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French Pages [176]
Rhétorique, poétique, spiritualité: La technique épique de Corippe dans la ]ohannide
~CHERCHES SUR LES RHETORIQUES RELIGIEUSES
Collection dirigée par Gérard FREYBURGER et Laurent
PERNOT
VOLUMES PARUS 1 Bibliographie analytique de la prière grecque et romaine (1898-1998 ),
par les membres du C.A.R.R.A., sous la direction de Gérard FREYBURGER et Laurent PERNOT.
2 Corpus de prières grecques et romaines. Textes réunis, traduits et commentés, par Frédéric CHAPOT et Bernard LAUROT. 3 «Anima mea». Prières privées et textes de dévotion du Moyen Age latin, par Jean-François CoTTIER.
@ BREPOLS
~CHERCHES SUR LES RHETORIQUE S RELIGIEUSES
Collection dirigée par Gérard
FREYBURGER
et Laurent
PERNOT
Rhétoriqu e, poétique, spiritualité: La technique épique de Corippe dans la Johann ide
par Vincent ZARINI
@ BREPOLS
© 2003 BR.EPOLS @1 PUBLISHER.S, Turnhout, Belgium. Ail rights reserved. No part of this book may be reproduced, stored in a retrieval system, or transmitted, in any form or by any means, electronic, mechanical, photocopying, recording, or otherwise, without the prior permission of the publisher. D/2003/0095/5 ISBN 2-503-52167-3
Printed in the E.U. on acid-free paper
PRÉFACE Après les volumes 1 et 2 de la collection, qui concernent l'Antiquité classique, et le volume 3, qui a trait au Moyen Age, le présent volume porte sur l'extrême fin de l'Antiquité, époque des prestigieuses campagnes de Justinien et de la reconquête de l'Afrique par ce dernier sur les Vandales. On sait que l'artisan de cette reconquête fut Bélisaire: le héros de la Johannide de Corippe, Jean Troglita, fit ses armes sous ce général et connut ensuite la gloire militaire dans des campagnes contre les Berbères, qui s'étaient soulevés contre le pouvoir byzantin. La 1ohannide -composée vers 550 - raconte ces campagnes. Mais la Johannide n'est pas une chronique, elle est une œuvre littéraire, si précieuse soit-elle aux historiens. Vincent Zarini analyse cette «dernière épopée latine» selon les deux axes, rhétorique et religion, de la collection «Recherches sur les Rhétoriques Religieuses». Il s'attache, d'une part, à en montrer les traits panégyriques (topai laudatifs, hyperboles, comparaison de Jean avec Errée), les procédés de composition (notamment dans la disposition recherchée des scènes et des groupements de scènes), ainsi que le statut et l'écriture épiques, dont les diverses composantes sont soigneusement étudiées. L'auteur de 1' ouvrage met, d'autre part, en lumière les aspects religieux de la Johannide, en développant le paradoxe qu'il s'agit d'une œuvre de forme antique, mais de spiritualité chrétienne: ainsi la mythologie n'y est qu'un ornement poétique et non pas un moteur de l'action, alors que la Bible est bien présente dans l'œuvre et que la dimension chrétienne est fondamentale dans la vision du monde de Corippe. Vincent Zarini, spécialiste réputé de 1' Antiquité Tardive, est professeur de langue et littérature latines à l'université de Paris IV-Sorbonne. Il est notamment l'auteur d'une thèse parue sous le titre Berbères ou barbares?, Nancy-Paris, 1997, et de plusieurs articles sur Corippe. Il prépare actuellement une édition traduite et annotée de lalohannide. Gérard FREYBURGER & Laurent PERNOT
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PATRI POST ACERBVM FVNVS DESIDERATISSIMO NECNON FILIOLLE DVLCISSIMLE
Solacia tanti Digna mali, uictor Stygias quod despicis undas. COR. /oh. 1, 400-401
Disce, puer, uirtutem ex me uerumque laborem, Fortunam ex aliis. VERG. Aen. 12, 435-436
AVANT-PROPOS Plusieurs facteurs nous ont amené à tenter cette esquisse relative aux techniques épiques mises en œuvre par Corippe dans la Johannide. Il y eut d'abord à cela une raison positive: si l'Eloge de l'empereur Justin II a suscité, au cours des années 1970 et 1980 notamment, de très nombreuses et fort solides études savantes, longtemps on ne put en dire autant de la Johannide, qui nous semble pourtant d'un intérêt littéraire supérieur, et le regret en a été exprimé par Av. Cameron ou P. Langlois. Les travaux commencent pourtant à se multiplier depuis une vingtaine d'années, après la parution à Cambridge en 1970 de l'édition Diggle-Goodyear que nous suivrons ici, et nous en arrivons à la raison "négative" de la délimitation de notre enquête. En ce qui concerne la matière du poème, le cadre historique et la portée idéologique en ont été étudiés, autrefois par Ch. Diehl 1, aujourd'hui par Y. Modéran2 , avec des perspectives nouvelles; quant aux questions religieuses, fort importantes dans cette œuvre à sujet cependant profane, J. U. Andres s'y est récemment consacré 3 • Dans les domaines linguistique, stylistique et littéraire, on dispose des travaux, anciens mais utiles, d'E. Appel4 et d'A. Welzel 5 sur la langue et la métrique de Corippe, et de la thèse de M. Darquennes 6 sur le style de ses poèmes - la synthèse de ces études ayant été faite en 1966 par G. W. Shea7 -,ainsi que des loci similes colligés au XIXe siècle par P. Mazzucchelli 8, puis parR. Amann9 et M. Manitius 10 ; tâche infinie, à laquelle peut puissamment aider,
1 L'Afrique
byzantine, Paris, 1896. bellis Libycis. Berbères et Byzantins en Afrique au VIe siècle, Thèse de doctorat d'histoire, Université de Paris X, 1990 (3 vol. non publiés, à paraître prochainement dans la B.E.F.A.R.). 3 Das Gottliche in der "lohannis" des Corippus, Trier, 1997. 4 Exegetisch-kritische Beitrage zu Corippus mit besonderer Berücksichtigung des vulgaren Elementes seiner Sprache, Diss. München, 1904. 5 De Claudiani et Corippi sermone epico, Diss. Breslau, 1908. 6 Flavius Cresconius Corippus - Stylistische Studie, Diss. Leuven, 1942. -Ces travaux sont aujourd'hui bien vieillis, et mériteraient une refonte complète ; mais la linguistique n'étant pas de notre ressort, et la stylistique étant devenue, dans les dernières décennies, une discipline à part entière, il nous a semblé expédient de laisser ces champs libres à des spécialistes compétents. 7 The "Johannis" of Flavius Cresconius Corippus: Prolegomena and Translation, Diss. Columbia Univ., New York. C'est de cette thèse (jusqu'alors non publiée) que G. W. Shea semble avoir tiré son récent ouvrage, The Iohannis or De bellis Libycis of Flavius Cresconius Corippus ("Studies in Classics", 7, Queenston/Leviston/ Lampeter, 1998). Il s'agit d'une traduction sans texte, avec une introduction historique, et non pas d'une étude littéraire. 8 Dans les notes de son édition princeps du poème (Milan, 1820). 9 De Corippo priorum poetarum Latinorum imitatore, Diss. Kiel, Oldenburg, 1885, à compléter par la Particula altera dans le Programm des Groj3herzoglichen Gymnasiums zu Oldenburg, 629, 1888, p. 13-26. 10 "Zu spiitlateinischen Dichtem", Zeitschriftfür die osterreichischen Gymnasien, 37, 1886,p. 82-101,253,406. 2 De
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AVANT-PROPOS
aujourd'hui, un CD Rom comme Poesis. Mais il manque toujours une recherche globale sur les techniques épiques dans lafohannide: J. Eisenbarth, qui en avait formé le projet, dans le cadre d'une "Dissertation" de Heidelberg, n'a pas donné suite à cette intention; nous souhaiterions donc esquisser, sans prétendre à l'exhaustivité, une enquête sur cette question. Ce n'est cependant pas à dire que les prédécesseurs nous fassent entièrement défaut dans cette voie: outre de nombreuses présentations d'ensemble du poème et, inversement, des études de détail sur tel ou tel de ses aspects - la peste comme motif littéraire 11 , les prières 12, le rapport aux arts figurés 13 -,il existe plusieurs articles nourris sur la Johannide en tant que "dernière épopée latine" 14 , sur l'influence de Virgile qui s'y manifeste 15 , sur les techniques épiques qui s'y déploientl 6 , sur l'esthétique du sublime qui s'y fait jour17 • M. D. N. Estefania Alvarez a même soutenu en 1972, sur Los panegiricos de Flavio Cresconio Corippo, une thèse (assez légère) de l'Université de Saint-Jacques de Compostelle, dont elle a repris les conclusions dans deux articles ultérieurs 18 • Mais il reste à tenter une synthèse qui élargisse ces recherches particulières à une vision globale, et c'est ce que nous souhaiterions faire, après le travail d'analyse que nous proposions dans notre thèse sur le livre second de la Johannide 19 • Cette épopée n'est pas "gratuite"- si tant est qu'aucune le soit vraiment: aussi nous faudra-t-il d'abord apprécier sa fonction panégyrique, et en évaluer autant que possible l'efficacité, pour mieux relever ensuite ce qui lui donne proprement un statut épique. C'est dans ce cadre que nous pourrons réfléchir à la composition du texte, aux différents types de discours qui s'y présentent, puis aux rapports qu'y entretiennent les mondes naturel et surnaturel. Mais s'il y a, sur ce point, une réelle mutation par rapport à l'épopée antique, nous n'en tenterons pas moins, pour finir, de montrer comment la Johannide, par ailleurs, revient aux sources de l'épique même, en y intégrant avec discrétion- c'est-à-dire, au sens étymologique, avec discernement- certains apports de la Bible. Ces soucis justifient le titre de la présente étude: Rhétorique,
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A. Ramirez de Verger, dans Cuadernos de Filologia Clasica, 19, 1985, p. 145-156. . A. M. Ramirez Tirado, dans Veleia, 5, 1988, p. 299-303. 13 V. Zarini, dans R.E.L., 75, 1997, p. 219-240, et dans Images romaines (éd. par Cl. Auvray-Assayas), Paris, 1998, p. 161-173. 14 D. Romano, dans Atti dell'Accademia ... di Palermo, 27, 1966-1967, Parte II, p. 5-37, etE. Burck, dans Das romische Epos, Darmstadt, 1979, p. 379-399. 15 J. BHlnsdorf, dans Monumentum Chiloniense, Amsterdam, 1975, p. 524-545, V. Tandoi, dans Enciclopedia Virgiliana, t. 1, 1984, p. 890-892, et M. Lausberg, dans Jhb. Ant. Chr., 32, 1989, p. 105-126. 16 W. Ehlers, dans Philologus, 124, 1980, p. 109-135. 17 P. Galand-Hallyn, dans A la croisée des études libyco-berbères, Paris, 1993, p. 73-87. 18 "Precisiones alohannidos ...", dans Bivium. Homenaje a Manuel Cecilia Diaz y Diaz, Madrid, 1983, p. 63-66, et "Epopeya heroica, poema historico, panegirico poetico: un intento de deficion", dans Los generas literarios, Bellaterra, 1985, p. 55-72 (surtout p. 68-70), deux études centrées sur la fonction panégyrique du poème. 19 Thèse publiée sous le titre: Berbères ou barbares?, Nancy-Paris, 1997.- N.B.: Les références des ouvrages que nous devrons le plus fréquemment invoquer seront données, dans le corps de cette étude, sous forme abrégée; voir la Bibliographie en fin de volume pour les références complètes. 12
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poétique, spiritualité. Il ne s'agira de fait pas tant pour nous, au cours de ce travail, de colliger des parallèles- d'autres l'ont déjà fait, et la tâche est infinie- que d'essayer de dégager, sans prétendre tout dire, quelques principes de création littéraire, et de les situer par rapport à une tradition, malgré les lacunes de notre information. Une comparaison systématique avec l'Eloge de Justin serait certes nécessaire, mais ne peut trouver place dans les limites de notre cadre; nous veillerons cependant à ne pas négliger les références indispensables à ce panégyrique mieux étudié que notre épopée jusqu'ici. Il y a plus d'un siècle déjà, M. Petschenig parlait avec beaucoup d' enthousiasme, dans la préface (p. VIII) de son édition, d'une Johannide où Corippe Vergilium feliciter imitatus ducum et militum Romanorum res gestas, naturam et condicionem patriae, populorum Mauricorum indolem, mores, religionem, artem bellandi ita describit, ut vix alterum possit epos Latinum inveniri, quod prae se ferat aut tam veram rerum narrationem aut tam vivam locorum et hominum imaginem. Huc accedunt apta rerum dispositio, iucunda digressionum varietas, imperatoris ducumque laudatio sane moderata, sermo simplex plerumque et planus, versus maximam pm·tem politi leniterque fluentes. Notre poème joindrait donc à un rare sens de l'ethnographie et de la géographie une construction solide et une aimable variété, et à un refus des hyperboles encomiastiques un langage naturel et une versification soignée d'un virgilianisme heureux. - Nous voudrions examiner dans les pages suivantes, linguistique et métrique mises à part- non omnia possumus omnes -,la pertinence de ce jugement d'un bon connaisseur de la latinité tardive, en tentant de faire pour la Johannide- si parua licet componere magnis- ce que R. Heinze a fait pour l'Enéide, au début du xxe siècle. La valeur pérenne de son étude globale sur "la technique épique de Virgile" est démontrée par les traductions que l'on vient d'en donner, en italien d'abord, puis dans cette langue universelle qu'est devenu l'anglais après le latin: nous resterons très loin de ce modèle, comme la Johannide de l' Enéide, mais voulions lui rendre hommage ici. MM. les Professeurs G. Freyburger et L. Pernot, directeurs de la collection "Recherches sur les Rhétoriques Religieuses", ont souhaité y accueillir ce mémoire, issu du dossier d'Habilitation à Diriger des Recherches que nous avons soutenu en décembre 1999 à l'Université de Paris IV-Sorbonne, devant un jury composé de MM. les Professeurs J.-L. Charlet, J.-Cl. Fredouille, Cl. Moussy, Y. Modéran et G. Sabbah. Ce nous fut l'occasion d'ouvrir plus nettement cette enquête à des aspects en rapport avec l'esprit de la collection, d'y expliciter quelques sous-entendus, qui ne parleraient guère qu'à des spécialistes de Corippe, d'en élargir la bibliographie, d'y ajouter quelques annexes qui permettront à un public plus vaste que ces derniers d'y voir plus clair. Que tous ces savants qui ont encouragé l'élaboration, amélioré la pertinence, permis la diffusion de la présente étude, ainsi que M. le Professeur Jacques Fontaine, membre de l'Institut, l'illustre maître à qui nous devons tant, soient ici très chaleureusement remerciés.
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CHAPITRE PREMIER LA FONCTION PANÉGYRIQUE Avant de s'intéresser à la Johannide en tant qu'épopée, encore faut-il s'assurer qu'elle relève de ce genre littéraire; or cette question a été âprement débattue. C'est ainsi que Th. Nissen tenait Corippe pour un véritable poète épique\ et que W. Ehlers considérait plus particulièrement la Johannide comme une épopée historique 2 , tandis que M. D. N. Estefania Alvarez, dans sa thèse de 19723 étayée par deux articles de 1983 et 1985 4 , n'y voyait qu'un panégyrique, au même titre que l'Eloge de Justin, et parlait de simple "couverture épique exteme" 5 . Quant à la récente traductrice espagnole de Corippe, A. Rarnirez Tirado, elle refuse de choisir entre ces trois options, et parle d'un "poème épique de caractère célébratif, fondé sur des faits historiques", ou d'une "épopée à base historique et de caractère célébratif'6 : indétermination ou sagesse? Nous avions traité de cette question complexe dès 1992 dans l'introduction de notre thèse dactylographiée, au point 4 de la première partie, et reprendrons ces pages avec quelques retouches dans l'introduction de notre édition du poème dans la C.U.F.; mais on nous permettra d'y revenir ici et d'y développer des considérations nouvelles, en nous gardant d'un manichéisme déplacé qui méconnaîtrait l'antique rapport entre poésie et éloge, tout en veillant à tenir grand compte des spécificités propres aux différents genres littéraires.
1 -La Johannide et l'épopée classique Demandons-nous pour commencer ce que doit comporter une épopée antique. Il faut d'abord interroger sur ce point les sources anciennes, qu'il s'agisse de théoriciens (des réflexions aristotéliciennes jusqu'à l'Antiquité tardive, avec Diomède ou Isidore) ou de "praticiens", au premier rang desquels, pour le latin, figure Virgile. La synthèse de ces définitions antiques a été faite par nombre d'érudits contemporains, notamment allemands, comme par exemple KI. Thraede 7 , M. von Albrecht 8, et sur-
1 Voir "Historisches Epos und Panegyrikos in der Spatantike", Hermes, 75, 1940, p. 298301; Corippe y est comparé à Claudien et à Georges de Pisidie. 2 Voir Ehlers 1, p. 110 et passim. Même position très claire chez Alix déjà, p. 31. 3 Los panegiricos de Flavio Cresconio Corippo, Santiago de Compostela (citée: Alvarez). 4 Références supra, Avant-propos, n. 18. 5 Voir Alvarez, ch. IV, p. 50 notamment. 6 Coripo, Juanide. Panegirico de Justino II, Introducciones, traduccion y notas de Ana Rarnirez Tirado, Madrid, 1997 (= Ramirez 2), p. 11 et 15. 7 Article "Epos", dans R.A.C., 5, 1962, col. 983-1042. 8 Article "Romisches Epos", dans Lexicon der alten Welt, Zürich-Stuttgart, 1965, col. 844-850.
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CHAPITRE PREMIER
tout S. Koster9 et W. Kirsch 10 ; ce dernier montre bien comment l'Antiquité avait de l'épopée une idée assez floue lorsqu'elle abordait le sujet de manière "inductive", mais fort nette quand elle s'en donnait une approche "intuitive", en se référant aux modèles homérique et virgilien: les normes théoriques pouvaient être contradictoires, sur quelques points du moins, les références concrètes restaient incontestées. - Sur la base, prioritairement, de l'Enéide, voici donc ce qu'un lecteur antique, d'après W. Kirsch, s'attendait à trouver dans une épopée: un "grand" poème narratif (dans tous les sens de l'adjectif "grand"), qui tire sa matière de la mythologie et sa structure d'un récit référé à une personne, et qui est présenté par un narrateur omniscient (car initié par les Muses et, à ce titre, capable de connaître et de révéler les desseins des dieux autant que des hommes); un texte dont le héros est unique, et où l'action commence non pas ab ouo, mais au contraire in medias res, ce qui implique ensuite un retour en arrière; un poème enfin dont l'enjeu capital et la portée idéologique requièrent un ton "sublime", et dont le genre originellement oral implique des choix stylistiques: le retour régulier de motifs-types (indication du sujet, invocation à la Muse, discours, monologues, songes et présages, prophéties et prodiges, descriptions, comparaisons, catalogues, batailles rangées, combats singuliers, tempêtes et errances, lever du soleil et tombée de la nuit, scènes infernales, personnifications, conseils et interventions des dieux, assemblée et revue des chefs, arrivée et départ du héros, réception d' ambassadeurs, d'hôtes, jeux funèbres, banquets, fêtes ... ), la forme hexamétrique au rythme solennel, et une phraséologie inaccoutumée (epitheta ornantia, style formulaire, temps verbaux, structures syntaxiques qui antéposent le verbe, scandent la phrase ... ) 11 . A partir d'un "horizon d'attente" ainsi défini, il est aisé de relever ce qui manque à la Johannide- peu de chose, en somme. On notera quelques absences de détail: si Jean essuie bel et bien, au livre 1 (v. 271 sqq.), une tempête inévitable en poésie 12 , on ne peut parler d'errances maritimes dans son cas; évoquer une section "odysséenne" de l'œuvre, à propos des quatre premiers livres 13 , n'est pas loin d'un abus de langage, et ne peut être plus qu'une commodité. Par ailleurs, on ne trouvera pas de "bouclier de Jean", à l'instar de ceux d'Achille et d'Enée, dans lalohannide: la description d'un attribut si typiquement héroïque risquait de porter ombrage à Justinien, et seules sont évoquées, sans longueur excessive, mais avec quelque précision, les armes du duc Geisirith (4, 489-500); s'agissant d'un personnage secondaire, nul ne pouvait s'en offenser, malgré la formule multa arte ("avec un art consommé") caractéristique des ekphraseis 14• Aucun bâtiment n'est décrit non plus. Tout cela tranche avec l'Eloge de Justin. Les compétitions sportives sont absentes. Observons aussi que Corippe a exclu
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Antike Epostheorien, Wiesbaden, 1970. Die lateinische Versepik des 4. Jahrhunderts, Berlin, 1989 (=Kirsch), qui reprend et synthétise toute une série d'articles parus autour de 1980 : voir la bibliographie, p. 270, et notamment "Probleme der Gattungsentwicklung am Beispiel des Epos", Philologus, 126, 1982, p. 265-288. 11 Voir Kirsch, p. 21-22. 12 Juvénal dénonce déjà ce motif usé en Sat. 12, 23-24 (poetica/tempestas); les épopées bibliques elles-mêmes (Juvencus, Sédulius) y recourent cependant. 13 Tandoi 4, p. 891. 14 Voir Zarini 4, p. 231, et infra, ch. III, sur la description. 10
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LA FONCTION PANÉGYRIQUE
de son épopée toute aventure sentimentale, contrevenant de la sorte à la tradition hellénistique et virgilienne: nous reviendrons sur ce point qui, il est vrai, était imposé à l'auteur par la réalité des faits. C'est encore cette dernière qui, conjuguée au christianisme, limite la part de la mythologie et du merveilleux: la limite certes, mais ne l'anéantit pas, et sur cette question aussi nous reviendrons plus loin. Non seulement les dieux et les héros de la fable sont fréquemment évoqués - avec les précautions oratoires requises, bien évidemment-, tandis que les cultes maures complètent en quelque sorte l'antique merveilleux païen, mais encore certaines scènes typiques des épopées font l'objet de discrètes allusions: les chefs berbères réunis sont comparés à un "concile dans l'Averne" (4, 322-328); les morts sont attendus aux enfers -les méchants par Catilina (4, 212-214), comme sur le bouclier d'Errée, les bons par les Decii (8, 506) -, et ils "regardent de haut les eaux du Styx" (1, 401; 8, 616), lors d'une minuscule "catabase"; on ne peut leur consacrer des jeux funèbres, bien évidemment, dans ce monde chrétien, mais on leur élève un monument (1, 385). Quant à "l'Olympe", il y règne un dieu "tonnant"; or un lexique a toujours une connotation, même quand on le réduit au rôle d'ornement. En rejetant tout appareil mythologique de sa Pharsale, Lucain avait pris le risque d'être considéré par certains critiques anciens (Suétone, Servius, Isidore ... ) comme un historien plutôt que comme un poète 15 : en traitant un sujet contemporain sous l'Empire chrétien, mais sans bannir tout ornement légendaire, se limitât-il à une phraséologie, Corippe est plus conservateur que ce prédécesseur. Néanmoins les érudits n'ont généralement pas hésité, d'après sa matière, à ranger la J ohannide parmi les épopées historiques; il est même possible, avec P. Toohey, d'être plus précis, et de la classer dans la sous-catégorie des "commentaires", épopées de longueur moyenne qui n'embrassent qu'une période limitée (la Pharsale de Lucain), en faisant souvent preuve d'un esprit partisan, plutôt que dans celle des "chroniques", qui développent abondamment une longue histoire (les Annales d'Ennius) 16 . Cette position largement partagée n'a pourtant pas convaincu M. D. N. EstefaniaAlvarez qui, dans deux articles de 1983 et 1985, a exclu la Johannide des "poèmes historiques" parce que le héros y aurait la priorité par rapport aux événements 17 • Avons-nous donc affaire à un simple panégyrique en vers?
2 -La Johannide et les panégyriques épiques Dans les travaux que nous avons évoqués plus haut, la chercheuse espagnole remarque plusieurs traits de notre texte qui interdiraient d'y voir une épopée, mais ses critères nous semblent contestables. Nous observerons d'emblée que ceux-ci relèvent essentiellement des topiques du texte, tant il est vrai que sa structure narrative, que
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Voir R. Haussler, Das historische Epos ... , t. 2, Heidelberg, 1978, p. 239 sqq. Voir Reading Epie, London-New-York, 1992, p. 4. 17 Voir leurs références en n. 18 de l'Avant-propos, et spécialement les p. 66 pour le premier, 69-70 pour le second. Le point de vue "johannocentrique" du récit est en effet très net, notamment dans "l'archéologie" des livres III et IV, où sont mis en exergue les épisodes où déjà le héros intervenait; sur cet aspect, bien vu par Burck 3 (p. 387 et 394), nous reviendrons. 16
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CHAPITRE PREMIER
nous pourrons plus loin examiner de près, est visiblement éloignée du canevas thématique des éloges en bonne et due forme. Elle invoque néanmoins d'abord la présence d'une préface en distiques élégiaques en tête de l'œuvre, et cette caractéristique est assurément commune à de nombreux panégyriques en vers, chez Claudien ou Sidoine par exemple; cependant le recours à une préface est une pratique épidictique certes, mais plus largement courante dans la littérature tardive, en prose 18 comme en poésie 19 , en latin comme en grec 20 , et ne suffit pas à elle seule à disqualifier un texte en tant qu'épopée. M. D. N. EstefaniaAlvarez affirme d'autre part que la véritable épopée se caractérise par le souci de commémorer les exploits du héros, la présence du merveilleux et la subordination de l'individu à sa tâche, ce qui ne serait pas perceptible dans la Johannide: or le désir de transmettre le nom de Jean au uenturum genus est très clairement exprimé dès le début de la préface21 ; le merveilleux est présent dans la double apparition du livre I, démoniaque puis angélique (v. 241 sqq.), même si c'est avec la discrétion requise d'un auteur chrétien traitant un sujet profane; enfin le héros n'apparaît tout au long du poème que comme l'instrument des volontés de Justinien et de Dieu. Quant à certains arguments qui suffiraient, aux yeux de l'érudite espagnole, à faire de la Johannide un panégyrique, ils se révèlent des plus fragiles à l'examen: des motifs comme la pietas, le puer senex, la guerre civile ou les batailles22 ne se rencontrent-ils pas dans les plus authentiques des épopées romaines? Il n'en reste évidemment pas moins que, comme nous le redirons dans la quatrième partie de notre introduction à l'édition de l'œuvre dans la C.U.F. 23 , le texte présente bien des topai panégyriques, indépendamment même du surenchérissement et de l'hyperbole, comme les comparaisons rhétoriques ou synkriseis de Jean à Enée, à Jupiter ou à Hercule, inévitables quand héros et destinataire sont une seule personne24. Le poète écrit pour gagner sa vie (praef 30), pour obéir à la demande des puissants (praef 40), et mendie la sympathie de l'auditoire (praef 36). Son inspiration ne lui vient pas de la Muse- qui doit ici demander à se faire entendre (1, 8) et, par usage seulement garante de la "révélation" épique, n'est plus qu'une métonymie de l'activi-
18 Voir par exempleT. Janson, Latin Prose Prefaces, Stockholm, 1964, et L. Pemot, La rhétorique de l'éloge dans le monde gréco-romain, t. 2, Paris, 1993, p. 546 sqq. 19 Voir O. Schissel, dans Philologische Wochenschrift, 49, 1929, col. 1073-1080. 20 Voir Zarini 1, p. 78, et notre communication sur "Les préfaces des poèmes épico-panégyriques dans la latinité tardive (IVe-VIe s.) : esquisse d'une synthèse" au colloque Le texte préfacieZ (Nancy, sept. 1998; actes publiés sous ce titre par L. Kohn-Pireaux, Nancy, 2000, p. 35-47), avec bibliographie; en grec, voir T. Viljamaa, Studies in Greek Encomiastic Poetry of the Early Byzantine Period, Helsinki, 1968, p. 68 sqq. (sur les prologues iambiques, qui "correspondent", en grec, aux préfaces élégiaques en latin, malgré quelques différences). 21 Voir praef 3-4 et 14; voir aussi 6, 339-341 sur les campagnes de Jean; 8, 507-509 à propos de Putzintulus, et même 531-532 à propos de guerriers maures; nous reviendrons plus loin sur ce point. 22 Voir Alvarez, ch. IV ("El lohannidos poema panegirico"), p. 31 sqq. 23 A laquelle on nous permettra de renvoyer ici par anticipation pour le détail des référenees. 24 Ce qui est bien un trait de littérature panégyrique, comme l'a justement relevé, après M. Balzert, M. D. N. EstefaniaAlvarez ("Epopeyaheroica... " (voirn. 18 de l'Avant-propos), p. 70); voir aussi Hofmann 1, p. 129. Sur le surenchérissement et l'hyperbole, voir Curtius, t. 1, p. 270 sqq. 4
LA FONCTION PANÉGYRIQUE
té poétique-, ni même du Saint-Esprit, substitut de la Muse dans l'épopée chrétienne, ou de la Vierge Marie comme en Just. l, 12-13, mais de l'empereur Justinien, à qui revient la tâche de "tout enseigner" à l'auteur (2, 24-25), omniscient par convention: H. Hofmann a justement rattaché à la littérature panégyrique cet aspect que l'on retrouvera dans l'épopée néo-latine à la Renaissance 25 . - Dans le même registre, la préface dénie au poète à peu près toute puissance créatrice: alors que ce sont Homère et Virgile qui ont "fait" Achille et Errée, dit-il, ce serait en effet le personnage, dans le cas de Corippe, qui aurait "fait" l'auteur, lequel sans son héros fût resté "froid" (praef 11-14 et 21-22); ailleurs (ibid., 15-16), bien plus humblement que Claudien face à Stilicon (préface de Cons. Stil. 3), ou comme Sidoine devant l'empereur Majorien dans son Carmen IV, Corippe se déclare aussi inférieur à Virgile que Jean est supérieur à Errée, et nombre de vers de la préface se réfèrent ainsi, plutôt qu'à l'intemporalité et à la "gratuité" de l'épopée classique, à l'aspect circonstanciel et utilitaire du panégyrique, à commencer par le premier d'entre eux, Vietoris, proceres, praesumpsi dicere !auros, "c'est d'un vainqueur, Seigneurs, que j'ai eu la présomption de dire les lauriers". La narration y est bien souvent mise au service de l'éloge: en 1, 26, ne liton pas summis haec laudibus apta, "mon sujet se prête aux plus hautes louanges"? Et comment méconnaître le sens des "éloges en miniature" dont le texte est parsemé lorsqu'il y est question de personnages secondaires mais considérables, l'aide de camp Ricinarius, le préfet du prétoire Athanase, l'enfant du pays Liberatus, voire de quelques moindres notables? La disculpation de Jean dans la défaite de 547, inversement, s' inscrit dans la même perspective partisane (6, 548-550). Enfin, la poésie corippéenne se rattache à la littérature panégyrique par le topos réitéré de la modestie affectée, dans le proème avec le motif des "cent langues" (1, 2325), et à maintes reprises dans la préface, qui pourrait se résumer à son vers central: Laure us inde fauor, pallidus inde timor, "d'un côté les lauriers de la faveur, de l'autre la pâleur de la crainte" 26 . Tous les motifs de ce lieu commun, bien étudié parE. R. Curtius27, y sont présents en termes explicites, non moins qu'implicitemen t démentis. Corippe prétend manquer de talent, mais s'en plaint par une pointe précieuse (v. 22:
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Voir Hofmann 1, p. 120-123. Dans Just. aussi, du reste, la Vierge Marie n'est invoquée qu'en second lieu, après une adresse à Vigilantia et à Sophia, mère et épouse du prince (1, 8-9), dont Corippe écrit sans ambages qu'elles sont préférables aux Muses pour le don de l'inspiration et la révélation des secrets : Vos mihi pro cunctis dicenda ad carmina Musis 1 sufficitis, uos quaeque latent arcana monetis (1, 10-11; voir aussi praef 38-39, à Justin lui-même). Lucain déclarait déjà à Néron, après avoir dédaigné Apollon et Bacchus, qu'il inspirait assez son nationalisme: Tu satis ad uires Romana in carmina dandas (1, 66). Sur cette position, en notoire évolution par rapport à la relation qu'établissait Horace entre le prince, le poète et les inspirateurs divins, voir A. Deremetz, Le miroir des Muses, Villeneuve d' Ascq, 1995, p. 143-145. A un moindre degré, voir VAL. FLAC. 1, 7 sqq. (invocation aux Flaviens), et les conseils de Pline le Jeune à Caninius (Ep. 8, 4, 5). Sur le "crépuscule des Muses" à l'époque impériale, voir encore J. Cousin, Etudes sur la poésie latine, Paris, 1945, p. 174 sqq., et Curtius, t. 1, p. 369. 26 !oh. praef 20; voir Zarini 1, p. 75, sur la structure en plaidoyer de la préface, et icimême, infra, ch. II, 2. 27 Voir Curtius, t. 1, p. 154 sqq.
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CHAPITRE PREMIER
incalui ... frigidus, "je me suis enflammé ... malgré ma froideur"), proclame son ignorance, mais donne des garanties culturelles (v. 7-9), déplore sa rusticitas (v. 25, 28, 37), mais pratique les métaphores (v. 18, 32, 40), et se dit fatigué d'écrire (v. 34) tout en commettant presque 5 000 vers, si l'on tient compte des lacunes du texte dans l'unique manuscrit survivant- il se souviendra d'ailleurs de ses nuits sans sommeil en Anast. 42-43. On doit ici donner raison à M. O. N. EstefaniaAlvarez lorsqu'elle oppose à ces protestations d'humilité, banales chez les panégyristes, la fierté des poètes épiques 28 : même un Claudien, ajouterions-nous, une fois sa situation bien assurée à la cour, se voit en songe admis dans l'Olympe, dans la préface de 6 Cons. Hon., avec un panache qui convient mieux au statut qu'il ambitionne; il faut cependant préciser que Claudien s'exprime depuis les centres mêmes du pouvoir, Milan ou Rome, et directement au nom de l'empereur Honorius ou de son bras droit Stilicon, tandis que Corippe chante loin de la cour de Constantinople les mérites d'unfamulus de Justinien29 . Non content cependant de constater la présence dans lafohannide de nombreux éléments panégyriques, un érudit allemand a entrepris de démontrer que ce texte "fonctionnait" comme un panégyrique, en élargissant sa réflexion à des poèmes profanes comparables écrits entre le IVe et le VIe siècles. Dans un article long et difficile, mais à notre sens remarquable, H. Hofmann 30 considère que l'épopée "historico-panégyrique" est spécifique de l'Antiquité tardive, qu'elle est liée à des facteurs politiques, sociaux et culturels très particuliers et d'ailleurs changeants, et qu'elle ne peut se concevoir et se comprendre que dans une relation de constante interférence entre le déclamateur, le destinataire, le public et l'événement, ce qui nous renvoie au mode de "fonctionnement" du panégyrique plus que de l'épopée. Il n'y aurait point là de facteur littéraire qui ne soit subordonné à une finalité politique, et les éléments épiques -même quand ils semblent ne pas se limiter à tel ou tel motif, mais informer la structure même de l'œuvre, comme c'est justement le cas pour la Johannide - ne seraient en fait que "Literarisierung", et devraient être relégués au second plan. Et H. Hofmann d'affirmer en conclusion: "Légitimation et représentation du pouvoir d'une part, stabilisation et délimitation d'une conscience de groupe d'autre part et, comme résultante, établissement d'une exclusivité spécifique du groupe dans un système menacé, semblent pouvoir être perçus comme l'occasion et la condition de ce genre nouveau" 31 . W. Kirsch parle de même d'une "fonctionalisation panégyrique des éléments structurels de l'épopée traditionnelle" 32 dans l'Antiquité tardive, en donnant l'exemple
28 Voir Alvarez, p. 27-30, et Consolino 2, p. 214. Mais on peut aussi faire de ce topos, comme le propose Galand-Hallyn (p. 76), une "lecture inversée" qui manifesterait la fierté épique de Corippe; nous reviendrons sur ce point à la fin de ce chapitre. 29 Voir Consolino 2, p. 214. 30 Voir Hofmann 1, surtout les p. 116 sqq. 31 Hofmann 1, p. 142. 32 Kirsch, p. 190, sur Claudien. Le rôle de Claudien, dans le rapprochement entre épopée et panégyrique, est fondamental, et les raisons en ont été bien étudiées par A. Fo (Studi sulla tecnica poetica di Claudiano, Catania, 1982, p. 79 sqq.), qui s'est également intéressé aux rapports entre les deux genres dans la tradition pré-claudianéenne (ibid., p. 65 sqq.), après avoir conclu à leur fusion chez Claudien (ibid., p. 63-65). Voir aussi Kirsch, p. 161-163, sur l'intérêt de ce rapprochement.
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LA FONCTION PANÉGYRIQUE
des exposés de géographie, des conseils de guerre ou des catalogues de troupes chez Claudien, et il déplore souvent que l'on parle trop vite de "mélange des genres"; avec les formalistes russes et les structuralistes pragois, il préfère envisager une évolution pour sa part, car il considère que les cadres génériques s'élargissent à cette époque: "L'orientation panégyrique de l'épopée historique d'une part, et d'autre part le changement de structure du panégyrique- qui passe d'un plan thématique à un plan narratif-, tout comme la transition de la forme prosaïque à la fmme hexamétrique chez Claudien, estompent les différences structurelles, mais aussi fonctionnelles, entre panégyrique et épopée, si bien qu'entre les deux poèmes de Corippe- dont l'un, lalohannide, se donne pour une épopée, mais l'autre, sur Justin, pour un panégyrique-, les différences structurelles et fonctionnelles ne sont plus constatables" 33 • -Il faut néanmoins reconnaître que cette approche des œuvres selon leur "fonctionnement" est assez récente dans la critique littéraire. Pour classer la Johannide parmi les panégyriques, sans pousser cependant la réflexion théorique aussi loin que H. Hofmann, M. D. N. Estefania Alvarez déjà citait quelques lignes de T. Todorov 34, qui rejetait la méthode des parallèles textuels. Cette citation ne nous paraît pas gratuite: considérer qu'une iunctura ne définit pas un genre, c'est aussi une manière de refuser à la Johannide le statut épique, en face d'un texte tout saturé d'échos virgiliens. Or on a dit plus haut que les Anciens, s'ils avaient du genre épique des définitions parfois contradictoires en théorie, en avaient une perception "intuitive" assez nette: ils se rapportaient en effet à des modèles incontestés, qui imprégnaient leur mémoire, et tout en admettant des variations de détail, identifiaient un texte comme épique ou à coloration épique en y reconnaissant une lexis homérique ou une dictio virgilienne. Aussi nous semble-t-il important de revenir, à présent, sur ce que Corippe lui-même, dans une langue directe plutôt qu'imagée, nous dit de son travail: que voulait-il indiquer à ses contemporains, et qu'est-ce que ceux-ci percevaient en son poème? 3 - Ce que suggère Corippe lui-même Indépendamment même de la topique relevée plus haut, la situation de communication est ici celle d'un panégyrique, comme on le voit à travers la préface principalement. L. Pemot s'est intéressé à la préparation, la prononciation et la publication des éloges en généraP 5, etH. Hofmann accorde à la récitation une importance capitale dans l'étude des épopées panégyriques36 ; ces textes sont d'abord conçus pour être
33 W. Kirsch, "Probleme der Gattungsentwicklung ... ", op. cit., p. 283; repris dans Kirsch, p. 25. Même opinion chezAL Cameron, Claudian ... , Oxford, 1970, p. 260-262. Riches réflexions de S. Antès sur "Le genre littéraire composite du poème" dans l'introduction de son édition de Just. dans la C.U.F. (Paris, 1981), p. XL sqq. (p. L sqq. pour les traits épiques: longueur, plan, motifs ... ). Une comparaison de Just. avec le panégyrique d'Anastase par Priscien (début du VIe siècle; éd. traduite et commentée par A. Chauvot, Bonn, 1986) manifeste bien le grand effort d'épicisation de Corippe dans cet éloge. 34 Voir Alvarez, p. 25. 35 Voir La rhétorique de l'éloge ... , op. cit., t. 1, p. 423 sqq. 36 Voir Hofmann 1, p. 125 sqq.
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CHAPITRE PREMIER
écoutés, écrit-il, par un public que l'on imagine bien: une élite politico-sociale assez restreinte, de plus en plus massivement chrétienne, et souvent plus cultivée que le destinataire, qui est en même temps le héros du poème; entre ce public et les faits, l'auteur est un interpres, comme l'orateur lors d'un panégyrique37 , et nous avons vu Corippe demander à Justinien de l'instruire de toute chose (2, 24-25), ce qui est assez dire que la J ohannide donnera des événements une "version officielle". De quelles informations l'écrivain peut-il disposer pour cela? Nous reprenons ici ce que nous écrivions naguère38 : "La précision des détails fournis sur les opérations militaires, l'art aussi d'oublier ou de camoufler certains faits peu flatteurs pour les officiers supérieurs et généraux, peuvent laisser penser que Corippe tenait ses informations du haut commandement byzantin et peut-être, pour certaines d'entre elles, de Jean lui-même, dont la carrière est à maintes reprises rappelée de façon circonstanciée. -Comment et où le poète est-il entré en contact avec l'état-major? Il n'est pas exclu que certaines compositions antérieures à la Johannide, et de moindre envergure, lui aient valu quelque réputation en Byzacène. Il est également possible, comme le suggère Av. Cameron, que Corippe ait obtenu ses informations et la commande de son poème "lorsque le général Jean et l'armée byzantine prenaient leurs quartiers dans un de ces bourgs de Byzacène que Corippe semble connaître si bien, Laribus ou mieux lunci, tous deux figurant dans le poème" 39 . Nous sommes certes là dans le domaine de l'hypothèse, mais celle-ci n'est pas infondée. Il est en tout cas certain que notre auteur tenait ses informations, et plus encore la version qu'on voulait l'entendre en donner, de toute première main, c'est-à-dire de l'entourage direct du magister militum". Et qu'à ces sources byzantines se soit jointe, sur l'identité de plusieurs Berbères massacrés, la renommée universelle issue des rangs ennemis, lafama ( ... )ad cunctas uolitans ex hostibus a ures (8, 532-533), ce n'est peut-être pas, sous la plume d'un écrivain autochtone, un simple topos littéraire. On verra que les catalogues sont accueillants par essence, mais tous les anthroponymes byzantins ou berbères qui s'accumulent dans les récits de batailles ne peuvent quand même pas avoir été inventés, étant donné les conditions de diffusion du texte; et pourquoi Corippe eût-il renoncé à nommer un duro nomine Maurum (5, 258) s'il s'était agi là d'un personnage purement fictif?
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Voir Hofmann 1, p. 119. Zarini 3, p. 43-44. Voir aussi Ehlers, p. 130. Cette question est indépendante de celle des sources littéraires de la Johannide, sur lesquelles on peut consulter Février, et id., "L'Histoire Auguste et le Maghreb", Antiquités africaines, 22, 1986, p. 115-128 (pour les textes qui "conditionnent" l'approche des Berbères par Corippe). 39 Cameron, p. 169. Peut-être ces hautes relations ont-elles permis à Corippe d'accéder à un rapport officiel, sur les campagnes de Jean Troglita, conservé aux archives militaires de Carthage : les travaux de G. Sabbah ont ainsi montré qu'Ammien Marcellin utilisait ce genre de documents (voir La méthode d'Ammien Marcellin, Paris, 1978, p. 140 sqq., et surtout p. 154155 pour les rapports militaires). Faut-il interpréter de cette façon la déclaration de notre auteur sur les exploits de l'éclaireur Caecilides Liberatus en !oh. 7, 397 :non ignota cano? Démarquée de VERG. Aen. 8, 49 haud incerta cano (Tibérinus parle à Enée), cette formule souligne peut -être l'éclat tout particulier des actes de ce personnage, que 1'on voit intervenir plusieurs fois dans le poème, mais Corippe semble souvent vouloir n'oublier aucun des officiers byzantins. 38
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LA FONCTION PANÉGYRIQUE
En ce qui concerne le moment et le lieu de la récitation, nous renvoyons au second point de notre introduction générale à l'œuvre, où nous tenterons de situer dans une "liturgie" politique ces carmina festa (praef. 2) déclamés à Carthage vers 550, pour nous intéresser plutôt ici au public de Corippe. La préface, dans son premier vers, mentionne des proceres: qui sont donc ces "grands", et pourquoi s'adresser à eux? Notre auteur ne nous en dit rien de précis, mais on peut supposer avec vraisemblance que dans son auditoire figurent Jean, le héros du poème, avec Ricinarius son second, ainsi que le préfet du prétoire Athanase4°- dont la Johannide fait plusieurs mentions flatteuses- sans oublier leur maison; peut-être un représentant de l'empereur Justinien s'est-il joint à eux. Les nouveaux maîtres de l'Afrique, en tout cas, sont maintes fois loués, comme tels officiers, généraux et supérieurs, assurément présents. C'est peut-être principalement à ces étrangers que s'adressent les explications données en 4, 110-111 sur le dieu Gurzil ou en 8, 305-309 sur les cultes berbères de Mastiman et de Sinifere. Mais l'assistance doit aussi, et même surtout, comporter des membres, aussi nombreux que possible, de cette aristocratie provinciale que veulent s'attacher les autorités byzantines; car ces élites, après un moment d'enthousiasme consécutif à la reconquête "romaine", sont bien déçues: le nouveau pouvoir nomme des administrateurs surtout hellénophones, lève des impôts redoutablement lourds, ne serait-ce que pour fortifier les frontières, et prend des positions religieuses hétérodoxes aux yeux des Africains41 • Si nous résumons ici notre future introduction générale au poème pour la C.U.F., on assiste en Afrique, après le milieu du IVe siècle, à la fois à un élargissement des élites sociales et à une raréfaction des couches supérieures de ces élites; or il est bien certain que Corippe s'adresse à elles, lui qui, volontiers, souligne les incidences des guerres berbères sur les nobles et les riches 42 , mais il ne faut pas induire
40 Il reste en poste jusqu'à l'été 552 au plus tard : voir J. R. Martindale (P.L.R.E., t. 3, Cambridge, 1992), p. 144 (s.v. "Athanasius 1"). 41 Voir J. Durliat, "Les grands propriétaires africains et l'État byzantin (533-709)", C.T., 29, 1981, p. 517-531, et Cameron, p. 168-169. Sur la querelle théologique dite "des Trois Chapitres", qui oppose alors fortement l'Afrique à Byzance, voir la récente mise au point de Cl. Sotinel dans l'Histoire du christianisme, t. 3, éd. par L. Pietri, Paris, 1998, p. 427 sqq. -Aussi les plus vibrants éloges du pouvoir byzantin sont-ils mis par Corippe dans la bouche du tribun Liberatus, un enfant du pays (3, 49-51), lors de "l'archéologie" des guerres maures aux livres III et IV. Sur la portée littéraire de ce choix, nous reviendrons bientôt. En tout cas, ce public n'est plus aussi naturellement et profondément "romanophile" que celui de Claudien en Italie dans les années 400 (voir par exemple A. Fo, Studi sulla tecnica poetica di Claudiano, Catania, 1982, p. 82 sqq.). 42 Voir /oh., 1, 41 et 3, 447-448. Il s'agit là d'un motif que soulignent volontiers les narrateurs latins des guerres civiles (voir P. Jal, La guerre civile à Rome ... , Paris, 1963, p. 388389), mais on se rappellera surtout, ici, que c'est dans l'aristocratie municipale, au moins autant que chez les sénateurs latifondiaires, que se recrute le public privilégié du geme littéraire conservateur qu'est l'épopée à l'époque tardive, d'après W. Kirsch (voir Kirsch, p. 31-32, et Id., "Altes und Neues im lateinischen Epos des 4.-6. Jahrhunderts", Klio, 60, 1978, p. 389 sqq.). Pour une réflexion générale sur les liens entre genres et société au Bas-Empire, voir H. Hofmann, "Gattungssystem und Gesellschaftssystem ... ", in Actes du VIle Congrès de la F.I.E.C., t. 2, Budapest, 1984, p. 267-274.
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CHAPITRE PREMIER
de ses allusions répétées à la vie rustique une focalisation exclusive sur les "gentilshommes campagnards" dans cette épopée déclamée "chez les gens de la ville" (praef 26): outre que les preuves d'un "retour à la terre" massif des élites africaines sont insuffisantes, le poète évoque, en !oh. 3, 280 et 6, 63, les Sidonii patres, c'est-à-dire une aristocratie urbaine, semble-t-il, fût-elle faite de latifondiaires au demeurant. Il peut également y avoir, dans cet auditoire, de grands Vandales romanisés. Du moins ce public présente-t-il, par delà des différences de détail, une relative homogénéité culturelle43, pour avoir fréquenté les mêmes écoles. Car il s'agit, tout d'abord, d'un public lettré, celui auquel s'adressaient naguère Dracontius, Luxorius, qui ont suscité maintes recherches modernes, ou les poètes de l'Anthologie de Saumaise44 . L'Antiquité tardive voit certes apparaître une littérature qui se veut accessible aux masses, mais l'épopée s'adresse à une élite de plus en plus restreinte, fort conservatrice, et entichée de néo-classicisme jusqu'au VIe siècle45 . Les exigences de ce public justifient, dans la préface, les craintes que Corippe exprime sur sa rusticitas46 - et qui font écho, en plus humble encore, à telles déclarations de Claudien 47 - , ainsi que les innombrables références littéraires qui parsèment le poème, ou les scrupules de métrique que confesse l'auteur 48 , à une époque où, surtout en Afrique, on n'y a plus l'oreille sensible, ou encore sa consternation de compromettre la poésie latine par l'onomastique berbère49 , et plus généralement son purisme
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Voir Hofmann 1, p. 127. Sur le public de Corippe, voir aussi Vinchesi 4, p. 204 sqq. Sur la vie littéraire, active et brillante, dans la Carthage romaine, on peut encore consulter la synthèse d'A Audollent, Carthage romaine, Paris, 1901, p. 691 sqq.; les p. 749 sqq. portent sur la poésie de 1' époque vandale, à laquelle 1' auteur rattache Corippe; voir aussi F. Bertini, Autori latini in Africa sotto la dominazione vanda/ica, Genova, 1974, et l'article "Afrika II" (J. Fontaine et al.), dans R.A.C., suppl. 1-2, 1985, col. 211 sqq. Sur le système scolaire qui continue alors, en Afrique, à former ces élites culturelles, voir à présent, outre P. Riché, Education et culture dans l'Occident barbare, V/e-V/Il' siècles, Paris, 1962, p. 76-78, K. Voessing, Sc hule und Bi/dung im Nordafrika der romischen Kaiserzeit, Bruxelles, 1997, p. 624 sqq., etH. Laaksonen, Carthago ornata magistris .. ., Syyskuu, 1991. 45 Voir Kirsch, p. 30-31 (avec les réf. de lan. 113) pour la littérature "de masse", et pour l'élitisme p. 35. Sur le public de cette époque (en général plutôt qu'en Afrique), voirE. Auerbach, Literary Language and Its Public in Late Latin Antiquity and in the Middle Ages (trad. angl.), Princeton, 1993, p. 235 sqq. (ch. 4: "The Western Public and Its Language"); le langage littéraire se caractérise, pour l'auteur, par sa sélectivité, son homogénéité et son conservatisme (p. 249-252). Sur le haut niveau culturel "pré-requis" du public de lalohannide, voir Burck 3, p. 398; R. Dodi, "Corippo poeta dellaRomanitas africana", Aevum, 60, 1986, p. 112; Cameron, p. 170-171. 46 Voir Zarini 1, passim. Sur cette hantise de l'incorrection, fréquente chez les écrivains, voir J.-Cl. Fredouille, "Latin chrétien ou latin tardif?", Rech. Aug., 29, 1996, p. 9 (avec référence, entre autres, à Apulée devant les lettrés de Carthage en Fior. 9, 7). 47 Voir les préfaces de Cons. Mal!. Theod. 1-2 (où il est aussi question, en janvier 399, · des proceres à la cour de Milan) et 19-20, de In Ruf 1, 16, de 3 Cons. Hon. 17-18, de Get. 3 et de 6 Cons. Hon. 23-26. Sur ce public très "huppé", voir Kirsch, p. 163-165. 48 Voir /oh. praef, 27-28 (avec un tribraque, fait rare, en fin d'hexamètre: simple négligence ou suprême "finesse"?), et 2, 26 (avec notre commentaire: Zarini 3, p. 142). 49 Voir /oh. 2, 27 (avec notre commentaire: Zarini 3, p. 142-143). 44
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LA FONCTION PANÉGYRIQUE
classicisant. Ce public est, d'autre part, latinophone: c'est avec les "Camènes romaines" que la "Muse rustique" de Corippe entend rivaliser (praef 37), et peu importe que cet auteur, dont le second cognomen est peut-être d'origine berbère, ait su le punique ou le libyque50 : il écrit en latin, langue de culture. Tout son auditoire maîtrise-t-il cette même langue? Cela semble tout à fait évident pour les Africains, et hautement probable pour les Byzantins, car ceux-ci appartiennent aux milieux officiels, où le latin ne peut alors être ignoré, même quand ils arrivent d'Orient. Le préfet du prétoire fut d'ailleurs entouré dès 534, dans l'Afrique byzantine, de deux grammatici et de deux sophistae oratores, d'après le Code Justinien (1, 27, 1, 41-42). G. Dagron a bien montré que si, "en 450, le latin a cessé d'être une langue d'usage normal dans l'entourage de l'empereur à Constantinople", cela "ne signifie pas qu'il devienne une langue morte et une survivance purement symbolique avant la fin du VIe siècle"; sous Justinien, latinophone d'origine, "le latin garde sans doute le caractère d'une langue vivante" 51 . C'est la langue de l'État, des hauts fonctionnaires -l'Eglise et le peuple parlent grec dans la capitale, et la connaissance du latin y devient, en dehors de l'administration, exceptionnelle dès les années 58052 -,et il tend même à devenir en Orient une langue de culture sous le règne de Justinien qui, tout occupé de restaurer la grandeur romaine, codifie en cette langue le droit romain, quitte à promulguer en grec la plupart des novelles 53 . Des Occidentaux chassés par les invasions ont apporté avec eux leur bibliothèque latine à Constantinople, où l'on recopie alors force manuscrits latins pour des fonctionnaires cultivés et des juristes nostalgiques 54, car la culture tend à devenir, à cette époque, un privilège de "mandarins"55 . On peut donc certes supposer que Jean Troglita et son état-major ne sont pas des lettrés 56 , mais ces Orientaux doivent alors comprendre suffisamment le latin, puisqu'à Byzance même on demandera à Corippe, quelque quinze ans plus tard, un long poème en latin pour célébrer l' em-
50 Selon les suppositions d'Al. Cameron (Claudian ... , Oxford, 1970, p. 458) et d'U. J. Stache (dans son commentaire sur Just. publié à Berlin en 1976, p. 2 n. 4). Sur les rapports entre latin, punique et libyque (classés ici par ordre de "prestige" décroissant) dans l'Afrique tardive et médiévale, voir S. Lancel, "La fin et la survie de la latinité en Afrique du nord. Etat des questions", R.E.L., 59, 1981, p. 269 sqq. (et surtout p. 270-273 pour la situation linguistique que "trouve" Corippe à son époque). Sur le sort déclinant du latin dans l'Afrique byzantine, voir Cameron, p. 170-171 et 175-176. 51 Voir "Langue de culture et langue d'Etat...", Revue Historique, 241, 1969, p. 23-56 (ici p. 37), et B. Baldwin, "Latin in Byzantium", dans From Late Antiquity to Early Byzantium (éd. par V. Vavrinek), Prague, 1985, p. 237-241. Brèves observations chez Br. Rochette, Le latin dans le monde grec, Bruxelles, 1997, p. 141 sqq. (administration) et 257 sqq. (littérature). 52 Voir B. Hemmerdinger, "Les lettres latines à Constantinople jusqu'à Justinien", Byzantinische Forschungen, 1, 1966 (= Polychordia, Mél. F. Dülger), p. 174-178. 53 Voir G. Dagron, op. cit., p. 42-46. 54 Voir G. Cavallo, "La circolazione libraria nell' età di Giustiniano", dans L'imperatore Giustiniano, storia e mito (éd. par G. G. Archi), Milano, 1978, p. 201-236 (nous nous référons surtout aux p. 218-220 de cette étude aussi pessimiste que savante). 55 Voir A. Pertusi, "Giustiniano ela cultura del suo tempo", dans L'imperatore Giustiniano ... , op. cit., p. 188-189 (les conclusions de cet article, p. 196-197, sont moins pessimistes que celles du précédent). 56 Voir Hofmann 1, p. 127-128.
