and the West, 1258-1282. A Study in Byzantine-Latin Relations, Harvard (Mass.) 1959; Id., Greek Scholars in Venice, Cambridge (Mass.) 1962 131 Non entriamo in questa sede nella vexata quaestio dell’apporto arabo all’aristotelismo occidentale, anche in riferimento al noto contributo di S. Gouguenheim, Aristote au Mont Saint-Michel. Le racines grecques de l’Europe chrétienne, Paris 2008 (trad. it.: Aristotele contro Averroé. Come cristianesimo e Islam salvarono il pensiero greco, Milano 2009), sul quale è ancora aperta la discussione. Resta evidente che l’apporto dell’Oriente musulmano, certamente anche attraverso i ‘Bizantini’ che vi vissero (il caso di Giovanni Damasceno è esemplare), e i musulmani che vivevano sudditi dell’imperatore o visitatori a Costantinopoli, fu di rilievo e fecondo per la cultura bizantina stessa (cf. il luogo pselliano cit. supra, nt. 66). 132 Cf. Cocoubaritsis, art. cit., p. 153 s. ‘Aristotelici’ furono anche personaggi quali Gregorio Akindino (circa 1300-1349), protagonista nella polemica antipalamita e autore di un trattato in argomento di essenza e operazioni divine, ispirato dalla Summa contra Gentiles dell’Aquinate, e Giorgio Scolario (circa 1405-1472), il futuro patriarca Gennadio, laddove su posizione antiaristotelica s’erano schierati, fra gli altri, Nilo, patriarca di Costantinopoli dal

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pensées de Platon et d’Aristote », concetto dal quale ha preso avvio il nostro discorso, perdurò anche negli estremi anni di Bisanzio133, che lo trasmise all’Occidente, dove il ‘platonismo’ ebbe alla fine a trionfare con Giorgio Gemisto Pletone (1360-1452), nuovo Platone e nuovo Psello, dal quale conobbe gli Oracula chaldaica134, a sua volta autore di un De differentiis fra i due antichi maestri135, e a essere seme fecondo dell’Umanesimo.

1380 al 1388, e Nicola Cabasila (circa 1320-post 1391), Matteo d’Efeso (circa 1271-1360), e, più tardi, Demetrio Crisolora, il cui fratello Manuele (circa 1350-1415) fu allievo di Demetrio Cidone, il traduttore greco di Tommaso d’Aquino. 133 È celebre la polemica, negli anni dell’esilio niceno, fra l’‘aristotelico’ Niceforo Cumno (1250-1327) e il ‘platonico’ Teodoro Metochita (1270-1322), il quale, secondo la tendenza già neoplatonica e di recente riaffermata da ‘platonici’ formatisi nel periodo niceno quali Niceforo Blemnida (1197-1272) e Giorgio Acropolita (1217-1282), relegava l’interesse per Aristotele ai problemi tecnico-scientifici, mentre in materia metafisica assegnava a Platone rilievo solitario. Cf. Cocoubaritsis, art. cit., p. 148-151. Elemento unificante fra platonici e aristotelici restava il rifiuto della dottrina dell’eternità del mondo e della teoria delle idee. ‘Platonico’ e anch’egli cultore della tradizione oracolare fu il grande Niceforo Gregora (circa 1295-1360), attivo nella lotta antiesicastica. 134 Cf. L. Brisson, « Pléthon et les Oracles Chaldaïques », in Philosophie et sciences, cit., p. 127-124. Cf. anche supra, nt. 49. 135 Ora anche nella traduzione italiana di M. Neri (Giorgio Gemisto Pletone, Delle differenze fra Platone e Aristotele, Rimini 2001).

DEUXIÈME PARTIE

LA RÉSONANCE DES ÉCRITS « PRATIQUES » ET DES TRAITÉS « POIÉTIQUES » DU STAGIRITE

Aristote et les Romains : entre hellénisme et barbarie, une vision grecque de Rome du IVe siècle avant J.-C. Michel Humm

Après avoir mené une enquête préliminaire minutieuse et exhaustive qui a abouti à la rédaction d’une collection de cent cinquante-huit traités exposant les institutions politiques d’un grand nombre d’États grecs ou barbares, Aristote passa en revue, dans la Politique, les différentes formes constitutionnelles qui existaient dans le monde qu’il connaissait, et décrivit les institutions de plusieurs cités et peuples, y compris celles de Barbares comme les Carthaginois1. Mais il ne dit pas un mot des Romains. Est-ce à dire que le Stagirite ignorait tout de l’existence des Romains et du fonctionnement de leurs institutions ? Ce philosophe était pourtant un savant d’un esprit encyclopédique qui s’est efforcé de réunir tout le savoir scientifique disponible à son époque dans tous les domaines. Or la cité des Romains, leurs origines ainsi que leurs us et coutumes, qui pouvaient parfois paraître bien étranges à un Hellène cultivé de son époque, apparaissent à plusieurs reprises dans des fragments de son œuvre. Il peut dès lors être intéressant d’essayer d’évaluer la nature et l’origine des connaissances qu’Aristote pouvait avoir eu des Romains, et de déterminer éventuellement les jugements de valeur que le philosophe portait sur eux. Du vivant d’Aristote (384-322 av. J.-C.), Rome était encore loin d’être une grande puissance méditerranéenne, mais avait déjà clairement engagé le processus de conquête qui allait aboutir à la 1 Sur la Politique d’Aristote, œuvre sur laquelle les travaux modernes ne se comptent plus, voir par exemple : R. Stark, D.J. Allan, P. Aubenque... [et al.] (éd.), La “politique” d’Aristote : sept exposés et discussions (Fondation Hardt, Vandoeuvres-Genève, 31 août5 septembre 1964) (Entretiens sur l’Antiquité classique, 11), Genève 1965 ; R. Bodéüs, Le Philosophe et la Cité. Recherches sur les rapports entre la morale et la politique dans la pensée d’Aristote, Paris 1982 ; R. Brague, Aristote et la question du monde, Paris 1988 ; G. Patzig (éd.), Aristoteles’ “Politik” : Akten des XI. Symposium Aristotelicum (Friedrichshafen/ Bodensee, 25.8.-3.9.1987), Göttingen 1990 ; P. Aubenque & A. Tordesillas (éd.), Aristote politique : Études sur la Politique d’Aristote, Paris 1993 ; O. Höffe (éd.), Aristoteles : Politik, Berlin 2001.

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domination de l’Italie. Dès 343 varr., la deditio de Capoue avait marqué l’entrée de Rome en Campanie ainsi que le début des guerres samnites, un long conflit qui opposa pendant près d’un demi-siècle les Romains à ces montagnards d’Italie centre-méridionale pour le contrôle de cette région, chemin d’accès vers l’Italie du Sud hellénisée (la « Grande Grèce »)2. En 338 varr. (ou 334 en chronologie grecque3), sa victoire sur les Latins, suivie par la dissolution de la ligue latine, aboutit à l’annexion du Latium dont les habitants entrent alors dans la citoyenneté romaine (avec ou sans suffrage), faisant désormais de Rome la plus grande cité-État d’Italie4. C’est dans ce contexte que se place l’intervention d’Alexandre le Molosse, cousin du grand Alexandre, parti chercher la gloire militaire en Italie (vers 334-331chronologie grecque) et intervenu initialement à la demande de Tarente, principale puissance grecque en Italie du Sud, particulièrement inquiète des développements de la puissance romaine dans la péninsule5. Vers la même époque (en 334 gr.), alors qu’il venait de 2 J. Heurgon, Recherches sur l’histoire, la religion et la civilisation de Capoue préromaine, des origines à la deuxième guerre punique (BEFAR 154), Paris 1942, p. 157-294 ; E.T. Salmon, Samnium and the Samnites, Cambridge 1967 ; S. Calderone, « La conquista romana della Magna Grecia », dans La Magna Grecia nell’età Romana (Atti del quindicesimo Convegno di Studi sulla Magna Grecia, Taranto ottobre 1975), Naples 1976, p. 33-81 ; T.J. Cornell, « The Conquest of Italy », dans Walbank, Astin, Frederiksen & Ogilvie (éd.), The Rise of Rome… (op. cit. n. 3), p. 351-419 ; K. Lomas, Rome and the Western Greeks, 350 BC-AD 200, Conquest and Acculturation in Southern Italy, Londres 1993. 3 La chronologie romaine canonique a été établie par Varron à partir des fastes consulaires et donne une datation relative d’usage commode en “années varroniennes” ; mais confrontées aux dates fournies par les historiens grecs, ces “années varroniennes” indiquent un décalage, inégal selon le moment, entre chronologie grecque et chronologie romaine ; sur la concordance des computs chronologiques grecs et romains et les problèmes particuliers que pose la chronologie romaine du IVe siècle, voir notamment : M. Sordi, « Sulla cronologia liviana del IV secolo », Helikon, 5, 1965, p. 3-44 ; Ead., « Alessandro e i Romani », RIL, 99, 1965, p. 435-452 ; A. Drummond, « The Dictator Years », Historia, 27, 1978, p. 550-572 ; T.J. Cornell, « The Recovery of Rome », « Appendix », dans F.W. Walbank, A.E. Astin, M.W. Frederiksen et R.M. Ogilvie (éd.), The Rise of Rome to 220 B.C., The Cambridge Ancient History, VII, 2, Cambridge 19892, p. 347-350 ; G. Urso, Taranto e gli xenikoì strategoí (Studi publicati dall’Istituto italiano per la storia antica, 66), Rome 1998, p. 40-41 ; M. Humm, « Rome face à la menace d’Alexandre le Grand », dans E. Caire & S. Pittia (éd.), Guerre et diplomatie romaines (IVe-IIIe siècles). Pour un réexamen des sources, Aix-enProvence 2006, p. 175-196 (en part. p. 180-182 et p. 192-193). 4 M. Humbert, Municipium et civitas sine suffragio. L’organisation de la conquête jusqu’à la guerre sociale (CEF 36), Rome 1978, p. 176-207. 5 Cf. P. Wuilleumier, Tarente des origines à la conquête romaine (BEFAR 148), Paris 1939 ; Id., « La gloire de Tarente », dans Taranto nella civiltà della Magna Grecia (Atti del decimo Convegno di Studi sulla Magna Grecia, Taranto, 4-11 ottobre 1970), Naples 1971, p.9-18 ; Alessandro il Molosso e i “condottieri” in Magna Grecia (Atti del quarantatreesimo Convegno di Studi sulla Magna Grecia, Taranto-Cosenza 26-30 settembre 2003), Tarente 2004, en part. F. Zevi, « Alessandro il Molosso e Roma », p. 793-832.

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passer en Orient et qu’il s’apprêtait à conquérir l’empire perse, Alexandre envoya une ambassade aux Romains pour leur demander de faire cesser les activités de piraterie menées par des cités qui étaient placées sous leur autorité (une demande qui sera réitérée quelques années plus tard par Démétrios Poliorcète)6. En 326 varr., l’entrée de Naples dans l’alliance avec Rome (par la conclusion d’un foedus aequum) confirma l’affirmation de la puissance romaine en Campanie et acheva d’inquiéter Tarente, qui menaça les Napolitains et qui se mit à espérer en une intervention d’Alexandre le Grand en Occident7. Au même moment (car l’année 326 en chronologie romaine correspond à l’année 323 en chronologie grecque), Alexandre, de retour d’Inde et vainqueur de l’Orient, recevait à Babylone les ambassades des cités grecques, mais aussi de Carthage et d’un certain nombre de peuples et de cités d’Italie, inquiètes de connaître les intentions du jeune conquérant et désireuses d’être rassurées sur ses éventuels projets en Occident8. C’est dans ce contexte historique général, rappelé à grands traits, qu’il faut essayer de comprendre la nature et l’origine des connaissances dont Aristote a pu disposer sur les Romains. Comme on le sait, Aristote a été le précepteur d’Alexandre et semble avoir conservé un rôle de mentor auprès de son royal disciple, avec lequel est même attestée l’existence d’une correspondance au temps de la conquête de l’Orient9 : ses 6 Strabon, Géographie, V, 3, 5 (C 232) ; cf. Memnon d’Héraclée, dans F. Jacoby (éd.), Fragmente Grieschicher Historiker (FGrHist), 434 F 18 (ap. Photius, Bibliothèque, cod. 224, p. 229a Bekker). Voir Humm, « Rome face à la menace… », dans Caire & Pittia (éd.), Guerre et diplomatie… (op. cit. n. 3), p. 175-196 (en part. p. 178-181) ; Id., « Rome et l’Italie dans le discours d’Appius Claudius Caecus contre Pyrrhus », Pallas, 79, 2009, p. 203-220 (en part. p. 212-213). 7 Tite-Live, VIII, 25, 5-27, 5 ; IX, 14, 1-2 ; Denys d’Halicarnasse, Antiquités romaines, 15. H et 15. I Pittia (= XV, 5-10 Jacoby) ; cf. L. Braccesi, « Livio e la tematica d’Alessandro in età augustea », CISA, 4, 1976, p. 179-199 (en part. p. 180) ; M. Sordi, « Alessandro Magno, i Galli e Roma », dans F. Broilo (éd.), Xenia. Scritti in onore di Piero Treves, Rome 1985, p. 207-214 (en part. p. 211-212) ; Humm, « Rome face à la menace… », dans Caire & Pittia (éd.), Guerre et diplomatie… (op. cit. n. 3), p. 181-187. 8 Clitarque, FGrHist, 137 F 31 (ap. Pline, Histoire naturelle, III, 57) ; Aristos de Salamine, FGrHist, 143 F 2 = Asclépiade, FGrHist, 144 F 1 (ap. Arrien, Anabase, VII, 15, 5) ; cf. Arr., Anab., VII, 15, 4-6 ; Quinte-Curce, Histoires, X, 1, 18. Voir notamment Humm, « Rome face à la menace… », dans Caire & Pittia (éd.), Guerre et diplomatie… (op. cit. n. 3), passim. 9 Sur Aristote, précepteur d’Alexandre : Diogène Laërce, Vie, doctrines et sentences des philosophes illustres, V, 4 ; Plut., Alex., 7, 2-5 ; Dion Chrysostome, Discours, XLVII, 9 ; Pseudo-Callistène, Le roman d’Alexandre, I, 13, 4 ; I, 16, 1-3. Certains témoignages de la correspondance entre Aristote et Alexandre sont des faux manifestes : Aulu-Gelle, Nuits attiques, XX, 5, 12 (= fr. 662 Rose) ; Ps.-Callist., II, 23, 1 ; III, 27-28 (version latine) ; Pseudo-Aristote, Rhétorique à Alexandre ; d’autres sont plus anciens et paraissent

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connaissances et ses jugements de valeur sur les Romains dépassent par conséquent la simple curiosité intellectuelle d’un savant et l’intérêt purement spéculatif de connaissances érudites, mais peuvent éventuellement avoir une dimension politique beaucoup plus vaste. Les connaissances qu’Aristote pouvait avoir des Romains, et le jugement qu’il portait sur eux, ne nous sont connus qu’à travers quelques fragments de son œuvre, c’est-à-dire par l’intermédiaire de citations d’auteurs anciens plus tardifs qui disposaient d’un corpus aristotélicien beaucoup plus complet que le nôtre et qui ont cité, ou résumé, des passages du Stagirite sur ce sujet. Or, dans ce qu’il reste de son œuvre, Aristote a évoqué les Romains à propos de trois circonstances :  une circonstance historique relativement récente : la prise de Rome par les Gaulois au début du IVe siècle (l’année de la prise de Rhégion par Denys de Syracuse et de la paix d’Antalcidas, ou « Paix du roi », c’est-à-dire 386 en chronologie grecque10) ;  une circonstance légendaire, sur les origines troyennes des Romains ;  enfin à propos d’un débat philosophique sur la distinction qu’il convient d’établir au sein du genre humain entre Grecs et Barbares, c’est-à-dire entre des peuples civilisés et ceux qui ne le sont pas.

authentiques : Diog. L., V, 27 (mention de « quatre lettres à Alexandre » dans le catalogue de l’œuvre aristotélicienne) ; Démétrios, Sur l’expression (peri Œrmhnefaj), 233 = fr. 656 Rose ; Cicéron, Lettre à Atticus, XII, 40, 2 (un sumbouleutikÒj d’Aristote à Alexandre) ; Plut., Alex., 7, 6 (= fr. 662 Rose) ; Dion Chrysost., Disc., XLVII, 9-10 (= fr. 657 Rose) ; Élien, Histoire variée, 12, 54 (= fr. 659 Rose) ; cf. W.V. Boer, Epistola Alexandri ad Aristotelem, Diss. Univ. de Leyde, La Haye 1953 (rééd. dans Beiträge zur klassischen Philologie, Meisenheim 1973) ; M. Plezia, Aristotelis epistularum fragmenta cum testamento, Varsovie 1961 ; J. Bielawski & M. Plezia, Lettre d’Aristote à Alexandre sur la politique envers les cités, Wroclaw-Varsovie-Cracovie 1970, p. 10-14. 10 Cette triple concordance chronologique (entre la prise de Rome par les Gaulois, la prise de Rhégion par Denys de Syracuse et la paix d’Antalcidas), rapportée par Polybe (I, 6, 2) et par Diodore de Sicile (XIV, 113, 1), remonte probablement à Timée dont la méthode historique s’appuyait fréquemment sur ce type de synchronisme : J. Beloch, Römische Geschichte bis zum Beginn der Punischen Kriege, Berlin-Leipzig 1926, p. 140-141 ; S. Mazzarino, Il pensiero storico classico, t. III, Rome-Bari 1966, p. 446-447 ; L. Pearson, The Greek Historians of the West : Timaeus and his Predecessors (Philological Monographs of the American Philological Association), Atlanta (Géorgie) 1987, p. 187-191 ; R. Vattuone, Sapienza d’Occidente. Il pensiero storico di Timeo di Tauromenio, Bologne 1991, p. 267301 ; D. Ambaglio, « Diodoro Siculo », dans R. Vattuone (éd.), Storici greci d’Occidente, Bologne 2002, p. 310-311.

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Ces fragments aristotéliciens ne posent pas seulement la question des sources et de la qualité des informations dont le philosophe du IVe siècle pouvait disposer sur les Romains de son temps, mais permettent surtout de s’interroger sur le regard que celui-ci portait sur eux. Pour Aristote, les Romains n’étaient-ils qu’un peuple barbare lointain et sans intérêt, dont ne lui parvenaient que des informations partielles et incomplètes ? Était-il au contraire curieux de connaître davantage ceux qui commençaient à se faire remarquer en Italie comme l’une des principales puissances politiques et militaires de la péninsule ? Ou bien cette nouvelle puissance émergente n’éveillaitelle chez lui que crainte et méfiance ? Selon Ératosthène, Aristote faisait partie de ces auteurs qui divisaient l’humanité en deux catégories inconciliables : les Grecs, dignes de louanges et de respect d’une part, et les Barbares, dignes de mépris d’autre part11. Mais dans laquelle de ces deux catégories classait-il les Romains, et pourquoi ? 1. La prise de Rome par les Gaulois Le premier grand événement historique par lequel Rome a fait son entrée dans l’historiographie grecque, mais aussi de manière plus générale dans le monde intellectuel grec, fut la prise de la Ville par des troupes celtes au début du IVe siècle (390 varr. = 386 gr.). Pourtant, l’Vrbs ne jouait alors encore qu’un rôle relativement marginal en Italie, et tout à fait insignifiant à l’échelle méditerranéenne dans les domaines politique et culturel. Mais plusieurs grands auteurs de la littérature grecque du IVe siècle ont été amenés à en parler, signe que Rome jouissait déjà d’une certaine notoriété au sein du monde grec et que l’événement fut considéré comme relativement spectaculaire. Parmi eux, Théopompe de Chios (vers 378-305 av. J.-C.) rapporta brièvement l’événement, probablement dans ses Histoires philippiques, et ce fut pour lui la seule occasion de parler de Rome12. 11 Voir infra, n. 79. 12 Théopompe, FGrHist, 115 F 317 (ap. Plin., HN, III, 57) : (…) nam Theopompus, ante

quem nemo mentionem habuit (sc. Romae), urbem dumtaxat a Gallis captam dixit (« (…) car Théopompe, avant lequel il n’y a aucune mention de Rome, rapporte seulement qu’elle fut prise par les Gaulois »). Selon M. Sordi, Théopompe pourrait avoir tiré son information de Philistos de Syracuse, un historien de cours proche de Denys l’Ancien, dont il a été le biographe, et qui a dû évoquer l’événement ainsi que l’alliance consécutive passée entre les Gaulois et Denys : M. Sordi, I rapporti romano-ceriti e l’origine della civitas sine suffragio, Rome 1960, p. 29-31 ; cf. F. Jacoby, Die Fragmente der Griechischen Historiker, II B, Kommentar zu Nr. 106-261, Leiden 1962, p. 395 ; P. Pédech, Trois historiens méconnus.

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Un disciple de Platon pratiquement contemporain des faits, le philosophe Héraclide du Pont (vers 390-310 av. J.-C.), a rapporté dans son traité Sur l’âme (Peri yucÁj) « une rumeur venue d’Occident » (¢pÕ tÁj Œsp{raj lÒgon) selon laquelle une armée d’Hyperboréens se serait emparée d’une « cité grecque appelée Rome, située quelque part là-bas, près de la Grande Mer »13. Enfin Aristote, contemporain d’Héraclide, évoqua également les circonstances de la prise de la Ville par les Gaulois, et apparemment de manière assez précise : 'Aristot{lhj d/ Ð filÒsofoj tÕ m‹n ¡lînai t¾n pÒlin ØpÕ Keltîn ¢kribîj dÁlÒj œstin ¢khkoèj, tÕn d‹ sèsanta LeÚkion ennaf fhsin : Ãn d‹ M©rkoj, oÙ LeÚkioj, Ð K£milloj. ¢ll¦ taàta m‹n eekasmù l{lektai. « En tout cas, il est certain qu’Aristote le philosophe a été informé avec exactitude de la prise de Rome par les Celtes. Seulement, il dit que la ville fut sauvée par Lucius. Or Camille s’appelait Marcus, et non Lucius. »14 Aristot., fr. 610 Rose = 703 Gigon (ap. Plut., Cam., 22, 4)

Le résumé très bref qu’en fait Plutarque ne permet pas d’apprécier à sa juste valeur ce qu’a pu être le témoignage d’Aristote sur cet événement, ni le contexte dans lequel il a pu l’évoquer. Pourtant, « le philosophe a été informé avec exactitude (¢kribîj) de la prise de Rome par les Celtes » et semble avoir disposé par ailleurs de connaissances assez précises sur Rome, puisqu’il a évoqué à plusieurs Théopompe, Duris, Philarque, Paris 1989 ; C. Bearzot, « Filisto di Siracusa », dans R. Vattuone (éd.), Storici greci d’Occidente, Bologne 2002, p. 91-136. 13 Héraclide du Pont, fr. 28 Voss = 102 Wehrli = FGrHist, 840 F 23 (ap. Plutarque, Vie de Camille, 22, 2-3) : Toà m{ntoi p£qouj aÙtoà kai tÁj ¡lèsewj }oiken ¢mudr£ tij eÙqÝj eej t¾n `Ell£da f›mh dielqeln. `Hraklefdhj g¦r Ð PontikÕj oÙ polÝ tîn crÒnwn œkefnwn ¢poleipÒmenoj œn tù Peri yucÁj sunt£gmatf fhsin ¢pÕ tÁj Œsp{raj lÒgon katasceln, æj stratÕj œx `Uperbor{wn œlqën }xwqen År›koi pÒlin `Ellhnfda `Rèmhn, œkel pou sunJkhm{nhn peri t¾n meg£lhn q£lassan (« Cependant, il semble qu’un bruit vague du désastre et de la prise de Rome se soit aussitôt répandu en Grèce, car Héraclide du Pont, qui a vécu peu après cette époque, rapporte dans son traité De l’âme que la nouvelle arriva d’Occident qu’une armée, sortie de chez les Hyperboréens, avait pris une cité grecque appelée Rome, située quelque part là-bas, près de la Grande Mer », trad. d’après R. Flacelière, E. Chambry et M. Juneaux, CUF, 1968). Il y a de fortes chances pour que « le logos venu d’Occident » (¢pÕ tÁj Œsp{raj lÒgon) qui rapportait la prise de Rome par des Hyperboréens soit parvenu à Héraclide depuis une cité grecque pythagoricienne de Grande Grèce (cf. la Tarente d’Archytas et d’Aristoxène) : cf. G. Pasquali, « La nascità dell’idea di Roma nel mondo greco », dans Terze pagine stravaganti, Florence 1942, p. 81-94, en part. p. 84-85 (= Id., Pagine stravaganti di un filologo, II, Terze pagine stravaganti. Stravaganze quarte e supreme, nel testo originale. À cura di C.F. Russo, Florence 1994, p. 59-68) ; A. Fraschetti, « Eraclide Pontico e Roma “città greca” », dans A.C. Cassio et D. Musti (éd.), Tra Sicilia e Magna Grecia. Aspetti di interazione culturale nel IV sec. a.C., Atti del Convegno, Napoli, 19-20 marzo 1987 (AION (filol), XI, 1989), Pise-Rome 1991, p. 81-95. 14 Trad. d’après R. Flacelière, E. Chambry et M. Juneaux, CUF, 1968, p. 178.

