Célestin Freinet en URSS: Le pédagogue et l'écrivain 2343124884, 9782343124889

En août 1925, Célestin Freinet visite l'URSS et ses écoles en tant que membre d'une délégation syndicale europ

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French Pages 116 [117] Year 2017

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Table of contents :
Table des matières
Introduction
1- CélestinFreinet en URSS
1.1. Freinet, instituteur syndicaliste et révolutionnaire
1.2. L’école soviétique
1.3. Le voyage de Freinet en URSS
1.4. Ses impressions et l’influence sur sa pédagogie
2- Lydia Seïfoullina, ,
2.1. Lydia Seïfoullina, écrivain et pédagogue
2.2. Littérature pédagogique ou pédagogie littéraire
2.3. Les Infracteurs de la loi
Bibliographie
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Célestin Freinet en URSS: Le pédagogue et l'écrivain
 2343124884, 9782343124889

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Célestin Freinet en URSS (1925) « Le pédagogue et l’écrivain »

© L’Harmattan, 2017 5-7, rue de l’École-Polytechnique, 75005 Paris http://www.editions-harmattan.fr ISBN : 978-2-343-12488-9 EAN : 9782343124889

Carole Hardouin-Thouard Alexeï Ovtcharenko

Célestin Freinet en URSS (1925) « Le pédagogue et l’écrivain »

Remerciements

Je tiens à remercier chaleureusement l’Association des Amis de Freinet qui s’est spontanément mise à ma disposition lorsque je lui ai fait part de mon projet, m’a transmis ou m’a orientée vers des documents qui ont enrichis mon travail. Je remercie également de tout cœur mon ami et associé Alexeï Ovtcharenko pour son soutien éclairé et sa disponibilité sans limite. Un grand merci à mes amies Sylvie et Julie-Anne pour leur précieuse aide à la relecture du texte et pour leurs commentaires de pédagogues expérimentées.

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Introduction C’est en vagabondant sur la toile que j’arrivai un jour Je ne me souviens plus pour quelle raison ni par quel chemin , sur les archives de la revue L’École Émancipée, et que j’y appris, stupéfaite, que non seulement Célestin Freinet avait visité la Russie en 1925 et avait à son retour, comme beaucoup d’autres, rédigé ses impressions ; mais qu’il avait, en plus, ramené dans ses bagages et fait publier Les infracteurs de la loi, le livre de Lydia Seïfoullina que j’avais étudié dans ma thèse de doctorat parmi d’autres récits d’expériences pédagogiques, genre très populaire dans les années vingt en Russie soviétique. Je décidai donc d’approfondir ce sujet qui ouvrait une brèche dans le mur qui sépare mes deux vies parallèles : celle de la pédagogue et celle de l’écrivain. Ce livre est donc l’histoire de rencontres. La rencontre des deux mondes dans lesquels j’évolue depuis plus de trente ans : celui de l’école primaire où j’ai enseigné devant des publics variés et celui des études universitaires en littérature russe que j’ai menées en parallèle, le soir, les mercredis, les jours fériés, jusqu’à la thèse ; la rencontre entre l’enseignante férue de pédagogie « active » qualifiée à tort de « nouvelle » et la chercheuse tournée vers l’enfance dans la littérature russe et soviétique1 ; la rencontre entre la littérature pédagogique et la pédagogie littéraire à travers celle, inattendue, de Célestin Freinet le pédagogue français et de Lydia Seïfoullina, l’écrivain russe.

1Carole Hardouin-Thouard, L’enfant dans la littérature russe et soviétique de 1914 à 1953, Père ou fils de l’homme, Paris, L’Harmattan, Critiques littéraires, 2008.

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Mon ami et collaborateur Alexeï Ovtcharenko, Professeur à l’Université de l’Amitié entre les peuples (RUDN-University) s’est joint à mes recherches depuis la Russie. Le petit livre que nous avons écrit ensemble s’adresse aux historiens, aux littéraires, aux enseignants français ou russes. C’est avec un plaisir non dénué d’une certaine malice que je m’adresse aux jeunes enseignants que je forme désormais et qui, pour la plupart, ne connaissent Célestin Freinet que de nom ou bien utilisent des techniques pédagogiques sans savoir qu’elles lui sont dues et encore moins dans quel contexte historique et idéologique elles sont apparues ; les programmes, les nouvelles recherches encourageant aux méthodes actives dans nos écoles ne citant pas toujours – méconnaissance ou frilosité leurs sources. Puissent ces quelques pages apporter à tous quelques éclaircissements…

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-1Freinet en URSS

1.1.

Freinet instituteur syndicaliste et révolutionnaire

Au lendemain de la victoire de 1918, les structures sociales de la France sont bouleversées. Face au luxe tapageur des mercantis qui hantent les lieux de plaisir des « années folles » se dressent bientôt tous ceux qui vont subir les conséquences financières du conflit. Ce mécontentement, l’exemple de la Russie révolutionnaire, relancent le mouvement revendicatif. Les grèves se multiplient et les ouvriers rejoignent en masse les syndicats. En août 1919, la Fédération des Membres de l’Enseignement laïc (FMEL) succède à la FNSI dissoute avant la guerre. Animée par des militants anarcho-syndicalistes, elle adhère à la CGT. Le 2 septembre 1920 est créé le Syndicat National des instituteurs (SNI). Après le Congrès de Tours, la CGT éclate. La CGTU, proche du parti communiste et révolutionnaire, est créée en 1921. En août 24, celle-ci participera à la création de l’Internationale des Travailleurs de l’Enseignement. (ITE) L’Internationale de l’Enseignement est officiellement fondée en août 1920, au congrès fédéral de Bordeaux. Ses fondateurs lui assignent d’abord une fonction pédagogique et non syndicale. Elle doit se consacrer à l’étude d’une école modèle plus égalitaire, organiser des voyages internationaux de maîtres et d’enfants et lutter contre un enseignement nationaliste initiant l’esprit de haine et de guerre. De nombreux instituteurs, juste revenus du front, affichent des idées syndicalistes-révolutionnaires à tendance libertaire. Leur idéologie, très caractéristique de l’immédiat après-guerre, invite au combat contre les formes classiques d’enseignement, passives et académiques. Des syndicalistes, tel le jeune Célestin 13

Freinet, ambitionnent d’introduire ces innovations dans leurs classes. De plus, une expérience pédagogique unique voit le jour en Russie : la construction d’une école nouvelle dans un pays majoritairement analphabète et détruit par la révolution et la guerre civile. Lors de son deuxième Congrès, à Bruxelles, en août 1924, l’Internationale de l’Enseignement subit une mutation importante et s’éloigne de son idéologie fondatrice, en changeant de nom, de statuts et de secrétaire général. Elle devient l’Internationale des Travailleurs de l’Enseignement, ITE, (nom déjà adopté en URSS). Une partie de ses membres s’insurgera bientôt contre cet évident noyautage du parti bolchévique. L’adhésion de la Fédération Panrusse des Travailleurs de l’Enseignement modifie en effet la physionomie de l’Internationale de l’Enseignement qui regroupe dès lors des militants de dix pays et passe de plusieurs milliers de membres à plusieurs centaines de milliers. Les liens entre l’ITE et sa section russe ne font que se renforcer, grâce notamment à un apport financier qui permet une amélioration du travail de l’Internationale. Léon Vernochet, le nouveau secrétaire général, installe son siège à Paris dans des locaux de la CGTU et publie presque tous les mois un Bulletin substantiel. Le Bulletin en français est expédié aux 10 000 abonnés de L’École Émancipée. Une des activités de l’Internationale des Travailleurs de l’Enseignement consiste en l’organisation de voyages d’étude d’instituteurs occidentaux en URSS, dans le but de réduire l’isolement de l’URSS et d’écarter la menace d’une « guerre impérialiste ». En octobre 1925, l’ITE publie six ouvrages, dont cinq consacrés à l’URSS. Elle édite « les programmes officiels de l’enseignement en URSS », un discours de Zinoviev2 sur le Grigori Evseïevitch Zinoviev, (1883-1936), président du soviet de Pétrograd et de l’Internationale communiste, un des plus proches collaborateurs de V.I. Lénine.

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corps enseignant et la dictature du prolétariat. Le bulletin de l’ITE publie régulièrement des textes officiels de la section soviétique. Georges Cogniot estime que « l’information sur la situation de l’école soviétique à destination des pays capitalistes allait passer en grande partie par le bulletin de l’ITE »3 Ce rôle déterminant dans l’introduction de la pédagogie soviétique en France peut être illustré par la publicité donnée aux premiers succès des campagnes contre l’analphabétisme en URSS et par le ralliement à l’idée d’éducation de classe.

I.2. L’école soviétique

Les nouveaux dirigeants de l’État soviétique misent tout sur l’éducation des masses en s’efforçant de généraliser l’instruction obligatoire et l’alphabétisation. Le Décret sur la liquidation de l’analphabétisme de décembre 1919 oblige tous les habitants de la République de 8 à 50 ans qui ne sauraient encore le faire, à apprendre à lire et écrire. L’ambition de ce décret est de « donner au peuple tout entier la possibilité de participer consciemment à la vie politique du pays » ; il vise, comme le souligne Nicolas Werth dans son article « Alphabétisation et Idéologie en Russie soviétique »4, l’élévation du niveau culturel du peuple mais avant tout, « la transformation de l’homme russe en animal politique » ; l’éducation est très vite subordonnée à l’idée de former un « homme nouveau » et socialiste. L’enfant devient un enjeu formidable. De vifs débats opposent les théoriciens de l’enfance et les hommes Georges Cogniot, Prométhée s’empare du savoir, la Révolution d ’Octobre, la culture et l’école, Paris, Editions sociales, 1967, p.170. 4 Werth Nicolas, Alphabétisation et idéologie en Russie soviétique , Vingtième Siècle, revue d'histoire, 1986, Volume 10, Numéro 1, pp. 19-36. 3

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politiques, pour les uns, convaincus des bienfaits de l’éveil et de l’initiative et pour les autres, des vertus de la didactique et de la discipline. Ce débat est, dans les années vingt, au cœur de toutes les discussions d’autant que pour la première fois, est tentée la mise en pratique à l’échelle d’un pays entier d’une doctrine prétendant aboutir à une révolution culturelle totale. C’est Nadejda Konstantinovna Kroupskaïa, l’épouse de Lénine, qui pose les bases de la nouvelle éducation soviétique. Dès 1917, elle est membre du Commissariat à l’Instruction du peuple (Narkompros) et elle prend une part active à l’organisation de l’instruction publique, soit, en termes révolutionnaires, à « la préparation du front de l’instruction pour la Révolution » dont les objectifs prioritaires sont l’athéisme, l’accent mis sur les sciences naturelles, le lien entre l’école et le travail, l’éducation au sein du collectif. Ce volontarisme en matière d’alphabétisation connaît un démarrage catastrophique. Il se heurte à l’anarchie ambiante, à la disette et à la résistance des populations. Dans les campagnes, 90% de la population est analphabète ; en ville, 33% des garçons et 14% des filles sont scolarisés. Le nombre d’enfants vagabonds et orphelins s’accroît en raison de la guerre civile et de la famine5. Kroupskaïa signale en 1923 un total de sept millions d’enfants abandonnés.6 Mais, pour l’heure, l’enthousiasme supplée à l’extrême pénurie des moyens. L’après-révolution voit naître des expériences pédagogiques animées par ce principe que toute éducation doit favoriser la spontanéité créatrice et l’apprentissage de la liberté responsable. En octobre 1918 est proclamé le décret sur « L’école unique du travail ».

5 Le problème des enfants abandonnés en Russie a fait l’objet de nombreuses recherches après la chute de l’URSS. Et notamment, Sl v . ., Borba s detskoj besprizornost’ju i beznadzornost’ju v Rossii 1917-1952 godov , Syktyvkar : R GSIU, 2009, 470 p. 6V. Zenzinov, Les enfants abandonnés en Russie soviétique , Paris, Plon, 1929.

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Les recherches de la pédagogie soviétique sont pendant quelques années très innovantes et influencées par les idées libertaires. Dans les écoles, une place importante est réservée aux activités manuelles, aux promenades d’étude, aux lectures collectives et au théâtre. Dans les asiles, les maisons et les colonies, les enfants abandonnés, orphelins et délinquants sont parfois éduqués par des artistes (peintres ou écrivains) que la situation économique et politique oblige à se transformer en enseignants. Dans son autobiographie, le peintre Marc Chagall relate avec un humour teinté de scepticisme son expérience passagère de professeur : Ces colonies se composaient d’une cinquantaine d’enfants, tous orphelins, élevés par des maîtres avisés, qui rêvaient d’appliquer les systèmes pédagogiques les plus avancés. Et les voici devant moi. (…) Les enfants s’occupaient de leur ménage, préparaient eux-mêmes, tour à tour, leur repas, faisant leur pain, coupant et charriant leur bois de chauffage, lessivant et raccommodant. Ils siégeaient, à l’exemple des hommes, délibéraient et se jugeaient l’un l’autre, jugeaient leurs professeurs et chantaient en chœur l’Internationale en gesticulant et en souriant. J’enseignais l’art à ces petits malheureux. Pieds nus, vêtus légèrement, ils criaient plus fort l’un que l’autre et de tous côtés retentissait : « Camarade Chagall.. !7

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Marc Chagall, Ma vie, trad. Bella Chagall, Paris, Stock, 1995, pp.241- 242.

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Dans son article sur l’école soviétique des années vingt, W. Berelowitch remarque que dans la pédagogie se manifeste, dès 1918, « la convergence initiale et partielle du bolchevisme et de l’anarchisme des premiers temps de la Révolution »8 ; convergence et ambigüité initiale dans l’esprit des responsables du Narkompros comme les politiques Lounatcharski9 ou Kroupskaïa10 et les pédagogues comme Blonski11 ou Pistrak12, car, comment allier l’idée d’une éducation à la liberté à celle de la liberté « socialiste » dépendante d’une idéologie toute puissante ? Pour l’heure, la pédagogie s’inspire encore des travaux et des méthodes de psychologues et psychanalystes connus dans le monde entier comme Lev Vygotski13et Sabina Spilrein14.

Wladimir Berelowitch, Cahier du monde russe et soviétique , volume XVIII, cahier n°4, « L’école soviétique des années 1920 », Paris, oct-déc 1977, p.364. 9Anatoli Vassilievitch Lounatcharski, (1875-1933) est, du début du régime soviétique jusqu’en 1929, Commissaire du peuple à l’Instruction. Il lutte contre l’analphabétisme, favorise la littérature prolétarienne et l’essor de nouveaux courants artistiques ; il soutient de nombreux artistes (parmi les plus connus, Maïakovski, Malevitch, Kandinski, Eisenstein). 10 Nadejda Konstantinovna Kroupskaïa (1869-1939) est pédagogue, docteure en éducation ; elle est l’adjointe d’A. Lounatcharski au Commissariat du peuple à l’Éducation. 11 Pavel Petrovitch Blonski (1884-1941) psychologue et éducateur soviétique, a écrit environ 200 communications sur divers aspects de la psychologie, la pédagogie et la philosophie. Partisan des méthodes actives, Blonski étudie les œuvres des grands pédagogues russes et étrangers : L.N. Tolstoï, Comenius, J.J. Rousseau, I.H. Pestalozzi, F. Fröbel et J. Dewey. Ses ouvrages les plus connus sont L’école du travail (2 parties) paru en 1919 et Pédagogie (1922). Pédagogue enthousiaste et partisan de l’éducation populaire, il verra ses positions théoriques sévèrement critiquées à partir des années 30. 12 Moisséï Mikhaïlovitch Pistrak, (1888-1937) pédagogue et organisateur de l’Instruction en URSS auprès de Kroupskaïa au Narkompros. Il dirige la commune scolaire expérimentale Lepechinski à Moscou, sans doute celle qui est visitée par Célestin Freinet. Il meurt pendant la répression de 1937. 13 Lev Sémionovitch Vygotski, (1896-1934) psychologue. En 1925, il crée et dirige un laboratoire de psychologie pour l’enfance anormale, transformé en Institut de défectologie expérimentale du commissariat du peuple pour l’Éducation. Il est l’auteur d’une bibliographie considérable dont les très célèbres : Psychologie pédagogique (1926) et Pensée et langage (1934). Il est l’initiateur du concept-clé en psychologie du

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Dès la fin des années vingt, l’école et tout ce qui touche de près ou de loin à l’éducation des enfants est idéologisé. La littérature jeunesse est bientôt sous contrôle de l’état : En 1922, sont élaborées les « exigences essentielles du livre pour enfant » et le Detgiz (Éditions d’état pour la littérature enfantine) est créé en 1933.15 L’ « Union des travailleurs de l’instruction et de la culture socialiste », syndicat des enseignants unique dès juillet 1919 est placée sous l’autorité du régime communiste. Lénine écrit en 1920 : « Nous devons éduquer une nouvelle armée du personnel pédagogique enseignant, qui doit être étroitement lié avec le parti et ses idées, qui doit être imprégné de son esprit, qui doit s’attirer les masses ouvrières, les imprégner de l’esprit du communiste. »16 La propagande antireligieuse fait office d’éducation à la laïcité. Elle se déchaîne à partir de 192917, surtout dans les campagnes où la religion fait obstacle à l’idéologie communiste. L’apprentissage idéologique passe par l’embrigadement politique des enfants dans le cadre des mouvements de jeunesse. Le mouvement des pionniers est créé en mai 1922. Largement inspiré du scoutisme de Baden Powell18 Ce qui est démenti presque aussitôt il enrôle les enfants de 9 à 14 ans dont la devise est « Sois prêt à lutter pour le parti communiste de l’Union développement, de « Zone Proximale de Développement », la ZPD toujours enseignée dans nos écoles supérieures de professorat ! 14 Sabina Nikolaeva Spilrein, (1885-1942), psychiatre et psychanalyste. Elle fut une des premières femmes analystes et notamment l’analyste de Jean Piaget. 15 Voir les travaux d’Irina N. Arzamastseva, Detskaja literatura : U ebnoe posobie dlja studentov pedagogi eskogo VUZov, oscou, Akademia, 2008, p. 273-274. 16 V.I Lénine, O narodnom obrazovanii, Stat’i i re i, (De l’éducation populaire, Articles et Discours), Moscou, 1957, 357 p. 17 Décret du Comité Central du 24 janvier 1929 sur le « Renforcement de la propagande antireligieuse ». 18Voir Alexandre Mikhaïlovitch Viazmitinov, Russkie skauty 1909-1969 , (Les scouts russes 1909-1969), Madrid, 500p.

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soviétique » et, en réponse, « Toujours prêt ! » L’insigne représente une étoile à cinq branches avec le portrait de Lénine enfant sur des flammes de feu de camp. En 1923, son emprise s’étend aux enfants de 7 à 9 ans avec l’institution des « Enfants d’Octobre » (Oktiabriata). En 1929, le remplacement d’Anatoli Lounatcharski par André Boubnov au poste de Commissaire du peuple à l’Instruction marque, avec l’instauration des plans scolaires et les manuels fixes pour toutes les écoles, le retour à une pédagogie plus traditionnelle et la rupture définitive avec l’édification de l’« école nouvelle » jugée utopiste et « petite bourgeoise ». Ce retour définitif est institutionnalisé par le décret du Comité Central du 4 juin 1936 sur « les perversions de la pédologie19 dans le système du Commissariat à l’éducation populaire ».

Le terme « pédologie » (pedologia) désignait les sciences du développement de l’enfant (pédagogie et psychologie). 19

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I.3. Le voyage de Freinet en URSS

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En 1920, Célestin Freinet est nommé instituteur à Bar-surloup dans les Alpes Maritimes. Il met au point sa méthode pédagogique et publie son premier article dans la revue L’École Émancipée, créée depuis 1910 et très marquée à cette époque par l'anarcho-syndicalisme. Lié d’amitié avec Henri Barbusse, Freinet écrit aussi, comme beaucoup d’intellectuels anciens combattants dans la revue Clarté20 pacifiste et anticapitaliste tournée vers la révolution bolchevique. Il y publie neuf articles de janvier 1923 à juin 1925. Freinet se lance dans le mouvement de l'éducation nouvelle. Divers voyages vont lui permettre de découvrir des méthodes alors inconnues en France. Son premier voyage à l'étranger l'emmène en Allemagne pendant l’été 1922. Il est invité par Heinrich Siems, directeur de l’école populaire d’Altona près de Hambourg. Il rend compte de ce voyage dans un article publié par L'École Émancipée (octnov.1922)21. Cette pédagogie d’inspiration libertaire ne le satisfait qu’à moitié car il la considère individualiste et trop peu organisée. En 1923, il participe au Congrès de la Ligue internationale pour l'éducation nouvelle à Territet-Montreux où il fait la

Voir Cuénot Alain, Clarté (1919-1928) : « Du refus de la guerre à la révolution, Les libéralismes en question » (XVIIIe-XXIe siècles) Cahiers d’Histoire, Revue d’histoire critique [en ligne], 2014, 123, p.115-136. Disponible sur : https://chrhc.revues.org/3522. 21 Freinet Célestin, « Dans une école prussienne. Un matin de rentrée ». L’École Émancipée, 29 octobre 1922, n°5 et « Dans une école prussienne (suite). Les classes », 4 novembre 1922, n°6. 20

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connaissance d'Adolphe Ferrière22. Son ouvrage L'école active, publié en 1924, devient un des livres de chevet de Célestin Freinet. C’est à la fin du mois d’août 1925 que Freinet visite l'URSS avec Maurice Wullens23 en tant que membre d'une délégation syndicale européenne invitée par le Syndicat Panrusse des Travailleurs de l'Enseignement et avec la participation inévitable de la VOKS (la Société pour les relations culturelles avec l’étranger (VOKS – Vsesojuznoe Obš estvo Kul´turnoj Svjazi s zagranicej), fondée en 1925.24 Une cinquantaine d’instituteurs font le voyage. Ils n’ont à subvenir aux frais de leur voyage que jusqu’à la frontière russe.25 Au-delà, ils sont totalement pris en charge par leurs hôtes soviétiques. Partis de France le 26 août en train express, Freinet et ses collègues voyagent cinq jours avant d’embarquer le 29 août sur la Baltique sur un bateau qui les mène de Szczecin à Léningrad (1er septembre) par le golfe de Finlande. De Léningrad, où ils passent cinq jours, ils se rendent à Moscou. Le 11 septembre, la délégation part vers le sud-est : Tambov, Saratov, puis, à partir du 13, elle voyage sur la Volga vers Stalingrad (Volgograd). Cette dernière et courte halte verra Freinet reprendre le train vers Moscou, tandis qu’une partie de la délégation, dont Wullens, poursuit sa route vers la Géorgie et visite encore Bakou et Tiflis (Tbilissi) et ne sera de retour à Moscou que le 25 septembre. Les membres rencontreront Adolphe Ferrière (1879-1960), pédagogue suisse, cofondateur du mouvement de l’Éduction nouvelle. Créateur en 1921 de la Ligue Internationale pour l’Éducation Nouvelle. 23 Maurice Wullens (1894-1945), d’abord ouvrier puis instituteur, membre de L’École Émancipée et directeur de la revue Les Humbles. Anarchiste, il se rapprocha du parti communiste pour s’en éloigner vers 1930 ; il fut ensuite candidat du Parti d ’unité prolétarienne aux élections législatives de 1936. Il continua cependant à éditer des auteurs libertaires comme Manuel Devaldès. Pendant la deuxième guerre mondiale, il participa à la presse collaborationniste. 24 Jean-François Fayet, VOKS. Le laboratoire helvétique, Histoire de la diplomatie culturelle soviétique dans l’entre-deux-guerres, Genève : Georg Editeur, 2014, 598 p. 25 Wullens indique que ces frais pouvaient s ’élever à 2000 francs. 22

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Lounatcharski, Commissaire du peuple à l’instruction publique (Narkompros), mais alors, Freinet était déjà rentré. Sur place, les délégués sont logés dans des hôtels luxueux. Une commission leur concocte un programme de visites serré, qui fait une aussi grande place à la découverte des sites touristiques et à la propagande des structures sociales nouvellement créées qu’aux visites des écoles et ne laisse, de la sorte, aucun loisir de voyager librement dans le pays. La délégation est menée au Palais d’hiver et au Musée de l’Ermitage à Léningrad ; au Kremlin, avec ses cathédrales, sa Tsar-cloche et son Tsar-canon, au Mausolée de Lénine, toujours en bois, et dans les magasins de souvenirs pour étrangers avec ses jouets en bois, ses châles traditionnels colorés et fleuris. On présente aux délégués tout ce que la révolution a apporté au peuple : le Palais du Travail (Dvoretz trouda), les locaux des syndicats ouvriers ou enseignants, les maisons de repos pour ouvriers, invalides et vieillards, les maisons de retraite pour savants. Partout, ils sont reçus sur l’air de l’Internationale, avec force banderoles et allocutions diverses qu’ils jugent parfois un peu fastidieuses, tout flattés soient-ils. Le 3 septembre, ils rencontrent Zlata Lilina26qui leur explique l’organisation de la scolarité dans le gouvernement de Léningrad, le budget, les méthodes et les programmes. Wullens n’évoque pas dans son livre d’entretien avec N. Kroupskaïa, alors adjointe au Commissaire du Peuple à l’Éducation ; pourtant, Freinet écrira plus tard, dans un article : « Et je pense, malgré moi, à la réception simple et cordiale que nous réserva Kroupskaïa à 26 Zlata Ionovna Lilina (Bernstein), (1882-1929), pédagogue, responsable du développement des institutions pour les orphelins, elle joue un rôle important dans les questions d’éducation et de soin aux enfants. Elle est épouse de Grigori Evseïevitch Zinoviev. Accusée d’appartenance à l’opposition trotskiste, elle fut exclue du parti en 1927.

