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French Pages 132 [139] Year 2009
Anthropologie de l’écriture et pédagogie Freinet Pierre Clanché
Éditeur : Presses universitaires de Caen Lieu d'édition : Caen Année d'édition : 2009 Date de mise en ligne : 27 octobre 2016 Collection : Sciences de l’éducation ISBN électronique : 9782841338207
http://books.openedition.org Édition imprimée ISBN : 9782841333516 Nombre de pages : 134 Référence électronique CLANCHÉ, Pierre. Anthropologie de l’écriture et pédagogie Freinet. Nouvelle édition [en ligne]. Caen : Presses universitaires de Caen, 2009 (généré le 27 octobre 2016). Disponible sur Internet : . ISBN : 9782841338207. Ce document a été généré automatiquement le 27 octobre 2016. © Presses universitaires de Caen, 2009 Conditions d’utilisation :
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L’originalité de ce travail est d’avoir voulu appréhender la pédagogie Freinet à partir des méthodes d’observation et d’investigation de l’anthropologie et plus particulièrement dans une de ses pratiques les plus significatives : le texte libre. Les outils théoriques mobilisés par l’auteur sont principalement ceux de la génétique textuelle, mais l’essentiel réside en ceci : adopter ce que les anthropologues appellent le « point de vue de l’indigène », soit qu’est-ce qui se passe quand un enfant écrit un texte, pourquoi tel texte, à quel moment, qu’en attend-il, comment le commence-t-il, le finit-il ? Au cours des différents chapitres, Pierre Clanché évoque aussi Tolstoï, Münch, précurseurs du texte libre, ou Wittgenstein et étudie des situations d’écriture qui vont de l’école primaire à la classe de seconde.
PIERRE CLANCHÉ Pierre Clanché est professeur des universités à Bordeaux II. Il a publié entre autres l’ouvrage Actualité de la pédagogie de Freinet (Symposium tenu à l’université de Bordeaux II, 26-28 mars 1987).
NOTE DE L’ÉDITEUR Couverture : cliché photographique Éloïse Legay, 2009.
SOMMAIRE Présentation Le texte libre avant Freinet : Tolstoï et Münch Tolstoï Münch
Éthique et pragmatique : Wittgenstein et Freinet instituteurs Les aléas de l’écriture fictionnelle à l’école élémentaire Le texte libre de fiction Quelques erreurs concernant la production du RFL Les règles techniques de la production du RFL RFL et Théorie des actes de parole La logique du discours de fiction selon Searle Éthique et RFL RFL et théorie de la réception Petite conclusion
Renverser le monde en classe de seconde
Traitement de la consigne et pédagogies contrastées
Modalités de la recherche Présentation de la tâche, hypothèses Résultats Conclusion brève, provisoire et partisane
Le réel et l’imaginaire à l’école élémentaire : un mariage impossible Stratégies métacognitives Stratégies scolaires Conclusion
Comment s’y prend-on pour écrire un texte ? Processus métacognitifs comparés
Comparaisons entre la classe Freinet et la classe classique Spécificités de la classe FR
La production et la réception des textes Point de vue des scripteurs et des auditeurs
Textes préférés À quoi servent les textes libres ? Utilité du texte libre (parents) Représentation de l’auditeur Écriture et lecture La réception et ses effets Remarques pendant les séances de lecture Textualité, expressivité, inspiration Goûts d’adultes, intérêts d’enfants, « l’effet Plic-Ploc » Conclusion : questions à la pédagogie Freinet et à ses praticiens
Texte libre et transposition didactique
Scolastique et transposition didactique : Freinet et Chevallard Enseignement des mathématiques Transposition didactique et enseignement traditionnel Transposition didactique et méthode didactique Transposition didactique et méthode naturelle, questions et perspectives
Références bibliographiques
Présentation
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La cohérence d’une culture s’élabore à partir de la connaissance partiale et interdépendante de chacun, pris dans le même processus, et dépend à la longue de ce qu’ils font ensemble. Elle n’est donc pas tant un produit de partage que le résultat produit par ces gens à force de se frotter durement les uns contre les autres, avec des outils déjà disponibles et bien structurés.
R. Mc Dermott et H. Varennes, Culture as disability En anthropologie, on peut distinguer trois types d’études : les études de groupes sociaux suffisamment circonscrits et plutôt restreints (les Trobriandais, les Nuers, les Achuars) ; celles d’institutions (l’École nationale d’administration, la Chambre des députés, le mariage) ; et celles des pratiques telles que les travaux ménagers, les seins nus à la plage ou encore un type particulier de pratique pédagogique à l’école. Le livre qu’on va peut-être lire ou parcourir relèverait de ce troisième type d’étude, à la différence près qu’il s’agit en quelque sorte d’une anthropologie a posteriori. En effet, j’ai découvert le texte libre en 1967, un an après la mort de Freinet. J’étais alors nourri au lait du structuralisme régnant – époque effervescente que l’on stigmatise aujourd’hui bien violemment à mon goût : Barthes, Foucault, Lévi-Strauss, Althusser, Greimas… dans le désordre –, et je voyais, dans les séries de textes recueillis dans certaines écoles de la Gironde, des structures récurrentes dans lesquelles les relations entre actants (objets, animaux et humains) permutaient d’un texte à l’autre. Les influences
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conjuguées de Barthes et de Foucault me conduisaient à tourner le dos aux explications psychologisantes, sans pour autant renoncer à la question du sens que la psycholinguistique naissante mettait dangereusement entre parenthèses. Les exigences académiques d’une thèse de troisième cycle de psychologie, portant sur les 800 textes d’une année de classe de CE1, me contraignirent pourtant à une comparaison entre données textuelles et tests projectifs classiques (Rorschach, Children’s Apperception Test) qui, à mon grand soulagement, ne donnait rien 1 . Pour la thèse d’État 2 , il fallait voir plus grand et plus large : 20 classes Freinet (grandes villes, petites villes et communes rurales) du CP au CM2. Pour récupérer au fur et à mesure de leur production, les quelque 7 500 textes qui composaient mon corpus et contrôler quelques variables classiques, je passais des journées entières dans ces lieux typiques – j’insiste sur le terme – que sont les écoles Freinet et les classes fonctionnant en pédagogie Freinet au sein d’écoles ordinaires. Force était de constater que, en dépit des différences liées à la personnalité des maîtres, il existait entre les classes, un indéniable air de famille dans la façon dont on y vivait. Mais la méthode d’analyse que j’avais adoptée impliquait la suspension de toute référence aux arrière-plans. De ces travaux anciens et à bien des égards vieillis 3 , deux résultats me semblent résister à la sanction du temps :
L’existence d’une génétique textuelle du texte libre à l’école élémentaire : en visitant régulièrement des classes Freinet, en lisant les textes publiés dans les revues du mouvement, j’ai pu vérifier depuis que les écoliers continuaient d’écrire, au même âge, les mêmes types de textes – du point de vue énonciatif, syntaxique et sémantique – que ceux de 1978, année de la constitution du corpus. L’indépendance de la production textuelle par rapport aux environnements géographiques et/ou socio-économiques.
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Une fois provisoirement réglée la question du produit, le texte, je me suis intéressé aux questions de la production, de la réception, des origines, et me suis également risqué avec précaution, du moins je le crois, à une comparaison avec d’autres modes de sollicitation à l’écriture.
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Alors que j’avais quelques préventions idéologiques à son endroit, je découvrais la didactique comme étude scientifique de la transmission des savoirs dans les institutions ; particulièrement la théorie des situations didactiques initiée par G. Brousseau. Au même moment, une mission d’enseignement me révélait la culture mélanésienne et, par voie de conséquence, l’anthropologie de l’éducation, principalement nord-américaine. C’est la conjonction de ces découvertes qui a donné un tour plus anthropologique à mes recherches sur l’écriture des enfants, sans que je revendique le label académique d’anthropologue. Ce n’est pas l’objet qui avait changé, mais le point de vue : je me suis efforcé, sans doute maladroitement et de manière pas assez radicale, d’adopter ce que les anthropologues de métier appellent le point de vue de l’indigène : qu’est-ce qui se passe quand un enfant écrit un texte, pourquoi tel texte, à quel moment, qu’en attend-il, comment le commence-t-il, le finit-il ? Quels rapports le texte libre entretient-il avec le monde en général et le monde scolaire en particulier ? Sans doute suis-je prétentieux, mais il me semble, à la relecture de certains des textes ici réunis, qu’ils relèvent d’une forme nouvelle d’anthropologie que nous sommes un certain nombre à qualifier d’anthropo-didactique (en particuliers ceux des chapitres 5, 6 et 7). Alors que l’anthropologie de l’éducation classique, directement issue du courant culturaliste, s’est de manière presque exclusive consacrée aux problèmes de socialisation, certains de ces textes – du moins certains passages – peuvent contribuer à rendre compte d’un mode singulier de diffusion d’un bien culturel particulier : l’écriture. La pédagogie Freinet, en tant que mouvement de masse profondément inscrit dans l’histoire sociale des deux derniers tiers du xxe siècle, constitue une sorte d’anthropologie en acte, puisqu’elle est cette utopie par laquelle on accompagne l’enfant dans un jeu social, politique et culturel qui lui préexiste et dans lequel il devra vivre et évoluer. Un maître, traditionnel comme il est convenu de les nommer, m’avait dit un jour à peu près ceci : « Moi, le texte libre je n’y crois pas : le texte, il est peut-être bien libre, mais le gamin, lui, il n’est pas
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libre d’écrire ! » Sur le moment, je trouvais la remarque idiote, maintenant je l’estime plutôt pertinente pour peu qu’on en inverse l’ordre des arguments. En effet, une des questions que se posent les anthropologues dits critiques est à peu près la suivante : comment les gens sont-ils à la fois membres d’une culture, donc à première vue soumis à des impératifs qui les contraignent, et manifestent en même temps des comportements individuels qu’ils estiment relever de ce que la pensée occidentale nomme communément la liberté ? C’est bien ce type de question à l’apparence de paradoxe que pose la pédagogie Freinet. D’un côté, elle se présente comme une pédagogie saturée en idéologie, qui définit un modèle éducatif et une culture scolaire finalement plus contraignants dans leurs attentes que la pédagogie dite traditionnelle ; d’un autre coté, elle prône tout aussi radicalement l’initiative individuelle dont elle crée les conditions matérielles d’exercice comme aucune autre pédagogie ne l’avait fait avant elle. Un élève de classe Freinet est-il contraint d’être un élève Freinet comme les citoyens du Contrat social sont « contraints d’être libres » ? À cela, je répondrais maintenant qu’un élève de classe Freinet n’est ni plus ni moins élève Freinet qu’un Trobriandais n’est Trobriandais, un Nuer Nuer et un Achuar Achuar. Un maître, personnage important du mouvement Freinet, G. Delobbe, me disait un jour dans sa classe à propos d’un garçon qui jouait à la perfection, voire à l’excès, le rôle d’élève Freinet : Heureusement que je n’en ai pas plus de deux ou trois comme ça dans ma classe, sinon je ne pourrais plus fournir !
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Le paradoxe se dénoue si on adopte le point de vue anthropologique en considérant la pédagogie Freinet non pas comme l’horizon indépassable de toute pédagogie, mais comme une culture vivante, c’est-à-dire immanente aux pratiques. A. Bensa voit dans la culture « un ensemble d’attitudes et de pensées dotées de leur logique propre mais qu’une situation peut momentanément réunir au cœur d’un même phénomène » 4 . Dans la même veine, J.-L. Amselle renchérit :
Tout anthropologue ayant une réelle expérience de terrain sait que la culture qu’il observe se dissout dans un ensemble sériel ou dans un réservoir de pratiques conflictuelles ou pacifiques dont les acteurs sociaux se servent pour renégocier en permanence leur identité 5 .
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C’est bien de tels phénomènes que j’ai pu observer dans les classes en particulier au cours des séances de texte. La pédagogie Freinet est une longue institution avec ses combats, ses dissensions, ses illusions, qui reste vivante parce que les maîtres transmettent son génie en mettant en place des situations puisées entre autres dans le trésor que constituent les archives multiples de l’École moderne. Ces situations ont ceci de particulier que les élèves s’en approprient tout ou partie des virtualités au gré de leurs intérêts du moment et selon des logiques qui peuvent, et c’est heureux, échapper aux enseignants eux-mêmes (c’est ce que l’on pourra voir avec « l’effet Plic-Ploc » qui clôt le chapitre 7). Les textes rassemblés dans ce volume ont été publiés dans des revues ou ouvrages collectifs entre 1985 et 1998. Ils sont présentés ici dans des versions débarrassées de quelques scories, redondances et maladresses ; certains ont été raccourcis ; des références bibliographiques ont été mises à jour. Toutefois, je n’ai apporté aucune correction de fond, ce qui signifie qu’ils témoignent de mon état d’esprit du moment et qu’ils présentent certains points de vue qui ont depuis évolué en fonction de mon itinéraire et surtout de l’avancement de la recherche dans les domaines abordés. Les textes ne sont pas présentés dans l’ordre chronologique de leur publication mais selon une logique susceptible de donner une certaine cohérence à leur réunion.
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Je tiens à remercier amicalement A. Marchive, H. Peyronie, B. Sarrazy et A. Vergnioux, pour le temps qu’ils ont passé à me relire et me conseiller.
NOTES 1. P. Clanché, Le texte libre, écriture des enfants, Paris, Maspero, 1976. 2. P. Clanché, L’évolution du texte libre à l’école élémentaire : contribution à une génétique de la textualité, Thèse pour le doctorat d’État, Université de Bordeaux 2, 1982. 3. P. Clanché, L’enfant écrivain, génétique et symbolique du texte libre, Paris, Centurion, 1988. 4. A. Bensa, « De la micro-histoire vers une anthropologie critique », in Jeux d’échelles, de la micro-analyse à l’expérience, J. Revel (dir.), Paris, Gallimard – Seuil (Hautes Études), 1996, p. 44. 5. J.-L. Amselle, Logiques métisses, Paris, Payot, 1990, p. 10.
Le texte libre avant Freinet : Tolstoï et Münch
NOTE DE L’ÉDITEUR Une version abrégée de ce texte est parue en 1997 sous le titre « Tolstoï et Münch précurseurs du texte libre », Lignes d’écriture, no 4, février-mars 1997. 1
C’est à Freinet qu’on attribue généralement la paternité de la pratique la plus répandue de sa pédagogie, le texte libre. Technique largement exportée, souvent au prix de graves distorsions qui, la coupant de son contexte pédagogique et politique, l’ont dévoyée au rang de rédaction à sujet libre. Technique méprisée ou décriée par nombre de didacticiens du français qui, par ignorance ou malveillance à l’égard d’une innovation issue « de la base », n’ont pas pris le temps d’y regarder de plus près en venant observer dans les classes Freinet comment elle était pratiquée.
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C’est la question de l’origine qui nous intéresse ici. On sait maintenant que Freinet, créateur du plus grand mouvement pédagogique français du xxe siècle, mouvement qui rayonne dans quelque 43 pays, n’est pas le génial inventeur isolé et autodidacte qu’une certaine légende dorée nous a longtemps présenté, en particulier son épouse Élise 1 . Freinet était cultivé : grand admirateur de Pestalozzi, il a rencontré les grands théoriciens de l’École moderne – Decroly, Cousinet, Ferrière 2 . Il a participé aux grands rassemblements de pédagogues engagés de l’après-guerre. Il n’est l’inventeur ni de l’imprimerie à l’école, ni de la coopérative, ni des centres d’intérêt, ni du journal scolaire, ni de l’expression artistique enfantine. Plus qu’un théoricien, Freinet est, selon le mot
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de M. Barré dans la biographie qu’il lui a consacrée, un « orpailleur » prenant et surtout expérimentant dans la classe ce qu’il y a de meilleur chez les « inventeurs » 3 . En fait, Freinet est un formidable ingénieur qui adapte, améliore, combine, articule 4 . Il en va du texte libre comme des autres techniques Freinet. Je m’attacherai à présenter deux sources plus que probables – parmi d’autres qui restent à explorer (je pense ici à Francisco Ferrer) – du texte libre : Léon Tolstoï et Paul Georg Münch.
Tolstoï 4
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Freinet connaît l’école d’Iasnaia Poliana et partage avec Tolstoï la conviction quasi mystique d’une capacité naturelle des enfants de paysans à apprendre et à créer. On ne peut savoir avec certitude si Freinet connaissait directement l’article sur lequel je m’appuie : pour des raisons bien regrettables, les chercheurs n’ont pas accès à la bibliothèque personnelle de Freinet. L’article au titre paradoxal et provocateur « Qui doit enseigner l’art littéraire et à qui ? L’enseignerons-nous aux enfants des paysans ou les enfants des paysans nous l’enseigneront-ils ? » a été publié dans la revue Iasnaia Poliana en 1862 5 . L’article commence par un rectificatif : dans un précédent numéro de la revue, un texte a faussement été attribué à un élève alors qu’il avait été composé par… Tolstoï lui-même. Pourtant, la confusion était impossible : On remarque cette nouvelle non pas parce qu’elle est meilleure mais parce qu’elle est pire, incomparablement pire que tous les récits des enfants 6 .
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Tolstoï décrit alors par le menu la composition (ou co-composition) de deux nouvelles inspirées de proverbes russes. (Il s’agit donc, déjà, de l’écriture de textes longs.) Au début, les enfants ne comprennent pas le sens de l’exercice et demandent à Tolstoï de commencer. Il s’exécute et écrit la première page qu’il considère « comme une mouche dans du lait tant elle est fausse, artificielle et mal écrite ».
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Suit un long épisode décrivant les enfants lisant par-dessus son épaule, critiquant, suggérant…, puis écrivant eux-mêmes. Chaque enfant défend des positions personnelles. À propos de la description des personnages : faut-il les décrire d’un seul trait au début du texte, ou bien au fur et à mesure de l’avancement du récit ? Sur des questions de détail, un des enfants veut mettre à un homme une pelisse de femme. On ne devine pas pourquoi c’est précisément la pelisse de la femme, et en même temps on sent que c’est admirable, que ce ne peut être autrement. Chaque mot artistique, qu’il soit dit par Goethe ou Fedka [un des écoliers], se distingue du mot ordinaire parce qu’il provoque un nombre incalculable d’idées, d’images, de représentations.
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La séance de travail dure quatre heures :
Ils ne sentaient ni la faim ni la fatigue et se fâchaient contre moi quand je cessais d’écrire. Ils se mirent à écrire à tour de rôle mais bientôt ils s’arrêtèrent.
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Le travail se poursuit. Tolstoï qui a des doutes quant à la spontanéité de l’écriture s’absente. Les enfants travaillent seuls. La décision est alors prise d’imprimer le texte sous les trois signatures : Makharov, Morosov et Tolstoï. Après avoir décrit la rédaction d’une autre nouvelle, Tolstoï se demande ce que l’on peut tirer, sur un plan pédagogique, de ces expériences dont il reconnaît les limites : la nouvelle n’est qu’un genre, ces enfants sont d’heureuses exceptions, je les ai influencés involontairement, on ne peut généraliser à partir d’un cas intéressant… Sa conviction intime est que « le sentiment du vrai, du beau, du bien est indépendant du degré de développement ». À partir de là, il s’agit pour l’enseignant de viser non le développement, mais l’harmonie : « On ne peut pas apprendre à élever un enfant [parce qu’il] est plus près que moi de l’idéal d’harmonie. » En conséquence, il faut se contenter de laisser l’enfant libre et cesser de l’instruire, puisque c’est ainsi qu’il écrit « une œuvre poétique qui n’a pas son égal dans la littérature russe ». Quel est alors le rôle du maître ? Accompagner les enfants en leur proposant des sujets variés sans les inventer exprès pour eux.
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Les esprits curieux ou sceptiques pourront s’exercer à retrouver les mêmes idées dans à peu près les mêmes termes chez Freinet !
Münch 7 12
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On sait peu de choses sur ce pédagogue praticien rattaché au mouvement de l’Arbeitsschule, sinon qu’il est né en 1877 à Leipzig. Il est donc de dix-neuf ans l’aîné de Freinet et aussi citadin que Freinet était rural. À 14 ans, il entre à l’École normale « pire que les prisons américaines » dit-il. En réaction, il voudra introduire la joie, l’humour à l’école, lourde tâche dans la Prusse de l’époque ! Il est l’auteur d’un ouvrage traduit en français aux éditions de l’École émancipée à Saumur, hélas sans date de publication 8 , sous le titre Quel langage !. Le titre original en allemand Dieses Deutsch ! signifie littéralement « Quel drôle d’allemand ! », « allemand » étant la contraction de Deutsch Ausfatz, la composition d’allemand. Si on ne connaît pas la date de parution en français, du moins sait-on qu’elle est antérieure à 1923 puisque quatre extraits ou « bonnes feuilles » ont été publiés dans la revue L’École émancipée, et traduits par F. Bernard à partir de cette même année. À la même période, Freinet publiait ses premiers articles dans la même revue dont deux relatant sa visite enthousiaste dans une école prussienne… (octobre, novembre 1922). Aurait-il rencontré Münch à cette occasion ? Si l’on n’a pas la certitude absolue qu’il ait lu le livre dans son intégralité, il est pour le moins tentant de voir dans une des phrases de conclusion de Münch « Nul ne puisera dans la source s’il n’a pas soif » 9 l’origine de « L’histoire du cheval qui n’a pas soif » des Dits de Mathieu 10 , texte qui sera illustré par Freinet dans un petit film du même titre. Ce qui est tout à fait certain, c’est que Freinet a lu les extraits parus dans L’École émancipée et que, en conséquence, on peut affirmer qu’il connaît la teneur de la pensée et de la pratique de Münch. Avant d’entrer dans une analyse plus poussée de la théorie de Münch, disons tout de suite que le terme de composition libre apparaît 4 fois dans le texte. Freinet n’est donc pas l’inventeur « originaire »
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du terme texte libre. Encore faut-il savoir ce que Münch entend par composition libre. Münch commence par une critique sévère de la rédaction du style « portrait d’un chat » ou « arrivée du printemps » : « source de clichés, lit de pacotilles ». Même les sujets que l’on pourrait imaginer « stimulateurs » pour les enfants, comme « si j’avais cent marks » ou « si j’avais de grandes culottes », ne donnent rien sans « l’observation directe » 11 . Observation et communication sont les mots clés de la conversion de Münch qui renonce à la rédaction pour inventer une technique d’observation-écriture. Il donne toute une série d’exercices pour illustrer sa technique. En voici un qui n’est pas sans évoquer certaines situations adidactiques de la théorie des situations didactiques de G. Brousseau 12 : Un tiers de la classe joue au football dans la cour de récréation ; un tiers de la classe observe à la fenêtre et dit ce qu’elle voit ; le troisième tiers écrit un texte, et à la fin, on compare… À partir de ce type d’exercice, fini le style livresque, arrive l’authenticité et, très important pour Münch, l’humour. La composition libre est née. Münch en donne cinq conditions : 1) l’observation vécue ; 2) les pensées personnelles ; 3) l’intérêt vif qui pousse à écrire ; 4) le désir de communiquer à un tiers ; 5) le droit à la critique immédiate des pairs 13 . À ces conditions, il faut ajouter deux clauses, pour lui, essentielles : 1) la liberté quant au choix du support sur lequel est écrit le texte et 2) la non-prise en compte de l’orthographe, dans un premier temps du moins : si l’on veut inspirer à quelqu’un une horreur du métier de pédagogue, il suffit de jeter dans ce monde de la pensée le mot terrible : orthographe !
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La grammaire viendra après, à partir des productions elles-mêmes et par le jeu : « la grammaire doit être consommée chaude pour être digérée » 14 . Comment les textes sont-ils évalués ? Par l’intérêt ou l’ennui qu’ils suscitent auprès de leurs camarades : « des enfants qui ne sont pas instruits de l’intéressant et de l’ennuyeux ne feront jamais une rédaction convenable. »
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Enfin, comme Freinet et tous ces pédagogues de l’immédiat aprèsguerre, Münch ne cache pas la finalité sociale et politique de cette pédagogie révolutionnaire de l’écriture enfantine : « cela donne des hommes qui dans leur profession ne demeureront ni des serfs, ni des manœuvres 15 . » Voilà brièvement résumée la théorie de Münch. Inutile d’insister sur la filiation avec Freinet. Que Freinet ait suivi Münch, je pense l’avoir montré, qu’il ne l’ait pas cité, la chose était courante. Plus pertinent est de voir ce que Freinet a fait de la géniale invention de Münch. En associant texte libre et imprimerie, puis en diffusant les textes aux parents et correspondants – les fameuses Gerbes à partir de 1926 –, Freinet a donné sa pleine mesure à la fonction communicative de l’écriture préalablement reconnue par Münch, comme source de motivation. Ce que j’ai appelé moi-même rétromotivation : ce sont la disponibilité de l’outil, la perspective de sa magnificence (le terme est de Freinet), de sa légitimation sociale (le texte imprimé), et sa duplication qui motivent l’enfant à écrire ce qu’il a observé ou à construire des fictions.
NOTES 1. C. Freinet, La méthode naturelle, Neuchâtel, Delachaux et Niestlé, 1968. 2. D. Hameline, « Célestin Freinet et Adolphe Ferrière ou le pourquoi d’un compromis », in La pédagogie Freinet. Mises à jour et perspectives, P. Clanché, É. Debarbieux et J. Testanière (éd.), Bordeaux, Presses universitaires de Bordeaux, 1994, p. 25-40. 3. M. Barré, Célestin Freinet. Un éducateur pour notre temps, MouansSartoux, Publications de l’École moderne française, 1995. 4. Pour mesurer l’ouverture et la culture pédagogique de Freinet, on pourra consulter le recueil de fac-similés de ses articles publiés dans
la revue L’École émancipée, reproduit dans C. Freinet, Les années École émancipée de Célestin Freinet 1920-1936, Paris, Éditions EDMP – École émancipée, 1996, p. 17. 5. L. Tolstoï, Œuvres complètes, Paris, Stock, 1905, p. 269-311. 6. C’est l’auteur qui souligne. 7. C’est Denis Roycourt, militant Freinet, instituteur à Auxerre, qui m’a fait connaître Münch et m’a fourni les textes sur lesquels j’ai pu travailler. Qu’il en soit remercié. 8. Ni les archivistes de L’École émancipée, ni des collègues allemands n’ont pu me donner plus de précisions sur les dates de publication originale ou de traduction. Une recherche automatisée signale l’existence d’un ouvrage de Münch publié à Leipzig en 1921 et intitulé Die Kunst Kinder zu unterrichten – Ein unterhaltsames Büchlein über die Arbeitsschule. 9. G. Münch, Quel langage !, Saumur, Éditions de l’École émancipée, s. d., p. 246. 10. C. Freinet, Les dits de Mathieu, Neuchâtel, Delachaux et Niestlé, 1967, p. 21. 11. G. Münch, Quel langage !, p. 21. 12. G. Brousseau, Théorie des situations didactiques, Grenoble, La pensée sauvage, 1998, p. 58-60. 13. G. Münch, Quel langage !, p. 68. 14.Ibid., p. 87. 15.Ibid., p. 246.
Éthique et pragmatique : Wittgenstein et Freinet instituteurs
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Wittgenstein et Freinet ne se sont jamais rencontrés. Probablement ignoraient-ils tout l’un de l’autre. Le premier, né à Vienne en 1889 et mort à Cambridge en 1951, est maintenant considéré comme un des plus grands sinon le plus grand philosophe du xxe siècle. Le second, né à Gars (Alpes-Maritimes) en 1886 et mort à Vence (AlpesMaritimes) en 1966, a créé l’un des plus importants, sinon le plus important mouvement français de pédagogie active, l’École moderne, plus connue sous le nom de pédagogie Freinet. Longtemps critiqué violemment, jugé aujourd’hui dépassé par certains, Freinet reste une référence incontournable. Outre le fait d’être contemporains, Wittgenstein et Freinet ont en commun d’avoir été tous les deux instituteurs à la même époque et dans des conditions géographiques et sociales tout à fait comparables. À première vue, cela n’est pas suffisant pour les rapprocher. Philosophe de vocation, Wittgenstein exerça le métier d’instituteur pendant six ans. Freinet sera instituteur plus de quarante ans et son œuvre « philosophique » d’ailleurs tardive est considérée avec une condescendance souvent justifiée. On préfère à juste titre ses écrits pédagogiques et militants. Dans leur origine sociale et leur formation, tout les sépare. La famille Wittgenstein est une des plus grosses fortunes industrielles de l’empire austrohongrois. Après de brillantes études techniques à Vienne et Berlin et avant de s’intéresser aux questions philosophiques, L. Wittgenstein se destine à une carrière d’ingénieur en aéronautique. Fils de petits paysans, Freinet suit la filière primaire supérieure qui le conduira à l’École normale d’instituteurs de Nice. Il envisage un moment de se
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présenter au concours de l’inspection, mais renonce rapidement à ce projet. Pourtant sur plus d’un point, les idées et les pratiques pédagogiques du philosophe instituteur et de l’instituteur philosophe se ressemblent. Ce sont quelques-uns de ces points de convergence que je vais m’efforcer de mettre en lumière. On verra que la façon dont l’un et l’autre articulent la réflexion philosophique et la pratique pédagogique, en soumettant la question de l’apprentissage à une critique pragmatique – elle-même subordonnée à l’impératif éthique d’un espoir social –, n’est pas sans intérêt pour le temps présent. Premier rapprochement, leur situation « morale » à la fin de la première guerre mondiale : ils ont tous les deux une trentaine d’années. Tous deux ont fait la guerre. Tous deux en ont souffert dans leur corps et dans leur esprit. Wittgenstein voit mourir plusieurs de ses proches, il est lui-même fait prisonnier et reste enfermé neuf mois à Monte Cassino. Freinet est blessé au poumon et doit passer plusieurs années en maison de repos. Comme beaucoup de jeunes de cette génération, ils sont plus déprimés que soulagés. Néanmoins, intellectuels, ils veulent tout faire pour que la boucherie qu’ils ont vécue soit bien « la der des der ». Les mouvements pacifistes se multiplient. L’éducation est alors considérée comme le vecteur qui doit forger une génération qui ne se laissera pas aller aux errements de la précédente… Pour Freinet, la voie est tracée. Contre l’avis des médecins, il prend une classe rurale à Bar-sur-Loup (Alpes-Maritimes). Pour Wittgenstein, l’origine de la vocation est moins évidente. En tout cas, ce ne sont pas ses origines sociales qui le prédisposent à l’exercice d’une profession alors peu valorisée. Il vient d’écrire son Tractatus logico-philosophicus qui aura beaucoup de mal à trouver un éditeur. Certains, dont Bertrand Russel, voient déjà en lui un des grands espoirs de la philosophie. Lui-même considère alors sa carrière philosophique terminée. Avant de rentrer dans le giron philosophique et d’y faire la carrière que l’on sait, il va exercer les activités de jardinier dans un couvent, d’architecte puis… d’instituteur. Comment faire le lien entre le
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philosophe abstrait et l’instituteur dévoué s’attachant à alphabétiser les plus pauvres ? Le Tractatus se termine sur un aphorisme célèbre mais hélas mal traduit, en français du moins, par P. Klossowski : « 7. – Ce dont on ne peut parler, il faut le taire » 1 . Son interprétation triviale est la suivante : « ce dont on ne peut parler », c’est-à-dire tous les discours qui ne peuvent se ramener à des propositions simples dénotant un état du monde et dont on ne peut pas, par conséquent, mesurer la valeur de vérité – par exemple, les propositions concernant l’éthique, l’esthétique et la religion –, « il faut le taire » : ces domaines sont hors du champ de la philosophie et de la rationalité. Cette interprétation courante et inexacte provient : 1. D’une traduction peu fidèle. Voici le texte allemand : Vovon mann nicht sprechen kann, daruber muss mann schweigen ; la version anglaise reconnue par Wittgenstein : What we cannot speak about we must pass over in silence ; et deux traductions françaises littérales que nous risquerons : « De quoi on ne peut pas parler, sur cela on doit se taire » ou bien « Quand on ne peut pas parler de quelque chose, il faut se taire à son sujet ». En aucun cas, il n’est dit qu’il faille abandonner les questions dont on ne peut parler (c’est-à-dire émettre des propositions) ! 2. D’une interprétation positiviste de la philosophie de Wittgenstein. En effet, bien loin de négliger le domaine des valeurs, Wittgenstein tient celui-ci pour le seul qui vaille réellement la peine.
