A L'ecole De L'antiquite: Hommages a Ghislaine Vire (Collection Latomus) (French Edition) 9042941502, 9789042941502

La philologie requiert autant de rigueur que d'ouverture d'esprit, deux qualites que Ghislaine Vire possede au

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French Pages 262 [277] Year 2020

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Table of contents :
Couverture
Titre
Préface
Première Partie: L’éducation dans l’Antiquité
Dans les classes de l’Égypte byzantine: à propos de deux tablettes et d’un manuel scolaires
L’enseignement des grammairiens latins et la formation du citoyen de demain
Les Grecs ont-ils étudié le latin dans l’Antiquité? Quelques témoignages littéraires et épigraphiques datant du Haut-Empire
Entre pédagogie et philologie: le commentaire de Plutarque à Hésiode
Deuxième Partie: Enseigner l’Antiquité: Réflexions méthodologiques et études de cas
L’allégorie de la Caverne, ou la liberté par l’éducation
Le témoin homérique, entr mémoire et autorité
Quelques réflexions sur le commentaire de textes: l’exemple de la poésie latine
La prosodie du latin: une approche plurilinéaire
Une allusion à Épicure dans la lettre de Pline le Jeune sur la mort de Silius Italicus?
À propos de l’analyse rhétorique: le discours du consul Publius Sulpicius Galba sur la guerre de Macédoine (Liv. XXXI, 7)
Lat. guttur, hitt. kuttar: un cas d’école?
Troisième Partie: Pédagogie et didactique des langues anciennes aujourd’hui
Sciences de l’éducation, sciences de la formation et renouvellement des humanités
Valeurs didactiques du drame ancien
Passer d’une langue “transpositive” à une langue “analogue”: un nœud de résistance essentiel dans l’apprentissage de la langue latine? Petite mise en perspective historique
De la reconnaissance des cultures à un humanisme du divers
Comment conjuguer le présent actif des compétences en langues anciennes au mode des cours de philosophie et citoyenneté?
Postface
Table des matières
Collection Latomus
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A L'ecole De L'antiquite: Hommages a Ghislaine Vire (Collection Latomus) (French Edition)
 9042941502, 9789042941502

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COLLECTION LATOMUS

VOL. 361

À L’ÉCOLE DE L’ANTIQUITÉ HOMMAGES À GHISLAINE VIRÉ

COLLECTION LATOMUS VOLUME 361

À l’école de l’Antiquité Hommages à Ghislaine Viré Textes réunis et édités par Benoît SANS et Charlotte VANHALME

SOCIÉTÉ D’ÉTUDES LATINES DE BRUXELLES — LATOMUS 2020

ISBN 978-90-429-4150-2 eISBN 978-90-429-4151-9 D/2020/0602/24

Droits de traduction, de reproduction et d’adaptation réservés pour tous pays. Toute reproduction d’un extrait quelconque, par quelque procédé que ce soit et notamment par photocopie ou microfilm, de même que la diffusion sur Internet ou tout autre réseau semblable sont strictement interdites.

Préface Une université engagée. Voilà bien un portrait que l’Université libre de Bruxelles aime à dresser d’elle-même. Et à raison, si l’on pense aux combats de ses autorités et Conseils d’administration en faveur de multiples causes sociétales, de la lutte contre le fascisme à la dépénalisation de l’avortement, en passant par la dénonciation de nombre d’injustices et d’atteintes aux libertés fondamentales. Mais quels que soient l’importance et le mérite de ces prises de positions et de ces interventions dans la vie publique, le profond « engagement » de l’université relève de l’action individuelle ou collective des membres de sa communauté. C’est l’attitude de ses étudiants, de son personnel scientifique ou administratif, de ses professeurs qui témoigne concrètement de l’engagement d’une université dans la société. La carrière académique de Ghislaine Viré représente, à mes yeux, une extraordinaire illustration de cette constatation, sans doute banale, mais dont on ne prend pas toujours suffisamment la mesure. Car Ghislaine n’a cessé d’avoir à l’esprit la nécessité d’un engagement de l’universitaire au sein de la société. Elle s’est efforcée d’y répondre, avec cohérence, modestie et détermination. S’il faut un commencement à une histoire, on verra dans sa magistrale édition du DeAstronomia d’Hygin, publiée chez le célèbre éditeur allemand Teubner, l’une des premières expressions de son intérêt pour la transmission du savoir. La transmission que vise le philologue bien sûr mais aussi celle que les copistes ont veillé à assurer, par l’exercice patient et anonyme de la retranscription des textes anciens. Le texte comme lien entre les générations. On ne s’étonnera dès lors guère de la voir, très tôt, s’engager dans ce que l’on appelle aujourd’hui les « humanités numériques ». Avec son collègue et ami Jacques Michel, elle explorera ainsi l’apport de l’informatique à l’indexation des textes. Bien avant d’autres, elle avait perçu l’importance du logiciel dans la longue histoire de la transmission du savoir ; après tout, il s’agissait, ici aussi, d’un langage qui facilite la connaissance. Mais pour ceux qui imagineraient trop aisément une latiniste centrée sur les apparats critiques et fascinée par la lectiodifficiliord’un copiste du Moyen Âge, il faut immédiatement donner le ton. La langue latine est pour Ghislaine comme une école de vie. Et d’abord un prétexte à l’exercice de la rigueur. Son approche du latin puise aux fondements de son engagement : la volonté de transmettre aux jeunes générations une discipline, aux multiples sens du mot. Ceux qui pensent que l’enseignement des langues anciennes – je déteste l’expression fallacieuse de « langues mortes », car elles ne le sont pas – ne sert qu’à faire connaître les sociétés qui les pratiquaient, au point que l’on puisse le remplacer par quelque cours d’initiation à la culture antique, n’ont rien compris à l’apport essentiel du

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DIDIER VIVIERS

latin et du grec dans l’enseignement secondaire. Si la langue offre évidemment un accès indispensable à l’appréhension d’une culture, l’apprentissage du latin comme du grec est, bien au-delà de ce sésame de l’histoire, une école de nuance, de précision, de rigueur, une ouverture vers des mondes à la fois exotiques et tellement proches, une situation qui en fait des terrains tout particulièrement efficaces pour exercer sa sensibilité à l’Autre. La logique, mais aussi l’imagination s’y illustrent et imprègnent imperceptiblement, c’est-à-dire durablement, les esprits qui s’y investissent. Aussi, au-delà de la passion pour une langue et une culture, au-delà de l’intérêt pour la science antique, pour l’édition des textes, qui s’apparente peut-être à une quête de la vérité, l’enseignement demeure le cœur de la carrière de Ghislaine Viré. L’enseignement par le latin et non pas le seul enseignement du latin. Le sens critique, le libre-examen, la précision, le courage, voilà quelques attitudes qu’il importe d’enseigner, à travers la langue latine. Comment faire évoluer la didactique des langues anciennes pour continuer à former les nouvelles générations ? Comment défendre un enseignement qui ne se limite pas à quelques matières en prise directe sur une utilité, souvent très passagère ? Comment faciliter le passage du monde de l’enseignement secondaire à l’univers du supérieur ? Toutes ces questions ont passionné – et passionnent encore – Ghislaine, mais surtout, elles ont entraîné la latiniste dans une action permanente. Conseillère de plusieurs recteurs de l’Université libre de Bruxelles pour les relations entre Université et enseignement secondaire, Ghislaine Viré n’a cessé de parcourir les salons-étudiants et les classes de cours pour tenter de faire découvrir aux élèves la voie qui les épanouirait. De journées d’accueil en réunions pédagogiques, elle n’a cessé de faire la chasse aux faux-semblants et aux slogans à l’emporte-pièce, par respect pour l’enseignement universitaire et pour les étudiants. On ne triche pas avec les mots quand on enseigne le latin. Vous l’aurez compris, l’engagement de Ghislaine Viré est celui d’une professeure qui croit en son métier, en son rôle de passeur, en l’importance d’une formation qui donne des bases à l’intelligence humaine pour qu’elle se développe par la suite en toute liberté. Mais il manquerait quelque chose d’essentiel à ma bien pâle évocation d’une personnalité tellement attachante si je ne soulignais sa générosité. J’en ai bénéficié, comme beaucoup d’autres, à plusieurs reprises. Et chaque fois, la même discrétion, la même modestie sont venues comme masquer l’importance du don. Aussi, aujourd’hui, il y a derrière ce recueil d’articles, offerts à Ghislaine Viré par des collègues, qui sont parfois d’anciens étudiants, une reconnaissance de dette générale de l’Université libre de Bruxelles (et bien plus encore) envers l’une des chevilles ouvrières de son engagement au sein de la société. Que Ghislaine lise, entre les lignes, la gratitude et l’estime, parfois l’affection, de tous ses collègues et amis. Et si ce volume reflète à merveille la cohérence de sa carrière académique, entre transmission antique du savoir, enseignement de l’Antiquité et didactique des langues anciennes, j’aimerais aussi, pour rendre pleinement hommage à sa destinataire, qu’il soit perçu comme

PRÉFACE

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un plaidoyer discret mais déterminé en faveur d’une société fondée sur la solidarité, la tolérance et la liberté de pensée. Une vie dédiée aux textes anciens, c’est aussi une vie dédiée aux autres, consacrée à entretenir l’échange et le lien entre les générations. Une vie dédiée à l’enseignement, c’est la volonté de croire, et de travailler, au progrès de l’humanité. UniversitélibredeBruxelles(ULB).

Didier VIVIERS.

BIBLIOGRAPHIE A. MARCOLONGO (2018), Lalanguegéniale.9bonnesraisonsd’aimerlegrec, Paris. D. MENDELSOHN (2017), Uneodyssée.Unpère,unfils,uneépopée,Paris. M. NUSSBAUM (2011), Les émotions démocratiques. Comment former le citoyen du XXIesiècle ?, Paris. N. ORDINE (2013), L’utilitédel’inutile, Paris. G. VIRÉ (1992), Hyginus.DeAstronomia, Stuttgart / Leipzig (BT).

PREMIÈRE PARTIE

L’ÉDUCATION DANS L’ANTIQUITÉ

Dans les classes de l’Égypte byzantine : à propos de deux tablettes et d’un manuel scolaires* C’estleplusvieuxtangodumonde, Celuiquelestêtesblondes Ânonnentcommeuneronde Enapprenantleurlatin. Jacques Brel, Rosa (1962).

Rosa,rosa,rosam… Dans une chanson au ton salutairement impertinent, mais au fond pleine de nostalgie, Jacques Brel se souvenait de quelle manière, jeune collégien, parmi d’autres têtes blondes, il avait ânonné les formes de la première déclinaison latine. Mais, que récitaient donc, dans leurs classes, les élèves de l’Antiquité grecque ou romaine ? Pour répondre à cette question, un détour se recommande par les rives du Nil : en effet, grâce à la documentation papyrologique, l’Égypte est la région du monde classique où les pratiques scolaires sont connues de la manière la plus détaillée 1. Les découvertes du siècle écoulé nous ont donné accès à des témoignages de premier ordre sur le matériel pédagogique utilisé dans les écoles, comme le fameux « Livre d’écolier du IIIe siècle avant J.-C. », publié il y a quatre-vingts ans 2 – en fait, il s’agirait plutôt de ce qu’on appelle un « livre du maître » – ou comme un manuel scolaire chrétien conservé à la Sorbonne et attribué aux Ve-VIe siècles de notre ère 3. Récemment, les fouilles menées par des archéologues américains à Trimithis (Amheida, oasis de Dakhleh) nous ont même permis de nous faire une idée d’un local de cours tel qu’il se * Les premiers mots de notre titre s’inspirent de la plaquette publiée par NACHTER(1980) à l’intention des professeurs de l’enseignement secondaire : Danslesclasses d’Égypted’aprèslespapyrusscolairesgrecs. Le regretté Georges Nachtergael, disparu en 2009, fut, avec Ghislaine Viré, l’un des piliers de l’enseignement des langues anciennes à l’Université libre de Bruxelles : des générations de candidats en Philologie classique, comme on les désignait à l’époque, se sont initiées sous leur houlette à la pratique, si enrichissante, du thème et de la version. 1 Parmi les nombreuses synthèses publiées sur le sujet, nous signalons LEGRAS (2002a), part. p. 111-127, (2002b), part. p. 95-111 ; CRIBIORE (2009). 2 P. Cair. Inv. 65445 (= Cribiore 379 ; M.-P.3 2642 ; LDAB 1054) [ed.: GUÉRAUD / JOUGUET (1938)]. Le « Livre d’écolier » sera plusieurs fois mis à profit dans la suite de notre contribution. 3 P. Bour. 1 (= Cribiore 393 ; M.-P.3 2643 ; LDAB 2744). Pour la datation et la reconstruction du codex, cf. CARLIG (2016) ; pour la réédition de la liste de mots, cf. HUYS / BAPLU (2009). GAEL

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ALAIN DELATTRE / ALAIN MARTIN / NAÏM VANTHIEGHEM

présentait au IVe siècle de notre ère, avec ses dipinti muraux invitant les élèves au travail et à l’effort, en hexamètres et en distiques élégiaques grecs 4. Les documents illustrant les différentes phases de l’instruction dispensée en grec (subsidiairement en latin) en Égypte, depuis l’école élémentaire jusqu’aux classes avancées, ont été réunis à plusieurs reprises : au début du XXe siècle, par Erich Ziebarth, dans une anthologie d’une cinquantaine de textes, qui peut encore rendre des services 5 ; peu avant la Seconde Guerre Mondiale, par Paul Collart, sous la forme d’une liste (mise à jour par Giorgio Zalateo, puis par Hermann Harrauer et Pieter Sijpesteijn et, à peu près au même moment, par Janine Debut) 6 ; il y a une vingtaine d’années, par Raffaella Cribiore, dans le cadre d’une étude monumentale, incluant à nouveau une liste des papyrus scolaires, riche de plus de quatre cents numéros 7. Parallèlement à ces efforts, Monika Hasitzka a fait paraître en 1990 un corpus des textes scolaires coptes, parmi lesquels de très nombreux inédits 8. Signe de l’intégration progressive des papyrologies en langue égyptienne d’une part et en grec d’autre part, le répertoire de Cribiore fait une place à plusieurs documents coptes ou bilingues. Inversement, celui de Hasitzka inclut de nombreux textes grecs : plus d’une vingtaine de témoins figurent ainsi dans l’un et l’autre des deux recueils. Cribiore justifiait l’élargissement au copte par le fait que, pour ce qui concerne en tout cas l’apprentissage de la lecture, les pratiques grecques et coptes étaient étroitement apparentées 9 ; en maintenant la distinction traditionnelle entre les deux domaines, expliquait-elle, on risquerait de susciter de « graves problèmes conceptuels » 10. Les trois documents scolaires présentés ici montrent, si besoin est, la justesse du point de vue de Cribiore. Il ne s’agit pas à proprement parler de pièces inédites, mais nous croyons utile de les mettre ici en évidence, car les informations qu’elles apportent sur le système scolaire de l’Égypte byzantine sont demeurées largement méconnues, sinon ignorées, même dans les cercles papyrologiques. Nous avons aussi sélectionné ces documents parce que, examinés en séquence, ils illustrent de quelle manière et selon quelle progression les pédagogues de Sur l’« école » de Trimithis, cf. CRIBIORE / DAVOLI / RATZAN (2008) ; DAVOLI / CRIBIORE (2010). Les dipinti sont reproduits dans SEG LVIII 1810 (avec de menues observations par Alain Martin). 5 ZIEBARTH (1910, 19132), 51 nos. S’appuyant sur l’édition originale de cette anthologie, BEUDEL (1911) avait esquissé un premier tableau de l’instruction des enfants en Égypte gréco-romaine. 6 COLLART (1937), 177 nos ; ZALATEO (1961), 374 nos ; HARRAUER / SIJPESTEIJN (1985), p. 14-17, accompagnant l’édition de 184 documents scolaires ; DEBUT (1986), 395 nos. 7 CRIBIORE (1996), p. 173-284, 412 nos. 8 HASITZKA (1990), 332 nos. 9 Faut-il rappeler que l’alphabet copte sahidique, c’est-à-dire le plus usité, ajoute six caractères propres aux vingt-quatre lettres grecques ? En dépit des différences profondes entre les deux langues, on conçoit aisément que l’initiation à la lecture ait fait appel aux mêmes exercices de base. 10 CRIBIORE (1996), p. 29 : « deep conceptual problems ». 4

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DANS LES CLASSES DE L’ÉGYPTE BYZANTINE

l’Antiquité concevaient l’apprentissage de la lecture et de l’écriture : de la lettre (placée à son rang dans l’alphabet) à la syllabe, puis de la syllabe au mot, plus ou moins long et complexe. Ce programme est celui que préconise notamment Quintilien dans un passage fameux de l’Institutionoratoire : le maître d’école veillera à initier l’enfant successivement à la lecture des lettres, puis des syllabes, enfin des mots (inlitteris …, insyllabis …, innominibus) 11 ; nous reviendrons sur les recommandations propres à Quintilien en ce qui concerne les syllabes 12. Origène, vers 240 après J.-C., distinguait de même, parmi les élèves des classes élémentaires, les abecedarii, les syllabarii et les nominarii (dans la traduction latine de Rufin d’Aquilée, postérieure d’un siècle et demi environ) 13 : Inlitterarioludo,ubiprimapuerielementasuscipiunt,abecedariidicunturquidam, aliisyllabarii,aliinominarii,aliiiamcalculatoresappellantur;etcumaudierimus haecnomina,exipsis,quisitinpuerisprofectus,agnoscimus 14. C’est aux abecedarii, aux syllabarii et aux nominarii qu’étaient destinées les cinq premières catégories de documents scolaires dans la classification de Cribiore (Tabl. I) 15.

1. 2. 3. 4. 5.

Classe

Cribiore

Nombre

%

Lettres de l’alphabet Alphabets Syllabaires Listes de mots Exercices d’écriture

1-40 41-77 78-97 98-128 129-174

40 37 20 31 46

22,9 21,2 11,4 17,8 26,4

TABL. I QUINT. I, 1, 24-35 (part. I, 1, 26 ; 30, pour les expressions citées). Cf. infra, p. 30 et notes 83-84. 13 ORIG. (RUFIN D’AQUILÉE), HoméliessurlesNombres 27, 13, 1. Le texte est signalé par MARROU (1948), p. 364, n. 59. On trouvera dans cet ouvrage monumental deux exposés bien construits sur l’« instruction primaire» dans le monde hellénistique et à Rome ; MARROU (1948), p. 210-222, 359-368. Comme la mention de calculatores le montre, l’initiation au maniement des chiffres est étroitement associée à l’entraînement à la lecture et à l’écriture. « Le calcul, […] c’est essentiellement l’apprentissage du vocabulaire de la numération pour lequel on s’aide de petits jetons, calculi », explique MARROU (1948), p. 366. L’association des deux matières s’impose particulièrement dans le monde grec, puisque les nombres y sont notés au moyen de lettres. On aimerait connaître les équivalents grecs – s’ils existaient – des dénominations utilisées dans la traduction de Rufin. 14 « Au jeu des lettres où les enfants apprennent à lire, on appelle les uns “abécédaires”, d’autres des “syllabaires”, d’autres des “nominaires”, d’autres déjà des “calculateurs”. À l’énoncé de ces dénominations, nous connaissons le niveau des enfants » (trad. L. Doutreleau, Sources chrétiennes). Le traducteur juge le résumé « cavalier » (?) ; le témoignage d’Origène (ou de Rufin), confronté aux témoignages sur papyrus de la vie scolaire, nous paraît au contraire singulièrement bien informé. 15 Pour cette classification, cf.CRIBIORE (1996), p. 31. L’auteure consacre ensuite une brève présentation à chacune des catégories qui nous intéressent : lettres et alphabets (p. 37-40) ; syllabaires (p. 40-42) ; listes de mots (p. 42-43) ; exercices d’écriture (p. 43-45). 11 12

14

ALAIN DELATTRE / ALAIN MARTIN / NAÏM VANTHIEGHEM

Ces documents, au nombre de 174 en 1996, constituent autant de témoignages sur la marche de l’enseignement élémentaire, auquel nous limitons ici notre champ d’investigation 16. Suivons maintenant abecedarii, syllabarii et nominarii dans leurs classes respectives, et penchons-nous sur des exercices que le maître a préparés à leur intention. Les deux premiers documents que nous examinerons ont été copiés sur des tablettes de bois, l’un des supports caractéristiques du matériel utilisé dans les écoles d’Égypte 17 ; le troisième est un codex de parchemin. 1. UNE TABLETTE DE BRUXELLES PRÉTENDUMENT MAGIQUE (Alain Delattre / Alain Martin) Le document qui ouvre notre sélection a longtemps été tenu à l’écart des travaux relatifs à l’histoire de l’éducation. Acquis à Paris en 1934 pour le compte des Musées royaux d’Art et d’Histoire de Bruxelles, où il a été inventorié sous le n° E. 6801, l’objet a été présenté dès 1935 dans un article de Claire Préaux paru dans la Chroniqued’Égypte 18. Le contenu des séquences écrites a amené l’éditrice à identifier une tablette magique, plus précisément une amulette. Sur une face, se lit, copié six fois, le verset 3 du Psaume 28 (29) : † Φωνὴ Κυρίου ἐπὶ τῶν ὑδάτων· ὁ Θεὸς τῆς δόξης (ἐβρόντησεν) 19. L’autre côté, moins bien conservé, présente un alphabet copte complet, c’est-à-dire les vingt-quatre caractères grecs et les six lettres supplémentaires du copte sahidique 20, ainsi que les voyelles grecques, le tout copié à nouveau six fois. Dans son commentaire, érudit et élégant, Claire Préaux croit déceler une « unité d’inspiration » dans chacun des éléments qu’offrent les deux faces de l’objet : « Si le verset du Psaume 28 (29) rappelle la force écrasante du Seigneur, les six alphabets invoquent, eux aussi, des puissances universelles […] Comme le Psaume 28 (29), comme l’alphabet, [les sept voyelles] désignent ce qu’il y a de plus puissant dans l’univers, elles évoquent les forces infinies qui régissent le monde. On sent qu’une remarquable unité d’inspiration a présidé au choix des éléments de notre tablette. Celui qui l’a confectionnée a voulu sans doute réunir toutes les façons d’évoquer les puissances les plus formidables. C’est une protection générale qu’il a cherché à requérir » 21. 16

Les cinq classes suivantes de documents, qui portent le total général à 412 nos dans le catalogue de Cribiore, ne seront donc pas prises ici en considération. 17 WORP (2012) a dressé un catalogue de toutes les tablettes de l’Antiquité « classique » qui nous sont parvenues, quelle que soit la langue des textes qu’elles portent ; sa liste comporte 525 nos. 18 PRÉAUX (1935). 19 « La voix du Seigneur est sur les eaux, le Dieu de gloire (a fait gronder le tonnerre) ». Le verbe final ne se lit qu’une fois, à la fin de la l. 2, réduit d’ailleurs à ses deux premières lettres. 20 L’absence de la lettre khaï (ϧ), typique du dialecte bohaïrique parlé au nord de l’Égypte, exclut la Basse-Égypte comme provenance. 21 PRÉAUX (1935), p. 367, 369-370.

DANS LES CLASSES DE L’ÉGYPTE BYZANTINE

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L’interprétation de Claire Préaux, bientôt adoptée par Viktor Stegemann, expert renommé des textes magiques coptes 22, a été généralement bien accueillie ; elle a été longtemps reprise ou résumée sans interrogation particulière 23. Au cours des dernières années, Scott Bucking l’a encore défendue avec conviction 24. Pourtant, une lecture scolaire de la tablette, en dehors de tout contexte magique, a également cours depuis quelque temps : discrètement amorcée par Patrice Cauderlier en 1991 25, celle-ci a reçu l’adhésion de Cribiore, qui range l’objet parmi les exercices d’écriture 26 ; elle a été formulée ensuite de manière plus affirmée dans la solide enquête méthodologique que Nathan Carlig et Magali de Haro Sanchez ont consacrée précisément aux « amulettes ou exercices scolaires » 27. Les auteurs relèvent, dans l’aspect physique du document, une « accumulation de marqueurs significatifs » qui plaident en faveur de l’identification d’une tablette scolaire : la planchette, de forme oblongue (les petits côtés correspondent à un peu plus du tiers des longs côtés 28), couverte d’un enduit, présente le long de ses bords des perforations (en partie rebouchées avant le dernier emploi), comme celles qui permettaient, selon l’opinion la plus répandue, de réunir plusieurs tablettes en un cahier, à l’aide de cordons 29 ; des lignes incisées dans la surface du bois délimitaient la zone destinée au texte et servaient de guide à l’écriture. Ces constats objectifs n’ont pas eu raison de l’interprétation magique de l’objet, il est vrai séduisante et bénéficiant du prestige de la savante qui l’avait énoncée. On comprendra que des hésitations s’observent

22 STEGEMANN (1936). Cet auteur croyait pouvoir privilégier le VIIe siècle en raison d’indices paléographiques. La prudence s’impose en cette matière ; nous maintenons la fourchette chronologique proposée par Claire Préaux. 23 La lecture magique de la tablette est admise dans les instrumenta de la papyrologie : en 1976, dans le bref commentaire de van Haelst 129, « Amulette » ; en 1993, en tête de SB XVIII 13323, « Christliches Amulett mit Psalm-Zitat ». Elle a trouvé des échos récents notamment chez DELATTRE / WORP (2012), p. 379-382 ; MINUTOLI (2017), p. 576. 24 BUCKING (1997), p. 137-138 ; (2006), p. 67-68 ; (2011), p. 92-93 ; (2012), p. 232-233. 25 CAUDERLIER (1991), p. 153. 26 CRIBIORE (1996), p. 213 : « An amulet (ed.pr.). The repeated writing and the tablet’s size point to an exercise ». Le catalogue des manuscrits grecs de l’Ancien Testament soutient la même interprétation ; cf.RAHLFS (2004), p. 47, n° 2114. 27 CARLIG / DE HARO SANCHEZ (2015), p. 77-78. 28 Ce rapport, un tiers ou un peu plus (rarement jusqu’à la moitié), s’observe dans la majorité des tablettes, quel qu’en soit d’ailleurs l’usage. 29 D’autres explications ont été envisagées pour rendre compte de ces perforations caractéristiques, en fonction notamment de leur position et de leur forme. On a prétendu qu’elles permettaient de transporter les tablettes de la maison à l’école ou, dans la classe même, de suspendre celles-ci au mur (en ce cas, éventuellement sans cordons passés dans les trous) : cf.VAN MINNEN (1995), p. 177, n. 17 ; DELATTRE / WORP (2012), p. 379-382, qui font remarquer que, en suspendant certaines tablettes, on en aurait empêché pratiquement la lecture.

FIG. 1. – T. Brux. Inv. E. 6801 = SB XVIII 13323, r° (© Musées royaux d’Art et d’Histoire, Bruxelles) (60 %).

16 ALAIN DELATTRE / ALAIN MARTIN / NAÏM VANTHIEGHEM

FIG. 2. – T. Brux. Inv. E. 6801 = SB XVIII 13323, v° (© Musées royaux d’Art et d’Histoire, Bruxelles) (60 %).

DANS LES CLASSES DE L’ÉGYPTE BYZANTINE

17

18

ALAIN DELATTRE / ALAIN MARTIN / NAÏM VANTHIEGHEM

aujourd’hui entre lectures magique et scolaire 30. Examinons de plus près le texte des deux faces avant d’essayer de nous faire une opinion à ce sujet. L’extrait du Psaume 28 (29) a été repris dans SB XVIII 13323 sur la base du travail de Claire Préaux ; nous le reproduisons toutefois ici, pour la commodité du lecteur. En revanche, l’autre face, simplement décrite jusqu’à présent, mérite d’être éditée en bonne et due forme, en dépit du caractère répétitif du texte 31. T. Brux. Inv. E. 6801 = SB XVIII 13323 (= Cribiore 169 ; M.-P.3 2736.01 ; LDAB 3365 ; van Haelst 129 ; Worp 59) [descr. : PRÉAUX (1935)] Tablette de bois FIG. 1-2

30 × 12 cm

Haute ou Moyenne-Égypte VIe-VIIe siècles

ro

† ⲁⲃⲅⲇⲉⲍⲏⲑⲓⲕⲗⲙⲛⲝ[ⲟⲡⲣ] 2 ⲁⲃⲅⲇⲉⲍⲏⲑⲓⲕⲗⲙⲛⲝⲟⲡⲣ ⲁⲃⲅⲇⲉⲍⲏⲑⲓⲕⲗⲙⲛⲝⲟⲡⲣ 4 ⲁⲃⲅⲇⲉⲍⲏⲑⲓⲕⲗⲙⲛⲝⲟⲡⲣ ⲁⲃⲅⲇⲉⲍⲏⲑⲓⲕⲗⲙⲛⲝⲟⲡⲣ 6 ⲁⲃⲅⲇⲉⲍⲏⲑⲓⲕⲗⲙⲛⲝⲟⲡⲣ

ⲥⲧⲩⲫ[ⲭⲯⲱ] ϣϥϩϫϭϯ [ⲁⲉ]ⲏⲓⲟⲩⲱ ⲥⲧⲩⲫ[ⲭ]ⲯⲱ ϣϥϩϫϭϯ ⲁⲉⲏ[ⲓⲟⲩⲱ] ⲥⲧⲩⲫⲭⲯⲱ ϣϥϩ[ϫϭϯ] ⲁⲉⲏⲓ[ⲟⲩⲱ] ⲥⲧⲩⲫⲭⲯⲱ ϣϥϩϫϭϯ ⲁⲉⲏⲓⲟⲩⲱ ⲥⲧⲩⲫⲭⲯⲱ ϣϥϩϫϭϯ ⲁⲉⲏⲓⲟⲩ[ⲱ] ⲥⲧⲩⲫⲭⲯⲱ ϣϥϩϫϭϯ [ⲁⲉⲏⲓⲟⲩⲱ]

vo

† Φωνὴ Κυρίου ἐπὶ τῶν ὑδάτων· 2 Φωνὴ Κυρίου ἐπὶ τῶν ὑδάτων· Φωνὴ Κυρίου ἐπὶ τῶν ὑδάτων· 4 Φωνὴ Κυρίου ἐπὶ τῶν ὑδάτων· Φωνὴ Κυρίου ἐπὶ τῶν ὑδάτων· 6 Φωνὴ Κυρίου ἐπὶ τῶν ὑδάτων·

ὁ Θεὸς τῆς δόξης ὁ Θεὸς τῆς δόξης ἐβ(ρόντησεν) ὁ Θεὸς τῆς{ς} δόξης ἐ(βρόντησεν) ὁ Θεὸς τῆς δόξης ὁ Θεὸς τῆς δόξης ὁ Θεὸς τῆς δό[ξης]

L’identification d’un objet à destination magique, plus précisément d’une amulette, telle qu’elle a été défendue en dernier lieu par Bucking, repose pour l’essentiel sur deux éléments du texte que porte la tablette 32 : 30 La tablette est bien classée parmi les amulettes dans la liste dressée par DE BRUYN / DIJKSTRA (2011), p. 212-213, n° 179, mais les auteurs jugent cette interprétation douteuse : « doubt.? » ; cf.déjà DE BRUYN (2010), p. 181. Les deux hypothèses figurent côte à côte dans la notice de Worp 59 : « School text: Exercise (Cribiore) or Amulet (ed.princ.) ». Dans deux de ses travaux, Bucking lui-même est prêt à concéder à la tablette une double fonction, à la fois éducative et magique (une telle combinaison, à notre connaissance, serait dépourvue de parallèle) ; BUCKING (2006), p. 67-68, (2011), p. 92-93. 31 Les dénominations « recto » et « verso » sont ici en grande part conventionnelles. Claire Préaux appelait « recto » ce que nous désignons comme « verso » et inversement ; nous expliquerons plus loin le motif de notre choix (note 48). 32 En plus des deux arguments développés ci-dessous, PRÉAUX (1935), p. 362 notait encore : « L’écriture est si ferme et si experte qu’il n’est pas permis de supposer qu’elle a été tracée par une main d’enfant, même en guise d’exercice de calligraphie ». Cette observation, qui tend à exclure un contexte scolaire, ne tient pas : elle montre simplement que c’est le maître ou un élève très doué, et non un jeune enfant, qui a tracé le texte, comme le suggèrent déjà CARLIG / DE HARO SANCHEZ (2015), p. 72-73, 78.

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• la présence, au verso, d’une citationpsalmique. Il est exact que des extraits des Psaumes sont insérés dans nombre de textes magiques ; on pense en premier lieu à l’omniprésent Psaume 90 (91) 33. Bucking a même pu produire à l’appui de sa thèse le témoignage de P. Oxy. LXV 4469, de nature incontestablement magique 34, dont les l. 38-39 offrent un extrait du verset 7 de notre Psaume 28 (29) 35 ; • la présence, au recto, de la série des voyellesgrecques. L’usage des voyelles en contexte magique est effectivement attesté de manière massive 36. Un exemple : parmi les amulettes sur parchemin de coloration chrétienne, P. Vindob. Inv. K 8302 présente une séquence composée des sept voyelles : ⲁⲉⲏⲓⲟⲩⲱ 37. À dire vrai, les deux éléments du texte exploités ci-dessus peuvent également être produits en faveur d’une interprétation strictement scolaire de la tablette : • les Psaumes étaient régulièrement mis à profit dans les écoles de l’Égypte chrétienne. Ainsi, MPER N.S. IV 24, dont le caractère scolaire ne fait pas de doute, cite le Psaume 32 (33) aux p. 1-9 ; à la p. 15 du même cahier, se lit un alphabet grec complet ; ailleurs, des exercices mathématiques 38. Le catalogue de Hasitzka permet d’identifier d’autres utilisations scolaires des Psaumes 39. Dans plusieurs cas, le ou les versets sont répétés à de nombreuses reprises ou accompagnent, sur le même support, soit des alphabets (comme dans l’exemple qui précède), soit des listes de mots ou des formules épistolaires 40. Notons enfin que le Psaume 28 (29), qui nous intéresse en particulier, est copié, avec le début du Psaume 29 (30), sur la tablette T. Varie 9, où tous les mots sont séparés par de petits traits pour en faciliter la lecture, ce qui pointe de manière assurée en direction d’un contexte scolaire 41 ; • les voyelles aussi apparaissent dans de plusieurs textes scolaires : nous mentionnerons deux tablettes où les sept voyelles sont associées à des alphabets 33

Cf.KRAUS (2005). P. Oxy. LXV 4469 (= LDAB 1). Le papyrus porte un charme de guérison, qui reprend la lettre d’Abgar en grec, ainsi que des formules de guérison en grec et en copte. 35 BUCKING (2012), p. 233. 36 Cf. FRANKFURTER (1994), p. 199-205. 37 P. Vindob. Inv. K 8302 (= LDAB 91437) [ed. : STEGEMANN (1934), p. 70-76, n° 45] ; cf. MEYER / SMITH (1994), p. 113-115, n° 61. 38 MPER N.S. IV 24 (= Cribiore 403 ; M.-P.3 2644.2 ; LDAB 3215 ; van Haelst 136 ; cf.SB XXVIII 17151). « Signe des temps, dans ce cahier d’écolier, les Psaumes ont remplacé Homère », commente van Haelst. 39 P. Rain. Unterricht kopt.34, 188, 192, 196, 202, 212, 218, 240. Les extraits des Psaumes n’ont pas toujours été correctement identifiés dans ces textes ; on trouvera une liste plus complète, avec des compléments bibliographiques, dans DELATTRE (en préparation). 40 Pour les versets maintes fois répétés, on verra, par exemple, P. Rain. Unterricht kopt. 212 [cf. DELATTRE (2012b), p. 389-390, n° 2] ; pour un extrait psalmique associé à une liste de mots, P. Rain. UnterrichtKopt. 240, – à des formules épistolaires, O. Frangé 433, 434, etc. 41 T. Varie 9 (= Cribiore 321 ; LDAB 3405 ; Worp 308). 34

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et à un syllabaire, T. Mich. Inv. 763 42 et T. Schøyen Inv. MS 1760/3 43. Dans le manuel scolaire P. Cotsen-Princeton 1, dont il sera question plus loin, on trouve, au bas de la p. 137, quatre colonnes : la première cite les sept voyelles ; la deuxième, des diphtongues ; la troisième, des séquences difficiles à prononcer ; la dernière, les lettres coptes. Les deux éléments régulièrement utilisés pour asseoir le caractère magique de la tablette de Bruxelles ne sont donc pas décisifs, puisqu’on les relève aussi dans des textes clairement scolaires. Pour départager les deux interprétations, un retour s’impose vers les indices formels, dans la foulée des « marqueurs significatifs » déjà mis en évidence par Carlig et de Haro Sanchez, dont nous souhaitons compléter ici l’argumentation. Il nous semble d’abord que les dimensions de la tablette de Bruxelles, 30 × 12 cm, excèdent de beaucoup celles qui caractérisent les objets reconnus avec assurance comme des amulettes de bois, destinées à protéger les personnes qui les portaient 44 ; au contraire, elles trouvent sans peine des parallèles parmi les tablettes d’usage scolaire 45. De manière plus décisive, la planchette est pourvue, en tout cas au verso, de lignes horizontales et verticales, incisées dans la surface du bois : les premières avaient pour fonction de guider l’écriture 46 ; les secondes délimitaient les zones prévues pour recevoir le texte. Nous ne connaissons pas de mise en page de ce genre, semblable au fond à la réglure des manuscrits médiévaux, dans les tablettes assurément magiques, en particulier parmi les amulettes. En revanche, nous relevons des dispositifs très proches dans plusieurs tablettes scolaires : par exemple, T. Bodl. Inv. Gr. Inscr. 3017, où des lignes horizontales simples et des lignes verticales doubles partagent l’espace sur les deux faces 47. Au terme de notre examen, les arguments formels nous paraissent faire pencher la balance résolument en faveur d’une lecture scolaire, et seulement scolaire, de la planchette de Bruxelles. L’extrait du Psaume 28 (29) copié six fois range le 42 T. Mich. Inv. 763 (= Cribiore 83 ; M.-P.3 2708 ; LDAB 5817) [ed. : BOAK (1920), p. 189-191, n° 1]. 43 T. Schøyen Inv. MS 1760/3 (= LDAB 699692) [ed. : DELATTRE / HARRAUER / PINTAUDI (2015), p. 34-36, n° 3]. 44 Par exemple, l’amulette βους T. Brit. Mus. Inv. EA 24591 (= Worp 190) [ed. : DELATTRE / WORP (2012), p. 377-378] mesure 2,9 × 2,3 cm ; sur les amulettes βους, cf. KRAUS (2007-2008). Afin d’admettre une fonction d’amulette pour un objet aussi grand que la tablette de Bruxelles, il faut imaginer un mode d’emploi radicalement différent : la planchette n’aurait pas été portée sur une personne, mais par exemple « accrochée soit à un mur, soit à la paroi d’un bateau, ou bien encore […] déposée dans une tombe », comme l’envisageait, avec un peu de liberté, PRÉAUX (1935), p. 363-364. 45 Par exemple, une autre tablette de Bruxelles, portant un passage d’Isocrate, T. Brux. Inv. E. 8507 (= Cribiore 306 ; M.-P.3 1257.01 ; LDAB 2537 ; Worp 60) [ed. : LENAERTS (1989)], mesure 28,8 × 13,8 cm. 46 En général, sur ces lignes-guides, cf.CRIBIORE (1996), p. 67, 76. 47 T. Bodl. Inv. Gr. Inscr. 3017 (= Cribiore 333 ; M.-P.3 1176 ; LDAB 1844 ; Worp 241) [ed. : HOMBERT / PRÉAUX (1951)].

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verso parmi les exercices d’écriture, lesquels constituaient en 1996 la catégorie la mieux illustrée dans la documentation relative à l’enseignement élémentaire (26,4 % du total, cf. Tabl. I) ; le recto rejoint les alphabets, qui étaient à peine moins bien représentés (21,2 %) 48. En somme, en tant qu’objet scolaire, notre tablette s’inscrit dans des séries banales et n’appelle à ce titre aucun commentaire particulier. Tout au plus convient-il de relever que le recto présente, à la suite de l’alphabet, les sept voyelles grecques, α ε η ι ο υ ω. Ainsi mises en évidence, les voyelles, susceptibles de constituer chacune à elle seule une syllabe 49, assuraient la transition entre deux types d’exercices, ceux qui visaient à la maîtrise de l’alphabet et ceux qui initiaient les élèves au jeu complexe des syllabes 50. Remarquons aussi, sans nier son intérêt religieux, que l’extrait psalmique du verso procède d’un choix plutôt judicieux de la part d’un maître chargé d’enseigner l’écriture et la lecture : si un exercice de syllabation est prévu dans la suite du programme, comme il est normal, la citation n’offrira aucune difficulté notable pour le débutant, la majorité des syllabes qui la constituent (ἐβρόντησεν mis à part) étant bilitères et ouvertes, soit du type le plus simple. Nos réflexions nous mènent ainsi vers le chapitre suivant de notre enquête, consacré aux syllabaires : pour nous exprimer comme Origène (ou Rufin), quittons les abecedarii et rejoignons la classe des syllabarii. 2. UNE TABLETTE PORTANT UN SYLLABAIRE GREC (Alain Delattre / Alain Martin) Le document par lequel nous poursuivons notre parcours à travers les méthodes pédagogiques de l’Égypte byzantine est absent des répertoires de textes scolaires énumérés dans notre introduction, en raison sans doute du caractère confidentiel des publications dont il a fait l’objet. Il s’agit à nouveau d’une tablette de bois ; celle-ci a été ramenée de Panopolis (aujourd’hui Akhmîm) à la fin du XIXe siècle par l’archéologue et collectionneur strasbourgeois Robert Forrer (1866-1947). D’origine suisse, mais fixé tôt en Alsace, cet amateur d’antiquités s’est imposé graduellement comme un chercheur de premier plan, dans des domaines très 48 L’exercice de copie qui porte sur l’alphabet copte et les voyelles grecques nous paraît d’une nature plus élémentaire que celui qui concerne le Psaume 28 (29) ; c’est la raison pour laquelle, contre l’usage qui a cours depuis Claire Préaux, nous appelons « recto » (c’est-à-dire face de première utilisation) le côté de la tablette qui présente les alphabets et les voyelles, « verso » le côté réservé aux citations psalmiques. 49 Les Anciens admettaient, non sans réticence, l’existence de syllabes « unilitères », réduites à une voyelle isolée : cf.DENYS LE THRACE, Grammaire 7, 3 (p. 44 Lallot), qui considère qu’il s’agit là d’un usage « abusif », καταχρηστικῶς. 50 Nous avons déjà noté la présence, sur deux autres tablettes, de la série des voyelles en guise d’amorce à un syllabaire : T. Mich. Inv. 763 et T. Schøyen Inv. MS 1760/3 (cf.supra, p. 19-20 et notes 42-43). Remarquons que, dans ces deux cas, les voyelles sont disposées verticalement (selon l’usage propre à la majorité des syllabaires, comme nous l’indiquerons) ; dans la tablette de Bruxelles, elles se font suite horizontalement, c’est-à-dire sur la ligne.

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variés 51. Il a dirigé pendant de longues années le Musée préhistorique et gallo-romain (aujourd’hui Musée archéologique) de sa ville d’adoption, traversant sans encombre le changement de régime consécutif à la défaite allemande de 1918, ce qui témoigne de l’estime dans laquelle il était tenu 52. Au printemps de 1894, le jeune Forrer entreprend un voyage archéologique dans la région de Panopolis : il réalise quelques fouilles rudimentaires, en particulier dans le secteur des nécropoles, et visite les boutiques des antiquaires ; il se constitue ainsi une collection assez hétéroclite d’objets de différentes époques 53. Forrer tient ses amis strasbourgeois au courant de ses travaux et de ses excursions en publiant une série de lettres dans une revue locale, intitulée Antiquitäten-Zeitschrift, dont il est l’un des rédacteurs. La septième lettre, parue le 15 juillet 1894, met en vedette plusieurs objets inscrits : étiquettes de momies, stèles funéraires, tessons de céramique ; la série se termine par une tablette portant un exercice d’écriture où se lisent, disposées verticalement, les séquences νολ νυλ νωλ (Fig. 3) 54. Toutes ces antiquités, y compris la tablette, sont évoquées à nouveau dans le livre de vulgarisation que Forrer tire de son voyage dès 1895 55. L’auteur mentionne une dernière fois la tablette dans un article paru en 19041905, dans lequel il passe en revue non seulement des restes de couvertures de codices, comme l’annonce le titre, AntikeBucheinbändevonAchmim-Panopolis, mais aussi un petit rouleau de papyrus, une lettre encore pliée, ainsi que d’autres objets d’intérêt bibliologique appartenant à sa collection personnelle 56. Un extrait un peu plus généreux du texte est inséré là (Fig. 4), mais Forrer ne prend malheureusement pas la peine de fournir un dessin de la tablette elle-même, comme il le fait pour d’autres pièces.

51 On se fera une idée de l’étendue des intérêts scientifiques de Forrer, de Babylone au Mont Saint-Odile, en parcourant les 943 pages (avec 3 000 illustrations) de son monumental Reallexikon der prähistorischen, klassischen und frühchristlichen Altertümer (FORRER [1907]). 52 Sur Robert Forrer, cf.SCHNITZLER (1999). L’ouvrage, publié par la Société savante d’Alsace, accompagnait une exposition organisée au Musée archéologique de Strasbourg. 53 Une pièce de la maison de Forrer, joliment dénommée « Villa Panopolitana », sera réservée à la collection ramenée d’Akhmîm (environ 2 000 pièces) : une photographie de 1902 montre un amoncellement d’objets autour de deux vitrines abritant des momies ; il ne paraît pas possible d’y distinguer notre tablette ; cf.SCHNITZLER (1999), p. 25, 35, 54. 54 FORRER (1894), col. 253-254, 257. Les objets inscrits ont été repris dans le SB, à l’exception de la tablette scolaire (comme il est normal, puisque le texte qu’elle porte n’est pas de nature documentaire) ; cf.SB I 3932-3935. La stèle SB I 3935 a été rééditée par GASCOU (2004) ; cf.SEG LIV 1745. 55 FORRER (1895), p. 59-65 : « Die Funde von Achmim ». La prédilection de Forrer pour le site de Panopolis se manifeste encore dans son Reallexikon : FORRER (1907), p. 7-12, s.u. Achmim (sans renvoi à la tablette). 56 FORRER (1904-1905).

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FIG. 3. – FORRER (1895), p. 65.

FIG. 4. – FORRER (1904-1905), p. 313.

Forrer n’hésitait pas à faire commerce des pièces égyptiennes en sa possession ; sa collection s’est ainsi progressivement dispersée et des objets lui ayant appartenu ont été signalés en de nombreux endroits 57. Nous ignorons dans quelle institution, publique ou privée, la tablette scolaire de Panopolis est aujourd’hui conservée, à condition même qu’elle ait survécu à l’émiettement de la collection. La présentation qui suit combine donc les informations contenues dans les publications de 1894, de 1895 et de 1904-1905. Nous tenons pour acquis, en raison de la similitude des extraits cités, que ceux-ci appartiennent à une seule et même tablette. Dans la description publiée en 1904-1905, Forrer présente la tablette comme suit : « eine 47 cm lange, in der Breite defekte, heute nur noch 7 cm messende hölzerne Schreibtafel » 58. La mesure fournie pour le côté le plus long n’est pas anodine : avec 47 cm, l’objet se classe parmi les tablettes scolaires de très grande taille 59. Le petit côté n’était plus complet lorsque Forrer prit possession du document : 7 cm à peine ; si la comparaison avec la tablette de Bruxelles, examinée ci-dessus, est pertinente, on peut estimer à une quinzaine de cm la 57

Des objets tirés de la collection Forrer ont été identifiés à Strasbourg même, à Berlin, à Bâle et à Leyde, d’après P. Batav., p. 243, n. 112. Il faut au moins ajouter Amsterdam à la liste ; cf.TORALLAS TOVAR / WORP (2013), p. 257 : « The Forrer collection ». Sur Forrer marchand d’antiquités, cf. SCHNITZLER (1999), part. p. 35-41 (où il est fait état de tentatives de ventes aux enchères à Amsterdam, ce qui peut expliquer la présence de pièces de la collection aux Pays-Bas), 193 (à propos de la poursuite des ventes après le décès de Forrer). 58 FORRER (1904-1905), p. 313. Pour préciser les dimensions d’une tablette de bois, on distingue d’ordinaire largeur et hauteur (plutôt que longueur et largeur). 59 Dans la liste dressée par WORP (2012), on ne relève qu’une douzaine de tablettes (sur plus de cinq cents – mais les dimensions sont inconnues dans un grand nombre de cas) atteignant ou dépassant 50 cm.

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dimension originale du côté incomplet de la planchette 60. Nous ne savons pas si, à l’instar de l’exemplaire de Bruxelles et de tant d’autres objets du même type, la surface du support avait été recouverte d’un enduit clair ; Forrer précise seulement que le texte était écrit à l’encre noire. Il signale enfin que des trous avaient été percés dans la tablette, à nouveau comme dans le parallèle bruxellois 61 ; elle faisait donc peut-être partie d’un cahier rendu solidaire au moyen de cordons passés dans les perforations 62. Forrer cite trois lignes de quatre colonnes consécutives, mais ne fournit aucune indication sur la position que cette séquence occupait sur le support 63. Nous supposons que, comme sur de nombreuses autres tablettes scolaires 64, les colonnes étaient parallèles au petit côté, soit à la hauteur. Le fait que les l. 1-4 de chaque colonne manquent (mais il est très aisé de les restituer) s’explique selon toute vraisemblance par la perte, signalée par Forrer, d’une partie de la planchette, en l’occurrence de sa partie supérieure. Nous doutons que l’extrait cité par Forrer ait suffi à occuper toute la largeur de l’objet ; après les séries καλ → κωλ à ναλ → νωλ de nos col. I-IV, le tableau se poursuivait, peut-on penser, par les séries ξαλ → ξωλ, etc. [descr. : FORRER

T. Forrer sans no d’Inv. (1894), col. 257 ; (1895), p. 65 ; (1904-1905), p. 313]

Tablette de bois FIG. 3-4 COL. 2 4 6

60

[καλ] [κελ] [κηλ] [κιλ] κολ κϋλ κωλ

47 × 7 cm

I

COL. [λαλ] [λελ] [ληλ] [λιλ] λολ λϋλ λωλ

II

Panopolis (Akhmîm) Ve-VIIIe siècles (?) COL.

II

[μαλ] [μελ] [μηλ] [μιλ] μολ μϋλ μωλ

COL.

IV

[ναλ] [νελ] [νηλ] [νιλ] νολ νϋλ νωλ

Rappelons que, dans la tablette de Bruxelles, dont les dimensions sont représentatives de ce type de matériel, le petit côté équivaut à un bon tiers du long côté, cf.supra, p. 15 et note 28. 61 FORRER (1904-1905), p. 313, précise : « Die Tafel ist in den vier Ecken mit Löchern versehen ». La mention des quatre coins ne laisse pas de surprendre puisque Forrer explique lui-même que la tablette était brisée (et donc qu’elle ne présentait plus tous ses coins). 62 Sur l’usage qui consiste à perforer puis à relier les tablettes, cf.supra, p. 15 et note 29. 63 L’extrait des col. I-III reproduit par FORRER (1904-1905), p. 313 est ici combiné avec celui de la col. IV mentionné par FORRER (1894), col. 257, (1895), p. 65. 64 Par exemple, T. Mich. Inv. 763 et T. Schøyen Inv. MS 1760/3 (cf.supra, p. 19-20 et notes 42-43).

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La tablette de Forrer porte un fragment de syllabaire, ainsi que l’on désigne les exercices consistant à générer des syllabes selon un schéma donné. Le répertoire de Cribiore incluait en 1996 à peine vingt témoins relevant de cette catégorie (soit 11,94 % de la documentation scolaire de niveau élémentaire, la proportion la plus faible parmi les classes concernées ; cf. Tabl. I). Une enquête menée aujourd’hui de manière systématique accroîtrait dans une certaine mesure le total ; P. Cotsen-Princeton 1, dont il sera question dans la troisième partie de la présente contribution, occuperait une place d’honneur dans un supplément de ce genre, tant est développé le syllabaire que comporte ce manuel 65. William A. Johnson a récemment attiré l’attention sur le rôle joué par les syllabaires dans l’apprentissage de la lecture et de l’écriture, non seulement en Grèce et à Rome, mais déjà peut-être en Mésopotamie, et plus tard assurément à travers les pratiques médiévales et modernes 66. Ainsi, le « programme d’enseignement de l’école maternelle » publié au JournalOfficiel français du 12 mars 2015, à l’initiative de la Ministre Najat Vallaud-Belkacem, met encore l’accent sur la découverte des syllabes dans le chapitre intitulé : « L’acquisition et le développement de la conscience phonologique » 67. Divers types doivent être distingués dans les syllabaires grecs ou coptes en provenance d’Égypte, selon que les syllabes comportent deux ou trois lettres : on parle de types bilitères et trilitères respectivement 68. On peut ensuite perfectionner la classification en fonction de l’ordre dans lequel se présentent consonnes et voyelles dans les combinaisons syllabiques. Nous adoptons ici la typologie développée sur cette double base par Bernard Boyaval (Tabl. II) 69 : • Typebilitère1. – La consonne précède la voyelle. • Typebilitère2. – La voyelle précède la consonne. • Typetrilitère1. – Deux consonnes encadrent la voyelle. La première consonne est fixe de colonne en colonne ; la seconde varie. • Typetrilitère2. – Deux consonnes encadrent la voyelle. La seconde consonne est fixe ; la première varie. • Typetrilitère3. – Les deux consonnes sont identiques, de part et d’autre de la voyelle.

65 Le syllabaire de P. Cotsen-Princeton 1, dans son état actuel, occupe les p. 31-62 (avec des lacunes), mais il faut préciser le début et la fin de l’exercice manquent. 66 JOHNSON (2010-2011). 67 Le français utilise de manière significative l’expression « b.a.-ba » pour désigner les rudiments d’une science ou d’une technique ; d’autres langues, comme l’anglais, utilisent plutôt l’expression « abc », qui renvoie à l’étape précédente dans l’apprentissage de la lecture et de l’écriture selon le modèle antique. 68 Sur les syllabes constituées par une voyelle isolée, cf. supra, p. 21 et note 49. Boyaval ne prend pas en considération cette catégorie. 69 BOYAVAL (1971), p. 59, part. n. 1 ; cf. CAUDERLIER (1991), p. 142. Boyaval cite deux exemples au moins pour chacun des sous-types.

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βα βε βη βι βο βυ βω

γα γε γη γι γο γυ γω

δα δε δη δι δο δυ δω

αβ εβ ηβ ιβ οβ υβ ωβ

Typebilitère1 βαβ βεβ βηβ βιβ βοβ βυβ βωβ

βαγ βεγ βηγ βιγ βογ βυγ βωγ

βαδ βεδ βηδ βιδ βοδ βυδ βωδ

Typetrilitère1

βαβ βεβ βηβ βιβ βοβ βυβ βωβ

αγ εγ ηγ ιγ ογ υγ ωγ

αδ εδ ηδ ιδ οδ υδ ωδ

Typebilitère2 γαβ γεβ γηβ γιβ γοβ γυβ γωβ

δαβ δεβ δηβ διβ δοβ δυβ δωβ

Typetrilitère2

βαβ βεβ βηβ βιβ βοβ βυβ βωβ

γαγ γεγ γηγ γιγ γογ γυγ γωγ

δαδ δεδ δηδ διδ δοδ δυδ δωδ

Typetrilitère3

TABL. II Remarquons que, quel que soit le type ou sous-type envisagé, l’ordre alphabétique des voyelles commande l’ordonnancement vertical de chaque colonne, celui des consonnes (du moins celles qui varient) la succession horizontale des colonnes sur le support 70. Le syllabaire de la collection Forrer appartient au type trilitère 2. Boyaval en relevait déjà quatre témoins papyrologiques (signalés ci-dessous au moyen de l’astérisque). Nous avons identifié trois exemples supplémentaires (y compris notre tablette), que nous intégrons dans la liste qui suit ; celle-ci, rangée de manière chronologique 71, ne prétend pas à l’exhaustivité. Tous les supports usuels des documents scolaires sont maintenant illustrés, à l’exception du parchemin. 1. *« Livre d’écolier » (cf. supra, note 2), pl. I, 9-15. Fin du IIIe s. avant notre ère. 2. *P. Rain. Unterricht 8 (= Cribiore 79 ; M.-P.3 2735 ; LDAB 4399) 72, col. II-VI. Ier s. 70 Ce double principe connaît quelques exceptions, dont voici deux exemples. Dans O. Lond. sans n° d’Inv. (= Cribiore 82 ; M.-P.3 2717 ; LDAB 5810) [ed. : MILNE (1908), p. 123, n° 3], un tesson apparenté au type bilitère 1, les déclinaisons vocaliques se développent sur la ligne : ainsi, la séquence ξα → ξω occupe de manière horizontale toute la l. 8. Dans un autre tesson, apparenté lui au type trilitère 1, O. Deir el Gizāz Inv. 14 = P. Rain.Unterrichtkopt. 82 (= Cribiore 91) [ed. : DI BITONTO KASSER (1988), p. 169-175, n° 3], la séquence complète ϥⲁⲃ → ϥⲁⲯ, sans changement de voyelle, occupe verticalement la col. II du côté convexe. 71 Sur le caractère incertain de ces datations, cf.infra, p. 31, note 97. 72 Cité par Boyaval comme : « WESSELY, Stud.Pal., II, p. XLIX, n° 5 ».

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3. SBXXVI 16598 (= M.-P.3 2744.03 ; LDAB 9914). IIe/IIIe s. 4. P. Mich. Inv. 2816 (= Cribiore 81 ; M.-P.3 2734.2 ; LDAB 5909) [ed. : K. MCNAMEE (1982), p. 124-126, n° 2]. IVe s. 5. *P. Rain.UnterrichtKopt. 207 (= LDAB 107875) 73, f. 2 ro - 5 ro. IVe s. ? 6. *T. Louvre Inv. MND 552 c [et non 562 c] (= Cribiore 85 ; M.-P.3 2734.1 ; LDAB 6065 ; Worp 287) [ed. : BOYAVAL (1971), p. 58-60, n° I ; cf. CAUDERLIER (1991), p. 148-152], vo. VIe s. 7. T. Forrer sans n° d’Inv., étudiée ici. Ve-VIIIe s. On pourrait être tenté, en complétant la classification de Boyaval, d’ajouter un type quadrilitère au Tabl. II. Quelques syllabaires présentent en effet des séquences de quatre lettres. Mais, à y regarder de plus près, il apparaît que ces formes procèdent en général d’un simple élargissement du type trilitère 2, la première consonne est suivie d’une liquide, là où la chose est possible. Nous joignons donc à la liste un syllabaire alignant des formes de ce genre. 8. P. Leid. Inv. Y = UPZ I 147 (= Cribiore 78 ; M.-P.3 2742 ; LDAB 6837), col. XIX-XXIX 74. IIe s. avant notre ère. Dans ce document, les formes quadrilitères font suite à la série des voyelles simples α → ω, qui sert d’amorce au tableau 75, puis à un sage syllabaire bilitère de type 1, de βα → βω à ψα → ψω. Enfin se présentent, disposées en colonnes plus ou moins régulières, des combinaisons où la lettre ρ occupe en général la deuxième position : de βρας → βρως à χρας → χρως. La lettre ρ étant exclue à la suite de μ, les col. XXIII-XXIV portent la série quadrilitère μνας → μνως ; la même exclusion frappant les consonnes ν et ξ, ce sont de simples formes du type trilitère 2 qui comblent la lacune aux col. XXIV-XXV : νας → νως, ξας → ξως 76. Revenons à la planchette de Forrer. Les séquences trilitères qu’elle offre, de καλ → κωλ à ναλ → νωλ, trouvent des parallèles exacts dans deux documents de la liste dressée ci-dessus, l’un antérieur à la tablette, l’autre postérieur. L’ostracon SBXXVI 16598 (3) couvre les séries θαλ → θωλ à ξαλ → ξωλ, ainsi que χαλ → χωλ et ψαλ → ψωλ (toutes avec des lacunes, plus ou moins importantes). P. Rain.UnterrichtKopt. 207 (5) incorpore les séries qui nous intéressent au f. 2 ro, dans un jeu complet qui va de βαλ → βωλ à ψαλ → ψωλ. Cité par Boyaval comme : « WINTER, Lifeandlettersinthepapyri, p. 67 ». On a reconnu dans ce papyrus scolaire la main d’Apollônios fils de Glaukias, l’un des célèbres reclus du Sarapieion de Memphis. Sur les exercices scolaires compris dans les papiers des reclus, cf.LEGRAS (2011), part. p. 221, n. 162. 75 Nous avons déjà noté deux exemples de cet usage : dans T. Mich. Inv. 763 et T. Schøyen Inv. MS 1760/3 (cf. supra, p. 19-20 et notes 42-43), une colonne réunissant les voyelles isolées amorce le syllabaire. 76 Manquent les séries θρας → θρως et τρας → τρως : distraction du rédacteur ? Rien non plus pour les consonnes λ, ρ et ψ, derrière lesquelles ρ est bien sûr impossible ; le rédacteur n’a pas songé à compléter son syllabaire au moyen des séries trilitères, comme il l’a fait dans le cas de ν et de ξ. 73 74

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Nous évoquions plus haut, à la suite de Johnson, la place que les syllabaires occupent de manière persistante, à travers les âges, dans l’apprentissage de la lecture et de l’écriture. Le type trilitère 2, dont la tablette de Forrer fournit un nouvel exemple, bénéficie, hors d’Égypte, du témoin grec le plus ancien parmi tous les syllabaires. Il s’observe en effet déjà sur un ostracon athénien attribué au IVe siècle avant notre ère 77, où se succèdent les séries verticales βαρ → βωρ, γαρ → γωρ, δαρ → δωρ, θαρ → θωρ et καρ → κωρ, sans que des colonnes les distinguent clairement (Fig. 5). Une série de type bilitère 2, αρ → ωρ, précède les combinaisons trilitères, auxquelles elle sert à nouveau d’amorce.

FIG. 5. – IG II-III2 2784 (50%).

Plusieurs siècles séparent assurément l’ostracon d’Athènes et notre tablette. L’écart exact est difficile à apprécier. En l’absence d’indice paléographique sûr (serait-il raisonnable de se fier aux caractères de type copte choisis par Forrer pour transcrire des extraits de l’objet ?), nous plaçons la tablette dans une fourchette assez lâche, entre le Ve siècle et le VIIIe siècle 78. On peut relever que la lettre υ est pourvue de manière répétée d’un tréma 79. Cet usage, mieux connu pour la lettre ι, s’observe notamment sur la tablette de Bruxelles déjà examinée et attribuée aux VIe-VIIe siècles 80. 77 IG II-III2 2784, cité par Boyaval, de manière un peu trompeuse, comme : « KRALL, Mitteil.Samml.Pap.Erzh.Rainer, IV, p. 130 ». On a d’abord hésité pour le tesson entre lectures magique et scolaire, à l’exemple des interprétations qui ont eu cours successivement pour la tablette de Bruxelles. JOHNSON (2010-2011), p. 446 le rapproche, comme témoin précoce des syllabaires, d’un fragment comique prétendument emprunté à Callias (PCG, IV, p. 39-40, test. *7 KASSEL / AUSTIN) et transmis par ATHÉNÉE, Deipnosophistes 10, 453d-e. 78 La fourchette ainsi définie s’inspire des dates extrêmes admises pour les syllabaires sur tablettes dans les recueils de CRIBIORE (1996) et de WORP (2012). 79 Notons que cette particularité n’apparaît que dans la citation reproduite par FORRER (1904-1905) ; elle est passée sous silence dans l’extrait divulgué antérieurement. 80 Au verso de la tablette de Bruxelles, le mot ϋδατων présente un tréma sur l’initiale ; cf.PRÉAUX (1935), p. 361-362, n. 2. Dans le syllabaire de P. Cotsen-Princeton 1, qui date également des VIe-VIIe siècles, la lettre ι seule est régulièrement pourvue du

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Si la datation de la tablette de Forrer est entourée d’incertitudes, sa provenance ne soulève aucun doute : le document provient de Panopolis, une cité qui, selon toute apparence, a constitué un centre de diffusion actif de la culture et de la littérature aux époques gréco-romaine et byzantine. Il est donc légitime de supposer que la ville comptait un certain nombre d’écoles de différents niveaux où un enseignement était dispensé en grec 81 : notre tablette a sans doute aidé un ou des élèves d’une classe élémentaire de Panopolis à ânonner leur syllabaire 82. Mais, après tout, le caractère exclusivement grec du document est-il assuré ? Les bribes du texte citées par Forrer ne comportent certes que des lettres grecques, mais la transcription qui nous est parvenue est partielle, et la tablette elle-même était incomplète lorsque Forrer en a pris possession. On aurait tort d’écarter la possibilité qu’elle ait porté à l’origine l’une ou l’autre séquence en copte en plus du syllabaire grec, voire même que le syllabaire se soit poursuivi avec les syllabes fondées sur les lettres additionnelles du copte (de ϣⲁⲗ → ϣⲱⲗ à ϯⲁⲗ → ϯⲱⲗ). Quelle que soit la réponse à l’interrogation ainsi formulée, on constatera, avant de conclure, que la tablette de Forrer et ses semblables illustrent bien la recommandation exprimée par Quintilien au sujet de l’enseignement des syllabes 83 : Syllabisnullumcompendiumest:perdiscendaeomnesnec,utfitplerumque,difficillimaquaequeearumdifferendautinnominibusscribendisdeprehendantur 84. Il est permis de douter qu’aucun manuel, aucun cahier de tablettes, latin, grec ou copte, ait jamais comporté la série vraiment complète des syllabes possibles 85, mais notre document, comme d’autres relevant de la même catégorie, montre que les élèves étaient préparés, par des exercices systématiques et mécaniques, à affronter toutes sortes de combinaisons de lettres, y compris des séquences qui ne se rencontrent que rarement, voire jamais 86. La coexistence dans des listes de véritables syllabes (telles que nous les entendons, en accord, d’ailleurs, avec les grammairiens anciens) et de combinaisons tréma ; en revanche, dans la suite du manuel, il arrive que υ porte un tréma à l’initiale : part. p. 82, col. I, dans la liste des dissyllabes en υ. 81 Sur l’ambiance littéraire de Panopolis, cf. MARTIN / PRIMAVESI (1999), p. 43-51, part. 44, pour la mention, dans un rouleau administratif rédigé peu après 298, de trois διδάσκαλοι et de deux ῥήτορες actifs dans la ville. 82 Nous ignorons tout des détails de l’acquisition de la tablette. Forrer l’a-t-il acquise chez un antiquaire ou l’a-t-il découverte lors des fouilles qu’il a menées dans les nécropoles de la ville ? La seconde hypothèse n’est pas improbable : des tablettes scolaires ont déjà été trouvées en contexte funéraire (cf.P. Bad. IV 60-65 ; sur le caractère scolaire de ces tablettes, cf. DE BRUYN (2010), p. 164 et n. 89). 83 QUINT. I, 1, 30. 84 « Pour les syllabes, pas de méthode abrégée : il faut les apprendre absolument toutes, et non pas, comme on le fait la plupart du temps, différer les plus difficiles jusqu’à ce qu’on les saisisse en écrivant les mots » (trad. J. Cousin, CUF). 85 Sur ce point, voir les doutes exprimés par JOHNSON (2010-2011), p. 460. 86 Nous songeons aux formes quadrilitères ζρας → ζρως de P. Leid. Inv. Y = UPZ I 147 (8).

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à peu près absentes de la réalité du lexique grec (à moins de ne pas respecter les règles de la syllabation) s’observe également dans la partie liminaire des manuels de tachygraphie, souvent désignée aussi sous le titre de « syllabaire » 87. Ainsi, les signes tachygraphiques répertoriés sur une tablette du VIe siècle de la collection de Halle correspondraient aux voyelles α → ω (augmentées des diphtongues αι → ου), puis à des formes bilitères (du type 2 : ας → ως → ους, etc., plus loin du type 1 : μα → μω → μου) et trilitères (du type 2 : μαν → μων → μουν, etc.) 88. Une enquête mériterait d’être menée sur les liens qui unissent nos syllabaires scolaires aux manuels d’initiation à la tachygraphie 89. Il ne peut être question de l’entamer ici, ne fût-ce que parce que le sujet nous entraînerait loin au-delà de l’enseignement élémentaire, que nous avons défini comme cadre de travail. Il est temps d’ailleurs de laisser à leurs exercices les syllabarii et d’observer quel regard les nominarii vont jeter sur les listes de mots rédigées par leurs maîtres. 3. LES LISTES DE MOTS : L’EXEMPLE Naïm Vanthieghem)

DE

P. COTSEN-PRINCETON 1 (Alain Delattre /

Le manuscrit P. Princ. Inv. Cotsen 40543, connu sous le sigle P. Cotsen-Princeton 1, est un codex de parchemin de petit format, dont on conserve une cinquantaine de feuillets non reliés sur un total probable de quatre-vingt-douze. D’après l’écriture, le texte a été copié dans la deuxième moitié du VIe siècle ou la première moitié du VIIe siècle. Plusieurs indices internes suggèrent qu’il provient du monastère d’Apa Apollô à Baouît ou de celui de Jeremias à Saqqarah. Un manuel scolaire en langue copte, copié par une main très appliquée, en occupe la majeure partie ; un deuxième copiste a ajouté, après le colophon, deux textes littéraires 90. Le document a fait l’objet d’une présentation sommaire par Scott Bucking il y a une dizaine d’années 91, suivie d’une publication photographique intégrale par le même auteur en 2011 ; une longue introduction générale y accompagnait la reproduction du facsimilé 92. Le manuel scolaire demeure 87

Pour une présentation synthétique de la tachygraphie grecque, cf.BOGE (1969). P. Hal. Inv. 61 (= M.-P.3 2773 ; LDAB 5518 ; Worp 140), vo, 2-9 [ed.: MENTZ (1940), p. 66-67]. Les diphtongues s’insèrent de même à la fin du jeu des voyelles dans le syllabaire de P. Cotsen-Princeton 1 (qui appartient au type trilitère 1). 89 Ce lien a déjà été relevé dans l’un des classiques du domaine, MILNE (1934), p. 3 (à propos du syllabaire tachygraphique) : « It is based, with appropriate modifications, on the current practice of teaching reading and writing in the schools ». 90 Le premier des deux textes a été édité par SUCIU (2017) : il s’agit de la traduction copte d’un traité ascétique attribué à Basile de Césarée. 91 BUCKING (2006). 92 BUCKING (2011). Deux comptes rendus ont permis de corriger divers points de ce travail initial : DELATTRE (2012a) et BOUD’HORS (2013) ; voir aussi FÖRSTER (2012) et FRANKFURTER (2013) – ce dernier met en évidence les liens, peu convaincants à nos yeux, entre le manuscrit et les textes magiques. 88

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cependant en bonne partie inédit : nous projetons, en collaboration avec JeanLuc Fournet et Anne Marie Luijendijk, d’en publier une édition complète dans les prochaines années. Ce document exceptionnel, mieux conservé que le « Livre d’écolier » ou que P. Bour. 1 93, permet de suivre dans le détail la progression de l’enseignement élémentaire tel qu’il se pratiquait dans l’Égypte byzantine. Le support de luxe, la maîtrise de l’écriture et le soin apporté à la confection du livre, notamment les motifs ornementaux qui décorent plusieurs pages, indiquent qu’il ne s’agit pas du cahier où l’étudiant notait sur le vif les exercices, mais bien d’un manuel d’enseignement destiné à durer et dont le contenu s’enrichissait certainement dans la classe des commentaires et des explications du maître. Dans les premières pages, perdues, les lettres de l’alphabet étaient selon toute vraisemblance présentées ; suivait un syllabaire (en partie conservé), puis des listes de mots, destinées à exercer la lecture et faire apprendre du vocabulaire nouveau, ainsi que des chalinoi, des mots inventés combinant de nombreuses consonnes, qui entraînaient l’élève à lire de manière analytique et phonétique, c’est-à-dire non globale, et qui exerçaient sa prononciation. Des passages tirés de la Bible terminaient le manuel, avec d’abord des listes de l’Ancien et du Nouveau Testament, par exemple la généalogie de Jésus (Lc 3, 23-4, 1), ensuite des textes suivis, notamment le Psaume 1. Les listes de mots de P. Cotsen-Princeton 1 occupent les p. 79-102 du manuel : on trouve d’abord les dissyllabes (p. 79-87) 94, puis directement les tétrasyllabes (p. 88-102 ; nous ne les aborderons pas ici). De nombreux exemplaires de telles listes figurent parmi les papyrus scolaires d’Égypte et se répartissent en différents types, qui ont été mis en évidence par Debut 95. Cette dernière distinguait les listes de mots groupés selon le nombre de leurs syllabes (monosyllabes, dissyllabes, trisyllabes, tétrasyllabes et même pentasyllabes), les listes thématiques unilingues, puis bilingues et les listes alphabétiques. Ce sont de loin les listes de mots de deux syllabes, comme celle qui nous intéressera ici, qui sont les mieux attestées : vingt-six témoins papyrologiques sont à ce jour connus 96. Le plus ancien date de la fin du IIIe siècle avant notre ère et les plus récents des XIe-XIIe siècles ; nous les présentons par ordre chronologique 97. Cf. supra, p. 11 et notes 2-3. Soit de la lettre ξ à la dernière lettre de l’alphabet copte, le ϯ. Les treize premières colonnes de dissyllabes, qui contenaient les mots commençant par les lettres α à ν, ne sont pas conservées. 95 DEBUT (1983). 96 Les témoins épigraphiques n’ont pas été repris ici. On peut mentionner, sans souci d’exhaustivité, quelques inscriptions du monastère de Baouît (cf.CLÉDAT [1999], p. 190191) et six graffitis de Nubie repris dans la DatabaseofMedievalNubianTexts de Grzegorz Ochała (DBMNT 1077 ; 1361 ; 2308 [= P. Rain.UnterrichtKopt. 233] ; 2732 ; 2920 ; 2921). 97 Il ne nous échappe pas que plusieurs de ces datations pourraient être revues et certaines ont déjà été discutées par plusieurs savants. Nous indiquons ici la datation communément admise actuellement. 93 94

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1. « Livre d’écolier » (cf. supra, note 2), pl. II, 67 - pl. III, 83. Fin du IIIe s. avant notre ère. 2. PUG II 53 (= Cribiore 100 ; M.-P.3 2665.2 ; LDAB 4302) 98. 1re m. du Ier s. ? 3. O.Edfou II 307 (= Cribiore 101 ; M.-P.3 2682 ; LDAB 4290). Ier s. 4. O. Bodl. Inv. Gr. Inscr. 2933 (= Cribiore 105 ; M.-P.3 2716 ; LDAB 5124) [ed. : MILNE (1908), p. 122-123, n° 2]. IIe s. 5. O. Claud. II 415 (= M.-P.3 2679.11 ; LDAB 4632). IIe s. 6. P. Bodmer LI ro (= M.-P.3 2741.02 ; LDAB 5269) [ed. : DI BITONTO KASSER (1998)] 99. 2e m. du IIIe - 1re m. du IVe s. 7. SB XII 10769 (= Cribiore 390 ; M.-P.3 2751.1 ; LDAB 5508) 100. IIIe-IVe s. 8. P. Bour. 1 (cf. supra, n. 3). IVe s. 9. P.Rain.UnterrichtKopt. 236 (= Cribiore 114 ; M.-P.3 2676 ; LDAB 5829). IV-Ve s. 10. P. Berol. Inv. 14000 (= Cribiore 404 ; M.-P.3 2737 ; LDAB 5786) [ed. : PLAUMANN (1913)]. IVe-Ve s., au plus tôt (cf. Cribiore). 11. P.Rain.UnterrichtKopt. 232 (= Cribiore 115 ; LDAB 5825). IV-VIe s. 12. O.PetrieMus.55 (= Cribiore 113 ; M.-P.3 2129.01 ; LDAB 2117). IVe-Ve s. 13. P. Bingen 17 (= M.-P.3 2741.07 ; LDAB 5736). 2e m. du Ve siècle - 1re m. du VIe s. 14. P.Rain.UnterrichtKopt. 237 (= LDAB 7627). Ve-VIe s. 15. T.Varie22 (= Cribiore 121 ; LDAB 6312). VIe s. (cf. BL XI, p. 305) ? 16. P. Cotsen-Princeton 1 (= LDAB 10855), étudié ici. 2e m. du VIe - 1re m. du VIIe s. 17. P.Rain.UnterrichtKopt. 242 (= LDAB 108844). VIIIe s. ? 18. P.Rain.UnterrichtKopt. 239. VIIIe-IXe s. 19. P.Rain.UnterrichtKopt. 241. IXe-XIe s. 20. P.Rain.UnterrichtKopt. 227. Xe-XIe s. 21. P.Rain.UnterrichtKopt. 230. Xe-XIe s. 22. P.Rain.UnterrichtKopt. 244. Xe-XIe s. 23. P.Rain.UnterrichtKopt. 243. Xe-XIe s. 24. P.Rain.UnterrichtKopt. 229. Xe-XIe s. 25. P.Rain.UnterrichtKopt. 226. XIe s. 26. P.Rain.UnterrichtKopt. 245 (= LDAB 87440). XIe-XIIe s. Les vingt-six listes de dissyllabes illustrent bien la double évolution qui affecte ce type d’exercices, tant en termes de structure que de contenu, comme l’a mis en évidence Debut au fil de ses publications 101. L’organisation des listes devient avec le temps plus complexe et plus riche. Dans le « Livre Voir les remarques de BINGEN (1982). Sur ce texte, cf.WORP (2006). 100 Sur ce texte, cf.WORP (2006). 101 DEBUT (1983), (1987). 98 99

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d’écolier » (1), qui date de l’époque ptolémaïque, on note que les mots ne sont pas ordonnés. Au début de la période romaine apparaissent les tétrades, c’est-àdire des groupes de quatre termes pour chaque lettre de l’alphabet (2, 8, 9 et 11). Parallèlement, les listes s’organisent de manière alphabétique : les mots commençant par la même lettre sont rassemblés et souvent réunis dans une colonne ; parfois même, surtout à partir de l’époque byzantine, les listes proposent un mot pour chaque paire combinant une consonne et une voyelle (3, 16, 20, 22, 24 et 26). Quant au contenu, les listes comportent au départ presque exclusivement des noms mythologiques, même si, au fil du temps, la culture générale au sens large prend une place plus importante, comme en témoignent les noms d’écrivains et de personnages historiques ou littéraires qui sont plus fréquemment repris, mais aussi des mots communs, plus ou moins courants. Les listes se christianisent ensuite progressivement : les héros de l’Iliade et de l’Odyssée ou les dieux païens cèdent peu à peu la place aux personnages de l’Ancien et du Nouveau Testament. P. Cotsen-Princeton 1 présente les caractéristiques attendues à son époque ; il n’en offre pas moins des listes remarquables à plusieurs points de vue. Sur le plan de la structure et de l’organisation, il fournit un échantillon large et surtout systématique de mots dissyllabiques. Le scribe dispose deux colonnes de treize lignes par page ; chaque colonne énumère treize mots, normalement de deux syllabes, qui commencent par la même lettre. Il s’efforce de représenter chaque combinaison consonne-voyelle, parfois en distinguant syllabes ouvertes et fermées 102. Comme il est usuel dans les listes de ce genre, la coupe syllabique est presque toujours indiquée au moyen d’un petit vacat. Pour le contenu, hormis quelques mots que l’on trouve également dans d’autres témoins, on remarque que, bien davantage que dans d’autres manuels chrétiens comme P. Bingen 17 (13), les éléments tirés de la mythologie s’effacent, au même titre que les références païennes. Du point de vue de la langue, enfin, nous nous trouvons ici en présence d’un authentique manuel copte, comme le montrent les lectures de textes suivis. Il n’empêche que le grec y est bien présent : P. Cotsen-Princeton 1 est sans conteste l’héritier d’une longue tradition scolaire gréco-romaine 103. En prélude à notre publication du P. Cotsen-Princeton 1, nous présentons ici une édition commentée de la première page conservée de la liste de mots dissyllabiques, soit la p. 79 du manuel, consacrée aux mots en ξ et en ο.