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reprises la Ville dans son œuvre, notamment à propos de sa légende de fondation ainsi que d’un certain nombre de pratiques et de coutumes romaines qu’il avait rassemblées dans ses Nomima barbarica15. D’après le témoignage de Plutarque, Aristote avait non seulement entendu parler de la prise de Rome par les Gaulois, mais il connaissait également le nom de celui qui l’aurait « sauvée », un certain Lucius. Il s’agit évidemment du praenomen d’un Romain, et l’habitude de désigner les personnages romains par leur seul prénom, censé résumer toute leur identité, est assez caractéristique des auteurs grecs les plus anciens, encore peu familiers du système onomastique romain (jusque vers le milieu du IIe siècle av. J.-C.)16. À la suite de Plutarque, certains ont considéré qu’Aristote faisait allusion à Camille, dont la figure de héros sauveur de Rome aurait donc déjà été constituée17. Toutefois, la recherche historique a établi que la figure de Camille est en grande partie légendaire et que la saga qui entoure ce personnage a été forgée bien plus tardivement : Aristote ne pouvait donc pas le connaître18. Et même dans ce cas, comme le remarque Plutarque, son prénom Marcus 15 Sur la légende de fondation de Rome : Aristot., fr. 609 Rose (ap. Dion. Hal., AR, I, 72, 3-4) ; fr. 609 Rose (ap. Plut., Quaest. Rom., 6-Moralia, 265 B-E) ; sur les Nomima barbarica : Arist., fr. 604 Rose (ap. Varr., De ling. Lat., VII, 70) ; sur tous ces textes, voir plus loin, infra. 16 Cf. E.J. Bickerman, « Apocryphal correspondence of Pyrrhus », CPh, 42, 1947, p. 137146 (en part. p. 138-139) ; P. Charneux, « Rome et la confédération achaienne (automne 170) », BCH, 81, 1957, p. 214-224 ; Sordi, I rapporti romano-ceriti… (op. cit. n. 12), p. 5051 ; Mazzarino, Il pensiero… (op. cit. n. 10), t. II, 1, p. 251 ; p. 257-261 ; J.-L. Ferrary, Philhellénisme et impérialisme. Aspects idéologiques de la conquête romaine du monde hellénistique, de la seconde guerre de Macédoine à la guerre contre Mithridate (BEFAR 271), Rome 1988, p. 245-246 ; M. Humm, « Des fragments d’historiens grecs dans l’Ineditum Vaticanum ? », dans M.-L. Freyburger et D. Meyer (éd.), Visions grecques de Rome. Griechische Blicke auf Rom (colloque du Collegium Beatus Rhenanus, Mulhouse, 12-13 novembre 2004), Paris 2007, p. 277-318 (en part. p. 281-284). 17 A. Momigliano, « Camillus and the Concord », CQ, 36, 1942, p. 111-120 (= Id., Secondo contributo alla storia degli studi classici e del mondo antico, Rome 1960, p. 89104) ; G. Pasquali, «L’idea di Roma », Terze pagine… (op. cit. n. 13), p. 25-49 (= Id., Pagine stravaganti…, p. 22-58) ; Id., « La nascità… », p. 84 (= Id., Pagine stravaganti…, p. 61) ; E. Manni, « Sulle più antiche relazioni fra Roma e il mondo ellenistico », PP, 46, 1956, p. 179-190 (en part. p. 183-184 et n. 6). 18 Sur la construction de la figure de Camille, dux fatalis qui aurait sauvé Rome de l’invasion gauloise, cf. M. Coudry, « Camille : construction et fluctuations de la figure d’un grand homme », dans M. Coudry & Th. Späth (éd.), L’invention des grands hommes de la Rome antique. Die Konstruktion der großen Männer Altroms (Actes du Colloque du Collegium Beatus Rhenanus, Augst, 16-18 septembre 1999), Paris 2001, p. 47-81 ; Th. Späth, « Erzählt, erfunden : Camillus literarische Konstruktion und soziale Normen », dans Coudry & Späth (éd.), L’invention des grands hommes…, p. 341-412 ; J. von Ungern-Sternberg, « M. Furius Camillus - ein zweiter Romulus ? », dans Coudry & Späth (éd.), L’invention des grands hommes…, p. 289-297 (= Id., Römische Studien..., p. 51-59) ; Th. Piel & B. Mineo, Camille ou le destin de Rome, 406-390 av. J.-C., Clermont-Ferrand 2010, en part. p. 49-72.

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ne correspond pas à celui qui est donné par Aristote, à moins d’imaginer que celui-ci ait confondu la figure de Camille avec son descendant (peut-être son fils ?) Lucius Furius Camillus, qui s’était également distingué dans la lutte contre les Gaulois vers le milieu du IVe siècle ; mais cela suppose en outre une erreur chronologique et une confusion avec des événements plus récents, ce qui ne paraît pas très vraisemblable19. M. Sordi souligna avec justesse que c’est précisément l’importance que les Grecs donnaient au prénom, qui représentait pour eux tout le nom romain, qui rend improbable la confusion d’un Marcus avec un Lucius20. En fait, le seul personnage romain prénommé Lucius qui soit connu pour avoir joué un rôle salvateur dans l’épisode de la prise de la Ville par les Gaulois est un personnage du nom de Lucius Albinius, qui aurait conduit les vestales et les sacra de Rome jusqu’à Caeré pour les y mettre en sécurité21. L’importance de ce « sauvetage » fut telle que la ville étrusque reçut par la suite des Romains l’hospitium publicum, préfiguration honorifique de la future civitas sine suffragio22. Les échanges humains 19 Lucius Furius Camillus, fils de Marcus, fut consul en 349 (varr.) et combattit les Gaulois dans le Latium : Claudius Quadrigarius, fr. 12 Peter = 12 Chassignet (ap. Gell., N. A., IX, 11, 1-9) ; Liv., VII, 25-26 ; Dion. Hal., AR, XV, 1 = 15. À Pittia ; Frontin, Strategemata, II, 6, 1 ; Appien, Celtica, I, 2 ; Eutrope, Abrégé d’histoire romaine, II, 6, 2 ; Auteur anonyme du De Viris illustribus, 29 ;cf. F. Münzer, s.v. « Furius » (41), dans RE, VII, 1, 1910, col. 322-323. 20 Sordi, I rapporti romano-ceriti… (op. cit. n. 12), p. 50-51. 21 Liv., V, 40, 9 ; Plut., Cam., 21, 1 ; Valère Maxime, Faits et dits mémorables, I, 1, 10 ; Florus, I, 7 ; le personnage semble aussi avoir été honoré par une statue et un elogium dans la galerie des summi viri du Forum d’Auguste (CIL, I2, p. 191, n° VI ; InscrIt, XIII, 3, n° 11) : cf. J. Heurgon, Rome et la Méditerranée occidentale jusqu’aux guerres guerres puniques, Paris 1969, p. 299 ; T.J. Luce, « Livy, Augustus, and the Forum Augustum », dans K.A. Raaflaub & M. Toher (éd.), Between Republic and Empire. Interpretations of Augustus and His Principate, Berkeley 1990, p. 123-138 (en part. p. 132) ; J. von Ungern-Sternberg, « Eine Katastrophe wird verarbeitet : Die Gallier in Rom », dans Ch. Bruun (éd.), The Roman Middle Republic. Politics, Religion, and Historiography, c. 400-133 B.C., Acta IRF, 23, Rome 2000, p. 207-222 (en part. p. 212) = Id., Römische Studien. Geschichtsbewusstsein, Zeitalter der Gracchen, Krise der Republik (Beiträge zur Altertumskunde, 20), MunichLeipzig 2006, p. 119 ; s’il est en fait difficile de croire qu’il puisse s’agir d’un quelconque plébéien, comme le présentent nos sources d’origine annalistique, la figure de ce L. Albinius semble renvoyer à un personnage historique réel, à identifier peut-être avec LeÚkioj Labfnioj mentionné par Diodore parmi les tribuns militaires à pouvoir consulaire de 379 (Diod., XV, 51, 1 (cf. T.R.S. Broughton, The Magistrates of the Roman Republic, vol. I, 509 B.C.-100 B.C., New York 1951, p. 106 et n. 1) ou le flamen Quirinalis qui a accompagné les vestales dans leur fuite et qui reste anonyme dans le récit de Tite-Live (V, 40, 7 ; cf. A.Dubourdieu, Les origines et le développement du culte des Pénates à Rome (CEF 118), Rome 1989, p. 472-473). 22 En récompense du service rendu à leur cité, les Romains accordèrent aux Cérites l’hospitium publicum selon Tite-Live (V, 50, 3), ou la civitas sine suffragio selon Strabon (infra, n. 25), Aulu-Gelle (Nuits Attiques, XVI, 13, 7) et le scholiaste d’Horace (PseudoAcron, Scholies d’Horace, éd. Keller, II, p. 235, ad Hor. Ep., I, 6, 62) ; cf. Sordi, I rapporti romano-ceriti… (op. cit. n. 12), p. 37-42 ; p. 107-113 ; Heurgon, Rome et la Méditerranée…,

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que ce statut juridique d’isopolitie semble avoir favorisés entre les deux cités sont d’ailleurs attestés par différents témoignages :  celui de Tite-Live, qui prétend qu’à la fin du IVe siècle encore, les jeunes gens de l’aristocratie romaine avaient l’habitude de partir apprendre les « lettres étrusques » à Caeré23 ;  et aussi le témoignage de l’archéologie, qui a révélé l’existence d’une tombe, datable du IVe siècle, dans la nécropole céritane de la Banditaccia, appartenant à la famille des Clavtie, qui paraissent bien avoir été des Claudii installés à Caeré24. Le fragment d’Aristote est dès lors à rapprocher avec d’autres témoignages sur le « sauvetage » des vestales emportant avec elles les sacra de Rome sous la conduite de ce L. Albinius. Ainsi Strabon évoque-t-il l’épisode en faisant longuement l’éloge de la cité de Caeré. Selon cet auteur, les habitants de Caeré auraient non seulement sauvé les vestales romaines avec le feu sacré dont elles avaient la garde, mais auraient également attaqué et vaincu les Gaulois chargés de butin au retour du sac de Rome ; mais le gouvernement romain de l’époque est dénoncé, par Strabon ou sa source, pour n’avoir pas su témoigner aux Cérites toute la reconnaissance que ceux-ci auraient méritée en ne leur ayant pas accordé la citoyenneté optimo iure (esonomfa), mais en les ayant relégués sur les Tables Céritanes, alors p. 300 ; M. Humbert a toutefois montré qu’il faut distinguer entre l’hospitium publicum, qui était effectivement une récompense (avec hospitalité, droit de résidence et immunité réciproques) qui a été accordée aux Cérites après l’épisode gaulois, au début du IVe siècle, et la civitas sine suffragio qui transforma plus tard Caeré en municipe en faisant supporter par ses habitants des charges collectives (munera) sans bénéficier des avantages de la citoyenneté optimo iure (l’isopolitie) : cette civitas sine suffragio aurait été concédée aux Cérites vers le milieu du IVe siècle, après le conflit qui opposa la cité étrusque à Rome (vers 353) : M. Humbert, « L’incorporation de Caere dans la civitas romana », MEFRA, 84, 1972, p. 231268 ; Id., Municipium… (op. cit. n. 4), p. 26-32 ; p. 164-165 ; p. 405-416 ; Th. Hantos, Das römische Bundesgenossensystem in Italien (Vestigia, 34), Munich 19833, p. 81-113. 23 Liv., IX, 36, 3 ; cf. J. Heurgon, La vie quotidienne chez les Étrusques, Paris 1961, p. 294-296 ; D. Briquel, Le regard des autres. Les origines de Rome vues par ses ennemis (début du IVe siècle–début du Ier siècle av. J.-C.), Besançon 1997, p. 72-75 ; Th. Piel, « Les Romains à l’école de l’Étrurie : quelques réflexions à propos de la transmission des savoirs étrusques à Rome » (à paraître). 24 CIE, 6213-6221 ; cf. M. Pallottino, « L’ermeneutica etrusca tra due documentichiave », SE, 37, 1969, p. 79-85 ; Id., Etruscologia, Milan 19847, p. 430 et p. 443 ; O. Carruba, « Sull’iscrizione etrusca dei Claudii », Athenaeum, 52, 1974, p. 301-313 ; A. Fraschetti, « A proposito dei clavtie ceretani », QUCC, 24, 1977, p. 157-162 ; Humbert, Municipium… (op. cit. n. 4), p. 141-142 ; M. Torelli, « Continuità e innovazione : il caso di Caere », dans M. Cristofani (éd.), Civiltà degli etruschi, Milan 1985, p. 323-324 ; F.-H. MassaPairault, « Iscrizioni della tomba dei Clavtie », dans M. Cristofani (éd.), Civiltà…, p. 325.

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que, « chez les Grecs, Caeré jouissait d’une excellente réputation », car elle se serait abstenue de pratiquer la piraterie et disposait en outre d’un Trésor à Delphes25. Dans ce récit, l’absence de la figure de Camille, encore inconnue semble-t-il à Fabius Pictor et qui ne serait pas antérieure au début du IIe siècle, constitue un terminus ante quem pour la source utilisée par Strabon26. Caeré y est assimilée à une cité grecque, comme dans le passage de Plutarque évoquant l’épisode de L. Albinius qui est censé avoir trouvé refuge dans « une des cités grecques »27, ce qui suggère l’existence d’une source commune à la 25 Strab., V, 2, 3 (C 220) : Kai }ti t¦ tolj Kairetanolj pracq{nta : kai g¦r toÝj ŒlÒntaj t¾n `Rèmhn Gal£taj katepol{mhsan ¢pioàsin Œpiq{menoi kat¦ Sabfnouj, kai § par/ ŒkÒntwn }labon `Rwmafwn œkelnoi l£fura ¥kontaj ¢feflonto : prÕj d‹ toÚtoij toÝj katafugÒntaj par/ aÙtoÝj œk tÁj `Rèmhj }swsan kai tÕ ¢q£naton pàr kai t¦j tÁj `Estfaj derefaj. od m‹n oân `Rwmaloi di¦ toÝj tÒte faÚlwj dioikoàntaj t¾n pÒlin oÙc dkanîj ¢pomnhmoneàsai t¾n c£rin aÙtolj dokoàsi : politefan g¦r dÒntej oÙk ¢n{grayan eej toÝj polftaj, ¢ll¦ kai toÝj ¥llouj toÝj m¾ met{contaj tÁj esonomfaj eej t¦j d{ltouj œxèrizon t¦j Kairetanîn. par¦ d‹ tolj “Ellhsin eÙdokfmhsen ¹ pÒlij aÛth di£ te ¢ndrefan kai dikaiosÚnhn : tîn te g¦r lVsthrfwn ¢p{sceto kafper dunam{nh plelston, kai Puqol tÕn 'Agullafwn kaloÚmenon ¢n{qhke qhsaurÒn. ”Agulla g¦r çnom£zeto tÕ prÒteron ¹ nàn Kair{a, kai l{getai Pelasgîn ktfsma tîn œk Qettalfaj ¢figm{nwn (« Nous ajouterons cependant un mot sur les exploits accomplis par les habitants de Caeré. Alors que les Gaulois, après avoir pris Rome, se trouvaient en Sabine sur le chemin du retour, ils les attaquèrent, les vainquirent et les dépouillèrent de force du butin que les Romains leur avaient abandonné de bon gré. Outre cela, ils avaient précédemment sauvé la vie aux Romains venus se réfugier chez eux et avaient pris soin du feu immortel ainsi que des prêtresses d’Hestia. Leur cité étant alors mal gouvernée, les Romains paraissent n’avoir pas su leur témoigner toute la reconnaissance qu’ils méritaient, car s’ils leur accordèrent le droit de cité, ils ne les inscrivirent pas parmi les citoyens, mais les reléguèrent avec tous ceux qui n’avaient pas droit à l’isonomie sur les listes dites Tables Céritanes. Mais chez les Grecs, la cité (de Caeré) jouissait d’une excellente réputation, non seulement de courage, mais aussi de justice, pour s’être abstenue de piraterie, bien qu’elle fût extrêmement puissante. Elle est aussi la donatrice du Trésor appelé « Trésor des Agylléens » à Pythô. En effet, l’actuelle Caeré s’appelait auparavant Agylla et l’on assure qu’elle avait pour fondateurs des Pélasges venus de Thessalie. », trad. d’après F. Lasserre, CUF, 1967, p. 59-60). 26 Sordi, I rapporti romano-ceriti… (op. cit. n. 12), p. 45-46 ; Polybe, qui dépend en grande partie de Timée et de Fabius Pictor pour cette période, ne mentionne pas Camille dans sa présentation de l’invasion gauloise (I, 6, 1 ; II, 18, 1 ; II, 22, 4) : Sordi, I rapporti…, p. 145-151 ; sur la construction de la figure de Camille, voir n. 18. 27 Plut., Cam., 21, 1-2 : T¦ d‹ kuriètata kai m{gista tîn derîn aátai laboàsai fugÍ par¦ tÕn potamÕn œpoioànto t¾n ¢pocèrhsin. œntaàqa LeÚkioj 'Albfnioj ¢n¾r dhmotikÕj œn tolj feÚgousin }tuce t{kna n›pia kai gunalka met¦ crhm£twn ¢nagkafwn œf/ ¡m£xhj Øpekkomfzwn. æj d/ ende t¦j parq{nouj, œn tolj kÒlpoij feroÚsaj t¦ tîn qeîn der£, qerapefaj œr›mouj paraporeuom{naj kai kakopaqoÚsaj, tacÝ t¾n gunalka met¦ tîn pafdwn kai tîn crhm£twn kaqelën ¢pÕ tÁj ¡m£xhj, œkefnaij par{dwken œpibÁnai kai diafugeln ehj tina tîn `Ellhnfdwn pÒlewn (« Donc, ces Vestales, ayant pris les objets sacrés les plus importants et les plus précieux, s’enfuirent et suivirent dans leur retraite la rive du fleuve. Il y avait justement là parmi les fuyards un homme du peuple, Lucius Albinius, qui emmenait dans un chariot ses tout jeunes enfants et sa femme avec les choses indispensables à la vie. Dès qu’il vit les vierges sacrées, portant dans leur sein les objets consacrés aux

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fois favorable à la cité étrusque et philhellène28. Le récit de Strabon constitue dès lors un véritable éloge des habitants de Caeré, en même temps qu’il dénonce l’attitude du gouvernement romain de l’époque, dont il stigmatise la mauvaise gestion des affaires de la cité (faulÒthj) ; il va même jusqu’à accuser les Romains d’avoir abandonné « de leur plein gré » le butin aux Gaulois (par' œkÒntwn }labon `Rwmafwn), suggérant par là leur lâcheté dans la défaite : l’ensemble de ces indices indiquent que Strabon, dans sa présentation de Caeré, s’est presque certainement inspiré d’une source étrusque, très probablement d’origine céritane et manifestement hostile à Rome29. Par ailleurs, le fait que le texte de Strabon parle de la civitas sine suffragio et non de l’hospitium publicum, et que son auteur (ou sa source) déplore l’ingratitude politique des Romains à l’égard des Cérites, semble suggérer une date postérieure au milieu du IVe siècle et à la réduction de Caeré au statut de municipe, après le conflit qui l’a opposée à Rome lorsque la cité étrusque s’était un moment rangée aux côtés de Tarquinia et de Faléries30. D’ailleurs, en 353, les députés cérites envoyés à Rome pour éviter une guerre ouverte avec Rome utilisèrent les mêmes arguments que ceux qui sont employés par la source de Strabon, et se seraient tournés vers le sanctuaire de Vesta pour évoquer les objets sacrés recueillis chez eux pendant la guerre

dieux, cheminer à côté de lui sans serviteurs et accablées de fatigue, il fit rapidement descendre du chariot sa femme avec ses enfants et le reste du chargement, et les y fit monter pour qu’elles pussent gagner l’une des cités grecques », trad. d’après R. Flacelière, É. Chambry et M. Juneaux, CUF, 1968, p. 176). Sur Caeré assimilée à une cité grecque, voir : D. Briquel, Les Pélasges en Italie. Recherches sur l’histoire de la légende (BEFAR 252), Rome 1984, p. 169-221 (pour qui le passage de Strabon sur Caeré refléterait l’existence de deux sources : une source étrusque anti-romaine pour le problème des rapports avec Rome, et une source grecque, peut-être Timée, pour les origines pélasgiques et l’assimilation à une cité grecque) ; Fraschetti, « Eraclide Pontico… » (op. cit. n. 13), p. 86-87 (qui fait le rapprochement sur ce point entre le récit de Strabon et celui de Plutarque). 28 R.M. Ogilvie, A Commentary on Livy, Books I-V, Oxford 1965, p. 723-724 ; G. Vanotti, « Roma polis Hellenis, Roma polis Tyrrhenis. Riflessioni sul tema », MEFRA, 111, 1, 1999, p. 217-255 (en part. p. 230-231 et n. 57) : l’auteur suggère que l’ensemble des récits sur l’épisode de L. Albinius remontent à Aristote, sans exclure que le noyau primitif d’élaboration de la notice soit à chercher en milieu cérite. 29 Voir déjà en ce sens : J. Bayet, éd. de Tite-Live, Histoire Romaine, Tome V, Livre V, CUF, Paris 1954, p. 169 ; Sordi, I rapporti romano-ceriti… (op. cit. n. 12), p. 48-49 ; Briquel, Les Pélasges… (op. cit. n. 27), p. 178-182. 30 Diod., XVI, 36, 4 ; Liv., VII, 17, 6 ; 19, 6-10 ; 20, 8-9 ; Humbert, « L’incorporation de Caere… » (op. cit. n. 22), p. 258 et p. 265 ; Id., Municipium… (op. cit. n. 4), p. 164 ; p. 405416 ; M. Torelli, Storia degli Etruschi, Rome 1981, p. 220-222 ; Hantos, Das römische... (op. cit. n. 22), p. 109-113.

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gauloise ainsi que l’hospitalité qu’ils avaient alors accordée aux vestales31. Même si la source de Strabon n’est pas forcément la même que celle qu’a pu utiliser Aristote (le passage de Strabon n’évoque pas le nom du « sauveur » de Rome), le rapprochement des témoignages confirme l’existence et l’ancienneté d’une tradition historiographique étrusque sur ces événements et suggère la possibilité de son utilisation par Aristote. Pour parler de la prise de Rome par les Gaulois, Aristote aurait donc pu utiliser une source d’origine étrusque, issue de l’historiographie céritane et vraisemblablement rédigée en grec32 : si cette source est la même que celle qu’a utilisé Strabon au sujet du rôle glorieux joué par la cité de Caeré dans le sauvetage des vestales et des sacra de Rome, une source qui dénonçait en même temps l’ingratitude des Romains, il s’agirait d’une source plutôt hostile à l’égard de Rome. Il reste à voir si une vision de nature hostile, ou négative, de Rome existe par ailleurs dans l’œuvre conservée d’Aristote. 2. Des descendants de Troyens, prisonniers de guerre Aristote a également évoqué les origines troyennes de Rome. Il attribuait en effet la fondation de Rome à des prisonniers de guerre troyens, embarqués sur des navires achéens égarés sur les mers au retour de la guerre de Troie et arrivés en Italie suite aux hasards d’une tempête : 31 Liv., VII, 20, 3-4 : Legati senatum cum adissent, ab senatu reiecti ad populum ‘deos rogaverunt, quorum sacra bello Gallico accepta rite procurassent, ut Romanos florentes ea sui misericordia caperet quae se rebus adfectis quondam populi Romani cepisset’ ; conversique ad delubra Vestae ‘hospitium flaminum Vestaliumque ab se caste ac religiose cultum invocabant’. (« Lorsque leurs ambassadeurs se rendirent au Sénat, ils furent renvoyés par le Sénat devant le peuple : ils demandèrent alors aux dieux, dont ils avaient accueilli le culte qu’ils avaient assuré selon le rite pendant la guerre gauloise, que les Romains florissants fussent saisis, pour les habitants de Caeré, de la même pitié que ceux-ci avaient eu, autrefois, pour les malheurs du peuple romain ; et, tournés vers le sanctuaire de Vesta, ils invoquaient l’hospitalité accordée par eux, de manière chaste et scrupuleuse, aux flamines et aux vestales »). 32 Sur l’existence d’une littérature historiographique étrusque, voir Heurgon, La vie quotidienne… (op. cit. n. 23), p. 305-317 (p. 312 : « Il est possible, il est même très vraisemblable que, de même que les Annales de Fabius Pictor étaient écrites en grec, ces histoires-là eussent été rédigées en grec, par des Étrusques, ou par des Grecs ») ; Briquel, Les Pélasges… (op. cit. n. 27), p. 180-181 (l’auteur évoque également l’existence possible d’annales privées, voire d’une tradition orale à Caeré : mais si celles-ci sont susceptibles d’avoir été utilisées par Strabon, cela ne peut pas être le cas pour Aristote) ; voir aussi Id., « Une vision tarquinienne de Tarquin l’Ancien », Studia Tarquiniensia (Archaeologia Perusina, 9), Rome 1988, p. 1332 (sur l’existence d’une tradition historiographique indépendante à Tarquinia).