Grand admirateur de Tolstoï, menant une vie ascétique en dépit de sa fortune, il considère sa mission d’intellectuel comme une tâche avant tout éthique. À la fin de sa vie, il renoncera à enseigner par peur de « faire du mal » à ses étudiants. Sa grande entreprise de déconstruction du discours philosophique ne vise pas à annuler la philosophie, mais à l’épurer afin qu’on la prenne au sérieux. Si Wittgenstein choisit le métier d’instituteur, ce n’est ni par dépit, ni pour tourner le dos à la philosophie, mais bien pour prolonger le Tractatus, là où il l’a laissé (cette fameuse proposition 7). Sur ce point, les deux extraits de lettres qui suivent sont formels. La première à son ami P. Engelmann : Je travaille beaucoup et voudrais devenir meilleur et plus intelligent. Or ces deux choses ne sont qu’une seule et même chose. Que Dieu
m’aide 2 .
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La seconde à son éditeur Von Ficker :
L’intention du livre est éthique. J’ai envisagé d’insérer dans la préface une phrase qui n’y figure pas à présent, mais que je vais reproduire pour vous ici, parce qu’elle vous donnera peut-être la clé de l’œuvre. Ce que je voulais écrire était ceci : mon œuvre comprend deux parties : celle qui est présentée, plus tout ce que je n’ai pas écrit. Et c’est précisément la seconde qui est importante. Mon livre trace les limites de la sphère éthique en quelque sorte de l’intérieur, et je suis convaincu que c’est la seule façon rigoureuse de les tracer 3 …
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En devenant instituteur, Wittgenstein va « montrer » ce qui ne peut être « dit ». Alors « sa langue devient la langue d’une foi muette » comme le dit un de ses biographes, A. Hübner. Avant d’enseigner à Trattenbach, petit village très pauvre de BasseAutriche, situé près de Kirchberg am Wechsel, à une soixantaine de kilomètres de Vienne, aujourd’hui siège de la Wittgenstein Gesellschaft, il passe un an à l’École normale de Vienne et y obtient son certificat d’aptitude pour l’enseignement primaire le 5 juillet 1920. Vienne « la rouge » était alors administrée par des socialistes réformistes généreux – ceux-là mêmes qui, en 1927, construiront la Karl-Marx-Hof, première cité ouvrière salubre et dotée d’équipements sanitaires et sociaux modernes. Le ministre de l’Éducation, O. Glöckel, avait entrepris une réforme scolaire visant à favoriser l’alphabétisation des enfants des milieux populaires. Manifestement, Wittgenstein a été imprégné par cette réforme qui s’inspire de la psychologie de C. Buhler. Wittgenstein prend son poste le 18 septembre 1920. Dans plusieurs lettres, il soulignera le caractère pauvre, inculte et rustre de la population 4 . Freinet a pris son poste tout juste six mois plus tôt, le 1er janvier 1920, dans un petit village de l’arrière-pays niçois, tout aussi pauvre que Trattenbach. Si les deux hommes ont vécu des expériences comparables durant les cinq années de la guerre, il est bien évident que Freinet n’a pas derrière lui l’expérience culturelle et philosophique de Wittgenstein. Pourtant, il n’est pas le pédagogue aux pieds nus, l’autodidacte bucolique que présente son épouse Élise dans son ouvrage par ailleurs indispensable Naissance d’une pédagogie
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populaire 5 . À l’entendre, Freinet aurait inventé une façon nouvelle et révolutionnaire de faire la classe parce que, affaibli par sa blessure au poumon, il ne pouvait pas la faire de la manière habituelle. En fait, on sait que Freinet a découvert, lu et rencontré très tôt les pédagogues de l’école de Genève, Cousinet, Ferrière, Dottrens. On sait aussi qu’il a eu des contacts avec les mouvements allemands d’Éducation nouvelle, qu’il a participé à un congrès à Leipzig et visité les écoles de Hambourg. Le premier article qu’il publie en 1921 dans la revue L’École émancipée n’est autre que la traduction effectuée par ses soins d’un texte d’un pédagogue allemand, Adolphe Rochl, intitulé « Pédagogie de notre nature la plus intime » avec comme sous-titre « Capitalisme de culture » 6 … De là à penser une filiation commune aux pratiques pédagogiques de Freinet et de Wittgenstein, via la réforme Glöckel, il n’y a qu’un pas. Pour l’heure, le manque de maillons intermédiaires m’interdit de le franchir avec certitude. Si le terme de filiation est risqué, celui de convergences est plus que raisonnable 7 . Voilà pour la culture pédagogique. Un autre versant de la personnalité de Freinet, totalement inséparable du premier, réside dans sa culture et ses engagements politiques. Freinet est et restera toute sa vie un homme de gauche voire d’extrême gauche. Le fondement de sa pédagogie est inséparable de cet engagement. Il faut, dit-il, « faire la révolution à l’école » et il intitule le journal du mouvement L’éducateur prolétarien. Fasciné par la révolution soviétique, comme d’ailleurs Wittgenstein qui hésitera un moment à aller s’installer en URSS, Freinet accomplira le pèlerinage en 1925. René Daniel, son premier correspondant, écrit à ce propos : Nous vivions dans l’ambiance des Journées d’octobre 17 qui ébranlèrent le monde. Nous sentions un profond désir de nous affranchir et d’affranchir l’enfant de la sujétion. Bien décidés à faire autre chose que ce que nous avions subi nous cherchions notre vérité, c’est-à-dire notre accord avec nous-mêmes et avec le monde 8…
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Donc, pour Freinet comme pour Wittgenstein, au même moment et dans les mêmes conditions, l’engagement dans la carrière
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d’instituteur est vécu comme une mission auprès des enfants du peuple, mission surtout éthique pour ce qui concerne Wittgenstein et politique pour Freinet. Sur le plan même des pratiques pédagogiques, les deux hommes se rejoignent en plusieurs points. On peut, en premier lieu, avancer cette idée que, pour tous les deux, la volonté de faire accéder les enfants des classes populaires à la culture passe par une transformation dans la manière de faire la classe, et par une adaptation de l’école à la vie réelle des enfants et aux réalités de la société technique industrielle. L’originalité de l’un et de l’autre ne réside pas tant dans des systèmes pédagogiques (les idées qu’ils appliquent leur préexistent, pour la plupart), que dans la mise en œuvre de pratiques liées aux exigences politico-éthiques. Voici trois exemples de convergences pratiques.
1. Freinet reproche à l’éducation scolaire de fabriquer son propre univers de pratiques et d’outils complètement déconnectés des pratiques naturelles de l’enfant et surtout de l’évolution technologique de la société. C’est ce qu’il appelle la « scolastique » (voir infra chapitre 8). Il luttera contre cette tendance en introduisant à l’école des objets techniques réels (l’imprimerie qui permet le « vrai travail ») et intégrera progressivement les nouveautés technologiques (la caméra, la radio, le crayon bille, le magnétophone, le crayon feutre).
En bon ingénieur, Wittgenstein introduit la technologie dans un milieu culturel qui, sans doute, ne le connaissait guère, en amenant des machines dans l’école, en en faisant fabriquer par les enfants, en les conduisant dans les usines des alentours ainsi qu’au Musée technique de Vienne. 2. Freinet reproche à l’école de couper l’enfant des réalités de la vie sociale, culturelle et familiale et de séparer de manière radicale les modes d’apprentissage « naturels » que l’enfant réalise avant et hors de l'école, des modes d’apprentissage scolaires, artificiels ou « scolastiques ». C’est pourquoi, il fait sortir les enfants du cadre scolaire et les met en contact avec la nature (réalisation d’élevages et de plantations), avec les réalités économiques locales (visite chez des artisans), géographiques par le biais de la correspondance : les premiers correspondants de Freinet habitent le petit bourg de Trégunc dans le Finistère, à quelque 800 kilomètres de Barsur-Loup, école dirigée par le formidable R. Daniel. Ces activités sont ensuite exploitées dans la classe et servent aux apprentissages canoniques qui, de ce fait, prennent sens.
On sait que Wittgenstein avait pris l’habitude de rendre visite aux artisans et aux fermiers du village avec les enfants de sa classe. Ce qui lui attira la vindicte des rares propriétaires un peu fortunés, mais en contrepartie la sympathie du curé de la paroisse. On sait aussi qu’il organisait des excursions en montagne et des voyages à Vienne qu’il payait de ses propres deniers. 3. Enfin, un point de convergence exemplaire entre les deux hommes, car symptomatique de la façon dont l’un et l’autre articulent l’exigence éthique liée à l’espoir social et les moyens techniques et humains propres à la satisfaire, du moins à y tendre. Il s’agit de la question de l’apprentissage de l’orthographe, aussi épineuse en allemand qu’en français. Les solutions qu’ils préconisent ne sont ni volontaristes (comme à l’époque) ni strictement didactiques (comme maintenant), mais « pragmatiques ». Tous les deux posent deux questions : Comment aider les enfants pour qu’ils fassent le moins de fautes possible ? Et son corollaire : Quels outils pratiques peut-on mettre à leur disposition pour les y aider afin qu’ils y parviennent de façon autonome ?
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Parmi ces outils, je retiendrai pour les comparer le Wörterbuch fur Volksschulen 9 de Wittgenstein et deux fascicules publiés par la CEL (coopérative de production du mouvement Freinet) : Orthodico de R. Lallemand, numéro 242 de la fameuse Bibliothèque de travail, les BT (1953), et J’écris tout seul, répertoire orthographique par J. Martin et M. Salaün et un groupe de travail de l’ICEM 10 qui lui fait suite et le complète 11 . Alors que Wittgenstein ne parvenait pas à faire publier son Tractatus, la maison Hölder-Pichler-Tempsky acceptait sans difficultés le manuscrit du Wörterbuch. Par contre, l’administration scolaire, pourtant favorable à la réforme Glöckel mais sans doute troublée par la conception de ce dictionnaire, tergiversa longtemps avant de donner son agrément, tant et si bien que l’ouvrage ne parut qu’en 1926, année de la démission de Wittgenstein. Ce dernier fut contraint de fournir un texte explicatif du plus grand intérêt car, hormis quelques lettres, il constitue le seul témoignage direct des positions pédagogiques de son auteur. J’en rapporte maintenant les trois principaux arguments en présentant en parallèle ceux des deux dictionnaires publiés par le mouvement Freinet, dont les préfaces
sont beaucoup plus succinctes, Freinet s’étant longuement expliqué sur la question de l’orthographe dans des textes polémiques comme le fameux Plus de manuels scolaires ou plus théoriques comme La méthode naturelle 12 . 20
L’objectif de Wittgenstein n’est ni d’enseigner ni de corriger, mais d’aider (abhelfen) les élèves à améliorer leurs performances en éveillant leur « conscience orthographique ». On y parviendra par : La motivation :
l’orthographe des mots devient un problème intéressant et urgent pour l’élève, principalement quand celui-ci en vient à l’écriture et dans la correction des rédactions 13 .
Mais cette motivation ne suffit pas : il faut que l’enfant ait accès « directement » à la graphie correcte. D’où un second principe : L’autonomisation :
Seul un dictionnaire donne à l’élève la possibilité d’être entièrement responsable de l’orthographie de ce qu’il écrit parce qu’il donne les moyens sûrs de trouver et de corriger ses erreurs quand il le veut.
De cette exigence découle un dernier principe : L’individuation :
Ce n’est pas la classe qui apprend comment orthographier mais chaque élève considéré individuellement 14 .
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Ces trois principes se retrouvent exactement dans la pédagogie Freinet. Le principe de motivation découle directement de l’institution par Freinet du texte libre auquel j’ai moi-même consacré une grande partie de mes recherches. Quant aux deux autres principes, ils sont explicitement énoncés dans la brève présentation de J’écris tout seul… : Pourquoi ce répertoire ? Avant tout pour donner le plus tôt possible son autonomie à l’enfant qui écrit. C’est un outil qui lui permet de retrouver, seul et rapidement, les mots nécessaires à son expression écrite 15 .
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Wittgenstein critique deux dictionnaires à usage scolaire. Le premier est en deux volumes. L’ordre des arguments avancés par Wittgenstein pour le récuser est tout à fait significatif : 1. Argument socioéthique : il coûte trop cher. 2. Argument ergonomique : il est difficilement manipulable car trop lourd.
3. Argument pragmatique : il contient trop de mots dont les élèves ne se servent jamais, ce qui rend la recherche difficile et fastidieuse pour les mots usuels. 4. Argument utilitaire : il ne contient pas certains mots très usités et qui sont ceux à propos desquels les élèves font le plus fréquemment des fautes.
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Le second dictionnaire, bien que plus petit, ne trouve pas davantage grâce à ses yeux car il combine les deux derniers défauts du plus gros. En conséquence, après avoir commencé par dicter un dictionnaire à ses élèves, tâche longue et délicate (il faut contrôler au fur et à mesure), Wittgenstein entreprend d’en composer un lui-même à partir de son expérience d’enseignant.
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Les deux brochures émanant du mouvement Freinet sont peu coûteuses et pratiques à consulter. On peut lire dans la préface de l’Orthodico : Les deux qualités d’un bon dictionnaire d’orthographe sont la sûreté et la rapidité […]. Pour une recherche rapide, les « petits » dictionnaires ont toujours un volume exagéré. Nous avons donc tout fait pour réduire et pour accélérer la recherche 16 .
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Et dans celle de J’écris tout seul… :
Le dictionnaire a été mis au point coopérativement, jour après jour dans nos classes, par observation directe des tâtonnements des enfants dans leur processus de recherche lors de l’élaboration de leurs textes et de leurs lettres 17 .
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Le Wörterbuch contient 2 500 termes. Wittgenstein justifie son choix par des critères pragmatiques et non par des critères lexicographiques : seuls les mots familiers aux élèves de l’école élémentaire autrichienne sont répertoriés, [mais] d’un autre côté il est nécessaire que le dictionnaire soit aussi complet que possible pour plusieurs raisons dont la moindre n’est pas la suivante : si l’élève cherche des mots en vain, il deviendra mal assuré [unsicher] et à la longue ne consultera plus le dictionnaire 18 .
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Partant de ce principe général, il adopte un certain nombre de dispositions liées aux particularités de la langue allemande concernant les composés, les mots de racine latine et les expressions dialectales. [J’écris tout seul…] comprend 3 600 mots environ. Les mots retenus sont ceux utilisés par les enfants (dépouillement systématique des textes et des lettres). Ce vocabulaire a été confronté avec les différentes listes utilisées pour l’élaboration du français fondamental 19 .
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Dans l’Orthodico, il est précisé que, par souci d’économie, les mots rares, ceux dont l’orthographe ne fait pas de doute et les termes d’usage local, ne sont pas répertoriés. Par contre, figurent certaines formes verbales courantes mais difficiles pour les petits par exemple : c’est, il faut, etc.
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Enfin le classement des mots. La langue allemande pose un problème à cet égard. Faut-il s’en tenir strictement à l’ordre alphabétique (principe logique) ou grouper les dérivés après le mot de base (principe psycholinguistique et psycho-pédagogique) ? Wittgenstein répond : cela dépend des cas ! Ce sont toujours les arguments pédagogiques et pragmatiques qui doivent l’emporter. Dans chaque cas où la référence à un principe dogmatique va à l’encontre de mon but, cette référence doit être abandonnée, même si cela complique la tâche de l’auteur […]. Maintes et maintes fois les principes psychologiques (là où l’élève cherche le mot, comment faire en sorte de le protéger, de la meilleure manière, de la confusion) rompent avec les principes grammaticaux 20 .
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Dans chaque cas, il faut trouver un compromis (Kompromiss) en groupant ensemble les mots qui ont, selon l’expression, un « air de famille » (Verwandt), principe qui fera fortune dans les Investigations philosophiques.
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La difficulté spécifique de l’orthographe du français est liée au décalage entre la phonie et la graphie. Ce décalage est source de fréquentes fautes chez les débutants et rend inopérante pour eux la
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recherche dans un dictionnaire classique. C’est pourquoi, dans Orthodico, « on doit trouver le mot cherché non seulement à sa place orthographique, mais encore là où on croit le trouver » 21 . Ainsi, on trouve les mots « hache » et « entre » à la lettre A, le mot « quatre » à la lettre C, le mot « cinquante » à la lettre S, etc. C’est simple, mais il fallait y penser. J’ai volontairement marqué les accords entre les deux pensées de Wittgenstein et de Freinet. Bien évidemment, il y a aussi des divergences, notamment en ce qui concerne l’apprentissage des mathématiques et les relations personnelles entre le maître et les élèves. Ce sont d’ailleurs des problèmes relationnels qui pousseront Wittgenstein à démissionner en 1926. On pourrait poursuivre et approfondir la confrontation sur un plan plus philosophique en comparant la notion wittgensteinnienne de « forme de vie » avec la notion freineticienne de « technique de vie » 22 .
NOTES 1. L. Wittgenstein, Tractatus logico-philosophicus, suivi d’Investigations philosophiques, P. Klossowski (trad.), Paris, Gallimard, 1961, p. 107. 2. W. W. Barthley, Wittgenstein, une vie, Bruxelles, Complexe, 1978, p. 41. 3.Ibid., p. 46. Souligné par l’auteur. 4. K. Wünch, Der Volsschullerer Ludwig Wittgenstein, Francfort, Surkamp, 1985. 5. É. Freinet, Naissance d’une pédagogie populaire, Paris, Maspero, 1969. 6. C. Freinet, Les années École émancipée de Célestin Freinet 1920-1936, Paris, Éditions EDMP – École émancipée, 1996, p. 17. 7. Dans un ouvrage ancien (1927) consacré à l’Éducation nouvelle en Autriche, Dottrens évoque les « classes d’expérience » créées par le
socialiste Glöckel en 1919, directement inspirées des « méthodes nouvelles », ainsi que les « communautés de travail groupant librement les maîtres des divers ordres d’enseignement » (Lehrer Arbeitsgemeinschaten) initiées par le même Glöckel. Les principes pédagogiques de la réforme sont résolument démocratiques et puérocentristes : « L’enfant doit trouver à l’école un milieu favorable au plein épanouissement de ses aptitudes et pouvoir prétendre à une culture aussi étendue que ses capacités le lui permettent quelle que soit sa situation sociale. » (R. Dottrens, L’éducation nouvelle en Autriche, Neuchâtel, Delachaux et Niestlé, 1927, p. 32). De Glöckel luimême on dispose, en français, du résumé d’une conférence non datée mais nécessairement antérieure à octobre 1923, date de sa publication dans la revue Pour l’Ère nouvelle (O. Glöckel, « La réforme scolaire en Autriche (résumé) », Pour l’Ère nouvelle, Rapports du IIe congrès international d’éducation nouvelle, no 8, 1923, p. 103-105). L’intérêt de cette importante revue pour ce qui se passait alors en Europe centrale est confirmé par un article de son rédacteur en chef, A. Ferrière, intitulé « Notes de voyage (Autriche, Hongrie, Roumanie) » (Pour l’Ère nouvelle, no 47, 1929, p. 81-87). Il est question à Vienne d’un certain conseiller scolaire M. Steikal qui propose un programme pour répondre à la question « Comment former et diriger une classe pour en faire une communauté de vie et de travail ? »… 8. C. Poslaniec, Interview de monsieur René Daniel, ancien instituteur à Saint-Philibert-de-Tregunc entre 1925 et 1931, premier correspondant de Freinet, document dactylographié, 1985. 9. Le Wörterbuch a d’abord été publié à Vienne en 1926 chez HölderPichler-Tempsky, puis réédité en fac-similé chez le même éditeur en 1977 augmenté d’un texte de présentation d’A. Hübner et surtout d’une préface de Wittgenstein lui-même, qui ne figurait pas dans la première édition (cinq pages denses, tapées à la machine, également reproduites en fac-similé), datée du 22 avril 1925. Ce précieux texte a été traduit pour nous par F. Chabaud. 10. Institut coopératif de l’École moderne.
11. J. Martin et M. Salaün, J’écris tout seul, répertoire orthographique, Cannes, École moderne française, 1975. 12. C. Freinet, Plus de manuels scolaires, Saint-Paul, Éditions de l’imprimerie à l’école, 1928 ; La méthode naturelle, Neuchâtel, Delachaux et Niestlé, 1968. 13. L. Wittgenstein, Wörterbuch für Volksschulen [1926], Vienne, Hölder-Pichler-Tempsky, 1977, p. XXV [édition en fac-similé]. 14. Souligné dans le texte. 15. Souligné dans le texte. 16. R. Lallemand, Bibliothèque de travail, no 242, Orthodico, 1953, p. 2. 17. J. Martin et M. Salaün, J’écris tout seul…, p. 2. 18. L. Wittgenstein, Wörterbuch für Volksschulen…, p. XXVI. 19. J. Martin et M. Salaün, J’écris tout seul…, p. 2. 20. L. Wittgenstein, Wörterbuch für Volksschulen…, p. XXVIII. 21. R. Lallemand, Orthodico, p. 3. 22. Ce qu’a fait G. Larossa dans « Wittgenstein et Freinet, points de vue pragmatiques naturalistes et sociaux », in La pédagogie Freinet. Mises à jour et perspectives, P. Clanché, É. Debarbieux et J. Testanière (éd.), Bordeaux, Presses universitaires de Bordeaux, 1994, p. 293-304.
Les aléas de l’écriture fictionnelle à l’école élémentaire
NOTE DE L’ÉDITEUR Une version de ce texte est parue en 1985 sous le titre « La production du récit de fiction à l’école élémentaire, problème linguistique ou problème psychologique », Bulletin de psychologie, 71, XXXVIII, 1985, p. 613-623.
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Considérez non pas comme évident mais comme un fait étonnant que les tableaux et les fictions narratives nous causent du plaisir, occupent nos esprits.
L. Wittgenstein Les enfants de l’école élémentaire ont de grosses difficultés à produire des textes de fiction cohérents comparables, toutes proportions gardées, aux productions adultes. Loin de s’estomper, ces difficultés s’accroissent au cours même de la scolarité primaire pour atteindre un sommet au CM2. Je m’efforcerai ici d’inventorier ces difficultés et de montrer qu’elles sont plus d’ordre psychologique que linguistique. Pour cela je tenterai, en m’inspirant de modèles théoriques spécifiés, de définir un statut cognitif du récit de fiction littéraire que je citerai maintenant en abrégé RFL.
Le texte libre de fiction 2
Mes précédents travaux 1 portent sur la production du texte littéraire à l’école dans le cadre de la pédagogie Freinet et de
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l’activité dite texte libre. J’avais aussi consacré une thèse de doctorat d’État 2 à l’examen de quelque 7 500 textes libres produits par 200 enfants garçons et filles dans 20 classes de CP, CE1, CE2, CM1, CM2 du département de la Gironde fonctionnant selon les principes de cette pédagogie. De cette masse de textes, je ne retiendrai présentement que les textes de fiction, lesquels représentent moins d’un tiers de la production. Leur proportion suit une courbe croissante jusqu’au CE2, décroissante ensuite. Pour être – au départ du moins – pragmatique et quelque peu simpliste, je dirai qu’est texte de fiction tout récit ne relatant pas des événements vraisemblablement vécus par celui qui les rapporte. Les enfants qualifient eux-mêmes ces textes de textes « inventés » par opposition aux textes « vrais ». Une remarque cependant : que les enfants écrivent des textes en se mettant en scène en tant que sujet de l’énoncé n’implique pas pour autant que ceux-ci soient rangés par leurs auteurs dans la catégorie des textes « vrais ». Dans la production des textes de fiction, on peut distinguer trois périodes nettement séparées : Au CP, écrire des textes de fiction consiste principalement à associer des sujets et des prédicats de manière ludique : « la petite maison se promène et s’arrête pour manger… ». R. Jakobson 3 a particulièrement insisté sur l’importance de cette phase ludique. Selon lui, le fait d’attribuer à un sujet des prédicats invraisemblables est la manifestation cruciale de la libération du langage par rapport à l’expérience sensible. Il faut bien reconnaître cependant que, au CP, cette libération reste encore très phrastique et qu’elle n’embraye pratiquement jamais sur une intrigue textuelle. Le CE voit une éclosion importante de textes de type histoire au sens donné à ce terme par É. Benveniste 4 . Les textes de fiction se présentent sous la forme du conte : utopie, uchronie, étiquetage explicite : « il était une fois », emploi massif de l’imparfait, etc. À partir du CM, on observe un changement radical dans la production des RFL. Leur proportion diminue considérablement
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alors que la production globale des textes s’accroît. Du point de vue qualitatif, l’évolution est plus symptomatique encore : disparition quasi totale des contes. Leur font place des textes interminables qui s’apparentent dans leurs intentions manifestes au roman policier ou au récit de science-fiction 5 . Du point de vue du lecteur, ces textes se caractérisent par une indigence créative notoire et ressemblent aux pires feuilletons ou dessins animés diffusés à la télévision à longueur de mercredi après-midi. Où est passée la belle liberté du CP et l’insolence de certains petits contes du CE2 ? De là à condamner le texte libre il n’y a qu’un pas que beaucoup franchissent sans précaution. La lecture attentive et modélisée quantitativement des productions des textes du CM1 et 2 montre un déplacement énonciatif en fin de scolarité primaire. Alors que l’histoire (sujet de l’énoncé non repéré par rapport à l’énonciation : « La marquise sortit à cinq heures ») domine au CE, c’est le discours (sujet de l’énoncé repéré par rapport à l’énonciation : « Hier j’ai joué au foot avec mon frère ») qui domine au CM. D’où le désinvestissement par rapport au texte de fiction. C’est bien toutefois cette rupture entre le CE et le CM qui fait problème et m’a conduit à m’interroger sur le statut du texte de fiction en tant que tel.
Quelques erreurs concernant la production du RFL 11
Sur la question de la fiction en général et sur le statut de la fiction dans la production enfantine en particulier, il me semble que l’on commet quatre erreurs dont j’ai moi-même été, peu ou prou, victime :
La première consiste à penser que le récit de fiction de type romanesque ne serait qu’un prolongement par complexification du conte de type populaire. Influencés voire fascinés par les travaux fondateurs de V. Propp et de l’école formaliste Russe, certains théoriciens du texte 6 ont pensé que l’on pouvait ramener tout texte de fiction à un certain nombre de fonctions simples se combinant suivant une « logique » de
récit. R. Barthes lui-même a souscrit à cet espoir dans un texte ancien 7 . Cet espoir constituait une aubaine pour les pédagogues : il suffisait de faire analyser aux enfants la morphologie d’un texte de fiction en utilisant le modèle de Greimas ou celui de Brémond pour qu’il soit du même coup capable de générer lui-même x textes de fiction. Il a fallu vite déchanter. En fait, entre le conte populaire et le récit romanesque, il n’y a pas continuité mais rupture. M. Bakhtine 8 a montré comment historiquement le roman vient en opposition avec le récit épique noble d’une part et le conte populaire d’autre part. Le genre roman est, selon sa propre expression, un genre « bâtard » en ce qu’il mélange toutes les formes d’expression suivant le principe de « dialoguisation » 9 . H. Broch 10 défend la même idée en qualifiant le roman de genre « kitsch ». Admettant la scission entre fiction littéraire et fiction non littéraire 11 , on est moins surpris par la scission dans la production entre le CE et le CM : d’une certaine manière, les enfants sont victimes de l’illusion d’une continuité entre le conte et le roman. La deuxième erreur provient plutôt d’une omission courante dans les travaux français. Obnubilés par l’interdit saussurien de confondre le signifié avec le référent, nous avons eu tendance à oublier le réfèrent luimême et faire comme s’il n’y avait que des signifiés. Or, le problème de la fiction est bien celui de la relation du texte à la référence. La troisième erreur est d’ordre psychologique. On a souvent exagéré la fonction expressive et/ou cathartique du récit enfantin au détriment de sa fonction cognitive, celle-ci n’étant analysée que du point de vue de la compétence linguistique. La quatrième enfin est d’ordre psycholinguistique. On a une tendance naturelle à penser que la complexité polyphonique du récit de fiction est tributaire d’une complexification de la compétence linguistique, paradigmatique et syntagmatique. Je pense que c’est faux. À mes yeux, le problème de la fiction est un problème de vision du monde et de conception des rapports entre le langage et le monde. J’irai même plus loin en disant qu’il s’agit peut-être pour le jeune enfant d’un problème moral. Pour l’enfant de l’école élémentaire, le texte « réaliste » (au sens de récit domestique) est vrai, le conte est inventé. Pour lui, ces deux catégories ne font pas problèmes. Mais, ce que nous, adultes, entendons par texte de fiction romanesque, est, pour l’enfant, perçu comme « faux », donc trompeur, donc mal. En effet, le texte de fiction « réussi » est celui qui nous fait prendre des vessies pour des lanternes : c’est en quelque sorte un faux-vrai alors que le conte est du vrai-faux. Si l’enfant n’a pas de mal à inventer l’invraisemblable, inventer le vraisemblable ressemble pour lui à mentir (voir infra chapitre 7). En fait, si l’on y regarde d’un peu
plus près, écrire un texte de fiction consiste à jouer à un jeu dans lequel tricher fait partie des règles du jeu – un peu comme au poker.