102

Ainsi, dans la col. I de la p. 79, on trouve aux l. 1-8 les diverses combinaisons de ξ avec une voyelle en syllabe ouverte (avec deux exemples pour ξε) ; aux l. 9-12, des mots dont la première syllabe est fermée. 103 Nous ne pensons pas, contrairement à BUCKING (2011), p. 49, que cette proportion s’explique par les emprunts nombreux au grec dans la langue copte (autour de 25 % du lexique, selon les genres de textes), car les mots grecs repris dans la liste sont souvent des mots rares ou archaïques en grec et qui ne sont pas attestés ailleurs en copte : ainsi le terme ⲝⲓⲫⲟⲥ (p. 79, 5).

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P. Princ. Inv. Cotsen 40543 = P. Cotsen-Princeton 1 (= LDAB 10855) [descr. : BUCKING (2011)] Parchemin FIG. 6

2 4 6 8 10 12

ⲝⲁⲛ ⲑⲟⲥ ⲝⲉ ⲛⲟⲥ ⲝⲉ ⲭⲟⲥ ⲝⲏ ⲣⲁ ⲝⲓ ⲫⲟⲥ ⲝⲟ ⲁ ⲝⲩ ⲗⲟⲛ ⲝⲱ ϫⲟⲥ ⲝⲁⲣ ⲕⲟⲥ ⲝⲁⲩ ϩϫ ⲝⲉⲣ ϫϣ ⲝⲉⲩ ⲥⲣϩ ⲝⲉ ⲭⲟⲥ

9,5 × 11,5 cm

blond (ξανθός) étranger (ξένος) Ksekhos sèche (ξηρά) épée (ξίφος) Ksoa bois (ξύλον) Ksôjos Ksarkos Ksauhj Kserjch Kseusrh Ksekhos

14 16 18 20 22 24 26

Baouît ou Saqqarah 2e m. du VIe - 1re m. du VIIe siècle

ⲟ ⲣⲟⲥ ⲟ ⲭⲗⲟⲥ ⲟⲩ ⲥⲙⲟⲩ ⲟⲩ ⲉⲟⲩ ⲟⲩ ⲧⲁⲓⲟ ⲟⲩ ⲯⲁⲗⲗⲉⲓ ⲟⲩ ϩⲱⲥ ⲟⲩ ϩⲱⲃ ⲟⲩ ϫⲱ ⲟⲩ ⲡⲓⲥⲧⲓⲥ ⲟⲩ ϩⲉⲗⲡⲓⲥ ⲟⲩⲁⲅⲁⲡⲏ ⲟⲩⲡⲁⲣⲑ[ⲉⲛⲉⲓⲁ]

montagne (ὄρος) foule (ὄχλος) une bénédiction une gloire un honneur une chanson (ψάλλειν) une chanson une chose une chanson une foi (πίστις) une espérance (ἐλπίς) une charité (ἀγάπη) une virginité (παρθένεια)

1 ⲝⲁⲛⲑⲟⲥ Le mot est fréquent dans le matériel scolaire et on le trouve dans trois listes de dissyllabes en ξ : P.Bour. 1 (8), 79 ; O. Petrie Mus. 55 (12), 9 ; P. Bingen 17 (13), col. IV, 5. Il témoigne de l’influence que les poèmes homériques ont exercée sur le système éducatif dans le monde grec. Rappelons que le mot, comme adjectif (ξανθός, « blond »), sert souvent d’épithète à Ménélas, et, comme nom propre, désigne notamment le fleuve divinisé de Troade (Ξάνθος). Mais notre copiste maîtrise-t-il encore ces références homériques ? 2 ⲝⲉⲛⲟⲥ Le terme ξένος est fréquemment repris dans les listes : P. Bour. 1 (8), 80 ; P. Bingen 17 (13), col. IV, 3 ; P. Rain.Unterrichtkopt. 244 (22), vo, 24 ; P. Rain.Unterrichtkopt. 245 (26), 2. 3 ⲝⲉⲭⲟⲥ Ce terme, qui est inventé de toutes pièces, apparaît deux fois dans notre liste (l. 3 et 13). S’agit-il d’une distraction ou l’intention du copiste nous échappe-t-elle ? Envisageait-il, en dépit de la coupe syllabique, le second ⲝⲉⲭⲟⲥ comme commençant par une syllabe fermée (ⲝⲉⲕ ϩⲟⲥ), comme les mots des l. 8-12 ? 5 ⲝⲓⲫⲟⲥ Le mot est aussi mentionné dans P. Bingen 17 (13), col. IV, 1. 6 ⲝⲟⲁ La séquence apparaît dans PUG II 53 (2), 56 sous la forme ξοας. Il est difficile de dire s’il s’agit, de la part du copiste, d’une création ou du début du mot ξόανον (« la statue »), dont il n’aurait, pour respecter la cohérence de l’exercice, repris que les deux premières syllabes (comme cela lui arrive ailleurs dans la suite de la liste). 8-13 Les mots de ces lignes n’existent pas : le maître les a inventés pour illustrer différentes syllabes voulues par l’exercice. Dans un cas, l. 9 ⲝⲁⲣⲕⲟⲥ,

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FIG. 6. – P. Princ. Inv. Cotsen 40543 = P. Cotsen-Princeton 1, p. 79 (© Cotsen Children’s Library, Princeton University).

le rédacteur a créé cette séquence en partant du génitif σαρκός, « chair ». À la l. 13, il reprend le mot ⲝⲉⲭⲟⲥ déjà cité l. 3 (cf. supra). 14 ⲟⲣⲟⲥ Le mot se lit également dans P. Bingen 17 (13), col. IV, 6. Il est difficile de savoir s’il faut y voir le terme « montagne » ou, en Égypte, « désert » (ὄρος) ou « limite » (ὅρος). L’absence d’aspiration copte n’est pas ici déterminante, puisque le copiste ne peut l’indiquer sans changer la place alphabétique du mot dans la liste. Néanmoins, le rédacteur a vraisemblablement ὄρος en tête, comme le suggère l’association avec le mot ὄχλος à la ligne suivante (cf. infra). 15 ⲟⲭⲗⲟⲥ Le terme apparaît ici pour la première fois dans une liste de dissyllabes. Sa présence s’explique peut-être par le fait que les mots ὄρος et ὄχλος sont associés au début du célèbre « Sermon sur la montagne » (Mt 5, 1) : Ἰδὼν τοὺς ὄχλους, ἀνέβη εἰς τὸ ὄρος, « Voyant la foule, il monta sur la montagne ». 16-26 ⲟⲩⲥⲙⲟⲩ, etc. À partir de la l. 16, le rédacteur ajoute systématiquement l’article copte indéfini ⲟⲩ- aux mots qu’il cite. Le faible nombre

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de termes coptes commençant par ⲟ explique qu’il ait dû recourir à cet artifice. On remarquera que dès la l. 17, il perd de vue qu’il s’agit de noter des dissyllabes : on trouve dans cette section des mots de trois (l. 17-19 ; 23-24), quatre (l. 25) et cinq syllabes (l. 26). 16-18 ⲟⲩⲥⲙⲟⲩ | ⲟⲩⲉⲟⲩ | ⲟⲩⲧⲁⲓⲟ Les trois termes sont associés, mais dans l’ordre inverse, dans l’Apocalypse (Ap 5, 12) : ⲙⲚ ⲡⲧⲁⲓⲟ ⲙⲚ ⲡⲉⲟⲟⲩ ⲙⲚ ⲡⲉⲥⲙⲟⲩ, « l’honneur, la gloire et la bénédiction ». Les trois substantifs apparaissent également à la p. 87, où ils servent de complément au verbe ϯ, « donner », dans la liste des mots en ϯ (p. 87, 2, 3 et 5). 19 ⲟⲩⲯⲁⲗⲗⲉⲓ Le copiste nominalise ici l’infinitif copte ⲯⲁⲗⲗⲉⲓ tiré du verbe ψάλλω. La forme est citée plus loin dans le codex, à nouveau dans la liste des mots en ϯ (p. 87, 16). 20 ⲟⲩϩⲱⲥ Il existe plusieurs mots ϩⲱⲥ : l’un désigne une corde (CRUM, Dict., p. 710a), un autre un lâche (CRUM, Dict., p. 710a), un autre encore une chanson (CRUM, Dict., p. 709b). C’est le dernier sens qu’il faut privilégier, car plusieurs termes de la colonne appartiennent à ce champ lexical (cf. l. 19 et 22). Le terme se retrouve également, une nouvelle fois, dans la liste des mots en ϯ (p. 87, 4). 21 ⲟⲩϩⲱⲃ Le copiste ajoute ce terme par association de son entre ϩⲱⲃ, « chose », et le mot ϩⲱⲥ qui précède. 22 ⲟⲩϫⲱ Il existe ici encore plusieurs homonymes, mais c’est le sens de « chanson » (cf. CRUM, Dict., p. 756a) qui s’impose après ⲟⲩⲯⲁⲗⲗⲉⲓ (l. 19) et ⲟⲩϩⲱⲥ (l. 20). 23-25 ⲟⲩⲡⲓⲥⲧⲓⲥ | ⲟⲩϩⲉⲗⲡⲓⲥ ‖ ⲟⲩⲁⲅⲁⲡⲏ On reconnaît ici les trois vertus théologales dans la premièreÉpîtreauxCorinthiens (1 Co 13, 13) : ⲧⲉⲛⲟⲩ ϭⲉ ⲥϣⲟⲟⲡ Ⲛϭⲓ ⲧⲡⲓⲥⲧⲓⲥ ⲑⲉⲗⲡⲓⲥ ⲧⲁⲅⲁⲡⲏ ⲡⲉⲉⲓϣⲟⲙⲛⲦ, « Maintenant donc trois choses demeurent : la foi, l’espérance et la charité ». L’association des termes se lit plus loin dans le manuel, dans la liste des mots en ϯ (p. 87, 21-23). 26 ⲟⲩⲡⲁⲣⲑ[ⲉⲛⲉⲓⲁ] On pourrait aussi restituer le mot ⲟⲩⲡⲁⲣⲑ[ⲉⲛⲟⲥ], « une vierge », mais après les trois vertus des lignes précédentes, il nous semble que le scribe a dû plus volontiers penser à la virginité, qui apparaît dans la liste des vertus insérée plus loin dans le manuel (p. 123, 7). La liste des dissyllabes en ⲝ (col. I) a posé de nombreux problèmes au copiste ou à son modèle. Le faible nombre de mots grecs en ξ et leur absence en copte ne laissaient, il est vrai, que peu de possibilités au rédacteur. Une fois notés les mots fréquents dans les listes scolaires, comme ξανθός, ξένος, ξίφος, le scribe s’est trouvé démuni et n’a eu d’autre choix que d’inventer des mots, parfois en modifiant un vocable existant afin de l’adapter à l’exercice (ⲝⲁⲣⲕⲟⲥ), parfois en les créant de toutes pièces (ⲝⲉⲭⲟⲥ, ⲝⲱϫⲟⲥ, etc.). Ces termes forgés par le maître offrent souvent des séquences difficiles à prononcer et permettaient d’anticiper en quelque sorte sur les exercices de χαλινοί.

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La liste des dissyllabes en ⲟ (col. II) est tout aussi étonnante. L’auteur du manuel a noté aux deux premières lignes deux mots grecs, dont le premier est déjà attesté dans un exercice de ce type ; c’est probablement une réminiscence biblique qui lui a inspiré le second. Ensuite, face au nombre réduit de mots coptes en ⲟ, il a pris le parti d’utiliser l’article copte indéfini (ⲟⲩ-), s’éloignant ainsi de l’esprit de l’exercice, mais aussi de sa règle première, puisque plusieurs mots formés comptent plus de deux syllabes. Affranchi des contraintes, il a rempli la colonne par association d’idées, tantôt sémantiques, comme les mots qui signifient « chanson » (ⲟⲩⲯⲁⲗⲗⲉⲓ, ⲟⲩϩⲱⲥ, ⲟⲩϫⲱ), tantôt textuelles, comme les termes tirés de l’Apocalypse (ⲟⲩⲥⲙⲟⲩ, ⲟⲩⲉⲟⲩ, ⲟⲩⲧⲁⲓⲟ) ou les vertus mentionnées dans la première Épître aux Corinthiens (ⲟⲩⲡⲓⲥⲧⲓⲥ, ⲟⲩϩⲉⲗⲡⲓⲥ, ⲟⲩⲁⲅⲁⲡⲏ). 4. CONCLUSION Grâce à trois documents choisis, nous avons accompagné les élèves de l’Égypte byzantine dans leur patient apprentissage de la lecture et de l’écriture, des lettres aux syllabes, puis des syllabes aux mots. Nous espérons avoir contribué à ancrer la tablette de Bruxelles (1) dans son contexte authentique, scolaire et non magique, comme on l’avait d’abord imaginé. Les deux faces de ce témoin remarquable font déjà le pont entre l’entraînement à la maîtrise de l’alphabet et la découverte d’un texte simple (du point de vue du déchiffrement en tout cas). Nous n’avons pas pu procéder à l’examen direct de la seconde tablette (2), jadis présente dans la collection Forrer et aujourd’hui apparemment perdue. Pour reconstituer l’objet, dans la mesure du possible, nous avons proposé une mise au point typologique sur le fonctionnement des syllabaires, qui ont révélé une complexité inattendue et nous ont menés, bien au-delà de l’enseignement élémentaire, vers les arcanes de la tachygraphie grecque. Enfin, nous avons attiré l’attention sur la liste de dissyllabes de P. Cotsen-Princeton 1 (3), exceptionnelle à la fois par son ampleur et par la richesse du vocabulaire qu’elle présente. Recourant à des stratégies variées, le rédacteur de ce manuel a librement adapté ses modèles à la nouvelle religion et à la langue copte. Comme la tablette de Bruxelles et celle de la collection Forrer, P. Cotsen-Princeton 1 illustre aussi la stabilité, la permanence et le succès, en Égypte et à des siècles de distance, de pratiques pédagogiques élaborées dans la Grèce classique et hellénistique et développées ensuite dans le monde romain. UniversitélibredeBruxelles(ULB). Écolepratiquedeshautesétudes(EPHE),PSL. UniversitélibredeBruxelles(ULB). CNRS-IRHT,Paris.

Alain DELATTRE. Alain MARTIN. Naïm VANTHIEGHEM.

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L’enseignement des grammairiens latins et la formation du citoyen de demain

En hommage à Ghislaine Viré qui achève une vie active consacrée à la promotion et à l’enseignement des langues anciennes, nous voudrions proposer quelques réflexions sur le thème choisi par les éditeurs du volume, « Enseignement dans l’Antiquité – Enseignement de l’Antiquité ». Notre corpus d’investigation se limitera à l’enseignement des grammatici 1et plus spécialement au développement constant, à des places variables de ces traités, sur les défauts et qualités de l’énoncé, uitiaopposé àuirtutes, que nous livrent les artesgrammaticaedes IIIeet IVe siècles de notre ère, celles de Sacerdos, Donat, Charisius, Diomède et Consentius. Nous n’avons pas d’autre ambition que de rappeler des données bien établies qu’il ne faudrait pas oublier 2. VITIA ET VIRTUTES Bien que le plan des différentes artes varie (contrairement à ce que l’on croit souvent), cette « troisième partie » différencie les artes latines des τέχναι grecques qui ne comportent que deux parties (correspondant à peu près à une phonétique et à une morphologie dans l’architecture contemporaine de la description des langues) et dont l’archétype est le texte attribué à Denys le Thrace de l’École d’Alexandrie. La troisième partie offre généralement, notamment chez les grammaticiqui, comme Sacerdos, Charisius ou Diomède, ont adopté le plan de Donat, une analyse du discours, des énoncés, et se rapproche de notre analyse stylistique. On y étudie les écarts par rapport à la façon normale de parler : les bons, uirtutes, tels que les figures, les tropes ou les métaplasmes, et les mauvais,uitia, avec notamment et souvent exclusivement, les barbarismes 1 À la différence des principaux textes des grammairiens grecs de l’Antiquité, la plupart des textes grammaticaux latins n’ont jamais été traduits dans les langues modernes et notamment en français. C’est pourquoi, sauf indication contraire, les traductions que nous proposons des passages cités sont personnelles. Le point sur les traductions existant dans la CUF et les projets en cours en 2005 a été établi dans la présentation de l’ouvrage « Autour du Deaduerbiode Priscien » rédigée par Marc Baratin et Alessandro Garcea. Les projets recensés alors se poursuivent en 2013 comme on peut le constater en consultant sur Internet les auteurs et titres signalés, et quelques publications ont déjà vu le jour. 2 On trouve une excellente synthèse des Idéesgrecquesetromainessurlelangage dans l’ouvrage posthume de DESBORDES (2007).

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et les solécismes. Le contenu de ces développements varie d’un grammairien à l’autre ; selon la logique plus ou moins rigoureuse de chaque grammairien, le nombre des fautes, la nature exacte de chacune et leurs différentes manifestations ne sont pas toujours identiques. En dépit de ces divergences, la uirtusdes grammairiens latins est le plus souvent diamétralement opposée à l’ἀρετή des Stoïciens grecs telle que la définit Diogène Laërce. Pour les Stoïciens grecs en effet, l’ἀρετή est la norme et caractérise l’énoncé non-marqué puisque la grécité (ἑλληνισμός) englobe toutes les autres qualités. À Rome en revanche, les uirtutesdu discours sont généralement des écarts recherchés par les poètes et autres écrivains et ont une valeur ornementale. On a dit souvent que cette troisième partie aurait été introduite à Rome à partir de l’École de Pergame et élaborée dans le Cercle des Scipions mais on n’en a aucune preuve. Comme le remarquent plusieurs grammatici et également Quintilien, il est souvent difficile de dire si un écart relève d’une recherche de style, louable, ou d’une faute.Namsaepeafigurisea[uitia]separaredifficileest (Quint., I, 5) « car il est souvent difficile de distinguer ces défauts des figures 3 » ; et Quintilien poursuit : Scire autem debet puer haec apud scriptores carminum aut ueniadignaautetiamlaudeduci (I, 11) « Or l’enfant doit savoir que, chez les écrivains en vers, ces fautes sont considérées comme dignes d’indulgence ou même de louange 4 ». C’est ainsi que le métaplasme, figure ornementale, et le barbarisme présentent les mêmes caractéristiques et que les mêmes exemples sont souvent donnés de ce uitium et de cette uirtus. C’est sans doute Consentius, grammairien du cinquième siècle né à Narbonne dont le chapitre Debarbarismis etmetaplasmis figure en annexe à la grammaire de Probus (IIe-IVe s.), qui a le mieux défini les critères permettant de dire s’il s’agit d’une faute ou d’un ornement de style : Ergointerbarbarismumetmetaplasmumhocinterest,quodbarbarismusincommunisermone,metaplasmusinpoemateest;… barbarismus …imperite …;item quodmetaplasmusuelobsimilitudinemlectionisautueterisconsuetudinisadoctisfitscienter,barbarismusueroabimprudentibus(Gram. V, p. 387, 17 à 24) « Donc, la différence entre le barbarisme et le métaplasme, c’est que le barbarisme se produit dans la langue commune, le métaplasme en poésie ; ... le barbarisme par erreur … ; de même le métaplasme est fait en connaissance de cause par des lettrés par imitation des écrivains ou conformément à l’ancien usage, tandis que le barbarisme est commis par des ignorants. »

On remarquera l’emploi de docti pour désigner ceux qui sont eruditi, « dégrossis » par l’éducation qu’ils ont reçue et assimilée de manière à savoir appliquer la norme. À la suite de Servius (Gram. IV, p. 447) qui attribuait à Pline cette distinction,Consentius enseigne donc que le métaplasme se fait en connaissance 3 4

Traduction de COUSIN (1975 [2003]). Traduction de COUSIN (1975 [2003]).

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de cause et souvent en reproduisant la langue des écrivains classiques et notamment des poètes tandis que le barbarisme est le fait de l’ignorance du commun des locuteurs. Ainsi cottidie pour cotidie est un barbarisme par ajout d’une lettre mais induperator pour imperator chez Ennius est un métaplasme par ajout d’une syllabe ; de même mitte pour omitte, chez Térence, est un métaplasme avec aphérèse d’une lettre et temnere pourcontemnere chez Virgile (Én. 7, 741) un métaplasme par suppression d’une syllabe. LES

FAUTES

Dès la RhétoriqueàHérennius en 80 avant Jésus-Christ, la norme est posée et deux fautes principales sont recensées, le barbarisme et le solécisme : Latinitasestquaesermonempurumconseruatabomniuitioremotum. Vitiain sermone,quominusislatinussit,duopossuntesse:soloecismusetbarbarismus. (Her. 4, 12,17). « La latinité (c’est-à-dire la correction) est ce qui garde sa pureté au langage et qui le met à l’abri de tout défaut. Les défauts de l’énoncé qui le rendent moins latin sont “potentiellement” au nombre de deux : le solécisme et le barbarisme. »

La notion de « faute » appelle plusieurs remarques. D’une part, il est clair que l’enseignement desgrammatici a pour but de mettre les élèves en adéquation à une certaine norme. Il est intéressant de rappeler ici l’étymologie et la formation du verbe docere « enseigner », causatif de la racine *dek- 5 « recevoir » et notamment « se conformer à », « s’adapter » 6, acceptions qui dénotent l’adéquation à une certaine norme. Decet« il convient » c’est-à-dire « il est conforme à une certaine norme » est le verbe d’état dérivé qui s’emploie exclusivement comme impersonnel. Les bons élèves, ceux qui ont suivi avec succès l’enseignement de leurs maîtres sont désignés par le terme docti. D’autre part, parler de fautes implique l’adhésion à un certain système de valeurs avec en particulier celui du Bien opposé au Mal, qui entraîne l’opposition entre Juste et Faux et l’exercice de la faculté de discerner, de distinguer ce qui relève de l’un ou l’autre de ces deux pôles antithétiques. On soulignera enfin que la notion de faute, grammaticale, s’exprime par un terme qui connaît des acceptions dans d’autres domaines que celui de la correction linguistique ; c’est d’ailleurs surtout avec leur valeur morale que uitia et uirtutes ont survécu dans des langues romanes comme le français : vices et vertus. Si l’étymologie de uir« homme viril »pose encore quelques problèmes 5 Sur cette racine, on consultera les dictionnaires étymologiques usuels : ERNOUT / MEILLET (1967) ; DE VAAN (2008) ; RIX (2001), p. 109-112, avec une importante bibliographie, dont un article de TICHY (1976), p. 81-83 pour l’évolution sémantique,et aussi BENVENISTE (1935), p. 156. 6 Sémantisme retenu par CHANTRAINE (1977), s.u.δέχομαιet δέκομαι.

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aux indo-européanistes, il est certain que les Romains rapprochaient uirtusde uir 7. Vitium « défaut » et corrélativement « faute » dénote une déviation et son emploi grammatical respecte bien cette acception d’écart par rapport à la norme qui accrédite l’étymologie de A. Walde et J.-B. Hoffmann citée par de Vaan 8. Bien des termes utilisés par les grammairiens à propos des fautes appartiennent au vocabulaire juridique et moral des fautes (crimina) entraînant la culpabilité et des châtiments. On trouve ainsi chez Consentius : Pecccamusenimautmaleenuntiando,idestuitioseloquendo,autmalescribendo, idestcorrupte … hisduobusmodis … aiustaetdebitasermonisregula recedimus (Gram. V, p. 387, 5-6). « En effet nous péchons soit en prononçant mal, c’est-à-dire en parlant de manière fautive, soit en écrivant mal, c’est-à-dire de manière incorrecte … De ces deux manières, nous nous écartons de la règle linguistique juste et qui doit être respectée. »

On relèvera encore [alii] aiuntstructuraeuitiuminipsotitulopeccarenonin barbarismi crimen esse redigendum (Gram. V, p. 393, 8-9) « D’autres disent que commettre une erreur de structure dans le titre même ne doit pas être taxé de barbarisme ». Peccare, très fréquent dans la troisième partie des artesgrammaticae, relève, comme crimen, du vocabulaire judiciaire et la faute grammaticale se désigne comme un chef d’accusation par référence au droit, rectum – terme que Consentius utilise, un peu plus loin (Gram. V, p. 393, 33), dans le syntagme rectas structuras « les structures correctes ». La culpabilité consiste à ne pas faire ce que l’on doit faire et le devoir est précisément évoqué par Consentius (Gram. V, p. 395, 31-33) par le verbe debere : Namillequidicitnominatiuocasufontis, cumdebueritfonsdicere, unaorationispartepeccauit « En effet celui qui dit, au nominatif, fontis alors qu’il aurait dû dire fons commet une faute portant sur un mot ». Le terme de regula, « règle », fréquent chez les grammatici et qui a connu une longue postérité dans cet emploi technique (cf. fr. règle – de grammaire – et ses correspondants dans les autres langues romanes)appartient au même champ lexical. Ses connotations juridico-morales le rapprochent du terme lex. On le voit par exemple dans les définitions du barbarisme et du solécisme données par Diomède : BarbarismusestcontraRomanisermonislegemautscriptaautpronununtiatauitiose dictio(Gram. I, p. 451, 25-26). « Le barbarisme consiste à s’exprimer de manière fautive, en ne respectant pas la loi de la langue de Rome, par écrit ou oralement. » 7

On trouvera une bonne mise au point sur les données étymologiques dans la thèse soutenue par LECAUDÉ (2010), p. 590-597. 8 DE VAAN (2008). On notera la prudence réservée d’ERNOUT / MEILLET (1967),s.u. uitium.

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SolecismusestcontrarationemRomanisermonisdisturbansorationemetuitium incontextupartiumorationiscontraregulamartisgrammaticaefactum(Gram. I, p. 453, 21-23). « Le solécisme consiste à troubler l’énoncé en ne respectant pas la norme de la langue de Rome et c’est un défaut consistant à ne pas respecter la règle de la grammaire dans l’assemblage des unités linguistiques. »

LA NORME On peut réfléchir ensuite sur la notion de norme. Une faute se définit forcément à partir d’un étalon, d’un repère qui établit le modèle par rapport auquel une expression est correcte ou non. Pour les grammairiens latins, ce repère est constamment la latinitas. Diomède définit ainsi (Gram. I, 439, p. 15-16) le terme latinitas : LatinitasestincorrupteloquendiobseruatiosecundumRomanamlinguam que l’on peut traduire par « La latinité consiste à observer sans s’en écarter une expression linguistique conforme à la langue de Rome ». Il est incidemment intéressant de remarquer qu’à la différence de barbarismus 9, emprunt du gr. βαρβαρισμός, latinitas, comme la plupart des termes techniques de la grammaire et de la rhétorique, a été traduit du grec (ἑλληνισμός) en latin, selon un procédé de calque. Cela montre le souci des Romains d’adapter le modèle grec au monde romain et d’affirmer ainsi la spécificité de ce dernier. Cette adaptation à Rome des principes hérités de la Grèce dans le domaine de la grammaire et dans les autres pans du savoir s’est poursuivie au MoyenÂge dans toute l’Europe et Michel Banniard a bien montré 10 comment s’est effectuée la transformation de l’Occident romain en Europe chrétienne : à côté de quelques pertes et oublis, cette transition se caractérise par la continuité et le renouvellement. On peut à bon droit se demander à quoi devraient correspondre les repères dans l’éducation du citoyen de demain. Il faudrait d’ailleurs préalablement définir quel citoyen l’on veut former, celui d’un pays comme la France ou la Belgique, un citoyen européen ou un citoyen du monde. Quel qu’il soit, on peut au moins essayer de le rendre prudent, avisé, c’est-à-dire susceptible de prendre du recul pour analyser la situation d’après des critères fondés sur un repère actualisant une certaine norme. Dans l’apprentissage des langues, la grammaire latine a fourni le cadre de la description des langues d’Europe pendant tout le Moyen Âge. Les structures de la langue latine érigées en modèle universel sont le fondement de la Grammaire 9 Sur barbarismuset son rapport à barbarus, on peut consulter notre contribution de 2009 signalée dans la bibliographie. 10 BANNIARD (1989).

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dePort-Royalpubliée en 1660 par Arnauld et Lancelot et ce modèle se retrouve plus ou moins explicitement dans les manuels scolaires français (et européens) jusqu’au vingtième siècle. La notion de « français » faisant écho en France à la latinitas des Romains, on disait souvent il y a cinquante ans « ce n’est pas français » et on taxait les fautes de syntaxe de « fautes de français ». Mais l’évolution des sciences et de la communication au sens le plus large du terme au vingtième siècle a bouleversé l’enseignement des langues et plus généralement les cadres de l’éducation et le concept d’humanisme. La substitution de la science linguistique à la discipline qu’était jusqu’alors la grammaire a relativisé la notion de norme. Parmi de nombreux ouvrages significatifs de ces changements, on citera d’abord la Grammaire des fautes d’Henri Frei. Éditée pour la première fois en 1929, cette « grammaire » tente de répondre à une question toujours actuelle : « Qu’appelle-t-on un fait de langage correct et, lorsqu’on parle d’une faute, que veut-on dire par là ? ». Autrement dit, comment traiter de la faute si l’on ne veut pas adopter l’approche des puristes mais plutôt celle des linguistes ? Henri Frei trace ainsi les bases théoriques de ce qu’il appelle une « linguistique fonctionnelle » par opposition à la linguistique normative. Les fautes remplissent en effet des fonctions et un grand nombre de ces fautes servent à réparer les déficits du langage correct. Dans le même mouvement d’idées, on peut (re)lire avec intérêt le Français écrit et françaisparléd’Aurélien Sauvageot, publié en 1962, qui montre que la langue parlée a ses normes qui ne coïncident pas toujours avec les règles de la langue écrite. Si l’on s’écarte de l’étude des langues, on doit souligner que l’anthropologie, mal assimilée, a pu conduire à gommer les spécificités culturelles. CONCLUSION À l’heure des communications par SMS, on a plus que jamais besoin de règles pour bien parler et de règles pour bien se comporter avec une norme et des valeurs clairement définies. Dans un monde où l’on a tendance à cliquer sur Internet pour accéder à toute information et à toutes les connaissances, il est plus que jamais nécessaire de former l’homme qui utilise ces moyens modernes d’information et de communication ; en cela, les grammairiens romains et plus largement le savoir transmis depuis l’Antiquité gréco-romaine sont un modèle fécond. Les valeurs de Devoir, de Bien et de Mal, de Juste et de Faux sont les piliers de l’humanisme hérité des Anciens et il est permis de penser qu’il serait bon de réveiller ces valeurs sans lesquelles il est difficile de vivre en société à une époque où l’on affirme plus volontiers ses droits que ses devoirs et où l’on revendique tout particulièrement le droit à la différence en confondant les points

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d’application. En effet, il est bien normal de reconnaître les différences naturelles, les différences de civilisations et de cultures ; mais à l’intérieur d’une société donnée, il n’est pas licite d’accepter des déviances gratuites et immotivées dans l’utilisation de la langue commune et vis-à-vis des autres piliers de la vie civile. Il est donc plus que jamais nécessaire de retenir de notre héritage culturel l’importance du discernement dans la formation initiale mais aussi dans la formation tout au long de la vie. UniversitédeNiceSophiaAntipolis.

Chantal KIRCHER.

BIBLIOGRAPHIE A. ARNAULD / C. LANCELOT (1969), Grammairegénéraleetraisonnée, nouvelle édition préfacée par Michel FOUCAULT, Paris. M. BANNIARD (1989), Genèseculturelledel’EuropeVe-VIIIesiècles, Paris. M. BARATIN / A. GARCEA (ed.) (2005), Autourdu De aduerbiodePriscien,in Histoire ÉpistémologieLangage 27/2, p. 4-91. É. BENVENISTE (1935), Originesdelaformationdesnomsenindo-européen, Paris. P. CHANTRAINE (1977), Dictionnaireétymologiquedelalanguegrecque.Histoiredesmots, Paris. J. COUSIN (1975 [2003]), Quintilien.Institutionoratoire, Paris (CUF). F. DESBORDES (2007), Idéesgrecquesetromainessurlelangage,travauxd’histoireet d’épistémologie. Textes réunis par G. CLERICO / B. COLOMBAT / J. SOUBIRAN, Paris. M. DE VAAN (2008), EtymologicalDictionaryofLatinandotherItalicLanguages, Leyde / Boston. A. ERNOUT / A. MEILLET (1967), Dictionnaireétymologiquedelalanguelatine.Histoire desmots, Paris. H. KEIL (1855-1880 [1965]), Grammaticilatini, 8 vol. Leipzig (BT [Olms]). C. KIRCHER (2009), De barbarus à barbarismus : la notion de barbarisme chez les grammairiens latins (définition, classification et présupposés idéologiques), in M.-F. MAREIN / P. VOISIN / J. GALLEGO (ed.), Figures de l’étranger autour de la Méditerranéeantique,« Àlarencontredel’Autre », Paris, p. 317-327. P. LECAUDÉ (2010), Lanotiondepuissance :leséquivalentslatinsdugrec δύναμις, thèse soutenue le 11 décembre 2010 à l’Université de Paris-Sorbonne. H. RIX (2001), LexiconderIndogermanischenVerben(LIV), Wiesbaden. E. TICHY (1976), Gr. δειδέχατοundidg.*dkti, dktoi, in Glotta 54, p. 71-84.

Les Grecs ont-ils étudié le latin dans l’Antiquité ? Quelques témoignages littéraires et épigraphiques datant du Haut-Empire 1. INTRODUCTION On connaît bien l’importance occupée par le grec dans l’enseignement à Rome 1. Dès le IIe s. av. J.-C., la Ville était remplie de maîtres grecs, comme l’atteste Polybe (XXXI, 24). Cette habitude ne se démentira pas durant le Ier s. av. J.-C. Dans le ProArchia (5), Cicéron décrit Rome comme remplie de Graecaeartes etdisciplinae.De nombreux intellectuels grecs, comme Polybe, Parthénios de Nicée ou Timagène 2, étaient arrivés à Rome comme prisonniers de guerre. Un grand nombre d’entre eux gagnaient leur vie comme professeurs particuliers attachés à des familles aristocratiques. Au temps d’Auguste, la capitale de l’Empire prit le pas sur Alexandrie comme centre intellectuel. La plupart des auteurs grecs de cette époque ont séjourné à Rome parfois durant de nombreuses années : Denys d’Halicarnasse, Diodore de Sicile, Nicolas de Damas, Strabon. Des poètes firent aussi un séjour dans la capitale de l’Empire : Crinagoras de Mytilène, Diodore de Sardes et Antipater de Thessalonique. Certains de ces écrivains ont appris le latin à cette occasion. Cet attrait de Rome restera une réalité durant tout l’Empire romain 3, jusqu’à l’époque où une nouvelle Rome sera fondée dans la partie hellénophone de l’Empire. Le témoignage le plus explicite sur l’importance du grec dans l’éducation romaine vient de Quintilien. Le rhéteur recommande que les enfants, spécialement ceux des classes élevées, commencent leurs études par le grec, qu’ils apprennent cumlactenutricis (I, 1, 4-5 et 8-11) 4. Voilà pourquoi, aux yeux du rhéteur, les nourrices doivent avoir des compétences linguistiques importantes : leur sermo ne devrait pas être uitiosus pour ne pas engendrer des erreurs, qu’il serait difficile d’éliminer par la suite 5. I, 1, 12-14 : asermoneGraecopueruminciperemalo[…].Nontamenhocadeo superstitiosefieriuelim,utdiutantumGraeceloquaturautdiscat,sicutplerisque MARROU (1965), p. 374-388 ; MIRAGLIA (2004), p. 208-211. NESSELRATH (2013), p. 285. 3 PISTORIO (1950). 4 Le témoignage de Quintilien est confirmé par TAC., D. 29, 1 et par MART. XI, 39, 1-2, qui se rappelle son propre pédagogue, Charidème. 5 DASEN (2010), p. 708-709. 1 2

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morisest.[…] NonlongeitaqueLatinasubsequidebentetcitopariterire.Itafiet ut,cumaequalicurautramquelinguamtuericoeperimus,neutraalteriofficiat. « C’est par le grec que, selon mes préférences, l’enfant doit commencer […]. Toutefois, je ne voudrais pas que l’on ait la superstition d’imposer longtemps à l’enfant de parler et d’apprendre seulement le grec, comme c’est la mode aujourd’hui […]. L’étude du latin doit donc suivre peu après et aller bientôt de pair avec celle du grec ; ainsi, quand nous aurons apporté aux deux langues un soin égal, aucune des deux ne gênera l’autre. » 6

Les enfants devaient donc étudier d’abord le grec, puis continuer, à courte distance, par l’apprentissage du latin. De cette façon, les deux langues étaient assimilées en parallèle avec un soin égal (utraquelinguacumaequalicura), sans toutefois qu’il y eût d’interférence entre elles. On veillait à un équilibre entre les deux langues, sans que l’une pût jamais l’emporter sur l’autre. Une telle étude devait développer un bilinguisme, entretenu par la fréquentation de l’enfant avec des pédagogues hellénophones. Dans la suite des études, le grec et le latin continuaient d’être étudiés en parallèle, mais toujours sans interférence entre les deux langues : nec refertdeGraecoandeLatinoloquar,quamquamGraecumesseprioremplacet: utriqueeademuiaest (I, 4, 1). La pratique de la confrontation des deux langues venait seulement à un stade ultérieur. La traduction du grec en latin est présentée par Cicéron (deOr. I, 155) comme un exercice élaboré de rhétorique. Quintilien (X, 5, 2-3) le recommande particulièrement à un élève avancé, qui sera ainsi obligé, en traduisant, de respecter les différentes figures selon les structures des deux langues. Qu’en est-il de l’étude du latin par les Grecs ? 2. LA DIFFUSION DU

LATIN DANS LA

PARS ORIENTIS

La présence de maîtres et d’écoles de langue latine dans la partie hellénophone de l’Empire est moins bien documentée, en tout cas pour le Haut-Empire 7. Nous avons toutefois plusieurs indices clairs permettant de dire que l’enseignement du latin dans la partie orientale de l’Empire a été une réalité durant le BasEmpire. Tous les témoignages ont été naguère rassemblés par E. Dickey 8. L’enseignement de la langue latine sera institutionnalisé seulement au début du Ve siècle par un décret de Théodose II du 27 février 425 marquant la fondation de l’université de Constantinople 9. L’organisation de cette nouvelle institution prévoyait une quasi-parité entre les deux langues : quinze professeurs de langue grecque pour treize enseignants de langue latine 10. Trad. J. COUSIN. NESSELRATH (2013), p. 292-301. 8 DICKEY (2012), p. 50-51 ; (2016), p. 178-182. Plus généralement, DICKEY (2015). 9 Cod.Th. XIV, 9, 3, 1. 10 HIDBER (2006), p. 243 ; NESSELRATH (2013), p. 303. 6 7

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Avant d’en arriver à une telle reconnaissance officielle, l’enseignement du latin s’est développé dans la ParsOrientisde façon progressive et informelle. Je voudrais examiner ici quelques témoignages datant du début de l’époque impériale. Les sources faisant allusion à un enseignement de latin pour hellénophones durant les deux premiers siècles de l’Empire ne sont pas légion. Cette situation peut s’expliquer de plusieurs manières. Il faut d’abord évoquer le statut du latin dans la ParsOrientis, qui est loin d’être comparable à celui du grec à Rome. Rome n’a jamais développé de politique linguistique expansionniste et agressive 11. Le latin n’a pas su – ou pas voulu – s’imposer comme langue de communication dans la ParsOrientis. La langue administrative des provinces hellénophones est restée le grec. Les empereurs romains avaient un bureau ab epistulisGraecis pour s’occuper de la correspondance avec les cités du monde grec et les assemblées provinciales 12. Seules les colonies se servaient du latin 13. Les magistrats devant occuper des postes dans les provinces orientales étaient en général bilingues et communiquaient en grec avec les populations locales, même si des exceptions ont existé. Philostrate mentionne le cas d’un gouverneur qui ignorait le grec et qui n’était pas compris par ses sujets hellénophones 14. Apollonios de Tyane conseilla donc au futur Vespasien, qu’il aurait rencontré à Alexandrie en 69, d’envoyer des magistrats connaissant le grec pour gouverner des sujets hellénophones et recommanda le même principe pour la partie latinophone 15. Ensuite, on doit souligner le caractère linguistiquement fermé du domaine grec, qui se considère comme autosuffisant. Beaucoup d’auteurs grecs pensent que la connaissance du latin est superflue. Il n’empêche que les élites grecques de l’Empire sont romanisées 16, même si l’intérêt qu’elles portent à la langue latine est essentiellement d’ordre pratique et si elles ne semblent guère intéressées par la littérature latine. La domination romaine a en effet contraint les Grecs impliqués dans l’ImperiumRomanum à réfléchir à leur propre identité et à concilier deux aspects : d’un côté, être citoyens de villes grecques et héritiers d’un grand passé historique et culturel grec et, d’un autre côté, être sujets des Romains et, plus tard, citoyens et même magistrats d’un empire devenu universel. HIDBER (2006), p. 239-240. KAIMIO (1979), p. 117, 319. 13 ISAAC (2009) ; ECK (2009). 14 V.Ap. V, 36 : ἄνθρωπος οὐκ εἰδὼς τὰ Ἑλλήνων, καὶ οὐδ᾽ οἱ Ἕλληνές τι ἐκείνου ξυνίεσαν. 15 V.Ap.,ibid. : φημὶ δεῖν πέμπειν, ὡς ὁ κλῆρος, ἑλληνίζοντας μὲν Ἑλληνικῶν ἄρχειν, ῥωμαΐζοντας δὲ ὁμογλώττων καὶ ξυμφώνων. ὅθεν δὲ τοῦτ᾽ ἐνεθυμήθην, λέξω· κατὰ τοὺς χρόνους, οὓς ἐν Πελοποννήσῳ διῃτώμην, ἡγεῖτο τῆς Ἑλλάδος ἄνθρωπος οὐκ εἰδὼς τὰ Ἑλλήνων, καὶ οὐδ᾽ οἱ Ἕλληνές τι ἐκείνου ξυνίεσαν· ἔσφηλεν οὖν καὶ ἐσφάλη τὰ πλεῖστα. Sur ce passage, KAIMIO (1979), p. 117-118 ; BÉRENGER-BADEL (2004), p. 51 et n. 65. 16 DUBUISSON (1979), p. 100. 11 12

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Le cas de Plutarque (50-120), citoyen romain de Béotie (Lucius Mestrius Plutarchus), est exemplatif 17. Bien qu’il dise qu’il a entrepris tard l’étude du latin et que ses connaissances ne lui permettent pas de donner un avis autorisé sur les qualités littéraires et rhétoriques des discours de Cicéron 18, il savait assez de latin pour paraphraser des Épodes d’Horace (I, 6, 40-46) dans la Vie de Lucullus, pour faire un pastiche, dans la Vie de Marc-Antoine, de plusieurs extraits de la SecondePhilippique de Cicéron et pour utiliser, dans la Viede Cicéron, non seulement des ouvrages de Cicéron lui-même, mais aussi des passages de la ConjurationdeCatilinade Salluste. Lucien (115/125-180) représente un autre cas. Syrien hellénisé, Lucien est citoyen romain et, qui plus est, a exercé des fonctions dans l’administration romaine de l’Égypte, où il a été archistator du préfet de ce pays, une sorte de « huissier en chef ». Il connaît le latin, c’est un fait certain, même si ses écrits ne sont guère propres à révéler cette connaissance, sauf peut-être l’opuscule Pro lapsuintersalutandum, mais de façon très elliptique 19. La faute de langue qu’il évoque en grec a sans doute eu lieu en latin (confusion entre aue et salue /uale) et a probablement été commise lors d’une salutatio matinale devant un personnage important à qui il était normal de s’adresser en latin 20. On a supposé que Lucien connaissait et imitait Juvénal 21. M. Geymonat a cru pouvoir démontrer, mais avec des arguments assez ténus, que l’on pouvait reconnaître, dans les personnages de Scipion Maior et d’Hannibal dans les Dialoguesdesmorts (77, 25), des allusions ironiques au Derepublica de Cicéron. En outre, Lucien ferait référence à Scipion Émilien dans les Μακρόβιοι 22. Il ne fait pas de doute qu’Appien, né à Alexandrie avant 100 apr. J.-C., aduocatus fisci à Rome, procurator Augusti sous Marc Aurèle et Lucius Vérus, connaît le latin, qui a eu une influence sur son grec 23. Il fut l’ami de Fronton, grand défenseur du latin 24. Il utilise des sources latines et, au moins à deux reprises (BC, IV, 11, 45 [édit des triumvirs sur les proscriptions] et V, 45, 191 [après le dialogue entre Lucius Antonius et Octavien]), il souligne, comme l’avait déjà fait Polybe, la tâche délicate qui est la sienne en tant que traducteur de sources latines 25. Arrien (Flavius Arrianus) (85/90-175), grâce à qui nous avons les Entretiens d’Épictète, aurait rédigé en latin un rapport envoyé à Hadrien vers 130 sur son activité comme gouverneur de Cappadoce. Le témoignage du Péripledu 17 18 19 20 21 22 23 24 25

HIDBER (2006), p. 246-247. Dém. 2, 2. Voir infra n. 31. Laps. 13 ; NESSELRATH (2013), p. 300. DUBUISSON (1984-1986), p. 195 ; GASSINO (2008), (2009) ; MESTRE / VINTRÓ (2010). DUBUISSON (1984-1986), p. 196-197 ; NESSELRATH (2013), p. 300, n. 69. GEYMONAT (2000). SWAIN (1996), p. 253. LEVI (1996). CANFORA (1996).

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Pont-Euxin, qui parle de ʽΡωμαϊκὰ γράμματα 26, n’est toutefois pas tout à fait explicite à ce sujet. S’il est bien question d’un rapport officiel (mais il pourrait s’agir d’une première version latine du Périple) 27, l’utilisation du latin est tout à fait justifiée, car Arrien se conforme à l’usage selon lequel un gouverneur s’adresse à l’empereur en latin, langue officielle, comme le fait Pline le Jeune lorsqu’il écrit à Trajan depuis le Pont-Bithynie. Dion Cassius (L. Claudius Cassius Dio Cocceianus), à la fin du IIe et au début du IIIe s. (164 – après 229), fit une brillante carrière dans l’administration impériale et parvint au consulat en 229 avec l’empereur Sévère Alexandre 28. Dans son Histoireromaine, en 80 livres, il se révèle être un fin connaisseur de la littérature latine. On trouve des remarques critiques et des jugements littéraires, mais aussi des citations, en particulier trois vers de l’Énéide de Virgile (LXXVI, 10, 2 = VIRG., Én. XI, 371-373) 29. Il avait, semble-t-il, une excellente connaissance de Sénèque : le dialogue entre Auguste et Livie (LV, 14-22) a sans doute pour origine le Declementia. On trouve des allusions à l’Apocolokyntose (LX, 35, 3-4) et à la ConsolatioadPolybium(LXI, 10, 2) 30. Il est très difficile de dire comment ces auteurs ont appris le latin. Seul Plutarque s’étend un peu sur ce sujet dans un passage qui n’est du reste pas simple à comprendre. Plutarque dit avoir étudié le latin de façon purement pratique et dit avoir commencé à lire la littérature latine à un âge avancé et ne pas être familier avec les « fioritures » de la langue latine 31. Certes, le biographe de Chéronée fait des erreurs de latin, et certains philologues se sont plu à lui reprocher ses déficiences dans la langue des Romains 32. Ces erreurs trahissent toutefois une certaine bonne foi. Les propos de Plutarque doivent donc plutôt être interprétés comme une recusatio pour s’excuser de ne pas écrire sur Démosthène et Cicéron comme figures littéraires. Ils ne doivent pas être pris comme des indications sur sa connaissance du latin et surtout pas comme un aveu d’ignorance de la langue de Rome 33. Plus tard, Dion Cassius affirme avoir lu presque tout ce qui a été écrit sur l’histoire des Romains 34. Il ne pouvait guère le faire sans une connaissance du latin. Je ne m’attarderai pas sur la question complexe de Periplus ponti Euxini 6, 2 : ἥντινα δὲ ὑπὲρ αὐτῶν τὴν γνώμην ἔσχον, ἐν τοῖς Ῥωμαϊκοῖς γράμμασιν γέγραπται ; 10, 1 : ὧν δὲ ἕνεκα, καὶ ὅσα ἐνταῦθα ἐπράξαμεν, δηλώσει σοι τὰ Ῥωμαϊκὰ γράμματα. 27 En ce sens, DUBUISSON (1979), p. 97. 28 FREYBURGER (2013), p. 78-79. 29 BALDWIN (1987). 30 SWAIN (1996), p. 403-404 ; HIDBER (2006), p. 248. 31 Dém. 2, 2 ; DE ROSALIA (1991), p. 445-459 ; STROBACH (1997), p. 33-39 ; NESSELRATH (2013), p. 298-299 ; MATINO (2014). 32 GAMBERALE (1996). 33 DUBUISSON (1979), p. 95-96. 34 Fragment 1 MELBER : ὡς εἰπεῖν τὰ περὶ αὐτῶν τισι γεγραμμένα, συνέγραψα δὲ οὐ πάντα ἀλλ᾽ ὅσα ἐξέκρινα. Le verbe est une conjecture. Les autres propositions ne changent rien au sens. 26

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l’utilisation directe de sources latines de la part des historiens grecs 35. Sans doute existait-il des traductions grecques d’ouvrages historiques latins 36. Une notice de la Souda 37 dit qu’un certain Zénobios (PIR² Z 7), un sophiste qui enseignait à Rome à l’époque d’Hadrien, avait traduit en grec les Histoiresde Salluste. Il s’agissait probablement d’un exercice scolaire, même si on peut imaginer que cette traduction ait circulé dans la Pars Orientis, comme pourrait le laisser penser un papyrus de Salluste avec des gloses grecques (PSI I 110) 38. Nous connaissons aussi la version grecque des Géorgiquespar Arrien, un poète épique mal connu, peut-être de Pergame, dont le floruit devrait se situer vers 210-220 39. D’après Sénèque 40, Polybe, l’affranchi de Claude, traduisit l’Énéide en grec. Les influences de la littérature latine sur la littérature grecque sont difficiles à établir 41. Les vers d’un poète à peu près contemporain de Virgile, Erykios de Cyzique 42 (A.P., VI, 96, 1-2 = GOW-PAGE 2200-2001 : Γλαύκων καὶ Κορύδων … Ἄρκαδες ἀμφότεροι) sont peut-être une imitation de la SeptièmeÉglogue (v. 3-4 : CorydonetThyrsis …Arcadesambo), même si, comme le souligne R. Reitzenstein 43, les deux poètes peuvent s’être inspirés, indépendamment l’un de l’autre, d’un modèle commun. Le phénomène de la connaissance de la littérature latine par les auteurs grecs n’est guère antérieur aux IIIe-IVe s. Une influence de Virgile est supposée chez Quintus de Smyrne, auteur des Posthomerica, que l’on peut percevoir en particulier dans des scènes du livre XII 44. Un lien avec l’Énéide est perceptible aussi chez Triphiodore (IIIe/IVe s.), auteur de la Prise deTroie, un poème épique de 691 hexamètres qui raconte les événements entre la construction du cheval de bois et le départ des Achéens. On peut encore citer Nonnos (Ve s. apr. J.-C.), qui écrivit un grand poème épique, les Dionysiaca, en 48 livres, où il a peut-être utilisé les Métamorphosesd’Ovide 45. Quelques témoignages pourraient attester une diffusion du latin à l’échelle de l’Empire, mais leur interprétation n’est pas simple. Dans les Platonicae quaestiones, Plutarque dit que le latin utilise peu de prépositions et pas d’article du tout. Il insère une phrase qui semble présenter le latin comme une langue universelle : (10, 31 1010D : δοκεῖ μοι περὶ Ῥωμαίων λέγειν ὁρῶ μέλλω † νῦν ὁμοῦ τι πάντες ἄνθρωποι χρῶνται 46). Le témoignage de Plutarque, même s’il DUBUISSON (1979). Sur les traductions en grec d’œuvres latines, REICHMANN (1943), p. 1-16. 37 Z 73 ADLER. 38 FUNARI (2007). 39 Α 3867 ADLER ; SWAIN (1991). 40 Polyb. 8, 2 ; 11, 5. 41 HOSE (2007). 42 HOLFORD-STREVENS (1993), p. 203. 43 R.-E., VI/1 (1907), col. 565, l. 51-57. 44 GÄRTNER (2005). 45 HIDBER (2006), p. 251 ; NESSELRATH (2013), p. 305. 46 Depuis WYTTENBACH (voir l’apparat critique dans l’édition Teubner par HUBERT [1954], p. 139), on ajoute ᾧ après μέλλω. SWAIN (1996), p. 42 et n. 68 ; NESSELRATH (2013), p. 295. 35 36

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s’agit d’une exagération rhétorique, repose sur une réalité et atteste une diffusion de la langue latine sur tout le territoire de l’Empire romain. Bien entendu, il faut tenir compte du fait que le texte est corrompu et que c’est au prix d’une restitution que nous y voyons un témoignage sur la diffusion du latin à l’échelle de l’oikouméné. Peut-être Plutarque n’a-t-il en tête que les habitants de la partie occidentale de l’ImperiumRomanum 47. Même si Cicéron soulignait dans le ProArchia (10, 23) le peu de diffusion du latin « enfermé dans des frontières bien étroites » alors que « le grec se lit à peu près dans toutes les nations », Pline l’Ancien inscrit dans son éloge de l’Italie du livre III 48 l’extension universelle du latin à travers l’Empire tout entier.Qu’est-ce à dire ?L’utilisation universelle du latin est le moyen idéal de rapprocher les hommes les uns des autres et de leur permettre de se comprendre. Pline le Jeune évoque également la vocation du latin à devenir une langue universelle. Dans la lettre VII, 4, 8-9, adressée à Pontius Allifanus, l’épistolier parle de son livre en hendécasyllabes, qui est copié et chanté partout et qui aurait obligé les Grecs à apprendre le latin : Legiturdescribiturcantaturetiam,eta Graecisquoque,quosLatinehuiuslibelliamordocuit,nunccitharanunclyra personatur.Mais de quels Grecs s’agit-il ? Ceux de la ParsOrientisou ceux qui se trouvent à Rome ? L’affirmation de Pline rappelle un thème cher à Martial (XI, 3, 5), qui atteste la diffusion de ses vers jusqu’en Bretagne et souligne à maintes reprises l’essor international de ses poèmes 49 : toto notus in orbe Martialis. Dans la pratique, il est difficile d’établir quelle réalité représentait le latin aux yeux des hellénophones durant les deux premiers siècles de l’Empire. L’attitude de l’empereur Claude, rapportée par Suétone 50 et Dion Cassius 51, qui déchut du statut de citoyen romain un Grec dont il avait constaté l’ignorance complète du latin pourrait faire croire que la connaissance de la langue de Rome était exigée de tout citoyen romain. Nous ignorons toutefois la portée exacte de l’anecdote prêtée à Claude : est-ce une règle générale, ce qui paraît étonnant, ou un geste d’humeur de l’empereur dans un contexte bien précis que nous ignorons ? L’exemple d’Hérode Atticus (Ti. Claudius Atticus Herodes [PIR² C 655]) peut nous éclairer 52. Bien qu’il ait été durant plusieurs années le précepteur des princes impériaux Marc Aurèle et Lucius Vérus et qu’il fût consul en 143, nous ne pouvons savoir avec certitude s’il connaissait le latin. Dans le premier livre des NuitsAttiques (I, 2, 1), un épisode a pour théâtre la villa athénienne de ce STROBACH (1997), p. 143, n. 586. III, 39. VIAL-LOGEAY (2008), p. 139-140. 49 I, 1, 2 ; V, 13, 3 ; VI, 64, 25 ; VIII, 61, 3. 50 SUET., Claud. 16, 4 ; KAIMIO (1979), p. 134-135, 144-145 ; BÉRENGER-BADEL (2004), p. 46 et n. 44. 51 LX, 17, 4. 52 NESSELRATH (2013), p. 296. 47 48

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richissime Athénien. Un jeune philosophe stoïcien porte un jugement sévère sur les Grecs et les Latins, les trouvant tous rudes et agrestes. Hérode Atticus est dit uiretGraecafacundiaetconsularihonorepraeditus. L’expression est très intéressante : pour le versant grec, le personnage est défini d’un point de vue culturel, tandis que, pour le côté latin, il est présenté d’un point de vue politique. Aulu-Gelle signale la dignitas d’Hérode Atticus et son éloquence grecque, même lorsque ses hôtes sont des Latins. En I, 2, 6, Aulu-Gelle dit explicitement qu’Hérode Atticus parle grec (tum Herodes Graeca, uti plurimus ei mos fuit, orationeutens, …inquit), mais il a le souci, par l’incise utiplurimuseimosfuit, de laisser une place au latin, même si elle est réduite. Il reconnaît peut-être ainsi implicitement son bilinguisme. 3. AULU-GELLE Un chapitre des NuitsAttiques (VIII, 10), dont il reste seulement le titulus (le livre huit des Noctes Atticae est perdu), relate une controverse qui eut lieu in oppidoEleusino …cumgrammaticoquodampraestigioso. VIII, 10 : Qualis mihi fuerit in oppido Eleusino disceptatio cum grammatico quodampraestigioso,temporauerborumetpueriliameditamentaignorante,remotarum autem quaestionum nebulas et formidines capiendis imperitorum animis ostentante. « De quelle sorte fut dans la ville d’Éleusis ma discussion avec un certain grammairien charlatan qui ignorait le temps des verbes et ce que les petits garçons étudient, mais faisait étalage de l’obscurité effrayante de questions difficiles, pour prendre au piège l’esprit des ignorants. » 53

Rien ne permet toutefois d’affirmer que le débat ait concerné des faits touchant la langue latine, sinon un argument e silentio, toujours délicat. Aulu-Gelle n’aborde jamais des questions linguistiques ou grammaticales relatives à la langue grecque. Sa polémique ne concerne que des grammairiens de langue latine. Il devrait en être de même ici. Dans cet épisode, dont le schéma est comparable au chapitre 6 du livre XVI, le grammairien fait montre de son prétendu savoir capiendis imperitorum animis, ce qui exclut une intervention du grammairien en question dans une discussion de type privé. À la question qui vient à l’esprit : que peut bien faire un grammairien latin à Éleusis ?, on peut répondre, avec prudence toutefois : il enseigne le latin, ce qui supposerait l’existence d’une école latine (publique ou privée ?) à Éleusis 54. Les NuitsAttiques d’Aulu Gelle peuvent à nouveau nous éclairer sur la position respective de la culture latine et de la culture grecque, forte d’une certaine 53 54

Trad. R. MARACHE. GAMBERALE (1995), p. 258.

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supériorité. Dans le livre XIX, le chapitre 9 met en scène le professeur de rhétorique d’origine espagnole Antonius Julianus (PIR² A 672). XIX, 9, 7 : TumGraeci plusculi,quiineoconuiuioerant,hominesamoenietnostras quoque litteras haut incuriose docti,Iulianumrhetoremlacessereinsectarique adorti sunt tamquam prorsus barbarum et agrestem, qui ortus terra Hispania foret clamatorque tantum et facundia rabida iurgiosaque esset eiusque linguae exercitationesdoceret,quaenullasuoluptatesnullamquemulcedinemVenerisatque Musaehaberet. « Alors un certain nombre de Grecs qui étaient à ce banquet, des gens agréables et instruits avec soin dans notre littérature aussi, se mirent à harceler le rhéteur Antonius Julianus et à s’acharner sur lui, le disant totalement un barbare et un paysan qui était sorti de la terre d’Espagne, un braillard seulement, doté d’une faconde faite de rage et d’invectives, qui enseignait des exercices dans une langue qui ne connaissait aucune des voluptés, aucune caresse de Vénus et de la Muse. » 55

Durant un repas organisé aux environs de Rome par un jeune de rang équestre revenant de Grèce, ce personnage doit défendre la poésie élégiaque romaine (Catulle et Calvus) de l’accusation d’être pauvre et de moindre qualité que la poésie grecque correspondante 56. L’épisode n’a toutefois qu’une portée limitée. Il peut certes nous informer sur le fait que, dans les écoles grecques, où se rendaient les jeunes Romains pour se perfectionner, on faisait une comparaison entre la littérature grecque et la littérature latine, jugée en général inférieure. Rien ne prouve toutefois que l’on étudiait les auteurs latins dans les écoles grecques 57, comme on le faisait à Rome pour les textes grecs. À l’époque des Antonins, il était habituel dans les écoles romaines de rhétorique que l’on étudie des auteurs grecs. Aulu-Gelle (II, 27) a conservé le souvenir du premier professeur public de rhétorique à Rome, sous le règne d’Hadrien, Titus Castricius (PIR² C 451), qui proposait à ses élèves une comparaison d’un passage du Decorona de Démosthène avec un extrait des Histoires de Salluste. Recommandée par Quintilien, l’étude de modèles grecs par les orateurs ou rhéteurs latins n’était pas une nouveauté. On pratiquait aussi la traduction du grec

Trad. Y. JULIEN. HOSE (1994), p. 80 ; HIDBER (2006), p. 249 ; NESSELRATH (2013), p. 300. 57 Aulu Gelle (XVIII, 9, 5) mentionne la présence d’un texte de Livius Andronicus dans une bibliothèque à Patras (qui est une colonie romaine, habitée par des Grecs natifs et des colons romains) : offendi enim in bibliotheca Patrensi librum uerae uetustatisLiuiiAndronici,quiinscriptusestὈδύσσεια,inquoeratuersusprimuscum hocuerbosineulittera:Virum mihi, Camena, insece uersutum,factusexilloHomeri uersu:Ἄνδρα μοι ἔννεπε, Μοῦσα, πολύτροπον. Il est difficile d’expliquer quelle était la destination de cet ouvrage, dont Aulu-Gelle donne le titre en grec. On ne peut pas exclure que ce texte, essentiel dans le milieu scolaire, ait pu servir dans un contexte didactique. 55 56

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en latin et du latin en grec, préconisée comme un exercice salutaire par Quintilien 58 et Pline le Jeune 59. Aulu-Gelle raconte encore (XVII, 20) que, lorsqu’il suivait à Athènes les leçons de philosophie de Calvisius (Calvenus) Taurus 60, homme important qui se trouvait à la tête de l’Académie vers 145, le maître lui proposa un passage du Banquet de Platon comme exemple de style supérieur à celui de n’importe quel orateur ou rhéteur latin 61. 4. TÉMOIGNAGES ÉPIGRAPHIQUES Une inscription en grec, impossible à dater avec précision (fin du IIe s. – début du IIIe s. ?), qui a constitué le point de départ d’un mémoire d’Émile Egger, Del’étudedelalanguelatinechezlesGrecsdansl’Antiquité (1855), mentionne un certain Athénadès, esclave ou affranchi, qui est γραμματικὸς ʽΡωμαϊκός 62. IG XIV 2434 = IGF 21 = CAG 13/3 n° 21 (Marseille) : Ἀθηνάδης Διοσκουρίδου γραμματικὸς Ῥωμαϊκός.

Ce texte témoigne du bilinguisme de certains groupes en Gaule du Sud. Bien que son enseignement ait porté sur le latin, ce grammaticus n’avait pas oublié sa langue d’origine (nom grec, père grec, inscription en grec) et a utilisé le grec pour perpétuer sa mémoire. Une autre inscription, bilingue celle-là, sans date, mais probablement d’époque impériale (CIL III 406), mentionne un Οὐαλέριος γραμματικὸς ʽΡωμαϊκός, c’est-à-dire un grammaticusLatinus, présent à Thyatire en Lydie. L’inscription présente un praescriptumgrec avec des lacunes, suivi d’un poème épigraphique en latin (CLE 432). Les lacunes de la partie grecque ne permettent pas d’établir les rapports qui existent entre les dédicataires. CIL III 406 (Thyatire) = IGRR IV 1280 63 : […] Ξένωνι ἐτ(ῶν) [·] καὶ Πρείμῳ ἐτ(ῶν) ε τοῖς τέκνοις καὶ Οὐαλερίῳ Οὐαλερίου γραμματικῷ Ῥωμαϊκῷ ἐτ(ῶν) κ[γ]’ Votasuperuacuafletusqueetnuminadiuum naturaelegesfatorumquearuitordo. spreuistipatremmatremque,miserrimenate, Elysioscamposhabitansetpratabeatum.

58 QUINT. X, 5, 2 : VertereGraecainLatinumueteresnostrioratoresoptimumiudicabant. 59 PLIN. VII, 9, 2 : Vtileinprimis,etmultipraecipiunt,uelexGraecoinLatinumuel exLatinouertereinGraecum. 60 LAKMANN (1995), p. 207. 61 LAKMANN (1995), p. 165-178. 62 AGUSTA-BOULAROT (1994), n° 30, p. 689 et 701 ; MULLEN (2013), p. 267-268. 63 AGUSTA-BOULAROT (1994), p. 700-701.

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Le défunt est bien un homme d’origine et de langue grecques qui enseigne le latin, comme c’est le cas d’Athénadès à Marseille, mentionné précédemment. On ne connaît toutefois rien du rôle de ce Valérius. Tout au plus peut-on supposer que son enseignement se plaçait dans la sphère privée d’une familia. Valérius aurait été magisterlitterarumRomanarum, dans une ville hellénophone, pour les enfants d’une famille romanisée et cultivée qui revendique une double identité. L’un des enfants porte un cognomen grec, Xénon, et l’autre un cognomen latin, Primus, et l’inscription est bilingue. Est-ce suffisant pour parler d’un enseignement du latin dans la ParsOrientis ? 5. DES

RHÉTEURS GRECS BILINGUES

?

Il n’est pas aisé de repérer des rhéteurs grecs bilingues durant le Haut-Empire. Nous ne pouvons guère citer que trois cas. La Chronique de saint Jérôme dit qu’un certain Cestius de Smyrne enseigna le latin à Rome (CestiusSmyrnaeusrhetorLatineRomaedocuit) 64. Sénèque le Père (50 av. – 40 apr. J.-C.) mentionne un Lucius Cestius Pius de Smyrne (PIR² C 575) 65, Latinorum uerborum inopia ut hominem Graecum laborasse, qui devait l’emporter sur Cicéron contre les discours duquel il composa des déclamations 66. C’est tout ce que nous savons sur ce personnage. Le sophiste M. Antonius Polémon de Laodicée (88 ou 89 – 144 ou 145 ? apr. J.-C.) (PIR² A 862) 67, auteur d’un traité de physiognomonie et de deux brèves mélétai consacrées à deux guerriers morts à Marathon, fonda une école de rhétorique à Smyrne et entretint des rapports amicaux avec tous les empereurs de Trajan à Marc Aurèle 68. Philostrate, qui le compare à Démosthène 69, dit qu’il jouissait d’une grande considération de la part de Marc Aurèle 70. Dans une lettre à Marc Aurèle 71, Fronton porte un jugement sur le style de Polémon, que son élève qualifie, sans doute avec ironie, de « cicéronien » (Tullianus). Est-ce à dire que Polémon a déclamé en latin ? Ce serait certainement aller trop loin. Fronton répond à une lettre de Marc Aurèle (29, 19-30, 13 VdH²) envoyée de Naples durant l’été 143, dans laquelle une déclamation du rhéteur grec est critiquée parce qu’elle ressemble plus à l’usus qu’à la uoluptas(30, 5-6 VdH²). Or la ville de Naples est restée de langue grecque, même à l’époque impériale, et c’est 167, 2 HELM. Contr. VII, 1, 27. Voir RE, III/2 (1899), 2008-211 (n° 13) (O. Seeck). 66 HOSE (1994), p. 78 ; HIDBER (2006), p. 249. 67 PUECH (2002), p. 396-406. 68 QUET (2003), p. 424-429. 69 PHILOSTR., Vi.soph. 542. 70 PHILOSTR., Vi.soph. 540. 71 FRONT., Caes. II, 2, 5 (20, 6-8 VdH²) : Pro Polemone rhetore, quem mihi tu in epistula tua proxime exhibuisti Tullianum, ego in oratione, quam in senatu recitaui, philosophumreddidi,nisimeopiniofallit,peratticum. 64 65

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probablement là – ou plutôt dans une Graecaurbs de Campanie ou de Grande Grèce – que Favorinos d’Arles a prononcé, sans doute après 138, le Περὶ τύχης 72. Les rhéteurs avaient l’habitude de déclamer en grec, même dans d’autres villes, comme le montre le jugement de Pline le Jeune 73, qui a entendu le rhéteur Isée 74, sophiste originaire d’Assyrie. Antoni[n]us 75 Aquilas (PIR² A 792) 76 est l’objet d’une lettre de recommandation adressée par Fronton à C. Aufidius Victorinus (122-186) (PIR² A 1160) 77, qui fut l’un des hommes les plus en vue des règnes de Marc Aurèle et de Commode. Antonius Aquilas, dont il est impossible de savoir s’il pratiquait surtout le grec ou le latin, est dit uirdoctusetfacundus, mais on a bien du mal à identifier ce personnage 78. Certains savants le rapprochent du sophiste originaire de Galatie, Ἀκύλας, disciple de Chrestos à Byzance 79. Dans la lettre de Fronton (176, 17 VdH²), il est dit ῥητόρων ἄριστος, ce qui pourrait faire penser qu’il est Grec 80. Mais nous savons que les épistoliers latins insèrent volontiers dans leurs lettres des mots grecs ou des expressions en grec, dans la tradition cicéronienne, et que cette pratique, qui est une sorte de snobisme et de code de connivence, ne nous éclaire en rien sur la nationalité du correspondant. En outre, la carrière provinciale d’Aufidius Victorinus est difficile à retracer et conduit uniquement vers les provinces occidentales 81. Si on peut dater la lettre de Fronton de 164, ce qui n’est pas certain 82, Aufidius Victorinus devait alors se trouver en Germanie supérieure, où il a été legatus Augustorum pro praetore entre 162 et 165. Que ferait un rhéteur grec en Germanie ? Antonius Aquilas serait, dans ce cas, un sophiste de langue grecque à la recherche d’une chaire municipale de rhétorique latine en Germanie, mais on peut se demander, comme le souligne V. Nutton 83, ce qu’un rhéteur grec d’une telle envergure ferait dans une province occidentale à la recherche d’un poste de peu d’importance. Il semble plus probable que le sophiste soit la même personne qu’un Sempronius Aquila, abepistulisGraecis à Ancyre, connu par trois inscriptions 84. AMATO (2005), p. 67, n. 201. II, 3. 74 GRIMAL (1955). 75 Antoninus serait une erreur d’impression dans l’édition de Naber des lettres de Fronton. 76 PUECH (2002), p. 126-130. 77 FRONT., Amic. I, 7 (176, 6-18 VdH²) et le commentaire de VAN DEN HOUT (1999), p. 411-412. 78 VAN DEN HOUT (1999), p. 412 :(« it is impossible to identify him ») avec le statusquaestionis. 79 PHILOSTR., Vi.soph. 591. 80 Selon VAN DEN HOUT (1999), p. 411, « ῥητόρων ἄριστος 176, 17 indicates Antonius was a Greek ». 81 PFLAUM (1956) ; VAN DEN HOUT (1999), p. 411. 82 Sur la datation de la lettre, VAN DEN HOUT (1999), p. 411. 83 NUTTON (1970), p. 726-727, n. 4. 84 PUECH (2002), p. 126-130 (nos 31, 32, 33). 72 73

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6. CONCLUSION L’implantation d’écoles latines en Orient et le déplacement d’élèves d’origine orientale vers la partie occidentale de l’Empire sont des questions délicates. Les Grecs ont bien étudié le latin dans l’Antiquité. Nul n’en doute. Les conditions dans lesquelles cet apprentissage s’est déroulé sont difficiles à reconstituer. Cette brève enquête confirme les conclusions que je tirais dans mon ouvrage Lelatindanslemondegrec(1997). Durant les deux premiers siècles de l’Empire, les Grecs qui ont une connaissance du latin l’ont acquise à Rome dans le cadre d’un enseignement sans doute informel. On ne peut toutefois exclure qu’un enseignement de latin dans la ParsOrientis ait déjà existé à une époque aussi haute, mais nous ne savons presque rien à ce sujet 85. Ce n’est qu’à partir du début du IIIe siècle que l’on assiste à l’émergence d’un enseignement de latin dans des villes grecques. Grégoire le Thaumaturge est le premier personnage d’origine grecque connu dont la connaissance du latin ait été acquise dans une ville grecque 86. Dans son RemerciementàOrigène, qu’il prononça probablement en 238, au moment de quitter Césarée où il était arrivé en 231, il évoque son départ pour la prestigieuse école de droit de Beyrouth, « cité assez romaine » 87. Bruno ROCHETTE.

UniversitédeLiège. BIBLIOGRAPHIE

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BRUNO ROCHETTE

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Entre pédagogie et philologie : le commentaire de Plutarque à Hésiode

L’éducation des enfants et des jeunes gens était sans conteste l’un des nombreux domaines d’intérêt de Plutarque : il suffit pour s’en rendre compte de lire le premier traité des Œuvresmorales (selon le classement d’Henri Estienne), De l’éducationdesenfants(Περὶ παίδων ἀγωγῆς). Dans le traité placé en deuxième position dans les éditions, intitulé Πῶς δεῖ τὸν νέον ποιημάτων ἀκούειν (Comment le jeune garçon doit lire les poèmes), Plutarque défend la place de la lecture des poètes dans l’éducation de son époque : le principal intérêt qu’il y voit est d’ordre moral 1, les poètes constituant une sorte d’introduction à la lecture d’ouvrages philosophiques plus complexes et moins engageants 2. Mais, sans être bien guidé, le jeune homme pourrait s’égarer et prendre exemple sur les actions douteuses ou les personnages peu moraux qui apparaissent parfois chez les poètes, ce qui l’amènerait à s’écarter de la voie de la vertu. Plutarque dispense différents conseils pour éviter cet écueil : le jeune garçon doit apprendre à ne pas trop héroïser les personnages mythologiques, même positifs 3, et à considérer tout le contexte plutôt qu’une action isolée 4. Plutarque suggère également de contrebalancer immédiatement l’effet négatif que pourrait avoir chez l’enfant la lecture d’une réflexion immorale, en lui mettant sous les yeux une autre maxime conforme à la vertu, qu’elle soit du même poète 5 ou d’un autre auteur 6. Le traité parle peu de grammaire au sens ancien du terme : tout au plus, Plutarque mentionne qu’il est utile d’apprendre aux jeunes gens à distinguer les différents sens et emplois des mots 7. Pour ce qui est de la critique textuelle (qui pose la question de savoir queltexte il faut mettre à la disposition du jeune lecteur), l’ouvrage n’y fait allusion que deux fois. D’une part, Plutarque mentionne des vers homériques (Iliade 9, 458-461, vers absents de tous les manuscrits connus 8) dans lesquels Phénix décrit comment la colère contre son père aurait

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PLUT., Commentlejeunegarçondoitlirelespoèmes 11 = 30 C-D. Op.cit. 1 = 14 D - 15 B ; 14 = 36 D - 37 B. Op.cit. 7-8 = 25 C - 28 A. Op.cit. 10 = 28 E - 30 C. Op.cit. 4 = 19 A - 21 D. Op.cit. 4 = 21 D - 22 A. Op.cit. 6 = 22 C - 25 B. Mais présents par exemple dans l’édition de MAZON (1937), p. 69.