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CHAPITRE PREMIER
pereur Justin IL La langue contribue ainsi à créer, entre le héros, l'auteur et le public, le consensus nécessaire à tout panégyrique57 ; que son naufrage assez proche, en Afrique et à Constantinople, ait nui à la Johannide, ne concerne que l'histoire du texte. Ce consensus n'était pas acquis d'avance, après quelques années de domination byzantine, comme 1' ont redit tous les historiens; il revient donc à Corippe de le faire exister en l'évoquant, dans la préface où il est question de la joie de Carthage tout entière (v. 35), dans la longue "archéologie" des guerres berbères où le tribun Caecilides Liberatus, en enfant du pays, présente à maintes reprises les "Romains" et leur chef comme les sauveurs attendus par tous (3, 54 - 4, 246), ou encore dans la description de l'aduentus de Jean à Carthage, en 546 (6, 58 sqq.) 58 , où l'on rencontre la topique de l'admiration universelle59 , et peut-être dans celle, par hypothèse, de son aduentus final, en 548, que la lacune terminale du Triuultianus nous laisse ignorer60 . Ce souci du consensus fait-il de notre épopée un texte de propagande? Si l'on se réfère à l'œuvre de Claudien, Al. Cameron considère qu'il s'agit là d'un concept fondamental61, tandis qu'une poésie aussi savante ne saurait avoir, pour S. Dopp, une diffusion de masse, qui seule permet vraiment de parler de propagande62 . Mais c'est là prendre cette notion en un sens trop moderne, croyons-nous, car une diffusion de masse n'importe que si la masse joue réellement un rôle politique; or ce n'est plus tellement le cas dans l'Antiquité tardive, même s'il faut évidemment compter parfois avec elle, comme le vit Justinien lors de la sédition Nika. Ceux qu'il s'agit de gagner à la politique impériale ne sont qu'une assez petite élite sociale et culturelle, qui attend du poème une information sur les volontés du pouvoir ainsi qu'un plaisir de choix lors
57 Voir Hofmann 1, p. 131-132; l'importance du consensus est d'ailleurs soulignée dans toutes les études relatives aux panégyriques. De ce consensus sont cependant exclus les non1atinophones, des gens par définition modestes et qui ne "comptent" pas ici : voir M. Mause, Die Darstellung des Kaisers in der lateinischen Panegyrik, Stuttgart, 1994, p. 30-31. Mais l' épopée également vise à rendre "solidaires" les membres de son public : voir Kirsch, p. 21. 58 Sur cette cérémonie tardive, voir S. MacCormack, Art and Ceremony in Late Antiquity, Berkeley-Los Angeles-London, 1981, p. 17 sqq., et plus récemment P. Dufraigne, Aduentus Augusti, Aduentus Christi, Paris, 1994. Notre scène est étudiée par M. MacCorrnick (Eternal Victory ... , Cambridge-Paris, 1986, p. 256-257); voir aussi Zarini 5, p. 168-170. 59 Voir Curtius, t. 1, p. 267-269; Alvarez, p. 33. 60 Voir J. Mantke, "Ueber den verlorenen Schluss der /ohannis des Corippus", Eos, 78, 1990, p. 325-332; mais voir aussi, contra, BHinsdorf, p. 543, qui pense que le poème s'arrêtait bien à la victoire des campi Catonis, ainsi que Ehlers 1, p. 117. 61 Voir le sous-titre de son Claudian (Oxford, 1970) : Poetry and Propaganda at the Court of Honorius, et les p. 46 sqq. et 228 sqq. Ce point de vue a été sévèrement critiqué par Chr. Gnilka dans son compte rendu de cet ouvrage (Gnomon, 49, 1977, p. 26-51). Voir aussi Kirsch, p. 169-170. Al. Cameron y revient dans son récent essai "Claudian Revisited", dans Letteratura e propaganda nell' Occidente latino da Augusto ai regni romanobarbarici, a cura di F. E. Consolino, Roma, 2000, p. 127-144; son seul regret est d'avoir qualifié Claudien d'"official propagandist", alors qu'il pense à présent que le poète n'était pas "aux ordres".- En dehors du domaine étudié par Hofmann 1, voir les très intéressantes réflexions de G. Sabbah, "De la rhétorique à la communication politique : les panégyriques latins", B.A.G.B., 1984, p. 363-388. Sur la propagande en général, voir l'ouvrage de S. MacCormack cité supra. 62 Voir Zeitgeschichte in den Dichtungen Claudians, Wiesbaden, 1980, p. 247.
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d'une recitatio 63 : un public assez informé pour qu'il soit difficile de le duper grossièrement, et assez cultivé pour guetter et apprécier des allusions littéraires; mais à quelle littérature? Question plus intéressante que l'évaluation, pour nous impossible, de l'efficacité de Corippe comme panégyriste, dans un pays alors bouleversé par la querelle des Trois Chapitres. L'attachement de notre auteur à la vie littéraire est manifeste dans la J ohannide: le bonheur que connaît l'Afrique à la fin des années 530 et au début des années 540, avant la peste de 543, ce ne sont pas seulement pour lui la paix civile et la prospérité matérielle (3, 320 sqq.), comme ce l'était pour Jean Troglita (3, 28-34); c'est aussi le retour des Camènes et des Muses, le rétablissement des lettres et des arts (3, 334-335). Si le poète est prompt à déprécier son talent, en bon panégyriste ou simplement en auteur tardif64, il se fait une haute idée de la littérature: car c'est elle seule qui entretient le souvenir des héros anciens (praef 5-14 )65 , et qui permettrait à Corippe de se comparer aux plus prestigieux modèles, s'il n'était dépourvu de cette doctrina si prisée chez un Virgile (praef 12, 23, 33- qui pastiche Juvénal, Sat. 1, 79). Quelles sont les références en question? On relèvera d'abord Homère, le Smyrnaeus ua tes (praef 11; 1, 175), selon l'expression consacrée. Corippe l' a-t-illu en grec, et savaitil seulement cette langue? Sur la base d'un passage du chant II (v. 425 sqq.) que nous avons commenté66 , M. Laus berg l'a certes cru, mais cela nous a semblé incertain, autant qu'à plusieurs savants 67 , et n'a d'ailleurs pas grande importance ici, car les épisodes célèbres entre tous qu'il évoque, lorsque la flotte byzantine "longe le rivage lamentable de l'antique Troie" (1, 174), n'impliquent pas une lecture directe du texte homérique: si Jean et son entourage, Orientaux hellénophones, se réfèrent à l'original ( 1, 17 5) - à supposer qu'il ne s'agisse pas là d'une flatterie -, Corippe pouvait se rapporter, lui, à sa culture générale de grammaticus, notamment virgilienne (Aen. 1, 466 sqq.) et lucanienne (9, 950 sqq.), sans avoir besoin, comme son compatriote et collègue Pompeius dans les années 500, de connaître le grec 68 , ou encore à l' !lias Latina
63 Voir encore une fois Hofmann 1, p. 125 sqq., pour ces aspects fondamentaux. La masse n'écoute ni ne lit le panégyrique, mais participe aux réjouissances qui l'accompagnent: voir !oh. praef 35, et plus généralement M. Mause, Die Darstellung des Kaisers in der lateinischen Panegyrik, op. cit., p. 36-37. Sur les limites de la notion de propagande d'après les panégyriques conservés, voir ibid., p. 12-13 et 45-46. Sur le rôle que peuvent alors jouer les masses, surtout dans le domaine religieux, voir par ex. R. MacMullen, "The Historical Role of the Masses in Late Antiquity", dans Changes in the Roman Empire, Princeton, 1990, p. 250-276. 64 Curtius (t. 1, p. 154 sqq.) montre en effet que cette topique, à l'époque impériale et tardive, dépasse largement le cadre des seuls panégyriques. 65 Sur cette topique, voir Curtius, t. 2, p. 285-287. 66 Voir Zarini 3, p. 248-249 (comm. au v. 425), avec réf. à Lausberg, p. 125-126; voir aussi Tommasi, p. 19, n. 48. 67 Voir notamment S. Antès dans son édition de Just. (Paris, 1981), p. XXXII n. 3 (longue et riche discussion). 68 Voir K. Vossing, Schule und Bildung im Nordafrika der romischen Kaiserzeit, Bruxelles, 1997, p. 626 n. 2108, sur le grec en général, dans l'Afrique vandale, et sur Pompeius en particulier. Sur ce Pompeius, voir aussi, par exemple, R. A. Kaster, Guardians of Language ... , Berkeley-Los Angeles-London, 1988, p. 139 sqq. (un exemple de son usage du grec aux p. 166-167).
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CHAPITRE PREMIER
de Baebius Italicus, dont on sait le succès dans l'Antiquité tardive, pour ne rien dire des "romans" de Dictys le Crétois et de Darès le Phrygien69 ; de même pour les nombreuses allusions, disséminées à travers notre poème, aux héros de l' Iliade70 . Le véritable intérêt de ces références homériques est autre: elles enracinent le sujet de la Johannide dans les mythes fondateurs de l'Antiquité classique, et le poème lui-même dans ce qui reste, pour les grammairiens tardifs et bien après Horace71 , la référence suprême en matière épique. L'Odyssée est ici moins concernée: nous y reviendrons. A Homère, ces critiques joignaient Virgile, invariablement. De nombreux travaux contemporains, non satisfaits des simples relevés de loci similes du siècle passé72 , ont étudié l'influence de ce dernier sur la J ohannide; à ceux que nous avons cités en introduction73 , on peut ajouter les essais d'E. Burck74 et de V. Tandoi 75 , la somme de ces recherches laissant peu d'aspects dans l'ombre. Cette aemulatio ne va évidemment pas sans problèmes, qu'il nous faudra examiner avec lucidité par la suite. Contentons-nous cependant ici de noter, comme pour Homère, les références explicites de Corippe à l' Enéide: sans même parler du titre de l'œuvre, dans la préface, Enée est le premier mentionné, des héros dont les lettres assurent la pérennité (v. 7), pour avoir été décrit par "le savant Virgile en un poème" (v. 12); et Corippe d'esquisser alors un double parallèle, entre son héros et Enée, entre Virgile et lui-même (v. 15-16), ce qui nous intéresse ici étant moins le topos de la surenchère et la dépréciation de soi que l'hommage au maître et le désir d'émulation. On retrouve cette allégeance explicite au livre 1: au v. 8, après la propositio, Corippe conclut que "ce sont les Enéades qu'à nouveau désirent chanter les Camènes"; et les allusions se multiplient lors du passage de la flotte au large de Troie: Jean, sa femme et son fils sont comparés à Enée (v. 203), Créuse (v. 201) et Iule-Ascagne (v. 201 et 207: spes altera), des personnages
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Voir G. Fry, Récits inédits sur la guerre de Troie, Paris, 1998. Voir Partsch, p. 159 sqq. ("Index historiens et mythologus"), s. v. Achilles, Pelides, etc. 71 Voir, dans les Grammatici Latini de H. Keil, Marius Victorinus (6, 210) et Diomède (1, 473, 482); HOR. Ars, 74. Il y a donc sans doute ici, aux yeux des Anciens, plus qu'un "expédient ingénu et puéril", comme le pensait Romano (p. 17) : un topos sans doute (BHinsdorf, p. 526), mais non dépourvu de sens. 72 Voir supra les n. 8, 9, 10 de l'Avant-Propos; ajouter Vinchesi 3, Zarini 3 et Tommasi pour le commentaire détaillé des livres I, II et III, et la synthèse de Vinchesi 3, p. 28 sqq., plus intéressante que les relevés d'Alvarez, p. 11-18. 73 Voir supra lan. 15 de l'Avant-propos; Laus berg analyse minutieusement, autour du motif Parcere subiectis ... , la relecture chrétienne de Virgile par Corippe dans la Johannide. 74 Voir Burck 3. 75 Voir Tandoi 4, à compléter par les récentes mises au point de Consolino l et 2 sur le rapport problématique entre Jean et Enée; nous y reviendrons dans le chapitre IV. Les brèves remarques de Vinchesi 4, p. 195 sqq., sont bien moins originales, et on leur préfèrera celles de Ch. Tommasi-Moreschini (voir infra, n. 77), p. 262 sqq. Plus largement, sur la réception de Virgile par les auteurs chrétiens de l'Antiquité tardive, voir, outre l'étude classique de P. Courcelle, Lecteurs païens et lecteurs chrétiens de l' Enéide, t. 1, Paris, 1984 (avec de nombreuses références à Corippe), la bonne et récente synthèse de Mora-Lebrun (ch. II: "Maro mutatus in melius", p. 49-81), qui souligne, entre autres, que Virgile reste la référence en matière d'harmonie et de musicalité du vers, même lorsque la perception de la prosodie et la prononciation du latin évoluent (p. 53-55); or c'est la blanda dulcedo (/oh. 2, 25) que Corippe demande à sa ":Muse", Justinien. 70
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dont tout rappelle le souvenir en ces lieux (v. 177, 181, 194 et 198, avec des pastiches manifestes du début de l' Enéide); après quoi, le caractère virgilien du poème étant assez nettement défini, Corippe se contentera d'allusions multiples et limpides, mais non nominatives. C'était déjà le cas pour Homère, et la démarche nous paraît claire: quelle que soit la fonction du texte, ces références invitent à le percevoir comme une épopée, dans la meilleure tradition antique, et à le mettre en rapport avec la forme noble entre toutes qu'est l'épopée mythologique (praef 7 sqq.). Homère et Virgile étaient, avons-nous dit, les modèles incontestés du genre; tel n'était pas toujours le cas des autres poètes épiques, et c'est peut-être pourquoi Corippe ne renvoie explicitement qu'à ces deux maîtres. A côté du nombre impressionnant d'écrivains qu'il a imités sans le dire- on ne le lui demandait d'ailleurs pas: le plaisir de la reconnaissance en eût été diminué1 6 -,il en est cependant deux autres auxquels on peut déceler quelques références à peine cryptées. Celui qu'on a souvent- et parfois abusivement- présenté comme un "anti-Virgile", Lucain, a eu une considérable influence dans l'Antiquité tardive 77 : si d'innombrables passages de la Johannide portent sa marque, ce qui n'étonne pas en présence d'un sujet africain- par exemple avec la fréquente association des Maures à Ammon, ou lorsque les conseils de Jean à ses officiers, en 1, 522 sqq., suivis de multiples illustrations dans le poème, évoquent la fin tragique deCurion face aux Numides 78 -,sans doute a-t-on une allusion expresse à la Pharsale79 lorsque Jean, en 547, engage ses troupes à poursuivre les Maures dans le désert en déclarant: "La zone rougeoyante portera témoignage de vos épreuves, avec la confirmation du ciel; après le grand Caton, j'aurai été le second à tenter 1' expérience: voilà ce que liront, qui que ce soit qui l'écrive, nos descendants" 80 . Les Berbères ne seront-ils d'ailleurs pas défaits aux campi Catonis (8, 166)? On observera aussi l'extraordinaire insistance de Corippe sur le thème de la guerre civile, dans une Afrique alors déchirée à bien des égards, et certains échos très précis du proème de Lucain comme lors de la mutinerie de !oh. 8, 49 sqq.; ainsi 8, 54 démarque-t-il
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Voir, après A. Thill, Alter ab illo, Paris, 1979, A. Cizek, Imitatio et tractatio, Tübingen, 1994. 77 Voir M. A. Vinchesi, "La fortuna di Lucano fra tardaAntichità e Medioevo", I-II, Cultura e Scuola, 20,77 (p. 62-72; p. 69 sqq. sur Corippe) et 78 (p. 66-75), 1981. Pour l'influence de la Pharsale sur lalohannide, voir Ehlers 1, passim, plus intéressant qu'Alvarez, p. 18-19, ainsi que Vinchesi 4, p. 200, et Ch. Tomrnasi-Moreschini, "La lohannis corippea : ricupero e riscrittura dei modelli classici e cristiani", Prometheus, 27, 2001, p. 270 sqq. 78 LVC. 4, 715 sqq. 79 LVC. 9, 368-949 (marche de Caton et de ses soldats, après une harangue roborative (v. 379 sqq.), à travers le désert de Libye). 80 !oh. 6, 339-341 : Vestros zona rubens referet testata labores, 1 confirmante polo, a magnoque Catane secundum 1 me temptasse legent t quoquo hanc scripsisse t minores. Le texte du v. 341, dans le ms T, est incompréhensible : quoquo hanc scripsisse ne rime à rien. Partsch proposait nosque hanc superasse, et Rarnirez 2 (p. 166-167) quoque, hune scripsisse, bien préférable (hune désignant Corippe); nous suggérerions quoquo haec scribente, formule par laquelle Corippe ferait allusion à la Johannide en l'inscrivant dans le sillage de la Pharsale, mais sans décliner son identité, avec la modestie d'un panégyriste, pour qui seul compte le héros. Si Jean prend la suite de Caton, Corippe prend ainsi celle de Lucain.
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ostensiblementLVC. 1, 3 et 8, 56 LVC. 1, 8.- Les mêmes remarques valent pour Claudien, mais avec une part plus grande d'hypothèse: le chantre de Stilicon influence souvent l'auteur de la Johannidél, mais faut-ille reconnaître personnellement dans les "anciens poètes" qui, "dans leurs vers profanes" (1, 452), ont chanté les combats des géants contre les dieux d'en haut? Ce motif de la Gigantomachie- associé à la lutte de Jean contre les barbares, comme il est courant dans la littérature et l'art officiels tardifs- apparaît trois fois dans le poème (1, 415-459; 5, 156-157; 6, 658-660), avec deux références à une source poétique (carmine, 1, 452 et 6, 658); en face d'un motif aussi fréquent dans les textes antiques, rien n'assure cependant formellement qu'il s'agisse de la Gigantomachie 82 de Claudien, dans toute l'œuvre duquel ce sujet est d'ailleurs obsessionnel. Mais c'est très certainement un écho à cet auteur et à l'ouverture de son premier livre Contre Rufin, plus encore qu'à celle de son Enlèvement de Proserpine, qu'il faut reconnaître dans la peinture par Corippe d'un "concile dans l'Averne" en !oh. 4, 322 sqq. Au total, ces influences avouées, plus ou moins ouvertement, justifient l'ambition qu'a la "Muse mstique" 83 de Corippe de "rivaliser avec les Camènes romaines" (praef 37), et W. Ehlers a raison, nous semble-t-il, de rapprocher de cette expression doublement nationaliste le désir de Lucain de composer des Romana ... carmina et la formule de Stace, appliquée à la Pharsale: carmen ... togatum 84 . Mais à côté de l'inspiration antique, l'apport biblique n'est pas à négliger non plus, pour son importance dans la poésie chrétienne qu'a su mettre en valeur J.-L. Charlet85 . On ne sait si notre Corippe est bien le Cresconius auquel, au xe siècle, le catalogue de la bibliothèque de l'abbaye de Lorsch attribue diverses pièces religieuses en vers 86 , tandis qu'à la même
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Nous ne connaissons cependant aucune étude qui soit spécifiquement consacrée à cette influence, hors la thèse de Welzel, qui se limite à la langue; il est vrai que les poèmes de Claudien les plus "proches" de lalohannide (Gild., Get.) n'excèdent pas la longueur d'un seul de ses chauts les plus développés, et qu'on peut difficilement comparer, dès lors, structures ou modes de composition; mais sans doute pourrait-on aller plus loin que le simple relevé de loci similes ... Brèves remarques intéressantes chez Hajdu, p. 168 sqq. 82 Latine plutôt que grecque, vu ce que l'on a dit plus haut, et si tant est qu'il en subsistât alors des vestiges plus significatifs qu'aujourd'hui. 83 Une expression qui, à nos yeux, se rattache à la topique de la modestie affectée (voir supra), bien plus qu'elle ne ferait état d'une première "manière" de Corippe comme poète bucolique, même si le parallèle avec Virgile a pu tenter quelques critiques : voir Vinchesi 3, p. 24-25. 84 Ehlers 1, p. 110, en référence à LVC. 1, 66 et STAT. Si!. 2, 7, 53. Sur l'image "agonistique", voir les références de lan. 76. Sur les Camènes, voir, outre l'étude de J.H. Waszink, "Camena" (Classica et Mediaevalia, 17, 1956, p. 139-148), les travaux récents de M. T. Camilloni, "Le Camene" (Bol. Stud. Lat., 28, 1998, p. 3-11), et de J. Dangel, "Faunes, Camènes et Muses : le premier art poétique latin ?'' (ibid., 27, 1997, p. 3-33). Sur les Muses et Camènes dans la Johannide, voir Andres 3, p. 90-95. 85 Voir "L'inspiration et la forme bibliques dans la poésie latine chrétienne du me au VIe siècle", daus Le monde latin antique et la Bible, Paris, 1985, p. 613-643; Corippe ne fait malheureusement l'objet que d'une allusion (p. 634 n. 25, in fine) dans cette très riche étude. 86 Un metrum Cresconii in euangel. lib./; eiusdem de diis gentium luculentissimum carmen (on pense aux attaques de Corippe contre les dienx maures dans la Johannide); eiusdem uersus de principio mundi uel de die iudicii et de resurrectione carnis.
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époque celui de l'abbaye de Murbach mentionne un metrum Cresconii 87 , probablement celui-là même qu'a recensé le bibliothécaire de Lorsch, car les deux monastères étaient alors en relations étroites: si S. Antès défend la position traditionnelle, pour laquelle ce Cresconius n'est pas notre auteur88 , celle-ci tend à être actuellement battue en brèche par des spécialistes pour lesquels l'identité des deux auteurs est évidente8 9. On ignore également quelle Bible utilisait notre poète: P. Monceaux a souligné l'éclectisme et la bigarrure des Bibles africaines aux ve et VIe siècles90 , sans parler du conservatisme des époques vandale et byzantine, où des théologiens contemporains de Corippe, dédaignant les textes "italiens" et la Vulgate, recouraient encore souvent à la version dite de saint Cyprien91 ; "l'impression d'ensemble est une extraordinaire confusion" 92 , surtout à l'époque qui nous intéresse: "Aucun écrivain de cette période ne paraît avoir même entrevu l'utilité d'un texte latin homogène et fixe, équivalent officiel du texte grec. C'est peut-être, au moins dans une certaine mesure, la conséquence indirecte de l'histoire politique: la domination vandale, en séparant Carthage de Rome, et la domination byzantine, en réveillant dans la contrée l'étude du grec, ont rendu plus difficile, puis moins utile, l'adoption d'un texte latin unique" 93 . Mais cette Bible composite- qu'il serait d'autant plus difficile d'identifier qu'un poète peut rarement citer littéralement, surtout lorsqu'il entend donner à son texte une coloration néo-classicisante -, Corippe ne l'ignore pas: si c'est surtout sur la base de l' Eloge de Justin qu'on a pu proposer de voir en lui un "auteurpatristique"94 , il montre dans la Johannide une bonne connaissance de l'Ancien Testament, qu'il se révèle sensible à la poésie des Psaumes 95 ou aux récits héroïques des livres historiques, dont les corn-
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Voir les références de ces catalogues dans Hofmann 2, p. 371 n. 41 et 42. Dans son édition de Just. (Paris, 1981), p. XVI n. 2. 89 Voir Hofmann 2, p. 371-372, avec les n. 43 à 46, pour une argumentation détaillée qui nous éloignerait de notre propos. L'identité de ce Cresconius et de Corippe reste une simple hypothèse pour J.-L. Charlet, "L'inspiration et la forme bibliques ... ", op. cit., loc. cit.; voir aussi Charlet, p. 2105. 90 Voir Histoire littéraire de l'Afrique chrétienne ... , t. 1, Paris, 1905, p. 97 sqq. (Livre premier, ch. III : "La Bible latine en Afrique"), et surtout p. 154-156 et 161-162. Rien de très éclairant pour notre propos chez P.-M. Bogaert, "La Bible latine des origines au Moyen Age", Revue théologique de Louvain, 19, 1988, p. 156 sqq. 91 Id., ibid., p. 161. Mais le Psautier semble avoir subi l'influence des versions de Jérôme dès le début du ve siècle en Afrique : voir C. Es tin, "Les traductions du Psautier", dans Le monde latin antique et la Bible, op. cit., p. 70, après P. Capelle, Le texte du Psautier latin en Afrique, Rome, 1913 ("Conclusions", p. 179 sqq.). 92 Id., ibid., p. 163. 93 Id., ibid., p. 164. 94 Voir Hofmann 2. 95 Ainsi peut-on penser, à propos de !oh. 1, 287-291 et 5, 45-49, en plus des parallèles classiques et tardifs colligés par Vinchesi 3 (p. 128-129), aux Psaumes 28, 3-10, et surtout 76, 17-19 et 103, 7, ou à propos de !oh. 7, 38-39 au Psaume 126, 1 (et accessoirement 32, 16-19). Une étude sur l'influence des Psaumes sur la Johannide reste à entreprendre. 88
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CHAPITRE PREMIER
bats trouvent bien des échos dans la littérature d'une période d'invasions 96 ; etc' est à l'un de ces livres, celui de Josué97 , que renvoie explicitement notre texte (5, 522-524), à propos de la grande bataille de 546 où les Maures eussent été anéantis si le soleil avait retardé sa course une seconde fois. Mais si l'allusion à ce passage épique est transparente, la source n'en est pas citée, pour que restent premières les Romanae ( ... ) Camenae. On voit ainsi que les seules références avouées par Corippe renvoient à l'épopée. Mais il est des épopées de plusieurs types, que définissent des critères thématiques (inspiration mythologique, historique, etc. 98 ) ou formels; et parmi ces derniers, l'une des distinctions les plus intéressantes est celle que R. Herzog 99 , à la suite de C. S. Lewis 100, introduit entre épopée "primaire" et "secondaire" 101 • Dans l'épopée "primaire" (d'Homère à Virgile essentiellement), le narrateur s'efface presque totalement derrière le récit, légitimé par l'inspiration venue des Muses; dans l'épopée "secondaire" (à partir de l'époque augustéenne), le narrateur intervient de plus en plus dans le récit, et son inspiration lui vient en fait d'ailleurs (du prince, du Saint-Esprit...); mais en se mêlant aux personnages, il rompt le continuum narratif102 • L'histoire se concentre sur des points cruciaux, qui deviennent les foyers émotionnels du récit, de par la charge affective qu'y introduit le narrateur; l'épopée renonce à sa sérénité, à son objectivité, à sa globalité, et de "Weltgedicht" devient "temporares Gedicht"; la distance épique diminue, narration et commentaire se mêlent; texte-pivot à plus d'un égard, l' Enéide esquisse cette réorientation. -Dans la Johannide de Corippe, comme dans toutes les épopées panégyriques de la latinité tardive, H. Hofmann voit donc une "épopée secondaire" 103 ; la Muse est remplacée, comme on l'a dit, par l'empereur Justinien,
96 P. Brown a bien observé ce phénomène (L'essor du christianisme occidental, Paris, 1997, p. 117-118, à propos de Gildas et de sa Ruine de la Bretagne). Malheureusement, aucun des biblistes que nous avons consultés n'a pu nous renvoyer à une étude spécifique sur les techniques épiques dans les combats bibliques, prélude à une approche de leur possible influence sur la littérature latine tardive. A défaut, on peut se reporter à l'article "Guerre" du Dictionnaire de la Bible éd. par F. Vigouroux, t. 3-1, Paris, 1926, col. 361-366 (par H. Lesêtre, avec renvoi à d'autres articles). Voir aussi T. R. Hobbs, L' arte della guerra nella Bibbia (trad. it.), Casale Monferrato, 1997 (aspects littéraires aux p. 144 sqq.), et A. Van der Lingen, Les guerres de Yahvé, Paris, 1990. R. Alter, L'art du récit biblique (trad. fr.), Bruxelles, 1999, est ici de peu de secours. 97 Voir los. 10, 12-14 (bataille contre les rois amorrhéens). Autre allusion à ce même chapitre 10 (verset 26) à l'extrême fin du livre VII, v. 540-542. Pour un autre exemple d'influence (plus discrète) des livres historiques de la Bible sur la Johannide, voir Zarini 2, p. 128130, au sujet de la consultation oraculaire du livre III. 98 Voir Toohey, p. 1 sqq. 99 Voir Die Bibelepik der lateinischen Spiitantike ... , t. 1, München, 1975, p. XXXV sqq., 75 sqq., 97 sqq. 100 Voir A Preface to Paradise Lost, Oxford, 1942. 101 L'intérêt de ces considérations pour l'épopée panégyrique dans la latinité profane est dégagé par Hofmann 1, p. 117-124. Cela ne recoupe pas la définition antique de l'épopée comme genre "mixte", où parlent personnages et auteur (voir Kirsch, p. 13). 102 Voir déjà Fr. Mehmel, Virgil und Apollonius Rhodius ... , Hamburg, 1940, p. 37 sqq., 94 sqq., 106 sqq. (sur Claudien). 103 Voir Hofmann 1, p. 122-123.
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LA FONCTION PANÉGYRIQUE
et il peut même arriver, comme dans certains romans antiques, que la narration soit toute subjective: en !oh. 6, 451-467, l'auditeur-lecteur se demande pendant une quinzaine de vers si les troupes dont on voit au loin les feux de camp dans la nuit sont amies ou ennemies, jusqu'à ce que le présentatif ecce dissipe le doute (v. 467), avec l'arrivée du chef allié Cusina; l'auteur renonce ici à son omniscience, et se fait l'un des personnages hésitants de son texte. Si de tels cas-limites sont rarement constatables, il est clair que Corippe intervient volontiers: à un degré éminent la préface- qu'on ne rencontre pas dans les épopées "primaires" -, et le proème à un moindre niveau, sont les lieux privilégiés de ces interventions, mais le corps du récit lui-même n'en est pas dépourvu: des commentaires personnels, souvent moralisateurs 104 , s'y rencontrent çà et là, la persona de l'auteur se faisant alors lyrique 105 • La première personne, du singulier ou du pluriel, y est souvent présente, et nous aurons à revenir plus loin (Ill, 5) sur ce point; quant à la préface, la troisième personne n'y domine vraiment que dans les v. 5-l 0, sur un total de quarante, et Corippe y exprime, hors de sa modestie affectée, des sentiments forts: la fin de sa terreur (v. 31), la violence de sa joie (v. 34). H. Hofmann est pourtant obligé de reconnaître que dans la J ohannide, par rapport à cette tendance que l'on voit s'affirmer de Claudien à Sidoine Apollinaire et Prisci en, les interventions du narrateur subissent une "forte réduction" 106 • De même pour les appels que lance un panégyriste à son public, pour créer une complicité propice à la manipulation 107 ; dans la Johannide tout entière, nous en avons relevé bien peu, et ce sont souvent des cas limites 108 : l'un à Justinien pour qu'il assiste à son propre triomphe (1, 14 sq)- Corippe parlerait-il, en l'absence de l'empereur, à son représentant, ou se tournerait-il vers une statue du souverain qui ornerait le lieu des festivités?-; un autre au jeune fils de Jean, Pierre, félicité pour son zèle (7, 212-218)- mais quelle importance cet enfant a-t-il réellement?-; d'autres encore à Ierna qui emporte son Gurzil (5, 499-502), à Carcasan qui consulte une prophétesse (6, 150), ou à des soldats qui se mutinent contre Jean, et que le poète invective pour leur félonie (8, 59-62) - or pas plus que ces ennemis disparus, ces derniers ne font partie du public; un officier les représenterait-il? On constate en tout cas que, si Corippe associe volontiers 1' assistance à ses sentiments grâce à la première personne du pluriel, ses appels ne s'adressent pas, sauf enpraef 1 et 36, auxproceres locaux, eux qu'un panégyriste a précisément pour mission de convaincre - car les autorités civiles et militaires sont toujours suffisamment persuadées pour leur part des bienfaits qu'elles apportent à la population indigène. Mieux encore: Jean lui-même, le héros du jour, n'est jamais inter-
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Voir Ehlers 1, p. 134. Selon Alvarez, p. 27. 106 Hofmann 1, p. 131, voir aussi, à présent, Hajdu, p. 170 sqq. 107 Voir Hofmann 1, ibid. 108 Nous excluons ici l'invocation à la "Muse" Justinien (2, 24-25), qui a été évoquée plus haut, ainsi que les adresses de Corippe au "Père suprême" (2, 84 et 6, 548); celle de 3, 78 est placée dans la bouche de Liberatus. On peut aussi laisser de côté, dans le cadre de ce qui nous intéresse ici, quelques apostrophes aux divinités païennes, qui sont surtout des conventions littéraires (p. ex. Lachesis en 3, 338). 105
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CHAPITRE PREMIER
pellé par Corippe, comme s'il était absent 109 , à la différence d'un Stilicon chez Claudien; lorsqu'on s'adresse à lui, c'est un personnage qui lui parle- comme Caecilides Liberatus, dans "l'archéologie" des livres III et IV -, et jamais le poète en personne. Si l'on tient compte de ces considérations, que nul ne s'était préoccupé de faire jusqu'ici, on a l'impression nette que Corippe a voulu, tout en étant dans la "situation de communication" d'un panégyrique - et la préface est dépourvue de toute ambiguïté sur ce point-, créer l'illusion d'une "véritable" épopée, où domine un mode de narration "objectif' 110 • Ille pouvait d'autant plus que, comme le manifeste le proème, son sujet s'y prêtait bien. Horace avait su aller à l'essentiel, en définissant l'épopée: res gestae regumque ducumque et tristia bella 111 , "les hauts faits des rois et des capitaines ainsi que les sinistres guerres". Il y faut le récit d'exploits, et c'est ce que suggère, outre la teneur même du propos, le verbe traditionnel canere (v. 6, 24, 26), qui fait écho au cane re programmatique de praef 2, 16, 30 et 40; ce texte narratif- aspect fondamental de l' épopée 112 , par rapport au panégyrique "thématique"- a une fonction célébrative, de surcroît mais non par accident: celle-ci est essentielle à l'épique 113 • Il s'agit donc de chanter des héros (uirum: 1, 2), monarques et capitaines, et Corippe n'entend oublier
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Ce que nous ne croyons évidemment pas, même si Jean n'a peut-être pas suivi la récitation du poème jusqu'au bout, car les séances durent être assez nombreuses (Hofmann 2, p. 373 n. 7, pense même qu'il n'a entendu déclamer que le livre 1, et n'a probablement jamais entendu ni lu les autres; sur ces questions, voir le deuxième point de notre future introduction générale); quant à supposer que praef 38 (ductorem nostrum fama per astra uehit) fait allusion à une récitation post mortern et in absentia du destinataire (dont on ignore la date de la mort; il vit encore en 552 au moins : voir J. R. Martindale, P.L.R.E., t. 3, Cambridge, 1992, p. 644649), cela nous semble encore plus hasardeux; le poème tire la majeure partie de son sens de la présence de Jean, et l'absence d'interpellation, à notre avis, a surtout des raisons littéraires, l'identité du héros et du destinataire- que manifesteraient pleinement des appels à Jean- désignant un texte comme un panégyrique (voir n. 24). Corippe, à cet égard, a l'habileté de placer dans la bouche de Caecilides- à la fois subordonné de Jean et enfant du pays -les plus ardents éloges du général et des Byzantins (ainsi en 3, 281 sqq.). De même, inversement, en lui faisant regretter "l'époque du royaume vandale" (3, 195-196), ce qui serait choquant de la part du panégyriste en personne, même s'il s'agit là de l'ère antérieure à l'usurpation de Gélimer. 110 Voir Madelénat, p. 23-25. 111 HOR. Ars, 73. Th. Nissen ("Historisches Epos .. .",op. cit., p. 298-299) a justement mis en valeur le caractère nettement épique du début de la Johannide. Sur la guerre comme sujet fondamental de l'épopée, voir Madelénat, p. 64-71. Nous y reviendrons. 112 Voir Madelénat, p. 18-20, et surtout Kirsch, p. 15-18, ainsi que les références de Fo, p. 22 n. 22. 113 En raison de sa matière "héroïque" même : voir Madelénat, p. 53-58, et Toohey, p. 7-8. Voir aussi Fo, p. 65 sqq., sur cet aspect avant Claudien, et les riches réflexions deL. Pernot (La rhétorique de l'éloge ... , op. cit., t. 2, p. 635 sqq.) sur l'indiscutable filiation, plus généralement, entre éloge et poésie, même si l'éloquence épidictique l'emporte par la technique et la conceptualisation; cf en particulier le cas d'Homère, modèle des panégyristes, mais non pas insurpassable pour autant (p. 649 sqq.). Hofmann 1 (p. 130-131) nous semble en revanche avoir une pente excessive à limiter la fusion entre narration et éloge à la seule épopée panégyrique.
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LA FONCTION PANÉGYRIQUE
personne, des soldats (populis, en !oh. 1, 4, un épicisme qui transpose le laoi homérique114) et de leurs officiers (duces, 1, 1) au général en chef, qui ferme le ban (ductorem, 1, 7, un virgilianisme ), le tout sur un fond de catastrophes guerrières qui évoque l'ouverture de la Pharsale; quant au souverain lui-même, il n'est pas négligé non plus: plusieurs fois nommé dans la Johannide, encore que sans adulation excessive 115 , il assiste dans le proème à ses propres triomphes aux v. 1, 14 sq 116 . N'a-t-on pas ici comme une illustration de la définition d'Horace? Corippe veut en outre perpétuer le souvenir de ces exploits et deces héros: grâce à son poème (carmine .../. .. meo: 8, 531-532), la postérité les lira (legent ... minores: 6, 341 et 8, 509), car telle est la fonction de la littérature, singulièrement épique, qu'exprimait la préface (v. 5 sq), et c'est ce que Corippe a eu plaisir à tenter de faire pour Jean (ibid., v. 3-4), que ses exploits élèvent jusqu'aux astres de l'immortalité antique (ibid., v. 38). Ce que lui-même en attend? Une petite récompense matérielle, bien sûr (ibid., v. 30) 117, mais surtout la gloire laurée (ibid., v. 20 et 29), le vieux kleos homérique passant des héros aux poètes, dont l'obtention assurait Ennius de "voleter vivant par la bouche des hommes" et donnait à Virgile, à Horace, à Ovide ou à Lucain la certitude de ne pas disparaître. Cette préface est-elle donc en fin de compte toujours aussi modeste qu'elle le paraît d'abord? Et le premier verbe qui s'y rencontre, praesumpsi, ne suggère-t-il pas quelque audace? Si l'on ajoute que, pour atteindre ce but, Corippe compose un poème infiniment plus long que tous les panégyriques en vers que nous avons conservés de l'Antiquité tardive, et que la longueur apparaît comme une des caractéristiques les plus évidentes du genre épique d'après ces modèles classiques 118 , on admettra que bien des signes étaient réunis pour donner à un public plus soucieux de références antiques que de théories modernes le sentiment d'être en face d'une épopée.
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Voir le comm. de Vinchesi 3 ad loc., p. 83. Voir Partsch, p. XLIV, et B. Baldwin, "The Career of Corippus", Classical Quarter/y, 28, 1978, p. 373. 116 Sur la fonction de "socle idéologique" de ce passage lacuneux dans l'économie de la Johannide, et sur son rapport avec les arts triomphaux de l'Antiquité tardive, voir Zarini 5, p. 170, et infra. 117 Sur la question délicate de la rétribution des éloges des poètes et des orateurs, voir L. Pemot, La rhétorique de l'éloge ... , op. cit., t. 2, p. 612-613, de la Grèce classique à l'époque impériale. Sur la condition de poète stipendié, dans l'Antiquité tardive et au Moyen-Age, voir Curtius, t. 2, p. 271 sqq. Sur les munera accordés (émoluments, emploi, honneurs ... ) aux panégyristes tardifs, voir M. Mause, Die Darstellung des Kaisers ... , op. cit., p. 46-47. Rien nepermet d'affirmer que la Johannide valut à Corippe un emploi à la cour de Constantinople: voir Zarini 1 et le premier point de notre future introduction générale au poème. 118 Voir Madelénat, p. 28-30, même si cette caractéristique du genre, comme presque toutes considérées isolément, n'est pas définitoire en soi. Peut-être est-ce de cette longueur que se plaint Corippe en Anast., 42-43 : Quod labor induisit, quod fessis prouida Musis 1 alma per insomnes meruit uigilantia noctes (avec cependant un jeu de mots sur le nom de la mère de Justin Il, Vigilantia); il se dit en tout cas carminibus fessum ("las d'écrire des vers") dans la préface de lalohannide (v. 34: sur cette topique, voir Curtius, t. 2, p. 272). Sur le goût du "gigantisme" dans les expressions artistiques de l'époque de Justinien, voir Zarini 4, p. 221; nous reviendrons sur cette question aux ch. Il et IV. L'Eloge de Justin lui aussi sera bien plus long que les autres panégyriques en vers conservés. 115
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CHAPITRE PREMIER
Il nous semble donc, pour conclure sur ce point, que si Corippe était parfaitement propre aux yeux des Byzantins, en sa qualité de professeur119 , à la composition d'un panégyrique 120, et s'il a donné à lalohannide cette fonction, il a néanmoins ambitionné de composer un poème de statut épique, et qui fût reconnaissable comme tel malgré les évolutions du genre 121 , et malgré l'affectation de modestie propre à la situation de communication. La dernière traductrice de Corippe a probablement, du reste, été sensible à ce problème littéraire, puisque dans son introduction à la J ohannide- en dépit des formules prudentes ou consensuelles dont elle caractérise le texte, et que nous avons indiquées au début de ce chapitre-, elle refuse de n'y voir qu'un panégyrique, en une époque où la poésie historique manifeste globalement une orientation laudative122. Nous espérons simplement, pour notre part, avoir démenti Av. Cameron, pour qui "il n'est pas nécessaire de débattre pour savoir si c'est un panégyrique ou une épopée" 123 , etc' est aux techniques épiques dans la Johannide que nous allons à présent nous intéresser 124 .
C'est en effet ainsi, avec le ms Matritensis B.N. 10029 de Just., et en accord avec Av. Cameron ("The Career of Corippus Again", Classical Quarter/y, n.s., 30, 1980, p. 534-539), que nous le considérons, et non comme un des "wandering poets" chers à Al. Cameron, du moins avant la composition de lalohannide: voir le premier point de notre future introduction générale. 120 Sur la qualification toute particulière des professeurs pour composer des panégyriques, voir M. Mause, Die Darstellung des Kaisers ... , op. cit., p. 47-50; sur les grammatici en général, voir R. A. Kaster, Guardians of Language ... , Berkeley-London-Los Angeles, 1988. 121 Sur les critères permanents d'identification épique (forme hexamétrique, ordre chronologique, style élevé, composition longue ... ) malgré les évolutions du genre, voir W. Kirsch, "Struckturwandel im lateinischen Epos des 4.-6. Jhs", Philologus, 123, 1979, p. 50 (repris plus rapidement dans Kirsch, p. 24-25). Le rôle du lexique est fondamental dans cette identification: voir A. Fo, op. cit., p. 125 sqq., à propos de Claudien. 122 Voir Rarnirez 2, p. 15. 123 Cameron, p. 170. Plus intéressantes nous semblent les remarques conclusives d'Ehlers 1 (p. 130-135) montrant comment l'écriture épique sert le projet panégyrique chez Corippe. 124 Nous nous y étions déjà intéressé dans le cadre précis du chant II: voir Zarini 3, p. 1220. Pour le livre III, voir l'introduction de Tommasi. Après la Johannide, comme on l'a déjà dit, même l'Eloge de Justin présentera une typologie épique non négligeable: voir S. Antès in ed., p. L sqq. 119
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CHAPITRE II LA COMPOSITION DU POÈME ET SES PRINCIPES C'est par l'étude de la composition du poème que nous souhaitons aborder cette enquête, d'abord parce qu'il s'agit là d'un aspect capital dans l'approche d'une épopée antique 1, ensuite parce que l'on a parfois contesté, jadis2 ou naguère 3, le talent de Corippe en ce domaine. Il va de soi que le sujet imposait à ce dernier de respecter les faits, si possible dans leur enchaînement, mais notre auteur ne s'est pas borné à rédiger une chronique byzantine. Sur la composition d'une épopée, de façon générale, on peut se référer à D. Madelénat : "Déterminer, comme le fait Propp pour le conte merveilleux, une séquence de fonctions, serait inventorier et décrire des thèmes constants, certes, mais mobiles et interchangeables. Des "configurations" peuvent se repérer. A l'origine, un dérèglement (interne au groupe: dissensions et rivalités; externe: l'affrontement avec un ennemi; les deux à la fois, comme dans l'Iliade). (... )La situation finale se caractérise par la conquête d'un équilibre plus favorable au héros et à sa communauté, avec l'obtention d'honneur, de gloire et de bonheur. Entre ces deux bornes, la seule loi est d'éviter à la fois la monotonie et l'incohérence par l'alternance variée d'épisodes (parfois séparés ou interrompus par des digressions-suspens ou des scènes de la vie quotidienne en un schème "tension-détente"). Comme le protagoniste ne doit ni succomber, victime tragique, ni vaincre rapidement (le poème, court, livrerait une vision unilatérale et sans ombre de la praxis humaine) 4 , les segments d'action- symétriques et parallèles (redoublement de combats et de triomphes) ou inversés (succès et échecs)sont entraînés dans un mouvement spiralé cyclique, avec des péripéties où l'adversaire semble 1' emporter, de faux dénouements et des désastres côtoyés: structure progressive, parfois heurtée, qui produit de forts effets émotionnels, et dont les discontinuités contrastent avec la continuité de l' epos" 5. Ces alternances sont d'autant plus nécessaires que, dans l'épopée, l'auditeurlecteur sait fort bien où 1' on va: "le système de l'action -post tenebras lux - est réglé pour produire une issue positive; le péril extrême- au delà d'un certain seuil-
1 Voir essentiellement, parmi les théoriciens antiques, Aristote (Poétique, ch. 23-24) et Horace (Art poétique, v. 136-152); sur l'épopée latine, Burck 4, p. 6; plus largement, Madelénat, p. 40 sqq. 2 Voir Partsch 1, p. 293 ("die Unfahigkeit des Corippus, seinen Stoff poetisch zu gestalten und zu verarbeiten"), ou Romano, p. 25. 3 Voir Toohey, p. 220 ("lack of elaboration"). 4 Voilà entre autres qui distingue Corippe, ajouterions-nous, de ses prédécesseurs Claudien ou Sidoine. 5 Madelénat, p. 48-49.
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CHAPITRE II
déclenche une correction (secours d'alliés divins ou humains) pour que le héros ne disparaisse pas et parvienne, en combattant, à la destination qui lui est assignée" 6 , à la différence de la tragédie, ou de l'anti-épopée, où le héros succombe et meurt. Tout le problème est donc que cette prédétermination du sens ne nuise pas à l'intérêt de l'intrigue. "La régulation du système semble en éliminer l'incertitude et l'aléatoire, sources de surprise et d'innovation: le sens de l'action est connu dès le début, et balisé par des signes du destin (apparitions, prophéties, songes, etc.). L'intérêt d'intrigue se reporte alors sur les causes secondes qui interviennent dans la tactique du héros. La mission assignée doit se concrétiser temporellement: les épreuves qui s'accumulent devant le protagoniste sont à la fois des obstacles qui dramatisent et " accidentent " le parcours temporel, et des occasions-provocations qui appellent la révélation du caractère héroïque et une réponse qui déjoue les pièges de l'enlisement. Ainsi le héros( ... ) vit une durée lourde, anxieuse, où la tension vers un but rend essentiels l'instant et l'incident. Parallèlement, le mouvement spatial, nécessaire, se brise en segments: tournoiement des combats, détour du voyage. L'axe de la performance héroïque distribue temps et espace spécifiques, sans références précises au temps chronique, sacralisés et polarisés, "chronotope" où l'invariance d'une orientation générale n'exclut pas l'amplitude des variations particulières"7 . Telles sont donc les règles générales qui président à la composition épique, et nous nous efforcerons de montrer que Corippe ne les a pas ignorées. La Johannide se contente-t-elle pour autant, sur ce point, de démarquer avec servilité l' Enéide? Av. Cameron a tiré argument de l'existence du poème de Virgile comme modèle aisément disponible pour supposer que la composition de notre épopée avait été rapide 8, et J. BHinsdorf a non seulement analysé dans le détailles modalités de cette imitation, qu'il trouve d'ailleurs heureuse 9 , mais aussi rappelé que Corippe ne s'en était pas caché 10 • Contester cette affirmation, ou en amoindrir la portée, serait certes bien vain; tenter d'aller plus loin peut, nous l'espérons, se révéler intéressant. Mais il nous faut préalablement prendre en compte un problème: la tradition manuscrite de l'œuvre 11 , et singulièrement l'état du Triuultianus 686 (T) 12, seul témoin à nous la conserver à peu près entière. Ce codex chartaceus de la seconde moitié du XIVe siècle, très médiocre et copié sur un exemplaire lui-même défectueux, n'indique aucun titre 13 et ne numérote pas les livres, mais les détache les uns des autres par un bref espacement. Il ne distingue d'ailleurs que sept livres, quand la tradition
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Ibid., p. 44. Ibid., p. 45. 8 Voir Cameron, p. 175. 9 Voir Blansdorf, p. 528. 10 Ibid., p. 531-532. 11 Voir le point 5 de notre future introduction générale à la !oh., après Vinchesi 3, p. 7 sqq. 12 Voir spécialement Vinchesi 3, p. 9-12. 13 Le titre est donné par un Budensis aujourd'hui perdu et par des Excerpta Veronensia (voir Vinchesi 3, p. 7 -9); des érudits contemporains ont proposé de le changer en lohanneis ou Iohannias (voir l'édition Diggle-Goodyear, p. IX, et Vinchesi 3, p. 30 n. 72), sans que cela nous paraisse s'imposer, surtout pour lohannias. 7
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LA COMPOSITION DU POÈME ET SES PRINCIPES
indirecte en mentionne huit 14 , car il réunit en un seulles chants IV et V: il revint à G. Lowe de s'en apercevoir en 1879 15 , et à M. Petschenig d'en tenir compte dans son édition de 1886, qui plaça la coupure après !oh. 4, 644. Plus gênant encore, Test lacuneux, que ces lacunes tiennent à l'histoire du manuscrit lui-même ou à l'état de son antigraphe. C'est ainsi que la perte du second et du septième folios de T nous prive à deux reprises de quelque 65 vers au livre I, après les v. 22 (fin de l'éloge de Justinien 16) et 270 (début de la tempête au large de l'Afrique), tandis que des lacunes plus brèves, qui se trouvaient probablement déjà dans l'exemplaire recopié par le scribe G. De Bonis, se trouvent aux livres III, VI et VIII; et à la fin de ce dernier livre, les vers conclusifs du poème font défaut. J. Mantke a essayé de calculer l'importance de cette lacune (autour de 60 vers) et d'en imaginer le contenu, mais d'autres savants avant lui avaient émis sur ce dernier sujet des hypothèses différentes 17 . Au total, il manque sans doute plus de 200 vers au texte de notre épopée tel que le transmet T; en tout cas, des correspondances numériques précises entre telle et telle partie du texte sont parfois difficiles et hasardeuses à établir de ce fait. Non contents cependant de ce problème réel, certains érudits ont supposé des lacunes, de façon souvent peu convaincante18; d'autres - ou les mêmes - ont enfin suggéré de transposer, parfois à plus de 150 vers d'écart, des vers qui leur semblaient mal convenir au contexte 19. La médiocrité notoire de 12° doit inciter à la prudence, ce qui justifie cette mise en garde préalable, mais non pas à la témérité ou à la présomption savante. Examinons désormais l'architecture d'ensemble du poème. I -La composition de l'ensemble
Nous sommes donc en présence d'une épopée en huit livres et, malgré la mutilation de la fin dans T, il n'est pas nécessaire de lui en supposer d'autres à la suite du
14 Voir Vinchesi 3, p. 7-9. 15 Voir "Ueber eine verlorene Handschrift der lohannis des Corippus", Rheinisches Museum, 34, 1879, p. 138-140. Le chant IV du ms T compte 1171 vers, soit le double de la longueur moyenne des chants de la /oh. (584 vers). 16 Quelques vers de ce passage ont pu être "récupérés", sur la base de poèmes latins modernes où le scribe de T imite Corippe, par M. A. Vinchesi voici vingt ans environ : voir son article "Versi nuovi di Corippo in imitazioni inedite dell'umanista Giovanni De Bonis", R.F.I.C., 108, 1980, p. 292-316, repris pour l'essentiel dans son édition du livre I (Vinchesi 3, p. 13-17). 17 Voir supra lan. 60. 18 Voir par exemple Partsch et Petschenig, dans leurs éditions, en 5, 262, ou plus récemment Hakanson 2 en 2, 466 ... La liste de ces suppositions serait longue. 19 Ce procédé, que nous avons admis nous-même en 2, 273 sqq. (voir Zarini 3, p. 205206), nous a pam en revanche inutile en 2, 121-122 et 2, 470 (voir ibid., p. 173 et 259); Ehlers 2 (p. 58-63) nous semble avoir eu raison, de même, de blâmer cette pratique en 1, 5-6 et 76-77, 3, 322 sqq., 4, 35-37 et 200-201, et 5, 12-15. 20 Vouloir trouver à tout prix un sens ô combien subtil aux leçons souvent aberrantes de T, comme le fait Giangrande en dépit de tous les éditeurs précédents, relève d'un conservatisme sans nuances, bien moins éclairé que celui de Vinchesi 3 ou de Tommasi.