Les règles techniques de la production du RFL 12
De ce jeu particulier qu’est la production du RFL je proposerai cinq règles techniques. Quelques remarques avant leur énoncé : De ces règles on ne saurait tirer un modèle d’engendrement du RFL. Chaque RFL les dose selon des proportions variables. Certains RFL n’observent pas une ou plusieurs de ces règles. L’observance de ces règles est autant affaire de compétence cognitive que de compétence strictement linguistique. Tout jeu ayant un but, je dirai que celui du RFL est de rendre l’invraisemblable vraisemblable et le vraisemblable invraisemblable.
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Le jeu se joue au moins à deux : un écrivain et au moins un lecteur même virtuel. L’écrivain cherche – comme au poker ! – à bluffer ou, comme aimait à le dire R. Barthes, blouser le lecteur mais, à la différence du poker, avec le consentement de ce dernier. Particularité remarquable de ce jeu : ou bien les deux joueurs gagnent simultanément ou bien ils perdent simultanément. Ce jeu n’est donc pas un sport puisqu’il n’y a pas un gagnant et un perdant mais deux gagnants ou deux perdants. Voici maintenant les cinq règles, présentées de manière succincte.
Règle de rétrospection 15
Comme dans tout récit, la linéarité des signes du RFL reflète un écoulement diachronique extratextuel. Mais, alors que dans le récit non littéraire et dans le conte, le temps est prospectif, dans le RFL, le temps est en fait un temps rétrospectif 12 . Dans le RFL, narrateur et personnage passent une bonne partie de leur temps à raconter ce qui s’est passé « avant ». Cette attitude continuellement rétrospective du RFL est constitutive du « blousage ». En effet, les deux temps ne sont pas homogènes : le temps prospectif se donne volontiers comme celui du fictif (invraisemblable), par contre le temps rétrospectif se donne comme celui du réel (vraisemblable). Autrement dit, ce que
fait le héros « maintenant » (temps prospectif) est du domaine de la fiction, mais ce qu’il a fait « avant », le temps du RFL, n’est pas du domaine de la fiction : c’est du « réel ». Jacques le fataliste constitue le modèle génialement exagéré du principe de rétrospection. Cette opération de fabrication du vraisemblable par enchâssement des temps pose à l’enfant des problèmes de cohérence tels qu’il ne l’utilise pratiquement jamais.
Règle de description 16
Pas de RFL sans description 13 . La description n’est pas un simple décor ou repos dans l’action ; elle trame le récit en entrant en « belligérance » continue avec l’action 14 . La tâche du producteur en RFL consiste principalement à rendre nécessaire la description en faisant voir la scène ou le personnage par un des protagonistes du récit 15 . Ce faisant, l’écrivain rend vraisemblable l’invraisemblable (comme dans le temps rétrospectif). R. Barthes 16 va plus loin en parlant d’effet de réel. Pour lui, la notation concrète, le détail qui fait vrai (qui vaut au jeune auteur de rédaction un « bien vu » dans la marge) ne font rien d’autre que de faire entrer le réel directement dans le RFL. Cette opération de « vraisemblabilisation » par effet de réel suppose au moins trois attitudes psychologiques : La description doit paraître comme nécessaire et non pas comme juxtaposée, donc aléatoire. Pour cela, l’auteur du RFL doit se décentrer et se mettre à la place du lecteur ; en effet, celui qui écrit voit la scène, les personnages, etc., mais il faut aussi qu’il fasse voir, qu’il montre, donc qu’il change de place : évidente difficulté pour les enfants de l’école élémentaire. La description suppose que l’enfant mêle un élément vraisemblable (du vrai pour le jeune enfant) à des actions fictives (de l’inventé pour le même enfant). Ce qui pose un double problème, cognitif : intégrer le réel au possible ; et éthique, comme je l’ai dit plus haut. La description suppose un effet de mémoire. Comme l’écrit P. Handke : La description n’est évidemment qu’une manifestation du souvenir, […] elle crée une tendance au souvenir à partir d’une tendance à l’effroi 17 .
Alors que la fiction « s’invente », la description « se retrouve » mais ne s’engendre pas. Intégrer dans le RFL cette belligérance du vraisemblable puisé dans le stock mnémonique et du possible pervertit en quelque sorte
cette vraisemblance et relèverait, si l’on suit la lettre piagétienne, d’un stade en fait postérieur au stade formel. En tout cas, cette opération n’est pas à la portée des jeunes enfants.
Règle de caractère 17
Dans le RFL classique, les actants sont des caractères. Dans les textes libres, ils sont, à quelques exceptions près, des personnages. T. Todorov 18 présente ainsi la distinction : Le caractère doit être distingué du personnage. Tout personnage n’a pas de caractère. Le personnage est un segment de l’univers spatiotemporel représenté, sans plus… En tant que tel, le personnage n’a pas de contenu : quelqu’un peut être identifié sans être décrit. On peut imaginer des textes où le personnage se limiterait à cela : être l’agent d’une série d’actions. Mais dès le surgissement du déterminisme psychologique, le personnage se transforme en caractère : il agit ainsi parce qu’il est timide, faible, courageux, etc. Sans déterminisme (de cette espèce), il n’y a pas de caractère 19 .
18
Cette règle de caractère se situe au confluent des règles de rétrospection et de description. Elle réalise au plus haut point l’opération de vraisemblabilisation : le personnage a une histoire, des traits physiques, des traits de caractères réels et pourtant il n’existe pas !
Règle de dramatisation ou mise en intrigue 19
Les enfants confondent péripétie et dramatisation. La péripétie est le seul fait de l’écrivain. La dramatisation relève de la tension entre l’état du lecteur et ce qu’il sait du récit au moment où il en est de sa lecture. Dramatiser un récit consiste à conduire le lecteur à se demander sans cesse « mais que va-t-il se passer ? » alors que, bien souvent, dans les RFL, il ne se passe à proprement parler, rien ! Les procédés techniques qui permettent cette tension sont nombreux, je n’entrerai pas ici dans leur détail. L’utilisation de ces divers procédés requiert de la part de l’écrivain qu’on adopte le point de vue du lecteur. Dans le cas de la rédaction du texte libre, l’absence physique du lecteur rend cette opération délicate d’un point de vue cognitif.
Règle de mathesis 20
Un RFL ne se contente jamais de raconter une histoire. Il a toujours en même temps une ou des intentions didactiques et/ou morales. Injecter à tout propos des savoirs les plus divers dans le RFL est sans doute une des opérations les plus caractéristiques de la pratique romanesque. Le RFL devrait être considéré comme un mode particulier de la production du savoir. R. Barthes le remarque avec sa pertinence habituelle : Le roman est une mathesis tronquée, en route vers un détournement du savoir. Ce frottement des codes d’origines diverses, de styles divers est contraire à la monologie du savoir… Il se produit comme un savoir burlesque, hétéroclite (étymologiquement : qui penche d’un côté et de l’autre) : c’est déjà une opération d’écriture (l’écrivance, elle, impose la séparation des savoirs – comme on dit la séparation des genres) 20 .
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Encore une fois, mêler du savoir – donc du « vrai » – à de la fiction revient bien à vraisemblabiliser l’invraisemblable en invraisemblabilisant le vraisemblable.
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Dans les textes libres produits au CM, j’ai bien remarqué des savoirs divers (historiques, géographiques, technologiques). Ces savoirs servent plus de prétextes à la fiction que de camouflage de savoirs. En revanche, je n’ai pratiquement pas relevé de savoirs domestiques ou psychologiques dans les textes libres de fiction. Ces savoirs sont intégrés à d’autres textes dont je ne puis ici rendre compte.
RFL et Théorie des actes de parole 23
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On pourrait, « après tout ! », considérer la pratique du RFL comme une mosaïque de microcompétences marginales par rapport à la pratique langagière courante, peut-être même comme un luxe supplémentaire, de même que la littérature romanesque a pu être pensée à certains moments comme un luxe petit-bourgeois. Je voudrais maintenant prouver le contraire en montrant que la pratique du RFL met en œuvre et donc développe des savoir-faire
25
26
psycholinguistiques cognitivo-sociaux très importants bien que difficiles à cerner. Est-il possible de décrire les opérations mentales sous-tendant l’activité de RFL ? Les théories qui me servent actuellement à faire l’unité de ces processus sont, d’une part, la Théorie des actes de parole (désormais TAP) et la théorie de la réception (aussi appelée théorie de l’École de Constance). La TAP est maintenant bien connue. Je ne la présenterai ni ne la résumerai ici. Je me contenterai de pointer les attendus qui me paraissent les plus topiques pour mon propos.
La TAP considère tout dire (locutoire) comme un faire (illocutoire) et éventuellement un faire faire (perlocutoire). Un énoncé n’est pas vrai ou faux, il est réussi (heureux) ou raté (malheureux). Il n’y a pas d’énoncé vrai dans l’absolu. Tout énoncé pour réussir nécessite des « assomptions contextuelles » 21 . La réussite ou l’échec d’un énoncé dépendent de l’observance ou de la non-observance de règles explicites et/ou implicites dont certaines sont linguistiques et beaucoup d’autres extralinguistiques. Ces règles sont plus ou moins strictes.
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On attribue généralement à J. L. Austin 22 la paternité de la TAP, mais pour saisir la portée et les ouvertures psychologiques et psychopédagogiques de la théorie, il faut remonter à son véritable initiateur, L. Wittgenstein, et dans l’œuvre de ce dernier, à sa deuxième partie qui culmine avec les Investigations philosophiques (1945). Véritable retournement par rapport au Tractatus : Wittgenstein ne se pose plus la question de savoir ce dont on peut parler et ce qu’il faut taire. Il s’intéresse exclusivement au langage ordinaire, privé, trivial, pour se demander ce que l’on fait quand on parle et comment l’enfant qui apprend à parler, apprend à signifier.
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L’enfant et l’apprentissage de la signification sont au centre de la préoccupation philosophique du « second » Wittgenstein et cela de la façon la plus explicite : « Ce que je fais là, est-ce de la psychologie de l’enfant ? – Je mets en relation les concepts d’enseignement et de signification 23 . »
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Que s’est-il passé entre le Tractatus et les Investigations ? Bien des péripéties. Mais entre autres métiers (jardinier, architecte), Wittgenstein a exercé durant six ans et de façon tout à fait délibérée le métier d’instituteur en Basse-Autriche (voir supra chapitre 2). Que l’inspirateur de la TAP ait été instituteur, qu’il se soit attaché au problème de l’apprentissage actif de la langue, voilà qui me semble tout à fait pertinent pour le psycholinguiste. En effet, il me semble que les productions les plus récentes des tenants actuels de la TAP ont délaissé l’aspect génétique de la théorie pour s’attacher un peu trop exclusivement à des taxinomies fonctionnalistes dont les distinguos redoublés deviennent quelquefois byzantins. Du côté de la psychologie, J. S. Bruner, se réclamant expressément de Wittgenstein, propose une théorie très suggestive du passage entre les savoir-faire préverbaux et les premières sémantisations 24 . Résumons – sans doute abusivement – le point de vue de Wittgenstein : Proposition de base maintes fois répétée (9 fois dans les seules Investigations) : « La signification d’un mot est son usage dans le langage. » L’usage du langage n’est pas un, mais indéfini (ce qui sera contesté par Searle). Il faut citer in extenso le fameux § 23 des Investigations dans l’excellente traduction de J.-F. Malherbe : Et combien y a-t-il de sortes de phrases ? Disons l’affirmation, l’interrogation, le commandement peut-être ? Il existe d’innombrables sortes de phrases, d’innombrables manières d’utiliser tout ce que nous nommons « signes », « mots », « propositions ». Et cette polymorphie n’est pas quelque chose de fixé, de donné une fois pour toutes ; mais de nouveaux types de langages, de nouveaux jeux de langage, pourrions-nous dire, naissent tandis que d’autres vieillissent et tombent dans l’oubli. (Les changements en mathématiques pourraient nous donner une image approximative de cette situation) 25 .
Le mot « jeu de langage » doit faire ressortir ici que le parler du langage fait partie d’une activité ou d’une forme de vie. Mettez-vous devant les yeux combien les jeux de langage sont multiformes à l’aide de ces exemples et d’autres (s’il s’en trouve) : Commander, et agir d’après des commandements. / La description d’un objet d’après son aspect, ou d’après ses mesures. / La reconstitution d’un objet d’après une description (dessin). / Le récit d’un événement. / Faire des
conjectures au sujet de l’événement. / Former une hypothèse et la mettre à l’épreuve. / Représenter les résultats d’une expérimentation par des tables et des diagrammes. / Inventer une histoire ; et la lire. / Jouer du théâtre. / Chanter des rondes. / Deviner des énigmes. / Faire un mot d’esprit ; raconter. / Résoudre un problème d’arithmétique pratique. / Traduire d’une langue dans une autre. / Demander, remercier, jurer, saluer, prier.
Il est intéressant de comparer la multiplicité des instruments du langage et de leur mode d’utilisation, la multiplicité des espèces de mots et de propositions avec ce que les logiciens ont dit au sujet de l’architecture du langage. (Y compris l’auteur du Tractatus logicophilosophicus) 26 .
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Il existe des règles d’usage qui définissent la « fonction » des mots : « Compare la signification d’un mot à la “fonction” d’un fonctionnaire. Et “différentes significations” à “différentes fonctions” 27 . » Ces règles fonctionnent comme les règles des jeux et non pas comme la règle d’un jeu. Entrer dans le détail de la question des jeux de langage reviendrait à considérer l’ensemble de la philosophie du second Wittgenstein. Pour ce qui concerne mon propos ici, je dirai seulement qu’il y a des jeux (et non pas un jeu) et qu’entre ces jeux existe une ressemblance de famille. L’enfant apprend en apprenant l’usage : Lorsque l’enfant apprend le langage, il apprend du même coup ce qu’il y a lieu d’examiner et ce qui ne suppose pas d’examen. Lorsqu’il apprend qu’il y a une armoire dans la chambre, on ne lui enseigne pas à douter si ce qu’il voit ultérieurement est toujours une armoire ou seulement un trompe-l’œil de théâtre […]. L’enfant n’apprend pas qu’il y a des livres, qu’il y a des sièges, etc., mais il apprend à aller chercher des livres, à s’asseoir sur un siège, etc. 28 .
32
Pour Wittgenstein, c’est l’extralinguistique qui confère au linguistique son sens, de même que, au football, c’est de l’extragéométrique qui définit le sens de la surface de réparation. Quel rapport entre ce qui précède et le RFL ?
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Considérons le RFL comme un jeu particulier de langage qui s’apprendrait par un phénomène d’ambiance. Pourquoi un chien ne peut-il simuler la douleur ? Est-il trop sincère ? Pourrait-on apprendre à un chien à simuler la douleur ? Il est peut-
être possible de lui apprendre à hurler dans certaines occasions, même s’il ne souffre pas. Mais l’ambiance nécessaire, pour que ce comportement soit réellement simulé, fait défaut 29 .
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L’activité de RFL s’apparente à un certain type de feinte. Pour que vous perceviez ma tristesse comme feinte si je feins d’être triste, vous avez besoin d’informations contextuelles extérieures à ma mimique de feinte. On voit bien que la feinte est à distinguer du mensonge : si je mens, je m’efforce, en même temps que je dis du « non-vrai », de priver mon interlocuteur des informations qui lui permettraient de démasquer mon mensonge. Rien de cela dans la feinte : le tireur de penalty qui prend à contre-pied le gardien de but adverse ne lui ment pas, il feinte, c’est-à-dire qu’il n’exécute qu’une séquence du geste de tirer à sa droite par exemple (alors qu’en fait, il va effectivement tirer à sa gauche), en aucun cas, il ne signifie au gardien de but « je vais tirer à droite ». L’enfant lui-même sait bien feindre avec son corps dans les jeux de type « on serait… », mais, pour lui, la lexicalisation et la grammaticalisation de la feinte sont hautement problématiques. Le récit de fiction non littéraire oral est aussi une feinte ; mais dans ce dernier, la règle du jeu est explicitée par le contexte social de manifestation, ce qui la rend – relativement – facile à décrypter. Dans le cas du RFL, l’énoncé étant coupé de son contexte énonciatif, le jeu de feinte doit être intégré dans l’énoncé lui-même. Mais alors, si la feinte est dans l’énoncé, qu’est-ce qu’un énoncé feint ? Si l’énonciateur signale « attention ceci est une feinte ! », alors il n’y a plus de feinte. Ou bien les mots de la feinte ne sont pas les mots du discours sérieux, ou bien ils ont un autre sens, etc. Face à ce paradoxe, la position commune à Wittgenstein, Searle et Jauss, est la suivante : dans la fiction, les mots n’ont pas un sens différent, c’est nous (émetteurs, récepteurs) qui avons vis-à-vis d’eux une attitude différente. Comment une telle attitude peut-elle bien s’apprendre ?
La logique du discours de fiction selon Searle
38
Le texte séminal de Searle « Le statut logique du discours de la fiction » 30 est particulièrement dense et problématique. Searle y considère la littérature comme un acte illocutoire parmi d’autres. La question est de savoir comment cet acte s’accomplit. En voici les lignes de force ainsi que les implications psycholinguistiques possibles : On ne peut définir la littérature par des critères internes, sinon les mots auraient un sens différent dans le discours ordinaire et dans le discours littéraire, ce qui fait qu’on ne pourrait jamais comprendre ce dernier. Il n’y a pas de trait structural commun à toutes les œuvres littéraires. Celles-ci entretiennent entre elles des « ressemblances familiales » (Searle reprend expressément les termes de Wittgenstein). Ce sont les considérations extratextuelles qui décident de la littérature, ce que Genette 31 appelle le para-textuel. Un même texte peut être considéré dans certaines circonstances comme un texte littéraire, dans d’autres non (par exemple, la Bible). Question : les enfants ont-ils les mêmes critères de décidabilité que les adultes ?
39
Il faut distinguer soigneusement le discours de fiction du discours figural. L’activité de fiction ne saurait se confondre avec l’activité métaphorisante bien que la fiction utilise fréquemment la métaphore. L’activité métaphorique est non littérale, c’est-à-dire que, pour l’interpréter correctement, il ne faut pas prendre les mots au pied de la lettre (par exemple, « il pleut des cordes »). L’activité de fiction est non sérieuse, c’est-à-dire que, pour l’interpréter correctement, il ne faut pas adhérer à son contenu référentiel. Quelques exemples : si je dis maintenant : « J’écris un article sur le concept de fiction », cette notation est à la fois sérieuse et littérale. Si je dis « Hegel est un rossignol sur le marché philosophique », cette notation est sérieuse mais non littérale. Si je dis, en commençant un récit : « il était une fois un lointain royaume où vivait un roi sage, qui avait une fille très belle », cette notation est littérale mais non sérieuse 32 .
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À l’opposition fictif vs littéral, il faut donc substituer l’opposition fictif vs sérieux. Mais, si l’opposition littéral vs non littéral est repérable et analysable, l’opposition sérieux vs non sérieux pose un problème supplémentaire car elle est affaire d’attitude et d’intention,
et non de structure interne de l’énoncé. Deux remarques avant de poursuivre : 1. On ne saurait, comme le fait R. Desrosiers 33 , mesurer la créativité du langage de l’enfant en prenant comme critère sa capacité à métaphoriser. 2. Il est regrettable que l’on présente très fréquemment aux élèves des cours moyens à titre de « lecture suivie » des textes saturés en métaphores, comme modèle de littérature – par exemple les souvenirs d’enfance de M. Pagnol. Par là, on tend à induire chez les jeunes enfants l’idée selon laquelle la littérature serait la simple métaphorisation de n’importe quel événement trivial.
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Reprenons maintenant l’opposition fiction / non sérieux vs nonfiction / sérieux. Le mode illocutoire du discours de fiction est l’assertion : attribution d’un prédicat à un sujet 34 . Pour fonctionner de façon pragmatique, une assertion doit obéir à quatre règles fondamentales :
1. L’auteur d’une assertion répond (commits himself to) de la vérité de la proposition exprimée. 2. Le locuteur doit être en mesure de fournir des preuves ou des raisons à l’appui de la vérité de la proposition exprimée. 3. La vérité de la proposition exprimée ne doit paraître évidente ni au locuteur ni à l’auditeur dans le contexte de l’énonciation. 4. Le locuteur répond de sa croyance dans la vérité de la proposition exprimée.
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Ces règles sont dites constitutives, par opposition aux règles normatives 35 en ce sens qu’elles définissent les conditions de possibilité de l’acte illocutoire que constitue l’assertion. Il ne s’agit pas de règles morales ou déontologiques : la règle de sincérité est une règle constitutive même et surtout pour le menteur, car si le menteur ne tenait pas compte dans son discours de cette règle, il ne lui servirait à rien de mentir ! Le paradoxe de la fiction est le suivant. (Je me contente ici de résumer l’argumentation très serrée du texte de Searle.) Comment produire un acte illocutoire d’un certain type tout en n’obéissant à aucune de ses règles constitutives ? La réponse de Searle est que l’auteur du RFL « feint d’accomplir une série d’actes illocutoires, normalement du type assertif ».
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Une feinte particulièrement répandue dans la littérature romanesque classique consiste pour l’auteur du RFL à feindre « d’être quelqu’un d’autre en train de faire des assertions ». À partir du CE2, on rencontre relativement fréquemment ce type de récit à la première personne. Je l’avais nommé textes « / je / à fléchage interne » voulant dire par là que le / je / de l’énoncé n’avait pas valeur déictique et ne désignait pas le sujet de l’énonciation 36 . Je pense maintenant que c’était une erreur. De quel droit dire que, dans certains textes, / je / désigne le sujet de l’énonciation et que, dans d’autres, il ne le désigne pas ? Pour reprendre l’argument déjà énoncé de Searle, cela voudrait dire que / je / veut dire des choses différentes. En fait, il faudrait dire que, dans certaines assertions, / je / désigne sérieusement le sujet de l’énonciation et que dans d’autres, il le désigne d’une façon non sérieuse, c’est-à-dire de telle sorte que l’auteur de l’assertion n’adhère pas sérieusement à son propos. Dans les textes libres, les enfants prennent d’ailleurs soin d’invraisemblabiliser l’opération, d’en annoncer explicitement le non-sérieux, comme pour montrer que, s’ils feignent d’être un autre, ils ne cherchent pas à duper le lecteur. Exemples : « Je suis un diable […] Je suis un éléphant […] Je suis un clown 37 . » Très rarement, les personnages de ces assertions sont des personnages « plausibles ». Quand, plus tard (CM2) et plus rarement, les enfants mettent en scène des personnages plausibles par rapport à eux, quant à l’âge et au statut, ils l’utilisent à la troisième personne. Le problème de l’assertion feinte ne s’arrête pas là. Comment un auteur peut-il « créer » des personnages de fiction en les tirant pour ainsi dire du néant ? Le problème rejoint ainsi celui de la référence. Or, pour qu’un acte de référence soit réussi, il faut que l’objet auquel on fait référence existe, or, par définition, les personnages du RFL n’existent pas. Donc, dans le RFL, la référence elle-même est feinte, « elle feint qu’il y ait un objet auquel faire référence » 38 . Une fois admis que l’objet de référence est feint, on peut effectivement – sans feindre – faire référence à cet objet feint ! Le RFL peut alors faire des assertions sérieuses sur des objets feints.
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Le problème qui se pose à l’enfant auteur de RFL est de mêler assertions sérieuses et assertions feintes. Dans les textes libres que je citais plus haut, on rencontre certes des assertions feintes, mais qui sont précisément toutes feintes alors que l’art de l’écrivain adulte consiste à faire des assertions sérieuses afin de rendre plausibles les références feintes. Un des problèmes – qui contient peut-être en lui un germe de sa solution – est celui de la décontextualisation du RFL et donc aussi de la feinte. Dans les jeux dits de manipulation, les jeunes enfants font une utilisation décontextualisée d’outils ; comme le montre J. S. Bruner 39 , cette utilisation va les entraîner à la constitution de sous-routines intégrées à des séquences recontextualisées d’un niveau plus complexe. N’en irait-il pas de même avec la fiction ? C’est un peu le sens des ultimes paragraphes du texte de Searle. Après avoir remarqué avec une grande modestie que les solutions qu’il propose à la question de la fiction sont loin de répondre à l’ensemble des problèmes posés, il pose lui-même la question « À quoi sert la fiction ? ». C’est la question anthropologique du sérieux et du non-sérieux qui se pose. Searle donne une réponse suggestive : Une partie de la réponse prendrait en compte le rôle essentiel, quoique souvent sous-estimé, que l’imagination joue dans la vie humaine, ainsi que le rôle également essentiel que les produits de l’imagination commune jouent dans la vie sociale des hommes. Et l’un des aspects du rôle que jouent ces produits dérive du fait que les actes de langage sérieux (c’est-à-dire qui n’appartiennent pas à la fiction) peuvent être transmis par des textes de fiction, même si l’acte de langage transmis n’est pas représenté dans le texte. Presque toutes les œuvres de fiction marquantes transmettent un « message » ou des « messages » qui sont transmis par le texte, mais ne sont pas dans le texte 40 .
Éthique et RFL 49
Pourtant, cette appréciation de la fonctionnalité de la fiction n’est pas propre à Searle. On la trouve déjà chez I. Lotman 41 qui voit
dans tout RFL une modélisation du monde. Le romancier M. Kundera défend avec une grande vigueur ce point de vue. Un roman doit dire quelque chose du monde qu’aucun autre moyen d’expression ne peut dire, il en va de la morale même de la littérature. Découvrir ce que seul un roman puisse découvrir, c’est la seule raison d’être du roman. Le roman qui ne découvre pas une portion jusqu’alors inconnue de l’existence est immoral. La connaissance est la seule morale du roman 42 .
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Mais quelle est donc cette spécificité du RFL qui le rend irremplaçable ? Elle réside dans le mode de connaissance même qu’il véhicule. Alors que les autres modes de connaissances véhiculés par le langage cherchent à simplifier, clarifier, rationaliser le monde, le RFL cherche au contraire à complexifier le monde : L’esprit du roman est l’esprit de complexité. Chaque roman dit au lecteur : « Les choses sont plus compliquées que tu ne penses. » C’est la vérité éternelle du roman mais qui se fait de moins en moins entendre dans le vacarme des réponses simples et rapides qui précèdent la question et l’excluent 43 .
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Apparemment, nous sommes loin des problèmes psycho-génétiques. Je ne le pense pas. Ce qu’avance Kundera me semble au contraire tout à fait pertinent en ce qui concerne les jeunes enfants et peutêtre plus encore les adolescents. J’ai évoqué plus haut la question de la rupture entre la fiction non littéraire à laquelle les enfants sont familiarisés dès l’école maternelle et le RFL auquel ils sont « initiés » à la fin de leur scolarité primaire. Dans l’histoire racontée par la maîtresse de maternelle (fiction non littéraire), la dimension de vision éthique du monde est explicite et souvent commentée. Mais il s’agit alors d’une vision simple et simplifiante, faite de certitudes assurantes et rassurantes. C’est seulement avec le RFL que la question éthique se complexifie. En effet, comme Kundera et avant lui M. Robert 44 le soulignent, le surgissement du RFL est lié à une vision désenchantée du monde pour reprendre l’expression de M. Weber. C’est ce désenchantement qui entraîne la complexité, la dialoguisation, le mélange du sérieux et du non-sérieux. À ce sujet, il faut bien remarquer que les propos de Kundera et des théoriciens contemporains du roman contrastent singulièrement avec les
injonctions pédagogiques de clarté, d’économie, de retenue, de cohérence et de logique. Il me semble tout à fait erroné d’opposer une utilisation fonctionnelle de la langue dans le discours quotidien, à une utilisation gratuite de cette même langue dans la fiction. La fiction possède une fonctionnalité sociale qui lui est propre. Ce dont, il faut bien le dire, l’école s’est encore peu souciée.
RFL et théorie de la réception 52
La théorie de la réception littéraire met justement l’accent sur le fait que la fiction est aussi un discours social, bien que cela puisse paraître à première vue paradoxal. Voici ce que dit à ce propos W. Iser 45 . La théorie des actes de langage nous enseigne que c’est la pertinence d’un discours par rapport à une situation qui en assure le succès. Strictement parlant, le texte de fiction est hors de toute situation ; dans le meilleur des cas, il s’immiscera, pour ainsi dire, dans ses situations vides. Quant au lecteur, il est en lisant plongé dans une situation qui ne lui est pas familière, puisque la validité de ce qui est familier apparaît ici comme suspendue. Ce vide toutefois a son efficacité : il met en branle le rapport dialogique entre texte et lecteur et produit ainsi les conditions d’une compréhension : il en peut naître désormais la situation-cadre où texte et lecteur atteignent à la convergence. Ce qui, dans l’usage commun du discours, doit toujours être donné préalablement, il s’agit ici de le construire.