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pu le mener au parricide : Aristarque aurait ôté le passage, effrayé par un acte si immoral, mais Plutarque estime cette position erronée 9. D’autre part, il mentionne, avec approbation, les « corrections » (παραδιορθώσεις 10) apportées par les stoïciens aux passages des poèmes anciens qui les gênaient : Plutarque propose lui-même quelques corrections similaires 11. Nous savons, grâce au témoignage d’Aulu-Gelle, que Plutarque était l’auteur d’un CommentaireàHésiode, composé d’au moins quatre livres 12. Par ailleurs, Plutarque est la source la plus citée dans le corpus de scholies anciennes qui commentent Les TravauxetlesJours 13 : son nom y est mentionné à 32 reprises 14, dans des scholies rédigées par Proclos 15, directeur de l’Académie au Ve s. p. C. 16, connu également pour avoir commenté des dialogues de Platon 17. Dans une scholie, Proclos précise que certains vers n’ont pas été mentionnés par Plutarque 18, ce qui laisse supposer qu’il avait accès à une version complète de son commentaire, et que celui-ci était suivi et systématique : il est évident qu’il s’agit de l’ouvrage mentionné par Aulu-Gelle. Quant à savoir si seuls étaient Op.cit. 8 = 26 F : Ὁ μὲν οὖν Ἀρίσταρχος ἐξεῖλε ταῦτα τὰ ἔπη φοβηθείς· ἔχει δὲ πρὸς τὸν καιρὸν ὀρθῶς (« Aristarque, effrayé, a ôté ces vers, mais ils sont justes par rapport à la circonstance »). 10 Le mot utilisé ici semble être un hapax : faut-il comprendre « correction marginale », comme le veut le LSJ (s.u., p. 1308), ou interpréter « action de faire une correction mauvaise » (cf. e.g.Dictionnaire Bailly, s.u., p. 1461). Si le mot doit être traduit de la seconde manière, il s’agit alors du jugement négatif habituel sur ces corrections – jugement que Plutarque ne partage précisément pas. 11 Op.cit. 12 = 33 B - 34 B : Ὅθεν οὐδ’αἱ παραδιορθώσεις φαύλως ἔχουσιν αἷς καὶ Κλεάνθης ἐχρήσατο καὶ Ἀντισθένης ... Τὸ μὲν οὖν τῆς ἐπανορθώσεως γένος τοιοῦτον ἐστι (« C’est pourquoi même les corrections dont usèrent Cléanthe et Antisthène ne sont pas méprisables ... Tel est le genre de redressement du texte que je propose »). 12 GELL. 20, 8, 7 = fr. 102 Sandbach. 13 Les scholies anciennes des Travaux sont disponibles dans l’édition de PERTUSI (1955). Pour les scholies récentes, il est toujours nécessaire de se référer à l’édition de GAISFORD (1814 [18232]). 14 Les fragments de Plutarque sur Hésiode ont été rassemblés (après d’autres éditeurs) par SANDBACH (1969), p. 104-226 (= fragments 25-112). 15 Toutes les scholies anciennes des Travaux sont présentées explicitement dans les manuscrits comme étant de Proclos : Πρόκλου Διαδόχου (Πρόκλου Διαδόχου \Πλάτωνος/ dans Q1 et Πρόκλου Διαδόχου τῶν Πλατωνικῶν dans B). Depuis longtemps (cf. déjà RANKE [1838], p. 6), les philologues ont soupçonné qu’aux scholies de Proclos ont été adjointes des notes marginales qui ne proviennent pas du philosophe (et qui remontent, en définitive, aux grammairiens anciens). Le fait a été établi de manière définitive, grâce à un nouvel examen des manuscrits, par PERTUSI (1951), p. 147-159. Les citations de Plutarque apparaissent toutes dans des scholies qui proviennent véritablement de Proclos. 16 Le commentaire de Proclos à Hésiode, connu à travers les scholies, est disponible dans l’édition commentée de MARZILLO (2010). 17 À savoir le Timée, l’Alcibiade, le Parménide, le Cratyle, la République (ce dernier « commentaire » étant en fait constitué d’une série d’essais indépendants). 18 Sch. Op. 797-799 = fr. 108 Sandbach. 9

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discutés LesTravauxetlesJours,la question reste ouverte : il n’existe en tout cas aucune trace d’un commentaire de Plutarque sur la Théogonie 19. Hésiode est un des poètes les plus influents de la culture grecque, et son œuvre présente un caractère didactique évident, surtout dans LesTravauxetles Jours. Sa poésie est donc une base de recherche particulièrement appropriée pour examiner concrètement comment Plutarque a été guidé dans sa lecture du texte par des soucis pédagogiques. Rien n’indique que Plutarque ait destiné son commentaire aux jeunes gens dont il est question dans le traité Comment le jeunegarçondoitlirelespoèmes. Mais sa perception de la valeur éducative de l’œuvre d’Hésiode a pu influencer sa conception du commentaire. Une courte notice de Proclos, placée en introduction à ses scholies hésiodiques, va peut-être dans ce sens. Le philosophe explique en effet 20 : Ὁ μὲν οὖν σκοπὸς τοῦ βιβλίου παιδευτικός· τὸ δὲ μέτρον ὥσπερ ἥδυσμά τι τῷ σκοπῷ τούτῳ τῆς ἑρμηνείας ἐπιβέβληται, θέλγον τὰς ψυχὰς καὶ κατέχον εἰς τὴν πρὸς αὐτὸ φιλίαν. Διὸ καὶ ἀρχαιότροπός ἐστιν ἡ ἐν αὐτῷ τῆς ποιητικῆς ἰδέα· τῶν γὰρ καλλωπισμῶν καὶ τῶν ἐπιθέτων [κόσμων] 21 καὶ μεταφορῶν ὡς τὰ πολλὰ καθαρεύει· τὸ γὰρ ἁπλοῦν καὶ τὸ αὐτοφυὲς πρέπει τοῖς ἠθικοῖς λόγοις· καὶ τοῦτο μὲν δῆλον 22. « L’objectif du livre [Les Travaux et les Jours] est éducatif, et le mètre vient s’ajouter comme un assaisonnement à cet objectif de l’explication, en charmant les âmes et en les maintenant dans l’amour envers le livre. C’est aussi pour cette raison que la forme de la poésie qui s’y trouve est conforme à la manière antique : car elle est en général exempte des embellissements, des épithètes [ornementales] et des métaphores. La simplicité et le naturel conviennent en effet aux discours éthiques ; et cela est évident. »

Ce texte, qui place l’éducation comme objectif premier de l’ouvrage d’Hésiode, rappelle nettement les réflexions de Plutarque dans son traité sur la lecture des poètes. Est-il le reflet de principes posés par Plutarque lui-même dans son commentaire d’Hésiode ? Il est difficile de donner une réponse définitive à cette question : de l’avis général, Proclos utilise souvent Plutarque sans le citer nommément 23. Mais il est toujours délicat d’attribuer en particulier telle ou telle idée à Plutarque quand Proclos ne le fait pas lui-même explicitement. 19 Bien que Plutarque fût lui-même originaire de Béotie, il ne semble pas qu’il fût partisan de la théorie de certains Béotiens (mentionnée par PAUS. 9, 31, 4) qui pensaient qu’Hésiode n’avait écrit que LesTravauxetlesJours, et que la Théogonieétait d’un autre auteur. Voir WESTERWICK (1893), p. 6-7. 20 Toutes les traductions des textes grecs proposées dans cet article sont les miennes. 21 Le mot, effectivement inutile, est éliminé par Marzillo. 22 Sch. Op. prol. B = fr. 1, l. 13-18 Marzillo. 23 C’est ce qu’ont admis tous les éditeurs des fragments de Plutarque depuis WYTTENBACH (1800). L’hypothèse a parfois été poussée jusqu’à envisager que Proclos n’avait produit qu’une version rééditée du commentaire d’Hésiode (FARAGGIANA DI SARZANA [1978], p. 17-40 et [1987], p. 21-41).

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Puisque nous ne possédons aucun exposé des principes suivis par Plutarque dans son commentaire, il n’est possible d’évaluer l’influence de ses positions pédagogiques sur sa lecture du texte que de manière concrète, à travers les fragments que nous possédons dans les scholies. Dans le présent article, je me limiterai aux fragments dans lesquels Plutarque prend position sur l’épineuse question du numerus uersuum. Les éditeurs antiques des poètes archaïques étaient conscients de l’existence d’interpolations dans le texte original : les philologues alexandrins, en particulier, s’étaient attelés à « athétiser » (en les signalant au moyen de signes critiques spécifiques) les vers d’Homère et d’autres auteurs, dont Hésiode, qui leur semblaient avoir été ajoutés après coup. Le commentaire hésiodique de Plutarque s’intéressait également à cette problématique, et les fragments subsistants nous permettent de constater que, sur cette question, Plutarque a été influencé par sa conception de la valeur pédagogique du poème d’Hésiode 24. Proclos cite dix fois Plutarque à propos de l’authenticité de certains vers du texte d’Hésiode 25. Ces occurrences peuvent être réparties comme suit : a) Plutarque faisait suivre immédiatement le vers 243 des Travaux du vers 246 (omettant les vers 244-245) 26, et ne mentionnait pas du tout les vers 792 (ou 791)-796 dans son commentaire 27. La formulation des scholies est trop ambiguë pour savoir si Plutarque avait réellement pris position sur les deux groupes de vers concernés, ou si tout simplement il ne les connaissait pas : il est donc impossible d’en déduire quoi que ce soit sur sa lecture du texte hésiodique. b) Plutarque marquait (χαράττει) d’une façon particulière, non précisée, le vers 375 des Travaux 28 : il n’est pas certain qu’il s’agisse là d’une véritable athétèse. Il rayait (διαγράφει) les vers 561-563 29 : il est ici certainement question d’une condamnation, mais, comme dans le cas précédent, aucun argument n’est malheureusement indiqué en faveur de son point de vue, et toutes les conjectures sont donc possibles. c) Plutarque considérait les vers 317-318 des Travaux comme une interpolation tirée directement du texte homérique 30. Il athétisait également les vers 650-662 (qui racontent le voyage d’Hésiode en Eubée lors duquel il aurait remporté un concours contre un poète, qu’une certaine tradition identifiera à 24 Pour un examen succinct et clair de toutes les athétèses attribuées à Plutarque dans les scholies de Proclos, voir FERNÁNDEZ DELGADO (2011), p. 23-36. 25 Un scholiaste byzantin tardif, Jean Tzetzès, mentionne également une condamnation par Plutarque du vers 378 des Travaux (Sch. Op. 376 [378], p. 239, l. 4-15 Gaisford = fr. 58 Sandbach). La fiabilité de cette information a toutefois fréquemment été contestée (cf. récemment par PONZIO [2003], p 129-147, part. 144-146). 26 Sch. Op. 242-247, p. 86, l. 16-22 Pertusi = fr. 37 Sandbach = fr. 108 Marzillo. 27 Sch. Op. 797-799 = fr. 108 Sandbach = fr. 271 Marzillo. 28 Sch. Op. 375 = fr. 56 Sandbach = fr. 157 Marzillo. 29 Sch. Op. 561-563 = fr. 77 Sandbach = fr. 210 Marzillo. 30 Sch. Op. 317-318 = fr. 45 Sandbach = fr. 137 Marzillo.

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Homère) parce qu’ils étaient le reflet de légendes tardives qu’Hésiode n’avait pu connaître 31. Ces deux condamnations s’inscrivent dans la plus pure tradition des critiques alexandrins, et ne présentent donc aucun lien avec le but éducatif de l’œuvre d’Hésiode. d) Trois athétèses de Plutarque (sur les vers 267-273, 353-354 et 757-759) sont motivées dans les scholies par la piètre valeur des leçons que les vers prodiguent à leur lecteur : elles seront examinées en détail dans le cadre de la présente contribution. e) Enfin, Plutarque défendait les vers 370-372 contre leurs détracteurs, en s’appuyant sur la valeur de l’enseignement qu’ils contiennent : cette prise de position sera également analysée. La première des trois athétèses qui seront étudiées ici concerne un passage où Hésiode exprime sa confiance en l’omniscience de Zeus et en sa volonté de rétribuer les méchants, tout en affirmant que sans cette rétribution une vie d’injustice serait préférable à une vie de justice 32. Juste après avoir paraphrasé le contenu de ces vers, Proclos explique : Εἰ δὲ δὴ τὸ δίκαιον αἱρετόν, κἂν μὴ ᾖ πρόνοια, καὶ φευκτὸν τὸ ἄδικον, δῆλον ὅτι πᾶς οὗτος ὁ λόγος περιττός· διόπερ καὶ ὁ Πλούταρχος τοὺς ἑπτὰ τούτους στίχους ἐκβάλλει, ἀπὸ τοῦ ‘πάντα ἰδὼν Διὸς ὀφθαλμός’, ἕως τοῦ ‘ἀλλὰ τά γ’ οὔπω ἔολπα τελεῖν Δία μητιόεντα’ ὡς ἀναξίους τῆς Ἡσιόδου περὶ δικαίων καὶ ἀδίκων κρίσεως 33. « Si la justice doit être choisie même s’il n’y a pas de providence, et que l’injustice doive être fuie, il est clair que tout ce discours est superflu. C’est pour cette raison également que Plutarque rejette les sept vers qui vont de : “L’œil de Zeus, qui voit toutes choses...” [= vers 267] jusqu’à : “Mais j’ai peine à croire encore que de telles choses soient ratifiées du prudent Zeus” [= vers 273], comme indignes du jugement d’Hésiode sur ce qui est juste et injuste. »

La scholie est ici d’une clarté remarquable : le terme ἐκβάλλω, sans être technique, n’est pas ambigu. Plutarque condamnait comme n’étant pas d’Hésiode les vers 267-273 (qui sont bien présents dans l’ensemble de la tradition manuscrite 34). La motivation de ce jugement est exposée de manière tout aussi limpide : la question était d’ordre moral. Proclos, qui semble ici (ce n’est pas toujours le cas), suivre l’opinion de Plutarque 35, commence en effet son raisonnement par un argument de type philosophique (la valeur intrinsèque de la justice, en dehors de toute rétribution 31 Sch. Op. 650-662 = fr. 84 Sandbach = fr. 229 Marzillo (voir aussi PLUT., Propos detable 5, 2 = 674 E - 675 A). 32 HÉS., O.267-273. 33 Sch. Op. 270-272 = fr. 38 Sandbach = fr. 118 Marzillo. 34 Et sont acceptés sans discussion par les modernes. 35 Cf. MARZILLO (2010), p. 336, n. ad loc. : « Proklos stimmt mit Plutarch überein in der Athetese der sieben Verse von 267 zu 273 ».

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providentielle), qui donne aux vers concernés 36 un caractère superflu (περιττός 37). L’emploi de διόπερ καί semble attribuer l’argument (dans sa substance, sinon dans sa forme exacte) à Plutarque 38. L’athétèse de Plutarque est formellement justifiée par les mots ὡς ἀναξίους τῆς Ἡσιόδου περὶ δικαίων καὶ ἀδίκων κρίσεως, qui sont introduits comme ceux de Plutarque lui-même. Le lien avec l’argument purement philosophique de Proclos est évident, mais une légère nuance peut être notée : il ne s’agit pas simplement de la piètre valeur éducative de l’opinion d’Hésiode, mais aussi de sa non-conformité avec ce qu’Hésiode exprime parailleursau sujet de la justice. Plutarque combine donc ici un jugement de valeur (évident dans l’adjectif ἀναξίους) avec un critère de cohérence interne de l’œuvre. La seconde condamnation concerne deux vers dans lesquels Hésiode prêche une générosité ciblée : Τὸν φιλέοντα φιλεῖν, καὶ τῷ προσιόντι προσεῖναι· καὶ δόμεν, ὅς κεν δῷ, καὶ μὴ δόμεν, ὅς κεν μὴ δῷ· δώτῃ μέν τις ἔδωκεν, ἀδώτῃ δ’ οὔ τις ἔδωκεν· δὼς ἀγαθή, ἅρπαξ δὲ κακή, θανάτοιο δότειρα· ὅς μὲν γάρ κεν ἀνὴρ ἐθέλων, ὅτε καὶ μέγα, δώῃ, χαίρει τῷ δώρῳ καὶ τέρπεται ὃν κατὰ θυμόν 39. « Aime qui aime, et approche-toi de qui s’approche de toi ; donne à qui donne, ne donne pas à qui ne donne pas : on donne à un donneur, on ne donne pas à qui ne donne pas ; le don est bon, le vol est mauvais, donneur de mort. Car l’homme qui donne de son plein gré, même en grande quantité, se réjouit de son don et a la joie au cœur. »

La scholie de Proclos commentant les premiers vers (353-354), présents dans toute la tradition 40, indique les motifs de la condamnation : ‘Τὸν φιλέοντα φιλεῖν’ : τούτους ὁ Πλούταρχος ἐκβάλλει τοὺς στίχους. Ὁ γὰρ μέλλων λέγειν ὅτι τοῖς ἀγαθοῖς τὸ διδόναι προσήκει καὶ ὡς χαίρουσι διδόντες, 36

Proclos ne semble en fait appliquer ce jugement qu’aux vers 270-272 (auxquels il joint nécessairement le vers 273), comme l’a fort bien noté FERNÁNDEZ DELGADO (2011), p. 27 : « los vv. 270-273, que Proclo considera superfluos ». À noter d’ailleurs que la scholie proclienne précédente concerne les vers 267-269, et celle qui suit les vers 274280. 37 Le terme est très fréquent dans les scholies homériques pour désigner les vers athétisés ; voir à ce sujet LÜHRS (1992), p. 18-148. 38 La scholie de Proclos, tout en mentionnant explicitement la longueur de la condamnation, n’explique pas pourquoi les vers 267-269 étaient également athétisés : peutêtre simplement Plutarque avait-il conçu les sept vers comme un discours cohérent non décomposable. 39 HÉS., O. 353-358. 40 L’intégralité du texte traditionnel figure dans P. Mich. Inv. 6828 [MP3 500.4 = LDAB 1169].

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ἄτοπος ἂν εἴη λέγων καὶ διδόναι τῷ διδόντι καὶ μὴ διδόναι τῷ μὴ διδόντι. Οὕτω γὰρ ἂν τὰς δόσεις ἀναγκαίας ἐποίει, τὰς δὲ προκαθηγουμένας τῶν εὐεργεσιῶν ἐξέκοψεν 41. « “Aime qui aime... ” : Ces vers, Plutarque les rejette ; car l’auteur, qui est sur le point de dire que donner convient aux hommes bons, et combien ils se réjouissent en donnant, serait incohérent s’il disait de donner à qui donne et de ne pas donner à qui ne donne pas ; car ainsi il ferait des dons une contrainte, et se serait opposé aux bonnes actions spontanées. »

Bien que certains philologues aient éprouvé quelques hésitations 42, la plupart ont compris que l’athétèse de Plutarque s’étendait aux vers 353-354 43 (auxquels se rapporte la scholie de Proclos 44) – quoique l’argumentation de Plutarque, telle que présentée par Proclos 45, ne concerne techniquement que le vers 354, où il est question du don. Le vers 355, quant à lui, était manifestement considéré par Plutarque comme authentique : la scholie de Proclos le concernant 46 déclare en effet que, pour expliquer le sens du vers, Plutarque aurait utilisé l’analogie d’un jeu de balle 47. Bien que les vers 353-355 s’enchaînent parfaitement dans le texte traditionnel, le vers 355 exprime une idée suffisamment différente 48 pour avoir été conservé par Plutarque malgré son athétèse des vers 353-354 49. Le contenu des vers condamnés (qui expriment une idée traditionnelle dans la littérature grecque 50) est en lien avec l’exemplarité et la valeur éducative des 41

Sch. Op. 353-354 = fr. 51 Sandbach = fr. 149 Marzillo. Cf. SOLMSEN (19903), p. 65, app. crit. ad loc. : « 354 sq. (non, ut dicunt, 353 sq.) proscr. Plut. (ap. Pr.) ». WEST (1978), p. 113, app. crit. ad loc., propose quant à lui les vers 353-355. 43 Voir par exemple les apparats critiques des éditions de RZACH (1902), p. 194 et MAZON (1928), p. 99. 44 Le lemme qui l’introduit correspond au début du vers 353, et deux scholies procliennes sont consacrées respectivement aux vers 352 et 355. 45 Une scholie de Tzetzès (Sch. Op. 351 [353], p. 228, l. 19-25 Gaisford) vient peutêtre combler ce vide, en attribuant à Plutarque des arguments contre le vers 353, qui figuraient peut-être dans une version ancienne, plus développée, des scholies de Proclos (cf. WEST [1978], p. 245). De nombreux philologues sont toutefois extrêmement réticents à imaginer que Tzetzès livre des informations fiables venant d’un corpus de scholies hésiodiques plus complet que le nôtre (cf. SCHEER [1870], p. 4-9 ; PERTUSI [1951], p. 267278, part. 267-273 ; PONZIO [2003], n. 25). 46 Sch. Op. 355 = fr. 52 Sandbach = fr. 150 Marzillo. 47 Cette métaphore est également placée dans la bouche de Théanor par PLUT., Sur ledémondeSocrate 13 = 582 F. 48 Cf. FERNÁNDEZ DELGADO (2011), p. 29 : « el v. 355, el cual tiene un sentido distinto al del v. 354 ». Les vers 353-354 sont en effet injonctifs (ils recommandent explicitement une générosité bien orientée), tandis que le vers 355 est purement descriptif et pourrait servir d’introduction au vers suivant, qui conseille de donner sans introduire de distinction entre les destinataires du don. 49 Cf. PONZIO (2003), p. 144, n. 48 ; FERNÁNDEZ DELGADO (2011), p. 29. 50 Cf. les passages parallèles relevés par FERNÁNDEZ DELGADO (2011), loc.cit. 42

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conseils d’Hésiode 51. Mais l’argumentation de Plutarque s’appuie encore une fois sur la cohérence (ὁ γὰρ μέλλων λέγειν ... ἄτοπος ἂν εἴη λέγων ...) du propos d’Hésiode 52 : les vers 356-358 présentant la générosité de manière exclusivement positive, parce qu’elle donne une satisfaction purement personnelle, le vers 354 devrait être éliminé car il est contraire à la morale défendue par le poète. La troisième athétèse que j’examinerai concerne une recommandation d’Hésiode relative aux fleuves : Μηδὲ ποτ’ ἐν προχοῇς ποταμῶν ἅλαδε προρεόντων μηδ’ ἐπὶ κρηνάων οὐρεῖν, μάλα δ’ ἐξαλέασθαι, μηδ’ ἐναποψύχειν· τὸ γὰρ οὔ τοι λώιόν ἐστιν 53. « N’urine jamais à l’embouchure des fleuves qui s’écoulent vers la mer, ni dans les sources : abstiens-t’en complètement. Ne t’y soulage pas non plus le ventre ; car ce n’est pas mieux. »

Ces vers, qui ont été considérés comme interpolés par certains philologues modernes 54, mais sont présents dans l’ensemble de la tradition 55, avaient heurté la sensibilité des Anciens. ‘Μηδέ ποτ’ ἐν προχοαῖς ποταμῶν’ : ταῦτα διαγράφει Πλούταρχος ὡς εὐτελῆ καὶ ἀνάξια παιδευτικῆς Μούσης· μὴ οὐρεῖν ἐν προχοαῖς ποταμῶν ἐπὶ κρηνῶν μηδ’ ἀποπατεῖν – τοῦτο γὰρ τὸ ‘ἀποψύχειν’ 56. « “Jamais à l’embouchure des fleuves...” : Plutarque raye ces vers, comme étant vulgaires et indignes d’une Muse éducatrice : ne pas uriner à l’embouchure des fleuves ou près des sources et ne pas aller à la selle ; car c’est le sens de ἀποψύχω. »

Proclos explique les raisons de l’athétèse de Plutarque 57 au moyen de deux qualificatifs : εὐτελῆ et ἀνάξια παιδευτικῆς Μούσης. L’adjectif εὐτελῆ est uti51 Cf. la sch. Op. 354 a : εἰς άπανθρωπίαν παρεισίησι τὸν βίον ὁ Ἡσίοδος (« Hésiode pousse la vie à la misanthropie »). 52 Comme l’a bien remarqué MARZILLO (2010), p. 342 : « Proklos akzeptiert die plutarchische Athetese der Verse 353f., weil sie im Gegensatz zu den Versen 356ff. stehen, die die Freude des Gebens betonen ». 53 HÉS., O. 757-759. 54 Ainsi, WILAMOWITZ-MOELLENDORFF (1928), p. 37-38 (et commentaires ad loc.) excluait les vers 724-759, parce qu’il y décelait une superstition qu’il considérait comme absente du reste du texte d’Hésiode. Il a été suivi notamment par SOLMSEN, (19903), p. 80, app. crit. ad 724. L’argument est évidemment extrêmement subjectif, comme l’a noté WEST (1978), p. 333-334. 55 Bien que l’on ait parfois envisagé que les vers aient fait défaut dans d’anciennes copies, auxquelles Plutarque avait accès (WEST [1978], p. 338). L’hypothèse (jugée admissible par FERNÁNDEZ DELGADO [2011], p. 33-34) ne repose sur aucun élément tangible. 56 Sch. Op. 757-759 = fr. 98 Sandbach = fr. 258 Marzillo. 57 Qu’il ne semble pas approuver à titre personnel, comme le montre la suite de la scholie où il justifie le texte par l’ignorance et la grossièreté du public auquel s’adresse Hésiode. Cf. MARZILLO (2010), p. 361.

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lisé pour justifier certaines athétèses dans les scholies homériques 58, et pourrait donc une fois de plus permettre d’établir un lien entre la tradition critique alexandrine et Plutarque. L’expression ἀνάξια παιδευτικῆς Μούσης rappelle, quant à elle, les mots employés pour caractériser les vers 267-273 des Travaux (ἀναξίους τῆς Ἡσιόδου περὶ δικαίων καὶ ἀδίκων κρίσεως). La formulation montre que l’argument contre ces vers tient exclusivement à la nature de l’œuvre 59, inspirée des Muses, et destinée à l’éducation, qui s’opposerait à leur présence. Fernández Delgado a raison de noter que, à strictement parler, les vers 757-759 ne sont pas problématiques pour la même raison que les vers 267-273. Ces derniers sont condamnés parce qu’ils présentent un point de vue jugé erroné sur le plan éthique ; les premiers le sont, non parce qu’ils poussent à un raisonnement contraire à la morale, mais parce que le sujet même qu’ils abordent ne devrait pas être mentionné du tout : ils sont donc contraires à une certaine idée de la décence ou, pour reprendre l’expression de Fernández Delgado, de l’« esthétique » 60. Quoi qu’il en soit, cette condamnation est liée de manière explicite à la valeur pédagogique supposée du texte d’Hésiode. Le quatrième fragment de Plutarque que j’analyserai présente deux particularités. Pour ce qui est de la forme, la scholie commente dans un premier temps les vers 356-360 des Travaux (qui constituent son lemme), après quoi elle introduit une citation de trois vers (370-372) qui ne sont pas du tout discutés à la place où ils apparaissent dans la tradition manuscrite 61. Cette particularité a été expliquée de différentes manières : les vers 370-372 auraient figuré à une autre place dans l’édition d’Hésiode qu’utilisait Proclos (soit avant le vers 356 62, soit après le vers 360 63), ou ils auraient été complètement absents du texte que lisait Proclos – qui ne les aurait connus que par le commentaire de Plutarque 64. Aucune de ces hypothèses ne s’impose cependant 65. 58

Cf. sch. A à Iliade 1, 133-134. WEST (1978), loc.cit. suppose que Plutarque disposait de manuscrits où les vers 757-759 manquaient : il s’appuie sur le parallèle avec les jugements de Plutarque sur les vers 244-245 et 370-372. Mais dans le premier cas, comme exposé plus haut, la scholie indique peut-être simplement que, dans le texte que lisait et commentait Plutarque, les deux vers étaient absents (sans qu’il ait lui-même condamné le passage). Le second exemple invoqué par West est encore moins pertinent, puisque, justement, Plutarque conserve les trois vers, bien qu’ils manquent dans une partie de la tradition (cf. examen ci-après). 60 FERNÁNDEZ DELGADO (2011), p. 33. 61 FERNÁNDEZ DELGADO (2011), p. 30 : « Estos tres versos, por otra parte, son mencionados en el comentario hesiódico de Proclo no como lema sino como cita, de modo que el texto tiene que haberlo tomado del proprio Plutarco ». 62 MARZILLO (2010), p. 342. 63 PERTUSI (1952), p. 197-227, part. 221-222. 64 WEST (1978), p. 249. 65 Voir par exemple VERDENIUS (1985), p. 176-177 ; MARZILLO (2010), loc.cit. 59

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Pour ce qui est du fond, il s’agit du seul cas attesté où Plutarque défend un passage considéré par d’autres critiques comme une interpolation dans le texte d’Hésiode 66. Le type d’argumentation utilisé est donc particulièrement intéressant. Εἶπε γὰρ· Μισθὸς δ’ ἀνδρὶ φίλῳ εἰρημένος ἄρκιος ἔστω· καί τε κασιγνήτῳ γελάσας ἐπὶ μάρτυρα θέσθαι· πίστιες †δ’ ἄρ’† ὁμῶς καὶ ἀπιστίαι ὤλεσαν ἄνδρας. Τούτους δέ τινες τοὺς στίχους ἐξέβαλον, ὁ δὲ Πλούταρχος ἐγκρίνει· δεῖν γὰρ καὶ τὸν φίλον συνεργὸν παραλαμβάνειν ἐπὶ ὡρισμένῳ μισθῷ· ἔχθραν γὰρ προξενεῖ τὸ τῆς ἀμοιβῆς μετὰ τὸ ἔργον ἐλλιπὲς ἀδοκήτως ὑπάρξαν. Τούτῳ δ’ ὅμοιον καὶ τὸ τὰ πρὸς τοὺς ἀδελφοὺς συναλλάγματα μὴ ἀμάρτυρα ποιεῖσθαι – τὸ δ’ ἐπαχθὲς ἀφαιρῶν εἶπεν, ὅτι ‘γελάσας’, τουτέστιν ὡς παίζων καὶ μὴ σπουδάζων – · πολλοὺς γὰρ ἀπολέσθαι διὰ τὸ πιστεῦσαί τισιν οἷς ἀπιστεῖν δέον, ἀπιστῆσαι δὲ πάλιν οἷς πιστεῦσαι δέον. Διὸ χρεία τῆς ἐπὶ τῶν μαρτύρων ὁμολογίας καὶ ἐπὶ τῶν ἀδελφῶν, καὶ τῆς ἐπὶ τοῦ μισθοῦ προομολογίας καὶ ἐπὶ τῶν φίλων 67. « Car il [Hésiode] a dit : “ Que le salaire promis à un ami lui soit assuré. Pour traiter, même avec un frère, en souriant, amène un témoin : confiance et défiance perdent également les hommes. ” Certains ont rejeté ces vers, mais Plutarque les admet. Car même son ami, [dit-il 68,] il faut le recevoir comme collaborateur sur la base d’un salaire défini. En effet, une fois le travail achevé, fournir une rémunération qui ne correspond pas aux attentes devient une cause de haine. C’est d’une manière similaire qu’il ne faut pas faire d’affaire avec ses frères sans témoin. Mais, afin d’ôter toute pesanteur, il a dit : “en souriant”, c’est-à-dire en plaisantant et non de manière sérieuse. Car beaucoup ont péri pour avoir fait confiance à ceux dont ils devaient se défier, ou à l’inverse pour s’être défiés de ceux en qui ils auraient dû avoir confiance. D’où la nécessité de l’accord avec témoins même entre frères, et de l’accord préalable sur le salaire même entre amis. »

Les trois vers cités dans la scholie ne sont présents que dans une partie de la tradition manuscrite, et manquent dans les papyrus qui contiennent le passage 69 : certains éditeurs modernes les ont considérés comme une interpolation 70. 66

Plutarque semble confirmer cette opinion dans deux autres passages de son œuvre : d’une part, il affirme dans ses Viesparallèles que le vers 370 des Travaux, selon Aristote, serait une reprise par Hésiode d’une sentence de Pitthée (Thes. 3, 3-4) ; d’autre part, il cite en une occasion le vers 371 comme étant d’Hésiode (Delafaussehonte 10 = 533 b : τοῦ Ἡσιόδου λέγοντος ‘καί τε κασιγνήτῳ γελάσας ἐπὶ μάρτυρα θέσθαι’). 67 Sch. Op. 356-360 - = fr. 55 Sandbach = fr. 151 Marzillo. 68 J’ajoute cette incise dans la traduction pour rendre compte de l’infinitif δεῖν. « Il » peut renvoyer tant à Plutarque qu’à Hésiode. 69 P. Oxy. 17, 2091 [MP3 490 = LDAB 1242] ; P. Mich. Inv. 5138 [MP3 489.2 = LDAB 1178]. 70 C’est le cas notamment de West et Solmsen, à l’inverse de Mazon. Voir la défense de l’authenticité de ces vers par VERDENIUS (1960), p. 345-361, part. 350-351.

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La formulation du scholiaste (τινες τοὺς στίχους ἐξέβαλον) semble impliquer que certains commentateurs de l’Antiquité qui les connaissaient les avaient également rejetés : il n’est pas précisé s’ils le faisaient sur la base de l’absence de ces vers dans certaines copies, ou en se fondant sur des arguments purement internes, liés au contenu des vers 71. Dans tous les cas, après avoir mentionné l’approbation que Plutarque donnait à ces vers, Proclos se concentre exclusivement sur le sens du texte, et tente de montrer que, loin de prêcher une défiance excessive envers les amis et les parents (conseil qui pourrait paraître incompatible avec la valeur pédagogique qui est celle de l’œuvre), Hésiode donne ici des prescriptions équilibrées, dignes d’être suivies et enseignées 72. Cette défense des trois vers d’Hésiode rappelle directement celle des vers du chant IX de l’Iliade condamnés par Aristarque : Plutarque justifie leur présence dans le texte par la leçon de pratique morale qu’ils présentent ; aucune motivation de type philologique n’est invoquée 73. Le parallèle est d’autant plus intéressant que, dans le cas de la scholie, les informations ne sont que partielles : Proclos ne prétend pas donner une description complète des arguments de Plutarque, et sa propre vision du texte hésiodique pourrait l’avoir amené à sélectionner exclusivement l’argument qui a trait à la valeur éducative des vers. La discussion de l’athétèse d’Aristarque, où Plutarque est libre de développer le sujet comme il l’entend, et où il se concentre sur l’enseignement contenu dans les vers, appuie l’idée que la scholie de Proclos qui défend les vers 370-372 des Travauxreflète correctement, non seulement l’opinion du philosophe néo-platonicien, mais également celle de Plutarque. De l’examen des quatre scholies que j’ai analysées, il ressort que les prises de position de Plutarque sur l’authencité des vers d’Hésiode présentent une grande cohérence avec la conception de la valeur pédagogique des œuvres poétiques qu’il développe dans le traité Commentlejeunegarçondoitlirelespoèmes : LesTravauxetlesJours, au même titre que d’autres textes de la tradition littéraire grecque, devaient constituer une lecture édifiante et enrichissante pour les jeunes gens, à qui ils pouvaient donner des leçons utiles pour bien mener leur vie. Les vers 267-273 et 353-354 seront donc éliminés parce qu’ils affichent une conception utilitaire de la morale peu digne d’être présentée en exemple, et incompatible avec les leçons dispensées ailleurs par Hésiode. Les vers 757-759, bien que ne poussant pas au mal, seront censurés en raison de leur vulgarité indigne de la valeur éducative du texte. À l’inverse, les vers 370-372 seront 71 Auquel cas l’absence des vers dans certaines copies pourrait être la conséquence et non la cause de l’opinion de ces critiques. 72 Le discours indirect pourrait être un argument en faveur de l’attribution à Plutarque des arguments : seule la dernière phrase (commençant par διὸ χρεία ...) est en discours direct : elle est, sans doute pour cette raison, exclue du fragment de Plutarque dans l’édition de Sandbach (fr. 55). 73 FERNÁNDEZ DELGADO (2011), p. 30.

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préservés pour le bel enseignement de prudence qu’ils contiennent. Le texte d’Hésiode ainsi conçu constituait donc une lecture recommandable pour tous les jeunes gens. Il ne convient pas de caricaturer le point de vue de Plutarque. Comme déjà mentionné, certaines de ses athétèses se justifient par des raisons de nature grammaticale sans aucun lien avec la morale ou la valeur pédagogique du texte : la cohérence interne de l’œuvre est également une de ses préoccupations. Plutarque a, par ailleurs, critiqué à l’occasion certains vers d’Hésiode, sans sous-entendre qu’ils étaient interpolés 74. De plus, les informations contenues dans les scholies sont incomplètes, et ont été sélectionnées par un philosophe avant tout soucieux d’éducation. Mais, malgré toutes ces nuances à apporter, il est plus que raisonnable de penser que les préoccupations pédagogiques ont eu une influence déterminante sur le commentaire hésiodique de Plutarque. Loin d’être des sujets d’intérêt distincts, philosophie, morale, éducation, grammaire et critique textuelle se rejoignent dans son œuvre : dans l’esprit de Plutarque, il semble n’y avoir qu’un pas, bien souvent franchi, entre la pédagogie et la philologie. UniversitélibredeBruxelles(ULB).

Guillaume TEDESCHI.

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DEUXIÈME PARTIE

ENSEIGNER L’ANTIQUITÉ : RÉFLEXIONS MÉTHODOLOGIQUES ET ÉTUDES DE CAS

L’allégorie de la Caverne, ou la liberté par l’éducation

L’allégorie de la Caverne, qui ouvre le livre VII de la République de Platon, occupe toujours une place de choix parmi les textes étudiés dans l’enseignement secondaire. Et c’est heureux, car, comme le signale d’emblée l’auteur, elle illustre toute l’importance de l’éducation pour la nature humaine 1. Un tel sujet trouve donc parfaitement sa place dans le cadre de cet hommage rendu à la Professeure Ghislaine Viré pour le travail accompli dans la formation des étudiants en langues et littératures classiques. Je pense aussi aux réunions du Conseil d’Administration de la Fédération Royale des Professeurs de Grec et de Latin, auxquelles elle assistait avec une remarquable assiduité comme membre de la Commission consultative universitaire. C’est ainsi que j’ai pu apprécier une collègue avisée, combative et efficace. L’allégorie de la Caverne est un texte d’une grande richesse, mais son interprétation soulève certaines difficultés qui torturent depuis longtemps les méninges des platonisants. Nous en relèverons deux dans le cadre de cet article. La première concerne l’identité précise des personnages : d’une part, les prisonniers qui, depuis leur enfance, se trouvent dans une caverne, assis devant une paroi et maintenus dans des entraves, de sorte qu’ils sont totalement immobilisés et incapables de tourner la tête, et, d’autre part, les hommes qui circulent derrière ces prisonniers, sur un chemin surélevé, transportant des ustensiles de toute sorte et des statues d’hommes et d’animaux, ces différents objets étant éclairés par un feu situé sur une hauteur, loin derrière eux. Comme des marionnettistes, ils sont cachés par un muret, mais les objets qu’ils portent dépassent de ce muret, de telle manière que leur ombre seule se dessine sur la paroi devant laquelle sont enchaînés les captifs. La seconde difficulté réside dans la place exacte qu’il faut accorder à l’étude des sciences dans cette éducation présentée comme une délivrance et une ascension conduisant d’un monde souterrain vers les régions supérieures baignées par la lumière du soleil. Tels sont les deux problèmes que nous examinerons ici. Le texte même de l’allégorie n’est pas d’un grand secours. Quand Glaucon exprime son étonnement devant l’ensemble du décor qu’il doit imaginer, Socrate affirme simplement que ces prisonniers sont comme nous (ὅμοιοι ἡμῖν), ce qui Ἀπείκασον τοιούτῳ πάθει τὴν ἡμετέραν φύσιν παιδείας τε πέρι καὶ ἀπαιδευσίας (514 a). 1

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est une réponse bien vague. Dans la suite (517 b-c), il fournit quelques explications supplémentaires. Le décor représente le monde dans lequel nous vivons : la Caverne est la métaphore du monde que nous avons sous les yeux (ἡ δι’ ὄψεως φαινομένη ἕδρα) ; la lumière du feu illustre la puissance du soleil (ἡ τοῦ ἡλίου δύναμις) ; l’ascension vers le monde supérieur et le spectacle des réalités d’en haut (ἡ ἄνω ἀνάβασις καὶ θέα τῶν ἄνω) représentent la montée de l’âme vers le monde intelligible (εἰς τὸν νοητὸν τόπον). Il mentionne encore la Forme du bien (ἡ τοῦ ἀγαθοῦ ἰδέα) dans une longue phrase (517 b-c) qui souligne les analogies qu’elle présente avec le soleil (516 b-c), mais aussi les différences qui révèlent sa supériorité. Mais plus aucune information sur les porteurs de figurines, permettant de les distinguer des prisonniers ; plus aucune précision sur les différentes étapes menant le captif libéré vers la contemplation de la Forme du bien. Il nous faut donc rechercher d’autres passages qui puissent nous livrer des informations complémentaires. Nous les avons regroupés autour de quatre textes centraux, cités en traduction 2. 1. LIVRE V, 476 C-D « – Celui qui reconnaît l’existence de belles choses, mais qui ne reconnaît pas l’existence de la beauté en soi et est incapable de suivre celui qui le guide vers la connaissance de cette beauté, te semble-t-il qu’il vive en songe ou en réalité ? Examine cette question. Rêver, n’est-ce pas considérer, soit en dormant soit en étant éveillé, que ce qui ressemble à une chose n’est pas semblable à la chose à laquelle elle ressemble, mais cette chose elle-même ? – Je dirais pour ma part que cet homme est en plein rêve. – Et celui qui, au contraire, reconnaît l’existence du beau en soi et qui est capable de l’apercevoir, lui et les choses qui en participent, et qui ne prend pas les choses qui en participent pour le beau en soi ni le beau en soi pour les choses qui en participent, cet homme-là à son tour te semble-t-il vivre en réalité ou en rêve ? – En réalité, certainement. – Par conséquent, nous aurions raison d’affirmer que la pensée de cet homme est connaissance, parce qu’il connaît (ὡς γιγνώσκοντος γνώμην), et que la pensée de l’autre est opinion, parce qu’il juge selon l’apparence (δόξαν ὡς δοξάζοντος) ? – Absolument. »

C’est pourquoi, Socrate propose d’appeler le premier φιλόσοφος « ami de la science » et le deuxième φιλόδοξος « ami de l’opinion » (480 a). Platon oppose ici très nettement l’opinion (ἡ δόξα, δοξάζω) et la véritable connaissance (ἡ γνώμη, ἡ γνῶσις, γιγνώσκω). La plupart des hommes s’en tiennent aux apparences, car leur pensée est incapable de franchir les limites du monde sensible 3. 2

Les traductions sont personnelles et volontairement proches du texte. « L’opinion est une connaissance approximative, qui se donne pour un jugement sur ce que semblent être les choses, et qui est susceptible d’être vraie ou fausse sans 3

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Par exemple, ils aiment les choses qui leur paraissent belles, sans comprendre qu’elles sont diverses, changeantes, corruptibles et aussi, comme le signale Socrate en 479 a-d, mêlées de quelque laideur. En effet, une chose peut être belle sous tel aspect et laide sous tel autre 4. En outre, ils ne se soucient pas de mettre un lien entre toutes les belles choses pour tenter de découvrir la cause unique de leur beauté. Ils prennent donc pour le Beau des réalités multiples qui ne sont belles qu’en apparence, pour un temps et sous un aspect particulier. Ils restent dans l’ignorance de la Forme du beau parce qu’elle est inaccessible aux sens ; seule l’intelligence peut la saisir dans son unité, sa permanence et son intégrité. Cantonnés dans le monde sensible, ils sont coupés des réalités véritables et vivent donc comme dans un rêve 5. Si nous comparons avec la Caverne, nous devons admettre que ces amis de l’opinion ne sont pas les prisonniers, qui ne voient que les ombres projetées sur la paroi. Ils évoquent davantage les captifs libérés qui regardent les objets fabriqués dépassant du muret. Par conséquent, la première étape de la libération, définie par les verbes λύομαι (passif), ἀνίσταμαι (intrans.), περιάγω, βαδίζω et ἀναβλέπω (515 c), concerne l’opinion (δόξα) et plus précisément l’opinion droite ou vraie (ἀληθὴς [ὀρθὴ] δόξα) qui, d’après un passage du Banquet(202 a), se définit comme « avoir un jugement droit mais sans être capable d’en fournir la justification » (τὸ ὀρθὰ δοξάζειν καὶ ἄνευ τοῦ ἔχειν λόγον δοῦναι). Elle implique un examen des réalités elles-mêmes, mais uniquement de celles qui sont accessibles jamais pouvoir rendre raison de sa vérité ou de sa fausseté ; elle est donc le mode de connaissance intermédiaire entre la connaissance proprement dite et l’ignorance pure et simple » (BRISSON / PRADEAU [2007], p. 32). L’étymologie rapproche ἡ δόξα de δοκέω « sembler, paraître ». LAFRANCE (1981), p. 125-127 précise que la doxa désigne ici non seulement un pouvoir de représentation d’objets de connaissance, mais aussi un pouvoir de jugement. Pour ANNAS (1994), p. 306, « celui qui n’a que des “opinions vraies” est en possession de diverses vérités et possède ce que nous sommes enclins à définir comme la connaissance de divers faits. Mais ces vérités sont isolées, ou ne sont qu’arbitrairement reliées entre elles ; la connaissance, au contraire, forme un tout explicatif ». 4 Ainsi, le sophiste Hippias, interrogé par Socrate sur la définition du Beau, déclare d’abord que c’est une belle jeune fille. Plus tard cependant, il doit admettre que la plus belle des jeunes filles semble laide en comparaison d’une déesse ou, comme l’affirme Héraclite, que le plus beau des singes est laid en comparaison de l’espèce humaine, mais que le plus savant des hommes a l’air d’un singe si on le compare à un dieu (PLAT., Hipp. ma. 287 e et 289 b) ; cf. aussi FRONTEROTTA (2007), p. 123-126. La Forme du beau est permanente, immuable et belle absolument. Voici comment la prêtresse Diotime la décrit dans le Banquet (211 a) : « D’abord elle existe toujours, elle ne naît ni ne périt, elle n’augmente ni ne décline, et ensuite elle n’est pas belle par tel côté et laide par tel autre, ni belle à tel moment et laide à tel autre, ni belle sous tel aspect et laide sous tel autre, ni belle à tel endroit et laide à tel autre, ni belle pour les uns et laide pour les autres ». 5 Cf. LAFRANCE (2006), p. 172-173. Il n’est pas douteux que, dans tout ce passage, Platon règle ses comptes avec Isocrate, pour qui l’objectif des études philosophiques était de fournir des opinions qui s’appliquaient le mieux aux événements, car les sciences étaient incapables de les appréhender (par exemple : ISOCR., Sur l’échange 184). Cf. MURPHY 1951, p. 100-102, repris par LAFRANCE (1981), p. 120-121.

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aux sens. Dans la recherche des causes, elle ne remonte pas plus loin que le feu, qui se trouve dans la Caverne même. Bloquée dans le souterrain du monde sensible, elle est incapable de parvenir aux véritables causes, qui appartiennent au monde intelligible 6. Se pose alors la question de savoir quel niveau de connaissance est représenté par les captifs enchaînés. Ils ne sont pas dans l’ignorance, car ils discutent au sujet des ombres qui se profilent sur la paroi. D’autre part, si on se souvient que l’allégorie illustre aussi bien l’ἀπαιδευσία que la παιδεία (514 a), et que la παιδεία, pour sa part, se définit essentiellement comme une conversion (περιαγωγή 518 d, qui rappelle περιάγω en 515 c), on est forcé de conclure que la situation initiale représente l’ἀπαιδευσία 7. C’est le niveau de connaissance le plus bas, car il porte non sur les réalités sensibles, qui sont déjà des imitations des réalités intelligibles, mais sur leurs ombres. En outre, les captifs, condamnés à une immobilité absolue qui rend impossible tout redressement et tout mouvement de conversion, prennent ces ombres pour les objets mêmes qui les projettent, lesquels sont transportés par des individus cachés derrière un muret. Qui sont exactement ces porteurs de figurines ? Platon vise certainement un groupe bien défini de personnes, puisqu’il prend soin d’ajouter que les uns parlent alors que les autres se taisent 8. Un passage de la Caverne nous livre un 6 Nous rejoignons ainsi l’interprétation de BLONDEL (2001), qui développe longuement son argumentation (p. 48-55). 7 Il résulte de cette définition que Platon entend la παιδεία comme une éducation à la vertu, dans le sens qu’il développe au livre I des Lois (643 d-644 b) : « Notre présent discours … appelle de ce nom la formation qui conduit à la vertu dès l’enfance, en donnant le désir et la passion de devenir un citoyen accompli, capable de commander et d’obéir avec justice ». Il continue en disant que l’éducation ainsi définie est la seule qui mérite ce nom. Au contraire, celle qui se propose de donner la richesse, la force, ou une connaissance quelconque dépourvue d’intelligence et de justice, est grossière, servile et absolument indigne de porter ce nom. Cf. aussi WILBERDING (2004), p. 132-135, qui cite ce texte à l’appui d’une interprétation bien différente (cf. note 8). 8 Il est curieux que ces personnages, qui jouent un rôle important dans l’allégorie, n’ont pas fait l’objet d’une grande attention. JOWETT / CAMPBELL (1894), II, p. 16 affirment comme une évidence que ce sont des δαίμονες, sans donner aucune explication, alors que Platon les présente comme des hommes (514 b). Pour ADAM (1963), II, p. 90, n. 12, il ne faut pas considérer chaque détail de l’allégorie comme significatif : pour donner aux prisonniers l’illusion qu’il se trouvent dans le monde réel, il fallait nécessairement que les objets projetant les ombres fussent mis en mouvement. ANNAS (1994), p. 324-325 considère que les porteurs de figurines manipulent les captifs pour mieux les enfermer dans un système politique déterminé, mais elle n’apporte aucun argument pour appuyer son opinion. BLONDEL (2001), p. 53-54 estime pour sa part que ce groupe comprend les sophistes, mais qu’il ne faut pas exagérer leur action néfaste, car « rien ne permet de penser que Platon attribue la décadence des mœurs politiques à l’influence maléfique de quelques individus ». SEDLEY (2007), p. 264 pense que les prisonniers sont les victimes non des mauvais éducateurs, mais des politiciens sans scrupules. Pourtant, s’il refuse de situer ces manipulateurs parmi les captifs, il refuse aussi de les voir dans les marionnettistes, pour la raison que, transportant des objets qui représentent les réalités du monde sensible, ils devraient normalement guider leurs

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indice pour identifier ces porteurs camouflés : c’est celui où Socrate montre le philosophe revenant parmi les captifs (517 d). Il serait maladroit et ridicule s’il était obligé, alors que sa vue est encore obscurcie, « d’entrer en compétition dans les tribunaux ou ailleurs au sujet des ombres du juste ou des objets qui projettent ces ombres, et de se battre pour tout cela, alors que ces notions sont conçues par ceux qui n’ont jamais vu la justice elle-même ». Platon commet-il ici une faute d’inattention en ajoutant « les objets qui projettent ces ombres », alors que les prisonniers ignorent leur existence ? C’est improbable, étant donné la précision avec laquelle il décrit les différentes scènes de cette allégorie. Nous pensons que c’est intentionnellement qu’il réunit cette fois les ombres et les objets qui les dessinent, afin de nous signaler que le philosophe, à son retour, doit lutter non seulement contre ses anciens co-détenus, mais aussi contre les porteurs de figurines 9. D’où l’on peut conclure que ceux qui conçoivent les notions de justice, de beauté, de courage, etc., sans avoir connaissance des Formes intelligibles, sont précisément ces porteurs d’objets fabriqués, dont plusieurs parlent évidemment pour fournir aux prisonniers leur propre interprétation des figurines qu’ils transportent, profitant de la passivité naturelle des prisonniers pour les maintenir dans l’illusion que les idées qui leur sont transmises s’imposent comme des vérités absolues. D’autres textes nous permettent d’en savoir davantage. Le premier se situe au début du livre X (595 a et suivants). Socrate se lance dans un violent réquisitoire contre les peintres et les poètes. Les premiers prétendent être capables de tout produire, non seulement des meubles, mais encore des hommes, des animaux, des plantes, la terre, le ciel, les dieux et tout ce qui existe dans le ciel et dans l’Hadès. Or ils ne savent que reproduire des êtres ou des objets qui sont eux-mêmes des imitations de la Forme de ces êtres ou objets, et encore, sans avoir sur ce qu’ils imitent « ni connaissance ni opinion droite concernant les qualités ou les défauts » (602 a). Ainsi, ils trompent « les enfants et les adultes stupides » en donnant l’illusion que la copie qu’ils exhibent est en réalité le modèle. De même, les poètes comme Homère ont la réputation de tout connaître, alors qu’ils ne savent qu’imiter des images de la vertu et des autres sujets qu’ils traitent. C’est ainsi qu’ils égarent leur public. Un extrait du Sophiste (233 d-234 d) présente de nombreuses analogies avec le passage précédent. L’Étranger, dialoguant avec le mathématicien Théétète, dirige lui aussi sa colère contre les gens concitoyens vers les opinions droites, au lieu de les tromper. Nous pensons au contraire que de tels individus sont responsables de l’enchaînement des captifs. WILBERDING (2004) voit dans les marionnettistes les hommes du peuple, et dans les prisonniers, les politiciens, les sophistes et les artistes, qui sont les esclaves du peuple parce qu’ils tentent par tous les moyens de connaître leurs désirs afin de les satisfaire. La place nous manque ici pour réfuter cette interprétation, qui ne résiste pas à un examen sérieux, mais qui a le mérite de mettre en évidence les similitudes entre les prisonniers et les politiciens. 9 Quand il rejoint ses anciens compagnons de captivité, le prisonnier libéré est évidemment libre de ses mouvements.

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qui prétendent savoir tout produire, alors qu’en fait, ils ne fabriquent que des imitations qui portent les mêmes noms que les réalités (μιμήματα καὶ ὁμώνυμα τῶν ὄντων). C’est ainsi que les peintres trompent les plus stupides parmi les jeunes gens en leur faisant croire que leurs œuvres sont ce qu’elles reproduisent. Par la parole, on peut exercer une influence tout aussi néfaste sur les jeunes gens qui sont très loin de la réalité des choses en leur montrant des « images parlées » (εἴδωλα λεγόμενα) avec une telle assurance qu’ils s’imaginent entendre la vérité. Ces deux textes entrent bien dans le cadre de la Caverne si ces imitateurs comptent au nombre des marionnettistes, qui, dépourvus eux-mêmes d’une opinion droite, induisent en erreur les captifs enchaînés et constituent un obstacle pour celui qui, s’étant retourné, s’efforce d’avoir une opinion droite sur les objets qu’ils transportent. Par conséquent, ces mystérieux personnages cachés derrière un muret représentent tous les responsables de l’éducation : les poètes, considérés comme les éducateurs par excellence, coupables de composer des fables qui sont autant de déformations de la vérité ; les peintres et autres spécialistes des arts figurés, qui reproduisent des personnages, des objets et des événements en les faisant passer pour leurs modèles ; les sophistes, qui enseignent les procédés nécessaires pour séduire la foule et obtenir le pouvoir, aux dépens de la vérité et de la justice. Tous exercent leur influence pernicieuse sans que leurs victimes en soient conscientes, puisque leur ombre ne se profile pas sur la paroi. Nous pouvons maintenant préciser quels citoyens sont représentés par les captifs : tous ceux qui, dans leurs réflexions et leurs jugements, suivent le modèle traditionnel sans le remettre en question, sans même se soucier d’avoir une opinion droite. Ainsi, au livre I, le vieux Képhalos serait dans la Caverne un captif typique, lui qui, au terme de sa vie, se rappelle avec terreur les récits effrayants sur l’Hadès qu’il a entendus dans sa jeunesse, et qui s’imagine pouvoir, avec son argent, effacer l’ardoise de ses fautes (330 d-331 b). Ou encore, au livre II, les interventions de Glaucon et d’Adimante, qui reprennent les opinions courantes au sujet de la justice, nous offrent une succession d’images déformées de cette vertu (358 b-365 a). D’autre part, concernant les orateurs et les démagogues, souvent désignés sous le même vocable de ῥήτορες, nous les rangeons, non parmi les marionnettistes, mais parmi les prisonniers ; ce sont eux qui se distinguent par leur connaissance de l’ordre de succession des ombres, et sont ainsi capables de prévoir celles qui vont arriver (516 c-d). Plus précis est le rapprochement en 520 b, quand Socrate déclare que dans les États, les dirigeants se battent pour des ombres (σκιαμαχέω) et se disputent le pouvoir. 2. 532 A-C Après avoir démontré que seuls les philosophes sont capables de diriger l’État dans l’intérêt de tous les citoyens, Socrate passe en revue les sciences qu’il faut

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leur enseigner pour les faire monter vers la lumière 10. Il précise que ces matières doivent aussi être utiles à des hommes de guerre, puisque les philosophes-dirigeants assumeront aussi d’importantes fonctions militaires. D’autre part, ces sciences viennent s’ajouter à la musique (incluant les mythes et les œuvres poétiques) et à la gymnastique, qui constituent, avec les activités guerrières, la formation traditionnelle du citoyen et, dans la cité platonicienne, la première étape de l’éducation des gardiens 11. Socrate énumère et examine cinq sciences : l’arithmétique, la géométrie plane, l’astronomie, la géométrie dans l’espace ou stéréométrie, et l’harmonie. Mais, pour chacune de ces sciences, il prend soin d’avertir qu’il faut dépasser le stade pratique et utilitaire pour les étudier indépendamment des réalités sensibles, qui sont multiples et changeantes. Ainsi, l’arithmétique donne à l’âme une vive impulsion vers les régions supérieures si elle l’oblige à raisonner sur les nombres en eux-mêmes (περὶ αὐτῶν τῶν ἀριθμῶν), refusant qu’on lui propose des nombres concernant des objets visibles ou palpables (ὁρατὰ ἢ ἁπτὰ σώματα ἔχοντες ἀριθμοί) (525 d). Cependant, toutes ces sciences, dans la mesure où elles reposent sur des hypothèses qu’on n’est pas encore capable de démontrer, sont imparfaites et doivent être complétées par la dialectique, l’étape ultime et le couronnement des études des philosophesdirigeants. Le passage qui suit contient deux références précises à l’allégorie de la Caverne. « – Eh bien, Glaucon, cela n’est-il pas la mélodie même que chante la dialectique ? Bien qu’elle soit purement intelligible, la faculté de voir l’imiterait quand nous disions qu’elle se donne pour tâche de regarder les êtres vivants eux-mêmes, puis les étoiles elles-mêmes et, finalement, le soleil lui-même. Ainsi, quand on se donne pour tâche de s’élancer, au moyen de la dialectique, par la raison et sans l’aide d’aucun des sens, jusqu’à cela même que chaque chose est (ἐπ’ αὐτὸ ὃ ἔστιν

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Les ombres qui se dessinent sur la paroi de la Caverne évoquent manifestement l’Hadès. En 521 c, le rapprochement est explicite, comme aussi en 534 d. En 533 d, la dialectique est présentée comme un rite initiatique, car elle est la seule science capable de tirer l’œil de l’âme du bourbier infâme dans lequel il est enfoui. 11 Dans la République, Socrate parle pour la première fois des gardiens (φύλακες) au livre II (374 d-e), après qu’il est convenu avec Glaucon que le futur État doit avoir une armée puissante. Leur éducation comprend la musique et la gymnastique, mais passées au filtre d’une censure impitoyable bannissant tout ce qui est susceptible d’affaiblir en eux les qualités nécessaires pour exercer leurs fonctions. Socrate développe ce programme dans les moindres détails (II, 376 e - III, 412 b). Pour ce qui est de l’apprentissage militaire, qui occupe une place primordiale dans l’éducation du citoyen, Socrate est beaucoup moins précis. Il ne traite jamais cette question d’une manière exhaustive, mais l’évoque à différents endroits (par exemple : III, 404 b, IV, 422 b, V, 452 a, 466 c 467 e, VII, 521 d, 537 a, d). Après ce premier cycle d’études, on impose aux jeunes gens (garçons et filles) une série d’épreuves afin de sélectionner les meilleurs, que Socrate considère comme des gardiens accomplis (φύλακες τέλεοι, παντελεῖς) ; parmi eux seront sélectionnés les futurs dirigeants (ἄρχοντες), les seuls à mériter désormais le nom de gardiens.

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ἕκαστον) et qu’on ne renonce pas avant d’avoir appréhendé par la seule intelligence l’essence du Bien (αὐτὸ ὃ ἔστιν ἀγαθόν), on parvient au terme de l’intelligible comme l’autre, alors, parvenait au terme du monde visible. – Tout à fait d’accord. – Et n’appelles-tu pas cette démarche la dialectique ? – Exactement. – Ensuite, la libération des liens, la conversion depuis les ombres vers les images et la lumière, l’ascension permettant de sortir du séjour souterrain vers la lumière du soleil, puis, arrivé là, l’incapacité dans laquelle on se trouve encore de regarder les animaux, les végétaux et l’éclat du soleil, mais non les divins reflets dans l’eau et les ombres des objets réels – ce ne sont donc plus les ombres de leurs images projetées par une autre lumière qui est telle une ombre si on la juge par rapport au soleil – de tout cela l’étude même des sciences que nous avons parcourues possède le pouvoir, qui est précisément d’élever la meilleure partie de l’âme vers la contemplation du meilleur parmi les êtres, de la même façon qu’alors l’organe le plus lumineux du corps s’élevait vers la contemplation de ce qui est le plus brillant dans le monde matériel et visible. »

Dans la première phrase, Socrate situe l’étude de la dialectique dans le parcours que doit accomplir le captif libéré pour apercevoir le soleil. Il déclare explicitement qu’elle englobe les trois dernières étapes : la vision des êtres vivants eux-mêmes (πρὸς αὐτὰ τὰ ζῷα), des étoiles elles-mêmes (πρὸς αὐτὰ τὰ ἄστρα) et du soleil lui-même (πρὸς αὐτὸ τὸ ἥλιον) 12. La deuxième explication de Socrate situe cette fois dans le parcours éducatif la place que tiennent les cinq sciences qu’il vient d’énumérer 13. Cette place est importante, puisqu’elle comprend les différentes étapes situées dans la Caverne : la libération (λύσις τῶν δεσμῶν), la conversion vers les objets transportés et la lumière du feu 12

Cf. 516 a-b. Quand Socrate précise comment, parvenu à l’extérieur de la Caverne, la captif libéré doit s’habituer progressivement à supporter la lumière du soleil, il distingue plusieurs étapes : 1) καὶ πρῶτον μὲν τὰς σκιὰς ἂν ῥᾷστα καθορῷ, 2) καὶ μετὰ τοῦτο ἐν τοῖς ὕδασι τά τε τῶν ἀνθρώπων καὶ τὰ τῶν ἄλλων εἴδωλα, 3) ὕστερον δὲ αὐτά · 4) ἐκ δὲ τούτων τὰ ἐν τῷ οὐρανῷ καὶ αὐτὸν τὸν οὐρανὸν νύκτωρ ἂν ῥᾷον θεάσαιτο ... 5) τελευταῖον δή, οἶμαι, τὸν ἥλιον ... αὐτὸν καθ’ αὑτὸν ... δύναιτ’ ἂν κατιδεῖν. En 516 a-b comme en 532 a, c’est αὐτός qui caractérise les trois étapes de la dialectique. 13 Platon emploie ici le mot τέχνη, alors qu’il désigne le plus souvent les sciences par les termes ἐπιστήμη et μάθημα. Cependant, d’après le contexte, il ne peut s’agir dans cette phrase que des cinq sciences qu’il vient de présenter. Il faut savoir que dans ce domaine, la terminologie est assez floue, comme le déplore l’auteur lui-même : en 533 d, il reconnaît qu’il a donné plusieurs fois le nom de sciences (ἐπιστῆμαι) à ces cinq τέχναι qui sont des auxiliaires de la dialectique, alors qu’il conviendrait de trouver un autre nom pour désigner ces matières qui sont plus claires que l’opinion (δόξα), mais plus obscures que la véritable science (ἐπιστήμη). En 533 b-c, il range de même la géométrie et les autres sciences parmi les τέχναι ; cf. BRISSON / PRADEAU (2007), p. 146148. En fait, la difficulté est la même que pour les gardiens (cf. note 11), sauf que cette fois, Platon ne propose pas de terme spécifique pour distinguer les sciences qui sont au service de la dialectique, qui mérite seule le nom de science (ἐπιστήμη), comme les philosophes-dirigeants sont les seuls vrais gardiens de la cité.

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(μεταστροφὴ ἀπὸ τῶν σκιῶν ἐπὶ τὰ εἴδωλα καὶ τὸ φῶς), l’ascension menant du souterrain à la lumière du soleil (ἐκ τοῦ καταγείου εἰς τὸν ἥλιον ἐπάνοδος), et qui s’étend jusqu’à la vision, à l’extérieur de la Caverne, des ombres et des reflets des objets réels 14. Mais Socrate martèle cette fois que, si ce sont toujours des ombres, ce ne sont plus les ombres de la Caverne, projetées par un feu qui n’est lui-même qu’une ombre comparé au soleil. Étude des sciences et dialectique recouvrent donc toute l’étendue de la παιδεία, qui implique une libération et une conversion, et la ligne de démarcation se situe exactement entre la vision des ombres et reflets des réalités du monde extérieur et la vision de ces réalités elles-mêmes. D’autre part, l’étude des sciences commence dès la conversion ; par conséquent, elle comporte deux degrés. Le premier, dans le cadre de la Caverne ; le second, dans le monde extérieur, au terme d’une longue et pénible ascension. En clair, cela signifie que pour Platon, l’étude des sciences comprend deux parties : la première se situe tout entière dans le monde sensible ; la seconde, accédant au monde intelligible, précède directement l’étude de la dialectique, et un grand effort est nécessaire pour passer de la première à la seconde. D’après la correspondance établie précédemment, la première étape se situe au niveau de l’opinion vraie, ce qui signifie qu’elle procure une connaissance pratique, limitée aux activités de la vie quotidienne dans le cadre du monde visible 15. Rappelons-nous ici que Socrate, quand il expose le contenu de ces cinq sciences, prend toujours grand soin de distinguer deux niveaux, selon qu’on reste dans le monde sensible ou qu’on le dépasse (509 d-511 e). En quoi consiste alors la seconde étape, qui mène à la découverte des ombres et reflets des Formes intelligibles ? C’est la célèbre image de la Ligne qui nous fournira la réponse (509 d-511 e) 16. 14

Cette vision reprend donc les deux premières étapes mentionnées dans la note 12. Cependant, ces cinq sciences, même au niveau le plus élémentaire, ne subissent pas l’influence des porteurs de figurines. Elles permettent au contraire d’échapper à leur emprise. En effet, « alors même qu’elles manifestent leur présence dans le sensible, les réalités mathématiques ne sont pas perçues par les sens, mais par l’intellect » (BRISSON / PRADEAU [2007], p. 88). Cf. aussi BRISSON (2006), p. 86-87 ; 90. C’est pourquoi, comme le note pertinemment BLONDEL (2001), p. 57-62 ; 71-72 et n. 1, ce premier programme des études mathématiques n’est pas seulement utile par son contenu, mais encore par sa fonction normative et stimulante, par le dynamisme qu’il imprime au jeune élève pour gravir la pente le séparant du monde des Formes intelligibles. 16 Nous disposons avec LAFRANCE (1994) d’une excellente synthèse sur ce passage difficile. Le second volume contient notamment une édition critique du texte suivie d’une traduction et d’un commentaire approfondi. Le même auteur avait déjà traité ce sujet dans le cadre de son étude sur la théorie platonicienne de la Doxa (LAFRANCE [1981], p. 151-196). Pour ce qui est de la comparaison entre la Ligne et la Caverne, l’exposé le plus complet est celui de CROSS / WOOZLEY (1971), p. 196-261. Il est cependant regrettable que, pour la Ligne, ils ne reconnaissent pas l’importance de l’égalité des deux segments intermédiaires et que, pour la Caverne, ils négligent les porteurs de figurines, avec la conséquence que, pour eux, les manipulateurs de l’opinion ne se distinguent pas des prisonniers, ce qui est manifestement une erreur. 15

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On sait que la Ligne, divisée en deux parties inégales, chacune d’elles étant divisée en deux segments inégaux dans la même proportion, représente les quatre niveaux de connaissance, du plus obscur au plus lumineux 17. Les deux premiers segments (L1 et L2) concernent le monde visible (τὸ τοῦ ὁρωμένου γένος) : ce sont l’εἰκασία et la πίστις ; les deux autres (L3 et L4) se rapportent au monde intelligible (τὸ τοῦ νοουμένου γένος) : ce sont la διάνοια et la νόησις. L’εἰκασία porte sur les images (εἰκόνες). Socrate précise que ce sont les ombres (σκιαί) et les reflets (φαντάσματα) sur l’eau ou sur les objets solides, lisses et brillants. La πίστις étudie les modèles de ces images : nous-mêmes, les animaux qui nous entourent, l’ensemble des plantes et tous les objets fabriqués (τά τε περὶ ἡμᾶς ζῷα καὶ πᾶν τὸ φυτευτὸν καὶ τὸ σκευαστὸν ὅλον γένος). Les termes εἰκασία et πίστις posent dans ce contexte un problème d’interprétation difficile, surtout le premier, de sorte qu’il convient d’approfondir quelque peu l’investigation. Le substantif εἰκασία est un terme rare et ses deux seules occurrences dans l’œuvre de Platon concernent précisément la Ligne (VI, 511 e ; VII, 534 a). Cependant, ses autres emplois illustrent bien les trois significations attestées pour les mots apparentés : 1. « représentation (ressemblante) » ; 2. « comparaison » ; 3. « supposition, conjecture ». On peut citer, comme exemple de la première, Xénophon, Mem. III, 10, 1 : Ἆρα, ἔφη, ὦ Παρράσιε, γραφική ἐστιν εἰκασία τῶν ὁρωμένων ; il s’agit encore de la peinture, que Socrate définit comme la « représentation des objets visibles ». Le sens de « comparaison », qui ne convient pas ici, est aussi plus tardif (p. ex. Plutarque, Them. 29, 5). L’acception de « supposition, conjecture » est bien attestée dans le Sisyphe, 17

Comme on l’a signalé depuis longtemps, L2 (πίστις) et L3 (διάνοια) ont la même longueur. Se pose alors la question de savoir pourquoi les segments L1 (εἰκασία) et L4 (νόησις) sont inégaux, alors que les segments L2 et L3 sont égaux entre eux, mais d’une longueur différente des deux autres. Si l’on adopte l’explication de J. Adam, selon laquelle les inégalités représentent la différence de clarté et de vérité entre les réalités sensibles et intelligibles, il faut reconnaître que cette interprétation ne rend pas compte de l’égalité entre les segments L2 et L3, car ils appartiennent, l’un, au monde sensible, et l’autre, au monde intelligible. Nous avançons prudemment l’hypothèse que cette égalité met en évidence le fait que ces deux niveaux de connaissance s’obtiennent en considérant les mêmes objets (les réalités du monde sensible), même si les objectifs et les méthodes d’investigation sont différents. Dans ce cas, l’inégalité des autres segments évoque la multiplicité du sensible par opposition à l’unité de l’intelligible, comme le pensent JOWETT / CAMPBELL (1894). Par exemple, les belles choses sont multiples, mais la Forme du beau est unique. Dans ce cas aussi, l’εἰκασία est figurée par le segment le plus long et la νόησις, par le segment le plus court. Cf. JOWETT / CAMPBELL (1894), III, p. 307 ; ADAM (1963), II, p. 63-64 ; ANNAS (1994), p. 313-318 ; LAFRANCE (1981), p. 151167 (dans notre hypothèse, la Ligne correspond à la fig. 1, p. 163) ; LAFRANCE (1994), II, p. 271-278. Il est dommage que, dans BRISSON / PRADEAU (2007), p. 32, l’égalité entre les segments L2 et L3 ne soit pas respectée. DENYER (2007), p. 294-296 propose d’autres explications, assez curieuses, pour l’égalité entre L2 et L3.

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dialogue platonicien apocryphe (390 c). Un autre emploi est observable chez Lucien, Am. 8, dans un passage où le narrateur, en présence de peintures, déclare qu’il avait compris l’essentiel par conjecture (εἰκασίᾳ) avant même les explications fournies par les guides. Parmi les mots de la même famille, l’adjectif εἰκαστικός évoque toujours chez Platon l’art de représenter un modèle. Il apparaît deux fois dans les Lois (II, 667 c, 668 a) et cinq fois dans le Sophiste (235 d, 236 b, c, 264 c, 266 d), sous la forme du féminin (ἡ εἰκαστικὴ [τέχνη]) ou du neutre (τὸ εἰκαστικόν). En 668 a, εἰκαστική est coordonné à μιμητική. Dans le Sophiste, sa définition est davantage précisée : l’art de produire une imitation qui respecte les proportions du modèle en longueur, largeur et profondeur, et lui donne les couleurs qui lui sont propres. L’εἰκαστική se comprend donc comme « l’art de la représentation fidèle ». Elle devient alors une des deux parties de la μιμητική, l’autre étant la φανταστική « l’art de la représentation illusoire », qui modifie les proportions de l’original pour en donner une plus belle image. La notion de conjecture est surtout présente dans les substantifs εἰκασμός, εἰκαστής et le verbe εἰκάζω. Dans les contextes que nous avons examinés, elle se présente sous un double aspect. D’une part, elle est considérée comme une qualité pour un responsable politique. Ainsi, Thucydide (I, 138) présente Thémistocle comme un homme digne d’admiration parce que, par sa seule intelligence, il était le plus souvent capable de prévoir ce qui allait arriver (καὶ τῶν μελλόντων ἐπὶ πλεῖστον τοῦ γενησομένου ἄριστος εἰκαστής). Mais l’εἰκασία peut aussi avoir pour objet la situation présente, comme le prouvent p. ex. deux extraits de Thucydide montrant des combattants qui, face à une situation inattendue, sont incapables de comprendre ce qui se passe : ἐν ἀπόρῳ ἦσαν εἰκάσαι τὸ γιγνόμενον « ils étaient incapables de se faire une idée de la situation » (III, 22, 6) ; οὐκ εἶχον ὅ τι εἰκάσωσιν « ils ne savaient que penser [de la brusque retraite des Lacédémoniens] » (V, 65, 5). D’autre part, l’εἰκασία, en tant que conjecture, s’oppose à une connaissance réelle ; elle n’est qu’une représentation de l’esprit, une supposition. Elle peut résulter d’une ignorance ou d’une méconnaissance des réalités concrètes. Ainsi dans les Mémorables (III, 6, 11) : alors que Glaucon juge les garnisons de l’Attique inefficaces sans même s’être rendu sur place, Socrate lui conseille d’attendre, avant de donner son avis, d’avoir une connaissance certaine plutôt que de procéder par conjectures (ὅταν μηκέτι εἰκάζωμεν, ἀλλ’ ἤδη εἰδῶμεν, τότε συμβουλεύσομεν). Cette opposition entre εἰκάζω et οἶδα se retrouve dans un texte de Thucydide, mais cette fois la conjecture repose sur des observations attentives. En VI, 92, 5, Alcibiade déclare aux Spartiates qu’il pourrait leur être encore plus utile qu’il ne l’a été aux Athéniens, dans la mesure où il a une connaissance réelle de la situation athénienne, alors qu’auparavant, comme stratège des Athéniens, il devait s’en tenir à des conjectures pour évaluer la situation des Spartiates (ὅσῳ τὰ μὲν Ἀθηναίων οἶδα, τὰ δ’ ὑμέτερα ᾔκαζον). Parmi les composés, retenons le verbe ἀπεικάζω, qui apparaît neuf fois dans la République et une soixantaine de fois dans l’ensemble des dialogues de Platon. Il signifie « représenter (d’après un modèle) », « reproduire »,

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« se représenter (qqch.) », « comparer à », « assimiler à ». Le substantif ἡ ἀπεικασία désigne une représentation ; il est associé à ἡ μίμησις pour évoquer une œuvre d’art (par exemple : Criti. 107 b ; Leg. 668 b, d). Le terme πίστις peut surprendre dans le contexte de la Ligne, mais il faut se rappeler qu’il est issu d’un radical exprimant la persuasion, la confiance, la fidélité, et que le segment qu’il désigne concerne des connaissances expérimentales et pratiques, obtenues en examinant les réalités du monde sensible, mais sans aller plus loin. Étant par soi-même incapable de démontrer l’exactitude de ce que l’on sait, on est obligé d’accorder sa confiance à celui qui possède la connaissance véritable. Par exemple, au livre X de la République (601 d-e, 602 a), prenant l’exemple de la flûte, Socrate affirme que c’est l’utilisateur de cet instrument qui possède la science, et qui donne ses instructions au fabricant, lequel obéit en lui faisant confiance (ὁ μὲν εἰδὼς ἐξαγγέλλει περὶ χρηστῶν καὶ πονηρῶν αὐλῶν, ὁ δὲ πιστεύων ποιήσει). Et il poursuit : « Ainsi donc, du même instrument celui qui le fabrique aura une πίστιν ὀρθήν sur sa perfection ou son imperfection, parce qu’il collabore avec celui qui sait (ξυνὼν τῷ εἰδότι), étant obligé d’écouter l’avis de celui qui sait ; mais c’est l’utilisateur de l’instrument qui aura la science (καὶ ἀναγκαζόμενος ἀκούειν παρὰ τοῦ εἰδότος, ὁ δὲ χρώμενος ἐπιστήμην) ». Dans ce passage comme dans certains autres, πίστις est synonyme de δόξα. Mais dans le contexte de la Ligne, il désigne une espèce de la δόξα, par opposition à l’εἰκασία 18. Après cette analyse d’un choix de textes, une conclusion semble s’imposer quant au sens des termes εἰκασία et πίστις dans la Ligne 19. Les deux acceptions principales d’εἰκασία conviennent l’une et l’autre, et elles sont complémentaires. Le πάθημα que désigne ce mot est l’état d’esprit de l’homme qui, observant non les réalités sensibles elles-mêmes, mais uniquement des images qui les 18 Cf. LAFRANCE (1994), II, p. 401-402. On trouve aussi dans les dialogues πίστις avec ses autres significations habituelles : « fidélité » (par exemple : Criti. 117 d) ; « preuve » (par exemple : Phil. 50 c) ; au pluriel, « preuve de fidélité, engagement » (par exemple : Phædr. 256d). 19 Proposer pour ces deux termes une traduction adéquate est une tout autre affaire. Pour εἰκασία, on trouve « représentation » (BLONDEL [20012], p. 41 ; LEROUX [2011]), « conjecture » (CHAMBRY [1932-1957] ; BRISSON / PRADEAU [2007], p. 32), « imagination » (CAZEAUX [1995]). LAFRANCE (1981), p. 195-196, (1994), p. 403-404, passant en revue les différentes traductions proposées, préfère « imagination », rejoignant ainsi CROSS / WOOZLEY (1964). On traduit πίστις par « croyance », « foi » (LEROUX [2011] ; CHAMBRY [1932-1957] ; BLONDEL [20012]), « conviction » (PACHET [1993] ; CAZEAUX [1995]). LAFRANCE (1981), p. 195-196, (2006), p. 174 préfère « certitude sensible » parce que la πίστις est, dans le monde sensible, l’équivalent de la νόησις, qu’il traduit par « certitude dialectique ». Dans LaLigne (1994), p. 402, il définit la πίστις comme « un pouvoir de connaissance de l’homme ordinaire immergé dans le sensible ». Cependant, il ne faut pas attacher trop d’importance à cette terminologie, puisque Platon lui-même laisse entendre (VII, 533 e-534 a) que les dénominations proposées ne sont pas les plus adéquates, mais juge plus important de poursuivre ses investigations sur l’éducation des philosophes.