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Moscou en 1925. La glorieuse compagne de Lénine vint s’asseoir au milieu de nous comme une vieille et bonne maman, et nous discutâmes longuement, sans le moindre apparat, de problèmes au moins aussi amples et aussi importants que le montessorisme. Mais quand on est la Dottoressa, il faut une cour et un rite ».27 Chaque soirée étant occupée (souvent par une représentation théâtrale), point de quartier libre envisageable. Wullens relate néanmoins comment, pendant leur séjour à Léningrad, Freinet, dans les traces de Van de Moortel « fouinard et indiscipliné », échappa à la vigilance de ses guides pour aller visiter, en toute autonomie, une école aperçue dans un bâtiment voisin. Les deux comparses rentrèrent ravis de leur échappée, de l’accueil des enfants et des maîtres aussi chaleureux que dans les visites programmées, mais « Un quart d’heure d’attente, les camarades russes s’impatientent ; craignent d’arriver en retard, prétendant que nous aurons le temps de voir des écoles, que cela n’est pas prévu au programme d’aujourd’hui, qu’il est l’heure de rentrer, etc. etc. »28 donc sélectionnées La plupart des écoles visitées accueillent des orphelins, des arriérés mentaux ou des « déviants moraux »29. La liste est longue et comprend Tsarskoïe Tselo30 (Le village du Tsar) rebaptisé le « Village des enfants » (Detskoe selo) car désormais occupée par un sanatorium pour les enfants d’ouvriers de Léningrad ou des orphelins ; une école d’apprentissage annexée à une usine modèle pour élèves de 12 à 16 ans ; l’école de Krasnaïa Slavianka à Pavlovsk, pour enfants arriérés et orphelins ; « La petite ville de la 3ème internationale » école-orphelinat pour enfants qui y vivent de 3 à 18 ans.

L’École Émancipée, n°28, 12 avril 1931. Maurice Wullens, Paris, Moscou, Tiflis, Paris, Les Humbles, 1927, p. 45. 29 Il est important de noter que l’adjectif « defektivnyj » (déficient) désignait à l’époque, sans distinction, l’ensemble des comportements déviants. 30 Palais du 18 ème siècle situé à 25km de Léningrad.

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L’école moscovite qui deviendra aux yeux de Freinet le modèle à atteindre est l’école-Commune du Narkompros dirigée par Moisséï Mikhaïlovitch Pistrak. Tous les visiteurs de la délégation sont enthousiasmés par la curiosité et l’autonomie des élèves de 13 à 18 ans, par l’atmosphère de travail régnant dans l’école véritable lieu de vie et de recherche collective31. À Saratov, ils visiteront encore la Maison du Syndicat des instituteurs et la Maison du peuple, un orphelinat nommé le « Village rouge des enfants » avec ses ateliers de préapprentissage, une école communale, des écoles allemandes32, l’Université de Saratov, le Polytechnicum (école polytechnique).

Deux anciens élèves, devenus des écrivains pour enfants connus, ont écrit des nouvelles sur leur école. Loïko Natalia Veniaminovna : « Assia trouve une famille », Moscou, Detskaja literatura, 1968, 51 p. et son époux Alexandre Charov : « Récit des dix erreurs », Moscou, Sovetskij pisatel’, 1982, 384 p. 32 République socialiste soviétique autonome des Allemands de la Volga dont la capitale était Pokrovsk (all m.: Autonome Sozialistische Sowjetrepublik der Wolgadeutschen ) . Elle fut abolie sur un décret de Staline en 1941 et tous ses habitants furent déportés au Kazakhstan, en Sibérie et en Altaï. 31

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I.4. Ses impressions et l’influence sur sa pédagogie

À la suite de son voyage, Célestin Freinet décrit ses impressions dans un petit livre Un mois avec les enfants russes aux éditions des Humbles33 (mai-juin 1927) qu’il dédie à ses élèves les plus grands, « ceux qui commencent à s’intéresser à l’organisation sociale – à l’école ou dans la vie ». Mais, tout au long de l’année 1925 et jusqu’en juin 1926, il a déjà publié une série d’articles dans L’École Émancipée intitulée « Mes impressions de pédagogue en Russie Soviétique ». Aveuglé, comme beaucoup d’autres intellectuels français, par l’avenir radieux et la belle route sur laquelle le guident ses camarades russes »34 qui « se sont tant ingéniés à faciliter » son enquête, une partie de ses articles consistera à répondre au journaliste Henri Béraud35 qui effectue un voyage en URSS à peu près à la même époque et regroupe lui aussi ses impressions dans un livre Ce que j’ai vu à Moscou (1925) et à E. Delaunay qui tente de rectifier les erreurs de Freinet en matière d’histoire de la pédagogie dite « active ». Freinet est conquis. Alors, en guise de réponse à Béraud, déçu d’avoir observé en URSS la montée d’une dictature à la place de 33 Revue littéraire mensuelle des primaires, fondée en 1913 à l’École normale des instituteurs de Douai, dirigée à partir de 1916 par Maurice Wullens. 34Sur ce sujet, voir Sophie Cœuré, La Grande Lueur à l'Est. Les Français et l'Union soviétique (1917-1939) – Seuil, Paris, 1999. 368 p. et plus spécifiquement sur les voyages des intellectuels occidentaux en URSS : Michael David-Fox, Showcasing the Great Experiment: Cultural Diplomacy and Western Visitors to the Soviet Union, 1921-1941, New York, Oxford University Press, 2012. 416p. Et, Paul Hollander, Political Pilgrims: Travels of Western Intellectuals to the Soviet Union, China, and Cuba 1928, New York, Oxford University Press, 1981. 524 p. 35 Henri Béraud (1885-1958), journaliste français d’abord positionné à gauche. Il collabore dès 1917 au Canard enchaîné puis au Crapouillot, au Petit Parisien et à Paris-soir. Il reçoit le prix Goncourt en 1922 pour ses romans Le vitriol de lune et Le Martyre de l’obèse. Son livre Ce que j’ai vu à Moscou (1925) lui vaut l ’inimitié des communistes.

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la révolution à laquelle il rêvait comme beaucoup d’autres, Freinet écrit en novembre 192536 : […] Nous ne sommes pas allés visiter la Russie en bons bourgeois qui se croient aptes à tout juger, mais en « instituteurs primaires » dépourvus de cette culture générale qui rend un Béraud universel. Mais notre « métier » nous le connaissons : nous en savons toutes les difficultés et pouvons juger à leur juste valeur l’effort gouvernemental et les réalisations obtenues sur ce terrain. Nos camarades ouvriers qui sont également allés là-bas étudier la situation des camarades de leur « métier » peuvent en dire autant. Et je le demande en toute honnêteté : lequel est le plus digne de foi de ces deux témoignages : celui de travailleurs visitant d’autres travailleurs aux prises avec les mêmes difficultés, ou le reportage d’un passant que nous croyons tout juste capable de juger les travailleurs de la presse de l’URSS. Nous n’avons pas vu non plus toutes les écoles de Russie. Il nous aurait fallu pour cela de longs mois ; et nous devions rentrer en France gagner notre pain. On nous a montré, d’une part, les établissements d’éducation qui sont les plus représentatifs de l’esprit et de l’effort nouveaux. Nous avons pu nous pénétrer ainsi de la pensée profondément révolutionnaire qui a guidé nos camarades russes, et nous voyons avec eux maintenant la belle route sur laquelle ils sont disposés à marcher, si les travailleurs du monde savent leur assurer la sécurité. Je dis la belle route non pas parce qu’elle se présente désormais sans obstacles ni dures montées, mais parce qu’on voit luire au bout le but que nous nous proposons tous : la libération de l’individu dans un état social meilleur. Nous travaillons à l’école comme des nageurs qui se débattent contre le courant. Les Russes, comme l’a dit si souvent Van de Moortel37, ont un espoir et une foi. Et nous les envions. Mais nous sommes allés voir aussi ce qui se fait dans les écoles ordinaires, celles qui n’ont à leur tête aucun éducateur de génie, mais seulement des maîtres dévoués. Nous avons séjourné longtemps dans ces écoles dont les instituteurs ne dépassent pas, pédagogiquement, la moyenne de nos maîtres ; L’École Émancipée, n°6, novembre 1925. Van de Moortel, secrétaire pédagogique de l’Internationale des Travailleurs de l’Enseignement (ITE). 36

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où les locaux ne sont pas toujours luxueux, le matériel à peine suffisant parfois. Nous avons vu aussi des écoles qu’on nous cachait comme une honte – et ce ne sont pas celles qui nous ont le moins intéressés. Et surtout nous avons passé de bonnes heures au milieu du personnel enseignant : à Léningrad, Moscou, Saratov, Stalingrad, etc. Partout où des instituteurs étaient assemblés, nous accourions. Et là, après les inévitables discours de cordiale bienvenue, nous nous perdions dans les groupes de camarades où nous conversions jusqu’à une heure avancée de la nuit. Si ces trois semaines passées en Russie ne nous ont pas livré tous les secrets de cet immense pays, nous sentons du moins que ce séjour nous a permis de pénétrer l’esprit dans lequel est résolument dirigée l’éducation nouvelle révolutionnaire. Le rapport complet qui paraîtra en édition de l’Internationale des Travailleurs de l’Enseignement donnera à nos lecteurs tous renseignements documentaires. Je voudrais essayer ici d’ordonner mes impressions de pédagogue […] Il est évident que Freinet, influencé par les idées socialistes et anarchistes régnant au sein du monde intellectuel français, regarde l’URSS avec des lunettes teintées de rose. Il reconnaît cependant n’avoir pu visiter que les écoles prévues par le programme établi et avoir échappé à la vigilance de ses guides pour en visiter une de son choix. Il continue malgré tout à se défendre contre les sarcasmes de Béraud, avec une virulence masquant mal sa mauvaise foi, dans un article du 28 mars 1926, Je viens de lire le contenu des articles « ce que j’ai vu à Moscou ». Je l’ai lu passionnément et maintenant, le livre refermé, je me sens rassuré par une stupéfaction lumineuse. Aussi voudrais-je dire aux lecteurs de l’École Emancipée que la prose ronflante de Béraud a pu un instant troubler le 38

L’École Émancipée, n°27, 28 mars 1926.

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crédit dû à ce reportage que préfacent ingénument de pathétiques protestations de sincérité. À plusieurs reprises, H. Béraud se moque gentiment de nous, nouveaux aliborons. Nous n’étions, parait-il, « guère préparés à l’état d’enquêteurs ». Et M. Béraud aurait raison – car il s’y connaît – si notre enquête avait quelque rapport avec son reportage. « On parcourt, on suit le guide. Puis un coup de manivelle, et l’autocar s’en va plus loin, en ronflant, tout chargé de touristes éblouis ». Je ne sais si quelques camarades ont ainsi fait leur voyage. Pour ma part, je n’oserais pas parler de l’école russe, si je n’avais pas approfondi, plus que ne l’a fait Béraud, la question qui nous intéresse et que nous essayons seule de juger. Oui, les autos nous ont menés partout : nous trottions derrière nos guides quand rien ne nous passionnait plus spécialement. Mais chaque fois que nous avons dit : halte là ! Nous voulons voir et savoir ! On a obéi à nos désirs. Et s’il est quelques écoles où nous avons passé plus rapidement, il y en a des dizaines d’autres où nous avons séjourné une demi-journée, une journée, où nous sommes retournés à d’autres heures de travail pour nous rendre compte entièrement, honnêtement. […] On nous a bourré le crâne, à nous : Béraud seul a vu ! Mais connaît-il la langue russe ? Sinon, était-il entièrement sûr de son interprète ? Nous avons une autre satisfaction, car il ne nous est pas absolument nécessaire de connaître la langue pour juger d’une classe. Nous savons lire dans les attitudes et sur les figures des enfants, mêmes russes. Et puis, M. Béraud qui avait le choix absolu -puisqu’il était seul, tandis que nous étions en groupes- dans quels milieux est-il allé enquêter plus particulièrement ? Nous touchons-là au nœud de notre critique : la moralité du reportage. […] Il n’a vu là-bas que le mauvais, que la pourriture, et il semble faire grief aux soviets de n’avoir pu réaliser en huit ans le paradis égalitaire 30

auquel il feint de croire. Du moins il ne parle que de cela, en son style charlatanesque qui prend et entraîne les moins avertis. […] « Le rire est mort en Russie ! ». Nous ne nous en serions pas doutés lorsque, avec Van de Moortel, nous étions perdus, en ce dimanche de manifestation, au milieu de la foule à Léningrad. Chants et jeux et cris ! Et le défilé ensuite ; ces figures épanouies, ces grappes de jeunes filles riant à belles dents. « Le rire est mort en Russie ! ». À moins, comme le suggère Béraud que ce soit là encore du truquage, et que, pour nous, on ait ordonné de rire aux 100000 jeunes qui défilèrent ce jour-là ! […] Et même si le rire est mort dans les rues de Moscou, que Béraud n’est-il allé le chercher dans les joyeuses écoles de campagne, dans les pépiantes maisons d’enfants, dans les heureuses maisons d’enfants abandonnés aussi. Car Béraud s’apitoie sur les quelques petits mendiants qu’il a vus, sans signaler – ce qui eût été la plus élémentaire honnêteté – le merveilleux effort de la Russie pour le sauvetage de la jeunesse orpheline. Mais les bourgeois français ont besoin de savoir qu’il y a encore en Russie des files de petits mendiants. Cela les console de l’abandon abominable, dans lequel ils laissent les jeunes assistés français, parfois plus malheureux que des mendiants. […] Non, la révolution n’a pas amené le Paradis en Russie. Mais qu’elle ait été une faillite, cela jamais ! Un pouvoir qui a créé une école vivante et humaine comme celle dont nous avons eu la révélation, ce n’est pas un gouvernement de la décadence, c’est un gouvernement de vie. Et tous les salisseurs n’y changeront rien. Des salisseurs ou des visionnaires ? On accordera à Freinet que l’atmosphère d’enthousiasme général est indéniable dans le pays qu’il visite et la ferveur des jeunes constructeurs du nouveau monde vraiment sincère. Les pédagogues comme Blonski, Pistrak, Soroka-Rosinski et les autres portaient avec une foi ardente l’idée qui, malheureusement, s’avéra « utopique » en Russie : celle de la libération de l’individu dans 31

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un état social meilleur. Il faudra reconnaître néanmoins que Freinet ne ramènera de son voyage que la vitrine. L’autre débat filé dans les articles de Freinet l’oppose à E. Delaunay et au contenu de son article Pédagogie russe et pédagogie bourgeoise39 qui remet en cause l’origine soviétique des innovations pédagogiques : Les soviétiques ont-ils tout créé exnihilo ou ont-ils largement puisé dans les expériences novatrices européennes et américaines ? Dans « Coup d’œil général sur la nouvelle éducation en Russie »40, Freinet écrit : Je lisais ces jours-ci une étude intéressante de Manuel Devalvès41 sur le « Mouvement anglais des New Schools » (Mercure de France 15-4-1925). Il y a deux mois encore, elles étaient mon plus lointain horizon, ces écoles anglaises qui, en accord avec quelques écoles nouvelles suisses, belges, allemandes ou américaines, cherchent à réaliser les grands principes de l’éducation de l’avenir. Activité des écoliers, développement libre de leur individualité dans un milieu coopératif, travail manuel scolaire, plein air, coéducation, telles étaient les principales caractéristiques formulées par le grand pionnier de l’éducation nouvelle en Occident, Ad. Ferrière, directeur du Bureau International des Écoles Nouvelles, et dont il a fait une sorte de charte de l’éducation rénovée. Mais la Russie ? Nos pédagogues se taisaient sur elle. D’écoles nouvelles, il n’y en a pas en URSS. C’est pourtant du pays de la Révolution que nous attendions, nous, le grand exemple. Car les écoles nouvelles occidentales, pour si intéressantes et si utiles qu’elles soient, restent des écoles spéciales, avec des éducateurs et des élèves choisis. Elles n’ont qu’un lointain rapport avec l’école du peuple qui nous intéresse tout particulièrement. Qu’a E. Delaunay, L’École Émancipée, n°12, 13 décembre 1925. L’École Émancipée, n°7, 8 novembre 1925. 41Manuel Devaldès 1875-1956, de son vrai nom Ernest-Edmond Lohy est un écrivain individualiste, libertaire, antimilitariste. Il collabore à de nombreuses revues libertaires. 39

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bien pu réaliser la Russie dans cette voie si délicate de ’léducation ? M. Ferrière lui-même, dans une brochure sur « l’activité spontanée des écoliers » ne cite la Russie des Soviets que pour dire « qu’elle a essayé de transporter l’école à l’usine ». L’auteur a raison de n’être pas trop enthousiaste de cette innovation, car ce serait là une sorte de solution simpliste que nos camarades russes n’ont pas même envisagée. Ces injustes jugements ou ce silence sur l’œuvre révolutionnaire proviennent, d’une part, de l’isolement intellectuel de la Russie et de l’infinité de faux renseignements répandus en pays capitalistes par les journaux de toutes nuances. D’autre part, ceux qui doutent – éducateurs occidentaux ayant derrière eux une longue tradition théorique – ont une sorte de dédain pour ces nouveaux venus en pédagogie qui, parce qu’ils ont fait une révolution, s’imaginent avoir découvert quelque chose de nouveau sous le soleil. Ils pensent sans doute cela, nos meilleurs pédagogues occidentaux. Ils ne nient pas que les Russes puissent avoir fait des essais intéressants qu’ils ignorent. Mais à croire que là-bas s’élabore et prend forme déjà, une pédagogie vraiment nouvelle et prolétarienne, ils ne peuvent s’y résoudre. Il est de notre devoir de rompre sans tarder cette conspiration du silence. Les pédagogues occidentaux doivent étudier loyalement l’expérience russe. La pénétration des deux pédagogies hâtera sûrement l’ère des réalisations mondiales.

La réponse de Delaunay est beaucoup plus réaliste : « Selon notre camarade, les dirigeants de l’instruction publique en Russie ont à peu près tout ignoré des efforts des pédagogues bourgeois. Ceci est tout à fait inexact, la lecture même de leurs programmes nous prouve sans conteste qu’ils connaissaient le plan Dalton et la méthode des projets de Dewey ; il nous paraît certain aussi qu’ils ont connu les travaux du Dr Decroly, tout comme ceux des pédagogues suisses, et un article du camarade Lapraz confirme notre opinion ; Lounatcharski, écrit-il, a beaucoup connu à Genève Ferrière et s’est inspiré de ses idées dans son organisation de l’enseignement. Il me semble qu’on ne saurait plus, après cela, faire grief à quelques-uns d’entre nous d’étudier les efforts pédagogiques d’origine 33

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bourgeoise. […] La publication des programmes russes et les voyages d’instituteurs en Russie ne sont, espérons-le, que le début de l’application d’une meilleure tactique. Il me paraît d’autant plus injuste de mêler Ferrière à une conspiration du silence qu’à l’annonce de la publication des programmes russes, je lui avais offert de donner à « Pour l’Ère Nouvelle » un article exposant les efforts de nos camarades russes en faveur de l’activité à l’école et qu’il m’avait textuellement répondu : « Article sur la Russie sera le très bienvenu ». Il ne nous est donc pas impossible de faire connaître l’œuvre pédagogique russe mais au préalable, il nous faut la connaître nousmêmes. Nos camarades russes, j’en suis convaincu, ne manqueront pas de nous documenter ». Les Russes n’étaient pas isolés intellectuellement et n’avaient en réalité rien découvert de bien nouveau sous le soleil. Les pédagogues occidentaux d’avant-garde étaient connus en Russie depuis le 19ème siècle. Léon Tolstoï, lorsqu’il s’était intéressé à la pédagogie, avait voyagé en Europe pour étudier les différents systèmes scolaires. Il avait lié connaissance avec quelques disciples de la pédagogie « nouvelle » dont ceux de Pestalozzi42 en Suisse et ceux de Froebel43 en Allemagne. John Dewey et Helen Parkhurst étaient très connus en Russie. John Dewey effectuera lui aussi en 1928 un voyage en URSS d’où il ramènera des impressions bien plus mitigées que Freinet44. G. Garreta souligne dans un article45 sur l’école en Russie révolutionnaire, que certains des ouvrages de Dewey étaient déjà traduits avant la Révolution46, et que cet auteur constituait déjà une référence pour des théoriciens russes de 42 Johann Heinrich Pestalozzi, (1746-1827) pédagogue suisse qui chercha à appliquer les principes décrits dans l’Émile de J.J. Rousseau paru en 1762. 43 Friedrich Froebel, (1782-1852), pédagogue allemand s’intéressant surtout à l’éducation préscolaire. Il fonde en 1837 le premier jardin d’enfants. 44 Les soviétiques feront la même chose en s’inspirant de Baden Powell pour créer le mouvement des Pionniers et le dénoncer ensuite. 45 G. Garreta, in Kambouchner et F. Jacquet –Francillon (eds), La crise de la culture scolaire. Origines, interprétations, perspectives , PUF, 2005, p.141-158. 46 The School and Society (1907) et How we Think (sous le titre de Psychologie et pensée pédagogique) en 1915.