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'Aristot{lhj d‹ Ð filÒsofoj 'Acaiîn tinaj dstorel tîn ¢pÕ Trofaj ¢nakomisam{nwn peripl{ontaj Mal{an, }peita ceimîni biafJ katalhfq{ntaj t{wj m‹n ØpÕ tîn pneum£twn ferom{nouj pollacÍ toà pel£gouj plan©sqai, teleutîntaj d' œlqeln eej tÕn tÒpon toàton tÁj 'OpikÁj, Öj kaleltai Latfnion œpi tù Turrhnikù pel£gei kefmenoj. ¢sm{nouj d‹ t¾n gÁn edÒntaj ¢nelkàsaf te t¦j naàj aÙtÒqi kai diatrlyai t¾n ceimerin¾n éran paraskeuazom{nouj }aroj ¢rcom{nou pleln. œmprhsqeisîn d‹ aÙtolj ØpÕ nÚkta tîn neîn oÙk }contaj Ópwj poi›sontai t¾n ¥parsin, ¢boul›tJ ¢n£gkV toÝj bfouj œn ú kat›cqhsan cwrfJ ddrÚsasqai. sumbÁnai d‹ aÙtolj toàto di¦ gunalkaj aecmalètouj, §j }tucon ¥gontej œx 'Ilfou. taÚtaj d‹ katakaàsai t¦ plola foboum{naj t¾n ohkade tîn 'Acaiîn ¥parsin, æj eej doulefan ¢fixom{naj. « Aristote, le philosophe, raconte pour sa part que quelques Achéens revenant de Troie doublèrent le cap Malée, puis furent pris dans une violente tempête : poussés par les vents, ils errèrent d’abord çà et là en haute mer puis finirent par arriver à ce point du territoire opique (Opicia) que l’on appelle Latinion et qui se trouve sur la mer Tyrrhénienne. Heureux d’apercevoir la terre, ils tirèrent leurs navires sur ce rivage et y passèrent l’hiver en se préparant à reprendre la mer au début du printemps. Mais comme leurs navires avaient brûlé au cours d’une nuit, les mettant dans l’incapacité de repartir, ils furent contraints contre leur volonté de s’implanter à l’endroit où ils avaient débarqué. Cette mésaventure leur advint du fait des captives qu’ils avaient emmenées d’Ilion. Elles incendièrent les vaisseaux, de crainte que les Achéens ne repartissent chez eux avec l’intention, pensaient-elles, de les réduire en esclavage. »33 Aristot., fr. 609 Rose (ap. Dion. Hal., I, 72, 3-4)

Aristote a repris le même récit dans ses Nomima barbarica : Di¦ tf toÝj suggenelj tù stÒmati filoàsin ad gunalkej;’’ pÒteron, æj od plelstoi nomfzousin, ¢peirhm{non Ãn pfnein onnon talj gunaixfn : Ópwj oân ad pioàsai m¾ lanq£nwsin ¢ll' œl{gcwntai peritugc£nousai tolj oekefoij, œnomfsqh katafileln; À di' ¿n 'Aristot{lhj Ð filÒsofoj aetfan dstÒrhke; tÕ g¦r poluqrÚllhton œkelno kai pollacoà gen{sqai legÒmenon æj }oiken œtolm›qh kai talj TrJ£si peri t¾n 'Italfan. tîn g¦r ¢ndrîn, æj pros{pleusan, ¢pob£ntwn œn{prhsan t¦ plola, p£ntwj ¢pallagÁnai tÁj pl£nhj deÒmenai kai tÁj qal£tthj : fobhqelsai d‹ toÝj ¥ndraj ºsp£zonto tîn suggenîn kai oekefwn met¦ toà katafileln kai peripl{kesqai toÝj prostugc£nontaj. pausam{nwn d‹ tÁj ÑrgÁj kai diallag{ntwn œcrînto kai tÕ loipÕn taÚtV tÍ filofrosÚnV prÕj aÙtoÚj.

33 Trad. V. Fromentin, CUF, 1998, p. 185.

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« Pour quelle raison les femmes embrassent-elles leurs proches parents sur la bouche ? (…) Ou est-ce pour la raison que le philosophe Aristote a racontée, qui tient à une aventure très célèbre, la scène en étant placée, selon les récits, en bien des endroits ? À ce qu’il semble, les Troyennes s’y risquèrent même en Italie. Quand les hommes y arrivèrent avec leur flotte et y débarquèrent, elles mirent le feu aux vaisseaux parce qu’elles voulaient absolument renoncer à cette vie errante sur la mer. Puis, prises de frayeur, elles s’étaient mises à saluer les parents et les alliés qu’elles rencontraient en les embrassant sur la bouche et en les enlaçant dans leurs bras. Les hommes cessèrent alors d’être en colère, ils se réconcilièrent avec elles, et à partir de ce jour, elles conservèrent à leur égard cette marque de tendresse. »34 Aristot., fr. 567 Rose (ap. Plut., Quaest. Rom., 6 - Moralia, 265 B-E)

La version d’Aristote sur la fondation de Rome fut reprise par Héraclide Lembos, un auteur grec dont on ne sait pas grand chose, pas même l’époque à laquelle il aurait composé son œuvre : selon certains, il aurait été un disciple du Stagirite et aurait donc écrit au IVe siècle35 ; selon d’autres, plus probablement, il aurait écrit à la cour de Ptolémée VI Philométôr et aurait donc été actif dans la première moitié du IIe siècle, époque à laquelle il aurait compilé des résumés soit des Politeiai soit des Nomima barbarica d’Aristote36. Comme, par ailleurs, il est probable que ni Denys d’Halicarnasse, ni Plutarque n’aient lu ou contrôlé leurs récits directement dans le texte d’Aristote, mais se soient contentés de le citer de mémoire ou de s’inspirer de l’Épitomè rédigée par Lembos, le récit de ce dernier nous fournit sans doute la version la plus proche de l’original. Toujours est-il que Lembos raconte à peu près le même récit qu’Aristote sur les origines de Rome : Rome n’aurait été fondée ni par des Latins, ni même par des Troyens, mais par des Grecs (Achéens) revenant de la guerre de Troie et emmenant avec eux des prisonniers de guerre troyens ; la ville devrait son nom à l’une des captives, devenues les compagnes des vainqueurs ; cette femme serait à l’origine de l’incendie des 34 Trad. d’après M. Nouilhan, J.-M. Paillier et P. Payen, Librairie Générale Française, 1999, p. 75 ; pour l’attribution de ce fragment aux Nomima barbarica, voir infra, n. 78. 35 T.J. Cornell, « Aeneas and the Twins : The Development of the Roman Fondation Legend », PCPhS, 201 (n. s. 21), 1975, p. 1-32 (en part. p. 18). 36 H. Bloch, « Herakleides Lembos and his Epitome of Aristotle’s Politeiai », TAPhA, 71, 1940, p. 27-39 ; J. Perret, Les origines de la légende troyenne de Rome (281-31), Paris 1942, p. 401-402 ; Fraschetti, « Eraclide Pontico… » (op. cit. n. 13), p. 85 ; E. Gabba, « Sulla valorizzazione politica della leggenda delle origini troiane di Roma fra III e II secolo a.C. », dans M. Sordi (éd.), I canali della propaganda nel mondo antico (CISA, 4), Milan 1976, p. 84-101 (en part. p. 96) ; R.G. Basto, The Roman Foundation Legend and the Fragments of the Greek Historians, diss. Cornell University 1980, p. 45-47.

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vaisseaux qui conduisit la petite troupe à mettre un terme à son errance et à s’installer définitivement à l’endroit où se trouve Rome37. Le récit fourni par Aristote sur les origines troyennes de Rome suppose l’existence de traditions mythographiques plus anciennes auxquelles l’auteur, ou sa source, a pu emprunter certains de ses éléments. On a même parfois voulu voir dans le récit d’Aristote un écho direct d’une tradition très ancienne, antérieure même aux récits transmis par Hellanicos de Lesbos et Damaste de Sigée au Ve siècle38. Hellanicos et Damaste sont deux logographes athéniens contemporains de Thucydide, qui présentent une version sensiblement différente du récit transmis par Aristote et Lembos : Ð d‹ t¦j `Ierefaj t¦j œn ”Argei kai t¦ kaq/ Œk£sthn pracq{nta sunagagën Aenefan fhsin œk Molottîn eej 'Italfan œlqÒnta met/ 'Oduss{wj (ms. Urbinas 105 'Oduss{a) oekist¾n gen{sqai tÁj pÒlewj, Ñnom£sai d/ aÙt¾n ¢pÕ mi©j tîn 'Ili£dwn `Rèmhj. taÚthn d‹ l{gei talj ¥llaij 37 Héraclide Lembos, FGrHist, 840 F 13 a = FGH, III, p. 168, fr. 1 (ap. Servius auctus, Ad Aen., I, 273) : Heraclides ait Romen, nobilem captivam Troianam, huc appulisse et taedio maris suasisse sedem, ex cuius nomine urbem vocatam (« Héraclide dit que Rhômè, une Troyenne noble et captive, a abordé le rivage à cet endroit et à cause de sa lassitude pour la mer, le persuada (sc. Évandre) de s’y établir et la ville fut dénommée à partir de son nom. ») ; FGrHist, 840 F 13 b = FGH, III, p. 168, fr. 2 (ap. Fest., p. 329 L.) : Lembos, qui appellatur Heraclides, existimat, revertentibus ab Ilio Achivis, †quendam† tempestate deiectos in Italiae regiones secutos Tiberis decursum pervenisse, ubi nunc sit Roma ; ibique propter taedium navigationis, inpulsas captivas auctoritate virginis cuisdam tempestivae nomine Rhomes, incendisse classem ; atque ab ea necessitate ibi manendi urbem conditam ab is, et potissimum eius nomine eam appellatam, a cuius consilio eas sedes sibi firmavissent (« Lembos, qui est appelé Héraclide, pense que lorsque les Achéens revinrent de Troie, certains d’entre eux furent rejetés par une tempête jusque dans les régions de l’Italie, et après avoir suivi le cours du Tibre, ils arrivèrent là où se trouve aujourd’hui Rome ; mais là, à cause de leur lassitude de la navigation, les prisonnières furent poussées, sous l’autorité d’une jeune femme nubile du nom de Rhômè, à incendier la flotte ; et étant donnée la nécessité de devoir rester là, une ville fut fondée par eux et fut appelée précisément du nom de la femme à cause de laquelle ils avaient été obligés de fixer leur résidence à cet endroit. ») ; FGH, III, p. 168, fr. 3 : Heraclidi placet, Troia capta quosdam ex Achivis in ea loca ubi nunc Roma est devenisse per Tiberim, deinde suadente Rome nobilissima captivarum quae his comes erat, incensis navibus posuisse sedes, instruxisse moenia et oppidum ab ea Romen vocavisse (« Héraclide veut qu’après la prise de Troie, des Achéens soient venus par le Tibre aux lieux où se trouve aujourd’hui Rome ; Romè, l’une des captives les plus distinguées, ayant ensuite persuadé ses compagnes d’infortune de brûler les vaisseaux, ils s’établirent dans le pays et y élevèrent des murailles et une ville fortifiée qui fut appelée Rome d’après son nom. »). 38 A. Rosenberg, s.v. « Romulus », dans RE, I A1, 1914, col. 1077-1078 ; W. Hoffmann, Rom und die griechische Welt im 4. Jahrhundert, Leipzig 1934, p. 111-112 ; E. Wikén, Die Kunde der Hellenen von dem Lande und den Völkern der Apenninenhalbinsel bis 300 v. Chr., Lund 1937, p. 77 et p. 128 ; A. Alföldi, Die trojanischen Urahnen der Römer, Bâle 1957, p. 9-10 ; W.A. Schröder, M. Porcius Cato. Das erste Buch der Origines : Ausgabe und Erklärung der Fragmente (Beiträge zur klassischen Philologie 41), Meisenheim am Glan 1971, p. 69-70.

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Trw£si parakeleusam{nhn koinÁi met/ aÙtÁj œmprÁsai t¦ sk£fh barunom{nhn tÁi pl£nhi. Ðmologel d/ aÙtîi kai Dam£sthj Ð SigeÝj kai ¥lloi tin{j. « Mais l’auteur de l’ouvrage sur les prêtresses d’Argos et sur les événements survenus à l’époque de chacune d’elles prétend que c’est Énée, venu en Italie du pays des Molosses avec Ulysse, qui devint le fondateur de la cité et qu’il la nomma d’après l’une des femmes d’Ilion, Rhômè. C’est elle qui, dit-il, exhorta à l’insurrection les autres Troyennes et en commun avec elles incendia les navires parce qu’elle ne supportait plus cette errance. Avec cet auteur s’accordent Damaste de Sigée et quelques autres. » Hellanicos, FGrHist, 4 F 84 = fr. 160 Ambaglio (ap. Dion. Hal., I, 72, 2) ; Damaste, FGrHist, 5 F 3 (ap. Dion. Hal., I, 72, 2)

« L’auteur de l’ouvrage sur les prêtresses d’Argos » dont parle Denys d’Halicarnasse ne peut être qu’Hellanicos de Lesbos, dont il a parlé dans un chapitre précédent en lui attribuant la rédaction de cette chronique : il n’avait donc pas besoin de répéter ici le nom d’Hellanicos39. Comme cet auteur était aussi à l’origine de Trôika, des récits sur la guerre de Troie que Denys utilise et cite également dans son livre40, il a dû reprendre brièvement le récit de la fuite d’Énée dans le cadre de son travail de chronologie à partir de la liste des prêtresses d’Héra à Argos41. Par ailleurs, Damaste est parfois présenté comme un disciple d’Hellanicos et devait présenter un récit assez proche de celui de ce dernier42 : Denys résume donc leurs deux récits en en présentant une unique version. Or les récits d’Hellanicos et de Damaste sur la venue d’Énée en Italie, à partir du pays des Molosses (l’Épire), se rattachent aux traditions plus anciennes issues du Cycle épique (dans la Petite Iliade, Énée arrive dans le pays des Molosses comme prisonnier de guerre de Néoptolème43) et de l’Ilioupersis de Stésichore (d’après 39 Dion. Hal., I, 22, 3 = Hellanicos, FGrHist., 4 F 79 = fr. 155 Ambaglio ; cf. P. Boyancé, « Les origines de la légende troyenne à Rome », REA, 45, 1943, p. 275-290 (= Id., Études sur la religion romaine (CEF 11), Rome 1972, p. 153-170, en part. p. 161-169) ; C. Ampolo, « Enea ed Ulisse nel Lazio da Ellanico (FGrHist 4 F 84) a Festo (432 L) », PP, 47, 1992, p. 321-342 (en part. p. 324-325). 40 Hellanicos, FGrHist, 4 F 31 = fr. 77 Ambaglio (ap. Dion. Hal., I, 45, 4 - 48, 1). 41 Pour Boyancé (« Les origines de la légende troyenne… » (op. cit. n. 39), p. 169), l’ouvrage d’Hellanicos sur les prêtresses d’Argos était avant tout une chronique qui avait pour but d’établir une chronologie pour la période antérieure à l’ère des Olympiades. 42 Damaste aurait été l’élève d’Hellanicos selon Porphyre (FGrHist, 5 T 5) et la Souda (5 T 1) ; mais le contraire selon Mazzarino, Il pensiero… (op. cit. n. 10), t. I, p. 203-207. 43 En s’inspirant de la Petite Iliade attribuée à Leschès de Mitylène, Tzetzès raconte comment Énée, après avoir été capturé par les Grecs au moment de la prise de Troie et emmené par Néoptolème en captivité en Thessalie (à Pharsale), retrouva la liberté après

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laquelle Énée se serait embarqué en direction de l’Occident – Hespéria – au moment de la prise de Troie : le nom du pilote de son navire, Misènos, indique que la destination finale devait être la Campanie44). Selon eux, les Troyens seraient arrivés en Italie en étant libres et Romè aurait incendié elle-même les navires, en commun avec les autres Troyennes qu’elle aurait exhortées à l’insurrection contre la longue errance qui les avait menées jusque là. Aristote, qui vivait à Athènes un siècle après Hellanicos et Damaste, ne pouvait pas ignorer ces récits et cette tradition légendaire. De fait, on retrouve dans son récit certains éléments clés de la tradition qui s’était constituée avant lui : les Romains sont des descendants de Troyens ; les Troyens seraient arrivés dans la région du Latium (appelé Latinion par référence probable à Latinos, le héros l’assassinat de Néoptolème par Oreste à Delphes et s’installa un moment à Raikelos (devenue ensuite Ainos = Aineia) ainsi qu’à Almonia (Tzetzès, Scholia ad Lycophronis Alexandriam, 1268 = Ilias parva, fr. 18 Kinkel = 13 Bethe = 21 (I) Bernabé ; Schol. ad Lycophr. Alex., 1232 = Il. Parv., fr. 21 (IV) Bernabé). Mais la légende troyenne semble également bien attestée en Épire dès le Ve siècle au moins : Pindare fait de Néoptolème le roi de l’Épire et l’associe à la dynastie des Molosses (Pindare, Néméennes, VII, 37 sq. ; IV, 50 sq. ; Péan, VI, 110 sq.) ; dans son Andromaque, Euripide fait de la princesse troyenne la femme de Néoptolème : elle eut de lui trois fils, dont Molossos, qu’elle éleva avec Hélénos, le héros troyen de l’Épire septentrionale ; après la mort de Néoptolème, elle épousa Hélénos et règna avec lui sur le pays des Molosses au nom de Molossos (Euripide, Andromaque, v. 12451251 ; cf. Boyancé, « Les origines de la légende troyenne… » (op. cit. n. 39), p. 165-168) ; dans les Nostoi d’Agias de Trézène, un auteur péloponnésien du Ve siècle qui semble directement s’inspirer de la Petite Iliade, Néoptolème, sur les conseils de Thétis, fit la conquête de la Molossie après son retour de Troie (Proclus, Chrestomathie, p. 95, lignes 296300 Severyns = Nost. arg., p. 95, 13-16 B. ; cf. A. Debiasi, L’epica perduta. Eumelo, il Ciclo, l’occidente (Hesperìa, 20), Rome 2004, p. 196-202). 44 L’Ilioupersis de Stésichore est surtout connue par un document épigraphique et iconographique exceptionnel, la Tabula Iliaca Capitolina : ce relief d’époque augustéenne représente des scènes illustrées tirées de l’œuvre du poète lyrique du VIe siècle av. J.-C. ('Ilfou p{rsij kat¦ Sthsfcoron), accompagnées de didascalies qui indiquent la nature des scènes représentées (IG, XIV, 1284 = FGrHist, 840 F 6 b = fr. A 151-185 Jahn) ; le personnage d’Énée y apparaît à trois reprises : à l’intérieur des murailles de Troie, lorsque le héros prend des mains d’un autre Troyen (un prêtre ?) les objets sacrés (t¦ der£) ; à l’entrée de la Porte Scée, lorsqu’il quitte la ville en tenant son fils par la main et en portant son père sur les épaules ; enfin sur le rivage, près de la tour du Sigéion représentant le promontoire de Sigée, lorsqu’il embarque pour l’Occident (eej t¾n `Esperfan) sur un grand navire à voile avec les membres de sa famille et ses compagnons ; voir notamment : O. Jahn (A. Michaelis éd.), Griechischen Bilderchroniken, Bonn, 1873, p. 32-38 ; A. Sadurska, Les Tables Iliaques, Varsovie 1964, p. 24-37 ; G.K. Galinsky, Aeneas, Sicily and Rome, Princeton 1969, p. 106113 ; N.M. Horsfall, « Stesichorus at Bovillae ? », JRS, 69, 1979, p. 26-48 ; G. DuryMoyaers, Énée et Lavinium. À propos des découvertes archéologiques récentes (Collection Latomus 174), Bruxelles 1981, p. 48-53 ; R. Rocca, s.v. « Stesicoro », dans F. Della Corte (éd.), Enciclopedia Virgiliana, IV, 1988, p. 1022-1023 ; F. Canciani, s.v. « Tabulae Iliacae », dans EV, V, 1990, p. 3-6 ; Debiasi, L’epica perduta… (op. cit. n. 43), p. 161-177.

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éponyme du pays des Latins dont parle déjà Hésiode45) ; enfin l’épisode de l’incendie des navires par les femmes troyennes, qui était un thème très répandu et qui devait être très ancien46. Mais le récit d’Aristote est pour l’essentiel un récit créé au IVe siècle qui ne 45 Hésiode, Théogonie, v. 1013 ; les vers 1011-1016 appartiennent à une partie-charnière de l’œuvre, placée entre la Théogonie (« Naissance des dieux ») proprement dite et le « Catalogue des femmes », qui présente le catalogue des déesses qui s’unirent avec des mortels (« hérôogonie »), parmi lesquelles Circé, fille d’Hélios, qui aurait eu d’Ulysse les héros Agrios et Latinos ; la date de composition de cette « hérôogonie » est très controversée et oscille entre l’époque d’Hésiode (VIIe siècle) et le IVe siècle : la thèse qui est généralement retenue considère cette partie de l’œuvre comme une interpolation et date sa composition de la seconde moitié du VIe siècle (alors que la Théogonie proprement dite daterait des années 730-690 av. J.-C.) : M. Durante, « ”Agrion ºd‹ Latlnon », PP, 6, 1951, p. 216-217 ; Galinsky, Aeneas… (op. cit. n. 44), p. 627-628 ; M.L. West, Hesiod, Theogony, Oxford 1966, p. 433 sq. ; Id., The Hesiodic Catalogue of Women : Its nature, Structure, and Origins, Oxford 1985, p. 130 sq. 46 L’un des indices clairs de la présence du mythe troyen dans de nombreuses légendes locales est constitué par le motif récurrent de l’incendie des vaisseaux de la flotte (grecque ou troyenne) que l’on rencontre un peu partout où s’est diffusé le mythe : on racontait en effet en divers endroits de la Méditerranée que les héros fondateurs (Grecs ou Troyens) avaient été obligés de s’y fixer parce que leurs vaisseaux y avaient été incendiés par les femmes troyennes (captives ou parentes) qu’ils emmenaient avec eux ; on retrouve ainsi cette légende à Sciôné en Chalcidique, dans la presqu’île de Pallène, qui était anciennement appelée Phlégra à cause de la nature volcanique de son sol (Hérodote, VII, 123, 1 ; Strab., VII, 25 (C 330) ; Polyen, Les ruses de guerre (Stratégémata), VII, 47 ; Conon, Narrations, 13 = FGrHist, 26 F 1, 13 ; Étienne de Byzance, s.v. « Skiènh ») ; en Italie du Sud, où l’on rencontre cette légende par deux fois et où l’on a peut-être les versions les plus anciennes de la légende en Italie : dans les environs de Sybaris, près du Crathis (Lycophron, Alexandra, 1075-1082 ; Steph. Byz., s.v. « Shtalon »), ainsi qu’à Siris, où le nom de la rivière Néaithos (= Nauaithos, « feu de navire ») offrait un contexte étiologique au récit de l’incendie des navires (Apollod., Epit., VI, 15 c (ap. Tetz., Schol. ad Lycophr. Alex., 921) ; Lycophr., Alex., 1075 ; Euphorion, Épyllies, fr. 46 Powell ; Strab., VI, 1, 12 (C 262)) ; en Daunie, où la légende de l’incendie de navires grecs par des Troyennes prisonnières permettait d’expliquer la coutume qu’avaient les habitants de se vêtir de costumes sombres (Pseudo-Aristote, Les merveilles entendues, 109 ; Strab., VI, 1, 14 (C 264) ; Élien, Sur la nature des animaux, 11, 5) ; en Sicile, au pays des Élymes (Dion. Hal., AR, I, 52, 4 ; cf. Virgile, Énéïde, V, 605-699), où la présence de Troyens était déjà connue par Hellanicos et par Thucydide (Hellan., FGrHist, 4 F 79 b = fr. 155b Ambaglio (ap. Dion. Hal., I, 22, 3) ; Thuc., VI, 2, 3 ; cf. aussi : Lycophr., Alex., 951-977 ; Strab., VI, 2, 5 (C 272)) ; en Étrurie, où les Troyennes, captives embarquées sur la flotte du Grec Épéios (le constructeur du cheval de Troie), auraient également mis le feu aux navires, contraignant le héros et ses compagnons de fonder sur place la ville de Pise, considérée au moins depuis le IVe siècle comme une polis hellènis (Servius auctus, Commentaires à l’Énéïde de Virgile, X, 179 ; cf. Strab., V, 2, 5 (C 222)) ; enfin à Gaète, dans le Latium méridional, presque à la frontière avec la Campanie, où aurait été enterrée la nourrice d’Énée, Caieta, qui aurait reçu ce surnom (qui viendrait de kafein -¢pÕ toà kaàsai, « incendier ») pour avoir incité les Troyennes, fatiguées par une longue navigation, à incendier les navires de la flotte (V, 3, 6 (C 233)) ; voir notamment : Perret, Les origines… (op. cit. n. 36), p. 396-399 ; J. Bérard, La colonisation grecque de l’Italie méridionale et de la Sicile dans l’Antiquité, Paris 1957, p. 364-365 ; R.G. Basto, The Roman Foundation… (op. cit. n. 36), p. 50-75 ; J. Martínez-Pinna, « Helanico y el motivo del incendio de los barcos : un “hecho Troyano” », GIF, 48, 1996, p. 21-53.