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reproduisent comme des ombres (mythes, fables, poèmes, peintures…), se fait, de lui-même et du monde qui l’entoure, une certaine opinion, avec la certitude qu’elle est vraie, parce qu’il n’est pas conscient qu’elle ne repose que sur des conjectures portant sur des ombres. Cet état d’esprit se distingue de la πίστις, qui représente la connaissance acquise par celui qui dirige son regard vers les réalités sensibles. Mais, comme ces objets de connaissance sont eux-mêmes des imitations imparfaites et périssables des Formes intelligibles, l’assurance d’avoir dans ce domaine une opinion droite impose que l’on accorde sa confiance au philosophe qui, possédant la vraie science (ἐπιστήμη), est seul capable de fonder cette opinion sur les réalités du monde intelligible 20. Revenons à la place occupée par les sciences. C’est la διάνοια qui nous permet de la préciser. Voici comment Socrate la décrit (510 b-e) : l’âme, utilisant comme des images les objets qui, dans la section précédente, étaient les modèles des imitations, est obligée de mener sa recherche à partir d’hypothèses (τοῖς τότε μιμηθεῖσιν ὡς εἰκόσιν χρωμένη ψυχὴ ζητεῖν ἀναγκάζεται ἐξ ὑποθέσεων). Il développe ensuite sa pensée dans deux directions. Il explique d’abord que les sciences telles que la géométrie et l’arithmétique supposent le pair et l’impair, les différentes figures, trois sortes d’angles, etc. Dans leurs démonstrations, elles partent de ces hypothèses, mais sont incapables d’en rendre compte. Ensuite, elles envisagent les réalités sensibles, mais, au contraire de la πίστις, elles les emploient comme des images pour atteindre à la connaissance des objets supérieurs qu’on ne peut voir que par la pensée (ζητοῦντές τε αὐτὰ ἐκεῖνα ἰδεῖν ἃ οὐκ ἂν ἄλλως ἴδοι τις ἢ τῇ διανοίᾳ). Illustrons cette démarche par un exemple concret. Si je veux démontrer que la somme des angles intérieurs d’un triangle est égale à deux angles droits, je dessine un triangle particulier, mais je le considère comme une image qui représente tous les triangles, car le résultat de ma démonstration ne vaudra pas seulement pour le triangle particulier que j’ai tracé, mais pour tous les triangles, quels qu’ils soient 21. Enfin, la νόησις constitue le niveau suprême de la connaissance (511 b-d). Elle n’est accessible que par la méthode dialectique, qui comprend deux parties : dans un mouvement ascendant, elle part des hypothèses, considérées comme telles, pour s’élever jusqu’au principe de toute chose ; puis elle redescend, s’attachant cette fois aux conséquences qui en découlent, jusqu’à la dernière. Dans ces deux démarches, elle ne s’appuie 20

En l’absence du philosophe, il faut une intervention divine pour qu’un responsable politique ait une opinion droite qui lui permette de gouverner dans l’intérêt de la cité tout entière. On pense notamment à Thémistocle, cité dans le Ménon (93 c-e, 99 b-c) comme l’exemple de ces hommes politiques remarquables qui ont dirigé les affaires de l’État en s’inspirant d’une opinion droite, mais sans posséder la science. En outre, si l’on compare au texte de Thucydide cité précédemment (I, 138), on constate que l’εἰκασία, en tant que conjecture, s’applique aussi aux réalités du monde sensible. D’où la nécessité, si l’on traduit ce terme par « conjecture » dans la Ligne, de préciser que la conjecture en cause porte sur des images, non sur des réalités. 21 Cette démarche intellectuelle est bien expliquée par DENYER (2007), p. 297-302.

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sur aucune donnée sensible mais uniquement sur les Formes elles-mêmes, passant d’une Forme à l’autre pour aboutir à des Formes (αἰσθητῷ παντάπασιν οὐδενὶ προσχώμενος, ἀλλ’ εἴδεσιν αὐτοῖς δι’ αὐτῶν εἰς αὐτά, καὶ τελευτᾷ εἰς εἴδη). Il apparaît ainsi que la διάνοια correspond bien à la deuxième étape de l’étude des sciences, qui est préparatoire à la dialectique et donc plus lumineuse que la première, située sur le segment de la πίστις 22. D’autre part, une comparaison entre la Ligne et la Caverne révèle que la situation des prisonniers n’est pas une illustration parfaite de l’εἰκασία et que la première étape de leur libération n’est pas l’équivalent exact de la πίστις. En effet, dans la Ligne, les degrés de connaissance représentés par les quatre segments se situent dans le prolongement l’un de l’autre : dans l’idéal, on procède de l’εἰκασία vers la πίστις ; on s’élève ensuite vers la διάνοια pour atteindre enfin la νόησις (ἐπιστήμη). Dans la Caverne, au contraire, les prisonniers sont immobilisés par des entraves et ne peuvent même pas se retourner ; ensuite, les figurines, qui représentent les réalités du monde visible, sont manipulées par des hommes cachés derrière un muret ; enfin, les prisonniers sont assis comme devant un spectacle, auquel ils ne supportent pas qu’on les arrache 23. On le voit, ces divergences ne sont pas négligeables. Elles doivent donc avoir une signification dans le cadre de l’exposé socratique, qui vise à démontrer que les philosophes sont les meilleurs dirigeants d’un État respectueux de la justice. Or la Caverne, au contraire de la Ligne, situe précisément l’être humain dans un contexte socio-politique particulier, inspiré de la démocratie athénienne du IVe siècle. Alors que la Ligne définit, dans l’absolu, les étapes d’un programme éducatif complet, la Caverne met en scène les citoyens d’un État, qui de plus est « boursouflé » (φλεγμαίνουσα πόλις) 24. Par conséquent, par rapport à la Ligne, ce que 22

Pour illustrer L3, Platon se sert de la géométrie, mais ce serait une erreur de croire que, pour lui, cette étape ne concerne que les sciences. Comme le remarque notamment FINE (2000), p. 238, la République offre plusieurs exemples de comparaisons puisées dans le monde visible pour faire comprendre des réalités purement intelligibles ; c’est le cas notamment du Soleil, de la Ligne et de la Caverne. Mais cette recherche par images peut prendre des dimensions beaucoup plus grandes. Ainsi, comme le déclare Socrate lui-même au livre IV, 443 c-e, la découverte qu’un État est juste quand chacune des trois classes de citoyens exécute les travaux qui lui sont propres est une image (εἴδωλόν τι) permettant de cerner les conditions dans lesquelles la justice se réalise dans l’âme humaine, qui est invisible : en l’occurrence, quand les trois principes qui la composent agissent en harmonie, chacun s’acquittant des fonctions qui lui reviennent sans empiéter sur celles des autres. 23 Si l’on réexamine attentivement le décor de la Caverne, on observe d’autres différences avec l’εἰκασία. Dans la Ligne, les surfaces réfléchissantes sont lisses et brillantes, ce que ne sont pas les parois d’une grotte. Si les prisonniers sont assis et que la source lumineuse se trouve loin au-dessus d’eux, leur ombre leur apparaît plus petite qu’elle n’est en réalité, alors que les objets dépassant du muret projettent une ombre plus grande. Tout est donc faussé dans cette Caverne. 24 Il faut se rappeler ici que pour Socrate l’État idéal est celui qu’il décrit en 371 b-372 b, dans lequel les citoyens se contentent du strict nécessaire et trouvent leur

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la Caverne ajoute, c’est que, dans un État aussi malade, la situation est faussée dès le départ en ce sens que les hommes qui avaient la charge d’éduquer le peuple l’ont dévoyé et corrompu, transmettant par exemple des images déformées des dieux et des héros, de la beauté et de la justice, et rabaissant les aspirations les plus nobles de l’individu pour l’orienter vers la seule recherche d’un profit personnel. Ce que la Caverne ajoute encore, c’est que, dans un tel contexte, les prisonniers ne veulent pas être libérés, car ils sont tellement ancrés dans leurs habitudes qu’ils sont hostiles à toute conversion, comme Socrate l’affirme au livre VI (491 a-493 e) : les contraintes sont tellement fortes que ce serait une grande folie de lutter contre elles, « car il n’existe pas, il n’a pas existé et il n’existera certainement jamais, concernant la vertu, un caractère différent, formé par une éducation contraire à celle de ces gens-là ». Plus loin (494 a-495 a), Socrate détaille tous les pièges tendus sous les pas d’un adolescent doué pour la philosophie et toutes les pressions qui s’exercent sur lui pour qu’il rentre dans le rang. Seuls font exception des hommes qu’on peut qualifier de divins, car sans l’aide des dieux il est impossible d’échapper à ce milieu corrompu 25. Ces textes nous apportent la preuve que, dans la Caverne, il est impossible de modifier la situation des prisonniers et que les citoyens pourvus d’une opinion droite sont peu nombreux et bénéficient d’un privilège des dieux 26. C’est pourquoi Socrate affirme plus loin qu’une telle libération exige une méthode nouvelle, qu’il faut appliquer dès l’enfance. C’est l’objet du passage suivant. 4. 536 D - 537

D

« – Il faut donc proposer dès l’enfance la science des nombres, la géométrie et toutes les matières de la propédeutique, qui doivent être enseignées avant la dialectique, mais sans donner à cet enseignement une forme qui les oblige à apprendre. (…) – N’instruis donc pas les enfants dans ces sciences de manière contraignante, mais en les amusant, pour que tu sois mieux en mesure d’observer ce pour quoi chacun est naturellement disposé. (…) – Après ce temps, ceux qui auront été sélectionnés parmi les jeunes gens âgés de vingt ans obtiendront des honneurs plus grands que les autres, et on leur présentera, en les reliant les unes aux autres, les sciences qu’ils auront apprises pêle-mêle bonheur dans une vie simple et proche de la nature. Glaucon lui répond qu’un tel État est indigne d’un être humain. Alors Socrate envisage, sur le modèle de la cité athénienne, une société vivant dans l’abondance et le luxe, mais qu’il qualifie de « boursouflée » parce qu’elle est remplie de gens qui n’ont d’autre fonction que de satisfaire des besoins superflus. 25 C’est pourquoi, tant que le prisonnier reste dans la Caverne, les différentes démarches pour le soustraire à l’emprise des éducateurs pernicieux échouent. 26 Cf. note 20.

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dans leur enfance, afin qu’ils aient une vue d’ensemble de la parenté qui relie ces matières entre elles et à la nature de l’être. (…) – Et c’est aussi la meilleure épreuve pour reconnaître une nature douée pour la dialectique, car celui qui est capable d’avoir une vue d’ensemble est doué pour la dialectique, les autres, non. »

Dans cet exposé d’un programme concret, nous relevons d’abord les traits les plus marquants de la pédagogie platonicienne. Il faut commencer l’enseignement des sciences dès l’enfance, car, comme il est dit au début de l’allégorie de la Caverne, nous sommes dès le plus jeune âge immobilisés dans la pénombre par les entraves de l’ἀπαιδευσία. Ensuite, il ne convient pas d’adopter une pédagogie contraignante, car, explique Socrate, aucune matière imposée ne se fixe définitivement dans l’âme. Cette recommandation se justifie par l’échec résultant d’une méthode coercitive qui ne tient pas compte des réactions de l’élève (515 c-516 a). L’idéal est que les enfants apprennent en s’amusant, pour qu’ils assimilent les matières plus facilement et aussi pour qu’on puisse discerner ceux qui présentent les meilleures dispositions pour l’étude. Mais l’intérêt de ce passage réside aussi dans la confirmation qu’il apporte d’un double enseignement des sciences. En effet, si les élèves commencent l’étude des sciences auxiliaires de la dialectique dès leur enfance, ils reprennent l’étude de ces mêmes sciences de manière beaucoup plus approfondie entre vingt et trente ans, et Socrate précise à ce propos : dans leur enfance, ils ont appris ces matières pêle-mêle, dans le désordre (χύδην), mais alors ils établiront des synthèses, ce qui signifie qu’ils les étudieront en les rapprochant les unes des autres afin d’avoir une vue d’ensemble des liens de parenté qui les unissent les unes aux autres et à la nature de l’être (ἡ τοῦ ὄντος φύσις). La première approche vise de toute évidence une connaissance utilitaire, relevant de la πίστις ; la seconde démarche s’inscrit incontestablement dans le segment de la διάνοια, parce qu’elle se préoccupe de rechercher l’unité à travers la diversité et la permanence à travers le changement. Cette interprétation de la Caverne implique que les philosophes, avant d’organiser l’État sur le modèle des Formes intelligibles, doivent se débarrasser des porteurs de figurines, qui constituent pour eux un obstacle. Or, au début du livre VI (501 a), Socrate, supposant que les philosophes sont arrivés au pouvoir, déclare qu’ils devront, avant même de rédiger les lois, purifier l’État et le caractère des citoyens, comme on nettoie une tablette avant de peindre. Il n’en dit pas plus, sauf que cette opération ne sera pas du tout facile. Il faut ouvrir le livre V des Lois pour obtenir quelques précisions sur cette purification (καθαρμός, διακάθαρσις) (735 b-736 c). Il s’agit en fait de débarrasser l’État, par la mort ou l’exil, de tous les individus malsains, pour éviter qu’ils ne contaminent les autres. Nul doute que les marionnettistes seront parmi les premières victimes de cette véritable purge. L’allégorie de la Caverne est d’une inquiétante actualité en ces temps où les porteurs de figurines apparaissent de plus en plus nombreux et convaincants.

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Ce qu’il faut en retenir surtout, c’est que la véritable liberté s’obtient non par de violentes révoltes, mais par un double effort personnel. Il faut d’abord se détourner des approximations, caricatures et futilités projetées sur nos écrans par les représentants de l’idéologie dominante, qui nous tiennent ainsi en leur pouvoir. Il faut ensuite poursuivre les études qui nous mèneront des ténèbres du conformisme à une connaissance objective de ce monde que nous devons rendre meilleur. UniversitéCatholiquedeLouvain(UCL).

André CHEYNS.

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Le témoin homérique, entre mémoire et autorité

Si ce que nous entendons aujourd’hui par « témoin » se limite très souvent au cas du témoin oculaire, qui énonce « un récit certifié par la présence à l’événement raconté » 1, les concepts de témoin et de témoignage sont bien plus complexes en grec ancien, et les termes que nous traduisons volontiers par « témoin » méritent une attention spécifique pour en comprendre la portée. Pour illustrer ce propos, et sans prétendre à l’exhaustivité, nous nous intéresserons dans cet article au témoin de l’épopée homérique, et plus particulièrement à l’Iliade. Comme nous le montrerons, il est le plus souvent évoqué au travers de l’expression du serment ou dans des circonstances liées à la justice, où l’usage de certains termes est spécialisé 2. Mais à prendre le « témoin » au sens large, plusieurs substantifs paraissent chez Homère s’inscrire dans la même sphère : μάρτυρος 3 et ἵστωρ, les deux principaux, mais aussi μνήμων, σκοπός, ἐπίσκοπος qui se présentent dans des contextes similaires. Notre objectif dans cette contribution est de proposer un aperçu de ce qui fait le témoin dans l’épopée, ainsi que sa proximité avec les notions d’autorité et de mémoire, au travers d’une large sélection de passages qui le mettent en scène. Il convient dans un premier temps de s’arrêter sur le statut des personnes qui interviennent en tant que témoins dans l’épopée. Au premier chant de l’Iliade (334-344), des hérauts sont envoyés auprès d’Achille par Agamemnon pour récupérer Briséis. Ils sont pris comme témoins devant les dieux et devant les hommes (et aussi devant Agamemnon). Achille fait allusion aux erreurs du roi DULONG (1998), p. 11. Les références sont nombreuses. Celles que nous avons utilisées principalement sont les suivantes : pour le témoin dans les serments, CALLAWAY (1990), BERTI (2006), POLINSKAYA (2012), SOMMERSTEIN / TORRANCE (2014) ; pour le témoin en contexte juridique, WILLETS (1967), p. 74-75, CARAWAN (2008), GAGARIN / PERLMAN (2016), p. 138139. 3 L’épopée ne présente que μάρτυρος, -ου ; μάρτυς, -υρος se trouve dans l’hymne à Hermès et chez Hésiode. L’étymologie de μάρτυς / μάρτυρος est, de façon générale, acceptée ; celle de ἵστωρ a fait l’objet d’une critique chez FLOYD (1990), qui propose de ramener ἵστωρ non pas à οἶδα, mais à ἵζειν, de façon peu convaincante. Alors que ἵστωρ est abondamment étudié et discuté chez Homère, μάρτυς / μάρτυρος l’est, à notre connaissance, beaucoup moins : on ne peut guère citer que NENCI (1958). L’auteur y définit μάρτυς comme « colui che ricorde », ce qui s’accorde en partie avec l’analyse que nous proposons. L’étude de SANTIAGO ÁLVAREZ (2013) est consacrée aux rapports entre μάρτυρος et πρόξενος et met en avant une connotation de « gardien, protecteur » (p. 93-97 pour les emplois de μάρτυρος chez Homère). 1 2

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et au désastre que sa colère va entraîner (et auquel cette même colère va mettre fin) : χαίρετε κήρυκες Διὸς ἄγγελοι ἠδὲ καὶ ἀνδρῶν, ἆσσον ἴτ᾽· οὔ τί μοι ὔμμες ἐπαίτιοι, ἀλλ᾽ Ἀγαμέμνων, ὃ σφῶι προΐει Βρισηίδος εἵνεκα κούρης. ἀλλ᾽ ἄγε, διογενὲς Πατρόκλεις, ἔξαγε κούρην καί σφωιν δὸς ἄγειν· τὼ δ᾽ αὐτὼ μάρτυροι ἔστων πρός τε θεῶν μακάρων πρός τε θνητῶν ἀνθρώπων, καὶ πρὸς τοῦ βασιλῆος ἀπηνέος, εἴ ποτε δ᾽ αὖτε χρειὼ ἐμεῖο γένηται ἀεικέα λοιγὸν ἀμῦναι τοῖς ἄλλοις· ἦ γὰρ ὅ γ᾽ ὀλοιῇσι φρεσὶ θύει, οὐδέ τι οἶδε νοῆσαι ἅμα πρόσσω καὶ ὀπίσσω, ὅππως οἱ παρὰ νηυσὶ σόοι μαχέοιντο Ἀχαιοί. « Salut, hérauts, messagers de Zeus et des hommes. Venez plus près. Vous n’êtes pas responsables, mais bien plutôt Agamemnon, qui vous envoie pour la jeune Briséis. Mais allons, divin Patrocle, amène la jeune fille et donne-la-leur. Et qu’euxmêmes soient tous deux témoins, devant les dieux bienheureux et devant les mortels, et aussi devant le roi cruel, si jamais on devait avoir besoin de moi pour écarter l’affreux fléau des autres. Car il s’emporte dans son cœur pernicieux et il ne sait pas voir, en même temps vers l’avenir et vers le passé, comment les Achéens pourraient combattre saufs près des nefs ».

Il faut noter qu’Achille s’adresse aux hérauts en les appelant κήρυκες Διὸς ἄγγελοι ἠδὲ καὶ ἀνδρῶν « hérauts messagers de Zeus et des hommes », ce qui rompt leur lien avec le roi. Le ton qu’adopte Achille est aussi en forte contradiction avec la manière dont Agamemnon s’adresse aux hérauts, sans aucune forme de politesse, quelques vers plus haut (v. 323). Ainsi que le souligne Bollack 4, les hérauts sont ici invités à être témoins (μάρτυροι) et ils représentent alors Zeus, les mortels, mais aussi le roi (βασιλῆος ἀπηνέος). Les témoins sont associés à la vigilance, la perception attentive des événements ; à la vision ; mais aussi à la mémoire qu’ils garderont pour l’avenir. Ironiquement, c’est pour mettre en exergue le fait que le roi est incapable « de voir en même temps vers l’avenir et vers le passé », c’est-à-dire d’user d’une expérience passée pour prévoir le futur. En mettant les hérauts dans une telle position, en leur demandant d’acter et de se rappeler ce qu’il annonce, Achille cherche à donner plus de poids à ses paroles en prenant un engagement face à des personnes désormais dotées d’une autorité particulière en raison de leur statut. Les témoins humains jouent encore un rôle important, bien que discuté, dans la course de chars organisée à l’occasion des jeux funéraires en l’honneur de Patrocle, au chant 23. Avant le début de la course, Achille place un observateur près de la ligne d’arrivée (359-361) :

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BOLLACK (1958), p. 10 et n. 1 ; cf. CHANTRAINE (1953), p. 134.

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παρὰ δὲ σκοπὸν εἷσεν ἀντίθεον Φοίνικα, ὀπάονα πατρὸς ἑοῖο, ὡς μεμνέῳτο δρόμου καὶ ἀληθείην ἀποείποι. « près de ce but, il installa Phoenix, égal aux dieux, compagnon de son père, comme observateur, pour qu’il note les détails de la course et lui rapporte toute la vérité ».

À nouveau, le témoin aura pour tâche d’être attentif à la situation et de la garder en mémoire. Dans le cas présent, l’autorité de Phoenix ne vient pas tant d’un statut particulier que du respect qui lui est préalablement et généralement témoigné. Phoenix gardera à l’esprit l’événement présent et pourra ainsi témoigner sur la victoire. Son rôle s’arrêtera là, le poète ne donnera pas plus de détails par la suite. Ce passage associe à nouveau la vision attentive, la mémoire et la vérité 5. Σκοπός, « observateur », tout comme ἐπίσκοπος, « surveillant », est dérivé de σκέπτομαι, qui signifie proprement « tourner son regard vers, regarder, examiner » 6. La « mémoire » de Phoenix est quant à elle mise en relation avec une expérience présente (ou tout juste à venir) 7, et la « vérité » qu’il exprimera est fondamentalement subjective, dépendant de la manière dont les événements auront été appréhendés. Vision, savoir et mémoire sont donc des notions étroitement associées dans l’épopée homérique 8. Plus que l’acte de se souvenir d’un fait passé ou de quelque chose d’absent, la mémoire dénote un état de conscience dans le présent, qui actualise une réalité, une situation 9. L’acte de « se souvenir » est performatif et rend présente la chose dont on se souvient 10. Dès lors, et pour reprendre les termes de Bakker, « Phoenix’s “memory” of the race is not the 5 Cf. HAMMER (1997), p. 16. PRATT (1993), p. 18-19 souligne que la mémoire n’est pas la condition nécessaire à la vérité : Phoenix est placé comme témoin oculaire, il verra les chars et s’en souviendra et Achille lui demande de rapporter fidèlement ce qu’il a vu, sans distordre les faits. Sur la notion d’ἀληθεία comme « subjective » chez Homère, cf. COLE (1983), p. 7-28 : l’ἀληθεία ne désigne pas la « vérité » comme quelque chose d’appréhendé à l’avance à propos d’un objet ou d’un fait, mais comme le résultat de la manière dont quelque chose a été perçu dans la mémoire. Ἀληθεία implique l’absence d’oubli, d’omission, dans la transmission, la communication. Le terme se distingue de νημέρτης « qui ne manque pas son but » (avec préfixe négatif, sur ἁμαρτάνω), et de ἀτρεκής « qui ne dévie, ne distord pas » (également avec préfixe négatif, cf. lat. torqueō, *trek-), tandis que ἐτεός, ἐτήτυμος, ἐτυμος concernent ce qui est en conformité avec les faits (p. 13). Cf. aussi LEVET (1976), notamment, p. 96 : l’ἀληθεία de Phoenix consiste, selon les termes de Levet, à fournir « une information objective relative à une réalité perçue ». 6 CHANTRAINE (1968), s.u.σκέπτομαι. 7 Cf. les exemples cités par BAKKER (2005) p. 142 : « se souvenir » de sa force, de la bataille comme expérience actuelle, présente (opposé à l’oubli). 8 LESHER (1981), p. 2-24. 9 Bakker (2005) p. 140-142 (avec l’exemple de Il. 23.359-361 que nous reprenons ci-dessous), et p. 145 : « remembering is making present ». Cf. aussi, pour le domaine latin, THOMAS (2015), § 1. 10 « The act of remembering will perform and make present the thing remembered » : BAKKER (2008) p. 67. Cette « mémoire » est une expérience autant physique que cognitive, en relation avec des termes comme μένος, μέμονα, μαίνομαι, μῆνις.

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recall of a fact or experience from the past, but an attentive perception from a privileged vantage point; and the “truth”, ἀλεθείην, of his account as referee is not an objective relation between his account and “reality”, but a special state of mind, both in seeing and in speaking » 11. Les rapports entre témoignage et mémoire se manifestent encore dans l’usage du terme μνήμων « qui se souvient, qui a bonne mémoire » pour désigner un témoin. Le terme est un nom verbal en rapport avec μνήμα « souvenir », rapporté à la racine *men-, *mne-h2-, qui a fourni de nombreux dérivés en grec et dans les autres langues indo-européennes 12. En dehors de l’épopée, μνήμων acquiert un sens technique, notamment dans les lois de Gortyne, où il désigne un officiel œuvrant souvent à côté du juge (δικαστάς). Il est proprement « celui qui se souvient », il assiste au procès et sans doute à d’autres événements dans un contexte oral et garde en mémoire les faits 13. Le terme est notamment attesté dans le décret relatif à Spensithios 14, qui sera le scribe et le « notable de mémoire » 15 de la cité, et dans le décret de Lygdamis 16, où les mnēmones témoignent de ce qu’ils savent 17. Dans les lois de Gortyne et à Halicarnasse, l’important semble que le μνήμων soit présent lors de la confrontation des parties et qu’il soit capable de reconnaître visuellement les personnes et les biens en question 18. Une amorce de cet usage est d’ailleurs attestée chez Homère, dans un passage qui a souvent été mis en rapport avec la fonction de μνήμων dans les textes juridiques et les décrets (Od. 8.159-164, où le prétendant Euryale se moque d’Ulysse) : οὐ γάρ σ᾽ οὐδέ, ξεῖνε, δαήμονι φωτὶ ἐίσκω ἄθλων, οἷά τε πολλὰ μετ᾽ ἀνθρώποισι πέλονται, ἀλλὰ τῷ, ὅς θ᾽ ἅμα νηὶ πολυκληῖδι θαμίζων, ἀρχὸς ναυτάων οἵ τε πρηκτῆρες ἔασιν, φόρτου τε μνήμων καὶ ἐπίσκοπος ᾖσιν ὁδαίων κερδέων θ᾽ ἁρπαλέων· οὐδ᾽ ἀθλητῆρι ἔοικας BAKKER (2005), p. 142-143. BAKKER (2008), p. 67-68 ; CHANTRAINE (1968), s.u. μέμονα, μιμνήσκω ; BEEKES, EDG, s.u. μένος, μιμνήσκω. Pour *men- : μέμονα, μένος, μάντις, μαίνομαι ; *mneh2- : μίμνῄσκομαι, μνάομαι, μνηστήρ. 13 GAGARIN / PERLMAN (2016) p. 74-75, 191-192, passim. 14 SEG 27.631 (Aux l. 5-6. ποινικάζεν τε καὶ μναμονεῦϝην· ποινικάζεν δὲ [π]όλι καὶ μναμονεῦϝεν) ; JEFFERY / MORPURGO-DAVIES (1970) ; VAN EFFENTERRE / RUZÉ (1994), p. 102-107 ; GAGARIN / PERLMAN (2016) p. 181-196 (Da1). 15 PÉBARTHE (2006), p. 55. 16 VAN EFFENTERRE / RUZÉ (1994), p. 89-94 ; cf. CARAWAN (2008), également avec une édition de l’inscription. 17 Aux l. 20-22, l’importance des mnēmones est soulignée : 20. ὅ τ[ι] 21. ἄν οἱ μνήμονες εἰδέωσιν, τοῦτο 22. καρτερὸν εἶναι « ce que les mnēmones savent prévaudra ». 18 CARAWAN (2008), p. 172-174. Ce qui fait la spécificité du mnēmon est sa mémoire de reconnaissance (« recognition memory », selon les termes de Carawan). L’auteur donne aussi les parallèles homériques, Od. 8.163 et Od. 21.95. 11 12

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« Je ne te vois pas semblable à un mortel habile aux jeux, étranger, pour les nombreux (jeux) qui existent chez les hommes. Mais bien plutôt à quelqu’un qui a l’habitude de monter sur un navire aux nombreux rangs de rameurs, commandant des marins – des marchands –, observateur de la cargaison (qui sort, φόρτος) et surveillant de la cargaison (qui rentre, ὁδαῖα) ainsi que des gains avides ».

Revenons maintenant à l’Iliade et à sa course de chars. Ajax et Idoménée, qui y assistent en tant que spectateurs, se disputent pour savoir qui est en tête (Il. 23.483-487) : Αἶαν νεῖκος ἄριστε κακοφραδὲς ἄλλά τε πάντα δεύεαι Ἀργείων, ὅτι τοι νόος ἐστὶν ἀπηνής. δεῦρό νυν ἢ τρίποδος περιδώμεθον ἠὲ λέβητος, ἴστορα δ᾽ Ἀτρεΐδην Ἀγαμέμνονα θείομεν ἄμφω, ὁππότεραι πρόσθ᾽ ἵπποι, ἵνα γνώῃς ἀποτίνων. « Ajax, le meilleur en querelle, mauvais esprit, tu faillis en tout à la réputation des Argiens, ton esprit est dur. Allons maintenant, parions un trépied ou un bassin, prenons tous deux l’Atride Agamemnon comme ἵστωρ, sur lequel des chars est en tête, pour que tu comprennes quand tu paieras ».

La dispute est un νεῖκος pour lequel Agamemnon est appelé comme ἵστωρ 19. Le roi ne s’exprimera toutefois pas, car Achille se lève et calme le jeu. Selon certaines analyses, Agamemnon devrait donner raison à l’un ou l’autre, c’est-àdire se prononcer sur qui est en tête de la course 20. Mais l’interrogative ὁππότεραι πρόσθ’ ἵπποι doit indiquer le contenu du pari 21. En outre, ainsi que le souligne Thür 22, chacun dans l’assistance est capable de voir qui mène la course, et le roi n’a, en réalité, pas à trancher sur ce point. Il devrait plutôt veiller à garantir que celui qui a vu juste remporte bien la mise. Il ne serait donc pas un arbitre, mais le garant de la bonne conduite du pari. Effectivement, considérer 19 Cf. PAPAKONSTANTINOU (2007), p. 96-97 ; EDWARDS (1991). Selon HARTOG (2005), p. 200, Agamemnon serait ἵστωρ dans la mesure où il entendrait les deux parties sans avoir rien vu de la scène. Pour l’auteur, le « témoin », qu’il soit ἵστωρ ou μάρτυς, est d’abord celui qui entend et non celui qui voit, ce qui va à l’encontre des données textuelles et ne fait pas sens pour cet épisode. 20 Notamment GAGARIN (1986), p. 31 et n. 37 ; VAN EFFENTERRE / VAN EFFENTERRE (1994), p. 5 ; HAMMER (1997), p. 17. 21 Le verbe περιδίδωμι (avec gén. de prix, τρίποδος, λέβητος) est peu attesté ; outre ce passage, on relève Od. 23.78 (également avec gén. de prix). Le verbe est par ailleurs employé par Aristophane (Ach. 1115-116 βούλει περιδόσθαι κἀπιτρέψαι Λαμάχῳ, | πότερον ἀκρίδες ἥδιόν ἐστιν ἤ κίχλαι; « veux-tu parier et confier à Lamachos (pour savoir) lequel des deux est meilleur, des sauterelles ou des grives ? » ; Ach. 772-773 περίδου μοι περὶ θυμιτιδᾶν ἁλῶν, | αἰ μή ̓στιν οὗτος χοῖρος Ἑλλάνων νόμῳ « parie avec moi (une mesure) de sel parfumé au thym, que ceci n’est pas en grec un cochon engraissé » ; Nuées 644 περίδου νυν ἐμοί, | εἰ μὴ τετράμετρόν ἐστιν ἡμιεκτέον « parie avec moi, si le demi-setier n’est pas un tétramètre ». 22 THÜR (1996), p. 68.

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Agamemnon comme bien placé pour bien voir la course n’a pas beaucoup de sens dans cette scène, dans la mesure où il est précisé qu’Idoménée s’est installé un peu à l’écart et en hauteur pour mieux voir (v. 451 : ἧστο γὰρ ἐκτὸς ἀγῶνος ὑπέρτατος ἐν περιωπῇ « il s’est assis en dehors de l’assemblée, le plus haut, sur une guette »). L’intervention d’Achille est également un indice de la valeur de ἵστωρ, car en endossant le rôle d’un conciliateur, il évoquerait en même temps le νεῖκος qui existe toujours entre Agamemnon et lui et le fait qu’il considère le roi comme peu fiable en tant qu’ἵστωρ. Ce n’est d’ailleurs que lorsque Agamemnon est désigné comme ἵστωρ par Idoménée qu’Achille réagit 23. Aux yeux d’Achille, Agamemnon n’a pas l’autorité requise pour assumer ce type de fonction ; en effet, il serait en charge de garantir ce qu’il a été incapable de faire avec Achille lorsqu’il lui a enlevé Briséis et a bafoué sa τιμή. Outre ce passage, ἵστωρ est attesté dans un autre contexte de νεῖκος, dans la scène du bouclier où le terme est également discuté (Il. 18.497-506) : ἔνθα δὲ νεῖκος ὠρώρει, δύο δ᾽ ἄνδρες ἐνείκεον εἵνεκα ποινῆς ἀνδρὸς ἀποφθιμένου· ὃ μὲν εὔχετο πάντ᾽ ἀποδοῦναι δήμῳ πιφαύσκων, ὃ δ᾽ ἀναίνετο μηδὲν ἑλέσθαι· ἄμφω δ᾽ ἱέσθην ἐπὶ ἴστορι πεῖραρ ἑλέσθαι· λαοὶ δ᾽ ἀμφοτέροισιν ἐπήπυον ἀμφὶς ἀρωγοί· κήρυκες δ᾽ ἄρα λαὸν ἐρήτυον· οἳ δὲ γέροντες εἵατ᾽ ἐπὶ ξεστοῖσι λίθοις ἱερῷ ἐνὶ κύκλῳ, σκῆπτρα δὲ κηρύκων ἐν χέρσ᾽ ἔχον ἠεροφώνων· τοῖσιν ἔπειτ᾽ ἤϊσσον, ἀμοιβηδὶς δὲ δίκαζον· κεῖτο δ’ ἄρ’ ἐν μέσσοισι δύω χρυσοῖο τάλαντα, τῷ δόμεν ὃς μετὰ τοῖσι δίκην ἰθύντατα εἴποι. « Un conflit s’est levé, deux hommes se disputent à propos de la compensation (ποινή) pour un homme mort. L’un affirme tout payer, le déclarant au peuple, l’autre refuse de rien accepter. Tous deux se tournent vers un ἵστωρ pour fixer une limite (πεῖραρ). Les gens poussent des cris, soutenant l’un ou l’autre ; les hérauts contiennent le peuple. Les Anciens sont assis sur les pierres polies, en cercle sacré, ils tiennent en main le sceptre des hérauts à la voix sonore. Ils se lèvent avec lui (le sceptre) et prononcent chacun à leur tour un jugement. Au milieu se trouvent deux talents d’or, pour (les) donner à celui qui dira l’arrêt le plus droit(ement) (δίκην ἰθύντατα) ».

Ce passage est abondamment commenté, notamment pour la valeur de ἵστωρ et le rôle que le protagoniste ainsi désigné joue dans la scène 24. Sans entrer dans Cf. KELLY (2017), p. 93. Les points de discussion concernent aussi l’objet de la querelle (la dette de sang, acceptée ou non), l’attribution des talents. Cf., entre autres nombreuses références, EDWARDS (1991), p. 213-214 ; GAGARIN (1986) p. 26-33 ; WESTBROOK (1992) ; NAGY (2003), p. 72-87 ; PAPAKONSTANTINOU (2008), p. 33-34, 151 et n. 43 ; CANTARELLA (2003), p. 284-286. 23 24

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des détails qui nous éloigneraient trop de notre sujet, une des questions qui se posent est de savoir qui est l’ἵστωρ qui doit fixer la limite (πεῖραρ ἑλέσθαι). Les analyses divergent sensiblement : certains optent pour un ἵστωρ spécifique ; d’autres y voient l’ensemble des Anciens, le président de cette assemblée, ou encore celui qui remportera les deux talents 25. Van Effenterre évoque aussi la possibilité que le terme désigne ici un « témoin oculaire » et que chacune des parties fasse appel à son propre ἵστωρ 26. Mais dans ce cas, on ne voit pas comment la limite pourrait être fixée. Selon l’analyse de Thür, l’ἵστωρ de la scène ne correspond ni à l’Ancien qui devra remporter la récompense, ni à aucun des Anciens : il serait le garant du serment que les parties seront amenées à prononcer 27. Cette dernière analyse est intéressante, même si, plutôt que d’un serment proprement dit, on parlerait plus volontiers d’un accord passé entre les deux parties (par l’intermédiaire du jugement des Anciens). Le terme ἵστωρ véhicule ici, par spécialisation sémantique, une connotation juridique puisqu’on se situe dans un contexte de δίκη. Il peut, au départ, désigner proprement un « témoin oculaire », puis un témoin spécialisé (« celui qui voit au-delà de ce que les autres voient » 28). Par ailleurs, le personnage qui est ἵστωρ est visiblement chargé de régler le conflit en posant une limite. Il nous semble que la mention de πεῖραρ 29 n’est pas anodine : cette limite doit constituer la fin du νεῖκος, de la dispute, laquelle doit trouver une solution qui soit équitable pour les deux parties. C’est ici qu’interviennent les deux talents d’or, à propos desquels le texte précise qu’ils reviendront à celui qui dira son jugement de la manière la plus droite (δίκην ἰθύντατα 30). La δίκη archaïque n’a ainsi pas pour objectif de donner tort ou raison à l’une des parties, mais plutôt de poser des compromis, c’est-à-dire de tracer une ligne de séparation droite entre les deux parties. On peut dès lors se demander si l’arrêt le plus droit ne correspond 25 Les différentes hypothèses sont évoquées dans EDWARDS (1991), p. 216 (avec les références). Pour la dernière possibilité, cf. WESTBROOK (1992), p. 75 et n. 69 ; NAGY (2003) p. 85. 26 Avec la nuance d’intention contenue dans μήδεν : cf. notamment MUELLNER (1976), p. 105-106 ; GAGARIN (1986), p. 31-32 ; EDWARDS (1991), p. 215-216 : « the other refused to take anything ». 27 Et sur lequel les Anciens devront se prononcer : THÜR (1996), p. 69. 28 GAGARIN (1986) p. 31 et n. 37 (« It designates not one who knows a particular fact but one who has general wisdom to settle disputes ») ; NAGY (1990) p. 255 : le terme désigne l’homme qui possède l’autorité, reçue de Zeus, pour résoudre les conflits et décider de celui qui est responsable (αἴτιος). Son mode de discours est basé sur l’information et est un αἶνος (sentence, proverbe). 29 Gr. πεῖραρ dénote proprement la « limite » ; le terme est apparenté au sk. párur, párvan- « joint ; fin d’une période de temps », cf. gr. πείρω « traverser » (CHANTRAINE [1968], s.u. πείρω). 30 Δίκη désigne au départ la « ligne qui sépare », notamment à propos de zones géographiques, ce qui explique son usage avec ἰθύς : la « ligne » de séparation doit être « droite » et non « tordue ». Cf. GAGARIN (1973), p. 83-85 ; CHANTRAINE (1968), s.u. δίκη ; DE LAMBERTERIE (1990), p. 271-281.

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pas à la « limite », πεῖραρ, dont l’ἵστωρ sera le garant en tant que celui qui « voit (au-delà) ». Dans cette perspective, l’ἵστωρ joue un rôle cohérent avec celui qu’il remplit lors du pari relatif à la course de chars, où un personnage extérieur se trouve en charge d’assurer le bon déroulement des faits. Les conflits contiennent chaque fois une alternative : un pari avec l’un ou l’autre vainqueur, deux parties adverses revendiquant chacune un droit (payer une dette de sang ou ne pas l’accepter). Il semble donc que la personne qui est ἵστωρ n’intervienne pas dans la décision, mais soit le garant de ce que les faits se déroulent selon les règles établies. En cela, il doit être effectivement présent, et peut constituer une sorte de « témoin oculaire » 31. Dans les différents cas étudiés jusqu’ici, le témoin est une personne extérieure à la discussion ou au conflit, qu’on ne peut suspecter de parti pris. Son autorité est assurée par son statut ou sa réputation. Il convient de noter que ces personnages sont témoins de choses à venir. Il ne leur est pas demandé de témoigner d’un fait passé, mais d’être attentifs à une situation et de la garder en mémoire. Le fait qu’ils soient par la suite à même de témoigner de l’événement ou des paroles prononcées assure le bon déroulement des choses. L’idée que la réputation du témoin est primordiale dans ce processus trouve une confirmation dans le recours aux dieux en tant que témoins dans des cas où la relation de confiance fait défaut 32. Ainsi, en Il. 22.255, μάρτυρος est coordonné à ἐπίσκοπος, qui, comme nous l’avons déjà établi, fait référence à l’idée de vision active 33. Athéna, sous les traits de Déiphobe, trompe Hector et l’amène à combattre Achille face à face ; Hector s’adresse à Achille et s’engage à ne pas outrager son corps et à le rendre en cas de victoire : Ἀλλ᾽ ἄγε δεῦρο θεοὺς ἐπιδώμεθα· τοὶ γὰρ ἄριστοι μάρτυροι ἔσσονται καὶ ἐπίσκοποι ἁρμονιάων· οὐ γὰρ ἐγώ σ᾽ ἔκπαγλον ἀεικιῶ, αἴ κεν ἐμοὶ Ζεὺς δώῃ καμμονίην, σὴν δὲ ψυχὴν ἀφέλωμαι· « Mais allons, accordons-nous (la garantie) des dieux. Ils seront les meilleurs témoins et les protecteurs des accords. Je ne te mutilerai pas de façon excessive, si Zeus m’accorde la capacité de tenir bon et que je t’enlève la vie » 34. Ce sens de « témoin oculaire » est souvent rappelé à propos des ϝίστορες de l’inscription de Thespies (IG 7.1779). 32 Elle finira même par être théorisée dans différents traités de rhétorique traitant de la manière de gérer les témoignages au tribunal (voir en particulier, pour rester dans le monde grec, la RhétoriqueàAlexandre15, 1431b). 33 Ἐπίσκοπος « gardien, protecteur ; observateur ». Cf. CHANTRAINE (1968), s.u. σκέπτομαι « chercher à voir, observer, examiner, guetter ». La notion de protection ressort clairement de Il. 24.729-730 (ἦ γὰρ ὄλωλας ἐπίσκοπος, ὅς τέ μιν αὐτὴν | ρύσκευ, ἔχες δ’ ἀλόχους κεδνὰς καὶ νήπια τέκνα « tu es mort, toi, son défenseur, toi qui la protégeais, qui lui gardais ses nobles épouses, ses jeunes enfants »). 34 Le passage, dans la sphère du serment, comprend plusieurs termes et expressions remarquables : l’expression – unique dans l’épopée – θεοὺς ἐπιδώμεθα « donnons-nous 31

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On peut expliquer le recours aux dieux dans cet extrait par le caractère incontestable de leur autorité, dans un contexte où deux rivaux s’affrontent. Et ce n’est pas le seul exemple du genre. En Il. 3.276-280, Agamemnon prend les dieux à témoins du pacte passé entre Achéens et Troyens à propos du futur duel entre Alexandre et Ménélas : Ζεῦ πάτερ, Ἴδηθεν μεδέων, κύδιστε μέγιστε, Ἠέλιός θ᾽, ὃς πάντ᾽ ἐφορᾷς καὶ πάντ᾽ ἐπακούεις· καὶ ποταμοὶ καὶ γαῖα, καὶ οἳ ὑπένερθε καμόντας ἀνθρώπους τίνυσθον, ὅτις κ᾽ ἐπίορκον ὀμόσσῃ, ὑμεῖς μάρτυροι ἔστε, φυλάσσετε δ᾽ ὅρκια πιστά· « Zeus Père, qui règne depuis l’Ida, très glorieux et très grand, et toi, Soleil, toi qui vois tout et qui entends tout, et (vous), Fleuves et Terre, qui sous terre punissez les hommes défunts, si quelqu’un a prononcé un faux serment, soyez témoins, protégez les serments loyaux ».

Si Pâris tue Ménélas, il garde Hélène et les Achéens rentrent chez eux ; si Ménélas l’emporte, il reprend Hélène et les Achéens doivent recevoir une τιμή appropriée. S’ils ne la reçoivent pas, Agamemnon restera à Troie et combattra jusqu’au bout. À la fin de l’épisode, il n’est pas question de parjure d’un côté ou de l’autre, puisque c’est Aphrodite qui enlève Pâris hors du combat. Un parallèle est attesté en Il. 19.258-262 (Agamemnon s’exprime) : ἴστω νῦν Ζεὺς πρῶτα θεῶν ὕπατος καὶ ἄριστος Γῆ τε καὶ Ἠέλιος καὶ Ἐρινύες, αἵ θ᾽ ὑπὸ γαῖαν ἀνθρώπους τίνυνται, ὅτις κ᾽ ἐπίορκον ὀμόσσῃ, μὴ μὲν ἐγὼ κούρῃ Βρισηΐδι χεῖρ᾽ ἐπένεικα, οὔτ᾽ εὐνῆς πρόφασιν κεχρημένος οὔτέ τευ ἄλλου. « Que Zeus m’en soit témoin, le premier, le plus haut, le meilleur d’entre les dieux, et la Terre et le Soleil et les Érinyes, qui punissent sous terre les hommes, si quelqu’un a prononcé un faux serment. Je n’ai jamais porté la main sur la jeune Briséis, je n’ai jamais employé le prétexte du désir ni aucun autre ».

Dans ces deux passages, le cadre est celui d’un serment, ou d’un pacte 35. On constate que μάρτυρος se présente comme l’équivalent de l’expression introduite par l’impératif ἴστω 36. Les dieux sont ici invoqués pour donner de la les dieux (l’un à l’autre) », c’est-à-dire « prenons les dieux pour témoins » ; le seul exemple de ἅρμονίη au sens de « accord, engagement » ; le seul exemple, encore, de συνημοσύνη. 35 Il n’est pas forcément évident – ni nécessaire ici – d’opérer une distinction nette entre serment au sens strict et accord ou pacte, comme le fait CALLAWAY (1990), p. 7-11. Voir aussi BERTI (2006), p. 184 et n. 22 ; SOMMERSTEIN / TORRANCE 2014) p. 77-85, part. 81 ; FLETCHER (2011), p. 19-28. 36 Cf. BOLLACK (1958), p. 9 ; CALLAWAY (1990), p. 92 et n. 66. On trouve une autre illustration de cette équivalence dans les serments prononcés par Héra en Il. 14.271-275.

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valeur au serment prononcé, dans des contextes où aucune relation de confiance n’existe entre les intervenants. Nous clôturerons cette étude par un extrait particulièrement représentatif des différents aspects du témoin homérique. Il s’agit du discours adressé par Ulysse aux troupes achéennes au deuxième chant de l’Iliade (v. 284-332). Pour appuyer notre démonstration, il convient dans un premier temps de s’interroger sur le statut de cette intervention, et de la remettre dans son contexte. Zeus, désireux d’honorer Achille, cherche à nuire à l’armée achéenne (2.3-4). Il envoie pour ce faire un rêve trompeur à Agamemnon pour l’encourager à reprendre les armes contre Troie sans plus tarder. À son réveil, Agamemnon convoque l’armée en assemblée. Avant de s’adresser aux hommes, il fait part au Conseil des vieillards de son intention de tester le moral des troupes (2.73 πρῶτα δ’ ἐγὼν ἔπεσιν πειρήσομαι, ἣ θέμις ἐστί « mais je vais d’abord les tester en paroles, comme c’est l’usage ») 37. Il compte leur mentir, leur dire que Zeus l’a trahi et qu’il ordonne à chacun de rentrer chez lui. Le Conseil aura pour tâche de les retenir par leurs paroles (2.75 ἐρητύειν ἐπέεσσιν). Le discours d’Agamemnon (110-141) est en quelque sorte doublement trompeur : le roi prétend avoir été trompé par Zeus, qui, après lui avoir prédit la victoire, lui annonce maintenant la défaite (2.114-115 νῦν δὲ κακὴν ἀπάτην βουλεύσατο, καί με κελεύει | δυσκλέα Ἄργος ἱκέσθαι, ἐπεὶ πολὺν ὤλεσα λαόν « mais il méditait une méchante trahison, et il m’enjoint de rentrer à Argos, déshonoré d’avoir fait périr tant d’hommes »). Ironiquement, il accuse Zeus de l’avoir trahi, sans se rendre compte qu’en fait, le rêve envoyé par le dieu est lui-même un piège. Agamemnon impose également une double épreuve, car il vise à la fois à éprouver le moral des troupes, mais aussi, et peut-être même surtout, à tester la capacité de ses généraux à reprendre la situation en main 38. L’armée grecque a donc combattu si longtemps pour rien, alors que l’ennemi est bien inférieur en nombre. Il est significatif que le chef précise ce point ici, car il s’agit précisément d’un lieu très courant mobilisé pour exhorter les soldats au combat. Comme il recherche ici l’effet inverse, il doit donc contrebalancer L’emploi de θέμις est quelque peu ambigu ici, le terme pouvant porter sur une prérogative du roi ou sur l’idée de tester par des paroles. Voir la discussion chez KIRK (1985), p. 122-123, qui soutient que ce test est inattendu. KNOW / RUSSO (1989), p. 351358 cherchent en revanche à montrer que cette mise à l’épreuve de l’armée n’a rien d’aberrant. Ils s’appuient pour cela sur la réaction de Nestor (v. 79-83) et sur des exemples bibliques. Toutefois, force est de constater que la littérature classique n’offre, à notre connaissance, aucun parallèle. 38 Voir les discussions de DENTICE DI ACCADIA (2010) et CHRISTENSEN (2015), qui soulignent que le discours d’Agamemnon a eu l’effet escompté sur les soldats. Mais sans nier le caractère persuasif de l’intervention adressée à l’armée, il faut toutefois souligner que la réaction d’Ulysse a nécessité l’appui des dieux. Le succès du discours est donc en demi-teinte. 37

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cet effet 39. Il avance pour ce faire que les Troyens ont des alliés, qui l’empêchent de vaincre. Les familles attendent le retour des combattants (l’éloignement des êtres chers est un autre thème connu des harangues), alors que le but ne sera pas atteint. Le roi propose alors la fuite (2.140 φεύγωμεν). De façon générale, il fait encore part de sa déception, de sa honte de ne pas avoir mené les hommes à la victoire, et de son découragement. La déclaration d’Agamemnon émeut la foule (2.142), qui ne tarde pas à courir vers les bateaux pour préparer le départ. Ce chaos ne sera pas rétabli par Agamemnon lui-même. C’est Ulysse qui parviendra à remettre de l’ordre dans le camp, et c’est à ce moment qu’intervient le discours qui va plus particulièrement nous intéresser. En effet, face à l’agitation qui règne dans le camp, et malgré les consignes préalablement données par Agamemnon, les généraux achéens restent dans un premier temps sans rien faire. Athéna est alors envoyée auprès d’Ulysse 40, qui est resté paralysé par le chagrin (v. 167-168). La déesse l’encourage à retenir les guerriers (on retrouve au vers 2.180 le verbe ἐρητύω, déjà employé plus haut par Agamemnon) et à les empêcher de quitter le rivage troyen. La première étape de l’intervention d’Ulysse consiste à rassembler les troupes, à interpeller individuellement les soldats et à les réunir en assemblée. C’est alors qu’intervient l’épisode avec Thersite, qui insulte Agamemnon et se fait sévèrement reprendre par Ulysse. Il est remarquable que cet incident occupe une telle place dans le récit, alors qu’il s’agit de la seule mention du personnage de Thersite dans le poème. Cela s’explique à notre avis par l’objectif et la stratégie argumentative d’Ulysse dans le discours qu’il adresse ensuite aux troupes (2.284-332). En effet, Thersite est le plus laid des Achéens et vient de subir un discours de reproches sévères et même un violent châtiment corporel pour avoir outrepassé son rang et s’en être pris à Agamemnon. Sa réprimande suscitera la joie des autres soldats, pourtant contrariés par l’annulation du retour au foyer. Ainsi, le personnage de Thersite permet en quelque sorte à Ulysse de poser, préalablement à son discours, un contre-modèle, un exemple à ne pas suivre. Le discours d’Ulysse au chant 2 (284-332) est important et admirablement construit 41. Comme nous allons maintenant le montrer, l’usage du terme μάρτυροι Cette observation est cohérente avec l’idée, défendue par KNOW / RUSSO (1989), p. 352, qu’Agamemnon ne commande pas seulement à ses guerriers de partir ; il cherche à les convaincre (cf. πειθώμεθα, v. 139). 40 La nécessité d’une intervention divine pour remettre de l’ordre dans le camp semble indiquer que les instructions d’Agamemnon n’ont pas été spontanément suivies par les généraux. Cet éventuel échec du chef de l’armée n’est toutefois pas l’objet du présent article. Il est par ailleurs important, pour analyser correctement cette intervention, de garder en tête que le discours d’Ulysse est une conséquence directe de l’ordre donné aux soldats de reprendre la mer. 41 KNUDSEN (2014), p. 45-48 ; LOUDEN (2006), p. 143 ; MARTIN (1989), p. 81-82. 39

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y joue un rôle prépondérant, et reflète particulièrement les différentes dimensions du concept de « témoin » dans l’Iliade. Il faut, pour ce faire, s’interroger sur la nature de ce discours. Il s’apparente à plusieurs égards au genre de la harangue militaire, un type de discours déjà fort répandu dans la littérature ancienne, et ce dès l’épopée homérique 42, sans toutefois pleinement lui correspondre 43. Le discours prononcé à cette occasion est en deux phases. Ulysse commence par une adresse à Agamemnon (simplement appelé Ἀτρεΐδη), humilié par des hommes qui ne respectent par leur promesse de détruire Troie (v. 284-298). C’est l’occasion pour le roi d’Ithaque d’adresser un reproche à ses hommes, qui se comportent comme de jeunes enfants ou des veuves et qui n’ont pas tenu leur promesse de se battre jusqu’à ce que la ville tombe. Oui, les choses sont difficiles, mais il vaut la peine d’en arriver à bout, même si on est retardé dans sa tâche. Il serait honteux de fuir après neuf années. Ulysse reprend ici le thème de la honte, bien connu des harangues militaires, qui avait déjà été abordé par Agamemnon comme une fatalité. Ulysse cherche à faire renaître l’espoir dans le cœur des troupes, une émotion importante pour la motivation au combat. En effet, pourquoi persévérer, donner tout ce qu’on a si le combat est perdu d’avance ? Il enjoint aux Achéens de rester jusqu’à ce que Troie tombe. Pour renforcer l’espoir qu’il fait naître, il rappelle un épisode qui s’est déroulé à Aulis, où un serpent a dévoré huit oisillons et leur mère, neuf oiseaux en tout, dont Calchas dira qu’ils constituent le présage des neuf années que les Achéens devront passer à Troie avant de prendre la ville. Il ne va toutefois pas se contenter de rappeler l’événement. Il va faire en sorte, par le biais d’une ekphrasis, que les hommes revivent la scène – qu’ils en soient à nouveau témoins. Il vaut la peine de citer l’extrait dans sa totalité (v. 299-332) : τλῆτε φίλοι, καὶ μείνατ’ ἐπὶ χρόνον ὄφρα δαῶμεν ἢ ἐτεὸν Κάλχας μαντεύεται ἦε καὶ οὐκί. Εὖ γὰρ δὴ τόδε ἴδμεν ἐνὶ φρεσίν, ἐστὲ δὲ πάντες μάρτυροι, οὓς μὴ κῆρες ἔβαν θανάτοιο φέρουσαι· χθιζά τε καὶ πρωΐζ’; ὅτ’ ἐς Αὐλίδα νῆες Ἀχαιῶν ἠγερέθοντο κακὰ Πριάμῳ καὶ Τρωσὶ φέρουσαι, ἡμεῖς δ’ ἀμφὶ περὶ κρήνην ἱεροὺς κατὰ βωμοὺς ἕρδομεν ἀθανάτοισι τεληέσσας ἑκατόμβας, καλῇ ὑπὸ πλατανίστῳ, ὅθεν ῥέεν ἀγλαὸν ὕδωρ· ἔνθ’ ἐφάνη μέγα σῆμα· δράκων ἐπὶ νῶτα δαφοινὸς, 42 IGLESIAS ZOIDO (2007), p. 142-143 écrit ainsi : « Historiography’s battle exhortation finds its first model in the Homeric epic ». Voir aussi KEITEL (1987). 43 Dans la mesure où le combat n’est pas imminent, il serait sans doute plus exact de parler ici d’obiurgatio, un type de discours bien attesté, notamment en historiographie, qui consiste à adresser un reproche aux soldats, avant de témoigner de compassion et de motiver les troupes à reprendre le droit chemin (Vossius, Rhetoricescontractae II, 26, Leyde, 1660, p. 215). Sur cette question, voir SANS (2014), p. 14-17.

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σμερδαλέος, τόν ῥ’ αὐτὸς Ὀλύμπιος ἧκε φόως δέ, βωμοῦ ὑπαΐξας πρός ῥα πλατάνιστον ὄρουσεν. Ἔνθα δ’ ἔσαν στρουθοῖο νεοσσοί, νήπια τέκνα, ὄζῳ ἐπ’ ἀκροτάτῳ, πετάλοις ὑποπεπτηῶτες, ὀκτώ, ἀτὰρ μήτηρ ἐνάτη ἦν, ἣ τέκε τέκνα· ἔνθ’ ὅ γε τοὺς ἐλεεινὰ κατήσθιε τετριγῶτας· μήτηρ δ’ ἀμφεποτᾶτο ὀδυρομένη φίλα τέκνα· τὴν δ’ ἐλελιξάμενος πτέρυγος λάβεν ἀμφιαχυῖαν. Αὐτὰρ ἐπεὶ κατὰ τέκνα φάγε στρουθοῖο καὶ αὐτήν, τὸν μὲν ἀρίζηλον θῆκεν θεὸς ὅς περ ἔφηνε· λᾶαν γάρ μιν ἔθηκε Κρόνου πάϊς ἀγκυλομήτεω· ἡμεῖς δ’ ἑσταότες θαυμάζομεν οἷον ἐτύχθη, ὡς οὖν δεινὰ πέλωρα θεῶν εἰσῆλθ’ ἑκατόμβας, Κάλχας δ’ αὐτίκ’ ἔπειτα θεοπροπέων ἀγόρευε· ‘Τίπτ’ ἄνεῳ ἐγένεσθε, κάρη κομόωντες Ἀχαιοί; ἡμῖν μὲν τόδ’ ἔφηνε τέρας μέγα μητίετα Ζεὺς, Ὄψιμον, ὀψιτέλεστον, ὅου κλέος οὔ ποτ’ ὀλεῖται· ὡς οὗτος κατὰ τέκνα φάγε στρουθοῖο καὶ αὐτὴν, ὀκτώ, ἀτὰρ μήτηρ ἐνάτη ἦν, ἣ τέκε τέκνα, ὣς ἡμεῖς τοσσαῦτ’ ἔτεα πτολεμίξομεν αὖθι, τῷ δεκάτῳ δὲ πόλιν αἱρήσομεν εὐρυάγυιαν.’ Κεῖνος τὼς ἀγόρευε· τὰ δὴ νῦν πάντα τελεῖται· ἀλλ’ ἄγε, μίμνετε πάντες, ἐϋκνήμιδες Ἀχαιοί, αὐτοῦ εἰς ὅ κεν ἄστυ μέγα Πριάμοιο ἕλωμεν. « Gardez courage, amis, et restez un peu de temps, pour voir si Calchas a rendu une vraie prophétie, ou pas. Nous savons bien ceci dans nos cœurs, vous êtes tous témoins, ceux que les déesses de la mort n’ont pas emportés. C’était la veille ou l’avant-veille du départ, alors que les navires des Achéens s’étaient assemblés à Aulis, pour porter le malheur à Priam et aux Troyens. Tout autour d’une source, près d’autels sacrés, nous offrions aux dieux immortels des hécatombes sans défaut, en dessous d’un beau platane, où coulait une eau claire. Alors nous apparut un terrible présage. Un serpent, au dos couleur fauve, effroyable, que le dieu de l’Olympe a fait venir à la lumière, jaillissant de dessous un autel, s’élança vers le platane. Là se trouvaient des passereaux, encore tout jeunes, sur la plus haute branche et blottis sous les feuilles – huit petits ; neuf en comptant la mère qui les a fait naître. Et là, le serpent les dévora tous, malgré leurs cris perçants. La mère voletait autour du nid, en se lamentant sur ses chers petits : après s’être roulé sur lui-même, il lui attrape l’aile, tandis qu’elle se débat dans les airs. Aussitôt après avoir dévoré les oisillons du passereau et leur mère, le dieu qui l’a fait apparaître le rend invisible : en effet, le fils du fourbe Cronos l’a transformé en pierre. Nous, cloués sur place, nous admirons ce qui vient de se passer, comme de terribles prodiges avaient interrompu les hécatombes. Mais Calchas aussitôt après interprète le présage et déclare : “Pourquoi restez-vous silencieux, Achéens à la belle chevelure ? Le prudent Zeus a fait survenir devant nos yeux cet impressionnant présage, un présage éloigné, qui mettra du temps à se réaliser, dont la gloire

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ne disparaîtra jamais. Comme ce serpent a dévoré les oisillons du passereau et leur mère – huit petits ; neuf en comptant la mère qui les a fait naître, nous ferons la guerre durant neuf années, et au cours de la dixième, nous prendrons la vaste cité”. Il parla ainsi. Et tout se réalise aujourd’hui. Allons, Achéens aux belles jambières, restez tous ici jusqu’à ce que nous prenions la grande cité de Priam ».

L’ekphrasis est un type de description bien connu des traités de rhétorique, qui la définissent comme une description vivante, qui met « sous les yeux » l’objet ou l’événement décrit 44. Par cette propriété, elle crée dans l’esprit de l’auditoire un effet d’évidence, car il a l’impression de contempler directement et personnellement le sujet de la description. Ceci a pour autre conséquence de susciter en lui une émotion et de l’impliquer davantage dans le discours 45. Dans le cas présent, les soldats (re)vivent la scène, l’émoi suscité par le présage et l’intervention de Calchas leur annonçant la victoire à venir au bout de neuf années de guerre. Ulysse prend en effet la peine de replacer la scène dans son contexte, tant chronologique que géographique. Il décrit avec précision l’endroit où se trouvaient les hommes lorsque le présage s’est produit, comme pour rendre la scène plus concrète. Dans un second temps, il décrit le présage lui-même, donnant à nouveau de nombreux détails (couleur du serpent, localisation du nid, cris des petits, réaction de la mère), avant d’en venir à la réaction des hommes, qui restent sans voix face à ce qu’ils viennent de voir. Enfin, il reprend l’interprétation qu’a en donnée Calchas, en citant les mots du devin. L’ekphrasis réactualise ici l’espoir qu’ils ont connu à Aulis, en les rendant à nouveau témoins de la scène. Le lien avec la mémoire est ici évident. En outre, insister sur le fait que les soldats sont témoins donne aux propos d’Ulysse une autorité particulière, déjà soutenue par la prestance du devin Calchas, dont les mots sont divins : ce ne sont pas ses paroles, son point de vue subjectif qui justifient sa confiance. C’est un événement partagé par tous. Par la même occasion, il renforce encore l’unité et la cohésion de l’armée, animée par le même espoir. Pour conclure en quelques mots, l’analyse de ces quelques passages permet de montrer la richesse du concept de « témoin » dans l’épopée homérique, ainsi AELIUS THÉON, Progymnasmata, p. 118 Spengel : ἐναργῶς ὑπ’ ὄψιν ἄγων τὸ δηλούμενον ; PS.-HERMOGÈNE, Progymnasmata 10 : ἐναργὴς καὶ ὑπ’ ὄψιν ἄγων τὸ δηλούμενον ; APHTHONIOS, Progymnasmata 12 (= p. 37 Rabe) : ὑπ’ ὄψιν ἄγων ἐναργῶς τὸ δηλούμενον ; NICOLAOS, Progymnasmata, p. 68 : ὑπ’ ὄψιν ἄγων ἐναργῶς τὸ δηλούμενον. Pour une synthèse et un commentaire, voir en particulier WEBB (2009), p. 55-56, 61-86. Il est par ailleurs intéressant de noter, à la suite de Webb (p. 84), que la plupart des exemples cités par les rhéteurs proviennent de la poésie archaïque ou classique, et des historiens. 45 WEBB (2009), p. 87-106. Ce procédé et ses avantages sont déjà mentionnés par les auteurs anciens ; voir ARISTOTE, RhétoriqueIII, 10 1411b10 - III, 11 1413b2, mais surtout QUINTILIEN, qui les évoque à diverses occasions (en parlant de la narration au livre IV, 2 ; des émotions au livre VI, 1 ; ou encore des figures de style au livre VIII, 3). 44

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que les problèmes que pourrait poser une appréhension trop réductrice du terme. La conception moderne du témoin oculaire ne permet pas de pleinement comprendre le témoin homérique. Ce dernier présente des facettes associant vision, attention et mémoire ; il est témoin d’une « vérité », c’est-à-dire des événements tels qu’il les a perçus et retenus dans sa mémoire. Dans les cas spécifiques de conflit, le témoin-ἵστωρ occupe une place définie, dans la sphère de la δίκη, qui le place au-delà des parties en présence. Loin d’être simplement « celui qui se souvient », le témoin allie observation attentive et conservation des faits, il est « celui qui enregistre » par la vue et l’ouïe. Il est capable de (se) rappeler à l’esprit un fait passé, c’est-à-dire de l’actualiser. Il se situe ainsi tant dans la rétrospective que dans la prospective. UniversitélibredeBruxelles(ULB).

Julie DAINVILLE. Sylvie VANSÉVEREN.

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JULIE DAINVILLE / SYLVIE VANSÉVEREN

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Quelques réflexions sur le commentaire de textes : l’exemple de la poésie latine

1. INTRODUCTION La dédicataire de ce volume fut d’abord pour moi un maître exigeant et lucide, puis une collègue tout aussi attachée que je le suis à la défense de nos études. Dans chacun de ces deux rôles, elle n’eut de cesse de nous sensibiliser, mes condisciples, collègues et moi-même, à la nécessité de jeter un pont entre l’enseignement universitaire et secondaire. Aussi m’a-t-il paru judicieux de lui dédier quelques pages qui, précisément, montrent comment l’art du commentaire de textes, généralement poussé dans ses derniers retranchements dans le cadre des travaux universitaires, peut servir pleinement l’intérêt de nos disciplines dans les classes du secondaire 1. Encore faut-il qu’il soit conduit avec toute la maîtrise et toute la subtilité requises, par des enseignants évitant la démonstration gratuite et soucieux d’établir des liens pertinents entre les différents textes au programme. À cet effet, je prendrai appui sur quelques exemples de textes poétiques latins évoquant la thématique de l’hiver (chez Virgile, Horace, Ovide, Sénèque et quelques autres) 2, plusieurs très connus / célèbres, quelques-uns un peu moins. En en soulignant toute la richesse, j’insisterai sur les différents aspects qu’une analyse commentée peut mettre en lumière et sur la multitude d’angles d’attaque, points de vue ou perspectives que l’exercice peut adopter. Il s’agira donc, pour l’essentiel, de montrer combien cet instrument, beaucoup plus polymorphe qu’il n’y paraît au premier abord, peut se révéler un outil pédagogique précieux et efficace pour les professeurs de l’enseignement secondaire. 2. HORACE

ET L’ODE DUSORACTE

(I, 9)

Je commencerai mon voyage par un poète qui est un habitué des classes, Horace, le protégé de Mécène, un des écrivains augustéens les plus lus qui soient, et par l’une de ses pièces les plus célèbres, sinon la plus célèbre : l’Ode I, 9, adressée à un certain Thaliarque, plus connue sous la dénomination d’Ode duSoracte. Il s’agit d’un poème où la contemplation des manifestations de l’hiver, dépeintes dans les 1

Sur cette problématique, voir e. g. AUGÉ (2013), part. p. 147-175. Le lecteur désireux d’en savoir davantage sur cette dernière pourra consulter DEHON (1993) et (2002). 2

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PIERRE-JACQUES DEHON

premiers vers (1-4), sert de point de départ à une exhortation à jouir de l’instant présent. L’ode se prête, tant elle est riche, à une multiplicité d’approches et l’enseignant pourra conduire son commentaire de divers points de vue, tout en restant, s’il le désire, dans le cadre d’une étude thématique globale de l’hiver 3 : 1) approche comparative interne à l’œuvre d’Horace : il existe un « brouillon » de l’Ode I, 9, à savoir l’Épode XIII, qui est tenue pour une composition antérieure 4 et où la contemplation des effets de la mauvaise saison conduit aussi à une affirmation du carpediem ; 2) recherche de l’originalité horatienne dans ce cadre (retractatio : Horace imitateur de lui-même), mais aussi dans la réinterprétation d’un modèle grec (agôn : Horace imitateur d’autrui) 5 : les deux pièces trouvent leur origine dans le souvenir d’un poème sympotique du Grec Alcée, qui nous est parvenu sous une forme fragmentaire (fr. Z14 Lobel / Page) 6 ; par la même occasion, l’enseignant pourra illustrer la manière dont se manifeste l’originalité d’Horace dans ses références ponctuelles à d’autres modèles (Hésiode, par exemple) 7 ; 3) étude du réalisme poétique (c’est la question des realia, toujours actuelle et très prisée des élèves) dans la description d’un hiver bien localisé et géographiquement défini, puisque la scène se situe aux environs de Rome 8 ; 4) examen des aspects philosophiques ou moraux de l’ode, par une mise en lumière de la façon dont le thème de l’hiver s’intègre dans l’argumentation du poète et dont ce dernier guide le lecteur vers le motif, récurrent dans son œuvre, du carpediem 9 ; 5) réflexion sur le problème très controversé du symbolisme poétique : l’hiver de l’Ode I, 9 (ou même l’horridatempestas de l’Épode XIII) a-t-il une valeur symbolique, ainsi que l’ont suggéré certains 10 ? La pièce peut-elle sous cet angle prendre par exemple une dimension sexuelle ou politique ? 3

La question de base pourrait être : quel est le sentiment horatien de l’hiver et comment se manifeste-t-il ? Pour une étude détaillée de la pièce et de ses modèles, on se reportera à DEHON (2008). Voir aussi, entre autres, CUPAIUOLO (1965) ; PÖSCHL (1966) ; CLAY (1989). 4 Voir e. g. SABBADINI (1922), p. 69-70 ; THILL (1979), p. 138 ; MUIR (1981), p. 322. 5 L’agôn consiste à choisir le texte d’un autre auteur sur un sujet donné et à s’efforcer, en conservant le sujet, voire une partie du vocabulaire, de transformer le morceau, de le reproduire avec variations et touches personnelles ; la retractatio revient à rivaliser (aemulari) avec soi-même, en donnant une forme nouvelle à un passage que l’on a précédemment écrit. Voir GUILLEMIN (1924), p. 46-49 et (1931), p. 125-133. 6 Voir e. g. MORITZ (1976), p. 172 et THILL (1979), p. 134-139. 7 Sur la question de l’originalité à Rome, voir encore KNAPP (1908) ; BARDON (1963), p. 87-123, 259-260 ; WILLIAMS (1968) ; RUSSELL(1979) et les autres contributions réunies dans le même volume ; THILL (1979). 8 Voir e. g. GELSOMINO (1962), p. 566-571 et MUIR (1981), p. 323-324. 9 Voir e. g. CATLOW (1976), p. 79. 10 Voir entre autres MUSURILLO (1961), p. 138 ; TERRANOVA (1974), p. 3, 6-7 ; MINADEO (1975), p. 395-398 ; STRIAR (1989), p. 204-205.

LE COMMENTAIRE DE TEXTES ET LA POÉSIE LATINE

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Rien n’interdit, bien entendu, de mêler ces diverses approches au sein d’un examen commun et unique de l’ode ni de donner de la pièce une étude pluraliste ou plurielle. L’on voudra bien noter, du reste, que l’étude simultanée de deux ou plusieurs textes, qui se distinguent par les nuances qu’ils apportent à l’expression d’un même sujet, est de nature à éveiller chez les élèves le sens critique et celui de l’observation. Cela devrait en particulier les inciter à scruter les textes originaux eux-mêmes, afin d’en mieux percevoir les différences de forme – donc de fond –, et à ne pas ou ne plus prendre appui pour le commentaire sur la traduction que le professeur aura proposée et qui n’est jamais qu’une des traductions possibles 11. Nous savons tous, en effet, que certains élèves n’ont que trop tendance à considérer le texte, sa traduction et son commentaire comme trois objets bien distincts, indépendants les uns des autres, les deux derniers pouvant être soumis à un simple exercice de mémorisation « par cœur ». À nous, aux enseignants, de les convaincre des nécessaires liens qui unissent ces trois éléments et nous ramènent invariablement à un point unique : la pensée de l’auteur. 3. DE L’ODE DUSORACTE À LA

THÉMATIQUE DES QUATRE SAISONS

Rien n’interdit non plus au commentateur de déborder de son sujet et de replacer l’examen de l’exploitation horatienne de l’hiver dans une perspective plus générale, à savoir l’étude du thème des saisons 12 : l’hiver ou saison froide était, pour les écrivains latins, indissociable de son opposé, l’été ou saison chaude, et du cycle quadripartite qui constitue le tout annuel (les quatre saisons). Le professeur pourra aisément montrer que le motif des quatre saisons parcourt toute l’œuvre d’Horace 13 : du portrait hivernal de l’Odedu Soracte, il pourra rapprocher, par exemple, la méditation hivernale de l’Ode I, 11, celle à Leuconoé (hiver seul), les poèmes célébrant le retour du printemps (Odes I, 4 ; IV, 7 et 12) ou encore la peinture des quatre saisons qui occupe la section centrale de l’Ode IV, 7. La ronde des saisons de IV, 7, 9-12 et la philosophie sur laquelle elle débouche, en 13-16 (mementomori, nécessité de la mort, de son acceptation et incitation au carpe diem), pourront elles-mêmes être mises en relation avec d’autres rondes, chez Lucrèce (V, 737-747) et Ovide (Mét. XV, 201-213) ou dans le poème de l’Etna (v. 237-239) et l’Éloge de Pison (v. 149-151), deux 11

Pour une méthode en faveur du recours aux « bilingues » (texte original et sa traduction) dans le cadre du commentaire de textes, voir GRIFFE (1994). 12 Sur ce dernier, voir entre autres COLASANTI (1901) ; GEIKIE (1912), p. 236-256 ; MCCARTNEY (1922) ; GUSTIN (1935-36) et (1947) ; LONGO (1988). 13 Cf. e. g. O. I, 4 ; 23, 5-6 ; IV, 4, 7-9 ; 7 ; 12 (printemps) ; Ép. I, 7, 5-9 ; O. III, 13, 9-12 ; S. II, 4, 21-22 (été) ; Épo. II, 17-20 ; O. II, 5, 10-12 ; 14, 15-16 (automne). Voir entre autres HAIGHT (1909-10), p. 247 ; GEIKIE (1912), p. 237 ; COMMAGER (1962), p. 237, 254.

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PIERRE-JACQUES DEHON

œuvres mineures par trop méconnues, et avec l’utilisation philosophique / idéologique du cycle saisonnier dans certains systèmes de pensée. L’on pourra attirer l’attention des élèves sur le fait que, si le phénomène observé / décrit à la base (la succession immuable et éternelle des saisons) est identique, la leçon qui en est tirée n’est pas forcément – et, à vrai dire, est rarement – la même 14 : le mécanisme des saisons ayant de multiples facettes, chacun peut l’analyser de façon distincte, suivant ses options philosophiques ou son tempérament personnel. Ainsi, adoptant pour modèle littéraire un texte d’Ennius parvenu jusqu’à nous sous forme fragmentaire (Ann. 420 Skutsch) 15, l’épicurien Lucrèce y voit une illustration du principe de base de sa physique atomiste, selon lequel il existe un cycle éternel de destruction-reconstruction dû au mouvement des atomes 16. « L’ordre régulier des saisons », S. Luciani 17 l’a noté, « est donc un argument en faveur de l’atomisme épicurien ». Plus concrètement, le cycle saisonnier sert à justifier les affirmations des vers précédents, comme quoi une nouvelle lune, de forme différente, se crée et disparaît chaque jour. Chez Ovide, il s’agit de fonder la théorie pythagoricienne de la métempsycose : une grande partie du chant XV des Métamorphoses est occupée par un exposé, à la fois scientifique et philosophique, de la doctrine de Pythagore (v. 75-478), qu’Ovide met dans la bouche du sage de Samos lui-même (v. 73-74) 18. Après avoir expliqué la théorie de la métempsycose (v. 156-175), Pythagore s’attelle à en prouver le bien-fondé : à cet effet, il entreprend de montrer que tout, dans l’univers, est soumis à des changements (omniamutantur, v. 165 et caelum ... / immutatformastellusque, v. 454-455), une idée qui s’accorde fort bien avec le sujet même des Métamorphoses (cf. I, 1 : mutatas ...formas). Très logiquement, cette longue démonstration (v. 165-455) ramènera le philosophe à la notion de métempsycose (v. 456-462). Parmi les phénomènes naturels que Pythagore utilise comme illustration du principe omniamutantur figure l’alternance des saisons (v. 199-213). L’enseignant fera ici observer aux élèves que, si Horace recourait à ce type de tableau pour appuyer la thèse épicurienne suivant laquelle la mort est une nécessité (mementomori), Ovide s’en sert pour fonder la théorie de la transmigration et de la survie des âmes, ce qui annonce l’usage que certains prosateurs chrétiens (apologistes), comme Tertullien (Rés. XII, 4) et Minucius Felix (Oct. XXXIV, 11-12), feront du cycle des saisons comme garantie de la résurrection, et non plus de la réincarnation 19. 14 Sur les différentes tonalités que peut prendre ce thème, voir aussi TURCAN (1966), p. 593-594 ; MAIER (1988) ; MÜLLER (1994), p. 51-57 ; GÓMEZ PALLARÈS (2009). 15 Voir e. g. BAILEY (1947), vol. III, p. 1443-1444 ; sur le fragment en question, voir SKUTSCH (1985), p. 583 et DEHON (2002), p. 18-20. 16 Présent en guise de leitmotiv à travers tout le Dererumnatura : voir MINADEO (1969), p. 11-15, 55-104 ; PERELLI (1969), p. 197-199 ; BONELLI (1984), p. 96-97, 108-109. 17 LUCIANI (2000), p. 28. Sur la fonction argumentative du morceau, voir aussi GALE (1994), p. 82, 219. 18 Voir e. g. WILKINSON (1955), p. 215 et VIARRE (1964), p. 211-216. 19 Voir e. g. HANFMANN (1951), vol. I, p. 190-191 et AHLBORN (1990).