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l'éducation qui l’avaient payé de leur liberté sous la monarchie. Or, jusqu’à la fin des années 20, la Russie soviétique continue à s’inspirer des théories de Dewey. Dans la suite de l’article, il est question du « plan Dalton » élaboré par Helen Parkhust47 ; cette dernière aussi était connue chez les organisateurs du tout jeune système scolaire soviétique. Kroupskaïa avait écrit la préface à la traduction russe du livre écrit par la fille de Dewey, The Dalton Laboratory Plan.48. Dans la deuxième partie de l’article, Célestin Freinet mentionne ce « plan Dalton » (du nom de la ville américaine où il fut mis en œuvre la première fois) alors très en vogue en Russie. Ce plan avait pour objectif de faire travailler les élèves appelée « communauté de travail » sur des d’une classe thèmes établis et planifiés avec l’enseignante, en respectant le rythme d’apprentissage propre à chaque enfant et dans le cadre d’une combinaison équilibrée entre le travail collectif et individuel. La méthode dite « de laboratoire » devait développer l’esprit d’initiative, de responsabilité et de respect mutuel du groupe d’élèves, force active dans le processus d’apprentissage49. La méthode dite des « complexes » largement décrite par Freinet dans ses articles est aussi d’inspiration Deweyienne ; elle sera à la pointe de la pédagogie soviétique. Cette méthode devait éveiller la créativité et développer l’esprit critique des élèves. L’enseignement, pour une période donnée, n’est plus cloisonné en matières mais s’organise autour d’un thème (un complexe) reliant des savoirs émanant de diverses disciplines50. Helen Parkhust (1887-1973), pédagogue américaine influencée par John Dewey et Maria Montessori ; elle fonde l’école Dalton à New York. 48 Préface à la traduction russe de 1923 d ’Evelyn Dewey, New York, Dutton, 1922, p.11. 49 Le Journal de Kostia Riabtsev , [Dnevnik Kosti Rjabceva] (1926) autre ouvrage célèbre de Nikolaï Ognev relatant la vie à l ’école en est l’illustration. 50 Ceci n’est pas sans nous rappeler les fameux et tant débattus « Enseignements Pratiques Interdisciplinaires » (EPI) de la réforme du collège 2016, définis par les 47

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Le pédagogue Pistrak écrit en 1924 « que le complexe permet d’étudier l’objet dans sa réalité dynamique, sous plusieurs points de vue.»51 Dans son article « Pédagogie russe et pédagogie bourgeoise »52, Freinet persiste dans son erreur ou tente de la justifier. Les nouveaux programmes nous prouvent sans conteste que les Russes connaissaient le plan Dalton » objecte Delaunay. Je l’ai dit moi-même : « On prononce là-bas les mots de Dalton Plan… avec une sorte de vénération ». Il faut bien, dès lors, qu’on connaisse la méthode. Mais je suis heureux de préciser que ce n’est pas par un miracle de méthode seule que le Dalton Plan a acquis, en quelques mois, une telle vogue en Russie. C’est que cette technique de travail était un besoin de la nouvelle pédagogie. Et il ne faut pas croire que ce soit le Dalton Plan qui ait créé l’école libre et travailleuse ; c’est au contraire l’école révolutionnaire du travail qui a nécessité et qui a créé le Dalton Plan russe. […] Et je puis bien affirmer que partout où nous sommes passés, les meilleurs pédagogues qui travaillent dans les écoles expérimentales, les Volinska, les Pistrak ; ceux qui sont à la tête de laboratoires de pédagogie dont nous envions l’organisation ; les pédagogues même du commissariat de l’Instruction publique, ignoraient jusqu’aux noms de Ferrière et de Decroly. C’est un fait. Je ne dis pas qu’il n’y ait, par toute la Russie, quelque éducateur connaissant l’effort des pédagogues d’Europe occidentale. Mais je répète que ceux qui ont le plus travaillé à bâtir la nouvelle pédagogie russe ne connaissaient pas les travaux de Ferrière et de Decroly, et que seule la Révolution, en plaçant l’éducation sur son véritable terrain, et en exigeant pour elle des méthodes naturelles et vivantes, a permis à ces pédagogues de s’élever d’emblée à hauteur des pédagogues d’occident et de les dépasser même. […] textes institutionnels comme des moments privilégiés pour mettre en œuvre de nouvelles façons d'apprendre et de travailler les contenus des programmes . On appréciera les « nouvelles façons d’apprendre ». 51 Pistrak, Les problèmes fondamentaux de l ’école du travail, p.99 52 L’École Émancipée, n°15, 3 janvier 1926.

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Dans ce même article, il commence à décrire les idées directrices principales qui constitueront les bases de sa pédagogie : Le self-government des enfants, l’idée de travail et celle d’éducation sociale. […]Nous avons été comblés : Nous rêvions d’ à l’école, et nous avons vu partout la vie intense que procure le libre travail, le besoin d’action qui contraste avec la passivité de nos écoles « assises ».Le travail de l’élève doit être intéressant et individualisé le plus possible. Or, dans toutes les écoles russes, on prononce les mots de « complexe » (centre d’intérêt), de Plan Dalton, de Laboratoire de Travail, avec une sorte de vénération. On parlait timidement de liberté à l’école. Certaines écoles anglaises avaient des organisations originales de selfgovernment avec des « capitaines » ; ailleurs on avait expérimenté une autonomie plus complète. Mais nos écoles publiques restaient autoritaires et oppressives. Nous avons vu, dans toutes les écoles russes, non seulement une organisation active de self-government, mais surtout une vie politique et sociale intense, qui puise son élan dans le renouveau de vie sociale ambiante. nous gênent ; il n’y a plus d’examen en Du Les plein air, du travail manuel, du travail industriel et agricole ; et la coéducation surtout que nous tentons avec hésitation en France, au risque de choquer constamment les vieux préjugés bourgeois. Il y a en ; on ne comprendrait plus une autre Russie, école. disent nos vieux règlements démocratiques. Mais la neutralité c’est la mort. La vie ne peut pas être neutre. C’est pourquoi l’école russe, qui est vivante, n’est neutre ni au point de vue politique ni au point de vue religieux. Elle prépare loyalement le Citoyen de la République des Travailleurs et l’homme areligieux qui saura jeter hors du temple les popes endormeurs du prolétariat.

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Dans trois autres articles parus de la fin de l’année 1925 au début de l’année 192653, il décrit la vie des écoles et des jardins d’enfants visités en URSS en mettant l’accent sur trois axes qui inspireront sa méthode. Nous ne reproduisons que les extraits les plus représentatifs. « Il n’y a pas en Russie comme on pourrait le croire un type national d’école. Mais l’esprit nouveau est entré partout. C’est cet esprit-là que je voudrais faire sentir. Je ne puis mieux faire pour cela que d’essayer de vous conduire en pensée dans quelques-unes de ces écoles, et je désirerais ma plume assez chaude et assez précise pour vous communiquer un peu de notre enthousiasme et de notre émotion au contact de cette nouvelle vie. ». Un jardin d’enfants54 Nous nous arrêtons devant un hôtel luxueux, aux grandes baies vitrées. Nous entrons par un large perron et un escalier d’opulence bourgeoise. C’est là que vivent quarante-trois enfants de trois à sept ans, presque tous orphelins. Ils accourent à notre arrivée, s’emparent de nous avec une familiarité et un sans-gêne étonnants. Chaque petit voudrait accaparer son visiteur ; mais nous sommes trop peu nombreux. Les enfants nous accompagnent eux-mêmes : voici la salle bien éclairée où des tout-petits sont occupés avec le matériel Montessori. Dans une autre salle nous examinons des dessins, qui ressemblent si étrangement aux dessins de tous les enfants ; nous parcourons le « Coin de la nature » avec ses aquariums et ses terrariums. Puis, dans la salle de musique, un petit orchestre se constitue. Et il faudrait voir ces garçons et ces fillettes, de cinq ans d’abord, puis ceux de sept ans, sérieux comme des hommes, faire tinter leur triangle ou agiter leurs castagnettes en suivant attentivement la baguette du jeune chef d’orchestre. L’École Émancipée, n°9 du 22 novembre, n°10 du 29 novembre, n°13 du 20 décembre 1925 et n°19 du 31 janvier 1926, n°37 du 13 juin 1926. 54L’École Émancipée, n°9, 22 novembre 1925.

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Ces enfants sont heureux, là, dans cette maison. Ils ont à leur disposition un personnel nombreux et affectionné ; leur éducation bien comprise ne se fait pas au préjudice de la vie et de la santé. Car il y a trop de vie dans cette maison. Il nous faut repartir ; et ce n’est pas du goût de nos jeunes amis. Chacun d’eux veut nous donner un dessin pour souvenir et nous mettre une cravate rouge de pionnier… […] Certes tous les enfants russes n’ont pas de tels jardins. Le nombre en est au contraire assez restreint et nos camarades ne l’oublient pas dans leur grand effort en faveur de l’éducation. Mais nous avons du moins la certitude que, le jour prochain, où, les circonstances le permettant, on augmentera le nombre des jardins d’enfants, la préparation préscolaire sera faite convenablement. Et nous nous réjouissons pour l’instant, de savoir que les heureux privilégiés sont les orphelins, dont on connaît, en France et ailleurs, toute la détresse.

Une école ordinaire du 1er degré55 C’est le second jour de classe… Nous nous présentons dans une école du premier degré à Moscou. Ma foi : c'est une école comme toutes les écoles car les enfants n'occupent pas que des châteaux. Nous entrons dans les classes : Voici la première année, enfants de huit ans, dont quelques-uns viennent des jardins ou des maisons d'enfants ; et d'autres n'ont jamais été à l’école. (Car, pour des raisons diverses, que j’essaierai plus tard de justifier, l'âge scolaire ne commence qu‘à huit ans en Russie56). Classe nombreuse, 35 à 40 enfants à la mine peu resplendissante. La classe elle-même ressemble comme une sœur à nos classes françaises – car l'école d'ancien régime tient si peu compte de l'enfant que toutes les écoles d'Europe se ressemblent. Et nous sommes ici dans un vieux bâtiment scolaire. Nous nous rendons dans une deuxième classe, parallèle à la première, où on a sélectionné les élèves L’École Émancipée, n°10, 29 novembre 1925. À partir de 1944, l’âge d’entrée à l’école fut baissé à 7 ans. De nos jours, en accord avec l’école et avec avis du médecin, on peut faire entrer un enfant à 6 ans.

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plus forts ou qui ont déjà un certain acquis scolaire. Et, de fait, la classe est plus vivante, plus heureuse. Mais je n’y remarque aucune originalité importante. Et la même constatation dans d'autres écoles m'a fortifié dans cette opinion que la pédagogie russe n'a pas fait grand-chose encore pour améliorer, révolutionner l'enseignement à cet âge ingrat qui va jusqu‘à neuf ou dix ans. Simple constatation pour éclairer les collègues français qui, au contraire, sont contraints par les programmes de hâter outre mesure les principales acquisitions scolaires, par un enseignement trop souvent prématuré. Cette constatation ne diminue d'ailleurs en rien la valeur de l'effort russe dont on comprendra la portée ; elle en est du moins la caractéristique. Dans la classe de troisième année (10 ans) la physionomie change déjà. La classe est encore nombreuse (48 élèves), mais il y a là une maîtresse d'élite, formée par l'Académie communiste de Blonski, qui dirige avec aisance tout son petit monde. On vient de faire un diagramme. Boyer vous a dit la vogue mais aussi la portée de cette méthode nouvelle, où nous saisissons, matérialisée, la comparaison entre le nombre d'enfants : ayant passé leurs vacances en Crimée (les moins nombreux, ou dans des camps de pionniers, ou restés en ville, ou, et ce sont les plus nombreux, étant allés dans les villages). Maintenant les élèves racontent à tour de rôle les bonnes journées passées au grand air. C'est très joli ce qu’ils racontent : en Crimée, les pionniers ont aidé les paysans à faire la récolte ; il y avait dans la région un ancien château princier devenu aujourd’hui maison de repos pour les paysans. D'autres ont visité des sanatorias ; les plus heureux ont aidé à la vendange, et, bien entendu, ont mangé beaucoup de raisin. Cette vie et cette joie nous font plaisir. Dans une classe de 4ème année, aussi nombreuse, – garçons et filles naturellement – nous tombons en plein travail d'organisation scolaire du self-government. L'institutrice n'a pas l'air ni novatrice, ni bien révolutionnaire. C'est une humble petite femme grisonnante, déjà ancienne dans le métier sans doute, et que la vie a débordée. Car l'élan des jeunes et les institutions nouvelles sont parfois plus forts que toutes les résistances « raisonnables ». 40

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Les élections ont été faites. On a déjà organisé le travail. Les tâches de la classe ont été réparties en diverses commissions, embryons de la vie de l'école. […] Cette liste donne une idée des préoccupations nouvelles de ce petit monde d'élèves. Et ce n'est pas là une activité théorique, sur le papier. Nous avons pu nous convaincre nous-mêmes de l'intérêt que les élèves prennent au fonctionnement de ces commissions. Nous les avons interrogés longuement. C'était merveille, le naturel et la fermeté de leurs réponses. Et nous pensions que voilà déjà un grand bienfait de l'école d'avoir donné aux élèves cette confiance en eux et cette vie. Avec quelle curieuse amitié ils se serraient autour de nous avant notre départ ! Ils voulaient à tout prix que nous leur parlions des enfants d'Europe occidentale, que nous leur disions comment se pratique chez nous le self-government, les belles excursions que font nos élèves ! Hélas ! Ils ne se figurent pas, ces profiteurs de la révolution, quelle misère intellectuelle asservit encore les enfants d'Europe ! […] Le travail et la vie à l’école russe57 La nouvelle école russe a été systématiquement dédaignée par les pédagogues occidentaux parce qu’elle s'intitulait fièrement l’école du travail et mettait le travail et le matérialisme à la base de sa pédagogie. […] Cela a été, à mon avis, la grande erreur : de même qu’on effraye les travailleurs occidentaux par exposé des « horreurs » bolcheviques, on a voulu montrer, de la nouvelle pédagogie, que son esprit fondamental – le triomphe du travail – mais en le déformant, en l’étriquant jusqu’à en faire une véritable hérésie pédagogique. […] Le peu qu’on a fait en France procède du même esprit : le travail manuel est un bon adjuvant de l’éducation ; il favorise l’activité de l’enfant ; il permet de concrétiser certaines branches du savoir. Il reste en quelque sorte une « méthode ». Mais l’école – sa base aussi bien que son but – sont intangibles. L’école reste l’école, un organisme créé à côté de la vie, une 57

L’École Émancipée, n°13, 20 décembre 1925

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espèce de couloir de torture où l’enfant doit nécessairement passer pour devenir un homme, une vraie fabrique d’esprits. L’école russe a changé de base ; elle a changé de sens. L’école est libérée. Je ne veux certes pas nier l’organisation systématique, par les Soviets, de la jeunesse russe, organisation politique et sociale qui vise à la consolidation du régime prolétarien. Mais j’ai eu nettement l’impression, sauf à de très rares exceptions, que l’école russe est libérée. Elle n’est plus – comme elle l’a été depuis toujours – un moule dans lequel l’adulte, , veut couler l’âme de l’enfant. L’école russe m’a paru extraordinairement ; elle est, à un degré insoupçonné Il a donc disparu, ce couloir étroit qui façonne la jeunesse. L’enfant vit dans son milieu ; il ne vit pas dans une vie fictive qui est proprement la vie scolaire ; il vit sa vie d’enfant, sa vie de jeune homme, avec les activités diverses qui lui sont naturelles et qui se donnent jour librement. Il joue et il travaille naturellement, car le travail intelligent et libre est naturel à l’homme. Il travaille manuellement et intellectuellement, sans que ces deux activités soient jamais séparées, sans donc qu’il soit nécessaire de les rapprocher par une méthode spéciale. Et le mode lui-même de ce travail n’est pas différent du travail adulte. On travaille pour produire quelque chose ; l’enfant aussi, et de très bonne heure, produit : un objet façonné, un dessin, une œuvre d’art, une plante qui pousse, un oiseau qu’on soigne. C’est le travail qui a acquis une intelligence. C’est pourquoi l’école russe a bien le droit de s’enorgueillir de son beau titre Dans les jardins d’enfants. On nous a affirmé que le travail et non le jeu est à la base de l’éducation dans les jardins d’enfants. Nous n’avons malheureusement pas su constater par nous-mêmes comment a bien pu se manifester cette évolution. Il est vrai que, à ce tout jeune âge, le travail et le jeu sont si intimement mêlés ! Les jeux notamment imaginés par Mme Montessori sont effectivement un travail pour les enfants en ce sens qu’ils exigent une activité multiple – manuelle et intellectuelle – et qu’ils éduquent tout en amusant. Mais ces jeux ont trop souvent un caractère fictif ; le but – utile – n’en apparaît que rarement. Les russes veulent que, dès cet âge, 42

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on donne comme fin à l’activité scolaire un travail réellement utile. Il serait curieux d’étudier à fond la réalisation de cette tendance : à mon grand regret je ne puis le faire. Mais c’est certainement parce que la méthode Montessori synthétise cette éducation dans une sorte de serre chaude, qu’elle est l’objet, dans le monde pédagogique russe, d’une impopularité notoire. L’esprit à tendance religieuse de la méthode Montessori contribue sans doute aussi à cette désaffection étonnante, qui fait parfois méconnaître la valeur pédagogique des « découvertes » de Mme Montessori. Comment les pédagogues russes obtiennent-ils, dans les jardins d’enfants, l’adaptation de ce premier enseignement et la pénétration du milieu et de la vie ambiante ? Tout en employant du matériel montessorien ou froebélien, on tâche de rendre le travail vivant et productif. On laisse les enfants s’exprimer librement par le dessin – on dessine énormément à l’école russe – par le modelage et les travaux manuels en général, par la musique et le théâtre. Travaux manuels en commun, musique et théâtre ont de plus cet immense avantage de préparer de bonne heure à la vie et au travail collectif. , Il existe aussi, dans tous les jardins d’enfants, le où les enfants examinent, soignent, font vivre et prospérer, animaux et plantes. Et nous avons pu nous rendre compte par nous-mêmes de l’intérêt qu’ils y prennent. En dehors de l’école, les enfants sont mêlés de très bonne heure à la vie publique. Ils participent aux fêtes, aux manifestations de masses. Tout cela contribue nécessairement à une formation non pas abstraite, mais actuelle et humaine. Au premier degré. C’est certainement ce premier degré qui est le plus directement intéressant pour nous, instituteurs primaires. Mais ce premier degré est si différent de notre école primaire ! La période de 5-6 ans à huit ans, qui est si délicate pour nous, n’a aucun équivalent parce que le premier degré en Russie ne commence qu’à huit ans. Avant cet 43

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âge, les enfants sont, soit dans les garderies, soit dans les jardins d’enfants. Mais ceux-ci sont encore peu nombreux et nombre d’enfants ne mettent qu’à huit ans le pied dans une école. Cela nous paraît, à premier abord énormément tard, huit ans ! Nous avons demandé pourquoi cet âge n’a pas été devancé. On nous a donné quelques raisons superficielles : « cela a toujours été ainsi en Russie ; les maisons y sont parfois très éloignées de l’école ; il fait horriblement froid ». Mais la raison profonde c’est que la pédagogie russe ne se soucie pas de donner des connaissances du premier degré à un enfant de 7 ans. Même lorsque la société se sera définitivement améliorée, on créera des jardins d’enfants pour les petits de 3 à 8 ans, mais on n’enverra pas ceux-ci au premier degré. Ne crions pas trop vite notre supériorité, nous qui pouvons mettre en parallèle des jeunes prodiges qui, à six ans lisent un texte et le copient sans trop faire de fautes. Nous sommes au pays où une belle phrase, une parole éloquente sont prisées beaucoup plus qu’un travail d’ouvrier consciencieux. Il nous faut nous hâter, nous hâter sans cesse ; il faut que nos enfants sachent lire alors qu’ils ne savent pas encore parler ; qu’ils écrivent lorsqu’ils n’en ont encore nul désir. À l’âge où le petit Russe entre à l’école du premier degré, nous apprenons déjà à nos élèves l’histoire, la géographie, des mots, des mots. Il faut nous hâter de leur apprendre à lire, de leur enseigner l’orthographe et les quatre opérations, tout juste assez pour que le jeune exploité sache lire un quotidien, s’abrutir sur un roman populaire et compter sa paye. Mais il faut nous hâter, car, à treize ans, parfois bien . plus tôt encore, l’enfant nous quitte, et Les Russes sont moins pressés. […] Car c’est une impression réconfortante : les pédagogues russes n’ont pas l’air pressés. Si nous essayons, nous, de concrétiser du calcul, on nous dira : « temps perdu ! Faites des opérations ! » Des promenades, il n’en faut pas de trop ; si vous n’en faites pas du tout, directeur et inspecteur n’en sont que plus contents. Du dessin, du beau et vif dessin libre, c’est de l’amusement ; faites du dessin à vue et du croquis coté ! Les futurs prolétaires n’ont pas besoin de savoir apprécier ni de produire une beauté sortie de leur esprit Les Russes vont lentement. Ils savent que, si, même provisoirement l’enfant doit quitter l’école à treize ou quatorze ans, tout n’est pas fini. Le 44

jeune travailleur trouvera des clubs avec des livres et des journaux, des réunions vivantes où son esprit s’aiguisera, des musées où il pourra juger librement la saine beauté. Et si un jour il sent le besoin de s’instruire intensément, il pourra encore après son travail, s’en aller étudier dans ces merveilleuses institutions que sont les facultés ouvrières (Rabfacs). Tous ceux qui comprennent quelle tyrannie est pour nous la hâte excessive des programmes, apprécieront la paisible et confiante éducation russe. Le travail et la vie à l’école russe58 Les manuels […]Le livre de lecture qui est peut-être le plus répandu dans ces classes est celui de Blondsky. Il ne diffère pas énormément de nos meilleurs livres de lecture, si on considère le classement des lectures par saisons – car ce n’est pas là une bien grande originalité. Mais l’esprit est totalement différent : c’est le travailleur, la vie active et laborieuse qui y sont au premier plan. On y donne aussi un aperçu de l’évolution sociale, depuis l’esclave antique et le serf du moyen âge jusqu’à l’exploité du capitalisme, pour arriver enfin à l’ère de libération du prolétariat. Mais si parfait soit-il, ce manuel reste un manuel ; et le manuel est une survivance de l’école dogmatique et oppressive ; il s’efface lentement mais irrévocablement devant les progrès de la pédagogie Statistiques et Diagrammes Par contre, le système des centres d’intérêt, des , comme disent les Russes, est autrement fécond, surtout lorsque tout est mis en œuvre pour que ce ne soit pas un centre d’intérêt fictif, mais bien une idée, un besoin central, qui anime toute l’activité scolaire. Et à ce point de vue nous avons pu nous rendre compte que les complexes – recommandés et préparés par les programmes officiels russe sont intelligemment compris. Dans le tout jeune âge plus particulièrement, on va bien chercher à la base 58

L’École Émancipée, n°19, 31 janvier 1926.

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de la vie enfantine, familiale ou sociale, le centre d’intérêt de la classe. Cette connaissance du milieu, acquise notamment en promenade ou en excursion, est précisée, matérialisée par une méthode nouvelle qui est une vraie . trouvaille pédagogique russe : les […] Que de temps perdu à ce travail de recherches, dira-t-on, alors que d’épais manuels peuvent nous expliquer, tout au long de leurs pages compactes, la physionomie du pays, les variétés de culture, même la richesse ou la pauvreté des habitants, leur mode de vie, tout quoi ! Et qu’il suffit de lire cela, de « l’apprendre », pour « savoir » la géographie ! La savoir pour un examen ! Et encore ? Mais nous nous rendons bien compte, nous adultes, que cette géographie livresque, mal assimilée, est bien moins profitable que l’observation lente, au hasard des voyages et des comparaisons entre les divers pays. Ici encore, perdre du temps, c’est certainement en gagner. Mais cette éducation précise et profonde, caractéristique de la pédagogie russe, est en complète opposition avec notre pédagogie capitaliste, superficielle et verbale. Le service rendu à la géographie – la revivification de cet enseignement – les statistiques et les diagrammes peuvent le rendre aussi à l’étude d’autres sciences. Ils sont l’occasion en même temps d’excellentes leçons de calcul, et de calcul non pas mort et conventionnel, mais ayant un but visible qui l’associe à tout le travail scolaire. La base sociale des complexes en Russie 59: […] Il ne faut pas oublier cette pensée fondamentale quand on compare les « Complexes » russes aux « Centre d’intérêts » en usage dans certaines écoles d’Europe occidentale. Lorsque les Centres d’intérêt sont un large programme d’études, capables de mêler, en éducation, l’École et la Vie, ainsi que les avait conçus le Dr Decroly on peut les identifier à la méthode des Complexes. Mais s’ils ne sont, dans l’esprit de ceux qui les

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L’École Émancipée, n°37, 13 juin 1926.