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présente qu’une version secondaire du mythe troyen, même si des éléments bien plus anciens ont pu avoir été utilisés47 : parallèlement à Latinos, le nom de Latinion n’est peut-être pas seulement une référence au héros éponyme du Latium, mais éventuellement aussi une allusion à la ville latine de Lavinium48 ; c’est là en effet que la tradition romaine fixa le débarquement d’Énée et cette cité devint, après la dissolution de la ligue latine en 338, le nouveau sanctuaire fédéral du Latium où le culte d’Énée remplaça celui de Latinus comme nouveau héros fédérateur, commun aux Romains et aux Latins49. En évoquant le nom de Latinion, Aristote aurait pu avoir voulu faire allusion à la nouvelle situation politique née de la victoire des Romains sur les Latins qui aboutit, à son époque, à la naissance d’un État romano-latin en Italie centrale, entre le pays étrusque (au nord) et la Campanie hellénisée (au sud). La région est d’ailleurs assimilée par lui au territoire opique (eej tÕn tÒpon toàton tÁj 'OpikÁj, Öj kaleltai Latfnion), sur la mer Tyrrhénienne (œpi tù Turrhnikù pel£gei), et semble donc constituer, dans son esprit, une extension septentrionale de la Campanie, où les débuts de leur expansion avaient commencé à conduire les Romains. 47 Mazzarino, Il pensiero… (op. cit. n. 10), t. I, p. 587, n. 192 ; Basto, The Roman Foundation… (op. cit. n. 36), p. 27-38 (Aristote a pu suivre une tradition qui s’inscrivait en réaction au récit rapporté par Hellanicos) ; Martínez-Pinna, « Helanico… », p. 23 et p. 29-33. 48 En parlant de Latinion, Aristote a peut-être aussi voulu faire allusion à Lavinium, dont Latinos était le « Père Indigète » (« fondateur de la race ») primitif : G. Pugliese Carratelli, « Lazio, Roma e Magna Grecia prima del secolo quarto a.C. », PP, 23, 1968, p. 321-344 = Id., dans La Magna Grecia e Roma nell’età arcaica. Atti dell’ottavo Convegno di studi sulla Magna Grecia (Taranto, 6-11 Ottobre 1968), Naples 1969, p. 49-81 (en part. p. 57) ; F. Castagnoli (éd.), Lavinium, I, Rome 1972, p. 83 ; Th. Mavrogiannis, Aeneas und Evander. Mythische Vergangenheit und Politik im Rom vom 6. Jh. v. Chr. bis zur Zeit des Augustus, Naples 2003, p. 58-60. Sur Latinus « Père Indigète » de Lavinium, cf. Galinsky, Aeneas… (op. cit. n. 44), p. 149-150 ; C. Cogrossi, « Atena Iliaca e il culto degli eroi. L’heròon di Enea a Lavinio e Latino figlio di Odisseo », dans M. Sordi (éd.), Politica e religione nel primo scontro tra Roma e l’Oriente, CISA 8, Milan 1982, p. 79-98 (en part. p. 89-91) ; M. Sordi, Il mito troiano e l’eredità etrusca di Roma, Milan 1989, p. 22. 49 A. Alföldi, Early Rome and the Latins, Ann Arbor 1963, p. 246-250 ; Galinsky, Aeneas… (op. cit. n. 44), p. 145-148 ; Humbert, Municipium… (op. cit. n. 4), p. 183 n. 103 ; F. Castagnoli, Enea nel Lazio : archeologia e mito. Bimillenario Virgiliano (Roma, 22 settembre-31 dicembre 1981. Campidoglio-Palazzo dei Conservatori) [catalogue de l’exposition], Rome 1981, p. 161 ; Id., « La leggenda di Enea nel Lazio », StRom, 30, 1982, p. 1-15. Le fameux tumulus « héroïque » de Lavinium aurait d’abord été consacré à Latinus, « l’ancêtre » des Latins (fin VIIe-milieu VIe siècle), avant de subir une transformation architecturale, intervenue au IVe siècle, pour devenir un hérôon consacré à Énée : F. Zevi, « Il mito di Enea nella documentazione archeologica : nuove considerazioni », dans L’epos greco in Occidente (Atti del diciannovesimo Convegno di Studi sulla Magna Grecia, Taranto 7-12 ottobre 1979), Tarente 1980, p. 247-290 (en part. p. 277-287) ; Cogrossi, « Atena Iliaca… » (op. cit. n. 48), passim ; Sordi, Il mito troiano… (op. cit. n. 48), p. 21-22.

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Mais surtout, le récit d’Aristote s’éloigne sur plusieurs détails des récits d’Hellanicos et de Damaste50 :  il ne mentionne pas le nom d’Énée, et ne fait donc aucune allusion explicite à la fondation de Rome par les Troyens : on a même pensé qu’il suggérait une fondation de Rome par les Achéens, ce que la présence d’Ulysse aux côtés d’Énée dans certaines versions anciennes du mythe pourrait laisser penser51 (pourtant, sauf dans la version de Lembos, la ktisis de Rome n’est même pas explicitement mentionnée, car le texte ne parle que de l’arrivée d’un groupe d’Achéens avec leurs captifs troyens qui décident de s’installer sur les côtes du Latium52) ;  la flotte brûlée par les Troyennes est grecque, et non troyenne, comme c’est le cas aussi à Siris, près de Crotone, ainsi qu’en Daunie, où la flotte est généralement identifiée comme étant celle de Diomède, l’ennemi d’Énée53 : autrement dit, le thème de l’incendie de navires « grecs » (et non pas troyens) apparaît uniquement dans les régions qui étaient en conflit avec Rome au IVe siècle ;  mais surtout, la principale originalité du récit d’Aristote (ainsi que de Lembos) est de présenter les Troyens non pas libres (comme dans le mythe rapporté par Hellanicos et Damaste), mais prisonniers des Achéens : les Troyens arrivèrent dans le Latium en étant des prisonniers de guerre. Le récit d’Aristote oppose donc les Achéens, vainqueurs de la guerre de Troie, aux Troyens, prisonniers de guerre sur le chemin de la captivité. Cette présentation assez inamicale pour les Romains, qui semble en même temps faire allusion à leurs origines serviles54, 50 Cf. J. Martínez-Pinna, « Helanico… » (op. cit. n. 46), p. 21-53 ; Id., « Rhome : el elemento femenino en la fundación de Roma », Aevum, 71, 1997, p. 79-102 (en part. p. 8485) ; G. Vanotti, L’altro Enea. La testimonianza di Dionigi di Alicarnasso, Rome 1995, p. 3637 ; Ead., « Roma polis Hellenis… (op. cit. n. 28), p. 226-229) ; pour P. Fabre, Les Grecs et la connaissance de l’Occident (thèse de l’Université de Paris I), Lille 1981, p. 114, « il est difficile de dire si Aristote rapporte la tradition troyenne habituelle ou défend la thèse d’une fondation grecque ». 51 Perret, Les origines… (op. cit. n. 36), p. 400-401 ; Gabba, « Sulla valorizzazione… » (op. cit. n. 36), p. 96 ; Vanotti, « Roma polis Hellenis… » (op. cit. n. 28), p. 227. 52 E.J. Bickerman, « Origines gentium », CPh, 47, 1952, p. 65-81, remarquait : « It is surprising that the passage (of Aristotle) is referred by modern scholars to the foundation of Rome » (p. 78, n. 14). 53 Voir supra, n. 46. 54 Cf. plus tard, le contenu de la fameuse Epistula Mithridatis, composée par Salluste et incluse dans ses Histoires (IV, 69 Maurenbrecher), qui insistait sur les misérables origines des

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suggère l’existence d’une source hostile dont Aristote se serait inspiré : cette source devait évoquer les origines troyennes de Rome en insistant sur la défaite de leurs prétendus ancêtres et sur la captivité infligée aux Troyens par les Grecs. Les travaux d’A. Momigliano ont montré que cette interprétation du mythe troyen n’était pas originelle, sans quoi les Romains ne l’auraient jamais adopté comme mythe national fondateur55. En même temps, cette vision négative du mythe (des Troyens vaincus emmenés en captivité par leurs vainqueurs hellènes) correspond exactement aux représentations iconographiques présentes en Italie au IVe siècle qui montrent systématiquement le massacre des prisonniers troyens par les Achéens : ce thème est en effet présent à cette époque en Étrurie, dans le Latium et probablement aussi en Grande Grèce, où il semble avoir été abondamment exploité par les ennemis de Rome dans un sens polémique délibérément antiromain56.

Romains, descendants d’esclaves fugitifs avides de rapines, et qui reprenait les thèmes diffusés par l’historiographie hellénistique hostile aux Romains et favorable à Mithridate (cf. Timagène, Memnon d’Héraclée, Métrodore de Scepsis). 55 A. Momigliano, « How to reconcile Greeks and Trojans », MAWBL, 45, 1982, p. 231254 (Id., dans Settimo contributo alla storia degli studi classici e del mondo antico, Rome 1984, p. 437-462). 56 On retrouve la représentation du massacre des prisonniers de guerre troyens : sur les fameuses fresques de la tombe François de Vulci (3e quart du IVe siècle), avec une allusion assez claire au sort que l’on souhaitait réserver aux Romains de ce temps (et qui leur avait d’ailleurs été réellement infligé à Tarquinia en 358 : cf. Liv., VII, 15, 9-11) ; mais aussi sur les reliefs du sarcophage de Torre San Severo (près de Volsinies), qui date peut-être de la première moitié du IVe siècle ; sur les peintures du sarcophage dit « du Prêtre » de la tombe des Partunu de Tarquinia, datable des années 340-330 ; sur les peintures contemporaines du stamnos falisque du Musée de Berlin (collection d’Antiquités de l’Île des Musées), qui proviendrait de Sovana, une cité étrusque qui vivait dans l’orbite politique de Vulci ; sur un cratère à calice de la Bibliothèque Nationale de Paris, provenant de Vulci et datant de la deuxième moitié du IVe siècle ; sur une urne en albâtre de Volterra, plus tardive (fin IIIe siècle ?) ; sur les gravures présentes sur les cistes prénestines dites « Révil » du British Museum et « Napoléon » du Musée du Louvre, datables des années 360 environ, à une époque où la cité de Préneste s’était à plusieurs reprises longuement opposée à Rome (de 383 à 358, puis de 349 à 338) : cf. E. Galli, « Un vaso falisco con rappresentazione del sacrificio funebre a Patroclo », Ausonia, 5, 1910 (1911), p. 118-127 ; L. Savignoni, « Sul sacrificio funebre a Patroclo rappresentato in un vaso falisco e in altri monumenti », Ausonia, 5, 1910 (1911), p. 128-145 ; J.D. Beazley, Etruscan Vase-painting, Oxford 1947, p. 87-92 ; Th. Dohrn, « Aspekte grossgriechischer Malerei », MDAI(R), 80, 1973, p. 1-34 ; H. Blanck, « Die Malereien des sogenannten Priester-Sarkophages in Tarquinia », dans Miscellanea Dohrn, Rome 1982, p. 1128 ; Id., « Le pitture del sarcofago del sacerdote nel Museo Nazionale di Tarquinia », dans Ricerche di pittura ellenistica, 1985, p. 79-84 ; G. Camporeale, s.v. « Achle », dans LIMC, I, Zürich-Munich 1981, p. 200-214 (en part. p. 211, n° 85-95) ; A. Maggiani, « Il sacrificio dei prigionieri troiani », dans A. Maggiani (éd.), Artigianato artistico. L’Etruria settentrionale interna in età ellenistica, Milan 1985, p. 208-212 ; F.-H. Pairault Massa, Iconologia e politica

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Suivant des critères purement artistiques et stylistiques, M. Cristofani a décelé, derrière la scène maintes fois répétée du massacre des prisonniers troyens, un modèle théorique provenant du milieu figuratif apulien, probablement transmis par l’intermédiaire de Tarente57. Le thème iconographique du massacre des prisonniers troyens est justement attesté en Italie du Sud pour la deuxième moitié du IVe siècle : il apparaît sur un cratère apulien de Canosa, sur lequel Achille est représenté sur le point d’égorger un Troyen à genoux devant le bûcher funèbre où trônent les armes de Patrocle, alors que d’autres prisonniers troyens, portant le bonnet phrygien et le costume oriental traditionnel, attendent leur tour à côté de la scène centrale58. La décoration de ce vase est due au « Peintre de Darios », c’est-à-dire au même atelier, d’inspiration tarentine, que celui qui est à l’origine des représentations d’Alexandre le Grand à la poursuite du Grand Roi, en fuite sur son char. D’un point de vue chronologique, ces peintures devraient être directement contemporaines de l’expédition d’Alexandre le Molosse en Italie (vers 333-331)59 : F. Zevi y a vu le témoignage iconographique d’une propagande d’origine tarentine datant des toutes premières années de l’expédition du Molosse (333/332) et visant à assimiler l’entreprise du roi d’Épire à celle du roi de Macédoine, comme deux facettes d’un commun dessein panhellénique60. Pour F. Zevi, la représentation, à la même époque, du massacre des prisonniers troyens par des ateliers apuliens ou tarentins devait obéir à des motivations politiques et idéologiques similaires : Alexandre aurait été perçu comme un nouvel Achille qui, après avoir vaincu les Perses (les nouveaux « Troyens d’Orient »), était attendu par l’hellénisme occidental dans le but espéré de faire subir aux Romains (les nell’Italia antica. Roma, Lazio, Etruria dal VII al I secolo a.C., Milan 1992, p. 126-135 et p. 154-155 ; Briquel, Le regard des autres… (op. cit. n. 23), p. 82-98. 57 M. Cristofani, « Ricerche sulle pitture della tomba François di Vulci. I fregi decorativi », DArch, 1, 1967, p. 186-219 + fig. 17-38 (passim, en part. p. 192-193 et p. 205209) ; Id., L’arte degli Etruschi, Turin 1978, p. 174-175. 58 Alföldi, Die trojanischen... (op. cit. n. 38), p. 8 (pl. VI) ; J.-M. Moret, L’Ilioupersis dans la céramique italiote : les mythes et leur expression figurée au IVe siècle, 2 vol., Rome 1975, p. 214-215 (n° 144) ; A. Kossatz-Deissmann, s.v. « Achilleus », dans LIMC, I, ZürichMunich 1981, p. 37-200 (en part. p. 118, n° 487). 59 H. Metzger, « À propos des images apuliennes de la bataille d’Alexandre et du conseil de Darius », REG, 80, 1967, p. 308-313 ; A. Geyer, « Alexander in Apulien », dans Kotinos. Festschrift E. Simon, Mayence 1992, p. 312-316 ; L. Giuliani, « Alexander in Ruvo, Eretria und Sidon », AK, 20, 1977, p. 26-42 ; Id., « L’iconografia delle vittorie di Alessandro : versione triviale e versione colta », DArch, s. 3, 2, 1984, p. 61-64 ; F. Zevi, « Prigionieri Troiani », dans Studi in memoria di L.Guerbini, Studi Miscellanei, 30, 1991-1992, p. 115-127 (en part. p. 115-117). 60 Zevi, « Alessandro il Molosso… » dans Alessandro il Molosso… (op. cit. n. 5), p. 820-828.

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nouveaux « Troyens d’Occident ») le même sort que son ancêtre mythique avait fait subir à leurs ancêtres. Or, à partir de 334, Tarente avait adopté une politique étrangère résolument anti-romaine, en comptant s’appuyer aussi bien sur le Molosse que sur les populations sabelliques de l’Italie centreméridionale pour tenter de limiter l’expansion romaine vers le Sud61. D’après M. Sordi, en envisageant de porter son action en Occident après avoir vaincu l’Orient, Alexandre aurait cherché à revendiquer « l’héritage de Syracuse » comme défenseur de l’hellénisme en Occident, pour porter la lutte contre Carthage, son principal ennemi, mais peut-être aussi contre Rome, le principal allié de celle-ci en Italie : de la même manière, le thème politique et idéologique de la défaite des Troyens comme arme de propagande anti-romaine pourrait avoir été emprunté à Syracuse par les ateliers de céramique tarentins, puis diffusé de là en direction du monde étrusque. Quoi qu’il en soit, au cours du IVe siècle, Syracuse, le monde étrusque et Tarente ont, chacun à leur tour, assumé un rôle dans la diffusion de cette version du mythe qui permettait d’opposer les Romains à l’hellénisme et justifier contre eux une guerre sans merci. La présentation que fait Aristote de l’arrivée des Troyens dans le Latium à bord des navires d’une flotte grecque et comme prisonniers de guerre des Achéens doit par conséquent se rattacher à cette vision contemporaine des ennemis de Rome. Cette présentation suppose donc l’utilisation par Aristote d’une source hostile aux Romains (d’origine étrusque ou magnogrecque). Il reste à vérifier dans quelle mesure cette présentation pourrait même refléter l’opinion personnelle du philosophe sur la nature profondément « barbare », et partant irréductible à l’hellénisme, des Romains. 3. Les Romains sont-ils des « Barbares » ? La région où la flotte des Achéens aurait accosté est située par Aristote en mer « tyrrhénienne » (œpi tù Turrhnikù pel£gei), mais cette allusion ne renvoie pas nécessairement à la grande période de la 61 Cf. M. Mahé-Simon, « Alexandre le Molosse et les Romains : pax ou amicitia ? » dans Caire & Pittia (éd.), Guerre et diplomatie… (op. cit. n. 3), p. 197-207 ; G. Urso, Taranto… (op. cit. n. 3) ; M. Bettalli, « I ‘condottieri’ di Taranto e la guerra nel mondo greco », dans Alessandro il Molosso… (op. cit. n. 5), p. 111-134 ; Zevi, « Alessandro il Molosso… » (op. cit. n. 5), passim ; en dernier lieu : F. Russo, Pitagorismo e spartanità. Elementi politicoculturali tra Taranto, Roma ed i Sanniti alla fine del IV sec. a.C., Campobasso 2007.

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thalassocratie étrusque à l’époque archaïque (VIIe-VIe siècles)62. En effet, une expression similaire est employée par Aristoxène pour situer de son temps Poséidonia « dans le golfe tyrsénique », ce qui renvoie de manière plus générale à l’existence zone d’influence culturelle « étrusque » en Italie centrale. Ce disciple d’Aristote, candidat malheureux à sa succession à la tête du Lycée, expliquait dans ses Symmicta sympotica que « les Poséidoniates, qui avaient été des Hellènes à l’origine, furent barbarisés en devenant des Étrusques ou des Romains »63. L’opposition entre l’hellénisme et la barbarie est explicite dans ce passage : « ceux qui étaient à l’origine des Grecs (œx ¢rcÁj “Ellhsin) furent barbarisés en devenant des Étrusques ou des Romains ». L’hellénisme est défini par un ensemble de pratiques sociales (l’usage de la langue grecque, l’existence d’institutions et de fêtes religieuses spécifiques, la pratique du théâtre ou de la musique) qui caractérisent la vie d’une « cité grecque » : l’ensemble de ces usages auraient été « barbarisés » (œkbebarbarîsqai) lorsque les Grecs de la cité de Poséidonia devinrent « des Étrusques ou des Romains » (Turrhnolj À `Rwmafoij). Mais comme l’a bien montré A. Fraschetti, la dénonciation de la « barbarisation » de Poséidonia du fait des Romains, qui conduisit Aristoxène à feindre d’ignorer la présence bien plus ancienne des Lucaniens, doit être comprise dans une perspective davantage idéologique que factuelle, et doit être située dans le contexte général de la mainmise progressive de Rome sur la Campanie et l’Italie du Sud au cours de la deuxième moitié du IVe siècle, après la deditio de Capoue en 343 (varr.), l’alliance avec 62 Cf. Vanotti, « Roma polis Hellenis… » (op. cit. n. 28), p. 227, n. 39. 63 Aristox., fr. 124 Wehrli = FHG, II, 291 (ap. Athen., Deipn., XIV, 632a) : diÒper

'AristÒxenoj œn tolj Summfktoij Sumpotikolj, “Ómoion, fhsf, poioàmen Poseidwni£taij tolj œn tù Turshnikù kÒlpJ katoikoàsin. oƒj sun{bh t¦ m‹n œx ¢rcÁj “Ellhsin oâsin œkbebarbarîsqai Turrhnolj À `Rwmafoij gegonÒsi, kai t›n te fwn¾n metabeblhk{nai t£ te loip¦ tîn œpithdeum£twn, ¥gein d‹ mfan tin¦ aÙtoÝj tîn Œortîn tîn `Ellhnikîn }ti kai nàn, œn Î suniÒntej ¢namimn›skontai tîn ¢rcafwn œkefnwn Ñnom£twn te kai nomfmwn kai ¢polofur£menoi prÕj ¢ll›louj kai ¢podakrÚsantej ¢p{rcontai. oÛtw d¾ oân, fhsf, kai ¹melj, œpeid¾ kai t¦ q{atra œkbebarb£rwtai kai eej meg£lhn diafqor¦n proel›luqen ¹ p£ndhmoj aÛth mousik›, kaq/ aØtoÝj genÒmenoi Ñlfgoi ¢namimnhskÒmeqa oga Ãn ¹ mousik›.” taàta m‹n Ð 'AristÒxenoj. (« C’est pourquoi Aristoxène écrit dans les Symmicta sympotica : “Nous faisons comme les Poséidoniates qui habitent dans le golfe tyrsénique. Ceux-ci, qui étaient à l’origine des Grecs, furent barbarisés en devenant des Étrusques ou des Romains ; ils changèrent de langue ainsi que leurs autres usages, et célèbrent encore aujourd’hui une unique fête grecque pour laquelle ils se réunissent en rappelant à leur souvenir les anciens mots et les anciennes institutions tout en se lamentant les uns les autres, puis, après avoir répandu beaucoup de larmes, s’en retournent chez eux. Ainsi donc, dit Aristoxène, après que les théâtres se furent barbarisés et que cette musique si répandue se fut grandement corrompue, nous aussi, désormais peu nombreux, nous nous rappelons entre nous ce qu’était la musique.” Voilà ce que dit Aristoxène. »).

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Naples en 326 (varr.) et les multiples opérations militaires dirigées vers l’Apulie au cours des opérations de la deuxième guerre samnite, une hégémonie romaine qui commençait à menacer directement la zone d’influence directe de Tarente64 : un foedus fut d’ailleurs conclu en 326 (varr.) avec les Lucaniens, complété la même année par une alliance avec plusieurs cités d’Apulie, si bien qu’on peut penser qu’un processus de domination politique et d’intégration culturelle était déjà engagé, bien avant la déduction de la colonie latine de Paestum (en 273)65. Quoi qu’il en soit, il s’agit là d’une source d’origine magnogrecque, plus précisément tarentine, datant de la fin du IVe siècle et manifestement animée de sentiments hostiles à l’égard des Romains, assimilés à des Étrusques et à des Barbares. Au IVe siècle, les sources grecques assimilent volontiers les Romains à des Étrusques, non seulement à cause de leur proximité géographique (soulignée par Aristote comme par Aristoxène)66, mais probablement aussi à cause de leur alliance politique très étroite révélée au moment de la prise de Rome par les Gaulois et du conflit opposant Denys l’Ancien à la cité étrusque de Caeré67. Alcimos de Syracuse, un historien de cour de Denys le Jeune (vers 350-340), et probablement l’un des artisans de la propagande syracusaine du

64 A. Fraschetti, « Aristosseno, i Romani e la ‘barbarizzazione’ di Poseidonia », AION (Arch. e stor. ant.), 3, 1981, p. 97-115 (en part. p. 108-112). 65 Traités d’amitié de Rome avec les Lucaniens et avec des cités apuliennes : Liv., VIII, 25, 3 ; cf. Zevi, « Prigionieri… » (op. cit. n. 59), p. 391 ; Id., « Alessandro il Molosso… » (op. cit. n. 5), p. 803-811 ; Humm, « Rome face à la menace… », dans Caire & Pittia (éd.), Guerre et diplomatie… (op. cit. n. 3), p. 186-187. 66 Dion. Hal., AR, I, 29, 2 : Ãn g¦r d¾ crÒnoj Óte kai Latlnoi kai 'Ombrikoi kai AÜsonej kai sucnoi ¥lloi Turrhnoi Ùf/ `Ell›nwn œl{gonto, tÁj di¦ makroà tîn œqnîn odk›sewj ¢safÁ poioÚshj tolj prÒsw t¾n ¢krfbeian : t›n te `Rèmhn aÙt¾n polloi tîn suggraf{wn Turrhnfda pÒlin ennai Øp{labon (« Il fut en effet un temps où Latins, Ombriens, Ausones et bien d’autres étaient appelés Tyrrhéniens par les Grecs parce que l’éloignement dans lequel se trouvaient ces nations par rapport à eux rendait ces détails imperceptibles ; et Rome ellemême a été considérée par bon nombre d’historiens comme une ville tyrrhénienne. », trad. V. Fromentin, CUF, 1998, p. 117). 67 Diod., XV, 14, 3 ; Strab., V, 2, 8 (C 226) ; cf. Ps.-Aristot., Econom., II, 2, 20 (1349 b) ; Polyen, Strat., V, 2, 21 ; Élien, Hist. var., I, 20. Voir K.F. Stroheker, Dionysios I. Gestalt und Geschichte des Tyrannen von Syrakus, Wiesbaden 1958 ; Sordi, I rapporti romano-ceriti… (op. cit. n. 12), p. 53-72 ; Heurgon, Rome et la Méditerranée… (op. cit. n. 21), p. 299-301 ; M. Bonamente, « Rapporti tra Dionisio il Vecchio e i Galli in Italia », AFLM, 12, 1974-1975, p. 39-59 ; Briquel, Les Pélasges… (op. cit. n. 27), p. 185-204 ; D. Sinatra, « Dionisio e i Celti », Kokalos, 42, 1996, p. 373-381 ; P. Anello, Dionisio il Vecchio. Politica adriatica e tirrenica, Palerme 1980 ; N. Luraghi, « Polieno come fonte per la storia di Dionisio il Vecchio », Prometheus, 14, 1988, p. 164-180 ; B. Caven, Dionysios I, War-Lord of Sicily, New Haven-Londres 1990.