53
Pour R. Warning 46 , la situation d’énonciation propre au RFL est « le résultat de conventions historiques ». Ces conventions sont d’ordre contractuel (comme dans le jeu de cartes par exemple). Le contrat qui lie émetteur et récepteur dans le RFL est certes différent du contrat qui lie émetteur et récepteur dans le discours ordinaire. On peut dire en simplifiant que dans le discours ordinaire l’émetteur se comporte comme un informateur et le récepteur comme un informé. Il n’en va pas de même dans le RFL. Du fait, reconnu par R. Warning lui-même, que le RFL fonctionne sur « le mode illocutoire du faire semblant ». Warning récuse l’idée d’une opposition fonctionnelle
(ludique, hétéro-référentiel) référentiel) :
vs
pragmatique
(sérieux,
auto-
S’il est exact que tout jeu comporte son propre sérieux, cela doit être vrai aussi pour le discours joué, pour la fiction littéraire. Le discours fictionnel n’est pas un discours de consommation, mais cela ne veut pas dire qu’il est inutile. L’opposition ici n’est pas consommation vs non-utilisation, mais plutôt consommation vs réutilisation. Le discours fictionnel est un discours à réutiliser, Wiedergebrauchrede, pour employer une notion créée par H. Lausberg. Mais dans quel but est-il continuellement réutilisé, quelles sont les gratifications qu’il nous apporte, quel est le gain qui compense l’effort de lecture, et, auparavant, l’effort financier – car même les fictions se paient avant qu’on puisse les utiliser ?
54
Cette notion de réutilisation (opposée à celle de consommation) devrait être creusée et opérationnalisée tant par la psycholinguistique que par la didactique de la langue écrite.
Petite conclusion 55
La technique Freinet du texte libre constitue un premier pas dans ce sens. La démarche est sans doute insuffisamment théorisée et exploitée pédagogiquement puisque, j’ai déjà eu l’occasion de le dire maintes fois, les réussites en matière de RFL sont souvent décevantes à partir du CM1.
56
Assertion feinte, mélange du sérieux et non-sérieux, complexification de la vision du monde, réutilisation, voilà quelques problèmes étroitement imbriqués entre eux et qui se posent à tout auteur de RFL. Je n’oserai prétendre en avoir fait le tour. Un point commun les réunit. Il s’agit d’une attitude particulière vis-à-vis de l’utilisation cognitive et sociale du langage relativement indépendante de la compétence linguistique mais plutôt tributaire de savoir-faire cognitivo-sociaux. Longtemps ces savoir-faire ont été transmis par des canaux culturels extrascolaires – par « héritage » 47 . L’école devrait commencer à les prendre en compte, non pas comme des à-côtés superflus ou décoratifs, mais comme faisant
partie des savoirs aussi communicatifs ordinaires.
importants
que
les
savoir-faire
NOTES 1. P. Clanché, Le texte libre, écriture des enfants [1976], Paris, Maspero, 1988. 2. P. Clanché, L’évolution du texte libre à l’école élémentaire : contribution à une génétique de la textualité, Thèse pour le doctorat d’État, Université de Bordeaux 2, 1982. 3. R. Jakobson, « Les règles des dégâts grammaticaux », Langue, discours, société, Paris, Seuil, 1975. 4. É. Benveniste, Problèmes de linguistique générale, Paris, Gallimard, 1966. 5. Mon point de vue a évolué sur ce point. Voir infra chapitre 7. 6. A. J. Greimas, Sémantique structurale, Paris, Larousse, 1966 ; C. Brémond, Logique du récit, Paris, Seuil, 1973. 7. R. Barthes, « Introduction à l’analyse structurale des récits », Communications, no 8, 1966, p. 1-27, repris dans Œuvres complètes, t. II, Paris, Seuil, 1994, p. 74-103. 8. M. Bakhtine, Esthétique et théorie du roman, Paris, Gallimard, 1978. 9. T. Todorov, Mikhaïl Bakhtine, le principe dialogique, Paris, Seuil, 1981. 10. H. Broch, Création littéraire et connaissance, Paris, Gallimard, 1966. 11. P.-F. Strawson, Études de logique et de linguistique, Paris, Seuil, 1977. 12. J. Pouillon, Temps et roman, Paris, Gallimard, 1946 ; G. Genette, Figures III, Paris, Seuil, 1972 ; D. Cohn, La transparence intérieure, Paris, Seuil, 1981.
13. G. Genette, « Frontières du récit », Communications, no 8, 1966, p. 152-173. 14. J. Ricardou, « Belligérance du texte », La production du sens chez Flaubert, Paris, UGE (10/18), 1975, p. 88-102. 15. P. Hamon, « Qu’est-ce qu’une description ? », Poétique, no 12, 1972, p. 465-485.
16. R. Barthes, « L’effet de réel », Communications, no 11, 1968, p. 8489, repris dans Œuvres complètes, t. II, p. 479-484. 17. P. Handke, Le malheur indifférent, Paris, Gallimard, 1975, p. 123. 18. T. Todorov, « La lecture comme construction », Poétique, no 24, 1975, p. 417-425. 19.Ibid., p. 419. 20. R. Barthes, « Les sorties du texte », in Bataille, Actes du colloque de Cerisy-la-Salle, P. Sollers (éd.), Paris, UGE (10/18), 1973, p. 63-74, repris dans Œuvres complètes, t. II, p. 1615. 21. J. R. Searle, Les actes de langage, Paris, Hermann, 1982, p. 110. 22. J. L. Austin, Quand dire, c’est faire, Paris, Seuil, 1970. 23. L. Wittgenstein, Fiches, Paris, Gallimard, 1970, no 412. 24. J. S. Bruner, Le développement de l’enfant, savoir-faire, savoir-dire, Paris, PUF, 1983. 25. Cette phrase entre parenthèses est omise dans la traduction de Malherbe. Nous la reprenons dans la récente traduction de F. Dastur, M. Elie, J.-L. Gautero, D. Janicaud et E. Rigal (L. Wittgenstein, Recherches philosophiques, Paris, Gallimard, 2004, p. 39). 26. J.-F. Malherbe, Épistémologies anglo-saxonnes, Paris, PUF, 1981, p. 94-95. 27. L. Wittgenstein, De la certitude, Paris, Gallimard, 1965, § 64. 28.Ibid., § 472-476. J’ai examiné plus en détail cette question dans « L’enfant et le contrat didactique dans les derniers textes de Wittgenstein » (in Pour une philosophie de l’éducation, A.-M. DrouinHans et H. Hannoun (éd.), Dijon, CRDP de Bourgogne, 1994, p. 223232).
29. L. Wittgenstein, Tractatus logico-philosophicus, suivi d’Investigations philosophiques, P. Klossowski (trad.), Paris, Gallimard, 1961, § 250. 30. J. R. Searle, Sens et expression, Paris, Minuit, 1982, p. 101-119. 31. G. Genette, « Frontières du récit », p. 152-173. 32. J. R. Searle, Sens et expression, p. 103. 33. R. Desrosiers, La créativité verbale chez les enfants, Paris, PUF, 1975. 34. O. Ducrot et T. Todorov, Dictionnaire encyclopédique des sciences du langage, Paris, Seuil, 1972. 35. J. R. Searle, Les actes de langage, p. 72-82. 36. P. Clanché, L’enfant, écrivain génétique et symbolique du texte libre, Paris, Centurion, 1988, p. 102. 37.Ibid., p. 104. 38. J. R. Searle, Sens et expression, p. 39. 39. J. S. Bruner, Le développement de l’enfant… 40. J. R. Searle, Sens et expression, p. 118. 41. I. Lotman, La structure du texte artistique, Paris, Gallimard, 1973. 42. M. Kundera, « Et si le roman nous abandonne », Le Nouvel Observateur, 26 août 1983, p. 56-59, repris sous le titre « L’héritage décrié de Cervantès », L’art du roman, Paris, Gallimard, 1986, p. 20. 43. M. Kundera, « L’héritage décrié de Cervantès », p. 34. 44. M. Robert, Roman des origines et origines du roman, Paris, Grasset, 1972. 45. W. Iser, « La fiction en effet », Poétique, no 39, 1979, p. 275-298. 46. R. Warning, « Pour une pragmatique du discours fictionnel », Poétique, no 39, 1979, p. 321-337. 47. P. Bourdieu et J.-C. Passeron, Les héritiers : les étudiants et la culture, Paris, Minuit, 1964.
Renverser le monde en classe de seconde Traitement de la consigne et pédagogies contrastées
NOTE DE L’ÉDITEUR Une version de ce texte est parue en 1987 sous le titre « Le monde à l’envers : pédagogie du français et traitement de la consigne en classe de seconde », Revue française de pédagogie, no 81, 1987, p. 43-54. 1
Le thème du monde à l’envers est une constante de la culture dite populaire. On le retrouve dans les temps et les espaces les plus variés et sous des formes différentes : littéraires, iconographiques, festives (saturnales, carnavals, messe de l’âne). Depuis quelques années, folkloristes et historiens des mentalités ont insisté sur la prégnance et la signification historico-politique du phénomène. De leurs analyses une constante se dégage : ce thème est propre à la culture populaire en tant que celle-ci conteste la culture savante considérée comme culture dominante (au sens marxiste du terme). Pour dire les choses très schématiquement, la culture savante propose un modèle du monde ordonné – à l’endroit – et fortement hiérarchisé ; le haut prime sur le bas, la tête sur le cul, la vieillesse sur la jeunesse, l’homme sur la femme, les parents sur les enfants, les hommes sur les animaux, etc. La culture populaire s’édifie contre cette culture imposée par la classe dominante et, pour ce faire, elle inverse symboliquement l’ordre imposé par cette classe. Renverser, mettre le bas en haut, mettre cul par dessus tête, telles sont certaines des caractéristiques les plus constantes de la culture populaire authentique 1 .
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En même temps que je m’intéressais à l’histoire des mentalités – c’était alors la mode –, je repérais dans les textes libres produits dans les classes Freinet un certain nombre de textes présentant de façon très explicite cette thématique en même temps que je constatais la quasi-inexistence de textes promouvant les valeurs dominantes telles que la richesse, le pouvoir, l’ascension sociale, etc. Je remarquais en particulier que chaque fois qu’un enfant produisait un texte de fiction ayant pour cadre la vie en classe, ce texte prenait tout de suite des allures de révolte anarchique, de charivari, de parodie grotesque, comme si son auteur avait intégré à la fois Rabelais et le célèbre Zéro de conduite de Jean Vigo ! J’ai alors été tenté par une hypothèse analogique certes trop ambitieuse : puisque, au dire des historiens des mentalités, l’inversion est une constante de l’imaginaire populaire, ne pourraiton pas considérer le texte libre comme un produit de culture propre aux jeunes, considérés comme classe dominée ? L’opposition culture populaire / culture savante étant ici transformée en opposition culture des jeunes / culture des adultes imposée par l’école. Cette hypothèse est certes tout à fait exagérée. Il serait en effet abusif d’opposer tout de go une école dans laquelle la culture des jeunes pourrait s’exprimer totalement contre la culture des adultes et une école dans laquelle cette culture ne pourrait en aucun cas s’exprimer. Des études ont montré de façon très convaincante comment la représentation sociale de l’école et de la culture scolaire influait davantage sur les attitudes concrètes des écoliers que les pratiques pédagogiques réelles. Je n’insisterai pas sur ce point qui peut certes navrer les pédagogues mais dont ils auraient intérêt à tenir compte. En tant qu’institution du pouvoir adulte, l’école, quelles que soient ses intentions émancipatrices, peut difficilement devenir promotrice d’une contre-culture des jeunes. Si contreculture des jeunes il y a, celle-ci passe par des canaux extérieurs à l’exercice scolaire (tenue vestimentaire, échange d’informations érudites sur les groupes rocks, création d’idiolectes, etc.). Ces réserves étant faites, je me suis néanmoins demandé s’il n’y aurait pas quelque intérêt à comparer des productions scolaires
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ayant pour thème le monde à l’envers produites dans le cadre de la pédagogie Freinet d’une part, et dans celui d’une pédagogie plus classique d’autre part. L’objection de principe que l’on peut faire à cette tentative est la suivante : allez-vous comparer des compétences linguistiques ou des degrés de liberté ? J’ai de bonnes raisons de penser que l’opposition entre une compétence linguistique (il vaudrait mieux dire compétence langagière) et des performances psycho-sociales est une fausse opposition. Contrairement à ce qu’un chomskisme exacerbé a pu faire croire, il n’y a pas de compétence textuelle absolue, indépendante des conditions concrètes de sollicitation. Comme j’ai tenté de le montrer dans le chapitre précédent, la production du texte de fiction pose des problèmes qui ne sont pas spécifiquement linguistiques mais cognitifs, socio-cognitifs et anthropologiques. Notamment celui des assertions feintes qui sont, comme l’a bien montré Searle, le fait d’une intention particulière. Or, il ne saurait y avoir d’intention que dans le champ d’une interaction sociale à l’intérieur de laquelle le scripteur doit prendre en compte les contraintes institutionnelles qui pèsent sur lui en tant que sujet de l’énonciation, ainsi que les bénéfices estimés du risque pris dans la matérialisation de son intention. Sur ce point précis, la production d’un récit de fiction ayant pour thème le monde à l’envers porte à sa pointe extrême le paradoxe de l’intention dans l’assertion feinte. En effet, faire des assertions sur un monde à l’envers consiste à asserter ce qui n’est absolument pas dans le monde de l’expérience sensible. Cela consiste même à asserter le contraire de l’expérience. Cette opération radicale suppose une interrogation à la fois cognitive et persuasive : comment inverser l’Être ? Quels aspects de l’Être puis-je, dois-je inverser étant entendu que l’Être est inépuisable ? Dois-je faire des choix en extension et/ou en compréhension ? Voilà pour l’interrogation cognitive. L’interrogation persuasive est imbriquée dans l’interrogation cognitive : sur quels états de l’étant puis-je feindre d’asserter pour m’adapter le mieux aux attentes explicites ou implicites contenues dans la consigne ?
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Jusqu’ici, mes recherches concernant la production textuelle se sont arrêtées au seuil du premier cycle du secondaire. Plutôt que de poursuivre une investigation génétique classique, j’ai décidé de faire un saut vers le second cycle et commander des textes sur le monde à l’envers en classe de seconde.
Modalités de la recherche Classes observées Une classe de seconde indifférenciée du lycée François Mauriac à Bordeaux (30 élèves). Cette classe est représentative de la pédagogie Freinet en ce qui concerne du moins l’enseignement du français. On sait que la pédagogie Freinet a beaucoup de difficultés à s’implanter hors de l’école primaire, notamment dans le second cycle. Néanmoins quelques professeurs, ici et là, mènent un combat difficile du fait de conditions matérielles, institutionnelles et psychologiques jusqu’à ce jour encore peu favorables à leurs méthodes de travail. Résumer en quelques lignes en quoi consiste la pédagogie Freinet dans une classe de seconde en français n’est pas simple. Je peux cependant indiquer les traits institutionnels et les pratiques pédagogiques qui spécifient la classe observée : Sur le plan des pratiques pédagogiques : diversification des modes de sollicitation à la langue orale et écrite : pratique du texte libre, de l’enquête, de l’interview, de la correspondance interclasse, publication d’un journal, participation suivie et programmée à une radio libre… Sur le plan des pratiques institutionnelles : gestion coopérative du programme et de ses contraintes, répartition du travail dans le temps et l’espace, évaluation coopérative.
Dans la suite de cet exposé, j’appellerai cette classe classe F. Une classe de seconde indifférenciée du lycée Montesquieu à Bordeaux (30 élèves). Si la pédagogie du français pratiquée dans cette classe est fortement contrastée avec celle pratiquée dans la classe F, je me garderai bien néanmoins de tomber dans la dichotomie manichéenne qui opposerait la pédagogie Freinet à une pédagogie « traditionnelle » avec toutes les connotations péjoratives attachées à ce terme (froideur, anachronisme, autoritarisme…). Bien au contraire, le professeur de lettres enseignant dans cette classe met en pratique une pédagogie libérale fondée sur des rapports chaleureux et bienveillants vis-à-vis des élèves. Le contraste entre les deux classes n’opère pas sur des attitudes
psychologiques des enseignants vis-à-vis des jeunes mais dans l’absence dans la seconde d’une gestion coopérative, ainsi qu’un classicisme des travaux proposés et des modes de sollicitation à l’expression et au travail.
Pour simplifier, et même si le terme employé est un peu vague, j’appellerai désormais cette classe classe C (classique) 2 .
Présentation de la tâche, hypothèses 9
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L’exercice est présenté par l’enseignant lui-même hors ma présence comme travail en vue d’une recherche universitaire. Il ne sera pas noté. L’anonymat sera garanti. Durée de l’exercice : deux heures maximum. Les élèves ont le choix entre deux sujets dont celui qui nous intéresse : Sujet : Un matin vous vous réveillez. Vous vous apercevez que tout est à l’envers. Racontez votre journée. On peut subdiviser le texte du sujet en deux parties distinctes : 1. Un embrayeur d’amorce : « Un matin vous vous réveillez. Vous vous apercevez que tout est à l’envers. » Il s’agit là d’un constatif certes, mais en même temps d’une assertion non sérieuse, un jeu de langage particulier au sens de Wittgenstein. 2. Un ordre : « Racontez votre journée. » Il y a disproportion entre l’amorce (treize mots) et l’énoncé de la tâche (trois mots). Constatation qui peut, à première vue, sembler subsidiaire mais ne l’est pas, la suite le montrera.
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L’embrayeur + l’ordre constituent la tâche : celle-ci inclut – au moins – trois consignes allant du plus explicite au plus implicite :
1. Une consigne syntagmatique explicite : « Racontez votre journée. » C’est-àdire : produisez une suite d’assertions ordonnées séquentiellement sous forme de récit de telle sorte que la suite des énoncés soit homomorphe à la suite des événements composant la journée d’un lycéen. 2. Une consigne paradigmatique implicitée : « Renversez tout. » En termes de Théorie des actes de parole : « Faites des assertions non sérieuses ! » En termes de théorie du double lien : « Mentez ! » Elle est seulement implicitée 3 en ce sens qu’il s’agit pour l’élève de raconter sa journée en tenant effectivement compte du fait qu’il s’est aperçu que « tout » était à l’envers ; ainsi le récit de la journée (consigne explicite) doit être en fait considéré par l’élève comme le prétexte de la consigne implicitée de l’inversion totale. Le paradigme de l’inversion doit implicitement subvertir le syntagme de la chronologie.
3. Une consigne paradigmatique implicite : « Construisez une utopie », c’est-àdire sous le prétexte d’un simple récit d’inversion, adoptez un point de vue critique, moral ou philosophique par rapport au monde à l’endroit : l’envers doit montrer le ou les défauts de l’endroit. Dans la grande tradition littéraire, tout récit de fiction est, en dernier ressort, moraliste.
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Si l’on regarde maintenant de plus près ces trois consignes, on relève dans l’embrayeur d’amorce un élément figuratif, inducteur d’images mentales : « Un matin, vous vous réveillez… [image mentale obligée : le sujet étendu à plat dans son lit]… Tout est à l’envers… [image mentale induite : le sujet suspendu au plafond]. » Cette image sert d’embrayeur – possible ! – à la fois à la consigne explicite « racontez » et à la consigne implicitée « renversez ». Une question centrale se pose alors : l’énonciateur va-t-il rester prisonnier de l’image induite par l’embrayeur d’amorce, ou bien vat-il prendre ses distances par rapport à celle-ci pour s’engager dans les tâches paradigmatiques implicitées et implicites. En fait, l’embrayeur d’amorce et l’ordre ne s’adressent pas au même sujet. L’embrayeur d’amorce s’adresse à un sujet artificiellement décontextualisé, hors de la situation d’énonciation scolaire. Par contre, l’ordre s’adresse bien au sujet présent dans la situation d’énonciation de la consigne. Le jeu du récit de fiction écrit à la première personne consiste à faire prendre un sujet pour l’autre et… l’autre pour l’un. Travail de brouillage énonciatif, ou pour reprendre l’expression de R. Barthes travail d’ashifterisation 4 . Mon hypothèse centrale peut se résumer ainsi : Dans le cadre d’une pédagogie classique, les élèves ont tendance à rester au plus près de la consigne explicite et à dilater les images mentales suscitées par l’embrayeur d’amorce. Dans le cadre de la pédagogie Freinet, les élèves ont plus facilement tendance à exploiter la consigne explicite pour développer les possibilités implicitées dans l’énoncé de la tâche.
Résultats Longueur des textes
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Comment comparer la longueur de textes manuscrits ? Considérer le nombre de lignes, de phrases ou de mots me semble peu significatif. J’ai donc pris le parti de prendre comme unité de compte ce que les psycholinguistes anglo-saxons qualifient de texts unit, unités textuelles, c’est-à-dire toute séquence textuelle susceptible d’être marquée par un point.
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Nombre moyen d’unités par texte
Longueurs limites
Écart type
Classe C 41
16 – 74
13,9
Classe F 48
29 – 85
17,5
Les élèves de la classe F, entraînés à des pratiques d’écriture diversifiées, produisent en moyenne des textes plus longs que la classe C (différence des moyennes significative à .10 t = 1,68).
Le temps référencié : monde commenté, monde raconté 19
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Je reprends ici une distinction introduite par H. Weinrich 5 . Comme on le sait, le temps verbal n’est pas le temps référencié (les romans de science-fiction sont écrits au passé et les récits historiques utilisent fréquemment le futur). Pour H. Weinrich, le choix de tel ou tel des temps verbaux dans un récit de fiction relève d’une attitude quant au rapport des énoncés et du monde. Ou bien le monde est commenté : l’auteur du texte fait comme si les événements se déroulaient en même temps qu’il les décrit ; il utilise alors électivement le présent. Ou bien le monde est raconté : au lieu de tenter de faire se confondre énoncé et référence, le narrateur creuse la différence entre le temps de l’énonciation et celui de la référence ; il utilise alors électivement l’imparfait et le passé simple. Dans la tâche qui est proposée aux élèves, l’embrayeur d’amorce appelle un récit de type monde commenté : un matin, vous vous réveillez ; par contre, l’ordre appelle un récit de type monde raconté : racontez maintenant ce qui s’est passé ce jour-là.
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Globalement, le mode commentatif l’emporte sur le mode narratif, il n’y a aucune différence significative entre les deux populations quant à l’utilisation de l’un ou l’autre mode.
Rapport à la consigne 22
L’élève qui s’adapte à une tâche littéraire (traiter un sujet précis) en respectant la consigne doit, en même temps, montrer qu’il a bien compris ce que l’on attendait de lui et qu’il respecte scrupuleusement les ordres qui lui sont donnés. Dans le cas présent, en tant que sujet de l’énonciation, il doit en particulier faire prendre en compte par le sujet de l’énoncé le fait que celui-ci évolue bien en fonction de la consigne. L’élève peut faire cela de façon plus ou moins explicite.
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Dans les textes des élèves, j’ai pu distinguer cinq types différents de prises en compte de la consigne par le sujet de l’énoncé.
1. Reprise dans le texte de la lettre de l’embrayeur d’amorce : le texte de l’élève comprend textuellement ces mots « je me réveille, je m’aperçois… ». 2. L’inversion est découverte progressivement par le sujet de l’énoncé. Autrement dit, au bout d’un certain temps, le sujet de l’énoncé s’aperçoit que tout est à l’envers. 3. La consigne est implicitée. Le texte tient compte du renversement sans que celui-ci soit énoncé littéralement. 4. La consigne est énigmatique, puis découverte. Le sujet de l’énoncé est d’abord perplexe, puis découvre la clé : tout est à l’envers. 5. La consigne reste énigmatique. Le sujet de l’énoncé s’interroge sur les transformations de son environnement, mais il ne découvre pas la clé. Classe C (N = 28)
Classe F (N = 25)
1. Reprise de l’embrayeur
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1
2. Consigne découverte
3
3
3. Consigne implicitée
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4. Consigne d’abord énigmatique puis 10
6
découverte 5. Consigne énigmatique 24
restant
entièrement
0
6
Ces résultats constituent un début de confirmation de l’hypothèse centrale : 7 élèves de la classe C reprennent textuellement l’embrayeur d’amorce de la consigne, un seul de la classe F. Par contre, pour 6 élèves de la classe F, le sujet de l’énoncé doit rester complètement dupe de la consigne adoptée par le sujet de l’énonciation.
La tâche syntagmatique explicite : raconter une journée 25
Le récit littéraire d’une journée n’est pas l’extension d’un simple emploi du temps dans lequel l’espace/temps de l’énoncé serait coextensible à l’espace/temps du référent. Le propre du récit littéraire chronologique est d’être constitué d’unités discrètes dilatées et d’ellipses. Tels événements, espaces ou séquences sont dilatés, tels autres sont passés sous silence ou simplement évoqués. On peut faire l’hypothèse que la dilatation de tel espace/temps plutôt que de tel autre témoigne d’attitudes contrastées par rapport à la tâche proposée : Ou bien l’élève reste au plus près de la lettre du sujet qui lui est proposé. Il va alors dilater l’espace/temps explicitement induit par l’embrayeur d’amorce, à savoir l’espace et le temps domestiques proches du réveil. Ou bien il donne à la consigne une extension plus vaste et considère l’embrayeur d’amorce seulement comme un simple point de départ. Il va alors dilater d’autres espaces/temps, moins domestiques.
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Nous verrons que les styles pédagogiques des deux populations discriminent ces deux attitudes. Le récit d’une journée type s’organise en fonction de lieux et d’activités dont on peut figurer la chaîne :
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Chacun de ces lieux/activités peut être plus ou moins dilaté ou éventuellement éludé. Pour chaque texte, je mesure la dilatation de chaque espace en comptant le nombre de propositions qui lui sont consacrées. J’évalue ensuite en pourcentage le poids respectif de chaque espace par texte, ce qui donne les résultats ci-dessous.
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Comme on le voit, la chambre à coucher est l’espace le plus dilaté par la population C. Ensuite vient l’espace du lycée (espace de la situation d’énonciation). Pour la population F, la chambre à coucher est considérablement moins dilatée que les espaces sociaux. La différence de dilatation des espaces sociaux autres que le lycée (33,36 % pour la population F et 9,5 % pour la population C) est symptomatique, ainsi que la dilatation relativement faible de l’espace du lycée par la population F (15 % contre 19,8 % pour la population C). Les espaces dilatés peuvent être regroupés en deux catégories : l’espace domestique comprenant la chambre, la salle de bains, la cuisine et éventuellement d’autres pièces de la maison ou de l’appartement ; l’espace social comprenant la rue, le lycée et tous les autres espaces sociaux. Les élèves de la population C dilatent significativement plus l’espace domestique que l’espace social (t. 2,85 s à.01). Ils restent plus sous la dépendance de la lettre de l’embrayeur que les élèves de la population F. Ces derniers dilatent davantage les espaces sociaux et prennent davantage de distance par rapport à l’embrayeur d’amorce (t. 2,35 s à.05). Faut-il voir là l’effet de l’ouverture des activités scolaires sur la vie concrète et particulièrement sur les activités socioculturelles telles que le préconise la pédagogie Freinet ? Au vu des très gros écarts enregistrés, on peut raisonnablement le penser.
Tâche paradigmatique implicitée : tout renverser 32
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Les travaux des folkloristes et des historiens montrent bien que le processus de renversement n’est jamais innocent du point de vue des rapports de pouvoir, et que le renversement initial de l’échelle des valeurs spatiales débouche immanquablement sur un renversement des valeurs sociales, morales, religieuses, politiques, économiques… Une de mes interrogations originaires était de savoir s’il en allait de même pour un texte littéraire, et si une pédagogie particulière pouvait favoriser ou non le glissement des renversements de la
sphère du physique vers celle du social. Concrètement je distingue cinq grands types d’inversions, ordonnés en fonction de leur degré de plus ou moins grande implicitation dans l’énoncé du sujet.
1. Le renversement de l’espace qui peut s’opérer dans les trois dimensions de l’espace : verticale (haut / bas), horizontale (droite / gauche), profondeur (devant / derrière) ; mais également dans les relations topologiques (entrer / sortir, dedans / dehors) ; il peut enfin être l’objet d’une véritable modélisation cosmique. 2. Le renversement du temps qui peut prendre des formes et extensions diverses : avant / après, finir / commencer, matin / soir, vieillir / rajeunir, uchronie. 3. Le renversement d’attitudes : c’est, par exemple, tel élève qui était timide et qui devient bavard, ou telle personne qui était agressive et devient aimable ou inversement… 4. Les renversements des rapports sociaux normés qui peuvent s’opérer dans de nombreuses directions et sous des modalités diverses : L’inversion de rôle professeur / élèves, rencontré dans 28 textes, soit près d’un texte sur deux : un élève devient le professeur (renversement de statut), mais il se peut aussi que les élèves imposent leur loi au professeur (renversement de pouvoir). Il se peut enfin que les deux renversements se combinent et que les élèves devenus professeurs imposent leur pouvoir aux ex-professeurs ! L’inversion hommes / animaux qui se divise en deux : une inversion identificatoire dans laquelle le sujet de l’énoncé se réveille transformé en animal comme dans La Métamorphose. Une inversion de pouvoir animal / animal : renversement de pouvoir entre animaux réputés forts et animaux réputés faibles. Les inversions parents / enfants, homme / femme. À propos de cette dernière, on remarquera que jamais l’inversion de pouvoir n’est évoquée, alors que le thème de la femme qui bat son mari est très fréquent dans l’imagerie d’Épinal. La modalité d’inversion homme / femme se manifeste le plus souvent dans l’inversion des tenues vestimentaires ! Diverses autres inversions concernant les rapports à l’autorité ou les relations économiques et marchandes. 5. Les inversions graphiques qui consistent à subvertir le processus graphique lui-même. C’est le plus surprenant et, en tout cas, le moins explicité dans la consigne. Il se présente sous quatre modalités allant de la moins à la plus subversive : écriture de la droite vers la gauche ; du bas de
la page vers le haut de la page ; de la fin du texte au début du texte ; écriture en miroir !