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appliquent, qu’un moyen plus commode pour faire acquérir le maximum de connaissances, un abîme les en sépare. […] Tel est le but des Complexes durant les premières années de classe : les élèves observent la vie autour d’eux ; ils étudient, surtout à la campagne, les formes les plus simples du travail ; ils réalisent eux-mêmes quelques outils primitifs, quelques constructions. Ces études préliminaires les aideront à comprendre ensuitela de la vie actuelle. […] Sur tous les sujets, même les plus compliqués, les élèves feront eux-mêmes les recherches fondamentales : par les promenades scolaires et les excursions ; par leur travail réalisateur en classe, à l’atelier, au jardin. Ils iront aussi chercher dans les livres de la bibliothèque, ils demanderont à leurs professeurs les renseignements auxquels ils ne pourraient atteindre par leur seule expérience […] ont plus spécialement une valeur formative, éducative. Les uns préparent de petits intellectuels bavards et prétentieux ; les autres forment le travailleur et l’homme. […] Enfin les complexes russes visent surtout à sauvegarder en l’enfant son « ». Souci essentiel, croyons-nous. Notre école, avec ses méthodes surannées, aboutit trop généralement au résultat opposé pour que nous ne regardions pas avec enthousiasme les prendre pied dans la nouvelle pédagogie. Dans son livre Élise et Célestin Freinet, souvenirs de notre vie60, Madeleine Freinet évoque l’émerveillement que ce voyage au pays des soviets suscita chez son père qui pensait trouver là-bas, sortie toute neuve du grand bouillonnement révolutionnaire, cette « école du peuple » à laquelle il était si attaché. Et de fait, il était attendu ; et même s’il aperçoit bien « des enfants allant pieds nus et des ouvriers aux costumes usés », il succombe à la séduction et revient malgré tout, comme l’écrit

60 Freinet Madeleine, Élise et Célestin Freinet, Souvenirs de notre vie , tome 1 (1896-1940) Paris, Stock, 1997, p.108.

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encore sa fille, avec « la certitude que la réelle fraternité des hommes existait et qu’un monde nouveau était né. »61 L’ensemble des réflexions de Célestin Freinet, de ses convictions et de ses espérances pédagogiques et politiques lui valurent les foudres de son administration. Accusé, entre autres, par ses détracteurs de vouloir faire de ses élèves des « bolchéviques » en culottes courtes, il ne pourra continuer son travail qu’en créant une école privée dont l’ouverture sera autorisée en 1936 par Jean Zay, alors ministre de l’éducation. Aujourd’hui, avec les nouveaux programmes de 2015, notre école, dont les évaluations diverses montrent qu’elle reste élitiste, académique et fort discriminatoire, tente d’intégrer certains aspects de ses méthodes d’enseignement. Citons pour exemple, le chapitre consacré ci-dessus à la géographie et aux sciences qui pourrait être repris littéralement dans les actions de formation des professeurs sans contrevenir aux injonctions institutionnelles, ou bien encore l’encouragement à organiser des débats dans la classe, à rendre les enfants acteurs de leurs apprentissages et autonomes etc. Le monde nouveau n’est certes pas encore né, mais œuvrons au moins pour que le nom de Célestin Freinet, y compris dans nos ESPE62, ne soit pas injustement oublié. Freinet rapporte dans ses bagages un petit ouvrage paru en 1922, intitulé Les Infracteurs de la loi. Chronique d’une expérience pédagogique menée dans l’Oural, ce livre avait fait la notoriété de son auteur, Lydia Seïfoullina, elle-même « activiste » de l’éducation populaire selon la terminologie de l’époque. Nos recherches conjointes en France et en Russie ne nous ont pas permis de découvrir comment Célestin Freinet s’était Id., p.109. Écoles supérieures du professorat et de l’éducation, nouvelle appellation des IUFM.

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procuré le livre de Seïfoullina. L’hypothèse la plus vraisemblable est qu’on lui aura offert au moment du départ lors du traditionnel échange de cadeaux qui conclut invariablement tout séjour en Russie. Il nous fut de même impossible de trouver des renseignements sur Valentine Dronine, la traductrice. Était-elle une Russe émigrée, amie de la famille Freinet, vivant de traductions ; était-elle une traductrice soviétique attitrée attachée aux organisations syndicales et politiques, à l’Internationale Syndicale Rouge (ISR) et son Comité International de Propagande (CIP) et aux différents bulletins qui en émanaient ? Cette dernière hypothèse semble douteuse au regard des erreurs de traduction récurrentes sur les acronymes désignant les institutions soviétiques (administrations et instances gouvernementales diverses) qui sont soit translittérés sans explication soit purement transformés en noms de lieux ou de villages. Mais nous ne sommes sûrs de rien. Nous pouvons juste constater que la traduction proposée par la revue a subi d’importantes coupures, qu’elle est très approximative voire, par moments, tout à fait erronée. On y trouve de nombreuses coquilles, des fautes de lexique et de syntaxe (ex : « Elle grimaça ses lèvres en moue »). Le niveau de langue employé est trop soutenu pour des enfants vagabonds qui vivent dans la rue et qui plus est, en province. On se prend à imaginer Freinet, le maître d’école repassant sur une traduction littérale maladroite ; le style devient alors ampoulé et les va-nu-pieds s’expriment au passé simple. Beaucoup plus ennuyeuses sont les omissions et les coupes dans le texte. Certes, on peut accepter que la longueur du texte représente un problème d’édition ; on peut sans doute expliquer les euphémismes utilisés par la traductrice pour adoucir les grossièretés ou flouter les brèves et légères allusions sexuelles par une pudeur liée à une éducation bourgeoise encore puritaine à l’époque ; par contre, certains oublis sont tellement clairement tendancieux qu’ils font sourire les lecteurs contemporains que nous sommes. 49

Remarquons aussi qu’une partie du troisième chapitre et la totalité du quatrième n’ont pas été publiés. On les lira avec intérêt pour la vision critique du régime qui se laisse deviner ; Seïfoullina utilise avec habileté le regard de l’enfant désocialisé pour émettre un jugement distancé, sceptique et souvent ironique sur les événements. Notre traduction est, comme toutes les traductions, une proposition mais nous avons trouvé intéressant au point de vue historique, politique et idéologique de conserver et commenter la traduction initiale de Valentine Dronine.

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-2Lydia Seïfoullina

2.1. Lydia Seïfoullina, écrivain et pédagogue

Lydia Seïfoullina est née en 1889 dans la région d’Orenbourg dans le sud de l’Oural. Elle est née d’une mère paysanne et d’un père Tatar baptisé devenu prêtre orthodoxe. Son parcours, de la simple institutrice bibliothécaire à la femme écrivain parmi les plus connues des années vingt est conforme au mythe soviétique de l’individu issu du peuple auquel la Révolution d’Octobre, a, selon le poncif utilisé à l’époque, « ouvert la voie de l’instruction et de la création » vers le travail et le libre choix d’un chemin de vie. Ce chemin de gloire « ouvert à tous » s’avère malgré tout difficile. Fille de prêtre, elle est admise à l’école du diocèse en 1900. Elle achève ses études au gymnasium63 d’Omsk et devient institutrice. Instituteur est un des premiers métiers intellectuels de masse en Russie64 qui, de plus, accueille les femmes en nombre. Seïfoullina enseigne dans des villages ou petites bourgades du gouvernement d’Orenbourg. Passionnée de théâtre, elle joue trois saisons d’affilée dans la troupe d’une actrice connue, Zinaïda Malinovskaïa. En 1917, la commune d’Orenbourg l’envoie suivre une formation de bibliothécaire de trois mois à l’université publique Chaniavski de Moscou. Le développement des bibliothèques dans les campagnes tenait une grande place dans la lutte contre l’illettrisme et l’accès du plus grand nombre à la culture. De retour de Moscou, Lydia Seïfoullina participe à la vie politique d’Orenbourg : elle est élue conseillère municipale et présidente de l’assemblée du district. Elle commence à collaborer à la presse socialiste- révolutionnaire65 et devient Le gymnasium accueille des élèves de 10 à 17 ans. En 1911, on en compte environ 153 000. 65Les socialistes-révolutionnaires, (SR) représentaient la vieille tradition populiste du mouvement révolutionnaire russe. Leur parti, créé en 1901 était encore, dans les années 20 le plus important et le plus influent dans les campagnes. 63 64

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rédactrice du journal La lutte [bor’ba]. Son mari, le journaliste Valentin Pravdukhin, fonde la revue Les feux sibériens qui paraît encore de nos jours.À partir de 1918, Seïfoullina travaille à la section locale de l’instruction publique comme instructeur pour l’éducation extra-scolaire. À son initiative est créé un théâtre populaire amateur pour lequel elle écrit ses premières pièces. Lydia Seïfoullina s’implique particulièrement dans l’activité des bibliothèques : elle dirige la bibliothèque municipale de Tcheliabinsk, organise des soirées littéraires, des clubs de lecture ; elle achète des livres à Moscou, récupère les bibliothèques confisquées ou abandonnées et les répartit dans les bibliothèques de la ville. Elle s’intéresse particulièrement à la section enfantine et au travail auprès des enfants. Au début des années vingt, elle enseigne la langue russe et la littérature dans le village de Ilinka ; elle travaille comme secrétaire au Comité central à « l’amélioration de la vie des enfants du secteur de Tchéliabinsk », dans le département de la lutte contre l’orphelinage, s’occupant du matin au soir de centaines d’enfants affamés, gelés, malades et couverts de poux, séjournant souvent dans les asiles installés dans les anciens couvents. En 1920, Seïfoullina participe à l’ouverture, sur les rives du lac Tourgoïak (petit frère du grand Baïkal), d’une colonie agricole pour orphelins. La situation du pays est dramatique : la ruine, la guerre civile, la famine, le typhus et le choléra rendent, comme elle l’écrira plus tard « la vie à ce point cruelle qu’elle en paraissait irréelle et fantastique ». Il n’y a pas d’argent pour fournir des provisions suffisantes aux enfants vagabonds et aux orphelins ; aussi, la tâche essentielle de la colonie est d’assurer son autosubsistance grâce aux travaux agricoles. Répondant à l’invitation de son directeur S. P. Mikhaïlov, Seïfoullina et son mari séjournent dans cette colonie durant l’été. Dès 1922, est publiée dans Les Feux sibériens, la première nouvelle conséquente de Seïfoullina écrite à partir de cette expérience : Les Infracteurs de la loi. 54

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2.2. Littérature pédagogique ou pédagogie littéraire Le récit de Lydia Seïfoullina est un des premiers livres dépeignant la catastrophe civilisationnelle conséquence de la révolution et de la guerre civile des enfants sans foyer66. Leurs conditions de vie effroyables, les tentatives pour les réadapter à une vie normale constituent un thème tout à fait nouveau dans la littérature russe. Bien sûr, il existait dans la littérature russe d’avant 1917 toute une tradition de récits sur l’école au sens large, le monde quasi carcéral des séminaires et des pensions. Existait aussi la version russe de la littérature sentimentale européenne décrivant la vie de pauvres enfants abandonnés comme le Rémi d’Hector Malot ou le Oliver Twist de Charles Dickens ; le plus célèbre d’entre eux reste probablement Enfance67 de Maxime Gorki. Quoiqu’appartenant formellement à cette même tradition, le texte des Infracteurs de la loi constitue un genre original, celui d’une littérature dont l’intention va au-delà de la peinture d’un collectif d’enfants, pour mettre en avant l’activité (ou activisme) d’un « pédagogue » concourant à la création de l’homme nouveau. Bien plus qu’un phénomène esthétique, ce nouveau genre s’inscrit dans la logique culturelle du moment : celle de la « socialisation », vision romantique et utopiste qui laissera très vite la place à l’endoctrinement politique. Lydia Seïfoullina se questionnera sur ce passage insidieux et dangereux de l’un à l’autre à travers une petite héroïne plus tardive Tania.68

Besprizorniki en russe. Terme désignant les enfants vagabonds, abandonnés ou orphelins. Selon les estimations, leur nombre s’élevait à 6 ou 8 millions dans les années vingt. 67 Enfance (1913), premier volet de la trilogie autobiographique de Maxime Gorki (1868-1936), suivie de En gagnant mon pain (1916) et Mes Universités (1923). 68 Titre d’une nouvelle de 1934. 66

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La chronique d’expérience pédagogique à la limite entre le documentaire et l’œuvre d’imagination initie un genre qui deviendra très populaire en Russie.69 Leurs auteurs, généralement d’ex-« travailleurs scolaires » en langue soviétique, se livrent à une représentation libre plus ou moins fictionnelle d’évènements qu’ils ont vécus en tant qu’enseignants face à des méthodes radicalement nouvelles. Ce genre tient donc à la fois de la pédagogie littéraire et de la littérature pédagogique ; un des ouvrages les plus célèbres du genre, celui d’Anton Makarenko, porte d’ailleurs le titre très significatif de Poème Pédagogique.70 Le sud de l’Oural d’après la Révolution présentait une grande diversité ethnique. Avec les Russes, majoritaires, vivaient des Ukrainiens, des Tatars, des Bachkirs, des Kazakhs, des Kirguiz, des Polonais déplacés après l’écrasement de leurs soulèvements successifs, des Juifs et la communauté des cosaques d’Orenbourg. Il est donc naturel que les enfants abandonnés ou orphelins de la nouvelle de Seïfoullina représentent l’ensemble de ces nationalités ; ceci explique en partie le sobriquet d’« Internationale crasseuse » dont Martynov affuble ses colons. En plus de leurs langues maternelles différentes, les enfants utilisent l’« argot » des voleurs et des vagabonds mêlés de néologismes et acronymes en tout genre, propres à la langue soviétique71. Ce mélange babélien constitue la langue des « Infracteurs » qui, même à l’époque, n’était compréhensible par les lecteurs que grâce à son expressivité émotionnelle. Seïfoullina s’efforce de reproduire cette langue orale, par la conservation dans l’écriture de toutes ses particularités syntaxiques et phonétiques. Ceci rend la traduction beaucoup plus complexe que ne pouvaient l’envisager Célestin Freinet et sa collaboratrice russe dont l’objectif était avant tout de transmettre un message pédagogique et politique et non pas de

69 Voir chapitre « L’enfant de l’avenir » dans notre ouvrage : « L’enfant dans la littérature russe et soviétique de 1914 à 1953 , Paris, L’Harmattan, 2008, pp. 73-110. 70Poème pédagogique (Pedagogi eskaja poema), Moscou, Goslitisdat, 1936. 256 p. 71 Appelée parfois « sovlangue ».

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rendre compte de l’originalité et de la richesse linguistique d’un texte littéraire. Les Infracteurs de la loi relate le quotidien d’enfants délinquants pour la plupart orphelins, dans une colonie dirigée par un enseignant charismatique et retors qui tente de « rééduquer » ses colons tout en bataillant contre les prescriptions d’une administration verbeuse, tatillonne et éloignée de la réalité du terrain. Comme la révolution elle-même, l’enfant est encore perçu comme une force de vie. Du chaos originel qu’il incarne, naîtra un « homme nouveau » transfiguré. Teintée de rousseauisme et de tolstoïsme, cette conception fait confiance à la nature et au temps. L’éveil des potentialités créatrices et de la curiosité de l’enfant suffit pour que l’enfant se développe, naturellement et sans contraintes, en adulte bâtisseur de l’avenir radieux. L’enfant a le pouvoir de régénérer le monde ; pour être un héros, il doit être un « rebelle ». Le héros, Grichka Peskov est un vagabond de 14 ans. Il est voleur, bagarreur, rusé, effronté et « habitué à lever les mains en l’air ». Sa vie n’est qu’une succession de fuites et d’arrestations ; il connaît à peu près tous les organes policiers dont « la commission aux affaires pour mineurs » qui finit par l’envoyer avec une dizaine de comparses dans la colonie dirigée par Martynov72. Ici, point besoin de discipline : quelques éducateurs suffisent à l’encadrement d’une centaine d’enfants. La liberté des colons est totale ; ils travaillent de leur plein gré à l’organisation de la colonie. La vie en communauté leur fait comprendre la nécessité de lois qu’ils instaurent eux-mêmes et respectent donc plus facilement : au lieu d’enfreindre la loi, ils l’instituent ; ils ne sont donc plus des infracteurs de la loi (sauf quelques incorrigibles concède l’auteur). L’image des enfants vivant au rythme des saisons, qui partent par équipe ramasser des baies et des champignons, qui barbotent et s’éclaboussent dans l’étang en criant tout leur saoul évoque le tableau d’une utopie agreste aux couleurs Le directeur de la colonie pour enfants de Tourgoïak, Serguéï Petrovitch Mikhaïlov aurait servi de prototype au personnage de Martynov. 72

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tolstoïennes voire bakouniniennes ; l’éducation des enfants y prend la forme d’un voyage initiatique et spirituel orienté harmonieusement par les grandes lois de la nature. Une inspection juge cependant Martynov idéaliste. Quand les autorités décident de rapatrier tout le monde vers la ville, les enfants et leur éducateur décident unanimement de ne pas se rendre. Finalement, malgré la devise de la colonie : « Les éléments sont vaincus par le travail et le savoir », on admet que l’impulsivité innée et les tendances anarchiques de l’enfant – et ici, de leur pédagogue – subsistent comme la braise sous la cendre. Les forces instinctives, primitives et obscures symbolisées par le mot « stihija » (traduit les éléments) sont reconnues. Seïfoullina pense que ces forces peuvent être mobilisées dans le but de réaliser le bien ; elle a la conviction que les délinquants « donneront de bons fruits quand leur temps sera venu ». L’idée que les générations futures grandiront sur cet humus est l’idée principale d’un de ses récits les plus célèbres : L’Humus (1922). L’auteur allie, avec beaucoup d’optimisme, la vision d’un enfant dont l’état « de nature » peut servir d’exemple à l’adulte et celle, plus projective où l’éducation doit former le futur adulte de la société communiste.73 La lecture de cet ouvrage aura très certainement enthousiasmé Célestin Freinet tout en le confortant dans ses idées et ses choix. Mais, si la littérature russe a pu avoir des répercussions sur la pédagogie française, on soulignera que Célestin Freinet n’est pas oublié non plus en Russie où existent, de nos jours des associations, des plates-formes expérimentales, des collectifs, des livres se réclamant de sa pédagogie74.

On retrouve ici le thème de la dialectique entre la « spontaneity » et la « consciousness ». Sur le sujet, voir l’ouvrage de K. Clark, The soviet novel, History as ritual, The University of Chicago Press, 1981. 74 Un exemple, l’ouvrage de Olga Mikhaïlovna Barychnikova, La pédagogie de Freinet: histoire de sa formation et te ntative d’intégration en Russie, (Pedagogika C. Freinet: istorija stanovlenija I opyt integra ii v Rossii), Académie des sciences sociales et pédagogiques, Nižnij Tagil, 2013, 135 p. 73

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2.3. Les Infracteurs de la loi

Illustration des Infracteurs de la loi par Ioulia Leonidovna Obolenskaïa dans Récits, Lydia Seïfullina, 1936. Sur la banderole, la devise de la colonie : « Les éléments sont vaincus par le travail et le savoir »

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LES INFRACTEURS , n°4, 16 octobre 1927 rubrique : VIE LITTÉRAIRE L. Seïfoullina, traduit du russe par Valentine Dronine et C. Freinet)75

On l’arrêta dans une gare : il achetait leur étal aux marchandes pour le revendre. Habitué, il prit ça avec amusement. Il fit un clin d’œil au type au fusil et lui demanda : Tu vas m’emmener où, camarade, à la Tchéka du district ou à celle du gouvernement ?76 L’homme au fusil cracha. En vlà un roublard ! Il a tout vu, ma foi, se dit-il. On l’emmena d’abord à la Tchéka de la région, puis à celle du gouvernement. Là, chez le commandant, il resta tranquillement assis par terre en attendant son tour. Pendant l’interrogatoire, il répondit de bonne grâce, jovial : Comment t’appelles-tu ? Grigori Ivanovitch Peskov… De quel gouvernement ? marmonna le commandant dédaigneux. Loin… Je retrouverais sûrement plus la route… D’IvanovoVosnessensky… Comment, tu t’es retrouvé en Sibérie ? Ah, c’est la Sibérie là ? J’ai été encore bien plus loin que ça… En parlant, il regardait fièrement tous les assistants. Quel diable t’a amené ici, d’Ivanovo-Voznessensky ? Il répondit posément : Avertissement : Les omissions, les rajouts ou erreurs trop importantes de la traductrice sont relevés par nous dans les notes et mis en italique. 76 Dans la traduction de Freinet, Ptytchéka et Goubtchéka sont traduits tels quels et sans explication comme s’il s’agissait de lieux. Or, il s’agit de la police politique, la Tchéka, créée en 1917 et dirigée par Félix Dzerjinski. Tchéka ( ) est l'acronyme de « Commission extraordinaire » (en russe : rezvy ajnaja komissija), forme abrégée de « Commission extraordinaire panrusse pour la répression de la contre-révolution et du sabotage » (en russe : Vserossijskaja rezvy ajnaja komissija po bor’be s kontrrevoljuciej i sabotažem). 75

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C’est pas le diable… c’est le train. Au rire général des soldats et de l’homme qui faisait grincer sa plume sur le papier, il répondit juste par un bon crachat au sol. Par le train, camarade, qu’on m’a emmené… Les Américains… On a amené ici les enfants de Petrograd avec leurs instituteurs pour se refaire… La Croix-Rouge, il paraît. Mais c’est pas mon affaire… Bref, les Américains. Peut-être que Lénine les a payés pour ça ? Engraissez-les, qu’il dit. Mais juste alors, y a eu Koltchak….Y en a qui se sont enfuis ; d’autres qui sont morts ; moi, on m’a mis à l’orphelinat mais je me suis sauvé à la campagne. Et qu’est-ce que tu as fait ? J’ai travaillé chez un pope… Eh, j’ai l’air tout maigre comme ça, mais faut pas croire, frérot, j’en abats du boulot… Tu t’étais engagé chez Koltchak ?77 Oui, mais j’ me suis enfui après. Et comment t’es devenu volontaire ? Lorsque les Rouges sont arrivés, tout le monde s’est enfui, et j’ai suivi… Personne n’avait besoin de moi : je suis devenu volontaire. Pourquoi t’as fui devant les Rouges ? T’avais peur ? J’avais peur… Quelle peur ? Moi-même je suis Rouge… Seulement tout le monde s’enfuyait, alors moi j’ai fait comme les autres. De nouveau, les soldats éclatèrent de rire. Le commandant poussa un coup de gueule et leur ordonna : Fouillez-le ! L’enfant se laissa faire avec la même bonne grâce. D’un geste coutumier, il leva les deux bras. De grands yeux gris pétillaient dans son visage jaune d’enfant ; comme des reflets du soleil, ils embellissaient tout, et le petit visage chiffonné par la fatigue et 77Alexandre

Vassilievitch Koltchak (1874 , mort fusillé le 7 février 1920 à Irkoutsk), est un amiral officier de marine russe, océanographe et hydrographe, élu en 1918 Gouverneur suprême de la Russie par les forces antibolchéviques durant la guerre civile russe.