LE COMMENTAIRE DE TEXTES ET LA POÉSIE LATINE

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C’est au sein d’une digression sur les mystères de l’univers (v. 223-249) que l’auteur inconnu 20 de l’Etna insère une ronde des saisons (v. 237-239) assez sommaire, qui peut faire penser à celle d’Horace 21 : de façon métaphorique, l’écrivain y souligne le regret qu’il éprouve devant la fuite du temps et son dépit face aux spectres de la vieillesse et de la mort. S’il n’a pas de portée argumentative stricto sensu, le cortège des saisons n’en demeure pas moins une illustration de la philosophie de la vie de l’auteur, pour qui l’alternance saisonnière sonne comme un rappel de son caractère éphémère et de sa nature mortelle (mementomori toujours). Dans l’Éloge de Pison, la ronde a une vocation plus morale que philosophique, puisqu’elle illustre un principe de conduite, à savoir temporibusseruire decet (v. 155) : « il y a un temps pour chaque chose et il convient de se plier aux circonstances ». Par-delà cette règle de vie, c’est la capacité du dédicataire du poème à adapter son attitude en fonction des circonstances, à alterner occupations sérieuses (grauiora, v. 138) et légères (leuiora, v. 139), qu’entend célébrer l’auteur anonyme 22 de ce panégyrique sur un ton moralisateur. Dans un registre plus directement philosophique, chez un stoïcien comme Sénèque, le phénomène de l’alternance saisonnière, s’il ne donne pas forcément lieu à des rondes des saisons proprement dites, fait l’objet d’une interprétation très orientée, voire codifiée, puisqu’il sert à prouver que le monde est soumis à l’influence régulatrice de Dieu (le souffle ou le pneuma) et s’inscrit dans l’explication argumentative attestant la régularité et l’immuabilité de l’ordomundi. Sénèque est tellement pétri des théories cosmologiques stoïciennes en général 23 et de cette idée en particulier que, même dans ses tragédies, l’hiver apparaît d’ordinaire au sein de développements qui évoquent concurremment les autres – ou une des autres – saisons et qui sont imprégnés de l’idée que le cycle saisonnier participe de l’ordre naturel 24. Les professeurs de latin les plus audacieux pourront également se tourner vers les collections épigraphiques et extraire du recueil des Carmina Latina Epigraphica de F. Bücheler et E. Lommatzsch 25 l’épigramme funéraire à la mémoire de Marcana Vera (CLE 439 = CIL XI, 6565) 26. Ce petit poème de 20

Sur la question, voir e. g. GOODYEAR (1984) et LE BLAY (2006), p. 335-361. Cf. aestate perit (v. 238) et aestas, / interitura chez Horace (v. 9-10) ou encore hiems ...recurrit (v. 239) et brumarecurrit chez Horace (v. 12). 22 Sur la question, voir e. g. BELL, JR (1985), p. 871-878 et CHAMPLIN (1989), p. 101-124. 23 Sur ces dernières, voir e. g. SAMBURSKY (1959) et LAPIDGE (1978) ; sur leur influence chez Sénèque, PRATT (1983), p. 46-51 et DEHON (1993), p. 240-242. 24 Cf. en prose, Ben. IV, 6, 5 ; Luc. 24, 26 ; 36, 11 ; Marc. XVIII, 2 ; Q. N. III, 16, 3 ; 29, 3 ; en poésie, Ag. 53-54 ; H. F. 949-952 ; H. O. 380-386 ; 1576-1580 ; Oed. 600-607 ; Ph. 966-971 ; Thy. 835-837. 25 BÜCHELER / LOMMATZSCH (1895-1926). 26 Sur cette pièce et d’autres du même type, voir PALMER (1976), p. 159-173 et GÓMEZ PALLARÈS (2009), p. 156-159. J’ai moi-même étudié plus avant les apports pédagogiques de ce quatrain dans DEHON (2017). 21

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quatre hexamètres, qui fait partie d’une inscription de Sarsina, de date incertaine (IIe siècle apr. J.-C. ?), s’inscrit on ne peut mieux dans la tradition poétique des « marches » ou « rondes des saisons ». Dans ce quatrain basé sur l’acrostiche VERA et reposant sur un jeu de mots avec uer, T.CaesiusLysimachus, époux de la défunte, forme le vœu que le cycle des saisons se poursuive pour elle dans l’au-delà et la gratifie à chaque moment de l’année de nouvelles faveurs. C’est l’éternelle survie du nom, du renom, voire de la personne même de la défunte que le recours au cycle saisonnier vient ici célébrer 27. S’il souhaite prolonger l’étude des textes par celle de documents exclusivement iconographiques, l’enseignant pourra encore évoquer les utilisations du cycle saisonnier dans les représentations figurées des adeptes du culte de Cybèle : l’alternance des saisons est effectivement l’un des éléments qui, avec la succession ininterrompue des jours et des nuits, pouvaient fonder chez les fidèles la croyance en la résurrection et en la vie éternelle. Les documents archéologiques témoignent de cette importance des saisons dans la religion métroaque : sur un autel de Kütchük Hassan (époque hellénistique) 28, la Grande déesse est célébrée en qualité de « Mère aux quatre visages » (l. 3-4), c’est-àdire « Déesse des quatre saisons ». Les quatre saisons sont également figurées sur le pied d’une stèle de Brescello (première moitié du Ier s. apr. J.-C.) 29, qui fait partie d’un ensemble funéraire comprenant aussi deux reliefs d’Attis tristes. Sur la patère de Parabiago enfin (Milan, IIe-IVe s. apr. J.-C.) 30, dont C. Deroux 31 a bien mis en lumière tout le symbolisme, elles sont représentées par quatre « putti » sous le char de Cybèle. Autant de systèmes de pensée, autant de valeurs pour la marche régulière des saisons... 4. « L’HIVER EN SCYTHIE »

ET SA POSTÉRITÉ

Revenant à l’hiver même et après avoir étudié, avec l’Ode duSoracte, un portrait de l’hiver italien, romain ou local, l’enseignant pourra s’arrêter ensuite sur un faisceau de textes dits « parallèles » dépeignant l’hiver en terre étrangère. De cette façon, il sensibilisera sa classe au jeu littéraire, si volontiers pratiqué par les écrivains romains, qui consiste à opposer la vision idéalisée ou romancée de la terre civilisée par excellence (l’Italie) aux contrées inhospitalières ou barbares qui ne connaissent pas (encore) les bienfaits de la romanisation 32.

27

159. 28 29 30 31 32

Voir à ce sujet CHAPPUIS SANDOZ (2004), p. 202 et GÓMEZ PALLARÈS (2009), p. 158VERMASEREN (1977-89), vol. I, n° 48. VERMASEREN (1977-89), vol. IV, n° 210, pl. LXXX-LXXXI. VERMASEREN (1977-89), vol. IV, n° 268, pl. CVII. DEROUX (1982), p. 134. À ce sujet, voir e. g. BONJOUR (1975), p. 441-442 et Y. A. DAUGE (1981), p. 149-150.

LE COMMENTAIRE DE TEXTES ET LA POÉSIE LATINE

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Le point de départ figure dans les Géorgiques virgiliennes, où le poète, luimême inspiré par des modèles grecs (entre autres, Hésiode ou Hippocrate), trace une longue peinture de la Scythie hivernale (III, 349-383) 33. Le motif sera repris par Ovide, dans le tableau de « l’hiver chez les Sarmates » (Tr. III, 10, 9-54), autre morceau choisi de nos anthologies. Il poursuivra sa route poétique chez Sénèque, dans une description de l’hiver scythe incluse au sein d’un chœur de l’HerculeFurieux (v. 533-541), puis dans la Pharsale de Lucain (V, 436-441), neveu du précédent, au sein d’un portrait du gel du Bosphore Cimmérien 34, et encore, à l’époque flavienne, dans les Argonautiques de Valerius Flaccus (IV, 721-732). En analysant en détail ces divers extraits avec ses élèves, le commentateur fera ressortir la personnalité propre des différents écrivains et dégagera les influences politiques ou idéologiques qui ont guidé chacun d’eux dans sa composition. Dans le cadre d’une étude des procédés littéraires antiques, il reviendra, comme avec l’Ode duSoracte, sur la pratique si fréquente de l’agôn ou « rivalité littéraire », mise en œuvre de la mimesis ou imitation inventive et créatrice. Avec le modèle virgilien, la « version originale », le professeur se penchera par exemple sur la question des realia et cherchera à localiser géographiquement la Scythia du v. 349. Il démontrera que cette contrée mi-réelle, mi-légendaire, ne correspond pas à un pays très circonscrit 35 : elle est censée s’étendre, autour du Pont-Euxin, du Rhodope (en Thrace : Rhodope, v. 351) à la mer d’Azov (Maeotia ...unda, v. 349), et, vers le Nord, jusqu’aux mythiques contrées hyperboréennes (Hyperboreo, v. 381), sises près du pôle (Septem ...trioni, v. 381; cf. axem, v. 351) ; elle englobe la région du Danube (Hister, v. 350) et les monts Riphées (Riphaeo ...Euro, v. 382) n’en sont pas très loin. Ce très vaste territoire, dont les limites sont imprécises, comprendrait la Bulgarie et la Roumanie actuelles, le sud-ouest de la Russie et même une partie de la zone polaire... Cette terre éternellement en proie aux frimas de l’hiver est soumise à des conditions climatiques extrêmes, comme d’ailleurs la Libya qui lui sert de pendant aux vers 339-348 et qui est, elle, en butte aux chaleurs excessives d’un été sans fin. L’une et l’autre terre, incarnant respectivement les contrées au nord et au sud du monde romain civilisé, sont des « anti-Italies ». Servant la propagande nationaliste du futur empereur Auguste, le Mantouan inscrit son poème dans un courant idéologique dont le programme comprend l’affirmation et la défense de la civilisation latine contre la barbarie de « l’autre » 36. Dans un cadre aussi orienté, le portrait de « l’hiver en Scythie » pouvait difficilement refléter la 33 Sur ce morceau, voir e. g. MEULI (1960) ; MARTIN (1966) ; THOMAS (1982), p. 51-56 ; KNECHT (1986), p. 176-179. J’ai fourni une analyse plus détaillée de ce texte et de ses implications idéologiques dans DEHON (1995). 34 Aujourd’hui le détroit de Kertch, communication entre le Pont-Euxin et le Palus Méotide. 35 Sur la Scythie de Virgile, voir en particulier MEULI (1960) et PANESSA (1988). 36 Voir aussi BRISSON (1966), p. 198, 210-211 et DAUGE (1981), p. 149-153.

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réalité géographique et climatique ; cependant, sa véritable force sera de comporter de nombreuses notations réalistes visant à compenser les hyperboles poétiques : les eaux de l’Ister jaunies par le sable (v. 350), l’obscurité des ciels de neige (v. 357), le processus très précis conduisant au gel (v. 360), la série des phénomènes typiques des hivers rigoureux (v. 361-364), la solidification de l’eau dans les ornières (v. 365), les habitations souterraines (v. 376-377). Une des raisons de la postérité de cette peinture est justement cette combinaison efficace et impressionnante de la réalité et de l’imaginaire : l’imaginaire permet au lecteur romain de laisser s’évader son âme dans le monde de la fantaisie tandis que la réalité rassure son esprit pragmatique et concret 37. En commentant « l’hiver chez les Sarmates », long portrait qui occupe plus de la moitié de Tristes III, 10, l’enseignant pourra souligner qu’Ovide, exilé dans la Scythia de Virgile, n’a pas voulu laisser passer sa chance de livrer sa version de l’hiver scythe, agrémentée de nouveaux détails pris ou censément pris sur le vif. Il l’a certes modelée d’après le passage virgilien et a introduit dans ses propres vers des échos de son devancier 38, mais il s’est employé à se démarquer constamment par rapport à lui, en plaçant son tableau sous le signe de l’exil, en accumulant les détails inédits et en s’efforçant d’expliquer les phénomènes auxquels il dit avoir assisté. Cette dimension plus personnelle fait toute l’originalité de la version d’Ovide et cadre parfaitement avec le genre de l’élégie, dans lequel s’intègrent ses Tristes. Ainsi, le développement surdimensionné relatif au gel des eaux (v. 25-54), confinant parfois à la surenchère, a un pendant dans la peinture virgilienne (v. 360-362 et 365), mais la liste impressionnante de thaumasia, vécus ou supposés vécus, n’est pas chez Virgile et propose au lecteur une gradation, un climax nouveaux (gel des ruisseaux, puis des eaux du lac, ensuite de l’Ister, enfin du Pont-Euxin ; passage de piétons, puis de chevaux, enfin de chariots tirés par des bœufs). Le pourquoi de cette modification pourra faire l’objet d’une discussion avec les élèves. D’un point de vue psychologique, elle se justifie par la volonté de conduire le lecteur romain de surprise en surprise et de l’amener à se demander où s’arrêteront les sinistres effets de la saison. Le poète, de la sorte, lui fait découvrir les horreurs de l’hiver tomitain comme il les a lui-même découvertes, progressivement et avec l’appréhension, à chaque stade, qu’elles ne connussent pas de limites. Cette altération du matériau originel est mise au profit d’une vision de sa terre d’exil qui lui est personnelle 39 : le résultat est le reflet d’une « déformation sentimentale de la réalité » 40, le produit

37 Sur les caractéristiques du « génie latin », on se reportera encore et toujours à BARDON (1963) ; on relira aussi avec profit MAROUZEAU (1954), p. 52-72. 38 Voir entre autres BESSLICH (1972), p. 179-185 ; EVANS (1975), p. 1-7 ; TODORANOVA (1981), p. 61-65. 39 Sur la description ambiguë du pays d’exil chez Ovide, voir aussi VIDEAU-DELIBES (1991), p. 110-150. 40 BONJOUR (1975), p. 455.

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d’une « imprégnation de la vie intérieure du poète » 41, voire même la conséquence d’une véritable « dépression » 42. D’une façon générale et tout en lui rendant hommage, Ovide cherche à dépasser son modèle, en traçant un portrait en accord avec sa propre situation, où le mouvement, la couleur, le son ont une plus grande place. Il soustrait, complète, réorganise, altère, donc innove et rénove. Au reste, comme chez Virgile, le professeur pourra illustrer avec Ovide la question du réalisme poétique 43 : il relèvera que le tableau comporte diverses exagérations ou hyperboles (en particulier le fait que cet hiver terrible soit présenté comme la norme) 44 et des observations fantaisistes (entre autres, les dauphins pris sous la glace), mais qu’il se fonde également sur des traits empruntés à la réalité de l’hiver roumain. Dans son ensemble, la description n’est pas réaliste, mais on peut affirmer qu’elle contient des détails, des traits réalistes. Dans plusieurs cas, la technique ovidienne consiste très précisément à se baser sur un phénomène réel (e. g. neige, vent du nord, gel de l’Ister, de l’Euxin), mais à le développer d’une manière qui, elle, n’est pas en accord avec la réalité (neiges éternelles, effets terribles du Borée, gel spectaculaire de l’Ister, celui de l’Euxin devenant un fait courant). Se plaçant dans le sillage de deux maîtres aussi prestigieux et de deux descriptions aussi détaillées, qu’allait bien pouvoir offrir Sénèque à ses lecteurs pour les surprendre et les convaincre qu’il avait réussi à égaler ses modèles ? Sa variation sur l’hiver scythe figure au sein du deuxième chant choral de l’HerculeFurieux (v. 524-591) : le chœur a entrepris un récit des exploits d’Hercule et notamment de son expédition au pays des Amazones, que Sénèque localise en « Scythie » (v. 533). Sa Scythia est la région du Pont-Euxin (Pontus, v. 540), qu’il imagine peuplée à la fois de Scythes (v. 533-534), de Sarmates (v. 539) et d’Amazones (v. 542-546). La peinture de l’hiver (v. 533-541) n’a d’autre fonction que celle de digression descriptive, et des échos des deux versions antérieures confirment que nous sommes en présence d’un véritable agôn littéraire 45. Outre la dimension mythologique, inhérente au cadre du récit (les exploits d’Hercule), le Cordouan ajoute des observations relatives au silence qui règne sur cet hiver (mutis tacitum litoribus mare, v. 536) : il crée par là même un parallèle avec les tableaux infernaux, dont le silence est un des points communs avec les portraits de l’hiver 46, et prépare de façon insistante (à vrai dire pléonastique) l’ambiance du monde des morts, dont le chœur brossera une peinture BOUYNOT (1959), p. 257. CARRER (1976), p. 43. 43 Voir e. g. PODOSSINOV (1987), p. 102-105, 109, 123-126 ; pour VIDEAU-DELIBES (1991), p. 127-138, le paysage tomitain relève plutôt de la « convention brillamment orchestrée » (p. 127). 44 Cf. aussi POIGNAULT (2007), p. 44-45. 45 Voir notamment CATTIN (1963), p. 690, 693. 46 Voir e. g. PRESTON (1918), p. 281-282 et BORZSÁK (1951-52). 41 42

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quelques vers plus loin (v. 547-576) 47. Mais sa description présente avec celles de Virgile et Ovide des différences plus fondamentales encore. Elle est beaucoup plus courte et concerne exclusivement la mer : le poète ne souhaite visiblement pas s’écarter du motif qui a justifié la digression, à savoir la traversée de l’Euxin gelé par Hercule ; pour cette raison, Sénèque se montre moins attentif que ses prédécesseurs aux populations de Scythie et aux thaumasia à caractère pittoresque. Enfin – fait intéressant et original –, il exclut toute notation météorologique : contrairement à ses devanciers, qui accumulaient les mentions de la neige, du gel et de la glace, Sénèque ne cite aucun phénomène de ce type ; le gel n’est même pas nommé, mais seulement suggéré par des expressions telles que tergarigentia (v. 535) et dura ...aequora (v. 537). C’est vraisemblablement là un procédé voulu, un jeu de poète, une sorte de tour de force littéraire. Le morceau nous renseigne sur la méthode de composition de l’écrivain, capable de renvoyer à ses sources de base par des emprunts aisément identifiables 48, mais aussi de s’en démarquer en produisant une version innovante, qui porte son cachet personnel. S’il veut bien s’aventurer dans le passage de la Pharsale (V, 436-441), l’exégète montrera également combien il est regrettable que Lucain ne soit pas davantage à l’honneur dans les classes (de l’enseignement secondaire et même universitaire) tant son épopée en vers possède une originalité réelle et se révèle riche sur un plan poétique, historique, philosophique ou encore scientifique 49. Son tableau de l’hiver scythe, Lucain l’a voulu plus court et plus dense que les versions antérieures (y compris celle de Sénèque). Les traits qui le composent ne sont, pour la plupart, pas neufs : le poète utilise des matériaux de ses prédécesseurs et les organise différemment. Il a surtout puisé dans la longue description ovidienne et également – cela n’est guère surprenant 50 – chez son oncle. Le tragique déjà avait centré sa peinture sur la mer (l’Euxin) ; Lucain, lui aussi, ne s’intéresse qu’à l’élément liquide (mer et fleuve), mais, dans son cas, c’était quasi indispensable puisque son portrait de l’hiver figure dans une comparaison (V, 436 : Sicstatiners ...) d’une mer (l’Adriatique) à une autre mer (le Bosphore Cimmérien) 51. La véritable originalité de Lucain, plus que dans les détails émaillant sa peinture, réside dans son choix d’insérer cette description au sein d’une figure de style (une comparaison) et de s’être efforcé de l’harmoniser avec le contexte. Ce faisant, il respecte les codes antiques de l’originalité : signaler au lecteur par des emprunts que l’on se situe dans une tradition, mais placer

47

Voir déjà FITCH (1987), p. 260. Voir CATTIN (1963), p. 693. 49 Sur la portée scientifique et technique de l’œuvre, voir e. g. BEAUJEU (1979), p. 209213 et LOUPIAC (1998). 50 Les tragédies de Sénèque ont eu des répercussions non négligeables sur l’art de Lucain : voir e. g. NARDUCCI (1979), p. 56-57, 149-152 et MARINER BIGORRA (1985). 51 Voir AYMARD (1951), p. 18. 48

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celle-ci dans un environnement nouveau et en donner une réinterprétation libre et personnelle. Sénèque et son neveu feront école – si l’on ose dire – sous les Flaviens : Valerius Flaccus, auteur encore plus souvent délaissé des classes et des programmes que Lucain, tracera son propre portrait de l’hiver scythe dans les Argonautiques (IV, 721-732) 52. À l’exemple des deux poètes des temps néroniens, il axera sa description sur le seul gel de la mer, confirmant par là même le glissement et l’évolution du topos au fil des années. Un élément qui implique une dimension diachronique intéressante à exploiter avec les élèves. 5. EN GUISE DE CONCLUSION :

LE TEXTE ET AU-DELÀ...

Au-delà de l’explication d’un extrait donné, l’enseignant qui le souhaite peut donc s’appuyer sur l’intertextualité ou la métatextualité pour ouvrir à sa classe des perspectives plus larges sur la compréhension du texte d’un auteur du programme. Il peut en particulier établir des liens entre les morceaux d’un même auteur, entre différents auteurs du programme, voire encore jeter un pont vers des auteurs qui ne sont pas au programme et que les esprits plus curieux découvriront à cette occasion. Limiter un commentaire de texte à l’explication stricte du morceau n’est pas une faute en soi : cela permet très certainement d’en saisir l’essentiel et d’éviter les incompréhensions grossières. Éclairer tous les aspects d’un extrait, en souligner toutes les dimensions propres, est déjà un succès, tant les angles d’attaque peuvent se révéler multiples. Toutefois, sachant la propension des auteurs anciens (et, dans une moindre mesure, d’écrivains plus récents) à l’emprunt ou l’allusion, à la citation ou l’autocitation, à la réinterprétation et l’imitation inventive, il serait dommage, voire dommageable, d’occulter une part aussi significative de leur art et de priver nos classes de la compréhension la plus extensive possible de la signification des textes. Il faut donc à la fois tirer du texte tout ce qui s’y trouve, mais aussi tout ce qui ne s’y trouve pas. Certainement pas en important dans la lecture des éléments exogènes liés aux centres d’intérêt ou aux lubies de l’exégète, mais en y admettant tout ce que l’écrivain y a laissé affleurer de façon discrète ou allusive. Le bon commentateur est celui qui se garde d’introduire des préoccupations modernes dans son explication, mais qui s’autorise et même s’impose le recours aux références que l’auteur a utilisées. Tout l’art est là : expliquer sans compliquer, élucider sans élucubrer, enrichir sans surenchérir. UniversitélibredeBruxelles(ULB).

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Sur sa version de l’hiver scythe, voir POLLINI (1986), p. 27-34.

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La prosodie du latin. Une approche plurilinéaire

La prosodie du latin recèle, nous le savons, de nombreuses obscurités 1. Cet état de choses ne résulte pas seulement du fait que les données indirectes sur lesquelles nous nous appuyons figurent, le plus fréquemment, dans des textes obéissant à des contraintes métriques qui varient selon la compétence du poète, l’époque où il compose, la tradition littéraire ou générique dans laquelle il s’inscrit, et le poids que les modèles grecs peuvent exercer sur lui. Les difficultés tiennent aussi à l’indécision où nous demeurons souvent quant à l’interprétation précise qu’il convient de donner aux phénomènes pris en considération. Dans deux vers issus du corpus dramatique républicain, trois hexamètres de Lucrèce et deux attestations épigraphiques, une forme du mot aquareçoit une scansion exceptionnelle 2 : mentosummamaquamattingensenectussiti (Trag.inc.59 Ribbeck ; sénia) terrahaecest,nonaqua, ǀ ubitusolitu’sargutarier (Titin. 10 ; septtr) fitquoque,ubiinmagnasaquaeuastasquelucunas (Lucr. VI, 552 ; hexd) quaecalidumfaciuntaquaetactumatqueuaporem (Lucr. VI, 868 ; hexd) uitigenilaticesaquaifontibusaudent (Lucr. VI, 1072 ; hexd) tuuendesaquam ǀ etbibesipsemerum (CILIV, 3948 [= CLE930], 2 ; pentd) undantesquefluuntaquaesaxiderupesubima (AE 1968, 610, 2 ; hexd+1d)

On s’accorde en général à penser que ces écarts trouvent leur origine dans la « désarticulation » de l’occlusive labio-vélaire /kw/ ou dans le statut d’emblée biphonématique de qu : au lieu de /ă+kwă/, il faudrait donc postuler (sporadiquement ou toujours) /ă+kwă/ 3. Mais pour expliquer les scansions en cause, on a le Cet article doit beaucoup à une lettre de dix pages qu’Yves-Charles MORIN (Université de Montréal) m’a envoyée, le 15 septembre 1998, en réaction à mes recherches, demeurées inédites depuis, sur la phonologie du grec et du latin. 2 Pour une discussion approfondie de ces lignes (sauf AE 1968, 610, 2), voir DEVINE / STEPHENS (1977), p. 51-81, qui mentionnent d’autres exemples potentiels, mais beaucoup plus douteux. Dans les deux premiers vers, RIBBECK supprimait l’anomalie en substituant amnem(BUECHELER) à aquamet en ajoutant enimaprès terra. Dans LUCR. VI, 868, la tradition manuscrite transmet laticis, mais BÈDE et AUDAX citent le vers avec aquae (KEIL 7, 253, 19 ; 329, 3). Quelle que soit la version que l’on adopte là, rien ne justifie de corriger aquaeen latices dans AE 1968, 610, 2, comme le fait BUSCH (1999), p. 235238 afin de normaliser un poème qui contient un hexamètre augmenté d’un pied (ce qui n’est pas rare dans le corpus épigraphique) ainsi qu’une scansion bacchiaque de laetetur. 3 Citons, parmi ceux qui analysent /kw/, et éventuellement /gw/, comme un seul phonème, ALLEN (1965), p. 16-20, 25, (1973), p. 139 ; NIEDERMANN (1968), p. 86-87 ; 1

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choix entre : (i) /ăk+kwă/ avec une gémination du /k/ comme dans la forme acquacondamnée par l’auteur de l’AppendixProbi(Keil 4, 198, 18) ; (ii) /ā+kwă/ avec un allongement de la première voyelle compensant la simplification de la géminée, comme dans bāca à côté de bacca ; (iii) /ă+kŭ+ă/ avec une diérèse (voir paragraphe 3.2) dont témoigne peut-être l’orthographe acua(CILIV, 3948 [= CLE930], 2 ; VI, 590 ; XII, 5956), comme dans relicuus à côté de reliquus. Dans ce qui suit, je voudrais proposer et illustrer un format de représentation phonologique qui, faute de toujours résoudre les problèmes rencontrés, fournit un moyen efficace et intuitif de saisir la dynamique unissant les différentes formes à prendre en compte. Pour ce faire, je m’inspirerai – très librement – des hypothèses qui ont été avancées, dans les années 1980-1990, par ce que l’on est convenu d’appeler « la phonologie plurilinéaire » 4. Je commencerai par énoncer les principes généraux de cette approche avant de proposer un modèle de la syllabe latine qui me permettra, dans un troisième temps, d’analyser quelques cas de figure particulièrement délicats auxquels nous confronte le corpus métrique. 1. LA PHONOLOGIE

PLURILINÉAIRE APPLIQUÉE AU LATIN

La phonologie plurilinéaire fait jouer un rôle central à la syllabe ; celle-ci est constituée d’un « noyau » (N) obligatoire, éventuellement précédé d’une « attaque » (A) et éventuellement suivi d’une « coda » (Cd). Les représentations que j’utiliserai ici s’organisent en trois strates ou « lignes » : la ligne des constituants syllabiques, la ligne des « positions pures » (souvent appelée « squelette »), la ligne des segments. La ligne des constituants syllabiques est formée d’occurrences successives de la suite (A)N(Cd) ; le squelette, d’occurrences successives de la position pure X ; la ligne des segments, d’occurrences successives de timbres ou d’articulations. Les timbres, notés en petites capitales, sont au nombre de 10, à savoir I, E, U, O, A, qui correspondent aux voyelles orales (brèves ou longues), et Ĩ, Ẽ, Ũ, Õ, Ã, qui correspondent aux voyelles nasales (nécessairement longues) ; mais nous verrons qu’ils peuvent aussi caractériser des réalisations non (entièrement) vocaliques. Les articulations (qui jouent toujours le rôle de consonnes) sont notées en minuscules ordinaires. Chaque occurrence d’un constituant syllabique est attachée par un arc (figuré par un segment de droite) à au moins une occurrence de la position pure, et vice-versa ; chaque occurrence de la position pure est attachée à au moins une occurrence d’un segment, et viceversa. Si une occurrence O1 d’un constituant syllabique (respectivement, de la TOURATIER (1971) ; DEVINE / STEPHENS (1977), voir note 2 ; FLOBERT (1987). Le plaidoyer le plus exhaustif en faveur de l’hypothèse adverse se lit chez ZIRIN (1970), p. 29-40. 4 Voir, entre autres références, KAYE / LOWENSTAMM (1984) ; ENCREVÉ (1988) ; GOLDSMITH (1990), part. p. 150-168 ; KAYE / LOWENSTAMM / VERGNAUD (1990) ; MAROTTA (1999).

129

LA PROSODIE DU LATIN

N

A

N

Cd

A

N

N

Cd

X

X

X

X

X

X

X

X

A

p

E

r

t

I

U

s

FIG. 1

position pure) précède une occurrence O2 d’un constituant syllabique (respectivement, de la position pure), alors toutes les occurrences de la position pure (respectivement, d’un segment) attachées à O1 précèdent toutes les occurrences de la position pure (respectivement, d’un segment) attachées à O2. La figure 1 montre comment la forme adverbiale ă+pĕr+tĭ+ŭs, qui renferme les quatre types de syllabe possibles, se verra représentée dans ce format. 1.1. La typologie des noyaux syllabiques En latin, toute voyelle appartient à un et un seul noyau et tout noyau renferme une et une seule voyelle, de sorte que, dans un mot, le nombre de syllabes égale le nombre de voyelles. À côté de la voyelle (V), qui constitue le seul élément obligatoire du noyau, nous pouvons trouver ce que j’appellerai ici une « semiconsonne » (SC) ou une « semi-voyelle » (SV) ; la semi-consonne précède la voyelle, la semi-voyelle la suit. Si le noyau possède la structure SC.V, nous avons affaire à une « diphtongue ascendante » ; si le noyau possède la structure V.SV, nous avons affaire à une « diphtongue descendante »; enfin, si le noyau possède la structure SC.V.SV, nous avons affaire à une « triphtongue » ; celle-ci se laisse décrire comme la « mise en facteur commun » d’une diphtongue ascendante et d’une diphtongue descendante qui partagent la même voyelle. La figure 2 montre comment le format de représentation plurilinéaire capte la différence entre les diphtongues ascendantes, où la quantité varie avec celle de la voyelle (ou de la diphtongue descendante dans les triphtongues), et les diphtongues descendantes, qui équivalent aux voyelles longues en termes quantitatifs. Les noyaux « brefs » ne contiennent qu’une position (ou « more ») à laquelle peut s’attacher une voyelle et, éventuellement, une semi-consonne qui la précède (« diphtongue ascendante brève ») ; la semi-consonne comme la voyelle sont représentées, au niveau segmental, par un timbre. Les noyaux « longs » contiennent deux positions (deux mores). Si la voyelle qui apparaît dans le noyau s’attache à la première de ces positions seulement, nous avons affaire à une voyelle brève, obligatoirement suivie d’une semi-voyelle (« diphtongue descendante longue » ou « triphtongue longue ») ; de nouveau, la semi-voyelle comme la voyelle sont représentées, au niveau segmental, par un timbre. Si cette même

130

MARC DOMINICY

NOYAUX BREFS (1 MORE) N

N

X

X

A

I

voyelle brève / /

A

diphtongue ascendante brève /j / NOYAUX LONGS (2 MORES)

N X

N X

A

voyelle longue / /

I

X

I

A

I

triphtongue longue /j i /

X

X

A

I

diphtongue descendante longue / i /

N X

A

X

diphtongue ascendante longue /j /

N X

N

N

X

X

A

I

diphtongue descendante hyperlongue / i /

X

I

X

A

I

triphtongue hyperlongue /j i /

FIG. 2

voyelle s’attache aux deux positions, nous avons affaire à une voyelle longue, qui peut constituer le noyau à elle seule, ou se voir accompagner d’une semiconsonne et/ou d’une semi-voyelle (« diphtongue ascendante longue », « diphtongue descendante hyperlongue », « triphtongue hyperlongue »). Certains phonologues ont soutenu que les diphtongues descendantes hyperlongues valent trois mores, mais rien ne justifie cette hypothèse 5. Si les diphtongues KIPARSKY (1973), p. 796, n. 2 adopte cette analyse ; mais voir DEVINE / STEPHENS (1994), p. 76-79. 5

LA PROSODIE DU LATIN

131

descendantes, et donc les triphtongues, peuvent être longues ou hyperlongues, les noyaux, comme les voyelles et les diphtongues ascendantes, ne peuvent être que brefs ou longs. Tandis qu’en grec, l’orthographe d’usage permet presque toujours de distinguer les diphtongues descendantes longues des diphtongues descendantes hyperlongues, il n’en va pas de même en latin, où l’existence même de diphtongues descendantes hyperlongues semble exclue. 1.2. Semi-consonnes et glissantes Dans les graphes de la figure 2, le timbre I représente toujours un segment non-vocalique. On admet généralement que le latin possède deux classes de tels segments, à savoir /j/ et /i /, de timbre I, et /w/ et /u /, de timbre U. Cependant, plusieurs différences s’observent, à cet égard, entre les timbres I et U : (i) Si l’on admet l’existence des deux occlusives labiovélaires /kw/ et /gw/, U peut s’attacher, avec et derrière [k] ou [g], à une seule position (voir figure 11 ci-dessous), ce qui ne se produit qu’exceptionnellement avec I (voir paragraphe 3.4 et figure 17). (ii) On peut trouver, dans l’attaque d’une syllabe, /w/ suivi de /j/ ; voir, par exemple, ces quatre attestations de uietisou uiatorbisyllabique 6 : quisudoruietisetquammalusundiquemembris (Hor., Epod.12, 7 ; hexd) tupedequistrictouadispersemita,uiator (CILV, 145, 3 / XI, 6435 [= CLE434], 1 ; hexd) respicepraeteriens,uiator,consobrinipietateparata (CILVI, 32808 [= CLE474], 1 ; hexd + 2d) siquipergisiter,uiator,transisautpaulloresistes (AE1957, 3a, 11 ; hexd + 1d)

ainsi que auium(Enn., An.94), tenuia(Stat., Th.V, 597, VI, 196) et alueo(Verg., Én.VI, 412) bisyllabiques, fluuiorum(Verg., G.I, 482) et tenuiore(Stat., S.I, 4, 36 ; Th.XII, 2) trisyllabiques, alueariaquadrisyllabique (Verg., G.IV, 34) ; voir paragraphes 3.3 et 3.4. (iii) La première syllabe est lourde dans maius, reicio, etc. mais légère dans auus, reuiso, etc. (iv) La séquence /jĭ/ se réduit à /ĭ/ dans ab(i)icio, ad(i)icio, con(i)icio, ob(i)icio, sub(i)icio ; la séquence /wŭ/ ne se réduit pas à /ŭ/ dans dans caluus,conuulsus, miluuus, paruus, seruus, etc. Pour expliquer ces phénomènes, je ferai d’abord l’hypothèse qu’un /w/ prévocalique dans la syllabe est une consonne « glissante » (anglais glide) attachée Dans le deuxième exemple, PLESSIS (1905), p. 254-255 corrige semitaen senta,qui rétablit la scansion trisyllabique de uiator ; on pourrait aussi songer à busta ou rura. Quant à lui, COURTNEY (1995), p. 24, 86, 291 restitue l’accusatif semităm ; mais rien n’exclut que semita soit un neutre pluriel produit par analogie. 6

132

MARC DOMINICY

A X

N X

U

X

I

A X

E

X

N

Cd

X

t

X

X s

I

FIG. 3. uietis= /wjē+tīs/.

A Ø

X

I

N X

N (X)

Ø

X

(X)

I

FIG. 4. La réduction de /jī/ ou /jĭ/ à /ī/ ou /ĭ/.

à une position qui ne s’attache elle-même qu’à l’attaque, tandis qu’une semiconsonne /j/ s’attache à deux positions successives elles-mêmes respectivement attachées à l’attaque et au noyau (voir figure 3). Je supposerai ensuite qu’une séquence formée d’une semi-consonne et d’une voyelle de même timbre (donc nécessairement I) se réduit à la voyelle, pour autant que le timbre en cause ne s’attache pas à une position précédente (voir le paragraphe 1.4). Cette contrainte est schématisée dans la figure 4, où les segments de droite en lignes interrompues indiquent des attachements optionnels et où le signe Ø note l’absence requise de l’arc qui serait noté par le segment de droite que Ø surmonte ou qui surmonte Ø 7. Si l’on veut rendre compte des données décrites sous les points (iii) et (iv), il faut adjoindre, à l’hypothèse formulée, une analyse du poids syllabique qui précise encore les statuts respectifs des semi-consonnes et des semi-voyelles (paragraphe 1.3), puis un traitement spécifique de la gémination obligatoire à laquelle se trouve soumis le timbre I quand il remplit une fonction non-vocalique entre deux voyelles (paragraphe 1.4). 1.3. Le poids syllabique, les voyelles longues et les semi-voyelles Les glissantes et les semi-consonnes s’opposent aux semi-voyelles sur deux points : (i) Quand une syllabe contient une glissante ou une semi-consonne qui précède une voyelle brève, et que cette voyelle termine la syllabe, celle-ci est légère ; 7

Voir ZIRIN (1970), p. 38-39 ; LEUMANN (1977), p. 128-129, 214 ; NISHIMURA (2011).

133

LA PROSODIE DU LATIN

quand une semi-voyelle suit une voyelle brève dans le noyau d’une syllabe, cette syllabe est lourde. (ii) Quand une glissante ou une semi-consonne figure à l’initiale d’un mot, celui-ci ne peut entrer en élision avec le mot qui précède ; quand une semivoyelle termine un mot, celui-ci peut entrer en élision avec le mot qui suit. (A)

N

(X)

X

(X)

A

N

N

X

X

X

Cd

A

N

X

Ø

Ø FIG. 5. Réalisations (éventuellement sous-phonémiques) des timbres latins. De gauche à droite : α = semi-consonne + voyelle de même timbre ou α = voyelle ; α = semi-consonne ; α = semi-voyelle ; α = consonne.

FIG. 6

En m’inspirant de Zirin 8, je ferai ici l’hypothèse que les syllabes lourdes du latin renferment toutes une position finale attachée à la coda. Cette condition se trouve remplie lorsqu’un noyau bref précède une et une seule consonne ; mais il existe des langues – huasteco (Mexique), mongol khalka, selkup (Sibérie), nunggubuyu (Australie),… – où les syllabes de ce type sont légères 9. Quand le noyau et/ou la coda se voit attacher deux positions (éventuellement trois pour la coda ; voir paragraphe 2.1), la syllabe est lourde dans toutes les langues. La catégorisation unitaire des syllabes lourdes est assurée si l’on suppose que la deuxième position 8 9

ZIRIN (1970), p. 65-80. Voir HYMAN (1985) ; DEVINE / STEPHENS (1994), p. 70-76.

134

MARC DOMINICY

des noyaux longs s’attache également à la coda. Il en résulte qu’à un niveau sous-phonémique, les voyelles longues présentent une modulation qui se traduisait sans doute, dans le cas des orales, par une diphtongaison descendante et, dans le cas des nasales, par le maintien d’un appendice consonantique. Quant aux contraintes pesant sur l’élision, elles obéissent à un principe tout à fait général : le contact immédiat entre deux noyaux que requiert l’élision est bloqué par une position uniquement attachée à une coda ou à une attaque. La figure 5 illustre la typologie plurilinéaire des diverses réalisations assignables aux timbres. La figure 6 montre les représentations unilinéaires larges (phonémiques) et étroites que l’on peut associer à chacune des configurations attestées 10 ; je reviendrai plus loin (paragraphe 3.4) sur le cas particulier du timbre E. 1.4. La gémination Hormis /kw/, /gw/ et /w/, les consonnes du latin peuvent apparaître sous une forme simple ou géminée entre deux noyaux syllabiques dont le second est éventuellement précédé d’une consonne liquide /r/ ou /l/ ; cependant, la liquide n’est présente que dans des mots préfixés (approbo, applaudo, attraho, accresco, acclamo, subbreuis, subblandior, aggredior, agglomero, affrico, affluo). En vertu de la contrainte stipulant que les timbres I et U ne peuvent s’attacher à une position uniquement attachée à une coda (voir figure 5), la première occurrence de /kw/ se réduit à /k/ dans acquiro= /ăk+kwī+rō/, tandis que /gw/ suit toujours /n/ sauf peut-être dans urgueo 11 ; sur le cas de /w/, qui refuse la gémination, voir note 12. La gémination est potentiellement distinctive : par exemple, summus= /sŭm+mŭs/, où /m/ s’attache à deux positions successives, de coda puis d’attaque, s’oppose à sumus= /sŭ+mŭs/, où cette consonne s’attache à une seule position, située en attaque (figure 7). Enfin, certains items lexicaux connaissent deux variantes, avec la gémination ou avec une voyelle longue compensant la simplification de la géminée : bacca-bāca, cuppa-cūpa, Iuppiter-Iūpiter, littus-lītus, etc. (voir ci-dessus et figure 11). Le timbre I en fonction non-vocalique est obligatoirement géminé entre deux voyelles (maius, reicio, etc.), ce qui livre une séquence semi-voyelle + semiconsonne en vertu de la contrainte stipulant que les timbres I et U ne peuvent s’attacher à une position uniquement attachée à une coda (figure 8) 12. Il en 10 Dans ce qui suit, les transcriptions larges seront mises en barres obliques, et les transcriptions étroites entre crochets droits. Afin de ne pas compliquer inutilement mon exposé, je réduirai les quantités vocaliques « cachées » à la quantité brève dans mes transcriptions larges. 11 FLOBERT (1987), p. 110-111. 12 STURTEVANT (1920), p. 44-48 ; HERMANN (1923), p. 210-211 ; KENT (1932), p. 41, 60 ; ALLEN (1965), p. 37-42 ; NIEDERMANN (1968), p. 105-106 ; LEUMANN (1977), p. 127-129 ; SOMMER / PFISTER (1977), p. 124, 158 ; NISHIMURA (2011). Une exception apparente comme Maeotis= /mă+jō+tĭs/ (OV., Tr.III, 12, 2) et, avec le timbre U, les

135

LA PROSODIE DU LATIN

N

Cd

A

N

N

A

N

X

X

X

X

X

X

X

U

U

M

U

U

M

FIG. 7. -ummu-vs -umu-dans /sŭm+mŭs/ et /sŭ+mŭs/.

A

N

X

X

m

A

Cd X I

A

N

Cd

X

X

X

U

s

FIG. 8. La gémination dans maius= /măi+jŭs/ = [mai+jius]. ̌̌

découle que, que si la syllabe initiale peut être légère ou lourde dans abicio, adicio, conicio, obicio, subicio(voir paragraphe 2.2), elle est obligatoirement lourde dans reicio = /rĕi+jĭ+kĭ+ō/ et Coccei= /kŏk+kĕi+jī/ (Hor., S.I, 5, 50), où la gémination bloque la réduction de /jĭ/ ou /jī/ à /ĭ/ ou /ī/ (voir paragraphe 1.2). Un troisième type de gémination, que j’appellerai « prosodique », fera l’objet d’un développement ultérieur (paragraphe 2.2). 2. LA SYLLABATION

DU LATIN

La syllabation du latin est décrite de manière adéquate dans les travaux pertinents repris dans ma bibliographie, mais les contraintes qui la caractérisent, et le détail de certaines découpes, restent discutés. Je privilégierai ici une approche complexe qui postule l’existence de deux systèmes, respectivement appelés « natif » et « littéraire ». Le système natif repose sur deux piliers : (i) la hiérarchie d’ouverture ou de sonorité ; (ii) le principe de la coda minimale, allié à un mécanisme de « gémination prosodique ». Le système littéraire, qui englobe tous les emprunts au grec, généralise (ii) au détriment de (i). L’un et l’autre aboutissent aux mêmes résultats quand il s’agit de déterminer le poids syllabique. scansions Euandrus = /ĕu+wăn+drŭs/ (Verg., Én. VIII, 100) ou eu(h)oe = /ĕu+wŏi / (Hor., O.II, 19, 5) s’expliquent par l’imitation du grec ; voir ALLEN (1965), p. 42, (1973), p. 134, n. 1.

136

MARC DOMINICY

2.1. La hiérarchie de sonorité ou d’ouverture On admet généralement, depuis Eduard Sievers, Otto Jespersen et Ferdinand de Saussure, que les segments tendent à se distribuer, avant le « sommet » vocalique de la syllabe (qui correspond ici à l’unique ou première position du noyau), selon une hiérarchie de sonorité ou d’ouverture croissante qui s’inverse en une hiérarchie de sonorité ou d’ouverture décroissante à partir de la seconde position du noyau 13. Dans de très nombreuses langues, la consonne /s/ revêt un statut ambivalent par rapport à cette hiérarchie : tantôt elle se range parmi les autres fricatives, tantôt elle apparaît au début de l’attaque (ou à la fin de la coda) avant (ou après) des segments qui lui sont inférieurs en termes de sonorité ou d’ouverture ; souvent, ces occurrences qui contreviennent à la hiérarchie dominante se situent à l’initiale ou à la finale de mot. Sur la base des données disponibles, nous pouvons postuler, pour la syllabe latine du système natif, la hiérarchie sous-jacente : /s/ < O < F < Nas < L < G < SC < V1 > V2/SV > L > Nas > F > O > /s/

où O = occlusive, F = fricative, Nas = consonne nasale, L = liquide, G = glissante, SC = semi-consonne, V1 = (sous-)segment vocalique attaché à la première ou unique position du noyau, V2 = sous-segment vocalique attaché à la deuxième position du noyau, SV = semi-voyelle. Cependant, outre l’interdiction qui pèse sur l’occurrence des timbres I et U dans la coda, des facteurs supplémentaires viennent réduire l’ensemble des combinaisons possibles. L’attaque comme la coda ne peuvent renfermer plus de deux positions en dehors de celle, initiale ou finale, à laquelle s’attache éventuellement /s/ ; dans les attaques à trois positions, /s/ ouvre le mot, mais on trouve, en revanche, une coda interne Nas.O.s dans ex(s)tinxti= /ĕks+tĭnks+tī/ (Verg., Én.IV, 682) ou consumpsti= /kŏn+sŭmps+tī/ (Prop. 1.3.37). Les groupes O.Nas /kn, gn/ n’apparaissent qu’en début de mot (voir note 22). Le /s/ initial d’attaque et de mot ne peut précéder qu’une occlusive sourde éventuellement suivie d’une liquide. Enfin, une équivalence s’établit : (i) dans l’attaque comme dans la coda, entre les nasales et les liquides ; (ii) dans l’attaque, entre les occlusives et les fricatives, ainsi qu’entre la glissante, les nasales et les liquides. La figure 9, où le symbole # note la frontière de mot, fournit la schématisation et l’inventaire des attaques et des codas dans le système natif. Le système littéraire hérité du grec possède une variété beaucoup plus grande des attaques 14. La séquence O.L s’observe encore dans Tlepolemus ; O/F.Nas, Voir SIEVERS (1901), p. 198-215 ; JESPERSEN (1904), p. 185-203 ; SAUSSURE (1979), p. 77-95. Sur les affinités qui existent entre la doctrine saussurienne et la phonologie plurilinéaire, voir DOMINICY (2014). Pour des synthèses ultérieures, voir HERMANN (1923), p. 1-7 ; ALLEN (1973), p. 38-40 ; MURRAY (1987) ; GOLDSMITH (1990), p. 103-112 ; KLEIN (1993) ; DEVINE / STEPHENS (1994), p. 23-24. 14 Sur l’inventaire des attaques en grec, voir LUPAȘ (1972), p. 136-141. 13

137

LA PROSODIE DU LATIN

A

Cd

(X) (X) X

X

(X) (X)

#s

s

L

F

O/F ——— Nas ——— SC

Nas/L —— O —— s

G #s ——— O ——— L O: F: Nas : L: G: SC : O.L : #O.Nas : O.G : O.SC : F.L : F.G : F.SC : L.SC : Nas.SC : G.SC : #s.O : #s.O.L :

/p, t, k, kw, b, d, g, gw/ /f, s/ /m, n/ /r, l/ /w/ /j/ /pr, pl, tr, kr, kl, br, bl, dr, gr, gl/ /kn, gn/ /pw, tw, bw, dw/ /pj, tj, kj, kwj, bj, dj, gj, gwj/ /fr, fl/ /fw, sw/ /fj, sj/ /rj, lj/ /mj, nj/ /wj/ /sp, st, sk, skw/ /spr, spl, str, skr, skl/

Nas : L: F: O: Nas.F : Nas.O : Nas.O.s : L.F : L.O : L.O.s : F.O : O.s :

/m, n/ /r, l/ /f, s/ /p, t, k, b, d, g/ /ms, ns/ /mp, nt, nk/ /mps, nks/ /rs, ls/ /rp, rk, lp, lk/ /rps, rks, lks/ /st/ /ps, ks, bs/

FIG. 9

dans pneumaticus, Tmolus, Al+cme+ne(voir paragraphe 2.2), Dmois, smaragdus ; s.O.L, dans stlat(t)a. La hiérarchisation O < F autorise psallo, /ts/ ou /ds/ = [dz] dans zona 15, /ks/ dans Xanthus. À cela s’ajoutent des séquences qui violent la hiérarchie de sonorité ou d’ouverture : ptisana, Ctesias, bdellium, Mnemosyne. 15

Voir BIVILLE (1990), p. 98-112.

138

MARC DOMINICY

2.2. Le principe de la coda minimale et la gémination prosodique Comme l’a montré Pulgram, les découpes syllabiques du latin obéissent au principe selon lequel une coda interne au mot ne contient que les segments non récupérables, en attaque, par la syllabe qui suit 16. Cette contrainte opère évidemment lorsqu’une seule consonne est en cause, donc notamment dans a+qua(voir figure 11) et a+uus, mais elle s’applique aussi aux séquences O.L (pa+tris, etc.), O.G (par exemple, con+fu+tue+redans Catul. 37, 5), O.SC (par exemple, prin+ci+piumdans Hor., O.III, 6, 6), F.L (re+fre+no, etc.), L.SC (par exemple, Ser+ui+lio dans Hor., S. II, 8, 21), Nas.SC (par exemple, Pae+o+nium dans Verg., Én.XII, 401), G.SC (par exemple, a+uiumdans Enn., An.94). Pour les groupes s.O et s.O.L, le principe de la coda minimale donnera, par exemple, abs+ce+doet abs+cin+do, extraho= /ĕks+tră+ō/ et extruo= /ĕks+trŭ+ō/, dans la mesure où /s/ n’ouvre pas le mot ; mais si la limite morphologique du préfixe, de façon assez naturelle, s’assimile à une frontière de mot, on obtiendra abs+ce+ doet ab+scin+do, /ĕks+tră+ō/ et /ĕk+strŭ+ō/.

FIG. 10

Quand elles fournissent une attaque complexe qui suit un noyau, les syllabations exigées par le principe de la coda minimale déclenchent un mécanisme de « gémination prosodique » 17 dont le fonctionnement se trouve schématisé dans la figure 10. Les constituants et positions imprimés en gras, ainsi que les segments de droite en pointillés, notent les éléments introduits par la gémination prosodique ; le constituant Cd sera déjà présent dans le cas d’un noyau long. En bref, si une attaque interne renferme (au moins) deux positions, la gémination prosodique introduit une position uniquement attachée à la coda, et à laquelle s’attache le segment attaché à la première position de l’attaque. On obtient, de la sorte, les syllabations pat+tris, con+fut+tue+re, prin+cip+pium,ref+fre+no, Ser+uil+lio, Pae+on+nium, au+uium. La gémination prosodique n’est optionnelle qu’avec les groupes O.L et F.L (pour cette dernière configuration, souvent négligée, voir re+fre+nat et ref+fre+na+uit dans Lucr. I, 850, II, 276). Pour PULGRAM (1975), p. 72-76, 136-142. Sur les dimensions phonétique et phonologique du phénomène, voir FOUCHÉ (1927), p. 57-59, 81-102 ; MURRAY (1987). 16 17

LA PROSODIE DU LATIN

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les groupes Nas.SC et L.SC, la littérature spécialisée mentionne deux exceptions apparentes qui relèveraient du système natif : – ∪∪ – primumdominiaatquesodaliciaomnia deniquecaelestisumusomnessemineoriundi

(Lucil. 438 ; hexd) (Lucr. II, 991 ; hexd)

Chez Lucilius, il faudrait admettre la syllabation /dŏ+mĭ+njă/ malgré l’évident parallélisme avec om+nia bisyllabique ; chez Lucrèce, on aurait /ŏ+rjŭn+dī/. Mais, dans la première ligne, nous avons affaire à une syncope /dŏm+njă/ et, dans la seconde, l’orthographe d’usage dissimule très probablement l’absorption de la semi-consonne par la liquide qui la précède (voir paragraphe 3.4). Pour les groupes O.G attestés à l’intérieur du mot, il n’y a aucune exception, comme le montrent les exemples suivants : curnonadhibuisti,dumistaecloquere,tympanum? confutuereetputareceteroshircos auruminGalliaeffutuisti, ǀ hicsumpsistimutuum

(Pl., Poen.1317 ; sénia) (Catul. 37, 5 ; choliambe) (Suet., Caes.3, 2 ; septtr)

Dans le choliambe de Catulle, la gémination prosodique s’avère indispensable à la correction du mètre. Chez Plaute, adhibuisti = /ă+dĭ+bwĭs+tī/ avec une deuxième syllabe légère ne poserait pas de problème métrique, mais il est préférable de postuler /ă+dĭb+bwĭs+tī/ avec un « allègement iambique » qui opère, dans un mot long, sur une deuxième syllabe pré-tonique à voyelle brève et à coda consonantique 18. Dans la ligne citée par Suétone, la gémination prosodique ne suscite aucune difficulté. On comprend, dès lors, la syllabation /ăk+kwă/ de a(c)qua (voir figure 11) 19. La gémination prosodique explique certaines particularités du lexique natif, comme les alternances entre batuo= /bā+tŭ+ō/, quatuor= /kwā+tŭ+ŏr/ etbattuo, quattuor,qui sont bisyllabiques en Pl., Cas.496 (bat+tua+tur) et Enn., An.93 ; entre stelio = /stē+lĭ+ō/ et stellio, qui est bisyllabique en Verg., G.IV, 243. Elle aide encore à rendre compte du fait que la syllabe initiale peut être légère ou lourde dans abicio, adicio, conicio, obicio, subicio (voir paragraphes 1.2 et 1.4). Si la réduction de /jĭ/ à /ĭ/ s’applique prioritairement, elle bloque la gémination prosodique, et l’on obtient, par exemple, /ă+bĭ+kĭt/ ; en revanche, une application prioritaire de la gémination prosodique donne /ăb+bjĭ+kĭt/, puis /ăb+bĭ+kĭt/ par la réduction de /jĭ/ à /ĭ/, et éventuellement /ā+bĭ+kĭt/ avec la voyelle longue compensant la simplification de la géminée 20. Voir SOUBIRAN (1995), p. 15 ; QUESTA (2007), p. 101-102. Sur la gémination prosodique devant une glissante ou une semi-voyelle, voir FOUCHÉ (1927), p. 83-87, 97-102 ; DEVINE / STEPHENS (1977), p. 59-64 ; LEUMANN (1977), p. 219 ; SOMMER / PFISTER (1977), p. 168-171, 209-210 ; MURRAY (1987). 20 NISHIMURA (2011), p. 194-199 explique les scansions à syllabe initiale lourde par une découpe – phonologiquement aberrante – qui préserve la frontière morphologique entre le préfixe et le radical, par exemple /ăb+ĭ+kĭt/. Mais l’hypothèse de la gémination prosodique est confortée par les orthographes à consonne double de dis(s)ice(VERG., Én. 18 19

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FIG. 11. aqua= /ă+kwă/ vs acqua= /ăk+kwă/ vs aqua= /ā+kwă/ vs acua= /ă+kŭ+ă/.

La gémination prosodique joue aussi un rôle crucial dans le système littéraire que l’on peut reconstituer, partiellement, d’après les usages des inscriptions et, de manière systématique, à partir des règles formulées par les grammairiens grecs et latins 21. En effet, ce système généralise le principe de la coda minimale au détriment de la hiérarchie de sonorité ou d’ouverture, de sorte que toutes les attaques attestées à l’initiale ou à l’intérieur du mot sont privilégiées lors de la découpe syllabique. On obtient dès lors ma+gnus, cy+cnus, Te+cmes+sae(Hor., O.II, 4, 6) à côté de gnatus,gnomon, Cnidus, Al+cme+ne(voir paragraphe 2.1) ; i+pse à côté de psallo ; exit = /ĕ+ksĭt/ à côté de Xanthus ; a+ptus à côté de ptisana ; a+ctusà côté de Ctesias ; a+bdoà côté de bdellium ; o+mnisà côté de Mnemosyne ; etc. La gémination prosodique livre ensuite mag+gnus, cyc+cnus, ip+pse, exit = /ĕk+ksĭt/, ap+ptus, ac+ctus, ab+bdo, om+mnis, etc. ; mais elle peut ne pas s’appliquer aux groupes O.Nas empruntés au grec : cy+cni(Hor., O. IV, 3, 20), cy+cnum(Aus., Ep.18, 8), Pro+cnes(Ov., M.VI, 468), Te+cmes+sae(Hor.,O.II, 4, 6) 22. On réservera la même analyse à la séquence notée par la lettre d’emprunt z, à savoir /ts/ ou /ds/ = [dz] : gazase syllabifie /gă+tsă/ I, 70, VII, 339), dis(s)icit(ACC. 348 ; VERG., Én.XII, 308), por(r)iciam(PL., Ps.266 ; VERG., Én.V, 238), por(r)icit(VARR., R.I, 29, 3), que LEUMANN (1977), p. 128, 214 analyse tantôt comme un artifice métrique (dans le cas de dis(s)icio), et tantôt comme le résultat d’une évolution de /rj/ à /rr/ : /dĭ+sjĭ+kĭt/ donne d’abord /dĭs+sjĭ+kĭt/, puis /dĭs+sĭ+kĭt/ et éventuellement /dī+sĭ+kĭt/ ; voir aussi note 26. 21 Voir, à ce sujet, HERMANN (1923), p. 123-185, 231-236 ; VÄÄNÄNEN (1959), p. 36, 62 ; ALLEN (1973), p. 29-30 ; LEUMANN (1977), p. 218-219 ; SOMMER / PFISTER (1977), p. 207-208 ; THREATTE (1980), p. 64-73, 527-532 ; DEVINE / STEPHENS (1994), p. 36-39. 22 Voir HOUSMAN (1972) ; BIVILLE (1990), p. 295-296.

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ou /gă+dsă/ = [ga+dza], et donc /găt+tsă/ ou /găd+dsă/ = [gad+dza] 23. La gémination prosodique a ainsi rendu possible la coexistence des systèmes natif et littéraire dans la conscience linguistique des sujets lettrés. 3. QUELQUES APPLICATIONS Les développements qui précèdent nous aident à analyser, avec toute la rigueur nécessaire, une série de phénomènes prosodiques attestés dans la poésie latine. À chaque fois, les données qu’il faut expliquer trouvent leur source dans le traitement particulier d’un contact entre deux timbres successifs. Afin d’éviter toute confusion ultérieure, je commencerai donc par dissiper les malentendus qui peuvent se nicher dans l’usage courant du terme « synizèse ». 3.1. Synérèse ascendante, synérèse descendante et diérèse La terminologie traditionnelle de la métrique grecque et latine emploie le mot « synizèse » afin de décrire le mécanisme qui réduit une séquence bivocalique à une diphtongue, que celle-ci soit ascendante ou descendante. En linguistique contemporaine, on dirait plutôt que la diphtongue ascendante est produite par « synérèse » et la diphtongue descendante par « contraction ». Mais, pour désigner le mécanisme inverse qui génère une séquence bivocalique à partir d’une dipthongue, quelle qu’elle soit, on recourt au terme « diérèse » qui s’oppose préférentiellement à « synérèse ». Je parlerai donc ici de « synérèse ascendante », de « synérèse descendante » et de « diérèse ». Les figures 12 et 13 schématisent les deux types de synérèse et de diérèse. La synérèse ascendante et la diérèse qui lui correspond impliquent soit un timbre U fonctionnant comme une glissante ou comme une voyelle brève, soit un timbre I ou E fonctionnant comme une semi-consonne ou comme une voyelle brève. La synérèse descendante et la diérèse qui lui correspond impliquent soit deux timbres distincts fonctionnant comme deux voyelles successives (de quantité brève ou longue) ou comme une voyelle brève suivie d’une semi-voyelle, soit un timbre unique fonctionnant comme deux voyelles successives (de quantité brève ou longue) ou comme une voyelle longue. Dans la mesure où elles font émerger ou disparaître une glissante ou une semi-consonne, la synérèse ascendante et la diérèse qui lui correspond peuvent, respectivement, déclencher ou bloquer la gémination prosodique (voir paragraphe 2.2). Par ailleurs, certaines configurations nous confrontent à une difficulté supplémentaire, qui tient à ce que le choix entre synérèse ascendante et synérèse descendante se révèle parfois délicat à effectuer. Contrairement à ce qu’affirme BIVILLE (1990), p. 102, n. 8, gazan’est jamais scandé avec une syllabe initiale légère. 23

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FIG. 12. Synérèse ascendante (de gauche à droite) et diérèse (de droite à gauche).

FIG. 13. Synérèse descendante (de gauche à droite) et diérèse (de droite à gauche).

3.2. Synérèses ascendantes et diérèses avec le timbre

U

Avec le timbre U, les alternances observables peuvent produire une attaque de structure O.G ou F.G en synérèse ascendante, comme en témoignent (hors gémination prosodique) : con+fu+tue+re, a+dhi+buis+ti, ef+fu+tuis+ti, ba(t)+ tua+tur, qua(t)+tuor déjà cités (voir paragraphe 2.2), mais aussi gra+tui+ta (Pl., Cist.740),Pa+la+tua+lem(Enn., An.123), pi+tui+ta(Hor., Ep. I, 1, 108,

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S. II, 2, 76; Pers. II, 57), duo+de+cim(Pl., Ep. 674), duel+la (Pl.,Truc.483), puel+lam(Pl., Pœn.1301), pue+ri+ti+es (Aus., Prof.10, 13), fuis+se(Lucil. 542), fuis+ti (Pl., St. 630), sua+si(Verg., Én. XII, 814), sue+tus(Juv. 10, 231), etc. Dans tous ces cas, la diérèse correspondante est attestée ; voir, notamment, qua(t)+tu+or (Hor., S. I, 3, 8), gra+tu+i+tum (Stat., S. I, 6, 16), pi+tu+i+ta (Catul. 23, 17), du+el+lo (Pl., Amp. 189; Hor., O. III, 5, 38), su+a+dent (Lucr. IV, 1157), su+e+tae(Hor., S. I, 8, 17). Il en va de même pour acuasi l’orthographe recouvre, en l’occurrence, une réalité phonologique (figure 11). Dans d’autres alternances, la glissante apparaît à l’initiale de l’attaque, derrière /n/, /r/ ou /l/ en coda : Lan+ui+ni (Naev., Com. 22), ten+ue (Lucr. IV, 1242), ex+ten+uan+tur (Lucr. IV, 1262), gen+ua (Verg., Én.V, 432), sin+ua+tis (Sil. VI, 226), etc. ; lar+ua (Hor., S. I, 5, 64), Mi+ner+ua (Enn., An. 62), mil+uos(Juv. 9, 55), mal+uis+ti (Lucil. 91-92), pel+uis(Juv. 6, 431), sol+ui+tur(Lucr. I, 492), etc. Dans tous ces cas, la diérèse correspondante est attestée ; voir, notamment, La+nu+ui+nus (Catul. 39, 12), la+ru+ae (Pl., Cap. 598), Mi+ne+ru+a (Pl., Bac. 893), mi+lu+us (Hor., Ep. I, 16, 51), ma+lu+e+rint (Luc. II, 733), pe+lu+im(Laber. 94), so+lu+it (Catul. 2b, 3). 3.3. Synérèses ascendantes avec le timbre I Avec le timbre I, les alternances observables peuvent produire, nous l’avons vu, une attaque de structure O.SC, F.SC (par exemple, pen+sio+ni+busen CILVI, 7193a/33241 [= CLE1247], 3), L.SC, Nas.SC et G.SC en synérèse ascendante. Trois catégories d’exemples méritent d’être examinés de plus près. À côté de quia= /kwĭ+ă/ (par exemple, Hor., O.IV, 9, 28), on trouve la synérèse ascendante /kwjā/ (Pl., Mil.1278 ; Ter.-Maur. 1037, 1090, 1201, 1281 ; CILV, 923 [= CLE 1320], 6), où l’allongement de la voyelle découle du fait qu’en dehors des enclitiques -ne, -ue, -que, le latin ne permet pas l’existence d’un monosyllabe à voyelle brève finale 24. La variante bisyllabique /kwĭ+ā/ (Aus., Prof.8, 7) est une réfection. On lit, chez Ennius et Virgile, les vers suivants : auium,praepetibussesepulcrisquelocisdant fluuiorumrexEridanuscamposqueperomnis

(Enn., An.94 ; hexd) (Verg., G.I, 482 ; hexd)

Les figures 14 et 15 montrent la représentation phonologique qu’il convient d’attribuer à au+uiumet flu+uio+rum ; à chaque fois, le timbre U, soumis à la gémination prosodique devant le /j/ produit par la synérèse ascendante, s’attache 24 Sur l’élision en PL., Mil. 1278 et TER.-MAUR. 1090, voir SOUBIRAN (1995), p. 275276. Pour d’autres exemples de l’attaque /kwj/, voir ad+quies+ce+renten CILIX, 3895 [= CLE90], 3 ; quies+coen CILXIV, 2605 [= CLE477], 3 ; quie+tien CILV, 6128 [= CLE 473], 10 ; quie+tos en CIL VI, 25128/34156 [= CLE 1223], 13 ; LEUMANN (1977), p. 130 ; COURTNEY (1995), p. 311.

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FIG. 14

FIG. 15

à une position qui ne peut être uniquement attachée à la coda, de sorte que la première syllabe renferme une diphtongue descendante ou une voyelle longue : /ău+wjũ/ = [au+wj i ũu ˜ m], /flū+wjō+rũ/ = [fluu+wj i oo+rũu ˜ m]. ̌ ̌ ̌ ̌ Les formes de tenuis illustrent la sophistication prosodique dont certains poètes peuvent faire preuve : tenuianeclanaepercaelumuelleraferri raptacutis,tenuiaossapatentnexusquemadentes obnubittenuiaoracomis,actaliafletu spernecolitenuiorelyra.uagacingiturastris ortusetinstantemcornutenuioreuidebat

(Verg., G.I, 397 ; hexd) (Stat., Th.V, 597 ; hexd) (Stat., Th.VI, 196 ; hexd) (Stat., S.I, 4, 36 ; hexd) (Stat., Th.XII, 2 ; hexd)

Au traitement habituel, avec synérèse ascendante du timbre U, de ten+ui+achez Lucrèce et Virgile (voir paragraphe 3.2) s’ajoute, dans le cas de Stace, la synérèse ascendante du timbre I, ce qui fournit ten+uiaet donc aussi ten+uio+re (figure 16). On notera que la seule synérèse ascendante de I livrerait les formes amétriques /tĕ+nŭi+jă/ et /tĕ+nŭi+jō+rĕ/ suite à la gémination obligatoire du timbre I (voir paragraphe 1.4). Cette analyse est confirmée par un exemple d’Ausone : SiluiosIulismiscuit

(Aus., Ep.9, 87 ; quaternaireia)

Dans ce vers où Iu+lisdérive par synérèse descendante de Iu+li+is, l’accusatif Siluiosreçoit un traitement inspiré par les alternances entre sil+uaet si+lu+a (Hor., O. I, 23, 4). Il s’ensuit que /sĭl+uĭ+ōs/ est resyllabifié /sĭ+lŭ+jōs/ par diérèse de U et synérèse ascendante de I, ce qui déclenche la gémination du timbre I pour donner /sĭ+lŭi+jōs/.

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FIG. 16. tenuia = /tĕ+nŭ+ĭ+ă/ → /tĕn+wĭ+ă/ → /tĕn+wjă/.

3.4. Synérèses descendantes et ascendantes avec le timbre

E

Le corpus métrique renferme de nombreuses synérèses dont le premier composant est un e bref : au+reis (Verg., Én. V, 352), al+ueum (Stat., Th. V, 1), au+reo(Ov., H.6, 49), al+ueo(Verg., Én.VI, 412), Or+phea(Verg., B.6, 30), al+uea+ri+a(Verg., G.IV, 34) ; voir paragraphe 1.2. Le réalisme phonétique et phonologique impose de prendre en compte, ici, l’échelle de sonorité ou d’ouverture croissante selon laquelle se rangent les différents timbres du latin : I/Ĩ = U/Ũ < E/Ẽ = O/Õ < A/Ã (voir les références citées dans la note 13). Sur cette base, il faut postuler une synérèse descendante dans au+reis et al+ueum, mais une synérèse ascendante dans Or+phea, auquel on réservera donc les transcriptions unilinéaires /ŏr+pjă/ et [or+pj ea] (voir figure 6). Pour au+reo et autres ̌ ̌ formes similaires, la synérèse ascendante doit être préférée. On observe en effet que, dans les synérèses -eo-ou -ea-, la seconde voyelle est toujours longue ; on trouve au+rea = /ău+rjā/ = [au+r j eaa] (Verg. Én. I, 698, VII, 190) mais non ̌ ̌

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au+rea = /ău+rjă/ = [au+r j ea], et Or+phea n’apparaît qu’en fin d’hexamètre, ̌ ̌ où la voyelle finale est systématiquement allongée 25. On rencontre cependant une difficulté avec l’attestation suivante : sudando:pinguemuitiisalbumquenequeostrea

(Hor., S.II, 2, 21 ; hexd)

Il doit y avoir synérèse ascendante ; mais la phonologisation /ŏs+trjă/ viole la contrainte qui exclut les attaques à trois positions sans /s/ initial (voir paragraphe 1.2). La solution consistera ici à supposer que la semi-consonne est absorbée par la vibrante apicale, de sorte que l’on obtient, en transcription unilinéaire, /os+trjă/ (voir figure 17). Le phénomène ainsi décelé explique également la scansion à syllabe initiale légère de oriundi chez Lucrèce (voir paragraphe 2.2) ; à côté du traitement habituel où le /r/ gémine devant la semi-consonne 26, la forme lucrétienne se transcrira /ŏ+rjŭn+dī/. On analysera encore de cette manière les scansions Va+le+ria+nus et Ha+dria+ni / -o dans ces témoignages épigraphiques, en remarquant que, comme os+trea, les formes molosses renferment, devant le /r/ palatalisé, une occlusive dentale articulatoirement très proche 27 : C[aius] ManliushicValerianusnominedictus (CILV, 923 [= CLE1320], 5 ; hexd) fūgēre.Hadrianitamenadpiasaeculauerti (CILIII, 77/6631/12076 [= CLE 271], 6 ; hexd) Hadrianopotuiquiiudiceuastaprofundi (CILIII, 3676 [= CLE427], 3 ; hexd)

4. CONCLUSION La phonologie plurilinéaire fournit un outil de représentation qui, sous sa forme graphique, rendra de nombreux services dans un enseignement universitaire de la prosodie latine. Loin de réduire les phénomènes abordés à des simplifications 25

De même, quoad monosyllabique, qui apparaît toujours devant consonne (par exemple, LUCR. II, 850, HOR., S.II, 3, 91) lorsque sa syllabation et son poids ne sont pas indifférents (comme en CILI, 1218 / VI, 21975 [= CLE67], 3), est vraisemblablement produit par la synérèse de O : /kwŏ+ăd/ donnant /kwwăd/ puis /kwăd/ avec réduction du groupe /kww/. Pour des exemples de ce processus en latin vulgaire, voir VÄÄNÄNEN (1959), p. 38-39 ; LEUMANN (1977), p. 121, 133. 26 Voir por(r)iciam (discuté dans la note 21), Ca+me+rium bacchiaque à côté de Ca+me+rianapestique en CATUL. 55, 10 et 58b, 7, ou encore pa+rie+ti+bus,a+rie+te, a+rie+tat à syllabe initiale lourde chez VERG., Én.II, 442, VII, 175, XI, 890). 27 Sur Ha+dria+ni / -o, voir COURTNEY (1995), p. 24, 246, 334 ; sur la réalité phonologique et phonétique du phénomène, voir MURRAY (1987), p. 117-118, 123. En français commun, les syllabations qua+triè+me, vou+driez, cou+drier, ta+blier, bou+clier, san+glier, ou+vriè+re, etc. sont devenues obsolètes à partir du XVIIe siècle, suite au recul du /r/ apical (« roulé ») et à la désarticulation vers /lj/, ou le passage à /j/, du /ʎ/ palatal (« mouillé) ; mais elles survivent, avec le statut d’archaïsmes ou de régionalismes, chez certains poètes.

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FIG. 17

abusives en dissimulant les incertitudes qu’ils peuvent receler, cette approche donnera aux étudiants le moyen d’imaginer des traitements complexes, et parfois multiples, qui s’expriment difficilement à travers les transcriptions unilinéaires de l’orthographe commune ou de la phonétique et la phonologie traditionnelles. On pourra ainsi prendre la pleine mesure de la souplesse que les timbres et certaines articulations (nasales, liquides) manifestent vis-à-vis de la syllabation de manière à garantir que la coexistence, dans le discours poétique, de deux modes d’organisation ne compromette pas « l’effabilité », c’est-à-dire la richesse expressive offerte par la langue 28. La pédagogie de la métrique reposera, de la sorte, sur des fondements mieux assurés. UniversitélibredeBruxelles(ULB).

Marc DOMINICY.

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Voir DOMINICY (2011), p. 64-68.

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Une allusion à Épicure dans la lettre de Pline le Jeune sur la mort de Silius Italicus ?*

La lettre à Caninius Rufus que Pline le Jeune (III, 7) consacre à Silius Italicus à l’occasion de la mort de celui-ci vers 102 de notre ère 1 est ambiguë et réservée dans son évaluation de la vie, de l’action et de l’œuvre du défunt 2. Nous souhaitons examiner une des remarques que fait Pline le Jeune, dans laquelle nous proposons de voir un écho d’une lettre d’Épicure, et montrer qu’elle contribue elle aussi, sans doute de manière volontaire, à la combinaison d’éloges et de marques de rejet qui caractérise la présentation de Silius Italicus par Pline le Jeune. La lettre de Pline le Jeune commence par rapporter la mort de Silius Italicus : ModonuntiatusestSiliusItalicusinNeapolitanosuoinediafinisseuitam,causa mortisualetudo.Eratillinatusinsanabilisclauus,cuiustaedioadmorteminreuocabili constantia decucurrit usque ad supremum diem beatus et felix, nisi quod minoremexliberisduobusamisit,sedmaioremmelioremqueflorentematqueetiam consularemreliquit. (Plin., Ep. III, 7, 1-2) « On vient d’annoncer que Silius Italicus, dans sa propriété de Naples, a mis fin à ses jours par le jeûne. La raison de sa mort est sa santé. Il lui était apparu une tumeur incurable, dont le dégoût l’avait fait courir vers la mort avec une constance irrévocable, heureux et comblé jusqu’au jour ultime, si ce n’est qu’il avait perdu le plus jeune de ses deux enfants, mais il a laissé l’aîné, et le meilleur, prospère, et même consulaire. 3 »

Le poète s’est donc suicidé à la suite d’une maladie incurable. L’éloge qui est fait de sa constantia peut être de la part de Pline le Jeune une allusion * C’est un honneur de dédier les brèves réflexions présentes, issues d’un enseignement à l’Université libre de Bruxelles en deuxième et troisième années de baccalauréat de Langues et littératures classiques, à Ghislaine Viré, qui a exercé le même enseignement avant moi. Un tout grand merci aux étudiants pour leurs remarques sur les considérations que je développe ici. 1 À propos de la vie de Silius Italicus, cf. par exemple les brèves synthèses de MARKS (2005), p. 8-9 et d’AUGOUSTAKIS (2009), p. 5-6. 2 Sur l’ambiguïté et les réserves qui caractérisent cette lettre, cf. VESSEY (1974) ; LEFÈVRE (1989), p. 118-119, 128 ; GIBSON / MORELLO (2012), p. 123-126 – pace GAGLIARDI (1990), p. 291 n. 15, qui considère que le seul blâme émis par Pline le Jeune regarde la valeur littéraire des Punica. 3 Pour la traduction de clauus par « tumeur », hypothétique, cf. SHERWIN-WHITE (1966), p. 227 ; VESSEY (1974), p. 109 ; DOMINIK (2009), p. 430.

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consciente 4 aux convictions philosophiques de Silius Italicus, s’il est bien vrai que ce dernier adhérait à un courant du stoïcisme, ce qui n’est cependant pas certain 5. Nous croyons pouvoir identifier un écho de la lettre écrite par Épicure le jour de sa mort dans la formule usqueadsupremumdiembeatusetfelix « heureux et comblé jusqu’au jour ultime » 6. Cette apposition comporte trois traits qui nous paraissent significatifs : – le contexte est celui d’une maladie mortelle, qui en l’occurrence pousse Silius Italicus au suicide par inanition ; – est cependant soulignée la félicité du personnage, au moyen d’une hendiadyn comportant les deux adjectifs du même champ sémantique beatus et felix ; – la formulation choisie souligne le caractère stable de cette félicité même en dépit de la maladie et encore jusqu’au jour de la mort du poète, grâce à l’indication temporelle usqueadsupremumdiem « jusqu’au jour ultime ». Ces mêmes traits, avec les mêmes lexèmes, se retrouvent dans un passage du DeFinibus cicéronien : Audi, ne longe abeam, moriens quid dicat Epicurus, ut intellegas facta eius cum dictisdiscrepare:“EpicurusHermarcho.Cumageremus”inquit“uitaebeatumet eundem supremum diem, scribebamus haec. Tanti aderant uesicae et torminum morbi,utnihiladeorummagnitudinempossetaccedere”. (Cic., Defin., II, 30, 96) « Écoute, pour ne pas aller loin, ce que dit Épicure mourant, et tu comprendras que ses actions jurent avec ses paroles : “Épicure à Hermarque, salut. C’est en vivant”, dit-il, “un jour de vie heureux et en même temps ultime, que nous t’écrivions ceci. Si grands étaient nos maux de vessie et d’entrailles, que rien n’aurait pu s’ajouter à leur force”. »

La lettre d’Épicure, dans la traduction de Cicéron, renvoie elle aussi au contexte d’une maladie mortelle. Épicure souligne le bonheur qui est le sien, et Cicéron utilise l’adjectif beatus comme Pline le Jeune le fait pour Silius Italicus. La lettre d’Épicure est emphatiquement datée du jour de la mort du philosophe, 4 Cf. SHERWIN-WHITE (1966), p. 227 ; VESSEY (1974), p. 109 ; LEFÈVRE (1989), p. 119. La mise en évidence de la constantia dans le suicide est aussi un écho à la description du suicide de Corellius faite par Pline le Jeune en Ep.I, 12, 9, et renvoie peut-être, plus généralement qu’au stoïcisme, à des débats contemporains sur la mort volontaire. Cf. BÜTLER (1970), p. 71-78. 5 Sur ce point, cf. en dernier lieu les réflexions de MARKS (2005), p. 271-273 et la mise au point bibliographique de DOMINIK (2009), p. 429-430. La remarque d’Épictète (III, 8, 7) indique que Silius Italicus avait la réputation d’un philosophe et qu’il était en relations avec Épictète, mais pas que le poète se réclamait explicitement du stoïcisme. 6 Pour d’autres échos à la littérature grecque dans la lettre de Pline le Jeune (Ep. III, 7, 13 et 15), en l’occurrence à Hérodote (VII, 45 et 46) et à Hésiode (O. 24), et pour la portée de ces échos destinés à être perçus et évalués par le lecteur cultivé visé par Pline le Jeune, cf. LEFÈVRE (1989), p. 121.