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CHAPITRE II
huitième21 • L'ensemble de ces chants représente 4671 vers, soit une moyenne de 584 vers par livre; le plus court est le troisième avec 460 vers, le plus long le sixième avec 773, soit un écart maximal de 313 vers entre chants 22 , supérieur à celui que l'on relève dans l' Enéide (247 vers entre les livres IV et XII), mais inférieur à ceux que l'on trouve chez Valerius Flaccus (384 vers entre les livres 1 et VIII) ou chez Lucain (562 vers entre les livres IX et X), en observant cependant que chez ces deux derniers auteurs, ces calculs font intervenir des livres conclusifs inachevés, qui se trouvent alors être les plus courts, sans quoi les écarts maximaux seraient ramenés à 198 vers pour Valerius (l-VII) et 413 vers pour Lucain (1-IX). Quant à la longueur moyenne de 584 vers par chant - qui n'est du reste, comme assez souvent les moyennes, nullement représentative, puisque le livre 1 du poème, qui seul s'en approche avec ses 581 vers, a perdu quelque 130 vers -, elle situe Corippe en dessous des 700 vers de Valerius Flaccus, des 806 de Lucain et des 825 de Virgile- même si l'on tient compte des lacunes de notre texte, dont l'absence porterait cette moyenne à 610 vers environ-, mais assez près des épopées martiniennes de Paulin de Périgueux et de Venance Fortunat, avec leurs 604 et 560 vers en moyenne par chant sur six et quatre livres 23 • Notons enfin que l'on ne constate pas de tendance chez notre auteur, à la différence de Lucain24 ou plus tard d'Avit, à accroître de chant en chant le nombre de vers, et que les livres de la Johannide que leur longueur rend presque égaux entre eux (Il et III, V et Vllf 5 ne se prêtent au demeurant guère à des rapprochements de fond. Ces parallèles quantitatifs s'avérant décevants, comme il était prévisible, d'autres voies restent cependant ouvertes. Les épopées latines reposant sur des plans binaires ou ternaires 26 , quand elles ne superposent pas, comme l' Enéide 27 , les deux plans en
21 Voir les avis très pertinents et argumentés de Blansdorf (p. 542-543), Burck 3 (p. 383) et Ehlers 1 (p. 112 n. 9), ainsi que J. Mantke (op. cit. supra, n. 60). -Le contenu des huit livres de la !oh. est ici supposé connu : pour un résumé, voir Charlet, p. 2105-2106, ou la synopsis donnée en annexe au présent essai. 22 Ces deux livres comportent des lacunes, mais de longueur vraisemblablement assez voisine, ce qui ne rend pas impossible une comparaison entre eux. 23 Sur ces poèmes hagiographiques, voir à présent S. Labarre, Le manteau partagé ... , Paris, 1998. Nous laissons ici de côté les épopées bibliques et hagiographiques, dont la spécificité générique nous paraît assez nettement marquée; voir à présent P.-A. Deproost dans Latamus, 56, 1997, p. 14-39. 24 Chez Lucain, le livre V compte certes moins de vers que le précédent (très peu, du reste : 824), mais c'est aussi qu'il marque le début d'une nouvelle tétrade (voir W. Rutz dans contre 815 Burck 4, p. 163 et 170); quant au livre X, très en retrait par rapport au précédent, il est inachevé. 25 On pourrait ajouter IV et VIII, mais ce serait oublier la perte de la fin du poème dans T; nous proposerons d'autres rapprochements plus loin. 26 Voir les auteurs étudiés dans Burck 4. Cette fréquence des plans binaires ou ternaires dans les épopés classiques suffirait à mettre en garde contre le plan quadripartite que proposait A. R. Sodano pour notre poème ("Uno storico-poeta del secolo di Giustiniano ... ", Antiquitas (Salerno), 1, 1946, p. 28-29), n'était la méconnaissance du texte que révèle ce découpage: le livre I, en introduction séparée du reste; les livres II et III, évoquant la fin du royaume vandale; les livres IV et V, couvrant la période pré-johannique; les livres VI à VIII, consacrés aux exploits de Jean: il y a là des erreurs, dans la définition du contenu des livres de la Johannide, qui en disent long ... 27 Voir infra, n. 38.
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LA COMPOSITION DU POÈME ET SES PRINCIPES
question, cette approche semble s'imposer pour une œuvre aussi classique que lalohannide. Le chiffre 8 n'étant pas multiple de 3, un plan ternaire au sens strict est exclu; mais si l'on se rappelle la classique définition aristotélicienne: "Forme un tout ce qui a commencement, milieu et fin" 28 , on trouvera aisément dans notre épopée un commencement (les préparatifs de la campagne de 546: livres 1 à IV, 255), un milieu (la bataille voisine d'Antonia Castra, son prélude et ses conséquences: de 4, 256 à 6, 103) et une fin (les campagnes de 547 et 548: de 6, 104 à la fin du livre VIII), qui représentent respectivement 1784, 1019 et 1868 vers, soit, compte tenu des lacunes, deux masses équivalentes groupées autour d'un noyau: celui-ci, après un premier volet suggérant une longue décadence et un second figurant un difficile ressaisissement, met en valeur l'entrée en scène du héros dans le cadre d'une campagne éclair et brillante. L'inconvénient de cette répartition de la matière- qui suggère que Corippe n'avait pas perdu de vue, au niveau global de l'épopée, et en dépit du nombre pair des chants, un rythme ternaire que nous retrouverons souvent- est qu'elle estompe les frontières entre livres, problème fondamental de la composition épique à partir de Virgile au moins 29 • A un poème en huit livres ne pouvait convenir, à cet égard, qu'un plan binaire à strictement parler. Si l'on considère la Johannide comme une épopée historique, ce peut être à l'histoire d'en scander le rythme. On distinguera alors d'une part les livres 1 à V, narrant la campagne de 546 avec ses antécédents immédiats et lointains, et de l'autre les livres VI à VIII, qui portent en quasi totalité sur les deux années suivantes; la première section, centrée sur Antalas, insérerait, entre les livres 1 (venue de Jean en Afrique) et V (victoire près d'Antonia Castra), les livres II à IV, un ensemble en "Ringkomposition" dont nous reparlerons sous peu; la seconde, centrée sur Carcasan, avec Antalas en second rôle, couvrirait les livres VI à VIII, très contrastés pour les Byzantins, avec une défaite initiale (VI), un ressaisissement médian (VII) et une victoire finale (VIII). La coupure interviendrait donc entre les livres V et VI, mais ne serait pas trop brutale, puisque c'est au début du livre VI que Jean célèbre à Carthage un aduentus consécutif à sa victoire du livre V. L'inconvénient de ce plan, s'agissant d'une épopée dont le nombre de chants est pair, est son anomalie: créant deux masses quantitativement déséquilibrées -pour peu que l'on ajoute, comme le veut la chronologie, les 103 premiers vers du livre VI à la première section, on y obtient 2803 vers, compte non tenu de lacunes parfois importantes, contre 1868 pour la seconde-, il fait correspondre, de façon apparemment insolite, trois livres à cinq autres, même s'il a pour lui la notion de "section d'or", qui devait se situer, dans le poème complet, autour de 6, 103. Prenons donc en considération une autre épopée latine en huit chants, les Argonautiques de Valerius Flaccus. Celle-ci se divise en deux sections de quatre livres, la première correspondant aux préparatifs de l'expédition et au voyage en Colchide, la seconde au séjour en Colchide (livres V-VII), puis au retour (livre VIII); le passage de l'une à l'autre se trouve à l'intérieur du livre V, au v. 217 (Incipe nunc cantus alios,
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Poétique, 1450 b.
29
Voir BHinsdorf, p. 539. Nous aborderons ce point plus loin.
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CHAPITRE II
dea) 30 • La fin du livre VIII, abrupte, est sans doute perdue 31 . Le déroulement de l'action est linéaire, cette dernière se prolongeant au delà des limites des livres sans pour autant les estomper totalement, selon une technique augustéenne et impériale32 ; des "correspondances" multiples manifestent la cohérence poétique. Comme les livres V à VIII, les livres I à IV forment un ensemble, au sein duquel le livre I (avec une tempête, aux v. 574 sqq.) est en quelque sorte illustré par les livres II à IV, sous-ensemble homogène conçu selon le principe de la "Ringkomposition" ou composition annulaire33. Tous ces traits évoquent la 1ohannide, et nous en avons traité dans notre étude du livre II 34 , en nous fondant sur les observations de W. Ehlers 35 . Pour ce savant, la "Ringkomposition" prévaut en effet dans nos livres II à IV, comme chez Valerius, le centre de ce "Ring" étant l'analepse de !oh. 3, 54-4, 246, comme l'épisode d'Hercule "chevauchant" les livres III et IV l'est dans les Argonautiques. Avant cette longue narration, nous avons vu les deux armées, byzantine et maure, rêver de batailles à la fin du livre II; nous les verrons ensuite, une fois éveillées, se préparer au combat à la fin du livre IV. Ce récit est de même précédé de l'envoi d'un messager chez Antalas (2, 357 sqq.), et suivi du retour de cet armiger au camp romain (4, 304 sqq.). Au catalogue des rebelles en 2, 28-161 fait pendant la revue des troupes byzantines en 4, 472-594, d'une longueur à peu près comparable; à la réussite de l'embuscade berbère et à la perplexité de Jean quant au sort des captifs africains au livre II répondent la détermination des forces romaines et l'inquiétude des Maures dans la seconde partie du livre IV. On peut donc admettre, avec W. Ehlers, que "les livres II à IV tendent, en un crescendo soigneusement ménagé - dont cette partie centrale [le récit de Liberatus] constitue le point d'orgue-, vers le livre V" 36 , qui voit le début des véritables combats et marque ainsi l'entrée dans la seconde section de l'œuvre. -Ces rapprochements avec les Argonautiques sont assurément éclairants, mais le fait est que Corippe ne s'est pas souvent inspiré de ce poème 37 , et que le grand modèle qu'il a explicitement invoqué est l'Enéide, comme on l'a vu, ce qui n'étonne pas de la part du chantre d'une renaissance "romaine". Aussi allons-nous à présent tenter de discerner ce que la composition de lalohannide doit à celle de l'épopée virgilienne dans ses grandes lignes.
30
"Commence à présent d'autres chants, déesse". Voir J. Adamietz, Zur Komposition der Argonautica des Valerius Flaccus, München, 1976, p. 107-113, qui refuse l'hypothèse d'un plan initial en 12livres pour ce poème. Celle d'un plan en 10 livres a été récemment défendue par J. Soubiran ("Deux notes sur Valerius Flaccus", Revue de Philologie, 71, 1997, p. 119 sqq.), qui n'admet pas le plan en 8 livres qui satisfait G. Liberman dans son édition de la C.U.F. en 1997 (p. XXIV sqq., XXXVI sqq. et XLVI sqq.). J. Soubiran argumente en déclarant qu'il ne connaît pas d'autre épopée latine en huit chants: c'est compter sans la Johannide ... 31 Voir Burck 4, p. 212-213. 32 Voir J. Adamietz, op. cit., p. 116-120, avec n. 10 p. 117; Ehlers 1, p. 113 avec n. 12. 33 Voir J. Adamietz, op. cit., p. 118-119. 34 Voir Zarini 3, p. 6. 35 Voir Ehlers 1, p. 113-114. 36 Ehlers 1, p. 114. 37 Voir Amann 1, p. 29-30.
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Avec ses douze livres, l' Enéide est susceptible d'être divisée aussi bien en trois qu'en deux sections, indépendamment d'autres découpages moins convaincants38 ; mais Corippe n'avait manifestement pas assez de matière (ou de temps, ou d'inspiration ... ) pour composer sur son sujet une épopée en douze livres 39 , et ne voulait apparemment pas prendre le risque, comme Stace40, de "tirer à la ligne" pour y parvenir. Aussi estce à la traditionnelle bipartition de l' Enéide en une Odyssée suivie d'une Iliade 41 qu'il faut rapporter la bipartition des huit livres de notre Johannide. Dans cet ensemble, la seconde moitié est la plus importante, en dignité et en masse: maius opus moueo, déclare alors Virgile (Aen. 7, 45) 42 , "je mets en branle une œuvre plus grande", et les 5141 vers de cette partie de l'Enéide l'emportent sur les 4755 de la premièré3 , comme les 2498 de la seconde partie de la J ohannide 1' emportent sur les 2173 de la première; aussi bien s'agit-il ici du sujet propre du poème, les batailles de Jean, qui n'occupaient pas trente lignes, en revanche, dans la Guerre Vandale de Procope44 • Ce n'est pas sans précautions, écrivions-nous au premier chapitre, que l'on peut parler pour notre épopée, avec V. Tandoi, d'une partie "odysséenne" et d'une partie "iliadique" 45 , car, après un début traditionnel in me dias res, la première moitié de l'œuvre n'évoque guère d'errances, à la différence de ce que l'on voit chez Virgile ou Valerius Flaccus: bien au contraire, la rapidité domine dans le voyage et les interventions de Jean, surtout au livre 146 ; cette première partie a par ailleurs déjà une certaine coloration iliadique, avec "l'archéologie" des guerres vandales et maures aux livres III et IV. Mais à défaut du motif des errances, celui du voyage par mer est bien pré-
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Voir Burck 4, p. 60-61, avec bibliographie. Voir Blansdorf, p. 542-543. Nous reviendrons plus loin sur la longueur du poème. 40 Voir Burck 4, p. 311, à propos de la première moitié de la Thébaïde, et W. Schetter, Untersuchungen zur epischen Kunst des Statius, Wiesbaden, 1960, p. 64 sqq., même si cela permet à Stace de multiplier les effets de "correspondances", comme l'a montré A.-M. Taisne (L'esthétique de Stace, Paris, 1994). 41 Voir par exemple Br. Otis, Virgil. A Study in Civilized Poetry, Oxford, 1963, p. 215 sqq., qui ne s'en tient cependant pas à cette donnée obvie: voir ibid., p. 415-420, pour un bon "état de la question". On n'oubliera pas, en effet, que "les Anciens avaient même une aversion spéciale pour les bipartitions symétriques, comme on le voit jusque dans leurs vers, qui n'ont jamais de césure médiane" (J. Perret, dans son édition de l'Enéide, C.U.F., t. 1, Paris, 1981, p. XII). 42 Sur ce point, voir Br. Otis, op. cit., p. 313, et K. W. Gransden, Virgil' s Iliad, Cambridge, 1984, p. 1 sqq. 43 Inversement, dans les Argonautiques, épopée en huit chants mais d'abord poème du voyage, la première partie, odysséenne, l'emporte avec ses 3233 vers sur la seconde, iliadique, en 2575 vers (cette dernière évoquant en outre, in fine, le retour des Argonautes). 44 Voir PROC. Bell. Vand., 2, 28,45-51, à compléter par une brève mais élogieuse allusion en Bell. Goth. 4, 17, 20-21. Cette spécificité du sujet des livres V à VIII de la Johannide est l'argument sur lequel Burck 3 (p. 383-384) fonde sa conception bipartite du plan du poème. 45 Voir Tandoi 4, p. 891, qui écrit d'ailleurs : "una parte grosso modo odissiaca" (c'est nous qui soulignons). 46 Voir Zarini 3, p. 4. 39
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CHAPITRE II
sent au livre 1, et comporte même l'inévitable tempête47 . En outre, entre les livres 1 et IV, à la faveur de la nuit tombée à la fin du livre II (417 sqq.), se trouve une analepse48 qui s'étend sur deux livres (3, 52- 4, 249), comme chez Virgile, et qui s'ouvre par un proème (3, 54-62) très proche du début du second livre de l'Enéide (v. 3-13). Certes, avec ses huit chants, Corippe avait moins d'espace que Virgile à sa disposition, et il n'a pas affecté à ce récit rétrospectif deux livres complets; mais le simple fait de ne pas avoir limité son analepse à un seul chant, fût-illong, nous paraît manifester sa volonté de s'inscrire dans la tradition virgilienne, tout comme son soin de composer deux livres à la fois liés étroitement et pourtant lisibles en tant qu'unités, ainsi que le montre la clôture du livre III, précisément située à la "section d'or" du récit. On dira aussi qu'il manque à la partie "odysséenne" la matière des livres IV, V et VI de l'Enéide, que la réalité historique et la foi nouvelle ne permettaient guère de transposer dans lalohannide: mais le "concile dans l'Averne" auquel le messager Amantius compare l'assemblée des chefs berbères (!oh. 4, 322-328), et dans lequel apparaît Charon, n'est-il pas une discrète tentative de "récupérer" le sixième chant virgilien, par une minuscule catabase? En ce qui concerne la section iliadique de l'Enéide, l'architecture en est fort discutée, toujours avec de savants arguments. D'aucuns y voient une triple séquence de livres groupés deux par deux 49 , d'autres, après une introduction en deux livres, un ensemble de quatre chants où se correspondent, de façon croisée, les livres IX et XI, X et XII 50 , d'autres encore deux séries de trois livres, séparées par l'assemblée des dieux au début d'Aen. X et évoquant le déclenchement de la guerre (VII-IX), puis le conflit final (X-XII) 51 ; il ne nous appartient pas, ici, d'arbitrer entre ces positions, qui ne sont d'ailleurs pas toujours inconciliables 52 • L'hypothèse d'une tripartition est difficilement applicable au groupe de quatre chants qu'offre la seconde moitié de la Johannide. On peut certes faire correspondre entre eux les livres V et VIII, ceux des victoires de Jean (la seconde étant du reste plus longuement développée que la première, mais cela n'étonne pas, car elle devait être conclusive et à peu près définitive); mais entre ces deux "pôles positifs" indiscutables, on hésite à réunir en un tertium quid les livres VI et VII, fort différents dans leurs contenus et leurs rythmes, même si le début du second s'enchaîne bien sur la fin du premier- ce qui est cependant, nous le
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/oh. 1, 271 sqq.; le début est perdu, quelque 65 vers manquent. Ce procédé a été repris d'Homère (Od., IX-XII) par Naevius et Virgile, plus tard par Silius et Stace; il est en revanche négligé par Lucain et par Valerius Flaccus (voir Burck 4, p. 218), dont les huit livres n'offraient rien de comparable à Corippe. 49 Voir par exemple Burck 4, p. 60. 5 Comme Br. Otis, op. cit., p. 317. 51 Comme W. A. Camps, An Introduction to Vergil' s Aeneid, Oxford, 1969, p. 60, après J. Perret, Virgile, Paris, 1967, p. 118-119. 52 C'est ce que souligne J. Perret, après avoir rappelé la multitude de "correspondances, croisées ou superposées", que le poète a tissées pour faire l'unité de I'Enéide: "on a toujours chance de se tromper quand on propose un plan qui serait exclusif d'autres plans" (op. cit., p. 121). Ainsi E. Burck admet-illes correspondances entre Aen. IX et XI d'une part, Aen. X et XII d'autre part (Burck 4, p. 75), même si pour l'essentiel il assemble Aen. VII-XII en trois groupes de deux livres consécutifs (voir supra). Pour une étude détaillée de la seconde partie de l'Enéide, voir aussi K. W. Gransden, Virgil' s Iliad, op. cit. supra. 48
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verrons bientôt, presque toujours le cas-. On pourrait aussi placer le livre VI au centre d'une triade, la victoire maure de 547 étant alors encadrée par deux victoires byzantines en 546 et 548, celle du livre V préparée par 4, 256 sqq. 53, et celle du livre VIII préparée par 7, 199 sqq., ces préparatifs étant de longueur comparable54 ; et le fait est que ce livre VI, le plus long du poème, qui s'ouvre par le triomphe d'un Jean et se conclut sur la mort d'un autre, en déployant dans l'intervalle à peu près tout ce qu'annonce le proème de l'œuvre (/oh. 1, 1-7), a une importance capitale; mais sa tonalité tragique peut-elle en faire le centre d'une Iliade célébrative? D'autre part, l'hypothèse d'une introduction en deux livres suivie d'un ensemble de quatre chants, transposée sur lalohannide, revient à faire des livres 1, 417 sqq. (arrivée à Carthage) à IV l'équivalent, pour les préparatifs de la suite des opérations, d'A en. VII-VIII, "livres de négociations et d' ambassades" 55 ; mais comment mettre nos livres V à VIII en parallèle avec les livres IX-XII de l'Enéide? Si l'on suit l'ordre des livres, on peut tenter un parallèle entre les chants IX-X de Virgile et les chants V-VI de Corippe, encore que les dominantes respectives en soient contraires (difficultés puis ressaisissement des Troyens d'une part, victoire puis défaite des Byzantins de l'autre); mais les chants XI-XII de Virgile ne préfigurent guère les chants VII-VIII de Corippe, et le vague parallèle possible d'une trêve initiale ne fait pas oublier la différence de durée entre deux jours chez l'un et une année chez l'autre. Et si l'on voit dans les quatre derniers livres de l' Enéide une structure croisée, on ne retrouvera que difficilement cette dernière dans la Johannide "iliadique": on peut en faire correspondre les chants V et VIII, on l'a vu, mais non pas VI et VII entre eux; quant à l'autre croisement envisageable, il ne fonctionne lui non plus qu'à moitié: si les livres VI et VIII peuvent se répondre (victoire maure, puis byzantine), ce n'est pas le cas des livres V et VIL- Reste donc la troisième hypothèse, celle de deux séries de trois livres dans l' Enéide, donc de deux dans la Johannide. Ce modèle, le plus simple et donc le plus "adaptable" dans des délais raisonnables, est peut-être aussi le plus pertinent- du moins à en juger par la répartition équilibrée du temps et des masses qu'il permet: de l'été (ou quasi) 546 à l'été 547 pour les livres V et VI, en 1300 vers; de l'été 547 à l'été 548 pour les livres VII et VIII, en 1198 vers, mais la fin manque. Dans les deux cas, on trouve un nouveau départ, avec de nouveaux alliés (Aen. 10, 146 sqq. 1/oh. 7, 242 sqq.), et l'action marque une pause initiale, signifiée par interea en !oh. 7, 1 comme en Aen. 10, 1; cette pause n'est certes pas soulignée chez Corippe par un procédé aussi marquant que l'assemblée des dieux en ouverture d' Aen. 10, mais le début de /oh. 7 nous montre Jean délibérant avec Ricinarius, priant Dieu, et amenant celui-ci à vouloir la "renaissance des forces latines" (v. 108): dès lors, le conflit final peut s'engager, en donnant à l'Enéide un écho, chrétien.
53 On pourrait même élargir les préparatifs du livre V aux livres II à IV (voire en partant de !oh. 1, 460 sqq. : arrivée à Antonia Castra), en en retranchant le récit de Liberatus, si l'on voit dans cette partie de l'œuvre le mouvement de crescendo vers le livre V dont parle Ehlers 1, p. 114 (cité supra). 54 Ils représentent 389 vers au livre IV, 344 au livre VII. 55 Cette formule de J. Perret (op. cit., p. 119) convient fort bien à la première section de la Johannide, si l'on en retranche le récit analeptique de Liberatus.
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CHAPITRE II
Entre sa partie "odysséenne" et sa partie "iliadique", une épopée au nombre de chants pair peut-elle avoir un centre, un foyer autour duquel tout viendrait s'organiser et rayonner? La question a été fort débattue pour l'Enéide 56 , sans obtenir pourtant de solution incontestée, que l'on penche pour le livre VI ou le livre VIL Les spécialistes de la Johannide ne se la sont guère posée: oserons-nous être plus téméraires que nos devanciers? Nous avons distingué plus haut le "milieu" de l'œuvre au sens aristotélicien, ces 1019 vers qui, de /oh. 4, 256 à 6, 103, couvrent la bataille voisine d'Antonia Castra, de son prélude à sa suite immédiate à Carthage; il nous semble possible de voir dans le livre V, entièrement consacré à cette bataille, le cœur même de ce milieu du poème, précédé de 2173 vers (l. 1-IV) et suivi de 1971 autres (l. VI-VIII), soit un écart de quelque 200 vers, qui n'est pas très significatif sur les 4900 vers environ que devrait compter le texte complet. Autour de ce centre peuvent se grouper en correspondance d'abord ce qui constitue le noyau des livres III et IV d'une part, le livre VI de l'autre (le récit de Liberatus, avec ses 653 vers, et le livre VI amputé du triomphe carthaginois de Jean, avec 670 vers, entourent en effet de catastrophes byzantines souvent comparables le récit de la bataille proche d'Antonia Castra), puis les livres II et VII, de 488 et 542 vers (activités diplomatiques, légères escarmouches, calculs stratégiques, expectative préparatoire ... ), enfin les livres 1 et VIII (celui qui promet et celui qui tient), avec les quelque 710 vers qu'ils compteraient l'un et l'autre sans leurs lacunes. On peut donc esquisser autour du livre V de la Johannide, qui "résume" cette épopée guerrière et triomphaliste, un plan embrassé, du type de celui que proposait Br. Otis autour du livre VII de l' Enéide 57 : le savant anglais jugeait son schéma plausible "à un certain degré"; nous n'irons pas plus loin que lui dans la suggestion que nous faisons ici; tout au plus ajoutons-nous cet élément à la traditionnelle bipartition de notre poème. On aboutirait ainsi au schéma suivant: ,------livre 1
~~~~: ~~~ livre IV } livre V livre VI livre VII [___-----livre VIII
de 4, 256 à 6, 103: Autour de la bataille voisine d'Antonia Castra.
La dette de Corippe envers Virgile en matière de composition ne se limite certes pas à ce que nous avons dégagé jusqu'à présent: il faudrait en outre étudier les reprises de scènes typiques 58 , les correspondances tissées entre les différentes unités, ce que nous ne pourrons faire qu'en examinant ou après avoir examiné la construction de chaque livre. Mais avant d'aborder le détail, et pour en rester au niveau global, nous
56
Voir les références données par Burck 4, p. 61 n. 15 (J. Perret, Br. Otis, G. E. Duck-
worth ... ). 57
Voir op. cit., p. 217. Nous verrons plus loin que ce plan embrassé peut se retrouver dans le livre V lui-même. 58 Voir sur ce point Blansdorf, p. 532 sqq.
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LA COMPOSITION DU POÈME ET SES PRINCIPES
devons encore observer comment Corippe lie entre elles les parties du tout qu'il assemble. A cet égard, l'articulation majeure, celle qui rattache la section "odysséenne" à la section "iliadique" entre les livres IV et V dans le cadre de la bipartition usuelle, est fort révélatrice. En passant du chant VI au chant VII de 1'Enéide, Virgile n'avait certes pas voulu brusquer son lecteur: les deux derniers vers du premier et les deux premiers du second, qui répètent en écho les mots litus et Caieta, créent une transition suffisamment claire et douce; mais bientôt vient la mention d'un jour nouveau (Aen. 7, 25 sqq.) et surtout, avec une nouvelle invocation à la Muse et l'annonce d'un maius opus (v. 37 sqq.), la preuve que l'on aborde une nouvelle étape du récit. Chez Corippe, en revanche, la transition est presque imperceptible59 • Le jour s'est levé dès après la fin de "l'archéologie" de Liberatus (4, 256 sqq.); Jean a fait ses prières, rassemblé ses troupes, entendu le messager envoyé la veille à Antalas, exhorté les soldats, inspecté les rangs, que le poète nous présente de l'aile droite à l'aile gauche, avant de revenir sur le généralissime et son second au centre; après quoi sont mentionnées les "lignes ennemies" (v. 595 sqq.), avec Ierna, Antalas, quelques moindres seigneurs, et quos mille duces misere in proelia Syrtes (v. 644, final). Dès lors, tout est en place pour la bataille, et le livre V commence par un tour conjonctif, iamque. Antalas vient parader devant ses rangs, puis s'enfuit à l'approche de Jean; un taureau berbère est lâché, selon un rituel "magique" (v. 22 sqq.), mais abattu par un cavalier romain; au signal donné par les cors (v. 32 sqq.), les uns prient leurs idoles, les autres le Christ, puis la bataille commence (v. 50 sqq.). Le dernier vers du livre IV clôt donc un catalogue, mais non pas une action, et ne marque pas de pause du point de vue du récit: le scribe de Tne s'y était-il d'ailleurs pas trompé, lui qui avait, comme on l'a vu, réuni en un seul chant démesuré les livres IV et V? La tension monte à la fin du premier, et le début du second l'accroît encoré 0 • S'il en va ainsi de la principale articulation de l'épopée, qu'en sera-t-il alors des transitions secondaires? La fin du livre I nous montre les troupes byzantines parvenues, en très peu de temps, à Antonia Castra (v. 460 sqq.), lieu près duquel va se dérouler la grande bataille du livre V. Jean reçoit une ambassade d' Antalas, lève le camp le lendemain matin, et dévoile la tactique berbère à ses hommes, avant de recevoir leurs applaudissements. On a donc ici une situation d'attente suivie d'une ponctuation forte, d'autant plus que le début du livre II nous emmène chez les Maures insurgés, mais au v. 1 l'adverbe interea jette un pont, fût-il mince6 1, entre les scènes. Ce livre II s'achève par la tombée de la nuit, topique de conclusion62 qui enclôt le chant dans sa propre temporalité, comme l'indique le substantif final tempus; mais avec la nuit viennent pour les soldats des rêves prémonitoires, qui renforcent la tension instaurée par la fin du livre I63 , et pour l'état-major l'heure d'apprendre le passé pour décider de l'avenir: car c'est à
59
Comme le note au passage Burck 3, p. 383. Voir Blansdorf, p. 540-541 (étude de l'enchaînement des chants entre eux: p. 539-542). 61 On le retrouve en tête de !oh. 7, comme, par exemple, d'Aen. 5, 10 et 11; il sert toujours à estomper ce que pourrait avoir d'abrupt une transition: voir infra n. 116. 62 Voir Curtius, t. 1, p. 164-166. Les deux premiers livres du De raptu Proserpinae de Claudien s'achèvent sur la tombée de la nuit. 63 Voir Bliinsdorf, p. 540; Burck 3, p. 386. 60
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CHAPITRE II
la faveur de la nuit tombée à la fin du livre II que Jean, qui vient seulement d'arriver, va s'instruire des malheurs de l'Afrique aux livres III et IV, et le at initial de !oh. 3, comme interea en tête de /oh. 2, marque à la fois changement de personne et continuité du temps. Les livres III et IV sont étroitement liés par le récit de Liberatus. La fin de l'un et le début de l'autre rapportent les deux premiers épisodes de la grande insurrection berbère qui suit la fin de l'épidémie de 543 dans la narration de Corippe (!oh. 3, 381 sqq.); le premier d'entre eux, l'élimination de Solomon par Antalas, couvre la fin du livre III, et le second, la prise d'Hadrumète par Stutias, le début du livre IV. Entre eux deux, Corippe a voulu à la fois marquer une césure - avec le tableau des déprédations mauresques qui suit la mort de Solomon, et clôt le livre III à la "section d'or" de l'analepse, avec surtout un second proème de Liberatus, démarqué comme le premier du début d'Aen. 2 64 , dans les sept vers initiaux du livre IV- et souligner une continuité: si Antalas domine le premier épisode et Stutias le second, le poète associe leur deux noms étroitement en 3, 458-459 et 4, 30, et les deux récits couvrent chacun 81 vers. Nous avons étudié plus haut la transition de la partie "odysséenne" à la partie "iliadique" du poème, et pouvons aborder à présent le passage d'un chant à l'autre dans cette dernière. Comme à la fin du livre II, la nuit vient clore le livre V, la topique étant cette fois renouvelée par le regret qu'à la différence de l'époque de Josué, le soleil n'ait pas alors suspendu sa course pour permettre d'acheverles barbares (v. 522 sqq.); cette nuit réapparaît au premier vers du livre VI, qui se rattache à ce qui précède en présentant les uictores, mais cette continuité n'exclut nullement le contraste65 , car la nuit qui apporte aux Romains un "paisible repos" (6, 1 sqq.) suscite la terreur chez les Maures (6, 9 sqq.): ainsi se confirment les songes de la fin du livre IL -Le livre VI est tragique pour les Byzantins, dont les v. 661 sqq. peignent la débâcle finale; il s' achève par l'engloutissement dans le sol humide et meuble d'une sebkha d'un duc nommé Jean (v. 697-773), scène qui fait évidemment pendant au triomphe de Jean Troglita à Carthage, au début du livre (v. 21-103), mais aussi à la fuite et à la mort du roi-prêtre Ierna à la fin du livre V (/oh. 5, 521 et 6, 773 se répondent strictement, outre qu'ils font écho au dernier vers d' Aen. 5). Après cet épisode dramatique, on retrouve le héros, auquel le premier vers du livre VII revient avec cet interea rencontré au début du livre II: comme pour les Maures au début du livre précédent, c'est à Jean désormais de chercher un refuge. On voit qu'ici encore Corippe, tout en soulignant la continuité chronologique, sait achever clairement un livre. -Au début attristant de ce livre de "transition"66 qu'est le chant VII correspond une fin prometteuse: Liberatus parvient, au cours d'une "Dolonie", à capturer des Maures, qui révèlent les plans de leurs congénères avant d'être pendus par Jean Trog1ita (7, 498-542). L'auditeur-lecteur attend maintenant de voir se confirmer leurs dires, tandis que cette exécution sommaire clôt le livre avec toute la netteté désirable; mais le début du chant suivant n'en est pas moins étroitement enchaîné à cette fin: Postquam consilium ductor cognouit iniquum 1 atque omnes patuere do li ... , "après que le général eut pris connaissance de ce projet inique
64
Voir Bliinsdorf, p. 535. Voir Blansdorf, p. 541. 66 Burck 3, p. 392.
65
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LA COMPOSITION DU POÈME ET SES PRINCIPES
1 et que toutes les ruses furent manifestes ... " (8, 1-2); Jean va alors mettre en œuvre
la stratégie qui le mènera à la victoire finale, et la fin du livre VII annonce déjà celle du poème à certains égards 67 • On sait que la fin du huitième chant est perdue, mais qu'il ne doit manquer dans T qu'une soixantaine de vers 68 . Quel en était le contenu, on peut toujours le conjecturer. Une fois leur chef Carcasan tué par Jean (8, 627 sqq.), les Maures n'ont plus guère qu'à s'enfuir, et les derniers vers conservés montrent leur sang qui dégoutte des arbres en ruisseaux: la bataille se prolongeait-elle jusqu'à la tombée de la nuit, comme à la fin du livre V 69 , ou Corippe nous faisait-il assister à un second triomphe de Jean à Carthage, comme au début du livre VI70 ? Celui de Carcasan avait été annoncé par une prophétesse maure, en 6, 169 sqq., mais le poète avait tout de suite, plus clairement que Claudien dans le songe du Contre Rufin (2, 330 sqq. et 433 sqq.), ramené cette illusion à la réalité: Carcasan entrerait à Carthage, la tête haute, ... à la pointe d'une pique (6, 184-187)! Une fois cette baudruche dégonflée, fallait-il répéter la scène du triomphe, se demandent J. Bliinsdorf et W. Ehlers 71 , qui estiment que la mort de l'adversaire est une préfiguration suffisante de la victoire totale, en se fondant sur l'Iliade, l'Enéide ou la Thébaïde, et qu'à ce compte-là le poème pourrait s'achever avec ... le retour de Jean à Constantinople ! -Mais laissons là ces suppositions, et concluons sur notre sujet. Nous verrons très bientôt que Corippe sait donner à ses livres une unité interne; mais nous avons d'ores et déjà constaté qu'il sait les délimiter entre eux, tout spécialement en mettant l'accent sur des scènes finales nettement dessinées; et sans doute cela correspond-il, comme W. Schetter l'a remarqué pour Stace, aux exigences de la recitatio 72 • Les livres de la Johannide ne sont cependant pas fermés sur euxmêmes: leur fin se caractérise généralement par le désir de créer une attente chez l'auditeur-lecteur13, et sur elle s'enchaîne un début qui n'est jamais étranger à l'action qui s'achève, qu'il se situe dans son prolongement (IV, V, VI, VIII) ou en contraste par rapport à elle (II, III, VII); on le constate particulièrement à l'articulation centrale entre les livres IV et V. Dans ce souci conjoint de lier et d'individualiser ses livres, il semble encore que Corippe se soit souvenu de l'épopée virgilienne 74 , et après elle des productions néo-classiques de Silius et de Stace 75 ; les tentatives plus audacieuses d' Ovide, de Lucain et de Valerius Flaccus 76 , pour estomper les limites des livres en tissant
67
BHinsdorf, p. 541. Voir l'article de J. Mantke mentionné dans lan. 60 du ch. I. 69 C'est une hypothèse qu'envisage Burck 3, p. 394. 7 Comme le suggère J. Mantke, op. cit., avec une minutieuse argumentation. 71 Voir Blansdorf, p. 542-543, et Ehlers, p. 117; voir aussi Burck 3, p. 394 n. 40. 72 Voir W. Schetter, op. cit. supra (n. 40), p. 86. 73 Voir la récurrence du mot "Spannung" chez Blansdorf, p. 539 sqq., et Burck 3, p. 384 sqq. 74 Voir Burck 4, p. 62. 75 Voir Burck 4, p. 261 (Silius) et 312 (Stace). 76 Sur Lucain, voir W. Rutz dans Burck 4, p. 170; sur Ovide et Valerius Flaccus, voir Burck 4, p. 143 sqq. et 218, ainsi que W. Schetter, op. cit., p. 94 (qui rattache Stace à cette tendance dans la partie "iliadique" de la Thébaïde, ce qu'admet Burck 4, p. 312). 68
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CHAPITRE II
au delà d'elles un carmen perpetuum, paraissent l'avoir moins séduit77 , sauf entre les chants III et IV, si étroitement unis par l'analepse. Mais la "section d'or" de cette dernière n'en coïncide pas moins avec le changement de livre.
2 -La composition des livres Après avoir ainsi tenté de dégager les grandes lignes de l'organisation d'ensemble du poème, il nous faut à présent descendre dans quelque détail, et envisager l'architecture de chacun de ses chants. Nous avons été précédé, sur ce sujet, par E. Burck78 et W. Ehlers 79 , mais ils ne s'accordent pas toujours entre eux, et s'en tiennent souvent aux subdivisions majeures des livres. Nous souhaiterions ici, en nous montrant plus précis qu'eux sans pour autant tailler le texte en pièces infimes, reprendre la question, quitte à aboutir quelquefois à des résultats différents, qui pourront à leur tour stimuler la critique de nos successeurs, et faire suivre le plan que nous proposerons pour chaque chant de quelques brefs commentaires, avant de dégager de ces remarques particulières des principes généraux. Compte tenu de l'importance de l' Enéide dans l'élaboration de la Johannide, on pourrait accompagner ce parcours textuel de parallèles virgiliens; mais J. Blansdorf l'a fait naguère avec beaucoup de soin, notamment pour les livres 1 et 11 80, et nous nous limiterons à quelques observations obvies. Nous avons déjà étudié la préface dans notre article de 1986, où nous en donnions un plan 81 que nous reprenons ici: 1. But du poème: perpétuer la mémoire de Jean (1-4) 2. Eloge des lettres et de l'épopée commémorative (5-14) 3. Locus humilitatis propriae (15-28) 4. Raisons d'écrire malgré tout (29-38) 5. Annonce du livre 1 (39-40) Comme nous le constations alors, les masses sont harmonieusement réparties autour d'un noyau de 14 vers, le locus humilitatis traditionnel, entouré de deux groupes de 10 vers chacun, eux-mêmes précédé pour le premier et suivi pour le second d'une introduction de 4 vers et d'une conclusion-transition de 2 vers. On pense à l'architec-
77 Voir Blansdorf, p. 539-543, et Burck 3, p. 385, qui trouvent Corippe plus conservateur que novateur sur ce point; Ehlers l, p. 113, voit chez lui une tendance à "faire passer l'action par-dessus les limites des livres", mais "tout en rendant celles-ci perceptibles quand même". Les "framing elements" qui, selon Roberts (p. 94 sqq.), soulignent parfois lourdement la spécificité de chaque composante d'un tout dans l'esthétique tardive, sont en tout cas discrets ici, au niveau de l'ensemble comme du détail (voir infra, ch. III). 78 Voir Burck 3, p. 384-394. 79 Voir Ehlers 1, p. 112-117. Pour le livre I, voir aussi les subdivisions pratiquées et commentées par Vinchesi 3 au fil de son commentaire, p. 81 sqq.; même démarche chez Tommasi. Pour l'ensemble de l'œuvre, voir également le plan de J.-L. Charlet dans l'article "Corippe" de l'Encyclopédie Berbère, t. 14, 1994, p. 2105-2106. 80 Voir les p. 532 sqq. 81 Voir Zarini 1, p. 75; voir aussi notre communication sur "Les préfaces des poèmes épico-panégyriques dans la latinité tardive (IVe-vie siècles): esquisse d'une synthèse", publiée dans les actes du colloque sur Le texte préfacieZ (Nancy, sept. 1998), édités par L. Kohn-Pireaux (Nancy, 2000), p. 35-47.
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LA COMPOSITION DU POÈME ET SES PRINCIPES
ture classique et solide d'un plaidoyer - ce qui n'étonne pas de la part d'un professeur-, avec un exorde (v. 1-4), une proposition (v. 5-14), une réfutation (v. 15-28), une confirmation (v. 29-38) et une péroraison (v. 39-40). Le v. 20, laure us inde fauor, pallidus inde timor, parfait centre du texte, en résume l'idée principale, tandis que l'inévitable captatio beneuolentiae s'exprime avec évidence dans le v. 36. D'emblée, Corippe affirme sa maîtrise de la dispositio - et la pauvreté de son inuentio, diront de mauvais esprits: lui a-t-on assez reproché d'être un rhéteur plutôt qu'un poète! Si nous passons à présent au livre I, voici le plan que nous en proposons: 1. Proème (1-47) a) Propositio (1-7) b) Eloge de Justinien (8-26) -Allégories tutélaires (8-13) -Campagnes de Justinien dans le monde entier (14-22) 82 - Recusatio de Corippe (23-26) c) Narratio: les causes du conflit (27-47) 2. Justinien envoie Jean en Afrique (48-158) a) Réflexion et prise de décision de Justinien (48-114a) b) Envoi de Jean en mission (114b-158) -Arrivée à Constantinople, réception au palais, préparatifs au port (114b130) -Discours de Justinien et congédiement de Jean (131-158) 3. La traversée, de Constantinople à Carthage (159-416) a) Départ (159-170) b) Sens du voyage: Troie; la Sicile; les deux apparitions (171-270) c) Tempête (271-322) 83 d) But du voyage: l'arrivée en Afrique; de Caput Vadorum à Carthage (323416) 4. Sur terre, de Carthage à Antonia Castra (417-581) a) Départ de Carthage (417-459) b) A Antonia Castra (460-581) -Réception d'une ambassade (460-508) -Levée du camp au matin (509-517) -Harangue de Jean, applaudissements des soldats (518-581) Quelques mots, pour commencer, sur l'architecture d'ensemble de ce chant. Au début du présent chapitre, nous avons fait état de la nécessité pour une épopée, selon D. Madelénat, de faire alterner dans leur succession des épisodes variés: moments de succès et d'échec, de tension et de détente, d'action et de pause ... Ici, la première partie est par nature statique, et la seconde montre de par son sujet, malgré le rappel de la campagne de Jean en Perse, une certaine dominante de raideur hiératique; mais avec la troisième commence l'action, suivie dans la quatrième d'une pause, tandis que
82 Ici se situe une lacune de quelque 65 vers dans le ms T; M. A. Vinchesi en a restitué quelques-uns :voir Vinchesi 2 et 3. 83 Ici, une nouvelle lacune de T nous prive du début de la tempête : voir Vinchesi 3 ad loc. Elle porte également sur 65 vers environ.
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CHAPITRE II
la tension va croissant à partir du départ de Constantinople. On observera également la variété des lieux évoqués, qui de la Perse d'où vient Jean à l'Afrique où il se rend, en passant par Byzance, Troie et la Sicile, couvrent tout l'empire de Justinien, sans parler des vers retrouvés par M. A. Vinchesi; et ce voyage dans l'espace est aussi un voyage dans le temps. Aucun chant n'offrira, à ce double égard, une telle variété. Avec 258 vers (sans compter ceux de la seconde lacune), l'épisode de navigation domine nettement les autres: il est vrai que, dans un poème à arrière-plan "odysséen", il méri84 tait bien d'approcher de la moitié de la longueur totale du livre sans ses lacunes ! Il serait tentant de le considérer comme le centre du chant- car les 158 vers des parties 1 et 2 correspondraient assez bien aux 165 de la partie 4, avant et après lui-, mais ce serait négliger la première lacune, qui porte en fait à quelque 112 vers le proème; au centre de ce dernier, l'éloge de Justinien incite d'ailleurs en soi à mettre en parallèle les parties 1 et 2 (lll vers), également "justiniennes". Le livre I ne nous semble pas, en fait, offrir une véritable partie centrale, autour de laquelle "rayonneraient" les autres, comme nous pourrons le constater ailleurs; mais si nous le possédions à l'état complet, en son milieu figurerait la scène de la tempête, ce qui n'est pas un hasard pour qui se rappelle l'Enéide (1, 81 sqq.) 85 . Et sa "section d'or" se situerait au début de la partie 3d) avec l'arrivée en Afrique. D'un point de vue moins global, le proème mérite quelques observations. A la différence de M. A. Vinchesi86, nous considérons qu'il inclut l'énoncé des causes de la guerre, aux vers 27 à 47, de même que M. von Albrecht, dans une récente synthèse sur l'épopée, analyse les v. 1, 1-33 de l'Enéide comme constituant le proème virgilien87. G. Polara a en effet montré, en se fondant sur Servius et Tiberius Claudius Donatus dans leurs commentaires sur l' Enéide, que les poètes épiques ont, aux yeux des grammairiens anciens, un triple but dans les proèmes: proponunt, inuocant, narrant, ce qui correspond respectivement aux vers 1, 1-7, 8-11, 12-33 de l' Enéide, même si des modifications de cet ordre sont admissibles 88 . De fait, Lucain place son invocation (à Néron) après une première narration, et les "ouvertures" des épopées de Silius et de Stace sont assez complexes; Valerius Flaccus, lui, suit le schéma virgilien de près, comme le fait ici Corippe. La propositio, riche d'allusions précises à la suite du texte, nous offre bien arma ... uirumque (v. 7), dans le traditionnel espace de 7 vers qu'on retrouve de l' !liade à l' Enéide et à la Pharsale 89 , et qui sera encore celui du second proème de Liberatus, au début de notre livre IV; elle présente donc un ordre virgilien
84
Soit environ 711 vers. Vinchesi 3, p. 126, fait également allusion au livre XI des Métamorphoses et au livre V de la Pharsale. 86 Voir Vinchesi 3, p. 81-82. 87 Voir Roman Epie. An Interpretative Introduction. Leiden, 1999, p. 75-90 (étude de l'intertextualité homérique de ce proème). Sur ce proème, voir aussi A. Romeo, Il proemio epico antico, Roma, 1985, p. 41 sqq. (ouvrage qui renouvelle la classique synthèse de G. Engel, De antiquorum (. . .) prooemiis, Marburg, 1910). 88 Voir son article "Precettistica retorica e tecnica poetica nei proernî della poesia Latina", Quaderni del Circolo Filologico-linguistico Padovano, 10, 1979, p. 104-107 pour notre propos. 89 Sur ce point, voir par exemple W. D. Lebek, Lucans Pharsalia, Gottingen, 1976, p. 18 sqq. 85
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et un ton lucanien, sauf au dernier vers, d'un "triomphalisme" qu'ignore le début de la Guerre civile. L'inuocatio posait un problème, que nous évoquons dans notre future introduction générale et dans notre commentaire à !oh. 2, 24-25, où Justinien est substitué à la Muse 90 : la poésie chrétienne ne se prêtait plus à l'invocation de la Muse, et celle du Saint-Esprit eût sans doute été déplacée en tête d'un ouvrage profane; restait le prince, comme le voulait Pline le Jeune et l'avait fait Valerius Flaccus, ce qui ne pouvait déplaire ou choquer sous l'Empire tardif et dans un poème à finalité panégyrique. En outre, cette position de Justinien en "ouverture" d'un texte écrit à la gloire d'un général ménageait la maiestas et la susceptibilité impériales, et plaçait les entreprises particulières de Jean dans un cadre universel qui les dépassait et leur donnait leur sens à la fois; à cet égard, il est regrettable que la longue première lacune du manuscrit T nous laisse presque tout ignorer de ce passage, malgré les découvertes et restitutions de M. A Vinchesi. Mais les derniers vers de cet éloge ne manquent pas d'intérêt: le poète y récuse, par le topos des "cent bouches" 91 , l'idée d'une "Justinianide", qu'il repousse à plus tard après une (longue) prétérition, comme l'avait fait Stace pour Domitien au début de la Thébaïde (1, 17-33), et passe à la narratio attendue (causes de l'expédition de Jean, v. 27-47) après un jeu de mots (summatim- summis, v. 26) que le français peut traduire ("sommairement" - "le sommet" ) et qui ramène de Justinien à Jean. Cette narratio sera considérablement approfondie par "l'archéologie" des livres III et IV; mais elle transporte le public d'ores et déjà in medias res. D'une longueur comparable au proème original, la seconde partie met en relation Jean et Justinien, avant de laisser le champ libre au premier. Jean se présente d'abord à l'esprit de Justinien, puis est mandé au palais pour le rencontrer personnellement, en une courte scène qui s'accorde à l' imperatoria breuitas usuelle et au rituel de la cour byzantine. Une épopée classique comme l' Enéide fait succéder au proème une intervention divine; ici, Justinien est en quelque sorte investi du rôle de Jupiter chez Virgile, en Aen. l, 223 sqq., comme le suggèrent des reprises textuelles très précises en début et fin de partie92 , même si M. A Vinchesi 93 a également pu mettre en évidence des réminiscences vétéro-testamentaires dans la désignation de l'élu et son empressement à obéir. La troisième partie, qui seule peut, au sens strict, renvoyer au modèle "odysséen", comporte un prologue, avec le départ de la flotte qui rappelle celui d'Errée en Aen. 4, 571 sqq., puis un ensemble de lOO vers (171-270) qui manifeste, d'après les lieux longés et la double apparition, le sens historique, politique et religieux de l'ex-
90 Voir Zarini 3, p. 141, auquel on ajoutera des références à fust. praef, 38-39 et à VAL. FLAC. 1, 5 sqq. On notera cependant qu'ici les Camènes sont présentes au v. 8, même si les Muses ne sont pas invoquées en bonne et due forme. 91 Sur celui-ci, voir P. Courcelle, "Histoire du cliché virgilien des cent bouches", R.E.L., 33, 1955, p. 231 sqq., à compléter par Al. Cameron, "The Virgilian Cliché of the Hundred Mouths in Corippus", Philologus, 111, 1967, p. 308 sqq., et L. Pemot, La rhétorique de l'éloge ... , t. 2, p. 666 (textes de la Seconde Sophistique). 92 On rapprochera ainsi, par exemple. /oh. 1, 48 et 152 d'Aen. 1, 227 et 281. 93 Voir Vinchesi 3, p. 92.
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pédition; lui correspond un autre ensemble de 94 vers (323-416) qui en indique le but, avec l'arrivée en Afrique, le débarquement à Cap ut Vadorum, le réembarquement pour Carthage; entre ces deux ensembles, riches en échos virgiliens 94 , un épisode qui ne l'est pas moins 95 , cette tempête lacunaire dont une petite moitié nous reste, véritable centre du livre à l'état complet. Après la mer, retour à la terre: la quatrième et dernière partie du chant 1 nous mène de Carthage à Antonia Castra, près d'Hadrumète; le départ de la métropole fait songer à la sortie hors de Pallantée96 • Mais 1' essentiel se passe à Antonia Castra, avec la réception d'ambassadeurs insolents d' Antalas, et surtout la longue harangue de Jean à ses officiers, son discours le plus étendu et l'un des plus importants, car il récapitule le passé et préfigure l'avenir des guerres libyques, et clôt ainsi à la perfection un livre introducteur, que le jour nouveau des v. 509 sqq. ouvre sur la suite. Le chant II a fait l'objet, de notre part, d'une analyse et d'une synthèse; nous en avons étudié dans le détailla composition97 , et ne redirons ici que l'essentiel, avec quelques compléments ou modifications. En voici le plan sommaire: 1. Fuite des Maures dans le djebel (1-22) 2. Catalogue des Maures insurgés (23-161) 98 a) Invocation à Justinien (23-27) b) Catalogue proprement dit (28-161) - Antalas et ses Frexes (28-46) - les peuples syrtiques (4 7-13 7) -les peuples aurasiens (138-161) 3. Autour d'une escarmouche (162-287) a) Descente des Maures en plaine ( 162-186) b) Escarmouche (en deux temps) (187-264) c) Retour des soldats, aménagement du camp (265-287) 4. Activité diplomatique de Jean (288-416) a) Délibération sur les captifs (288-356) b) Envoi d'un message àAnta1as (357-416) -Désignation de l'ambassadeur (357-360)
94 On mettra par exemple en parallèle !oh. 1, 171 sqq. etAen. 1, 466 sqq. (on peut aussi songer à LVC. 9, 950 sqq.), !oh. 1, 350 sqq. et A en. 1, 159 sqq. 95 Voir Aen. 1, 81 sqq. On voit le soin que met Corippe, dans son propre livre I, à privilégier (sans exclusivité, bien sûr) les souvenirs du livre Ide l'Enéide. 96 Voir Aen. 8, 585 sqq., ainsi que STAT. Theb. 2, 493-494. 97 Voir Zarini 3, p. 7-12. 98 C'est au livre II de 1'/liade qu'Homère plaçait déjà son fameux "catalogue des vaisseaux" (v. 484 sqq.); mais le modèle principal de Corippe est ici Aen. 7, 641 sqq., comme nous l'avons montré en détail (Zarini 3, p. 17-19); le lecteur de Virgile prend alors connaissance des peuples qu'Enée va devoir affronter en Italie, celui de Corippe des tribus que Jean va devoir mater en Afrique, et c'est pour eux l'occasion de découvrir l'une et l'autre terre et les lieux des combats à venir. Moindre nous semble être l'influence des catalogues des troupes de Juba chez Lucain (4, 676 sqq.) et d'Hannibal chez Silius (3, 222 sqq.), malgré la "matière d'Afrique" qui s'y rencontre.