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la tignasse pouilleuse couleur de paille crasseuse. On saisit sur lui une grosse somme d’argent, un petit obituaire à reliure argentée, une livre de thé et, dans sa besace, plusieurs archines78 d’étoffe usagée. Et cet argent, tu l’as ramassé où ? J’en ai volé une partie ; l’autre j’l’ai gagnée en faisant du commerce. Du commerce de quoi ? De cigarettes, de cigares, tout ce que je pouvais chourer… Quel filou ! fit le commandant médusé. Et tes parents ils sont où ? Mon papa, il a été tué pendant la guerre contre l’Allemagne, et ma maman, elle a eu d’autres enfants. Avec le nouveau et ces autres enfants, ils sont partis j’sais pas où chercher de quoi manger… mais moi, ils m’ont foutu dans le train américain ! De nouveau, l’éclat de ses yeux rencontra le regard terne du commandant. Celui-ci hocha la tête. Il aurait bien dit : « Il est foutu ! » ; mais l’éclat des yeux de Grigori l’arrêta. Il sourit et se gratta le menton. Et qu’est-ce que tu faisais chez Koltchak ? Rien. Je me suis engagé et ensuite, je me suis enfui. Et donc t’es un Rouge ? se rappela le commandant. Rouge, oui ! Vous pouvez m’donner du feu ? On devrait te battre de fumer. Fume-donc, tiens. T’as quel âge ? Depuis la St Grigori, j’ai mes 14 ans. Tu connais donc les saints ? Pourquoi as-tu un obituaire ? J’y ai inscrit le nom de mon père… Au ciel, il le saura et il se sentira mieux… Ma mère l’a oublié, mais Grichka se souvient de lui… Mais tu crois au ciel ? À quoi donc alors ? L’âme doit bien aller se balader quelque part quand elle est sortie du corps. Une archine est, jusqu'en 1918, une unité de mesure de longueur qui équivalait à 0,71 mètre. 78

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Le commandant se troubla de nouveau : Bon, ça suffit ! On est obligé de te garder… En prison ? D’accord ! On mange pas terrible chez vous. Ça fait rien : on s’y f’ra bien… Au revoir ! On se souvint longtemps de Grichka à la Tchéka. Il passa très vite devant la commission de surveillance des mineurs. Il trouva cette commission bien pire que la Tchéka. Là, les types étaient gais, ils se marraient… Ici, ils le plaignaient tous et le docteur le malmena des heures. Mais qu’est-ce qu’il a à se démener comme ça, ce docteur ? Et vlà qu’il mesure tout, et sa tête et ses doigts. P’têtre qu’il recherche quelqu’un ? Oui, on voit bien, ils cherchent, avec la même caboche79… C’était désagréable aussi cet examen si long, tout nu. On l’avait pourtant bien lavé au bain ; mais le docteur l’examinait tellement que Grichka avait l’impression que son corps était sale. Puis il l’interrogeait sur des choses honteuses ; c’était pas bien ! Grichka en avait vu d’autres et lui aussi avait fait des bêtises… Mais on ne parle pas de ça. Ça dégoûte rien que d’y penser. Il n’avait plus envie de plaisanter. Quand il sortit, son visage était rouge et ses yeux éteints. Le docteur avait rouvert une plaie. Le soir, au foyer avec les autres délinquants mineurs, il retrouva sa gaieté. Il apprécia la nourriture : Eh ben mon gars, c’est pas le tord-boyaux soviétique qu’on te sert ici : du lait, du gruau sucré, de la viande dans la soupe !… Ça va ! Mais la nuit fut mauvaise. Les garçons faisaient du tapage et le « maître » leur criait dessus… Il rappelait un peu le docteur. Grichka resta longtemps sans dormir. Ça l’intriguait. Ben quoi ? J’ai perdu l’habitude de l’oreiller… il me gêne. Et toute la nuit, son demi-sommeil fut troublé par la mélancolie. Il rêvait de sa mère. Elle lui peignait les cheveux en disant : 79

Phrase retirée.

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Tu grandis Grichka, tu grandis mon fils ! Quand tu seras tout à fait grand, on se reposera. Tu gagneras de l’argent et tu soulageras papa et maman… Mon petit ! Et elle l’embrassait. C’est étrange ! Ses yeux sont ouverts : la lampe éclaire le plafond… Il sait bien : c’est le foyer de l’enfance. Il n’y a pas de mère ici ! Pourtant, il sent sur sa joue : elle l’a embrassé. Il eut envie de pleurer. Mais il maugréa, comme un homme, retint ses larmes et se tourna de l’autre côté. C’est alors le docteur qui lui apparut. Il se souvint des femmes.80. Il eut de nouveau envie de vomir81? De nouveau, sa poitrine se serra. Il aurait voulu prier, mais il ne se souvenait plus du « Notre Père » et il n’en connaissait pas d’autre. Il passa ainsi toute la nuit à se morfondre. Les jours se succédèrent. On vivait pas mal, mais on s’ennuyait à mourir. Le matin, on leur donnait à manger, puis on les emmenait dans une grande salle. Parfois, on leur faisait la lecture ; toujours des trucs barbants82 : un garçon était bon, l’autre mauvais83… Il lui aurait bien collé une taloche à celui qui était bon ! Ou alors, les institutrices se promenaient dans la salle : Allez les enfants, chantons et jouons !… Mettez-vous en cercle ! Et on le faisait. Dans la salle, avec les gamines. Elles, elles se dandinaient et chantaient toujours la même chose : et le petit sapin et le lapin et le petit pain. Ou bien elles levaient leurs mains comme ça, puis la tête d’un côté, puis de l’autre.

La traductrice a traduit par « et tous les mauvais souvenirs qu’il avait évoqués » (pudeur de l’époque?) 81 Retiré de la traduction et traduit par «l’angoisse le tint ». 82 Phrase retirée. 83À l’époque, on leur lit sans doute encore de la littérature d’avant la révolution, mais la littérature enfantine postrévolutionnaire reste moralisante et manichéenne ; l’idéologie n’y est pas pour rien. Les ouvrages sont volontiers construits sur l’opposition entre un héros et un contre-héros. Par exemple, le poème de Maïakovski : Ce qui est bien, ce qui est mal . 80

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« Là où les saules plient… »84 Au début, c’était marrant, mais à force c’était pénible… Ma tête, elle appartient pas à l’État ! Tu balances, tu balances, puis ça te fait chier… l’Internationale, c’était quand même mieux ! On comprend pas, mais c’est beau ! C’est comme les grands, mec, pas comme ton petit sapin ! « Debout ! Les damnés de la terre ! » C’est bien ! Mais à force, ça casse les pieds aussi. Tous les jours qu’on devait la chanter. Lui, il chantait quand il avait envie. Et des fois, non. Quand même, il a foutu sur la gueule de Georges pour l’Internationale. Georges est un fils de bourge. Une tante à lui lui apporte des pâtés. Et voilà qu’une fois, Georges dit à Grichka : Il faut chanter : Le monde des juifs et des petits juifs ! Grichka, il est du parti rouge, il sait bien que les juifs aussi sont des hommes. On cherche assez de noises au pouvoir soviétique avec ça. Pour la peine, il a foutu sur la gueule de Georges. Mais depuis, c’est ennuyeux ; il a défendu le pouvoir soviétique et pourtant la surveillante chef Zina et Konstantin Ivanovitch le traitent de hooligan. Alors, quand un jour du linge collectif fut volé, on interrogea les trois qui étaient soi-disant voleurs. Grichka était médusé : Bande de cons ! Pourquoi j’me mettrais à voler, tant qu’on me nourrit bien ? Quoi ? Quoi ? Des voleurs ! Même toi tu volerais si t’avais rien à manger. J’vais me sauver, comme ça, je volerai pour de bon. Fuir : cette idée se renforçait. L’ennui, c’était ça le plus dur. Ils avaient promis de leur apprendre un métier et on ne leur apprenait rien. Pas d’outils qu’ils disaient. Ça fatiguait toujours ces mêmes découpages en papier. Tout ce qu’il avait découpé, Grichka le colla dans les cabinets, et signa en bas : « C’est exactement ta place ici, pour soulager l’homme, Grigori Peskov. » Ballade pour enfants d’Alexeï Konstantinovitch Tolstoï (1817-1875), poète russe, cousin éloigné de Léon Tolstoï.

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D’habitude, il écrivait mal, tout tordu : là, il s’en sortit très bien. À partir de ce jour, les éducateurs le prirent en grippe. Peu importe du reste. LES INFRACTEURS , n°5, 23 octobre 1927 Ce rouquin de Konstantin Ivanovitch ne faisait que jouer de la guitare et prendre des photos. Il avait pris tout le monde en photo, le vérolé. Saleté ! Il n’osait pas se battre, mais avec ses yeux, il piquait comme un serpent. Il surveillait tout le monde comme s’il flairait pour voir qui tu étais. Il fumait aux fenêtres et disait aux garçons : Un homme comme il faut ne doit pas fumer ! Ne pas fumer, c’est si simple ! Grichka a tellement fumé. Il a perdu l’habitude ; il n’en a même plus envie ! Mais quand Konstantin Ivanovitch commence sa rengaine à propos du tabac, quand il commence à flairer puis à interroger le coupable, alors l’envie lui vient de s’en griller une ! La surveillante Zina nous appelle tous ses « chéris » ; elle nous caresse dans le sens du poil. Pot de colle ! Elle nous casse la tête avec ses discours. Ce n’est pas bien, chéri ! On t’a recueilli, on t’a vêtu ; il faut être reconnaissant, mon mignon ! Il faut attacher tous tes boutons et peigner tes cheveux. Tu es grand, maintenant. Veuxtu que je te lise une histoire ? Fais un petit dessin. Sorcière mielleuse !… Elle nous fait chier aussi avec ses enquêtes. Tous les jours, les enfants devaient écrire ce qu’ils aimaient, ce qu’ils n’aimaient pas, ce qu’ils voulaient et ce qu’ils ne voulaient pas, quels livres leur plaisaient… C’est là que Grichka la fit sortir de ses gonds. Un jour, il ne répondit à aucune question, mais il écrivit : « J’aime pas les enquêtes et j’en veux pas ! » La surveillante devint toute

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blanche ; elle se mit à ricaner dans sa barbe et avec les lèvres en cul de poule et dit d’une voix traînante et flûtée : Oh, et moi je ne t’aime pas ! Quel garçon récalcitrant ! Comme tu veux ! Aime donc ton Georges : Lui, il attache tous ses boutons, il aligne bien les feuilles et répond comme on veut à toutes les questions. Mais dès qu’elle a le dos tourné, il lui fait des gestes obscènes. Les filles, toutes des saletés. Elles apprenaient à parler comme Zina d’une voix flûtée, et vas-y que je te fasse des courbettes. En cachette, c’était des dévergondées avec les garçons. La petite Marie des mines, par contre, rien à dire [Elle était blanche comme de la cire et crachait souvent. Malade ?]85. Elle chantait des airs tristes et aimait lire. Mais il ne parlait pas avec elle. Il avait peur. Les filles, il les regardait pourtant mais il ne les aimait pas. Grichka n’aimait personne86. D’ailleurs, tout lui était insupportable : les dortoirs avec leurs couvertures uniformes et le réfectoire avec les nouvelles tables en bois. S’enfuir !! Leur foyer de l’enfance se trouvait dans un monastère. Derrière de grands murs. Une sentinelle gardait la porte. Grichka réfléchissait : C’est juste ! On est des délinquants. C’est écrit ainsi : les délinquants mineurs. C’est grave ! En langage simple, cela veut dire : voleurs, forçats, mais en mots savants, IN-FRACTEURS. Ce mot lui plaisait autant que l’Internationale. Grichka en était fier comme de la sentinelle qui veillait à la porte. Mais maintenant, la sentinelle le gênait. Il voulait s’évader. Le printemps arrive. Tu sors et la nostalgie t’envahit. Tes narines frémissent comme celles d’un chien et tu as envie de t’envoler. Le soleil est Cette phrase descriptive n’existe pas dans le texte original. Il semble que la traductrice l’ait rajoutée par crainte que le lecteur ne comprenne pas le surnom de Marie, « celle qui vient de la mine » et lui ait substitué (abusivement) cette description. 86 Phrases omises par la traductrice.

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devenu doux et il chauffe bien. La neige a molli. On a creusé des petits canaux et l’eau s’écoule sous une fine couche de glace. Le traîneau sur le chemin ne crisse plus ; il chuinte. Avec ses sabots, le cheval ne fait plus tok-tok, mais chvak-chvak… Les branches des arbres sont nues, minces et joyeuses. Cet automne, les feuilles jaunes et mortes y tremblaient ; cet hiver la neige les couvrait. Les voilà débarrassés de tout ça, allégés et ragaillardis. Ils respirent à n’en plus pouvoir et demandent à boire au ciel. Toute la journée, derrière la clôture87, les garçons célèbrent le printemps de leurs cris perçants. Oh ! Quel désir fou vous vient de s’enfuir ! C’est bien quand on nous laisse jouer librement dans la cour. On n’aime pas faire des rondes et tout ça avec les maîtres. On peut même mettre les laptis.88 Dans la cour, des religieuses se serraient dans le petit logement qu’on leur avait laissé ; on ne les avait pas encore expulsées. 89 Le matin et le soir, la cloche sonnait tristement. Des ombres noires sortaient de leur abri, et, comme flottantes, se coulaient vers l’église. Celle-ci se trouvait au coin de la cour et sa porte principale donnait sur la rue. Les religieuses, vieilles ou jeunes, se déplaçaient comme des fantômes90. La journée, c’était autre chose : elles s’activaient dans la cour ou au fournil. Alors, elles ressemblaient à des femmes vivantes, se querellaient avec les enfants et criaient. Les enfants les taquinaient ; ils crachaient dans leur puits. Une fois même, ils ouvrirent la porte de l’église et crièrent : « Lénine ! Trotski !91 Sovnarkom ! » Les religieuses se plaignirent à la

La traductrice avait choisi « dehors » à la place de « derrière la clôture » ; les enfants sont enfermés. Il s’agit d’un camp. 88 Phrase retirée. Les laptis sont des chaussures traditionnelles russes ressemblant à des espadrilles, faites de lanières tressées d’écorce ou de chanvre. 89 Phrase retirée par la traductrice. 90 Phrases retirées. 91 Dans la version des œuvres complètes de 1936 que nous avons utilisée pour effectuer nos corrections, le nom de Trotski ne figure pas. 87

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Direction gouvernementale de l’éducation populaire.92 Depuis lors, ce fut la guerre et la vie devint beaucoup plus gaie ! LES INFRACTEURS n°6, 30 octobre 1927 II Le printemps buvait la neige avec de plus en plus d’avidité. On ouvrait les portes de l’église. L’air gorgé de soleil ravivait les voûtes sombres ; il s’y ruait ivre et libre et en ressortait avec les lamentations de Carême. Des lamentations pour un Royaume, où on peut même pas aller !93 Les religieuses voguaient de plus en plus comme des ombres. Elles criaient de plus en plus longtemps vers Dieu leur délire de repentance. Grichka était complètement perdu au milieu de ces ombres silencieuses et noires sur le fond lumineux du printemps, ces chants du carême et l’effervescence de la rue printanière. Mais les éducateurs étaient contents : Grichka se soumettait à toutes les leçons ; il restait tranquillement assis des heures entières. Ses yeux étaient devenus vides. Pourtant Grichka vivait en lui-même. La nuit, il se réveillait et songeait à la liberté. S’évader était difficile… Six grands volèrent la Supérieure et s’enfuirent. On les rattrapa. Et eux, de se révolter. Des gaillards déjà : leurs moustaches commençaient à pousser. On les envoya dans un camp de travail. Du coup, la surveillance se fit plus sévère pour les autres. On rajouta une sentinelle, un agent de la Tchéka et des éducateurs. Mais le sort lui fut enfin propice. La guerre des enfants et des religieuses s’envenimait. Les querelles avec les sœurs étaient comme des éclaircies dans l’accablante succession des jours. Elles apportaient de la vie La traductrice en a fait étrangement un lieu-dit « Goubono ». Gubnarobraz est un acronyme de Gubernskoje upravlenie narodnogo obrazovanija (Direction régionale de l’éducation populaire/Instruction publique) 93 Phrase retirée. 92

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dans le désœuvrement de la détention. C’est alors que la prison amena chez nous cinquante détenus de plus. Pour les loger, il fallut déménager les religieuses. On libéra pour elles une grande maison de deux étages derrière la rivière près de l’extrémité de la ville. On leur proposa de les aider : les religieuses acceptèrent avec résignation la décision de l’État. Elles demandèrent seulement la permission de se servir de l’église du monastère. Mais en cachette, chacune d’elles déversa sa plainte. Le matin, un chariot de paysans – ou deux ou trois selon les jours94 s’arrêtait non loin des hauts murs du monastère. Des paysans et des paysannes s’approchaient, d’un air coupable, de la porte cochère. D’une voix implorante et amène, ils parlaient à la sentinelle puis ils se faufilaient sous le porche. La cour les accueillait avec les résonances d’une agitation nouvelle et étrangère. Des mots : « camarade ! », « detdom !95 », « infracteur ! » résonnaient dans l’air. La vie traditionnelle du monastère se dissimulait craintivement dans les profondeurs. Passant devant les enfants braillards ou silencieux, aux yeux toujours interrogateurs, ces paysans se dirigeaient vers les petites maisons du fond. C’est là que venaient à leur rencontre les faces saintes et les voix flûtées et attendrissantes. Les religieuses déballaient le contenu de leur âme à ces paysans qui apportaient leur obole en cachette. La Supérieure signait les papiers : Supérieure de la commune du travail monastique, l’humble Evstolie.96 Dans des réunions de croyants à l’église, la religieuse prêchait : « Tout pouvoir vient de Dieu ! » Mais elle ne put se retenir. À Astafiev, un laïque de sa connaissance qui possédait deux cinémas dans le passé, se montrait très généreux avec le monastère et servait dans l’Union gouvernementale sans avoir pour autant oublié Dieu, elle se plaignit : Phrase retirée. Acronyme de « detskij dom », maison de l’enfance. 96 Non nommée. 94 95

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On vous arrache du temple de Dieu !97 Et les colporteuses de ragots de courir par les maisons où l’on n’avait pas oublié Dieu : On expulse les religieuses ! Il y aura des pièces de théâtre au monastère… On enlève les ornements de nos icônes ! Ils ont transporté tout l’autel dans l’appartement du président de la Tchéka. Ils ont torturé notre Mère Révérende à la Tchéka ! Et la rumeur voleta des maisons vers le marché puis sur la place proche du monastère. Le jour du déménagement, les paysannes se signaient sur les chariots. L’une d’elles, épouvantée, n’avait pas reçu ses trois mille roubles pour les choux qu’elle avait vendus. Tout en gémissant, elle glapissait de manière incohérente des appels à Dieu mêlés de jurons de bonne femme : Bonne mère, reine des cieux, trois fois bénite 98! Le choléra va t’y pas leur tomber dessus à la fin !… Il me file pas tous les sous et me v’là comme une gourde… Démon des bois de communiste !99 Race de juifs ! Saint Nicolas miséricordieux!…V’là que les prières les dérangent…Des vrais diables ! Ils craignent l’encens !100 Nos petites mères, ces fiancées du Christ, où vont-elles aller ?… Que la montagne vous écrase, monstres, semence d’antéchrist !… Et puis quoi encore ! Et voilà ! J’ai à peine vu : c’était un homme, pas un homme…Ah, oui, j’me souviens de ta trogne avec tes yeux à fleurs de tête… T’as qu’à r’venir, tu vas voir, fièvre de chien!… Les hommes tinrent leur langue, mais, une fois le marché et les affaires terminés, ils ne partirent pas ; ils approchèrent les chevaux du

Traduit : « On vous délie de vos devoirs envers Dieu ». Traduit : « Sainte Vierge ! » 99 Traduit : « Épouvantail ! ». Le rapprochement amusant dans l’insulte entre le démon des bois « Lešij » du folklore russe et le communiste n’a pas été perçu. 100 Phrases retirées. 97

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monastère101et prêtèrent leurs chariots aux religieuses. On ouvrit les grandes portes. Les sentinelles les encadraient. Comme par un fil secret, la nouvelle du départ se répandit. Et aussitôt, la foule afflua en une vague bariolée. De dessous son voile noir, la mère Evstolie jeta un regard perçant. Grande et hautaine, elle s’arrêta sous la porte cochère. Elle se tourna lentement vers l’icône fixée au-dessus de la porte et elle se prosterna. Dans la foule, Les paysannes commencèrent à pleurnicher. Près de son chariot, la Supérieure s’inclina encore jusqu’à terre de quatre côtés. Son visage ressemblait à celui d’une icône. Sévère. Les religieuses, ombres noires, se glissèrent derrière elle. 102. Elles reproduisaient tout ce que faisait la Supérieure. Ces figures noires qui se détachaient parfaitement dans l’air bleu du printemps engendraient la tristesse. Une femme se précipita vers les religieuses en hurlant : Nos petites mères ! Nos prieuses !… Pardonnez-nous, au nom du Christ !… Après elle, une autre cria plus fort encore : Pour où vous chassent-ils du temple de Dieu ?103 Une troisième, dans les jambes du cheval de la Supérieure et laissant échapper son coq : Ne nous en voulez pas ! Ne vous en plaignez pas à Dieu ! Elles criaient, éperdues. Par dizaines, les hurlements des femmes se faisaient écho. Les passants accoururent vers les pleurs ; un cavalier porteur d’un pli, arrêta son cheval tout net. Il se figea de stupeur. La marchande Filatova abandonna sa charrette de pirojkis104et se jeta sur le soldat. Pourquoi injuriez-vous la religion chrétienne ? Fléaux ! … laissez-nous un peu de temps, fléau !105 La foule s’émut. Des cris de femmes s’élevèrent. Les hommes grondèrent : Phrases retirées. Retiré. 103 Réplique retirée. 104 Petits pâtés fourrés aux champignons, au chou ou à la viande. 105 Phrase retirée 101 102

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Nous ne laisserons pas piller le monastère ! En quoi vous gênent nos religieuses ? À qui ont-elles fait du mal ? Un instituteur grisonnant et alerte, ancien instituteur d’une école religieuse et staroste de l’église apparut près des chariots. Il vitupéra de sa voix de vieillard : La liberté de cultes, où est-elle ? La liberté des cultes, décrétée par le gouvernement, elle est où ? Ce cri réveilla la foule comme un coup de fouet. Plus de droits ! Il faut envoyer une plainte à Lénine ! Tout au bon plaisir des autorités locales ! Mécréants ! Vous n’avez déménagé personne dans la synagogue ! Juifs ! Vendeurs du Christ. Ah ça, bien sûr, dans l’église catholique ou dans la mosquée, ils n’y vont pas ! C’est dans notre couvent orthodoxe qu’on a mis des va-nu-pieds…Pas ailleurs106… Pendant ce temps, la troupe bruyante de nos va-nu-pieds se dispersait dans la cour et observait tout ce monde avec de grands yeux ronds se délectant du scandale107. Comme des chiots mal dégourdis, empêtrés dans les jambes de tout le monde, ils fourraient leur nez partout108. Grichka en oublia son angoisse et son désir d’évasion. Ses yeux gris brillaient et il ne savait plus où donner de la tête d’excitation. (À suivre)

Retiré. Traduit : « Ils observaient tout ce monde avec de grands yeux ronds ». 108 Phrase retirée. 106 107

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LES INFRACTEURS n°9, 20 novembre 1927 Très drôle, ces bonnes femmes qui braillent et la trogne rouge des bonshommes ! Les bonnes sœurs, on dirait des poupées noires à ressort ; elles font des révérences par-ci, par-là, les lèvres serrées. Et ben, on est bien vexé ! 109 Et Grichka, aspirant l’air à pleins poumons, avec toute la fougue de l’insurgé, cria tout près de la supérieure : Salope à queue noire ! Le chœur sauvage des bonnes femmes répondit : Ce petit morveux insulte les mères révérendes ! Il injurie nos prieuses ! Elles auraient mis Grichka en pièces, mais la sentinelle l’attrapa au col et le jeta contre le mur du monastère. Jusque-là absorbée par le scandale, elle reprit un peu ses esprits. Une autre sentinelle arriva et cria dans la cour : Prenez le téléphone ! Dites-leur qu’il nous faut du renfort ! Mais le bruit s’était déjà répandu dans la ville. Des cavaliers arrivaient de tous les coins. Dispersez-vous ! Dispersez-vous ! Les citoyens qui ne sont pas du monastère, en arrière !... En arrière ! Une religieuse poussa un cri strident et tomba à terre. Un cavalier se précipita vers elle. Mettez la religieuse sur le chariot…Prenez-la sous les bras. Hissez…Citoyenne Higoumène, je vous en prie, montez sur ce chariot… Aidez-la ! Accompagnez-la ! Un vitrier goguenard qui traînait dans la foule ricana : Eh là ! Galant homme, le militaire, il fait c’qu’il faut ! On le reprit à la volée : Ha ! Ha ! Ha ! Les religieuses aiment bien les cavaliers aussi !

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Retiré.