UNE ALLUSION À ÉPICURE

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supremumdiem, le même adjectif et le même substantif que chez Pline le Jeune avec le même ordre des termes. Le texte grec de ce passage 7 est conservé grâce à la vie que Diogène Laërce consacre à Épicure : ἤδη δὲ τελευτῶν γράφει πρὸς Ἰδομενέα τήνδε ἐπιστολήν· ‘τὴν μακαρίαν ἄγοντες καὶ ἅμα τελευτῶντες ἡμέραν τοῦ βίου ἐγράφομεν ὑμῖν ταυτί· στραγγουρικά τε παρηκολουθήκει καὶ δυσεντερικὰ πάθη ὑπερβολὴν οὐκ ἀπολείποντα τοῦ ἐν ἑαυτοῖς μεγέθους· (...)’ (Diog. Laert., X, 22) « Au moment même de sa fin il écrit à Idoménée la lettre que voici : “c’est en vivant et en même temps en finissant le jour bienheureux qu’est la vie que nous vous écrivions ceci : les souffrances de la strangurie et celles de la dysenterie s’étaient poursuivies, sans relâcher la violence de l’ampleur qu’elles comportent (...)”. »

La traduction de Cicéron comporte une modification importante par rapport à l’original, volontaire ou non. Dans la lettre d’Épicure, le « jour », ἡμέραν, désigne par métaphore la vie. La métaphore est explicitée par le génitif : une traduction littérale est « jour de la vie », ἡμέραν τοῦ βίου. L’alliance paradoxale – mais l’explication du paradoxe réside dans la sagesse du philosophe – est celle des participes ἄγοντες καὶ ἅμα τελευτῶντες « en vivant et en même temps en finissant ». Le sage termine son existence, le « jour de la vie », comme il l’a vécue, à savoir comme un bonheur, et c’est un paradoxe seulement pour la pensée commune que d’être heureux au moment de sa mort. Dans l’adaptation cicéronienne, l’alliance paradoxale est celle des deux adjectifs beatumeteundemsupremum « heureux et en même temps ultime », rapportés tous deux à diem « jour ». Ici aussi, la sagesse rend heureux même ce qui pour l’ignorant est un jour de malheur, celui de la mort. Le contenu sapiential est le même que dans le texte original. Mais Cicéron a retiré à « jour » son signifié métaphorique et désigne ainsi le jour même de la mort du philosophe 8. La présentation que donne Pline le Jeune de la vie de Silius Italicus comporte un écho précis non pas au texte original de la lettre d’Épicure, mais à sa traduction par Cicéron. Comme dans cette dernière en effet, l’indication relative à la vie de Silius Italicus associe l’adjectif supremum « ultime » à diem « jour » sans métaphore. Il nous semble que Pline le Jeune indique nettement, par cet écho précis à la lettre d’Épicure, à laquelle il renvoie sous la forme latine que lui a donnée 7 La différence de destinataire entre le texte grec et l’adaptation latine de la lettre d’Épicure s’explique probablement par une confusion secondaire : cf. LAKS (1976), p. 90-91. 8 Pour le texte d’Épicure, sa traduction – nous avons préféré conserver l’imparfait épistolaire dans celle que nous proposons – et l’interprétation de la divergence entre la lettre telle qu’elle est citée par Diogène Laërce et son adaptation par Cicéron, cf. LAKS (1976), p. 22, 90-92. Cicéron (De Fin. II, 31, 100) souligne cependant par ailleurs la grande littéralité de sa traduction, parce que sa stratégie philosophique est de réfuter Épicure à partir de lui-même et qu’il est donc indispensable de suivre précisément la pensée de celui-ci telle qu’elle apparaît dans cette lettre. Cf. sur ce point WARREN (2001), p. 25.

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Cicéron, que le consul néronien et poète flavien dont il rapporte la mort a atteint la félicité qu’Épicure revendiquait pour lui-même. L’intertextualité ainsi suscitée par Pline le Jeune a vocation à être perçue et interprétée par son lecteur 9. Elle contribue, nous semble-t-il, à l’ambiguïté de la présentation qui est donnée de Silius Italicus. Elle concorde en effet avec plusieurs remarques de Pline le Jeune qui soulignent la mollesse dans laquelle a, selon lui, vécu le poète : aucun exercice physique n’est mentionné pour lui, et même il est dit qu’il se dorlotait au-delà de ce que sa santé requérait 10. La remarque initiale usqueadsupremumdiembeatusetfelix, renvoyant le lecteur cultivé à une lettre d’Épicure, peut être un moyen pour Pline le Jeune de reprocher à Silius Italicus un goût du confort et de l’inaction physique qui relèvent d’un épicurisme entendu non pas au sens d’école philosophique rigoureuse, mais selon l’acception courante d’une simple prédilection égoïste pour la paresse. Si Silius Italicus a véritablement professé son appartenance à l’école philosophique stoïcienne, une telle allusion, dès le début de la présentation du poète défunt, est un moyen pour Pline le Jeune de contredire cette prétention en affirmant que la vie du poète a relevé en fait d’un tout autre courant, celui d’un épicurisme banal. Le rapprochement dans la même phrase d’un écho à Épicure et de la vertu de constantia peut alors être perçu comme ironique ou du moins comme l’expression des paradoxes d’un poète à la vie molle et aux convictions énergiques, tel que se le représente Pline le Jeune. UniversitélibredeBruxelles(ULB). Emmanuel DUPRAZ. Écolepratiquedeshautesétudes,UniversitéPSL(Paris). 9 L’interprétation que nous donnons de l’écho épicurien s’inscrit dans la lecture que proposent GIBSON / MORELLO (2012), p. 123-126 de l’ensemble de la lettre III, 7 comme devant être analysée par comparaison avec d’autres textes. Ces deux auteurs commentent en l’occurrence la lettre relative à Silius Italicus en la rapprochant d’autres lettres du livre III de Pline le Jeune. Il existe donc une structuration à l’échelle d’un livre entier dans la correspondance de celui-ci. L’écho que nous analysons renvoie à un phénomène d’intertextualité encore plus ample. Il suppose, entre l’auteur et le public cultivé pour lequel il écrit, une connivence telle que Pline le Jeune peut supposer que ses lecteurs savent reconnaître une variation sur un passage du DeFinibus cicéronien et interpréter la lettre qu’il publie en fonction de cette identification. Cf. aussi notre note 6. 10 GIBSON / MORELLO (2012), p. 123-126 observent notamment que la lettre consacrée à Silius Italicus est composée d’une manière parallèle à l’éloge de Spurinna dans la lettre III, 1 de Pline le Jeune : or Spurinna est loué d’une part pour son emploi du temps régulier, qui comprend des occupations non seulement intellectuelles mais aussi physiques, et d’autre part pour la qualité de sa poésie ; Silius Italicus, quant à lui, compose selon Pline des vers qui ne méritent pas un éloge aussi enthousiaste (III, 7, 5), et par ailleurs il n’a aucune activité physique – de fait, il se soigne à l’excès (III, 7, 9) et passe des journées entières dans sa chambre (III, 7, 4). GIBSON / MORELLO (2012), p. 123-126 pensent que Pline le Jeune établit implicitement un lien entre la mollesse corporelle et la mauvaise qualité de la poésie chez Silius Italicus, en contrepoint à l’éloge qui est fait des exercices physiques et des vers de Spurinna.

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À propos de l’analyse rhétorique : le discours du consul Publius Sulpicius Galba sur la guerre de Macédoine (Liv. XXXI, 7)

1. INTRODUCTION :

UN DISCOURS CHEZ

TITE-LIVE

Au début du livre 31 de l’Ab Vrbe condita, face à la menace que représente Philippe et aux prières des Athéniens 1, le projet de ce qui deviendra la seconde guerre de Macédoine se précise. Mais bien que le Sénat ait déjà remis un avis favorable à une expédition militaire, les comices (centuriates) refusent de voter le déclenchement d’un nouveau conflit. Le consul Publius Sulpicius Galba, qui devait mener le début de cette nouvelle guerre, convoque alors à nouveau les comices et Tite-Live (XXXI, 7) lui attribue le discours suivant 2 : 2 Ignorare,inquit,mihiuidemini,Quirites,nonutrumbellumanpacemhabeatis uos consuli – neque enim liberum id uobis Philippus permittet, qui terra mariqueingensbellummolitur–sedutruminMacedoniamlegionestransportetis an hostes in Italiam accipiatis. 3 Hoc quantum intersit, sin unquam ante alias,proximocerte[Punico]belloexpertiestis.Quisenimdubitatquin,siSaguntinis obsessis fidemque nostram implorantibus impigre tulissemus opem, sicut patresnostriMamertinistulerant,totuminHispaniamauersuribellumfuerimus, quodcunctandocumsummacladenostrainItaliamaccepimus?4 Neilludquidem dubiumestquinhuncipsumPhilippum,pactumiamperlegatoslitterasquecum Hannibale ut in Italiam traiceret, misso cum classe Laeuino qui ultro ei bellum inferret,inMacedoniacontinuerimus.5 Etquodtuncfecimus,cumhostemHannibalem in Italia haberemus, id nunc pulso Italia Hannibale, deuictis Carthaginiensibus cunctamur facere? 6 Patiamur expugnandis Athenis, sicut Sagunto expugnandoHannibalempassisumus,segnitiamnostramexpeririregem:7 non quintoindemense,quemadmodumabSaguntoHannibal,sedquinto[inde]die quamabCorinthosolueritnaues,inItaliamperueniet.8 NeaequaueritisHannibali PhilippumnecCarthaginiensibusMacedonas:Pyrrhocerteaequabitis.dico?Quantumueluiruirouelgensgentipraestat.9 Minimaaccessio semperEpirusregnoMacedoniaefuitethodieest.Peloponnesumtotamindicione PhilippushabetArgosqueipsos,nonueterefamamagisquammortePyrrhinobilitatos.10 Nostranunccomparate.quantomagisflorentemItaliam,quantomagis 1

La chronologie et l’authenticité des événements décrits par Tite-Live sont très discutées par les historiens, mais cela n’entre pas dans le propos du présent article. 2 Texte tiré de l’édition de HUS (1977), que nous reproduisons à dessein sans sauts de paragraphes.

L’ANALYSE RHÉTORIQUE : LE DISCOURS DE PUBLIUS SULPICIUS GALBA

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integras res, saluis ducibus, saluis tot exercitibus quos Punicum postea bellum absumpsit, adgressus Pyrrhus tamen concussit et uictor prope ad ipsam urbem Romanamuenit.11 NecTarentinimodooraqueillaItaliaequammaioremGraeciam uocant, ut linguam, ut nomen secutos crederes, sed Lucanus et Bruttius et Samnis ab nobis defecerunt. 12 Haec uos, si Philippus in Italiam transmiserit, quieturaautmansurainfidecreditis?ManseruntenimPunicoposteabello!Nunquamistipopuli,nisicumdeeritadquemdesciscant,abnobisnondeficient.13 Si piguissetuosinAfricamtraicere,hodieinItaliaHannibalemetCarthaginienses hostes haberetis. Macedonia potius quam Italia bellum habeat: hostium urbes agriqueferroatqueigniuastentur.14 Expertiiamsumusforisnobisquamdomi feliciorapotentioraquearmaesse.Iteinsuffragiumbeneiuuantibusdiuisetquae patrescensueruntuosiubete.15 Huiusuobissententiaenonconsulmodoauctor estsedetiamdiimmortales,quimihisacrificantiprecantiqueuthocbellummihi, senatui uobisque, sociis ac nomini Latino, classibus exercitibusque nostris bene acfelicitereueniret,laetaomniaprosperaqueportendere.

Ce discours n’est qu’un exemple parmi de nombreux autres. C’est en effet une habitude bien connue des historiens anciens, mais toujours déroutante pour l’historien moderne, que d’insérer des discours dans la bouche des protagonistes de leur récit. Ces discours ne sont probablement pas authentiques 3 mais sont reconstruits ou retravaillés, dans une mesure qu’il est difficile d’apprécier, pour correspondre plutôt à l’idée de ce que le personnage aurait pu dire dans les circonstances décrites (Thc. I, 22), et donc aussi à un certain caractère 4. Ces discours remplissaient dès lors des fonctions littéraires, esthétiques ou didactiques 5 : rompre la monotonie et donner plus de vivacité au récit, représenter de manière plus frappante les enjeux pour les parties en présence, appréhender la personnalité et la pensée des petits et grands acteurs de l’histoire, etc. Mais au-delà de ces aspects, le plus fascinant est sans doute que ces productions sont les témoins d’une pratique et, à travers elle, de la maîtrise d’une technique : la rhétorique. Or, sur la rhétorique, depuis les fragments des premiers sophistes, la RhétoriqueàAlexandre et la Rhétorique d’Aristote, jusqu’aux manuels de progymnasmata et aux traités d’époques byzantine et tardive rassemblés dans les larges volumes des RhetoresGraeciet des RhetoresLatiniMinores, en passant par les œuvres de Cicéron ou de Quintilien, les Anciens nous ont laissé une documentation abondante (traités, manuels, recueils d’exercices et même témoignages papyrologiques) qui révèle une importante réflexion sur la pratique oratoire, de 3

Lorsque la comparaison est possible avec un discours authentique, on constate que l’historien le retravaille considérablement, comme dans le cas de la Table Claudienne et le discours correspondant de TACITE (An. XI, 24). Voir DEVILLERS (2003), p. 133. 4 On peut sans doute rapprocher cette habitude de l’exercice de l’éthopée ou prosopopée, que l’on trouve dans les manuels de progymnasmata. 5 Voir MARINCOLA (2007) et PAUSCH (2010). Pour ce qui concerne plus particulièrement Tite-Live, voir BERNARD (2000), p. 87-129 ; BURCK (1967), p. 395-463 ; CIZEK (1995), p. 172 ; SANS (2019a) ; WALSH (1961), p. 219-245.

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BENOÎT SANS

nombreuses théories et, avec elles, nombre de concepts, classifications et recommandations pertinents. À côté de la théorie, les Anciens nous ont permis de conserver nombre de discours d’orateurs célèbres, comme Démosthène ou Cicéron, à quoi s’ajoutent ceux, plus ou moins connus, que l’on trouve dans les œuvres littéraires de différents genres, et même des copies d’élèves, plus ou moins réussies, sur papyrus ou sur d’autres supports. Les discours de Tite-Live ont d’ailleurs servi de modèles dès l’Antiquité 6 et, comme nous le verrons, bien au-delà. Pour le professeur ou le chercheur qui s’intéresse à cette discipline, il est dès lors naturel et tentant de vouloir appliquer les principes de la théorie aux exemples de la pratique, autrement dit d’en rendre compte et de les commenter du point de vue de la rhétorique. Par ce biais, on peut même espérer redécouvrir et acquérir la technique elle-même à travers les outils, exemples et exercices élaborés par les Anciens 7. 2. « FLEXIBILITY

AND MESSINESS

? »8

Nombreux sont sans doute les latinistes qui gardent en tête le souvenir des premières phrases de la Première Catilinaire de Cicéron ou, en parallèle, du discours de Catilina à ses compagnons au chapitre 20 de la Conjuration de Catilina de Salluste. Mais lorsqu’on se risque à l’analyse de tels discours, ou de celui que nous avons choisi ici, en s’appuyant sur les théories des Anciens, les problèmes sont nombreux, et cela dès les premières étapes, que sont l’inuentio (trouver les preuves et les arguments) et la dispositio (organiser les arguments et le discours en différentes parties). En l’occurrence, le discours de Tite-Live ne semble pas répondre à la structure classique (exorde, narration, argumentation, conclusion) ; les arguments, entremêlés de questions rhétoriques et de comparaisons, s’enchaînent, mais il semble difficile d’en fixer le début et la fin, ou d’y apposer des étiquettes. Le lecteur se trouve ainsi confronté à des questions apparemment simples, et dès lors fondamentales, mais pas forcément faciles à résoudre : Par où commencer ? Quelle théorie choisir ? Comment sait-on 6 La qualité des discours de Tite-Live est louée par QUINTILIEN (X, 1, 101) et par TACITE (An. IV, 34, 4). On sait que ces discours ont fait l’objet d’éditions séparées dès l’époque de Domitien : voir WALSH (1961), p. 219. Certains d’entre eux semblent inspirés d’exercices de rhétorique (voir HER. III, 2). 7 C’est notamment l’objet des recherches actuellement menées par le Groupe de recherche en Rhétorique et en Argumentation Linguistique (« GRAL »), dirigé par Emmanuelle Danblon à l’Université libre de Bruxelles. Voir par exemple SANS (2017). 8 Ce titre renvoie à trois conférences non publiées de J. WISSE (« Theory and Practice in Classical Rhetoric: Cicero and Beyond », Tübingen, 2015 ; « Left to One’s Deliberative Devices: Orators, Historians and Rhetorical Theory », Nicosie, 2015 ; « Rhetorical Theory, Orators and Historians: Some Scholarly Orthodoxies Re-examined », Londres, 2017), auxquelles j’ai eu le plaisir d’assister. Le présent article se veut à la fois une prolongation et une réponse par rapport à ces réflexions.

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qu’un discours se termine ou qu’il passe d’une partie à une autre 9 ? Autrement dit, comment découper le discours en unités pertinentes et signifiantes ? D’aucuns se sont livrés à cet exercice sur le discours de Sulpicius. Si l’on met de côté les analyses de discours isolées, effectuées dans des contextes divers et qu’il serait impossible de rassembler, ainsi que les études sur le style des discours 10, l’un des rares auteurs modernes à s’être penché de manière systématique sur la structure des discours des historiens (uniquement latins) est Ragnar Ullmann (1927), qui propose pour notre discours, l’analyse suivante : I) Proœmium [= exorde] : principiumarebusipsis (§ 2) II) Tractatio [= argumentation] (§ 3-12) a) Possibile (§ 3-5) b) Prudens (§ 6-7) c) Tutum (§ 8-12) III) Conclusio : enumeratio avec προτροπή (§ 13-15)

Ullmann précise en outre que le topos principal du discours est, selon lui, le tutum, pour « caractériser la prudence du conseil de l’orateur 11 ». Des années plus tard, Briscoe 12, bien qu’il la suive, commente l’analyse précédente de la manière suivante : « On the main divisions of the speech I have no quarrel with Ullmann. It is the sub-divisions of the tractatio which seem to me artificial. Prudens and tutum could describe any of the three sections. It would be fairer to say that the tractatio is an elaboration of the point made in the proœmium – invade Macedon now or you will have a war in Italy. The arguments for this are: (i) if you had invaded Spain, the Second Punic War, like the first, would not have been fought in Italy; (ii) you invaded Macedon even during the Hannibalic War: surely you can do it now with the Punic danger removed; (iii) give Philip any time, and he will be in Italy; (iv) he will be far greater danger than Pyrrhus; (v) many Italian states will join him. All these arguments, if one wants to give them a name, are simply sub-divisions of the utile– which Aristotle regarded as the sole aim of deliberative orations. »

Enfin, l’analyse la plus récente du discours est, à notre connaissance, due à Luce 13. Selon ce dernier, les principaux arguments du discours sont le (in)tutum (« il est imprudent de laisser Philippe agir »), le facile (« vous pouvez le défaire facilement par une attaque préventive ») et le necessarium (« la guerre est inévitable : vous pouvez seulement décider où elle doit se faire »). Luce ajoute que la structure du discours est basée sur une série de comparaisons historiques, dont Voir GUÉRIN (2003). Voir DANGEL (1976, 1982, 1988) et ULLMANN (1929). 11 ULLMANN (1927), p. 135. 12 BRISCOE (1973), p. 20. 13 LUCE (1993), p. 81-82. 9

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il dresse une liste 14. Il note que ces comparaisons débutent et finissent avec des conditions contrefactuelles, qu’elles commencent par Hannibal, passent à Philippe, remontent dans le temps avec Pyrrhus avant de revenir à Hannibal. Il conclut alors : « Brief as the speech is, its structure is very complex ». Tous les commentateurs modernes identifient donc le discours comme appartenant au genre délibératif (politique) et utilisent en conséquence les lieux propres à ce genre 15. Mais au-delà de ce consensus de base, le lecteur aura bien du mal à identifier un point d’accord ou simplement à s’y retrouver : Ullmann utilise ici un vocabulaire précis 16 sans le justifier ni chercher à le traduire dans d’autres systèmes ; Briscoe semble embarrassé par les étiquettes, confondre le niveau global de l’utilitas avec le lieu de l’utile et, paraphrasant les points qui lui semblent saillants, se contenterait volontiers d’une seule qualification pour l’ensemble du discours, mais qui n’est pas la même que celle d’Ullmann ; Luce évite de localiser les lieux qu’il identifie et qu’il énumère peut-être par ordre d’importance, mais pas dans celui du discours ; il ne précise pas davantage comment il faut intégrer les comparaisons qu’il relève dans un schéma global. En bref, le résultat semble tantôt brouillon, tantôt opaque, parfois même trivial. Dans l’ensemble, il peut donner l’impression d’un certain chaos et, pour les analyses rhétoriques, d’un certain arbitraire : celles-ci semblent souvent reposer uniquement sur l’intuition ou la sensibilité de l’analyste. Bien avant ces tentatives modernes, d’autres analyses avaient été produites, parfois en grand nombre, mais restent souvent négligées. Dans le sillage de la 14 (1) Si vous aviez porté secours à Sagonte, comme nos ancêtres aux Mamertins, Hannibal n’aurait pas envahi l’Italie (§ 3) ; (2) dans la guerre qui vient de s’achever, nous avons gardé Philippe loin de l’Italie en l’affrontant sur son propre sol. Pourquoi hésitons-nous à présent ? (§ 4-5) ; (3) si nous permettons qu’Athènes soit prise comme nous l’avons fait pour Sagonte, Philippe sera ici en cinq jours et non en cinq mois comme Hannibal (§ 6-7) ; (4) mais laissons la comparaison d’Hannibal avec Philippe et des Carthaginois avec les Macédoniens ; prenons Pyrrhus à la place : (a) la puissance de l’Épire n’était rien en comparaison avec celle de la Macédoine aujourd’hui (§ 8-9) ; (b) comparez l’Italie d’alors, lorsqu’elle était forte et que Pyrrhus s’est avancé jusqu’aux murs de Rome, avec notre faible condition actuelle (§ 10) ; (c) nos alliés dans le sud de l’Italie ont fait défection pour Pyrrhus et Hannibal. Pensez-vous qu’ils vont se comporter différemment lorsque Philippe arrivera ? (§ 11-12) ; (5) si vous n’aviez pas porté la guerre en Afrique, vous auriez toujours Hannibal en Italie, dévastant les campagnes (§ 13). 15 Sur les lieux du genre délibératif, voir entre autres Rhet. Al. I, 4, 1421b 22-32 ; ARSTT., Rhet. I, 3, 5, 1358b 22 ; HER. III, 2-7; CIC., Inu. II, 155-176 ; deOr. II, 333341 ; Part. 83-97; QUINT. III, 8. Le genre délibératif correspond à la στάσις πραγματική (statusnegotialis) dans le système des στάσεις (HERMOG., Stat. VII) et aux τελικὰ κεφάλαια (ASPIN., Rhet. IX ; MÉN. RH. I, 358, 19-31). On les retrouve aussi pour l’exercice de la thèse et la proposition de loi dans les manuels de progymnasmata (THÉON XI-XII, 116, 27-117, 4 ; 120-130 Spengel [suite de la proposition de loi dans la tradition arménienne, voir Patillon (2002)], APHTH. XIII-XIV; PS.-HERMOG. XI-XII ; NICOLAOS XII-XIII, 71-79 Felten). 16 Cicéron (Inu. II, 160) est le seul à mentionner la prudentia.

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redécouverte de la rhétorique et des traités de l’Antiquité depuis la Renaissance, et particulièrement aux XVIe et XVIIe siècles, jusqu’au XIXe siècle, de nombreux outils (traités, manuels, recueils) ont été produits à destination des classes de rhétorique, afin de compléter les œuvres des Anciens 17. Et ce besoin de matériel pédagogique ne fera que s’accentuer sur fond de développement de l’enseignement et de concurrence religieuse autour de l’enjeu crucial de l’éducation 18. Faisant déjà partie du triuium durant le Moyen-Âge, la rhétorique conserve en effet une place importante dans l’enseignement d’inspiration humaniste dispensé dans les institutions catholiques 19 et protestantes. Parmi les outils développés, on trouve d’importants recueils, appelés conciones, où les maîtres, soucieux de fournir à leurs élèves des modèles pour s’exercer, compilent de nombreux discours, anciens et, progressivement, contemporains, parfois accompagnés de commentaires, d’analyses et de classifications 20. Et par rapport aux longs discours des orateurs célèbres, les discours des historiens, ou des poètes, présentent un avantage pédagogique indéniable : ils sont souvent plus courts et donc plus facilement appréhendables dans leur ensemble et dans le temps limité d’une heure de cours ou d’un cursus 21. Nous prendrons ici deux exemples d’analyses pour le même discours de Sulpicius : la première est due à Johannes Tesmar (1612-1654), professeur de rhétorique à Brême ; la seconde à Marco Antonio Ferrazzi (1661-1748), préfet des études du Séminaire de Padoue, qui, à partir de 1694, publie plusieurs commentaires des discours de Tite-Live, Virgile et plus tard, Cicéron, et qui a sous la main les commentaires du précédent 22. Nous avons reproduit partiellement les deux textes en annexe. Ces analyses, à la fois plus longues et plus détaillées que les précédentes, donnent d’emblée une impression de rigueur. S’occupant principalement de l’inuentio et de la dispositio, plus rarement de l’elocutio, elles reposent sur l’application linéaire d’une procédure, d’un plan déterminé et d’un ensemble de termes techniques. Elles commencent par quelques éléments de contexte (l’argumentum), suivis d’un aperçu général des preuves techniques et des parties du discours ; vient ensuite l’analyse détaillée, découpant le discours en ses différentes sections et relevant, pour chacune d’elles, la conclusion poursuivie, les arguments et les techniques employées ; enfin, l’étude se termine parfois par des réflexions sur l’effet et l’utilité du discours, mais surtout par des sententiae, tirées ou élaborées à partir du discours, et facilement exploitables. 17 Ces ressources sont en cours de traduction et d’exploitation par l’équipe « RARE » de l’Université Grenoble-Alpes, animée par Francis Goyet et Christine Noille. Je les remercie d’avoir porté ces textes à mon attention et de m’avoir permis de collaborer à leurs travaux. 18 Voir notamment KRAUS (2003). 19 Voir GOYET (2017). 20 On trouvera un catalogue de ces conciones dans ZOIDO / PINEDA (2017). 21 Par exemple dans la Ratiostudiorum des Jésuites. Voir NOILLE (2007). 22 TESMAR (1657) ; FERRAZZI (1694).

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Chaque auteur développe sa propre manière de faire : tandis que Tesmar est plus synthétique, met en évidence les principaux mouvements et arguments du discours, Ferrazzi est plus analytique et multiplie les lemmes, pour proposer un commentaire rhétorique ad uerbum, tout en cherchant à dévoiler une structure d’ensemble, qui n’est pas toujours évidente. Mais les deux auteurs sont toutefois marqués par leur époque et en particulier par la dialectique 23, qui est ici savamment mélangée à la rhétorique 24, dans un cadre aristotélicien : l’essentiel de l’analyse consiste à déployer les syllogismes sous-jacents et à identifier les raisonnements, les lieux utilisés – autrement dit, à identifier ou illustrer les éléments communs de la théorie à travers le cas particulier ; dans les deux cas, le discours est envisagé comme un ensemble organique où chaque partie est rattachée à un syllogisme de base qui capture l’ensemble du discours. Même si ces analyses, par leur caractère systématique, semblent davantage supporter la possibilité d’une méthode, elles n’en conservent pas moins des différences, tant dans leur structure que dans l’identification des éléments qui composent le discours. Un double constat s’impose alors, qui peut paraître quelque peu décevant au regard de l’aisance que semblaient promettre les cadres balisés des théories : celui de la diversité des lectures, qui reflète parfois la disparité dans les traités eux-mêmes, et, à quelques exceptions près 25, celui d’un écart relativement important entre la pratique telle qu’elle apparaît dans les discours conservés et les théories qui sont censées la décrire. Ce constat n’est pas nouveau et est bien connu pour les discours de Cicéron par exemple, qui ne semblent pas toujours suivre les principes développés par l’orateur dans ses ouvrages théoriques 26. On donne à ce constat différentes explications, souvent complémentaires 27 : soit la théorie n’a pas toujours été enseignée ou appliquée de façon systématique, soit elle n’englobait pas toute la réalité de la pratique. Quoi qu’il en soit, on est contraint d’admettre une certaine flexibilité, qu’elle se situe dans la présentation de la théorie elle-même 28 et dans la façon dont 23 Contrairement à ce qui se passe dans l’Antiquité, la dialectique (c’est-à-dire, au Moyen-Âge et la Renaissance, la logique) occupait en effet les premières années de l’enseignement. Voir MACK (2007), p. 93. 24 Cette association de la dialectique et de la rhétorique était entre autres incarnée par R. Agricola, L. Valla, P. de la Ramée, P. Mélanchton, J. Caesarius ou encore Latomus. Voir MACK (2007), p. 94. 25 En particulier le Pro Milone, qui apparaît comme une sorte de discours modèle, étrangement proche des recommandations des traités de rhétorique. Voir à ce sujet l’hypothèse de WISSE (2007). 26 Voir notamment HUMBERT (1972) ; MAY (2002) ; SOLMSEN (1938) ; STROH (1975). Cicéron prend parfois ses distances vis-à-vis d’une théorie d’origine grecque (e. g. CIC., deOr. II, 77-80). Voir WISSE (2007, 2013). 27 Voir la discussion chez WISSE (2007), p. 56-66. 28 Les indications en ce sens sont assez rares selon WISSE (2007), p. 58-59. Voir cependant GOYET (2013) sur la notion de forma.

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elle était enseignée 29 ou chez les orateurs eux-mêmes. Mais cette flexibilité et cette diversité, somme toute logiques et analogues à ce qui s’observe dans de nombreux domaines, n’empêchent pas pour autant la possibilité d’une méthode et d’une analyse précise. Mais quels principes peut-on alors proposer ? 3. L’ANALYSE

RHÉTORIQUE

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ESQUISSE DE MÉTHODE

Un premier principe, pour tenter de limiter le champ de l’analyse, est de se rappeler que la théorie rhétorique, dont l’élaboration s’étale sur plusieurs siècles, ne constitue pas un tout unifié et continu : en fonction de l’époque de l’œuvre considérée, on peut se demander à quelles théories ou traités l’auteur a pu avoir accès. Mais un tel principe est difficile à appliquer pour les époques où les sources en rhétorique sont inexistantes ou très parcellaires ; inversement, la liste des sources à prendre en compte s’allonge rapidement dès lors qu’on en arrive au début de l’Empire. Tite-Live, en l’occurrence, a pu avoir accès aux œuvres de Cicéron et à la Rhétorique à Herennius, et au moins à travers ces œuvres, à des éléments de théorie grecque, comme Aristote ou la théorie des staseis (status), sans compter les œuvres ou les discours d’auteurs contemporains perdus ou non et cités dans ces différents traités. En outre, l’Institutiooratoriaede Quintilien n’est pas très éloignée dans le temps. Or cette œuvre compile des théories et des pratiques antérieures, déjà bien en place 30. Enfin, on peut admettre qu’une technique ait pu être utilisée sans avoir été codifiée ou seulement tardivement. Cela veut dire que bien souvent et en pratique, pour nourrir son analyse, le rhétoricien doit puiser dans l’ensemble de la rhétorique antique, voire dans les traités et théories ultérieurs. Il convient alors de s’interroger sur ce qui fait l’intuition du rhétoricien 31. Procédant à partir des seules sources dont il dispose, mais en l’absence de repères clairs, il ne peut avancer que par tâtonnements, confrontant les théories et les configurations possibles aux discours, et appuyant ses jugements sur la convergence d’indices qu’on peut classer, pour des raisons didactiques, en deux catégories non étanches 32, correspondant grossomodo à la distinction classique entre fond, ou fonction, et forme : 29 On sait que cet enseignement était résolument tourné vers la pratique par le biais d’exercices. Au niveau de la dispositio, les progymnasmata offraient à la fois une « combinarité » et une certaine flexibilité. Voir SANS (2019b). 30 On peut également songer à Aélius Théon, si l’on accepte la datation proposée par PATILLON (2002). 31 L’esquisse de méthode proposée ici s’appuie principalement sur GOYET (2013), GUÉRIN (2003), NOILLE (2013, 2014) et WISSE (2007) et se veut une extension des principes proposés dans ces contributions. 32 Nous n’entrerons pas ici dans le débat qui consiste à savoir si le fond ou la fonction précède la forme. Les genres de discours sont généralement définis à partir d’un mélange de critères. Voir NOILLE (2013, 2014) ; SCHAEFFER (1989).

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a) les éléments logico-rhétoriques ou sémantiques : on s’appuiera ici généralement sur l’arsenal des recommandations fournies dans les traités de rhétorique. Selon le modèle aristotélicien par exemple, on s’interrogera sur le caractère de l’orateur, les émotions qu’il tente de susciter, les idées développées par le discours, la conclusion défendue et les arguments utilisés. Certains modèles peuvent aider à reconstituer les parties d’un raisonnement, même implicites 33. Si l’on admet que les auteurs respectaient certains principes, même de façon naturelle ou semi-consciente 34, basiques ou naturels, cela comporte différentes implications : la narration, par exemple, n’argumente pas ou peu et expose les faits ; elle est raisonnablement placée avant les arguments qui seront développés à partir de ceux-ci ; la conclusion comprend généralement une récapitulation (c’est-à-dire une répétition des idées déjà exprimées) et une amplification, avec un appel aux émotions, et doit donc nécessairement prendre place après la démonstration. b) les éléments linguistiques : il s’agit de prendre en compte tous les moyens par lesquels l’orateur va exprimer les dimensions susmentionnées. Il peut s’agir de marqueurs lexicaux, qui renvoient à des éléments de théorie (« il est juste », « il est avantageux »), qui indiquent des rapports logiques ou de structure (« pour conclure », connecteurs) ; on peut également penser à des indices grammaticaux ou morpho-syntaxiques (les temps du récit pour la narration, les adresses à l’auditoire dans l’exorde ou la conclusion) et même stylistiques ou rythmiques. Sur ce dernier point, les Anciens avaient en effet caractérisé différents styles en fonction de critères variés, et notamment la présence de certaines clausules rythmiques 35 ; en fonction des parties du discours, certains styles sont plus ou moins attendus : la narration emploiera généralement un style simple et dépouillé, tandis que la conclusion visera un style plus élevé, voire véhément, pour accompagner des passions violentes. Dans le cas des discours fournis par les historiens, on peut également s’appuyer sur les éléments du contexte dans lequel le discours est censé avoir lieu et sur des indices méta-discursifs : on pense à la situation globale, aux termes introducteurs, aux éventuels commentaires de l’historien sur le déroulement du discours, la stratégie ou l’attitude de l’orateur, les réactions de l’auditoire et les 33 Comme le modèle de TOULMIN (1958), ceux qui sont utilisés par la Nouvelle Dialectique (VAN EEMEREN / GROOTENDORST [1996]) ou en linguistique textuelle et analyse du discours (ADAM [20082]). 34 Voir BERRY / HEATH (1997). 35 On peut théoriquement penser qu’en relevant les clausules sur de larges ensembles, il soit possible d’établir des tendances et ainsi des écarts entre des clausules fréquentes et d’autres qui, parce que plus rares, seraient susceptibles d’indiquer une rupture. En pratique, les théories sur les clausules divergent : voir AUMONT (1996). Cicéron est le seul auteur pour lequel nous avons conservé des discours et l’expression de préférences en matière de clausules. Même dans ce cas, le critère s’avère malaisé à utiliser et relativement faible : GUÉRIN (2003), p. 141.

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différents moyens par lesquels il peut mettre certaines parties en évidence (par un jeu sur le style direct et indirect par exemple). Tous ces éléments sont susceptibles de venir alimenter une réflexion globale sur la dynamique du discours, sur les éléments qui le composent. Enfin, lorsque cela est possible, on tentera aussi de confirmer les intuitions en les confrontant à celles d’autres rhétoriciens, mais surtout en confrontant les discours entre eux – ceux d’un même auteur, d’une même œuvre, de contextes similaires – pour tenter d’identifier des tendances, des procédés ou des formes récurrentes, sur lesquels on pourra, avec prudence, apposer des étiquettes. Ces régularités, plus ou moins marquées, permettent alors de constituer des types, et d’observer, dans le même temps, ce qu’un discours a de standard ou d’exemplaire et ce qu’il a de singulier. Cette approche typologique est en somme un art du diagnostic, qui ne confond pas les règles avec des normes et autorise une certaine souplesse répondant à la flexibilité et à la pluralité des cas 36. Les analyses peuvent diverger pourvu qu’elles soient cohérentes, correspondent aux observations et se prêtent au jeu des hypothèses, de la critique et de l’argumentation. 4. PREMIÈRE TENTATIVE D’ANALYSE Reprenons à présent l’analyse du discours de Tite-Live en tenant compte des analyses déjà citées et en les confrontant aux éléments du texte. Tous les commentaires consultés semblent unanimes sur un premier point : ils identifient le discours de Sulpicius comme appartenant au délibératif dans la théorie aristotélicienne des genres de discours. Il s’agit donc d’un discours de conseil, ou plutôt de dissuasion. Le contexte de la contio et du discours devant les comices, la prise de décision au sujet d’une guerre ou d’une expédition militaire pointent très clairement dans cette direction. Le cotexte (Liv. XXXI, 6, 3-6), qui semble être passé inaperçu, fournit même des indications supplémentaires. On apprend en effet les raisons du premier refus des comices : la fatigue et le dégoût engendrés par la guerre précédente et les attaques du tribun de la plèbe Q. Baebius, accusant les sénateurs d’enchaîner les guerres pour ne pas laisser la plèbe en GOYET (2013) compare cette approche à celle du clinicien : « Il s’agit, par la typologie, d’habituer l’œil à reconnaître des formes extrêmement variables, mobiles, éventuellement trompeuses. La méthode est analogue à ce que l’on nomme en médecine la clinique. Si les internes hospitaliers se forment en suivant le grand clinicien dans sa tournée des malades, c’est que pour leur métier théorie et pratique sont indissociables. Seul l’œil exercé sait identifier la maladie, en reconnaître la forma, repérer que cet ensemble de symptômes est un tableau qui correspond à celle-ci plutôt qu’à celle-là. C’est une affaire d’habitude, de régularités, pas de code préétabli ou de descriptifs purement livresques. Identifier la maladie, lui donner son nom, c’est le premier pas capital. Mais ce nom n’est qu’une hypothèse, le début d’une enquête. L’étape suivante est de confirmer ou d’infirmer l’hypothèse en cherchant si on retrouve des traits standards, une configuration documentée, alors même que chaque cas est en fait singulier ». 36

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paix 37. Les sénateurs irrités par de tels propos poussent le consul à agir et lui fournissent même le « programme » de son discours (XXXI, 6, 6) : Etconsulem prosequisquehortariutdeintegrocomitiarogationiferendaeediceretcastigaretquesegnitiampopuliatqueedoceretquantodamnodedecoriquedilatioea belli futura esset. Tite-Live indique ainsi à son lecteur comment il est censé comprendre l’allocution qui suit. Nous aurons l’occasion d’y revenir, mais contentons-nous pour l’instant de pointer les termes damno dedecorique qui représentent les deux principaux lieux, ou orientations argumentatives, du genre délibératif 38 – l’honestas et l’utilitas – et sont donc un élément supplémentaire en faveur du choix de ce genre oratoire. Ce premier choix typologique, ou cette première tentative de formalisation, nous servira de point de départ à la lecture. Ce choix est en outre supporté par certains traits du discours et permet en même temps de les comprendre : l’absence de narration, car le discours porte sur un fait futur, mais aussi la présence abondante d’exemples historiques 39. L’exemple est en effet l’argument par excellence du délibératif, car puiser dans les exemples du passé est souvent le moyen d’anticiper l’avenir (Arstt., Rhet. II, 20, 1394a 5-8). L’exemple permet de réinjecter, dans le discours, de la narration sur laquelle l’argumentation peut s’appuyer ; il offre en outre un intérêt sur le plan cognitif (disponibilité, facilité de compréhension et de mémorisation) et émotionnel 40. Les auditeurs auxquels le discours est censé s’adresser ont sans doute bien en tête les événements de la guerre d’Hannibal, mais aussi ses épreuves, auxquelles ils faisaient référence pour appuyer leur refus initial. En outre, pour ce genre de discours, les traités recommandent généralement un exorde assez bref 41, ce qui semble être le cas. § 2. Il est logique de penser que le paragraphe 2 ouvre l’exorde. Quoi de plus normal, encore aujourd’hui, pour débuter un discours que de poser l’enjeu de la discussion et d’attirer l’attention de l’auditoire en lui posant une question qui est du plus grand intérêt pour lui ? – surtout quand cette question paraît inattendue, comme le note Ferrazzi. Pour le consul, les comices ne voient pas clair ; il révèle donc la véritable question sur laquelle elles doivent voter : non sur le fait de faire ou non la guerre, mais sur la manière de la mener. La répétition d’une même structure d’interrogation indirecte (utrum … an) rapproche les deux questions, tandis que le nombre d’éléments opposés inclus dans chaque 37

Liv. XXXI, 6, 3-4 : Rogatio de bello Macedonico primis comitiis ab omnibus fermecenturiisantiquataest.Idcumfessidiuturnitateetgrauitatebellisuaspontehomines taedio periculorum laborumque fecerant, tum Q. Baebius tribunus plebis, uiam antiquamcriminandipatresingressus,incusaueratbellaexbellisserinepaceunquamfrui plebsposset. 38 Sur les lieux du délibératif, voir note 15. Sur la manière dont les différents auteurs les répartissent, voir ULLMANN (1927), p. 12-14. 39 ARSTT., Rhet. III, 16, 1417b 13-16. 40 DANBLON / FERRY / NICOLAS / SANS (2014) ; FERRY / SANS / TOMA (2011). 41 ARSTT., Rhet. III, 14, 1415b 32-39 ; CIC., Part. 97 ; QUINT. III, 8, 6-11.

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membre les distingue (bellumanpacem [1-1] ; inMacedoniamlegionestransportetisanhostesinItaliamaccipiatis [3-3 et chiasme]). L’orateur détourne ainsi le sujet du débat par une sorte de faux-dilemme : il omet sciemment une option pour contraindre le choix, car quel que soit le parti qui sera pris, celui-ci reviendra à faire la guerre. L’orateur se place ainsi sur un terrain plus facile : la thèse soutenue n’est pas exprimée, mais deviendra évidente dès les lignes suivantes. Cependant, le consul justifie (enim) cette reformulation et anticipe une critique en affirmant les projets belliqueux de Philippe, qu’il amplifie (terra marique 42 ingensbellum) et qui ne laissent pas le choix aux Romains. De cette manière, il rejette la responsabilité de la guerre sur l’ennemi tout en répondant efficacement aux arguments de la plèbe et de son tribun. L’absence de choix est ce qui caractérise le lieu du necessarium 43. On peut estimer que la nécessité ne porte que sur le fait de faire un choix entre les stratégies proposées, choix rendu plus aisé, mais pour lequel il faut encore argumenter ; ou bien, comme Ferrazzi, que le consul a d’ores et déjà entamé son argumentation, ex abrupto 44, à la manière de Cicéron dans la PremièreCatilinaire. Le consul apparaît ici au-dessus de la mêlée, qui ne voit que l’instant présent et réagit de façon émotionnelle. Il est celui qui est capable de voir au-delà du présent et des apparences pour prendre la meilleure décision dans une réalité incertaine. Il construit ainsi une image de prudens (φρόνιμος), au sens ancien 45, qui ne cessera de se renforcer à mesure qu’il développera les différents aspects de la décision. § 3-4. Dès lors qu’il tente de répondre à sa question, le consul argumente. En prétendant qu’il existe une différence d’échelle entre les deux options (Hoc quantum intersit), il fait appel à l’évidence de cette différence et cherche à montrer qu’une voie est préférable à l’autre. Il s’appuie d’emblée sur le paradeigma de la seconde guerre punique. Il pose une question rhétorique, longue et complexe, à l’irréel, soutenant qu’il eût été à la fois possible (auersuribellumfuerimus) et utile (cum summa clade nostra) d’éviter la guerre en Italie. Au passage, le consul use d’amplifications, rappelle aussi la fides qui était due aux Sagontins, ainsi que la conduite adoptée par les ancêtres vis-à-vis des Mamertins au cours de la première guerre punique. Il renforce ainsi l’idée que l’expédition préventive, poursuivant un noble but, est non seulement possible, mais s’inscrit aussi dans une certaine tradition. 42 Forme de iunctura bien connue (comme uultuacsermone ; cf. IHRIG [2007]) qui sert une idée de totalité. 43 Voir CIC., Inu. II, 170-175 ; QUINT. III, 8, 22-25. 44 Il peut aussi s’agir d’une forme d’insinuatio (exorde indirect ou oblique), abordant les choses de manière frontale et franche, avec assurance, afin de déstabiliser l’auditoire (CIC., Inu. I, 23-25). Cela s’utilise en particulier lorsque l’auditoire est hostile parce qu’il a déjà été convaincu par le discours de la partie adverse, ce qui semble être le cas ici. Pour un autre exemple chez Tite-Live, voir GOYET (2017). 45 Sur cette notion, voir AUBENQUE (1963 [2009]) et GOYET (2009).

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Le consul affirme ensuite, avec une uariatio dans l’expression, qu’il n’y avait guère de doute quant aux intentions de Philippe, dont il rappelle les démarches, rendant également probable l’hypothèse d’une seconde tentative. Mais il rappelle surtout, par contraste, que dans le cas de Philippe, c’est-à-dire lors de la première guerre de Macédoine, les Romains avaient agi de manière préventive et avec succès : en fin de phrase, l’expression inMacedoniacontinuerimus qui clôt le § 4 s’oppose clairement à inItaliaaccepimus, qui achevait le § 3. Ce qui avait fonctionné alors pourrait fonctionner à nouveau : c’est un des emplois typiques de l’exemple ou de l’antécédent historique dans le discours délibératif, qui avait déjà été décrit par Aristote 46. § 5-7. Une nouvelle question vient à la fois résumer le propos et y apporter une dimension supplémentaire, en tirant parti des circonstances (les adiuncta chez Ferrazzi) dans lesquelles la décision avait été prise. L’orateur contraste (tunc … nunc) la situation d’alors, avec la présence gênante d’Hannibal en Italie, et la situation actuelle en insistant doublement (pulso Italia Hannibale, deuictis Carthaginiensibus) sur l’absence de ce facteur aggravant. Plutôt que d’exploiter à nouveau la similitude, il exploite le dissemblable, mais ce faisant, montre que l’action envisagée n’est pas seulement possible, comme elle le fut alors, mais aussi plus facile à réaliser ; Tesmar et Luce ont relevé cet argument. Le discours suit ainsi un ordre cohérent et logique 47. L’hésitation 48 n’est désormais plus permise : marquant sa préférence pour une attitude et son rejet d’une autre, le consul montre, ou laisse entendre, son attachement à certaines valeurs et complète ainsi son ethos. Enchaînant sur le thème de l’attentisme, l’orateur compare désormais Athènes, qui a demandé l’aide de Rome, à Sagonte et se montre plus pressant en distinguant les situations par le critère du temps 49 et de ce que l’on pourrait appeler l’opportunité : les Romains ne disposent que d’une fenêtre limitée pour agir, car Philippe pourra arriver plus vite en Italie qu’Hannibal. L’expression in Italiam perueniet, qui clôt le paragraphe, rappelle celles des paragraphes précédents et de la double question initiale. Les répétitions d’expressions ou de formes déclinées, ainsi que d’incessantes comparaisons, encadrent et donnent une cohérence à tout le développement (§ 3-7). Mais la réflexion sur la rapidité de Philippe annonce également le développement qui suit. § 8-10. Le discours est relancé par une nouvelle comparaison et une nouvelle adresse à l’auditoire, qui prend bientôt la forme d’une correctio ou épanorthose. Depuis le début, les questions rhétoriques accompagnent et marquent les différentes étapes du discours. L’exemple de la guerre d’Hannibal est ici provisoirement 46 ARSTT., Rhet. II, 20, I, 2, 1356 b - 1357 b 39 ; 1393 a 22 - 1394 a 18. Analyse chez EGGS (1994), p. 45-47. 47 Voir, chez HERMOGÈNE (Stat. VII, 8), la présentation des lieux sous la forme de questions. 48 On peut sans doute voir dans l’emploi du verbe cunctari une référence à la stratégie de Fabius, dit le Cunctator. 49 Comme le prévoit la théorie du genre délibératif (CIC., Inu. II, 176 ; QUINT. III, 8, 35).

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récusé au profit de celui de la guerre contre Pyrrhus, dans une volonté de trouver un comparant encore plus proche de Philippe, sur la base d’un critère ethnique. Mais il ne s’agit plus d’établir ici un simple rapport de (dis)similitude ([dis]similitudo, a [dis]simili, a[b] [im]pari) mais un rapport de proportion 50 (acomparationemaioris ou minoris) : la phrase Quantumueluiruirouelgens gentipraestat! et son parallélisme rappellent le début du discours et le premier développement (Hocquantumintersit), mais s’en distinguent à la fois. Toujours dans l’idée d’évaluer les stratégies possibles, le discours aborde désormais plus concrètement la question du rapport de force entre Rome et la Macédoine et les conséquences négatives d’un conflit en Italie. C’est le lieu de l’utile ou, si l’on veut être plus précis, de la sécurité 51 (tutum). L’émotion visée ici est clairement la peur 52. Philippe est présenté, non sans ironie, comme un danger supérieur à l’ancien roi d’Épire. D’abord, par le territoire qu’il contrôle, grâce à un argument de la partie et du tout et des amplifications opposées (minimaaccessio … Peloponnesumtotam). Puis au § 10, la formule nostranunccomparate annonce la seconde partie de la comparaison et indique en même temps le type de raisonnement qui est conduit. La situation militaire de Rome à l’époque de Pyrrhus est présentée, avec une double exclamation (quantomagis …quantomagis) qui rappelle celle du § 8 et avec une sorte de climax (integrasres, saluisducibus, saluistotexercitibus), comme bien meilleure que celle où la cité se trouve à la période actuelle. Le succès, dès lors contraire à l’attente (tamen), de Pyrrhus est également amplifié, comme si, avant Hannibal, il s’était présenté aux portes de Rome 53. Le lecteur doit comprendre que si les Romains ont été défaits par Pyrrhus alors qu’ils étaient en pleine possession de leurs moyens, ils seront afortioriet par transitivité vaincus par Philippe, plus puissant que Pyrrhus. § 11-12. Le discours se poursuit avec un aspect particulier du conflit à venir : la défection de populations d’origine grecque, mais aussi italique ; la défection des premières est présentée comme prévisible sur la base d’une communauté de langue et d’origine, mais celle des secondes comme inattendue. On retrouve dans ce nouveau développement une recherche d’effets rythmiques (énumérations de deux ou trois éléments) qui assurent sa cohésion. À nouveau, le consul pose alors une question rhétorique et y répond lui-même, avec ironie 50 Sur ces distinctions, voir CIC., deOr. II, 168-169, 172 ; Top. 15-17, 23, 68-69 ; QUINT. V, 10, 73-74, 87-93. Voir également SCHITTKO (2003). 51 Si l’on se réfère aux lieux décrits dans la Rhétorique à Herennius (III, 3), les réflexions d’ordre stratégique se rattachent au tutum, que l’auteur divise en uis et dolus. Dans le De Inuentione (II, 169), Cicéron divise quant à lui l’utilitas en incolumitas et potentia ; la première consiste en la préservation et la seconde dans les moyens d’assurer la première. La sécurité est aussi pour Cicéron (Inu. II, 173-174) une forme de nécessité. 52 Les réflexions développées par Aristote (Rhet. II, 5) sont largement validées par les recherches en sciences cognitives et en analyse du discours. Voir la méthode développée par MICHELI (2010). 53 Nouvelle exagération du discours selon BRISCOE (1973), p. 75.

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et un jeu sur le verbe manere (mansura … manserunt). Il semble évident que ces populations passeront dans le camp de Philippe, comme elles l’ont également fait pour Hannibal. On retrouve ici le mouvement du paradeigma qui, à partir de faits passés, conclut sur la réalisation probable d’un fait futur. L’orateur énonce même la règle générale qui valide le raisonnement 54. Globalement, ce développement renforce l’idée d’un déséquilibre des forces et souligne les effets négatifs immédiats dans l’éventualité d’une invasion de l’Italie par Philippe. § 13-15. Tous les commentateurs consultés ne s’accordent pas sur le début de la conclusion du discours. Si Ullmann et Tesmar s’accordent pour faire commencer ladite conclusion au début du § 13, à partir de Si piguisset, Ferrazzi considère cette première phrase comme un épiphonème, une pensée ajoutée à ce qui précède, et situe la conclusion à la phrase suivante, Macedonia potius quamItaliabellumhabeat. Cette phrase exclamative explicite en effet la thèse du discours et le résume en même temps : c’est l’indice de la récapitulation, qui est une des parties attendues de la péroraison. Mais on peut fournir des arguments pour fixer le début de cette récapitulation à la phrase précédente. D’une part, sur le plan du contenu, celle-ci marque le retour de l’exemple de la guerre d’Hannibal, dans le même sens qu’au début du discours, mais en rappelant, cette fois, une initiative heureuse et audacieuse qui s’oppose à une retenue dommageable. L’analogie avec le conflit précédent, déjà exploitée, constitue dès lors un lien plus fort entre les deux phrases que celui que l’on tenterait d’établir avec ce qui précède (comme le voudrait Ferrazzi) : il s’agit maintenant d’envisager non pas le soutien apporté à l’ennemi par les anciens alliés de Rome, mais une expédition maritime, stratégie qui a autrefois porté ses fruits. D’autre part, sur le plan formel, Sipiguisset entame une nouvelle structure syntaxique, où l’on retrouve l’adresse à l’auditoire et un raisonnement à l’irréel, comme au début du discours ; le jeu sur les formes du verbe habere suggère aussi un lien étroit entre cette proposition et la suivante. Après ce rappel, le discours bascule dans l’exhortation et l’amplification, qui est le second élément prévu dans les traités pour une conclusion. Le consul suscite ici l’espoir en développant le versant positif (argument a contrariis) d’une expédition offensive (les destructions seront alors subies par l’ennemi) à l’aide de iuncturae (urbes agrique ferro atqueigni) ; il rappelle les succès des Romains à l’extérieur avec une paire de comparatifs (feliciorapotentioraque) et enfin l’aval des dieux en invoquant de bons présages. Le discours, qui n’argumente plus à ce stade, se termine ainsi sur un ultime appel à l’action (Ite… iubete), qui veut unir toute une nation et 54

Exemple 1 : lorsque Pyrrhus est venu en Italie, ces populations ont fait défection ; exemple 2 : lorsque Hannibal est venu en Italie, elles ont également fait défection ; règle (obtenue par induction) : chaque fois qu’elles en auront l’occasion, elles feront défection ; conclusion (obtenue par application déductive de la règle) : si Philippe vient en Italie, elles feront défection. Sur ce type de raisonnement, voir note 46 ; l’ordre des propositions dans le discours veut rendre celui-ci plus frappant et plus évident.

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accompagner le mouvement de celle-ci vers une entreprise qui, avec l’assistance divine 55, mise en évidence par une gradation (nonconsulmodoauctorestsed etiamdiimmortales), ne semble pouvoir mener qu’au succès. Dans cette dernière partie, les effets de rythme (sacrificantiprecantique, longue énumération) évoquent peut-être la prière ou l’incantation solennelle. Au terme de cette première lecture, l’analyse du discours du consul en tant que discours délibératif peut sembler satisfaisante. On obtient en effet une structure assez nette et classique, autour de deux mouvements d’argumentation de même ampleur : §2: § 3-7 :

bref exorde arebusipsis et anecessitate première partie de l’argumentation : possibile et facile à partir d’une (dis)similitudo § 8-12 : deuxième partie de l’argumentation : utile ou tutum à partir d’une comparatio globale § 3-15 : conclusion avec récapitulation et une exhortation finale

Ces différentes parties sont non seulement délimitées par des éléments de contenu et de raisonnement (Hannibal et Pyrrhus, antécédents et proportion), mais aussi par des éléments formels (répétitions de mots ou de formes déclinées, effets rythmiques par redoublement ou énumérations, adresses à l’auditoire, questions rhétoriques). L’ensemble progresse également en intensité et en émotion. On aurait pu, comme d’autres l’ont fait, s’arrêter là. 5. SECONDE ANALYSE Toutefois, il subsiste, dans le tableau précédent, une ombre qui incite à pousser davantage les investigations. Il s’agit du commentaire que Tite-Live donne luimême du discours par le biais des sénateurs. Ce commentaire n’évoque pas une discussion, mais une castigatio, où il s’agit de réprimer ou de corriger ; c’est en particulier la mollesse du peuple qui est visée, avec un terme (segnitia) qui apparaît effectivement dans la première partie du discours. Le discours devait ensuite « expliquer quel dommage (damno) et quel déshonneur (dedecori) il y aurait à retarder cette guerre ». Si les termes damnum et dedecus évoquent bien les lieux du genre délibératif, ils en sont les pendants négatifs : ils sont donc les raisons de déconseiller une action, mais aussi de la blâmer lorsqu’elle a été accomplie. Et c’est justement le cas ici : les comices ont déjà exprimé une première fois un désaccord, une désunion. Il ne s’agit plus, pour le consul investi de l’autorité de sa magistrature et ayant reçu l’aval du Sénat, de mener une délibération classique – c’est d’ailleurs ce que l’orateur affirme dès le début de Placé en fin de discours, ce thème rappelle les harangues militaires (e. g. LIV. VI, 12, 7-11 ; XXVIII, 32, 12). 55

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son discours –, mais bien de rappeler les comices à l’ordre, de les remettre dans la direction voulue, en leur montrant qu’elles font fausse route et que leur décision est mauvaise. Cela rapprocherait le discours de Sulpicius d’autres formes de discours, telles que l’admonitio (« admonestation, avertissement »), l’obiurgatio (« réprimande »), l’expostulatio ou querimonia (« reproche », « plainte »), l’inuectiua (« invective »), l’exprobratio (« condamnation ») ou encore la comminatio (« menace »), reconnues et caractérisées, dans les traités de rhétorique des XVIe et XVIIe siècles 56, à partir des auteurs anciens, où elles sont bien attestées, notamment chez Tite-Live 57. Même si ces codifications sont tardives, des indices laissent penser que ces formes de discours avaient été identifiées dès l’Antiquité 58. On se convaincra de leur ancienneté et leur appartenance au champ rhétorique en sachant que ces formes exploitent, à des degrés divers, le blâme, qui avait été défini par Aristote comme l’opposé de l’éloge au sein du genre épidictique, mais dans une classification toute théorique 59 : en pratique, le blâme était cantonné au contexte scolaire, et les traités en disent peu, si ce n’est qu’il exploite les lieux contraires à ceux de l’éloge. Le blâme ne pouvait s’exprimer sur la place publique, du moins pas de façon directe, mais il pouvait revêtir d’autres formes, au sein des autres genres, en tant que partie du discours 60, ou au sein de formes mixtes ou hybrides, telles que celles qui viennent d’être mentionnées. Parmi les formes susmentionnées et reconstruites à partir des discours anciens, l’obiurgatio et la comminatio qualifient généralement des discours qui, chez Tite-Live, sont introduits par castigare et ses dérivés, ou increpare 61. Nous Voir par exemple CAUSSIN (1619) ; PELLETIER (1641 [1653]) ; VOSSIUS (1621 [1660]). Les discours aux soldats exploitent régulièrement les reproches (voir par exemple, LIV. IV, 28, 3-6 ; 33, 3-6 ; V, 28, 7-10 ; VI, 7, 2 - 8, 2 ; 24, 4-6 ; VII, 15, 1-3 ; X, 35, 8 ; XXI, 30 ; XXII, 50, 6-10 ; XXIII, 18, 7 ; XXIII, 45, 5 - 46, 2 ; XXVII, 13, 1-8 ; 11-13). Le discours de Sulpicius semble pouvoir être rapproché de ce genre de discours, tant pour le contenu ou les arguments développés (voir SANS [2014]) qu’en fonction du contexte (le consul est celui qui mènera la guerre qui doit être votée par les comices centuriates). 58 Elles apparaissent surtout dans les traités tardifs, comme celui de Syrianus Magister (ERAMO [2010]), les traités épistolaires (MALOSSE [2004]) ou d’exercices (voir la prosopopée chez THÉON VIII, 116, 22 - 117, 32 Spengel) ou sous la forme d’allusions (par exemple CIC., deOr. III, 118-119 ; Brut. 271; QUINT. III, 4, 1-3; X, 1, 29-30). La nature de ces sources offre peut-être une hypothèse d’explication : bien qu’identifiées, ces formes étaient considérées comme de moindre importance dans des traités qui ont principalement en ligne de mire les discours en assemblée politique ou judiciaire. Voir GOYET (2013). 59 PERNOT (1993), p. 481-490. 60 On imagine en effet assez bien qu’un discours politique ou judiciaire puisse intégrer un blâme de la partie adverse. 61 Voir SANS (2014), n. 26 pour d’autres exemples de discours entrant dans ces catégories. Sont notamment qualifiés par castigare chez Tite-Live : XXI, 30, 1 (discours d’Hannibal devant les Alpes) et XXVIII, 26, 3 (discours de Scipion aux soldats rebelles) ; 56

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avons partiellement reproduit en annexe la présentation de l’obiurgatio proposée par Vossius dans sa « rhétorique restreinte 62 » et celle de la comminatio par Pelletier 63. Chaque présentation comprend à la fois des éléments formels et fonctionnels et propose un canevas-type qui organise une série de séquences, constituées d’énoncés types et de procédés possibles ; des exemples sont également mobilisés et analysés selon le canevas, parfois avec une certaine flexibilité. Les deux types de discours ainsi caractérisés présentent des caractéristiques communes : ils sont généralement considérés comme appartenant au genre judiciaire (car une « faute » est reprochée), mais exploitent plutôt l’amplification et le blâme, avec une force variable ; toutefois, ils mêlent aussi une part d’espoir et de bienveillance à la sévérité ou à l’amertume, car dans les deux cas, ils espèrent « corriger » et faire réagir un auditoire qui n’est pas considéré comme ennemi et avec lequel on ne veut pas rompre définitivement 64. Mais ces deux types présentent aussi de nombreuses affinités avec le discours du consul Sulpicius, bien que ce texte ne soit pas cité en exemple 65. Il y a d’abord la possibilité d’un exorde inattendu ou ex abrupto – lecture proposée par Ferrazzi – qui viserait à créer un choc et à instiller un sentiment d’urgence et de peur (§ 2). Si le consul veut se montrer clairvoyant et prudent, il y a néanmoins de la sévérité, et sans doute une affirmation d’autorité, dans sa distanciation vis-à-vis de l’auditoire, dans le ton global qu’il adopte, et dans ses interpellations répétées sous la forme de questions, ou communicationes, qui font partie des caractéristiques relevées par Vossius et Pelletier. Le consul y répond d’ailleurs lui-même, de façon évidente, sentencieuse, voire légèrement moqueuse. Après l’entrée en matière, plus ou moins agressive, l’orateur se doit, selon les schémas identifiés, d’exhiber l’erreur ou la faute commise et de l’amplifier dans ses différentes dimensions. À la relecture, il apparaît que, si la dimension pragmatique est présente dans la première partie du discours (§ 3-7), celle-ci fait aussi la part belle à l’honestas, ou plutôt au dedecus, et aux amplifications : elle ne souligne pas tant un précédent succès, et donc la possibilité ce dernier est donné comme exemple d’obiurgatio par PELLETIER (1641 [1653]) ; est qualifié par increpare XXIII, 45, 6 (discours d’Hannibal devant Nole). 62 VOSSIUS (1621 [1660]), p. 215-219. Voir également, CAUSSIN (1619), p. 543-544 et PELLETIER (1641 [1653]), p. 866-870. 63 D’après PELLETIER (1641 [1653]), p. 878-879. 64 Les verbes castigare (et dérivés ; 54 occurrences) et increpare (77 occurrences) sont régulièrement associés ou opposés par Tite-Live à d’autres verbes et expressions (consolari, deprecari, laudare, leniter, etc.) signifiant la douceur. Voir par exemple (avec castigare et ses dérivés) : III, 63,3 ; XXI, 30, 1 ; XXIV, 16, 9 ; XXV, 13, 7 ; XXVI, 21, 17 ; 35, 8 ; XXVII, 8, 18 ; 10, 1 ; 15, 2 ; 49, 3 ; XXX, 15, 9-10 ; XXXIII, 38, 5 ; XXXVI, 9, 12 ; XXXIX, 5, 1. 65 Sur la base de ces mêmes canevas, voir l’analyse de deux discours de Germanicus (TAC., An. I, 34-44) chez NOILLE (2014), et du discours de Scipion aux soldats rebelles de la garnison de Sucro (LIV. XXVIII, 27-29) chez SANS (2014).

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et la facilité d’agir, que la responsabilité qui a incombé aux Romains dans leurs échecs, lorsqu’ils n’ont pas porté secours à leurs alliés Sagontins, représentés en suppliants (obsessisfidemquenostramimplorantibus) ; ce faisant, ils se sont mis en porte-à-faux par rapport à la conduite de leurs ancêtres 66. À cela s’ajoutent des conséquences dramatiques (summa clade). Or les comices s’apprêtent à reproduire cette conduite déshonorante vis-à-vis des Athéniens, pour un résultat semblable, sinon pire, alors même qu’elles ont l’expérience d’une expédition préventive couronnée de succès et qu’elles peuvent la reproduire dans un contexte plus favorable 67. Par ces différents moyens d’amplification (comparaison, circonstances, conséquences), bien répertoriés dans les canevas reproduits ci-dessus 68, il s’agit de pointer une incohérence dans le comportement et une non-conformité aux valeurs. Dans le registre épidictique du blâme, ce sont dès lors ces valeurs (vices et vertus) qui constituent les indices à rechercher, et elles sont bien présentes : la fides rompue et la segnitia 69, qui s’oppose à l’audace et au courage. Au niveau des émotions, le discours vise, dans cette première partie, à éveiller moins la peur ou l’espoir que le sens de l’honneur par le biais de la culpabilité ou de la honte 70. La seconde partie du discours se veut encore plus menaçante et amplifie les conséquences d’une guerre sur le sol italien, en grossissant la puissance de l’ennemi et en amoindrissant celle de Rome, jusqu’à dresser le tableau effrayant d’un pays submergé et rempli de traîtres opportunistes. C’est alors que, si la honte et la peur ont fonctionné, le discours se doit, à moins d’apparaître irréconciliable, irascible ou défaitiste, d’offrir une porte de sortie, en exploitant les ressources de la bienveillance et de l’espoir, et une manière de se racheter, non pas ici par un supplice ou des excuses, mais en prenant la bonne décision, pour que la guerre ait lieu en Macédoine. C’est pour ce moment que l’orateur semble avoir réservé l’évocation, sur le même ton que dans la première partie, de l’issue glorieuse de la seconde guerre punique, où les Romains ont su dépasser leur réticence. Le discours s’achève alors sur une ultime exhortation et sur une optatio 71, un souhait de victoire et d’unité, ce qui fait

66 Opposition soulignée par la répétition de formes du verbe ferre (tulissemus … tulerant). 67 On voit ici en pratique comment on peut construire un blâme en prenant le contrepied des lieux de l’éloge : si une action est d’autant plus louable qu’elle a été difficile à accomplir, on peut, inversement, d’autant plus reprocher de n’avoir pas fait une action qui eût été facile à mener. 68 Et bien attestés parmi les lieux de l’éloge : PERNOT (1993), p. 689-710. 69 Voir également LIV. III, 63, 3 (segnior) ; XXIII, 18, 7 (segnem). 70 La honte est un sentiment social lié à un tiers ou à une image idéalisée de soi qui intervient lorsqu’on se trouve pris en défaut vis-à-vis de valeurs qu’on est censé partager. Voir ARSTT., Rhet. II, 6, 1383b 12 - 1385a 15 et MICHELI (2010), p. 439-453. 71 Il s’agit au départ d’une figure de pensée mais qui, par sa nature et son extension, peut sans doute se confondre avec une partie ou séquence de discours. Voir NOILLE (2014).

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également partie des canevas identifiés plus tôt. Une autre analyse du discours serait donc : §2: § 3-7 : § 8-12 : § 13-15 :

début exabrupto et anecessitate, avec prolepse dedecus : amplification adissimitudine ; honte damnum : amplification acomparatione ; peur conclusion : exhortation et optatio ; espoir

Cette analyse a l’avantage de correspondre à la description préliminaire et de permettre de rendre compte d’un plus grand nombre de phénomènes, en attendant qu’une autre hypothèse vienne peut-être la remplacer 72. Elle permet aussi d’éviter les problèmes d’étiquettes, mais aussi de les comprendre. Inciter à agir par le blâme est une stratégie bien connue (Liv. XXV, 13, 7 ; XXXVI, 9, 12), même si elle comporte des risques, et qui montre les liens étroits qui unissent les différents genres : le discours épidictique a souvent été utilisé comme un moyen détourné de faire de la politique 73 ; réciproquement, les prises de décision, qu’elles soient politiques ou judiciaires, reposent sur l’adhésion à certaines valeurs, réactivées par le biais de l’épidictique 74. Cela nous rappelle également que la pratique bouscule ou déborde souvent les cadres où l’on tente de l’enfermer. 6. CONCLUSION Dès lors et pour conclure, si les discours excèdent toujours les cadres ou les canevas types, à quoi ceux-ci, et plus généralement, l’analyse rhétorique, peuvent-ils bien servir ? Comme on a pu le voir à travers ce cas pratique, la rhétorique, comme la définissait Aristote (Rhet. I, 2, 1355b 25-26), est d’abord l’art de porter un certain regard : celui-ci permet de structurer un discours 75 – au moins, celui qui a une visée ou une dimension persuasive –, c’est-à-dire de le diviser en séquences, mais aussi d’observer des liens logiques et des transitions entre celles-ci, de les ordonner, de les hiérarchiser, pour donner une forme et une cohérence à un ensemble qui, de prime abord, n’en avait pas. Même si cette compétence s’est exercée dans un certain contexte historique et sur un corpus déterminé, elle comporte une valeur méthodologique et critique qui peut être mobilisée à propos de discours contemporains 76, qui viendront questionner le modèle et permettront peut-être de l’adapter et d’aiguiser toujours plus le regard. Mais ce regard a également une valeur heuristique et est indissociable d’un art de la composition 72 D’autres lectures sont toujours possibles, et l’expérience permet de les affiner. Voir CRAIG (2017), p. 113, n. 28 ; NOILLE (2014). 73 PERNOT (1993), p. 710-723 ; SANS (2015). 74 PERELMAN / OLBRECHTS-TYTECA (1958 [2008]), p. 62-68. 75 Voir les conclusions de NOILLE (2013, 2014). 76 Voir une proposition de découpage d’une intervention de J.-L. Mélenchon chez SANS (2019b).

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et donc, de la création, qui pourra se nourrir de l’imitation d’exemples ou de séquences signifiantes et d’une libre (re)combinaison de celles-ci 77. Comme l’écrit Christine Noille (2014) : « Il n’est d’ancienne rhétorique que maintenue à distance comme objet d’un savoir ; à partir du moment où l’on bascule du côté des savoir-faire, on entre dans l’actualité d’une pratique méthodique ». UniversitélibredeBruxelles(ULB).

Benoît SANS.

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ANNEXES 1. AnalysedeTesmar 78(1657,oratio) {A. Argumentum} « {…} Constat autem hoc Syllogismo: Cum Philippo aut in sua, aut in nostra regione belligerandum est. Sed non in nostra. E. in sua. Ethos est uiri prudentis & fortis. Pathos, spes felicis successus. Partes sunt tres. {B. Analyse} I. Ignorare) {§ 2} Exordium prudenter accommodatum est ad tergiuersantem plebem statim ab initio capiendam. Belli enim ineuitabili necessitate proposita, {…} aliamque inopinatam deliberationem proponit. {…}. Habet igitur exordium Syllogismi dicti propositionem {= majeure} cum ratione disjunctionis necessitatem probante. II. Hoc quantum) {§ 3-12} Contentio disputat assumptum {= mineure}, nimirum non esse bellum in Italiam attrahendum. Habet autem duos ambitus : {2.1} Prior demonstrat Philippum, nisi anteuerratur, certissime uenturum in Italiam, rationibus ductis partim ab exemplo & experientia belli Punici {...} partim a Philippi effectis & consiliis, {...}. {2.2} Et quod) {§ 5} Alter ambitus probat, Philippum non esse accipiendum in Italiam, tribus argumentis. {a} Vnum sumit ab efficiente & facili, quod possint in Macedonia occurrere, ubi comparatio minoris. {b} Alterum a fine, quod bellum geratur pro sociis {…}. {c} Tertium a contrariis incommodis, quod Philippus Italiam uastaturus, & socios Romanorum ad se pertracturus. Atque hic majoris metus causa duplici comparatione utitur: prior est hostis Philippi, quem propter commoditatem loci & temporis ipsi præfert Annibali, uiribus autem & potentia Pyrrho: altera est status Romanorum in utraque tempestate. III. Si piguisset){§ 13} Epilogi membra duo sunt :{3.1} Syllogismi complexionem & orationis principalem scopum {…}, additis rationibus ab experientia & euentu belli Punici, & a comparatione effectorum. {3.2} Alterum addit Pathos quo felicem euentum auguratur senatus & Deorum testimonio. C) Euentus {…}. D) Usus {…}. E) Sententiae {…}. » 78

TESMAR (1657), oratio 148. Nous ajoutons toutes les mentions entre {…}.

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2. AnalysedeFerrazzi 79 « {A.} Argumentum Loci communes ab Antecedentibus, & a Comparatione. Motus, Timor, & Confidentia. Mores viri prudentis. Partes duae sunt, Contentio, & Peroratio. {B. Analyse} {1} IGNORARE] Omisso Exordio ad rem ipsam accedit, quia magnitudo periculi, quam statim attingit, satis per se facit attentos, ex Arist. l. 1. c. 14. t. 104 {= Rhet. 1415b 1-3}. et hoc utitur Syllogismo ab Utili : Maxime cauendum est, ne in Italia bellum habeamus cum Philippo. Sed ea est una ratio uitandi in Italia belli, si traiciamus in Macedoniam. Ergo in Macedoniam traiciendum est. {1} IGNORARE] Assumptio {= mineure de 1} NEQUE ENIM] Ea Parenthesi includitur approbatio primae partis Assumptionis, {…}. {1.1} HOC QUANTUM] Approbatio Assumptionis quoad secundam partem, expeditione in Macedoniam suscepta nullum futurum in Italia bellum, quam sic ab antecedentibus tractat : Vidimus in Italia Annibalem, quia non statim in Hispaniam trajecimus ; non uidimus Philippum, quia Macedoniae bellum ultro intulimus. Ergo et nunc non habebimus in Italia Philippum, si nos uiderit in Macedonia. {1.1.1} QUIS ENIM] Antecedens. {1.1.2} ET QUOD TUNC] Complexio, eamque suadet quoad exemplum Philippi ab Adiunctis belli Punici, quoad exemplum Annibalis ab Adiunctis locorum. {1.2} NE AEQUAVERITIS] Propositionis {= majeure de 1} approbatio, cumque videatur concedere Macedonas non esse pares Carthaginiensibus, Philippum Annibali, arguit a Comparatione Pyrrhi, tali ratione : Pyrrhus in Italia summo cum nostro periculo bellum gessit. Sed Pyrrho potentior est Philippus, nos minus nunc ad bellum Italiae parati. Ergo bellum in Italia cum Philippo periculosum nobis est, adeoque uitandum. Arist. l. 2. c. 5. t. 42. {= Rhet. 1359a 20-25} {1.2.1 a} MINIMA ACCESSIO] approbatio primae partis Assumptionis, quod Epirus minima pars sit Imperii Macedonici, cum etiam tota Peloponnesus accesserit. {1.2.1b} NOSTRA] Approbatio secundae partis. {1.2.2} AGGRESSUS PYRRHUS] Propositio, quae probatur ex defectione sociorum, non eorum tantum, qui magnam Graeciam colebant, quasi Graecum proinde Regem secuti, sed illorum etiam, qui Itali erant origine. {1.2.2.} HAEC VOS] Ut argumentum illud a comparatione ualeat, ita concludit : Pyrrhus ideo contra nos ualebat, quod Socii nostri ad ipsum defecerant. Sed etiam ad Philippum deficient. Ergo. 79

FERRAZZI (1694), oratio 121. Nous ajoutons toutes les mentions entre {…}.