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IVe siècle68, évoquait cette alliance à travers le mythe en faisant de Romulus « le fils de Tyrrhénia et d’Énée » : selon lui, Romulus (dont le nom apparaît ainsi pour la première fois dans la littérature) aurait été le père d’Alba, fondatrice éponyme d’Albe, et le grand-père de Rhôdios ou Rhômos, le fondateur de Rome ; bref, Rome serait une fondation à la fois étrusque et troyenne69. Les ennemis étrusques de Syracuse (les Cérites) se voyaient ainsi associés à de nouveaux Troyens (les Romains), assimilés à des ennemis de l’hellénisme qui avaient en quelque sorte vocation à être un jour vaincu. Or, du point de vue grec de Sicile ou de Grande Grèce au IVe siècle, l’ennemi étrusque était assimilé à un « Barbare » qu’on accusait volontiers d’activités de piraterie et auquel on accordait une réputation de scandaleuse « mollesse » (la tryphè tyrrhénica) : telle semblait aussi l’opinion d’Aristote à leur égard dans son traité sur Les coutumes des Étrusques70. Par conséquent, en faisant de Rome une polis Tyrrhénis, Alcimos (comme Aristoxène après lui) en faisait du même coup une cité barbare, ennemie de l’hellénisme et vouée à subir le sort de leurs ancêtres troyens. Dans le récit d’Aristote, cette assimilation des Romains à des Barbares est clairement suggérée par l’identification de Latinion, la région atteinte par la flotte des Achéens qui y débarquèrent avec leurs prisonniers troyens, à une portion du territoire opique (eej tÕn tÒpon toàton tÁj 'OpikÁj), donc à un secteur (septentrional) de la Campanie dont il aurait été le prolongement71. Cette assimilation du Latium au territoire opique (la Campanie) semble correspondre à une vision géopolitique (magno-)grecque qui remonte peut-être à Hippys de Rhégion par l’intermédiaire d’Antiochos de Syracuse72. En effet, pour l’historien syracusain, la Campanie était peuplée par « des Opiques 68 E. Manni, « La fondazione di Roma secondo Antioco, Alcimo e Callia », Kokalos, 9, 1963, p. 253-268 ; F. Muccioli, « La letteratura storiografica tra Filisto e Timeo », dans R. Vattuone (éd.), Storici greci d’Occidente, Bologne 2002, p. 147-149 (en part. p. 147-154) ; G. Vanotti, « Alcimos, Syracuse et Rome : propagande et guerre à l’époque des deux Denys », dans Caire & Pittia (éd.), Guerre et diplomatie… (op. cit. n. 3), p. 223-241. 69 FGrHist, 560 F 4 (ap. Fest., p. 326 L.) : Alcimus ait, Tyrrhenia Aeneae natum filium Romulum fuisse, atque eo ortam Albam Aeneae neptem, cuius filius nomine Rhodius condiderit urbem Romam (« Alcimus dit que Romulus aurait été le fils de Tyrrhénia et d’Énée, et que de lui serait née Alba, la petite-fille d’Énée, dont le fils, du nom de Rhodius, aurait fondé la ville de Rome. »). 70 Aristot., fr. 607 et 608 Rose (Nomima Tyrrhénica) ; cf. D. Briquel, La civilisation étrusque, Paris 1999, p. 83-104 (sur le cliché de la piraterie étrusque) et p. 157-192 (sur les usages étrusques scandaleux aux yeux des Grecs). 71 Aristot., fr. 609 Rose (ap. Dion. Hal., I, 72, 3-4) : supra p. 431. 72 Selon une hypothèse avancée par E. Pais, Storia di Roma, I, 1, Critica della tradizione sino alla caduta del decemvirato, Turin, 1898, p. 150, n. 5.

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auxquels on donnait aussi le nom d’Ausones »73. Dans la Politique, Aristote identifie précisément le territoire habité par les Opiques avec l’Ausonie, une région qu’il étend jusqu’à la Tyrrhénie, ce qui semble bien inclure le Latium74. Bref, en identifiant les Romains à des Opiques, Aristote les assimilait à des Barbares : c’est bien ainsi que Caton l’Ancien devait le comprendre, lorsqu’il écrivait à son fils en exprimant son indignation à l’égard de ces Grecs qui « n’arrêtent pas aussi de répéter que nous sommes des Barbares et nous insultent de façon plus avilissante que d’autres en nous appellant “Opiques” (Opicon appellatione) »75. Pour Caton, le fait que les Romains étaient assimilés aux Opiques par certains Grecs signifiait que ceux-ci les considéraient comme des Barbares. Dans la mesure où seuls des Grecs de Grande Grèce étaient susceptibles d’utiliser une appellation aussi insultante aux oreilles de Caton, l’expression indique probablement l’origine magno-grecque de la source utilisée par Aristote. Mais on peut aussi imaginer que leur éloignement géographique a conduit des auteurs de Grèce propre ou du monde hellénique oriental à confondre Opiques et Latins, ce qui ne peut être vrai qu’à une époque assez ancienne et semble directement désigner Aristote. Pour celui-ci, les Romains auraient donc été des Barbares. D’après Plutarque, Aristote expliquait par l’épisode des navires incendiés « la coutume des femmes romaines d’embrasser les hommes de leur famille et de leur parenté sur la bouche, parce que c’est ainsi que les Troyennes, après avoir incendié les vaisseaux, avaient embrassé et cajolé leurs maris, en les priant d’apaiser leur colère »76. Aristote parlait probablement de cette coutume romaine si particulière (le ius osculi), de même que de la tradition romaine des praeficae au moment 73 Antioch. Syrac., FGrHist, 555 F 7 (ap. Strab., V, 4, 2-C 242) : 'Antfocoj m‹n oân fhsi t¾n cèran taÚthn 'OpikoÝj oekÁsai, toÚtouj d‹ kai AÜsonaj kalelsqai. 74 Aristot., Pol., VII, 10, 1329b : õkoun d‹ tÕ m‹n prÕj t¾n Turrhnfan 'Opikoi kai prÒteron kai nàn kaloÚmenoi t¾n œpwnumfan AÜsonej (« La région située en direction de la Tyrrhénie était habitée par les Opiques, qui, encore de nos jours comme autrefois, sont surnommés Ausoniens », trad. J. Tricot, Vrin, Paris 1977, p. 505). Cf. Heurgon, Recherches… (op. cit. n. 2), p. 41-50 (en part. p. 42-43). 75 Cat., Libri ad M. filium, fr. 1, p. 77 Jordan = Cugusi II, p. 424 (ap. Plin., NH, XXIX, 14) : Nos quoque dictitant Barbaros et spurcius nos quam alios Opicon appellatione foedant. Voir aussi : Vanotti, « Roma polis Hellenis… » (op. cit. n. 28), p. 228, n. 44. 76 Plut., Rom., 1, 3 : œx œkefnou te param{nein l{gousi tÕ toÝj suggenelj t¦j gunalkaj kai oekefouj ¥ndraj ¢sp£zesqai tolj stÒmasi : kai g¦r œkefnaj, Óte t¦ plola kat{prhsan, oÛtwj ¢sp£zesqai kai filofronelsqai toÝj ¥ndraj, deom{naj aÙtîn kai paraitoum{naj t¾n Ñrg›n. Plutarque rapporte cette histoire deux autres fois (Virt. mul., 243 e-244 a ; Quaest. Rom., 6, 265 b-c), mais ne mentionne le nom d’Aristote que dans les Questions Romaines (= Aristot., fr. 567 Rose).

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des funérailles77, dans un ouvrage consacré aux us et coutumes des peuples barbares, les Nomima barbarica78. Le philosophe opposait en effet, au sein de l’humanité, les Grecs et les Barbares79 : il aurait conseillé à Alexandre de traiter les premiers en amis, « à la manière d’un guide » (¹gemonikîj), et les seconds en ennemis, « à la manière d’un despote » (despotikîj)80. D’après Ératosthène et Plutarque, 77 Aristot., fr. 604 Rose (ap. Varr., De ling. Lat., VII, 70) : dicta, ut Aurelius scribit, mulier ab luco quae conduceretur quae ante domum mortui laudis eius caneret. Hoc factitatum Aristoteles scribit in libro qui scribitur NÒmima barbarik£. 78 Les trois textes de Plutarque qui rapportent le ius oscul (supra, n. 76) puisent à la même source qui ne peut être qu’Aristote, cité explicitement dans les Questions Romaines (= Aristot., fr. 567 Rose), et l’œuvre aristotélicienne doit probablement correspondre aux Nomima barbarica : C. Ampolo, M. Manfredini, éd. de Plutarco, Le vite di Teseo e di Romolo, Fondazione Lorenzo Valla, Milan 19932, p. 263-264 ; Vanotti, « Roma polis Hellenis… » (op. cit. n. 28), p. 227. 79 Aristot., fr. 658b Rose (ap. Strab., I, 4, 9) : 'Epi t{lei d‹ toà Øpomn›matoj oÙk œpain{saj toÝj dfca diairoàntaj ¤pan tÕ tîn ¢nqrèpwn plÁqoj ehj te “Ellhnaj kai barb£rouj, kai toÝj 'Alex£ndrJ parainoàntaj tolj m‹n “Ellhsin æj ffloij crÁsqai tolj d‹ barb£roij æj polemfoij, b{ltion ennaf fhsin ¢retÍ kai kakfv diaireln taàta. polloÝj g¦r kai tîn `Ell›nwn ennai kakoÝj kai tîn barb£rwn ¢stefouj, kaq£per 'IndoÝj kai 'ArianoÚj, }ti d‹ `Rwmafouj kai Karchdonfouj oÛtw qaumastîj politeuom{nouj. diÒper tÕn 'Al{xandron ¢mel›santa tîn parainoÚntwn, Ósouj oƒÒn t/ Ãn ¢pod{cesqai tîn eÙdokfmwn ¢ndrîn kai eÙergeteln : ésper di/ ¥llo ti tîn oÛtw dielÒntwn toÝj m‹n œn yÒgJ toÝj d/ œn œpafnJ tiqem{nwn, À diÒti tolj m‹n œpikratel tÕ nÒmimon kai tÕ paidefaj kai lÒgwn oekelon, tolj d‹ t¢nantfa. kai Ð 'Al{xandroj oân oÙk ¢mel›saj tîn parainoÚntwn, ¢ll/ ¢podex£menoj t¾n gnèmhn t¦ ¢kÒlouqa, oÙ t¦ œnantfa œpofei, prÕj t¾n di£noian skopîn t¾n tîn œpestalkÒtwn. (« Pour terminer maintenant la présente série de ses Mémoires, Ératosthène rappelle que certains auteurs ont proposé une autre division du genre humain en deux groupes, à savoir les Grecs et les Barbares ; mais, loin de l’adopter, il la compare à ce conseil donné naguère à Alexandre par quelques-uns de ses courtisans, de traiter tous les peuples grecs en amis et en ennemis tous les peuples barbares, et érige en principe que la seule division possible à établir entre les hommes est celle qui a pour base le bien et le mal : “Voyez, dit-il, même parmi les peuples grecs, beaucoup sont mauvais, tandis que parmi les Barbares, sans parler des Romains et des Carthaginois, ces peuples si admirablement constitués, on en compte plus d’un, le peuple indien par exemple et le peuple arien, dont les mœurs sont polies et civilisées. Alexandre du reste l’entendait bien de cette façon, aussi ne tint-il aucun compte de l’avis qu’on lui donnait, et on le vit partout et toujours accueillir les hommes de mérite quels qu’ils fussent et les combler de ses faveurs.” – Mais qu’ont donc fait, dirons-nous à notre tour, ceux qui prétendaient diviser le genre humain en deux groupes, comprenant l’un les peuples dignes de mépris, et l’autre les peuples dignes de louange, si ce n’est reconnaître qu’il est des hommes chez qui domine, avec le respect des lois, le goût des lettres et de la civilisation, tandis qu’il en est d’autres chez qui dominent les penchants contraires ? De sorte qu’Alexandre, loin de négliger l’avis qui lui était donné, et loin d’en prendre le contre-pied, l’avait par le fait goûté et approuvé jusqu’à y conformer même toute sa conduite, n’en ayant considéré apparemment que l’intention. ») 80 Aristot., fr. 658a Rose (ap. Plut., De Alex. M. fort. aut virt. – Moralia, 329 B) : oÙ g£r, æj 'Aristot{lhj suneboÚleuen aÙtù (tù 'Alex£ndrJ), tolj m‹n “Ellhsin ¹gemonikîj tolj d‹ barb£roij despotikîj crèmenoj, kai tîn m‹n æj fflwn kai odkefwn œpimelÒmenoj tolj d/ æj zóoij À futolj prosferÒmenoj, pol{mwn pollîn fugîn œn{plhse kai st£sewn ØpoÚlwn t¾n ¹gemonfan, ¢ll¦ koinÕj ¼kein qeÒqen ¢rmost¾j kai diallakt¾j tîn Ólwn

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Alexandre n’aurait finalement pas suivi le conseil d’Aristote, préférant « confondre les existences, les mœurs, les mariages et les manières de vivre » des uns et des autres, dans une sorte de fusion universelle où seule la vertu (arètè) distinguerait ce qui pourrait être considéré comme « grec » et le « vice » (cacia) ce qui serait « barbare ». Suivant Plutarque, Alexandre « crut qu’il était envoyé de Dieu avec la mission d’organiser tout et de concilier tout dans l’univers » : autrement dit, son rôle de cosmocrator lui aurait imposé le devoir de traiter tous les peuples qu’il souhaitait placer sous son autorité sur un pied d’égalité, et donc de dépasser le vieux clivage entre Grecs et Barbares ; ce faisant, en ne pratiquant pas les déportations (fugaf) à l’encontre des peuples ennemis vaincus, Alexandre a évité de provoquer chez eux des séditions (st£seij). C’est dans le contexte de ce débat que devrait se placer une Lettre d’Aristote à Alexandre transmise par plusieurs manuscrits arabes conservés au Vatican et à Istanbul81. Aristote jouissait en effet d’une grande autorité parmi les intellectuels arabes du Moyen Âge, et on pense que les lettres attribuées au Stagirite ont été traduites en arabe à nomfzwn, oÞj tù lÒgJ m¾ sunÁge tolj Óploij biazÒmenoj eej taÙtÕ sunenegkën t¦ pantacÒqen, ésper œn kratÁri filothsfJ mfxaj toÝj bfouj kai t¦ ½qh kai toÝj g£mouj kai diaftaj, patrfda m‹n t¾n oekoum{nhn pros{taxen ¹gelsqai p£ntaj, ¢krÒpolin d‹ kai frour¦n tÕ stratÒpedon, suggenelj d‹ toÝj ¢gaqoÚj, ¢llofÚlouj d‹ toÝj ponhroÚj : tÕ d/ `EllhnikÕn kai barbarikÕn m¾ clamÚdi mhd‹ p{ltV mhd/ ¢kin£kV mhd‹ k£ndui diorfzein, ¢ll¦ tÕ m‹n `EllhnikÕn ¢retÍ tÕ d‹ barbarikÕn kakfv tekmafresqai, koin¦j d/ œsqÁtaj ¹gelsqai kai trap{zaj kai g£mouj kai diaftaj, di/ agmatoj kai t{knwn ¢nakerannum{nouj. (« Il n’a pas voulu, bien qu’Aristote le lui conseillât, traiter les Grecs à la manière d’un guide, et les Barbares à la manière d’un despote, et se montrer plein de sollicitude pour les uns comme pour des amis et des proches, tandis qu’il n’aurait vu dans les autres que des animaux ou des plantes : c’eût été remplir son gouvernement d’exilés propres à susciter la guerre, et de séditions grossies dans l’ombre. Il crut qu’il était envoyé de Dieu avec la mission d’organiser tout, de concilier tout dans l’univers. S’il réduisait par la force des armes ceux qu’il n’avait pu rattacher à sa parole, c’était afin de réunir en un corps unique les éléments les plus disséminés. Il semblait que dans une même coupe amicale il voulût confondre les existences, les mœurs, les mariages, les manières de vivre. Son mot d’ordre était, que tous regardassent l’univers entier comme une patrie, son armée comme une citadelle où chacun avait son poste, et que tous vissent dans les gens de bien autant de parents, dans les pervers autant d’étrangers. Les Grecs et les Barbares ne durent plus être désormais distingués les uns des autres par la chlamyde, le bouclier, le cimeterre, la candye. C’était la vertu qui faisait reconnaître un Grec, comme le vice désignait un Barbare. Une communauté parfaite était adoptée pour les vêtements, pour la table, pour les mariages, pour la manière de vivre ; et cette fusion, c’était le sang, c’étaient les enfants qui aidaient à l’opérer. ») 81 Vaticanus Arab. 408 (un manuscrit daté de 1521, mais dont le contenu était déjà cité dans le Fihrist d’Ibn an-Nadim au Xe siècle et par Ibn abi-Usaybia au XIIIe siècle) ; Aya Sofya 2890 (manuscrit daté de l’hégire 541 = 1146 de notre ère) ; Aya Sofya 4260 (hégire 714 = 1314 de n. è.) ; Aya Sofya 284 (XVIe ou XVIIe siècle) ; Fatih 5223 (hégire 716 = 1316 de notre ère) ; Köprülü 1608 (fin XVIe ou début XVIIe siècle).

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partir du IXe siècle, voire dès le VIIIe siècle82. La Lettre d’Aristote à Alexandre constitue un document exceptionnel, à l’authenticité longtemps controversée83 ; après les premières éditions du texte de la Lettre arabe qui remontaient au XIXe siècle et s’appuyaient sur la version abrégée de l’unique manuscrit présent au Vatican, J. Bielawski a établi en 1970 une nouvelle édition du texte arabe en s’appuyant sur les manuscrits plus anciens et plus complets retrouvés plus récemment à Istanbul84. Dans cette Lettre, l’auteur exhorte Alexandre à développer son œuvre législative pour exercer un gouvernement juste, en traçant pour lui les limites entre une royauté juste et une souveraineté tyrannique85. L’une des objections généralement avancées contre l’authenticité de la Lettre serait la contradiction de son contenu avec la pensée d’Aristote sur la différence à établir entre Grecs et Barbares, comme on la lit dans le fragment 658 Rose86. Dans ce dernier, on lit en effet qu’Alexandre devait « traiter tous les peuples grecs en amis, et en ennemis tous les peuples barbares » (fr. 658b), en se montrant 82 Bielawski & Plezia, Lettre d’Aristote… (op. cit. n. 9), p. 14-17. 83 Parmi les partisans de l’authenticité de la Lettre : Bielawski & Plezia, Lettre

d’Aristote..., passim ; P. Goukowsky, Essai sur les origines du mythe d’Alexandre, I, Nancy 1978, p. 49-55 ; M. Sordi, « La lettera di Aristotele ad Alessandro e i rapporti tra greci e barbari », Aevum, 58, 1984, p. 3-12 ; L. Prandi, « La lettera di Aristotele ad Alessandro : il problema di Callistene », dans M. Sordi (éd.), Alessandro Magno tra storia e mito, Milan 1984, p. 31-45 ; contra : voir infra, n. 86. 84 Bielawski & Plezia, Lettre d’Aristote..., passim : outre une édition du texte arabe et une traduction française réalisées par J. Bielawski, l’ouvrage comprend un commentaire historique assuré par M. Plezia, et est précédé par une introduction philologique qui rappelle l’histoire du texte arabe ainsi que ses éditions successives depuis le Moyen Âge (p. 6-25) ; cf. précédemment J. Lippert, De epistula pseudaristotelica PERI BASILEIAS commentatio, Halle, 1891 ; H. Nissen, « Die Staatsschriften des Aristoteles », RhM, 47, 1892, p. 177-181 ; B. Keil, Die Solonische Verfassung in Aristoteles’ Verfassungsgeschichte Athens, Berlin, 1892, p. 128-142 ; une édition anglaise qui tient compte des manuscrits découverts à Istanbul a aussi été publiée par S.M. Stern, Aristotle on the World-State, Oxford 1968. 85 La Lettre est un mélange de considérations théoriques sur le pouvoir et de références directes à des situations très concrètes, et constitue un ensemble de conseils sur la meilleure façon pour Alexandre d’exercer son pouvoir depuis ses récentes victoires : cf. L. Prandi, « La lettera di Aristotele… » (op. cit. n. 83), p. 36 et p. 45. Le titre de la Lettre n’est pas rapporté de manière uniforme par les divers manuscrits et parfois, il n’y a pas de titre du tout (comme dans Aya Sofya 4260 et Fatih 5223 : mais dans ces cas, une note indique qu’il s’agit de la réponse à une lettre adressée par Alexandre à son maître Aristote) : le ms. Aya Sofya 2890 indique Risalat Aristutalis ila’l-Iskandar (« Lettre d’Aristote à Alexandre ») ; le Vaticanus Arab. 408 donne le titre Risalat Aristutalis ila’l-Iskandar fi’s-siyasa (« Lettre d’Aristote à Alexandre sur la politique ») ; enfin le ms. Köprülü 1608 indique Risalat Aristutalis ila’lIskandar fi’s-siyasat al-mudun (« Lettre d’Aristote à Alexandre sur la politique envers les cités ») : Bielawski & Plezia, Lettre d’Aristote…, p. 24-25. 86 Cf. M.A. Wes, « Quelques remarques à propos d’une “Lettre d’Aristote à Alexandre” », Mnemosyne, 25, 1972, p. 261-295 ; P. Carlier, « Étude sur la prétendue lettre d’Aristote à Alexandre transmise par plusieurs manuscrits arabes », Ktèma, 5, 1980, p. 277-288.

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« plein de sollicitude pour les uns comme pour des amis et des proches, tandis qu’il ne devait voir dans les autres que des animaux ou des plantes » (fr. 658a), alors que la Lettre arabe ne contiendrait aucune allusion à cette différence de traitement entre Grecs et Barbares : on y lit au contraire que « le régent ne doit pas traiter ses sujets comme des biens ou des troupeaux, mais les considérer comme des familiers et des amis » (Epistula, 4, 8). D’autres ont souligné par contre l’existence d’un certain nombre de points communs dans les idées professées par les deux séries de textes87. Selon M. Sordi, le conseil contenu dans les deux citations livrées respectivement par Ératosthène et par Plutarque correspondrait à deux passages différents de la Lettre arabe :  en indiquant que « le régent ne doit pas traiter ses sujets comme des biens ou des troupeaux, mais les considérer comme des familiers et des amis » (Ep., 4, 8), la Lettre conseille à Alexandre l’attitude qu’il devrait avoir envers l’ensemble des sujets passés sous sa domination, qui ne doivent pas être traités en ennemis ;  le second passage conseille à Alexandre de « déporter obligatoirement la population de la Perse de ses domiciles paternels » (Ep., 9, 1), comme les Perses avaient eux-mêmes fait avec les Grecs et avec d’autres populations par le passé (Ep., 9, 3 et 9, 6), car il protégera ainsi son État « contre l’agitation et la sédition » (Ep., 9, 7) tout en permettant ainsi de « venger les Grecs » (Ep., 9, 8)88. La confrontation de ces passages de la Lettre arabe avec les textes d’Ératosthène et de Plutarque du fragment 658 Rose souligne 87 Bielawski & Plezia, Lettre d’Aristote…, p. 11-14 ; Sordi, « La lettera di Aristotele… », p. 3-12. 88 Pour M. Sordi (« La lettera di Aristotele… », p. 3 et p. 8-10), l’objectif principal de la Lettre aurait été de persuader Alexandre de la nécessité de fonder de nouvelles cités, afin de consolider sa gloire, d’assurer le bien-être des cités et d’éviter les risques de séditions (st£seij) au sein de son empire : elle voulait par conséquent l’identifier avec l’œuvre aristotélicienne connue dans les catalogues antiques sous le titre Alexandre ou sur les colons ('Al{xandroj À Øper ¢pofkwn) (ap. Diog. L., V, 22) ; l’œuvre est aussi rapportée par une scholie de Cicéron (Aristot., fr. 648 Rose, ap. Pseudo-Ammonios, in Catilinam = ms. Ven. 1546, f. 9b) comme un conseil « sur la façon de créer des colonies » (Ópwj del t¦j ¢poikfaj poielsqai) ; elle remarquait que l’idée selon laquelle des fondations coloniales permettent d’éviter les staseis dans les cités est précisément développée par Aristote dans la Politique (II, 11, 1273b). Toutefois, les projets de fondations coloniales n’occupent qu’une partie très marginale des idées développées dans la Lettre, qui ne peut probablement pas se confondre avec le traité Sur les colons : L. Prandi, « La lettera di Aristotele… », p. 36 et n. 18.