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-Teneur du message (en trois points) (361-413) -Voyage de l'ambassadeur (414-416) 99 5. Scènes nocturnes (417-488) a) Notturno (417-434) b) La nuit dans les deux camps (435-488) -Les Romains (activités et rêves) (435-470) -Les Maures (rêves) (471-488) Dans ce livre où la détente l'emporte sur la tension, qu'on ne trouve guère que dans l'épisode central de l'escarmouche, on relève une alternance assez rigoureuse entre action (parties 1, 3 et 5) 100 et pause (parties 2 et 4), qui correspondent aussi à des moments où le temps passe et à d'autres où il "suspend son vol"; mais l'impression qui domine est celle d'un livre où le cours de l'action principale est retardé, comme il s'en rencontre dans toute épopée et comme nous en reverrons dans laJohannide. Par ailleurs, le chant II présente un plan centré et équilibré: si l'on laisse de côté les parties 1 et 5, dont la longueur ne s'accorde pas (mais combien de conclusions sont plus étoffées que les introductions !), les 126 vers de l'escarmouche sont entourés des 139 et 129 vers des parties 2 et 4- encore la partie 2 compte-t-elle 134 vers, si l'on en retranche l'invocation liminaire à Justinien-, tandis qu'à l'intérieur des parties principales (2b, 3 et 4b ), on relève une tendance commune à entourer un élément central plus important de deux éléments plus modestes, de longueur à peu près correspondante; et cet équilibre se remarque jusque dans des détails, comme les trois points du message de Jean avec leurs 18, 16 et 19 vers, de même qu'aux 21 vers des songes byzantins répondent les 18 des rêves maures. L'ordre suivi, dans le catalogue des Maures révoltés comme dans le discours de Jean àAntalas, n'estjamais gratuit, comme nous l'avons montré, mais idéologiquement motivé; et pour la bizarrerie qu'on peut trouver à placer au centre d'un livre une escarmouche ouvertement déclarée bénigne (v. 188), elle disparaît si l'on voit dans cet épisode une confirmation de la harangue de Jean à la fin du livre I et une modeste anticipation des combats futurs. Quant à la nuit qui tombe in fine, c'est un topos de conclusion classique, et que l'on retrouvera plus loin. Cette architecture centrée et équilibrée est plus difficile à retrouver dans les livres III et IV, que le récit analeptique de Liberatus, qui les chevauche tout en les séparant à sa "section d'or", impose d'étudier conjointement. Ce long récit de 653 vers, sans compter les lacunes du manuscrit T, retarde une fois encore une action qui ne s'engagera vraiment qu'au livre V; mais après les premiers éclaircissements donnés au livre I, il est nécessaire à qui veut comprendre les origines du conflit en cours, outre
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Nous rattachons ici à la quatrième partie du chant, scène b), le voyage nocturne de l'ambassadeur, porteur du message élaboré dans cette partie, alors que nous le rattachions au notturno qui ouvre (scène a)) la cinquième partie dans notre étude de 1997 (Zarini 3, p. 8), ce qui nous paraît aujourd'hui moins logique. 100 La cinquième partie n'est pas dépourvue d'activité : les sentinelles se dépensent dans le camp byzantin, et les rêves eux-mêmes portent sur des scènes d'action violente.
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que ce récit nocturne suggère un parallèle entre la Johannide et l' Enéide en ses livres II et III. Voici donc le plan que nous proposons 101 de ces deux livres si étroitement unis: [Livre III] l. Conseil de guerre (1-51) 2. "Archéologie" du conflit: récit de Liberatus (3, 52- 4, 255) [Introduction (52-53)] a) Exorde (54-62) b) Jeunesse d'Antalas (63-183) -Naissance (63-155) -Adolescence (156-183) c) Fin des Vandales (en trois temps) (184-276) d) Intervention byzantine et retour au calme (en trois temps) (277-341) e) La peste de 543 (en deux temps?) (342-379) f) La grande insurrection de 544-546 (3, 380- 4, 242) - Antalas élimine Solomon (en trois temps) (380-460)
[Livre IV] -Autour d'Hadrumète (en trois temps) (l-81) [Second exorde (1-7)] -Rivalités militaires et guerres civiles (en trois temps) (82-242) [Jean Sis. et Stutias (103-218)] g) Péroraison (243-246) [Conclusion- transition (247-255)] 3. Nouvelle journée et mobilisation générale (256-644) a) Le camp s'éveille (256-265) b) Prière de Jean (266-287) c) Rassemblement des hommes (288-303) d) Retour de l'ambassadeur et message d' Antalas (304-392) e) Réaction des hommes; contio de Jean; il monte à cheval (393-471) f) Revue des chefs (droite/gauche/centre) (472-594) g) Les combattants maures (595-644) - Iema (595-618) -Antalas (619-626) -Les autres duces des Syrtes (626-644)
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101 Celui que propose Ehlers 1, p. 118-119, est un peu différent. Tommasi n'en propose pas vraiment un dans son édition, mais découpe son commentaire en sections, sans étudier ni commenter ce découpage lui-même.
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On constate, dans les trois parties qui constituent les livres III et IV, une alternance entre pause (1 et 3) et action (2), même si cette action caractérise un récit "second", pour reprendre la terminologie des narratologues. Au sein de ce récit, la tension va croissant jusqu'à la subdivision centrale, d), qui correspond globalement à une nette détente, malgré l'évocation de quelques batailles heureuses; cette détente s'exprime cependant, bien qu'elle couvre une période plus longue (dix ans, v. 3, 290; cf 2, 35), par un récit assez bref- il est vrai qu'elle est rétrospectivement ressentie comme courte par Liberatus parlant au nom des Africains (v. 3, 336) -.En ce qui concerne l'architecture d'ensemble des deux chants, on peut observer la structure de la troisième partie qui, suivant une technique que nous avons déjà relevée au chant II, groupe manifestement deux ensembles d'importance comparable (le bloc formé par a), b) et c) avec 48 vers d'une part, d'autre part les 50 vers de g) 102 ) autour d'un bloc beaucoup plus considérable, les 291 vers de d), e) et f) 103 , dont l'unité nous paraît nette; on peut aussi trouver une certaine correspondance thématique et numérique entre la partie 1 et le bloc a), b) etc) dans la partie 3. Mais la partie la plus intéressante est évidemment la seconde, qui est aussi la plus difficile à traiter: quelles correspondances, quels équilibres, quel centre éventuel y déceler? Le récit de Liberatus se subdivise, nous semble-t-il, en sept parties assez nettes, qui peuvent d'abord sembler presque indépendantes, mais qu'un fil chronologique et thématique relie; ce chiffre impair nous autorise à mettre en évidence leur centre "arithmétique", la quatrième section (d)), qui célèbre l'intervention byzantine de 533 et la paix de dix ans qu'elle instaura; dans un texte à finalité panégyrique, une position privilégiée se conçoit pour un tel développement, qui voit justement au très impérialiste v. 285 la "section d'or" du livre III. Autour de cet épisode "central", des correspondances peuvent s'établir, sous le signe de l' infelicitas temporum qui, à ce "centre" près, domine toute l'analepse du tribun: correspondance entre l'exorde en a) 104 et la
102 On peut aussi relever un certain équilibre entre les passages respectivement dévolus à Iema (24 vers) et aux chefs syrtiques (19 vers), autour de celui qui concemeAntalas (7 vers); cette disposition reflète à la fois l'apport discret (cf 3, 153) et le rôle moteur (cf 2, 28 sqq.), donc "central", d' Antalas dans le soulèvement de 544-546, selon Corippe (voir Zarini 3, p. 11). 103 La correspondance globale en volume des 123 vers de f), catalogue des armées byzantines et alliées, avec les 134 vers du catalogue des Maures insurgés en II, 2, b ), ne nous paraît pas fortuite. 104 Cet exorde, fortement démarqué de celui d'Enée en Aen. 2, 3-13, est réitéré au début du livre IV, avec cette fois un retour des 7 vers caractéristiques de la propositio de bien des proèmes classiques, ce qui fait d'ailleurs naître un effet d'écho entre le récit de Liberatus et celui de Corippe lui-même: voir plus haut nos remarques sur l'ouverture de la Johannide. Au début du livre III de l'Enéide, Virgile n'avait pas eu besoin de faire prononcer par Enée un second exorde, car la répartition de la matière entre les livres II (la chute de Troie) et III (les errances des rescapés) était fort nette. Chez Corippe au contraire, la continuité thématique est telle, entre la fin du livre III et le début du livre IV (malgré un art très sûr de la clôture d'un livre : voir supra), qu'un second proème s'imposait pour marquer le changement de livre, fût-ce discrètement; et ce dernier est une nouvelle "variation sur le thème" d'Aen. 2, 3-13, dont résulte un accroissement du pathétique qui relance le récit. Voir BHinsdorf, p. 535-536 sur ces passages.
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péroraison en g), bien évidemment, avec leur ton également catastrophiste et doloriste; mais aussi entre la jeunesse d'An talas en b) et la grande insurrection de 544-546 en f), car Antalas en est, avec Stutias, une figure dominante; enfin entre la fin des Vandales105 et la peste de 543, deux lourdes épreuves pour les Africains romanisés. Mais le problème qui se pose alors est que ces correspondances se font entre des "masses" très différentes entre elles: passe encore pour l'exorde et la péroraison, et peut-être pour la fin des Vandales et la peste de 543, dans la mesure où une lacune d'une importance difficile à évaluer affecte ce dernier tableau 106 ; mais la jeunesse d'Antalas donne lieu à un récit presque trois fois plus court que celui de l'insurrection de 544 avec ses suites (121 vers contre 323, compte non tenu d'une nouvelle lacune probable en 4, 201 sqq.). Ce dernier se subdivise en trois phases dont les deux premières, de 81 vers chacune, se font pendant à la fin du livre III et au début du livre IV, avec des échos tout à fait significatifs- même si l'une est dominée par Antalas, l'autre par Stutias -,tandis que la troisième, que l'on peut à son tour diviser en trois temps, présente avec ses 161 vers la même longueur que les deux précédentes additionnées (162 vers), ce qui n'est assurément pas fortuit, puisqu'alors se superpose au thème de l'insurrection berbère celui de la guerre civile, et que cette aggravation doit se traduire en "masse". Il nous semble en effet que cette notion de "masse" joue un rôle décisif dans la composition de nos deux livres, et peut-être bien la meilleure répartition de la matière, dans le récit de Liberatus, n'est-elle pas fondée sur sa "section d'or" à la fin du livre III, ni celle qui tient compte du "centre" que serait d), mais celle qui fait correspondre, avec une marge due aux lacunes, les 317 vers de b ), c ), d) et e) aux 323 vers de f) seul: d'un côté tout ce qui explique l'insurrection, de l'autre l'insurrection et ses suites, un tableau qui justifie l'intervention de ce Jean Troglita sur l'appel auquel s'achève l'analepse (4, 243-246). La véritable coupure ne doit-elle pas être placée entre 543 et 544, entre cette peste où l'immoralité des Africains a déclenché la colère de Dieu (3, 380 sqq.) et ce soulèvement-châtiment d'une ampleur jusqu'alors inconnue en ces terres 107 ? Telle est du moins l'optique manifeste de Corippe dans la Johannide. Avec le livre V cessent les retardements, les morae dont notre auteur a usé jusqu'ici: il est grand temps, après la bénigne (mais prémonitoire) escarmouche du livre II, d'aborder le combat; telle est la matière par excellence de toute épopée, et un jour nouveau s'est levé à cette fin en 4, 256 sqq. Les préparatifs sont achevés, les troupes passées en revue: les batailles promises par la préface vont enfin avoir lieu. Voici le plan que nous proposons 108 pour ce premier livre de la section "iliadique":
105 On se rappelle que Liberatus présente la chute d'Hildéric comme funeste pour l'Afrique (3, 195-196), ce qui eût été problématique dans la bouche de Corippe lui-même, panégyriste d'un pouvoir qui se mobilisa d'abord contre les Vandales ariens (voir supra): la fin de ce pouvoir et la peste de 543 se correspondent donc comme des événements également tragiques, autour du "noyau" heureux des v. 277-341. 106 Les v. 339-343 figurent à la suite dans le ms T, mais tous les éditeurs ont été amenés à supposer ici une lacune, que Petschenig et Diggle-Gooodyear ont matérialisée dans leurs éditions. On peut cependant douter qu'en son absence, e) atteignît l'importance de c). 107 Voir Modéran, Thèse, p. 461 sqq. 108 Ceux de Burck 3 (p. 390) et d'Eh1ers 1 (p. 114) sont légèrement différents.
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1. Domination romaine (1-158) a) Préliminaires ( 1-49) (Rapprochement des armées/Antalas et Jean/le taureau "magique") b) Engagement de la bataille (50-71) c) Aristies de Ricinarius et de Jean (72-158) 2. Ressaisissement maure (159-276) a) Bruten et alii (159-223) b) Antalas et alii (224-276) 3. Victoire romaine (277-527) a) Aristies romaines (dont Jean et Ricinarius) (277-348) b) Prise du camp maure (349-492) c) Epilogue (493-527) (Fuite et mort de !erna/reprise des enseignes de Salomon/tombée de la nuit) Après l'alternance entre action et pause aux livres précédents, l'action règne seule sur ce chant tout guerrier, de moins de vingt-quatre heures, et la tension qui s'y accroît n'y connaît pas de détente. La structure en est manifestement centrée, deux phases de domination romaine (la seconde plus importante, comme il se doit) encadrant un ressaisissement maure, sans lequel la monotonie guetterait sûrement, indépendamment du respect des faits historiques. La partie centrale accorde une importance à peu près comparable à Antalas, que l'on connaît alors depuis longtemps, mais qui s'effacera après 546, et à Bruten, qui jouera dans la suite des événements un rôle non négligeable. Dans les parties initiale et finale, il est aisé de mettre en correspondance 1 a) et 3 c), en trois temps, et inversement 1 c) et 3 a), où d'ailleurs Jean et Ricinarius interviennent dans un ordre contraire: ces effets d'écho ou de miroir ne nous paraissent nullement fortuits. Nous retrouverons cette structure embrassée, avec une troisième partie plus longue que la première, au livre VIII où Byzance triomphe, et le parallèle s'impose entre les victoires de 546 et de 548 109 , même si notre chant offre moins de variété que le dernier. Mais ce plan est surtout celui que nous avons essayé de mettre en évidence au niveau de la Johannide entière: est-ce dont un hasard si nous le retrouvons dans le livre qui nous est apparu comme le centre de l'épopée, et si ce livre n'offre guère que ce qui constitue le noyau même de la matière épique? A ce chant de victoire succède un livre de défaite: le contraste est vif entre le chant V et le livre VI, le plus long de l'épopée avec ses 773 vers, même en tenant compte des lacunes de T en d'autres chants. Il est vrai qu'il couvre une période d'un an, de l'été 546 à l'été 547, quand les précédents s'étendaient sur bien moins de temps, compte non tenu des analepses. Nous en proposons le plan suivant: 1. Dans la nuit, après la victoire ( 1-20) a) Romains (1-8) b) Maures (9-20) 2. Triomphe de Jean (21-103) a) Bilan et dispositions militaires (21-55) b) Aduentus à Carthage (56-103)
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Voir Ehlers 1, p. 114 (étude des motifs communs).
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3. Ressaisissement maure (104-220) a) Carcasan et Bruten (104-144) b) L'oracle d'Ammon (145-187) c) Le second soulèvement (188-220) 4. Victimes du désert (221-390) a) Réactions de Jean au soulèvement (221-260) b) L'épreuve du désert et les consolations de Jean (261-346) c) Nouvelles difficultés (chevaux/vents) (347-390) 5. Parcere subiectis: les Astrices (391-436) a) Demande defoedus (391-407) b) La mutinerie apaisée (408-421) c) Conclusion dufoedus (422-436) 6. Autour d'un cours d'eau (437-594) a) Doutes et précipitation (437-491) b) Imprudences romaines (492-550) c) Ruse berbère (551-594) 7. Débâcle romaine (595-696) a) Attaque berbère (595-618) b) Résistance romaine (619-660) c) Débâcle finale (661-696) 8. Mort d'un autre Jean (697-773) a) La honte (697-710) b) Le sursaut (711-752) c) La fin (753-773) Comme au livre V, l'action domine ce chant guerrier, de même que la tension: seul l'épisode central (5) se prête à une pause et à quelque détente, encore qu'une menace de mutinerie y compromette toute sérénité. Le livre présente, d'autre part, un plan centré, avec de nets effets de correspondance entre les deux ensembles qui entourent son centre, à partir du moment où l'on veut bien laisser de côté les 20 vers de la première partie, qui assurent évidemment la transition, comme le souligne le motif commun de la nuit, avec la fin du livre V. La partie 5 met en évidence quelques aspects fondamentaux de la politique byzantine (la négociation dans la fierté) et de l'idéologie romaine (le motto virgilien parce re subiectis); elle annonce d'autre part les succès que le pouvoir et ses représentants pourront à nouveau espérer lorsqu'ils auront gagné à leur cause d'autres alliés berbères, et sa situation centrale souligne assez que, dans les pires situations, un général "romain" ne doit jamais désespérer. Autour de ce centre "positif' 110 dans un ensemble "négatif', il est aisé de mettre en correspondance les parties 2 (83 vers) et 8 (77 vers), puisque dans l'une triomphe Jean Troglita et que dans l'autre disparaît Jean senior, d'une façon qui n'est cependant point déshonorante après le rappel au devoir du chef (v. 70l-704)lll; la parenté onomastique est nettement mar110
Voir Burck 3, p. 391 n. 32. Sur l'ouverture du livre VI, voir P. Castronuovo, "Un inizio senza fine. L'incipit del libro VI della Iohannis di Corippo", in La fine dell'inizio .. ., a cura di L. Spina, Napoli, 1999, p. 47-65. Quant à l'épisode conclusif, on pensera aussi à l'aristie de Turnus (qui finit par sauter dans le Tibre) au livre IX de l'Enéide (v. 525 sqq.). 111
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quée par le poète (v. 697-698), et par cette deuotio à la Curtius notre officier, selon les exigences de l'épopée, assume en sa personne la fonction sacrificielle du héros 112 . De même, aux 117 vers de la partie 3 correspondent assez bien les 102 de la partie 7, qui en sont la conséquence, et aux 170 de la partie 4les 158 de la partie 6 113 : en plein désert comme autour d'un oued, dans une marche éprouvante comme dans une guerre de positions, les Romains sont victimes de la mauvaise fortune ou de la colère de Dieu. On observera enfin que presque toutes les parties du livre VI (de 3 à 8) se subdivisent en trois sections, qui sont généralement de longueur équilibrée les unes par rapport aux autres (parties 3, 5, 6 sans la lacune de c)), ou dont la seconde et centrale l'emporte en longueur sur la première et la troisième (parties 4, 7, 8) parce qu'elle met en évidence la résistance romaine dans l'adversité. On voit ainsi combien le chaos de la guerre est racheté par l'ordre de l'écriture. Le livre VII partage avec son prédécesseur l'évocation d'une longue durée, l'année qui sépare l'été 547 de l'été 548, ainsi que la peinture de scènes carthaginoises dans la partie 2 114 • Pour le reste cependant, on relève bien des différences: le chant VI nous menait des lendemains d'une victoire à la consommation d'une défaite, le livre VII nous conduit des suites d'une défaite à la préparation d'une victoire. A ce contraste s'ajoutent celui d'une détente ici globale, proche de ce qu'on trouvait au livre II, par rapport à la tension qui dominait le livre VI, et le retour à une alternance régulière entre action (parties 1 et 3) et pause (parties 2 et 4): aussi bien retrouvons-nous ici un livre de morae 115 ouvert par l'adverbe interea, comme l oh. 2 déjà, mais aussi comme A en. 10, également marqué par un nouveau départ avec de nouveaux alliés 116 • Mais venons-en au plan de ce chant: 1. Repli de Jean et regroupement des forces (1-149) a) Repli et repos nocturne (1-19) 117 b) Jean et Ricinarius temporisent (20-135)
112 Voir Madelénat, p. 44 n. 17. On observera aussi que le vers final 773 (ne nudum in Libycis iacuisset corpus harenis), outre qu'il rappelle le vers final d'Aen. 5 (871, sur Palinure), fait nettement écho à !oh. 5, 521, qui évoquait la mort de Iema (iacuit mediis bene nudus harenis) : à un trépas berbère au terme d'un livre qui vit la victoire romaine répond ici un trépas romain après une victoire berbère. Et que le sacrifice de Jean senior se conclue par une allusion à la mort de Palinure n'étonnera pas le lecteur qui se rappellera que la mort de Palinure est précisément, dans l'Enéide, un substitut au sacrifice du héros: voir les riches et fines analyses de D. Quint, Epie and Empire, Princeton, 1993, p. 83-96. Ce sacrifice d'un Jean avait été, en outre, précédé par celui d'un autre, le fils de Sisiniolos, dès !oh. 4, 103 sqq. 113 D'autant plus qu'une lacune est plus que probable aux v. 585 sqq., qui sont en outre mutilés. Sans doute 6 c) était-il à l'origine un peu plus long que nous ne le lisons aujourd'hui dans T. 114 Sur l'abondante matière de ce livre et ses enrichissements épiques, voir Ehlers 1, p. 116. 115 Voir !oh. 7, 314-315 et 333; voir aussi Burck 3, p. 392. 116 Sur interea, voir la notice s.v. de T. E. Kinsey dans l' Enciclopedia Virgiliana, t. 2, Roma, 1985, p. 92 sqq. On compareraAen. 10, 166 sqq. et/oh. 7, 262 sqq.: Cusinaetlfisdaias ne sont certes pas de nouveaux alliés (encore qu'une brouille ait failli priver de leur aide les Byzantins), mais landas et Bezina le sont bien. Dans les deux cas, le nouveau catalogue est plus court que le premier (Aen. 7 1 !oh. 2). 117 Ce passage fait manifestement pendant à !oh. 6, 1-20, d'après son sujet et sa longueur; on notera simplement que Corippe néglige ici le sort des Maures vainqueurs, alors qu'il aimait à peindre leur déroute au livre précédent.
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CHAPITRE II
-Délibération de J. et R. (20-82a) -Prière matinale de J. (82b-108) - Contio bienfaisante de J. (109-135) c) L'armée se rend à Laribus (136-149) 2. A Carthage: abattement et redressement (150-280) a) Plaintes de la veuve de Jean senior (154-198) 118 b) Préparatifs d'Athanase et de Pierre (199-235) 119 c) Départ des chefs et réconciliation des alliés (236-280) 3. Ruseinutiled'Antalas (281-373) a) Antalas conseille à Carcasan de feindre la fuite (286-309) b) L' Africus impose à Jean un arrêt près d'une rivière (310-350) c) Fuite des Maures; mort des captifs (351-373) 4. Efficace "Dolonie" de Liberatus (374-542) 120 a) Envoi à Iunci et éloge du tribun (374-390) b) Sa mission (391-497) - Observation nocturne de Iunci et désir de capturer un indicateur (391416a) -Combat et capture de 5 Nasamons, dont Varinnus (416b-471a) -Rapport de Liberatus (471b-497) c) Interrogatoire de Varinnus et exécution des indicateurs (498-542) On ne saurait dégager, nous semble-t-il, un centre dans ce livre. On peut en revanche y percevoir deux moitiés presque équivalentes, la première avec les 280 vers des parties 1 et 2 (organisation du redressement, sur le terrain et dans la capitale), la seconde avec les 262 vers des parties 3 et 4 (perspectives nouvelles de conflit armé); dans la première moitié règne l'harmonie entre ce qui se passe dans le camp de Jean et chez le préfet du prétoire, tandis que dans la seconde un contraste apparaît entre la ruse inutile d'An talas et 1' efficace "Dolonie" de Liberatus, qui augure bien, en fin de chant, des succès futurs. Cette organisation en deux moitiés nous paraît plus nette qu'un jeu de correspondances embrassées, car si la personne de Jean dans la première partie (149 vers) peut être mise en relation avec celle de Liberatus dans la dernière (169 vers), le rapport entre les événements carthaginois (131 vers) et le réveil des Maures (93 vers) est beaucoup moins évident. On observera enfin que, comme au livre VI,
118 Ce passage, que presque toute la critique corippéenne trouve faible, démarque évidemmentAen. 9, 473 sqq. (plaintes de la mère d'Euryale); voir aussi LVC. 8, 40 sqq. (Cornélie et Pompée). Il remplit tant bien que malle "blanc" laissé par la chronologie entre le repli de Jean à Laribus et la préparation du redressement à Carthage. - Nous ne tenons pas compte, dans notre plan global, des quelques vers (150-153) qui signalent l'arrivée à Carthage de la nouvelle de la défaite byzantine et du salut de Jean, ni de ceux (281-285) qui indiquent le départ de ce dernier vers le Sud. 119 Au livre I, Pierre avait été comparé à Ascagne; il est donc normal qu'il brûle ici de prendre part au conflit, comme le fait Ascagne enAen. 9, 590 sqq.; mais cela reste une intention ... 120 Plus qu'à la "Dolonie" du livre X de l'Iliade, Corippe songe ici à l'expédition nocturne de Nisus et Euryale en Aen. 9, 314 sqq.; mais Liberatus, protégé par le Christ (v. 476), ne mourra pas.
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les groupements ternaires dominent: les parties se subdivisent très naturellement en trois unités, et lorsque celles-ci, comme en 1 b) ou 4 b ), sont assez longues, on peut à leur tour les diviser en trois phases. Souvent aussi ces unités présentent une longueur comparable pour les extrêmes qui entourent la médiane, ce qui se constate surtout dans les parties 2 (deux fois 45 vers autour de 37) et 3 (24 et 23 vers autour de 41), ainsi que dans l'unité 4 b) (25,5 et 26,5 vers autour de 55); cette tendance est un peu moins nette dans la partie 1 (19 et 14 vers autour de 116), sensiblement moins dans la partie 4 (17 et 45 vers autour de 107), et tout à fait absente de l'unité l b) (62,5, 26,5 et 27 vers successivement): il est vrai qu'alors la délibération du généralissime et de son domesticus tire des circonstances une importance exceptionnelle, même si la tentation est forte de diviser cette unité en deux parties de 53 et 53,5 vers autour de 9,5 vers de "transition" (73-82a). Mais est-il opportun de faire entrer toutes les parties d'un texte dans un même moule rigide? Après deux livres couvrant chacun une période d'un an, nous retrouvons, avec le chant VIII, un livre limité à quelque jours: ils' agit surtout d'y narrer la bataille finale, durant l'été 548, et les similitudes sont frappantes avec le chant V, comme on va le voir, même si W. Ehlers ajustement relevé ici une plus grande variété 121 • Voici le plan: 1. Préparatifs de bataille (1-227) a) Positionnement des Romains (1-48) 122 b) Un incident vite résolu (49-233) -Mutinerie de la troupe (49-109) 123 -Réaction de Jean (110-163) -Départ, attente, consignes (164-233) c) Le plan des Maures (234-277) 2. Scènes de nuit (278-317) a) Jean et Ricinarius réfléchissent et prient (278-299) b) Les Maures sacrifient à leurs idoles (300-317) 3. Jour de bataille (318-656) a) Prélude (318-388) - Messe et prières byzantines (318-369) -Disposition des troupes et engagement du combat (370-388) b) Première phase (389-533) - Aristie de Jean (389-427) - Cusina attaqué et secouru (428-478)
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Voir Ehlers 1, p. 117. Sur les difficultés que présentait à Corippe la rédaction de ce chant, voir Burck 3, p. 393-394. 122 Ce positionnement en plaine (favorable au déploiement de la lourde cavalerie byzantine) fait peut-être écho, par delà les inévitables données historiques, aux combats conclusifs de l' Enéide, dans ses deux derniers chants, dans la plaine de Lamente. 123 Ici le démarquage littéraire se fait à partir de LVC. 5, 237 sqq. (ce que confirme la référence à César en !oh. 8, 149); mais les échos au proème de la Pharsale sont également manifestes au début de ce passage. Cependant ce problème, s'il reçoit ici un traitement littéraire, est très réel : sur l'indiscipline dangereuse des armées byzantines, voir par exemple Diehl, p. 27, 76, 82, 336.
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CHAPITRE II
-Héroïsme et mort de Putzintulus (479-509) -La bataille fait rage (510-533) [Transition (527-533)] c) Deuxième phase (534-656) -Nouvelle aristie de Jean; Labbas (534-585) 124 - Aristie de Ricinarius (586-606) -Aristies de divers officiers (607-626) -Mort de Carcasan et défaite des Maures (627-656) Voilà donc à nouveau, comme au livre V, un plan manifestement centré, avec une troisième partie plus longue que la prernière 125 . Mais la tension et l'action ne sont pas ici continues: le notturno de la seconde partie constitue une pause et se caractérise par une certaine détente, très sensible dans la peinture virgilienne de l'universel sommeil au début du passage en question (v. 278 sqq.). D'ailleurs il faut attendre les vers 389 sqq., c'est-à-dire au delà du milieu arithmétique du livre (même en tenant compte des lacunes de T), pour que commence véritablement la bataille, quoiqu'on s'y apprête dès les vers 318 sqq.; jusque là Corippe a usé de morae, qui ne sont pas dépourvues de signification idéologique (la mutinerie des soldats, les sacrifices des Maures, la messe des Byzantins), mais qui sont absentes du livre V, même s'il est vrai que la concentration de ce dernier sur la seule bataille avait été rendue possible par les préparatifs de la fin du chant IV: le soleil se levait dès !oh. 4, 256 sqq., pour se coucher en 5, 522 sqq., mais ne se lève ici qu'en 8, 318 sqq. Peut-être Corippe a-t-il craint de se répéter, ou de ne pas avoir assez de matière? On constate aisément qu'il n'y a pas une différence fondamentale entre les deux phases du combat, même si une transition (v. 527-533) les distingue, et toutes deux sont ouvertes par des exploits très comparables du généralissime. En ce qui concerne enfin l'équilibre des masses dans le détail de la composition, les lacunes de T ne permettent guère d'en juger dans la troisième partie, mais la seconde présente deux subdivisions à peu près égales, tandis qu'on retrouve dans la première un schéma fréquemment rencontré, l'embrassement entre deux subdivisions de longueur comparable (48 et 44 vers) d'une troisième bien plus longue (185 vers), elle-même constituée d'ailleurs de trois unités d'une importance assez proche (61, 54 et 70 vers). On observera également quelques effets de contraste caractérisés entre les parties 1 a) et 1 c) (positionnement des Romains et plan des Maures) ou 2 a) et 2 b) (prières des chefs byzantins et sacrifices aux dieux berbères), ainsi qu'entre la fin de la deuxième partie et le début de la troisième (rites nocturnes
124 Le salut accordé à Labbas par Jean, général chrétien "supérieur à Errée" d'après la préface, renvoie évidemment à l'immolation de Tumus par Errée à la fin de l' Enéide, ou encore, d'après plusieurs loci similes, à celle de Magus en A en. 10, 521 sqq. : voir Lausberg, p. 106107. Il y a là des échos de Lactance ou d'Augustin. L'exécution par Jean des indicateurs, à la fin du livre VII, est un cas plus particulier : nous y reviendrons. 125 Elles comptent en effet respectivement 277 et 339 vers, groupés autour des 40 de la seconde; il faudrait en outre tenir compte, dans la troisième, de deux lacunes difficiles à évaluer, celle de la fin du poème, dont on a déjà parlé plus haut, et celle qu'il y a tout lieu de placer après la liturgie byzantine, entre les v. 369 et 370 : voir Ehlers 1, p. 117.
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et messe diurne, de part et d'autre du lever du soleil, avec un net privilège pour la seconde). Les échos ne se rencontrent donc pas qu'à l'intérieur d'une même partie.
3 -Les principes de composition A présent qu'est terminée cette étude successive de chacun des livres de la Johannide, on peut essayer de dégager quelques principes généraux de composition des chants chez Corippe. On reprendra, à cette fin, la terminologie de W. Rutz dans ses recherches sur la composition chez Lucain 126, où ce savant distingue des "blocs" et des "scènes" correspondant à nos parties et à leurs subdivisions. Les blocs sont donc des unités inférieures aux livres, mais il arrive, chez Corippe comme chez Lucain 127 , que tel bloc franchisse la frontière entre deux livres: ainsi en va-t-il du récit de Liberatus, même si cela se produit à sa "section d'or". Au nombre de 3 à 5 par livre chez Virgile 128 , de 2 à 4 chez Lucain 129 , ils sont de 2 à 8 dans les chants de Corippe; ce dernier chiffre correspond au livre VI, qui présente une situation exceptionnelle, un peu comme le livre III de l'Enéide, avec les multiples étapes des errances d'Errée; inversement, on ne relève deux blocs que dans les livres III et IV pris isolément, mais il faut associer ceux-ci l'un à l'autre, on l'a vu, et parler alors plutôt de trois blocs en deux livres. Ainsi obtient-on, en laissant à part le chant VI, 3 blocs en !oh. 3-4, 5 et 8, 4 en 1 et 7, 5 en 2, ce qui ne nous éloigne guère des pratiques de Lucain ou de Virgile, Aen. 3 mis à part, le cas le plus fréquent étant celui de livres à 3 ou 4 blocs. Ces blocs ne sont pas toujours dominés, à la différence de ceux de Lucain 130, par une évidente figure principale 131 , sauf lorsque Jean y intervient; encore peut-il se tenir en retrait dans quelques blocs où il apparaît, qu'il s'agisse de ne pas le compromettre aux yeux de l'autocrate Justinien (!oh. 1, bloc 2) 132 , de ne pas trop l'impliquer dans la débâcle de 547 (!oh. 6, blocs 6, 7, 8), ou d'accompagner sa lente reprise en mains de la situation (!oh. 7, blocs 1, 3); quant au brillant concours apporté en ce domaine par un enfant du pays comme Liberatus, il valait la peine de le mettre en valeur dans un poème politique destiné à des Africains, fût-ce dans un bloc d'où le généralissime et héros du texte n'est pas absent (!oh. 7, bloc 4). Les blocs se subdivisent en scènes, dont la définition est toujours plus contestable, car on peut être souvent tenté de regrouper en une scène unique plusieurs "tableaux" liés: ainsi peut-on, au livre I, détacher les étapes que nous avons unies en 3 b ), car elles nous paraissent définir ensemble un même sens du voyage de Jean. Nous avons fréquemment indiqué, du reste, des subdivisions dans une scène donnée. Il y a
126 Ces recherches sont résumées par W. Rutz dans Burck 4, p. 162 sqq. Cette terminologie est reprise parE. Burck dans son étude sur l'Enéide, ibid., p. 62. 127 Pour Lucain, voir Burck 4, p. 163. 128 Voir Burck 4, p. 62. 129 Voir ibid., p. 165. 130 Voir Burck 4, p. 165. 131 Voir !oh. 2, blocs 1, 2, 3, 5; !oh. 3, bloc 2; !oh. 5, bloc 2; !oh. 6, blocs 1, 3; !oh. 7, bloc 2. 132 Mais si Jean est évidemment un modeste famulus (1, 119) en face de Justinien, le souvenir de ses exploits occupe toute la pensée de l'empereur (!oh. 1, bloc 2, scène a)). Jusqu'en son absence physique, donc, sa présence morale est forte.
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CHAPITRE II
aussi le cas particulier du récit de Liberatus: il forme certes un bloc dans les livres III et IV, mais ne faudrait-il pas, en face de ce passage tout à fait spécifique de l'épopée, considérer nos "scènes" elles-mêmes comme des "blocs"? On compte, en tout cas, d'une à sept scènes par bloc 13 3, quitte à ce que ces scènes, pour l'analepse en question, puissent encore se diviser; mais leur nombre le plus fréquent est de deux à quatre par bloc, ce qui évoque Lucain 134 , avec une très nette domination du chiffre de trois. Ces groupements ternaires, avec une possible partition de telle scène en trois "tableaux", se rencontrent souvent: au livre 1, bloc 1 ; au livre II, bloc 3 (voir aussi 2 b) et 4 b)); au livre V, blocs 1 et 3; aux livres VI (blocs 3 à 8) et VII (partout) de façon éclatante, comme pour compenser, avons-nous dit, les perturbations berbères par l'ordonnancement poétique; au livre VIII, blocs 1 et 3 à un moindre degré. On observera par ailleurs que ces groupements ternaires sont présents, mais sans exclusive ni avec la plus grande netteté, dans des livres eux-mêmes constitués de trois blocs (V et VIII). Il leur arrive enfin, on l'a vu plus haut, de réunir autour d'un élément central deux unités de longueurs comparables entre elles, celui-là étant alors généralement plus considérable que celles-cïl 35 ; l'idéal est assurément que les trois parties, ce qui n'est pas si fréquent, présentent une importance à peu près équivalente 136 , mais Corippe ne se soucie pas prioritairement d'égalité mathématique, et tels livres au plan manifestement ternaire, comme V et VIII, associent entre eux des ensembles inégaux, sans que l'on puisse honnêtement envisager d'autres découpages convaincants de la matière. La "section d'or" aussi constitue, parfois, un élément de la dispositio. Cela nous amène à réfléchir sur la notion de centre dans la composition des chants de la Johannide. En effet les livres au nombre de blocs impair nous ont paru présenter un bloc médian qui parfois coïncide à peu près avec leur centre "arithmétique", comme les chants II et VI, parfois nettement moins, comme les livres V et VIII où le bloc 3 est sensiblement plus long que le bloc 1, et parfois pas du tout, comme on le voit avec le bloc 2 des chants III et IV réunis, qui est précédé de 51 vers et suivi de 389 autres; et à l'intérieur de ce bloc 2lui-même, qui constitue l'analepse de Liberatus, nous avons vu que le centre "arithmétique" d) est suivi d'une masse bien plus considérable que celle qui le précède. Mais ces "déséquilibres" ne sont pas une exclu-
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Une scène lorsque le bloc où elle figure forme le prélude d'un livre (/oh. 2 et 3), sept scènes dans les blocs 2 et 3 des livres III-IV (avec cependant des possibilités de regroupements pour le bloc 3, marquées par des accolades dans notre plan), voire dans le bloc 3 du livre 1.- On observera qu'il est fort rare chez Corippe, d'après notre plan, que l'on change de scène au milieu d'un vers, comme par exemple en /oh. 1, 114, alors que cela est banal chez Lucain, même pour un changement de bloc (voir Burck 4, p. 170). Sans doute est-ce à mettre en parallèle avec la tendance de notre poète, constatée plus haut, à ne pas brouiller les frontières entre les livres comme le fait Lucain. 13 4 Voir Burck 4, p. 165. 135 C'est le cas le plus fréquent: voir par exemple, au livre Il, 2 b), 3 et 4 b). Le cas inverse est naturellement bien plus rare, car il n'est guère logique que le plus important ne soit pas au centre: voir livre VII, bloc 2 (avec un écart d'ailleurs faible entre a) etc) d'une part, b) de l'autre), et ce que nous avons envisagé plus haut pour la scène b) du bloc 1 (mais c'est que se trouverait alors au "centre" une simple transition, comme au livre 1, bloc 4, scène b)). 136 Cela n'apparaît guère que dans les blocs 3 et 5 du livre VI.
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sivité corippéenne: ainsi le livre X de l'Enéide présente-t-il par exemple des blocs 1 (v. 1-117: prologue dans l'Olympe), 2 (v. 118-214: alliances en Etrurie) et 3 (215-908: jour de batailles, en trois phases dominées par Enée d'abord, puis par Turnus, et encore par Enée) fort différents en masse: qui pourtant ressent à sa lecture 1' impression d'une composition insatisfaisante? Une troisième partie plus importante peut exprimer, comme dans nos livres V et VIII si proches, un accroissement de la tension et de la dramatisation. A défaut d'une répartition égale autour d'un centre "arithmétique", des masses peuvent s'agréger en deux moitiés à peu près égales, comme nous l'avons suggéré pour le récit de Liberatus, ou comme on l'a constaté dans le livre VII avec ses quatre blocs; enfin la scène de la tempête est au milieu du livre "odysséen", compte tenu des lacunes de ce dernier, ce qui est fort significatif même en l'absence de bloc médian. L'étude que nous avons naguère publiée du livre II montre, croyons-nous, que Corippe sait parfaitement équilibrer les masses 137 ; mais 1' équilibre mathématique doit-il être constamment l'ultima ratio d'un poème épique, et ne risquerait-il pas, à régner seul, d'engendrer la monotonie? On a pu accuser la J ohannide, eu égard à son contenu, de "manquer de la variété des épopées antérieures" 138 . Il nous semble pourtant que Corippe a cherché à lui en donner quelque peu par ses procédés de composition. Lucain avait érigé 1' alternance des contrastes en règle d'écriture, après un Virgile déjà fort soucieux de variété 139 , et Corippe veille à ne pas laisser longtemps son auditeur-lecteur sous la même impression. Nous avons ainsi montré comment le livre II fait se succéder les différents moyens d'expression du poète épique, narration, description et discours 140, et ce sont là des aspects sur lesquels nous reviendrons plus loin pour l'œuvre entière; nous avons également noté que le livre I brasse un nombre considérable de lieux et d'époques. Mais nous voulons ici revenir sur ces alternances que nous nous sommes efforcé de suivre, au fil de notre plan commenté, entre moments d'action et de pause, phases de tension et de détente. La tension monte presque constamment jusqu'à la fin du livre V, c'està-dire de la première campagne de Jean, mais Corippe y a introduit quelque détente au livre II; et s'il ne se passe rien de décisif pour Jean aux livres III et IV, l'analepse de Liberatus, en dehors de la courte détente de la scène d), entretient la tension. Celleci n'a guère le temps de retomber après la victoire de 546, au livre VI, puisque les Maures reprennent la guerre avec un succès redoutable; le livre VII va servir à refaire les forces brisées des Byzantins, et représente une détente qui fait songer au livre II, mais sa fin annonce déjà la tension croissante du livre VIII.
137 Voir Zarini 3, p. 9-11. On pourrait faire des analyses comparables pour le livre VI, sur la base de ce que nous y avons relevé plus haut. 138 Voir Toohey, p. 220. Sans doute est-ce la rançon d'une unité que nous étudierons plus loin. 139 Voir Burck 4, p. 164, pour Lucain. Sur la variété virgilienne, voir par exemple Heinze, p. 462-463. Cette exigence pour l'épopée est déjà présente chez Aristote: voir Poétique, ch. 24, 1459 b. 140 Voir Zarini 3, p. 8.
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Quant à l'alternance entre action et pause, qui ne recoupe pas strictement la précédente, nous avons vu sa presque parfaite régularité 141 , à partir du départ des troupes de Constantinople, à l'exception du livre V, centre tout actif de l'épopée, qui est d'abord récit de batailles, et de tout le livre VI hors son centre, qui coïncide avec une certaine détente: la seule pause qu'un général romain en difficulté puisse s'autoriser est la négociation, ici avec les Astrices, moyen d'une alliance qui permet de ne pas aggraver la situation présente. De fait Jean nous paraît toujours actif, mais s'arrête régulièrement pour réfléchir, l'alliance de la force et de la sagesse faisant le grand général pour tout bon panégyriste 142 • -Voilà donc quelques-unes de ces manifestes alternances qui, jointes bien sûr à celle des succès et des échecs dans le récit de Liberatus comme dans celui de Corippe en personne, donnent à la Johannide une qualité dramatique dont nous reparlerons, et participent des effets d'attente signalés plus haut au niveau global. Il n'en reste pas moins que cette recherche de la variété dans la composition ne prive pas le lecteur d'une impression massive d'unité, qu'il s'agisse des livres pris séparément, ou plus encore de l'ensemble du poème. A quoi tient cette unité sans uniformité, du moins nous semble-t-il, c'est ce que nous allons essayer de discerner. La recherche contemporaine met volontiers en évidence, sur le double plan de la forme et du fond- mais peut-on les séparer si abruptement?-, l'importance des correspondances dans la composition épique 143 . Nous avons tenté d'en faire apparaître quelques-unes à travers le plan global que nous avons donné de la Johannide ci-dessus, de même que nous en avions naguère analysé entre le livre II plus particulièrement et le reste de l'œuvre 144 ; on peut aussi en percevoir dans le détail, non pas tellement dans les retours de mots et de formules étudiés par G. W. Shea 145 , qui sont d'usage dans une épopée et peuvent avoir des effets inattendus 146 , que par un examen minutieux de chaque chant 147 ; mais nous voudrions dans les pages suivantes, en évitant les excès de globalité comme de détail, manifester sans exhaustivité ce principe de correspondance, sous les deux espèces des récurrences et des contrastes que l'on perçoit dans la Johannide.
141 Encore faudrait-il ajouter que certaines parties "statiques" peuvent ne pas exclure tout mouvement pour autant : ainsi le catalogue des tribus révoltées contre Byzance est-il un catalogue "en mouvement", d'après de nombreuses marques surtout verbales, comme on le constatait par exemple dans le catalogue des légions de Gaule chez LVC. 1, 392 sqq. 142 Voir Curtius, t. 1, p. 282 sqq. (le topos est déjà présent chez Homère, que les théoriciens des éloges citent volontiers). 143 Voir par exemple, dans une multitude de travaux, P. Salat, "Symétries et correspondances numériques dans l'Enéide", R.E.L., 52, 1974, p. 167-184, et A.-M. Taisne, L'esthétique de Stace, Paris, 1994 (étude de correspondances dans l'espace et dans le temps). 144 Voir Zarini 3, p. 6-7. 145 Voir Shea 1, p. 150-151, ainsi que les remarques de Tommasi, p. 13, avec les références de la n. 17 à des travaux généraux sur ce procédé dans la poésie latine. 146 C'est ainsi que Carcasan, en /oh. 6, 128, est salué par Bruten dans des termes qui rappellent ceux par lesquels Jean salue l'ange en 1, 265 ! Moins étonnant (car ce sont deux tribus maures), les Astrices alliés (6, 392-393) sont présentés dans des termes très proches de ceux qui qualifient les Ilaguas ennemis (2, 87-88). 147 Voir les commentaires linéaires des livres 1, II et III dans Vinchesi 3, Zarini 3 et Tommasi.
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LA COMPOSITION DU POÈME ET SES PRINCIPES
Récurrence, tout d'abord, des lieux: le djebel boisé et les oueds encaissés apparaissent aux livres II, III, IV et VI; l'évocation du camp maure, entouré de chameaux protecteurs 148 , se retrouve en II, IV, V, VI, VIII; le désert brûlant, le redoutable simoun, avec sa soif dévorante, éprouvent l'armée byzantine en VI et VII; quant à l'Afrique brûlée par les déprédations mauresques, au grand dam de sa fécondité naturelle, elle règne à l'arrière-plan des livres 1 à IV. Mais récurrence, surtout, des personnages: Jean est évidemment présent partout, jusque dans "l'archéologie" des guerres maures (3, 293 sqq.), et son aura se diffracte en quelque sorte, à travers le nom fort répandu qu'il porte, jusque chez des personnages homonymes, les braves généraux des livres IV et VI qui, en victimes expiatoires, assument le sacrifice du héros par substitution 149 ; mais même un personnage principal comme Antalas n'est absent que du livre VI, effacement provisoire dû à l'humiliation de la défaite de 546. Quant aux personnages secondaires, certains sont à peine moins bien traités: particulièrement privilégié, le domesticus Ricinarius est l'homme des conseils nocturnes (livres II, VII, VIII) et des champs de bataille (livres IV, V, VIII); le tribun Liberatus est pour sa part un être de la nuit, qui offre un cadre propice à son long récit (III), mais également aux expéditions suivies d'un rapport (IV, VII); et pour le chef Cusina, c'est le type constant du "bon" Maure et de l'allié fidèle (livres III à VIII, surtout VI-VIII), dût l'Histoire démentir Corippe150. Il n'est pas jusqu'à des personnages de troisième rang qui ne réapparaissent: individuels comme le Berbère Autiliten (II, IV, VIII), collectifs comme les captifs africains (I, II, IV, VII) 151 , historiques comme cet empereur Maximien dont les Ilaguas aiment à rappeler l'inutile campagne de 297-298 (1, V, VII), ou le généralissime Solomon dont les Byzantins disent le courage et revendiquent l'héritage (1, III, IV, V). Et au "quatrième" rang, même un Melangus intervient en 2, 261 et 4, 641... Bien des scènes, également, sont récurrentes. La plupart concernent évidemment la vie militaire: reconnaissance nocturne (Jean en Perse, 1; Liberatus, IV et VII); échange de messagers (1, II, IV); conseil des chefs (III et IV, VI, VIII), souvent réduit à un entretien, généralement nocturne, entre Jean et son fidèle second (II, VII, VIII) 152 , pendant que veillent les sentinelles (II, VI); rassemblement des officiers et des soldats autour du généralissime pour la contio ou allocutio (passim, sauf II et III), avec applaudissemen t final pareillement exprimé au début (1, 580-581) et à la fin (8, 232233) de l'épopée; disposition de l'armée sur le champ de bataille (4, 472 sqq.; 6, 516 sqq.; 8, 370 sqq., avec des variations intéressantes); mêlées, aristies (prouesses) et androktasies (massacres) conformes à la topique des épopées 153 (passim, surtout V et
148
Voir Zarini 6 à ce sujet. Voir plus haut nos remarques sur la fin du livre VI. 150 Voir Diehl, p. 315-316, Modéran 4 et Thèse, p. 304 sqq. 151 Sur ces captifs, voir notre comm. à !oh. 2, 290 (Zarini 3, p. 21 0). 152 Pour les fréquentes hésitations de Jean, qui demande alors conseil à son entourage, BHinsdorf (p. 536-537) renvoie à Enée en Aen. 8, 18 sqq.; nous reviendrons sur ce point. 153 Sur cette question, sur laquelle nous reviendrons, voir Miniconi. A côté de ces topai classicisants, on trouve aussi des scènes plus "africaines" : outre le camp maure encerclé par des animaux, dont on vient de parler, on assiste à des combats au bord d'oueds encaissés (4, 191 sqq.; 6, 570 sqq.), avec chute d'hommes et de chevaux les uns sur les autres, comme en 3, 245 sqq. dans un paysage montagneux. 149
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CHAPITRE II
VIII); insubordination des soldats (VI, VIII), voire abandon du chef par ses troupes (III, IV, VI); débâcle des vaincus (1, 88 sqq.: les Perses; 3, 236 sqq.: les Vandales; fin de V et VIII: les Maures), voire mort de leur chef (lema en V, Carcasan en VIII); salut accordé à l'adversaire (Merméroès en 1, 95-97; Labbas en 8, 572 sqq.); entrée humiliante, dans la métropole régionale, de l'ennemi qui s'y voyait déjà triompher (Merméroès en 1, 97-98; Carcasan en 6, 184-187); prisonniers aux mains attachées dans le dos, comme il est fréquent sur les reliefs officiels (1, IV, VII, VIII) ... On trouve aussi certaines scènes qui nous rappellent que l'on est sous l'Empire tardif et chrétien: le baiser donné au pied des puissants en 1, IV et VII; les messes qui précèdent (VIII) ou suivent (VI) les batailles; les prières que Jean adresse à Dieu dès son lever (IV, VI, VII, VIII), ou dans une situation de détresse comme la tempête du livre 1, avec une lacrimation surabondante à la mode byzantine, et qui sont relayées par l'empereur à Constantinople (1, 151-153), le préfet à Carthage (7, 228-229) et l'évêque à lunci (7, 491-494 ), bref par tout ce qui compte ici-bas. Les Maures recourent, inversement, à une vaine divination (III, VI, VIII) ... Quant aux motifs du lever et du coucher du soleil, de la nuit qui tombe en apportant un sommeil bénéfique (passim), ils reviennent aussi souvent qu'on peut s'y attendre dans une épopée néo-classique 154 • On pourrait enfin relever dans la Johannide des récurrences d'idées et de procédés: conviction, exprimée notamment dans l'ouverture des prières de Jean évoquées ci-dessus, que le Dieu créateur est maître de l'histoire et ordonnateur du monde, que contre lui reste impuissante la "tromperie ammoniaque" (Il, III, V, VI, VIII surtout), et que les revers de ses fidèles s'expliquent par les peccata des Africains (IV, VI) ou les delicta des Byzantins (1, VIII); exaltation de l'impérialisme romain (surtout en 1 à IV), avec d'infinies variations autour du parcere subiectis et debellare superbos de Virgile minutieusement étudiées par M. Laus berg, et danger de la "guerre civile" 155 ; continuelle cura des dirigeants byzantins, et tout particulièrement de notre généralissime (passim) ... Quant aux procédés récurrents, on peut relever les comparaisons et les hyperboles, dont nous reparlerons plus loin; les trois proèmes virgiliens en tête de récits en 1, III et IV; les catalogues de peuples et de guerriers, souvent accompagnés des topai de l'ineffable et/ou de l'innombrable (Il, IV, VI, VII), qu'il s'agisse d'opposer les effectifs de l'un et l'autre adversaire 156 ou de donner plusieurs aperçus successifs des forces du même 157 ; la vérification postérieure d'une révélation antérieure
154 Voir B1ansdorf, p. 531 n. 15, avec occurrences. Nous y reviendrons à propos de la narration chez Corippe. 155 L'expression apparaît en 3, 307; 4, 135 et 166; 8, 109 et 116 (ciuilibus armis); l'héritage lucanien noté plus haut rencontre ici la réalité historique, celle d'une Afrique où le poète panégyriste doit justement recréer un consensus large. 156 Ainsi en 2, 28 sqq. (les peuples berbères) et (avec une longueur comparable) 4, 472 sqq. (les rangs byzantins), de même que Lucain fait correspondre à 1, 392 sqq. (les légions de César) 3, 169 sqq. (les rangs de Pompée); mais !oh. 4, 472 sqq. s'oppose aussi à 4, 631 sqq. (chefs berbères alliés), qui pour l'essentiel résume 2, 28 sqq. :voir infra. 157 Ainsi les chefs des corps byzantins, pour s'en tenir ici à eux, sont-ils présentés avec leur disposition en 4, 472 sqq.; 6, 516 sqq.; 8, 370 sqq., ces trois catalogues (d'inégale longueur) correspondant à l'état militaire des années 546, 547 et 548: voir infra.