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Elles feraient bien un petit tour aussi avec des galants ! Ha ! Ha ! Ha ! Sales diables ! Maudits ! Fermez vos gueules ! Nos pauvres mères !! Hi…i…i ! Crie encore pour un kopeck, mémère ! J’te donnerai une dizaine de roubles soviétiques ! Effrontés ! Chiens maudits ! N’en dites pas plus, s’il vous plait. Allons, Marie. Ha ! Ha ! Ha ! Allons la Marie ! Dis donc, toi, gambettes tordues ! Une jupe cloche avec poche sur le côté !… Gente demoiselle ! Regarde donc ! Regarde donc ! Les religieuses ont bien rempli leurs malles ! Eh ben, les rosses ! Elles sont sorties avec des petits baluchons… pauvresses ! Mais derrière, y’a les coffres ! On a trouvé une marmite pleine d’or dans la cave de la Supérieure ! Et cent archines d’étoffe ! En v’là des martyres ! Pensez donc ! Et on les jette pas à la rue ! Prier et jeûner, elles peuvent bien le faire là où on les mettra, pas vrai Vassia ? - Moi, en tant que communiste, j’approuve la décision du Comité exécutif gouvernemental.110 Et moi, je ne suis pas communiste, mais je les comprends. On sait pas où mettre les enfants. Je com-prends tout à fait. Pour sûr ! On va tout de même pas laisser crever les mômes, non ? Elles sont logées ici et les mômes, ils sont dehors. Des orphelins, en plus ! Faudrait-y faire un trou dans la glace et les foutre à l’eau ? Allez, allez, dispersez-vous, Citoyens ! Reculez ! Les religieuses soulevaient leurs jupes et rassemblaient leurs affaires avec agitation. Elles avaient complètement perdu leur image de saintes icônes. La foule grondait. La compassion pour 110L’acronyme Goubispolkom était laissé tel quel et traduit comme un nom de famille: « Moi, communiste, Goubislpolkom, j’approuve… ».

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les religieuses s’était éteinte dans les discussions. Grichka s’éloigna doucement du mur et se glissa dans la foule. III Un jour, dans une gare, un moujik parlait de lui et de toutes les villes dans lesquelles il avait roulé sa bosse. Et il avait dit : « Ma destinée est un rien inquiétante. » À ce moment-là, Grichka avait éclaté de rire, comme les autres autour, mais il n’avait rien compris. Maintenant, il se souvint de la phrase et il se dit lui aussi : Ma destinée est un rien inquiétante. En ce moment, par exemple, les gars du monastère mangent des « bouter-brott » avec du thé, et lui, il marche dans la rue en écoutant les gargouillis de son ventre. Pourtant, pas question d’y retourner ! Mais le ventre n’est pas conciliant ; il patiente bien un jour, deux, mais il torture son homme. Et les vivres, plus rien ! Ils ont tout englouti. Ils sont six à se cacher dans le cimetière. Les cinq autres que Grichka a rencontrés avaient dévalisé le dépôt du Département de l’éducation régionale avec un cocher et s’étaient évadés du centre d’accueil. Puis ils s’étaient casés dans le cimetière pour les nuits. Eux, ils avaient de l’argent. Alors, Grichka a vendu sa chemise et ses pantalons. Le paletot du foyer, il l’a échangé contre un autre, moins épais. Ça lui a fait un bénéfice. Ils ont tout mangé. Le jour, ils quémandaient sans danger. Qui avait besoin de les chercher, ils amenaient de nouveaux enfants tous les jours. Si tu tombes sur un homme mauvais, il va te chercher des noises : T’es qui ? Tu viens d’où ? Le bon type, lui, il s’occupe de ses affaires, il y regardera pas.111 Mais aujourd’hui, c’était pas un bon jour pour Grichka. Il s’est posté devant une cantine112soviétique, mais personne ne lui a 111 112

Passage retiré. Traduit : « cuisine ».

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donné de ticket de repas. Dans le réfectoire pour enfants, on donne parfois ce qui reste dans les assiettes, mais aujourd’hui, on l’a chassé. Ils attendaient une espèce d’Inspection ouvrière et paysanne113! Il se faufila dans une maison : 114 Donnez-moi quelque chose, au nom du Christ ! Mon père a été tué à la guerre ; ma mère est morte du typhus à l’hôpital. On le flanqua à la porte : Va réclamer à tes commissaires… Ils vous ont engendrés, qu’ils vous nourrissent maintenant. Grichka s’étonne : Comment ça les commissaires nous ont engendrés ? C’est nos pères et nos mères qu’ont fait ça et après, ils nous ont refilés aux commissaires. Va parler avec des imbéciles, tiens…En attendant, j’ai faim, moi. On ferme déjà les cantines… Quelle poisse ! De dépit, Grichka donne un coup sur l’oreille d’un petit Bachkir qui stationnait aussi devant la cantine. Celui-ci, adroit, riposte par un coup dans le ventre. Il gémit, se remet de sa douleur et passe son chemin. Camarade, donne un morceau de pain. Dégage ! Ils sont combien comme ça ; et la mort ne les emporte pas ! C’est ça, je dégage. Il est plein aux as ! Gros cul d’avare ! Un garçon vendait des cigarettes. Il s’approche de lui. Combien la dizaine ? Casse-toi, racaille ; tu fumeras pas ça. Grichka cligna de l’œil : Regarde-moi ce crâneur ! J’ai p’t’être dix mille roubles. Toi, dix mille roubles ? À d’autres ! Montre alors ! J’vais pas montrer ça à tout le monde. Si ça se trouve, j’ai plus ! 113 114

Dans le texte original, c’est l’acronyme qui est donné « Rabkrinu ». Traduit « Il frappe à la porte de la maison ».

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Parle pas de c’que t’as plus. Passe donc ou j’te fous sur la gueule ! Vas-y!… J’vais me gêner ! Essaie seulement ! D’accord, j’essaie ! Ils se mettent au milieu du trottoir et s’empoignent. Juste à ce moment, une dame chic intervint. Qu’est-ce donc ? Tu fais du commerce, petit ? Et lui, naïf, une boîte de cigarettes à la main, lui propose : De la bonne qualité ! Combien vous en voulez ? Une dizaine ? La dame le saisit par la manche : Allons ! Au poste ! N’as-tu pas lu l’arrêté sur la spéculation enfantine ? Tu es illettré ? Allons voir tes parents ! Il résiste ; elle le tire. Grichka s’enfuit. Pour un peu, il était mêlé à une sale affaire ! La bonne femme était pas fraîche, encore heureux : elle aurait emmené les deux ! Quelle journée ! Mais déjà, la journée se termine ; le ciel est devenu triste et gris. Il ne reste qu’une bandelette rose et gaie. Mais elle ne réchauffe pas. Les gens se hâtent de rentrer à la maison. Le vent siffle plus fort. Ses pieds se prennent les uns dans les autres. Mais rien à faire : il se traîne jusqu’au cimetière, dans le terrain vague entre la gare et la ville. Le cimetière est entouré de murs de pierres, mais la porte ne ferme pas. À cette heure, le vent fait gémir les arbres. La neige n’a pas fondu entièrement. Les nuits sont froides. Mais, dans leur trou entre deux murs, il fait plus doux. Deux fois même, ils ont osé faire du feu ; mais faut pas le faire trop souvent ; on les trouverait. Grichka arriva en soupirant, mais la gaité l’attendait. Les gars avaient mendigoté et avaient laissé de la nourriture à Grichka.

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Cette partie importante du texte n’a pas été publiée dans la revue. Deux copines, repues, chantonnaient ; elles et les quatre garçons se racontaient leur journée. On était à l’étroit dans le trou. Mais serré, c’est mieux. On a plus chaud et on n’a pas peur la nuit. Et cette nuit, la peur avait quitté le cimetière. Quand le vent souffle et qu’il fait sombre, c’est mieux. Car, quand la lune apparaît et que le silence règne, c’est effrayant. Au loin, les chiens aboient. Là-bas, il y a les vivants. Ici, c’est silencieux. Bref, une tombe. On dirait que quelqu’un s’est caché ici, a fermé sa bouche pour ne pas respirer mais qu’il regarde. Tu regardes hors du trou et tu vois les croix éclairées par la lune. Toutes les croix et les monuments se tiennent droits, figés, comme si eux-aussi s’étaient cachés mais nous menaçaient. Aujourd’hui, la nuit est sombre et venteuse. Le vent porte jusqu’à nous la réalité vivante de la ville. Quand il est repu, Vasskataches-de- carotte parle toujours. Et là, c’est parti pour un tour. Les filles aussi se sont tues et se sont mises à écouter. La discussion porte sur le fait qu’il arrive qu’on enterre les vivants. Vasska commence à raconter : Et voilà, camarades, que je vous raconte de quoi il retourne. Dans une ville…Ben, comment j’dirais, y avait une belle demoiselle quoi, pas une de notre école, mais une élève de gymnase115de filles ...Elle arrive à la maison et « Ah ! »… oui « Ah ! Mon petit papa, ma petite maman, je meurs. » Bim, bam, et la voilà qui tombe par terre. Et la petite maman qui arrive et le petit papa qui arrive et elle, qui meurt, qui meurt. Bien sûr, vite, le toubib. Ils l’amènent. Voilà, et voilà comme ça, Monsieur le docteur, elle veut mourir. Le docteur essaie de la tirer de là ; bien sûr, avec du kvass116et du chocolat, mais elle : « non, non, je meurs, je meurs ». Et pif, paf, elle respire plus. Alors bien sûr, le docteur, il s’en va. La maman, elle hurle, elle hurle, mais ils font la cérémonie autour du cercueil. Et puis après, ils l’enterrent. Voilà dans ce cimetière-là. Elle, elle était couchée là, sûr, mais voilà qu’elle gigote. Le gardien entend bien : ça gigote ! Il écoute, il écoute, puis il va voir le père et la mère de la demoiselle. 115

Lycée supérieur par opposition au lycée technique. kvass, boisson fermentée à base du pain de seigle sec et de levure

116Le

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Ils vont chercher du monde ; ils ouvrent la tombe, elle était déjà raide morte, sûr. Mais on voyait bien qu’elle avait bougé. Elle avait mis sa jambe sous elle, comme ça. Et alors, le docteur, il dit : Elle a fait un rêve « litargique ». Et c’est comme ça qu’ils ont écrit dans le journal. Alors moi, j’ai dit à papa maman : ne m’enterrez pas tant que je serai pas tout moucheté et tout pourri. Ben oui. Les enfants écoutaient en retenant leur souffle. Et quand il eut terminé, Polka117-la-gourde se mit à hurler : j’ai peur ! Grichka la raisonnant : Idiote, de quoi t’as peur, Vasska, il a tout inventé. Et Vasska qui jure : Eh, eh, crève-moi les yeux si je mens, c’était écrit dans le journal ! Pas une de notre école, mais une élève de gymnase118de filles. Petka, l’aîné, un gaillard du même âge que Grichka mais rude, le chef ici, éleva la voix : Braille, braille, espèce d’âne, le gardien va entendre, il t'en cuira, pire que Vasska ! Et toi, baratineur, ferme ta gueule ! Vasska se mit en colère : Toi ! Ferme ta gueule ! Ben quoi, c’est moi qui l’ai écrit dans le journal, peut-être ? Quand j’t’en aurai collé une bonne, tu vas me croire ! On entend alors « Pan ! Pan ! » dans la forêt derrière le mur du cimetière. Les enfants se turent. Ils tirent, chuchota Anioutka. Elle parlait bas mais il n’y avait pas de frayeur dans sa voix. Ce n’était pas la première fois qu’ils entendaient des coups de feu. Dans la pénombre, Grichka fronça les sourcils, soucieux : On doit en fusiller quelques-uns. Des contre-révolutionnaires. Et pourquoi ? piaula Polka. Petka répliqua : Vlà la gourde ! Ça fait combien de fois que j’te l’dis ! Ceux-là qui sont contre le pouvoir soviétique. Antropka, le taiseux, se fit entendre : Mais moi, j’ai peur quand ils tuent des gens. Ça fait mal.

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Diminutif de Polina.

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Et dans la forêt, on entend encore : Pan ! Pan ! Ils se cachaient et écoutaient, curieux. Ils avaient peur des morts mais sans connaître encore ce qu’était la mort. Le supplice de ceux sur lesquels on tirait ne les effrayait pas. Seul, Antropka se mit à trembler. Il avait vu la guerre dans son village. Son cœur serra et tristement, ravalant ses larmes, il dit tout bas : Ce serait mieux si on les mettait en prison ! Petka cracha avec mépris : Moi, le salaud fini, j’le tuerais tout pareil ! Lui, c’est quoi ? Mais si on le met en prison… Il se sauvera et ils le tueront aussi. On a qu’à mettre des soldats, il se sauvera pas… Alors il tuera les soldats. Mais il a pas de revolver, il va pas tuer… Petka se trouva sans réponse. Il réfléchit puis dit seulement : T’es bête, Antropka ! Grichka, lui, ne disait rien. Il pensait : « Quand on les fusille, ils clignent des yeux ou pas ? » et d’un coup, c’est comme s’ils les voyaient : ils clignent des yeux. Son cœur se serra comme celui d’Antropka. Les coups de feu s’arrêtèrent. Les enfants attendaient pour voir si ça reprendrait. Mais pas longtemps. Le sommeil arriva ; il ferma les paupières et écarta toutes les pensées. Seul Antropka poussait des petits cris perçants dans son sommeil. Le lendemain, comme le soleil chauffait, tout était redevenu vivant et joyeux. L’obscurité s’était cachée et avait emporté l’angoisse avec elle. Dans le cimetière, on jouait à la Tchéka gouvernementale et à la fusillade. Petka était le président de la Tchéka ; il avait une sorte de revolver dans une main et il tirait à la mitraillette de l’autre. On amenait Polka et Anioutka à fusiller. Antropka et Grichka tiraient. Grichka commandait joyeusement : Clignez des yeux ! Clignez des yeux !... Dans les cris enfantins, il n’y avait ni blasphème, ni frayeur, ni colère. Ils reproduisaient en toute simplicité la vie des adultes. Le soleil était chaud. Comme une promesse de caresse : ils inventeront un nouveau jeu et oublieront celui-là. 81

Cette journée fut une réussite. On fêtait la Commune de Paris. À la cantine pour enfants, on donnait à manger sans ticket. Les habitants du cimetière arrivèrent en rang serré et furent nourris. Ensuite, ils défilèrent dans la rue avec le peuple qui portait des drapeaux rouges. On chantait l’« Internationale ». Sur les places, on avait recouvert de rouge des caisses hautes. Dessus, des communistes agitaient les bras et criaient des choses sur la Commune de Paris. L’un d’entre eux avait frappé Grichka plus que les autres. Il était grand, chevelu, avec un profil d’aigle. Comme on l’entendait loin ! Il courait sur l’estrade ; secouait sa crinière et ensuite, comme il tapait du poing sur la cloison de l’estrade ! Chapeau bas ! Je vais parler des martyrs de la Commune ! Il vociférait si bien et si distinctement. Grichka avait retenu les mots puis, tout seul, dans la foule, il criait : Chapeau bas ! Je vais parler des martyrs de la Commune ! Il se mit à crier près d’une bonne femme qui lui flanqua une gifle : Cochon, t’es pas fou de crier comme ça ! Quelle Commune : il en sait rien mais il s’égosille ! Grichka frotta où c’était tombé et s’éloigna joyeux. Comment ça, j’sais pas. Si je sais. La Commune, c’est pour le communistes et Parijeska… Y a une ville comme ça. Quelque part plus loin que Moscou. Au foyer, j’ai aussi entendu : « Dans la grande ville de Paris, tu arrives, tu t’asphyxies avec les vapeurs de charbon ». Oui, frère, Grichka, il sait. Et de nouveau, emporté par l’enthousiasme, il se mit à crier : Producteurs, sauvons-nous nous-mêmes ! 119 Le peuple s’arrêta encore. Une femme ou une demoiselle criait sur une estrade d’une petite voix fluette. Quoi, on n’en sait rien, mais elle était drôle à voir. Elle se donnait à fond. Grichka singea sa petite voix : gni, gni, gni, gnigni ! Et il s’en alla plus loin. C’est alors qu’un ivrogne surgit de la foule.

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Paroles de « l’Internationale » chanson préférée de Grichka.

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Il portait un manteau propre, un chapeau à longues oreilles de guingois et un ruban rouge noué sur la poitrine. Il était sec, grêlé et il louchait. Lui aussi agitait les mains et criait : Camarades, je vous deminde d’abatte le capital ! Sa bourgeoise, évidemment, le tirait par le paletot, mais lui continuait à hurler vers l’estrade : Je vous deminde instamment d’abatte le capital ! Deux cavaliers se ruèrent sur lui et l’attrapèrent sous les bras. Dans la foule, on éclata de rire. Vl’a le capital abattu ! Et comment qu’on l’a fendu ? grailla la voix de basse envieuse. Une nouvelle source de joie pour Grichka. Il vola vers le cimetière et jeta ce cri sonore : Camarades, je vous demande d’abattre le capital ! Une nuit, ils encerclèrent le cimetière. Ils cherchaient quelqu’un d’important et ils trouvèrent la Commune de Grichka. Et à l’heure fallacieuse qui précède l’aube, trébuchant de sommeil, nos délinquants mineurs se traînaient sur un chemin qu’ils connaissaient bien. Les soldats de l’armée rouge, fatigués, juraient mais ne les battaient pas. Après une nuit passée sans dormir, on les ramena au bureau de l’éducation populaire. En tout, ils devaient être une quinzaine, encadrés par trois agents de la milice. Le chef n’arrêtait pas de tousser, de cracher et de sermonner les enfants : Et bien, vous allez nous faire quoi comme adultes si dès tout-petits, vous marchez sous escorte ? Du fumier, rien d’autre. Et pourquoi qu’on vous a mis au monde ? Pfff ! Et toi, tête creuse, la ramène pas ! Fous-moi la paix. Mais le petit Bachkir bigleux ne comprenait pas le russe. Il poussait des cris et voulait se sauver. Le milicien grêlé le menaça de son fusil. Ensuite, il l’attrapa par sa longue chemise et le traîna derrière lui. Sa calotte tomba dans la boue. Le chef la ramassa et la lui enfonça de travers sur la tête. Mais le petit Bachkir se jeta sur le côté et cria. Son petit visage jaune et musculeux se figea et il émit la plainte monotone d’un violon :

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Iga, kaïtirga ty léem120 Le chef grogna : Kaïtirga, kaïtirga, c’qu’on connaît, nous et vous avec, c’est le bagne !121 Et toi, arrête ton violon ! Si tu dois finir au bagne, que tu couines ou pas, ça changera rien. Fumier, que du fumier ! Arrête de geindre ! Mais le petit Bachkir pignait comme un chiot à qui on aurait marché par inadvertance sur la patte. Les passants regardaient les enfants. Un monsieur aux cheveux gris avec un col fermé malgré la chaleur, s’arrêta. Il hocha la tête et dit très fort : Quelle horreur ! Ils escortent les enfants avec des fusils. Ils ont dû battre le petit, non ? Le chef se retourna sur lui : Si Monsieur compatit, qu’il le prenne chez lui ! On en alpague tous les jours. Vous les plaignez, mais les nourrir, vous ne voulez pas ? Le Monsieur fut indigné. Les enfants continuèrent leur route péniblement. Au Département de l’Éducation populaire, le bureau bien connu des affaires de mineurs. Même là, on est assis par terre. Le vieux secrétaire s’embrouille dans ces papiers. Il est débordé et laisse tomber les papiers de son bureau par terre. Une jeune fille avec une frange frisée farfouille dans l’armoire. Une autre, un peu plus vieille, avec des lunettes retenues par un cordon sur le nez, tarabuste les autres et se fâche : Je les envoie tous au Comité exécutif, ils les mettront où ils voudront ! Qu’est-ce que c’est… Grichka retrouve les enfants. Tous. Les mêmes vêtements fournis par l’État, le même linge tout dépenaillé. Ils envoyèrent toute la bande de Grichka au centre d’accueil. Là, on leur dit : On les prend pas. Plus de place. Machine arrière. Le chef qui les accompagnait cracha et s’en alla. Deux enfants avaient roulé des cigarettes et s’étaient accroupis pour se reposer. Grichka fut pris de nausée : la faim et la touffeur de la pièce ; et la nostalgie surtout. Assis par terre, il regardait le plafond les yeux dans le 120 121

Je veux rentrer à la maison. Jeu de mot intraduisible. Bagne se dit « Katorga » ce qui ressemble à kataïrga

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vague et les lèvres serrées. Il paraissait accablé et vieilli. C’est alors qu’un individu rasé, le nez long et les lèvres fines, entra. Son képi pointant vers le haut était vissé sur ses yeux. Il marchait avec détermination, comme s’il enfonçait chaque pas dans la terre et ses souliers martelaient comme de vraies pattes d’animaux. Il entra et se laissa choir lourdement sur une chaise ; la chaise s’enfonça aussi dans le sol. Alors quoi ? Ça classe ? De la paperasse, que de la paperasse ? Mettezmoi tout ça au feu ! Et toi, le Bachkirdistan, qu’est-ce t’as à hurler ? Tu réclames l’autonomie ? Ces yeux étroits clignèrent et sa bouche se tordit. Il riait de tout. Quand il parlait, il frottait ses paumes l’une contre l’autre, ne savait pas sur quel pied danser, frottait ses jambes jusqu’aux genoux. Il gesticulait et ne tenait pas une minute en place. La moindre de ses articulations demandait à bouger. Drôle d’affaire. Attendez, camarade Martynov, geignit la chef. Vous faites toujours un de ces bruits ; j’en ai la tête qui tourne. Où va-t-on les mettre ? Nettoyer les chiottes, creuser la terre…où ça ? On trouvera bien… Eh, toi, charrette bachkir, tu vas avoir fini de grincer ? Et il l’imita : gri, gri, gri… Les yeux du petit Bachkir séchèrent et sa bouche s’élargit en sourire. Ses cris cessèrent. Bon alors, les demoiselles, ça vient ? La paperasse, toujours la paperasse ? C’est les instructions ? Avec les questionnaires ? Et il frotte ses mains. Je vous prends dix de ces margoulins. Dix, je peux. Voilà qui est bien, camarade Martynov, se réjouit la chef. On vous les choisit tout de suite ; il y en a pour lesquels l’affaire est déjà examinée. Je ferai mon choix moi-même. J’ai mon propre questionnaire. Et de sa chaise, il se retourna vers les enfants. Il fixa son regard sur un grand blond. Eh, toi, blanc-bec blondasse, tu sais bien voler ? Ce dernier devint tout rouge et se mit à protester : On m’a pris alors que j’avais rien fait ; c’est Fedka Petkov qui a volé, et moi… Tu mens bien ; et te battre, tu aimes ? Au corps à corps ou au couteau ? 85

Non, j’me bats pas. Tu ne te bats pas ? Andouille. Et toi, pourquoi t’es tout vert ? Il s’adressait à Grichka. Grichka regarda comme il tournait sur sa chaise et lançait très rapidement ses mains l’une contre l’autre et il se mit à rire. Il se souvenait : « C’est comme le singe énervé que j’avais vu à la ménagerie. Tout pareil. Ses longs bras aussi et sa façon de taquiner ». Qu’est-ce qui est drôle ? Et pourquoi t’as la tronche toute verte ? Grichka renifla et répliqua : Tu deviens tout vert, quand t’as ni bu ni mangé depuis le matin. Parce que t’as pas l’habitude de ne pas manger. Pour t’habituer, tu t’habitues, mais ça n’empêche pas le ventre de se plaindre. Tu viens de la prison ? Pourquoi tu t’es sauvé ? Quelle prison ? Je suis mineur. Je me suis sauvé d’un monastère. Ils t’ont fait une tonsure ? Mon ami, ce n’est pas un monastère qu’ils ont ; ça s’appelle un village mé-di-co-pé-da-gogique. Les fils de chien, ce qu’ils inventent... Pourquoi t’as fui ? Comme ça ; j’avais pas envie d’être là-bas. Le chef fit un regard savant et dit : Déficient. C’est évident. Catégorie des vagabonds. Voilà et on t’a amené au poste. Les malins ! Et comment tu t’appelles ? Peskov Grigori. Ah, ah. D’accord Grigori Peskov. Et tu dis que tu n’es pas allé en prison ? Comment ça, j’y suis pas allé ! Ben si ! Et pas mal de fois. Seulement, ça se fait plus. Ils ont organisé les délinquants mineurs. Un éclat de rire bruyant sortit du fond du cœur de Martynov ; son visage redevint humain : ce n’était pas un singe. Vous entendez camarade Chidlovskaïa ? Ils ont organisé les délinquants mineurs. Ah ! Ah ! Ah ! Tu nettoieras les chiottes ? Ça sent pas bon, mais s’il le faut, je le ferai. Bon d’accord. Tu viens avec moi. Où ça ? 86

Tu verras quand tu y seras. Si c’est chiant, je m’barrerai. Même avec les gardiens, je m’barrerai, lâcha Grichka avec un regard mauvais. On n’a pas de gardiens. Essaie toujours de te sauver. Ça ira mal pour toi ; on te jettera nous-mêmes à la porte. Un bon coup de pied au cul ! On n’a pas besoin de jean-foutre. Je le prends. Et il commença à interroger les autres enfants. Il ne prenait ni les calmes ni les tendres. Il prit trois filles et six garçons dont le petit Bachkir braillard.