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d’incontestables ressemblances qui montrent que ces auteurs s’étaient non seulement appuyés sur le même texte, mais qu’ils avaient bel et bien connu le texte de la Lettre transmis par les manuscrits arabes. Certes, ils l’avaient résumé et interprété librement pour le critiquer, mais ce faisant, ils suivaient également fidèlement certaines citations : Plutarque semble par exemple avoir voulu polémiquer avec Aristote en remarquant qu’en ne suivant pas ses conseils sur les déportations et les exils (fugaf), Alexandre aurait évité les séditions (st£seij). De même, les deux auteurs ont attribué aux seuls Grecs l’attitude qu’Alexandre aurait dû avoir pour l’ensemble de « ses sujets », et ont généralisé hâtivement à l’ensemble des peuples « barbares » l’attitude qu’Aristote recommandait à l’égard des seuls Perses : d’après la Lettre arabe en effet, c’est eux finalement qu’Alexandre devait continuer à traiter « en ennemis » (æj polemfoij), « à la manière d’un despote » (despotikîj). Cette focalisation sur les Perses pourrait s’expliquer par la date à laquelle la Lettre d’Aristote aurait été rédigée, au lendemain des grandes victoires militaires contre l’empire perse (Issos, le Granique, Gaugamèles), lorsque celui-ci s’écroula pour tomber entre les mains du conquérant macédonien89. Il y aurait donc eu, pour Aristote, au moins deux catégories de Barbares : les Perses, ennemis héréditaires des Grecs, qui venaient d’être vaincus par Alexandre et dont il fallait s’assurer la soumission définitive pour éviter tout risque de revanche, et les autres populations non grecques, dont une partie était déjà soumise au souverain macédonien et pouvait être comptée parmi ses sujets (au même titre que les Grecs), mais dont le reste, habitant dans des territoires plus éloignés, était destiné tôt ou tard à passer également un jour sous sa domination. D’après Strabon, les Mémoires d’Ératosthène comptabilisaient les Romains, comme les Carthaginois, parmi les Barbares « fréquentables » à cause de la qualité exceptionnelle de leurs institutions politiques (`Rwmafouj kai Karchdonfouj oÛtw qaumastîj politeuom{nouj). Aristote devait probablement partager ce sentiment à l’égard des Carthaginois, puisqu’il étudia et donna en exemple leur constitution dans la Politique, mais ne pensait probablement pas la même chose des Romains, puisque son traité ne dit pas un mot sur leurs institutions, alors qu’elles susciteront tant l’admiration de Polybe 89 La Lettre d’Aristote aurait été rédigée après la bataille d’Arbèles (ou Gaugamèles), « la célèbre bataille de Babylone et ta victoire sur Darius » (Ep., 1, 2) en 331, et après le congé donné aux contingents grecs au printemps 330 (cf. Ep., 11, 4), mais avant qu’Aristote n’apprenne l’assassinat de Philotas et de Parménion la même année : Plezia, Lettre d’Aristote…, p. 79-80 et p. 136 ; Sordi, « La lettera di Aristotele… », p. 3.

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un siècle et demi plus tard90. À ses yeux, les Romains devaient faire partie de la catégorie des Barbares éloignés dont il fallait espérer qu’ils se soumettraient un jour aux règles de l’hellénisme, et donc à sa domination politique. Précisément, si l’on suit l’interprétation avancée par M. Sordi, un passage de la Lettre arabe fait peut-être allusion aux Romains dans ce sens (ep. 15, 3-4)91 : « J’affirme qu’il n’est pas de grandeur d’esprit (de grand dessein) quand le roi n’est pas bienveillant pour les hommes ; et c’est la bienveillance et la clémence qui rendent le roi célèbre par la noblesse et font parvenir sa gloire au loin. Parmi les témoignages en faveur de ces arguments, il est une lettre qui t’est parvenue des Rudbar (ou Durdaman, ou Darwand) avec un groupe de délégués venus vers toi par mer pour te dire qu’ils se soumettent à toi, en considération de ce qui leur est parvenu sur ta clémence et ta bienveillance pour tous les hommes. »

Le texte de la Lettre évoque une lettre qui serait parvenue à Alexandre et qui lui aurait été portée par des ambassadeurs venus vers lui « par mer » depuis la population de Rudbar, de Durdaman ou de Darwand (selon les manuscrits), ce qui montrerait à quel point sa célébrité et sa gloire sont parvenues « au loin ». Malheureusement, le nom arabe de cette population lointaine n’est pas rapporté de manière claire et unanime par les différents manuscrits92. J. Bielawski proposa de changer la première lettre de la dernière leçon (Darwand) pour lire Karwand, ce « qui est assez proche du grec Kurhnafwn (gén. pl.) » : « la population de Cyrène ». M. Sordi releva cette absurdité, autant pour des raisons philologiques qu’historiques : Alexandre rencontra en effet les ambassadeurs de Cyrène, accompagnés de trois cents cavaliers, sur la route côtière à mi-chemin du Caire et de Cyrène93, si bien que ceux-ci n’avaient donc pas eu à traverser les mers pour venir le rencontrer ; de plus, cette ambassade ne s’est distinguée par rien de particulièrement extraordinaire. M. Sordi proposa par contre de reconnaître Roma derrière Rudbar, et les Dardaniens derrière les mots Durdaman ou Darwand, ce qui ferait allusion à l’origine dardanienne et donc troyenne des Romains94. 90 Aristot., Pol., II, 11 (1272b-1273b). 91 Sordi, « La lettera di Aristotele… », p. 10-12. 92 Rudbar dans les mss. Aya Sofya 2890 (ff. 118r-136v) et Aya Sofya 2884 (ff. 82v-94r) ;

Durdaman dans le ms. Köprülü 1608 (ff. 127v-136r) ; Darwand dans les mss. Aya Sofya 4260 (ff. 81r-93v) et Fatih 5323 (ff. 70r-81v). 93 Diod., XVII, 49, 2-3 ; Curt., IV, 7, 9. 94 De même, l’Alexandra de Lycophron (v. 1257) évoque « le pays des Dardaniens » dont serait issue la truie noire ramenée en Italie par Énée (1255-1258) : œxariqm›saj gon¦j / suÕj kelainÁj, ¹n ¢p/ 'Idafwn lÒfwn / kai Dardanefwn œk tÒpwn nausqlèsetai, / eshrfqmwn

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Étant donné la date à laquelle la Lettre d’Aristote est censée avoir été composée (en 330), l’ambassade romaine à laquelle il serait fait allusion ici ne peut être que celle qui est mentionnée par Memnon d’Héraclée et qui serait parvenue à Alexandre au moment où celui-ci passa en Asie, donc en 334 (en chronologie grecque)95. D’après Memnon, au moment où Alexandre est passé en Asie, il aurait écrit aux Romains en leur demandant « ou bien d’être les maîtres, s’ils étaient de taille à commander, ou bien de se soumettre à plus fort qu’eux », à la suite de quoi « les Romains lui envoyèrent une couronne d’or d’un poids appréciable », faisant ainsi acte d’allégeance96. Ce témoignage trouve une exacte correspondance dans la Lettre d’Aristote, d’après laquelle ces ambassadeurs sont « venus vers toi par mer pour te dire qu’ils se soumettent à toi, en considération de ce qui leur est parvenu sur ta clémence et ta bienveillance pour tous les hommes ». Pour M. Sordi, il s’agirait ainsi du plus ancien témoignage littéraire (datant de 330) sur l’ambassade envoyée par les Romains à Alexandre en 334. Les récits de cette ambassade doivent être rapprochés de celui qui est rapporté par Strabon à propos des plaintes successives d’Alexandre et de Démétrios Poliorcète aux Romains, au

qr{pteiran œn tÒkoij k£prwn (« après qu’il aura compté les rejetons de la truie noire qu’il a transportée sur son bateau depuis les pentes de l’Ida et le pays des Dardaniens, et qui après avoir mis bas deviendra la nourrice d’autant de porcelets »). 95 Memn., FGrHist, 434 F 18 (ap. Phot., Bibl., cod. 224, p. 229 a Bekker) : “Opwj te œpi t¾n 'Asfan 'Alex£ndrJ diabafnonti, kai gr£yanti À krateln, œ¦n ¥rcein dÚnwntai, À tolj krefttosin Øpefkein, st{fanon crusoàn ¢pÕ dkanîn tal£ntwn `Rwmaloi œx{pemyan. (« Il [sc. Memmnon] raconte comment, Alexandre étant passé en Asie et leur ayant écrivit [sc. aux Romains] ou bien d’être les maîtres, s’ils étaient de taille à commander, ou bien de se soumettre à plus fort qu’eux, les Romains lui envoyèrent une couronne d’or d’un poids appréciable. », trad. d’après R. Henry, dans Photius, Bibliothèque (« codices » 223-229), t. IV, CUF, Paris 1965, p. 68). Voir Humm, « Rome face à la menace… » dans Caire & Pittia (éd.), Guerre et diplomatie… (op. cit. n. 3), p. 178-180. 96 L’envoi d’une couronne d’or faisait partie des pratiques diplomatiques du monde grec depuis le Ve siècle, et signifiait que l’on reconnaissait les qualités exceptionnelles d’une cité ou d’un personnage et qu’on lui exprimait ainsi une forme de reconnaissance ; à partir de l’époque d’Alexandre, « la disproportion des forces entre souverains et cités va entraîner une généralisation de l’usage des couronnes d’or », par lequel les cités exprimaient « leur ralliement, qui ressemble fort à une soumission » : M. Coudry, « Les origines républicaines de l’or coronaire », dans M. Coudry & M. Humm (éd.), Praeda. Butin de guerre et société dans la Rome républicaine/Kriegsbeute und Gesellschaft im republikanischen Rom (« Collegium Beatus Rhenanus » 1), Stuttgart 2009, p. 153-185 (en part. p. 154-157). À Rome, cet usage est attesté à partir du IVe siècle, lorsqu’en 343 varr. (= 339 gr.) les Carthaginois envoyèrent une ambassade pour féliciter les Romains de leur victoire contre les Samnites et leur offrirent une couronne d’or qui devait être déposée au Capitole, dans le sanctuaire de Jupiter (Liv., VII, 38, 2).

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sujet des activités de piraterie des marins d’Antium97 : c’est peut-être à la suite de cette première plainte d’Alexandre, et comme gage de leur soumission au roi, que les Romains détruisirent la flotte d’Antium et qu’ils exposèrent les rostres de ses navires au Comitium, sur la tribune aux harangues (en 338, année varonienne, soit 334 en chronologie grecque)98. Il est même possible que ce soient les Romains eux-mêmes qui se soient présentés à Alexandre comme des Dardaniens, à une époque où le mythe troyen commença à être utilisé par eux comme mythe national et comme instrument de propagande, après leur victoire sur la ligue latine et la transformation du sanctuaire latin de Lavinium en sanctuaire troyen de la nouvelle communauté romano-latine99 : leurs ambassadeurs auraient alors délibérément utilisé 97 Strab., V, 3, 5 (C 232) : Kai prÒteron d‹ naàj œk{kthnto kai œkoinènoun tîn lVsthrfwn tolj Turrhnolj, kafper ½dh `Rwmafoij ØpakoÚontej. diÒper kai 'Al{xandroj prÒteron œgkalîn œp{steile, kai Dhm›trioj Ûsteron, toÝj ¢lÒntaj tîn lVstîn ¢nap{mpwn tolj `Rwmafoij, carfzesqai m‹n aÙtolj }fh t¦ sèmata di¦ t¾n prÕj toÝj “Ellhnaj sugg{neian, oÙk ¢xioàn d‹ toÝj aÙtoÝj ¥ndraj strathgeln te ¤ma tÁj 'Italfaj kai lVst›ria œkp{mpein, kai œn m‹n tÍ ¢gor´ DioskoÚrwn derÕn ddrusam{nouj tim©n oÞj p£ntej swtÁraj Ðnom£zousin, eej d‹ t¾n `Ell£da p{mpein t¾n œkefnwn patrfda toÝj lehlat›sontaj. }pausan d/ aÙtoÝj `Rwmaloi tÁj toiaÚthj œpithdeÚsewj. (« Mais autrefois, les habitants d’Antium possédaient des navires et pratiquaient la piraterie aux côtés des Tyrrhéniens, alors même qu’ils étaient déjà les sujets des Romains. Cette situation amena d’abord Alexandre à déléguer une ambassade à Rome pour s’en plaindre, puis plus tard Démétrios à renvoyer aux Romains des pirates qui s’étaient laissé capturer et à leur dire que s’il leur faisait la faveur de les leur restituer au nom de la parenté unissant les Romains aux Grecs, il ne jugeait pas moins inadmissible que les mêmes hommes fussent à la fois les conducteurs de l’Italie et les pourvoyeurs des expéditions de pirates, ou qu’ils adorassent les Dioscures et leur aient élevé un temple sur le Forum en même temps qu’ils envoyaient des pillards désoler les rivages de la Grèce, patrie des ces dieux universellement connus sous le nom de Sauveurs (swtÁraj). Aussi les Romains mirent-ils fin à cette activité. », trad. F. Lasserre, CUF, Paris 1967, p. 8384). Cf. G. Urso, « Roma ‘Città greca’ : nota a Strabone V, 3, 5, 232 », Aevum, 75, 2001, p. 25-35, qui a déjà rapproché le texte de Strabon avec celui de la Lettre d’Aristote transmis par les manuscrits arabes : il estime que le récit de Strabon sur l’ambassade d’Alexandre aux Romains s’appuie sur une source ancienne et authentique qu’il identifie avec Clitarque (que Strabon aurait connue par le biais de Posidonius). 98 Liv., VIII, 14, 12 ; Plin., NH, XXXIV, 20 ; Flor., I, 11, 10 ; cf. Humm, « Rome face à la menace… » dans Caire & Pittia (éd.), Guerre et diplomatie… (op. cit. n. 3), p. 180-181 ; Id., « Exhibition et ‘monumentalisation’ du butin dans la Rome médio-républicaine », dans Coudry & Humm (éd.), Praeda… (op. cit. n. 96), p. 117-152 (en part. p. 120-124). 99 Cf. P. Sommella, « Das Heroon des Aeneas und die Topographie des antiken Lavinium », Gymnasium, 81, 1974, p. 283-297 ; Humbert, Municipium… (op. cit. n. 4), p. 183-184 ; F. Zevi, « Il mito di Enea nella documentazione archeologica : nuove considerazioni », dans L’epos greco in Occidente (Atti del diciannovesimo Convegno di Studi sulla Magna Grecia, Taranto 7-12 ottobre 1979), Tarente 1980, p. 247-290 ; C.F. Giuliani, dans Enea nel Lazio : archeologia e mito. Bimillenario Virgiliano (Roma, 22 settembre-31 dicembre 1981. Campidoglio-Palazzo dei Conservatori) [catalogue de l’exposition], Rome 1981, p. 162-166 ; p. 169-177 ; Dury-Moyaers, Énée et Lavinium… (op. cit. n. 44), p. 129-143 ; p. 232-234 ; Momigliano, « How to reconcile… » (op. cit. n. 55), p. 442-448 ; F. Castagnoli, « La

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le mythe de leurs origines troyennes100, selon une technique propre à la diplomatie grecque101, pour rappeler au roi la parenté qui les unirait à lui, puisqu’il était censé être à la fois « un descendant d’Éaque et de Dardanos »102. Leurs communes origines troyennes auraient d’ailleurs constitué le fondement idéologique de l’entente entre les Romains et Alexandre le Molosse en 332103. C’est précisément à ce mythe que devait faire allusion Démétrios Poliorcète, lorsqu’il évoqua « la parenté (sugg{neia) unissant les Romains aux Grecs », en reprenant par là la formule qui avait dû être utilisée précédemment par l’ambassade d’Alexandre. De fait, le mythe de leurs origines troyennes a permis aux Romains non seulement de se rattacher éventuellement à la généalogie mythique d’Alexandre le Grand, mais leggenda di Enea nel Lazio », StRom, 30, 1982, p. 1-15 (= Id., Topografia antica. Un metodo di studio, II, Italia, Rome 1993, p. 903-915) ; M. Sordi, « Lavinio, Roma e il Palladio », dans M. Sordi (éd.), Politica e religione nel primo scontro tra Roma e l’Oriente (CISA, 8), Milan 1982, p. 65-78 ; Dubourdieu, Les origines… (op. cit. n. 21), p. 332-336 ; Mavrogiannis, Aeneas und Evander… (op. cit. n. 48), p. 64-69. 100 Cf. E. Manni, « Sulle più antiche relazioni fra Roma e il mondo ellenistico », PP, 46, 1956, p. 179-190 ; Sordi, « Alessandro… » (op. cit. n. 3), p. 435-452 ; Ead., Il mito troiano… (op. cit. n. 48), p. 25-26 ; Galinsky, Aeneas… (op. cit. n. 44), p. 156-162 ; Gabba, « Sulla valorizzazione… » (op. cit. n. 36), p. 95. 101 Cf. Bickerman, « Origines… » (op. cit. n. 52), p. 65-81 ; D. Musti, « Sull’idea di sugg{neia in iscrizioni greche », ASNP, 32, 1963, p. 225-239 ; O. Curty, Les parentés légendaires entre cités grecques, Genève 1995 ; C.P. Jones, Kinship Diplomacy in the Ancient World, Cambridge (Mass.) 1999 ; S. Lücke, Syngeneia. Epigraphisch-historische Studien zu einem Phänomen der antiker griechischen Diplomatie, Francfort/Main 2000 ; A. Erskine, Troy between Greece and Rome, Oxford 2003, p. 165-197. 102 Lycophr., Alex., 1439-1445 : Ÿwj ¨n ahqwn eÙn£sV barÝn klÒnon/¢p” Aeakoà te k¢pÕ Dard£nou gegëj / QesprwtÕj ¥mfw kai Calastraloj l{wn / prhnÁ q” Ðmafmwn p£nta kupèsaj dÒmon / ¢nagk£sV pt›xantaj 'Argefwn prÒmouj / s©nai Gal£draj tÕn strathl£thn lÚkon / kai skÁptr” Ñr{xai tÁj p£lai monarcfaj. (« jusqu’au jour où, rougeoyant, un lion apaisera la rude mêlée, un descendant d’Éaque et de Dardanos, lion tout à la fois thesprote et chalastréen. Il renversera face contre terre la maison de son sang et contraindra les princes argiens, tout tremblants, à flatter le chef de guerre, le loup de Galadra, et à lui tendre le sceptre de son antique pouvoir. », trad. A. Hurst, A. Kolde, CUF, Paris 2008, p. 82-83) ; le « lion rougeoyant », « descendant d’Éaque et de Dardanos », ne peut être qu’Alexandre le Grand (et non Pyrrhos, comme cela a parfois été avancé), dont la mère Olympias descendait à la fois de Néoptolème, fils d’Achille et petit-fils d’Éaque, et d’Hélénos, fils de Priam et descendant de Dardanos (cf. Théopompe, FGrHist, 115 F 355, et Pyrandros, FGrHist, 776 F 2 ; voir aussi n. 43) ; les « princes argiens » sont les Perses, descendants mythiques de l’Argien Persée (cf. Hérodote, VII, 61, 3 ; 150, 2) ; cf. G. Amiotti, « Lico di Reggio e l’Alessandra di Licofrone », Athenaeum, 60, 1982, p. 452-460 ; Ead., « Alessandro Magno e il mito troiano in Licofrone e nella tradizione occidentale », dans Sordi (éd.), Alessandro Magno… (op. cit. n. 83), p. 113121. 103 G. Amiotti, « Alessandro Magno… », p. 115-117 ; Zevi, « Alessandro il Molosso… » (op. cit. n. 5), p. 830-832 ; cf. Liv., VIII, 17, 10 ; Justin (abréviateur de Trogue-Pompée), Histoires philippiques, XII, 2 ; Mahé-Simon, « Alexandre le Molosse… » (op. cit. n. 61), passim.

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surtout de montrer leur appartenance légitime au monde politique grec et à l’hellénisme104. Aristote ne semble pas avoir partagé une interprétation aussi bienveillante du mythe des origines troyennes des Romains, sinon on ne comprendrait pas son silence sur le personnage d’Énée et son insistance à faire des Romains des descendants de prisonniers de guerre des Achéens. Il pourrait même avoir identifié les Troyens, comme l’avaient fait Hérodote et Isocrate avant lui, aux Barbares d’Asie, en en faisant le symbole (ou le substitut mythographique) de la puissance ennemie perse105. En tout cas, la « troyannité » des Romains ne devait pas suffire, à ses yeux, pour les rattacher au monde hellénique. L’attitude globalement hostile d’Aristote à l’égard des Romains (des descendants de prisonniers troyens dont les us et coutumes étrangères à l’hellénisme figurent dans les Nomima barbarica) s’explique probablement par la crainte que le philosophe devait éprouver devant la menace que, à ses yeux, la puissance romaine représentait pour les intérêts de l’hellénisme en Italie du Sud, et particulièrement pour les intérêts de la grande cité grecque de Tarente : en effet, les sources utilisées pour son récit de la prise de Rome par les Gaulois ou sa vision des origines troyennes de Rome suggèrent que son hostilité à l’égard des Romains s’était nourrie de schémas de pensée d’origine magno-grecque, voire tarentine. En 326 (année varronienne), les Romains ont conclu un traité avec Naples tout en déployant leur stratégie militaire en direction de la Lucanie et de l’Apulie, deux régions qui appartenaient à la zone d’influence directe de Tarente ; au même moment (en 323, suivant la chronologie grecque), Alexandre, qui était revenu d’Inde et venait de vaincre tous les ennemis de l’hellénisme en Orient, commençait à préparer une grande offensive militaire en direction de Carthage, et probablement aussi de l’Italie, pour soumettre à leur tour les ennemis de l’hellénisme en Occident (en adoptant d’ailleurs le discours idéologique de Syracuse pour la défense de l’hellénisme en Occident)106. 104 Gabba, « Sulla valorizzazione… » (op. cit. n. 36), passim ; Momigliano, « How to reconcile… » (op. cit. n. 55), p. 452-459 ; Mavrogiannis, Aeneas und Evander… (op. cit. n. 48), p. 69-83. 105 Hérodote, L’enquête, I, 1-5 ; VII, 43 ; Isocrate, Panégyrique, 158-160 ; cf. D. Lenfant, « L’amalgame entre les Perses et les Troyens chez les Grecs de l’époque classique : usages politiques et discours historiques » dans J.M. Candau Moron, F.J. Gonzalez Ponce & G. Cruz Andreotti (éd.), Historia y mito. El pasado legendario como fuente de autoridad, Málaga 2004, p. 77-96. 106 Humm, « Rome face à la menace… » dans Caire & Pittia (éd.), Guerre et diplomatie… (op. cit. supra n. 3), p. 184-188 ; cf. M. Sordi, « Alessandro Magno e l’eredità di Siracusa », Aevum, 57, 1983, p. 14-23.

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Dans cette perspective, la classification d’une population non-hellène au sein de l’hellénisme ou de la barbarie ne dépendait pas tant de facteurs culturels objectifs (comme la langue, les coutumes et les autres pratiques sociales) que de facteurs politiques et idéologiques liés au contexte diplomatique et militaire du moment. Or pour Aristote, les nouveaux Barbares n’étaient plus les Perses, désormais vaincus et soumis, mais les Romains, et accessoirement peut-être leurs alliés puniques : la « généralisation hâtive » effectuée par Ératosthène et par Plutarque correspondrait finalement au dernier état de la pensée d’Aristote, en étendant à tous les Barbares encore insoumis, parmi lesquels se trouvaient les Romains, ce que le philosophe avait initialement pensé des seuls Perses. Une telle « généralisation » ne pourrait se situer qu’au moment où Alexandre, arrivé à Babylone, reçut en cosmocrator les ambassades venues du monde entier pour lui faire acte d’obéissance ou d’allégeance107. C’est donc dans le contexte des fameuses ambassades « occidentales » auprès d’Alexandre à Babylone en 323, auxquelles Clitarque, Aristos de Salamine et Asclépiade associent également des envoyés romains, qu’il faudrait comprendre l’attitude d’Aristote à l’égard des Romains, peut-être en une sorte d’ultime recommandation à son royal disciple.