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Les résultats du tableau récapitulatif sont assez significatifs :
L’inversion spatiale domine dans les textes de la classe C alors que les inversions d’attitudes et de valeurs sociales dominent dans ceux de la classe F. Plus une inversion est implicitée par la lettre de l’énoncé (ici l’inversion des valeurs spatiales), plus elle est développée par les élèves recevant un enseignement classique. Inversement, moins une inversion est implicitée (valeurs psychologiques, sociales, conventions graphiques), plus elle est développée par les élèves recevant un enseignement de type Freinet. Les élèves de la classe F ont tendance à combiner davantage de dimensions d’inversion (3 par texte en moyenne) que les élèves de la classe C (2 par texte en moyenne). Classe C
(N = 28)
Classe F
(N = 25)
Haut / bas
21
12
Droite / gauche
5
7
Devant / derrière ; entrer / sortir ; dedans / dehors
7
17
Cosmos
7
6
Total des inversions spatiales
40
42
Textes comportant au moins une inversion spatiale
25
18
Avant / après
6
10
Commencer / finir
3
8
Matin / soir
9
11
Calendrier inversé
2
5
Jeunesse / vieillesse
2
9
Types d’inversions Espace
Temps
Uchronie
1
1
Total des inversions temporelles
23
44
Textes comportant au moins une inversion temporelle
13
17
Attitudes
8
18
Prof / élèves
13
15
Animaux / hommes ; animaux / animaux
7
10
Parents / enfants
4
8
Hommes / femmes
4
7
Citoyen / policier
0
6
Ouvrier / patron
0
5
Riches / pauvres
2
3
Acheteur / vendeur ; cher / bon marché
2
7
Total des inversions de rapports normés
32
61
Textes comportant au moins une inversion de rapports 14 normés
24
Rapports normés
Graphie Droite / gauche
3
5
Haut / bas de la page
0
6
Début / fin du texte
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6
Écriture en miroir
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Total des inversions graphiques
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Textes comportant au moins une inversion graphique
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Consigne paradigmatique implicite : critiquer le monde à l’endroit !
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Si la tradition du monde à l’envers revêt souvent les traits du comique et du grotesque, elle est néanmoins fondamentalement moraliste. Comment mesurer l’adaptation des textes à cette shadow consigne ? Il y a tout d’abord un degré zéro d’adaptation à cette consigne dans les textes qui s’en tiennent à la lettre de l’énoncé du sujet et se contentent d’inverser une dimension physique sans en commenter les effets psychologiques et moraux possibles. Ces textes sont au nombre de 6 dans les textes C et 3 dans les textes F. À un degré supérieur viennent des textes en nombre plus élevé et que l’on peut qualifier de « psychologiques » en ce sens que le sujet de l’énoncé prend position par rapport à la situation d’inversion en l’évaluant positivement ou négativement. Cependant, ces textes ne répondent que partiellement à la consigne implicite dans la mesure où l’évaluation porte plus sur les effets du changement que sur le monde changé. À un niveau encore supérieur (difficilement quantifiable), on peut distinguer de manière empirique et provisoire trois types non exclusifs d’implications plus personnelles du lycéen dans ce type de texte : culturelle, éthique et littéraire. Point de vue culturel
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Toute œuvre littéraire de fiction intègre de façon plus ou moins manifeste des éléments des savoirs culturels contemporains. D’une certaine façon, l’intégration de ces savoirs a pour fonction, entre autres, de vraisemblabiliser la fiction et d’entretenir la feinte. Si l’on suit Bakhtine 6 et Ginzburg 7 , le thème du monde à l’envers devrait favoriser l’intégration des savoirs propres à la culture populaire au détriment des savoirs propres à la culture savante. Il était intéressant de savoir si les élèves de seconde intégreraient dans leurs textes des références culturelles spécifiques et lesquelles. Sur l’ensemble des 53 textes, 11 comportent des références culturelles explicites, 4 de la classe C et 7 de la classe F.
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Sur les 4 références culturelles de la classe C, 3 sont des références savantes, à Kafka, Ionesco et Hitchcock entretenant un lien explicite avec la consigne ; comme si les élèves étaient soucieux de montrer qu’ils avaient bien compris le cadre de référence culturel légitime de l’exercice. La quatrième référence a trait à un acteur de cinéma aux rôles souvent tourmentés, Patrick Dewaere. Les références culturelles de la classe F sont, au contraire, toutes des références populaires propres à la culture des jeunes : musique rock, pop, funk, moto, drogue. Un texte présente de manière explicite le renversement culturel savant → populaire : Dans une bibliothèque, « les livres de Zola qui deviennent des disques des Beatles ». Point de vue éthique
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Dans la tradition culturelle populaire, le monde à l’envers a souvent pour fonction de régler son compte au monde à l’endroit. Quid dans nos textes ? Dans un certain nombre d’entre eux, les élèves inversent les rapports entre élèves et professeurs et font subir à ces derniers les traitements pédagogiques et disciplinaires qu’ils perçoivent euxmêmes comme des brimades. Rien de surprenant à cela.
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La critique du monde à l’endroit peut devenir globale en passant de l’anecdote comique à la théorie globalisante. À vrai dire, cette critique radicale, politico-éthique, est rare. On ne la rencontre de manière très explicite que dans 6 textes dont 5 viennent de la classe F. Un de ces textes, très ironique, se présente comme une inversion « au carré » puisque l’élève décrit le monde actuel tel qu’il est, et le juge, sévèrement, comme si c’était un monde à l’envers ! Point de vue littéraire
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On a vu plus haut que la consigne s’adressait en fait à deux sujets différents, donc à deux « je » dont un a valeur de déictique ou shifter et l’autre non. Roland Barthes 8 voyait dans les opérations de déshifterisation (impossibilité faite au lecteur de répondre à la
question : qui parle ?) et de diagrammatisation (parler du texte dans le texte) deux critères de l’écriture littéraire. 47
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On rencontre de manière explicite le processus de déshifterisation dans 5 textes, tous issus de la classe F. Le plus symptomatique de ces textes est comparable, toutes proportions gardées, au début de La Métamorphose de Kafka ou de Cœur de chien de Boulgakov. Quant à la diagrammatisation, on la rencontre dans 7 textes, 2 de la classe C et 5 de la classe F.
Conclusion brève, provisoire et partisane 49
Plus une pédagogie du français est diversifiée, ouverte et active, plus les élèves ont tendance à prendre des distances par rapport à la lettre de la consigne pour s’adapter à son esprit et donc répondre à l’attente culturelle implicite de l’institution.
NOTES 1. C. Ginzburg 1980, M. Bakhtine 1970, J. Caro Baroja 1979, R. Chartier et D. Julia 1976, C. Hill 1977, J. Lafond et A. Redondo 1979, F. Tristan 1980. 2. Il eut sans doute été préférable de choisir deux classes du même établissement et comparables du point de vue de leur composition socioéconomique, mais nécessité fait loi ! Les professeurs du secondaire pratiquant la pédagogie Freinet ne courent pas les rues, pas plus que les professeurs de lycée tout court qui acceptent que l’on fasse des « expérimentations » dans leurs classes. 3. H. P. Grice, « Logique et conversation », Communications, no 30, 1975, p. 57-72. 4. R. Barthes, Le plaisir du texte, Paris, Seuil, 1973.
5. H. Weinrich, Le temps, Paris, Seuil, 1973. 6. M. Bakhtine, Esthétique et théorie du roman, Paris, Gallimard, 1978. 7. C. Ginzburg, Le fromage et les vers. L’univers d’un meunier du xvie siècle, Paris, Flammarion, 1980. 8. R. Barthes, Le plaisir du texte.
Le réel et l’imaginaire à l’école élémentaire : un mariage impossible
NOTE DE L’ÉDITEUR Ce texte est d’abord paru en 1992 sous le titre « L’enfant de neuf ans, le réel et l’imaginaire ou l’inéluctable pesanteur de la réalité », Cahiers Binet Simon, no 63, 1992, p. 21-35.
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Que faut-il qu’un enfant apprenne
avant d’être capable de feindre ?
L. Wittgenstein Cette étude trouve son origine dans l’enregistrement d’un débat spontané autour du texte libre dans la classe de CM1 de J. Terraza, présenté dans un atelier du congrès de l’ICEM de Clermont-Ferrand en 1987. La bande magnétique que m’a aimablement confiée J. Terraza, qui avait eu la présence d’esprit d’ouvrir le micro du magnétophone toujours à portée dans une classe Freinet, révélait chez les élèves tout sauf le spontanéisme, la « fraîcheur enfantine » et la naïveté, tant de fois supposés. Elle révélait, entre autres, chez les enfants au moins deux types de stratégies confirmées par d’autres entretiens qui m’ont été communiqués depuis.
Stratégies métacognitives 2
Les enfants décrivent des modèles de fonctionnement de leur appareil psychique dans la gestion des idées de textes. À cet âge, l’idée du texte pose beaucoup plus de problèmes que sa réalisation
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graphique. Le plus difficile est : trouver l’idée et écrire la première phrase. Cette recherche est souvent jugée pénible. Le plaisir vient après. Une fois l’idée trouvée et la première phrase écrite, ils ont alors l’impression que le texte était déjà là et qu’il suffit de transcrire ce qu’il y a dans la tête. Quand on leur demande comment ils écrivent des textes, on voit que pour la plupart d’entre eux, la prétendue spontanéité n’est qu’une illusion adulto-centriste. Peu d’enfants disent avoir tout d’un coup l’envie subite d’écrire un texte, même s’ils disent aimer écrire des textes. Les raisons qu’ils disent d’aimer écrire ne sont pas majoritairement littéraires au sens académique du terme, c’est plutôt communiquer leurs expériences, faire rire, « passer du bon temps en les lisant aux camarades », faire travailler sa mémoire, améliorer son orthographe. Les idées de textes ont pour origine des événements physiques (ce qu’ils voient) ou psychiques (ce à quoi ils pensent à un moment quelconque). Plusieurs enfants que j’ai moimême interrogés d’ailleurs disent regarder des objets autour d’eux pour y trouver une idée. Ces événements deviennent alors des idées « dans la tête ». Les véritables idées de textes (à distinguer des événements qui les motivent) se trouvent quelque part dans la tête. Plusieurs parlent expressément de la mémoire en tant que conteneuse d’idées. Ils insistent sur le fait que ce n’est pas seulement l’idée du texte qui se trouve dans la tête, mais l’intégralité du texte lui-même. Le problème est d’aller chercher au bon endroit et au moment propice. Les enfants décrivent pour cela des stratégies de stockage, de hiérarchisation (toutes les idées qui passent par la tête ne se valent pas), d’adresse et de rappel. Tout ceci nécessite un apprentissage : « Au début de l’année on n’a pas beaucoup d’idées, on les perd. Après cela va mieux ! »
Stratégies scolaires 5
Écrire des textes dans une classe Freinet est un métier qui s’apprend et se gère en fonction d’intérêts divers et selon le principe
d’économie. La production doit être bien gérée : on garde les bonnes idées pour plus tard quand on sera sec ; on demande des idées chez soi, au maître ; on investit certains textes pour lesquels on s’applique davantage ; on en bâcle d’autres parce qu’il fallait bien en écrire un ; on s’efforce de plaire pour être élu en repérant les thèmes à la mode ou en citant un grand nombre de camarades de la classe qui se sentiront moralement obligés de voter pour vous ! On est bien loin du point de vue freinetiste idyllique sur la spontanéité et l’imaginaire enfantins… Cela ne veut pas dire que la vision du texte soit entièrement utilitariste ; les enfants insistent sur la fonction communicative du texte : certains textes leur permettent de dire ce qui est vraiment important pour eux, dans d’autres (imaginaires), ils disent se cacher. – Moi je cache un peu mes secrets dans mon texte, c’est un peu comme un jeu celui qui arrive à trouver mon secret dans mon texte sans me dire…, dit Marine.
Le maître : Qui est-ce qui fait passer ses secrets dans ses textes, à qui ça arrive ?
– À moi ! À moi !
M. : Qui est-ce qui volontairement ne les fait jamais passer dans ses textes ?
– Moi, moi !
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À partir d’une analyse thématique de ces entretiens, j’ai construit un guide d’entretien individuel que j’ai fait passer aux 21 élèves de la classe de CM1 de J. et G. Delobbe (école Martinon, Gradignan en Gironde, fonctionnant en pédagogie Freinet). À partir de ces entretiens, j’ai construit un questionnaire fermé de contrôle que j’ai fait passer à cette même classe. La présentation à la classe des résultats chiffrés du questionnaire a donné lieu à un long entretien collectif (75 minutes). Enfin, voulant savoir s’il y avait concordance entre ce que disaient les enfants de leurs stratégies d’écriture et ce qu’ils faisaient réellement, j’ai réalisé une observation individuelle des enfants en train d’écrire un texte à sujet imposé (« Un matin, tu te réveilles, tu t’aperçois que tout est à l’envers, raconte ta journée »), embrayeur dont je m’étais déjà servi dans une autre recherche (voir supra
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chapitre 4). L’analyse des données recueillies fera l’objet du chapitre 6. Dans ce chapitre, je me servirai principalement des données rassemblées dans les entretiens et le questionnaire.
Garçons (13) Filles (8) Total (21)
Inventés
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Imaginaires et réels 1
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Rigolos
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Poèmes
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Pas de préférences
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Première constatation attendue : quand on leur demande le genre de textes qu’ils préfèrent écrire, près de la moitié des enfants se prononcent en faveur des textes imaginaires (ou « inventés » comme ils disent eux-mêmes), un peu plus de la moitié (13 sur 21) si l’on range les textes « rigolos » dans la catégorie imaginaire. Faire rire ses camarades en racontant des blagues en classe est une puissante motivation pour les élèves : tout le monde le sait. Les faire rire en écrivant peut constituer une rétro-motivation à l’écriture. Cela montre à tout le moins l’importance pour les enfants de la dimension performative de l’écriture, dimension bien peu prise en compte officiellement dans la forme scolaire. La préférence, non pas massive mais sensible pour les textes imaginaires, manifestée dans le questionnaire individuel oral ouvert est considérablement affinée et modulée par les réponses au questionnaire fermé dans lequel je demandais, en effet, aux enfants de classer par ordre de préférence décroissant le genre de textes qu’ils préféraient écrire. Si certains enfants préfèrent écrire des histoires inventées et rejettent les histoires vécues, c’est parce que c’est plus facile d’inventer une histoire que d’en raconter une vraie : Isabelle aime
beaucoup écrire des textes libres ; c’est elle qui a la production la plus inventive sur le thème du monde à l’envers. M. : Quels genres de textes tu préfères écrire ?
– Imaginaires.
M. : Pourquoi ?
– Parce que j’ai plus de choix, parce que, quand c’est réel, j’y arrive pas très bien.
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Sébastien dit préférer, lui aussi, les textes imaginaires parce que les textes réels : « J’arrive pas trop bien à les réaliser. » Voilà qui pourrait conduire à réviser certaines approches de l’imaginaire enfantin, du moins à cet âge. À la question « Quel genre de texte écris-tu quand tu n’as pas d’idée ? », sur 21 élèves, 9 répondent « Un texte inventé », 3 répondent « Une poésie » et les 6 autres « Une histoire vécue », alors qu’on aurait pu s’attendre à ce que, devant le manque d’inspiration, le repli économique consiste à relater un événement récent. Le recours à l’imaginaire ne serait-il alors qu’un choix négatif ? À quoi tient la difficulté du réel ? À son poids, comparé à la légèreté de l’invention. Avec l’histoire vraie, l’enfant est confronté à deux problèmes : la vérité et la mémoire. Lorsqu’ils racontent des histoires vécues, les enfants disent avoir un grand souci de la vérité. Une des élèves interrogées dit lire ses textes « vécus » à sa mère pour qu’elle vérifie si ce qu’elle dit est vrai, si ce qui est écrit correspond bien à ce qui s’est passé. On peut voir là le seul poids de la censure familiale. Ceci n’est pas certain car la même enfant dit que lorsqu’elle écrit des textes inventés, elle ne se sent ni le besoin ni le devoir de les lui soumettre, car la question de la vérité ne se pose pas. La censure familiale, si censure il y a, ne s’appliquerait qu’au réel et non à l’imaginaire, ce qui peut encore paraître paradoxal ! On retrouve d’ailleurs cet intérêt pour la vérité lors des séances de lecture des textes libres : jamais les auditeurs ne s’offusquent des pires invraisemblances des textes inventés, en revanche, ils sont très pointilleux sur les textes vécus et posent fréquemment aux auteurs des questions quant à l’authenticité et l’exactitude des récits les plus platement domestiques. Et le garant de la vérité, c’est la mémoire. Le grand problème du texte vécu, c’est
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de bien se souvenir de ce que l’on veut raconter. D’ailleurs pour eux, écrire des textes libres sert beaucoup plus à développer la mémoire que l’imagination (voir infra chapitre 7). J’avais émis l’hypothèse au chapitre 3 que, du fait du poids cognitif et éthique du « réel », les enfants de l’âge considéré étaient dans la quasi-impossibilité de mélanger ou de feindre. Dans le questionnaire collectif fermé, j’ai tout simplement posé la question suivante : « Quand tu écris un texte, est-ce que tu mélanges des choses inventées avec des choses vécues ? » Les résultats sont déjà significatifs : Souvent : 0 Quelquefois : 11 Jamais : 10
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Encore fallait-il savoir ce que les enfants qui répondent « quelquefois » entendent par « mélanger », et pourquoi ils mélangent ou ne mélangent pas. C’est ce que j’ai essayé de savoir en posant lors des entretiens individuels trois questions connexes : Question 41. « Est-ce qu’il y a des choses qui te sont arrivées ou des problèmes à toi et que tu racontes dans un texte comme si c’était arrivé à quelqu’un d’autre ? » Question 42. « Est-ce qu’il t’arrive d’écrire des textes inventés et d’essayer de faire comme s’ils étaient vrais ? » Question 43. « Est-ce qu’il t’arrive d’écrire des textes qui pourraient être vrais et que tu as inventés ? » La compréhension et la réponse à la question 41 ne posent pas problème. La majorité des enfants répondent « Non » mais un petit nombre répondent tout aussi franchement « Oui » et décrivent des processus de substitution de personnages : Alexandre : Ah oui ! Dans un texte Bonjour les dégâts, au revoir les vélos. Là il y a deux choses qui me sont arrivées là-dedans et je les ai mises sur un autre personnage que j’ai inventé.
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Plus explicite est la réponse éthique de Frédéric :
Oui, ça m’arrive souvent quand je fais des textes imaginaires. Par exemple si je fais une aventure et que je veux me mettre, et que je
trouve qu’un copain un jour m’a vraiment rendu service, et bon, pour ce qu’il a fait, je le mettrai à ma place.
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Une autre petite fille, Mathilde, trop émue par la mort de son chien qu’elle voulait évoquer dans un texte, raconte cette mort comme celle d’un autre chien, appartenant à quelqu’un d’autre… Les questions 42 et 43 ont pour but de savoir si les enfants savent ou veulent feinter en mélangeant. Les réponses montrent que les enfants ont du mal à comprendre ce que je leur demande. Ou bien ils répondent simplement « Non » ou bien qu’ils ne comprennent pas comme Béatrice : « Je ne comprends pas la question. » D’autres hésitent comme Lætitia qui, à la question 42, répond : Je sais pas, euh… [6 secondes de silence], non.
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La même Lætitia répond par contre « Oui » à la question 43 (« Est-ce qu’il t’arrive d’écrire des textes qui pourraient être vrais et que tu as inventés ? »), mais quand je lui demande de me donner un exemple elle répond : – J’ai fait un escargot. J’ai inventé un escargot qui monte très haut, encore plus haut que le toit des maisons, qui monte même sur les gratte-ciel.
M. : Pourtant, c’est pas un texte vrai ça ?
– Non, je ne sais pas.
M. : C’est toi qui l’as inventé ?
– Oui, des gratte-ciel, je pense pas que ça puisse…
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À côté de ces réponses incertaines, apparaissent des réponses très tranchées. Celle de François qui va tout à fait dans le sens de l’opposition conte vs récit de fiction littéraire. Il commence par répondre « oui » à la question 42 (« Est-ce qu’il t’arrive d’écrire des textes inventés et d’essayer de faire comme s’ils étaient vrais ? ») : Par exemple, Le lait magique, j’ai fait croire que le lait était magique, qu’il pouvait faire devenir fou. [Mais il avoue aussitôt que c’était pour faire rire, et conclut de façon définitive à propos de ses textes :] S’ils sont réels, ils sont réels, s’ils sont imaginaires, c’est vraiment pas vrai !
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Cette réponse conforte l’idée selon laquelle, lorsque les enfants de cet âge écrivent des textes imaginaires, bien loin de tenter de les faire passer pour vrais, ils s’arrangent pour qu’on ne croit surtout
pas qu’ils le soient. Ils doivent être vraiment pas vrais, surtout quand les protagonistes eux sont vrais, par exemple, les copains de la classe. 29
La condamnation du mélange et de la feinte par François est, en quelque sorte, épistémologique. Celle de Frédéric qui attribuait volontiers ses exploits imaginaires à un camarade méritant est franchement morale. À la question 42 (« Est-ce qu’il t’arrive d’écrire des textes inventés et d’essayer de faire comme s’ils étaient vrais ? »), il répond après 4 secondes de réflexion « Jamais ». À la question 43 (« Est-ce qu’il t’arrive d’écrire des textes qui pourraient être vrais et que tu as inventés ? »), même réponse après 3 secondes de réflexion cette fois. Devant son air sérieux et troublé, je lui demande « Pourquoi ? ». Après 9 secondes de réflexion et d’une voix basse et sombre que l’écriture ne saurait restituer : Parce que je n’aime pas ça. Je n’aime pas ce que vous me dites !
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Considérons maintenant les quelques réponses positives à la question 42 et surtout leurs justifications.
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Premier type de justification : le texte inventé et dont on essaye de faire croire qu’il est vrai est un texte inventé dont le sujet de l’énonciation est aussi celui de l’énoncé. Isabelle : Ah oui ! Mon aventure dans la jungle. Là je m’étais mis dedans. Après j’ai raconté ce qui m’arrivait, et ça parlait de moi, c’est moi qui étais dans la jungle.
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On a bien là un début d’assertion feinte. En revanche, à la question 43 (textes inventés et qui pourtant pourraient être vrais), la même Isabelle répond : « Peut-être, je ne sais vraiment pas. En tout cas pour l’instant il n’y en a aucun qui m’est arrivé. » Ce qui prouve bien que, pour Isabelle, le sujet de l’énoncé personnalise le texte, mais que, pour autant, il ne le rend pas vraisemblable comme dans le récit de fiction littéraire classique. Autrement dit, Isabelle se met sur une scène dans la jungle, mais pas dans sa vie domestique ! Après avoir feuilleté son cahier, Stéphanie répond sur le même ton à la question du mélange (42) : Oui, celui-là, c’est que je demande à des Schtroumph des choses.
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À la question de la feinte 43, elle cherche de nouveau dans son cahier et lit à haute voix un texte intitulé Une princesse dans lequel il y a une
princesse qui s’appelle Élisabeth et un prince qui s’appelle JeanPhilippe. M. : Pourquoi tu dis qu’il pourrait être vrai ce texte-là ? Parce que les noms de personnes sont des personnes vraies ?
– Oui.
M. : C’est des noms de ta classe ?
– Non, mon cousin il s’appelle Jean-Philippe, et ma cousine Élisabeth.
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Un seul élève, Vincent, justifie le caractère vraisemblable d’un texte inventé par l’usage de processus littéraires classiques, le rythme du récit et l’emploi du présent comme temps du récit : M. : Est-ce qu’il t’arrive d’écrire des textes inventés et d’essayer de faire comme s’ils étaient vrais ?
– Oui.
M. : Par exemple ?
– Cours d’histoire.
M. : Qu’est-ce qu’il raconte ce texte-là ?
– Cours d’histoire, c’est le maître qui demande à des enfants, et puis à la fin tout le monde a zéro. Et à la fin ça finit en chanson.
M. : Et tu essaies de faire croire que c’est une histoire vraie ça ?
– Ben oui parce que ça va vite, puis c’est pas à l’imparfait, au passé composé ou quelque chose comme ça, plus-que-parfait.
M. : C’est à quoi ?
– C’est au présent comme au présent, parce que c’est pas « Le maître disait à un enfant : Julien, patati, patata… » Non, c’est pas ça ! C’est « Julien, patati, patata… »
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Dans le même registre littéraire, on citera l’intéressante réponse, mais elle aussi, très isolée, de Stéphanie qui a intuitivement compris ce qu’était un récit de fiction littéraire et essaie de l’imiter. À la question 42 sur le mélange vrai / inventé, elle répond : Oui quelquefois. Comme un jour, j’ai lu un livre, puis ça m’a paru réel. C’était un petit garçon qui changeait de couleur. Alors ça m’a paru réel et j’ai voulu faire pareil avec une petite fille.
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Enfin, quelques enfants affirment fortement être partisans du mélange, mais souvent se contredisent. Ainsi Sébastien : – Dans Le pêcheur, il y avait du vrai mélangé avec du faux.
M. : Ça te gêne de mélanger du vrai et du faux ?
– Non.
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D’autres, comme Mathilde, pensent avoir écrit des textes inventés en essayant de faire croire qu’ils sont vrais, mais leurs réponses montrent de façon manifeste qu’ils n’ont pas compris la question, et confondent vrai avec investi.
Conclusion 39
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Que dire en conclusion ? Tout d’abord ceci : très peu d’enfants se posent la question de la vérité littéraire, englués qu’ils sont dans la dichotomie vrai / inventé. Et pourtant, il s’agit d’enfants habitués à la pédagogie Freinet (les entretiens ont été réalisés au milieu de l’année et ils ont déjà écrit en moyenne une trentaine de textes, lus en public et commentés par leurs camarades et par le maître). L’hypothèse du poids de la vérité, largement confirmée, les empêche de jouer avec celle-ci. Pour autant, les enfants écrivant des textes libres ne sont pas des naïfs : on peut voir dans leurs réponses à d’autres questions de l’entretien que je n’ai pas rapportées ici, qu’ils sont largement conscients de ce qu’ils font et développent des stratégies cognitives et sociales souvent assez élaborées mais dichotomisées. L’entretien collectif ainsi que l’entretien que j’ai eu avec leur maître montrent la difficulté d’un « progrès collectif », du « pas à franchir » pour passer du texte inventé à la fiction littéraire. Se pose alors inéluctablement la question de la didactique. On peut bien imaginer des didactiques de l’imaginaire sur lesquelles j’ai personnellement émis quelques réserves (voir infra chapitre 8). Peuton imaginer des didactiques du mélange ou de l’assertion feinte ? Pour le moment, j’en doute. Pourtant il m’apparaît que tous les modes d’incitation à l’imaginaire que l’on peut présenter dans une classe resteront (sauf exceptions liées à des particularités psychologiques) au rang d’exercices de style, n’impliquant pas le sujet en tant que sujet littéraire. Reste que, pour paraphraser Wittgenstein, ce que l’on ne peut pas dire, on peut peut-être le montrer. Il s’agirait alors de présenter aux enfants, à côté de textes chargés en imaginaire, des textes inventés et qui auraient l’air d’être vrais, ce qui pourrait les inciter à réconcilier
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le domestique qui, contrairement à ce que l’on croit, les contraint et l’inventé qui les libère, croit-on, mais qui, bien souvent, ne relève que de la stratégie d’écolier. Il ne faudrait pas toutefois croire que ceci m’incite à quelque scepticisme vis-à-vis du texte libre. Le texte libre vrai, domestique, demeure en dépit de ses détracteurs incompétents, ou pour le moins impatients, un outil de contrôle indispensable à la maîtrise de la langue écrite, de par son statut historiquement intermédiaire entre la pensée dialogique, interpsychique et la pensée écrite intrapsychique 1 .
NOTES 1. M. Bakhtine, Esthétique et théorie du roman, Paris, Gallimard, 1978 ; L. S. Vygotski, Pensée et langage, Paris, Éditions sociales, 1985 ; P. Clanché, L’enfant écrivain, génétique et symbolique du texte libre, Paris, Centurion, 1988, p. 171-172.
Comment s’y prend-on pour écrire un texte ? Processus métacognitifs comparés
NOTE DE L’ÉDITEUR Ce texte a été d’abord publié en 1994 dans La pédagogie Freinet. Mises à jour et perspectives, P. Clanché, É. Debarbieux et J. Testanière (éd.), Bordeaux, Presses universitaires de Bordeaux, 1994, p. 269-280. 1
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Les enseignants « Freinet », pratiquant la méthode naturelle d’écriture, s’intéressent plus à la question « pourquoi et pour qui écrit-on des textes ? » qu’à la question « comment les écrit-on ? ». La question de savoir comment il faut s’y prendre pour réaliser, entre autres, les opérations de linéarisation, cohésion, textualisation, macro et microplanification 1 est plutôt une préoccupation des tenants de la méthode didactique (voir infra chapitre 8). Historiquement, le mouvement Freinet a toujours eu tendance, et c’est une de ses grandes originalités, à privilégier les deux pôles extrêmes de la production écrite : la source, en l’occurrence l’enfant décrété une fois pour toutes comme spontané et imaginatif, et « les » destinataires, c’est-à-dire la classe, les correspondants, les lecteurs du journal, etc. L’accent est mis sur l’aspect communicatif ; le processus cognitif est négligé au profit des processus institutionnel et matériel. Tout au plus, ce processus cognitif apparaît-il en aval de la production, au moment de la mise au point du texte. Pourtant, dans leur classe, les enseignants confrontés aux problèmes de la pénurie, de la redondance ou encore de l’élection et de la mise au point des textes, s’interrogent : comment les enfants s’y prennent-ils pour entreprendre d’écrire ? Pourquoi progressent-ils
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ou stagnent-ils ? Quelles sont leurs stratégies en cas de panne d’idées ou quand ils veulent que leur texte soit élu ? Bref, certains se rendent bien compte aujourd’hui qu’on ne peut plus se contenter de penser qu’il suffit de mettre en place une certaine organisation coopérative et matérielle de la classe pour que tous les enfants écrivent de manière imaginative et cohérente. Sur cette question importante, je pense que, pour des raisons compréhensibles au regard de l’histoire, mais qu’il serait trop long de développer ici, le mouvement a souvent été victime d’une illusion dont la source réside dans la pensée même de Freinet et que j’appellerai illusion naturaliste ; elle consiste à considérer la communication écrite comme un simple prolongement de la communication orale. Cette vision erronée, encore partagée par nombre de praticiens, est sans doute en partie liée à la diffusion tardive en France des théories de Vygotski. Sans entrer ici dans les détails de la théorie vygotskienne 2 , on peut dire que cette théorie montre comment le passage de l’oral à l’écrit constitue une rupture radicale dans la conception que l’enfant se fait du langage (« l’écriture est l’algèbre du langage » selon la formule désormais célèbre de Vygotski) et requiert la mise en place d’opérations puis d’outils psychologiques radicalement nouveaux. En conséquence, il m’est apparu pertinent, après avoir longtemps étudié les produits textes libres 3 , de regarder du côté de la production, en interrogeant les élèves eux-mêmes et en mettant en place un dispositif d’observation directe du processus de production de textes : dispositif dit on line. Cette méthode d’observation des activités langagières, pratiquée d’abord aux États-Unis, a été surtout utilisée avec des adultes et davantage à l’oral qu’à l’écrit. Depuis quelques années, des chercheurs français l’expérimentent avec des jeunes enfants. C’est le cas d’A. Piolat 4 pour l’oral et J.-N. Foulin et M. Fayol 5 pour l’écrit. L’étude de ces derniers porte sur des enfants de 7 et 8 ans. Que l’objectif, le dispositif et l’âge des enfants ne soient pas exactement les mêmes, certains résultats obtenus dans cette recherche sont proches de ceux que j’ai moi-même recueillis.