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(l'exposé de stratégie berbère que fait Jean à la fin de 1, et que toute la suite des "guerres libyques" va bientôt confirmer; les rêves de bataille de la fin de II; la prophétie relative à Antalas en III ... ); et la liste n'est pas close. La récurrence n'est cependant pas le seul moyen d'exprimer une correspondance: érigé par Corippe en principe esthétique, comme on le verra plus loin, le contraste aussi peut servir à cette fin; quelques exemples ordonnés selon les catégories que nous avons utilisées ci-dessus le montreront, chez un poète qui recourt à l'antithèse peut-être plus systématiquement encore que Lucain 158 . Pour les lieux, qu'il nous suffise d'opposer les deux rivages que présente la côte de Byzacène en l, 350 sqq., Vadis et Sascar au livre Il, l'Afrique opulente et l'Afrique brûlée au livre III, la hauteur de l' Agalumnus ou du Macubius au livre II et les profondeurs obscures de la sebkha du livre VI. .. Entre les personnages, que de contrastes ! Putzintulus à sa mort sera accueilli par les Decii (8, 506-507), tandis que Stutias l'est par Catilina (4, 212-213); un Jean triomphe au début du livre VI, qui s'ouvre par le mot uictores, un autre meurt à la fin, qui s'enlise dans les harenis; et un même homme peut susciter ou éprouver des sentiments contradictoires, comme Antalas en 3, 154 ou Jean en 7, 134. Pour les scènes, on relèvera la succession de vents favorables, d'une bonace, de bons vents et d'une tempête au livre 1, qui voit aussi se suivre les apparitions d'un démon noir et d'un ange blanc; la fin du livre II nous montre des guerriers abîmés dans des songes de victoire ou de défaite riches de multiples correspondance s 159 ; le camp que l'on lève en 1, 509 sqq. est installé en 2, 270 sqq.; entre deux périodes de désolation avant 533 et après 543, l'Afrique connaît dix ans de prospérité byzantine au livre III; le lever du soleil, sinistre en 6, 455 sqq., est triomphal en 8, 318 sqq.; on invoque Gurzil et le Christ au début du livre V; on pratique des sacrifices nocturnes et on célèbre une messe matinale au milieu du livre VIII. .. Enfin, en ce qui concerne les idées, on observera que le Dieu chrétien peut montrer une colère redoutable (1, III surtout, VI), mais qu'il manifeste plus souvent une clémence miséricordieuse, du début (1) à la fin (VIII) de l'épopée, en passant par les épreuves de VI et le redressement de VII; quant aux procédés, à toutes les alternances relevées plus haut, on ajoutera la "piquante" rectification par Corippe des prévisions d'une prophétesse berbère, du moins telles que Carcasan les avait comprises (6, 145-187), cela pour nous en tenir à quelques exemples. Des correspondances peuvent également apparaître sous la forme conjointe d'une récurrence et d'un contraste, ainsi lorsque la formule employée pour la mort de Ierna en 5, 521 se retrouve pour celle de Jean senior en 6, 773 et lorsqu'on met en parallèle la fin de V et celle de VI, le début de VI et celui de VIII 60 , ou lorsque les enseignes de Salomon perdues au terme du livre III sont retrouvées à celui du livre V, que la chaleur accable également Maures et Byzantins au livre VI, que lafama annonce pareillement des rumeurs différentes en 6, 221 sqq. et 276 sqq., ou que Berbères et Romains refont leurs forces après un échec en VI et VII; mais plus souvent encore on
158 Sur l'usage stylistique de l'antithèse chez Corippe, voir Shea 1, p. 143-144, pour un bref aperçu. 159 Voir Zarini 3, p. 259 sqq. (comm. à !oh. 2, 471 sqq.). 160 Voir Bliinsdorf, p. 541.
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observe des récurrences de contrastes. La paix passe ainsi par la guerre, comme Corippe le dit et redit, et comme le montrent avec une particulière netteté les denses formules de 4, 348-349 (asserui bellum, pacemque recurrens 1 edocui) et 587 (belli domitor pacisque minister); les flammes qui embrasent l'Afrique devront à nouveau céder la place à l'olivier (I et III). La Fortune et le destin apparaissent souvent comme des forces hostiles, ainsi que nous le reverrons, mais dans les propos de Jean, Rome semble se les être à jamais conciliés (4, 407 sqq.); l'armée byzantine se rebelle volontiers (VI), et peut montrer parfois une extrême violence (VIII); mais comme elle rentre vite dans le rang (8, 151 sqq.), et comme elle est prompte à l'enthousiasme (6, 255 sqq.), et généralement à l'exécution des ordres 161 ! Mais les contrastes les plus constamment récurrents, au point qu'il est vain d'en donner des exemples, sont ceux qui opposent les Byzantins ou "Romains" 162 , et accessoirement les Africains romanisés 163 , aux Berbères ou "Maures", auxquels s'assimilent les "tyrans" 164 : d'un côté l'humilité, le calme, la douceur, la patience, 1' ordre, la loyauté, la piété (manifestée par des prières efficaces), la lumière, bref le Bien; de l'autre la superbia, l'agitation, laferitas, l'impulsivité, le désordre, la ruse, l'impiété (qui s'exprime dans des cultes inefficaces), les ténèbres, bref le Mal; c'est dire combien ces contrastes récurrents sont les véritables vecteurs de l'idéologie du poème 165 , dont on ne doit pas attendre beaucoup plus de nuances que de toute œuvre de propagande. On pourrait en relever quelques-unes cependant: Antalas est certes noir, mais son histoire est complexe; il fut longtemps fidèle avant de devenir perfide, et a servi des agents de Rome qui 1' en ont mal récompensé (II et IV); Iaudas passe de la rébellion à la soumission 166 ; Cusina est assurément semper fidelis, mais colérique et tenté par la défection (7, 244 sqq.); il arrive que les Maures s'avancent en ordre (4, 626-627) et que les Romains se précipitent en désordre (6, 500-505),
161
Voir dans Andres 1 les occurrences de celer, cita, ci tus, uelox ... appliqués aux sol-
dats. 162 Sur cette dénomination, tout à fait usuelle, voir L. Bréhier, Les institutions de l' Empire byzantin, Paris, 1970 (2), p. 11-13. 163 Appelés Afri par Corippe, qui les distingue des Mauri, même si Février considère que le bon Afer et le mauvais Maurus ne sont jamais que deux faces d'une même réalité, et que le Maure n'existe pas hors de l'épopée, ce qu'on peut contester. Les recherches d'Y. Modéran remettent en tout cas en cause cette conception. Ajoutons que "le voyageur arabe el-Yaqoûbi, qui nous décrit la situation de la Berbérie dans la seconde moitié du rxe siècle, distingue encore parmi les autochtones les Roûmi, descendants des anciens sujets de l'empereur byzantin, et les Afârik, descendants des indigènes romanisés, à côté des Berbères" (Ch.-A. Julien, Histoire de l'Afrique du Nord(. .. ) des origines à la conquête arabe, 2e éd., Paris, 1951, p. 277-278). Corippe ne ferait alors qu'amplifier des contrastes perceptibles. 164 Mot qui désigne tous ceux qui, roitelets indigènes, usurpateur vandale comme Genséric ou rebelles byzantins, s'arrogent une souveraineté qui n'appartient en droit qu'à l'empereur "romain". 165 Sur cette idéologie, voir entre autres, sur la base (non exclusive) du chant II, nos analyses (Zarini 3, p. 20-34), ainsi que les divers travaux d'Y. Modéran, surtout sa Thèse. Voir aussi Tommasi, p. 29 sqq. 166 Il passe alors dans la catégorie intermédiaire et ambiguë des Mauri pacifici (!oh. 5, 355; 6, 596), "collaborateurs" appréciés des Byzantins et du poète mais toujours un peu insaisissables.
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mais cette sortie hors du droit chemin, effet d'un miserabile fatum (6, 497), ne porte pas chance à ces derniers, et un grammairien comme Corippe devait savoir que quelques exceptions ne suffisent pas à infirmer une règle générale ... On observera enfin que les récurrences peuvent être proches (ainsi pour les prières au livre VII) ou éloignées (les applaudissements des soldats en 1 et VIII, la parenté d'expression soulignant la correspondance, volontaire entre début et fin du poème), de même que les contrastes (prospérité et désolation en III, morts de Stutias en IV et de Putzintulus en VIII). Les échos peuvent être uniques (trépas de Ierna en 5, 521, de Jean senior en 6, 773) ou multiples (piété byzantine et impiété berbère); mais lorsque des motifs sont réitérés, Corippe y introduit quelque variété: la prophétie relative à Carcasan en VI, avec sa touche de "folklore" assez authentique, comme les tympana rauca du vers 154, ne se contente pas de reproduire le salmigondis néo-classique de la prédiction faite à Guenfan sur les destinées d' Antalas en III 167 ; les catalogues des chefs byzantins et alliés en IV, VI et VIII, outre qu'ils sont de longueur fort différente, présentent des similitudes et des variations pareillement sensibles; les types de mort au combat ont beau entrer en général dans le cadre du "schéma homérique" étudié par P.-J. Miniconi, ce n'est pas le cas de l'engloutissement, à la fin du chant VI, de Jean senior dans une sebkha, et même lorsqu'il rapporte des trépas plus "classiques", Corippe aime à en souligner les différences (6, 640 par exemple), comme pour le maniement des diverses armes (6, 652-655). Il y a bien là un besoin de variété, et pas seulement de fidélité aux données historiques 168 , que montrait déjà la construction des livres. Il n'en reste pas moins que ces multiples correspondances, par récurrence ou par contraste, font puissamment percevoir dans le poème une unité. Cette unité dans la variété peut parfois faire sourire: le "doryphore" Ziper tue ainsi au combat quatre Maures morte uaria, ... sed ualle strauit in una, "en les faisant mourir différemment quoique dans une seule vallée" (5, 294) ! Mais pour en rester ici sur le plan de la composition du poème, et avant d'aborder les perspectives narratives et descriptives qu'il adopte, il nous faut comprendre que cette unité suscitée par tant de correspondances de détail procède aussi du mouvement global du texte. Ce mouvement, à quelques exceptions près dont une seule, l'analepse de Liberatus, est importante mais dûment codifiée, est continu, et la ligne qu'il suit est ascendante: ici comme en toute épopée classique, ainsi que l'écrivait D. Madelénat, cité au début de ce chapitre, "le système de l'action( ... ) est réglé pour produire une issue positive". Dès le premier mot de la préface, dès les premiers vers du proème, on sait que Jean a vaincu; dans une perspective qui n'était déjà pas étrangère à l' Enéide 169 , modèle de la Johannide,
167 Sur ce dernier passage et son élaboration littéraire, voir Zarini 2, p. 123 sqq., et désormais Tommasi, p. 127 sqq., qui y voit l'écho d'une certaine réalité. 168 Car s'il faut assurément à Corippe tenir compte fidèlement de la position propre de chaque officier dans la répartition des agmina, par exemple, n'est-ce pas un besoin de variation littéraire qui lui fait distinguer des comportements singuliers dans des combats alors collectifs et sans "fantaisie"? 169 Voir par exemple Burck 4, p. 64, qui évoque le discours de Jupiter dès le livre I de l'Enéide.
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et que l'épopée tardive et chrétienne va pleinement confirmer 170 , la question qui compte ici sera donc moins "quoi?" que "comment?" ou "pourquoi?", et l'arrière-plan idéologique n'aura pas moins d'importance que l'avant-scène narrative. Comme un sentier montagneux, le récit peut obliquer brusquement, côtoyer parfois les précipices, contraindre à une pause le héros, mais monte vers le sommet, et se reconnaît toujours à travers les paysages différents qu'aux diverses heures de l'ascension il parcourt continûment. Ce caractère de la Johannide nous a naguère amené à la mettre en parallèle avec ces colonnes cochlides qu'aimaient la Rome impériale et la première Byzance171 , et nous ne reprendrons pas ici ce que nous avons écrit alors du rythme du récit, des répétitions de scènes, de la préparation du conflit, de la coupure marquée entre les batailles décisives, tous aspects que l'on peut rapporter aux colonnes trajane et arcadienne, sans parler des motifs religieux ou de l' aduentus dans la capitale sur les monuments tardifs. Quant au proème de notre épopée, où Justinien reçoit l'hommage de l'univers, on peut l'assimiler à ce "socle idéologique" que constituent les bases des colonnes théodosiennes, et imaginer dans sa lacune l'offrande des barbares, l'allégeance des grands et les acclamations du peuple, voire les jeux de l'Hippodrome 172 , dont le rôle s'accrut à partir du ye siècle 173 . Sur le fondement solide de cet ordre immuable peut ensuite s'élancer vers le sommet, en passant par diverses étapes, mais sans perdre sa continuité, la spirale de pierre de la colonne triomphale ou le long déroulement de la narration épique. On a relevé à juste titre, dans l'histoire d'une esthétique tardo-antique trop généralement perçue et présentée comme largement inorganique 174 , l'unité de l'art justinien175, et l'on a pu flétrir là, dans une optique marxiste, une tendance "réactionnaire", dont la Johannide de Corippe serait une expression littéraire 176 , avec son continuum narratif tendu vers un but prédéterminé. On pourrait d'ailleurs voir une autre marque du "Zeitgeist" dans la longueur exceptionnelle de ce poème, qui le désigne bien plutôt, avons-nous dit plus haut, comme épopée que comme panégyrique, et que l'on peut
170 Voir par exemple W. Kirsch, "Strukturwandel im lateinischen Epos des 4.-6. Jhdts", Philologus, 123, 1979, p. 49-50. 171 Voir Zarini 5, p. 166 sqq. 172 Voir A. Grabar, L'empereur dans l'art byzantin, Paris, 1936, p. 74-84. 173 Voir M. MacCormick, Eternal Victory, Cambridge/Paris, 1986, p. 91-100. 174 Voir par exemple les œuvres d'art invoquées par Roberts, p. 66 sqq., avec l'abondante bibliographie des notes. 175 Voir ainsi E. Kitzinger, Byzantine Art in the Making :Main Lines of Stylistic Development in Mediterranean Art, J'"d-7th Century, London, 1977, p. 81-98 (cette dernière page surtout). 176 Telle est l'opinion de W. Kirsch, "Strukturwandel. .. ", op. cit., p. 52. Pour lui, l'esthétique "éclatée" qui domine dans l'Antiquité tardive reflète largement une société elle-même "éclatée" (p. 44); le poème de Corippe contribuerait, à son niveau, à refaire l'unité perdue- ce qui est effectivement l'une des fonctions majeures du panégyrique dans cette société, or on a vu que W. Kirsch est surtout sensible à la "fonctionalité panégyrique" de ce type de texte (cf ch. I, 2).
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mettre en relation avec un certain gigantisme de l'art justinien 177 • On a fort souvent comparé Corippe et Claudien, pour leur usage similaire du matériau épique; mais aucune des épopées panégyriques de Claudien, sur les guerres menées contre Gildon et contre les Goths, n'atteint la longueur de 4700 vers, comme le fait la Johannide malgré ses lacunes, ni ne répartit sa matière sur huit chants - quitte à recourir, de façon délibérée, à des morae multiples- dont plusieurs atteignaient 700 ou 800 vers à l'origine: il y a chez Claudien une renonciation expresse à la grande dimension dans ce type de texte 178 . La Poétique d'Aristote, en revanche, malgré le modèle homérique, conseillait pour les épopées une étendue telle "qu'on puisse embrasser du regard le début et la fin", ce qui correspondait à la longueur additionnée des tragédies qu'on présente à une même audition, autrement dit, d'après la dimension moyenne des pièces classiques, à quelque 4500 vers 179 - étant par ailleurs entendu que "le plus long est toujours le plus beau, tant que l'ensemble demeure parfaitement clair" 180 . Car une autre exigence aristotélicienne, pour l'épopée 181 comme pour la tragédie, est l'unité de l'œuvre littéraire. Nous venons de voir le soin qu'a tenté d'y apporter Corippe en composant sa Johannide: peut-on pour autant imaginer que notre poète ait subi l'influence d'Aristote? Outre qu'il n'est pas sûr qu'il connût le grec, comme on l'a vu, une influence directe semble peu probable: étudiant "le Nachleben de la Poétique" 182 , St. Halliwell constate "la brume généralement obscure qui entoure l'histoire de l'œuvre entière d'Aristote dans la période hellénistique" 183 , et observe que, "entre Horace et la Renaissance, il y a peu de choses à noter. Seule une poignée de références rapides et d'allusions se rencontrent dans les ouvrages de l'Antiquité tardive, et encore certaines d'entre elles ne sont-elles guère fiables; bien peu, assurément, impliquent une
177 Voir Zarini 4, p. 221, et infra, IV, 3. On pensera par exemple à la "Grande Eglise", comme on appelait Sainte-Sophie de Constantinople, ou encore, dans les arts du "petit", à la dimension assez exceptionnelle du fameux ivoire Barberini du Louvre, sans doute d'époque justinienne (voir le catalogue de l'exposition Byzance, Paris, 1992, p. 63-66). 178 Voir Fo, p. 27. Les poètes de l'époque vandale, autres "maîtres à écrire" de Corippe à un moindre degré, pratiquent aussi l'épopée brève: cf. D. F. Bright, The Miniature Epie in Vanda! Africa, Norman, Oklahoma University Press, 1987, sur Dracontius. 179 Voir Poétique, ch. 24, 1459 b, avec la note 7, p. 227 de la traduction de M. Magnien (Paris, 1990), qui observe que cette longueur recommandée est à peu près celle des Argonautiques d'Apollonios de Rhodes. Le schéma trilogique (indépendamment de la question de la longueur) peut se retrouver dans l' Enéide (I-IV, la tragédie de Didon; V-VIII: la destinée de Rome; IX-XII : la tragédie de Tumus) :voir J. Perret dans son édition, op. cit., p. XII. Ce serait beaucoup plus hasardeux dans la Johannide. 180 Voir Poétique, ch. 7, 1451 a (il s'agit alors de la tragédie). 181 Voir Poétique, ch. 23, 1459 a (où figure la fameuse comparaison avec un organisme vivant), avec les commentaires deR. Dupont-Roc et J. Lallot dans leur éd. (Paris, 1980), p. 370 sqq. 182 Dans son ouvrage Aristotle' s Poetics, Chape! Hill/London, 1986, p. 286 sqq. (ch. X). Voir aussi N. Adam, Die aristotelische Theorie vom Epos ... , Wiesbaden, 1889. 183 Voir ibid., p. 287.
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CHAPITRE II
familiarité de première main" 184 . Mais il y avait beau temps, à l'époque de Corippe, que l'on connaissait le Stagirite à Rome, depuis l'arrivée dans la capitale, sous Sylla, de la bibliothèque d' Apelliconte, déjà bien ordonnée et cataloguée par Tyrannion au temps d'Horace 185 . On pensera donc ici, plutôt qu'à une influence directe, à une influence médiatisée, par exemple, par le classicisme horacien 186 ; l'Art poétique n'insiste+ il pas sur la nécessaire unité de l'œuvre d'art 187 , et Horace n'était-il pas pratiqué par les écoliers et les lettrés tardo-antiques 188 ? Aussi peut-il être intéressant d'examiner à présent si cette "vulgate" aristotélicienne, sensible dans la composition d'une Johannide plus néo-classique que baroque, se retrouve jusque dans certains aspects de ce qui définit son écriture épique.
184 Voir ibid., p. 290, avec références à 1. Bywater, Aristotle on the Art of Poetry, Oxford, 1909, p. 261 sqq. (qui évoque Boèce), et à R. Kassel dans son édition de la Poétique, Oxford, 1965, p. 50-52 (qui renvoie à Proclus et Jamblique). On remarquera l'absence de références chez des grammairiens. 185 Voir par exemple G. Calboli, "Filologhi e letterati nella Roma repubblicana", dans Atti delle giornate filologiche "Francesco Della Corte", Genova, 1993, p. 35-40. 186 Sur l'influence d'Aristote sur Horace, on peut lire par exemple C. O. Brink, Horace on Poetry, Cambridge, 1963, p. 79 sqq. 187 Voir tout le début de l'épître, et ce qu'en dit J. Perret sur ce point (Horace, Paris, 1967, p. 201-202). 188 Voir ibid., p. 220 sqq.
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CHAPITRE III L'ÉCRITURE ÉPIQUE Il est une classification antique des genres littéraires qui, fondée sur Platon et Aristote, se retrouve chez Diomède et Isidore, selon que s'expriment dans une œuvre l'auteur ou les personnages: l'épopée apparaît alors, chez les grammairiens tardifs, comme un ge nus mixtum, où les seconds comme le premier ont la parole, les personnages dans le cadre de discours, l'auteur dans la narration et la description 1• Ces trois modes d'expression coexistent et alternent dans toute épopée classique2 , et nous avons naguère montré cette alternance dans le livre II de la J ohannide 3 ; aussi nous semblet-il bon d'étudier selon ces catégories l'écriture épique du poème entier, même si l'on ne doit pas se dissimuler que la critique ancienne ne distingue pas très nettement entre narration et description 4 , et s'il nous faut par ailleurs prendre en compte un quatrième facteur, les interventions de l'auteur dans son œuvre, que nous avons abordées à la fin de notre premier chapitre.- Mais peut-être est-il adéquat de commencer par observer ce que Corippe nous dit lui-même de son activité dans ces lieux privilégiés que sont la préface et le proème. On y relève des allusions à la lecture publique (locutus, v. 25; mitto palam, v. 26; recitem, v. 39), à la finalité célébrative de ses vers (dicere !auros, v. 1; dicendae laudi, v. 29; et surtout canere, v. 2, 16, 30, 40 et en 1, 6, 24, 265, avec cantare, v. 23, et cantus, v. 21 et 1, 23), mais aussi à l'écriture en général (scribere, v. 3; cf 6, 341), à la description (describere, v. 11 et 13) et à la narration exhaustive (cuncta acta referre, v. 146), ainsi qu'à la fonction informative et commémorative de
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Voir Kirsch, p. 13. Voir Burck 4, p. 6-8. 3 Voir Zarini 3, p. 8. 4 Voir la très riche étude consacrée à la description jusqu'à la Renaissance par P. GalandHallyn sous le titre Le reflet des fleurs (Genève, 1994), p. 9-10, avec des références à Quintilien et Hermogène. Sur l'appui que prend la description dans la narration dès Homère, voir p. 29-31, ainsi que l'introduction de l'étude, bien plus ancienne mais toujours importante, de P. FriedHinder, Johannes von Gaza und Paulus Silentiarius, Berlin-Leipzig, 1912. Les catalogues, dont nous aurons l'occasion de parler après la narration et la description, se situent précisément à la croisée de ces deux types d'écriture, que les théoriciens modernes ont souvent encore du mal à distinguer. 5 Canere est un verbe extrêmement fréquent dans la Johannide, où le récit prend souvent un tour laudatif, même si le sens de "prophétiser" n'y est pas rare: voir Andres 1, p. 57, s.v. 6 Encore un verbe très fréquent dans le poème, au sens narratif, ainsi que le verbe simple ferre: voir Andres 1, s. v. En /oh. 6, 339, le sujet est un inanimé (la zona rubens qui racontera à la postérité les épreuves des soldats de Jean). 2
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CHAPITRE III
la littera (omnia notafacit, v. 5; memorat, v. 6; commemoraret, v. 107); le verbe narrare en est absent, mais on le trouve huit fois dans le poème, où manque en revanche tradere dans son acception narrative. Le mot qui signifie "récit" ,fabula, s'y trouve en 3, 57 et 8, 293. Par quoi ou par qui le propos de l'auteur est-il légitimé? Un Moderne envisagera de répondre à cette question en terme de "sources", ce dont nous avons traité au chapitre 1, mais Corippe lui-même ne lui apprendra rigoureusement rien sur ce point: un poète n'a pas à être un historien, et plusieurs historiens antiques taisent leurs sources; si la fama virgilienne est très souvent invoquée par notre auteur épique8 , tout au plus écrit-il: non ignota cano, "nul n'ignore ce que je chante" (7, 397). C'est que laquestion n'est pas là pour un Ancien: bien plus souvent qu'à l'humble "fabricant" de vers, poeta (praef 19), Corippe se réfère au prestigieux poète inspiré, uates (praef 11; 1, 175 et 452; 2, 23), de même que Virgile, des Bucoliques à l' Enéide, abandonna poeta pour uates9 • Ce sont les Muses qui parlent à travers ce dernier; ce sont elles qui gagent le savoir qu'il exprime 10 ; même si le panégyriste n'est en fait plus que l'interpres de celui qui lui a commandé son texte 11, les allusions de Corippe aux Muses et aux Camènes dans la préface et le proème expriment quelque ambition. La substitution de Justinien à ces divinités païennes en 2, 24-25 n'est-elle pas, en dernière analyse, plus qu'un topos d'éloge 12 , le bon moyen pour qu'un poète chrétien garantisse officiellement la suprême véridicité d'un récit profane? On n'est pas loin de ces préoccupations lorsque l'auteur rapporte aux exploits de Jean le peu de mérite littéraire que ses vers présentent à leur public (praef 11-14 et 21-22): la référence aux plus hautes autorités, dans tous les sens du mot, fonde l'omniscience du poète épique, un narrateur qui en sait plus long que ses personnages, et dont l'œuvre est marquée par la "focalisation zéro" de G. Genette 13 • Ainsi Corippe peut-il nous faire part de ce qu'humainement parlant il ne saurait savoir, qu'il s'agisse des débats stratégiques des chefs berbères (VVIII), des méditations de Justinien (1) ou des projets de Dieu (passim); de même Liberatus, dans son propre récit, connaît les actes monstrueux que pratique, dans une oasis perdue, une prophétesse maure (3, 79 sqq.), ou ceux qu' Antalas, nouveau Cacus, commet dans le secret d'une caverne (3, 158 sqq.), ou encore les réactions de Dieu face à l'immoralité des Africains lors de la peste de 543 (3, 380 sqq.). Mais "qui ne sut se
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Ces deux derniers verbes reviennent eux aussi fréquemment: voir Andres 1, s.v. Voir Andres 1, s. v. Sur lafama chez Virgile, voir l'étude récente de S. Clément, "Fama et le poète ... ", B.A.G.B., 4, 2000, p. 309-328, et lan. 8 de la p. 312 sur la "mise à distance" que créent les tours fama est, ferunt, dicuntur, ut perhibent ... 9 Voir Dion, p. 288 n. 3, qui renvoie à l'étude de M. Desport, L'incantation virgilienne, Bordeaux, 1952. 10 Voir déjà HOM., Il. 2, 484 sqq., en tête du "catalogue des vaisseaux", ainsi que Hofmann 1, p. 119-120, et les références de Kirsch, p. 21 n. 64. Voir aussi Madelénat, p. 23-25. 11 Voir Hofmann 1, p. 119. 12 Pour l'interprétation de ces vers sous cet angle, voir Zarini 3, p. 140-142, et lan. 25 du ch. I supra. 13 En matière de narratologie moderne, nous nous fondons sur les travaux suivants de G. Genette: "Discours du récit", dans Figures III, Paris, 1972, et Nouveau discours du récit, Paris, 1983. 8
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bomer ne sut jamais écrire", et tout savoir n'implique assurément pas de tout dire. Quel usage Corippe va-t-il donc faire de son information conventionnelle ment universelle?
1 - La narration Vietoris dicere !auros (praef 1), "dire. les lauriers d'un vainqueur", telle est son intention déclarée. Nous allons donc commencer par la narration, qui constitue la base des textes épiques 14 . On a maintes fois souligné son importance décroissante dans une littérature tardive qui juxtaposerait des "vignettes" isolées 15 , et pour Claudien par exemple les analyses d'A. Fo 16 élargissent les vues de Fr. Mehmel sur ce point 17 , même si M. Roberts a montré que cet éclatement du récit n'excluait pas un principe unificateur à un degré plus abstrait 18 . Nous avons cependant constaté chez Corippe une unité dans la composition que d'aucuns ont jugée "réactionnaire", et l'on peut se demander alors si notre auteur n'échappe pas à ce fameux amoindrissement de la continuité narrative. La narration qu'il nous livre dans la J ohannide est "ultérieure", du type le plus classique pour les narratologues, avec un narrateur racontant après coup des événements passés; cela n'empêche évidemment pas le passage au présent ou au futur lorsque celui-ci parle de son entreprise, qu'il s'agisse de renvoyer au présent de la récitation (dans le proème ), de solliciter sur-le-champ l'aide d'un inspirateur (2, 23 sqq.), ou d'en appeler à la mémoire de la postérité (8, 507-509). Comme dans toute épopée historique 19 , surtout si elle se fonde sur l'actualité, la trame événementielle est imposée à l'écrivain et familière au public; dès le début du texte, on l'a vu, la fin est connue, et toute la liberté du poète pourrait se limiter à quelques discrets aménagements de la chronologie, comme il s'en présente chez un Lucain 20, car à la différence des panégyriques, dont le plan est d'abord thématique 21 , la fondamentale narrativité du genre épique interdit à Corippe d'opérer des bouleversements importants; ce respect de la chronologie est même tel qu'il fait de notre poète une source 00.
00
14 Voir supra, ch. I, n. 112. Pour des vues proches sur la narration corippéenne, voir Hajdu, publié peu avant la correction des épreuves de ce livre. 15 Voir W. Kirsch, "Strukturwandel.. .", op. cit., p. 39-41, avec références. 16 Voir Fo, p. 105 sqq. 17 Voir supra, ch. I, n. 102. Références de travaux importants inspirés par cette thèse chez Fo, p. 105 n. 16. 18 Voir son très intéressant article "The Treatment of Narrative in Late Antique Literature", Philologus, 132, 1988, p. 181-195. 19 Sur les problèmes liés à ce genre, voir les deux volumes deR. Haussier, Studien zum historischen Epos der Antike, Heidelberg, 1976 et 1978, qui malgré leur extrême richesse négligent cependant l'Antiquité tardive, à quelques brèves considérations près. 20 Ainsi Lucain dép lace-t -il la mutinerie de Plaisance au livre V, alors qu'elle relève chronologiquement du livre IV (nov. 49), pour achever son livre IV et sa première tétrade sur la mort tragique deCurion: voir W. Rutz dans Burck 4, p. 167-168. Cela se rencontre parfois aussi chez Silius: voir ibid., p. 261 n. 22 a. 21 Voir dans Kirsch, p. 156 sqq., la marge de liberté que la structure panégyrique peut parfois laisser à Claudien, par exemple, avec la chronologie.
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privilégiée pour les historiens de cette époque. Il sera d'ailleurs à la base de la structure de l'Eloge de Justin lui-même qui, sous l'influence peut-être de la Johannide qui le précède, se rattache par sa narrativité à l'épopée plus qu'au panégyrique. Le cas de Silius Italicus nous montre que tous les auteurs latins d'épopées historiques n'ont pas eu, à la différence d'Ennius, dans ses Annales, le souci peut-être 22 "terre-à-terre" de marquer avec précision les étapes chronologiques de leur narration . Corippe en revanche, dans sa préface (v. 21), présente sa matière comme une series fidissima rerum, "une suite d'exploits parfaitement fiable", le mot qui nous importe étant ici le premier, car il suggère entre les faits exposés un enchaînement à la fois 23 logique et chronologique que rend bien l'abondant usage des adverbes hinc et inde dans le poème. Il arrive certes que les marques de succession temporelle soient absentes, mais on peut alors aisément y suppléer par soi-même, comme entre les étapes de la traversée du livre 1, ou lorsqu'au livre III (v. 277) l'objet de la pitié de Justinien (has pestes, les Berbères et Gélimer) justifie l'expédition de Bélisaire; en tout cas elles ne sont pas rares. Bien sûr elles sont rarement précises: nous apprenons que Jean va en trois jours de Caput Vadorum à Carthage (1, 415-416), qu' Antalas a été "dix ans pleins" fidèle à Rome (2, 35), ce qui correspond environ aux "paisibles" années 534-543 (3, 290), qu'il a commencé à voler du bétail à 17 ans (3, 156) et à jouer un rôle politique à 30 (3, 73), au moment où le royaume vandale avait lOO ans (3, 16 et 185), que le premier débarquement de Jean, alors sous les ordres de Bélisaire, a eu lieu vers la fin de l'été ou le début de l'automne 533 (3, 25-26), et qu'en 548les Maures fuient dix jours durant à travers le désert (7, 370-373); voilà à peu près toutes les indications précises qu'offre lalohannide; on constate que la plupart figurent dans "l'archéologie" de Liberatus. Pour le reste, le vague domine: on ignore la durée de la traversée du livre 1; on sait que les Ilaguas ont été défaits quondam (2, 107?4 , que laudas le fut ante (2, 143), et que la Libye a été paisible "au temps jadis", tempo re prisco (3, 67); on apprend que Jean "fait traîner les jours en longueur" en 548 (8, 49). Mais les indications chiffrées sont-elles les plus importantes, quand dix années de bonheur apparaissent rétrospectivement bien courtes à des Africains éprouvés par la guerre (3, 336, tempore paruo)? Des dates sont-elles même vraiment nécessaires, quand le public visé connaît parfaitement les étapes et les protagonistes de l'histoire récente du pays, la saison propice aux campagnes militaires et le moment où souffle l' Africus, comme le commun des autochtones, mais sait en outre, grâce à une éducation privilégiée, situer dans le temps l'empereur Maximien (1, 480; 5, 179; 7, 530) ou Caton d'Utique (6, 340), et décrypter une allusion discrète aux origines de Rome (4, 95-96) ou au livre de Josué (5, 524)? On comprend donc que Corippe ait parfois, comme le ditE. Burck
Pour Silius, voir Burck 4, p. 261. Voir Andres 1, s.v. On trouve aussi un hinc est quod purement explicatif (1, 364), et surtout un inde est quod (3, 380) qui souligne parfaitement l'enchaînement temporel-causal entre l'immoralité des Africains et la colère de Dieu lors de la peste de 543: voir infra. 24 Sur ce que l'on peut tirer de cet adverbe pour la datation de la Johannide elle-même, voir Zarini 3 ad loc., p. 168, et le second point de notre introduction générale, à venir, à l'édition du poème entier dans la C.U.F. 22
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à propos du récit de Liberatus, réduit ses indications au minimum25 • En outre l'épopée, encore une fois, n'est point l'histoire, et un certain "flou artistique" n'y messied pas pour les Anciens; le passé y sera plutôt actualisé, par le présent de narration par exemple, ou par les présentatifs ecce ou en 26 ; et si l'on sait seulement qu'Antal as est "tout petit", paruulus (3, 79), lors de la consultation d'une prophétesse par son père, cela ne suffit-il pas pour une scène qui semble avoir tout d'une pure fiction littéraire27? Corippe n'est pas Procope. Econome d'indications précises, le poète, cependant, soigne la chronologie relative28. Bien souvent Jean, dans ses discours, explore le passé pour éclairer le présent et esquisser l'avenir; quand il déclare à Antalas, s'il refuse de se soumettre, "prépare la guerre pour demain", crastina bella para (2, 396), l'adjectif est à prendre au sens propre, puisque l'affrontement a lieu le lendemain; il voudrait repousser la bataille de 547 au jour suivant (6, 493-494), efface les traces de son "combat de la veille" en 7, 86, engage les officiers à pugnam sperare sequentem en 7, 139; et à la veille du combat final des campi Catonis, en 8, 213-231, chaque phase de sa stratégie est exposée: le jour même, le lendemain et le surlendemain, et parfois jusqu'aux parties de la journée, sont chacun voués à des tâches précises, tandis que le chef berbère Autiliten essaie d'élaborer une contre-stratégie selon les mêmes principes (8, 254 sqq.). Mais le plus important de loin, dans cette chronologie relative, sont les multiples instruments grammaticaux par lesquels Corippe marque constamment l'interdépendance des étapes de sa narration. On retrouve chez lui le soin qu'apportait un Juvencus à lier entre eux les épisodes de son récit29 , avec une profusion d'adverbes comme tumltunc, hinc et inde, interea, iam(-que), simul, moins fréquemment deinde, mox, tandem, ante, post, primum, iterum .. ., avec des conjonctions de subordination comme ubi, ut, cum, dum, postquam, mox (au sens tardif de simul ac 30 ) et de coordination comme at, tamen ... (sans parler des inévitables et, atque, sed .. .), avec quelques compléments circonstanciels de temps comme tempore ex illo (3, 171) ou post Solomonis opes (3, 449) 3 1, des tours participiaux comme nec piura moratus (1, 112) ...
25 Voir Burck 3, p. 386 n. 20. La pratique de Procope est tout autre, mais pour un autre public et dans un autre genre: voir Modéran, Thèse, p. 24 sqq. 26 Voir leurs très nombreuses attestations dans Andres 1, s. v. 27 Voir Zarini 2, p. 118-123, sur l'inanité du "substrat historique" de cette scène; les récentes recherches de Ch. Tommasi tendent cependant à lui rendre une certaine consistance (culte du Saturne africain). 28 Nous entendons par là la chronologie interne de l'œuvre, non telle qu'elle se manifeste par la référence à des dates "objectives", mais telle qu'elle se construit à travers les étapes de sa temporalité propre (même si celles-ci renvoient aussi, dans une épopée "historique", à des événements historiques). 29 Voir Kirsch, p. 99. 30 Voir Zarini 3, p. 256, comm. à !oh. 2, 456, pour cette acception. Voir ibid., p. 246, sur v. 414, pour uix ... = uix ... cum. 31 On observera la discrétion des emplois "significatifs" de forte (par exemple dans le tour cum forte (1, 235) ), à la différence de ce qui se passe chez Virgile: comparer la concordance d'Andres et le lexique de Merguet s. v. fors, et voir pour Virgile Heinze, p. 339-340. Nous reviendrons sur la question du "hasard".
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Il faudrait enfin relever les indications temporelles récurrentes: ce n'est pas le cas des saisons 32 , qui ont leur importance chez Virgile 33, sans doute parce que ce qui compte vraiment dans cette épopée toute guerrière sont les campagnes d'été, mais cela concerne de multiples allusions aux lever et coucher du soleil et à la tombée de la nuit, dans la tradition de l'épopée classique, à la manière d'Homère et de Virgile 34 . La nuit règne sur le port de Caucana en 1, 232-233; l'aurore se lève en 1, 242-243, bientôt suivie par la nuit de la tempête (1, 278); cette dernière apaisée, le soleil revient (1, 314315). Une fois les Byzantins en Afrique, à Antonia castra, le soleil s'élève de l'océan (1, 509-510), pour ne plus se coucher avant la magnifique nuit de la fin du livre Il (v. 417 sqq.). Cette nuit règne toujours au début du livre III (v. 7), et dure jusqu'au premier tiers du livre IV (v. 255) -dans cet intervalle prend place, pour Jean et l'étatmajor éveillés, le long récit de Liberatus, avec un lever de soleil sinistre, en 545, aux abords d'Hadrumète (4, 24-25), précédé et suivi de scènes nocturnes (4, 20, 70, 75), tandis que de son côté, de nuit (4, 597), !erna construit son camp-; mais en 4, 256259 se lève un soleil éclatant, gage de bonheur pour les Africains, qui succède à celui de la fin du livre I. Au terme de !ajournée de bataille, aux abords d'Antonia Castra, il se couche (5, 522-527), et la nuit règne au début du livre VI (v. 1-20), en attendant un nouveau lever de soleil le lendemain (v. 21-24). Nous retrouvons la nuit sensiblement plus tard, lors de la consultation d'une prophétesse par Carcasan (6, 161), et lorsqu'y brillent des feux de camp ambigus (6, 452 et 460); c'est alors que se lève le soleil sinistre qui va voir la défaite de Gallica en 547 (6, 455-459). Comme au début du livre VI, au soir de ce désastre, la nuit apporte quelque réconfort (7, 12-19), tandis que Jean et Ricinarius font le point jusqu'à la venue de l'aurore (7, 82-84). La "Dolonie" de Liberatus à Iunci a lieu de nuit par définition (7, 391-402); quelque temps plus tard, à nouveau nuitamment, le héros et son second délibèrent et prient (8, 278281), tandis que les Maures font d'affreux sacrifices (8, 300); et le lendemain matin, un soleil resplendissant, présage de bonheur (8, 318-321), inaugure la journée de la victoire finale, comme on le voyait déjà dans l' Enéide 35 . - Il arrive que ces indications soient "neutres" et confèrent seulement au poème sa chronologie interne, comme c'est le cas des levers de soleil du livre 1, le premier notamment, et du début des livres VI et VII; mais elles peuvent aussi prendre une coloration, nettement triomphale (4, 256259; 8, 318-321) ou pathétique au contraire (4, 24-25; 6, 455-459), qui souligne l'intérêt dramatique du passage; de même la nuit peut-elle être le moment du sommeil réparateur, des "Dolonies" instructives ou des décisions stratégiques, mais aussi celui qui se prête aux pratiques coupables, dans une optique à la fois antique et chrétienne: brigandage d' Antalas (3, 159), désertion des soldats (6, 374), sans parler des cultes
32 Une seule allusion à la fin de l'été et au début de l'automne (533: débarquement de Bélisaire) en 3, 25-26 (évoquée plus haut). 33 Voir Heinze, p. 346-347. 34 Pour Virgile, voir Heinze, p. 345-346. 35 Voir Aen. 12, 113-115; l'indication est suivie de la préparation d'un sacrifice par les Rutules et les Troyens, de même qu'ici elle est entourée des sacrifices nocturnes des Maures et de la messe diurne des Byzantins de part et d'autre, avec un contraste marqué: voir Lausberg, p. 116.
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païens évoqués ci-dessus. Les repères chronologiques sont aussi des repères moraux, ce qui ne nous surprendra pas, au terme de la tradition littéraire et spirituelle ici recueillie. Il pourrait être intéressant d'appliquer notre propos à telle partie de la Johannide, comme ce récit de Liberatus où E. Burck voit une juxtaposition de scènes isolées36. Nous avons essayé d'en dégager la structure au chapitre précédent; il serait possible d'en relever à présent toutes les marques temporelles, mais nous en avons compté une soixantaine, en en oubliant sans doute, soit environ une tous les dix vers du texte: une telle liste serait bien vite fastidieuse, et ne montrerait guère plus que ce nombre, qui dit assez le soin apporté par Corippe au continuum narratif; et si l'on veut considérer par exemple la peste de 543 comme un tableautin indépendant du reste, on observera tout de même que son évocation est liée à ce qui la suit par inde est quod (3, 380): c'est l'impudence des Africains lors de la peste qui, dans l'optique de Corippe, déclenche la colère de Dieu et 1' invasion de 544; il n'y a donc pas là simples circonstances concomitantes, ni ekphrasis pittoresque et gratuite, mais une véritable continuité temporelle-causale. Aussi préférons-nous dire ici quelques mots du rythme du récit dans 1afohannide, et de la manière dont le poète gère le temps dont on l'a vu marquer les moments. On a déjà observé le soin mis par Corippe à souligner la rapidité d'exécution des soldats37 ; on étendrait sans peine cette remarque à tous les "subordonnés", fût -ce Jean face à Justinien au livre I, dans cette société tardo-antique de famuli hiérarchisés: quand l'empereurlui-m ême ne s'accorde pas de délais (1, 112), il est normal qu'un préfet du prétoire déteste les amateurs de délais dans l'adversité (7, 224) et qu'un maître de la milice invective ceux qui s'octroient un délai dans le camp (2, 248); Antalas luimême ne refuse-t-il pas d'imposerun délai aux destins (1, 491)? Le terme mora semble donc bien incompatible avec 1'imperatoria breuitas; il n'est pas de si petit chef qui ne veuille être obéi dans les meilleurs délais. La même remarque vaut pour le verbe differre: ni Jean (1, 84; 2, 329) ni Antalas (8, 241) ne supportent qu'on diffère la victoire, tout comme Dieu refuse que soit différé, après la peste de 543, le châtiment des Africains coupables (3, 381). Mais les trois derniers livres du poème, où souvent les soldats s'impatientent, nous amènent à nuancer ce propos: au livre VI, au bord d'un oued, Jean veut différer la bataille au lendemain (v. 493-494), mais l'ardeur belliqueuse d' Ariarith et de Ziper le force à renoncer à ce délai (v. 543-544); au livre VII, livre d'attente (v. 5, 52, 111), la nuit qui suit la défaite de Gallica differe les tracas des Byzantins vaincus (v. 13); Stephanides diffère le conflit entre Cusina et Ifisdaias (v. 256), tandis que Dieu diffère le combat final "en vue de triomphes plus éclatants" (v. 315), un désir auquel Jean s'empresse de donner réalisation (v. 333); même Antalas incite de son côté Carcasan à différer le recours aux armes (v. 523); enfin, au livre VIII, Jean "fait traîner les jours en longueur" (v. 49), laisse en repos les enseignes quelques jours, et diffère sciemment le combat de jour en jour (v. 170-175).
36 37
Voir Burck 3, p. 386. Voir supra, ch. II, n. 161. Voir aussi les nombreux emplois de uix chez Andres 1, s.v.
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Ce changement correspond évidemment à une stratégie au sens propre38 , mais il n'est pas étranger non plus à la "stratégie littéraire" de Corippe. Celui-ci refuse en effet de composer une courte épopée panégyrique à la manière de Claudien, mais choisit la forme longue, la meilleure pour le classicisme aristotélicien, et suit le modèle virgilien, ce qui impose que le temps de l'histoire ne soit pas toujours celui du récit39 . En effet, si nous laissons de côté les vers 48 à 508 du livre I, pour lesquels nous n'avons pas d'indication globale de durée40 , ce sont deux jours seulement qui s'écoulent de 1, 509 à 6, 20, tandis que de 6, 21 à la fin du livre VIII ce sont deux ans41 ! De ces deux jours, le second couvre les deux derniers tiers du livre IV (v. 256 sqq.) et la totalité du livre V, le premier la fin du livre I, tous les livres II et III, et le premier tiers du livre IV Uusqu' au v. 255); la seconde journée étant en fait la première à nous montrer vraiment Jean accomplissant en Afrique ce qu'on l'a envoyé y faire, la première constitue un retardement de l'action attendue, même si cette mora est instructive par ce qui s'y passe de jour (livre II) comme par ce qui s'y raconte de nuit (livres III et IV); on pourrait même considérer que les deux derniers tiers du livre IV, avec les préparatifs de la bataille du livre V, sont eux aussi une sorte d'ultime délai avant d'en venir à l'essentiel. Quant à la période de deux ans qui commence en 6, 21, Corippe devait y rendre sensible au public la durée, à la fois en rendant compte objectivement des délais que s'y accordent les protagonistes bon gré mal gré dans l'histoire, et en manifestant l'épaisseur du temps du récit par des épisodes comme le planctus funèbre de la veuve de Jean senior ou la "Dolonie" de Liberatus; le livre VII et la première moitié du livre VIII, jusqu'au v. 317 sinon 369, sont d'ailleurs pour l'essentiel narration de morae, comme il s'en trouve en l'Enéide42 , surtout en seconde partie43 • Mais pour rendre la longueur supportable et le propos efficace, il faut aussi concentrer le récit, comme Virgile ou Lucain44, sur des points privilégiés de l'histoire, ce qui amène à rejeter hors du temps, durant ces deux ans, les phases pauvres en
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Voir Diehl, p. 374-379. Voir par exemple, pour Virgile, Heinze, p. 318 sqq. et 436 sqq.; Burck 4, p. 63 sqq.; D. Fowler, "Virgilian narrative: story-telling", dans The Cambridge Companion to Virgil, Cambridge, 1997,p. 263-264. 40 Le voyage de Bélisaire, de Constantinople à l'Afrique, avait duré trois mois en 533 (voir Die hl, p. 18), ce qui est long; on peut supposer la traversée de Jean plus courte, comme le suggère le rythme du récit, mais on n'en sait rien d'explicite. La rapidité d'intervention de Jean en 546 a été en tout cas démontrée par Modéran, Thèse, p. 486-489. 41 On a donc une répartition inverse de celle de l' Enéide, où la durée de la première moitié est inférieure à celle la seconde (surtout si l'on en retire les douze jours de trêve d'Aen. 11, 133; voir Heinze, p. 340-342, pour un tableau chronologique); la disproportion de durée entre les deux parties de l'Enéide n'est d'ailleurs pas telle qu'entre les deux parties de la Johannide, mais la légende n'imposait pas à Virgile les mêmes contraintes que l'histoire à Corippe. 42 Voir Burck 3, p. 392, sur !oh. 7; voir supra, n. 39, pour les références virgiliennes. 43 Voir Heinze, p. 171 sqq., et K. W. Gransden, Virgil' s Iliad, Cambridge, 1984, passim. 44 Voir la récurrence et l'importance de l'idée de "Konzentration" dans l'étude de Heinze, mais en se rappelant encore une fois que Corippe n'avait pas, vis-à-vis de sa matière, la même latitude que Virgile; il y avait des épisodes et des gens à ne pas oublier, à ne mentionner qu'avec un flou politiquement prudent (Sergius, Artabanes) ... ou à taire ! Pour Lucain, voir Burck 4, p. 173-174. Voir aussi, pour Claudien dans Gild. et Get., Burck 4, p. 367 et 370. 39
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événements. Corippe élimine à cette fin tout ce qui pourrait suggérer à son public une chronologie claire: ni année, ni saison; aucune date n'apparaît; il est seulement question de dix jours de fuite des Maures en 7, 370-373. Dans les trois livres VI à VIII, il y a quatre levers de soleil; entre ceux de 6, 21-24 et 6, 455-459, comme entre ceux de 7, 82-84 et 8, 318-321, s'écoule une durée indéterminable, que ne suffisent pas à préciser les références internes au lendemain ou à la veille de tel jour, et dont l'impression de flou est renforcée par quelques passages évoqués ci-dessus (8, 49 et 170-175). Les moyens grammaticaux que nous avons relevés plus haut doivent suggérer l'enchaînement des étapes de l'histoire, tandis que l'absence de repères évidents doit donner le sentiment que le seul temps véritable est celui du récit lui-même. L'histoire pourrait parfois ne pas offrir grand-chose à narrer, par exemple après l' aduentus de Jean à Carthage (6, 104 sqq.), après le repli de ses forces dans Laribus (7, 150 sqq.), ou après son établissement à côté de Lariscus (8, 49 sqq.), lorsque les troupes font relâche ou se reconstituent; Corippe cependant n'indique alors nullement une pause dans l'histoire, mais relance son récit dans une autre direction par un interea (6, 104; 7, 154) ou un dum (8, 49); on ne retrouvera le héros que lorsqu'il lui faudra reprendre un rôle héroïque, avec la signification idéologique que revêt cet héroïsme dans l' éloge d'un chef. Les narratologues parlent de "sommaire" lorsque le temps du récit est inférieur au temps de l'histoire; si Corippe y recourt parfois, comme nous le verrons bientôt, il s'agit plutôt ici d'ellipses, où l'on passe des faits sous silence, parfois pour concentrer le récit, quand la matière est d'inégal intérêt littéraire, parfois pour complaire au pouvoii45 . Le rythme de Corippe n'a pas la régularité de celui de Procope, mais la qualité dramatique de son propos nous semble y gagner beaucoup. La gestion du temps ne consiste pourtant pas seulement à 1' étirer ou à le resserrer selon les besoins d'une narration longue et variée: il faut encore ordonner, autour du temps de cette narration, le passé et le futur 6 • L'ordre que suit lalohannide, on l'a vu, est celui de la chronologie, et le déroulement du récit y est globalement linéaire; mais le début in medias res et le modèle de l' Enéide imposent au moins un retour explicatif sur le passé, et la prédétermination globale de l'issue n'empêche pas d'en préciser peu à peu la forme par diverses préfigurations de détail.- Nous allons donc à présent nous intéresser à l'analepse, ou retour en arrière, pour commencer, en précisant d'emblée que notre propos se veut plus significatif qu'exhaustif. Nous en exclurons les comparaisons mythologiques, qui sont une forme (marginale) de renvoi au passé, au même titre que les exempla historiques, d'ailleurs peu nombreux pour un si long poème47 : une fois laissées de côté les "références" contemporaines telles que Bélisaire ou Solo-
45 Sur les ellipses dans le récit de Liberatus, voir les analyses très éclairantes d'Ehlers 1, passim, qui mettent en évidence les silences "de circonstance". 46 Pour Virgile, voir Heinze, p. 390 sqq. 47 Burck 3, p. 396, relève cette différence sensible avec Claudien par exemple; peut-être cela tient-il à ce que Jean n'est pas l'empereur, ni un régent comme Stilicon, et qu'il eût été dangereux de le comparer à trop de figures illustres. Il est en revanche peu probable que la culture historique du public concerné ait sensiblement baissé, en un siècle et demi, mais la proportion d'Occidentaux y est sans doute bien moindre que dans l'auditoire de Claudien: les fonctionnaires byzantins sont sûrement assis dans les premiers rangs de l'auditoire.
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mon, on ne citerait, on l'a vu, guère que Maximien, auquel les Ilaguas sont si fiers d'avoir résisté (1, 480; 5, 179; 7, 530), Caton et César8 auxquels Jean est comparé (6, 340 et 8, 149), et des allusions plus ou moins claires à Romulus et Rémus, qui illustrent l'impossibilité de gouverner à deux (4, 95-96), et à Josué qui sut un jour arrêter le soleil (5, 524). Ces restrictions faites, constatons combien, dans la Johannide, on fait appel au passé. Les acteurs reviennent volontiers sur le leur, comme Jean en 1, 377 sqq. et 449 ou en 3, 13 sqq., les officiers de son état-major en 3, 8-11, les soldats byzantins ou les mères carthaginoises (avec la même formule en 6, 69-70 et en 7, 8-9 !); le chef berbère Bruten rappelle à ses troupes leur glorieux passé (5, 116 sqq.) ... Il y a ici la marque d'un souci épique de mémoire (cf canunt en 3, 12), une mémoire que la narration oriente, fixe et entretient: d'où l'importance de l'analepse de Liberatus comme "lieu de mémoire", à une échelle proprement épique et canonique, puisqu'elle couvre deux chants comme celle d'Errée; le lexique de ses deux proèmes (3, 54 sqq. et 4, 1 sqq.) unit d'ailleurs indissolublement récit et souvenir. Le souci primordial de Corippe dans ses analepses est l'histoire africaine: vite exposée au livre 1 dans la narratio qui clôt le proème (v. 27-47), elle est approfondie au livre II avec le catalogue des peuples insurgés (v. 28-161), et plus encore aux livres III et IV avec le récit de Liberatus, qui nous ramène jusqu'à la naissance d'Antalas vers 500. Son second souci concerne les acteurs de cette histoire, qu'un panégyriste est payé pour ne pas oublier. Dans le cadre d'un effort de concentration dont on reparlera, on observera que seuls les principaux d'entre eux ont un passé. Virgile ne répugnait pas, en évoquant une aristie par exemple, à situer tel guerrier 9 ; Corippe ne donne que de très brèves indications sur la mère d'Ornus (5, 249-250), et même sur une défaite de Iaudas (2, 141-143), cette pratique restant d'ailleurs exceptionnelle chez lui. Les protagonistes, en revanche, nous révèlent leur histoire par touches successives: Jean en 1, 56 sqq. (campagne en Perse), 1, 377 sqq. et 3, 13 sqq. (expédition de Bélisaire), 3, 293 sqq. (commandement sous Solomon); Antalas en 2, 28 sqq. (ouverture du catalogue) et 3, 79 sqq. (récit de Liberatus); Ricinarius, le domesticus de Jean, dont on peut mesurer 1' importance aux deux (brèves) allusions qui sont faites à son passé en 2, 317319 et en 7, 28-33, mais c'est un passé à l'ombre du général. Ces portraits sont d'autre part enrichis par des contrastes: le souvenir qu'a Jean de son débarquement en Afrique en 533, en 1, 377 sqq. et 3, 13 sqq., doit être "complété" par celui qu' Antalas rappelle de son commandement sous Solomon en 1, 469 sqq., de même que l'évocation des relations entre Antalas et "Rome" n'est pas vraiment identique dans la bouche de Corippe (2, 28 sqq.) ou de Jean (2, 374-376) et dans celle de l'intéressé (4, 358 sqq.); l'objectivité épique semble ainsi respectée, la peinture psychologique s'en trouve enrichie, et les oppositions dramatiques intensifiées. La distribution de ces analepses concerne, comme on s'y attendrait, les premiers livres du poème essentiellement: dès la fin du livre IV, tout l'essentiel est connu, on n'apprend plus rien d'important sur le passé. Mais l'ordre des analepses dans la première moitié est instructif. La première est la narratio du proème (1, 27-47), qui
48 Il s'agit ici d'une référence au général qui apaise une mutinerie (voir supra, ch. Il, n. 123), non pas, bien sûr, à l'homme politique, ce qui n'eût pas servi Jean. 49 Voir par exemple D. Fowler, op. cit. supra, p. 263-264.