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{1.2.3} MANSERUNT] Confirmat Assumptionem a Majori, si enim defecerunt ad Annibalem crudelem, et auarum, multo magis ad Philippum Graecorum disciplinis eruditum. {1.2.3} SI PIGUISSET] Idem illustrat hoc Epiphonemate : adeo non deerant Annibali Socii in Italia, ut etiam nunc eos haberet, nisi bellum Africae illum ab Italia reuocasset. {2} MACEDONIA] Peroratio, qua confidentem Populum facit duplici ex capite, tum quod felicius bellum a Romanis geratur foris, quam domi, tum quod Dii arrideant hujusmodi expeditioni. Arist. loci citato t. 57. et 60. {= Rhet. 1383a 25-30 ; 1383b 4-6}{…}. C) Sententiae {…}. » 3. Obiurgatio(Vossius,1621) 80 « V. OBIURGATIO est reprehensio ob delictum quae emendationem alterius sibi proponat. Differt ab inuectiva, quod haec fere circa inimicos uersetur & id spectet, ut noceat ; illa instituatur erga amicos, & hoc studeat, ut prosit. Adde, quod obiurgatio plurimum est superioris, ut imperatoris erga militem, patris aduersus filium. VI. In hac ante omnia dispicere oportet, quo ingenio is sit, quicum nobis negotium est. Sunt enim non pauci adeo durae ceruicis, ut nihil proficias, nisi grauiter intones, & minas etiam addas. Sunt alii ingenii adeo mitis, ut hanc si uiam inire uelis, perdas eos potius, quam corrigas. VII. De methodo ita statuimus. Primum ob oculos delictum ponitur. Ubi uidendum, ne grauiori illud nomine vocemus, quam convenit : (…). VIII. Hinc, quod peccatum est, exaggerabimus a circumstantiis personae, loci, temporis, modi. Item ab aliorum comparatione. IX. Et quidem apud homines duros quos aliter flectere non possis, sequitur grauis expostulatio, atque etiam comminatio. Ac desinere expedit oratione concisa, ut major iniciatur terror. (…) X. At eos, qui dociles sunt, non nimis exasperabimus ; sed orationis acrimoniam paulo mellis temperabimus. (…) XI. Prodest quoque, si affirmemus, nos necessitate actos ad reprehendendum accessisse. Uti, de monitoria diximus cap. XXI. §. 6. Vocant Graeci προσποιήσιν ἀνάγκης, simulationem necessitatis. XII. (…) Nuncupant προσώπου ὑπαλλαγήν, communicatio personae. (…). XIII. Multum etiam refert, si, quos reprehendimus sentiunt, nos dolere eorum uicem. Ut &, si postremo eos loco commoneamus uirtutis pristinae, &, quam de illis habeamus spem, proponamus. Quae duo non epistolis modo ad amicos D’après VOSSIUS (1621 [1660]), p. 215-219. Nous ajoutons les « (…) ». Voir également, CAUSSIN (1619), p. 543-544 et PELLETIER (1641 [1653]), p. 866-870. 80

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exaratis conueniunt; sed etiam orationibus de rebus grauissimis ad senatum, populum, uel exercitum, institutis. Exemplo hoc genere esto inter alios oratio Germanici I ad milites rebelles. Ubi de genere utiminis sunt ista : Quodnomenhuiccœtuidabo ? (…). XIV. Sed si is fuerit, in quem uel iure, ac beneficio naturae, uel aliter, paene nihil non liceat nobis, iam laudis, uel dissimulatione lenimento uix umquam erit opus. Ut in oratione Veturiae ad Coriolanum apud Livium 2 : Sine,priusquam complexumaccipio, (…). » 4. Comminationis Artificium(Pelletier,1641) 81 « I. Totum huius Orationis Artificium in eo positum esse uidetur, ut timorem ei, cui minamur, inferamus : quare quo efficimus id fiet, eo melior censebitur Comminatio. Debet autem initium abruptissimum esse, ut uelut ex inopinato feriat. II. Genus porro totius Orationis concisum esse oportet, concitatum, minax grauibus sententiis, & axiomatis redundans, non affectatum tamen & puerile. Tota Catilinaria prima absolutissimum exemplar esse potest ; habet enim uehementes spiritus passim & ad ingenerandum grauiores motus efficax est. III. Adhiberi debet amplificatio uehemens sceleris aut facinoris, cui supplicium intentatur quod ita fieri potest, ut longiori uerborum tractu sese efferat Oratio. IV. Fingit Orator uel ipsam sceleris cogitationem, & memoriam tam atrocem esse, ut ad eam vel grauissimi uiri perhorrescat. Tullius divinationne (sic) in Verrem n.4. ItaDeosmihivelim (…). V. Ne vero motus languide frigideque ; conquiescat, utendum communicatione, & pedetentim progrediendum, quod facit Orator loco laudato. VI. Iuuabit praeterea rem ita clare describere, ac futurum incommodum, ut non iam dici, sed cerni videatur : quod ex imitatione Ciceronis facile est consequi. Prima in Verrem n.82. NoliteperDeosImmortales, (…) VII. Concludi potest Comminatio per Optationem & Adhortatione ne videatur Oratio ex odoio & maleuolentia profecta, quod ex industria factitandum, ne auditores abalienati discendunt. »

81

D’après PELLETIER (1641 [1653]), p. 878-879. Nous ajoutons les « (…) ».

Lat. guttur, hitt. kuttar : un cas d’école ?

L’étymologie est souvent un exercice difficile, particulièrement dans le cas de termes relatifs aux parties du corps, comme nous allons tenter de l’illustrer en revenant sur les discussions qui entourent lat. guttur et hitt. kuttar(GÚ, GÚ-tar). Les deux termes sont souvent rapprochés 1, même si des difficultés se présentent sur les plans morphologique et sémantique. Du point de vue formel, plusieurs problèmes se posent, mais qui ne sont pas insurmontables : hitt. kuttar est un neutre hétéroclitique en -r/n- (cf. dat.-loc. kuttani, abl. kuttanaz, instr. kuttanit), pour lequel on peut poser *gout-r / gut-n-és, avec extension analogique du degré zéro pour le nom.-acc. kuttar < *gut-r 2. Si l’on rapproche lat. guttur – masculin chez Plaute, neutre en latin classique –, il faut alors poser une extension du thème en -r- et du degré zéro radical. La géminée du latin doit également recevoir une explication. Elle est souvent interprétée comme une géminée à caractère expressif 3. Outre ces difficultés, on a affaire à des termes apriori immotivés, ce qui rend délicate la question du sens. De fait, la principale pierre d’achoppement réside dans les divergences sémantiques présentées par les termes. C’est d’ailleurs le plus souvent sur cette base que se fondent les discussions 4. Lat. guttur désigne, en effet, la « gorge », alors que hitt. kuttar fait référence à une zone plus large : « la nuque, le sommet des épaules » 5. Ceci s’inscrit dans les particularités du vocabulaire relatif aux parties du corps, où la « découpe » en parties ne correspond pas forcément aux principes de l’anatomie tels que nous les connaissons. Dans beaucoup de cas, le manque de contexte rend difficile toute identification précise, notamment lorsque les termes sont attestés dans des listes 6, ou dans des passages mutilés : 1 MUDGE (1931), p. 252 ; TISCHLER, HEG, s.u. kuttar (« kein gravierendes Hindernis ») ; RIEKEN (1994), p. 298-299. 2 RIEKEN (1994), p. 298-299. 3 Ainsi RIEKEN (1994), p. 299 ; DE VAAN, EDL, s.u. guttur. 4 WALDE-HOFFMANN, LEW, s.u. guttur (« wegen der Bed. ganz nicht sicher ») ; ERNOUT / MEILLET, DELL, s.u. guttur(« cf. peut-être hitt. kuttar, kuttan “cou” ») ; DE VAAN, EDL, s.u. guttur (« the connection of the Hittite word is semantically unconvincing »). 5 TISCHLER, HEG, s.u. kuttar : « Partie unter dem Hals und über der Brust beim Menschen, etwa “Schulter” oder “Oberarm” » ; PUHVEL, HED, s.u. ku(wa)ttar, kūtar : « strength, force, power, mainstay; back of the neck, scruff, top of the shoulders ». 6 Pour le hittite, l’un des problèmes majeurs réside, en effet, dans le fait que les termes sont très souvent attestés dans des rituels, dans des listes, qui partent du haut du corps vers le bas, ce qui fournit des indices sur la zone générale où doit se situer tel ou

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KUB 11.1 vo iv 6’ (CTH 19, Proclamation de Telipinu 7) […]x GÍR-ana-ap-pa-anku-ut-ta-ni-˹iš˺-š[i …] « le poignard derrière sa nuque » KBo 25.54++ ro i 14 (CTH 665, Fragments de fête 8) On y trouve ku-ut-ta-na-az-aš-mi-it (abl. kuttanaz⸗šmit) et à la ligne suivante la mention des doigts (15) k]a-lu-lu-pu-uš-mu-uš.

Hitt. kuttar est, par ailleurs, attesté une fois dans une liste donnant les parties du corps d’un animal 9 : KUB 9.28 ii 19 (CTH 442, Rituel pour les Heptades) UZU

GABA UZUkuttar UZUNÍG.GIG UZ[U … nanzanuzzi « il fait cuire la poitrine, le cou, le foie, le/la … »

D’autres contextes sont plus clairs, notamment le passage suivant sur lequel nous reviendrons par la suite : KBo 4.14 vo iii 38-39 (CTH 123, Traité entre un roi hittite et un partenaire inconnu 10) 38. zi-ik-ma-za [LUGAL]-ikar-ši-iš 39. ÌR-iše-eš GÚ UGUle-ee-ep-ti « mais toi, sois pour le roi un sujet loyal, ne soulève pas ta nuque ».

Le sens de « sommet des épaules, nuque » se déduit notamment à partir du dérivé kuttanalli- (n.) « collier » 11. Autre particularité du terme hittite, soulignée par Puhvel qui s’est interrogé sur le sens premier de kuttar, pour clairement le déconnecter du latin guttur : dans ses emplois vh., kuttar renverrait le plus souvent à l’idée de « force, puissance », notamment dans trois expressions sur lesquelles nous allons revenir. Selon l’auteur, il s’agirait là de la valeur première de kuttar : la notion de force ne serait donc pas une métaphore tirée de la nuque, mais, au contraire, le sens de « nuque » serait tiré par métonymie de celui de « force » (« force » > « nuque », comme on aurait gr. ἴς « force » > « tendon, muscle », et ἰνίον « nuque ») 12. L’hypothèse est intéressante, et pose l’épineuse question de l’adéquation de la forme et du sens dans l’analyse étymologique. Elle interpelle aussi sur deux points : le sens même de hitt. kuttar et la question du changement sémantique. Les expressions qui nous intéressent ici sont GÚ(-tar)šarā (UGU) tel organe ou membre. Mais ces listes ne donnent pas plus de contexte ni d’informations sur la fonction des parties, et ne présentent pas de cohérence parfaite. 7 GILAN (2015), p. 156. 8 NEU (1980), p. 118-125 (nr. 54). 9 Cf. MOUTON (2004), p. 84. 10 FUSCAGNI (2014). 11 Cf. ḫu(wa)ḫḫu(wa)rtalla- (n.) « collier » face à ḫu(wa)ḫḫurti- (c.), ḫurḫurta- (n.) « gorge ». 12 PUHVEL, HED, s.u. ku(wa)ttar,kūtar ; PUHVEL (2002).

LAT. GUTTUR, HITT. KUTTAR : UN CAS D’ÉCOLE ?

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epp-/app-« (sou)lever la nuque », kuttanittaraḫḫanḫar(k)- au sujet de la soumission des ennemis par le souverain hittite et kuttar kiš- à propos de la constitution de troupes militaires. GÚ(-tar)šarā(UGU)epp-/appL’expression signifie littéralement « lever la nuque » : KBo 4.14 vo iii 38-39 (CTH 123, Traité entre un roi hittite et un partenaire inconnu 13) 38. zi-ik-ma-za [LUGAL]-ikar-ši-iš 39. ÌR-iše-eš GÚ UGUle-ee-ep-tika-ru-úku-wa-pí 40. mPU-LUGAL-aš BA.ÚŠ zi-ik-ma GÚ UGU IṢ-BAT 41. na-atle-ee-eš-zi GAMMA-MIT-ta GAR-u « mais toi, sois pour le roi un sujet loyal, ne soulève pas ta nuque. Lorsque auparavant PU-Šarruma est mort, toi, tu as tenu haut ta nuque. Cela ne peut être ! Que cela soit placé sous serment pour toi ».

Pour le sens, on peut se reporter à l’expression iškiš lak- « plier le dos » comme signe de déférence : KUB 36.110 vo 8’-10’ (CTH 820, Bénédiction pour Labarna 14) 8’. [l]a-ba-ar-na-aš LUGAL URUḪA-AT-TIša-ḫé-eš-šar-šum-me-e[t] 9’. e-eš-tunu-za-paut-ni-ya-an-zaḫu-u-ma-an-za 10’. iš-ki-iš-me-etan-da URUḪa-at-tu-šala-ga-anḫar-d[u] « Labarna, le roi du Ḫatti, qu’il soit notre forteresse, et que tout le pays tienne le dos courbé vers Ḫattuša ».

Une expression parallèle est attestée, GÚ-taršāraappātar, qui fournit des indications. Elle reprend les mêmes éléments que dans KBo 4.14 (GÚ UGUle-e e-ep-ti ; GÚ UGU IṢ-BAT), avec valeur positive 15 : KBo 15.25 ro 11, 24 (CTH 396, Rituel de Ḫatiya de Kanzapida contre le démon Wišuriyant 16) ro. 9. [zi]-ga DÚ-i-šu-ri-ia-an-za FUSCAGNI (2014). ARCHI (1979), p. 50-51. 15 PUHVEL (2002), p. 296 pose ici un hendyadis « neck and uplift », c’est-à-dire « uppityness, self-assurance », mais le sens positif contredit cette analyse. L’interprétation de Puhvel est en définitive assez proche de celle de CARRUBA (1966) « Muskelkraft und Austehen », critiquée à juste titre par GÜTERBOCK (1970) que nous suivons ici. FRIEDRICH / KAMMENHUBER, HW, s.u. ep(p)-/ap(p)-, p. 83-84 rejettent le sens de « force » (Rüstigkeit) et retiennent plutôt celui de « rectitude, fait de se tenir droit, conscience de soi-même » (Geradheit, Selbstbewußtein). Notons toutefois que CARRUBA (1966), p. 19 retient la valeur concrète de GÚ-tar, comme partie du corps (même s’il traduit par Muskelkraft) et que l’idée de rectitude (Geradheit, ital. ditittura [morale]) est attribuée au seul šarā appatar. Sur šarāepp-, cf. aussi CHD, s.u. 16 CARRUBA (1966) ; CHRZANOWSKA (2012). 13 14

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10. A-NA EN SÍS[KUR E]GIR-pa TI-tar ḫa-ad-du-la-a-tar in-[na]-ra-u-wa-tar MU.ḪI.A GÍD.DA 11. [IG]I.ḪI.A-wa u[š-ki-ia-u-wa-a]r GÚ-tarša-ra-aap-pa-a-tar-rapí-iš-ki « mais toi, Wišuriyant, donne à nouveau au maître du rituel la vie (TI-tar), la santé (ḫaddulatar), la force (innarauwatar), de longues années (MUḪI.A GÍD.DA), l’acuité visuelle (IGIḪI.A-waš uškiyauwar, litt. le fait de voir des yeux), l’assurance (GÚ-taršāraappātar) ». ro. 23. šu-me-ša-wa [DGul-ša-aš DM]AḪ.MEŠ A-NA EN SÍSKUR TI-tar ḫa-addu-la-a-tar 24. [i]n-na-ra-u-u[a-tar MU.ḪI.A GÌD.DA IGI.ḪI.A-ašuš-ki-ia-u-wa-ar GÚ-tar ša-ra-aap-pa-a-tar-ra 25. [I-N]A EGIR [UD-MI pí-iš-kat-tén] « mais vous, déesses du destin et déesses mères, donnez au maître du rituel la vie, la santé, la force, de longues années, l’acuité visuelle, l’assurance pour l’avenir ».

L’expression se trouve à côté de notions positives (vie, santé, longévité, force, capacité visuelle). Les composants ont en soi chacun leur sens propre, la métaphore joue sur l’orientation physique (haut/bas) et l’ensemble renvoie de manière symbolique à l’idée d’assurance, de confiance ou de soumission. Ce qui entre en jeu ici est la notion de verticalité 17 associée, dans le rituel relatif à Wišuriyant, à une attitude positive, assurée – ou, au contraire, à un statut inférieur lorsqu’elle est refusée et qu’il faut proprement « courber l’échine » (KBo 4.14) 18 et faire montre d’humilité. L’image est attestée ailleurs : akk. GÚ elâ « haute nuque », rēšanašû, rēši ullû« soulever la tête », (CAD, s.u. kišādu) en référence à l’idée d’assurance, de fierté, de haut statut social ; rēša šapālu, rēšu kanāšu « baisser la tête », kišāduramû, kapāpu « baisser la nuque » comme symbole d’humiliation, de rabaissement 19. Le latin présente des expressions similaires : Virtus cumque FidePietasaltaceruiceuagantur (Claud., Ruf. 1, 53) « la vertu, la confiance, la piété vont ça et là la nuque haute » ; soloaequandaesuntdictaturaeconsulatusque,utcaputattollereRomanaplebespossit (Liv. 6, 18) « il faut détruire les dictatures et les consulats, pour que le peuple romain puisse (re)lever la tête » ; summissis ceruicibus concessionem praeteritorum poscunt et pacem (Amm. 14, 10, 14) « tête baissée, (les légats) demandent l’acceptation des événements passés et la paix » 20 ; avec connotation de hardiesse : quitantiserunt STEINERT (2012), p. 198-201. Cf. GÜTERBOCK (1970), p. 578. 19 Pour l’idée de verticalité en Mésopotamie, STEINERT (2012), p. 198-201 avec les exemples cités ici. 20 Avec connotation négative, PHILOSTR., VA 7.23 μεμαντευμέναι δ᾽ ἤδη καθ᾽ ἡμῶν αἰτίαι, ὡς ὕβριν μὲν τίκτει πᾶς ὁ ὑπὲρ τὸ μέτρον πλοῦτος, ὁ δ᾽ ὑπὲρ τοὺς πολλοὺς τὸν αὐχένα ἵστησι καὶ τὸ φρόνημα ἐγείρει « (on dit que) une fortune au-delà de la mesure engendre l’hubris, qu’elle fait porter la tête au-dessus des plus nombreux et éveille l’arrogance ». 17 18

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ceruicibusrecuperatores,quiaudeant …iudicare(Cic., Verr. 2, 3, 59) « qui seront les juges avec une nuque assez forte … pour oser juger ». kuttanittaraḫḫanḫar(k)On trouve taraḫḫanḫar(k)- ainsi que kuttanittaraḫḫanḫar(k)-. Pour le sens de taraḫḫanḫar(k)-, on peut se référer à l’analyse de Boley, qui met en évidence la valeur résultative de l’expression, notamment dans le passage suivant 21 : KBo 3.4 i 10-15 (CTH 61, Annales de Muršili II 22) 10. A-BU-ŠU-wa-aš-šiku-iš LUGAL KUR Ḫat-tie-eš-tanu-wa-ra-ašUR.SAG-iš LUGAL-uš e-eš-ta 11. nu-wa-za KUR.KUR.MEŠ LÚKÚRtar-aḫ-ḫa-anḫar-tanu-wa-ra-aš-zaDINGIR-LIM-iš DÙ-at « son père, qui était roi du Ḫatti, était un roi héroïque, il tenait soumis les pays ennemis, et il devint un dieu (il mourut) ».

L’expression kuttanittaraḫḫanḫar(k)- se présente dans l’Édit de Telipinu (CTH 19). Elle est attestée trois fois au début du texte, dans des passages parallèles, relatifs aux premiers rois : KBo 3.1+ i 4-6, à propos de Labarna 4. nuut-ne-ete-pue-eš-taku-wa-at-ta-ašla-aḫ-ḫa-m[(apa-iz-zi)] 5. nu LÚKÚR-anut-ne-eku-ut-ta-ni-ittar-aḫ-ḫa-an[(ḫar-ta)] 6. nuut-ne-eḫar-ni-in-ki-iš-ki-it nuut-ne-ear-ḫatar-r[(a-nu-ut)] « Le pays était petit. Là où il partait en campagne, il tenait les pays ennemis soumis kuttanit. Il détruisait les pays et il rendait les pays impuissants ».

Les autres passages concernent Ḫattušili et Muršili : KBo 3.1+ i 14-16, à propos de Ḫattušili 14. … ku-wa-a[(t-ta-ašla-aḫ-ḫa-ma)] 15. [p]a-˹iz˺-zi[n]ua-pa-a-aš-šaLÚKÚR-anut-ne-˹e˺ ku-ut-t[(a-ni-ittar- aḫ-ḫa-an ḫar-ta)] 16. nuut-ne-eḫar-ni-in-[(ki- iš-)]ki-itnuut-ne-ear-ḫatar-ra-nu-ut KBo 3.1+ i 25’-26’, à propos de Muršili 25. LÚKÚR-anut-ne-eku-ut-ta-ni-ittar-˹aḫ˺- ḫa-anḫar-˹ta˺ 26. ˹nu˺ ut-ne-ea[r]-˹ḫa˺ tar-ra-nu-ut.

On retrouve encore cette expression dans un passage qui fait écho à ces descriptions d’un état antérieur, perçu comme idéal : 21 BOLEY (1984), p. 35-36 : taraḫḫanḫarta explicite UR.SAG-iš LUGAL-ušēšta et ne renvoie donc pas à une action antérieure. 22 GRÉLOIS (1988), p. 54.

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KBo 3.1+ ii 40-43 40. UR-RA-AMŠE-RA-AMku-išam-mu-ukEGIR-an-daLUGAL-uški-ša-ri … 42. nu-zaú-wa-ši LÚKÚR-anut-ne-eku-ut-ta-ni-i[t] 43. tar- ˹aḫ˺-ḫa-anḫar-ši « à l’avenir, que celui qui deviendra roi après moi … Tu viendras et tiendras les pays ennemis soumis kuttanit ».

Le contexte militaire incite le plus souvent à voir dans kuttanit le moyen de la domination, celle-ci étant rendue fondamentalement par taraḫḫanḫar(k)- : « il tenait les pays soumis sous son bras/sa force (militaire) » 23. Cette analyse impose un glissement de « nuque » vers « bras », si le terme désigne toujours une partie du corps au sens propre. Ceci n’est pas impossible. Selon une autre perspective, qui paraît plus cohérente par rapport aux emplois du terme, kuttanit serait à prendre dans un sens figuré, « force (militaire) » 24. On signalera ici la remarque de Giorgieri, qui songe également à interpréter littéralement « am Nacken unterworfen/besiegt halten » 25, où kuttanit renverrait alors à l’ennemi : le roi tient au cou l’ennemi soumis, ennemi qui doit courber l’échine. L’idée est intéressante, la nuque représentant la partie du corps dotée de force, sur laquelle on pose une charge (p.ex. iugumceruicibusimponere). L’image est bien représentée en latin : inceruicibusnostrisdominumimponere « placer un maître sur nos nuques » (Cic., Nat. 1, 54) ; in capiteatqueinceruicibusnostrisrestiterunt « ils sont restés sur nos têtes et sur nos nuques » (Cic., Mur. 79) ; bellumin ceruicibuserat (Liv. 22, 33) ;accipitehoconusinuestroscollos « prenez ce fardeau sur vos épaules » (Cat., Orat. 77) ; ceruicibussuisrempublicamsustinere « porter sur ses épaules le fardeau du gouvernement » (Cic., Sest. 138). kuttarkišL’expression se trouve dans un texte assez fragmentaire relatant (à la première personne) les campagnes militaires d’un roi, dont l’identification reste discutée (CTH 13, combats de Muršili I (?) contre les Hourrites) 26. Un des aspects remarquables du texte est qu’il tourne autour des ennemis, en relatant les événements 23 Entre autres, HOFFMANN (1984), p. 13 : « hielt er das Land des Feindes mit (starkem) Arm besiegt » ; GILAN (2015), p. 138 : « hielt er die Länder der Feinde mit starkem Arm besiegt ». 24 DARDANO (2002), p. 379 : « il … gardait assujetti le pays ennemi par la force » ; VAN DEN HOUT (2003), p. 194 : « he held the enemy country subdued by (his) might » ; GOEDGEBUURE (2006), p. 229 : « he held the enemy lands subdued by force ». HOUWINK TEN CATE (1984), p. 78 et n. 46, met en exergue l’aspect militaire : « to hold the countries of the enemies in (a state of) subjection by military power / an army force ». 25 GIORGIERI (2008), p. 351 et n. 1. 26 KEMPINSKI / KOŠAK (1982) ; DE MARTINO (2003), p. 127-149 ; GILAN (2015), p. 243248.

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qui les concernent, leur succès puis leur perte due par ailleurs à une intervention divine. Il y a peu d’action du côté des Hittites, si ce n’est qu’ils ont rassemblé des troupes formées de mercenaires et de serviteurs, ce qui est inhabituel 27. Ceci est l’indice de difficultés du côté hittite, face à l’invasion hourrite. La constitution des troupes est exprimée parḫarp-,iya-, kuttarkiš-, qui reviennent plusieurs fois dans le texte : KBo 3.46 ii 39’-41’ (dupl. KBo 3.53 + KBo 19.90 ro 9’-11’) 39’. [(URULa-ak-ku-ri-iš-ši-ma 3 LI-IM ÉRIN.MEŠ LÚ.]MEŠḫa-pí-ri-iš LÚ-an-na ARAD.MEŠ 40’. [(ḫar-pa-an-te-eš LUGAL-uš ku-i-uš t)]a-ru-˻up-pu-un˼ šu-uš a-ša-an-dula-aš 41’. [i-ia-nu-un (nu-uš-ša-anḫar-ap-)]ta-titaku-ut-tar-še-etki-ša-ati « mais à Lakkurišša, les trois mille soldats, composés (ḫarpanteš) de ḫapiru et de serviteurs d’hommes libres, que moi, le roi, j’avais rassemblés (taruppun), je les ai constitués en garnisons (ašandulaš iyanun). Ils se rassemblèrent (ḫarptati, en emploi impersonnel) et cela devint son unité/appui (militaire) (kuttar⸗šetkišati) ».

La dernière expression, kuttar⸗šetkišati (litt. « devenir un kuttar »), se rapporte au résultat des deux verbes précédents (iya- « faire, former » et ḫarp- « se séparer et se joindre, s’associer ») 28. On rend kuttar de manières diverses (force (armée), unité militaire, contingent) 29, mais le terme renvoie en définitive à la notion de soutien, d’appui (militaire), notion rendue dans la traduction de Dardano (« point de force ») 30. Ceci peut se déduire notamment du contexte général, qui indique qu’il s’agit de troupes exceptionnelles (mercenaires, serviteurs), formées par le roi hittite et qui servent de renfort pour tenter d’échapper à une situation périlleuse 31. Une dernière forme, le dérivé kuddaniye/a-, constitue un hapax dont il est difficile de saisir le sens dans le contexte mutilé où il se présente : KBo 16.24 i 19 (CTH 251, Instructions pour les princes, les seigneurs et les officiers militaires 32) 18. [nu] ḫu-u-ma-an-zanu-un-tar-ri-e-e[d-dunu ÉRIN.MEŠ n]i-ni-ik-du-ma-at 19. ku-ud-da-ni-e-ez-zi-male-e [ku-iš-kinu LÚKUR-ana]r-ḫale-eku-iš-ki 20. tar-na-inu-zama-aš-ka-anda-a-i [na-atNI-IŠ DINGIR.MEŠ kat-ta-a]nki-itta-ru KEMPINSKI / KOŠAK (1982), p. 95 ; GILAN (2015), p. 244-245. HOUWINK TEN CATE (1984), p. 61-62. 29 KEMPINSKI / KOŠAK (1982), p. 93 ; DE MARTINO (2003), p. 139 ; GILAN (2015, p. 244 ; GIORGIERI (1995), p. 84-85, 111 n. 99 ; HOUWINK TEN CATE (1984, p. 61. PUHVEL, HED, retient strength, force, power mais aussi mainstay, qui va dans le sens de l’analyse proposée ici. 30 DARDANO (2002), p. 378. 31 BEAL (1992), p. 108-110. 32 Nous suivons ici DARDANO (2009), p. 5 ; cf. MILLER, p. 170-171 et p. 357 n. 130. 27 28

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« Que tous se hâtent ; mobilisez les troupes, mais que personne ne kuddaniezzi, que personne ne laisse (s’échapper) l’ennemi et ne prenne de pot-de-vin. Que ceci soit placé sous serment ».

Le contexte est à nouveau militaire ; les instructions concernent ici l’attitude que l’armée hittite doit adopter. La difficulté majeure est de savoir si kuddaniezzi porte sur l’armée hittite ou sur les ennemis. Rizzi Mellini 33 et Dardano 34 optent pour l’armée hittite, en mettant en avant l’idée d’intimidation ou de force ; selon Giorgieri 35, le verbe se rapporterait plutôt aux ennemis. Dans l’état de la documentation, il est difficile, voire impossible, de trancher. On posera néanmoins que le verbe s’inscrit dans une cohérence par rapport aux emplois de kuttar, pour lequel se dégagent les notions de verticalité (avec connotation contextuelle positive ou négative) de renfort / appui militaire et de fermeté. Dans cette idée et dans la mesure où les instructions s’adressent de façon générale à l’armée hittite, on peut considérer que le verbe concerne celle-ci, d’autant que ceci implique une logique pour le passage (s’activer, se mobiliser, ne pas se montrer arrogant, ne pas laisser fuir l’ennemi, ne pas accepter de pot-de-vin).

CONCLUSION L’analyse de ces différents extraits permet de conclure que le sens prédominant et premier de kuttar n’est pas celui de « force, puissance ». Le terme désigne proprement le sommet des épaules, la nuque et renvoie métaphoriquement, en référence à cette partie du corps, à l’idée d’appui et de solidité, « ce sur quoi on peut s’appuyer, soutien, appui » d’où « fermeté, solidité » 36. De son côté, le lat. guttur ne nous fournit aucun élément vraiment intéressant pour la question étymologique. Le terme désigne la gorge, extérieurement, et surtout intérieurement comme passage par où les aliments, l’air et les sons passent. On ne note pas d’emplois figurés 37. Sur le plan fonctionnel, ce sont des termes comme caput, collum, et surtout ceruix, qui offrent des parallèles au hittite 38. Les phénomènes qui touchent le terme hittite ne se distinguent guère de ce que l’on sait par ailleurs. On connaît, en effet, différents processus qui affectent le vocabulaire des parties du corps 39, comme la grammaticalisation vers des prépositions ou adverbes à valeur locative (par exemple, hitt. ḫant- « face » > dat.-loc. ḫanti « contre », hitt. kitkar « à la tête de », gr. ἀνὰ κάρ « en haut »), 33 34 35 36 37 38 39

RIZZI MELLINI (1979), p. 519 (« ma nessuno lo tratti con prepotenza »). DARDANO (2009), p. 5 (« nessuno compia un atto di forza »). GIORGIERI (1995), p. 111 et n. 99 (« che [il nemico] non prevalga »). DARDANO (2002), p. 378. Cf. TLL, s.u. guttur ; ANDRÉ (1991), p. 71-72. Pour collum et ceruix, voir TESAŘOVÁ (1990). Cf. WILKIN (1996).

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les glissements et des élargissements de sens (par exemple, hitt. keššar « main » et « bras », lat. ala « aisselle » > « épaule », gena « paupière » > « joue » 40). La comparaison témoigne de cas où une même racine fournit des dérivés de sens divers (*p(el)h2- : hitt. paltana- « épaule », lat. palma « paume », gr. ὠμοπλάτη « omoplate », sk. pr̥thá- « paume » ; *h2(e)r- : lat. armus « bras, épaule », sk. īrmá- « bras, épaule », got. arms « bras », v.sl. ramo « épaule »). De ce point de vue, la divergence de sens entre kuttar « nuque » et guttur « gorge » ne semble pas impossible à envisager. Le phénomène amenant les noms de parties du corps vers des emplois figurés, métaphoriques est également bien connu 41 (lat. cor « cœur » > « intelligence », hitt. ḫastai- « os » > « solidité, force de résistance ») 42. Au terme de ce rapide examen, force est de constater que les difficultés morphologiques ne sont pas insurmontables et que la divergence sémantique peut s’expliquer notamment par les particularités qui caractérisent le vocabulaire relatif aux parties du corps. Rien ne s’oppose irrémédiablement au rapprochement de lat. guttur et hitt. kuttar, faute de meilleure hypothèse. UniversitélibredeBruxelles(ULB).

Sylvie VANSÉVEREN.

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TROISIÈME PARTIE

PÉDAGOGIE ET DIDACTIQUE DES LANGUES ANCIENNES AUJOURD’HUI

Sciences de l’éducation, sciences de la formation et renouvellement des humanités « Un rêve impossible à réaliser, nécessairement déçu lorsqu’on travaille en solitaire, mais qui semble plus que jamais fonder la seule méthode pour faire avancer les questions, même si une telle méthode rend la grande thèse de plus en plus impraticable et le travail d’équipe indispensable » CARRIÈRE (1987) p. 5.

INTRODUCTION L’écriture de ce chapitre d’un ouvrage de mélanges offert à Ghislaine Viré m’incite à rendre également un vibrant hommage à un ardent défenseur des langues et civilisations anciennes, trop tôt disparu, qui a pensé que le voyage et la culture faisaient partie du patrimoine de l’humanité. Bernard Valette, professeur de lettres au lycée d’Alès et fondateur de l’association culturelle Thalassa a fait découvrir les lieux et paysages du monde antique à des dizaines de milliers de jeunes élèves. Il aimait à reprendre la formule de Térence, « Rien de ce qui est humain ne m’est étranger ». Je souhaiterais m’inscrire dans la trace de ses pas pour écrire ces pages et montrer en quoi les sciences de l’éducation font partie des humanités d’aujourd’hui qui nous réunissent et contribuent au renouvellement des méthodes et des enseignements. Ayant été un didacticien des langues anciennes 1 avant que de devenir un chercheur sur le changement en éducation, je ne parlerai donc que de ce que je connais… un peu ! Je commencerai par évoquer les liens paradoxaux qu’entretiennent deux disciplines aussi contrastées que les Langues et Cultures de l’Antiquité (LCA), appellation française actuelle, et les toutes récentes sciences de l’éducation 2 dont quelques esprits mal intentionnés font leur cible privilégiée, poussant à l’extrême le raisonnement selon lequel « quand on sait, on fait, quand on ne sait pas, on enseigne et quand on ignore, on forme les enseignants ». Ce qui me conduira, dans un second temps, à explorer quelques pistes largement fréquentées dans le 1

ÉTIENNE (1997). Les sciences de l’éducation sont nées deux fois en France : au singulier en 1887 (GAUTHERIN [2002]) à la Sorbonne (chaire occupée par Henri Marion puis Ferdinand Buisson et Émile Durkheim, qui l’abandonne pour fonder la sociologie) et au pluriel entre 1967 et 1970 avec trois universités (Bordeaux, Caen et Paris) rejointes par Lyon et Toulouse. 2

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cadre d’un enseignement très ancien (le plus ancien avec la philosophie ?) mais aussi à mener une réflexion sur la place de l’Antiquité dans notre quotidien. Je terminerai par une anticipation sur le développement de ces deux disciplines, anticipation que l’on voudra bien me pardonner puisque je m’inscrirai dans des inspirations diverses sur ce qu’elles vont devenir dans la société et dans l’École qui poursuit sa longue histoire depuis l’Académie de Platon jusqu’aux virtual schools dont l’avenir n’est pas assuré à mon sens.

1. DE QUELQUES LIENS PARADOXAUX ENTRE LES LANGUES, LITTÉRATURES ET CIVILISATION ANCIENNES ET LES SCIENCES DE L’ÉDUCATION 1.1. L’émergence de la pédagogie en Grèce antique La première trace d’une activité pédagogique se lit chez Socrate qui « corrompt la jeunesse » mais qui définit un projet et une pratique pédagogiques, la maïeutique. Cette référence au métier de sa mère lance déjà le débat entre les deux conceptions de l’enseignement qui s’affrontent encore de nos jours sous la forme d’une transmission directe des savoirs dénoncée comme une supercherie ou d’un « accouchement »de l’esprit de l’apprenant 3. Dans le Ménon,le jeune esclave construit littéralement le théorème de Pythagore et les questions guidantes de Socrate correspondent à ce que l’on pourrait appeler, non sans quelque anachronisme, une situation-problème 4 : refuser de se prendre au mirage du cours magistral considéré comme la transmission parfaite. Estimer au contraire que tant que la personne n’a rien fait du savoir, on ne peut ni le lui reconnaître ni en inférer le moindre savoir – ce que Le Boterf 5 a défini comme étant la compétence, dont il a fait un « attracteur étrange ». 1.2. Du sens de l’autorité et de l’autorité du sens dans l’éducation L’éducation peut être mortelle pour les individus, car elle n’est pas forcément libératrice, comme elle peut l’être pour les sociétés, mais elle peut aussi aider à grandir ; nous savons que c’est là l’étymologie de l’auctoritas oubliée de bien des pourfendeurs du « laxisme ambiant » 6 : éduquer n’est rien d’autre que faire grandir, faire croître (de augeo), et l’auctor est celui qui autorise, au sens que lui ont donné les psychanalystes : la transgression réglée, libératrice, est l’horizon de l’être humain et la société n’a progressé que par celles dont Œdipe, par exemple, fut, à son corps défendant, la première victime. Énigme du savoir mais 3 4 5 6

ROBERT (2001). PERRENOUD (1999). LE BOTERF (1994). BRIGHELLI (2006).

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triomphe de la pensée dans sa réponse au Sphinx, tragique de l’ignorance dans son parricide et dans l’inceste commis avec sa mère. Si l’on veut éduquer une personne (je reviendrai sur ce mot aussi), il est préférable de l’aider à grandir plutôt que de multiplier les interdits. À ces derniers incombe le rôle essentiel de la préservation, rôle qu’on ne saurait négliger dans la tradition humaniste qui reconnaît à l’enfant un certain droit à la sécurité pour se retrouver dans l’insécurité de l’apprendre. Mais l’autorité relève, elle, d’une ambition bien plus élevée 7 car elle se construit et s’accepte sans violence physique ni verbale. 1.3. La création de l’école et ses métamorphoses Ni les mots ni les concepts ne sont innocents et la skhôlé ou le ludusgrammaticus fournissent à l’école une identité première de téménos qui a pu provoquer de la confusion chez celles et ceux qui proposent de la sanctuariser. Il est vrai que la nuance n’est pas toujours facile à déterminer entre un lieu fait pour apprendre, qui va inexorablement déclencher de l’angoisse par perte de repères installés dans le long terme, obstacles à « la formation de l’esprit scientifique » 8, et un cocon qui serait tissé pour isoler l’enfant d’une société en perpétuel mouvement. C’est ce que n’a pas su comprendre, à mon sens, Illich 9 quand il a souhaité « déscolariser » ou « désinstitutionnaliser » la société. Celles et ceux qui rejettent les sciences de l’éducation et argumentent de bonne foi sur la nécessité d’en finir avec l’école 10 effectuent toujours le même chemin. Il consiste à s’appesantir sur les défauts d’une école qui a marqué de son sceau les trois derniers siècles : il s’agissait d’apporter le savoir minimal à tous et de sélectionner les meilleurs. On est alors loin de l’idéal de l’honnête homme ; ce qu’on peut reprocher surtout à ce système « à deux vitesses », c’est que les femmes en sont écartées et qu’il leur est interdit de se montrer « savantes ». Ce modèle lassallien, inventé et mis au point au dix-septième siècle, a connu un fort développement aux dix-huitième et dix-neuvième siècles puis une longue agonie pendant la deuxième moitié du vingtième, confronté qu’il était à la contradiction d’une éducation pour tous avec une sélection des meilleurs qui ne se préoccupe pas (ou que trop peu) des moins bons. 1.4. Une éducation visant l’égalité est-elle possible ? Comme finalement la massification l’a emporté, l’échec de la standardisation calquée sur un élève moyen ou, dans certains cas, sur l’élève excellent défini comme celui qui a les meilleures notes et les moyennes les plus élevées, a 7

ROBBES (2013). BACHELARD (1995). 9 ILLICH (1971). 10 DURPAIRE / MABILON-BONFILS (2014). 8

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entraîné un changement radical. « Avec la massification scolaire amorcée dans les années 1960 et 1970 11, et la possibilité offerte, en principe, à tous les élèves d’accéder aux formations les plus longues et les plus prestigieuses, le maintien des inégalités sociales face à l’école apparaît comme une sorte de scandale », écrit Dubet 12 au début du XXIe siècle. Mais alors, que faire ? Comment inventer, ou réinventer, une éducation susceptible de mettre fin aux inégalités sociales ? Et le défi va bien au delà car, si l’on reprend les analyses de Boudon 13, il y aurait une part de stratégie dans les choix effectués par les élèves et les familles. Les sciences de l’éducation et la sociologie de l’école ont fait l’effort de comprendre la mécanique de reproduction mise en évidence par Bourdieu et Passeron 14. Enfin, elles ont tenté de la nuancer et de la combiner avec le projetpersonneldel’élève 15 dans la lignée de la première loi d’orientation sur l’école. Ce n’est plus seulement l’égalité qui est visée mais l’épanouissement personnel. 1.5. Individualiser ou personnaliser ? Une réponse soufflée par le théâtre antique Autrement dit, la question du développement de la société par la mise en concurrence des meilleurs a fait long feu et la promotion de l’individualisation, consécutive aux travaux béhavioristes des années 1950 16, s’est heurtée à l’erreur fondamentale de cette école pour laquelle la décomposition en éléments simples et le respect du rythme de celle ou celui qui apprend sont les clés d’un enseignement réussi. Une fois de plus, des travaux sont venus apporter un correctif à une vision trop mécaniste de l’être humain et, pour ne citer qu’un auteur emblématique, c’est la théorie des « intelligences multiples »de Gardner 17 qui résume le mieux la nécessité de passer de l’individualisation à la personnalisation. C’est encore à l’Antiquité, mais cette fois aux Étrusques, que nous devons le mot : la persona désigne le masque que portaient les acteurs. Il y a deux avantages à s’inscrire dans cette mouvance : le jeu social ressemble fort à celui du théâtre où l’illusion de la transparence est vite balayée car nul n’est tenu de se dévoiler et le respect de l’intimité est un droit de toute personne. Mais il y a aussi cette subtile technique qui consistait à amplifier la voix et à donner davantage la 11

Le lecteur comprendra que Dubet ne parle que de la massification du secondaire, porte d’entrée dans le supérieur, dont le modèle est le lycée calqué sur les collèges jésuites par Napoléon en 1802 ; le primaire, « l’école de la république », lui, a été massifié très tôt en France, reprenant le modèle des écoles paroissiales. 12 DUBET (s.d.). 13 BOUDON (1973). 14 BOURDIEU / PASSERON (1970). 15 ÉTIENNE / BALDY / BENEDETTO (1992). 16 SKINNER (1958). 17 GARDNER (2008).

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parole à celui qui la prenait ; et les rôles de femmes étaient tenus par des hommes malgré L’Assembléedesfemmes qui tenta vainement de revenir sur cet état de fait. 1.6. Catharsis et mimesis pour passer de l’enfance protégée à l’action C’est aussi au théâtre antique qu’on doit la catharsis (terme qui a été repris par les Grecs à la fin des années 2000 quand ils ont eu à dénommer les privations qu’ils endurent encore actuellement). Cette catharsis est traditionnellement associée à une purification mais on peut aussi la considérer comme une purgation 18 : La tragédie [...] est une imitation faite par des personnages en action et non par le moyen de la narration, et qui, par l’entremise de la pitié et de la crainte, accomplit la purgation des émotions de ce genre.

Pour ma part, et dans une perspective éducationnelle, je préfère y voir une mimesis, c’est-à-dire une représentation de l’action qui permet d’éviter de se fourvoyer et qui retrouve, de manière assez inattendue, les mondes virtuels que le développement de l’informatique permet de créer avec de plus en plus de réalisme. Autrement dit, éprouver phobos(de la crainte) et éléos (de la pitié), ce qui est le but et le propre de la tragédie, revient à trouver le chemin de l’éducation vécue comme une libération, une émancipation. Ne pas en éprouver revient à rester dans le monde de la caverne et de ses illusions 19 ; or c’est précisément la mission de l’éducation que de réinscrire « les enfants de Gaïa » dans l’histoire de l’humanité pour qu’ils y inscrivent leur histoire personnelle 20. Les mythes développés par les Anciens sont devenus des ressources non seulement pour les psychanalystes mais aussi pour des éducateurs en proie au refus d’apprendre d’élèves qui préfèrent la force brutale de héros modernes et factices à la subtilité d’une pensée. Boimare 21 fait grandir les garçons (surtout) qui sont « empêchés de penser » en les réinsérant dans les peurs qu’ils n’ont pu éprouver au cours de leur petite enfance à l’aide du mythe d’Héraklès / Hercule condamné à ses douze travaux pour avoir tué ses enfants. Nous retrouvons là les effets d’une éducation qui confronte les enfants à une réalité médiée par le langage mais aussi par les images de l’Antiquité, aujourd’hui source d’inspiration pour les créateurs de jeux informatiques. 1.7. De l’invention de la didactique et de son succès Si la pédagogie plonge ses racines dans l’Antiquité, il n’en va pas de même pour la didactique. En effet, le pédagogue se soucie avant tout de l’enfant et de son éducation tandis que le didacticien (ou la didacticienne) va avoir pour cible 18 19 20 21

ARSTT, Poet. 1449b28. LANDOEUER (2013). TOZZI (2012). BOIMARE (1999).

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première le contenu de ce qu’il ou elle enseigne. Ainsi abandonnera-t-il, abandonnera-t-elle, volontiers le projet d’éduquer en se contentant de celui d’instruire. Mais la didactique a eu trois vies. La première est ainsi définie par Komenský, qui a latinisé son nom en Comenius :Ars omnibusomniaomnino docendi (la technique pour tout enseigner à tous en totalité). Tel est le projet avoué de la MagnaDidactica en 1657 ; aujourd’hui, les ambitions des didactiques sont plus modestes (ou plus concrètes) et se contentent de partir des « savoirs savants » 22, voire des « pratiques sociales de référence » 23 tandis que la didactique professionnelle s’intéresse à la manière dont s’exercent les métiers et à la formation pour y préparer 24. On comprendra que, dans ce type d’approche finalement assez technologique, les apports de l’Antiquité se soient limités à des clarifications linguistiques : ainsi, il n’existe pas (ou plus) de didactique générale mais un champ se structure autour de la didactique comparée, puisque le fait d’enseigner ne peut se réduire à une seule variable qui serait la discipline de référence. Si l’on parle de sciences de la formation, le divorce avec l’Antiquité est totalement consommé car la transmission orale entre esclaves n’a pas permis de profiter des savoirs professionnels déjà bien présents mais peu valorisés par des écrits. Qu’on se rappelle la difficulté à exécuter les recettes d’Apicius ou que l’on se réfère à l’archéologie expérimentale qui essaie de retrouver les gestes de métier à partir du seul résultat en architecture terrestre ou navale. 1.8. Deux disciplines également menacées pour des raisons diamétralement opposées Aujourd’hui, les Langues et Cultures de l’Antiquité ainsi que les sciences de l’éducation (et de la formation, aurait-on dû ajouter) sont l’objet d’attaques multiples et variées, similaires à celles que subissent les humanités, alors que Calame 25 les montre pour ce qu’elles sont : des sciences humaines. Les deux disciplines ont pu prêter le flanc à des critiques dont certaines m’apparaissent justifiées : les premières pour n’être finalement qu’une occasion de manifester la « distinction » chère à Bourdieu 26 et les secondes pour ne pas offrir de perspectives claires en vue d’une application systématique de leurs préceptes 27. Les attaques contre les sciences de l’éducation viennent parfois du camp des lettres qu’on ne pourrait sauver 28 qu’en détruisant la formation des professeurs 22

CHEVALLARD (1985). MARTINAND (1986). 24 PASTRÉ (2011). 25 CALAME (2011). 26 BOURDIEU (1979). 27 PERRENOUD (2004). 28 Je fais ici allusion à une association « Sauver les lettres » et à son site http://www. sauv.net/ qui ont trouvé un ennemi à pourfendre : « les pédagogistes », lesquels, à l’instar de Socrate, corrompraient les jeunes, l’enseignement et les lettres ! 23

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du secondaire, d’ailleurs constamment remise en question par les ministres, aujourd’hui sous couvert de « mastérisation ». Ces réformes inspirées par le processus de Bologne (1999) aboutiront-elles à un renouveau du compagnonnage pratiqué par des anciens soucieux de faire partager leur expérience (mais pas leurs classes ?), à un acharnement sur certains savoirs (grammaticaux ?) et à l’oubli du patrimoine à transmettre ? Or ce patrimoine continue à se développer au rythme de l’élévation du niveau moyen constaté depuis un bon siècle 29 et ce serait une contre-vérité que de l’oublier. Ces deux disciplines (LCA et sciences de l’éducation) ont donc intérêt à faire front commun dans une perspective de démocratisation de l’enseignement et de contribution des Langues et Cultures de l’Antiquité à cette entreprise. 2. DE NOUVELLES MÉTHODES ET DE NOUVEAUX ENSEIGNEMENTS EN LETTRES AVEC UNE PLACE RENOUVELÉE DE L’ANTIQUITÉ DANS UN MONDE EN QUÊTE DE REPÈRES 2.1. Partir sans trahir pour mieux revenir Nombreux sont ceux qui connaissent le début de cette citation de Jean Jaurès : « Un peu d’internationalisme éloigne de la patrie ; beaucoup d’internationalisme y ramène. Un peu de patriotisme éloigne de l’Internationale ; beaucoup de patriotisme y ramène ». Je partirai donc de la volonté que j’ai exprimée en 1982 quand j’ai été élu président de l’Association pour la Recherche dans l’Enseignement des Langues Anciennes – Montpellier (ARELAM) qui se fondait alors : associer recherche et enseignement des langues anciennes. Cette association a par la suite adhéré à la Coordination Nationale des Associations Régionales 30 des Enseignants de Langues Anciennes (CNARELA), elle-même fondatrice d’Euroclassica qui regroupe des associations dans vingt-six pays autour du projet et des valeurs portés par une vision humaniste de l’Antiquité, de ses langues et de ses cultures. Je m’inspirerai aussi de trois thèses de doctorat : 1. La mienne sur la didactique des langues anciennes (soutenue en 1996 et publiée en 1997) qui m’a valu un message amical de Ghislaine Viré ; elle part de l’idée que la recherche en didactique des disciplines (en l’occurrence celle des langues anciennes) ne doit pas se limiter à l’individu-élève mais gagne à se préoccuper de la personne qui apprend dans sa globalité et son milieu, ce qui inclut la « famille », bien sûr, mais aussi l’établissement et son « effet-établissement » ainsi que le libre choix de la discipline dans la 29 Il n’y avait qu’un pour cent de bacheliers en France en 1900 et ils furent 63% en 2000. Aujourd’hui, l’objectif français est d’une personne sur deux dans une génération à bac+3. 30 Le mot « recherche » pour traduire la deuxième initiale du sigle est une spécificité de l’association montpelliéraine.

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perspective d’une éducation à l’orientation. Si j’avais alors connu la didactique professionnelle, je lui aurais ménagé une large place à côté et en interaction avec les autres types de recherche car ce qui m’intéressait (et qui m’intéresse encore) est de comprendre comment les élèves peuvent choisir d’apprendre les LCA, y trouver du plaisir et se développer grâce à elles. 2. Celle de Charlotte Vanhalme 31 intitulée Citoyennetépostmoderneetdidactiquedeslanguesanciennes :quelprojetd’autonomieintellectuellepour l’apprenant ?Elle s’est donné pour objectif d’« envisager de manière critique les différents scénarios susceptibles d’aboutir au développement de l’autonomie intellectuelle et à l’acquisition des concepts de l’éthique citoyenne par l’apprenant ». 3. Celle de Dominique Augé 32, publiée sous le titre Refonderl’enseignement deslanguesanciennes.Ledéfidelalecture.L’auteure pose le principe d’une refondation d’un enseignement auquel elle a déjà beaucoup participé dans le cadre du projet Helios qui a donné naissance à une plate-forme de référence pour les langues anciennes 33. Une nouvelle fois, l’objectif de cette recherche est présenté avec clarté mais aussi avec une conviction fondée sur de l’expérience et des travaux de recherche menés sous la direction de Françoise Létoublon : « réfléchir à la spécificité du champ disciplinaire pour en déduire des principes et une pratique pédagogique, largement appuyée sur l’intégration des technologies modernes, suffisamment cohérente et efficiente pour amener les étudiants à l’appropriation d’une culture par l’assimilation d’une langue ». Finalement, ces trois thèses ont en commun de tirer, d’une longue histoire, des perspectives pour un projet de l’apprenant et de l’enseignant (en tant que personnes et pas seulement latiniste, helléniste ou professeur de langues anciennes). Elles se complètent en ce qu’elles envisagent des évolutions didactiques pour démocratiser cet enseignement (Étienne), éduquer des citoyens (Vanhalme) et les instituer comme lecteurs (Augé). C’est une belle illustration de la pensée de Jaurès : partir des Langues et Cultures de l’Antiquité pour mieux y revenir mais aussi partir des savoirs en éducation pour mieux retrouver le bonheur de l’étude. 31

VANHALME (2011). AUGÉ (2013). 33 Le site http://helios.fltr.ucl.ac.be/ est hébergé par l’Université Catholique de Louvain à Louvain-la-Neuve. Il s’agit d’une réalisation remarquable qui présente aussi bien des séquences d’enseignement que des suggestions didactiques. Le projet date de 2005 et certains aspects mériteraient d’être revus au regard du développement des possibilités d’Internet et des développements didactiques en sciences de l’éducation, mais je considère ce travail collectif comme une anticipation sur les MOOC (massiveopenonlinecourse ou cours gratuits en ligne destinés à un grand public) qui sont devenus au début des années 2010 un modèle peu remis en cause par le monde de l’enseignement. 32

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2.2. Et si l’objet de cet enseignement, c’était le sujet ou la personne ? Renouveler l’enseignement des lettres, des langues et cultures anciennes et modernes, bref les humanités, ne peut se concevoir sans une réflexion 34 sur ce qu’il faut enseigner (les programmes ou, forme étrangère à la France, mais de plus en plus reprise par ses chercheurs et ses administrateurs de l’éducation, le curriculum), comment l’enseigner (la didactique) et la manière d’amener les élèves à l’apprendre (la pédagogie). C’est sans doute la notion de contrat didactique due à Brousseau 35 qui convient le mieux à cette entreprise : Jacques Brel dans sa chanson Rosa (1962) et Marcel Pagnol dans ses souvenirs d’enfance (1960) ont démontré à l’envi les effets contre-productifs d’un enseignement mécanique qui part de l’acquisition d’un savoir « par cœur » pour permettre, quelques années plus tard et pour ceux qui n’ont pas abandonné en cours de scolarité 36, l’accès à la beauté des Bucoliques dont le petit-fils d’immigré espagnol a donné une traduction poétique (1958). L’élève n’est plus aujourd’hui un objet qui se contente d’enregistrer et d’exécuter les instructions du maître. Le développement de différentes approches, notamment celle de la psychologie du développement, et l’évolution de notre société l’ont bien fait passer du statut d’infans (celui qui n’a pas le droit à la parole) au rôle institutionnel mais aussi personnel de discipulus (celui qui est là pour apprendre, l’apprenant comme le nomme si bien Vanhalme). Les quolibets des nostalgiques de l’élève ne parviendront pas à nous faire abandonner cette belle métaphore du disciple. Le terme fait un peu suranné et il peut se rapporter à une emprise dont les sectes ont le secret. C’est donc le terme d’apprenant qui nous semble le plus précis pour désigner un sujet ou une personne en pleine activité… d’apprentissage ! Qu’en est-il alors du maître ? 2.3. Le choix du maître entre l’asymétrie des savoirs et la dissymétrie des pouvoirs « Enseigner est un métier qui s’apprend », tel est l’accord que l’opération de mastérisation a réussi à réaliser et qu’a entériné le numéro 435 des Cahiers pédagogiques 37 ; aujourd’hui, treize ans plus tard, le constat est le même et il est même constaté que c’est « un métier qui bouge » 38. Or tout ce qui s’apprend peut et doit faire l’objet de recherches sur ce savoir, de recherches en didactique également, surtout si les savoirs savants et professionnels « bougent ». Les progrès de la didactique comparée permettent d’envisager la mise en évidence d’invariants ainsi que la présence de spécificités liées à chaque discipline mais aussi 34 35 36 37 38

ALTET / DESJARDINS / ÉTIENNE / PAQUAY / PERRENOUD (2013). BROUSSEAU (1990). CIBOIS (2011). ÉTIENNE / ZAMARON (2005). AMIEL / MEVEL (2014).

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à chaque groupe de disciplines. Les langues et cultures de l’Antiquité appartiennent au groupe des langues et civilisations et les enseigner sans étroite concertation avec les langues dites vivantes ne permettrait pas de les situer dans un continuum dans lequel les élèves ont tout intérêt à se créer des repères et des références pour élaborer leur projet d’études ou de choix optionnels. Le rôle de l’enseignant se situe plutôt dans la tradition de Sophocle et d’Euripide, qui ont privilégié la présence de plusieurs acteurs sur scène, que dans celle d’Eschyle, proche de la tradition, qui ne mettait en présence qu’un acteur et le chœur. Cette formation et cette transformation des enseignants donnent une belle chance aux enseignants de LCA qui ont su, nous l’avons évoqué pour Helios, s’emparer d’outils informatiques et d’Internet pour leur enseignement. La personnalisation des apprentissages et de l’enseignement ne peut se concevoir sans un travail d’équipes de classe, de discipline, d’établissement. Elle se complète utilement par un engagement dans la promotion de la discipline au service d’une démocratisation qui repose sur l’épanouissement des personnes et le développement de la société. 3. PROMOUVOIR L’ENSEIGNEMENT DES LANGUES ET CULTURES DE L’ANTIQUITÉ EN LES FAISANT CONTRIBUER À L’ÉPANOUISSEMENT DES PERSONNES ET AU DÉVELOPPEMENT DE LA SOCIÉTÉ

Je terminerai ce chapitre en développant quelques idées iconoclastes, voire utopiques, issues tant de recherches collectives ou personnelles que des travaux de la CNARELA dont la dimension nationale m’inspire sans que j’aie le moins du monde l’intention d’oublier son rayonnement international à travers sa participation, déjà évoquée, à Euroclassica. Les journées des Assises des Lettres organisées à l’université Toulouse-Le Mirail sous la houlette de Jean-Claude Carrière les 27, 28 et 29 mai 2010 ont été également un moment fort dans mon engagement sur cette réflexion bi-disciplinaire puisque c’est à cette occasion que j’ai commencé à la formaliser. 3.1. Toujours penser aux origines pour se projeter En France, les Associations régionales d’enseignants de langues anciennes (ARELA) se sont créées à partir de celle de Besançon et de ses fameuses thèses 39 en référence aux travaux de Bourdieu et Passeron 40 sur la reproduction et avec une volonté de démocratisation qui manifestait une rupture franche avec la Franco-ancienne 41, plus corporatiste et qui ne se préoccupait ni du recrutement 39

ARELAB (1979). BOURDIEU / PASSERON (1970). 41 Il s’agit de l’association des professeurs de lettres classiques qui enseignent en France les trois disciplines que sont le français, le latin et le grec. À l’époque, cette 40

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social des élèves ni de leur devenir dans une société alors en plein essor. On était à la fin des TrenteGlorieuses(1945-1973) et au début de la massification qu’allait consacrer, en France, la réforme Haby qui créait le « collège unique » en 1975 avec l’intention de faire entrer dans le secondaire tous les enfants scolarisés : je rappellerai qu’en 1900, la France comptait 1% de bacheliers ; il n’y a jamais eu autant de latinistes et d’hellénistes qu’aujourd’hui 42 ! Mais moins de 10% d’entre eux passent les épreuves du baccalauréat dans ces disciplines (ibid.) ! C’est un problème qui se retrouve dans bien d’autres pays : les élèves qui font le choix des langues anciennes développent des talents de structuration de la pensée, la qualité de leur expression et la clarté de leur communication, mais ils sont trop souvent placés devant le dilemme du choix d’études littéraires dévalorisées (aux yeux de trop nombreuses personnes, pas aux miens) ou d’études scientifiques survalorisées, tout au moins dans le secondaire français. Il convient de desserrer cette étreinte qui néglige le fait que des personnalités comme celle de Paul Valéry ont établi qu’il était inutile et stupide de se priver d’une voie ou de l’autre. 3.2. Se référer à une approche méditerranéenne du monde Vanhalme a montré dans sa thèse 43 qu’il est essentiel de former un citoyen grâce à l’enseignement des LCA. Dans le sillage de Perrenoud 44 et de l’équipe de recherche du laboratoire de recherche de l’université de Genève, je voudrais réaffirmer l’importance politique de l’étude des LCA. Elles facilitent la rencontre des fondements premiers de la démocratie, voire encouragent à critiquer certains de ses éléments fondateurs, comme le sort réservé aux esclaves et aux femmes. La réflexion sur la notion de citoyen et celle de métèque (au sens étymologique) fait évoluer les références vers des approches moins ethnocentrées. L’enseignement et l’apprentissage des langues anciennes ont tout à gagner à se référer à Carthage et à Troie, à l’Autre, qu’il soit différent ou semblable ! Les historiens, les spécialistes des mythes et de l’anthropologie peuvent nous aider faire évoluer nos représentations et celles des élèves vers une conception d’un monde qui était déjà multipolaire ; les références grécolatines traditionnelles, qui se limitent à quelques années et à quelques auteurs, s’étendent aujourd’hui à l’ensemble de la Méditerranée, voire à une conception « circulaire » du monde, et couvrent pratiquement vingt siècles. À un niveau très pratique, le simple fait de pratiquer cet enseignement en adoptant les tria nominapour renommer les élèves, pratique courante en anglais, permet de leur association ne visait pas la démocratisation de l’enseignement secondaire, d’où la scission évoquée ci-dessus. 42 CIBOIS (2011). 43 VANHALME (2011). 44 PERRENOUD (2003).

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faire découvrir qu’Afer ou Niger désignaient des personnes et des gentes qui n’avaient pas la pureté des premiers Romains… qui n’étaient d’ailleurs pas des modèles de pureté ! 3.3. Remettre l’analyse à sa place Il en va de même pour l’enseignement de la langue qui a été pendant trop longtemps fondé sur l’analyse à l’instar de celui de la musique qui imposait le solfège d’abord. Il ne s’agit pas de pratiquer le latin vivant comme dans les FeriaeLatinaequi se sont déroulées à Nice jusqu’en 1998 et se tiennent depuis 2000 à l’abbaye Saint-Michel-de-Frigolet, près de Tarascon ni de l’apprendre « sans peine » avec la méthode Assimil rédigée par l’ingénieur Desessard 45. C’est au contraire un appel à une approche résolument linguistique que je répercute. Elle s’appuie sur les travaux déjà anciens de Claude Fiévet 46 ou le cours de Jean-Noël Michaud 47. Sans tomber dans les outrances des méthodes comportementalistes des années 1960, ces auteurs et d’autres ont tenté de faire découvrir la langue latine de manière audio-orale d’abord, puis par observation et enfin d’articuler l’analyse, la compréhension des textes et la production d’énoncés. Au terme d’un semestre universitaire, les étudiantes et étudiants « grands débutants » assidus sont en mesure de rédiger un récit en langue latine. C’est ainsi que nous apprenons les langues secondes et l’analyse ne se justifie que quand elle permet de comprendre ce qu’on n’avait pas compris puis de construire une grammaire de la langue apprise en remplacement de la « grammaire implicite » que nous a inspirée la pratique de notre langue première. Il est plaisant pour un universitaire de constater que les obstacles à l’apprentissage du latin diffèrent pour des Allemands, des Espagnols et des Français, d’où la nécessité d’un recours à l’interlangue pour comprendre d’où viennent les obstacles à l’apprentissage. Ainsi l’ordre des mots dans la phrase française est-il le principal obstacle à lever pour les étudiants français. 3.4. Renouveler les manuels, les supports et les situations d’apprentissage Dès lors, renouveler les manuels et tous les supports d’enseignement (notamment informatiques, comme le projet Helios et le site de Philippe Cibois) devient une urgence qui n’est toujours pas traitée à la hauteur des espérances des enseignants ou des chercheurs en didactique des langues anciennes. Si quelques efforts ont été faits, le renvoi à des manuels de « grands débutants » fait dans le paragraphe précédent montre, tout au moins pour la France, une dépendance 45 46 47

DESESSARD (1966). FIÉVET (1971). MICHAUD (2001).

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par rapport aux programmes qui impose toujours un lien plus ou moins explicite avec une inspectrice ou un inspecteur, même si leur droit à co-signer des ouvrages a été considérablement réduit. La présence de chercheurs, comme dans la collection supervisée par Pierre Grimal, n’a pas toujours constitué l’antidote à cette dérive conformiste car le recrutement d’un universitaire ne garantit pas sa capacité à diriger une œuvre collective comme une collection de manuels. C’est là qu’une conjonction entre des praticiens de l’enseignement et des chercheurs qui ont encore une activité en collège ou en lycée, comme cela est le cas pour Dominique Augé 48, devrait induire une sortie de l’impasse actuelle dans laquelle les manuels ne progressent que trop lentement en fonction d’une évaluation par les utilisateurs que sont les élèves et les enseignants. 3.5. Enseigner les Langues et Cultures de l’Antiquité de la façon la plus vivante possible Comment faire connaissance avec la vie antique sans aller sur les lieux, sans développer encore et toujours les voyages scolaires en cours d’études pour y éprouver les conseils de Claude Hagège 49 et de Jacques Lacarrière 50 ? Ces promoteurs d’un rapport vivant à la langue se fondent tous deux sur le voyage pour comprendre la langue et la culture. Ils sont partisans de la découverte évoquée au paragraphe ci-dessus. Ainsi préservée, l’émotion de la rencontre ne manque pas de déclencher une volonté d’approfondissement qui procure du travail à l’élève mais un travail fondé sur le désir d’apprendre. Oser le théâtre en latin (avec une pièce rédigée par les élèves, apprise par eux dans la langue de Plaute et Térence, puis représentée devant une assemblée de parents), rédiger des romans dans cette langue et faire vivre toutes sortes d’événements qui promeuvent les langues anciennes dans les établissements, dans un esprit de coopération et non de compétition avec les autres disciplines, telles sont les pratiques que bien des chercheurs ont eu l’occasion de répertorier, d’étudier et d’évaluer avec leurs auteurs pour les améliorer. 3.6. Souligner l’omniprésence de l’Antiquité Ces sorties scolaires mais aussi ces entrées dans l’établissement de personnes ressources, bref, ces échanges entre le monde scolaire et le monde contemporain sont destinés à souligner l’omniprésence de l’Antiquité déjà mise en évidence par Jacques Gaillard 51. Tout peut servir de prétexte pour développer une pédagogie

48 49 50 51

AUGÉ (2013). HAGÈGE (2013). LACARRIÈRE (2013). GAILLARD (1993).

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de projet : les élèves repèrent dans un texte du quotidien les mots issus du latin, du grec mais aussi de l’arabe ou de l’anglais. Ils en dressent ensuite l’évolution et développent ainsi leurs contacts avec la complexité de la linguistique. Mais le défi consiste surtout à leur faire inventer des projets autour de la présence de l’antique dans le monde actuel, à l’instar de Célestin Freinet qui a fait du texte libre le modèle de ce qu’il a dénommé sa « méthode naturelle », alors qu’elle l’est si peu ! 3.7. De l’élève en latin ou grec au citoyen de demain Au lieu de les opposer, comme le font constamment les tenants de deux camps qui prônent les savoirs sans leur application (approche trop abstraite) ou les savoir-faire sans les savoirs (approche trop pragmatique), ne pourrait-on réfléchir à des tâches qui soient à la fois littéraires et propices au développement de compétences transversales (les comptes rendus, les critiques, les recensions, les analyses, les discours ou encore le récit en langue ancienne) ? Enseigner les Langues et Cultures de l’Antiquité n’impose pas, bien au contraire, de se retirer dans un espace clos et aseptisé. Elles fournissent une occasion rêvée pour mener une réflexion sur des écarts entre ce qui était vivant (c’est pour cela que « langues mortes » est une appellation inappropriée), ce qui l’est et ce qui le deviendra pour peu que des humains joignent leurs efforts dans le cadre de projets. C’est l’occasion de rappeler, après Jean-Louis Dumortier 52, que l’intention est de concevoir et de pratiquer, au sein des classes et des établissements, grâce à une coopération entre enseignants et chercheurs en éducation, « une rénovation d’esprit humaniste orientée par la double perspective d’un “mieux penser” et d’un “mieux faire” ». L’instruction, définie comme la transmission des savoirs, n’est pas « soluble » dans l’éducation ; il faut y ajouter et combiner la formation professionnelle (y compris l’orientation), l’émancipation de la personne et son épanouissement comme citoyen, ce que nous avons tenté de définir comme « projet personnel de l’élève » 53. 3.8. Ouverture sur un renouvellement de nos enseignements grâce à la recherche Pour être conforme à mes principes et intentions, je laisserai volontiers les lecteurs de ces mélanges ajouter leurs propres idées en vue du renouvellement de l’enseignement des langues, lettres et cultures de l’Antiquité sous forme de projet personnel et/ou collectif qui donnera lieu à des recherches-action, voire, ce que je préfère, à des recherches sur l’action de les transmettre ! Nous avons essayé 52 53

DUMORTIER (2014), p. 25. ÉTIENNE / BALDY / BALDY / BENEDETTO (1992).

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de créer ce type d’interface entre enseignants du secondaire et enseignantschercheurs, Dominique Augé et moi 54 (2013), en coordonnant un hors-série numérique d’une revue, les Cahiers pédagogiques, qui entend « changer la société pour changer l’école, changer l’école pour changer la société » depuis la Libération en application du rapport Langevin-Wallon 55, issu des demandes du Conseil National de la Résistance et de sa volonté de démocratiser, au sens plein du terme, l’enseignement secondaire. CONCLUSION Nombreux sont les professeurs de renom (Jean-Pierre Vernant, Jacqueline de Romilly, André Mandouze, Maurice Lacroix, Jean-Claude Carrière, Jean-Louis Dumortier et Ghislaine Viré pour ne citer que ceux-là) ou plus humbles qui ont compris et appliqué le principe que l’on enseigne plus ce que l’on est que ce que l’on sait. Aujourd’hui et demain, les élèves et leurs familles ayant choisi les langues, littératures et cultures de l’Antiquité peuvent et doivent rencontrer des enseignants qui les motivent par leur enthousiasme et leurs connaissances comme ils les forment grâce à leur compétence et à leur valeur humaine. J’ai tenté dans ce chapitre de montrer quelles ressources sont déjà exploitées par une discipline ancienne mais qui a su et sait évoluer grâce aux apports d’une discipline plus récente mais qui puise ses racines dans le monde grec classique ou dans la romanité étendue – les sciences de l’éducation. Ce qui peut les unir, c’est de faire œuvre et front communs, en s’appuyant sur cette longue durée de la civilisation, pour faire grandir les enfants, les instituer comme élèves mais aussi comme futurs travailleurs, citoyens en devenir et personnes épanouies. C’est la recherche sur cet enseignement qui pourra y contribuer, mais une recherche à parité entre enseignants du secondaire et enseignants-chercheurs, avec une belle part de créativité réservée aux élèves. UniversitéPaul-Valéry-Montpellier.

Richard ÉTIENNE.

AUGÉ / ÉTIENNE (2013). Ce rapport, demandé en 1944 et remis en 1947 (voir ALLÈGRE / DUBET / MEIRIEU [2004]), plus connu sous l’appellation de « plan Langevin-Wallon », ne connut pratiquement pas de mise en œuvre, même s’il inspira toutes les réformes éducatives de la fin du XXe siècle en France. Les « classes nouvelles », avec latin, travaux manuels et effectif limité à 25 élèves, en furent la seule application immédiate. Elles entendaient faciliter la démocratisation du secondaire en rompant avec la domination du cours magistral et les effectifs élevés qu’il suppose. Leur bulletin de liaison est devenu la publication des Cahierspédagogiques qui est citée à plusieurs reprises dans ce chapitre et compte plus de cinq cents numéros. 54 55

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RICHARD ÉTIENNE

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Valeurs didactiques du drame ancien

C’est avec un grand plaisir que je participe à l’hommage à Madame Viré, très largement mérité. Je veux donc tout d’abord remercier Charlotte Vanhalme de m’avoir invité à collaborer à propos d’un sujet auquel j’ai consacré la majeure partie de ma vie académique. Il s’agit du drame ancien et plus précisément du drame grec, sous la forme de la tragédie ou sous celle de la comédie. J’ai toujours aimé le théâtre. Depuis ma tendre enfance, j’ai eu la chance d’y aller fréquemment avec mes parents. Ensuite, au cours de mes études de Baccalauréat, j’ai pu pratiquer le latin pendant cinq années et le grec ancien pendant trois ans (cette époque correspond à la fastueuse décennie des années 60 du XXe siècle). À l’école existait la tradition de produire chaque année une représentation théâtrale. Cependant, ce sont mes études de Philologie Classique qui me firent découvrir pour la première fois le théâtre grec puis le théâtre latin. Celui-ci m’a surpris dans une moindre mesure ; c’est la tragédie qui m’a vraiment frappé au fond de mon cœur. Qu’était-ce donc que cela ? C’était quelque chose que je n’avais jamais connu auparavant. Deux ou trois ans après, toute la classe de dernière année a visité la Grèce. Le Professeur Rodríguez Adrados était présent pour nous instruire, mais surtout pour nous faire sentir et nous faire vivre chaque lieu de la Grèce ancienne. Et bien sûr, le théâtre d’Épidaure faisait partie de notre parcours. Nous avons pu jouer des extraits d’Antigone,d’Œdipe,deMédée. Nous avons vérifié sur place la qualité de vision, et surtout la parfaite audition, que permet le site. Et je suis à jamais tombé amoureux de la Grèce, du théâtre grec, et bien sûr du théâtre d’Épidaure. J’ai commencé à enseigner au lycée en 1977. C’étaient – ce sont encore puisque cela continue – des cours de langue et civilisation grecques. Étant bien persuadé que le théâtre ancien était plein de valeurs éducatives, je me suis jeté à l’eau et j’ai proposé à mes élèves de jouer une tragédie : Antigone. Nous nous sommes mis à l’œuvre et le défi fut relevé. Voilà Antigonereprésentée. C’était réalisable. Il était possible d’apprendre, de vivre, de s’émouvoir ; je venais d’en faire l’expérience. L’année suivante, nous avons continué avec ŒdipeRoi… et ainsi de suite jusqu’à présent. Nous avons même constitué, au Ministère des Affaires Culturelles, une troupe de théâtre dont les élèves ont choisi le nom : SELENE. Aucun rapport direct avec le théâtre, certes, mais tout de même un nom issu du vocabulaire grec ancien que nous travaillions au cours, un mot qui leur plaisait.

VALEURS DIDACTIQUES DU DRAME ANCIEN

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La naissance de la troupe de théâtre SELENE a surtout une finalité résolument éducative. Je me permets de citer ici un humaniste espagnol de la fin du XVIe siècle qui enseignait la rhétorique à Valence (Espagne) et qui écrivait 1 : Ex hac exercitatione commoda non pauca, ut uideo, emanant; pueri namque memoriamexercent,alusureuocantur,actionememmendantetapudusorusticanumpudoremamittuntetphrasesquasinorationibusM. Tulli,mepraelegente, obseruarunt,nostraimitationeinmentemtamquamaliudagentesreuocant. « De cette activité pratique émanent à mon avis beaucoup de valeurs positives. Les enfants exercent en effet leur mémoire en s’éloignant de l’oisiveté ; cela leur permet de corriger leur diction. En même temps ils sont capables même d’oublier cette espèce de honte paysanne et, sans s’en douter, ils deviennent capables de se remémorer les expressions dont j’avais fait le commentaire en parlant de Cicéron ».

Si on prête attention aux écrits de ce Maître en Rhétorique du XVIe siècle, c’està-dire à ce qu’il faisait et pour quelles raisons il faisait cela dans les salles de classe, on constate qu’il y a énormément de coïncidences avec nos propres pratiques pédagogiques. Palmyrenus veut que les élèves se familiarisent par la dramatisation avec les textes de Cicéron qui se rapportent à la rhétorique. Cela veut dire qu’ils doivent avoir une implication active. On peut bien sûr lire la Rhétorique – c’est une première approche ; on peut commenter en détail la Rhétorique – et c’est une deuxième approche ; mais on peut aussi dramatiser des passages – c’est une troisième approche, nettement plus efficace. Personnellement, dès que j’ai commencé mes leçons, j’ai bien compris l’articulation entre« Lire Antigone  », « Commenter Antigone  »et« JouerAntigone  ». Voilà la façon la plus directe et, à mon avis, la plus éducative de connaître et de vivre le mythe. 1. THÉÂTRE GREC,

THÉÂTRE COMPLET, THÉÂTRE TOTAL

Si on l’aborde sous un angle pédagogique, toute forme de théâtre va favoriser la formation de l’élève, au niveau tant individuel que collectif. Le théâtre grec a cependant une façon très spéciale d’assurer cette formation. Quand je parle de « théâtre complet », je veux dire que, pour jouer du théâtre grec comme il convient, on a besoin d’un groupe nombreux – les personnages et le chœur, sans oublier les musiciens. En même temps, il y a la parole, la musique, la danse : trois des Beaux-Arts. C’est cela ce que je veux souligner quand je parle de « théâtre complet ». À côté de ces aspects éducatifs – paideia –, il faudrait ajouter la terpsis puisque le théâtre ne se joue pas en classe mais pendant le temps de loisir des élèves, Johannis Laurentius PALMYRENUS, TertiaetultimaparsRhetoricaeinquadememoriaatqueactionedisputatur, Valentiae, 1556, p. 47. 1

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un moment qui doit être partagé avec leurs condisciples et qui doit être prioritaire sur les heures dédiées à d’autres activités. Nous en parlerons plus bas. 2. ÉDUCATION DE LA

PAROLE

:

LA MÉMOIRE

Il est bien connu que la littérature part de l’oralité. Tout d’abord, on récite : on écrira après. Dès leur tout jeune âge, les enfants sont capables d’apprendre par cœur des chansons et des prières, avant qu’ils ne soient capables d’écrire. On a dit – peut-être était-ce vrai – que la « pédagogie traditionnelle » faisait un usage excessif de la mémoire. D’interminables listes, de rois, de conciles, de fleuves, de symboles en chimie, etc. Et cela continuait au Baccalauréat. Ce qui ne pouvait pas se faire « par cœur » était difficile à résoudre. Quand ce que l’on a appelé la « nouvelle pédagogie » est arrivé dans les écoles, la première démarche a été de s’éloigner de la mémoire. C’en était fini à tout jamais des listes. Au revoir, mémoire ! Mais, bien heureusement, le théâtre y a mis son grain de sable en récupérant l’usage de la mémoire. Il faut mémoriser le rôle. Et il faut que les élèves apprennent comment cela se fait. Les vers sont plus faciles à mémoriser ; les lignes en prose deviennent vraiment difficiles. Tout d’abord, il faut faire une analyse de chaque paragraphe. Il faut bien comprendre ce que le texte veut dire ; il faut trouver la relation entre les mots décisifs de chaque paragraphe. Seul un texte qui a été bien analysé et bien nuancé pourra être bien appris et bien récité. 3. ÉDUCATION À

LA LECTURE ET LA RÉCITATION

: PROSE POÉTIQUE

Et pour la récitation, il sera nécessaire de lire à haute voix ! Voilà une autre activité dont on se servait à l’école et qui a été, elle aussi, bannie des salles de classe et des amphithéâtres. Lire à haute voix implique de faire attention à la vocalisation, à la prononciation, et d’emblée à l’intonation. Dans les écoles espagnoles du XXIe siècle, les élèves ne savent pas lire : ils se contentent de « coller des mots » sans comprendre ce qu’ils viennent de dire. Les jeunes sont habitués aux feuilletons télévisés où chaque personnage ne prononce presque jamais plus d’une phrase – une proposition, généralement sans aucune subordination. Le théâtre grec, bien au contraire, offre des paragraphes assez longs. Il s’agit d’un conflit (agôn) où chacun doit exprimer ses arguments. Il y a des points de vue, des opinions différentes qui doivent toujours être expliqués. Il y a aussi la persuasion, les longues rheseis  ; le dialogue incisif, coupé, frappant vient immédiatement après. En faisant face à toutes ces nuances des textes, les élèves font leur apprentissage de la langue et de la rhétorique. Et bien sûr de la grammaire.