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Avant de présenter mes propres expériences et quelques-uns de leurs résultats, il faut dire quelques mots sur la notion de métacognition dont son quasi-inventeur, J. H. Flavell, convient que généralement, la définition qu’on en donne est large et assez vague : c’est la connaissance ou l’activité cognitive qui concerne ou contrôle un aspect quelconque d’une activité cognitive. On l’a appelée métacognition parce que son sens profond est « cognition de la cognition » (cognition about cognition) 6 .
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Pour schématiser, on dira, suivant J.-É. Gombert 7 , que le domaine de la métacognition recouvre, d’une part, la connaissance qu’un individu a de ses propres activités cognitives et, d’autre part, l’activité de contrôle conscient de ces activités dans le moment même où elles se déroulent. On comprendra aisément que l’activité d’écriture (au sens de production textuelle) est une activité dans laquelle le métacognitif, surtout dans la seconde partie de l’acception du terme (contrôle), joue un rôle absolument déterminant et en tout cas plus important que dans le cas de la production langagière orale. La présente étude se situe dans le prolongement de la recherche dont les modalités et un certain nombre de conclusions ont été présentées dans le chapitre précédent. Au milieu du troisième trimestre, je prends un à un les élèves de la même classe de CM1 Freinet (désormais classe FR) et leur demande d’écrire devant moi un texte sur un sujet dont j’ai déjà pu expérimenter l’efficacité en classe de seconde. La consigne est, au tutoiement près, celle que j’avais proposée aux élèves des classes de première dans la recherche rapportée au chapitre 4 : « Un jour tu te réveilles, tu t’aperçois que tout est à l’envers, raconte ta journée. » Le texte est écrit sur une feuille de papier bristol que je tends à l’enfant en lui demandant de le lire à haute voix, puis je lui dis qu’il peut écrire son texte sans se soucier ni du temps ni de ce que je fais – en lui disant tout simplement que je le lui expliquerai quand il aura fini. Pendant que l’enfant travaille, je chronomètre tout d’abord le temps qui s’écoule entre le moment où il repose le bristol et celui où il écrit le premier mot (j’appellerai ce temps, temps de latence
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initial), puis je pointe tous les endroits où il s’arrête d’écrire et chronomètre les temps de pause égaux ou supérieurs à 3 secondes. Une fois le texte achevé et relu, je montre à l’enfant tous les endroits où il s’est arrêté et lui demande de me dire pourquoi il s’est arrêté et ce qui se passait alors dans sa tête, s’il s’en souvient. Je fais la même observation on line dans une autre classe de CM1 classique, implantée sur la même commune et comparable du point de vue de l’origine socioculturelle des élèves. Un entretien préalable avec le maître a montré que celui-ci faisait régulièrement produire aux enfants des textes de fiction, notamment à partir de contes. J’appellerai désormais cette classe classe CL. Aussitôt après, je fais passer dans cette même classe CL le questionnaire fermé sur l’écriture que j’avais soumis à la classe FR, évidemment amputé des questions spécifiques au texte libre. Je ne présenterai pas ici l’ensemble des résultats obtenus, je me contenterai de développer les deux points suivants :
Comparaison interclasse FR / CL. Il s’agira de savoir si, dans la gestion du temps de l’écriture d’un texte de fiction à sujet imposé, on peut repérer des différences significatives entre des enfants habitués au texte libre et des enfants qui pratiquent la rédaction classique. Comparaison intraclasse FR. Il s’agira de mettre en relation les données quantitatives recueillies dans la phase d’observation avec les données qualitatives discursives recueillies dans les phases d’entretien.
Comparaisons entre la classe Freinet et la classe classique 12 13 14 15
Je commence par établir une échelle d’évaluation d’adaptation à la consigne à six niveaux : Niveau 0. Refus ou incapacité d’écrire le texte. Niveau 1. Récit d’une journée sans tenir compte du fait que tout est à l’envers. Niveau 2. Récit d’une journée où le « tout est à l’envers » est interprété comme « Aujourd’hui rien ne va » ou « Aujourd’hui je ne fais que des bêtises ».
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Niveau 3. Récit d’une journée où seul l’espace est renversé. Niveau 4. Même type de récit mais incluant en plus une des quatre caractéristiques suivantes :
1. Rationalisation : attribution d’une cause à l’inversion. 2. Évaluation / interrogation : le sujet de l’énoncé évalue la situation d’inversion et s’interroge sur sa signification. 3. Dramatisation : l’inversion entraîne une ou des péripéties qui orientent le récit et le conduisent à une chute, ce que P. Ricœur appelle « mise en intrigue » 8 . 4. Multi-inversions : outre l’espace, l’inversion atteint aussi le temps, les rapports sociaux et les comportements des personnes.
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Niveau 5. Même type de texte incluant cette fois au moins deux des quatre caractéristiques du niveau 4. Certains textes peuvent combiner les quatre caractéristiques. Pour reprendre la terminologie déjà employée au chapitre 4, on dira qu’aux niveaux 1 et 2, les élèves ne s’adaptent qu’à une partie de la consigne explicite, au niveau 3 ils s’adaptent à la totalité de la consigne explicite et aux niveaux 4 et 5, ils s’adaptent de mieux en mieux à la consigne implicite. En m’inspirant de Gombert 9 , je fais l’hypothèse selon laquelle, tout en n’étant pas, du fait de leur jeune âge, très experts en matière de gestion métacognitive des textes, les élèves de la classe FR devraient être un peu plus experts que ceux de la classe CL, ceci du fait de leur pratique du texte libre : ils ont en effet, au moment de l’observation, écrit chacun entre 23 et 51 textes depuis le début de l’année. Je teste cette hypothèse à l’aide d’une série de données textuelles et chronotextuelles quantitatives et qualitatives recueillies dans les observations 5 et 6.
Adaptation à la consigne 21
Comme le montre le tableau ci-après, la comparaison des performances fait apparaître une très légère supériorité (Chi2 non calculable) des élèves Freinet dans leur adaptation à la consigne.
Niveau d’adaptation 0 1 2 3 4 5 Freinet (N = 20)
3 3 2 1 4 7
Classique (N = 23)
3 2 3 3 6 4
Longueur des textes 22
Les textes de la classe CL sont en moyenne un peu plus longs que ceux de la classe FR : 119 mots contre 112. Cet écart est réduit au niveau des T units (on appelle T unit toute unité textuelle pouvant être suivie d’un point). Les textes de la classe CL comportent en moyenne 22 T units contre 21 pour la classe FR. La longueur ne peut donc être considérée comme un critère discriminant.
Temps de latence initial 23
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Ce temps est en général très bref, puisqu’il ne dépasse la minute que chez 3 élèves (tous de la classe CL). Le temps de latence médian 10 de l’échantillon total est de 11 secondes, ce qui montre bien – en accord avec la littérature sur la question – qu’il n’existe pas, à cet âge, de macroplanification spontanée. Les enfants démarrent pratiquement tout de suite la rédaction ; tout au plus, le temps de latence initial leur sert-il à programmer la première phrase qui souvent se contente de reprendre une partie du texte de la consigne. Une fois la première idée trouvée, l’enfant ne se préoccupe pas de savoir comment il va la développer. Or, dans le cas qui nous intéresse, une image-idée initiale était déjà proposée dans la consigne : le réveil. Inversement, les enfants qui se déclaraient incapables d’écrire le texte se rangeaient dans deux catégories. Soit ils disaient très vite ne pas comprendre ce que j’attendais d’eux. Soit, et c’est le cas des trois refus de la classe FR, ils réfléchissaient très longtemps (plus de 4 minutes, après quoi j’intervenais pour interrompre un silence pénible pour l’enfant lui-même) et, de temps en temps, faisaient mine de commencer en posant leur stylo sur la feuille, voire en écrivant une lettre qu’ils raturaient aussitôt. On peut penser, mais cela
serait bien sûr à démontrer, que ce n’était pas la pénurie mais le tropplein d’idées générées par leur réflexion qui les inhibait, incapables qu’ils étaient de les gérer mentalement avant d’écrire.
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A contrario, Isabelle (classe FR), qui a écrit le devoir manifestement le mieux géré (situation initiale / péripétie / suspens / dénouement), a un temps de latence initial de 6 secondes et m’a explicitement dit que « l’idée » qui organisait son texte lui était venue en cours de la rédaction. Elle m’a même, à ma demande, montré du doigt l’endroit précis du texte ! La comparaison interclasse est révélatrice. Les élèves de la classe FR apparaissent comme beaucoup plus impulsifs puisque leur temps de latence initial médian est de 9 secondes seulement, comparé aux 16 secondes pour ceux de la classe CL. On retrouve bien là le résultat de l’apologie de la vitesse que prônait Freinet. On se souvient du texte fameux et controversé « Les aigles ne montent pas par les escaliers » des Dits de Mathieu 11 . Le rapprochement entre temps de latence initial et niveau d’adaptation à la consigne est tout aussi instructif. On constate que, sur les 7 élèves de la classe FR atteignant le niveau 5, 6 ont un temps de latence initial inférieur ou égal à 10 secondes. À l’inverse, les 4 élèves de la classe CL qui atteignent le même niveau 5 ont un temps de latence supérieur ou égal à 27 secondes. Autrement dit, les meilleurs élèves de la classe FR sont ceux qui se lancent le plus vite dans la rédaction alors que c’est l’inverse qui se passe pour les élèves la classe CL.
Pauses 29
Le nombre de pauses et surtout le rapport temps de pause / temps total de l’exercice sont considérablement plus élevés dans la classe CL (40 % du temps total) que dans la classe FR (27 % du temps total). Ce résultat confirme encore l’hypothèse de Gombert selon laquelle l’entraînement à l’écriture engendre une automatisation des processus de contrôle métacognitif.
Rendement
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Le rendement des élèves FR est supérieur à celui des élèves CL. Le nombre moyen de mots écrits pendant une minute d’écriture effective est de 19 dans la classe FR contre 12 dans la classe CL. Là encore, l’effet d’entraînement joue un rôle non négligeable.
Gestion des paquets de mots 31
L’examen du nombre moyen de mots écrits entre deux pauses confirme ce qui précède. Les élèves de la classe FR contrôlent et gèrent des paquets de mots plus importants (7 en moyenne) que les élèves de la classe CL (4 en moyenne). Bien qu’on relève d’importantes variations dans la longueur des paquets gérés à l’intérieur d’un même texte, on peut dire qu’en moyenne, le mode de gestion des élèves FR est de type phrastique et celui des élèves CL, intra-phrastique.
Nature des pauses 32
À partir des commentaires faits « à chaud » par les élèves à propos des motifs de leurs pauses, j’ai classé celles-ci dans trois catégories en m’inspirant largement des thèses de Schneuwly 12 :
1. Contrôle graphique : pauses portant sur l’orthographe des mots. Ces pauses sont soit pro (avant d’écrire le mot), soit le plus souvent rétro (après avoir écrit le mot). Contrairement à une idée communément admise, la fréquence et la longueur de ce type de pause sont loin de garantir une meilleure orthographe. Certains élèves vont même jusqu’à m’énoncer la règle d’orthographe correcte et faire néanmoins la faute (par exemple, à propos de / a / avec accent ou sans accent…). 2. Contrôle externe ou pilotage : il s’agit d’arrêts pour « chercher la suite du texte ». Tout se passe comme si l’enfant attendait simplement que l’idée arrive. Il est d’ailleurs fait souvent allusion à la mémoire : « je cherchais dans ma mémoire ce qui était arrivé. » À proprement parler, ce n’est pas le texte en tant que texte qui est investi ou contrôlé, mais « l’histoire » ou, comme disent les enfants, « l’idée » ou, comme diraient les linguistes, « les valeurs référentielles ». 3. Contrôle interne ou textualisation : il s’agit de pauses portant sur le choix des mots, la structure de la phrase, la cohésion interne du texte, la programmation de la fin, les références à d’autres textes. Tout se passe
comme si l’enfant projetait devant lui des parties plus ou moins longues de texte et exerçait sur elles un contrôle.
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34
Le tableau ci-après présentant les répartitions en pourcentage des trois types de pauses (lorsque celles-ci sont commentées, ce qui est plus fréquent dans la classe CL que dans la classe FR) montre clairement des différences significatives en matière de gestion métacognitive entre les deux classes.
Orthographe Pilotage Textualisation
Freinet
15
29
56
Classique 23
50
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Comme on pouvait s’y attendre, l’effet d’entraînement et sans doute aussi celui des commentaires et évaluations « publiques » lors des séances de lecture des textes (voir infra chapitre 7) jouent à plein. Les élèves FR s’arrêtent moins, commentent moins (en valeur absolue), mais leurs pauses s’apparentent, pour la moitié d’entre elles, au mode de contrôle décrit par Schneuwly. D’autre part, comme on pouvait tout aussi logiquement s’y attendre, les résultats détaillés montrent avec netteté que, dans une classe comme dans l’autre, ce sont les élèves faisant le plus de pauses de type textualisation qui atteignent le meilleur niveau d’adaptation à la consigne. L’hypothèse de la plus grande compétence métacognitive des élèves FR est donc globalement vérifiée.
Spécificités de la classe FR 35
La comparaison, à l’intérieur de la seule classe FR, entre des données recueillies dans l’observation et celles recueillies dans les entretiens individuels et le questionnaire fermé me conduit à formuler un certain nombre de remarques. 1. Majoritairement, les enfants de la classe FR disent ne pas avoir de difficultés à écrire le texte une fois que l’idée est trouvée. Voici leurs
réponses à la question (fermée) « Qu’est-ce que tu trouves le plus difficile ? » : Trouver l’idée : 11 Trouver le titre : 5 Écrire le texte : 3 Tous disent ne pas savoir comment leur texte va finir quand ils commencent à l’écrire. Également tous disent s’arrêter en cours de rédaction pour réfléchir à la suite. Le texte est géré pas à pas, et la cohérence de l’ensemble se met en place au fur et à mesure de la rédaction. Les écrivains « professionnels » adultes ne disent pas autre chose lorsqu’on les interroge sur leur propre création, fussent-ils auteurs de romans policiers… 2. Comme on pouvait s’y attendre, les enfants incapables d’écrire le texte imposé (niveau 0) ou ceux qui réussissent mal (niveaux 1 et 2) sont aussi ceux qui disent aimer peu ou moyennement écrire des textes libres. 3. Plus intéressante est la confrontation entre niveau d’adaptation à la consigne et richesse des discours métacognitifs. Entre autres questions, j’avais demandé à chaque enfant : « Qu’est-ce qui se passe dans ta tête quand tu écris des textes libres ? » Les enfants de niveaux 0, 1 et 2 répondent invariablement « Rien » ou « Je ne sais pas ».
Par contre, les enfants de niveau d’adaptation supérieur tiennent des discours métacognitifs riches. Par exemple, Sébastien (niveau 5 ; temps de latence initial 8 secondes ; temps de pause / temps total 26 %) explique : – Je réfléchis beaucoup. Je pense surtout à mon texte. Je relis mon texte plusieurs fois et puis j’essaie de former des phrases sans répéter, sans dire les mêmes mots pour que les phrases se ressemblent pas. Pour que les copains soient intéressés quand on lit le texte. Si c’est la même chose, ils vont dire « ras le bol ! ».
M. : Est-ce que tu vois les choses ou les mots dans ta tête ?
– Moi je vois les choses comme si c’était des dessins animés qui passaient dans ma tête. C’est en voyant les images que je forme les mots.
M. : D’accord, tu vois les images et tu formes les mots. Et les mots, ils sont où alors ?
– Ben ils sont d’un autre côté. C’est comme si je vois l’image, je trouve le mot, je l’écris. Ensuite, à partir du mot, j’essaie de faire la phrase et puis je fais la phrase. Sébastien aurait-il lu le chapitre 7 de Pensée et langage 13 ?
À la même question, Jérôme (niveau 5 ; temps de latence initial 5 secondes ; temps de pause / temps total 39 %) répond :
– C’est que je me crois dans le personnage que j’écris et c’est moi l’aventurier, et là je pense que mon cerveau, il travaille. – Il travaille comment ça ?
– Je me dis tous les mots que je connais et je rajoute des mots ou des phrases que j’ai déjà entendus…
On pourrait multiplier les réponses de ce type. J’ai pu remarquer aussi que les « bons » écrivains citent fréquemment leurs textes pour illustrer
leurs réponses. Par exemple, Alexandre répond toujours à la même question : Eh bien, il y a des sortes d’images qui apparaissent sur le texte que je fais et c’est ça qui me donne des idées…, ça commence un peu dans ma tête comme j’ai fait pour Le cambriolage, et après j’ai écrit mon texte sur les images que j’avais vues et les idées…
On reconnaît encore le processus vygotskien :
image → idée →mot → phrase. 4. Pourtant, si les enfants qui réussissent bien parlent explicitement de réflexion sur la gestion du texte, on ne peut néanmoins établir de relation entre le rapport temps de pause / temps total et le discours métacognitif. On peut voir là un paradoxe qu’illustre la littérature sur la métacognition linguistique : d’un côté, le bon écrivain est celui qui planifie, donc réfléchit, d’un autre côté, le même bon écrivain automatise certaines fonctions de contrôle. En réalité, ce paradoxe vient probablement du fait que l’on ne distingue pas encore de façon qualitative les fonctions de contrôle. 5. Nonobstant ces réserves, si l’on infère du quantitatif au qualitatif, on constate que, plus le pourcentage de pauses de type « contrôle interne » est élevé, plus on obtient des discours métacognitifs riches et meilleure est la performance imposée.
Conclusion 36
37
Il faudrait, si l’on voulait risquer une généralisation, varier le type d’exercice pour voir si le thème n’introduit pas un biais. Surtout, il faudrait pouvoir observer (mais c’est à réaliser de manière systématique !) les enfants en train d’écrire des textes libres et les interroger juste après. J’aborderai au chapitre suivant la question de la réception des textes libres et des éventuels effets de cette réception sur la production. Je terminerai maintenant sur une question qui n’est pas sans importance pour le mouvement Freinet. En effet, si les divers résultats obtenus indiquent que les élèves FR sont, en moyenne, plus experts que les élèves CL, si l’on voit que les « bons élèves » FR développent des discours métacognitifs intéressants, il n’en demeure pas moins qu’il convient de se garder de tout triomphalisme : nombre d’élèves FR sont incapables de réaliser l’exercice imposé, ou le réalisent mal (niveaux 1 et 2) et tiennent des discours tout à fait stéréotypés.
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Se pose alors la question de la didactisation. Peut-on ou doit-on enseigner la métacognition en pédagogie Freinet ? Si l’idée d’une didactisation a priori, décontextualisée, est à bannir, tout autant que l’utilisation de « grilles » d’auto-évaluation métacognitives (ou autres !), en revanche, l’intégration, dans la vie de la classe (au titre de « techniques de vie »), d’aides métacognitives individuelles ou collectives très contextualisées dans des projets d’écritures finalisés pourrait être utile à tous les enfants et contribuer à sortir la pratique du texte libre de certaines illusions naturalo-spontanéistes que j’évoquai en débutant.
NOTES 1. B. Schneuwly, Le langage écrit chez l’enfant, Neuchâtel, Delachaux et Niestlé, 1988. 2. Voir sur ce point L. S. Vygotski, Pensée et langage, Paris, Éditions sociales, 1985 ; B. Schneuwly, Vygotski aujourd’hui, Neuchâtel, Delachaux et Niestlé, 1985. 3. P. Clanché, L’enfant écrivain, génétique et symbolique du texte libre, Paris, Centurion, 1988. 4. A. Piolat, « Localisation syntaxique des pauses et planification du discours », L’année psychologique, 1983, p. 377-394. 5. J.-N. Foulin et M. Fayol, « Étude en temps réel de la production écrite chez des enfants de sept et huit ans », Journal européen de psychologie de l’éducation, vol. 3, no 4, 1988, p. 461-475. 6. J. H. Flavell, « Développement métacognitif », in Psychologie développementale, J. Bideau et M. Richelle (éd.), Bruxelles, Mardaga, 1985, p. 30. 7. J.-É. Gombert, Le développement métalinguistique, Paris, PUF, 1990, p. 27.
8. P. Ricœur, Temps et récit, t. 1, Paris, Seuil, 1983, p. 55. 9. J.-É. Gombert, Le développement métalinguistique, p. 216-219. 10. Étant donné la distribution des temps de latence initiaux regroupée en moins de 15 secondes pour les deux tiers de l’échantillon et allant jusqu’à plusieurs minutes pour les derniers tiers, j’ai préféré retenir le temps médian plutôt que la moyenne qui, dans ce cas, ne signifiait rien. 11. C. Freinet, Les dits de Mathieu, Neuchâtel, Delachaux et Niestlé, 1967, p. 16. 12. B. Schneuwly, Vygotski aujourd’hui. 13. L. S. Vygotski, Pensée et langage.
La production et la réception des textes Point de vue des scripteurs et des auditeurs
NOTE DE L’ÉDITEUR Une version de ce texte est parue en 1998 sous le titre : « Utilité et réception du texte libre dans la classe, vérité, humour, effet “PlicPloc” », Les sciences de l’éducation, pour l’Ère nouvelle, vol. 31, n0 4, 1998, p. 5-39. 1
La réception en temps réel des textes d’élèves par leurs camarades de classe et par leurs parents, ainsi que les éventuels effets en retour des évaluations sur la production, n’ont pas, à ma connaissance, fait l’objet d’études approfondies. Il faut reconnaître que la théorie de la réception littéraire, initiée par Jauss, Iser et Warning 1 , pour stimulante qu’elle paraît, est difficilement transposable à la production littéraire enfantine et concerne davantage la production littéraire adulte socialement légitimée. Je n’y ai pas trouvé source de modélisation satisfaisante. À propos de la réception du texte libre, on admet généralement ou, pour être plus juste, on postule :
Que le fait de lire ses textes à la classe et de les voir éventuellement imprimés et diffusés constituait une motivation puissante à la production. Que le fait d’entendre les commentaires faits par les camarades ou l’enseignant sur ses propres textes, et d’entendre les textes des autres et les commentaires afférents, avait une influence sur la qualité et la quantité des productions.
2
Les chapitres précédents montrent que les choses sont un peu plus complexes et en tout cas moins idylliques qu’il n’y paraît de prime abord.
3
4
D’où la recherche dont ce chapitre présente certains résultats obtenus à partir d’une enquête et d’une observation ethnographique dans une école de la banlieue bordelaise 2 pratiquant depuis plus de vingt-cinq ans la pédagogie Freinet, familière donc de la pratique du texte libre, mais dans un contexte pédagogique dans lequel les technologies de communication très avancées (Internet) n’avaient pas encore été introduites. Chaque classe disposait néanmoins d’un fax qui fonctionnait « réellement », à savoir que l’effet temps réel du fax était pris en compte par le maître et les élèves en situation de réception comme en situation d’émission. Les parents sont aussi les destinataires des productions de leurs enfants : destinataires directs par le biais du journal de l’école ou, dans le cas particulier de l’école en question, par celui de la radio, ou destinataires occasionnels quand l’enfant montre son texte à la maison. Ils peuvent en être également les inspirateurs ou les censeurs. L’enquête s’est attachée à savoir quel était le point de vue des parents, quant au texte libre en général, et à ceux de leurs enfants en particulier. On a pu ainsi aussi comparer les réponses des enfants à celles de leurs parents. La recherche s’est déroulée de la manière suivante : 1. Passation d’un questionnaire fermé auprès de 89 enfants du CE1 au CM2 (49 garçons, 40 filles) et de leurs parents (pères et mères séparément et en demandant de ne pas communiquer avec les enfants). 2. Observation et transcription intégrale de 22 séances de lecture de textes libres (lecture des textes, questions / réponses des enfants et des enseignants), 5 en CP / CE1, 9 en CE2 / CM1, et 8 en CM2.
Textes préférés 5
Les enfants avaient à classer par ordre de préférence décroissante les trois sortes de textes qu’ils préféraient écrire parmi six types possibles : Histoires vécues, vraies – Histoires inventées, imaginaires – Histoires drôles – Idées personnelles – Poésies – Textes documentaires.
1er choix 2e choix 3e choix
6
7
8
9
Histoires inventées
55
21
7
Histoires drôles
22
40
19
Poésies
6
9
22
Histoires vraies
4
21
22
Textes documentaires 2
0
6
Idées personnelles
8
24
1
On peut s’étonner de voir la catégorie histoires drôles distinguée de la catégorie histoires inventées. En fait, cette distinction n’a rien d’a priori : elle est imposée par l’expérience et par des remarques déjà faites dans des recherches précédentes. Pour les enfants, l’histoire drôle n’est pas spécialement l’histoire comique mais toute histoire à caractère incongru, grotesque, invraisemblable mettant en scène des personnages fictifs ou des personnages dont les noms sont ceux de la classe 3 . Les histoires inventées sont massivement préférées des élèves : 83 % les placent dans leurs trois types de textes préférés…, devant les histoires drôles que près de la moitié des enfants classent en second choix et dont 81 % les rangent parmi leurs trois genres préférés. Les trois autres types de textes viennent loin derrière. Ce qui est somme toute compréhensif pour la poésie (placée néanmoins en premier choix par 5 enfants) et les textes documentaires que les enfants ont l’occasion de produire par ailleurs (journal, correspondance, conférences, expositions, compte rendu). Pour ce qui est du texte « vrai », ces résultats peuvent paraître surprenants. Ils sont toutefois la confirmation d’observations précédentes : les enfants préfèrent les textes inventés aux textes vrais, non pour des raisons de liberté ou d’imagination, mais, beaucoup plus prosaïquement, parce qu’ils les trouvent plus faciles à écrire (voir supra chapitre 5). Ces choix sont statistiquement indépendants du sexe : les filles ne sont pas plus poétesses que les garçons, et les garçons plus drôles que les filles. Ils sont également statistiquement indépendants du
niveau de classe, même si l’on peut observer que c’est au CE2 que l’on rencontre le plus d’amateurs de textes drôles.
À quoi servent les textes libres ? 10
Une seconde question, étroitement liée à la précédente, est celle de l’utilité du texte libre. Les enfants ont à répondre à la question : « Pour toi, à quoi sert le texte libre ? » en donnant trois choix ordonnés par ordre de préférence décroissante parmi six possibilités : Améliorer le vocabulaire – Faire travailler la mémoire – Faire rire les copains – Apprendre l’orthographe – Dire ses idées aux autres – Être imprimé dans le journal de l’école – Être lu à la radio 4 .
Utilité du texte libre (enfants)
1er choix (%) 2e choix (%) 3e choix (%)
Apprendre l’orthographe
29
17
15
Faire travailler la mémoire
22
16
15
Faire rire les copains
16
17
17
Dire ses idées aux autres
15
17
19
Améliorer le vocabulaire
11
13
11
Être lu à la radio
4
17
11
3
12
Être imprimé dans le journal 2 11
Quelques remarques à propos de ce tableau :
1. Il n’y a pas de dépendance significative entre les préférences et l’utilité. 2. L’intention de faire rire constitue une des trois utilités principales pour la moitié des élèves, une des deux utilités principales pour le tiers, comme la possibilité de communiquer ses idées. Ceci confirme les réponses à la question précédente : le texte libre a bien, comme le pensait Freinet, une forte finalité communicative.
3. À côté de cette finalité communicative, les finalités plus strictement scolaires occupent une position dominante : apprentissage de l’orthographe et, à moindre titre, enrichissement du vocabulaire. Ce qui peut sembler contradictoire avec « l’idéologie » du texte libre. Les élèves seraient-ils plus sensibles aux représentations traditionnelles de l’école qu’aux valeurs de la pédagogie Freinet ? À voir. 4. La place importante de la mémoire. C’est, lors d’entretiens ou de propos spontanés recueillis lors d’une précédente recherche, que des enfants m’ont parlé de la mémoire à propos du texte libre : un élève sur quatre la place au premier rang et la moitié dans les trois premiers. Ceci peut sembler en contradiction avec leur préférence pour les textes inventés ou drôles qui feraient plutôt appel à l’imagination. Les enfants confondraient-ils mémoire et imagination ? Non, ils disent très clairement que les textes sont dans leur mémoire et qu’il suffit d’y aller les chercher. Quand ils sont en panne au milieu de l’écriture d’un texte, c’est « qu’ils ont oublié la suite ! ». Écrire des textes aurait donc, entre autres finalités, celle de développer la mémoire : curieuse manifestation de psychologie spontanée qui contraste avec une idée reçue de la psychologie scolaire qui pense que c’est en ingurgitant et non en produisant qu’on exerce la mémoire ! 5. Les finalités communicatives plus externes – le journal et l’émission de radio – occupent une plus petite place, mais non négligeable pour les petits.
12
13
S’il n’y a pas de dépendance entre textes préférés et utilité du texte, on observe par contre une forte dépendance entre niveau scolaire et utilité du texte (Chi2 = 33,8). Le regroupement des six utilités déclarées en quatre catégories : Scolaire (développer l’orthographe et le vocabulaire) – Cognitive (développer la mémoire) – Communication interne (faire rire les copains, communiquer ses idées) – Communication externe (être imprimé dans le journal, être lu à la radio), confirme l’hypothèse d’une scolarisation progressive des finalités déclarées, comme on peut le voir sur le tableau factoriel ci-après.
14
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L’utilité communicative externe domine au CE1, l’utilité communicative interne domine au CE2, l’utilité cognitive domine au CM1 et l’utilité scolaire au CM2. En clair, plus les enfants avancent dans leur scolarité, plus ils intègrent les valeurs scolaires traditionnelles. Estce à dire que les plus avancés sont plus « scolaires » et moins « Freinet » que les débutants ? Les choses sont plus compliquées. Nous avons posé la même question aux parents (voir ci-après) en remplaçant la modalité « faire rire les copains » par « distraire ses camarades ».