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mène l'auditeur-lecteur d'un passé indéterminé mais assez proche au présent du début du récit, et expose le désarroi de l'Afrique; la seconde (l, 56-109) évoque les récents exploits de Jean en Perse au début des années 540, cette seule excursion hors de l'Afrique étant nécessaire pour comprendre le choix que fait Justinien du héros; la troisième (l, 377-404) concerne les souvenirs qu'a Jean de son débarquement en 533, à compléter pour la suite par ceux qu'y ajoute Antalas dans la quatrième (1, 469-477); le catalogue des tribus révoltées (2, 28-161) peut constituer la cinquième, la seconde évocation du débarquement de Bélisaire la sixième (3, 13-34), le long récit nocturne de Liberatus la septième (3, 54-4, 246), la réponse d'Antalas à Jean la huitième (4, 358-375). -On peut observer que, si l'on exclut l' analepse n° 2, dont on a dit la raison, les autres concernent l'Afrique. Dans ce cadre, I'analepse n° 1 est reprise et amplifiée par les autres, les no 5 et 7 surtout, qui ont en commun avec elle de partir du passé pour aboutir au présent en des exposés de longueur constamment croissante, de quelque 20 à 130 puis 650 vers, répartis sur la "triade" des livres 1, II et III-IV, ces derniers étant précisément liés par l'analepse no 7; d'autre part, les effets d'écho que l'on constate entre les analepses no 3 et 6, voire 4 et 7 (puisque 1, 469 sqq. et 3, 293 sqq. évoquent les fonctions de Jean sous Solomon), mettent en valeur le rôle médian du livre II, dans cette "triade", car c'est là que le passé de l'Afrique, rappelé avant et après, débouche sur le présent que Jean doit affronter50 • Il ne reste plus alors qu'à attendre, après le récit de Liberatus, la réponse d' Antalas au message de Jean (l. II), pour que le conflit s'engage sur des bases claires. Il reste cependant une analepse dont, malgré notre exclusion préliminaire des références mythologiques, il nous faut dire quelques mots: il s'agit des souvenirs troyens que suscite la traversée en 1, 171 sqq .. Leur importance idéologique, dans un poème "virgilien", est absolument évidente, puisqu'ils inscrivent l'histoire, seule présente jusqu'alors, dans un mythe national, qui s'y trouve en quelque sorte re-présenté par les nombreux usages du déictique hic (v. 177 sqq.), et fournissent la matière d'une "épopée miniature" (cf canunt en 1, 184) qui éclaire le grand œuvre 51 • Après les tableaux "an-historiques" des deux apparitions et de la tempête épique, on observera d'ailleurs que l'on revient au temps de l'histoire en 1, 366 sqq., pour apprendre que Jean débarque alors, à Cap ut Vadorum, au même endroit que Bélisaire en 533: c'est dire combien ces analepses ont pour but d'inscrire le présent romain dans la continuité, tant la renouatio in metius chère au Bas-Empire (cf 1, 152) est d'abord restauration des traditions: Tu prisca parentum 1 iura tene, "Observe les règles antiques de tes pères", déclare Justinien à notre héros (1, 146-147). La romanité pouvait-elle offrir modèle plus consensuel et prestigieux que les "Enéades" (l, 8), propre à séduire Africains et Byzantins,
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Voir Zarini 3, p. 5-6. Ce passage est tout à fait exceptionnel, même s'il s'en trouve quelque reflet par exemple dans l'évocation de Charybde et Scylla, lorsque la flotte atteint la Sicile (1, 213 sqq.), avec une nette référence à Aen. 3, 420 sqq. Les monstres restent calmes au passage de Jean, "supérieur à Enée" selon la préface (v. 15).- L'odyssée de Jean est typique d'une attitude romaine de maîtrise de l'espace lors des voyages officiels: voir la belle thèse récente de J. Soler, Ecritures du voyage dans la littérature latine tardive, Univ. de Paris IV-Sorbonne, 2001 (dactyl.). 51
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même si cela posait aussi dans un monde chrétien des problèmes que l'on évoquera plus loin52 ? Les prolepses sont distribuées plus uniformément dans l'œuvre que les analepses, même si elles sont moins nombreuses dans les deux premiers livres que dans les suivants; nous ne prendrons pas ici en considération le proème et les prières, tous passages naturellement portés à l'anticipation du futur. La tradition classique proposait à Corippe des procédés proleptiques privilégiés, mais inutilisables dans une épopée qui, la matière en fût-elle profane, exaltait un héros et un empire chrétiens. Seuls les Maures auront donc, en païens acharnés, recours à la prophétie, toute enquête sur un futur dont Dieu seul connaît les voies étant prohibée par la tradition biblique53 . Les Berbères, en revanche, cherchent à connaître les destins (3, 88; 6, 164; 8, 315), lors de trois consultations de prophétesses; nous avons longuement étudié la première (3, 79 sqq.), qui porte sur l'avenir d'Antalas, et démontré son caractère de pure construction littéraire54 ; la seconde (6, 145 sqq.), sollicitée par Carcasan avant le soulèvement de 547, et la troisième (8, 314 sqq.), lors de la nuit qui précède la bataille finale en 548, sont peut-être moins artificielles. L'important est qu'elles sont de plus en plus brèves, avec trois vers et demi seulement pour la dernière, où 1' on aboutit à ce "silence des oracles" (8, 316-317) qu'aiment à souligner les auteurs chrétiens, et que déploraient de leur côté de nombreux écrivains païens de l'Antiquité tardive. Corippe met toujours en évidence la fausseté des cultes berbères, et dénonce au livre VI, conformément à une longue tradition déjà attestée chez Hérodote, et présente encore dans le Contre Rufin et la Guerre gothique de Claudien, l'ambiguïté des oracles; immédiatement après avoir rapporté la seconde prophétie, il la commente en en reprenant les mots et en les glosant: les Maures occuperont la Byzacène ... avec leurs cadavres; Carcasan entrera à Carthage la tête haute ... au sommet d'une pique (6, 181 sqq.) ! C'est ce qui se produira au livre VIII55 , de même qu'en 5, 499 sqq.le constat de Corippe, au sujet de l'incapacité de l'idole de Gurzil à protéger ses dévots, confirme l'avertissement de Jean en 2, 404 sqq .. Voilà donc une prédiction qui se réalise, mais pas vraiment comme les Berbères s'y attendaient; celle qui porte sur Antalas, en revanche, se réalise de point en point, ce qui contribue à manifester son aspect fictif; il est vrai
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Sur cette présence des mythes, surtout celui d'Enée, à l'époque de Justinien, voir M. Maas, John Lydus and the Roman Past, London-New York, 1992, surtout au ch. 3 ("The Ideological Transformation of Tradition", p. 38 sqq.). De nombreuses références y sont faites dans les Novelles de Justinien. Voir aussi les ouvrages évoqués par Zarini 4, p. 236, n. 126 et 127. Sur les problèmes alors posés par la référence littéraire à Enée, voir surtout Consolino 1, p. 82 sqq., et 2, p. 209 sqq.; nous y reviendrons. 53 Voir les références données par Zarini 2, p. 133-134. 54 Voir Zarini 2 in extenso; voir aussi Andres 3, p. 110 sqq., et Tommasi, p. 127 sqq. 55 Au moins pour le massacre des Maures, car on ne sait si le livre VIII, comme le veut J. Mantke, comprenait un second aduentus carthaginois (voir le début de notre ch. II sur cette question débattue).- Un procédé semblable de dénonciation immédiate d'un oracle ambigu se trouve chez Claudien (Get. 544-547), à propos de l' Urbs qu'Alaric est censé atteindre- et qui se trouvera être l'actuelle rivière Orba, en Italie du nord, au bord de laquelle se trouve Pollentia ! Sozomène (9, 6) mentionne également cet oracle. Voir plus haut (ch. II, l) pour le passage de Ruf (2, 330 sqq.).
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qu'à la différence de celle du livre VI, rendue elle aussi par Ammon, elle n'augurait rien de bon pour "1' enfant terrible" ... -A côté des prophéties, entre lesquelles Corippe parvient donc à introduire une certaine variété qui ne tient pas qu'à la longueur, il y avait les présages; mais ce mot d' omen, païen s'il en est, n'apparaît qu'une fois, en 5, 26, à propos d'un taureau "magique": cette image de Gurzil, lâchée par les Maures, se retourne contre eux, et c'est un cavalier byzantin qui l'abat sur le sable. L'issue de la bataille du livre V montrera que les omina ne sont pas plus favorables aux Berbères que les prophéties 56 • Que restait-il donc à un poète chrétien pour préfigurer l'avenir des pieux Byzantins? Il y a d'abord ce que l'on appelle parfois "anticipation", et qui consiste à prêter par avance à quelqu'un des paroles que le futur a vérifiées, hors du cadre d'une consultation oraculaire au sens strict; tel est peut-être le cas des propos de Justinien promettant à Jean victorieux des "titres plus prestigieux" (1, 153-154)- on peut penser au patriciat, que le héros obtint, sans doute après sa campagne africaine-, de ceux de Jean lui-même annonçant son désir, lors de son second débarquement à Caput Vadorum, de renforcer les défenses de la forteresse avoisinante (1, 408-410), ou de ceux de Putzintulus mourant et voyant déjà ses compagnons rentrer sans lui en triomphe à Carthage (8, 502-503); le problème est que pour bien des événements Corippe est notre seule source et que la fin de son poème est perdue pour nous, mais ces remarques n'ont vraiment de sens que si le public d'alors pouvait les rapporter à ce qui était devenu entre temps réalité.- Un autre procédé familier à l'épopée, et cher à la culture de l'Antiquité tardive, est le rêve prémonitoire57 , utilisé par Corippe en 2, 450 sqq.: les songes de victoire ou de défaite des guerriers byzantins et berbères, à la veille de la grande bataille du livre V, se vérifieront à l'issue de la journée suivante58 . A l'état de veille, l'avenir peut être préparé par les délibérations des chefs, aux livres Il, VI et VII; il peut surtout être annoncé par des personnages, comme dans les modèles homérique et virgilien 59 , que ce soit à court terme (comme la défaite des Maures annoncée par Jean en 2, 395 sqq., la mort de Stutias par le fils de Sisiniolos en 4, 129 sqq., la prise du butin par Jean encore en 5, 409 sqq., la fuite simulée des Berbères par Antalas en 7, 298 sqq., la déconfiture de Carcasan par Jean en 7, 505 sqq., ou la stratégie finale par Jean, Carcasan et Autiliten en 8, 213 sqq.) ou bien à plus
56 On ne saurait en toute rigueur considérer inversement comme un omen favorable aux Byzantins, quelques vers après cette scène berbère, l'évocation par Corippe des tremblements des cieux et de la terre à l'invocation du Dieu chrétien, qui entend puis exauce son peuple (5, 45-49): le Jupiter de la tradition classique est certes "tonnant" (et Jean fils de Sisiniolos désigne ainsi Dieu en 4, 115: voir Andres 3, p. 181), mais l'arrière-plan de ces vers est surtout chrétien: voir Lausberg, p. 118-119, qui évoque saint Paul, Phil. 2, 10 sqq.; on pourrait y ajouter bien des références vétéro-testamentaires, notamment psalmiques. Tout au plus ce signe chrétien peut-il être lu comme un "présage" favorable par un public formé à la culture classique. Pour les foudres du Dieu chrétien, voir 8, 298; 5, 19; 4, 280. Pour les emplois païens parallèles, voir Andres 1, s.v.fulmen. 57 Voir les études citées chez Zarini 3, p. 16 n. 53; y ajouter la récente synthèse de J. Bouquet, Le songe dans l'épopée latine d'Ennius à Claudien, Bruxelles, 2001. 58 Voir le commentaire de ces vers chez Zarini 3, p. 254 sqq. 59 Voir Heinze, p. 394-396.
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long terme, par exemple lorsque Jean assure à ses soldats que "le renom de leur réputation demeurera dans les siècles" (8, 467). Mais le poète peut également se charger de ces annonces, relayé par le narrateur Liberatus aux livres III et IV: ainsi pour le court terme en 2, 106-108 (défaite des Ilaguas), 3, 77-78 (défaite d'Antalas), 4, 353760, 107 et 202 (mort du fils de Sisiniolos), 4, 484-486 (mort de Putzintulus), 4, 506 (mort de Marcianus), 6, 218 (mort de Carcasan) ou 8, 639 (mort des Nasamons), et pour un plus long terme en 1, 507 (durée éternelle de la uirtus Romana), 8, 507-509 (immortalité du nom de Putzintulus) ou 8, 531-533 (pérennité de quelques noms grâce au poème). On voit par là que les quelques prévisions à long terme sont des promesses d'éternité, du type de celle que faisait Virgile à Nisus et Euryale, en un épiphonème aussi célèbre que souvent imité (Aen. 9, 446-449). Le narrateur peut enfin user, qu'il soit Corippe ou Liberatus, de sa fonction dite "de régie", par laquelle il commente l'organisation du récit, pour "esquisser" l'avenir à défaut de 1' annoncer ouvertement. Son omniscience lui confère dans 1' épopée ce que la narratologie appelle parfois "le point de vue de Dieu", et c'est très exactement ce qui se passe avec la plus grande netteté au livre VII de la Johannide, où l'on apprend que Dieu veut, comme le supposait Jean (v. 42-43), "la renaissance des forces latines" (v. 108), et qu'il diffère le combat "pour de plus éclatants triomphes" (v. 315). D'autre part bien des commentaires, à un niveau plus modestement humain, préfigurent l'issue des événements: telle ver de soleil inaugure un jour miseris gratissimus Afris (4, 259) ou se produitfelici nascente die (8, 321), tandis que tel autre est absolument sinistre et de bien mauvais présage (4, 24 ou 6, 457-458); Jean guide des enseignes ipso dispositufelicia (4, 595), alors que Jean senior estfelix non sorte (6, 520): comment ne pas déjà deviner ce qui va arriver à l'un et à l'autre? La localité de Marta est dite mali genetrix dès le livre II (v. 81), parce qu'elle sera le lieu de la catastrophe de 547 au livre VI. Quant au récit de Liberatus, le procédé y est systématique: on y apprend d'emblée qu'Hildimer ou que Salomon a fait le mauvais choix stratégique (livre III), que tel soldat est "un Sinon", que la "guerre civile" menace (livre IV). Pour être faits brièvement et en passant, ces commentaires sont autant de prolepses. Il reste encore à dire un mot des passages où se conjuguent analepse et prolepse. Passons sur la préface où passé, présent et futur interfèrent de façon privilégiée, et rappelons que la prophétie relative à An talas, au sein du récit de Liberatus, est un bel exemple de prolepse dans une analepse, comme il s'en trouvait déjà plusieurs dans l' analepse du livre III de l' Enéide. Mais le cas le plus fréquent est celui de discours, messages diplomatiques ou allocutions militaires en général, où passé et avenir sont mis en correspondance. En 1, 377-410, les souvenirs de 533 n'empêchent pas Jean de faire des projets pour le futur; en 1, 469-491, Antalas rappelle à Jean l'époque de Salomon et lui annonce un avenir sinistre61 ; en 1, 522-578, c'est l'expérience des
60 Avec Tandoi 2 et Ehlers 2, nous estimons qu'il faut maintenir ces vers à leur place, avec leur effet d'anticipation, et non les déplacer après le v. 201, comme le font Petschenig et Diggle-Goodyear. 61 Même démarche dans la réponse de Jean àAntalas en 2, 361 sqq. (voir Zarini 3, p. 10), puis dans celle d' Antalas à Jean en 4, 358 sqq., ainsi que dans les révélations de Varinnus à Jean en 7, 510 sqq. 76
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guerres maures qui est pour Jean un gage de succès ultérieurs. En 6, 30-52, Jean revient sur le passé proche et donne des consignes de sécurité pour l'avenir; en 6, 328-343, il rappelle à ses hommes les épreuves de leurs ancêtres et leur prédit l'éclat de leur gloire future; en 7, 124-132, il leur remontre que le passé ne compromet pas l'avenir après une défaite, tandis qu'en 8, 152-155, une majorité de soldats fidèles déplorent la mutinerie passée et assurent humblement le général de leur obéissance à venir. Ces allers et retours incessants font sentir à l'auditeur-lecteur la profonde continuité du temps du récit; même si Jean doit rompre avec le passé humiliant des défaites byzantines narrées par Liberatus, pour renouer d'ailleurs avec le passé triomphant d'une Rome intemporelle, c'est d'abord la connaissance assumée de ce passé qui lui permettra de reconstruire un avenir traditionnel. Ainsi l'examen de la gestion du temps confirmet-il dans le détail ce que suggérait une vue d'ensemble du poème: du début in medias res en 546 à la victoire des campi Catonis en 548, qui pour quinze ans mit un terme aux incursions berbères, cette épopée mène à son achèvement un projet humain et divin, dont Justinien confia au premier chant la réalisation au Christ (1, 151-153), et qui suppose bien des épreuves, jusqu'au moment où Dieufinem imposuit tanto per bella labori (8, 299). On peut voir ici une christianisation de l' Enéide, où Jupiter est le dieu de lafinis du livre I (v. 223 sqq.) au livre XII (v. 791 sqq.) 62 ; c'est bien comme un tout que le poème se présente à nous, au sens d'Aristote au chapitre VII de la Poétique. Quelles sont enfin les caractéristiques majeures de la narration corippéenne dans la Johannide? La première nous semble être le principe de sélectivité. Il y a d'ailleurs là, à la différence de la pratique homérique usuelle, une tendance générale de l'épopée latine, surtout lucanienne6 3 . Le narrateur sait tout, nous l'avons vu plus haut, mais ne va pas tout dire. Ainsi Corippe refuse-t-il dans son proème, comme Stace dans celui de la Thébaïde (1, 17 sqq.) envers Domitien, de composer une véritable "Justinianide"; après avoir malgré tout exalté les exploits impériaux dans une soixantaine de vers, perdus pour nous, il déclare à son public qu'il "ne saurait chanter ceuxci que sommairement" (summatim, 1, 26), ce qui évoque par exemple l'idéal de concision exprimé chez Virgile par Vénus enAen. 1, 324, summa sequar fastigia rerum, ou le projet d'Ammien Marcellin de raconter son histoire per celsitudines en 26, 1, 1; on voit du reste dans ces deux cas que cette conception de la narration n'est pas incompatible avec l'ampleur de l' œuvre64 . La même sélectivité s'impose pour les événements à retenir: dans son rapport à Justinien sur les activités du front perse, Jean est prié par l'empereur de s'exprimer "en peu de mots" (paucis, 1, 120); attitude identique chez Liberatus narrateur, qui trouve trop long de raconter une ruine et choisira dans ses souvenirs (4, 6-7): quid cuncta referre? déclare-t-il plus loin (4, 60), "pourquoi tout rapporter?" On a ici l'annonce de ce que les narratologues appellent un "sommaire", ce que l'on retrouve en quelque sorte lorsque Corippe considère, en 8, 527-533, qu'illui faut faire un choix entre les récits de trépas de tel ou tel, après avoir recouru une fois
62 Voir par exemple, sur ce point, D. Fowler, op. cit. supra, p. 260. Voir aussi d'autres parallèles proposés par Andres 3, p. 188 n. 18. 63 Voir Burck 4, p. 7. 64 Voir Curtius, t. 2, p. 305 sqq., sur "la concision, idéal de style".
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encore au topos de l'innombrable65 . Car entre les héros s'exerce la même sélection qu'entre les événements: des personnages historiquement importants sont éliminés ou voient leur rôle amoindri 66 , afin que n'émerge nettement du lot qu'un nombre fort restreint de figures: Justinien hors-cadre, Jean au premier rang, puis au deuxième Antalas relayé par Carcasan, ensuite Ricinarius, le parfait second; Liberatus le brave Afer, Cusina le fidèle Maurus, pour qu'aucune des catégories de la population concernée par le conflit ne soit laissée pour compte; et ... le reste est à peu près négligeable pour l'économie du récit. Cela correspond assurément, comme on le redira, à un univers très hiérarchisé, mais aussi à une tendance de l'épopée à réduire le nombre des protagonistes, par rapport à 1'/li ade par exemple, que 1' on observe déjà chez Virgile67 et qui devient patente avec Lucain68 . Ce principe de sélectivité correspond à un effort d'unitë 9 • Unité du lieu qui, sauf au livre 1, se borne à l'Afrique, ainsi que du temps qui se limite, sauf aux livres III et IV, à deux années en tout et pour tout, de l'été de 546 à celui de 548 (l'épisode sur lequel se concentre Corippe n'occupe guère de place dans le récit de la "guerre vandale" par Procope 70 , et notre épopée historique se présente, on l'a dit, comme un "commentaire" plus que comme une "chronique" 71 ); unité d'action enfin, avec un poème tout guerrier, même si ces diverses unités n'excluent pas une certaine variété, car l'Afrique présente des sites fort différents, ces deux ans sont pleins de rebondissements, et la guerre ne se borne pas aux batailles rangées. L'unicité du héros s'ajoute à ces facteurs, une fois définie la position proprement extra-ordinaire de 1' empereur Justinien, pour empêcher par ailleurs toute intrigue secondaire: le récit de Liberatus lui-même s'adresse à Jean, s'achève par un appel au secours lancé à Jean, et fait état des exploits de Jean sous Solomon (3, 293 sqq.), aussi E. Burck observe-t-il avec beaucoup de justesse que notre épopée "n'est pas un bellum Mauricum, mais une Johannide"72. Encore ne connaissons-nous de ce héros unique que peu de choses par rapport à ce que nous offrirait un panégyrique, sous les rubriques traditionnelles de la famille, de la naissance, de l'éducation ou des occupations: nous ne savons de Jean que ce qui dans son passé peut rapprocher sa personne de la figure archétypique d'Enée (une femme aussi noble et discrète que Créuse (1, 201-202), un indispensable père mort (8, 576), un jeune fils qui aime à se prendre pour Ascagne (1, 201-203)). Voilà donc
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On rencontre ce topos de façon privilégiée en tête des catalogues et listes, dont nous parlerons plus loin (voir comm. à /oh. 2, 23 chez Zarini 3, p. 140); la topique du pauci e multis lui est liée, comme on le voit chez Curtius parlant du topos de l'ineffable (t. 1, p. 266). 66 Voir Ehlers 1, p. 130-133. 67 Voir Heinze, p. 459 sqq. 68 Voir Burck 4, p. 179-180; 1' influence de Lucain sur Corippe, à cet égard, est relevée par Ehlers 1, p. 133. 69 Comme le note rapidement Burck 3, p. 394. 70 Voir supra lan. 44 de notre ch. II. Sur les parallèles entre Procope et Corippe, surtout dans le récit de Liberatus, voir Burck 3, p. 382 n. 9, Ehlers 1 et surtout Modéran, Thèse, passim, ainsi que Modéran 1. 71 Voir supra lan. 16 du ch. I (classification de P. Toohey). 72 Voir Burck 3, p. 387.
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un héros unique uniquement occupé à mener une unique guerre en un poème dont c'est l'unique sujet. Car la Johannide ne présente point de ces digressions dans le goût alexandrin auxquelles se plaisait un Lucain 73 • L'évocation plutôt sobre du désert aux livres VI et VII, que nous avons étudiée dans le cadre du colloque messin de septembre 2001 sur Le désert, un espace paradoxal, ne s'y prête pas aux considérations scientifico-fantastiques du livre IX de la Pharsale. On n'y trouvera pas, comme chez Dracontius dans l'Enlèvement d'Hélène par exemple (v. 402 sqq.), une "petite bucolique" au milieu d'une description de tempête 74 : "l'idylle miniature" de 3, 320 sqq. est parfaitement à sa place dans le récit de Liberatus, en ce qui la concerne. Et pour l' ekphrasis de la peste qui lui fait suite, il nous semble tout à fait erroné d'y voir un "excursus" ou une "digression", comme le voudrait A. Ramirez de Verger1 5 : le même savant est mieux inspiré de souligner dans son article le contraste que fait cet "âge de fer" avec "l'âge d'or" qui le précède, et l'absence de toute description médicale (qui eût pu constituer un tableau en soi) au profit des conséquences morales de ce fléau; or nous avons montré plus haut que de ce point de vue l'épisode, comme l'indique le tour inde est quod du v. 3, 380 pour annoncer un châtiment violent par un Dieu courroucé, s'intègre dans la logique et la temporalité du récit. Quant à l'évocation des victoires de Justinien au début de l'épopée, dont elles sortent du cadre au sens strict, elle est limitée à ce lieu très particulier qu'est toujours un proème; elle y sert de "socle idéologique" au texte tout entier, comme on l'a vu, et Corippe lui refuse un trop considérable développement. Pas plus que de digression, Corippe ne nous offre véritablement de "médaillon" ou "vignette", comme les affectionnait Claudien76 . Le seul passage que l'on pourrait considérer comme tel est la déploration funèbre de la veuve de Jean senior (7, 154 sqq.), dont le ton élégiaque, encore que non dépourvu de grandeur, étonne dans l'épopée: notre poète-professeur a-t-il voulu composer ici une éthopée ou, plus vraisemblablement, insérer dans cet univers purement masculin une scène féminine 77 ? Peut-être pourrait-on également voir un "médaillon" ou une "vignette" dans le récit de la fin dudit mari, longue scène de quelque 80 vers qui commence comme un conte (Dux erat egregius .. ., "Il était un duc exceptionnel...", 6, 697) et dont le terme conclut aussi le
73 Voir Burck 4, p. 174-177, et L. Eckardt, Exkurse und Ekphraseis bei Lucan, Diss. Heidelberg, 1936. 74 Voir la note ad loc. d'E. Wolff dans let. 4 de son édition (Paris, C.U.F., 1996). 75 Voir son article "La peste como motivo literario (a proposito de Coripo, !oh. III, 338379)", Cuadernos de Filologia Clasica, 19, 1985, p. 145-156. Les termes "excursus" et "digression" figurent au début et à la fin de cet essai, qui n'est par ailleurs pas toujours bien informé, comme le montrent les erreurs de l'introduction. Voir plutôt, à présent, Tommasi, p. 255 sqq. 76 Voir supra, n. 15 à 17; ajouter Al. Cameron, Claudian .. ., op. cit., p. 262 sqq. Sur les "framing elements" qui soulignent la spécificité des "médaillons" dans l'esthétique tardive, voir Roberts, p. 94 sqq. 77 Voir Burck 3, p. 392, et Galand, p. 79. Presque tous les critiques considèrent, on l'a vu, cette scène comme très artificielle.
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chant VI lui-même 78 ; mais ce serait oublier que le généralissime intervient au début de ce passage, qui doit suggérer par un cas individuel l'idée d'une armée qui "sombre" sans déshonneur: l'aristie du vieux duc a donc une valeur exemplaire mais nullement personnelle. La mise en relief de Liberatus dans sa "Dolonie" du livre VII est assurément plus nette, car il était bon d'exalter cet enfant du pays si empressé à servir la cause du pouvoir byzantin, mais c'est Jean qui l'élit et l'envoie en mission, Jean qui occupe ses pensées durant celle-ci, et Jean qui interroge le captif qu'il ramène. Quant aux exploits mortels du tribun Marcianus au livre V (v. 201-239), ils ne sont point étrangers à l'organisation du récit, puisqu'ils assurent le lien entre la partie de la narration du ressaisissement maure que dominait Bruten et celle où intervient un Antalas excédé par cette bravoure meurtrière (v. 224 sqq.). On ne saurait examiner ici toutes les aristies de lalohannide, mais les considérations précédentes nous y montrent l'unité du récit. Cette unité constituait aux yeux d'Aristote une exigence fondamentale dans l'épopée: la fable doit y tourner "autour d'une seule action, entière et complète, ayant un commencement, un milieu et une fin", et être "une et entière comme un être vivant" 79 ; mais pour que l'action soit "simple" plutôt que "complexe" 80 , comme dans l'Wade, il ne faut surtout pas tout dire sur le héros, s'il est unique: c'est ce dont l'organisation formera un tout qui doit être sélectionné 81 . Horace veut de même que l'action épique soit "simple et une" 82 , ce qui encore une fois n'exclut nullement la variété 83 • Cette profonde unité a été saluée dans l'Enéide8 4 ; nous la croyons plus perceptible encore dans la Johannide, au prix d'un appauvrissement dont nous reparlerons. Retenons dans l'immédiat cette nouvelle marque du néo-classicisme qui inspire le poème. Cet effort d'unité n'est pourtant pas incompatible avec une quête d'universalité. Non contente d'occuper l'espace et le temps de l'Afrique, à travers le catalogue des tribus révoltées au livre 11 85 et le récit de Liberatus aux livres III et IV, la narration occupe aussi l'espace et le temps de l'empire: l'espace car le livre I nous transporte dans son proème à travers un État qui, d'après les vers 22 a-g "reconstitués" par M. A Vinchesi, s'étend à nouveau aux limites du monde alors connu - on sait que cette "reconquête" fut l'obsession de Justinien, souvent considéré à juste titre comme le der-
78 Avec le vers 6, 773 qui fait écho, comme on l'a vu, à 5, 521 ainsi qu'au vers final d'Aen. 5, même si l'aristie de Jean senior fait plutôt penser à celle de Tumus à la fin d'Aen. 9 qu'au personnage de Palinure, avec lequel le duc partage le rôle du sacrifié. 79 Voir Poétique, ch. 23, avec les notes des éditions Lallot/Dupont-Roc et Magnien citées plus haut. Voir aussi le ch. 7. 80 Voir ibid., ch. 24, 1459 b, qui reprend la terminologie du ch. 10. 81 Voir ibid., ch. 23, qui reprend le ch. 8 sur ce point. 82 Voir Ars, v. 23. 83 Voir Poétique, ch. 24, 1459 b; sur l'épopée en général, voir Madelénat, p. 41-42. 84 Voir par exemple Heinze, p. 436 sqq., avec références à Aristote. 85 Celui-ci nous fait en effet visiter la plus grande partie du Maghreb oriental (voir le commentaire de Zarini 3, p. 143 sqq.), de même que le catalogue d'Aen. 7, 641 sqq. présente au lecteur un vaste panorama de l'Italie antique (voir Burck 4, p. 72). L'Afrique à elle seule est du reste déjà tertia pars mundi pour Corippe (l, 47) et la tradition antique, et maxima terrarum (3, 275) selon Liberatus.
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nier empereur "romain"-, ce que rappellent les v. 382 sqq. du livre II 86 et le v. 33 du livre VI 87 ; quant à la suite du livre I, elle nous conte les exploits de Jean sur le front perse, puis sa navigation vers 1' Afrique par Troie et la Sicile; - le temps car le passage par Troie nous renvoie au passé mythique d'une Ville à laquelle est maintes fois promis un avenir éternel, tandis que les références multiples à Tyr, à Sidon et aux Poeni 88 suggèrent que Carthage et l'Afrique ne sont pas non plus dépourvues d'une riche histoire. Même si les exempta ne surabondent certes pas dans le poème, on ne saurait y voir comme P. Toohey "peu de renvois au passé" 89 • Il nous semble au contraire y vérifier ce qu'écrivait D. Madelénat de l'épopée en général: "Mnémonique, elle rassemble un héritage et des souvenirs communs; mérimnématique, elle traduit les soucis du présent; mantique, elle anticipe les voies du futur en inventant des issues qui renouent avec l'ordre des vérités mères et la tradition authentique" 90, et c'est ce qu'a tenté de montrer notre analyse de la gestion du temps par le poète. Cet élargissement de l'espace et du temps, Virgile s'y livrait surtout dans ses livres I à VI, et de même Corippe aux livres I à IV, sans que le rôle privilégié de la première moitié du texte soit ici comme là exclusif de la seconde. Même les Maures ont soin de la survie éternelle de leur renommée dans le monde entier (6, 131-133) ! W. Kirsch ne traite pas de la Johannide, et pour cause, dans son ouvrage sur 1' épopée latine au IVe siècle; mais son introduction générale souligne la montée des particularismes locaux à l'époque tardive 91 , et décèle en parallèle dans les œuvres de cette période une certaine nostalgie de l'universalité92 • Peut-être Corippe la ressentait-il et désirait-il l'exprimer, à un moment où Justinien voulait réunifier un empire éclaté? On peut aussi rattacher cette tendance au souci des panégyristes de récrire les circonstances présentes à la lumière de types éternels 93 : la guerre de Troie 94 , le traître Sinon95 , la peste d' Athènes 96 , pour ne donner ici que quelques exemples. L'important est que ces références prétendent éclairer et expliquer l'actualité, selon une démarche que Corippe retrouvera en 1ust., où le poète se soucie de la ratio rerum ( 1, 316; 2, 113) perceptible aux internis oculis (4, 292). La narration est alors expressément conçue
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Voir le commentaire détaillé de Zarini 3, p. 236 sqq. Voir la note ad loc. dans l'apparat critique de l'édition Diggle-Goodyear, p. 114. 88 Voir Andres 3 aux entrées correspondantes, ainsi que Zarini 7. 8 9 Voir Toohey, p. 220. 90 Voir Madelénat, p. 82. 91 Ainsi fait-il allusion (p. 36 n. 142) à l'hispanocentrisme d'Isidore tel que l'a étudié H. J. Diesner,/sidor von Sevilla und das westgotische Spanien, Leipzig, 1977. On voit que l' africanocentrisme de Corippe n'est pas absolu, mais la reconquête byzantine ne s'y fût pas aisément prêtée, même si les compatriotes du poète aimaient à marquer leur indépendance, comme les évêques africains dans la controverse des Trois Chapitres. 92 Voir Kirsch, p. 36-37. 93 Voir Hofmann 1, p. 129. 94 Voir BHinsdorf, p. 533, sur la récriture virgilienne du voyage de Jean. 95 Voir Ehlers 1, p. 124-125, sur la récriture virgilienne de la prise d'Hadrumète. 96 Voir A. Ramirez de Verger, op. cit. supra, sur les modèles littéraires de la peste de 543, ainsi que Tommasi, p. 255 sqq. 87
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selon le principe d'intériorisation qui règne dans l'art contemporain97 , et dont S. Labarre a montré l'importance chez Fortunat hagiographe de saint Martin à l'époque de Iust. 98 . Mais cette démarche n'était pas inconnue non plus d'Aristote, qui considérait la poésie comme plus philosophique et plus noble que l'histoire, parce qu'elle sait dégager le général de l'amas des particularités 99 . Les archétypes permettent de s'élever du transitoire à l'éternel, et nous retrouvons ici encore une trace de néo-classicisme, le texte fût-il par ailleurs largement marqué par son temps. Aussi est-ce à W. Ehlers que nous laissons la parole, après notre bien imparfaite étude de la narration corippéenne: "Au lieu d'un historien, qui enregistrerait objectivement les faits, un poète est à l'œuvre, qui met en lumière pour son public la valeur intemporelle des événements et oriente en ce sens leur présentation" 100 .
2 -La description Les mêmes critiques qui ont mis en évidence le recul de la narration dans beaucoup d'écrits tardifs y ont également souligné l'inflation de la description 101 . Nous allons à présent tenter d'examiner ce qu'il en est chez Corippe, dont la préface exprime le projet de describere pugnas (v. 13). C'est d'ailleurs ici le seul emploi de ce verbe avec le v. 11 de cette préface, Smyrnaeus uates forte rn descripsit Achillem, "le poète inspiré de Smyrne a décrit le vaillant Achille", ce qui montre le lien étroit de cette "description" avec la narration: nous avons signalé plus haut la difficulté qu'avaient les Anciens à faire un départ net entre les deux notions. Les deux compléments d'objet direct du verbe describere dans lalohannide nous y montrant l'importance privilégiée du sujet guerrier, c'est par ce point que nous allons commencer. Qui veut se donner une idée précise, en quelques pages, des realia militaires au VIe siècle, peut encore consulter avec fruit l'ancienne et solide Afrique byzantine de Ch. Diehl, qui se fonde largement sur un traité anonyme de tactique de cette époque 102 • Mais ce qui compte pour nous est ce que Corippe en dit, et il vaut mieux alors se repor-
97 Voir l'essai d'A. Grabar sur "Plotin et les origines de l'esthétique médiévale" (1945), réimprimé dans Les origines de l'esthétique médiévale, Paris, 1992, p. 37-38 surtout. 98 Voir Le manteau partagé ... , op. cit., p. 233 sqq. 99 Voir Poétique, ch. 9, 1451 b. Intéressantes applications de cette conception à Lucain par P. Grimal dans "Le poète et l'histoire" (dans Lucain. Entretiens de la Fondation Hardt, t. 15, Genève, 1970, p. 51-117). 100 Voir Ehlers 1, p. 135. Voir aussi Galand, p. 85-86. 101 Voir par exemple Fr. Mehmel, cité supra, ch. II, n. 101, ou Fo, p. 105 sqq. 102 Voir Diehl, p. 52-58 pour les armées byzantines, p. 58-61 pour les troupes berbères. On peut aussi, pourles forces "romaines", utiliser (entre bien d'autres ouvrages)A. Müller, "Das Heer Justinians", Philologus, 71, 1912, p. 101-138; R. Grosse, Romische Militargeschichte von Gallienus bis zum Beginn der byzantinischen Themenverfassung, Berlin, 1920; P. Southem/K. R. Dix on, The La te Roman Army, London, 1996; P. Richardot, La fin de l'armée romaine, Paris, 1998; M. Whitby, Warfare in the Late Roman World, 280-640, U.C.L. Press, 1999.
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ter à l'Étude des thèmes "guerriers" de la poésie épique gréco-romaine de P.-J. Miniconi 103 • A partir des données fournies par l' !liade, ce savant définit en effet un "schéma" épique 104 , dont le trait le plus remarquable est qu'il va conditionner les narrations ou descriptions de batailles chez d'innombrables générations de poètes grecs et latins 105 . L'utilisation du schéma homérique, non sans adaptations d'ailleurs, n'est pas choquante chez Virgile 106 , qui narre des combats à peu près contemporains de ceux de l'Iliade; elle est plus étonnante chez un Silius évoquant la seconde guerre punique 107, et il faudra l'originalité d'un Lucain ou la souplesse d'un Claudien pour s'y soustraire plus ou moins dans la peinture des conflits de leur époque 108 • Il est regrettable que P.-J. Miniconi n'ait pas pris en compte lalohannide, mais nous pouvons parcourir son "Index des thèmes guerriers" 109 en lisant notre poème. Nous constaterons alors tout ce que Corippe - si nous laissons de côté les comparaisons étudiées plus loin - emprunte au "schéma" des batailles homériques, et dont nous ne donnons ici que quelques exemples: excitations belliqueuses (1, 469 sqq.; 4, 358 sqq.); annonce d'une attaque et tumulte du camp (2, 235 sqq.; 6, 221 sqq.); délibération des chefs (3, 5 sqq., sans compter les "conseils restreints" avec Ricinarius); préparatifs guerriers (1, 125 sqq.; 2, 274 sqq.; 7, 199 sqq.); reconnaissance des lieux (2, 187 sqq.); départ de l'armée avec bruit de pas et de galop (1, 417 sqq. par exemple); installation du camp (1. 1, Il, VI, VII); feux de camp dans la nuit (2, 421 sqq.; 6, 451 sqq.); sommeil du camp (2, 450 sqq., avec rêves; 7, 12 sqq.; 8, 281 sqq.); dénombrement et mise en place des troupes (catalogues des livres II, IV, VI, VIII, dont nous reparlerons plus loin); aristies (livres V et VIII passim, pour l'essentiel); sortie nocturne (7, 374 sqq. surtout); combat le long d'un fleuve (4, 136 sqq.; 6, 570 sqq.); embuscade dans la montagne (2, 187 sqq.; 3, 198 sqq.); équipement militaire (1. Il, IV, VI surtout); grêle de traits 110 ; son rauque de la trompette ou du cor (1, 425; 2, 249; 5, 32; 6, 263, 502, 736; 8, 164 ... ); sueur (4, 519; 6, 738; 7, 495) et poussière (1. V à VIII surtout); chevaux blessés (ibid., passim); curieux
103 Paris, 1951. Cette étude, très commode d'utilisation grâce à ses index, peut être complétée, entre autres travaux, par F. E. Elbig, Topoi in den Schlachtenberichten romischer Dichter, Diss. Würzburg, 1931, et, pour les origines homériques, par B. Fenik, Typical Battle Scenes in the Iliad .. ., Wiesbaden, 1968, et J. Latacz, Kampfparanese, Kampfdarstellung und Kampfwirklichkeit in der !lias, bei Ka/linos und Tyrtaios, München, 1977. 104 Voir Miniconi, p. 19 sqq. 105 Pour les poètes latins, voir ibid., p. 73 sqq. On retrouve ce schéma chez les rhéteurs: voir ibid., p. 29 sqq. 106 Pour I'Enéide, voir ibid., p. 73 sqq., et le riche exposé de Heinze, p. 193 sqq., du point de vue de la technique épique. 107 Voir Miniconi, p. 91-95, et Burck 4, p. 272-273 (avec lan. 43). 108 Voir Burck 4, p. 177-178 pour Lucain; Mini co ni, p. 83-90 pour Lucain (qui renonce aux interventions divines et aux combats singuliers), p. 99-100 pour Clau dien (qui abandonne les aristies, fort déplacées autour de 400). 109 Voiries p. 153 sqq. Darquennes (p. 111 sqq.) parcourt de même lalohannide en suivant les rubriques de l'étude de F. E. Elbig citée supra. no Voir le comm. de Zarini 3, p. 192, à !oh. 2, 214.
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sur les murs (6, 66) 111 ; ardeur au combat (1. V et VIII surtout); défi et invective (5, 8 sqq.); harangues du chef (partout sauf aux 1. II et III); blessures affreuses et flots de sang (1. V et VIII surtout); fleuves ensanglantés (5, 513-515); (début de) retraite (1. Il, IV, VI, VIII surtout); prise du camp adverse et du butin (5, 349 sqq.); défilé de captifs (6, 82 sqq.); plaintes funèbres (7, 154 sqq.) ... Mais à côté de cette liste non limitative, il faut aussi tenir compte des motifs que Corippe, pour des raisons souvent évidentes dans une épopée historique et exaltant un héros chrétien, n'a pas retenus au sein du schéma homérique: les adieux du guerrier, l'usage du char, le combat des chefs 112 , l'outrage au cadavre, la prise de dépouilles, la célébration de jeux, et plus largement tout ce qui pourrait rappeler le paganisme, comme l'intervention de divinités sur le champ de bataille. L'impression dominante est cependant celle de combats intemporels: l' introduction des trompettes, des enseignes ou de la cavalerie chez Virgile, par rapport à ce que présentait Homère 113 , ne suffit pas à donner dans l' Enéide un sentiment de nouveauté; pas davantage les quelques "absences" que nous avons évoquées dans lalohannide. Notre poète chrétien s'est-il par ailleurs inspiré des livres "historiques" de la Bible? Une allusion est faite, en 5, 524, au livre de Josué (10, 12-14); on a moins souvent remarqué une autre allusion au même chapitre de ce livre (v. 26) à la fin du chant VII (v. 540-542), où les indicateurs maures sont exécutés au moyen de cinq potences alignées; même si la mise à mort des indicateurs est d'usage, dans l'armée romaine tardive 114 , la rencontre n'est peut-être pas fortuite ici. Pourtant l'apport des récits guerriers de l'Ancien Testament reste discret à notre sens: Dieu est attentif du haut du ciel au sort des Byzantins, et nous y reviendrons, mais n'intervient pas pour eux sur terre, comme dans l'Écriture; les éventuelles similitudes stratégiques 115 semblent tenir surtout à la relative uniformité des combats antiques au sens large dans l'aire méditerranéenne, et un usage hébraïque comme la défense d'exterminer femmes, enfants et bétail 116 ne trouve pas d'écho dans lalohannide, où la sauvagerie de la tra-
111 Il s'agit cependant ici de femmes qui guettent, du haut des remparts de Carthage, l' aduentus de Jean après sa victoire de 546. 112 Nous prenons cette expression au sens où, en Aen. 12 par exemple, le sort de la guerre repose d'abord sur un affrontement opposant seul à seul Enée et Tumus au nom de leurs deux communautés. Ce genre de combat singulier, que présente la tradition épique (voir Miniconi, p. 177) ou la Bible (1 Reg. 17, 48-54), n'est pas concevable dans la Johannide, même si Jean y tue personnellement Carcasan à la fin du poème (8, 627 sqq.). 113 Voir Heinze, p. 196 sqq. 114 Voir Ph. Richardot, La fin de l'armée romaine, Paris, 1998, p. 194-195. 115 Voir l'article "Guerre" de H. Lesêtre, dans le Dictionnaire de la Bible (cf supra, ch. II, n. 96), col. 362. 116 Voir ibid., col. 363 (Deut. 20, 13-14).
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dition "classique" se donne libre cours 117 • Un examen plus approfondi de la question 118 remettrait-il en cause l'orientation fondamentalement "antique" du poème sur ce point? Nous en doutons. Car si l'expositio du proème, nous l'avons dit, présente une tonalité lucanienne, les descriptions de batailles sont massivement virgiliennes. J. Blansdorf l'a montré par des comparaisons très précises avec l' Enéide, pour les thèmes comme pour l'organisation du tableau 119, et nous ne croyons pas utile de répéter ici son propos. Ce qui nous paraît très caractéristique est l'alternance d'exploits individuels et de mêlées collectives, non sans une domination nette, sur les scènes de masse, d' aristies répétitives et paratactiques 120 • On le voit par exemple dans la grande bataille du livre V, où les passages concernant la collectivité sont peu nombreux, quand on songe à ce que pouvaient être en réalité les conflits d'alors: le positionnement des armées aux v. 1-7, sorte de prologue; les invocations aux divinités protectrices des Maures et des Romains aux v. 32-49, puis la mêlée initiale aux v. 50-71; la reprise de l'offensive maure aux v. 183-194 (dont 9 vers de comparaison cependant!); même sujet aux v. 240-244; la débandade romaine aux v. 277-278; le début de l'attaque du camp maure aux v. 349391; sa fin et la prise du camp aux v. 463-492; la débandade et le massacre des Maures aux v. 503-518, soit un total de 155 vers (y compris la comparaison mentionnée) sur 527 pour tout le chant. Quant à la bataille des campi Catonis au livre VIII (v. 389 sqq.), les scènes collectives s'y limitent aux v. 423-430,442-456, 510-526, 635-656, c'està-dire à 60 vers sur 268 jusqu'à la fin mutilée du poème dans le manuscrit T. Ces chiffres modestes sont bien peu conformes à la réalité matérielle; ils correspondent à une option littéraire qui offre parfois bien des commodités à un propagandiste, pour exalter les uns et disculper les autres, mais ne permet que difficilement à celui qui n'a que ces données sous les yeux d'imaginer la vérité 121 . - C'est pourtant sur la Johannide que se fondait un historien aussi notoirement scrupuleux que Ch. Diehl pour peindre à ses lecteurs la stratégie et la tactique berbères, par exemple d'après le livre V dont nous venons de parler 122, et sa justification initiale mérite d'être ici reproduite:
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Voir par exemple /oh. 5, 463 sqq. (phase finale de la prise du camp, notamment les v. 468 (non aetas animas, sexus non mitigat insons) et 478-482). Sur la violence des batailles "homériques", voir A. Bemand, Guerre et violence dans la Grèce antique, Paris, 1999, p. 81 sqq. 118 Sur ce qui nous le rend difficile, voir supra, ch. II, n. 96. La lecture des livres "historiques" de l'Ancien Testament nous a d'ailleurs frustré de récits de batailles véritablement développés: souvent on apprend qu'une bataille a lieu, que tant de combattants y périssent, mais on ignore la stratégie ou la tactique. Peut-être trouvera-t-on plus de renseignements sur ces points dans les œuvres historiques de Flavius Josèphe. On se reportera maintenant à T. R. Hobbs, L'arte della guerra nella Bibbia (trad. it.), Casale Monferato, 1997 (=A Time for War, Collegeville, 1990). 119 Voir Bliinsdorf, p. 543-545; tous les critiques ont d'ailleurs relevé (mais avec moins d'approfondissements) le ton virgilien des batailles de lalohannide. 120 Sur l'aristie épique, voir la récente synthèse d'A. Foucher, "Formes et sens des aristies épiques", Euphrosyne, 25, 1997, p. 9-23, qui met bien en évidence la manière virgilienne. 121 Voir Blansdorf, p. 545. 122 Voir Diehl, p. 58-63, où le livre V est appelé "livre IV" (p. 62) d'après la tradition du ms T, avant les rectifications de G. Lowe et M. Petschenig (voir supra, ch. II, n. 15), car Ch. Diehl se fonde sur l'édition de J. Partsch dans les M.G.H. (1879).
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"Assurément, les grands coups d'épée des héros byzantins, les duels magnifiques où les injures alternent avec les passes d'armes, appartiennent à l'arsenal de procédés ordinaire aux faiseurs d'épopée. Mais si les détails sont de pure invention poétique, la physionomie générale de la bataille est bien rendue et rigoureusement vraie: la plupart des traits s'en pourraient découvrir isolés dans Procope; dans Corippus ils se trouvent rassemblés et groupés le plus heureusement du monde, pour nous faire saisir au vif ce qu'était la tactique indigène" 123 . Sans doute sont-ce en fait les connaissances acquises par d'autres sources qui permettaient à Ch. Diehl de tirer de ces conventions littéraires un tableau évocateur; mais il vaut tout de même la peine de se demander s'il ne s'y glisse pas malgré tout un certain réalisme ici et là. On a ainsi relevé plus haut ce que Corippe rejetait dans le "schéma" homérique; on peut à présent examiner l'originalité qu'il a introduite dans ses descriptions. La reconnaissance des lieux (2, 187 sqq.) ou l'usage de l'arc (livres I, II, IV, V et VI passim) ne sont certes pas inconnus des batailles virgiliennes; il n'empêche que les stratèges byzantins mettaient une insistance toute particulière sur le recours à ces moyens 124 ; quant à la messe avant le combat (8, 321 sqq.) ou à l' aduentus après la victoire (6, 58 sqq.) 125 , ce ne sont certes pas là des réalités virgiliennes, même si on peut leur trouver des "parallèles" dans le sacrifice ou le triomphe. Et que dire du chameau d'infamie (6, 83-84) 126 et de la calcatio de l'ennemi (1, 17 et 144-146) 127 ? Mais c'est surtout dans sa peinture de la guérilla berbère que Corippe a voulu ne pas être trop infidèle, même s'il n'a pas su ou voulu se dégager totalement des modèles classiques, comme le montre l'envoi rituel d'un taureau "magique" avant une bataille homérique (5, 22 sqq.). On nous permettra de renvoyer ici à des travaux antérieurs 128 , où nous avons relevé quelques traits des guerriers berbères: leur hiérarchie dominée par les pinnati, leur armement et leur tenue 129 , leurs embuscades dans le djebel, leur positionnement auprès des oueds, où tombe la cavalerie byzantine, leur inaptitude au combat en plaine, leur usage de chevaux bien dressés, la protection de leur camp par des animaux ... Il faut cependant savoir parfois, comme Ch. Diehl, lire le texte "entre les lignes", car le poète fait beaucoup pour donner à ses évocations contemporaines un "habillage" classique. Du côté byzantin les chefs ont des armes de parade et reçoivent la couronne triomphale; les soldats sont des iuuenes et des ciues, qui portent plus souvent le noble clipeus que le prosaïque scutum; les aigles alors disparues existent encore; cottes
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Diehl, p. 61. Voir Diehl, p. 54 et 56. 125 D'autant plus que cet aduentus est christianisé par une messe d'action de grâces, comme cela ne se pratique qu'à partir du VIe siècle: voir Zarini 5, p. 169-170. 126 Sur cette pratique tardive, voir M. MacCormick, Eternal Victory, Cambridge/Paris, 1986, p. 50 et n. 62. 127 Sur ce point dans la Johannide, voir Zarini 5, p. 171. 128 Voir Zarini 5, p. 163-164, et Zarini 6 in extenso, avec les renvois requis à Diehl, Partsch 3 et Riedmüller. 129 Cette description est beaucoup moins redevable à la littérature en !oh. 2, 125 sqq. et 151 sqq., par exemple, que chez Claudien dans Gild. (voirE. M. Olechowska, "Le De bello Gildonico de Claudien et la tradition épique", MuseumHelveticum, 31, 1974, p. 54-55: sources sallustéennes et lucaniennes): pour Corippe, voir Zarini 3, p. 174 sqq. et 180 sqq. 124
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de mailles ou dracones, trop "modernes" sans doute, sont superbement ignorés, et les cataphractaires font l'objet de vagues allusions avec les adjectifs ferre us etferratus ( l, 427; 4, 492 et 523; le second figure déjà chez Ennius), alors qu'Ammien ou Claudien aimaient à évoquer le pittoresque des armées de leur époque; les unités sont appelées bien souvent agmina, plutôt que numeri, qui traduit alors le mot grec arithmoi 130 ; la messe d'action de grâces qui suit l' aduentus de Jean à Carthage (6, 98-103) est décrite avec un vocabulaire largement classicisant; la croix n'a toujours pas remplacé le trophée comme instrument de la victoire 131 ; quant aux scènes calquées sur l' Enéide, qu'il s'agisse de la sortie de l'armée hors de Carthage (1, 417 sqq.), de l'installation du camp (2, 270 sqq.), ou encore de la mort de deux frères au combat (5, 126 sqq.), elles sont tout simplement légion. Mais cela ne manque pas du côté berbère non plus: la descente de Maures en plaine annoncée en 2, 235 sqq. décalque celle des Troyens en Aen. 11, 447 sqq.; le site de la défaite d'Hildimer en 3, 211 sqq. ressemble fort à celui où Enée tend une embuscade en A en. 11, 522 sqq.; le camp que Iema entoure de chameaux et de bétail est comparé au Labyrinthe (4, 606 sqq.) comme le carrousel d' Aen. 5 (v. 588 sqq.) ... La réalité maure est donc vue à travers un prisme classicisant, parce que l'archétype aide, encore une fois, à la compréhension des faits, et parce que l'universalité ne saurait mieux s'exprimer que par la romanité. Pourquoi n'y aurait-il pas des "cohortes" berbères (2, 51; 4, 48 ... ) quand le meilleur chef maure, Cusina, est tout fier de sa mère "latine" et de sa ti tulature romaine (8, 269-271)? Mais la propagande qu'orchestre Corippe en faveur de cette romanité, matrice universelle, est chose trop grave pour que la pure imagination s'y égare: le recours aux animaux comme instruments de combat, qui se prête chez l'ardent Lucrèce à des scènes fantastiques 132 , ne suggère à Corippe rien de plus que la comparaison labyrinthique évoquée ci-dessus 133 . L' épicisation de la berbérité n'est pas très "fantaisiste", parce que, peut-être, la culture classique paralyse parfois cet écrivain qu'elle sature. Mais quittons à présent le domaine guerrier, même s'il s'agit censément de celui où "l'œuvre de Jean" a appris à Corippe l'art de "décrire" (praef 13), pour élargir notre réflexion sur la description. Il nous semble très clair que le poète s'est efforcé d'éliminer autant que possible la "couleur historique" pour tout ce qui touche à "Rome" l'éternelle. Dans une Constantinople que Corippe, il est vrai, n'a pas encore découverte alors, la réception de Jean par Justinien au palais impérial (1, 110 sqq.) a tout le hiératisme d'un rituel de cour 134 ; mais il ne s'agit pas tant ici d'évoquer la réalité contemporaine, à la différence de Just. par la suite et de son luxe de détails précis 135 ,
130 Voir Diehl, p. 122 sqq. On tiendra cependant compte de la répugnance de la poésie classique pour les termes techniques. 131 Voir Zarini 4, p. 237. Sur cette imagerie, voirE. Dinkler, "Bemerkungen zum Kreuz als tropaion", dans Mu/lus (Mélanges Th. Klauser), Münster, 1964, p. 71 sqq. 132 Voir LVCR. 5, 1297-1349, et l'article d'A. La Penna, "Gli animali come strumenti di guerra", dans son recueil Da Lucrezio a Persio, Firenze, 1995, p. 32 sqq. 133 Voir les textes rassemblés dans Zarini 6. 134 Voir la remarque de Vinchesi 3 aux v. 118-124, p. 104. 135 Car Corippe sera alors à Constantinople: voir l'introduction de S. Antès à son édition de fust. dans la C.U.F. (Paris, 1981).