IV Vous viendrez à la gare dans trois jours. Demain, vous attendrez ici. On trouvera des fringues. Mais il faut bien les mettre quelque part, camarade Martynov pendant ces trois jours. On ne va pas les laisser sans surveillance. Et comment ! On va leur attribuer une gouvernante parlant français.122« Parlez français, Grigori Peskov ! » Presque tous les enfants se mirent à rire. Même le Bachkir. Martynov avait fait une trop drôle de tête. Vous plaisantez toujours, camarade Martynov ; ça finit par être agaçant ! Vous ne comprenez pas qu’ils sont complètement déficients. Comment je pourrais ne pas comprendre ? Le Commissariat à l’éducation a tout précisé comme il faut dans ses instructions. Il faut leur donner à manger, mademoiselle, et il leur faut aussi du travail, de l’huile de coude ! Bon, voilà ceux que j’ai choisis ; allons chercher des vivres. Mais, écoutez, c’est une abomination ! Il faut au moins en faire une liste, puis déterminer où on les mettra pendant ces journées et appeler la sécurité pour qu’elle les accompagne. Pour la liste, débrouillez-vous, c’est comme vous voulez, si écrire vous fait tellement plaisir. Mais pour la sécurité, il n’y en a pas besoin ; je les prends chez moi. Allez, on va chercher des vivres ! Trait d’humour de Martynov. Les tsars, les nobles et les grands bourgeois employaient souvent des gouvernantes françaises.

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Mais chez vous, ils vont tous se sauver ! S’ils se sauvent, ils seront bien bêtes. Ils se retrouveront dans votre monastère médico-pédagogique. Faites votre liste. Les enfants, je viens vous chercher bientôt. Je vais récupérer le ravitaillement. En sortant, il ébouriffa la tête de Grichka. Quelque chose rendait Grichka joyeux. La longue main était passée gentiment sur sa tête. Grichka pensa : En fait, rien à dire ; le bonhomme, il vaut le coup. Aucun des dix enfants ne se sauva. Malgré les soupirs de la propriétaire de l’appartement, ils ne restèrent pas trois jours mais une semaine dans la petite pièce que Martynov occupait. Mais ils n’entendirent ces soupirs que le premier soir, en arrivant. Les autres jours, ils rentraient tard et ils s’endormaient d’un coup. Toute la journée, Martynov les envoyait chercher des dons à travers la ville. Dans un endroit, il se procura de la vaisselle ; dans un autre, du tissu ; ailleurs encore, du gruau. Ensuite, ils chargèrent le wagon avec des caisses remplies de verre. Ils rentrèrent les vaches avec le cocher Nikolaï. De tous les côtés, Martynov, comme une bonne ménagère, faisait les provisions pour la colonie. Il trouvait une entrée dans tous les dépôts fermés hermétiquement pour les autres. Pour améliorer encore la vie des enfants à la colonie, et alors qu’on en avait déjà une, il décrocha une pendule murale dans le bureau du président de la Tchéka. Ce faisant, il continuait à se frotter les mains l’une contre l’autre et à se moquer de tous. Il criait sur les enfants : Eh vous, les forains, vous faites du lard. Activez, activez. Le Bachkirdistan, apporte de l’eau avec Nikolaï, il faut donner à boire au bétail. Et le petit Bachkir comprenait le russe grâce aux gestes ; il courut dans la cour en poussant un cri guttural. Grichka revivait. Et surtout, il était gai. Et puis, il voyait tellement de monde dans la journée ! La terre commençait à sécher. Un air doux et printanier arrivait des bois. Le soleil devenait généreux ; il chauffait presque toute la journée. Si la pluie tombait, c’était joyeusement. Elle mouillait tout juste et acceptait que le soleil sèche tout à nouveau. Qu’il était agréable de courir ! Le premier jour où ils sortirent du bureau de l’éducation populaire, Martynov les emmena chez le coiffeur. On les rasa tous complètement. Même les filles. Ensuite, ils se lavèrent aux bains et 88

enfilèrent des culottes courtes. Les filles aussi. Ça faisait drôle ! Mais pas grave, ils s’habituèrent. La tenue est légère. Même si tu veux pas, tu gambades là-dedans : des shorts et des chemises sans col ni manches. Tout le chemin jusqu’à la colonie fut pour Grichka comme un premier rêve merveilleux. Ils voyageaient dans deux wagons à bestiaux, avec des vaches maigres et des chevaux. À chaque arrêt, ils s’occupaient des animaux. Ils apportaient de l’eau. Écartant les jambes, Martynov pompait l’eau. Il criait après les enfants. Pendant le voyage, il parlait avec eux de leur vie. À Grichka, il dit : Tu n’as pas de parents. C’est bien mon gars. Les parents, c’est de la foutaise ! Une mère, ça accroche son fils à ses jupes et ça en fait un fainéant. Ils t’ont mis au monde, bien. Maintenant vis ta vie. Oui, mais le milicien, il a dit : « Vous êtes du fumier ». Le fumier, c’est bien. C’est sur le fumier que pousse le bon grain. Bon, bon, les amis, au prochain arrêt, on va traire les vaches. On boira du lait. Le lait, c’est bon. Il ne mangeait pas de viande. Il se moquait des enfants. Vous mangez du chien?.... Et bien, bon repas à vous ! Grichka glapissait, enthousiaste : C’est pas du chien, c’est du bœuf ! Peu importe, c’est pareil ! Du chien ! Le lait, ça c’est bon ! Oui, ça, les amis, c’est bon ! Dans un wagon, Martynov commandait ; dans l’autre, c’était le cocher Nikolaï. Voilà toute la sécurité. Les enfants passaient de l’un à l’autre : une fois avec Martynov, une fois avec le cocher. Ils avaient déterminé euxmêmes l’ordre de passage. Ils se vautraient dans le foin odorant. Ils chantaient les chansons qu’ils connaissaient ; celles qu’ils voulaient. C’était le Bachkir le plus fort. On comprenait rien et on aurait pas pu retenir les paroles ; mais ça faisait un peu comme ça : Aï, din bindi, dindi bindi, Aï, din bindi, dindi bindi, Génial ! Cinq fois qu’il la chanta. C’est les enfants qui lui demandaient. Les yeux fermés, assis les jambes croisés, il se balançait et chantait. C’était 89

bien ! Grichka était prêt à l’écouter cinq fois encore. Le vent libre et parfumé des steppes se ruait par les portes grandes ouvertes des wagons. Il apportait avec lui une joie turbulente. Grichka, par ses cabrioles, ses cris aigus, renvoyait de son enthousiasme à la steppe. Ce train roule pour lui. La locomotive siffle pour lui. C’est la première fois qu’il ressent cela. Tout est à lui, pour lui. Il cria de toutes ses forces par la porte ouverte : You ouh ! Le soir, quand la fraîcheur s’étendit à l’entour et qu’on aspirait au calme, on but du lait. Un lait tiède et fumant qu’ils avaient trait euxmêmes. Et quel lait ! Peut-on trouver les mots ? Y-a-t-il des mots pour raconter son premier rêve merveilleux ? Comment parler des chevaux qu’on descendit du train ? Des télègues123 qu’on attela tout seuls, de la nuit douce à parcourir une forêt inconnue et de la délicieuse frayeur qui vous y étreignait. Comme dans un conte !

LES INFRACTEURS n°14, 25 décembre 1927 V Grichka demandait très fort aux montagnes par-delà le lac : Qui était la première fille ?124 Les montagnes répondaient : E-ève ! Grichka riait : Eh, y a les rochers qui parlent ! Et de nouveau, remplissant ses poumons d’air, il hurlait : Le patron est à la maison ? Les montagnes répondaient dans un grondement sourd : Mai… on !

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Chariot découvert à quatre roues. Rime intraduisible de l’écho ; fille en russe se disant « dèv » l’écho répond : Eve !

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C’est ça qu’on appelle un écho. C’est bien ! Les veines palpitent partout. Tout répond à l’appel de Grichka. Ce n’est pas comme à la ville : le chien y aboie bien parfois, mais il cherche à mordre en cachette. Les maisons n’y renvoient pas la voix humaine. C’est bon aussi d’être sur une pierre. Le soleil n’est pas encore le plus chaud, mais la pierre est tiède. Elle n’a pas perdu sa chaleur de la veille pendant la nuit. Les vagues se jettent sur cette pierre et ressassent d’une voix régulière : fou, fou !… L’une d’elles s’élève et fanfaronne. Elle couvre la voix des autres et roule. Pfou, pfou-ou !...125 Elles mouillent les pieds de Grichka tout égratignés par les pierres et les buissons. Quand le soleil commence à les sécher, ça fait mal. Mais c’est bon quand même ! Pique, Bonne-mère-eau et nettoie-les bien. Oust les pantalons ! Quant à la chemise, les garçons n’en portent pas en été. Hop, à l’eau. L’eau l’embrasse, le serre contre elle et il ressent encore le besoin de crier, de parler avec les vagues, le ciel, la forêt, les montagnes, les oiseaux, les bêtes et les hommes. Go-go, go-go ! On entend un cri d’enfant de la montagne : Pesk-o-ov! Grich-ka, gueulard ! Et voilà que trois enfants torses nus dévalent la montagne. Ils poussent les pierres à coups de pieds. Taïtchanov, le petit Bachkir, les devance. Il incline la tête et hennit comme un cheval des steppes. Puis, d’un bond léger d’animal, rejoint Grichka sur la rive. Il faut sonner du cor bientôt ! 126Pourquoi ti t’i tiré le primier ? Si ti travailles pas, ti mangeras ?

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Retiré. Retiré.

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Parce que j’ai pas travaillé ? Mahomet, la glu ! J’ai apporté l’eau plus tôt que les autres et j’ai mesuré le lait… T’as quoi dans les yeux ? Bon ! t’accord, t’accord. Allez, mets la tête sous l’eau ; j’veux voir ! Il entra aussi dans l’eau et hurla de joie. Grichka lui montra ; il courut sur le sable, se mit en équilibre sur les mains, se retourna adroitement et plongea, tête la première. Taïtchanov exultait : La tête la première, la tête, ouille ouille ouille ! Le p’tit Polak aux yeux bleus Voïtsekovski mit aussi « la tête la première ». Son corps blanc, frêle en apparence mais très solide scintilla dans l’air. Nadtotchi, l’ukrainien baraqué, entra dans l’eau prudemment et s’ébroua ; il brailla : Oh là là ! Dis donc ! Quel lac, la vache !127 Le lac est beau. Aujourd’hui, il est bleu et gai. Parfois, le matin, il se lève hirsute. Il se fâche, crache de l’écume blanche et devient gris. Son bruit constant ne cède rien à celui de la mer. Lorsqu’il est calme, on peut admirer la vie presque jusqu’au fond. Une fois, des gens vinrent avec des appareils pour le mesurer de long en large. Ils emmenèrent les enfants chacun leur tour dans leur barque. Ils parlaient savamment : « L’eau du lac est radioactive », disaient-ils. Les enfants se répétaient ensuite avec fierté : « Notre lac a une eau radioactive ». C’est un grand lac. Quand on sort de la forêt et qu’on y arrive, on a de l’espace et on se sent libre. Ses rives s’élèvent hautes, montagneuses et boisées. Les montagnes menacent les nuages, mais elles n’écrasent pas le lac. Le lac enchante la forêt. Les bouleaux le saluent. Les sapins et les pins lui envoient leur parfum de résine. Dans la forêt se cachent des maisons de campagne : quelquesunes sont toutes proches de la rive. Sur une hauteur, sept 127

Idem.

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maisons se dressent fièrement : c’est la colonie d’enfants. Elle s’est retirée loin du village et des autres maisons. La rive de la colonie est bien gaie. Quatre barques se balancent au débarcadère. La meilleure d’entre elles, c’est « Diane », la barque à voiles. Sur une banderole, une inscription attire l’œil : « Par le travail et la connaissances, les éléments sont vaincus ». Grichka aime cette inscription. Quand il revient en barque au débarcadère, il la lit toujours à haute voix : « Les éléments sont vaincus », ouah ! Les éléments, quel mot ! Tu ne te l’expliques pas, mais rien qu’à l’entendre, il te vient l’envie d’être un héros. Le lac est un élément ; c’est pour cela qu’il fait du bruit128. Toute la rive est ornée d’une parure multicolore : ce sont des galets gris et blancs et du sable d’or sous le soleil. À un endroit de la forêt, une vieille et large souche émerge. Les enfants y ont dessiné de plusieurs couleurs la tête d’un vieillard avec un chapeau rouge. La souche regarde comme un vrai vieillard. Il lui manque juste une barbe blanche tremblotante, sinon, il a vraiment l’air vivant ! Et il regarde depuis la rive129. Voilà Martynov qui apparaît dans la descente, pieds nus, semblable à une bête de la forêt, mais sans poils. En culotte courte, comme les enfants et en marcel,130 il marche et fait rouler les pierres. De loin, il claironne : Ohé, vous, l’Internationale crasseuse ! Vous avez assez trempé ? Allez réveiller les autres. Et qu’ça saute ! Pigé ? Pigé, pigé, pigé, Serguéï Mikhaïlitch, pigé ! Personne parmi les colons ne savait ce que ce mot voulait dire. Mais chez Martynov, cela voulait tout dire : Pigé quand ça va mal ; pigé quand ça va bien, pigé quand il faut se grouiller. C’que tu veux en fait. Grichka n’avait entendu ce mot-là qu’ici et que de sa bouche. On ne disait pas ça en ville. C’était un mot local Martynovien. Rien que pour eux131. Grichka revient le premier à la cuisine. Son équipe est de Retiré. Idem. 130 Idem. 131 Retiré. 128 129

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service aujourd’hui. Ils sont huit. Quatre filles distribuent le pain sur la terrasse. Quel dîner ça va être ! Ils ont décidé hier de cuire du gruau d’une nouvelle manière : avec de la citrouille. Les enfants préparent toujours le dîner eux-mêmes et composent le menu. Les équipes de service rivalisent de zèle : c’est à qui fera le mieux. Mais on ne sait pas encore cuire le pain, et ils ont une boulangère pour cela. Mais tout le reste, ils le font eux-mêmes. Il y a un énorme tas de bois coupé tout prêt. Ils l’ont coupé hier. Grichka l’avait fendu hardiment. Martynov l’avait regardé, avait taillé le bois et s’était essuyé les mains : Ah, ah, Peskov, pigé ! Ce compliment avait égayé Grichka132toute la soirée. Tout est prêt : du lait, de l’eau bouillie. Les filles ont partagé le pain. Et voilà que la corne sonne, harmonieuse mais impérieuse ! Tara ta ta ta ! La rive est vite envahie : toutes les voix, toutes les têtes, les yeux bleus et les yeux noirs.133 Les enfants se lavent, barbotent et s’ébrouent. De leur côté, les garçons poussent des cris, gloussent. Les filles se baignent près du débarcadère. Elles poussent des cris aigus. Rasées, elles cabriolent et s’ébattent légèrement : on dirait des garçons. La corne sonne une deuxième fois. Le brouhaha se répand dans la maison. Les filles sont radieuses dans leurs gilets blancs. Les torses nus des garçons sont dorés par le soleil.134 Tous les enfants prennent la terrasse-réfectoire d’assaut. Une fillette très brune crie dans la foule : Les gars du service, on va prendre du thé ! Grichka, en blouse grise de cuisinier, crie de la terrasse : Eh, eh, j’ai demandé le calme, t’entends ? La corne sonné, c’est l’heure du thé ! Nadtotchi répond en hurlant : Idem. Idem. 134 Idem 132 133

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Pas du thé, du café ! Et voilà Martynov qui arrive. Il fait la grimace et, comme le diacre dans une église prononce d’une voix de basse : Sans thé, je ne m’ennuie pas ; je me remplis le ventre de café. Les aristos, vous prendrez bien du café ? Les rires couvrent sa voix. Mais Martynov est déjà dehors près de l’entrepôt. Qui a éparpillé les selles ? Pigé ! Eh, les gobes-mouches, il n’y a pas de serviteur ici. Petroukha Fediakhin, t’es sorti à cheval hier soir ? Et puis quoi encore ? T’as encore organisé des courses ? Les jambes écartées, il semblait enraciné dans la terre. L’économe, à ses côtés, serra les lèvres. Il s’était plaint. Vous ne voulez pas engager de cochers. Nicolas est toujours en voyage. Et ces petits, c’est ça des chefs ? Ils bousillent le bétail. C’est ça des travailleurs ? Ce sont des bras cassés mais ils apprendront…Peskov, qu’estce que tu fais à courir comme un cheval avec ton eau bouillante ; tu vois pas que t’en renverses de la théière ? Pigé ? Mais Peskov vient d’apercevoir Anna Serguéievna. Elle s’approche grande, blanche, douce. Sa bouche se relève sur le côté. C’est ainsi qu’elle sourit aux enfants. Autrefois, Grichka n’aimait rien ni personne. Tout, absolument, lui était indifférent135. À la colonie, il s’est mis à aimer tout le monde. Mais celle qu’il aime le plus, c’est Anna Serguéievna. Elle est comme un soleil. Les montagnes, le lac, la forêt, c’est bien ! Mais le soleil est meilleur que tout. Pourquoi est-elle un soleil ? C’est comme ça. Grichka n’en sait rien. Tu la regardes seulement et elle embellit tout autour de toi. Quand il est de service avec elle, il porte le seau aux ordures avec elle comme si c’était une image sainte. Martynov s’en est aperçu par deux fois ; ça l’a fait rire : Il grandit, le gredin ! pense-t-il et il peste « Pigé ! ». Puis il réfléchit un peu : C’est le printemps d’un garçon pur et en bonne santé. Pas de mauvais gestes ; aucun trouble dans les

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Retiré.

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yeux. La croûte galeuse136de ses vagabondages passés est tombée… plus une trace. Il est sain. Une renaissance. Grigori Peskov ! Pigé !137 Les autres aussi, il les surveillait attentivement. Il y avait des regards doux échangés avec les filles. Les garçons taquinaient bien Noura Lissiaieva-la-grosse ; mais sans aucune concupiscence prématurée. Ils s’étaient habitués aux filles ; les frôlements ne les enflammaient pas. Rien ici de ce qui se passait dans les foyers d’enfants des villes. Martynov s’en étonnait luimême : Voilà c’que c’est que la Mère-nature et le travail ! Ils ont guéri ! Que d’ordures la ville ne leur avait-elle pas collé sur le dos ! Ils s’en sont lavés. Ils grandissent comme il faut, sains. Il fit une grimace, donna un coup de pied et conclut : « Quand leur temps sera venu, ils donneront de bons fruits ».138 La large terrasse bourdonne. Toute la colonie est là : les enfants, les éducateurs, le cocher, la boulangère, la blanchisseuse et la couturière. On y distingue difficilement les adultes : ils sont seulement neuf pour une centaine d’enfants ! Après le thé, tous se dispersent par équipes. Une équipe va dans la forêt cueillir des champignons pour l’hiver. Le cheval tire calmement la télègue sur le chemin. Les enfants font des culbutes dans l’herbe. Un petit Tatar, léger et élancé comme un pin, montre les coins à champignons. C’est le meilleur marcheur de la colonie. Il connaît tous les coins. Une fois, pour une nuit à la belle étoile, ils avaient parcouru sept verstes139mais avaient oublié la couverture. Il a couru et a rapporté la couverture. Ensuite, il a encore gambadé toute la journée et sans fatigue avec un chasseur. Aujourd’hui, il marche encore comme s’il avait des ailes dans le dos. Tout à coup, il s’arrête et s’écrie : Traduits par « Les effets dangereux de ses vagabondages » euphémisation. Retiré. 138 Passage malheureusement retiré : C’est le thème essentiel de cette nouvelle, sa morale. 139 Une verste équivaut à 1067 mètres. 136 137

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Ah ! Voilà un coin ! Allez ! Ils se mettent au travail. Une autre équipe part en barque en chantant. Ils vont cueillir des sorbes rouges sur l’autre rive. Le froid ne les a pas encore saisies : il faut les faire sécher pour l’hiver. Le lac bruisse sur les rives, mais au milieu, il est très calme. Quelle belle journée ! Grichka est dans la troisième équipe. Ce sont tous des grands qui se rendent en chantant dans une ferme à trois verstes de la colonie. Martynov est avec eux. Il s’est battu pour obtenir une nouvelle maison. Tout un domaine. La maison est en réparation. Les colons dressent des hangars, creusent des trous, portent des planches et des pierres qu’ils taillent. Ils travaillent avec acharnement. Leurs pieds sont en sang, mais la douleur ne peut pas éteindre leur joie. Martynov a pensé construire une serre pour l’hiver. Au bureau de l’éducation140, ils ont ri : Et l’électrification141 de votre colonie, vous y avez pensé ? Il a souri, frotté ses mains et dit résolument : J’y pense ! Nous aurons une machine électrique cet hiver. On se moqua de lui. Pourtant, il fit venir de la ville une machine électrique. On s’étonnait au bureau de l’éducation : Le bougre ! Les enfants dirent : Ce Martynov, pigé ?142 Et quand Martynov racontait aux enfants comment la colonie éclairerait tous les alentours ; comment elle propagerait tout autour, trois, dix, vingt colonies semblables, les enfants, eux, le croyaient. Ils en riaient aussi, mais autrement, de joie. Ils en riaient à perdre haleine. Grichka pensait : Des hommes, j’en ai vu de toutes sortes, mais un comme ça, non. Un aigle ! Traduit : « À Goubono ». L’électrification était une priorité nationale avec l’éducation. 142 Retiré. 140 141

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Il y avait toutes sortes d’enfants dans la colonie : les pauvres retirés aux parents, de la mine, des orphelins des asiles et des délinquants comme Grichka. Mais il n’y avait pas d’enfants malingres ni malades. Ceux-là, Martynov ne les prenait pas. C’est de la sentimentalité ! Il faut défricher la terre ! Les malades, qu’ils meurent ! Lorsqu’on n’a qu’un morceau de pain, il faut le donner aux forts ! Place aux forts !143 De la santé ! Un voleur, un escroc, donnez-le-moi. Si le corps est bon, il se bonifiera. Tous ne s’étaient pas bonifiés. La pourriture s’accrochait, quelque part, profondément enfouie. L’ambiance de travail assidu les faisait souffrir ; ils restaient en retrait et avaient le regard sombre.144 Martynov faisait la grimace et les renvoyait à la ville. Il fit partir aussi de nombreux éducateurs. Écrivez des instructions, ça vous ira mieux ! Une fois, une demoiselle au teint blanc, mignonne, était venue. Elle voulait enseigner le dessin. Elle dessinait des fleurs et portait des fichus de toutes sortes. Un jour, après le bain, elle mit son fichu si drôlement qu’elle ressemblait à une image sainte. Quand Grichka l’aperçut, il chanta fort : Sainte Vierge, réjouis-toi ! Depuis, ils l’avaient surnommée la « Sainte-Vierge ». Si elle s’habillait comme les autres éducatrices, en chemise et pantalon large, elle mettait tout de même une chaîne en or et un médaillon à son cou, et un bracelet au bras. Ça faisait rire les enfants. Si on partait en promenade, elle demandait toujours : Ne pleuvra-t-il pas ? Taïtchanov criait alors : Aïe ! Aïe ! C’est horrible ! Elle va fondre. 143 Ces phrases ne figurent pas dans le texte de référence de Seïfoullina. Autre version ou rajout ? 144 Retiré.