Utilité du texte libre (parents)
1er choix (%) 2e choix (%) 3e choix (%) M
P
M
P
M
P
82
7
5
1
5
6
Améliorer l’orthographe 10
6
29
1
27
25
Développer la mémoire
5
6
11
1
14
19
Améliorer le vocabulaire 1
1
33
3
40
36
Distraire ses camarades
1
0
11
1
3
8
Être imprimé
0
0
8
4
7
6
Être lu à la radio
0
0
3
4
4
2
Communiquer ses idées
16
Les fonctions de communication interne l’emportent très largement : 82 % des mères et 75 % des pères les placent en premier choix (contre 15 % chez les enfants). Les parents ont donc bien intégré la fonction « officielle » du texte libre. Les fonctions scolaires n’apparaissent en premier rang que dans 10 % des cas pour les mères et 13 % pour les pères, mais elles se partagent massivement les deuxième et troisième rangs. La fonction cognitive est délaissée. Quant à la fonction distraction, elle est totalement délaissée, ce qui était à prévoir.
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La dépendance des réponses pères / mères est peu significative (Chi2 = 14,6). Comme on pouvait s’y attendre, les réponses enfants / parents sont indépendantes. Il était intéressant de se demander si les réponses des parents étaient influencées par le niveau de la classe fréquentée par leurs enfants. Contrairement à ce qui se passe chez les enfants, on n’observe aucune dépendance significative entre niveau de classe et utilité, alors qu’on aurait pu s’attendre à voir le poids du scolaire augmenter dans les grandes classes et celui du communicatif augmenter dans les petites. C’est donc une réponse globale et stable que donnent les parents : ils se font une « idée » du texte libre très homogène et finalement plus proche de l’orthodoxie freinetiste que celle, plus évolutive et pragmatique, de leurs enfants.
Représentation de l’auditeur 18
À quoi pensent les enfants quand ils écrivent leurs textes ? À leur public ? À la question « Quand tu écris un texte, est-ce que tu penses que tu vas le lire aux copains ? », les enfants répondent :
Nombre %
Toujours
15
17
Souvent
38
43
Pas souvent 32
36
Jamais 19
20
4
Globalement, on ne peut pas dire que la représentation de l’acte de lecture soit dominante au moment de l’écriture du texte. En tout cas, elle ne croît pas avec l’âge (dépendance non significative avec la classe). Par contre, les élèves aimant beaucoup écrire des textes ont une légère tendance à penser davantage à l’acte de lecture (dépendance peu significative, Chi2 = 12,5). Après avoir constaté une relative fréquence de la présence des élèves de la classe dans les textes, nous avons posé une seconde question, plus précise sur la représentation des destinataires durant l’écriture : « Est-ce que tu mets le nom des copains dans tes textes ? »
21
4
Nombre %
Toujours 10
17
Souvent
46
43
Jamais
33
37
Là encore, les résultats ne sont pas très significatifs. De plus, on ne relève pas de dépendance entre la réponse à cette question et la précédente. Pas de dépendance non plus avec le fait d’aimer plus ou moins écrire des textes. Pas de dépendance significative avec le fait d’aimer les textes drôles, ou d’aimer faire rire. Pourtant si nous avons posé cette question, c’est qu’elle pose problème pour les enfants. Si l’on en croit les chiffres ci-dessus, les prénoms de la classe reviennent relativement souvent dans les textes, et la question de la légitimité de la présence de ces prénoms fait l’objet de débats pro et contra souvent longs et argumentés. Témoin cette séance de lecture au CE2, d’abord le texte lu, puis les commentaires (M. indique une intervention de la maîtresse), séance significative de la façon dont les élèves de classe Freinet débattent. Comme je l’ai constaté à plusieurs reprises dans d’autres recherches et comme on le verra
plus loin, l’écriture de la fiction n’est jamais innocente mais pose toujours des questions pragmatico-éthiques. Un élève lit son texte : Il était une fois une école minable elle s’appelait Martinon et puis elle… Bon reprenons notre histoire « Il était une fois une école minable et puis le matin un enfant est venu : – Et salut ! Jeremy va te donner une carte d’invitation à Mathias H, Oh la la on rentre. Suite. À suivre 5 . »
Discussion – C’est normal qu’on rigole.
– Normalement on ne doit pas utiliser les noms des copains.
– Je crois que c’est le contraire, on peut choisir le nom des copains.
– On fait comme on veut.
M. : Qu’est-ce que vous en pensez ? Est-ce qu’on peut faire n’importe quoi ?
– C’est marrant !
– Ça fait rire ceux qui sont pas dits.
– On s’en fout !
– Si on fait n’importe quoi, on va être triste !
– Si je l’ai écrit, c’est parce que je savais pas quoi écrire.
– De toute façon, c’est pas la réalité, c’est un texte.
– Si notre prénom préféré c’est Corinne, ben on peut !
– Pour le texte la rime, on avait demandé la permission.
M. : Est-ce qu’on doit faire quelque chose ?
– Demander la permission. – Ça fait perdre du temps si on refuse.
– Il suffit qu’on en parle là. Ya qu’à faire la liste de ceux qui veulent ou pas.
– On a perdu du temps autant à bavarder.
Le donneur de parole du jour : On en discute en réunion de coopé…
Écriture et lecture 22
On pourrait penser que le fait de lire les textes en public constitue une puissante motivation à l’écriture. Pour tester cette hypothèse, nous avons tout simplement demandé aux élèves s’ils aimaient lire leurs textes à la classe :
Nombre %
Beaucoup
40
45
Un peu
38
43
Pas du tout
10
11
Non-réponse 1 23
24
25
26
1
Les élèves sont moins enthousiastes pour cet exercice que l’on pourrait s’y attendre : moins de la moitié l’apprécient beaucoup. Le niveau de classe a peu d’influence sur les résultats (Chi2 = 11,5) et ce sont les élèves du CM2 qui ont l’attitude la plus partagée. Une autre question révèle que 30 % des élèves avouent avoir peur de lire, quel que soit le niveau de leur classe. Enfin, on remarque intuitivement (Chi2 non calculable) une très légère dépendance entre le fait aimer beaucoup écrire et aimer beaucoup lire, et inversement. Si les opinions sont relativement partagées quant à la lecture de leurs propres productions, en revanche, 74 % des enfants déclarent beaucoup aimer écouter les autres lire leurs textes. Manifestement, les enfants préfèrent écouter plutôt que lire. Ce qui conduit à penser que la séance de lecture est vécue comme une institution importante de la vie de la classe que les individus apprécient indépendamment du niveau (indépendance statistique) et indépendamment du fait d’aimer plus ou moins écrire des textes. S’il est communément admis que la lecture constitue une motivation à l’écriture, un examen un peu attentif montre qu’il n’y a pas automaticité de la relation écriture → lecture. À la question « Est-ce que tu lis tous les textes que tu as écrits ? », 66 % des enfants répondent par la négative. La proportion d’enfants ne lisant pas tous leurs textes augmente légèrement avec l’âge (dépendance peu significative : Chi2 = 6,2). Le fait de lire tous ses textes est aussi indépendant du fait d’aimer plus ou moins écrire des textes. Pourquoi les enfants ne lisent-ils pas tous leurs textes ? À la question « Si tu ne lis pas ton texte, c’est parce que… », un tiers des enfants répondent que c’est parce qu’il n’est pas fini, un second tiers que
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c’est parce qu’il est mal écrit et le troisième tiers que c’est parce qu’il est « bête ». Ces réponses infirment clairement une autre idée reçue selon laquelle le texte libre serait une écriture brute, vite écrit pour être vite lu. L’écriture du texte libre constitue une activité beaucoup plus contrôlée qu’on le croit. D’une part, le texte n’est pas toujours écrit d’un trait ; c’est souvent un chantier à plusieurs épisodes, surtout quand il s’allonge au CM2. D’autre part, les élèves, surtout les plus grands, pratiquent une certaine forme d’autocensure quand ils pensent que leur texte n’est pas d’assez bonne qualité pour être lu publiquement.
La réception et ses effets 28
Venons-en à la réception proprement dite. Quand un enfant a fini de lire son texte, le responsable de séance demande rituellement « s’il y a des questions ». Les remarques que les élèves déclarent faire sont, par ordre décroissant de fréquence : 1) des questions ; 2) des conseils ; 3) des félicitations ; 4) des critiques. 71 % d’entre eux disent aimer qu’on leur pose des questions bien que cet intérêt décroisse significativement avec l’âge. 33 % se souviennent avoir été félicités pour un texte et 37 % avoir été critiqués. Il s’agit surtout des élèves de CM2.
29
La réception a-t-elle réellement un effet sur la production ? On ne peut avancer que des réponses prudentes à cette question. Certes, 88 % des enfants déclarent que, au moins une fois, « Ça me donne une idée » après avoir entendu un texte particulier. Près de la moitié (47 %) se sont dit au moins une fois qu’ils auraient bien aimé avoir écrit un texte lu pendant une séance, et le quart disent avoir écrit un texte en s’inspirant de textes déjà écrits par d’autres, ce qui leur est quelquefois reproché par un camarade (d’une manière générale, les enfants ont une excellente mémoire des textes lus depuis le début de l’année). En revanche, les remarques concernant le fond ou la forme, même celles renforcées par l’enseignant, n’ont, apparemment, que peu d’effet : 17 % seulement des enfants sont capables de donner
l’exemple d’un texte écrit par eux et influencé par les remarques de leurs camarades. 30
Jusque-là, nous n’avons pris en considération que les points de vue recueillis, hors contexte, par le questionnaire écrit. Qu’en est-il dans la réalité des 22 séances de lecture enregistrées ? À l’exception des questions portant sur la cohérence interne qui n’apparaissent qu’à partir du CM1, et des remarques d’ordre général qui décroissent massivement également à partir du même CM1, on ne peut pas parler de tendances génétiques pour l’un ou l’autre des types de remarques.
Remarques pendant les séances de lecture
CP CE1 CE2 CM1 CM2
Nombre de textes lus
10 12
8
Longueur moyenne des textes (en mots)
20 61
102 150
263
12
26
Nombre moyen de remarques par texte lu 6
7
15
8
5
Réponses de l’auteur
7
35
17
21
19
Critiques
16 21
20
13
30
Remarques d’ordre général
29 11
27
7
1
Remarques du maître
15 9
13
13
12
Conseils à l’auteur
13 6
14
7
8
Remarques sur le contenu
12 6
3
2
8
Questions sur le contenu
4
10
3
0
10
Félicitations
6
5
0
5
10
Questions sur la cohérence
0
0
0
3
8
Ordres
1
4
0
1
1
Remarques sur la lecture
0
1
0
0
1
31
32
Une intervention sur quatre en moyenne vient de l’auteur du texte, avec un pic au CE2 (un peu plus d’un tiers) 6 . Ce qui n’a rien de surprenant pour les familiers des classes Freinet : c’est à cet âge que, dans tous les domaines, les élèves sont les plus participants. Cette tendance est confirmée par le nombre moyen de 15 interventions par texte lu, soit à peu près le double des interventions dans les autres niveaux. Si l’on compare, toutes proportions gardées, les réponses à la question « Quel genre de remarques fais-tu à la lecture des textes libres ? » avec les genres de remarques effectivement enregistrées lors des séances observées, on obtient deux classements assez différents. Les enfants sont nettement plus « positifs » dans leurs déclarations que dans leurs comportements effectifs : Remarques déclarées Remarques effectives
33
1. Questions
1. Questions
2. Conseils
2. Critiques
3. Félicitations
3. Conseils
4. Critiques
4. Félicitations
Il convient de prendre ces données chiffrées avec la plus extrême prudence : on n’évalue jamais exactement la même ou les mêmes choses en quantifiant des situations naturelles comme les séances de lecture. C’est pourquoi, il nous paraît beaucoup plus pertinent d’envisager maintenant les séances de lecture sous un aspect strictement qualitatif.
C’est drôle ! 34
À l’évidence, le texte qui a le plus de succès auprès des élèves est le texte « drôle ». « Je l’aime bien parce que c’est rigolo. » Ce qui confirme, d’une part, l’importance donnée à l’utilité « faire rire les copains » et, d’autre part, les réponses massives à une autre question
35
fermée « Quel est le texte que tu as préféré depuis le début de l’année ? ». Ce que les enfants appellent « drôle » ne correspond pas à ce que les adultes appellent « humoristique ». La catégorie enfantine du « drôle » ou « rigolo » englobe tout ce qui étonne, surprend, est incongru, étranger au déroulement canonique des actions. Un bon tiers des textes lus appartiennent à cette catégorie. Un des critères de cette drôlerie est que, contrairement à l’humour adulte, l’histoire doit être non vraisemblable. En effet, comme nous l’avons déjà montré dans de précédentes recherches (voir supra chapitres 3 et 5), les enfants se défient du vraisemblable et ont une vision très dichotomisée du « vrai » et de « l’inventé ». L’histoire drôle doit être telle qu’on ne peut la prendre pour une histoire « réelle ».
C’est vrai ? 36 37
La question de la vérité dans l’écriture hante les enfants de cette tranche d’âge. Voici deux séquences exemplaires. La première se déroule dans une classe de CP-CE1. On y voit comment une histoire particulièrement banale, celle d’une petite fille qui raconte ses vacances de Noël, entraîne une extraordinaire discussion sur les critères de vérité du texte, puis de vraisemblance. Comment douter, à la lecture du script de la séance, que de jeunes enfants placés dans une situation sociale spécifique sont capables d’argumenter naturellement : Mes vacances (Juliette CE1)
Pour Noël je suis restée dans ma maison. Le lendemain j’ai ouvert mes cadeaux que le père Noël m’avait apportés. Le 26 décembre je me suis amusée avec mes jouets. Le soir je suis partie chez ma tante à Contis. Après mes parents sont partis à Bordeaux et je suis restée avec ma mamie. Le lendemain j’ai vu des chenilles et je suis allée à la plage. Le soir Carine et Émilie m’ont amenée à la plage pour voir le coucher du soleil.
Discussion
– C’est qui Carine et Émilie ?
– C’est mes cousines.
– Quel âge elles ont ?
– 11 ans et 16 ans.
– C’est une histoire vraie ?
– Oui !
– Tu l’as bien préparée.
– C’est pas sûr ! parce que tu peux écrire une histoire sur tes vacances et que c’est pas toujours vrai.
– C’est dans ma maison !
– Moi, je croyais que c’était pas vrai !
M. : On peut écrire une histoire qui a l’air vrai.
– Moi j’ai cru que c’était vrai parce que j’ai entendu qu’elle jouait avec ses jouets.
– J’ai écrit une date !
– Tu peux écrire une date et dire des choses qui sont pas vraies.
– Quand c’est vrai on reconnaît quand on écrit : si on parle des gens qu’on connaît, par exemple ma tante, maman ou papa ou des villes…
– Ça peut être vrai ou ça peut ne pas être vrai !
– Si on parle des indiens on voit que c’est pas vrai !
– Mon papa a été en Amérique et il a vu des Indiens.
– Je peux écrire une histoire « un jour mon père joue avec moi au ballon » et c’est pas vrai !
Moi (P. C.) : Est-ce que tu as déjà écrit des histoires comme ça ?
– Non. – « Les Indiens » c’est vrai, « qui traversent les murs » c’est pas vrai.
– C’est faux par exemple « Le monsieur lance des soleils ». Les messieurs ça existe, les soleils aussi, mais les deux, non !
38
Il serait exagéré de dire que des élèves de CE1 rééditent le grand débat sur la philosophie du langage qui irait de Frege (question de la référence) à Searle (question de la sincérité 7 ) en passant par Carnap et le Cercle de Vienne (question du sens des énoncés). Ce serait tomber dans le piège d’un effet Jourdain 8 dans lequel d’ailleurs la maîtresse ne se laisse pas embarquer. Pourtant, comme on le voit dans ce débat, les enfants partent d’abord de la question classique de la référence. Dans le récit de Juliette, tout a l’air plausible : date, lieu, circonstance. À la première question, typique de ce genre de débat, « Qui sont Carine et Émilie et quel âge elles ont ? », Juliette répond et pense s’en tirer : après tout, on peut bien
39
vérifier qu’elle a deux cousines qui s’appellent Carine et Émilie et qui ont respectivement 11 et 16 ans. Arrive alors la question de la sincérité : on peut bien écrire des choses référencées (la date), vraisemblables, parler de sa mamie, son papa, sa maman, d’une ville qui existe réellement, et dire des choses qui ne sont pas pour autant « sincères ». Sur ce point, Juliette est prise de court, comme Searle d’ailleurs qui doit à cet égard recourir à « l’intention ». Mais ce n’est pas fini, puisque les enfants posent clairement la question des prédicats : « Les Indiens » c’est vrai, « qui traversent les murs » c’est pas vrai. Dans « “Le monsieur lance des soleils”. Les messieurs ça existe, les soleils aussi, mais les deux non ! », c’est bien la distinction sens / signification qui est posée et rappelle les fameux débats des Viennois autour des énoncés tels que « César est et » et « César est un nombre premier »… On remarquera que la maîtresse n’institutionnalise pas les résultats du débat, ce qui est une habitude dans les classes Freinet. Le didacticien pourrait le regretter… Le second débat se déroule au CM2 à propos du texte de Chloé (CM2). Louis XVI
Pas loin d’ici vivait un jeune homme appelé Henri Louis. Son père s’appelait Robert il était bûcheron enfin pas vrémen vraiment il faisait des guillotines, Louis grandissait sans savoir que son père faisait des guillotines. Un jour son Robert avoua à son fils qu’il faisait des guillotines. 3 ans plus tard le chef de Robert apprit qu’il l’avait dit à son fils. Le chef le fit guillotiner par sa propre guillotine. Louis pendant ce temps se trouva une femme. Quand il rentra chez lui pour l’annoncer à son père il apprit qu’il était mort. On l’enterra 1 jour plus tard. La femme de Louis apprit qu’elle était reine. Louis devint « Louis XVI et sa femme Marie XVI ». Après leur lune de miel ils allèrent passer quelques jours chez les parents de Marie. Ils partirent en croisière à Tahiti ils s’y installèrent une maison et y vécurent toute leur vie.
40
Pour un adulte, le texte de Chloé serait rangé dans la catégorie « humour » et considéré comme un bon texte d’enfant faisant preuve d’imagination, sachant mêler histoire et fiction, faisant un heureux pied de nez à la convention, etc. Ici, il n’en est rien, Chloé enfreint simplement une règle non écrite du texte libre, le mélange des genres :
– C’est un texte un peu documentaire.
– À ta place il faudrait faire ou la vraie histoire, ou une autre.
– On a pas de droit de dire… enfin…
– Moi je le trouve plutôt rigolo.
M. : Comment as-tu eu cette idée ?
– Tout le monde parlait de la mort de Louis XVI 9 .
Textualité, expressivité, inspiration 41
La lecture des textes est aussi l’occasion de poser la question de la nature même du texte, d’instaurer des débats sur la liberté d’expression ou les sources d’inspiration. La question de la nature textuelle de l’histoire se pose dès le cours préparatoire. En effet, au tout début, les enfants produisent des textes très courts, la plupart du temps monophrastiques. Les plus grands, ceux du CE1, peu indulgents envers les plus petits, ne se privent d’ailleurs pas de les critiquer : « Tu devrais faire un texte plus long. » ; « Tu t’es pas fatigué… » ; « C’est bien un texte de CP »… Ou de féliciter celui qui a fait un effort… Un beau jour, le débat de fond s’instaure sur la définition de conditions minimales de l’histoire : Benjamin (CP)
Il était une fois un petit garçon qui mangea des pommes il adorait ça.
Discussion – Elle est assez courte.
– C’est la même que j’ai fait.
– C’est une phrase comme moi.
– C’est comme s’il y avait deux phrases.
– Quand il y a deux phrases, c’est une histoire.
M. : Pourquoi c’est pas une histoire avec une phrase ?
– Une phrase est une phrase, une histoire est une histoire !
M. : Qu’est-ce qu’il faut pour qu’il y ait une histoire ?
– Il faut plusieurs phrases qui s’enchaînent. Par exemple « il était une fois un bonhomme qui aimait beaucoup les pommes. Un jour il est allé en cueillir sur son pommier ».
– Il faut pas que ça soit « il était une fois un bonhomme qui aimait beaucoup les pommes il est en train de nager ».
Moi (P. C.) : Pourquoi c’est pas une histoire ?
– Il faut rester sur le sujet.
– Le texte de Benjamin, c’est une histoire.
Moi (P. C.) : Pourquoi ?
– Si y va… [réponse confuse]
– « Il était une fois un bonhomme qui aimait beaucoup les pommes. Un jour il est allé en cueillir sur son pommier » : Il peut aimer les pommes et nager.
– On peut pas cueillir les pommes et en même temps nager !
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Une vision naïve du texte libre tendrait à laisser croire qu’il suffit de décréter la liberté pour que celle-ci s’exerce. Il n’en est rien. La liberté est l’objet d’une négociation. Le texte suivant et le débat qu’il provoque en sont l’exemple typique : Le petit oiseau (François et Paul CE1) Il était une fois un petit oiseau qui vivait dans un arbre. Ses parents étaient méchants. Soudain il s’en va vers l’océan. Il arrive en Australie soudain il vit un kangourou qui lui dit « Où vas-tu ? » – « Je vais en Australie. » – « Mais c’est ici » – « A bon » – « Mais alors pourquoi es-tu ici ? » – « Parce que mes parents sont morts. » Il s’en va, il se fait piquer par un serpent et Il est mort. Fin.
Discussion – Pourquoi ses parents sont morts ?
– On n’a pas voulu rajouter.
– Je pense que c’est François qui a eu l’idée parce qu’il est toujours avec l’idée qui meurt.
François : Oui, mais tous mes textes ne sont pas avec des gens qui meurent.
– François, son histoire elle est vraiment triste.
– C’est bien, parce que d’habitude c’est les méchants qui gagnent.
– Et puis ça m’étonne parce que lui il fait que des histoires tristes.
– Au lieu de faire des histoires de mort, tu pourrais faire des aventures.
François : C’est pas une aventure ça ?
M. : Est-ce que François a le droit d’écrire ça ?
François : J’en ai marre, je peux faire ce que Je veux !
– Est-ce qu’on peut changer de discussion ?
– C’est l’heure de la récré.
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Les sources d’inspiration ne sont pas davantage « spontanées ». Les enfants ont leurs propres techniques, leurs trucs. Ce qui ne manque pas de frapper est la variabilité des sources et le caractère individuel des stratégies employées. À la fin d’une séance de lecture au CE2, la maîtresse demande : M. : Qui n’a pas fait de textes depuis longtemps ? [Beaucoup de doigts se lèvent.]
M. : Qui en a en préparation ? [La moitié des élèves lèvent la main.]
M. : Dîtes comment vous vous y prenez.
– Moi je me suis inspirée en jouant au jeu avec les autres : on se raconte des histoires, mais, dommage que les autres en profitent pas : alors je fais un texte.
– Je m’inspire des paysages et des prénoms de la classe.
– J’aime bien imaginer ou alors raconter la vie.
– Je prends le titre d’un livre.
– Moi je m’inspire des livres, ça me donne des idées. Je m’inspire des textes des autres.
– Je m’inspire d’un livre, je prends un morceau et j’imagine autre chose.
– Au coin lecture, je reprends une histoire en changeant.
– Quand je lis les livres, je m’inspire avec le titre et je les inverse, j’invente un autre. Je prends les morceaux du livre, je mélange les morceaux et je rajoute.
– Moi je change la fin.
– Moi j’imagine, mais je me suis jamais inspirée d’un livre.
– Le soir, avant de dormir, j’invente une histoire comme un rêve et je les réécris sur le cahier.
– J’invente « les peupliers » : je ne voulais pas qu’on les coupe alors j’ai inventé qu’ils sont magiques, alors on les a pas coupés.
Goûts d’adultes, intérêts d’enfants, « l’effet Plic-Ploc » 44
L’idée d’un « effet Plic-Ploc » m’est venue au cours d’une séance de lecture de textes libres en classe de CM2 : ce jour-là, plusieurs élèves lisaient des textes interminables et qui paraissaient si dépourvus d’intérêt que le maître avait laissé le responsable du jour conduire entièrement seul la séance et était venu travailler à son bureau. Moi-
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même, malgré la bonne volonté qui convient au chercheur, je n’arrivais pas à suivre le cours du texte. Je le rejoignais pour lui dire que je n’y comprenais rien. Il était du même avis. Nous avons alors remarqué que ces textes, pour nous insipides, étaient ceux qui suscitaient le plus grand nombre de réactions et de débats, contrairement à d’autres, plus simples et compréhensibles qui n’entraînaient que peu de remarques. C’est alors que je me suis souvenu d’une séquence du film de F. Truffaut, L’argent de poche, où l’on voit une petite fille présenter ses deux poissons rouges à son père, commissaire de police de son état. Absolument identiques, les poissons s’appellent respectivement Plic et Ploc. Jamais immobiles, les poissons se croisent sans cesse, passent l’un sous l’autre, etc. Pour s’attirer les bonnes grâces de sa fille, le commissaire tente d’avancer : « Ça c’est Plic – Non c’est Ploc – Cette fois c’est Ploc – Non c’est Plic », etc. Et la petite fille de décrire avec force précisions les trajectoires respectives des deux poissons rouges. D’où « l’effet Plic-Ploc », c’est-à-dire l’intérêt et la capacité pour des enfants, à décrire, suivre et mémoriser des situations complexes, intriquées et dépourvues de perspective téléologique. Voici deux textes typiquement « Plic-Ploc ». Il faut se rappeler que les textes que l’on peut lire ici et maintenant ont seulement été entendus par la classe. Les remarques qu’ils ont suscitées témoignent de l’attention et donc de l’intérêt des auditeurs. Boris (CM2)
Je vais vous raconter une autre aventure de Pite le malchanceux. Il était tranquille avec son tigre et puis maintenant plus besoin de monter à cheval il suffit de monter sur le tigre et pas besoin de selle carrément sur le dos du tigre, ils partirent en forêt et ils arrivent à côté d’une rivière. Pite alla boire quand un horrible crocodile l’attrapa par la jambe avec la queue. Alors le tigre lui écrasa la tète on a entendu un bruit de crâne écrasé. Pite remonta il y avait un arbre courbé au-dessus de la rivière, ils plongent chacun leur tour. Le tigre avait un pressentiment alors le tigre feule il voulait le dire à Pite mais il ne comprenait pas alors le tigre le prit par le slip et sauta sur l’arbre et une quarantaine de piranhas venait tout doucement avec un air agressif, mais ce que Pite ne savait pas c’est les piranhas sautaient alors le tigre leur donna des gros coups de patte un par un
il les tua. Il marche jusqu’à l’équateur un gros éléphant arrive sur les lieux le tigre laissa tomber Pite pour aller sauter sur la trompe de l’éléphant en se débattant l’éléphant marche sur la main de Pite, le tigre laissa l’éléphant pour aller voir Pite ensuite ils entendirent BOUM c’était l’éléphant qui était mort Alors le tigre fit monter Pite sur son dos il courut le plus vite possible quand il vit une cahute. Pite crie « il y a quelqu’un » et une petite voix répond « oui » en levant la tête Pite voit écrit sur une pancarte guérisseur. Le guérisseur sort de sa cahute et il touche la main de Pite et tout d’un coup Pite n’avait plus mal du tout et le guérisseur Invite Pite à prendre un thé et pendant qu’il discutait les tasses tombèrent ils entendirent « Boum boum boum » c’était une trompe d’éléphant, Pite monte sur le toit tandis que le guérisseur sortit le tigre fait monter le guérisseur sur son dos alors que Pite saute du toit sur le tigre ils partirent chez lui et prend le guérisseur comme serveur. Fin
Discussion – Pourquoi Pite le malchanceux alors que tout lui réussit ?
– Pite est un peu méchant.
– Ton histoire a un sens et pas de sens.
– Pite n’a plus rien à faire.
– À un moment, il [Boris] s’est un peu trompé.
– C’est bizarre il a un peu de malheur et puis c’est la chance.
– C’est le tigre qui porte bonheur.