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que de placer la scène sur le plan de l'intemporalité, pour suggérer cette continuité ininterrompue de la tradition "romaine" que Justinien invite Jean à observer scrupuleusement (v. 146-147, évoqués plus haut); quant au départ de la flotte qui suit cette scène (v. 159 sqq.), il est certes riche d'échos à celui d'Errée enAen. 4, 571 sqq., mais ne nous dit rien des bateaux ou du port 136 • A Carthage, plus tard, le même hiératisme abstrait règne autour de celui qui, en l'absence de Jean, incarne en Afrique le pouvoir civil de la "nouvelle Rome", le préfet du prétoire Athanase (7, 199 sqq.). De la résidence, du physique des maîtres byzantins, on ne sait rien; quant à considérer que les notabilités du public de Corippe connaissaient Athanase et son palais, ce n'est pas un argument, car les faiseurs d' ekphraseis n'ont jamais hésité à décrire des entités connues des élites au moins. On observera également que le christianisme des autorités "romaines" est éminemment abstrait, ce à quoi contribue le vocabulaire classicisant que nous avons relevé dans la messe de 6, 98-103 ; le lexique chrétien est certes nettement plus présent dans les prières de Jean ou dans la messe de 8, 321 sqq., avec des termes comme benedixit, acceptabile, sanctificans, tirés de la liturgie 137 , mais toujours le christianisme de la J ohannide reste soigneusement "consensuel" et intemporel: le panégyriste ne va pas diviser les esprits en évoquant les "questions qui fâchent", comme la querelle des Trois Chapitres qui fait alors rage, mais souligne plutôt le dévouement du "sulfureux" Verecundus à la cause "romaine" (7, 480 sqq.) 138 ; l'heure est à la réconciliation nationale, et même les persécutions vandales sont oubliées. A défaut de couleur historique lorsqu'il décrit les "Romains", Corippe ne néglige cependant pas la couleur locale à propos des Berbères. Même lorsque ceux-ci sont vus par lui, comme on l'a dit, à travers un prisme classicisant, ils ne sont pas abstraits. C'est pourquoi, indépendamment de nombreux ouvrages généraux qui utilisent la Johannide pour évoquer l'Afrique ancienne, comme ceux de St. GseUI 39 , de Ch.-A. Julien 140 ou de M. Fantar et Fr. Decret141 , ou d'une recherche spécifique comme la somme de Ch. Diehl sur L'Afrique byzantine 142 , des enquêtes ont porté sur l'image de la berbérité d'alors que donne le texte 143 , et ont vu en Corippe le peintre plutôt fidèle d'un monde presque inchangé jusqu'au XIXe siècle. Nous avons nous-même sou-
136 Voir la remarque de Vinchesi 3 à ces vers, p. l 09; l'érudite italienne observe qu'au contraire Corippe, en Just. l, 104-111, décrira le port de Byzance avec beaucoup de vivacité et de détails. 137 Voir Hofmann 2, p. 367-368. 138 Voir Hofmann 2, p. 366-367, et Zarini 3, p. 33, sur ce christianisme intemporel, ainsi que le compte rendu de Zarini 3 par S. D'Elia dans Koinônia, 23-1, 1999, p. 77 ("generico è il cristianesimo di Corippo"). Sur le christianisme africain en général, voir Fr. Decret, Le christianisme en Afrique du nord ancienne, Paris, 1996, même si le VIe siècle n'y est que brièvement traité. 139 Histoire ancienne de l'Afrique du nord, surtout lest. 5 et 6 (Paris, 1927 et 1929). 140 Histoire de l'Afrique du nord(. .. ), des origines à la conquête arabe, Paris, 1951 (2). 141 L'Afrique du nord dans l'Antiquité, Paris, 1998 (2). 142 En attendant son renouvellement par la publication imminente des travaux d'Y. Modéran dans la B.E.F.A.R. 143 Voir particulièrement Partsch 3 et Riedmüller (classement de la matière par rubriques anthropologiques).
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ligné naguère les talents qu'il y déploie sur la base privilégiée du livre 11 144 , et ne souhaitons pas nous répéter ici, non plus que brosser après J.-M. Lassère un tableau de la Byzacène méridionale fondé sur le poème 145 • Rappelons simplement que Corippe se révèle sensible à la nature africaine, à sa faune et à son climat à travers des comparaisons surtout, à sa végétation et à ses paysages dans des notations fugitives (présence de l'olivier, cours des fleuves, étendue des forêts) ou des peintures plus développées: le djebel propice aux embuscades aux livres II et III, les précipices bordant les oueds aux livres IV et VI, le désert brûlé par l' Africus aux livres VI et VIL Ces sites peuvent parfois prendre une valeur symbolique, comme les deux côtes de la Byzacène, aux abords de Caput Vadorum, l'une accueillante et l'autre hostile (1, 350 sqq.) 146 , ou la sebkha où s'engloutit Jean senior avec son cheval quand l'espérance des Byzantins "s'enlise" dans les sables du désert (7, 753 sqq.) 147 , et pour laquelle Corippe emploie la formule introductrice est locus, "il est un lieu" (comme en 3, 211 pour le site montagneux de la défaite d'Hildimer), typique de la description de paysage dans la poésie classique 148 • Ces évocations multiples s'additionnent pour former un tableau varié, élargissant à l'ensemble du poème les observations contrastées du catalogue du livre Il, mais qui récuse un exotisme de pacotille comme en offrait parfois Lucain, Silius ou Claudien. Point de monstres, ici, dans le désert. Il est vrai que Corippe écrit en Africain sur l'Afrique et pour des Africains: aussi peut-il souvent faire passer la fonction connotative du langage avant sa fonction dénotative, et atteindre ainsi à l'essentiel, par exemple à la poésie des feux de camp rivalisant avec l'éclat des étoiles dans la nuit 149 . Mais une terre n'est pas seulement un paysage: ce sont aussi les hommes qui l'informent, comme le montrent ces canaux d'irrigation typiques de l'agriculture africaine qu'évoquent 3, 145-151 et 7, 336 150 ; et si Corippe est partial, il n'est certes pas aveugle. Flaubert lui-même, rédigeant Salammbô, n'est-il pas allé chercher dans la
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Voir Zarini 3, p. 34 sqq. Voir Lassère. 146 Voir Galand, p. 85, sur ce symbolisme (nous reviendrons sur cette question). 147 La qualité de cette description est soulignée par M. L. W. Laistner, Thought and Letfers in Western Europe, A. D. 500-900, London, 1957 (2), p. 114. Voir aussi notre communication à paraître dans les actes du colloque de Metz (sept. 2001) sur Le désert ... 148 Sur "le paysage idéal", voir Curtius, t. 1, p. 301 sqq.; mais il s'agit ici de loci diri, comme on le reverra, plutôt que de loci amoeni, qui manquent dans lalohannide, poème d'une Afrique ravagée (voir 1, 27 sqq. et 323 sqq.). Les souvenirs "idylliques" du livre III (v. 28 sqq., 320 sqq.) soulignent plutôt la prospérité d'avant les invasions. 149 Voir 2, 417-434. Sur l'esthétique "sublime" de ce passage, voir Galand, p. 86-87; commentaire dans Zarini 3, p. 247 sqq.- En général, sur la fonction plutôt connotative que dénotative du langage dans les descriptions de lieux, chez les poètes épiques, voir Heinze, p. 350 sqq., à propos de Virgile. Cela explique la part importante des souvenirs littéraires dans les topothesiai: voir par ex: E. M. Olechowska, op. cit. supra, sur l'influence de Virgile, Lucain et Silius sur celles de Claudien dans Gild. Pour !oh. 1, 350 sqq. évoqué ci-dessus, voir les références du comm. de Vinchesi 3, p. 135 sqq., à Aen. 1, 159 sqq. (le port des Nymphes). Cela ne nuit pas, encore une fois, à la "couleur locale", mais la magnifie. 150 Voir Diehl, p. 404-405; Corippe s'en souviendra encore en Just. 1, 124-129. 145
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Johannide "beaucoup de détails sur les peuplades africaines" 151 ? Le poète a d'ailleurs pris soin de distinguer ces dernières entre elles, ce qui limite parfois la pertinence des remarques de J. Partsch ou M. Riedmüller, qui ont tendance à étendre à tous les Maures ce que Corippe écrit de quelques-uns. Or il faut différencier, comme l'a montré Y. Modéran, ces Berbères qui peuvent s'unir, selon les intérêts du moment, ou se diviser par "familles": d'une part les Maures "de l'intérieur", en contact avec le monde romain, représentés dans le catalogue du livre II par Antalas en Byzacène et Iaudas dans l'Aurès152, d'autre part ceux "de l'extérieur", qui contrairement à une légende répandue n'inaugurent leurs incursions en Byzacène qu'en 544, à commencer par les Ilaguas et les Austur, peuples originaires de la Syrte, membres de la nation des Nasamons, et qui opèrent la conquête des plateaux libyens du IVe au VIe siècle 153 . C'est de cette deuxième catégorie surtout, plus "exotique", que Corippe souligne les spécificités, pour les usages profanes (art de combattre, manière de pêcher. .. ) et les pratiques religieuses (consultation d'Ammon, culte de Gurzil.. .) 154. Il peut du reste, à l'occasion, "ajuster" une référence classique au contexte africain: ainsi les bœufs de Cacus deviennent-ils avec pertinence les moutons d'Antalas lorsque le chef berbère est comparé au monstre virgilien (3, 156 sqq.) ! Les noms de lieux et de personnes retiennent également l'attention du poète et du propagandiste, qui rend son propos crédible par des références précises, mais déplore la dureté d'une onomastique difficilement insérable dans des vers classiques 155 ; il peut aller parfois jusqu'à désespérer en face de tel duro nomine Maurum (5, 258), un "Maure au nom impossible", et nous livre des formes tantôt déclinées "à l'antique" et tantôt indéclinables "à la mauresque" 156 , mais sait aussi reproduire le pluriel berbère par préfixation dans !maclas ou Ilaguas 157 • Ce qui importe le plus, idéologiquement, est certes la remarque de Corippe que la langue des Maures ressemble aux aboiements des chiens 158 , ce qui montre que pour un Africain romanisé le Berbère, "de l'intérieur" ou "de l'extérieur", est d'abord un être de la nature et non pas de la cité 159 ; il n'empêche que notre poète a su observer les Maures, parfois
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Lettre à Sainte-Beuve, déc. 1862. Voir Modéran, Thèse, p. 285 sqq. 153 Voir Modéran, Thèse, p. 82 sqq. 154 Voir le comm. de Zarini 3, p. 163 sqq., à !oh. 2, 85 sqq. 155 Sur ce problème, que Corippe n'est pas le premier à affronter, surtout en vers, voir le comm. de Zarini 3, p. 142, à l oh. 2, 26. C'est surtout dans les récits de bataille comme celui du chant V que l'on rencontre quelques "monstres" comme Autufadin, Esputredan ... Il est vrai que le Byzantin Putzintulus est à peine plus "présentable" sous le rapport de l' onomastique ... 156 Voir les références de Zarini 3, p. 41 n. 233, sur ce point. 157 Voir Zarini 3 sur !oh. 2, 75 et 87, et Modéran, Thèse, p. 613. 158 Voir Zarini 3 sur !oh. 2, 27 (avec référence à 4, 350-355). 159 Voir Modéran, Thèse, p. 380 sqq., sur l'opposition entre la structure sociale de la ciuitas, dont les travaux de Cl. Lepelley ont montré la longévité en Afrique, et la structure tribale de la gens. Il s'y superpose en outre l'opposition capitale entre chrétiens et païens. 152
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même, selon G. Camps 160, comme un "ethnologue" devant des "pratiques étrangères à son monde". Il nous donne d'eux une peinture autrement plus riche et vivante que certains arts figurés, telles ces mosaïques de Zliten ou de Tipasa, qui nous montrent des Berbères destinés à l'amphithéâtre ou faits prisonniers, et qu'a bien étudiées K. Dunbabin161. Les clichés de la barbarie n'en sont certes pas absents 162 , mais ils ne compromettent pas l'intérêt de la description, peut-être parce qu'en face de la valeur absolue et donc abstraite de la romanité, la berbérité demeure finalement chose relative et donc concrète pour un Corippe. Nous voudrions enfin compléter ces quelques pages sur la description en étudiant le rapport aux images dans laJohannide. Commençons par relever ce qu'on ne trouvera pas dans le poème: des portraits "en pied" de personnages, ce qui ne surprend pas dans 1' épopée classique, qui préfère peindre ceux-ci en action, et surtout des descriptions d'œuvres d'art, ce qui a étonné bien davantage. P. Gal and-Hallyn voit très justement un "refus du maniérisme virgilien" dans le fait que "Corippe n'a réalisé aucune de ces ekphraseis d'objets d'art qui, depuis le bouclier homérique, sont devenues des topoi épiques de base, à la fonction bien souvent symbolique, et que Virgile n'a pas négligées. Il ne peint dans la Johannide ni portail de temple, ni fresque, ni vaisselle précieuse, ni manteau brodé, ni bouclier. Les seules allusions à l'art de l'orfèvrerie apparaissent au livre IV (v. 472 sqq.), lors des énumérations descriptives des principaux chefs romains revêtus de leurs armes étincelantes" 163 .- On pourrait adjoindre à ces remarques le fait que ce qui compte le plus chez le duc Geisirith, dont l'équipement est le plus longuement décrit (4, 489-501), et ce qui conclut la "péricope" que lui consacre Corippe dans ce catalogue des chefs, est sa melior et maxima uirtus (v. 501): encore une fois, pour un "Romain", l'abstrait l'emporte sur le concret. A la raison esthétique avancée par P. Gal and, nous en avons quant à nous ajouté une idéologique 164. La Johannide n'entend pas, on l'a dit, être une "Justinianide", et accorde au souverain la place minimale qu'elle pouvait lui concéder sans léser la maiestas impériale. Jean est tout pétri de respect envers Justinien, qui "domine" le poème, mais c'est bien lui qui occupe le devant de la scène, et le temps n'était pas là pour séparer les deux hommes, comme il séparait Errée d'Auguste, pour rendre possible à Virgile un hommage indirect. Corippe ne pouvait dès lors
160 Voir Berbères, aux marges de l'histoire, Toulouse, 1980, p. 176 (mise à jour sous le titre Les Berbères. Mémoire et identité, Paris, 1995). Voir aussi, sur le mélange de flou artistique et d'authenticité africaine, Alix, p. 35. Corippe est également utilisé dans la récente synthèse de M. Brett etE. Fentress, The Berbers, Oxford, 1997. 161 Voir The Mosaics of Roman North Africa, Oxford, 1978, p. 66 et 235-237 (pour Zliten, avec planches 46 à 49), p. 24 (pour Tipasa, avec planche 7). 162 Voir Février, p. 145-146. 163 Galand, p. 79-80. Ce "refus du maniérisme virgilien" passe aussi par une focalisation exclusive du poème sur la guerre, qui ne nous montre pas l'univers luxueux des palais propice aux ekphraseis: même à Carthage, nous ne voyons Jean qu'à l'église (6, 98 sqq.) et Athanase qu'à la caserne (7, 199 sqq.); le reste de l'épopée se passe dans les camps. La mention des ardua tecta de la maison de Jean senior (7, 197) n'a rien de pittoresque. Le palais de Justinien (1, 110 sqq.) eût pu, comme plus tard dans Just., se prêter à une ekphrasis, mais le poète africain ne le connaît alors pas encore, et l'on a vu qu'il donne délibérément de la "romanité" une représentation abstraite. 164 Voir Zarini 4, p. 230-232.
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décrire de surcroît quelque "bouclier" de Jean, composé à l'instar de celui d'Achille ou d'Errée, malgré les parallèles que suggérait la préface, car un objet si symbolique ne pouvait revenir qu'au chef suprême; or un bouclier eût été un sujet idéal pour une ekphrasis, dans une épopée guerrière, et Corippe montrera plus tard une grande aptitude à cet exercice littéraire: mais il s'agira alors du vêtement funéraire de Justinien, dont l'évocation ne fera pas difficulté à la cour de Byzance (Just. 1, 276 sqq.). Sans doute n'est-ce pas un hasard si le seul chef dont l'équipement soit assez précisément décrit, avec la formule multa arte, caractéristique des ekphraseis (4, 500), est le duc Geisirith évoqué ci-dessus; et peu importe que celui-ci soit chaussé d'or et de pourpre, d'une façon qui annonce de près la description des campagi impériaux dans l'Eloge de Justin (2, 104106): un personnage aussi secondaire ne saurait, non plus que d'autres à sa suite, porter quelque ombrage à Justinien. Mais dans la position hiérarchique du héros corippéen, des images de pouvoir trop explicites risquaient d'être dangereuses: un général pouvait, depuis l'Afrique, loin de Constantinople, tenter un pronunciamiento, comme le fera plus tard Héraclius contre Phocas, et il valait mieux rassurer Justinien sur la fidélité d'ailleurs réelle du lieutenant si chaleureusement célébré. Joignons à cet argument une dernière raison esthétique, le fait que l'iconographie du pouvoir est alors en pleine hésitation et mutation entre héritage romain et horizon chrétien 165 , et l'on comprendra mieux la discrétion du poème sur ce point; les mots imago et simulacrum y sont d'ailleurs réservés au paganisme berbère 166 ! Les images de guerre sont beaucoup moins ambiguës, et Corippe les structure en une véritable "guerre des images", opposant berbérité sauvage et romanité triomphante; mais de ce sujet nous avons déjà parlé, en comparant le texte aux colonnes cochlides, et en montrant ses nombreux rapports et ses quelques écarts avec l'iconographie du combat dans l'Antiquité tardive 167 : nous n'y reviendrons donc pas à présent, mais rappellerons simplement que sur ce terrain moins "glissant", le poète est beaucoup plus à son aise. Que dire enfin de sa capacité à susciter des images par les seules ressources de la création littéraire? Si M. Darquennes n'évoque malheureusement pas les métaphores et les métonymies, dans son étude stylistique de la poésie corippéenne, G. W. Shea fait observer très fugitivement leur rareté dans la Johannide 168 ; il ajoute qu'elles ne sont guère originales, ce que nous avons vérifié pour le livre 11 169 • Nous avons eu en revanche 1' occasion d'y souligner l'importance des comparaisons 170 , précédé en cela, pour l'ensemble du poème, par plusieurs savants 171 , et récemment suivi par S. Hoflender-
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Voir Zarini 4, p. 234 sqq. Voir Zarini 4, p. 238-239. Species et effigies sont absents. 167 Voir Zarini 5 in extenso. 168 Voir Shea 1, p. 147 (métaphores) et 148 (métonymies). Pour les banales métonymies mythologiques, voir le comm. de Zarini 3, p. 178-179, à Ioh. 2, 142. 169 Voir Zarini 3, p. 62; références en n. 418. 170 Voir ibid. 171 Voir par exemple Skutsch, col. 1241 (pour qui les beautés poétiques les plus vraies se trouvent, chez Corippe, dans les comparaisons, qui manifestent son imagination et son sens de la nature); Darquennes, p. 141 sqq.; Shea 1, p. 145 sqq.; Alvarez, p. 20-23; Burck 3, p. 398. Répertoire des comparaisons dans l'Index nominum et rerum de Petschenig, p. 228-229, s.v. Similitudines (incomplet). 166
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Lentes 172 . Ce procédé classique de l'épopée antique, chez Homère 173 et Virgile 174 éminemment présent, mérite donc ici une brève investigation. On relève dans la Johannide 51 comparaisons, ce qui, en rapportant ce nombre à la longueur du texte, place Corippe dans la même position que Virgile et Lucain 175 . Elles ne sont pas également réparties: 3 au livre I, 5 au livre II, 6 au livre III, 10 au livre IV, 9 au livre V, 9 au livre VI, 2 au livre VII, 7 au livre VIII; tels livres en comportent surtout dans la première moitié (II, III), alors qu'en d'autres c'est surtout dans la seconde (1, VII); en d'autres encore la distribution est plus homogène (IV, V). La longueur varie de 1 à 13 vers (3, 276; 3, 158-170); la plus fréquente est de 4 vers (9 fois); la moyenne se situe à 4,5 vers 176 • Nous n'en examinerons pas ici les modes grammaticaux d'introduction, dont la palette variée vise à éviter l'impression de monotonie. On peut en revanche en distinguer les sujets: la nature (avec les étoiles, les phénomènes météorologiques 177 , les animaux), l'homme (dans ses réalisations techniques et son rapport à la nature), le mythe (avec les figures récurrentes de Jupiter et d'Hercule, suivies par d'autres qui ne font l'objet que d'une apparition), l'histoire (exemples de Romulus et Rémus, de César aussi: cf supra) 178 ; c'est surtout dans les deux premières catégories qu'apparaissent le mieux les qualités descriptives de Corippe, même pour des motifs "usés" comme la comparaison du guerrier à un lion (4, 145 sqq.; 5, 232 sqq.; 5, 443 sqq.; 6, 645 sqq.; 6, 745 sqq.) 179 , ou qu'il montre son originalité avec la canalisation coupée (3, 145 sqq.) ou l'instrument de musique (4, 576 sqq.). Originalité qui réside d'ailleurs dans la manière plus que dans l'invention: à de très rares exceptions près, comme le rameau brisé par la grêle (3, 256 sqq.), la Quellenforschung germanique a pu trouver des parallèles antiques aux comparaisons corippéennes, la plupart du temps classiques (avec prédominance de Lucrèce, Virgile, Ovide, Lucain et Claudien), parfois aussi bibliques (les sauterelles en 2, 196 sqq.; l'ivraie en 2, 299 sqq.)' 80 •
172 Son mémoire intitulé Studien zu den Gleichnissen in der Iohannis des Flavius Cresconius Corippus (Univ. Trier, 1994, sous la dir. du Pr. Dr. H. O. Kroner) est malheureusement d'un accès fort malcommode. 173 Voir H. Frankel, Die homerischen Gleichnisse, Gottingen, 1921. 174 Voir par ex. M. von Duhn, Die Gleichnisse in den ersten sechs Büchern von Virgils Aeneis, Diss. Hamburg, 1952, ou V. Poschl, Die Dichtkunst Virgils, Berlin/New York, 1977 (3),passim (voir index p. 209, s. v. Gleichnisse). Sur l'épopée latine en général, voir R. B. Stehle, "The Similes in Latin Epie Poetry", T.A.Ph.A., 49, 1918, p. 83-100. 175 Voir L. Legras, Etude sur la Thébaïde de Stace, Paris, 1905, p. 299 sqq. (105 comparaisons dans I'Enéide, 119 dans la Pharsale, 193 dans la Thébaïde). 176 Soit à peine plus que chez Virgile, où la moyenne est de 4 vers (voir J. G. Fitch, "Aspects of Valerius Flaccus' Use of Similes", T.A.Ph.A., 106, 1976, p. 118). 177 Ils peuvent être inattendus, comme les frimas en Afrique. Voir Zarini 3, p. 139 sqq. sur !oh. 2, 18 sqq. 178 On peut aussi distinguer, avec Shea 1, p. 145 sqq., la nature inanimée, le règne animal, les activités humaines, les références mythologiques. Ces dernières confèrent au texte une noblesse d'expression attendue par le public et dont nous reparlerons. 179 On trouve également 5 comparaisons "léonines" dans l'Enéide (chants IX, X et XII), mais pour un nombre de vers double de celui de la Johannide (qui est une épopée africaine, il est vrai, et emploie ce motif à escient). 180 Voir le comm. de Zarini 3 ad loc.
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Mais le plus intéressant est d'observer l'intégration des comparaisons dans le texte et la fonction qu'elles y exercent. Ainsi plusieurs sont-elles en rapport avec le motif de l'indicible ou de l'innombrable, comme celles des frimas (2, 18 sqq.) ou des sauterelles (2, 196 sqq.), qui précèdent ou suivent sa formulation topique, ou celles du tonneau (6, 120 sqq.), des abeilles (7, 336 sqq.) ou du moissonneur (8, 356 sqq.), qui se rattachent plus librement à cette idée. D'autres ont un rôle de prédiction, à portée immédiate ou différée: comme le voyageur dompté par le vent, la pluie et la grêle part se mettre à l'abri à la fin (2, 216 sqq.), ainsi une troupe byzantine cernée par les Maures va-t-elle reculer aussitôt après cette comparaison (2, 224 sqq.), le participe uictus (v. 222 et 224) faisant le lien entre comparant et comparé; le parallèle entre le camp de Ierna et le Labyrinthe dont Thésée sut triompher (4, 606 sqq.) annonce la prise de ce camp grâce à la science de Jean au livre V; la comparaison de Carcasan affronté au généralissime avec Antée luttant contre Hercule (6, 210 sqq.) 181 préfigure la défaite finale du chef syrtique, après le parallèle entre Antalas et un Cacus "destiné à ne plus jouir de la lumière du fait des muscles herculéens", Herculeis cariturus luce lacertis, en 3, 158 ... On peut aussi mettre en évidence les oppositions que soulignent certaines comparaisons: si les Maures sont des sauterelles dévastatrices (2, 196 sqq.), Jean est une hirondelle nourricière (8, 9 sqq.), et à deux reprises se succèdent des parallèles entre les Byzantins organisés et les abeilles disciplinées d'une part (1, 430 sqq.; 4, 297 sqq.), les Maures rebelles et les Géants révoltés (1, 451 sqq.) 182 ou les enfers conjurés (4, 322 sqq.) de l'autre; mais on pourrait également opposer l'ordre des abeilles au désordre du Labyrinthe (cf supra) ... Ces comparaisons sont en tout cas chargées d'un symbolisme manifeste, comme l'a montré V. Péischl pour Virgile, et cela se perçoit surtout à travers les comparaisons mythologiques: se douterait-on d'ailleurs que la Johannide est l'épopée qui en offre le plus, par rapport à la totalité des 51 comparaisons qu'on y relève? Ces 14 parallèles privilégient les figures d'un Jupiter garant de l'ordre et père des dieux, briseur de l'orgueil de Phaéton, et de son fils Hercule dont les Stoïciens avaient fait l' archétype du civilisateur que l'on sait, pour les opposer aux Maures "gigantesques" et infernaux ou à un Carcasan-Antée libyen, malfaisant, surpuissant et inépuisable: toutes caractéristiques choisies par le poète à fort bon escient, dût la stature de Jean y trouver une dangereuse exaltation, et Corippe se montrer moins prudent ici qu'à propos des ekphraseis. Car l'usage de telles comparaisons pour d'autres personnages que le souverain - on sait que les Tétrarques se disaient "joviens" et "herculiens" - pouvait paraître douteux à un autocrate aussi soupçonneux que Justinien, en cette époque inter-
181 Le motif d'Antée pour figurer l'ennemi se trouve sur une monnaie de Dioclétien: voir J. C. Sanchez Leon, Les sources de l'histoire des Bagaudes, Paris, 1996, p. 26. 182 Sur l'utilisation politique du motif de la Gigantomachie, obsessionnel chez Claudien plus encore que chez Corippe, voir W. Speyer, art. "Gigant", dans R.A.C., 10, 1978, col. 1247-1276. Comparaison ancienne dans l'idéologie triomphale, elle passe d'Orient à la Grèce hellénistique et à Rome, et se rencontre chez les panégyristes païens et chrétiens. On se rappellera également que le modèle de la Johannide, l' Enéide, peut aussi être lu comme une sorte de Gigantomachie: voir Ph. Hardie, Virgil' s Aeneid. Cosmos and Imperium, Oxford, 1986, p. 85 sqq.
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médiaire où les références classiques conservaient un prestige culturel dans l'Empire chrétien 183 ; mais cela nous fait sortir du cadre particulier de nos comparaisons, dont on redira pour finir la bonne intégration fonctionnelle. Nous préférons conclure ces considérations sur la description en soulignant sa sobriété chez Corippe, y compris sur le plan des moyens d'expression 184 , et sa stricte subordination à l'économie narrative qui exclut la digression gratuite 185 : deux caractéristiques qui manifestent une différence avec Claudien 186, pour nous limiter à un poète souvent rapproché du nôtre.
3 -Les catalogues Avant de quitter définitivement les domaines de la narration et de la description, il nous faut encore dire quelques mots de ces catalogues qui montrent leurs liens étroits, car ils se situent précisément à 1' articulation de ces deux types de discours, qu'ils unissent surtout dans des conjonctures d'urgence ou de crise. "Un commentateur est obligé de les justifier; mais quel lecteur les a lus avec plaisir? Ils refroidissent l'intérêt, ils ralentissent l'action au moment que l'attention est la plus attachée", écrivait E. Gibbon en 1763 187 • Qu'en est-il, dans lalohannide, de cette composante inévitable d'une épopée classique 188 ? Quis mihi tot populos gentesque et proelia uates 1 ordinet arte noua?, "Quel poète inspiré saurait ordonner pour moi tant de peuples, de tribus et de combats, au moyen d'un art nouveau?", se demande Corippe avec anxiété au début de son catalogue des tribus révoltées (2, 23 sqq.), ce qui exprime d'emblée un goût de l'ordre que tout le poème manifeste. De cet ordre est d'ailleurs garant, on l'a vu, l'empereur Justinien lui-même (2, 24-25), et la rhétorique catalogale imite ici la taxis byzantine. Aussi allons-nous traiter d'abord, pour respecter nous-même ce louable souci, des listes de guerriers massacrés: ces "androktasies" font partie du maté-
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Voir Zarini 4, p. 234-235, avec les références de lan. 113. Sur la fréquence des comparaisons avec Jupiter et Hercule dans l'idéologie impériale tardive, voir Alvarez, p. 75 sqq. 184 Nous n'avons pas souhaité nous occuper ici de stylistique, après les recherches (même insuffisantes) de M. Darquennes, que seule la stylistique moderne pourrait intelligemment renouveler; mais on peut par exemple observer le faible recours de Corippe à l'accumulation verbale dans ses descriptions (Darquennes, p. 89-91; Index uerb. et loc. de Petschenig s. v. Cumulata nomina et uerba, p. 238), souvent dans l'éloge ou le blâme d'un personnage (Guntarith en 4, 223-224; Ricinarius en 4, 583 sqq ... ; voir Burck 3, p. 397); or il s'agit là d'un procédé fréquent dans les descriptions tardives, qui se ressentent de l'influence alexandrine des Métamorphoses ovidiennes (voir par ex. Roberts, p. 59-61). 185 Voir Galand, p. 81. 186 Voir par exemple D. Gagliardi, Aspetti della poesia latina tardoantica, Palerrno, 1972, p. 91 sqq. (ch. IV: "Il descrittivismo in Claudiano"), ou P. Galand, "Les fleurs de l' ekphrasis: autour du rapt de Proserpine (Ovide, Claudien, Politien)", Latomus, 46, 1987, p. 87-122. 187 Dans Miscellaneous Works .. ., ed. by J. Lord Sheffield, vol. 2, London, 1796, p. 313. 188 Sur les catalogues épiques, voir la bibliographie réunie à la fin du remarquable et récent article de S. Georgacopoulou, "Ranger/déranger: catalogues et listes de personnages dans la Thébaïde", dans Epicedion. Hommage à P. Papinius Statius, Poitiers, 1996, p. 93-129; parmi les travaux généraux, on retiendra J. Gassner, Kataloge im romischen Epos, Diss. München, 1972, et W. Kühlmann, Katalog und Erzahlung ... , Diss. Freiburg in Br., 1973.
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riel épique depuis l' Iliade 189 , et permettent aux combattants, vainqueurs ou vaincus, de laisser quelque trace, ce qui est une exigence essentielle de l'univers héroïque, de recueillir parfois un bref éloge funèbre, à l'occasion un blâme s'il s'agit d'ennemis, et au poète censément omniscient de donner des preuves de son savoir ou de son imagination: "ni leur exactitude ni leur exhaustivité ne peuvent être testées par le lecteur"190, du moins dans une épopée mythologique; mais même dans une épopée historique, le public connaît-il l'identité de chacun des guerriers mentionnés? Nous ne le croyons pas pour la Johannide, où bien des roitelets eux-mêmes sont inconnus: "les androktasies semblent être investies d'une mémoire aussi généreuse qu'incontrôlable"191, et sans doute Corippe sait-il que ses auditeurs ne l'ignorent pas, lorsqu'il dit faire un tri entre des foules marmarides sine nomine (8, 530-532), ce qui est censé conférer la crédibilité de lafama (v. 532) à ses longues listes. C'est à partir du livre V que l'on rencontre ces androktasies (v. 104 sqq.), les batailles du "premier" Jean au livre IV semblant se limiter à un face-à-face avec Stutias (v. 103 sqq.); on en retrouve au livre VII avec l'expédition de Liberatus (v. 422 sqq.), et toute la fin du livre VIII nous montre Jean "moissonnant" les Maures (v. 536) avec ses compagnons d'armes (v. 389 sqq.). Jean est bien sûr le grand maître de ces massacres en série, mais tous les chefs byzantins (et parfois à plusieurs reprises) s'y livrent également: Ricinarius, Liberatus, qui survivront; Jean senior, Putzintulus, qui périront, mais dont le poème garde la mémoire, comme celle de moindres officiers dévoués, tels Marcianus et Zudius, Ariarith et Ziper. Seul An talas en revanche a droit, parmi les Maures, à une androktasie développée (5, 224 sqq.): c'est dire son statut. Moins fastidieux et plus instructifs que ces listes de victimes sont les catalogues de peuples et de troupes, eux aussi marqués au coin de l'éloge ou du blâme comme il sied depuis le "Catalogue des Vaisseaux". Les premiers portent l'indéniable empreinte de modèles littéraires, comme on le voit pour celui qui se présente d'abord, le catalogue des tribus révoltées contre le pouvoir "romain" (2, 23 sqq.). Nous l'avons naguère étudié en détail 192 , et ne nous répéterons pas dans ces pages: rappelons simplement qu'il décalque sans servitude le catalogue des ennemis d'Enée en Aen. 7, 641 sqq., et qu'il suit une logique narrative et non pas géographique puisque, dans la version que Corippe et ses commanditaires veulent donner du soulèvement de 544, Antalas joue certes un rôle moteur, les peuples des Syrtes répondant à son appel, mais que les Aurasiens restent autonomes. Ce long catalogue est en quelque sorte repris et "résumé" en 4, 595 sqq., avec moins d'élaboration, par celui des chefs qui suivent au combat Iema (v. 597 sqq.) etAntalas (v. 619 sqq.). De ces mille duces (v. 644; cf 8, 385), tous ceux qui sont nommés réapparaîtront dans la section "iliadique" du poème, à l'exception de trois. La répartition spatiale et le rang hiérarchique de ces chefs sont par ailleurs précisés, le rôle central revenant à Sidifan,Jomes belli rectorque (v. 637), "ferment et chef de cette guerre", qui reste pourtant assez discret ensuite. Lors de la campagne de 547, nous retrouvons un catalogue de Maures: il s'agit des peuples que Carcasan emmène
189 Sur les androktasies de l' Iliade, voir W. Kühlmann, op. cit., p. 28 sqq. 190 Voir S. Georgacopoulou, op. cit., p. 100. 191 Voir ibid. 192 Voir Zarini 3, p. 11, 17-19 et 143-144. Voir aussi Blansdorf, p. 537-539. 96
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avec lui (6, 191-205), mais il est encore plus bref et bien moins précis. Quant au dernier catalogue berbère, il évoque les Maures ralliés à Jean, en vue de la bataille finale (7, 262-280); nous y apprenons les effectifs qu'amènent en renfort Cusina, puis Ifisdaias, Iaudas et Bezina (que Jean nommera en 8, 124-126 comme ses amis). Ces catalogues d'importance décroissante ont en commun le motif de la multitude innombrable, particulièrement développé en 6, 200-205, et l'adjectif innumerus est l'un des plus fréquents pour les Maures dans la Johannide 193 ; mais le propre du catalogue épique n'est-il pas de vouloir énumérer l'innombrable, et de laisser le lecteur "entre l' illusion du bien rangé et le vertige de l'inachevé" 194 ? De même que, chez Lucain, deux livres après le catalogue des légions césariennes (1, 392 sqq.) vient celui des troupes pompéiennes (3, 169 sqq.), Corippe oppose à son premier catalogue de Berbères révoltés (2, 23 sqq.) une ample revue de l'armée byzantine (4, 472 sqq.), dont la longueur à peine supérieure est bien faite pour suggérer une correspondance; c'est d'ailleurs ce texte qui sera suivi aussitôt, pour rappeler les données essentielles du livre Il, du "récapitulatif' susdit des chefs maures (4, 595 sqq.). Sa composition est des plus précises: -v. 472 sqq.: aile droite - Gentius (472-477), mag. mil. uacans - Putzintulus (478-486), duc - Gregorius (487-488), duc - Geisirith (489-501), duc - Marturius (502-504), tribun 1 unité - Marcianus (505-506), tribun { - Senator (507-508), illustris - Cusina (509-514), allié -v. 514 sqq.: aile gauche -Jean senior (515-524), duc - Fronimuth (525-531), duc - Marcentius (532-540), duc 1 unité - Liberatus (541), tribun { - Ulitan (542), tribun sans doute - Ifisdaias et son fils - Bitipten (544-552), alliés -v. 553 sqq.: en avant (ante) - Tarasis (553-556), duc -et ses fantassins (557-563) -v. 564 sqq.: au milieu (medius) -Jean l'ordonnateur (564-582) - Ricinarius, son "double" (583-594) Ce tableau nous présente bien les nouem agmina dont le livre 1 nous montrait la sortie de Carthage (v. 426): en laissant de côté les contingents alliés de Cusina à droite et d'Ifisdaias à gauche, on y trouve en effet huit unités de cavalerie et une d'infanterie, ce qui correspond à la nette préférence donnée aux troupes montées par les stratèges byzantins 195 • Tous les chefs ici nommés réapparaîtront par la suite, à l'exception de Gregorius, de Senator et d'Ulitan (personnages sans doute plus notables
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Voir Andres 1, s. v. Voir S. Georgacopou1ou, op. cit., p. 126. Voir Diehl, p. 366-367, et Stein, p. 561-562 n. 1.
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qu'actifs), et du fils d'Ifisdaias Bitipten. A l'intérieur de chaque aile, la succession des chefs est marquée par iuxta ou inde en alternance, sauf pour les alliés maures, dont l'appoint est caractérisé par une formule particulière, hos sequitur pour Cusina à gauche, ibat pour Ifisdaias et Bitipten à droite. L'image du joueur d'instrument appliquée à Jean (v. 576 sqq.), de même que sa position centrale, expriment une vision organisée et hiérarchisée de la romanité 196 , tout comme l'ordre de succession ducs/tribuns. Avant la bataille de 547, on trouve un second tableau bien plus bref des rangs byzantins, introduit par une formule comparable (6, 516-527) 197 : - Cusina (517) aile droite -v. 516 sqq. : - Fronimuth (518) -Jean senior (519-520) aile gauche - Putzintulus (521) -v. 521-522: - Geisirith et Sinduit (522) - Jean au milieu -v. 523-525: - Tarasis et ses fantassins en avant -v. 525-527: On observera, par rapport à la distribution de 546, que Fronimuth, Jean senior et Putzintulus ont changé d'aile, et que le seul personnage nouveau est le duc Sinduit. Mais le principal est que nous ne retrouvons plus que six ducs sur les neuf présents en 546, ce qui correspond probablement au détachement de trois unités pour débloquer Septem (Ceuta) assiégée par les Wisigoths en 547 198 . Seule l'unique section d'infanterie n'a pas été amputée.- Enfin, en 548, une nouvelle répartition des chefs a lieu, que nous connaissons par un discours de Jean Troglita mutilé dans le manuscrit T; c'est d'ailleurs le seul "catalogue" (incomplet) qui ne soit pas placé dans la bouche du narrateur, mais d'un personnage intradiégétique 199 , même s'il prend place comme ses prédécesseurs avant le récit de la bataille. On y apprend que Putzintulus et Geisirith entourent Cusina (8, 370-373), tandis que Sinduit et Fronimuth ont rejoint Ifisdaias (v. 374-377), ce qui révèle des changements par rapport au livre VI200 ; mais la mutilation du texte rend difficile une analyse plus poussée. Ces catalogues byzantins successifs partagent en tout cas avec les listes berbères précédentes le fait d'être de plus en plus brefs, ce qui est assez logique, et de reposer sur la leptologia épique qui définit dans les grands groupes des sous-groupes; de ces derniers émergent quelques per-
196
Voir dans Zarini 4, p. 226-227, les parallèles avec les arts figurés (références aux travaux de St. Runciman, H. P. L'Orange, J. Elsner. .. ). 197 Comparer 6, 516 composuere acies et 4, 472 direxere acies. 198 Voir Stein, p. 561-562, n. 1. 199 Sur l'importance de cette distinction, voir S. Georgacopoulou, op. cit., p. 94 et 112. Sur la situation de communication des catalogues épiques et sur le recul, sensible dès l' Odyssée par rapport à l'Iliade, de la connivence interactive au profit de la maîtrise diégétique, qui favorise l'impression de "neutralité" et d'universalité, voir les riches analyses de S. Perceau, "Ethique et rhétorique dans l'interlocution: la communication en catalogue dans l'épopée homérique", Rhetorica, 17, 1999, p. 347-383. On mesurera par cet article combien le souci de maîtrise l'emporte sur celui d'interactivité dans les catalogues d'une épopée aussi rhétorique que notre Johannide. 200 Depuis la fin du livre VI, Jean senior a disparu; aucun nouveau nom n'apparaît plus cette fois.
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sonnages distincts de la masse, les chefs de tribus ou d'unités, dont l'énumération fait penser aux processions ravennates: quelques détails seulement distinguent ainsi, à Saint-Apollinaire le Neuf, des individus nommés dans un groupe homogène201 . Mais la fidélité aux traditions épiques et ce rapprochement avec les arts figurés n'empêchent pas Corippe de donner dans ses catalogues une image à la fois matériellement précise et idéologiquement orientée de la réalité.
4 - Les discours L'examen des catalogues nous ayant permis par ailleurs de vérifier leur parfaite insertion narrative, qu'il s'agisse de la liste des insurgés avant leur châtiment ou de la revue des armées avant les batailles, et de clore ainsi notre étude sur la narration et la description chez Corippe, il nous faut à présent aborder avec les discours le troisième aspect de l'écriture épique. Les personnages discourent beaucoup dans la Johannide, où les chefs racontent volontiers leurs campagnes passées, nous dit par exemple le poète (1, 447 sqq.; 3, 8-11), pour stimuler les hommes ou en tirer des leçons, etc.; mais les discours suggérés et indirects ne nous retiendront pas ici, où nous nous intéresserons aux seuls discours prononcés et directs. Il y a là une très ancienne pratique épique: les rhéteurs grecs voyaient d'ailleurs des modèles dans les discours homériques202, et Virgile passait aussi pour un orateur dans la latinité impériale et tardive 203 . Aussi les discours ont-ils sollicité l'attention de multiples spécialistes de l'épopée latine: qu'il suffise ici de mentionner, après les pages substantielles deR. Heinze 204 , l'ouvrage de G. Highet pour Virgile205 , et la thèse de H. C. Lipscomb qui porte sur la latinité "d'argent" et sur Claudien206 . Ce dernier travail ignore une fois encore lalohannide; mais les discours qu'elle présente ont été brièvement évoqués par M. Darquennes 207 et D. Romano 208 , avant d'être étudiés sous un angle précis ou sur une surface restreinte par A. Rarnirez Tirado 209 ou par nous-même 210 . La seule étude d'ensemble qui leur soit consacrée étant cependant inédite et presque inaccessible 211 , il nous a paru nécessaire
201
Voir Roberts, p. 85 sqq. Voir L. Pemot, La rhétorique de l'éloge ... , op. cit., t. 2, p. 649 sqq. 203 Voir G. Highet, The Speeches in Vergil' s Aeneid, Princeton, 1972, p. 3 sqq., à nuancer par les p. 277 sqq. 204 Voir Heinze, p. 403 sqq., qui compare souvent Virgile à Homère. 205 Voir op. cit. supra. 206 Aspects of the Speech in the Later Roman Epie, Diss. Baltimore, 1909. 207 Voir Darquennes, p. 137 sqq. 208 Voir Romano, p. 22-23. 209 Voir Ramirez l (sur les prières). 210 Voir Zarini 3, p. 16-17. 211 Voir A. Rarnirez Tirado, Estudio literario sobre la Iohannis de Coripo (los diseursos), Memoria de Licenciatura, Univ. de Sevilla, 1986 (inédit). Cette étude non exhaustive porte sur l'oraison funèbre de 1, 390-410, la larnentatio de 7, 167-194, la prière de 7, 88-103, et quelques discours de chefs tenus sur le front (6, 30-52; 6, 107-126; 8, 115-126; 5, 166-182). Ces discours font l'objet d'une traduction, d'une étude de structure, d'un commentaire linéaire et de notes. 202
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d'élargir notre réflexion de 1997, sans enfler pour autant démesurément notre propos, et de poser quelques jalons en vue d'une investigation complémentaire. Nous appellerons "discours", comme G. Highet212 , "une ou plusieurs phrases supposées être les paroles réelles d'un personnage, dans le cadre d'une circonstance unique, qu'elles soient dites à haute voix, rapportées directement comme ayant été dites, ou mises en forme dans l'esprit sans être prononcées". On obtient dans ces conditions le tableau suivant (où les vers incomplets sont comptés pour une unité): Nom- Interv. brede de locuJean te urs 57 v. 13 ou 14 v. 7 6 2 55 v. 22 ou 29 v. 2 407 [hors Lib.] 4 1 ou 24 v. 34 v. 246 [hors Lib.] 2 6 ou 22 ou 30 v. 77 v. 18 v. 9 v. 4 3 (dont 1 groupe) 23 v. 11 v. 7 9 (dont 2 groupes) 28 v. 16 v. 6 5 22 v. 10 v. 8 9 (dont 2 groupes)
Nom- Pourcenbrede tage de vers discours
Le Le plus plus court long
13 ou 14 Livre I Livre II 3 ou4 Livre III 3 ou4
181 87 445 ou 72
1 v. 14 v. 10 v.
Livre IV 9 ou 8 ou 6 ou4 Livre V 6
389 ou 180 55
Livre VI 16
Livre VII 11 Livre VIII 17
Nombrede discours
31,15% 17,82% 96,73% ou 15,65% 60,4% ou 27,9%
5 v.
10,45%
2 v.
181
23,4%
3 v.
174 168
32,1% 25,6%
1 v. 2 v.
Longueur moyenne
Les variations de nombres que l'on observe dans les quatre premiers livres tiennent au problème des discours inclus dans d'autres discours (celui d' Antalas dans le message de Maccus en 1, 469 sqq.; le message à Antalas dans les consignes à Amantius en 2, 361 sqq.; la prophétie à Guenfan dans le récit de Liberatus en 3, 107 sqq.; les discours du fils de Sisiniolos et de Stutias mourant dans cette même narration en 4, 114 sqq., 183 sqq. et 208 sqq.; les discours d' Antalas aux chefs et à Jean dans le message d'Amantius en 4, 333 et 358 sqq.) 213 • Cette question se pose surtout dans le cas du récit de Liberatus qui, dans l'ensemble de la poésie latine parvenue jusqu'à
212
Voir op. cit., p. 15. Sur ce problème, voir H. Lipscomb, op. cit., p. 15-16, qui relève leur relative rareté hors des grands récits analeptiques, et Highet, op. cit., p. 341 (Virgile). 213
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nous, avec ses 653 vers répartis sur deux livres, serait le discours épique le plus long après l'analepse virgilienne 214 : faut-il vraiment le considérer comme un discours, comme le fait G. Highet pour Aen. 2 et 3, avec des références antiques 215 et des arguments convaincants 216 ? On obtient en effet, au total, des résultats différents: 81 discours dans la Johannide si l'on compte les discours inclus et le discours de Liberatus comme tel, 79 si l'on compte les discours inclus en traitant ce discours comme une narration, 73 si l'on néglige les discours inclus en traitant son propos comme un discours, 7 5 si 1' on néglige les discours inclus en le traitant comme une narration; 1680 vers de discours, soit 36 % du poème, en le traitant comme un discours, mais 1098 vers seulement, soit 23,5 %, sic' est une narration (dont on ne retiendrait alors que les 71 vers(= 10,9 %) de discours qui s'y trouvent rapportés). Et nous ne savons pas ce que contenaient les lacunes ... 217 Pour ne pas multiplier les hypothèses chiffrées, une position intermédiaire et défendable, conforme à celle de G. Highet pour l' Enéide, peut consister à négliger les discours inclus (qui représentent 187 vers dans les quatre premiers livres) en traitant comme discours le récit de Liberatus: on obtient alors 73 discours pour 1680 vers, soit une moyenne de 23 vers par discours, proche de ce que l'on trouve au livre Il si l'on considère, comme nous pensons qu'ille faut, que le message à Amantius ne fait qu'un avec l'injonction à An talas, et aux livres III et IV si l'on ne tient compte que des discours inclus dans celui de Liberatus. Cette moyenne situe Corippe à mi-chemin entre Virgile (11 vers) et le Claudien des épopées historiques (32 vers), et tout près de Lucain (22 vers )218 ; de même pour la fréquence d'occurrence des discours (1 "tous les" 64 vers, en moyenne, et un "tous les" 67, chez Lucain); quant aux 36 % de discours évoqués plus haut, ils sont à rapprocher des 38% de l'Enéide, des 37% de la Thébaïde ou des 36 % des épopées mythologiques de Claudien. Mais on se rappelle que nous tomberions à 23,5 % en excluant le discours de Liberatus, et l'on verrait alors mieux encore Corippe suivre une tendance très nette chez Lucain et chez Claudien, même si des néo-classiques comme les Flaviens Silius, Valerius Flaccus et Stace y résistent, à composer des discours épiques en nombre inférieur mais de longueur supérieure - ce qui correspond bien à un accroissement de la rhétorique et à une réduction du dialogue
214 Voir G. Highet, op. cit., p. 11 n. 15; il n'y est pas question de Corippe, mais du discours épique qui serait le plus long après l'analepse d'Enée, celui d'Hypsipyle en Theb. 5, 49498; or on est loin ici de la longueur du récit de Liberatus. 215 Voir ibid. (référence à Stace). 216 Voir ibid., p. 302-304 (surtout 303). 217 Encore celles des livres I, III, IV et VI ne nous semblent-elles pas avoir nécessairement fait disparaître des discours; mais ce n'est sûrement pas le cas au livre VIII (voir celle qui précède le v. 370, et Ehlers 1, p. 117). Ces lacunes faussent en tout cas légèrement les statistiques et pourcentages, puisqu'on ne sait pas combien de vers comptait exactement le poème à l'origine. 218 Ces indications chiffrées (et les suivantes) sont tirées de la thèse de H. C. Lipscomb évoquée ci-dessus, p. 13-15.- Notre moyenne de 23 vers peut aussi être rapprochée de celle des poèmes de Claudien sans distinction de genre (23 vers); mais leur "amalgame" peut sembler artificiel, aussi ne signalons-nous cette donnée qu'en note.