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Elle ne pouvait pas marcher longtemps, elle se fatiguait vite. Un jour, elle demanda aux garçons de la porter. Et quoi ? Ceuxci entrecroisèrent leurs mains pour faire la chaise et la portèrent. Et elle, comme un petit cadeau, souriait de tous les côtés. Martynov aperçut ce cortège et rugit : Nicolas ! Demain matin, tu emmèneras Klavdia Petrovna à la gare. Tu la livreras sans délai à la ville. Et on l’emmena. Jusqu’au dîner, tous travaillaient en différents endroits. Après le dîner, on travaillait dans la colonie. Les uns lavaient leur linge, les autres nettoyaient la cour ; d’autres encore aidaient les charpentiers. Le travail fini, ils allaient à la bibliothèque. Ils lisaient des livres. Mais il y avait peu de lecteurs : le livre ne passionnait pas les enfants ; les mots des livres leur semblaient morts. Ils préféraient regarder les images. Ils jouaient aux échecs et aux dames. Le soir, jusqu’à la nuit tombée, ils jouaient devant la « maison de la culture », ainsi fut nommée la maison contenant la bibliothèque et la salle de réunion. Ils jouaient au basket, aux gorodki145à la paume146. Après le souper, on chantait. Parfois, on écoutait des histoires, parfois, on dansait. On chantait l’« Internationale » préférée de Grichka et des chansons russes pour lesquelles on avait voté. 147 Un éducateur avait une jolie voix ; La grosse Noura148 aussi. Quelles voix ! Quand ils chantaient, Grichka en avait la gorge serrée et des fourmis partout dans le corps. Les histoires qu’on se racontait étaient plus ou moins intéressantes. Mais on ne les forçait pas à les écouter. Grichka en aimait une par-dessus tout : On y parlait des habitants d’un pays qui, affamés, allèrent conquérir d’autres pays. Ils se réfugièrent dans les montagnes. Il y avait parmi eux un tireur émérite. Il fit tomber d’un coup de 145 Sorte de jeu de quilles traditionnel. On fait tomber les quilles en lançant un long bâton. 146 Retiré. 147 Idem. 148 Diminutif d’Anna.

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flèche une pomme placée sur la tête de son fils. Il s’appelait Guillaume Tell. Oh ! Que c’était bien ! Il avait dit au roi : si ma première flèche n’avait pas fait tomber la pomme, cette deuxième aurait été pour toi. Il avait dit ça au roi, l’homme pareil au Tsar ! Il semblait à Grichka que tout cela se passait ici, dans les montagnes de leur colonie… Le lac même y était ! On lisait aussi dans les livres. Et Tarass Boulba !149 Comme c’était bien ! Mais Grichka, comme la plupart de ses camarades, n’aimait pas lire. La vie réelle détrônait le livre. L’après repas passait comme un éclair. Et même bien fatigués de leur journée, quand Martynov criait : « Au lit, au lit ! », ils allaient se coucher à contrecoeur. Mais Martynov, riant et se frottant les mains, les chassait de la maison de la culture. Ils se dispersaient dans les maisons, se jetaient sur leur lit et s’endormaient aussitôt d’un sommeil léger sans aucun rêve triste. C’est là que les garçons en profitaient pour tripoter les filles. Mais à cette heure, Grichka ne le voyait pas. L’important, c’était que la journée, tu ne te posais pas ; alors au lit, repos.150 L’été enfilait ses jours comme des perles sur un fil. Et c’en était bientôt la fin. Le soleil capitulait, affaibli. Il chauffait encore, mais se cachait souvent pour se reposer. Les toiles d’araignées tremblaient entre les arbres. Les feuilles se couvraient d’or avant de mourir. On commença à jaser sur la colonie de Martynov. On vint de la ville pour la visiter. On ne la complimenta pas. Une commission affirma : Il n’y a pas de travaux instructifs. Trop de travail physique… C’est nuisible pour la santé à cet âge… Martynov se retint, il se frotta les mains et ria : Vous ne travaillez que pour la vitrine ? Allez voir ailleurs si on y est !… Nous avons notre instruction à nous. L’hiver venu, ils se mettront aux livres ; mais pour le moment, nous n’en avons pas le temps. Il faut travailler pour ne pas crever cet hiver. En 149 150

Nouvelle historique de Nicolas Gogol (1843). Retiré

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hiver, vous, vous allez fermer vos asiles, mais nous, on tiendra bon ! Vous avez vu des malades chez moi ? Pigé ? Une femme moscovite, maigre et rousse arriva. On nous l’avait envoyée pour qu’on l’engraisse un peu151, et entre autres, pour affaires. Elle fourrait son nez partout et pinçait les lèvres : Il y a des déficients mentaux ici. Vous n’avez aucun travail spécial pour eux. Martynov se frappait les cuisses en riant : Écrivez un livre là-dessus ! Il nous sera utile aux latrines ! Puis il devint furieux : J’ai fait venir des voleurs de la ville. Où sont les cadenas ici ? Dans les dépôts seulement. Et qui a les clefs ? Les voleurs euxmêmes. Qu’y a-t-il de volé ? Nous laissons toute l’étoffe dans l’atelier de couture ouvert… Qu’y a-t-il de volé ? Les portes ne ferment même pas… Notre garde, c’est Mikrioutka le chien ! Voici l’infracteur Grichka Peskov. Il a fait le tour de toute la Sibérie. Il connaît tout le dictionnaire des jurons. Regardez-le maintenant ! Relâchez-le dans votre fosse à ordures, c’est pas un souci. J’ai beaucoup de délinquants ici. Indiquez-moi lesquels ? Eh bien ! Quoi, alors ! Pigé ?152 La Moscovite haussa les épaules : Vous êtes trop grossier avec les parents. Ces pauvres mères qui viennent ici pour les voir et vous les chassez le lendemain. Il se tapa à nouveau les cuisses et acquiesça gaiement : Oui, je n’aime pas les mères. Elles ne font rien ici… et les enfants n’ont pas le temps de baguenauder…D’ailleurs, euxmêmes n’ont pas envie de ça. « Ah, ma petite maman »… « Ah, Mon fils !… ». Ça, madame-camarade, c’est bon quand on vit comme un parasite. Mais ici, tu bosses et tu sauves ta peau ! Pigé ? La Moscovite gonfla les lèvres et s’en alla. Elle avait aussi autre chose à faire. 151 152

Traduit : pour se reposer un brin (euphémisme). Retiré.

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LES INFRACTEURS n°15, 1 janvier 1928 À une demi-verste de la colonie existait une maison de repos. Les employés soviétiques y venaient en cure. Les dames faisaient du lard. Elles venaient avec leurs cavaliers se promener dans la colonie. Martynov le supporta une fois, même deux. Mais un jour, il jaillit de sa cuisine en tablier blanc – Il était de service de jour-là – Ça le démangeait : C’est une promenade ici ? Mesdames, voulez-vous venir laver la vaisselle ? Non ? Alors la porte, je vous prie ! Disparaissez ! On n’a pas le temps de flâner ici. Vous voulez vous plaindre ? Eh bien, plaignez-vous ! Envoyez un télégramme à Sovnarkom !153 Pigé ? C’est à peine s’ils purent trouver la porte. Après, les enfants firent un dessin sur la palissade grillagée près du portillon. Martynov figure en ours qui rugit ; plus bas, Mikrioutka aboie. Et cette inscription : « Si tu veux aller plus loin, passe ton chemin »154. Martynov était toujours en quête de quelque chose. Il ne lisait pas de livres et les racontait encore moins. Il n’avait pas le temps. Soit il faisait le tour de la colonie, soit il allait à la ville chercher de la farine. Ensuite, il procurait du bois à la colonie. Il ramenait tout dans sa fourmilière. Les enfants chargés du chauffage réclamaient des fermetures hermétiques pour les poêles. On se préparait pour l’hiver. Il n’y en avait pas. Martynov alla avec Nicolas dans les villas abandonnées de la maison de repos et prit ce qui pouvait lui servir. La direction se plaignit au gouvernement : Les villas sont vides, mais nous allions y faire des réparations et il a tout embarqué. Cela faisait un an que nous préparions ces réparations. Martynov reçut un papier de la ville. Pigé ! Il déchira le papier. Que pouvait-on bien lui faire ?155 Sovnarkom : acronyme de Commissariat du peuple soviétique : le gouvernement. Retiré. 155 Idem. 153

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Le fil de l’automne s’était déroulé jusqu’à la moitié. Les bouleaux se dépouillèrent. La forêt devint morne et sourde. Le ciel se renfrognait et pleurait méchamment par averses. De bleu, le lac était passé au noir et il mugissait contre les rives. Les oiseaux s’envolèrent. On aperçut un loup dans le champ. On commença à chauffer les poêles. Les garçons mirent des pantalons longs et les filles des jupes. La maison de cure s’était vidée. Un vent mauvais soufflait de la montagne. Il se promenait sur les villas vides. Il frappait méchamment les toits de la colonie comme s’il voulait les arracher. La tristesse et la pluie n’étaient pas venues seules avec l’automne. Le spectre de la faim commença à effleurer la colonie. Martynov revint très énervé de la ville ; son « pigé ! » d’habitude réconfortant, tournait à l’injure. En réunion, il dit aux enfants : La farine doit nous suffire pour un mois ! La Commission à l’économat fit le compte et décida que désormais la ration de pain serait de trois quarts de livre par personne. La viande disparut de la table. Mais on avait encore suffisamment de poissons du lac. Les jours devinrent difficiles pour les enfants et le travail pénible. Les enfants labouraient ; mais il n’y avait pas assez de place pour le champ et il fallut défricher et dessoucher. Ils avaient terminé les travaux à la ferme. Un technicien vint installer l’électricité. Et tous se réjouirent, oubliant la fatigue ; Grichka avait entendu parler de l’Amérique récemment et ses yeux s’illuminèrent : Camarades, la ferme est notre Nouveau Monde. C’est l’Amérique ! Et dans la vieille colonie, c’est l’Europe ! Et voilà ! Les enfants renchérirent : Allez pour l’Europe ! Qui veut passer la nuit en Amérique ? À qui le tour ?156 Ils travaillaient la nuit avec l’électricien, par équipes, à tour de rôle. Le soir, tous, les filles comme les garçons piquaient les 156

Retiré.

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couvertures. Il fallait se dépêcher. On avait reçu l’ouate trop tard. On fit venir une deuxième couturière. Mais les couturières cousaient des vêtements de plein air. 157 Le vent devenait de plus en plus furieux. Il se lançait contre les fenêtres violemment et hurlait dans les cheminées. On mit les poêles en marche : il fallait couper beaucoup de bois et le transporter avant la neige. Bientôt les congères s’amoncèleraient et on ne pourrait plus y aller. Tout près de la colonie, il y avait un village miséreux. Même l’été, le pain manquait ; on s’y nourrissait de baies, de pommes de terre, de champignons. Les pommes de terre poussaient mal. On commença à ajouter de l’écorce dans la farine. Les enfants affamés du village déferlaient dans la colonie, comme des moineaux venus chercher des miettes. Il y avait une maison d’enfants dans ce village. Mais les enfants y dépérissaient. L’été aussi, contrairement à la colonie. Désormais, la mort les menaçait.158 On en arrêta, un jour, qui étaient allés voler de la viande chez l’intendant de la maison de repos. Martynov le raconta à ses colons. Grichka frémit ; ses yeux se troublèrent. Il dit : Il faut les prendre avec nous, à la colonie ! Pendant une réunion, les colons décidèrent de prendre cet asile à leur charge et de partager leur pain avec eux. Chacun eut alors une demi-livre de pain seulement. Mais ils n’étaient pas encore de bons économes. Ils mangèrent presque toutes les provisions qu’ils avaient préparées pendant l’été. Il leur restait très peu de champignons. Les pommes de terre avaient été arrachées tard et une bonne partie avait été volée par les villageois. Le potager rapporta peu. Et rien de la ville ! Le gruau touchait à sa fin. Les joues des enfants se creusèrent et pâlirent. Ils se fatiguaient vite et se couchaient tôt. Mais on entendait tout de même encore des rires. Martynov riait encore en commandant : Serrez vos ceintures ! Sanglez vos besaces ! Pigé ? 157 158

Idem. Idem

104

Mais il grimaçait encore plus et il allait souvent à la gare. Une nuit, le lac se mit en colère. Il frappait les pierres avec un bruit sourd et mélancolique. Puis, il bouillonnait et se fracassait sur la rive : Rou,rrrr, rou ! Le vent lacérait les murs comme s’il voulait les abattre. Dans les cheminées, on entendait gronder : « Ch’ fais tout défon-chcher ! » Lorsque le vent s’apaisait, on entendait des hurlements. Des loups ou des chiens affamés ? On n’avait pas encore l’électricité. La nuit collait aux fenêtres et enveloppait les maisons de lugubres ténèbres. Les enfants n’arrivaient pas à s’endormir. Toutes les conversations avaient cessé. Ils écoutaient les murs craquer et le lac hurler comme s’il voulait détruire les montagnes et envoyer ses malédictions. Grichka hocha la tête : Les éléments ! Mais il ne pensait plus à devenir un héros159 : Maintenant, la colonie semblait petite, frêle et oubliée de tous. Seuls, dans les montagnes. Et quelqu’un pleure derrière les murs, menace ou chante lugubrement. D’où vient cette angoisse ressentie par tous ce soir ? Taïtchanov gémit : La mort est tout près ! La porte d’entrée a claqué bruyamment. Tous frissonnent. Voïtsekhovski crie, épouvanté. Les pas lourds les tranquillisent. Grichka les accueille joyeusement : Serge Mikaïlitch ? C’est moi ! Martynov entra dans le dortoir. Grichka couchait près de la porte. Martynov s’assit lourdement sur son lit. Vous ne dormez pas encore ? Ça papote ? Pigé ! La peur de Grichka s’évanouit. Les autres garçons commencèrent à s’agiter joyeusement. Nous allons dormir tout de suite ! Moi, Peskov, j’en réponds pour eux : tout de suite ! Bogatyr, en russe : un preux chevalier des contes. Traduit : « Il ne rêvait plus d’agrandissement ».

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Martynov, fatigué, dit : Ça prend mauvaise tournure, Grigori Peskov ! Mauvaise ! Ben quoi ? Taïtchanov sauta sur le lit à côté de Martynov. Tous s’émurent. Un télégramme du gouvernement160. On ordonne de vous ramener à la ville dans un foyer pour enfants. On refuse de nous donner des provisions. Par nous-mêmes, nous ne pourrons pas nous nourrir, pigé ? Grichka se leva d’un bond : Serguéï Mikhaïlitch, je crèverai ici plutôt que de m’en aller ! Ah ! Voilà pourquoi mon angoisse d’aujourd’hui ! Tout tremblant, il cacha sa tête dans les genoux de Martynov. Celui-ci n’embrassait jamais les enfants et quand il voyait les fillettes s’embrasser, il grognait : Sentimentalité ! Cette fois, pourtant, il serra contre lui Grichka qui lui communiqua son frisson. Il eut un mouvement d’angoisse. Les enfants parlaient tous à la fois : Pourquoi à la ville ? Mourir pour mourir, autant que ce soit ici ! Nous mangerons des écorces ! Là-bas, ils nous donneront quoi à manger ? Tais-toi, Vaska, la colonie, elle crève, et lui, il crie dans les oreilles.161 Serge Mikaïlitch, ne le permettez pas ! Et tous donnaient de la voix : On restera ici ! On ira nulle part ! Oui, oui, les amis. Les filles maintenant. Elles pleuraient et disaient la même chose. Il faut bien y réfléchir ! Pigé ? Vous savez bien qu’il y a peu de travail et de vivres ! Mourir, ça non, mais nous allons souffrir ! Nadtotchi dit tranquillement : On peut bien tenir jusqu’au renouveau ? Ben, oui ! On a notre champ ! 160 161

Traduit une fois encore : « de Goubono » Retiré

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Grichka, s’agrippa à Martynov : Moi, je ne mangerai qu’une fois tous les deux jours ! Que je meurs si je mange chaque jour !… Les notes enfantines de sa voix devinrent soudain graves. Et, comme s’il devenait tout à coup adulte, il dit avec une angoisse profonde : Ne nous rejetez pas dans la délinquance ! Martynov le regarda droit dans les yeux. Il y devina, plutôt qu’il ne vit, l’horrible douleur humaine. Il se raidit, grimaça, frotta ses mains et dit : Jamais !

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Bibliographie Monographies : ARZAMASTSEVA Irina Nikolaevna, Detskaja literatura : U ebnoe posobie dlja studentov pedagogi eskogo VUZov [Littérature jeunesse : Manuel pour les étudiants de l’Institut pédagogique], oscou, Akademia, 2008. 576 p. CAROLI Dorena, L’enfance abandonnée et délinquante dans la Russie soviétique (1917-1937), L’Harmattan, 2004. –366p. CHAGALL Marc, Ma vie, trad. Bella Chagall, Paris, Stock, 1995. –251 p. CHAROV Alexandre, Povest’ o desjati ošibkah, [Récit des dix erreurs], Moskva, Sovetskij pisatel’, 1982. – 384 p CLARK Katerina, The soviet novel, History as ritual, The University of Chicago Press, 1981. –293 p. COGNIOT Georges, Prométhée s’empare du savoir, la Révolution d’Octobre, la culture et l’école, Paris, Éditions sociales, 1967. –257 p. FREINET Madeleine, Élise et Célestin Freinet, Souvenirs de notre vie, tome 1 (1896-1940), Paris, Stock, 1997. 480p. FREINET Célestin, Un mois avec les enfants russes, Paris, les Éditions des Humbles, 1927. 57p. HARDOUIN-THOUARD Carole, L’enfant dans la littérature russe et soviétique de 1914 à 1953, Père ou fils de l’homme, Paris, L’Harmattan, 2008. 495 p.

109

KROUPSKAÏA Nadejda, De l’éducation, articles et discours, Éditions en langues étrangères, Moscou, 1969. 261 p. JACQUET-FRANCILLON François & KAMBOUCHNER Denis (dir.). La Crise de la culture scolaire : origines, interprétations, perspectives, Paris, PUF, 2005. – 512 p. LENINE Vladimir Ilitch O narodnom obrazovanii, Stat’i i re i, [De l’éducation populaire, Articles et Discours], Moskva, 1957. 463 p. LOIKO Natalia Veniaminovna, Asja nahodit sem’ju, [Assia trouve une famille] Moskva, Detskaja literatura, 1968. –270 p. OGNEV Nikolaï, Dnevnik Kosti Rjabceva, [Le journal de Kostia Riabtsev] Biblioteka novejšej literatury, T. XXVI, knigoizdatel’stvo « Gramatu draugs », Riga, 1928. 256 p. PISTRAK Moisey, Les problèmes fondamentaux de l’école du travail, Paris, Desclée de Brouwer, 1973. 171p. SE FOULLINA Lydia Nikolaevna, Rasskazy, [Récits], Sovetskij Pisatel’,1936. 350p.

oskva,

SLAVKO ndreï lexandrovitch, Bor‘ba s detskoj besprizornost’ju i beznadzornost’ju v Rossii 1917-1952 godov,[ La lutte contre l’orphelinage et l’abandon des enfants en Russie 1917-1952] Syktyvkar : R GSIU, 2009. 470 p. WULLENS Maurice, Paris, Moscou, Tiflis, Paris, Les Humbles, 1927. 235 p. ZENZINOV Vladimir, Les enfants abandonnés en Russie soviétique, Plon, Paris, 1929. –251 p.

110

Revues BERELOWITCH Wladimir, Cahier du monde russe et soviétique, volume XVIII, cahier n°4, « L’école soviétique des années 1920 », Paris, 1977. – pp.357- 375. CUENOT Alain, Clarté (1919-1928) : « Du refus de la guerre à la révolution, Les libéralismes en question » (XVIIIe-XXIe siècles) Cahiers d’Histoire, Revue d’histoire critique, 2014, 123, pp.115-136. WERTH Nicolas, Alphabétisation et idéologie en Russie soviétique, Vingtième Siècle, revue d'histoire, 1986, Volume 10, Numéro 1 pp.19-36 Sitographie L’École Émancipée, [en ligne], disponible sur : https://www.amisdefreinet.org/archives/ecoleemancipee/ecoleeman cipee.html

Numéros commentés : N°6, 1 novembre 1925, p.86-87 :« Mes impressions de pédagogue en Russie soviétique » N°7, 8 novembre 1925, p.96-97 : « Mes impressions de pédagogue en Russie soviétique (II). Coup d’œil général sur la nouvelle éducation en Russie » N°9, 22 novembre 1925, p.129-130 : « Mes impressions de pédagogue en Russie soviétique (III). La vie des écoles russes » N°10, 29 novembre 1925, p.137-138 : Mes impressions de pédagogue en Russie soviétique, une école ordinaire du 1er degré » N°12, 13 décembre 1925, p.160-161 : « Pédagogie russe et pédagogie bourgeoise (texte de Delaunay précédant la réponse de Freinet ». 111

N°13, 20 décembre 1925, p.176-177 : « Mes impressions de pédagogue en Russie soviétique, le travail et la vie à l’école russe ». N°15, 3 janvier 1926, pp.213-215 : « Pédagogie russe et pédagogie bourgeoise ». N°17, 17 janvier 1926, p.236-237 : « Mes impressions de pédagogue en Russie soviétique, le travail et la vie à l’école russe, II. Les méthodes ». N°19, 31 janvier 1926, p.261-262 : « Mes impressions de pédagogue en Russie soviétique. Les manuels ». N°21, 14 février 1926, p.291 : « Pédagogie russe et pédagogie bourgeoise, par Delaunay (débat avec Freinet) ». N°22, 21 février 1926, p.303 : « Pédagogie russe et pédagogie bourgeoise, (réponse à Delaunay) ». N°27, 28 mars 1926, pp. 370-372 : « Servir sa classe ». N°30, 25 avril 1926, p.414-415 : « La vie à l ’école russe ». N°31, 2 mai 1926, p.429-430 : « Mes impressions de pédagogue en Russie soviétique. L’activité sociale à l’école russe ». N°37, 13 juin 1926, p.514-515 : « Mes impressions de pédagogue en Russie soviétique ; une méthode de travail : la base sociale des complexes ». N°4, 16 octobre 1927, pp.61-63 : « Les Infracteurs ». N°5, 23 octobre 1927, p.76-77 : « Les Infracteurs, suite ». N°6, 30 octobre 1927, p.93-94 : « Les Infracteurs, III ». N°9, 20 novembre 1927, pp.140-142 : « Les Infracteurs, IV ». N°14, 25 décembre 1927, pp.226-227 : « Les Infracteurs, V ». N°15, 1 janvier 1928, p.245-246 : « Les Infracteurs, fin » .

112

Table des matières Introduction

p. 9

1- CélestinFreinet en URSS

p. 11

1.1. Freinet, instituteur syndicaliste et révolutionnaire

p. 13

1.2. L’école soviétique

p. 15

1.3. Le voyage de Freinet en URSS

p. 21

1.4. Ses impressions et l’influence sur sa pédagogie

p. 27

2- Lydia Seïfoullina,

,

p. 51

2.1. Lydia Seïfoullina, écrivain et pédagogue

p. 53

2.2. Littérature pédagogique ou pédagogie littéraire

p. 55

2.3. Les Infracteurs de la loi

p. 59

Bibliographie

p. 109

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L’HARMATTAN ARMATTAN SÉNÉGAL L’H SÉNÉGAL 10 VDN en face Mermoz, après le pont de Fann « Villa Rose », rue de Diourbel X G, Point E BP 45034 Dakar Fann 45034 FANN 33BP 825 98 58Dakar / 33 860 9858 (00221) 33 825 98 58 / 77 242 25 08 [email protected] / [email protected] www.harmattansenegal.com

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