107 Clitarque, FGrHist, 137 F 31 (ap. Plin., NH, III, 57) ; Aristos de Salamine, FGrHist, 143 F 2 = Asclépiade, FGrHist, 144 F 1 (ap. Arr., Anab., VII, 15, 5-6) ; Arrien, Anabase, VII, 15, 4-5 ; Diod., XVII, 113, 1-2 ; Justin. (Trog. Pomp.), XII, 13, 1 ; Orose, Histoires (contre les Païens), III, 20 ; cf. Sordi, « Alessandro… » (op. cit. n. 3), p. 447-449 ; F. Schachermeyr, Alexander in Babylon und die Reichsordnung nach seinem Tode, Vienne 1970, p. 211-224 ; A.B. Bosworth, From Arrian to Alexander. Studies in Historical Interpretation, Oxford 1988, p. 84-91 ; S. Alessandrì, « Le ambascerie ad Alessandro del 323 a.C. : il problema storiografico », dans S. Alessandri (éd.), `Istorfh. Studi offerti dagli allievi a G. Nenci in onore del suo 70o compleanno, Lecce 1994, p. 21-36 ; Humm, « Rome face à la menace… » dans Caire & Pittia (éd.), Guerre et diplomatie… (op. cit. supra n. 3), passim.

Denys d’Halicarnasse, Andronicos et l’édition de la Rhétorique Jean-Luc Vix

Dans sa Première lettre à Ammée, Denys d’Halicarnasse cite plusieurs passages de la Rhétorique d’Aristote pour prouver que les discours de Démosthène ne devaient rien à l’œuvre du Stagirite, puisqu’ils étaient antérieurs à celle-ci. Cette lettre a depuis longtemps attiré l’attention des savants, mais n’a pas fait l’objet d’études sur la relation entretenue par Denys avec le texte de la Rhétorique1. Il n’est donc pas question, dans cet article, de chercher à discuter et valider ou non les datations proposées par Denys, que ce soit celles des biographies de Démosthène (ch. 4) ou d’Aristote (ch. 5), ou celles de leurs œuvres respectives, encore moins d’entrer dans le débat sur l’antériorité ou non des discours démosthéniens par rapport à la Rhétorique. L’objectif de l’enquête proposée est de tenter de déterminer dans quel exemplaire du traité aristotélicien Denys a puisé ses citations. On a souvent relevé que Denys avait une bonne connaissance de la pensée péripatéticienne, peut-être même, selon certains, à la suite d’un enseignement dans sa patrie. Par rapport à la Rhétorique, on peut repérer plusieurs endroits de son œuvre dans lesquels il est fait allusion au traité aristotélicien, mais le plus souvent sans référence précise. Une exception notable se trouve dans La composition stylistique, 25, 14-15, passage dans lequel Denys évoque explicitement le 1 Il faut mettre à part l’étude de H. Sauppe, Dionysios und Aristoteles, Göttingen 1863, dans laquelle il cherche à démontrer, grâce à la comparaison des citations faites par Denys avec le texte du plus ancien, et plus fiable, manuscrit de la Rhétorique, le Par. 1741, que le texte aristotélicien était déjà corrompu à l’époque de Denys, avant la succession des copies qui nous permet de le lire actuellement. L’étude a été reprise dans « Bedeutung der Anfürhungen aus Aristoteles Rhetorik bei Dionysios von Halikarnass für die Kritik des Aristoteles », dans Ausgewählte Schriften, Berlin 1896, p. 336-356. Pour ses analyses et interprétations H. Sauppe a parfois consulté des manuscrits qui ne figurent pas parmi les prototypes utilisés par nos éditions modernes, ce qui a pour conséquence que ses transcriptions des extraits dionysiens ne correspondent pas toujours à ce qu’on trouve dans les éditions modernes.

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troisième livre de la Rhétorique, (œn tÍ trftV BfblJ tîn —htorikîn tecnîn) à propos du style de l’éloquence publique et de l’harmonie du rythme ; mais, différence fondamentale avec la Première lettre à Ammée, il ne cite pas le passage. La Première lettre à Ammée est donc le seul ouvrage en notre possession dans lequel Denys d’Halicarnasse cite plusieurs passages, parfois assez longs, des trois livres de la Rhétorique, prouvant ainsi qu’il possédait certainement un exemplaire de l’œuvre et qu’il la connaissait de première main2. Mais il convient tout d’abord de rappeler l’objet de la Lettre et la thèse que cherche à défendre Denys. La méthode mise en œuvre dans la Première lettre à Ammée La datation des œuvres de Denys est assez mal établie ; on a proposé de situer la Première lettre à Ammée, peu de temps après l’installation de Denys à Rome (30 av. J.-C.), vers 25 av. J.-C., bien qu’il n’y ait pas unanimité sur la question3. Au début de sa lettre (ch. 1), Denys fait allusion à des rumeurs circulant alors à Rome (¢koÚsmata x{na kai par£doxa) prétendant que Démosthène aurait appris chez Aristote la « technique rhétorique » et lui devrait ses succès oratoires. Denys, d’après ce qu’on comprend, n’aurait pas pris ce bruit en compte, s’il ne s’était avéré venir d’un personnage important – il faut entendre un philosophe péripatéticien en vue –, prêt à « coucher sa thèse par écrit »4 (tÕn œgnwkÒta kai gr£ȥai ge pareskeȣasm{non) et à livrer son ouvrage au public (1, 2). Denys décide donc de relever le défi et de combattre l’opinion de ce 2 H. Sauppe, « Bedeutung der Anfürhungen aus Aristoteles Rhetorik… », p. 337, souligne à juste titre que les citations de Denys sont les premières en notre possession, depuis la rédaction du traité aristotélicien. 3 Cf. G. Aujac, Denys d’Halicarnasse, Opuscules rhétoriques, T. I, Les orateurs antiques, CUF, Paris 1978, p. 24 : c’est à peu près vers 25 av. J.-C. « que Denys aurait rédigé la première Lettre à Ammée, elle aussi fortement teintée d’Isocratisme », et n. 1 : « Denys aurait donc consacré ses deux premiers ouvrages à des attaques contre les deux tendances, épicurienne et péripatéticienne, qui à Rome faisaient pièce à l’Isocratisme et au Stoïcisme, l’une par opposition des systèmes philosophiques, l’autre plutôt par rivalité d’écoles. La publication récente, à Rome, des œuvres d’Aristote et de Théophraste (les célèbres éditions d’Atticus) avait certainement contribué à donner un regain d’influence à la doctrine péripatéticienne ». C. Wooten, « The Peripatetic Tradition in the Literary essays of Dionysius of Halicarnassus », dans W.W. Fortenbaugh et D.C. Mirhady (eds.), Peripatetic Rhetoric after Aristotle, New Brunswick-N Y-Londres 1994, p. 121-130, p. 127 suppose, après S.F. Bonner, The literary Treatises of Dionysius of Halicarnassus, Cambridge 1939, que la lettre a été rédigée après les trois traités sur Lysias, Isocrate et Isée. L’article de C. Wooten m’a été signalé par E. Salm que je tiens à remercier tout particulièrement. 4 Les traductions de Denys sont celles de G. Aujac dans la Collection des Universités de France (CUF).

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personnage en vue, objet de la lettre à son ami Ammée, dont on ne sait rien par ailleurs. On a avancé plusieurs hypothèses sur l’identité de ce philosophe péripatéticien qui aurait été à l’origine de cette rumeur, qui a alerté Ammée, puis Denys. La conjecture de C. Wooten5, que ce personnage pourrait être Andronicos, n’est pas inintéressante, dans la mesure où il est vraisemblable qu’à la même époque ce dernier travaillait, sans doute à Rome, sur les manuscrits d’Aristote, pour son édition, ou, selon les estimations de certains savants, en avait déjà achevé la publication. Denys, très bien introduit dans les milieux intellectuels romains, le connaissait sans doute, en tout cas, connaissait la teneur de ses travaux. L’hypothèse voudrait qu’Andronicos, à cette époque, s’apprêtait à publier les premiers volumes de son édition, et avait le projet d’intégrer dans sa préface sa théorie sur la dette de Démosthène à l’égard d’Aristote6. Quoi qu’il en soit, dès le ch. 3, 1, Denys, empruntant un vers célèbre de Stésichore, tiré d’Hélène, affirme, avant même d’examiner l’affaire : « Pas une once de vérité dans cette thèse, mon cher Ammée ; ce n’est pas à partir des traités d’Aristote, dont la publication est bien postérieure, qu’ont été composés les discours de Démosthène … » OÙk }st' }tȣmoj lÒgoj oátoj, ð ffle 'Ammale, oÙd' œk tîn 'Aristot{loȣj tecnîn tîn Ûsteron œxenecqeisîn od Dhmosq{noȣj lÒgoi sȣnet£cqhsan.

Malgré les proclamations de vérité (ch. 1 : « quête approfondie de la vérité », œxet£sai t¾n ¢l›qeian), nous avons donc affaire à un texte à thèse. Même si l’affichage de sa conviction dès le départ peut laisser des doutes sur l’intégrité de sa démarche, celle-ci n’en reste pas moins « scientifique » et, apparemment exemplaire : il donne d’abord des éléments de biographie (Démosthène ch. 4, Aristote ch. 5), puis propose une étude du texte de la Rhétorique, pour y déceler des indices chronologiques rendant impossibles une imprégnation de Démosthène par ces écrits. Le procédé de Denys, repérer des événements historiques ou des noms pour dater une œuvre, est exactement celui que l’on utilise volontiers à notre époque pour proposer des datations. 5 C. Wooten, « The Peripatetic Tradition in the Literary essays of Dionysius of Halicarnassus », p. 121 sq. 6 On ne connaît pas la teneur exacte de l’ouvrage écrit par Andronicos pour accompagner son édition, mais on lira avec profit à ce sujet les quelques pages qu’y consacre I. Düring, Aristotle in the Ancient Biographical Tradition, Göteborg 1957, p. 421-423, qui suppose qu’il s’agissait d’un ouvrage à tendance propagandiste, dont on ne sait pas grand chose, mis à part quelques rares mentions chez les auteurs anciens.

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L’argumentation mise en œuvre par Denys Deux types d’argumentation vont être mis en œuvre pour la démonstration, comme il l’annonce lui-même à la fin de la biographie de Démosthène qui occupe le chapitre 4 : « Jusqu’ici j’ai parlé de douze plaidoyers publics7, comprenant sept harangues et cinq plaidoyers judiciaires ; ils sont tous antérieurs aux traités d’Aristote, comme je le montrerai en me fondant aussi bien sur les renseignements historiques concernant cet auteur que sur ce qu’il a écrit », M{cri toàd' eØriskom{nwn dèdeka lÒgwn, ïn ehrhka, dhmosfwn, œn onj eesi dhmhgorikoi m‹n Œpt£, dikanikoi d‹ p{nte, ¤pantej prÒteroi tîn 'Aristot{loȣj tecnîn, æj }k te tîn dstoroȣm{nwn peri toà ¢ndrÕj ¢podefxw kai œk tîn Øp' aÙtoà graf{ntwn.

Il annonce donc que ses preuves vont être de deux sortes : historiques, à savoir la courte biographie d’Aristote qui occupe le ch. V, et « ce qu’il a écrit » (œk tîn Øp' aÙtoà graf{ntwn), c’est-à-dire des preuves internes au texte de la Rhétorique. En réalité, derrière cette mise en perspective d’apparence très simple, se cache une démonstration plus complexe, puisque les preuves internes au texte seront elles-mêmes doubles : Denys va d’abord étudier, pour les douze discours démosthéniens pris en compte au début de son enquête, ce qu’Aristote dit de lui-même dans la Rhétorique (6, 1 : § d‹ aÙtÕj Ð filÒsofoj Øp‹r Œaȣtoà gr£fei), pour prouver, que chronologiquement, ces discours démosthéniens sont postérieurs à la rédaction du traité du philosophe, puis il aborde la seconde étape, avec des preuves plus spécifiquement historiques, à partir du chapitre 10, 2, mais en considérant un autre groupe de discours, ceux prononcés après la guerre d’Olynthe (349/348), « le reste des discours les plus célèbres de Démosthène, que ce soient les harangues ou les plaidoyers judiciaires ». Il y a donc, dans sa démonstration, une division chronologique de l’œuvre de l’orateur, qui se superpose à une démarche argumentative elle-même double Les preuves internes au texte de la Rhétorique Le procédé mis en œuvre par Denys est d’une grande simplicité : montrer que dans ce qu’il appelle toujours au pluriel Les Traités 7 Voici les œuvres mentionnées par Denys au long de ce chapitre : Contre Androtion (XXII), Sur les Immunités (ou Sur la loi de Leptine, XX), Sur les Symmories (XIV), Contre Timocratès (XXIV), Pour les Mégalopolitains (XVI), Première Philippique (IV), Contre Aristocratès (XXIII), Sur les Rhodiens (XV), Les trois Olynthiennes (I-II-III), Contre Midias.

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Rhétoriques, et non La Rhétorique, Aristote mentionne d’autres de ses œuvres, qui sont donc obligatoirement antérieures : « les indications qu’il donne dans le premier livre de cet ouvrage [La Rhétorique] – qu’au moment où il composait les Traités Rhétoriques, loin d’être un adolescent, il avait atteint sa pleine maturité, et déjà publié les Topiques, les Analytiques et les Méthodiques – valent bien plus que des témoignages », ¤ t{qhken œn tÍ prètV bÚblJ taÚthj tÁj pragmatefaj, æj oÙ meir£kion Ãn, Óte t¦j —htorik¦j sȣnet£tteto t{cnaj, ¢ll' œn tÍ kratfstV gegonëj ¢kmÍ kai proekdedwkëj ½dh t¦j te topik¦j sȣnt£xeij kai t¦j ¢nalȣtik¦j kai t¦j meqodik¦j, tekm›ri' œstin escȣrÒtata... (6, 1).

Les citations de la Rhétorique8 Le premier passage du traité aristotélicien pris à témoin (6, 2) est Rhétorique I, 1 1355 a21-299 : Aristote y explique quels sont l’intérêt et l’utilité de la rhétorique. À la fin de l’extrait mentionné par Denys, le philosophe évoque les Topiques. Il est à noter, et cela sera vrai pour l’ensemble des passages cités, que Denys ne se contente jamais de reprendre la seule partie qui l’intéresse, ici par exemple 1355 a24-29, mais qu’il choisit systématiquement des extraits qui font sens et qui sont donc assez conséquents. Le second passage (7, 1) est tiré de Rhétorique I, 2, 1356 a35-1356 b2110, c’est-à-dire peu éloigné du premier, mais plus long. Il apparaît qu’à cet endroit, Aristote cite les Analytiques (56 b10), les Topiques (56 b13) et les Méthodiques (56 b20). Mais on trouve chez Denys une leçon qui n’appartient qu’à lui, dans laquelle il lit Analytiques (56 8 Les citations sont reproduites in extenso dans la seconde partie de l’article. 9 L. 1355a 21-29 (livre I, 1) cité ch. 6, 2 : didaskalfa g£r œstin Ð kat¦ t¾n œpist›mhn

lÒgoj, toàto d‹ ¢dÚnaton ¢ll' ¢n£gkh di¦ tîn koinîn poielsqai t¦j pfsteij kai toÝj lÒgouj,

ésper kai œn tolj topikolj l{gomen peri tÁj prÕj toÝj polloÝj œnteÚxewj. (= 1355a 26-28) :

« le discours selon la science appartient à l’enseignement, et il est impossible de l’employer ici, où les preuves et les discours doivent nécessairement en passer par les notions communes, comme nous le disions dans les Topiques au sujet de la discussion avec le vulgaire ». 10 1356a 35-1356b 21 (Livre I, 2) cité ch. 7, 1 : tîn d‹ di¦ toà fafnesqai defknusqai, kaq£per kai œn tolj ¢nalutikolj tÕ m‹n œpagwg› œsti, tÕ d‹ sullogismÒj, (= 1356a 35-1356b 2) : « Quant aux preuves qui procèdent par la démonstration réelle ou la démonstration apparente, ce sont ici, comme dans les Analytiques, l’induction, le syllogisme » ; […] dÁlon d' ¹mln toàto œk tîn ¢nalutikîn, (1356b 9-10) « évidence qui résulte de nos Analytiques ». - 1356b 13 : fanerÕn œk tîn topikîn…, « il ressort clairement des Topiques … » - 1356b 19-20 : fanerÕn d‹ kai Óti Œk£teron }cei ¢gaqÕn tÕ endoj tÁj —htorefajǜ kaq£per g¦r kai œn tolj meqodikolj ehrhtai, kai œn toÚtoij Ðmofwj }cei. « Il est manifeste aussi que les discours d’école de l’un et l’autre genre ont chacun leur avantage ; ce qui a été dit dans les Méthodiques s’applique également ici ».

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a36) alors que les manuscrits offrent la version, plus vraisemblable, de « dialectique ». Nous reviendrons sur cet aspect important. Au début du chapitre 811 Denys évoque, pour l’éliminer d’un trait de plume, une faille que des contradicteurs mal intentionnés auraient pu lui opposer : certes, les Analytiques, les Méthodiques, les Topiques pouvaient être antérieurs à la Rhétorique, mais peut-être qu’Aristote avait écrit tous ces ouvrages « quand il était encore à l’école de Platon ». On comprend que dans la problématique qui est celle de Denys, si tel avait été le cas, prouver que les Analytiques, les Méthodiques, les Topiques sont antérieurs à la Rhétorique ne vaudrait pas preuve pour l’antériorité des 12 discours démosthéniens. Cette remarque montre que, du temps de Denys, courait déjà l’hypothèse d’une rédaction de certaines œuvres aristotéliciennes à l’époque de l’Académie. Mais Denys a, en partie, déminé cet argument dans le chapitre précédent (7, 2) en précisant que Démosthène « est entré à 24 ans dans la vie politique, commençant à prononcer des harangues et à rédiger des plaidoyers judiciaires », alors qu’Aristote « en était encore, à ce moment-là, à fréquenter Platon, et vécut jusqu’à l’âge de 37 ans sans tenir école ni se faire une doctrine à lui. » Denys ne se contente cependant pas de cette affirmation et il va tenter de contrer l’objection potentielle, en citant cette fois un passage du livre III, 1411 a1-1411 a9 (œn tÍ trftV bfblJ)12, citation qui va le conduire tout naturellement à un second type d’arguments. Dans ce passage du livre III, Aristote évoque la guerre d’Olynthe que Denys, en s’appuyant sur le témoignage de l’historien Philochoros, cherche à dater avec précision. La conclusion qui s’impose à la suite de cette première enquête (ch. 10, 1), c’est qu’Aristote a obligatoirement écrit La Rhétorique après la guerre d’Olynthe ; or, les 12 discours de Démosthène évoqués au chapitre 4, sont antérieurs à cet événement 11 8, 2 : Ee d{ tij oÛtwj }stai dÚserij éste kai prÕj taàta ¢ntil{gein, Óti m‹n Ûsteron œgr£fhsan ad —htorikai t{cnai tîn ¢nalutikîn te kai meqodikîn kai topikîn, Ðmologîn ¢lhq‹j ennai, oÙd‹n d‹ kwlÚein l{gwn ¡p£saj taÚtaj kateskeuak{nai tÕn filÒsofon t¦j pragmatefaj }ti paideuÒmenon par¦ Pl£twni., « Il se peut pourtant que l’un ou l’autre soit assez chicanier pour contester cela et, tout en admettant l’antériorité par rapport aux Traités Rhétoriques des Analytiques, des Méthodiques et des Topiques, prétendre que rien n’empêchait le philosophe d’avoir composé tous ces ouvrages quand il était encore à l’école de Platon ». 12 1411 a1 -1411 a9 (œn tÍ trftV bfblJ), cité au ch. VIII, 1 : kai KhfisÒdotoj spoud£ȗontoj C£rhtoj eÙqÚnaj doànai tîn peri tÕn "OlunqiakÕn pÒlemon ºgan£ktei f£skwn aÙtÕn eej pnlgma tÕn dÁmon ¢gagÒnta t¦j eÙqÚnaj peir©sqai didÒnai." (= 1411 a6-9), « Et Céphisodotos, indigné de voir Charès montrer trop d’empressement à rendre ses comptes relativement à la guerre d’Olynthe, disait que c’était étrangler le peuple avec un garrot que de vouloir rendre des comptes dans de telles conditions ».

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daté des années 349/348 ; ils ont, par conséquent, aussi précédé la publication des traités rhétoriques d’Aristote. Le second moyen de preuves mis en œuvre par Denys va, par conséquent, concerner un autre groupe de discours démosthéniens, les « plus célèbres » prévient-il (10, 2)13. Dans cette deuxième partie de sa démonstration, Denys va s’appuyer exclusivement sur des indices d’ordre historique en prenant à témoin deux passages du deuxième livre de la Rhétorique. Il cite d’abord, au ch. 11, 2, Rhétorique 1397 b34-1398 a3 (= ch. 23)14 (définition des lieux d’où se tirent les enthymèmes), puis, au ch. 12, 2, 1401 b29-1401 b34 (Livre II, 24, 7)15 (lieux des enthymèmes, celui qu’on tire de la cause). Dans le premier extrait Aristote évoque l’épisode qui vit Philippe, après la prise d’Elatée en nov. 339, demander aux Thébains de laisser l’armée macédonienne traverser leur territoire pour envahir l’Attique, ce qu’ils refuseront sur l’instigation de Démosthène. Prenant à témoin l’historien Philochoros, Denys établit la période à laquelle se situait cet événement pour conclure (11, 10) : « il est assurément démontré par des preuves indubitables que tous les plaidoyers de Démosthène prononcés soit dans les assemblées soit devant les tribunaux avant l’archontat de Lysimachidès [époque où les 13 Il détaille les discours concernés tout au long du ch. 10, en prenant soin à chaque fois de les replacer chronologiquement. Ce sont les 8 discours suivants qui s’échelonnent entre 346 et 229 : Sur la paix (discours V prononcé en automne 346), Seconde Philippique (discours VI, prononcée en 344/343), Sur l’Halonèse (discours VII prononcé en 343/342), Sur les forfaitures de l’ambassade (discours XIX, prononcé au cours du procès que Démosthène avait intenté contre Eschine à l’été 343), harangue Sur les affaires de la Chersonèse (discours VIII, prononcée vers mars 341), Troisième Philippique (discours IX, mai 341), Quatrième Philippique (discours X, aujourd’hui contestée dans son authenticité, peut-être plusieurs morceaux rédigés par Démosthène et réunis plus tard), Réplique à la lettre de Philippe (discours XI). 14 1397 b34-1398 a3 (livre II, ch. 23), cité au ch. 11, 2 : kai p£lin prÕj tÕ di¦ Qhbafwn dii{nai Fflippon eej t¾n 'Attik›n, Óti ee prin bohqÁsai eej Fwkelj ºxfou, Øp{sconto ¥nǜ ¥topon oân ee, diÒti proelto kai œpfsteusen, m¾ di›sousin. (=1397 b38-1398 a3), « Et encore, pour décider les Thébains à livrer à Philippe le passage en Attique : s’il leur avait fait cette demande avant de leur prêter assistance contre les Phocidiens, ils eussent promis ; il y aurait donc contradiction à refuser le passage parce qu’alors il a négligé de prendre des garanties et eu confiance en eux ». 15 1401 b29-1401 b34 (livre II, 24), cité au ch. 12, 2 : ¥lloj par¦ tÕ ¢naftion æj ahtion, oƒon tù ¤ma À met¦ toàto gegon{nai. tÕ g¦r met¦ toàto æj di¦ toàto lamb£nousi, kai m£lista œn talj politefaijǜ æj Ð Dhm£dhj t¾n Dhmosq{nouj politefan p£ntwn tîn kakîn aetfanǜ met œkelno g¦r , « Un autre [enthymème] consiste à donner comme cause ce qui n’en est pas une ; par exemple, parce qu’une chose s’est produite en même temps q’une autre ou l’a suivie ; on prend "après cela" pour "à cause de cela", confusion que font surtout les hommes politiques ; c’est ainsi par exemple que Démade imputait tous les revers à la politique de Démosthène ; car ».

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envoyés Athéniens et Macédoniens sont à Thèbes] sont antérieurs aussi aux traités d’Aristote », ¢namfilÒgoij d›poȣqen ¢pod{deiktai tekmhrfoij, Óti p£ntej od Dhmosq{noȣj ¢gînej od prÕ tÁj Lȣsimacfdoȣ ¢rcÁj œn œkklhsfaij te kai dikasthrfoij genÒmenoi prÒteron tîn 'Aristot{loȣj tecnîn.