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dans des œuvres destinées à la recitatio 219 • Cette orientation nous semble fort perceptible dans la première moitié de l'épopée, alors que la seconde, où Jean agit vraiment, présente des discours plus nombreux mais plus courts, de 9 ou 10 vers en moyenne dans "le bruit et la fureur" des livres V et VIII. On peut ajouter, pour en finir avec les statistiques, que les discours les plus longs, hors celui de Liberatus, sont ceux d'Amantius en 4, 316 sqq. (77 vers)- mais il s'agit du rapport d'un ambassadeur, qui inclut deux discours d' Antalas, outre la reformulation du message de Jean au style indirect-, puis l'exposé de Jean à ses officiers en 1, 522 sqq. (57 vers), ensuite les menaces du général à Antalas en 2, 361 sqq. (53 vers); les plus courts sont le non transibis, "tu ne passeras pas", de l'apparition démoniaque à Jean en mer (1, 252), et l'ordre donné par Jean d'exécuter les indicateurs en 7, 539. Les livres les plus riches en discours en pourcentage (sans compter les chants III et IV) sont les livres VII et I où l'on agit assez peu (plus de 30 % ), les plus pauvres le livre V, où l'on se bat, et le livre Il, où l'on décrit; enfin la moyenne du nombre de discours par livre (9 environ) ne veut comme souvent pas dire grand chose, puisque seul le livre VII en approche avec 11 discours. Le livre VIII offre le plus de discours, le livre II le moins, mais leur écart n'est pas tel en pourcentage. C'est au livre II qu'ils sont le plus groupés (dans la seconde moitié, en trois tirades successives). Ces discours sont toujours introduits par un verbe de déclaration, très rarement inséré après quelques mots seulement (1, 265; 2, 323; 6, 128 et 701; 8, 97, 255 et 370) 220 , sans que cette "parenthèse" ajoute des circonstances concomitantes 221 ; une seule fois ils se suivent immédiatement avec postposition de la formule introductrice du second (8, 255 excipit Autiliten, démarqué d'Aen. 9, 258 excipit Ascanius), formule chère à Virgile et à ses imitateurs, mais évitée par Lucain et unique chez Claudien222 . L'aversion de l'épopée grecque pour les discours commençant ou finissant en cours de vers est aussi étrangère à Corippe qu'aux autres poètes latins 223 • Quant à la pratique usuelle qui consiste à éviter que les ambassadeurs ne répètent au récepteur un message que l'on a déjà entendu dans la bouche de l'émetteur224 , notre auteur s'y conforme dans le seul cas qui s'y prête, lorsqu'Amantius expose à Antalas (4, 339 sqq.) les positions de Jean (2, 361 sqq.); mais la portée du discours et le prestige du général justifient sans doute à ses yeux un "résumé" fort circonstancié (11 vers), fidèle à ''l'original" jusque dans le plan, tandis que les poètes classiques pouvaient alors faire preuve d'une brièveté qui confinait parfois à l'ellipse.- En ce qui concerne les différents locuteurs, ni les dieux païens (qui ne sont que de fausses idoles) ni le Dieu chrétien (qui détonerait dans un récit contemporain) ne prennent la parole, ce qui diffère de l'épopée classique; le Dieu de la 1ohannide n'est pas sourd aux prières, mais ne parle aux
219
Voir H. C. Lipscomb, op. cit., p. 8-9. Voir ibid., p. 30 sqq. 221 Sur cette pratique, qui fait songer à des indications de mise en scène et manifeste l'influence du drame et de la rhétorique, dans l'épopée latine, voir ibid., p. 32 sqq. 222 Voir ibid., p. 37 sqq. 223 Voir ibid., p. 36-37. 224 Voir ibid., p. 23 sqq. (et G. Highet, op. cit., p. 342-343, pour Virgile). 220
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humains qu'à travers les éléments (5, 45 sqq.)225 . Parmi les locuteurs humains, il arrive que des groupes s'expriment collectivement: Astrices et soldats au livre VI, mutins et soldats au livre VIII. .. Cette pratique est rare chez Virgile, mais beaucoup plus fréquente chez ses successeurs, surtout pour les plaintes de soldats 226 . L'immense majorité des locuteurs restent cependant des individus, et il faut ici souligner l'écrasante domination de Jean: en lui attribuant 36 discours, soit presque exactement la moitié de ceux qui y sont prononcés, la J ohannide dit assez sa fonction; et même si 1' épopée classique privilégie la parole du héros, on y chercherait en vain une situation équivalente227. Le nombre de locuteurs par chant varie de deux (livre II) à neuf (livre VI; dont deux groupes), alors que dans l'Enéide l'amplitude est de huit à dix-huit228 , ce qui reflète la tendance de l'époque impériale à la concentration229 • Lorsque plusieurs personnages dialoguent, ils ne sont jamais plus que trois, comme au début du livre III où Jean interroge les officiers et où Gentius puis Liberatus lui répondent: c'est encore là un héritage de l'épopée post-virgilienne, où l'on voit rarement plus de deux interlocuteurs s'entretenir230 . Qui dit dialogue n'implique d'ailleurs pas riposte du premier interlocuteur après la réponse du second: cela ne se produit que pour les deux apparitions du livre 1 (v. 247 sqq. et 263 sqq.), dans Je seul échange bref et (paradoxalement!) "naturel" du poème- même si la réaction est souvent implicitement suggérée (avec par exemple des formules comme placuere consulta ou consilium placuit en 2, 354 et 7, 73 et 31 0) -,et correspond une fois de plus aux usages dominants de la "silver epic" 231 . On n'attendra pas non plus des dix dialogues de la Johannide un équilibre systématique entre les discours des intervenants: ce peut être parfois le cas, de façon très exacte (6, 310 sqq. et 328 sqq.: plaintes des soldats et réponse de Jean, en 16 vers à chaque fois) ou approximative (2, 322 sqq. et 337 sqq.: hésitations de Jean et conseils de Ricinarius, en 14 et 18 vers), mais le général peut aussi d'un seul vers envoyer se faire pendre au sens propre l'indicateur qui lui a insolemment dévoilé les projets berbères en 28 vers (7, 510 sqq. et 539) ! La majorité des discours de la Johannide n'appelle du reste pas de réponse. Quant au monologue, malgré son succès dans les épopées impériales 232 , il manque chez Corippe; ou plus exactement on n'en voit que le type particulier de la lamentation funèbre 233 , lorsque la femme de Jean senior apprend à Carthage sa mort héroïque dans une sebkha (7, 167 sqq.); mais on a déjà vu que cette
225
Voir ibid., p. 18 sqq., pour l'épopée classique, et uotre n. 56 supra sur ce passage de
la !oh. 226
Voir ibid., p. 44 sqq. Voir ibid., p. 17-18 (Enée prononce 21 %des discours de l'Enéide (!)-ce qui montre les limites de l' aemulatio littéraire). 228 Voir G. Highet, op. cit., p. 291 sqq. 229 Voir supra les n. 67 et 68. 230 Voir H. C. Lipscomb, op. cit., p. 26 sqq. On considère évidemment comme un interlocuteur unique les collectivités (comme la troupe). 231 Voir ibid., p. 26 sqq. 232 Voir ibid., p. 38 sqq. 233 Voir ibid., p. 43 sqq. (on la trouve surtout chez Stace). 227
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scène servait au poète à introduire dans son œuvre un "ingrédient" manquant, et sans doute a-t-il pu composer par ce biais une variété "obligée" de discours épique. Ce passage porte d'ailleurs la marque d'une composition puissamment rhétorique, avec interrogations et exclamations, allers et retours du réel à l'irréel, ce qui n'en exclut pas la beauté234 , mais presque tous les discours corippéens sont très soigneusement élaborés: nous l'avons montré naguère pour ceux du livre II23 S, mais ne pouvons examiner ici tous les autres. Les nombreux discours de la Johannide offrent, du point de vue du contenu, la variété qu'on attend d'une épopée longue; on peut classer la plupart d'entre eux dans les rubriques que suggérait G. Highet pour l'Enéide 236 . Mis à part le discours d'investiture de Jean par Justinien (1, 132 sqq.), il y a en effet les discours diplomatiques, délivrés par des messagers dans le "ballet" des livres 1, II et IV, avec leur forte structure rhétorique 237 ; il y a les rapports (Amantius au livre IV, Liberatus au livre VII), assez proches des récits (souvenirs de Jean aux livres 1 et III, exposé de Liberatus aux livres III et IV); il y a les multiples demandes (de renseignement: Jean en 3, 34 sqq. ou 7, 500 sqq.; de conseil: Jean en 2, 334; 6, 254; 7, 49; Carcasan en 6, 126; de compréhension: les soldats excédés aux livres VI et VIII; d'alliance: les Astrices en 6, 399 sqq .... ) et les réponses correspondantes (de Ricinarius en 2, 337 sqq. et 7, 52 sqq.; de Bruten en 6, 129 sqq.; de Varinnus en 7, 510 sqq .... ), ainsi que les conseils spontanés et généralement malheureux (de Cusina en 6, 469 sqq.; d'An talas en 7, 298 sqq.; d' Autiliten en 8, 254 sqq .... ). Sur le champ de bataille se tiennent les contiones ou allocutiones du général ou du chef, le genre de discours le plus largement représenté, dans tout le poème sauf aux livres II et III, du côté des Byzantins comme de celui des Maures; on a pu relever la présence d'une "vulgate" stoïcienne de coloration lucanienne dans telles exhortations au sacrifice, placées sous le patronage de Caton d'Utique (4, 114 sqq.; 6, 328 sqq.) 238 , même si Jean invoque ailleurs l'espoir du butin (5, 404 sqq.), une motivation plus terre-à-terre qui semble étrangère à la topique héroïque 239 , mais qui exprime des frustrations bien réelles dans l'armée byzantine240 ; ces discours peuvent aussi être un lieu privilégié, comme les messages diplomatiques, de confiante exaltation de l'impérialisme romain (4, 407 sqq., en 50 vers).
Voir Romano, p. 24-25. Sur la tendance à surévaluer la place de la rhétorique dans l'épopée, bonnes réflexions chez Heinze, p. 431 sqq., et G. Highet, op. cit., p. 277 sqq. 235 Voir Zarini 3, p. 10 et 229 sqq. 236 Voir op. cit., p. 47 sqq. et 305 sqq. 237 Voir G. Highet, op. cit., p. 51, sur cette structure qui, présente chez Virgile, se retrouve chez Corippe (voir par ex. !oh. 2, 361 sqq., avec les références données dans lan. 566). On verra aussi la réponse de Justin II aux ambassadeurs avars en Just. 3, 311 sqq. L'influence de textes historiques, comme l'échange César/Arioviste (Bel. Gal. 1, 34-36 et 42-46) où éclate l'insolence barbare, n'est pas à exclure non plus. 238 Voir Alvarez, p. 18-19. 239 Voir Burck 3, p. 396. 240 Voir Diehl, p. 76, sur les officiers qui s'arrogent de belles parts de butin, ce que refuse Jean en 5, 414-416. 234
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La bataille peut être précédée d'un défi (5, 16 sqq.), même si cette pratique homérique est unique 241 ; le blâme virulent des fuyards ou poltrons, Romains ou Maures, se retrouve aux trois livres IV, V et VI; la supplication pour sa part est présente avec la scène de Labbas (8, 576 sqq.), qui "corrige" celles de Magus et de Turnus dans l' Enéide en un sens chrétien sur lequel on reviendra, et les apostrophes au mourant (5, 142 sqq., ironique) et au mort (7, 167 sqq., sérieuse) ne manquent pas non plus; quant aux ultima uerba du combattant blessé à mort, ceux de Stutias et de Putzintulus se font nettement écho: le traître est attendu aux enfers par Catilina, quand le preux va de son côté rejoindre les Decii (4, 208 sqq.; 8, 497 sqq.).- Un dernier mot enfin sur le discours religieux: il concerne les prophéties maures, qui finissent, on l'a vu, par aboutir au silence total (livres III, VI, VIII), et auxquelles on peut éventuellement faire correspondre, du côté chrétien, les bons conseils donnés à Jean par l'apparition angélique (1, 263 sqq.), mais plus encore les prières. Ces dernières ne présentent rien de surprenant, surtout pas leur composition et leur langue souvent encore très antiques, mais ne proviennent jamais des Berbères: seuls les Byzantins prient le seul vrai Dieu, qu'il s'agisse de l'action de grâce d'Urbicius (1, 107-109, le premier des discours de la Johannide), de l'invocation au Christ des soldats (5, 43-44), ou des quatre prières de Jean (1, 286 sqq.; 4, 269 sqq.; 7, 88 sqq.; 8, 341 sqq.; de 13 à 20 vers) étudiées par A. Rarnirez Tirado, qui a bien dégagé leurs modèles classiques, leur structure rhétorique, leur signification chrétienne et leur fonction littéraire 242 . Car c'est sur la fonction littéraire des discours que nous voulons conclure ces quelques pages. On n'insistera guère sur ce qui paraît une évidence: les discours sont dans l'épopée, outre une manifestation des relations des personnages entre eux et avec le divin, un moyen de faire connaître les âmes 243 . La multitude de ceux de Jean nous révèlent ainsi sa patience et sa fermeté, sa diplomatie et sa stratégie, son expérience et ses motivations, mais aussi ses hésitations et sa sensibilité, voire son esprit et son humour244 , et toujours son patriotisme et sa piété; mais le portrait ainsi brossé ne montre guère d'évolution: si "Enée commence par parler comme Ulysse, et finit par parler
241 Elle est déjà bien plus rare dans l'Enéide que dans 1'/liade, et moins insultante: voir G. Highet, op. cit., p. 116-117. Peut-être l'échange entre Jean et l'ange déchu, en 1, 247 sqq., est-il assimilable à un défi d'ordre surnaturel. 242 Voir Ramirez 1, in extenso, qui analyse les diverses composantes de ces prières dans leur succession variable: épiclèse, doxologie/arétalogie, demande, mais aussi arguments de l'orant, action de grâces ou profession de foi. Voir aussi Krestan-Winkler, col. 428; Shea 2, p. 119 sqq.; Hofmann 2, p. 365-366. Un article sur le sujet est annoncé par Ch. Tommasi-Moreschini. Nous reviendrons sur la spiritualité de ces prières; mais leur forme reste très antique, et peut être étudiée en profondeur grâce à la récente Bibliographie analytique de la prière grecque et romaine (1898-1998), éd. par G. Freyburger et L. Pernot, Turnhout, 2000. Voir aussi la grande synthèse classique de F. Heiler, La prière, trad. fr., Paris, 1931. 243 Voir G. Highet, op. cit., p. 25 sqq. et 185 sqq. 244 Voir par exemple sa menace de faire un gigantesque "méchoui" des moutons derrière lesquels se retranchent les Maures, après un jeu de mots sur la polysémie d'aries, en 2, 400 sqq. (avec le comm. ad loc. de Zarini 3, p. 242 sqq.), ou son ironique oraison funèbre de Gardius en 5, 142 sqq., ou encore 7, 539 avec les indicateurs maures capturés. Pourquoi un militaire devrait-il d'ailleurs manquer de sel?
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CHAPITRE III
comme Achille" 245 , Jean Troglita parle toujours comme Jean Troglita, en "idée platonicienne" de général romain. D'autres discours sont d'ailleurs élaborés, comme des sortes d' éthopées- une forme oratoire que Corippe avait dû pratiquer avec ses élèves-, en vue de suggérer un archétype: Stutias mourant tient des propos de traître repentant (4, 208 sqq.), tandis que nous trouvons chez Procope une tout autre version246 ! Plus intéressante est donc l'insertion des discours dans le récit, qu'ils peuvent structurer en se correspondant, comme ceux de Stutias et de Putzintulus. Très souvent ils sont précédés de l'indication de l'état d'esprit où ils sont prononcés: le locuteur est dit "joyeux" ou "triste", "soumis" (voire "suppliant") ou "amer", "irrité" ou "serein" (à Amantius parlant placido ore en 4, 315 s'oppose Antalas "tonnant" rabido ore en 4, 332, et cette opposition est fréquente); Liberatus commence son récit "d'une voix égale", mais bientôt "une flamme le brûle", "son sang se glace" et "son âme s'endolorit", au souvenir des malheurs africains (voir ses deux proèmes); les paroles de Jean ou de Cusina sont "amicales", celles d' Antalas "acerbes", celles de la première prophétesse carrément "impies" ... Ainsi connaît-on par avance le ton du discours; mais on sait aussi quel en est l'effet recherché: le plus souvent relever le courage des troupes (4, 406; 5, 165 et 403; 6, 553 et 620; 7, 117; 8, 460 ... ), parfois aussi révéler les soucis du chef (6, 237). Corippe sous-entend alors que cet effet sera obtenu, même si généralement ill' énonce plutôt après coup: acclamations des soldats, réconfort des braves, honte des lâches, larmes de l'orant, réaction aux conseils, obéissance au chef, pardon au suppliant, croyance à la prophétie ... Le discours doit avoir en principe une immédiate efficacité matérielle: la formule uix eafatus erat, "à peine avait-il prononcé ces paroles", d'origine virgilienne et peut-être archaïque 247 , et que suit l'accomplissement de l'ordre donné, revient ainsi trois fois à propos de Jean (2, 414; 8, 33 et 127), et n'est que la forme la plus expressive d'une prolongation normale de la parole par l'acte. Normale assurément, mais pas automatique: un chef qui s'adresse à ses troupes débandées, pour les faire revenir au combat, peut risquer de ne voir personne l'écouter, comme le fils de Sisiniolos en 4, 189; à moins qu'il ne s'agisse de Jean, car avec ce héros, même dans la tourmente, l'appel est entendu, ad uocem pars certa redit (6, 633). Prolongation pas toujours heureuse non plus: les discours de Cusina et de Ziper sont censés avoir poussé le général à des interventions qu'il désapprouvait (6, 477 sqq. et 542 sqq.), ce qui fournit au panégyriste un bon moyen de le disculper d'échecs que sa sagesse eût évités. Il arrive également que le discours seul ne suffise pas: lorsque Jean négocie avec les Astrices, Corippe suggère discrètement mais clairement qu'il ajoute à ses paroles des présents de poids (haec fatus donis one rat, 6, 432), suivant une coutume notée par Ch. Diehl 248 •
245
G. Highet, op. cit., p. 187. Voir Ehlers 1, p. 127: Stutias meurt en déclarant que le trépas du général ennemi, qu'il vient d'apprendre, lui permet de disparaître lui-même dans la joie! 247 Voir ENN. Ann. 47 Vahlen 3, et le commentaire d'E. Norden sur Aen. 6, 190. 248 Voir Diehl, p. 319 sqq. (qui relève le profond réalisme de cette scène berbère). Voir aussi le moyen utilisé en !oh. 7, 251 (subsidio rerum, "des subsides matériels") pour apaiser Cusina et Ifisdaias. 246
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Mais le plus intéressant est 1' efficacité "mystique" de certains discours: elle n'étonne pas dans le cas de la prière, que le Dieu de la Bible ne saurait mépriser (1, 310 sqq.; 7, 107-108; voir aussi 8, 296-299, après une prière au style indirect), mais il est plus surprenant de constater celle que le poète attribue à la voix du général dans les moments difficiles: relais de la voix même de Dieu, elle sauve les armées du désastre (6, 614 sqq.); boisson et aliment pour les soldats au désert, elle comble gosiers desséchés et ventres affamés (6, 344-346). Il faut bien sûr voir derrière ce dernier passage des références bibliques249 , et une exaltation des pouvoirs surnaturels du theios anêr propre à la Spiitantike 250 , où le parallélisme ciel-terre s'accentua dans l'idée du pouvoir. En tout cas, matérielle ou "mystique", l'efficacité du discours ancre celui-ci dans l'action et la narration. -Il arrive pourtant que le poète, au nom de son "omniscience", commente la pertinence du discours, par rapport au présent ou au futur: les Maures interprètent fort malles promesses faites par la prophétesse à Carcasan (6, 177 sqq.); Jean cache sous des paroles de réconfort les soucis de son cœur aux soldats (7, 133 sqq.) ... Nous touchons ici au dernier point qu'il nous faut aborder, dans notre étude de l'écriture épique, après la narration, la description et les discours: celui des interventions de Corippe. La Johannide présente plusieurs narrateurs, puisque plusieurs discours y sont des récits; mais on peut, pour simplifier, privilégier les deux principaux que sont Liberatus- vu la longueur de son propos- et le poète lui-même. En termes de narratologie genettienne 251 , Liberatus est un narrateur intradiégétique-homodiégétique, racontant en récit second une histoire à laquelle il a part, même si cette part n'est vraiment active que dans l'épisode d'Hadrumète (4, 8 sqq.). Il pourrait dire comme Errée, dont il imite l' analepse, qu'il a assisté et participé à bien des catastrophes (Aen. 2, 5-6), ce qui lui permet d'utiliser le plus souvent une première personne du pluriel dont l'ambiguïté du sens sert l'intérêt de Corippe: le panégyriste des Byzantins peut ainsi faire entendre la voix des Africains sans parler personnellement en leur nom, et évoquer sans se compromettre les "vertus" rétrospectives du règne des Vandales (3, 195-196), ou la fidélité d'un évêque mal en cour dans un autre récit de Liberatus (7, 480 sqq.); quant à la possibilité qu'a Liberatus de peindre des scènes auxquelles il n'a évidemment pas pris part, comme la prophétie rendue à Guenfan ou les méfaits d' Antalas dans sa grotte, elle procède pour sa part de l'omniscience conventionnelle qui revient traditionnellement au narrateur épique. On a vu que Corippe en bénéficie tout le premier, comme narrateur extradiégétique-hétérodiégétique, racontant en récit premier une histoire à laquelle il n'a pas de part directe; mais pour n'être pas un personnage de son texte, il n'en est pas réduit à une prudente discrétion. On se rappelle qu'à la fin de notre premier chapitre, on a pu classer la Johannide dans les épopées "secondaires": certes les apostrophes à 1' assistance y sont rares, et celles que 1' on attendrait le plus y manquent,
249 Voir Laus berg, p. 116, qui évoque Mt. 4, 4 (=Le., 4, 4); nous ajouterions volontiers !s. 55, 1-3, voire ln. 6, 35 sqq. (discours sur le "pain de vie"), avec références à l'épreuve du désert et à la figure du Christ. 250 Voir L. Bieler, Theios anêr. Das Bild des "gottlichen" Menschen in Spiitantike und Frühchristentum, Darmstadt, 1967 (2), passim. 251 Voir les références de notre n. 13 supra.
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sans doute pour créer l'illusion du détachement épique plutôt que de l'implication panégyrique, mais on ne peut nier que Corippe, fût-ce de façon plus modérée que la coutume ne le voulait alors, intervient bien dans son récit. 5 -Les interventions Aristote 1' avait dit dans sa Poétique252 , invoquant le modèle homérique: le poète épique doit parler le moins possible en son nom personnel, puisque lorsqu'ille fait, alors il n'imite pas; Hegel semblera le gloser en écrivant à son tour: "Ce qui doit être apparent, c'est le produit, non le poète" 253 • La compagne de cette discrétion est l'objectivité, que l'on souligne volontiers dans les épopées d'Homère 254 ; mais déjà l'art de Virgile est beaucoup plus subjectif255 , surtout dans la seconde partie de son poème: même s'il ne dit "je" que neuf fois dans l'ensemble du texte, sa voix donne un écho "sublime" à la grandeur de ses héros 256 • Avec Lucain, plus de discrétion: indignation, dégoût et plaintes rompent sans vergogne le fil narratif en exclamations grandiloquentes ou en interrogations pathétiques257 ; nous sommes clairement devant une épopée "secondaire", et cette tendance atteindra son point culminant dans des formes épiques "engagées" de l'Antiquité tardive, épopée biblique, hagiographique, allégorique ou panégyrique 258 . -Qu'en est-il de cette subjectivité dans la Johannide? Sans parler de son expression privilégiée dans la préface et le proème, il peut être intéressant de revenir ici à la narratologie genettienne, qui distingue différents modes d'intervention du narrateur: la fonction narrative bien entendu, avec parfois le topos de l'ineffable, mais aussi d'autres moins évidentes. Par la fonction de communication, le narrateur s'adresse au narrataire, pour établir ou maintenir le contact: nous avons vu, à la fin de notre premier chapitre, que Corippe narrateur y recourt fort peu, et d'une manière autre que Liberatus. Par la fonction d'attestation, le narrateur certifie la vérité de l'histoire, en citant ses sources ou références: nous renvoyons sur cette pratique intermittente au début du présent chapitre. Par la fonction de régie, il commente 1' organisation et la facture de son récit, l'agencement des faits: de nombreuses prolepses en relèvent d'une certaine façon, nous l'avons vu plus haut, comme le souci d'ordonner la matière en catalogues (voir ainsi 2, 23 sqq., et autres expressions du topos de l'innombrable). Par la fonction idéologique enfin, le narrateur explique et commente l'action, en juge la valeur et formule des "maximes": on ne s'étonnera pas que ce soit là le mode le plus
252
Voir Poétique, ch. 24, 1460 a. Voir Esthétique, t. 3-2, Paris, 1944, p. 100 (trad. W. Jankélévitch). 254 Voir encore tout récemment A. Bemand, Guerre et violence dans la Grèce antique, op. cit., p. 85-86, avec références. 255 Voir par ex. Br. Otis, Vergil .. ., op. cit., p. 41 sqq. 256 Voir J. Dion, "La grandeur dans l' Enéide ...",op. cit., p. 288 (avec n. 4) et 289 (avec n. 2). 257 Voir Burck 4, p. 194-195, et K. Seitz, "Der pathetische Erzahlungsstil Lucans", Hermes, 93, 1965, p. 204 sqq. 258 Nous renvoyons ici encore aux réflexions de Hofmann 1, p. 117 sqq.; voir aussi supra (ch. I, 3). 253
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L'ÉCRITURE ÉPIQUE
courant d'intervention de l'auteur si partial de lalohannide, ni que ces interventions se drapent souvent dans la rhétorique des exclamations indignées, des apostrophes pathétiques et des interrogations oratoires 259 . Nous relèverons d'abord les interventions destinées à "orienter" le public. Certaines explications font ainsi appel à sa culture ou à sa curiosité: le surgissement continu des Maures dans le sinistre livre VI, où l'on distingue plusieurs allusions à la Thébaïde de Stace, est ainsi comparé à celui des légions thébaines hors de terre (6, 607-608); les cultes berbères de Gurzil, de Sinifere et de Mastiman, sans doute mal connus d'une partie des auditeurs, sont expliqués et comparés à des références classiques (2, 110-111; 8, 305-308); l'origine du toponyme Caput Vadorum est indiquée et rapportée à "d'anciens marins" (l, 368-370), ce qui n'est pas le cas pour Antonia Castra (1, 461) et les campi Catonis (8, 166) qui restent mystérieux pour nous. Mais les explications les plus nombreuses sont en fait des disculpations: disculpation du poète dont les "aboiements" de l'onomastique berbère vont défigurer les vers (2, 27), ce qui exprime une crainte classique que nous avons déjà commentée, disculpation surtout des chefs et des armées du côté vandale et plus encore byzantin. Si Jean raconte aux officiers ses exploits en Perse, c'est qu'il ne pourrait autrement enflammer leurs sentiments guerriers ( 1, 450-451 )260 ; s'il ne peut procurer assez d'eau et de vivres à ses hommes, c'est que leur nombre et la géographie s'y opposent (6, 297-299); si les troupes byzantines sont battues à Marta (en 547), c'est que telle était la volonté de Dieu, justifiée par les fautes des Africains, mais Jean n'en est nullement responsable (2, 81 sqq.; 6, 480 sqq., 532 sqq., 548 sqq.); à moins que ce ne soit la Fortune ou le destin qui ne nuisent aux Vandales (3, 234-235 et 260-261) ou aux Romains (6, 661662; 8, 56-64 et 105-106). D'ailleurs, en face d'ennemis trop nombreux, comment pourrait-on longtemps résister (2, 195-196; 3, 199-200; 4, 28-29)? Un cas plus problématique est celui de la ducis ignari (ou ignaui?) indiscretio de 2, 36: ce "manque de discernement" (en grec adiakrisia) désigne-t-ille massacre de 79 chefs berbères par Sergius en 543 ou l'assassinat de Guarizila par Solomon en 544261 ? Ces gestes, véritables "détonateurs" de la guerre libyque pour Corippe (2, 36 sqq.), sont-ils mis par le poète au passif d'un dirigeant byzantin non nommé (Solomon était mort en pleine gloire, Sergius restait un protégé de Justinien), ou sont-ils autant que possible minimisés et "banalisés" par un mot bénin, indiscretio? Il est difficile de trancher avec assurance, mais nous inclinerions vers la deuxième solution. Enfin, tout n'est pas explicable: pourquoi Lachesis brise-t-elle le bonheur des mortels (3, 338 sqq.)? Quelle douleur pousse Ricinarius à se déchaîner (5, 302 sqq.)? Mystère des êtres et du sort ...
259 Ce point de stylistique nécessiterait une recherche que nous ne pouvons mener ici, et qui manifesterait une forte influence du modèle lucanien surtout: voir supra, n. 257. 260 Les raisons de cette disculpation nous échappent. Faut-il supposer que Jean avait une tendance excessive à rappeler son passé (cf 1, 377 sqq.; 3, 13 sqq., où n'apparaît cependant nulle forfanterie), même si tous les généraux le faisaient pour enflammer leurs troupes? On ne trouve rien à ce sujet dans le comm. de Vinchesi 3 ad loc. Sur cette fonction de disculpation que l'épopée hérite du panégyrique, voir Hofmann 1, p. 129. 261 Voir le comm. ad loc. de Zarini 3, p. 147-148, et l'exposé de "l'arrière-plan historique" annexé à la présente étude.
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CHAPITRE III
Nous avons dit plus haut, en parlant des prolepses, combien Corippe aime parfois, avec son "relais" Liberatus, à anticiper les événements. Il lui arrive aussi d'exprimer des regrets: que la peste n'ait pas suscité un iustitium (3, 360), que des soldats aient préféré le déshonneur à la mort (4, 33-34), que l'armée n'ait pas eu la patience de Jean (6, 496 sqq.) ... Mais plus intéressants sont les jugements de valeur circonstanciels qu'il formule. S'il déclare heureux le lieu du débarquement des Byzantins (1, 372-373), s'il admire la patience et la bonté, la clémence et la gravité de Jean et des Romains (1, 501 sqq.), c'est pour les opposer à l'orgueil et à la fureur des Berbères (ibid., v. 503), dont le panégyriste condamne sans appel l'amour du butin, de la guerre et du gain (2, 159-161), sans parler de leurs cultes impies, stupides et vains (2, 111112; 5, 499-502)- voire criminels avec de (douteux) sacrifices humains (8, 308 sqq.) 262 . Le comportement des Africains durant la peste de 543 n'est cependant guère moins condamné (3, 351 sqq.). Il arrive aussi que ces jugements circonstanciels soient relayés par des maximes moralisatrices 263 ; Liberatus est particulièrement sentencieux, et ses vers portent souvent la marque de Lucain: l'indifférence de la Fortune à la valeur morale (3, 203: cf LVC. 3, 448) et la jalousie des destins (3, 337; cf LVC. 1, 70), l'aveuglement de l'esprit devant les menaces de ces puissances irrésistibles (3, 413-416), l'impossibilité manifestée par de nombreux exemples de partager le pouvoir (4, 88 sqq.), sont autant de considérations destinées à intégrer dans un ordre général des événements particuliers comme la défaite d'Hildimer et la peste de 543, la déroute de Solomon et la rivalité entre Sergius et Areobindus; quant à Corippe "lui-même", il résume en un vers la uirtus Romana qui corrige et pardonne à la fois ( 1, 508, avec peutêtre un jeu de mots sur son propre nom, corripit et saluat), et déclare plus efficace pour triompher la grave sagesse que la force armée (8, 6-7), unissant dans les deux cas héritage latin et sensibilité chrétienne. Aussi bien le poète exprime-t-il volontiers sa sensibilité, dans cette épopée largement subjective, le fût-elle moins que chez tels prédécesseurs, et c'est sur ce point que nous allons conclure. Elle se manifeste à travers l'usage d'interjections, d'indignation comme pro et o mais surtout d'apitoiement comme heu (23 occurrences, fréquentes surtout dans le récit de Liberatus et le livre VI, bien entendu), et dans le recours à des adjectifs, bien souvent associés à cette dernière, qui disent la commisération du poète, ainsi miser et moins souvent infelix. Les mots miser, miserabilis, miserandus, miserari et misereri occupent trois colonnes pleines, en petits caractères, dans la concordance in quarto de la Johann ide qu'a procurée J. U. Andres ! Il nous a naguère semblé, dans la mesure où cette commisération n'est refusée par Corippe ni aux Berbères ni même aux animaux des bois chassés par la guerre (2, 12), que Virgile était là-der-
262
Voir sur ce point les fortes réserves de Riedmüller, p. 43-44. Peut-être y a-t-il ici, outre un véritable topos de polémique anti-païenne, un souvenir des sacrifices humains pratiqués par la religion gauloise, tels que les évoque Lucain (1, 444-446; 3, 404-405). De son côté, Putzintulus semble demander des sacrifices humains pour ses Mânes, en 8, 498-499, ce qui relève de la phraséologie classique plus que de sentiments chrétiens ! 263 Voir Ehlers 1, p. 134, et plus généralement R. Herzog, "La meditazione poetica ... ", dans La poesia tardoantica ... , Messina, 1984, p. 77, pour l'insertion de sententiae après une narration "objective" ou une ekphrasis dans la poésie latine tardive.
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L'ÉCRITURE ÉPIQUE
rière: on sait en effet l'importance de ce champ lexical dans son univers 264 , et son universelle misericordia ne pouvait pas choquer un auteur chrétien 265 . Est-il pareillement présent derrière les autres qualificatifs que l'on rencontre dans lalohannide pour évoquer l'univers naturel et surnaturel? Une réponse exhaustive est bien sûr inenvisageable ici, mais la question a peut-être un intérêt, celui de suggérer que l'écriture épique sert une vision du monde. De brèves considérations sur ce dernier sujet, bien plus souvent et amplement traité que les aspects qui nous ont jusqu'ici retenu, nous permettront d'achever notre enquête. Notre apport y sera sans doute plus limité, mais la Johannide ne relève certes pas de l'art pour l'art, et sa vision du monde donne sens à sa technique.
264
Voir par exemple, H. H. Warwick, A Vergil Concordance, Minneapolis, 1975,
p. 533 sqq. 265 Sur ce sentiment, voir H. Pétré, "Misericordia. Histoire du mot et de l'idée du paganisme au christianisme", R.EL., 12, 1934, p. 376-389. La pitié de Corippe va tout particulièrement aux mères, carthaginoises ou berbères, victimes douloureuses de guerres qu'elles détestent (HOR. Carm. 1, 1, 24-25): voir surtout le défilé de 6, 58 sqq., et Andres 1, s.v. mater (p. 286). Il condamne sans appelle funeste paganisme des femmes maures, mais semble croire à la valeur rédemptrice de la souffrance et de la "contrition" (6, 88-91). Le poète lui-même est d'ailleurs souvent partagé entre la joie de la victoire et le souvenir des malheurs, comme le montre très bien le proème (1, 1-47).
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CHAPITRE IV LA VISION DU MONDE ET LA SPIRITUALITÉ
1- Une épopée antique appauvrie La vision du monde que présente la Johannide est d'abord celle qu'offrirait une épopée antique appauvrie, quand on laisse bien sûr de côté les éléments chrétiens que nous examinerons bientôt. La plupart des épopées classiques figurent un univers naturel habité par les hommes et mû par le divin. Pour commencer par le premier point, chez Corippe, la nature n'est guère mystérieuse. Les paysages y sont certes variés, comme d'autres l'ont dit avant nous 1, mais leur atmosphère est assez uniforme. Le grandiose s'y rencontre (avec les hautes montagnes de 2, 69-72 ou 3, 204 sqq.), ainsi que le sublime (dans la nuit de 2, 417 sqq. par exemple), mais ce qui domine est l'hostilité inquiétante, comme lorsque le simoun (Africus igniuomus) souffle dans le désert (7, 323 sqq.): le site de la défaite d'Hildimer en 3, 211 sqq., la sebkha où sombre Jean senior en 6, 753 sqq., tous deux présentés par la rituelle formule introductrice est locus, renvoient à la topique du locus dirus, et celle du locus amoenus est absente2. On notera aussi qu'un seul "niveau" de la nature est évoqué dans le poème: fidèle à une métonymie classique jusque chez les chrétiens3, Corippe parle bien de l'Olympe (l, 253 et 259; 4, 463; 6, 487), mais cet Olympe est vide d'Olympiens en dehors des comparaisons ; les enfers sont mentionnés, où Dis réunit ses troupes contre les Olympiens (4, 322-328)4 et où descendent les morts bons ou mauvais (4, 212-241 ; 8, 506), et le Styx y coule bien (1, 401 ; 6, 275 ; 8, 616), mais ce sont là de brèves allusions sans réelle consistance, une phraséologie sans portée autre que stylistique. Quant au seul "niveau" qui subsiste, celui de la terre, animaux et hommes l'animent certes, mais il y manque le mystère religieux. Les anciens Romains l'éprouvaient si vivement dans la nature qu'ils ont cherché à l'exprimer jusque dans leurs jardins5 et que leur littérature en garde d'innombrables traces, pas seulement chez Lucrèce, Virgile ou le Sénèque de la célèbre Ep. 4, 41 à Lucilius (§ 3), mais l'âpreté de la polémique chrétienne contre le culte d'une nature païenné ne permettait pas à Corippe d'y faire res-
1
Voir surtout Lassère. Voir supra, ch. III, n. 148, et notre communication (à paraître) au colloque messin de sept. 2001 sur Le désert, un espace paradoxal. 3 Voir J. Schmidt, art. "Olympus", dans P.W, 18-1, col. 309 sqq. 4 Sur cette scène, voir Andres 3, p. 29 sqq. 5 Voir par exemple P. Grimal, Les jardins romains, Paris 1984 (3), p. 303 sqq. (surtout 332 sqq.), et la bibliographie indiquée aux p. 488-490. 6 Voir Curtius, t. 1, p. 189 avec n. 2 (références à Prudence et alii). 2
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CHAPITRE IV
sentir dans lalohannide une mystérieuse présence à laquelle il ne croyait pas. Du moins fallait-il que cette nature ne fût plus animée par les dieux de la fable, depuis que "le grand Pan était mort", etc' est une interprétation rationaliste qu'il donne ainsi de Charybde et Scylla en l, 213 sqq.?. Seules subsistent des personnifications purement rhétoriques de la nature (1, 350 sqq.), dépourvues de la portée qu'elles pouvaient avoir dans l' Enéide 8 par exemple, et sans doute ne faut -il pas surinterpréter les "feux sacrés" (6, 24) d'un soleil forcément très présent dans un poème africain. Cette nature sans trop de mystère est peuplée d'hommes sans trop de complexité. Hommes peu nombreux, pour ceux qui comptent. Si les Maures, spécialement, sont "innombrables"9, l'épopée sait depuis longtemps "résumer" les qualités (ou les défauts) de tout un peuple en une seule personne au besoin 10 ; son oralité primitive exclut la multiplication des personnages secondaires au profit d'un héros et d'un adversaire entourés de compagnons choisis 11 , et nous avons vu cette tendance se renforcer à l'époque impériale 12 . Le compagnon devient d'ailleurs souvent un symbole de la collectivité pour laquelle le héros se bat 13 , et le "fidèle Achate" déjà n'a pas beaucoup plus d'épaisseur ou de relief que son successeur Ricinarius. Chez les Byzantins règne ainsi, comme dans les arts officiels, une fois Justinien mis à part, une distribution sur trois niveaux, avec la masse indifférenciée de l'armée au-dessous, les officiers anonymes14 ou identifiés au-dessus, le généralissime (et son second) au sommet, tandis que les hordes berbères se divisent en groupes ethniques avec leurs chefs nommés ou inconnus 15 ; dans tous les casE. Burck souligne justement "un manque de contours et d'individualisation" des personnages 16 . Ces deux ensembles présentent de nettes dominantes : chez les Byzantins l'héroïsme, chez les Berbères plutôt la ruse. Les soldats "romains" sont des iuuenes, des socii, toutes dénominations épiques, et "craignent qu'Antalas ne demande la paix" (4, 314) ; leurs chefs portent des noms à suffixation héroïque (Caecilides, Stephanides) 17 , même si l'onomastique byzantine était favorable
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Voir le comm. ad loc. de Vinchesi 3, p. 117 sqq. Voir par exemple H. D. Reeker, Die Landschaft in der Aeneis, Hildesheim/New York, 1971, p. 43 sqq. 9 Voir supra, ch. III, n. 193. 10 Comme Ulysse, type de la métis grecque, ou Enée, modèle de la pie tas romaine : voir Madelénat, p. 47. 11 Voir Madelénat, p. 52-53. 12 Voir plus haut nos considérations sur la "sélectivité" dans la narration, avec les références des n. 66 à 68 du ch. III. 13 Voir Burck 2, p. 123 sqq. 14 Voir ainsi les fortes tribuni de 4, 294 ; 6, 28 ; 8, 182 ... 15 Voir Zarini 4, p. 228. 16 Burck 3, p. 395 ; voir aussi p. 393 sur le peu de "profil" des chefs maures. De même Alix (sauf pour Antalas), p. 36-37. 17 Même le commandant des troupes vandales (dont Corippe narre le désastre avec sympathie) est appelé Hildimer en 3, 198, alors qu'il s'agissait pour Procope d'Hoamer, parent du roi Hildéric : ainsi semble-t-il que ce soit le vieux roi lui-même qui ait dirigé les opérations, ce qui est à la fois plus pathétique et plus conforme à la morale "héroïque": voir Ehlers 1, p. 120 et 132, et récemment Tommasi, p. 195-196, qui ne fait pas intervenir Hoamer dans la discussion onomastique, mais pense qu'Hildéric est ici désigné. 8
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à Corippe, et ils sont à l'occasion appelés pater ou heros 18 . Les traîtres et les pleutres sont honnis sans appel ; l'endurance la plus ascétique est exigée des troupes. Les passions si subtiles chez Virgile 19 sont ici rudimentaires : à peu près seul règne le furor (bellicusj2° dans laJohannide, et qui pense à l'opposition qu'établissait Aristote entre une Iliade aux effets violents et une Odyssée à la psychologie complexe21 se dira qu'il y a décidément dans notre poème un bien moindre équilibre que dans l'Enéide entre les deux univers homériques. Le portrait du chef est-il plus nuancé? On a dit plus haut qu'à la différence d'un panégyrique, notre épopée jette Jean presque sans passé in medias res. Au beau milieu de cette action guerrière, il apparaît d'abord comme un combattant intelligent, forfis sapiensque (1, 53), unissant à l'ardeur dans la bataille la sagesse dans la réflexion, ce qui fait les grands capitaines depuis Homère 22 • Même si c'est surtout par la première de ces qualités qu'il brille, il a près de lui Ricinarius, en qui domine la seconde cette fois, et leur collaboration est étroite (2, 312 sqq. ; 7, 23 sqq.) : à l'aide de camp reviennent ainsi les conseils de patience (2, 335 sqq. ; 7, 50 sqq.) lorsque le chef affiche d'abord une impétuosité proprement héroïque. C'est d'ailleurs le contrôle de soi, la moderatio, maîtresse de l'ira, qui fait de lui un vrai Romain (1, 501 sqq. ; 8, 6-7) 23 , et c'est l'intelligence qui lui permet de se tirer d'un mauvais pas lors de récriminations de la troupe au moment même où les Astrices viennent demander un foedus (6, 422 sqq.) ; il est aussi capable, on l'a vu, d'un humour tout militaire (2, 400 sqq. ; 5, 142 sqq.; 7, 539). C'est encore un chef toujours éveillé et scrupuleux, dominé par la cura 24 comme l'est Enée 25 ou Justinien 26 , ce qui l'amène parfois à modifier ses plans (6, 366 sqq. ; 7, 333 sqq.) ou à dissimuler ses préoccupations (7, 133-135). C'est enfin un père sensible, comme on le voit lors de la tempête (1, 305 sqq.), et un grand
18 On a six occurrences de ce mot dans le poème (voir Andres 1, p. 203, s. v.), qui concernent toutes Jean sauf en 2, 335 (Ricinarius : voir notre comm. ad loc. dans Zarini 3, p. 221) et en 1, 468 (Antalas, mais dans la bouche de son ambassadeur Maccus, qui sait le latin (1, 466), et veut se mettre à la hauteur stylistique de la situation). Sur les implications de la notion, voir Curtius, t. 1, p. 277 sqq., et Madelénat, p. 53 sqq. Sur la recevabilité du mot heros pour des chrétiens, voir AVG. Ciu. Dei 10, 21, et la précieuse mise au point de J.-Cl. Fredouille sur "Le héros et le saint" dans les actes du colloque strasbourgeois Du héros païen au saint chrétien (éd. par G. Freyburger et L. Pernot), Paris, 1997, p. 11-25. Ce terme a, depuis Cicéron déjà, une bien moins forte coloration religieuse en Occident que dans l'Orient hellénophone, où les Pères de l'Eglise le récusent à propos de chrétiens. Voir W. Speyer, art. "Heros", R.A.C., 14, 1988, col. 861-877. 19 Voir la riche synthèse de J. Dion, Les passions dans l'œuvre de Virgile. Poétique et philosophie, Nancy, 1993. 2 Ce champ lexical représente trois colonnes de la concordance d'Andres 1, p. 187-188. 21 Voir Poétique, ch. 24 (début). 22 Voir Curtius, t. 1, p. 282 sqq., et Vinchesi 3, p. 94-95. 23 Sur cette valeur fondamentale de l'éthique romaine, voir Burck 1, p. 167 sqq. 24 Voir 2, 288 et le comm. ad loc. de Zarini 3, p. 209. 25 Voir Burck 2, p. 136, et plus largement, sur ce concept lié à l'exercice des responsabilités politiques et parfois proche de notre "solidarité", M. Hauser, Der romische BegriffCVRA, Diss. Basel, Winterthur, 1954. 26 Voir 1, 48 et le comm. ad loc. de Vinchesi 3, p. 92.
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lacrimateur : au total un héros formé sur le modèle virgilien, et sur la grande pietas duquel nous allons bientôt revenir. Tout a été dit sur la figure énéenne de Jean, conformément à la "lecture" que le poète lui-même, dans la préface et le livre I surtout, invite son public à faire de son personnage principal, et cela a été très bien résumé par E. Burck27 . Nous préférons souligner ici ce qui sépare le héros de son modèle: l'absence d'origine et d'investiture divines, de position pleinement dominante (Justinien projette son ombre sur lui), d'aura mythique propre à un nouveau fondateur, et même de tout attachement amoureux (Jean est marié, comme un "bon" Romain, et avec une "fille de roi", en vrai héros épique, mais c'est là tout), l'ignorance de l'incertitude et des contradictions (ses hésitations sont superficielles ; la "psychomachie" de pietas et ira, en 2, 288 sqq., se borne à une alternative stratégique28 ; mais pour le fond Jean reste inébranlable 29 : cf 6, 532 et 7, 82), et surtout le manque de toute évolution psychologique (Jean est à la fin du poème, à la différence d'Enée 30 , celui qu'il était au début). Virgile avait eu l'audace, sans pourtant créer de "chimère", de rompre avec la règle classique du sibi constet31 conseillé par Horace pour les personnages 32 ; Corippe revient à ce classicisme étroit et nous montre un héros immuable, qui présente d' emblée une perfection dont toute modification serait une déchéance. A quoi cela tient, nous y reviendrons ; retenons cependant que l'auteur, dont le modèle avait une grande et réelle valeur, a délibérément pris un risque, celui de créer un personnage "parfaitement ennuyeux" 33 , et que l'on retrouve ce trait, mais moins accusé peut-être (serait-ce parce que le mal aurait plus de piquant que le bien?), chez un Antalas étrangement mâtiné de Turnus, de Mézence et de Cacus réduits à leurs caractéristiques fondamentales34. On peut donc donner raison à P. Toohey déplorant l'absence dans la Johannide d'un "héros complexe" 35 ; et pourtant ce sont encore les hommes qui y présentent le plus de complexité : Antalas a été fidèle mais on a tué son frère, landas s'est insurgé mais s'est ensuite rallié à Byzance, Cusina est loyal mais coléreux et mau-
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Voir Burck 3, p. 396; voir aussi Zarini 3, p. 26-27 ; Vinchesi 4, p. 196; Tommasi,
p. 26-27.
28 Voir la comparaison avec Aen. 8, 18 sqq., dont Corippe s'inspire, chez BHinsdorf,
p. 536-537. Pour Galand (p. 84), il s'agit "moins d'une peinture de caractère que d'une méditation morale d'ordre général". 29 Voir sur ce trait de caractère J. Fontaine, "Un cliché de la spiritualité antique tardive : Stetit immobilis", dans Romanitas-Christianitas (Mélanges J. Straub ), Berlin/ New York, 1982, p. 528-552. 30 Voir J. Perret, Virgile, op. cit., p. 135 sqq. 31 HOR. Ars, v. 125-127: "qu'il soit égal à lui-même". 32 Voir J. Perret, Virgile, op. cit., p. 139, outre les travaux de V. Poschl et Br. Otis cités supra. 33 Voir Diehl, p. 364, pour qui Jean Troglita vaut bien mieux que son portrait affadi chez Corippe, "un peu trop dessiné selon le type ordinaire des héros d'épopée". 34 Car Tumus, par exemple, est aussi un personnage complexe : voir, outre V. Poschl, op. cit., p. 122 sqq., P. Schenk, Die Gestalt der Turnus in Vergils Aeneis, Konigstein, 1984. 35 Voir Toohey, p. 220 ; voir aussi Gal and, p. 82, Ramirez 2, p. 17-18, ou Consolino 1, p. 85, pour qui Jean "est trop parfait pour réussir à être lui-même", à force d'incarner un idéal de vertu.
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vais conseiller, les Maures aiment l'embuscade mais sont courageux au combat36 , les "Romains" sont braves mais indisciplinés ou mutins, les mères carthaginoises mêlent les larmes à la joie37 ... Mais ces observations marginales ne remettent pas en cause le principe global du sibi constet. L'appauvrissement est plus net encore au niveau du "divin", dont on sait le rôle indispensable dans une épopée antique38 . Celui de lalohannide n'offre aucune consistance hors du domaine chrétien, et la récente thèse de J. U. Andres nous permettra de ne pas y insister longuement 39 . Le domaine païen présente deux ramifications, celle des cultes berbères et celle de la mythologie classique. La première a pour elle le pittoresque, avec ses dieux bizarres, son taureau "magique", ses consultations oraculaires40 ; mais les Maures ont beau croire en l'efficacité de leurs rites, imaginer que leurs divinités les protègent, et aller jusqu'à offrir à celles-ci des sacrifices humains 41 , ce n'est là pour Corippe que vaine idolâtrie, mise en parallèle implicite avec le culte du veau d'or, qui en est le symbole dans l'Ancien Testament42 ; le seul mode d'existence réelle de ces numina est en fin de compte la "tromperie ammoniaque" aux dépens d'esprits aveuglés 43 . Mais laissons là cette illustration maintes fois commentée des méfaits du paganisme pour nous tourner vers la mythologie classique, dont d'illustres figures sont invoquées par Corippe dès la préface (v. 7-12) d'une épopée pourtant évidemment historique (v. 1 sqq.). J. U. Andres a bien montré que son usage le plus massif concernait les comparaisons 44 et les métonymies 45 , et en a conclu après bien d'autres savants 46 , mais au terme d'une enquête plus minutieuse, que le vieux pan-
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Voir le bel hommage que leur rend Jean après leur défaite de 546 en 6, 30 sqq., même si c'est un banal moyen indirect de valoriser sa propre victoire. Il ne faut donc pas aller aussi loin que P. Castronuovo (cf. infra, n. 140). 37 Voir 6, 67 (lors de l' aduentus de Jean), qui fait songer à la phrase finale du Catilina de Salluste, à propos du champ de bataille de Pistoia (laetitia, maeror, luc tus atque gaudia agitabantur). On se rappellera que Salluste était- ce qui compte pour un grammaticus- un auteur scolaire dans l'Antiquité tardive. 38 Voir Madelénat, p. 58 sqq. Pour l'Enéide, voir J. Perret, Virgile, op. cit., p. 130 sqq., ainsi que P. Boyancé, La religion de Virgile, Paris, 1963, p. 17 sqq., et W. Kühn, Gotterszenen bei Vergil, Heidelberg, 1971. 39 Voir Andres 3. Cette analyse exhaustive du "divin dans lafohannide" manque cependant souvent de synthèses réflexives. 4 Ce pittoresque peut d'ailleurs, dans ce dernier cas, résulter largement de topiques littéraires :voir Shea 2, p. 125 sqq., Zarini 2, p. 123 sqq., et Andres 3, p. 110 sqq., avec références aux recherches antérieures. 41 Voir cependant supra, ch. III, n. 262. 42 Voir nos remarques sur sculptilis et conflatilis, ainsi que notre parallèle avec Just. 3, 377-378, dans Zarini 4, p. 238-239; le vocabulaire de l'image n'est employé, dans la Johannide, qu'en référence au paganisme berbère. 43 Voir 2, 111-112 et le comm. de Zarini 3 ad loc. Sur l'emploi de numen pour désigner uniquement les divinités païennes dans le poème, voir Andres 2 (et 3, p. 176). 44 Voir Andres 3, p. 16 sqq. 45 Voir ibid., p. 36 sqq. (métonymies de la lumière, de l'alimentation/boisson, des éléments, de la guerre). 46 Voir par ex. Krestan-Winkler, col. 426 sqq. ; Alvarez, p. 69 sqq. ; Shea 2, p. 123 sqq.
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théon ne détermine pas l'action mais orne la narration de la Johannide. Il est vrai qu'il était alors utilisable à cette fin dans des œuvres même chrétiennes visant au "grand style", pourvu que l'auteur lui eût refusé une adhésion religieuse (comme le fait clairement Corippe en renvoyant à des "vers païens" en 1, 452~7 ) et pourvu que la légende eût été épurée de toute immoralité ; nous avons d'ailleurs rappelé le rôle que conservait la mythologie classique, dans la culture et l'esthétique de l'époque de Justinien, sous réserve bien sûr qu'ellen' agressât pas ouvertement les valeurs chrétiennes dominantes 48 :est-ce réellement le cas lorsqu'à l'extrême un Putzintulus mourant demande à ses compagnons d'immoler les tribus maures à ses Mânes (8, 498-499) ? Disons plutôt que cette phraséologie marque 1' attachement de Corippe au langage commun d'une civilisation, tellement universel que même un Bruten parle du "Tartare" et de ses dieux (6, 135-137), que le Mastiman berbère devient par interpretatio Romana un "Jupiter du Ténare" (8, 307-308), et que le Dieu chrétien, archer (3, 349) comme Apollon, règne sur "l' Averne" (8, 345) ! On peut également observer que c'est dans le récit de Liberatus qu'elle abonde particulièrement49 . J. U. Andres accorde plus d'importance, au sein de ce qu'on ne peut évidemment pas appeler en toute rigueur un appareil mythologique, à quelques figures et aux personnifications. Les Erinyes, Bellone, Lachesis50 semblent à plusieurs reprises jouer un rôle personnel, dans l'action narrée, en poussant à la révolte contre l'ordre et en tranchant le fil des destins ; mais outre l'héritage lucanien, et la dramatisation qui en résulte, il s'agit là surtout de symboles. Même remarque à propos des Camènes et des Muses 51 , qui expriment surtout une ambition littéraire, puisque le vrai inspirateur
47 Voir par ex. R. Helm, "Heidnisches und Christliches bei spatlateinischen Dichtem", dans Natalicium (Mélanges J. Geffcken), Heidelberg, 1931, p. 1-46 (p. 26-27 snr Corippe), et Tandoi 4, p. 891-892. Les formules comme ut aiunt (1, 452) ou utferunt (4, 323) expriment le détachement du poète vis-à-vis de ces légendes, moins par souci de "rationalisme" (comme chez Ovide par exemple) que d'orthodoxie, si tant est que l'on puisse encore imaginer un poète authentiquement païen dans l'occident "latin" au VIe siècle. Snr le "paganisme littéraire" des poètes chrétiens tardifs (dans leur production profane, où la mythologie est parfois reine), voir les bonnes remarques d'E. Wolff dans son édition des poèmes profanes de Dracontius (Œuvres, t. 3, Paris, 1995, p. 41-45). Voir aussi le riche et récent article d'I. Gualandri, "Gli dei dnri a morire: terni mitologici nella poesia latina del quinto secolo", dans Prospettive sul tardoantico, a cura di G. Mazzoli e F. Gasti, Como, 1999, p. 49-68. 48 Voir Zarini 4, p. 234-235. Ainsi, ponr Galand (p. 80), "les allusions à la mythologie antique sont extrêmement réduites