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J’ai gardé pour la fin le texte d’Armand. Pour pouvoir poser les questions et formuler les critiques générales et de détail, d’ordre grammatical, stylistique, textuel, et vu la longueur du texte, les élèves doivent être particulièrement attentifs et se repérer là où un adulte se perdrait. On comprend mieux l’importance accordée à la mémoire parmi les utilités du texte libre. Les quatre aventuriers (Armand, CM2)
Un jour quatre aventuriers décident de partir en Allemagne pour faire une randonnée dans les bois. Ils prenèrent l’avion à 22 h 00. Ça y est ils sont arrivés en Allemagne. Avant d’arriver à la frontière d’Allemagne les douaniers leur demandent leurs passeports. Heureusement que dans leur groupe il y avait un garçon qui parlait Allemand. Celui qui parlait Allemand il s’appelait Yvan. Ils ont réussi à passer la frontière mais avec difficulté, ils achètent des provisions pour manger. Ils s’engagent dans les bois pour trouver une place
pour mettre les tentes. Ils montent les tentes pour dormir. Jack le plus attentif a entendu un bruit dehors. Il se dît ô c’est rien c’est sûrement un sanglier. Le même bruit recommença. Jack sortit de sa tente pour voir ce qui se passait au même moment quelqu’un l’assomma. Deux minutes plus tard Jack se réveille et repartit dans sa tante pour dormir. Le lendemain matin Jack se réveilla avec difficulté, tout le monde était réveillé. Ils se mirent en route pour chasser car ils avaient faim. Ils ont fait plein de pièges parce qu’ils n’attrapaient rien. Et il n’y avait plus de provisions. Jack se fait encore assommé mais les autres ne se doutaient de rien. Mais dans le groupe il y avait une fille qui s’appelait Isabelle. Isabelle remarqua qu’il n’y avait pas Jack. Alors, elle, appela Yvan et Jack ! Jack ! Bill vit Jack avec du sang partout. Bill appela Yann et Isabelle. Il le porta dans ses bras pour le ramener dans sa tente mais Jack a perdu beaucoup de sang pendant qu’il marchait. Ils l’ont bien soigné jusqu’à ce qu’il n’ait plus de cicatrices. Ils lui posèrent plusieurs questions pour qu’il se souvienne de ce qui s’est passé. Mais Jack avait tout oublié sauf qu’on l’avait assommé. Yvan décida avec ses amis qu’ils vont chercher ce suspect. Ils se renseignent partout en Allemagne. Ils ont rien trouvé. Jack se souvient de ce type qui l’avait assommé. Assez Jeune 20 ans peut-être avec les cheveux sombres bruns blonds avec ses yeux bleu, les autres ont essayé de le retrouver tout de suite. S’ils ne le retrouvaient pas peut-être qu’il ferait d’autres victimes. Yvan vient de se rappeler qu’il a vu une personne de ce genre. Il coure vite chez lui au même moment Il sortit de chez lui pour aller tuer d’autre personnes. Les trois autres sont couchés derrière les arbres. Yvan remarqua qu’il avait une petite mallette où dedans il y a un fusil. Yvan se dit Il faut que Je me déguise, avec Alors avec une moustache, des petites lentilles. Yvan le dit aux autres et il explique. Les deux autres étaient d’accord et Bill « mais où on va trouver tout ça ? » Yvan « on va acheter » Bill dit « mais on a plus aucun argent et on va pas voler ». Yvan « et Jack a-t-il encore de l’argent ? » – « Peut être » dit Isabelle. Ils sont arrivés à la tente de Jack. Jack était endormi, Isabelle le réveilla et elle lui demande « Jack tu as de l’argent ? » – « Oui pourquoi » – « Parce que Yvan a une idée géniales ». Jack lui donna quatre deutsche mark. Elle ressort et elle dit à Yvan et à Bill qu’il lui avait donné quatre deutsche mark. Ils sont reparti dans les bois il n’était pas là. Yvan dit « Zut il est parti ». Mais non car il avait oublié quelque chose. Vous savez un meurtrier ça n’oublie jamais rien. Ils le revoient sortir avec une casquette et des gants noirs, vous pensez un meurtrier met toujours des gants noirs pour tuer ses
victimes. Yvan se dit « j’en ai marre d’attendre et de me cacher. A trois j’y vais, un deux trois et il dit « Haut les mains ». Le meurtrier prit peur et s’en va en courant Et bien sur Yvan tira et le meurtrier mourut. Yvan s’approcha et dit ça c’est pour Jack. Les quatre aventuriers ont décidé de se séparer. Yvan est devenu architecte, Isabelle est devenue hôtesse de l’air Bill est devenu maçon et enfin Jack facteur. FIN
Discussion – Tu dis « Ça y est on est en Allemagne », puis tu parles de la frontière. Très long et pas très compréhensible !
– L’idée générale est bien, mais ça serait un peu brouillon, mais tu mets des COD pour que ça palpite.
– Tu as oublié un verbe.
Armand : C’est vrai : je pense après, alors je récris, mais j’oublie de le remettre avant.
– Le meurtrier, il est pas mort !
Armand : Si.
– On comprend pas, c’est trop long, on s’ennuie.
– Au début c’est bien, après j’ai rien suivi au milieu.
– Est-ce que tu as expliqué qu’il a volé la carabine ?
Armand : Non je l’ai pas expliqué.
– Qui dit « quoi », la bande ou… ?
M. : Il faut arrêter de parler pour parler.
– Tu devrais remplacer des mots « cicatrice disparaisse » par « la blessure se cicatrise ».
M. : Les quatre dernières interventions !
– Ton texte est trop long.
M. : Tu l’as déjà dit…
Conclusion : questions à la pédagogie Freinet et à ses praticiens 47
Peut-on, doit-on intervenir didactiquement face aux textes de ce type ou d’autres afin de les rendre plus conformes ou plus légitimes ? Peu de maîtres le font. Les didacticiens « classiques » du français le leur reprochent. Si l’on reprend les termes de la théorie des situations de G. Brousseau, en prenant le risque de la transposer
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au domaine de la production textuelle, on peut dire que les problèmes classiques de la didactique textuelle (cohérence, énonciation, etc.) sont largement dévolus aux élèves, les remarques lors des séances de lecture en témoignent largement. Par contre, la phase d’institutionnalisation au sens où l’entend Brousseau 10 est pratiquement, et je dirais même idéologiquement, absente. Mieux, quand elle semble pouvoir s’amorcer dans la situation didactique, il y a toujours un élève pour dire « On se croirait en réunion de coopé ! ». La réunion de coopérative : lieu par excellence de l’institutionnalisation, mais au sens de la pédagogie coopérative ! Inutile de dire que les institutionnalisations dans ces réunions ne portent jamais sur les pratiques dont parle G. Brousseau. Allons un peu plus loin : peut-on ou doit-on parler d’institutionnalisation en matière de textualité ? J’en doute. Ce qui caractérise l’écriture littéraire, ou, pour reprendre les termes de R. Barthes 11 , l’écriture tout court opposée à l’écrivance, ce n’est pas l’institutionnalisation de procédures, encore moins leur détournement, mais leur exagération. L’écriture exagère les procédures de l’écrivance. Qu’on regarde les grands auteurs classiques et modernes pour s’en convaincre, l’un métaphorise plus qu’il ne devrait, l’autre décrit plus qu’on ne devrait, l’autre moins, un autre enchâsse les propositions plus qu’on ne devrait, l’un ponctue plus qu’il n’est requis, l’autre pratiquement pas, etc. C. Freinet, dans une perspective de légitimation, autre que celle de l’institutionnalisation, recourait à la lecture de « textes d’auteurs » lorsqu’il décelait d’éventuelles ressemblances. À ma connaissance, cette pratique est abandonnée. Peut-être pourrait-on la réinventer ?
NOTES
1. H. R. Jauss, Pour une esthétique de la réception, Paris, Gallimard, 1978 ; W. Iser, L’acte de lecture. Théorie de l’effet esthétique [1965], Bruxelles, Mardaga, 1987 ; et R. Warning, « Pour une pragmatique du discours fictionnel », Poétique, n0 39, 1979, p. 321-337. 2. Je voudrais dire ici toute ma gratitude et mon amitié aux enseignants, élèves et parents d’élèves de l’école Martinon (Gradignan, Gironde) qui m’ont accueilli durant de nombreuses journées. Loin des tapages médiatiques qui entourent des expériences aussi téléguidées qu’éphémères et dans des conditions souvent difficiles, ils mènent depuis trente ans le pari de la pédagogie Freinet avec acharnement et modestie et surtout sans ostracisme, soucieux de justifier dans leur enseignement le qualificatif de « moderne », c’est-à-dire ouvert sur le monde et soucieux des valeurs. Je leur dédie cette étude qui, au demeurant, n’a rien d’une hagiographie, mais souhaite participer du même esprit d’indépendance et de libre recherche qui les caractérise. 3. Cette conception de l’histoire drôle est proche du point de vue de J. S. Bruner concernant la socialisation des pratiques narratives (J. S. Bruner, Le développement de l’enfant, savoir-faire, savoir-dire, Paris, PUF, 1983, p. 92-102). 4. L’école dispose d’une heure hebdomadaire d’antenne à la radio du campus. Un studio d’enregistrement est aménagé à l’intérieur de l’école. 5. La graphie, l’orthographe et la ponctuation du texte sont retranscrites telles quelles. Cette remarque vaut pour tous les textes cités. 6. Les résultats précédents n’intégraient pas les élèves de CP qui, pour des raisons compréhensibles, n’avaient pas été soumis au questionnaire écrit. Ils le sont maintenant, ce qui conduit à moduler les comparaisons. À partir de la ligne « réponses de l’auteur », les valeurs sont données en pourcentage relatif des réponses de chaque niveau de classe. En gras figurent les remarques les plus fréquentes par niveau. 7. J. R. Searle, Sens et expression, Paris, Minuit, 1982.
8. Terme créé par G. Brousseau : « L’effet “Jourdain” – ainsi nommé par référence à la scène du Bourgeois gentilhomme où le maître de philosophie révèle à Jourdain ce que sont la prose ou les voyelles – est une forme de l’effet Topaze. Le professeur, pour éviter le débat de connaissance avec l’élève et éventuellement le constat d’échec, admet de reconnaître l’indice d’une connaissance savante dans les comportements ou dans les réponses de l’élève, bien qu’elles soient en fait motivées par des causes et des significations banales. » (G. Brousseau, Théorie des situations didactiques, Grenoble, La pensée sauvage, 1998, p. 53). 9. Au moment de la rédaction du texte, on parlait effectivement de la mort de Louis XVI à l’occasion de son 200e anniversaire. 10. Institutionnalisation : « […] passage d’une connaissance de son rôle de moyen de résolution d’une situation d’action, de formulation ou de preuve, à un nouveau rôle, celui de référence pour des utilisations futures, personnelles et collectives. […] Elle est évidemment liée au processus didactique et résulte d’une intervention spécifique. C’est elle qui permet au professeur et à l’élève de reconnaître et de légitimer “l’objet de l’enseignement”, même s’ils la voient de façon différente. » (G. Brousseau et B. Sarrazy, Glossaire de quelques concepts de la Théorie des situations didactiques en mathématiques, 2003 : http://pagespersoorange.fr/daest/guy-brousseau/textes/Glossaire_Brousseau.pdf, p. 4-6). 11. R. Barthes, Le degré zéro de l’écriture, Paris, Seuil, 1953.
Texte libre et transposition didactique
NOTE DE L’ÉDITEUR Ce texte est d’abord paru en 1989 dans Actualité de la pédagogie Freinet, P. Clanché et J. Testanière (éd.), Bordeaux, Presses universitaires de Bordeaux, 1989, p. 157-168.
Scolastique et transposition didactique : Freinet et Chevallard 1
Pour Freinet, le principe fondamental de la méthode naturelle est le suivant : il ne faut pas introduire de distorsion entre :
Les apprentissages en milieu naturel qui obéissent au principe du tâtonnement expérimental tel qu’il est défini dans deux textes fondateurs, « L’expérience tâtonnée » (1948) et « Le tâtonnement expérimental » (1965) 1 . Freinet donne deux séries d’exemples d’apprentissage par tâtonnement expérimental : 1) les premiers apprentissages du petit enfant en milieu familial : marcher, parler, monter à vélo… (Essai de psychologie sensible appliquée à l’éducation, 1966, Les dits de Mathieu, 1967) ; 2) les découvertes scientifiques (préface de La méthode naturelle, 1968). Et les apprentissages en milieu scolaire.
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L’ensemble des distorsions existant entre ces deux modes d’apprentissage, et dont il dénonce l’emprise massive dans l’école traditionnelle, est baptisé scolastique (Pour l’école du peuple, 1969). Ce terme recouvre : 1. Une attitude non vérificationniste et idolâtre envers le savoir tel qu’il est présenté dans les manuels et ressassé par la parole du maître.
2. Un ensemble de méthodes, de pratiques et d’exercices qui ont en commun de n’avoir cours que dans l’institution scolaire et de ne tirer leur signification que du fonctionnement spécifique de celle-ci.
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De son côté, Y. Chevallard dans La transposition didactique 2 observe à propos de la didactique des mathématiques un écart entre :
« Des contenus de savoirs » désignés par un projet social d’enseignement et d’apprentissage comme des « contenus à enseigner ». Ces contenus font partie d’un savoir savant qui nécessairement préexiste à l’enseignement et peut d’ailleurs lui rester longtemps extérieur. Et des « objets d’enseignement » qui sont des « créations didactiques, suscitées par les besoins de l’enseignement » 3 .
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L’écart entre les deux est baptisé transposition didactique.
Le travail qui d’un objet de savoir à enseigner fait un objet d’enseignement est appelé la transposition didactique. Le passage d’un contenu de savoir précis à une version didactique de cet objet de savoir peut être appelé plus justement transposition didactique stricto sensu. Mais l’étude scientifique du processus de transposition didactique (qui est une dimension fondamentale de la didactique des mathématiques) suppose la prise en compte de la didactique sensu lato, représentée par le schéma : objet de savoir → objet à enseigner → objet d’enseignement dans lequel le premier chaînon marque le passage de l’implicite à l’explicite, de la pratique à la théorie, du préconstruit au construit 4 .
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M. Verret donne des exemples de transpositions didactiques d’objets de savoir qui, au cours de l’histoire, ont donné lieu à des substitutions didactiques d’objets, comme : la transformation de la métaphysique chrétienne en philosophie d’école dans l’Université scolastique, transposition dont nous trouvons un équivalent dans l’enseignement secondaire français au e xvii siècle avec la substitution de l’enseignement du latin scolaire à l’enseignement du latin classique, au xixe siècle dans la substitution de l’enseignement du spiritualisme universitaire à l’enseignement de la philosophie tout court 5 .
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À partir des considérations qui précèdent, nous poserons trois interrogations : 1. La transposition didactique n’est-elle qu’une forme particulière de ce que Freinet nomme scolastique ?
2. Les didactiques inspirées de la linguistique textuelle comportent-elles des transpositions didactiques ? 3. La méthode naturelle de production du texte libre échapperait-elle à l’accusation de transposition didactique ?
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Toute tentative de réponse à ces questions passe par l’élucidation préalable de l’interrogation suivante : peut-on transposer, et, si oui, à quel prix la notion de transposition didactique du domaine de l’enseignement des mathématiques à celui de l’enseignement de la production textuelle ? Nous caractériserons comme suit les deux types d’enseignements.
Enseignement des mathématiques Le but de l’enseignement des mathématiques est d’amener les élèves à avoir tel ou tel comportement opératoire. Le comportement visé est objectivé dans la capacité manifestée par les élèves à résoudre individuellement des exercices standardisés. Si la procédure de résolution peut être individuelle ou individualisée, le résultat final, lui, ne l’est pas. Comme le libellé de l’exercice, son résultat est standard. Pour réussir une bonne performance, l’élève doit se servir et montrer qu’il sait se servir de notions para-mathématiques qu’il tient pour mathématiques (par exemple, les identités remarquables). Cela fait partie du contrat didactique. D’un point de vue plus général, on peut dire que l’objectif d’un enseignement des mathématiques centré sur l’apprenant consiste à aménager le passage de la diversité des sujets psychologiques à l’unicité des sujets épistémiques 6 .
Enseignement du français (cas particulier de l’enseignement de la production de textes) Le but de l’enseignement du français est d’amener les élèves à un usage correct (intention explicite) et individualisé (intention implicite) de la langue écrite. Le comportement qui objective cet usage est la rédaction individuelle de textes dont le mode de sollicitation est, du moins dans les exercices classiques, à la fois standardisé et individualisé (exemples de sujets de rédaction : « Un écrivain a dit… [standardisation], qu’en pensez-vous ?
[individualisation] », ou bien « Racontez votre [individualisation] meilleur souvenir de vacances [standardisation] »). L’usage correct fait l’objet de constructions didactiques prophylactiques et thérapeutiques parfaitement descriptibles et dont certains pensent qu’elles pourraient être scientifiques. Cet usage est évalué de manière relative et digitale (acceptable vs non acceptable). L’usage individuel est évalué en termes de plus ou de moins, et non plus en termes de tout ou rien comme l’usage correct. Mais la façon dont s’opère l’individualisation échappe à la science. Elle serait le fait (cf. les annotations) de particularités individuelles : imagination, sens de l’observation, sensibilité, etc. Dès lors, cette individualisation peut-elle s’enseigner ? Néanmoins, on peut dire, d’un point de vue plus général, que l’objectif d’un enseignement du français centré sur l’apprenant consiste à aménager un passage de l’unicité de la langue à la diversité de la parole.
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Même si l’on écarte (pour ne pas tout compliquer) les différences liées aux images sociales attachées à l’enseignement des mathématiques et à celui du français, on voit bien que les deux situations didactiques ne sont pas superposables. Elles sont même dissymétriques. L’enseignement des mathématiques part des nonsavoirs individuels et aléatoires pour parvenir à des savoirs universels et nécessaires, alors que celui du français part de savoirfaire incorrects et généraux pour parvenir à d’autres savoirs corrects mais individualisés. Où situer alors la transposition didactique dans l’enseignement de la production de textes ? Y en a-t-il seulement une ?
Transposition didactique et enseignement traditionnel 11
Dans l’enseignement traditionnel de la production de textes, il n’y a pas de transposition didactique stricto sensu pour la bonne raison qu’il n’y a pas de didactique spécifique de la production de textes. Ce qui n’est ni exceptionnel ni surprenant ; d’autres savoir-faire et savoirs scolaires, et non les moindres, sont transmis sans didactique, par simple frayage. Néanmoins, il y a toujours transmission.
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Comment alors s’opère la transmission des savoir-faire qui commandent la production des textes écrits ? Grâce à des outils : les recueils de textes à l’école élémentaire et les manuels dans le second cycle dont le Lagarde et Michard est le recordman. À propos de ces outils, on pourrait être tenté de parler de transposition didactique ; mais il faudrait dire alors substitution didactique d’objet ou transposition didactique lato sensu. En effet, on pourrait considérer que les recueils de textes sont à l’ensemble de la littérature ce que le savoir à enseigner est au savoir savant. Mais l’analogie est incorrecte car les recueils de textes ne sont pas à proprement parler des savoirs à enseigner (si l’on excepte le fait qu’ils peuvent dire les époques, les dates de naissance et les attributions des textes à leurs auteurs). En sélectionnant les auteurs et les œuvres, en découpant celles-ci en fragments, les recueils de textes disent le lisable – je dis bien le lisable –, sans dire comment il faut s’y prendre pour en faire autant. Au pire quelques petites questions fielleuses demandent au malheureux écolier ou lycéen de deviner comment l’auteur s’y est pris pour signifier ceci ou cela ! Les recueils de textes ne peuvent donc qu’être des transpositions didactiques sensu lato. Ils indiquent ce qui, de la littérature, est transportable dans l’institution scolaire. Que l’on élargisse le choix des textes et des auteurs, qu’on modernise le répertoire ne change rien au fond. L’outil recueil-de-textes est pédagogiquement un outil de type non didactique, mais un outil de frayage dont l’efficace repose sur le postulat implicite et dépourvu de tout fondement selon lequel le décodage finira bien par provoquer l’encodage ! À côté de cet outil matériel, l’institution induit l’élaboration de méthodes individuelles d’apprentissage par ajustement à une norme préconstruite, grâce à la méthode des essais et erreurs. Les attentes des enseignants en matière d’usage individualisé de la langue écrite sont implicites ou, au mieux, implicitées, comme j’ai commencé de le montrer dans une recherche sur le thème du monde à l’envers (voir supra chapitre 4). Les élèves ne peuvent y répondre, puis construire des stratégies, qu’en évaluant les convergences et/ou les écarts entre ce qu’ils supputent par intuition vague, du système non dit des
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attentes, et par le feed-back des notes et remarques que suscitent leurs productions successives. Cette transposition didactique lato sensu est tout à fait assimilable à la scolastique dénoncée par Freinet. Mais il ne peut y avoir transposition didactique stricto sensu qu’à partir du moment où l’objet à enseigner devient explicitement objet d’enseignement. Pour ce qui est de la pratique de l’écriture, la construction d’une didactique explicite (à distinguer résolument de la rhétorique) est relativement récente et s’est principalement constituée autour des deux revues Le Français dans le monde et Pratiques. C’est dans ces revues et les mouvements d’idées qui les supportent (disons pour faire utile le GFEN 7 et les chercheurs INRP 8 ) qu’il faut chercher s’il y a ou non transposition didactique, étant bien entendu que ce terme n’est pas nécessairement entaché de connotation péjorative. Comparons auparavant les principes explicites et les postulats implicites qui distinguent les mouvements qui prônent une didactique de l’écriture (je les appellerai maintenant méthode didactique), d’une part, et le mouvement Freinet, d’autre part, qui prône une méthode « naturelle » (que j’appellerai tout bonnement méthode naturelle). Par écrire, j’entends ici écrire des textes et non des phrases, on l’aura compris.
Méthode « didactique » Principes explicites Écrire s’apprend. Écrire s’apprend par des moyens spécifiques. On ne peut apprendre à écrire aux élèves si l’on ne pratique pas soi-même l’écriture.
Postulats implicites Le problème fondamental est celui du comment l’écriture fonctionne ? Une fois que les élèves sauront le comment, ils découvriront le pourquoi. Les motivations pédagogiques à l’écriture sont des motivations en amont à partir du fonctionnement de l’écriture pour aboutir à sa pratique. L’usage individuel de la langue écrite est subordonné à son usage correct.
Méthode « naturelle » Principes explicites Écrire s’apprend en écrivant (des textes libres). Il n’y a pas de moyens spécifiques pour apprendre à écrire.
Postulats implicites Le problème fondamental est celui du pourquoi écrire. Une fois que les élèves sauront pourquoi écrire, ils apprendront aisément comment écrire. Les motivations pédagogiques à l’écriture sont des motivations en aval : partir de pratiques socialisées de l’écriture (correspondance, imprimerie, édition) pour motiver le fonctionnement individuel. L’usage correct de la langue écrite est subordonné à son usage individuel.
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Je suis bien conscient du caractère réducteur de cette comparaison qui mériterait d’être considérablement affinée et nuancée. Je ne prétends donner ici qu’une base de confrontation et de débat d’idées et ne souhaite surtout pas une controverse manichéenne opposant de bons naturalistes à des méchants didacticiens (et vice versa). Nous avons tous trop pâti de ces westerns pédagogiques pour déterrer une nouvelle hache de guerre. Nos vrais ennemis sont ceux qui ne réfléchissent pas et ne font rien. Ceci étant dit, revenons à la question : y a-t-il effectivement transposition didactique dans la méthode didactique et dans la méthode naturelle ?
Transposition didactique et méthode didactique 21
En ce qui concerne l’écriture en tant que processus, la question de la transposition didactique stricto sensu est délicate. Elle suppose qu’il existerait un savoir savant de la pratique de l’écriture, ce qui pour le moins n’est pas évident. En particulier, il serait risqué de considérer comme savoir savant ce que les écrivains eux-mêmes disent ou écrivent de leur propre pratique. Néanmoins, il existe un savoir
savant, constitué récemment et qui, sans être expressément un savoir de la pratique de l’écriture, la concerne au premier chef. Il s’agit de la linguistique textuelle. C’est précisément sur les travaux savants de cette linguistique textuelle que s’appuie la méthode didactique. La question cruciale est alors : est-ce que, en proposant d’appliquer à la classe certains savoirs savants de la linguistique textuelle, la méthode didactique opère une transposition didactique ? La réponse à cette question doit être nuancée : 1. Une méthode didactique qui se sert du savoir savant comme d’un « savoir-comment-c’est-fait », pour fabriquer des objets d’enseignement qui disent « voilà-comment-il-faut-faire », est obligatoirement conduite à des transpositions didactiques stricto sensu. 2. La chose est beaucoup plus délicate lorsque la méthode didactique se sert de certains savoirs savants aménagés à titre d’auxiliaires dans la réalisation de projets d’écritures préalables. Dans ce cas, c’est le degré d’aménagement ou de distorsion du savoir savant originaire qui sera l’indice de la présence ou non de transposition didactique.
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Prenons comme exemple la notion de critères de cohérence et l’application qui peut en être faite en didactique. Dans un texte fondateur « On a condition of the coherence of texts », I. Bellert 9 propose un certain nombre de critères assurant la cohérence d’un texte. La tentation de transposition didactique serait de prendre le prétexte fallacieux d’une scientificité ou d’une universalité du modèle (à laquelle ne prétend pas son auteur), pour en tirer des Règles de cohérence, construire des exercices systématiques de dépistage des incohérences, etc. Appliquer le critère de cohérence au CP, par exemple, ou même au CE1 reviendrait à censurer 90 % de la production textuelle sans pour autant améliorer les performances des enfants ! Il ne faut pas confondre modélisations scientifiques et règles de fabrication. Le savoir savant fournit les premières, il ne faut pas exiger de lui les secondes. Si par contre, on se sert du modèle de Bellert pour savoir pourquoi un texte ne fonctionne pas bien du point de vue communicatif et pour améliorer son efficacité pragmatique, alors il n’y a pas transposition didactique. C’est là un point de recours au savoir savant dont la pédagogie Freinet aurait intérêt à s’inspirer plus
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fréquemment pour échapper aux reproches de spontanéisme antithéorique qu’on lui adresse encore et qui sont souvent justifiés. Alors que les enseignants de l’École moderne sont très sourcilleux sur la documentation à la source dans les disciplines qu’on appelait d’éveil, ils sont beaucoup moins regardants en ce qui concerne les modèles théoriques de la linguistique textuelle. Considérons un autre exemple avant de passer à la méthode naturelle proprement dite. Les théoriciens de la linguistique textuelle font une différence entre la macrostructure et les microstructures d’un texte et insistent sur leur nécessaire hiérarchisation. Une notion comme celle de planification globale de la structure communicative considérée comme le trait qui distingue la pratique textuelle planifiée de la pratique dialogique, progressant elle au coup par coup, est maintenant au centre des réflexions savantes (voir en particulier les travaux de B. Schneuwly 10 ). Tirer de cette notion de planification une didactique de la production de texte, fondée sur la seule construction de « procédures », et bannissant l’écriture par « pilotage », aboutirait encore à une transposition didactique, faussant totalement le processus réel d’écriture, dont la propriété caractéristique et originale consiste précisément dans un va-et-vient constant entre pilotage et procédure. Disons-le de manière un peu chauvine : le risque de transposition ne réside pas essentiellement dans une intrusion artificielle dans la classe de savoirs savants, auxquels la méthode naturelle opposerait un prétendu « simple bon sens ». Il réside plus dans le fait que la méthode didactique ne met pas suffisamment l’accent sur la particularité psychologique des situations concrètes de production dans la classe, et ne prend pas suffisamment en compte le fait incontournable que, quoi qu’on fasse, ce sont toujours des sujets qui se mettent à l’écriture ou qui s’y refusent. Mais cette critique est un peu courte et mériterait un plus long étayage.
Transposition didactique et méthode naturelle, questions et perspectives
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On serait tenté de dire qu’il ne peut y avoir de transposition puisqu’il n’y a pas à proprement parler de didactique. Il ne faut pas en rester là. Parler de méthode naturelle, traquer la scolastique, ne nous dispense pas de réfléchir à la possibilité de transpositions didactiques dans nos propres pratiques. À première vue, la pédagogie Freinet contourne l’accusation de transposition didactique en plaçant les modes de sollicitation à l’écriture en aval de l’écriture. Ainsi la pédagogie Freinet, faisant l’économie d’une didactique préconstruite, pense s’en tirer en mettant en place des sollicitations « naturelles », c’est-à-dire non pas tirées de la nature, mais extraites de contextes non scolaires. Si transposition il peut y avoir, c’est en aval de la production des textes, dans l’importation des contextes, qu’il faut la chercher. C’est bien Freinet qui a inventé l’utopie créatrice et paradoxale de l’école comme milieu naturel. Mais en même temps qu’il a fait vivre cette utopie, il l’a lui-même soumise à une critique incessante. « Videz impitoyablement tiroirs et musée de tout ce qui n’est pas instrument de travail » écrit-il dans les Dits de Mathieu 11 , ce qui signifie que le milieu construit dans une classe à un moment donné de son histoire ne doit pas être conservé comme milieu modèle pour une autre classe, ou par la même classe à la rentrée du trimestre suivant (le texte de Freinet cité ci-dessus est un éditorial de rentrée de janvier). Dans l’application naïve de la notion de méthode naturelle gît le risque de transposition didactique. Dénoncer la scolastique est une démarche fondatrice, mais c’est aussi une tâche indéfinie. On le sait bien maintenant, parler stricto sensu de la classe comme milieu naturel est une niaiserie. Tout est construit. Dans Les dits de Mathieu, Freinet écrit encore : Malheur aux enfants qui n’ont jamais mangé de cerises que dans les paniers et qui n’ont pas connu la joie vivifiante de qui s’accroche aux branches et cueille selon ses besoins 12 .
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Une phrase telle que celle-ci, et il y en a quantité d’autres de ce type chez lui, fonde certes la méthode naturelle et constitue bien une déclaration de guerre à la transposition didactique. Pour autant, elle ne définit pas les moyens de la lutte. Dans sa métaphore, Freinet ne
rejette pas systématiquement l’usage des paniers (outils didactiques) et surtout il ne définit pas a priori ce que sont les branches auxquelles les enfants s’accrochent, ni ce que sont leurs besoins. 31
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Il ne suffit pas d’écarter le préconstruit scolastique. Les motivations en aval sont, elles aussi, construites. La sollicitation à l’écriture par le texte libre, l’imprimerie, le journal scolaire, la correspondance sont des constructions elles-mêmes déduites d’une certaine conception de la pratique de l’écriture caractéristique du mouvement Freinet, mais en soi pas plus « naturelles » que d’autres… On peut pousser le paradoxe un peu plus loin et avancer l’idée que, sorties de leur contexte historique fondateur, ces techniques de sollicitation en aval peuvent, si elles ne sont pas continuellement confrontées à d’autres plus « modernes » (traitement de texte, télématique, etc.), devenir les transpositions didactiques d’un autre savoir savant non dit mais daté, sur le statut social et la fonction de l’écriture. Si le travail scientifique consiste à transformer les réponses en questions, celles-ci méritent peut-être un examen. À tout le moins, elles doivent nous inciter à une certaine vigilance épistémologique 13 .
NOTES 1. C. Freinet, « L’expérience tâtonnée » [1948] et « Le tâtonnement expérimental » [1965], Bibliothèque de travail et de recherche, no 18-19, 1976. 2. Y. Chevallard, La transposition didactique, Grenoble, La pensée sauvage, 1985. 3. C’est l’auteur qui souligne. Cette remarque est valable pour la suite des références à Chevallard.
4.Ibid., p. 39. 5. M. Verret, Le temps des études, Paris, Honoré Champion, 1975, p. 118. 6. Y. Chevallard, La transposition didactique, p. 39. 7. Groupe français d’éducation nouvelle. 8. Institut national de la recherche pédagogique. 9. I. Bellert, « On a condition of the coherence of texts », Semiotica, no 2-4, 1970, p. 335-363. 10. B. Schneuwly, Le langage écrit chez l’enfant, Neuchâtel, Delachaux et Niestlé, 1988. 11. C. Freinet, Les dits de Mathieu, Neuchâtel, Delachaux et Niestlé, 1967, p. 54. 12.Ibid., p. 41. 13. Y. Chevallard, La transposition didactique, p. 42.
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