Le second passage (12, 2), quant à lui, cherche à démontrer « qu’Aristote a composé les Traités rhétoriques après la guerre qui opposa les Athéniens à Philippe », c’est-à-dire après 340/339, guerre brève qui se termina par la bataille de Chéronée en 338, ajoutant qu’à « ce moment, Démosthène était depuis longtemps au zénith de sa carrière politique et [qu’] il avait déjà prononcé toutes les harangues et tous les plaidoyers judiciaires dont je viens de dresser la liste (12, 1) ». La conclusion est donc logiquement amenée : puisque tous les discours publics qui valent à Démosthène « éloge et admiration » sont antérieurs à la guerre, il est impossible que le traité d’Aristote ait pu les inspirer d’une manière quelconque. Le cas du Sur la couronne Denys, dans un souci d’exhaustivité, ne veut pas laisser le cas du discours Sur la Couronne, discours démosthénien tenu après la guerre et daté de 330, sans examen (12, 3). Pour contrer l’objection de ceux qu’il disqualifie d’emblée par l’expression « ceux qui chicanent à propos de tout » (tîn prÕj ¤panta filoneikoÚntwn), il se reporte un dernière fois au texte d’Aristote, alors, dit-il, qu’il y aurait beaucoup d’autres arguments à opposer, ce qu’il ne veut pas faire pour ne pas allonger la lettre, citant un nouveau passage du livre II, 23, 3, 1397 a231397 b10 (lieux des enthymèmes = évocation des relations réciproques). À la fin de l’extrait relativement long16, Aristote évoque le procès de Démosthène (¹ peri Dhmosq{noȣj dfkh), expression dont il est loin d’être assuré qu’elle concerne l’orateur ou, en tout cas, son différend avec Eschine comme veut le comprendre Denys17. Pour lui l’affaire est entendue, – ou du moins il feint d’en être convaincu –, puisqu’il 16 1397 a23-1397 b10 (Livre II, ch. 23), cité au ch. 12, 5 : œnfote g¦r diafwnel tÕ toioàton, ésper œn tù 'Alkmafwni tù Qeod{ktou... kai oƒon ¹ peri Dhmosq{nouj dfkh kai tîn ¢poktein£ntwn Nik£nora. (= 1397b 1-10), « car, dans certains cas, il n’y a pas concordance, comme dans l’Alcméon de Théodectès ou encore dans le procès concernant Démosthène et les meurtriers de Nicanor ». 17 Pour S. F. Bonner, The literary Treatises of Dionysius of Halicarnassus, Cambridge 1939, p. 60 il est impossible qu’il s’agisse ici de l’affaire ayant opposé Démosthène à Eschine. La plupart des commentateurs modernes sont sceptiques sur le fait qu’il s’agisse ici de l’orateur. Nicanor est par ailleurs inconnu. Cf. M. Dufour, Aristote, Rhétorique T. II, CUF, Paris 1938, 1397b, n. 4.

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transforme l’expression ¹ peri Dhmosq{noȣj dfkh d’Aristote en ¹ Dhmosq{noȣj dfkh 12, 6. Conclusions Quelques réflexions sur la méthode dionysienne s’imposent : Denys progresse de façon apparemment très méthodique en circonscrivant des époques, des plus éloignées à la plus récente, celle du discours Sur la Couronne. Cette façon de procéder donne l’image d’une investigation minutieuse qui pourtant peut paraître incomplète. En effet, tout en faisant croire à l’exhaustivité, il mène, en réalité, une enquête légèrement biaisée par divers procédés (accusation, silences, mépris, évocation de nombreuses autres preuves qu’il laisse volontairement de côté, etc.). Concernant les deux premières citations aristotéliciennes quelques remarques supplémentaires s’imposent. On peut s’étonner que Denys n’ait puisé que dans le premier livre, et de surcroît au début du premier livre. Pourtant, dans ce même premier livre, il existe deux autres passages dans lesquels Aristote évoque les Analytiques 1357 a29 et 1357 b24. En outre, plusieurs références existent dans les deux autres livres, essentiellement le deuxième : II, 1403 a4 pour les Analytiques ; pour les Topiques on trouve II, 1396 b3, II, 1398 a29, (ch. 23), II, 1399 a7 (ch. 23), II, 1402 a 35, II, 1403 a29, III 1419 a24. Denys aurait eu matière à développer son argumentation en lui donnant davantage de poids. Pourquoi a-t-il choisi de se contenter de ces deux passages ? Deux réponses viennent à l’esprit : soit il ne connaissait pas les autres passages, ce qui signifierait qu’il n’a pas relu La Rhétorique en vu de sa missive, et qu’il s’est contenté de passages dont il se souvenait, soit il considérait que ce premier type d’argument n’était pas assez fiable, et qu’il ne convenait pas de s’y attarder. Aucune de ces deux hypothèses ne s’impose d’évidence. En effet, pour la première réponse militerait le fait qu’à aucun moment Denys ne précise qu’il existe bien d’autres passages similaires, mais qu’il ne souhaite pas s’y attarder. Pour la seconde solution, on se rend compte à la suite de la lecture de la lettre, qu’effectivement lui-même n’avait peut-être pas grande foi dans son argumentation. D’ailleurs est-il vraisemblable que Denys, professeur de rhétorique, n’ait pas eu à l’esprit d’autres passages ? La non-exhaustivité du recensement aristotélicien, et la gêne que l’on ressent chez Denys, manifeste sans doute qu’il a largement et précisément réfléchi à cette question et qu’il en était arrivé à la conclusion que l’argument n’avait que peu de poids. Au 1er siècle avant notre ère, l’hypothèse d’une écriture de certains traités

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aristotéliciens à l’époque de l’Académie avait déjà cours, et il importait pour Denys de réfuter cette thèse incompatible avec sa démonstration (8, 2). On retrouve régulièrement cette conjecture dans des études modernes, mais dans la perspective d’une écriture éclatée de la Rhétorique, ce qui ne semble pas avoir été le cas à l’époque de Denys qui, en fin de compte, suppose non seulement une écriture d’un seul tenant, mais de surcroît à une date tardive, en tout cas après 338. Or, d’après certaines études modernes18, le fait qu’Aristote cite d’autres de ses œuvres dans la Rhétorique ne signifie pas qu’elles étaient antérieurement entièrement terminées, elles pouvaient être à l’état d’ébauche, et cela signifie encore moins que la Rhétorique ait été rédigée d’un bloc. Cette objection n’apparaît nulle part dans le corps de la lettre dionysienne : soit ce silence correspond à une stratégie de la part de Denys, soit cette idée n’avait pas émergé au 1er siècle avant J.-C. Plus globalement les traités aristotéliciens sont apparemment perçus comme ayant été écrits d’un seul tenant. Le texte de la Rhétorique utilisé par Denys d’Halicarnasse Denys est le premier auteur du premier siècle av. J.-C. à proposer des citations littérales de la Rhétorique. Cicéron, au cours du premier siècle n’avait sans doute pas procédé à une lecture intégrale de la Rhétorique, on a supposé qu’il travaillait sur des résumés19, même si les œuvres d’Aristote étaient disponibles à Rome, dans certaines bibliothèques privées20. Denys avait sans aucun doute à sa disposition un exemplaire du traité du Stagirite, puisqu’il annonce systématiquement les citations, étendues, de la Rhétorique par des expressions telles que taàta kat¦ l{xin gr£fei, « il écrit textuellement » (6, 2 ; 12, 5), kat¦ l{xin oÛtw gr£fwn (8, 1), q›sw d‹ aÙt¾n t¾n filosÒfoȣ l{xin, « je proposerai une fois de plus le texte même du philosophe » (11, 2), par{xomai d‹ t¾n œkefnoȣ l{xin, « je citerai ses propres paroles » (12, 2) soulignant par là qu’il recopie mot à mot, et consciencieusement, un texte qu’il avait sous les yeux. La Première 18 J. Yatromanolaki, « The chronology of Aristotle’s Rhetoric and its Relation to the Corpus Demosthenicum », Ariadne, 2, 1984, p. 5-20, p. 14. 19 Cf. P Moraux, Der Aristotelismus bei den Griechen von Andronikos bis Alexander von Aphrodisias, T. I, Die Renaissance des Aristotelismus im I. Jh. v. Chr., Berlin-New York 1973, p. 42 20 Non seulement celle de Sylla, accessible à partir de 46 après la mort de Faustus Sylla, quand la bibliothèque passa sous la direction de Tyrannion, mais celle, par exemple, de Lucullus, fréquentée par Cicéron, cf. De finibus III, 2, 7 ; 3, 10, cf. I. Düring, Aristotle in the Ancient Biographical Tradition, Göteborg 1957, p. 421.

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lettre à Ammée constitue par conséquent un témoignage essentiel sur la réception du traité aristotélicien au 1er siècle av. J.-C. Il est à peu près assuré également, vu la teneur et la longueur des passages cités, que Denys a effectué une lecture relativement approfondie de l’œuvre, qu’il fréquente sans doute depuis un certain temps. Il a soin, surtout, de parcourir l’ensemble du traité avec deux citations du livre I, trois du livre II et une, enfin, du livre III (peri l{xewj). Il connaissait donc la Rhétorique sous la forme actuelle, avec les trois livres, puisque au ch. 8 il mentionne explicitement le livre III (œn tÍ trftV bfblJ tîn tecnîn), ce qui a fait dire à Düring21 qu’il s’agit de la plus ancienne mention connue à l’édition d’Andronicos. Certes, le catalogue de Diogène, document sans doute ancien et antérieur au travail d’Andronicos de Rhodes22, ne mentionne que deux livres pour la Rhétorique23, et, séparément deux livres intitulés peri l{xewj24, qui représentent sans doute le livre III. Le catalogue de Ptolémée, que l’on situe au Ier s. ap. J.-C., mentionne, quant à lui, les trois livres de la Rhétorique comme formant un tout25. Entre la liste de Diogène, dont P. Moraux propose d’attribuer l’origine à Ariston26, et celle de Ptolémée, il y a une évolution, qui n’est d’ailleurs pas propre à ce traité d’Aristote, sans doute due à l’édition d’Andronicos : « il est certain qu’Andronicus et ses contemporains travaillent sur un corpus aristotelicum fort semblable, sinon identique, au nôtre » (P. Moraux, p. 235). Or, Denys a une vision unitaire, la même que la nôtre, du traité aristotélicien, en trois livres, d’où la déduction faite par I. Düring qu’on se trouverait face à la première utilisation de l’édition d’Andronicos. Pourtant, il est un élément qui n’a pas été pris en compte, c’est la manière étrange qu’a Denys de citer l’œuvre par le pluriel t{cnai —htorikaf. Cette mention ne correspond pas à celle que l’on trouve dans le catalogue de Ptolémée, qui donne un état du corpus aristotelicum semblable à peu de choses près à celui que nous 21 Aristotle in the Ancient Biographical Tradition, Göteborg 1957, p. 421. 22 Paul Moraux, « Diogène Laërce et le Peripatos », Elenchos, 1986, fascicule 1-2, p. 247-

294. p. 249, signale que le catalogue des ouvrages d’Aristote par Diogène est « manifestement un document très ancien, antérieur à la mise en ordre du corpus par Andronicos de Rhodes. […] Celui qui a dressé la liste ne disposait pas encore des travaux d’Andronicos, mais avait connaissance d’ouvrages que le Rhodien n’a probablement pas repris dans son édition. » 23 P. Moraux, Les listes anciennes des ouvrages d’Aristote, Louvain, 1951, p. 24, n° 78. 24 Idem, n° 87. 25 Idem, p. 297. 26 Idem, p. 244-245 : il est possible qu’Ariston de Céos (IIe s. av.), successeur de Lycon à la tête du Lycée, soit à l’origine de la liste transmise par Diogène. La plupart des autres études privilégient Hermippe (ca 200 av. J.-C.) comme étant à l’origine de cette liste.

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connaissons27, et qui est, lui, directement issu de l’édition d’Andronicos. Est-ce à dire, qu’au moment où Denys écrit sa lettre, la division de l’œuvre aristotélicienne ne correspondait pas encore totalement à celle du corpus moderne, issu de l’édition d’Andronicos ? On est, en tout cas, amené à se poser la question. Peut-on assurer, dès lors que l’exemplaire avec lequel Denys travaillait était bien celui de l’édition d’Andronicos28 ? On suppose, en se basant sur l’absence de mention de cette édition chez Cicéron – qui était par ailleurs en relation avec Tyrannion –, qu’elle doit être postérieure à 43, date de la disparition de Cicéron. Cependant la date de cette édition est loin d’être établie, et reste l’objet de controverses29. L’autre élément qui peut faire douter de l’utilisation de l’édition d’Andronicos par Denys, ce sont les innombrables variantes, souvent fautives, dans les passages qu’il cite, variantes qui avaient déjà partiellement été relevées par Sauppe dans son étude, ancienne, mais par certains aspects encore d’actualité30. Il est notable que plusieurs des lectures proposées par Denys ne figurent pas dans les manuscrits aristotéliciens les plus importants si l’on se réfère à l’édition de la CUF ; un travail complet exigerait bien entendu de consulter les leçons de l’ensemble des manuscrits en notre possession et de les comparer avec le texte de Denys, mais une telle entreprise dépasse largement le cadre de cet article. En tout état de cause, le travail de comparaison entre les textes de la Rhétorique proposé par Denys et celui que l’on trouve dans une édition moderne (celle de la CUF) est déjà en soi plein d’enseignements. Dans les pages qui suivent, le lecteur trouvera tous les extraits aristotéliciens cités par Denys en regard du texte de la CUF, avec un commentaire sur les principales divergences.

27 P. Moraux, Les listes anciennes…, p. 307 sq. 28 I. Düring, Aristotle in the Ancient Biographical Tradition, Göteborg 1957, p. 421. 29 Cf. J. Moreau, Aristote et son école, Paris 1962, p. 181 ; P. Moraux, Der Aristotelismus

bei den Griechen von Andronikos bis Alexander von Aphrodisias, T. I, Die Renaissance des Aristotelismus im I. Jh. v. Chr., Berlin-NewYork 1973, p. 47 ; C. Wootten, « The Peripatetic Tradition in the Literary essays of Dionysius of Halicarnassus », p. 122, suppose qu’Andronicos travailla à Rome à partir de 40 et que ce travail lui prit plusieurs décennies ; I. Düring, Aristotle in the Ancient Biographical Tradition, p. 421, suggère que l’édition d’Andronicos parut entre 40 et 20 ; P Moraux, Der Aristotelismus bei den Griechen p. 45 sq., discute des différentes hypothèses, basses et hautes du travail effectué par Andronicos. 30 Voir note 1.

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Extrait n° 131 Version dionysienne Ch. 6, 2 1 cr›simoj d' œstin ¹ —htorik¾ di£ ge tÕ fÚsei ennai krefttw t¢lhqÁ kai t¦ dfkaia tîn œnantfwnǜ éste œ¦n m‹n kat¦ tÕ prosÁkon ad krfseij 5 gfgnwntai, ¢n£gkh di' aÙtîn ¹tt©sqaiǜ toàto d' œstin ¥xion œpitim›sewj, ”Eti d‹ prÕj œnfouj oÙd' ee t¾n ¢kribest£thn }coimen œpist›mhn, —®dion ¢p' œkefnhj pelsai 10 l{gontajǜ didaskalfa g£r œstin Ð kat¦ t¾n œpist›mhn lÒgoj, toàto d‹ ¢dÚnaton, ¢ll' ¢n£gkh di¦ tîn 13 koinîn poielsqai t¦j pfsteij kai toÝj lÒgouj, ésper kai œn tolj politikolj l{gomen peri tÁj prÕj toÝj polloÝj œnteÚxewj.

Édition de la CUF I, 1 1355a 21-29 cr›simoj d{ œstin ¹ —htorik¾ di£ te tÕ fÚsei ennai krefttw t¢lhqÁ kai t¦ dfkaia tîn œnantfwn, éste œ¦n m¾ kat¦ tÕ prosÁkon ad krfseij gfgnwntai, ¢n£gkh di' aÙtîn ¹tt©sqai. Toàto d' œstin ¥xion œpitim›sewj, ”Eti d‹ prÕj œnfouj oÙd' ee t¾n ¢kribest£thn }coimen œpist›mhn, —®dion ¢p' œkefnhj pelsai l{gontajǜ didaskalfaj g£r œstin Ð kat¦ t¾n œpist›mhn lÒgoj, toàto d‹ ¢dÚnaton, ¢ll' ¢n£gkh di¦ tîn koinîn poielsqai t¦j pfsteij kai toÝj lÒgouj, ésper kai œn tolj Topikolj œl{gomen peri tÁj prÕj toÝj polloÝj œnteÚxewj.

Les variantes seront systématiquement en italique dans les tableaux et les mentions aux ouvrages d’Aristote sont en gras, les traductions des passages (trad. CUF) figurent en note. En ce qui concerne cet extrait, les différences sont très peu nombreuses. Inutile de s’appesantir sur l’élision du d{ ou la substitution d’un ge à la place d’un te, tant ces variantes et erreurs sont courantes et n’apportent, ici, aucune information particulière. Plus intéressant, peut-être est le nominatif didaskalfa à la place du génitif (l. 10). Seul Denys propose cette version32 qui, tant du point de vue grammatical que du point de vue du sens, paraît peu probable. Quant à la forme verbale du présent, l{gomen, à la place de l’imparfait, cela ne change pas fondamentalement le sens, mais on 31 Traduction de la CUF : « La rhétorique est utile, parce que le vrai et le juste ayant une plus grande force naturelle que leurs contraires, c’est nécessairement par leur seule faute que les plaideurs ont le dessous. Leur ignorance mérite donc le blâme. Il y a plus : quand nous posséderions la science la plus exacte, il est certains hommes qu’il ne nous serait pas facile de persuader en puisant notre discours à cette seule source ; le discours selon la science appartient à l’enseignement, et il est impossible de l’employer ici, où les preuves et les discours doivent nécessairement en passer par les notions communes, comme nous le disions dans les Topiques au sujet de la discussion avec le vulgaire. » 32 Comme signalé, nous nous appuyons sur l’apparat critique de l’édition de la CUF fondé sur l’examen de 11 manuscrits.

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peut remarquer que l’imparfait aurait eu plus de poids dans l’argumentation dionysienne, signalant sans ambiguïté la postériorité de la Rhétorique. On peut supposer que ces erreurs sont dues à la transmission du texte dionysien. À signaler, mais cela a déjà été fait plus haut, que Denys n’hésite pas à citer un texte qui présente une unité de sens, alors que seule la fin de l’extrait l’intéresse pour sa démonstration (mention des Topiques). Il est important de garder cela à l’esprit, car cet aspect invalide l’idée que Denys aurait pu, volontairement supprimer des parties des citations. La mention politikolj représente la leçon unanime des manuscrits contenant la Première lettre à Ammée, alors que l’éditeur de la CUF, à la suite de Sylburg, préfère la leçon topikolj. On doit être assuré que cette dernière était celle que Denys lisait, parce qu’il serait incompréhensible qu’il ait cité ce passage sans une mention aux Topiques, Analytiques et Méthodiques, comme il l’annonce au ch. 6, 1. Nous sommes donc ici également en présence d’une erreur liée à la transmission du texte dionysien. Extrait n° 233 Version dionysienne

Édition de la CUF

Ch. 7, 1

1356a 35-1356b 22 Tîn d‹ di¦ toà deiknÚnai À fafnesqai fafnesqai defknusqai, kaq£per kai œn deiknÚnai, kaq£per kai œn tolj tolj ¢nalutikolj tÕ m‹n œpagwg› dialektikolj tÕ m‹n œpagwg› œstin, tÕ œsti, tÕ d‹ sullogismÒj, kai sullogismÒj, kai œntaàqa Ðmofwjǜ œntaàqa Ðmofwjǜ }stin g¦r tÕ m‹n }stin g¦r tÕ m‹n par£deigma 1 Tîn d‹ di' aÙtoà

33 « Quant aux preuves qui procèdent par la démonstration réelle ou la démonstration apparente, ce sont ici, comme dans la dialectique, l’induction, le syllogisme et le syllogisme apparent. Car l’exemple est une induction ; l’enthymème un syllogisme ; . J’appelle enthymème le syllogisme de la rhétorique ; exemple, l’induction de la rhétorique. Tous les orateurs, en effet, pour produire la persuasion, démontrent par des exemples ou des enthymèmes ; il n’y a pas d’autres moyens que ceux-là. Donc, s’il est d’absolue nécessité que toute démonstration se fasse ou par syllogisme ou par induction (évidence qui résulte de nos Analytiques), ces deux méthodes sont nécessairement identiques dans les deux arts. Quelle différence y a-t-il entre l’exemple et l’enthymème ? Il ressort clairement des Topiques (car il y a été précédemment parlé du syllogisme et de l’induction) que s’appuyer sur plusieurs cas semblables pour montrer qu’il en est de même dans le cas présent est là une induction, ici un exemple, et que, quand, de certaines prémisses résulte une proposition nouvelle et différente, parce que ces prémisses sont vraies ou universellement ou la plupart du temps, on a ce qu’on nomme là un syllogisme, ici un enthymème. Il est manifeste aussi que les discours d’école de l’un et l’autre genre ont chacun leur avantage ; ce qui a été dit dans la Méthodique s’applique également ici. »

Denys d’Halicarnasse, Andronicos et l’édition de la Rhétorique

Version dionysienne

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Édition de la CUF

7 par£deigma œpagwg›, tÕ d' œnqÚmhma

œpagwg›, tÕ d' œnqÚmhma sullogismÒj, . Kalî d' œnqÚmhma m‹n —htorikÕn sullogismÒn, par£deigma d‹ œpagwg¾n —htorik›n. P£ntej d‹ t¦j pfsteij poioàntai di¦ toà deiknÚnai À paradefgmata À paradefgmata l{gontej À l{gontej À œnqum›mata, kai par¦ 15 œnqum›mata, kai par¦ taàta oÙd{nǜ taàta oÙd{nǜ ést' ehper kai Ólwj ést' ehper kai Ólwj ¢n£gkh À ¢n£gkh À sullogizÒmenon À œp£gonta sullogizÒmenon À œp£gonta> deiknÚnai Ðtioàn [À Ðntinoàn] (dÁlon deiknÚnai Ðtioàn (dÁlon d' ¹mln toàto d' ¹mln toàto œk tîn 'Analutikîn), œk tîn 'Analutikîn), ¢nagkalon ¢nagkalon Œk£teron aÙtîn Œkat{rJ 20 Œk£teron toÚtwn tÕ toÚtwn tÕ aÙtÕ ennai. aÙtÕ ennai. Tfj d' œstin diafor¦ paradefgmatoj Tfj d' œstin diafor¦ paradefgmatoj kai œnqum›matoj, fanerÕn œk tîn Topikîn (œkel g¦r peri sullogismoà kai œnqum›matoj, fanerÕn œk tîn Topikînǜ œkel g¦r peri sullogismoà kai œpagwgÁj ehrhtai prÒteron), Óti tÕ 25 kai œpagwgÁj ehrhtai prÒteron, Óti tÕ m‹n œpi pollîn kai Ðmofwn defknusqai m‹n œpi pollîn kai Ðmofwn defknusqai Óti oÛtwj }cei œkel m‹n œpagwg› œstin œntaàqa d‹ par£deigma, tÕ d‹ tinîn Óti oÛtwj }cei, œkel m‹n eesagwg› œstin, œntaàqa d‹ par£deigmaǜ tÕ d‹ Ôntwn ŸterÒn ti di¦ taàta sumbafnein tinîn Ôntwn ŸterÒn ti di¦ taàta par¦ taàta tù taàta ennai À kaqÒlou 30 sumbafnein par¦ tÕ taàt' ennai À À æj œpi tÕ polÝ œkel m‹n kaqÒlou À æj œpi tÕ polÝ, œkel m‹n sullogismÕj œntaàqa d‹ œnqÚmhma sullogismÕj, œntaàqa d‹ œnqÚmhma kaleltai. kaleltai. FanerÕn d‹ kai Óti kai Œk£teron }cei ¢gaqÕn tÕ endoj tÁj —htorefajǜ FanerÕn d‹ kai Óti Œk£teron }cei 35 ¢gaqÕn tÕ endoj tÁj —htorefajǜ kaq£per g¦r kai œn tolj meqodikolj ehrhtai, kai œn toÚtoij Ðmofwj }ceiǜ kaq£per kai œn tolj meqodikolj ehrhtai, kai œn toÚtoij Ðmofwj }ceiǜ sullogismÒj, tÕ d‹ fainÒmenon fainÒmenoj 10 sullogismÒj: kalî g¦r œnqÚmhma m‹n —htorikÕn sullogismÒn, par£deigma d‹ œpagwg¾n —htorik›nǜ p£ntej d‹ t¦j pfsteij poioàntai di¦ toà , onon tù ¤ma À met¦ toàto tù ¤ma À met¦ toàto gegon{naiǜ tÕ g¦r gegon{naiǜ tÕ g¦r met¦ toàto lamb£nousin, kai m£lista kai m£lista od œn talj politefaij, onon 5 œn talj politefaijǜ æj Ð æj Ð Dhm£dhj t¾n Dhmosq{nouj Dhm£dhj t¾n Dhmosq{nouj politefan politefan p£ntwn tîn kakîn aetfanǜ 7 p£ntwn tîn kakîn aetfanǜ met' met' œkefnhn g¦r sun{bh Ð pÒlemoj. œkelno g¦r […] 1 ¥lloj par¦ tÕn ¢naftion