VALEURS DIDACTIQUES DU DRAME ANCIEN

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En même temps, si les élèves font partie du chœur, ils vont rapidement voir ce qu’est la parole poétique ; ils vont ressentir la beauté du langage. Et ils devront s’accorder avec leurs collègues choreutai pour réciter de façon coordonnée et harmonieuse. Sans aucun doute, il y a là un contraste absolu avec ce que la vie quotidienne offre à nos élèves. Et – last but not least – quand on fait partie d’une troupe théâtrale aussi nombreuse, le silence est un autre facteur éducatif à ne pas mépriser. Au lieu de bavarder sans cesse en tenant des propos insignifiants, il faut faire attention, se taire, écouter les mots des autres. L’éducation au silence est extrêmement importante. Que l’on écoute le silence ! Une fois que les élèves sont capables de lire, comprendre, vocaliser, mémoriser et réciter, ils commencent à apprendre ce qu’est une tragédie ou une comédie grecque. On leur apprend la structure des pièces, le cœur du problème, le message que l’on présente sur la scène ; à propos des tragédies surtout, ils commencent à pénétrer dans les familles mythologiques les plus importantes. 4. ÉDUCATION MUSICALE :

CHANTER ET DANSER

On a déjà mentionné le fait que la représentation théâtrale d’une pièce grecque doit inclure – à la différence de la plupart des pièces de théâtre – le chant et la danse. Tiens, voilà nos élèves qui passent des heures interminables à écouter des musiques assourdissantes, accompagnées de mouvements ridicules, dans les discothèques chaque week-end ! Combien d’heures dédiées à bien des chansons frivoles et à des danses exotiques ! Et cependant ils n’ont aucune ou presque aucune connaissance du folklore traditionnel, pas plus que de la musique classique ou de la musique grecque. Le théâtre grec va leur ouvrir des voies nouvelles et va compléter leur formation musicale. 5. ÉLOIGNEMENT

DU LOISIR

Le Maître Palmyrenus insiste sur le fait que, quand les élèves sont engagés dans une activité théâtrale, ils sont en train de faire un usage positif des heures dédiées au loisir, c’est-à-dire à des activités qu’on pourrait qualifier d’amusantes. Ces heures de « temps libre », dont chaque élève dispose, sont bien exploitées si on les consacre aux essais et aux travaux préparatoires avec des condisciples. Ce que Palmyrenus veut dire, c’est que le théâtre exige un travail. Et c’est un travail que l’on doit faire quand les heures à l’école finissent. Au lieu de s’enfermer dans leurs chambres pour écouter de la musique moderne et de faire tourner l’ordinateur à n’en plus finir soir après soir, les élèves engagés au théâtre vont s’éloigner du loisir « négatif » en faisant de ces heures disponibles un temps de loisir « positif ».

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6. OUBLI DE

LA

« HONTE PAYSANNE »

Bien sûr, le théâtre, soit qu’on lise le texte, soit – surtout – qu’on joue la pièce, devient une activité publique. Le théâtre ne sert à rien ou, pour mieux l’exprimer, perd son sens complet s’il manque les spectateurs. Voilà un autre point très important à mon avis. Comme Palmyrenus l’avait mentionné dans son aperçu, il faut se débarrasser de cette espèce de pudeur absurde qui d’empare des garçons et des filles pendant leur jeunesse. À l’époque présente, avec cette espèce de boom des ordinateurs, des cellulaires et des réseaux sociaux, la réflexion du Maître au XVIe siècle pourrait sembler démodée. Mais non ! Justement pas, cette affirmation est plus vraie que jamais. Quoique les élèves soient tout à fait hardis et audacieux quant aux photos dont ils se vantent sur Internet, la plupart d’entre eux deviennent timides et complexés sur la scène. C’est étrange, bien sûr, mais c’est vrai. Beaucoup de travaux imposent de communiquer en tenant compte de son public. Tous les concours exigent du candidat de s’exprimer oralement. Le théâtre est là pour nous aider dès les années de jeunesse. 7. LA RESPONSABILITÉ, LA DISCIPLINE ET L’ENGAGEMENT DU TRAVAIL « EN ÉQUIPE » Dès le moment où l’on se met en rapport avec les autres éléments de la troupe, chacun des membres va perdre une petite part de sa liberté pour endosser au moins la même part de responsabilité. Pour travailler tous ensemble, il doit exister un engagement sérieux. On a besoin de ponctualité, de respect, de sérieux, de coordination. La liberté individuelle doit se mettre au service du bonheur collectif. C’est facile à dire, mais pas tellement à faire. L’engagement : voilà le mot-clé pour qu’une troupe avance et fonctionne comme il faut. Malheureusement, de nos jours, ce n’est pas un mot à la mode. Chacun préfère agir sans contacts, sans limitations, toujours à son aise. Le théâtre exige de la discipline, beaucoup plus que n’importe laquelle des autres matières. 8. LES

VALEURS ÉTHIQUES DU DRAME GREC

Au moment de conclure, j’abandonne les réflexions du Maître Palmyrenus pour y ajouter mon point de vue à propos des messages véhiculés par les tragédies et les comédies grecques. Tous les sujets, les thèmes, les questions, les caractères inscrits dans le cadre de la tragédie et la comédie anciennes fournissent un message soit en nous disant ce qu’il faut faire, soit en nous disant ce qu’il faut éviter. Tragédie et comédie grecques sont en soi absolument éducatives et moralisantes. Mythos,ethos,logos  : voilà une espèce de trinité éducative des Anciens. Et les voilà tous les trois présents dans le théâtre grec. Exception faite des Persai– qui racontent un épisode mythifié, la défaite inimaginable des Perses

VALEURS DIDACTIQUES DU DRAME ANCIEN

217

à la bataille de Salamine contre les Grecs –, toutes les tragédies trouvent leur argument dans un récit mythologique. Cette histoire, oralement racontée, devient parole poétique et, immédiatement après, spectacle complet, incluant chant et danse, prêt à être représenté devant un public bruyant dans un contexte festif et religieux. De mon expérience, je peux conclure qu’Hippolyte, Antigone, Électre sont aussi émouvants, et plus proches des élèves de lycée, que la plupart de ces personnages étonnants qui apparaissent chaque soir à la télévision. On découvre l’attachement des protagonistes – toujours sur la base de la liberté, de la responsabilité, de la cohérence – à agir d’une certaine façon…, la valeur du sacrifice, celle de la douleur, le respect pour les plus âgés, pour les dieux, pour les nourrices fidèles…, et des portraits extraordinaires, absolument inépuisables. Le théâtre grec n’est rien d’autre que la vie de l’homme avec toutes ses nuances, ses problèmes, ses difficultés à surmonter. Il faut que celui qui enseigne le théâtre soit capable d’expliquer la survivance, jusqu’à nos jours, de tous les messages délivrés par la tragédie et la comédie grecques. Si l’on aborde ces pièces comme s’il s’agissait de fossiles antiques, on n’en tirera aucun bénéfice. Si, au contraire, on en montre les valeurs en laissant les personnages parler à haute voix, on accèdera à un trésor dont tous les jeunes disposent pour devenir meilleurs. Bienheureux tous ceux qui peuvent jouir du théâtre grec ! Euroclassica /UniversidadAutónomadeMadrid.

José Luis NAVARRO.

Passer d’une langue « transpositive » à une langue « analogue » : un nœud de résistance essentiel dans l’apprentissage de la langue latine ? Petite mise en perspective historique

Si l’on en croit Michèle Artigue 1, « l’analyse historique peut aider le didacticien dans sa recherche des nœuds de résistance de l’apprentissage ». Nous nous proposons d’évoquer ici l’un d’entre eux, à partir de la manière dont il a été expliqué et analysé par les Encyclopédistes du XVIIIe siècle, et en passant en revue quelques-unes des solutions proposées successivement pour le résoudre : la difficulté de traduire un texte en langue flexionnelle dans une autre qui ne l’est pas. Dans un article célèbre de l’Encyclopédie, César Chesneau Dumarsais, pédagogue influent tout au long du XVIIIe siècle 2, a fort bien illustré cette difficulté essentielle rencontrée par quiconque s’essaie à comprendre un texte latin : […] Par exemple : Armavirumquecano,Trojæquiprimusaboris, Italiam,fatoprofugus,Lavinaquevenit Littora. Virg. Æneid.Liv.I.versprem. Otez à ces mots latins les terminaisons ou désinances, qui sont les signes de leur valeur relative, & ne leur laissez que la premiere terminaison qui n’indique aucun rapport, vous ne formerez aucun sens ; ce seroit comme si l’on disoit : Armes,homme,jechante,Troie,qui,premier,descôtes, Italie,destin,fugitif,Laviniens,vint,rivages. Si ces mots étoient ainsi énoncés en latin avec leurs terminaisons absolues, quand même on les rangeroit dans l’ordre où on les voit dans Virgile, non seulement ils perdroient leur grace, mais encore ils ne formeroient aucun sens ; propriété qu’ils n’ont que par leurs terminaisons relatives, qui, après que toute la proposition est finie, nous les font regarder selon l’ordre de leurs rapports, & par conséquent selon l’ordre de la constructionsimple,nécessaire,&significative. Canoarmaatquevirum,quivir,profugusàfato,venitprimusaborisTrojæin Italiam,atqueadlittoraLavina ;tant la suite des mots & leurs desinances ont de force pour faire entendre le sens 3.

1 2 3

ARTIGUE (1990), p. 254. Cf. CARAVOLAS (2000), p. 54 et s. DIDEROT / D’ALEMBERT (1754), art. « Construction », p. 74.

D’UNE LANGUE « TRANSPOSITIVE » À UNE LANGUE « ANALOGUE »

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Ce que notre auteur appelle « l’ordre de la construction simple » s’apparente ici clairement à ce que nous appellerions aujourd’hui la « structure syntaxique de l’énoncé ». L’exemple a été choisi à dessein pour démontrer que seule la prise en compte de cette structure, et non la simple reconnaissance du vocabulaire employé, peut permettre d’accéder effectivement au sens. Condition nécessaire à l’entendement, la mise en évidence de la « construction simple » est donc à l’évidence, selon Dumarsais, de saine pédagogie : […] dans les écoles où l’on enseigne le latin, surtout selon la méthode de l’explication, les maîtres habiles commencent par arranger les mots selon l’ordre dont nous parlons, & c’est ce qu’on appelle fairelaconstruction ; après quoi on accoûtume les jeunes gens à l’élégance, par de fréquentes lectures du texte dont ils entendent alors le sens, bien mieux & avec plus de fruit que si l’on avoit commencé par le texte sans le réduire à la construction simple 4.

En homme de son siècle, Dumarsais est logiquement convaincu que cette « construction simple » est dans l’ordre naturel des choses : La constructionsimple est aussi appellée constructionnaturelle, parce que c’est celle que nous avons apprise sans maître, par la seule constitution méchanique de nos organes, par notre attention & notre penchant à l’imitation : elle est le seul moyen nécessaire pour énoncer nos pensées par la parole, puisque les autres sortes de construction ne forment un sens, que lorsque par un simple regard de l’esprit nous y appercevons aisément l’ordre successif de la constructionsimple 5.

Un autre Encyclopédiste, Nicolas Beauzée 6, va reprendre et approfondir cette idée en qualifiant « l’ordre naturel qui doit servir de base à la syntaxe de toutes les langues » d’analytique, au sens où il est l’expression d’une « analyse de la pensée qui seule peut être figurée par la parole » 7. À partir de là, il peut donner une assise théorique à la méthodologie qu’il préconise pour l’enseignement des langues anciennes, en reprenant à son compte une distinction établie par l’abbé Girard entre langues « analogues » et langues « transpositives » 8. Les premières « suivent, ou exactement ou de fort près, l’ordre analytique, qui est […] le lien naturel, & le seul lien commun de tous les idiomes » 9. Les secondes, parmi lesquelles le latin et le grec, ont adopté comme moyen de fixer leur syntaxe « de faire prendre aux mots des inflexions qui caractérisent leurs relations à cet ordre analytique & d’en abandonner ensuite l’arrangement dans l’élocution à l’influence de l’harmonie, au feu de l’imagination, à l’intérêt, si l’on veut, des 4

Ibidem, p. 81. Ibidem, p. 74. 6 Cf. CARAVOLAS (2000), p. 76 et s. 7 DIDEROT / D’ALEMBERT (1765a), art. « Inversion », p. 853. 8 Cf. GIRARD (1747), p. 22-25. En réalité, l’abbé Girard distinguait une troisième sorte de langues : « ayant un article comme les Analogues, & des cas comme les Transpositives : telle est la Langue Grecque » (ibidem, p. 25). 9 DIDEROT / D’ALEMBERT (1765b), art. « Méthode », p. 447. 5

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passions » 10. Il en résulte une difficulté spécifique pour enseigner une langue transpositive à ceux dont la langue naturelle est analogue 11, qui amène Beauzée à plaider, tout comme Dumarsais, en faveur du recours à la « construction analytique », conformément à un usage dont il retrouve des traces chez les auteurs latins eux-mêmes : Nous devons donc mettre en œuvre tout ce que notre industrie peut nous suggérer de plus propre à donner aux commençans l’intelligence du latin & du grec ; & j’ai prouvé, article Inversion, que le moyen le plus lumineux, le plus raisonnable, & le plus autorisé par les auteurs mêmes à qui la langue latine étoit naturelle, c’est de ramener la phrase latine ou grecque à l’ordre & à la plénitude de la construction analytique 12.

Le soin apporté par Beauzée à argumenter solidement son choix méthodologique est plus que probablement à mettre en rapport avec la virulente opposition de plusieurs de ses contemporains 13 à la seule idée de déranger l’ordre des mots tel qu’il se présente dans la langue originale. P. Chompré a donné à ces critiques une des formulations les plus saisissantes : Une phrase latine d’un auteur ancien est un petit monument d’antiquité. Si vous décomposez ce petit monument pour le faire entendre, au lieu de le construire vous le détruisez : ainsi ce que nous appellons construction, est réellement une destruction 14.

Dans son ouvrage LesétudesclassiquesavantlaRévolution, Augustin Sicard nous a laissé une vision schématique des deux camps en présence, tout au long du XVIIIe siècle, en dressant pour chacun la liste sommaire de ses partisans : Tandis que Dumarsais, Rollin, l’Encyclopédie, La Chalotais, Guyton de Morveau, Beauzée, Wandelaincourt étaient partisans de la construction, Le Batteux, Pluche, Chompré, Radonvilliers voulaient traduire chaque mot latin dans l’ordre où il se présente dans le texte 15.

DIDEROT / D’ALEMBERT (1765a), art. « Inversion », p. 853. DIDEROT / D’ALEMBERT (1765b), art. « Méthode », p. 447 : « Pour ce qui est des langues transpositives, la méthode de les enseigner doit demander quelque chose de plus ; parce que leurs écarts de l’ordre analytique, qui est la regle commune de tous les idiomes, doivent y ajoûter quelque difficulté, pour ceux principalement dont la langue naturelle est analogue : car c’est autre chose à l’égard de ceux dont l’idiome maternel est également transpositif ; la difficulté qui peut naître de ce caractere des langues est beaucoup moindre, & peut-être nulle à leur égard. C’est précisément le cas où se trouvoient les Romains qui étudioient le grec […] ». 12 DIDEROT / D’ALEMBERT (1765b), art. « Méthode », p. 448. 13 Sur cette querelle entre « grammairiens » et « rhéteurs », cf. MERCIER (1995), p. 63 et s. 14 CHOMPRÉ (1757), p. 44. 15 SICARD (1887), p. 99-100. 10 11

D’UNE LANGUE « TRANSPOSITIVE » À UNE LANGUE « ANALOGUE »

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Aujourd’hui encore, l’une et l’autre méthode mobilisent des partisans engagés. Tel passionné collectionne et met à disposition sur Internet des traductions dites « juxtalinéaires », en particulier les volumes d’une collection apparue à partir du milieu du XIXe siècle à la Librairie Hachette, où les mots latins sont réarrangés dans un ordre mis en correspondance, ligne après ligne, avec une traduction française littérale placée en regard 16. Tel autre exhume et tâche de rendre à la célébrité la « Méthode Hale », une façon d’enseigner le latin préconisée vers la fin du XIXe par William Gardner Hale, professeur de l’université Cornell aux USA, à savoir : pratiquer une lecture et une interprétation strictement séquentielle des mots latins, dans l’ordre dans lequel ils pouvaient se présenter aux oreilles d’un auditeur antique, en tâchant de reconstituer les processus qui rendaient ce dernier capable de percevoir immédiatement le sens sans passer par le détour d’une quelconque construction analytique 17. S’il fallait se risquer à un bilan, devant des thèses si contradictoires, celui-ci conclurait sans doute que la méthode consistant à « faire la construction » a historiquement largement prévalu, au moins sous sa forme orale, et même avant Dumarsais 18. En 1799, en France, une enquête du Ministère de l’Instruction publique, a établi que la plupart des enseignants « employaient la méthode Dumarsais pour l’enseignement des langues anciennes » 19. Peu après, un proviseur du Lycée d’Angers, J.-L. Ferri de Saint-Constant juge aussi la pratique largement majoritaire et en propose l’explication suivante : dans la mise en correspondance entre les deux langues, bouleverser l’ordre des mots latins nuit moins à l’intelligibilité du texte (pour un francophone) que de tenter de pratiquer la même opération sur les éléments de la traduction française. Si l’usage a prévalu de faire la construction du latin plutôt que celle des mots français de la traduction littérale, c’est aussi parce cette construction est ordinairement beaucoup plus aisée. En effet, les terminaisons des mots en latin indiquent leur rapport entr’eux et avec les verbes, ce que le français ne faisant pas, la construction en devient plus longue et plus embarrassante 20.

En Angleterre aussi, on trouve sans peine des exemples de l’usage de la construction, par exemple dans le manuel LectionesLatinae (1832), qui n’hésite pas à proposer inextenso, après le texte latin original et sa traduction « poétique », « the English order of construction […], with what may be termed a literal translation » 21.

16

Cf. (consulté le 15/10/2018). (consulté le 15/10/2018). 18 CARAVOLAS (2000), p. 63. 19 Ibidem. 20 FERRI DE SAINT-CONSTANT(1811), p. 22-23. 21 ROWBOTHAM (1832), p. vii. 17

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Ce n’est toutefois pas parce qu’une méthode est largement utilisée qu’elle donne entièrement satisfaction. L’expression récurrente de critiques à son encontre, que ce soient par les « rhéteurs » 22 du XVIIIe siècle ou, au XIXe siècle, par le professeur Hale et ses admirateurs ultérieurs 23, le démontre à suffisance. Même J.-L. Ferri de Saint-Constant, qui croit à la nécessité de faire la construction pour l’analyse grammaticale, relève à quel point cela peut conduire à des situations absurdes : La pratique de faire la construction, ressemble assez à celle d’un maître de français qui, pour faire entendre clairement à un étranger ces expressions avec inversion : jeleluidonnerai ;ils’enplaint ;onmel’adit,etc., obligerait son élève à en faire la construction, et à dire : jedonnerailelui, celaàlui. Ilplaintseen,soi de cela. On a dit me le, à moi cela, etc. ; cet étranger, surtout s’il trouvait la construction plus analogue à l’esprit de sa langue, finirait sans doute par se trouver, comme malgré lui, entraîné à l’adopter en parlant français 24.

Au fond, la principale difficulté qui nous semble avoir fait débat entre partisans de l’une ou l’autre voie pourrait se résumer ainsi : vaut-il mieux déconstruire le latin pour en construire le sens ou le préserver scrupuleusement au risque de ne pas le rendre spontanément intelligible ? Placés devant pareil dilemme, plusieurs pédagogues ont cherché à le dépasser et ont proposé des voies moyennes. C’est à la présentation de quelques-uns d’entre eux que nous allons nous attacher à présent. La façon la plus évidente de concilier les deux méthodes est de réserver la « construction » à l’apprentissage des débutants. C’est déjà implicitement la conclusion à laquelle aboutissait Augustin Sicard : On peut affirmer que la construction facilite aux commençants l’étude du latin, sans prétendre en conclure que les langues analytiques, comme le français, soient plus logiques, plus conformes aux opérations de l’esprit que les langues à inversion, comme le grec et le latin 25.

C’est dans les faits la méthode que semble avoir suivie l’abbé Lhomond dans la rédaction de son Deuirisillustribus. Certes, il avoue lui-même : « J’ai donc été obligé de couper les phrases trop longues, de déranger un peu l’ordre des mots latins, quand il s’éloignait trop de la marche de notre langue » 26. Mais, en réalité, les transformations deviennent de plus en plus rares au fur et à mesure, comme l’a bien observé le traducteur du Deuiris, Jacques Gaillard : « […] si les premières pages offrent des phrases qui ressemblent furieusement à des phrases françaises, on en vient assez vite à des constructions plus “latines” […] 22 23 24 25 26

Cf. MERCIER (1995), p. 88 et s. ; p. 99 et s. Cf. ci-dessus, note 17. FERRI DE SAINT-CONSTANT (1811), p. 19. SICARD (1887), p. 100. Préface au Deuirisillustribus, citée d’après GAILLARD (1995), p. 22.

D’UNE LANGUE « TRANSPOSITIVE » À UNE LANGUE « ANALOGUE »

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et ensuite le texte finit par devenir... difficile ! » 27. La « construction analytique » s’efface donc progressivement au profit d’une immersion de plus en plus authentique dans le génie propre à la langue latine. Plus subtilement, plusieurs auteurs ont proposé différentes méthodes ingénieuses pour permettre de faire apparaître la construction analytique sans détruire l’ordre des mots latins. Un des moyens les plus simples consiste à numéroter les mots latins selon leur position dans la traduction française littérale, exercice auquel s’est astreint Alexis Pierron dans deux volumes 28 parus en 1853 et consacrés respectivement à Virgile et à Homère. À titre d’exemple, voici comment se présente le début de l’Énéide : 2

1

3

4

7

5

8

Illeego,quiquondamgracilimodulatusavena 6

1

2

3

6

4

Carmen;etegressussilvis,vicinacoegi 7

9

10

7

5

8

Ut,quamvisavido,parerentarvacolono, 12

11

13

1

2

4

6

Gratumopusagricolis;atnunchorrentiaMartis 5

8

7

3

17

9

10

16 16

Arma,virumquecano,Trojæquiprimusaboris 12

19

18

15

13

11

Italiam,fatoprofugus,Lavinaquevenit 14

Littora.[...] Vers 1 Je suis celui qui jadis ai-joué des-chansons sur-un-frêle chalumeau ; 2 et qui, sorti des-forêts, ai-forcé les-campagnes voisines à-obéir au-laboureur, quoique avide, œuvre agréable à-ceux-qui-cultivent-les-champs ; 4 mais maintenant, je-chante les-affreuses armes de-Mars, et ce héros qui, le-premier, aborda l’Italie et les-rivages de-Lavinium, venant des-contrées de-Troie, et fugitif par-l’ordre-du-destin. […] 29

On comprend comment la difficulté soulevée par Dumarsais dans l’Encyclopédie trouve ici sa solution, au prix de laborieux allers-retours entre texte et traduction pour l’apprenant. Fièrement annoncée dès après la page de titre, la bibliothèque d’une vingtaine de volumes composés selon cette « Méthode A. Pierron » ne vit jamais le jour. Un échec qui contraste étonnamment avec le succès ultérieur de la série des « juxtalinéaires », où la « destruction » du texte latin est explicitement imprimée comme telle… 27 28 29

GAILLARD (1995), p. 13-14. PIERRON (1853a) et PIERRON (1853b). PIERRON (1853a), t. 2, p. 14-15.

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Une technique plus élaborée pour concilier construction latine et construction « analytique », consiste à exploiter les axes horizontaux et verticaux dans un espace à deux dimensions. L’anglais Joseph Webbe († 1630) fut l’un des précurseurs dans cette voie, bien que sa méthode, assez complexe, tombât assez vite dans l’oubli 30.

Fig. 1. Extrait de Joseph Webbe, PuerilesConfabulatiunculae, 1627.

Entre autres innovations, Webbe propose de disposer le texte latin et sa traduction anglaise en regard dans des tableaux censés en faciliter la lecture ; la Fig. 1 en fournit un exemple 31. On le voit, l’ordre des mots latins est en quelque sorte préservé si on les lit de haut en bas (en prenant cependant tout à la fois, de gauche à droite, les mots situés à la même hauteur les uns par rapport aux autres) : huncquasonepropterimprobitatemodisseincipiam,emendarestude. En revanche, la correspondance avec la traduction anglaise s’obtient en lisant successivement les mots colonne après colonne, telle colonne de la traduction anglaise correspondant aux mots situés dans la même colonne du texte latin : Quaso /huncemendarestude /neodisseincipiam /propterimprobitatem. Une variante de cette méthode a été proposée récemment par Philippe Cibois 32. Les deux méthodes ont ceci en commun, selon nous, qu’elles supposent une part de créativité de la part de celui qui compose les tableaux. Il n’est en tout cas pas impossible que ce soit précisément l’absence de formulation d’une marche à suivre standardisée qui explique, au moins en partie, pourquoi la méthode « Webbe » n’a pas fait d’émules. Plutôt que de faire dépendre les colonnes de la traduction ou de la logique, l’abbé Gaultier (1746-1818) 33 a proposé de suivre les catégories de l’analyse grammaticale. Explicitement présentée comme un « Moyen d’éviter les inconvénients et de réunir les avantages des deux procédés contraires proposés jusqu’ici : Cf. CARAVOLAS (1994), p. 80-82. Cité d’après PENDERGAST (2006), p. 91, fig. 6. 32 Plutôt que des colonnes, des tabulations horizontales sont utilisées pour rapprocher des passages logiquement proches, mais disjoints en latin, et faciliter la compréhension par un francophone. Cf. (consulté le 15/10/2018). 33 Cf. GAULTIER (1808). 30 31

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l’un par Dumarsais, Beauzée, etc., qui emploient la construction des mots latins ; l’autre par Locke, Pluche, Chompré, etc., qui, rejetant cette construction, veulent qu’on se borne à traduire littéralement chaque mot » 34, la méthode suit des règles explicites que seraient capables de suivre « des élèves qui ne connoissoient encore que les déclinaisons, les conjugaisons et les premières règles de la Syntaxe latine » 35. Un exemple simple suffira ici pour donner une idée de la méthode, que l’auteur a toutefois suffisamment élaborée pour la rendre applicable à des textes d’auteur authentiques, tels que les six premières Odes d’Horace. Soit la phase : CaesarTreboniopernuntiumepistolammisit (Fig. 2) 36. Les mots sont rangés successivement, en suivant l’ordre du latin, dans chacune des colonnes qui correspondent à leurs fonctions syntaxiques. À chaque fois qu’il faudrait revenir en arrière dans les colonnes, le texte est décalé vers le bas de manière à conserver la possibilité de lire le texte latin dans l’ordre original, de haut en bas, tandis qu’une lecture horizontale donne la construction analytique.

Fig. 2. Méthode de l’abbé Gaultier.

Alors que cette méthode semble avoir suscité beaucoup d’enthousiasme chez ceux qui en ont pris connaissance, elle est restée, paradoxalement, relativement peu diffusée. Dans son Coursdelanguelatine de 1825, C. de Blignières 37 fait ajouter par l’imprimeur, au dernier moment semble-t-il, un exposé succinct de la méthode, en précisant qu’« il ne lui manque, pour être appréciée, que d’être plus et mieux connue ». Peu avant lui, P. A. Lemare semble également n’avoir découvert la méthode qu’au moment où la troisième édition de son propre cours de langue était déjà sous presse : Nous devons dire aussi que le chapitre de M. l’abbé Gaulthier [sic] aurait été traité d’une manière et plus étendue et plus exacte, si, lors de l’impression, nous eussions connu ses traductions interlinéaires, et surtout ses ingénieux tableaux à colonnes verticales et horizontales, qui présentent la construction idéologique sans détruire la construction de la langue particulière qu’on veut apprendre 38. 34

Ibidem, p. 1. Ibidem. 36 Ibidem, p. 2. 37 DE BLIGNIÈRES (1825), p. vi. L’auteur indique lui-même dans ses écrits avoir été un des élèves de l’abbé Gaultier. 38 LEMARE (1817), p. lxxxii. 35

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La méthode avait pourtant été louée et explicitée dès 1811 dans un assez long développement par J.-L. Ferri de Saint-Constans, qui avait conclu ainsi : « Une longue expérience nous en a montré l’utilité, et nous ne pouvons que conseiller d’en faire usage, sur-tout pour les commençans 39 ». Dans son enthousiasme, Ferri est allé même jusqu’à proposer une longue liste de phrases latines authentiques, classées par ordre de difficulté croissante, pour permettre d’exercer les élèves à la construction grammaticale, par exemple : Hostis habet muros (pas d’inversion) – Sorsomniaversat (une inversion) – Vimsuscitatira (deux inversions), etc. 40 Nos recherches semblent indiquer jusqu’à présent que cette méthode de l’abbé Gaultier a été complètement oubliée après le XIXe siècle. Toutefois, le hasard nous a fait connaître l’utilisation d’une méthode tout à fait comparable dans le logiciel Epistemon autrefois développé par J. Hamez 41 et loué par plusieurs de ses collègues 42.

Fig. 3. Reproduction d’un écran du logiciel Epistemon.

En principe, selon les instructions fournies dans la documentation, c’est à l’apprenant qu’il revient d’abord de s’essayer à restructurer le texte à l’écran. Mais des corrigés sont fournis, tels que la construction d’une phrase de Salluste (C., 1), ainsi que l’illustre la Fig. 3. Si ce n’est la division en colonnes, nous retrouvons manifestement ici le même principe que chez Gaultier d’une lecture selon l’axe vertical pour le latin, et selon l’axe horizontal pour la traduction française 43. FERRI DE SAINT-CONSTANT(1811), p. 77. Ibidem, p. 79 et s. 41 Cf. BERTAGNA (2010), p. 158. Le logiciel était autrefois rendu gratuitement disponible sur Internet par l’auteur. Une archive l’atteste : (consulté le 15/10/ 2018). 42 Cf., par exemple, (consulté le 15/10/2018). 43 Ce que confirme explicitement le manuel électronique du logiciel : « Si je lis cette structure ligne à ligne, du haut en bas, je retrouve tel quel le texte latin original. Si je lis cette structure de gauche à droite, je trouve la phrase organisée suivant le 39 40

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Les principes d’organisation syntaxique sont également fort semblables : « à gauche, le sujet ; à droite du sujet, le verbe ; à droite du verbe, le COD, à droite du COD, le C.CIRC. [...] » 44. Il y a une différence notable toutefois : l’ajout de lignes codées reliant les éléments dépendant syntaxiquement l’un de l’autre, ainsi que de cadres autour des ablatifs absolus et des propositions infinitives 45. Notons que la technologie du logiciel est aujourd’hui complètement obsolète et, quand bien même il serait possible d’en récupérer le contenu, il faut déplorer que les corrigés disponibles ne concernent pour la plupart pas des textes latins authentiques, mais des adaptations autrefois en usage dans deux manuels de l’éditeur Magnard (Invitation au latin, pour les classes de 4e et de 3e). Deux raisons qui ne laissent guère de possibilité d’envisager facilement la remise au goût du jour de la méthode. Nous voici arrivé au terme d’un parcours qui nous a permis d’aller à la rencontre de réflexions et d’expérimentations de pédagogues séparés de plusieurs siècles. Certes, l’évolution du cadre conceptuel (songeons simplement aux progrès considérables des sciences linguistiques) et des objectifs assignés à l’enseignement des langues anciennes font que la pertinence de leurs témoignages pour répondre aux défis de notre époque ne conserve qu’une valeur toute relative. Néanmoins, la persistance sur le long terme d’interrogations et de remises en question sur des principes essentiels nous laisse penser qu’elles concernent peutêtre des fondamentaux dont aucune époque ne pourra sans doute faire l’économie. La question du passage d’une langue « transpositive » à une langue « analogue », repensée en des termes modernes, pourrait par exemple éclairer d’un jour nouveau certains projets pédagogiques récents fondés sur l’exploitation de la représentation en arborescence des liens syntaxiques entre les mots de textes anciens. À titre d’exemple, la Fig. 4 montre comment le site du Projet Alpheios propose actuellement aux étudiants de comprendre la structure d’une phrase d’Ovide (M., 5-7) : Antemareetterrasetquodtegitomniacaelum /unuserattotonaturae uultusinorbe, /quemdixerechaos 46. Un simple coup d’œil suffit à comprendre que cette structure ne manifeste ni l’ordre de la phrase latine, ni celle de sa traduction. Malgré le bien-fondé scientifique et linguistique de la structure arborescente, schéma de pensée français. Le parcours est fléché, il ne reste plus qu’à traduire en se laissant guider ». 44 Cf. le manuel électronique du logiciel. 45 Ibidem : « * un trait double relie le sujet au verbe. / * un trait simple relie le verbe au COD. / * un trait simple relie le verbe à l’attribut du sujet. / * un trait simple relie le COD à l’attribut du COD. / * des pointillés relient le verbe au C.Circ. / * des pointillés relient le nom au CDN. / * des pointillés relient l’antécédent au pronom relatif. / * les subordonnants sont encadrés. / * un cadre ouvert entoure les ablatifs absolus. / * un cadre ouvert, relié à une forme verbale, entoure les propositions infinitives ». 46 (consulté le 15/10/2018).

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Fig. 4. Représentation arborescente d’une phrase d’Ovide.

ne revient-il pas légitimement aux spécialistes de la didactique des langues anciennes de s’interroger sur l’intérêt de recourir à une telle structure dans un but pédagogique ? L’approche historique que nous venons d’esquisser autorise à penser que d’autres dispositions des mots seraient probablement plus éclairantes pour les apprenants. Peut-être, au terme de recherches de validation adéquates, serait-il même possible d’élaborer sur cette base un modèle d’« arbre didactique », qui vienne se substituer à l’utilisation, inappropriée selon nous, d’un arbre syntaxique ? Paul PIETQUIN.

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De la reconnaissance des cultures à un humanisme du divers

Si la reconnaissance de la diversité culturelle ne peut que faire l’objet d’un consensus large et spontané, encore faut-il mettre en lumière les principes philosophiques, sociologiques et anthropologiques qui la sous-tendent. Les années 70 ont vu l’émergence de vocables comme « différence » et « pluralisme ». Aujourd’hui, on évoque davantage les termes de « diversité culturelle » et d’« interculturel ». Comment faut-il comprendre et interpréter ce changement ? La pluralité s’énonce dans des termes et dans un contexte totalement différents par rapport au passé. Les difficultés surgissent à partir du moment où l’on cherche à répondre au défi de la pluralité en utilisant des concepts et des analyses qui, s’ils avaient une quelconque pertinence dans le passé, n’en ont plus aujourd’hui. Il convient d’apprendre à penser le savoir culturel dans un contexte hétérogène et non plus dans un contexte homogène. Quand on aura rappelé : – que la culture se diversifie et se complexifie de plus en plus (par des processus de personnalisation, d’acculturation, de métissage, etc.), – que la culture est de plus en plus l’objet de manipulations, de bricolages, de transformations totales ou partielles, provisoires ou définitives, intentionnelles ou inconscientes…, on aura pris la mesure des difficultés. Plus aucun groupe n’échappe à la diversité culturelle. La construction européenne, l’immigration, les voyages, la mondialisation par contacts directs ou indirects sont autant d’occasions de rencontrer l’Autre. L’abolition des distances et du temps par la connaissance immédiate des événements à l’autre bout du monde banalise l’expérience de l’altérité. L’hétérogénéité est devenue la norme, la réalité sociale est polychrome. L’homogénéité est, par contre, soit le produit d’une action volontariste et autoritaire, soit celui d’un enfermement (cf. les différentes formes de totalitarisme et d’intégrisme). Chercher à traduire en termes d’objectifs et de programmes de formation la reconnaissance de la diversité culturelle ne peut s’effectuer sans en préciser le cadre théorique et philosophique. Notre postulat est que le passage de la différence à la diversité, du pluralisme à la pluralité, du multiculturalisme à l’interculturalité ne relève pas d’une simple évolution sémantique mais suggère un changement profond de perspectives.

RECONNAISSANCE DES CULTURES ET HUMANISME DU DIVERS

DES

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CULTURES À LA CULTURALITÉ

La connaissance et la reconnaissance des cultures étaient une priorité dès la fin de la seconde guerre mondiale. C’était l’époque du renouveau des utopies fondées sur l’ouverture internationale, le « dialogue des cultures », la valorisation des échanges, de la compréhension mutuelle, de l’appel à la bonne volonté, au souhait d’une cohabitation harmonieuse par simples déclarations d’intentions. C’est la période des études descriptives de type ethnographique. Les études culturelles concernent presque exclusivement l’ailleurs et le lointain. Elles sont marquées implicitement par l’exotisme, par « l’étrange étranger ». Dans leur ensemble, ces études ne tiennent pas compte d’un constat, celui de la différenciation maximum du tissu social qui s’accompagne de processus de métissage, de bricolage et d’acculturation. Le modèle de la mosaïque, c’est-à-dire de la juxtaposition de groupes ethniques et culturels, supposés ou posés comme homogènes, n’est pas valide. La multiplication des contacts, directs et indirects, pulvérise la notion d’acculturation qui sort de la logique binaire pour s’inscrire dans une multipolarité. Plus aucun individu ne se situe dans un cadre culturel unique. Les emprunts provisoires ou non, les transgressions, les créations conduisent à des pratiques de « zapping culturel » et au butinage. On assiste ainsi à une définition culturelle non plus par affiliation, mais au contraire par création et personnalisation, qui remet le sujet au cœur du système culturel. L’individu n’est plus au cœur d’une seule identité mais de plusieurs. Identités qui ne sont ni exclusives les unes des autres, ni concurrentes, sans toutefois être toujours en harmonie. C’est ce qu’Édouard Glissant appelle « la créolisation des cultures ». C’est ce processus dont nous n’avons pas encore saisi totalement le principe et l’économie. Les informations culturelles construisent davantage un discours SUR la culture de l’autre voire sur autrui lui-même, plus qu’un discours AVEC autrui (les Allemands sont…, les Britanniques sont…, les Français sont et font…, etc.). À la limite, on peut considérer que ces informations renforcent les stéréotypes ainsi que les préjugés et donc obscurcissent la communication en fonctionnant comme un filtre voire un écran. Je ne rencontre plus Jean, Angela, Antonio… mais l’image apprise, acquise à partir d’informations partielles et ponctuelles et parfois même, partiales des Français, Allemands, Italiens… Connaître et rencontrer correspondent à des opérations sociales et communicatives différentes. La connaissance théorique, globale et abstraite des Français et de leur culture est susceptible d’oblitérer la re-connaissance d’UN Français et donc de mon interlocuteur en tant que sujet singulier dont UNE des caractéristiques (parmi d’autres critères d’identification) est d’être français. C’est pourquoi, il devient de plus en plus difficile de définir un individu en dehors de lui, en dehors d’une communication avec lui. On ne peut plus, on ne devrait plus désigner autrui à partir de critères qui, dans le passé étaient

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considérés comme pertinents : nom, nationalité, culture, âge, statut social et économique… Ce que l’on avait pour habitude de considérer comme des caractéristiques groupales ne sont pas systématiquement partagées par les membres du groupe. Les marqueurs d’identité ne signifient rien apriori. La formule d’Emmanuel Levinas, « rencontrer un homme, c’est être tenu en éveil par une énigme » (Le Monde, 19 janvier 1996), prend tout son sens. L’autrui culturel ne peut plus être appréhendé selon une approche différentialiste. Or la plupart des travaux procèdent par éviction systématique du principe d’altérité au profit d’études sur la culture, c’est-à-dire, en réalité, sur une connaissance par catégorisation. Pas plus que le langage, la culture ne reproduit la réalité. Les caractéristiques culturelles ne renvoient pas à des faits de réalité mais expriment une relation interindividuelle ou inter-groupale, une situation. De fait, la manière de décrire un fait culturel, une culture varie en fonction des interlocuteurs (émetteurs et destinataires), des intentions, des attentes, etc. Il n’y a pas d’autonomie de la culture par rapport à ses conditions de production. Toute culture n’est que l’expression d’un point de vue, point de vue susceptible d’être confirmé mais aussi infirmé par d’autres points de vue. En ce sens, elle n’est pas le reflet d’une réalité objective mais le résultat d’une activité sociale et langagière. Ancrée dans l’histoire, dans un contexte, dans une relation, la culture est un lieu de mise en scène de soi et des autres, elle est théâtralisée à travers des comportements, des discours, des actions. Elle se joue des enfermements et des catégorisations. Le « fictionnel » et la subjectivité sont, en réalité, les registres d’expression de la culture. Le « faux en écriture culturelle » guette en permanence. Il existe une distance indéniable entre les modèles théoriques culturels et les usages de la culture dans le quotidien, dans la communication, les relations – en un mot, dans toutes les formes et les occasions de rencontres d’autrui. C’est dans cet écart que se situe une formation à l’altérité et à la diversité. En réalité, le concept de culture ne permet plus de penser la diversité culturelle qui s’appréhende non pas à partir de constructions a priori, de modèles totalisants, mais au niveau des pratiques, des usages, des actions qui sont autant de formes discursives pour s’exprimer et communiquer. On lui préfèrera celui de « culturalité » qui renvoie davantage à un processus dynamique, à des échanges, des métissages et des transgressions. De même que ce ne sont pas seulement les mots qui permettent de communiquer, ce ne sont pas les informations culturelles qui permettent de comprendre autrui. La notion de « culturalité » permet de concevoir les cultures à partir des mutations, des dynamiques, des transformations qui traversent les sociétés. Les sociologues eux-mêmes ont forgé la notion de « sociétal » afin de s’intéresser aux dynamiques et aux changements, et moins aux structures et aux sociétés. L’expression de « culturalité » renvoie au fait que les cultures sont de plus en plus mouvantes, labiles, tigrées et alvéolaires. Il convient donc de définir un

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autre paradigme de la culture et de proposer un cadre opérationnel d’analyse et d’intervention sociale et éducative autre que celui du culturalisme qui, au contraire, par son accentuation systématique de la variable culturelle débouche sur une forme de « scientisme culturel », de dogmatisme voire d’intégrisme culturel, qui s’appuie sur la négation de l’homme en tant que sujet-acteur. La culturalité marque la fin d’une approche à partir des principes de causalité, de détermination, de catégorisation au profit de la notion de réseau, du primat de la relation et de la communication au détriment de l’esprit de système et de structure. C’est en quelque sorte l’émergence non seulement d’une pensée du complexe, comme cela a été maintes fois souligné, mais aussi d’une pensée des chemins de traverse, des interstices, de la diagonale. La culture est, en ce sens, une « œuvre ouverte », pour reprendre la formule d’Umberto Eco, œuvre susceptible de plusieurs lectures et interprétations. Cette réfraction à l’infini des cultures à travers le temps, les lieux, les subjectivités, les conjonctures pose la question de la pertinence d’une initiation aux cultures. Le « baroque culturel » est une invitation à sortir du piège identitaire, du récit sur les racines et les origines. Entre culture et culturalité, il n’y a pas qu’un simple jeu sémantique, mais le passage d’une analyse en termes de structures et d’états à une analyse en termes de processus complexes et aléatoires. L’objectif est donc d’apprendre à interpréter et à comprendre des informations culturelles qui sont ambiguës car manipulées par les acteurs et les locuteurs. En termes de formation, l’enjeu consiste à passer du stade descriptif à la compréhension des processus en s’appuyant sur des savoirs mêlés. L’obligation est de respecter la complexité, le métissage culturel en évitant toutes les formes de simplification, de réductionnisme. MULTICULTURALISME /

INTERCULTURALISME

La pluralité n’implique pas nécessairement le pluralisme. Selon le mode de traitement, on aura une configuration sociale différente. Elle s’organisera – soit sur le mode additif, comme une juxtaposition d’identités singulières (avec ses dérives « naturelles » qui sont l’exclusion et les rapports de pouvoir), – soit sur le mode fusionnel qui conduit à la négation des singularités et qui a pour corollaire, à plus ou moins longue échéance, le refus et le rejet. Ces deux alternatives maximalistes s’enracinent dans un usage et un dosage inapproprié de la différence, par excès ou par défaut. Le multiculturalisme est concomitant à la lutte des Droits civiques des années 60 aux États-Unis et fait suite à une politique migratoire caractérisée par l’idéologie du melting-pot (c’est-à-dire l’intégration des immigrants de toutes provenances et de toutes conditions sociales dans une même culture). En Europe, le terme de multiculturalisme s’applique surtout aux minorités – ethniques ou

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migrantes selon les formulations des pays – qui doivent s’intégrer dans des États dont la tradition nationale est ancienne. En France, l’expression est officiellement inexistante, quoique les pratiques et les discours sur l’interculturel en soient imprégnés, mais sans en avoir une claire conscience. Pour faciliter les débats, nous préciserons que le modèle multiculturel (essentiellement d’inspiration anglo-saxonne) donne la possibilité à tout individu d’appartenir à une communauté autre que celle de l’État-Nation. Quant au modèle interculturel, d’inspiration française, il n’a pas encore donné lieu à des prises de position officielles et stabilisées. Il n’en représente pas moins une alternative forte face au courant multiculturel. Que ce soit le modèle anglo-saxon ou le modèle français – celui du « creuset » ou encore celui de l’interculturel –, on notera qu’ils sont adaptés à des sociétés qui ont un fort degré d’homogénéité politique. En France, le poids de la Philosophie des Lumières et du principe d’universalité, allié à une tradition juridique spécifique, explique que le multiculturalisme soit resté extérieur à la réflexion et aux initiatives destinées à résoudre la question de la diversité culturelle. L’usage synonymique des termes « multiculturel » et « interculturel » révèle leur flou sémantique et surtout le poids des enjeux politiques. Le multiculturalisme se caractérise par une priorité donnée au groupe d’appartenance. Un individu est d’abord et essentiellement un élément d’un groupe. Le multiculturalisme est différentialiste dans la mesure où la différence prime sur l’universalité. Il se contente d’additionner les différences, de juxtaposer des groupes. Le postulat est celui de l’existence de cultures distinctes, identifiées et identifiables. Une telle conception débouche sur une société mosaïque, sur une spatialisation des différences (quartiers ethniques, par exemple). Les droits de chacun sont garantis par rapport au groupe et dans le cadre d’une juridiction spécifique (cf. politique des quotas et principe de discrimination positive). C’est ce que j’appelle une technicisation du social par la multiplication des droits au détriment de la reconnaissance d’autrui dans sa spécificité, sa singularité et son universalité. Une des dérives du multiculturalisme est la « tribalisation » de la société par enfermement des groupes sur eux-mêmes. La recherche systématique de la différence conduit à produire des entités de plus en plus petites. La gestion de la diversité est alors résolue à partir du principe de division de l’hétérogène en une multitude d’unités supposées homogènes. Le développement des fondamentalismes, des ethnismes, des nationalismes, des sectarismes, correspond à une production artificielle d’homogénéité. Le pluralisme ne conduit pas à une reconnaissance de la diversité, mais au contraire à la construction d’homogénéités partielles et locales, homogénéités qui cohabitent dans le meilleur des cas et s’excluent mutuellement le plus souvent. L’interculturel ne correspond pas à un état mais à une démarche, à un type d’analyse. C’est le regard qui confère à un objet, à une situation, son caractère interculturel. Ainsi, selon la nature de l’objet, on évoquera la pédagogie

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interculturelle, la communication interculturelle, etc. L’usage de l’adjectif « interculturel » pour désigner un projet politique ou social relève d’un glissement de sens. Il ne suffit pas de reconnaître le caractère pluriel de la société ; il faut aussi énoncer, dans le même temps, les modalités de sa prise en compte. Les désaccords se situent essentiellement à ce niveau. Le cadre conceptuel d’une approche interculturelle s’organise autour de quelques axes : – La place accordée au sujet dans les interprétations et les perceptions. L’approche interculturelle rompt avec le point de vue objectiviste et structuraliste puisqu’elle s’intéresse à la production de la culture par le sujet lui-même. La culture a perdu, dans un contexte hétérogène, sa valeur de détermination unique des comportements. Ce qui conduit à s’intéresser aussi aux stratégies développées par les individus et les groupes pour affirmer leur culture et leur identité. – Le retour du « je », le retour de l’acteur consacre le retour du « tu », c’està-dire que c’est la relation et donc l’interaction qui définit les caractéristiques des individus et des groupes. L’accent est alors mis sur le réseau d’intersubjectivités, sur les rapports plus que sur les caractéristiques. Ce sont, paradoxalement, les relations qui justifient les caractéristiques culturelles attribuées, et non pas les caractéristiques qui déterminent les relations. L’importance de la dimension relationnelle dans la définition et les perceptions culturelles invalide l’approche académique des cultures à partir de savoirs. L’approche interculturelle pose que c’est l’Autre qui est premier et non pas sa culture d’appartenance. – Le troisième axe de structuration est la tension universalité / singularité. L’interculturalisme s’élabore à partir d’un équilibre, toujours instable, entre l’universel et le singulier. Ainsi, par exemple, rencontrer une personne étrangère, est-ce rencontrer un étranger ou un individu dont une des caractéristiques est d’être de nationalité étrangère ? En d’autres termes, est-ce la singularité ou l’universalité qui définit le sujet ? La diversité culturelle infère le principe de variation comme élément constitutif de toute formation aux cultures ou plus exactement aux dynamiques culturelles. L’affaiblissement pour ne pas dire la fin des paradigmes de causalité, de cohérence et de logique unitaire et homogène ouvre la voie à la notion de réseau, au primat de la notion de relation au détriment de l’esprit de système et de structure, à l’apologie des interstices, de la diagonale, des chemins de traverse. Le point nodal réside dans l’élaboration d’une pensée duale et non pas dualiste, d’une pensée plurielle et non pas pluraliste. Entre la reconnaissance des cultures et celle de la diversité culturelle, il n’y a de nouveau pas qu’une différence de formulation, mais le passage d’une analyse en termes de structures, d’états, de faits et de différences culturelles à une analyse en termes de processus, de dynamiques, de bricolage, de métissage, de manipulations.

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La compréhension des cultures ne relève pas d’un paradigme du savoir (inventaire de particularismes, par exemple) mais d’une compétence pragmatique qui permet de saisir la culture à travers le langage, la communication, les actes, les comportements, c’est-à-dire de comprendre « une culture en acte », une « culture mise en scène » par opposition à une « culture-système ». En conséquence, c’est une formation à l’analyse et non une démarche descriptive qui fonde la découverte et la compréhension de la diversité culturelle. DES

CULTURES À L’ALTÉRITÉ

:

POUR UN HUMANISME DU DIVERS

Si la reconnaissance de la diversité culturelle n’est pas le retour des cultures et du pluralisme culturel, elle signifie, par contre, le retour de l’altérité. Travailler sur les cultures, c’est nécessairement retrouver les philosophies de l’altérité. C’est cette irruption de l’altérité qui exige une mise en perspective plurielle et fluide car autrui ne se laisse pas voir, ne se laisse pas regarder, ni maîtriser facilement. L’Autre n’est pas un objet, mais une aventure, un devenir, un événement. L’anthropologie est, en ce sens, arrimée à l’éthique. L’éthique est universelle, elle s’énonce au singulier ; les morales sont singulières, elles s’énoncent au pluriel. L’éthique relève de l’interrogation, elle est de nature réflexive et tente de construire une théorie rationnelle du bien et du mal. Les morales sont des réponses car elles s’enracinent dans l’action et ont une visée instrumentale. Alors que l’éthique recommande (les comités d’éthique ne font que des recommandations), les morales commandent. Si tous les hommes pratiquent une morale aux prescriptions rigoureuses mais qui peuvent être différentes d’un groupe à l’autre, ils n’ont pas tous conçu une éthique philosophique rationnelle indépendante du sacré et de la religion. On peut considérer que les Droits de l’Homme sont une tentative de rationalisation et de laïcisation d’une éthique. Le terme de « valeur » renvoie à des entités comme la justice, l’égalité, la solidarité, etc. Les valeurs ont un statut très particulier car, d’une part, elles combinent objectivité et subjectivité et, d’autre part, elles s’imposent à l’individu et au groupe avec autorité et évidence. Elles relèvent, par ailleurs, à la fois de la tradition et du renouvellement et supposent une adhésion et une intériorisation sans lesquelles elles ne sont que des formules vides de sens. Elles n’existent que parce qu’elles s’actualisent dans l’action mais elles sont aussi source de cette action. Emmanuel Levinas fait reposer l’éthique sur l’expérience de l’altérité car le lien avec autrui ne se noue que comme responsabilité. Il s’agit bien de l’Autre en tant qu’Autre. Ce ne sont pas sa culture, ses appartenances, son histoire, son expérience qui me lient à autrui. La connaissance d’autrui à partir de ses caractéristiques culturelles, psychologiques, sociologiques, qui ne sont que des attributions, des catégories, voire des artefacts, peut au contraire édifier des filtres qui sont autant d’obstacles à la rencontre et à la compréhension mutuelles.

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Il ne s’agit pas de s’appuyer sur des techniques de codage et de décodage des signes culturels, mais de tendre à comprendre autrui et non de le décrire ou de le stigmatiser. L’anthropologie est en réalité une herméneutique dans la mesure où elle effectue un travail d’interprétation et non d’explication. La culture de l’Autre n’est pas une « culture-cible » et ne peut, à ce titre, être érigée en objet autonome d’étude. Marquée par le contexte, inscrite dans un réseau d’intersubjectivités, la culture est utilisée pour signifier quelque chose, pour dire et pour agir. Elle assure, en ce sens, une fonction pragmatique au détriment des fonctions structurante, dénotative dans lesquelles on a souvent tendance à l’enfermer. La plupart des travaux procèdent par éviction du principe d’altérité au profit d’études qui conduisent à une connaissance par identification et non pas par reconnaissance. Conscience d’autrui et connaissance d’autrui sont souvent confondues. Confusion dommageable sur les plans scientifique et éthique car ce type de connaissances n’épuise pas le sujet et n’atteint que des objets figés. L’enjeu n’est pas, comme on l’a cru et comme on le croit encore, de connaître les cultures, mais de comprendre l’expérience humaine dans sa totale singularité mais aussi dans son universalité. Si la reconnaissance des cultures a, dans un premier temps, développé une demande ethnographique en formation, les perspectives sont désormais davantage du côté de la reconnaissance du sujet et donc d’une philosophie du sujet adossée à une éthique. Cette approche de l’altérité suppose non seulement une préparation cognitive, émotionnelle et affective mais s’appuie sur la reconnaissance de soi. Il ne s’agit pas de se perdre dans l’étrangéité d’autrui, de se fondre ni de se confondre. Victor Segalen 1 insistait lui aussi sur cette exigence. Pour lui, « ne peuvent sentir la Différence que ceux qui possèdent une Individualité forte […] ceux-là goûteront pleinement l’admirable sensation, qui sentiront ce qu’ils sont et ce qu’ils ne sont pas. L’exotisme n’est donc pas cet état kaléidoscopique du touriste et du médiocre spectateur, mais la réaction vive et curieuse au choc d’une individualité forte contre une objectivité dont elle perçoit et déguste la distance. Les sensations d’Exotisme et d’Individualisme sont complémentaires ». Le savoir n’est pas séparable d’un travail sur soi. La devise gravée sur le fronton du temple d’Apollon Connais-toitoi-même, reprise indéfiniment depuis par de nombreux philosophes, est toujours d’actualité. Propos à forte connotation philosophique mais qui rend cependant bien compte de la spécificité de la démarche interculturelle et de la mesure des enjeux. La réflexion éthique débouche sur une interrogation identitaire pour tous les partenaires ainsi que sur une activité communicationnelle. Comprendre l’autre – à ne pas confondre avec connaître l’autre – ne relève pas d’une simple projection de sens sur un objet ou un phénomène mais exige un travail sur soi, sur son expérience afin d’éviter toute tautologie expérientielle. 1

SEGALEN (1978), p. 38.

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Comprendre, ce n’est pas accumuler des informations mais c’est opérer un mouvement, de soi vers soi mais aussi de soi vers autrui, en privilégiant la méthode synthétique, en ne s’enfermant pas dans l’analyse segmentaire et en prenant en compte le contexte. En référence à Socrate, Épictète 2 écrivait déjà : « quand on nous demande d’où nous sommes, ne répondons jamais d’Athènes ou de Corinthe, mais toujours de l’univers. Pourquoi parler d’Athènes, et non tout simplement du coin de terre où, à ta naissance, fut jeté ton humble corps ? ». Par-delà les temps et les lieux, l’exigence d’universalité se confond avec la reconnaissance de la singularité. D’Épictète à Oscar Wilde puis à Henry Miller, en passant par de nombreux autres auteurs, c’est toujours le même constat. C’est le même lien, le même fil qui tisse le monde. Oscar Wilde 3 lui-même invite celui qui souhaite admirer un effet japonais à ne pas partir pour Tokyo comme simple touriste mais à « rester ici, à s’absorber dans l’étude de certains artistes nippons, puis quand vous serez pénétré de leur style et que vous aurez adopté leur mode imaginaire de vision, allez un après-midi vous asseoir dans le parc ou faire un tour à Piccadilly ; si vous n’y découvrez pas un effet parfaitement japonais, vous n’en trouverez nulle autre part ».C’est la même idée que formule Henry Miller 4 en 1960 quand il évoque l’effet de mélange que produisent sur lui l’art et la littérature japonaise : « Tantôt j’ai le sentiment que ce que je lis se déroule sur une autre planète, et parle d’une espèce qui vient d’être découverte. Tantôt, j’éprouve le même sentiment que j’ai eu avec la Chine : que tout cela m’est connu, que ce que je vois, entends, ressens est l’expression même de l’homme originel, la plus humaine qui soit, la plus universelle de toutes les races de la terre ».

On ne peut penser l’Autre à partir de la logique du même, encore moins à partir de la logique de la différence. L’éthique est justement cette rencontre de l’Autre comme Autre, rencontre qui s’appuie sur une exigence de liberté d’autrui et sur le respect de sa complexité, voire même de son opacité. L’éthique de la diversité a, comme lieu propre, la relation entre des sujets et non pas l’action de l’un sur l’autre, même si cette action est juste, généreuse et charitable. Toute dissymétrie dans la relation transforme les uns en acteurs, les autres en agents et entraîne une relation de pouvoir, réel ou symbolique, source elle-même de violence, potentielle ou exprimée. Il s’agit bien d’agir avec et non pas sur autrui. L’exercice de la solidarité est un exercice difficile, jamais achevé et toujours à reconstruire, à rééquilibrer. C’est ce qui rend l’action de formation en même temps riche et difficile, car elle ne se situe pas sur une logique de maîtrise d’autrui. 2 3 4

GONDICAS (1995), p. 64. WILDE (1891), p. 85. MILLER (1956).

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La vulgarisation du relativisme culturel a accentué le phénomène d’anomie. Si toutes les normes, toutes les morales sont posées comme équivalentes, l’individu se trouve dans l’incapacité de choisir, c’est-à-dire d’agir. L’acceptation de toutes les morales et l’abandon de toute visée éthique qui transcende les singularités conduit à un nivellement des comportements et à une permissivité illimitée. Dire que tout est important, dire que tout est équivalent, c’est refuser de hiérarchiser et donc de choisir. Dès lors, se pose la question de savoir comment concilier les traditions, les coutumes, les morales dans un contexte hétérogène. À l’opposé des sociétés traditionnelles, au sens anthropologique du terme, ou des groupes qui fonctionnent sur le mode de la tradition (les sectes, par exemple), les sociétés modernes ont de moins en moins de références communes, d’implicites et d’évidences partagés. De fait, plus la transmission par l’héritage et la tradition est faible, plus le risque de dissension est fort et plus la délibération est indispensable. La transformation des normes sous la poussée d’évolutions diverses a accentué la désuétude des repères traditionnels qui structuraient le groupe sans pour autant les invalider réellement. L’absence de dénonciation et d’abandon des anciennes normes d’une part, mais aussi l’absence d’énonciation et donc de promotion d’un autre système de références d’autre part, renforcent cette situation de désintégration. Situation qui suscite, de manière légitime, angoisse et inquiétude, elles-mêmes réduites par le recours à des logiques passéistes (mythification du passé), des logiques de fermeture et de repli sur soi (cf. toutes les formes d’ethnisme, d’intégrisme, de nationalisme, de sectarisme, etc.). En effet, cette désintégration par déréglementation du tissu social se trouve compensée par la recherche de solutions locales, contextuelles, partielles, au détriment d’une recherche plus globale, plus collective et donc plus intégrative. On évoque davantage la notion de cohésion sociale et moins celle de cohérence. Celle-ci se situe au niveau des valeurs alors que la cohésion se situe essentiellement au niveau des mesures sociales et techniciennes. En conséquence, c’est à un travail d’explicitation et d’objectivation auquel nous sommes invités. Plus que jamais le besoin de développer une philosophie éthique objectivée et rationnelle se fait sentir. C’est en ce sens que l’on peut s’interroger sur une utilisation excessive d’arguments d’expertise et d’arguments pragmatiques qui tendent à suppléer aux défaillances de sens. Le déficit éthique hypertrophie la logique instrumentale par la recherche de moyens censés canaliser et corriger les dysfonctionnements. Cette logique renforce les pouvoirs externes (juristes, experts, consultants, médiateurs, etc.), alors qu’il conviendrait de remettre la réflexion éthique aux acteurs eux-mêmes, car l’éthique ne s’impose pas. Pour qu’une coordination des actions soit possible, cela suppose l’existence d’une cohérence qui est de l’ordre des valeurs et non plus seulement du fonctionnement. Cette cohérence ne peut être le fruit d’une volonté unique, arbitraire et autoritaire, mais nécessite un accord établi sur des

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bases reconnues par tous les acteurs, accord obtenu par la délibération et la communication. Toute éducation, toute formation, non reliée à une visée éthique n’est qu’une forme de pragmatisme, qui pour réussir demandera toujours plus de règlements, de contrats, de contraintes, d’exigences. Ce ne sont pas les actes qui fondent l’éthique mais, au contraire, l’accord sur les valeurs qui fonde la validité des actes. La fuite en avant à laquelle nous assistons, dans tous les domaines (école, vie politique, vie sociale), avec la multiplication des initiatives en tout genre malgré leur inefficacité, traduit bien l’urgence d’un travail sur le sens. Si la société civile ne cherche pas à combler dans un projet de société le vide éthique, il est à craindre que ce qu’on appelle le retour du religieux, mais aussi celui des sectes et des replis sectaires et identitaires, ne soit qu’un palliatif, ne soit que le prélude à des conflits dont l’histoire est malheureusement riche. L’invite est claire, il nous faut apprendre à penser la pluralité et la diversité selon un autre paradigme : entre la mosaïque et le melting-pot, il ne faut pas choisir mais au contraire, innover, repenser l’hétérogénéité et le complexe, non pas à partir des notions de norme et de structure, mais à partir de celles de marge, de passage des frontières, d’échange, de chemin de traverse, de diagonale et… de sens. C’est pourquoi l’on peut dire que l’éthique d’une société n’est pas une éthique appliquée à une société mais qu’elle est le fondement même de la société. Voilà pourquoi je plaide pour un humanisme du divers. UniversitésParisVIII /ParisIII.

Martine A. PRETCEILLE.

BIBLIOGRAPHIE M. GONDICAS (1995), Épictète. Cequidépenddenous, texte présenté et traduit, Paris. H. MILLER (1956 [1994]), Préface à Deuxamourscruelles de Junichiro Tnaizali, Paris. V. SEGALEN (1978 [1994]), Essaisurl’exotisme, Paris. O. WILDE (1891 [1997]), Intentions, Paris.

Comment conjuguer le présent actif des compétences en langues anciennes au mode des cours de philosophie et citoyenneté ?

La philologie requiert autant de rigueur que d’ouverture d’esprit et le Professeur Ghislaine Viré excelle à conjuguer ces deux qualités pour porter sur la Rome antique un regard neuf qu’elle décline dans un champ combinant enseignement et recherche. Le présent volume vise à réunir ces deux aspects. Il est vrai que pour Ghislaine Viré, la transmission ne concerne pas seulement les manuscrits d’auteurs latins, comme le DeAstronomia d’Hygin 1, mais porte aussi sur l’enseignement des langues anciennes. Le Professeur Ghislaine Viré a en effet mené de front une double carrière, comme latiniste et comme didacticienne, dans un enrichissement réciproque des deux domaines. Ses qualités scientifiques et pédagogiques rayonnent dans un esprit de stimulation intellectuelle et d’exercice du libre examen. Son dynamisme et sa passion sont cependant alliés à une discrétion qui laisse à l’Autre, collègue ou étudiant, la place qu’il mérite. Philanthrope, certes, mais les humains ne sont pas seuls à bénéficier de son attention, de son temps et des fruits de ses compétences : le Professeur Ghislaine Viré incarne un rare dévouement à son institution. Son sens du devoir et son implication à différents niveaux de notre Alma Mater sont incontournables. Chacune de ses actions tend vers un azimut récurrent, la défense des valeurs humanistes. Infine, l’exemple de son triple investissement via la philologie, la didactique et l’administration, continuera de rester une référence. Dans cette logique, une réflexion en son honneur ne se limitera pas à un seul point mais tentera l’exercice périlleux d’associer trois aspects qui, nous l’espérons, ne la laisseront pas indifférente. Il s’agit des langues anciennes, de leur enseignement et de la notion du « vivre ensemble », dont la banalisation ne doit pas masquer la fragilité. Ne retrouve-t-on point actuellement sa version néerlandophone « samenleving » dévoyée dans des programmes électoraux de partis politiques ? La base du « vivre ensemble » s’envisage souvent en contrepoint de son corollaire, l’épanouissement individuel, apparaissant comme condition sinequanon d’une relation sereine à l’altérité. Comment l’enseignement du latin et du grec peut-il contribuer à développer les démarches complexes nécessaires au respect de l’Autre? La lecture des auteurs de la Rome antique ou de la Grèce mythique suffit-elle à former un citoyen ? 1

VIRÉ (1992).

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L’exercice de version permet-il de se réconcilier avec soi-même ? Jongler avec les subtilités du lexique des langues flexionnelles entraîne-t-il à une citoyenneté active ? La période charnière actuelle annonce de profonds changements dans l’organisation de l’enseignement à différents niveaux 2. Le passage d’un système à l’autre offre l’opportunité de dresser un constat. Plutôt que d’asséner des clichés péremptoires ou de se lamenter sur quelque déclin, nous proposons ici d’esquisser des pistes de réflexions inspirées d’allers-retours entre les pratiques du terrain et leurs étayages par des outils théoriques. Le cadre de cette recherche posé, il importe d’examiner la nature des liens entre l’enseignement du latin et du grec et ces larges problématiques fragilisant les sociétés démocratiques. En Fédération Wallonie-Bruxelles, ces domaines correspondent depuis deux ans déjà au cours spécialement consacré à l’éducation citoyenne et philosophique. Rappelons que l’horaire dans l’enseignement secondaire francophone y consacre deux périodes hebdomadaires. Étiquetée « Philosophie et citoyenneté », l’une est obligatoire et son contenu est commun à tous. L’autre période, quoique obligatoire, doit faire l’objet d’un choix parmi les cours confessionnels, la morale non confessionnelle ou le cours de philosophie et de citoyenneté. Cette dernière option connaît un succès croissant vu les derniers chiffres disponibles 3 attestant une fréquentation passée de 12% en 2017-2018 4 à 15% en 2018-2019, ce qui en fait le quatrième cours parmi les sept choix, derrière la morale non confessionnelle, la religion catholique et la religion islamique. Malgré ce progrès, 85% des élèves de l’enseignement secondaire francophone n’acquièrent de compétences en philosophie et en citoyenneté qu’à raison d’une période commune de 50 minutes par semaine, ce qui restreint l’acquisition de compétences approfondies. Notons que l’enseignement libre l’intègre transversalement dans tous les cours. Fort judicieusement, les programmes invitent les enseignants à développer une logique spiralaire tout au long du cursus 5 permettant la familiarisation, l’acquisition, le développement et la mise en œuvre de ces compétences. Si une telle cohérence verticale, de la première à la dernière année de formation, est nécessaire au renforcement de ces compétences, ne serait-il pas opportun de 2 Deux réformes transforment le monde scolaire belge francophone : un Pacte pour un enseignement d’excellence, ratifié par le Parlement de la Fédération Wallonie-Bruxelles le 02.05.19 (, consulté le 10.06.19), et une Réforme de la formation initiale des enseignants, D. 07-02-2019, M.B. 05-03-2019 (disponible sur , consulté le 10.06.19). 3 SAGESSER (2019). 4 SAGESSER / SCHREIBER / VANDERPELEN-DIAGRE (2018). 5 Coursdephilosophieetdecitoyenneté–1erdegrédel’enseignementsecondaire, FWB, enseignement.be, ressource 13917, p. 24-25 et Coursdephilosophieetdecitoyenneté–2èmeet3èmedegrésdel’enseignementsecondaire, FWB, enseignement.be, ressource 13918, p. 28 et 154, 156 et 157.

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s’interroger sur l’intérêt de démarches transversales en examinant quels contenus et pratiques de classe mis en œuvre dans d’autres cours apporteraient un éclairage parallèle propice à un renforcement horizontal ? Dans les stéréotypes sur l’enseignement, la citoyenneté est indissociablement liée aux langues anciennes par un rapport ancestral qui tient à l’origine des concepts initiaux : la démocratie grecque et la république romaine. Il n’est guère étonnant que le programme du cours de philosophie et de citoyenneté comporte de très nombreuses références à l’Antiquité 6. La connaissance des institutions antiques suffit-t-elle cependant à développer les compétences nécessaires à la citoyenneté contemporaine ? Les cours de latin et de grec sensibiliseraient ipsofacto à la future fonction de citoyen ? Chaque latiniste ou helléniste sait pourtant que les différences entre l’Antiquité et notre quotidien empêchent toute projection anachronique de ces concepts sur notre société. Les récupérations de l’Antiquité classique par des idéologies totalitaires prouvent que la connaissance du passé permet des dérapages antidémocratiques et même, par manipulation de l’information, une certaine théorisation de la barbarie 7. Il ne suffit donc pas de connaître l’Antiquité pour être un acteur positif dans une démocratie. Ce stéréotype déconstruit, interrogeons-nous concrètement sur la contribution des cours de langues anciennes à la citoyenneté. Il est patent que la citoyenneté est indissociable d’une rencontre et d’une « mise en commun de certaines valeurs » 8. Cette rencontre, ce partage, s’expriment surtout par le langage. En effet, la maîtrise du langage intervient puisque la citoyenneté requiert des compétences linguistiques pour s’exprimer, débattre et persuader. L’orateur ne fait pas cependant pas le citoyen. En effet, l’habileté discursive peut tout aussi bien diffuser des messages anti-démocratiques que permettre un échange constructif et respectueux entre pairs. La maîtrise du langage est donc une condition nécessaire mais nullement suffisante pour permettre une activité citoyenne positive telle que les humanistes la conçoivent. En Belgique francophone, les études secondaires sont encore appelées « humanités » dans le langage courant. Cette synonymie, quoique légèrement obsolète, reflète cependant une conception holistique des connaissances et des compétences. Les apprentissages classiques y étaient tenus pour essentiels. Aujourd’hui, les objectifs des cours de philosophie et de citoyenneté sont-ils spécifiques ou 6 Cours de philosophie et de citoyenneté – 2ème et 3ème degrés de l’enseignement secondaire, FWB, enseignement.be, ressource 13918, p. 18, 19, 20, 41, 53, 64, 78, 80, 82, 84, 86, 93, 109, 111, 120, 123, 124, 145, 150, 168, 169, 176, 178, 179, 184, 185, 189 et 198 pour l’intérêt porté à la Grèce antique ; p. 78, 111, 120, 128, 134, 172, 182, 192, 193 et 198 pour Rome. Ces mentions concernent des aspects historiques, des œuvres de philosophes, tels que Platon, Aristote, des écrits postérieurs sur ces philosophes, ou encore des recherches sur les mythes. 7 BIALAS / RABINACH (2007) ; CHAPOUTOT (2008a), p. 121, 205, (2008b). 8 COMBETTES (1999).

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rejoignent-ils la formation transversale des études jadis appelées « humanités » ? Examinons d’abord les objectifs déclarés des cours de philosophie et de citoyenneté avant d’en détailler les compétences. De prime abord, un examen des programmes consacrés à la citoyenneté en milieu scolaire présente comme objectifs du cours de reconnaître la pluralité des formes de raisonnement, des conceptions du monde et de la pluralité des normes et des valeurs, pouvoir argumenter une position en la situant par rapport à d’autres positions possibles, expliciter et problématiser les grandes catégories et oppositions conceptuelles qui structurent et déterminent nos façons de penser, penser par [soi-même] tout en développant la part d’inventivité et de créativité que l’on attend du citoyen dans une société démocratique 9.

Pour compléter les prescriptions officielles définissant les cours de philosophie et de citoyenneté, il faut également analyser les compétences inhérentes à cette matière. S’agit-il bien de compétences ? Ce terme a connu des fortunes si diverses dans le monde scolaire qu’il faut clarifier son emploi. Rappelons qu’il s’agit primo de déterminer de façon transversale les procédures cognitives, conatives et parfois affectives 10 mobilisables pour rencontrer les exigences de la citoyenneté et celles de l’autonomie intellectuelle, et secundo d’envisager leurs traductions en classe. Comment mobiliser des ressources intellectuelles face à des situations complexes et mouvantes comme les problématiques sociétales ? L’acquisition de la citoyenneté en milieu scolaire influe sur le cadre des finalités en réorientant le projet éducatif classique selon un axe de valeurs propre 11. Le terme de compétence suffit-il à recouvrir la notion développée ici ? Non, si l’on s’arrête à la réduction des compétences à de simples instruments de formatage 12. Reconnaissons que dans les salles des professeurs, elles n’ont pas toujours le succès qu’elles connaissent dans les textes officiels ou pédagogiques. Oui, si l’on considère, suivant B. Rey, V. Carette, A. Defrance et S. Kahn, qu’il s’agit de « la capacité à répondre à des situations complexes et inédites par une combinaison nouvelle de procédures connues » 13. Or les compétences « citoyennisantes » se caractérisent par la nécessité de combiner des capacités connues pour répondre à une situation inconnue vu que la notion de citoyenneté, 9 Coursdephilosophieetdecitoyenneté–1erdegrédel’enseignementsecondaire, FWB, enseignement.be, ressource 13917, p. 11 et Coursdephilosophieetdecitoyenneté– 2èmeet3èmedegrésdel’enseignementsecondaire, FWB, enseignement.be, ressource 13918, p. 17. 10 Nous reprenons ici les trois axes identifiés par LELEUX / ROCOURT (2010), p. 15-16. 11 Pour approfondir l’axiologisation lors de la transposition didactique, le lecteur se reportera à DEVELAY / VERRET / CHEVALLARD (1992). 12 « “l’instrument du grand patronat mondialisé” pour former et embrigader une main d’œuvre docile… ». Cette situation est dénoncée par P. Meirieu à la page 5 de la préface de l’ouvrage de REY / CARETTE / DEFRANCE / KAHN (2003). 13 REY / CARETTE / DEFRANCE / KAHN (2003), p. 26.

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telle qu’elle se présentera dans les futures décennies, rencontrera des thématiques connues, comme la justice, l’identité, le respect dans la relation à l’autre ou la notion de bien commun, mais au sein desquelles se développeront des problèmes sans cesse différents. Maintenant que nous nous entendons sur le terme de « compétence », la question est d’identifier ces compétences avant d’envisager les outils et méthodes pour leur mise en œuvre, leur acquisition et leur développement par les apprenants. Pour identifier ces compétences, la littérature pédagogique rejoint les incontournables chapitres des programmes qui pointent, au 1er degré, « une pensée autonome et critique, se connaître soi-même et s’ouvrir à l’autre, construire la citoyenneté dans l’égalité en droits et en dignité, s’engager dans la vie sociale et l’espace démocratique » 14. La reprise méthodique de chacune de ces quatre compétences, dans l’objectif de détailler les outils intellectuels spécifiques, confirme le rapprochement pressenti entre les compétences des cours de langues anciennes et celles des cours de philosophie et de citoyenneté. Primo, « construire une pensée autonome et critique » rejoint la démarche sous-jacente à la compréhension ou à la traduction d’une version, car ces deux activités essentielles des cours de latin et de grec ancien impliquent une part de regard réflexif sur le sens de nos propres hypothèses. En effet, la démarche hypothético-déductive appliquée en version 15 nécessite certes d’élaborer un raisonnement autonome mais, surtout, de devoir l’ajuster aux indices si le sens de l’hypothèse ou du passage traduit ne convient pas. L’esprit d’auto-critique est donc à la base d’une activité de version. De même, la deuxième compétence terminale du référentiel de la Fédération Wallonie-Bruxelles pour les cours de latin et de grec ancien précise qu’un cours d’auteur(s) s’articule autour de la « traduction collective, de la maîtrise du fonctionnement linguistique mais aussi de la reformulation et du commentaire du contenu, de façon personnelle et critique à partir des commentaires construits au cours » 16. Pour mener à bien cette tâche complexe, tout apprenant doit nécessairement recourir à des actes cognitifs tels qu’« assurer la cohérence de sa pensée » et « prendre position de manière argumentée » 17, sous-compétences détaillées dans le programme de citoyenneté et de philosophie. Un autre écho 14 Coursdephilosophieetdecitoyenneté–1erdegrédel’enseignementsecondaire, FWB, enseignement.be, ressource 13917, p. 24-25 ; Coursdephilosophieetdecitoyenneté–2èmeet3èmedegrésdel’enseignementsecondaire, FWB, enseignement.be, ressource 13918, p. 28, 154, 156-157. 15 Mentionnée aussi dans le programme d’études du cours de latin, Ville de Bruxelles, 2ème et 3ème degrés, Bruxelles, 2012, p. 8. 16 Compétencesterminalesetsavoirsrequisenlatinetengrecancien, Ministère de la Communauté française, Bruxelles, 1999, p. 5. Disponible aussi sur enseignement.be, ressource 322. 17 Coursdephilosophieetdecitoyenneté–1erdegrédel’enseignementsecondaire, FWB, enseignement.be, ressource 13917, p. 23, sous la dénomination de « modules ».

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au développement d’une pensée autonome et critique se retrouve dans la cinquième compétence 18 en langues anciennes telle que le programme de la Fédération Wallonie-Bruxelles invite à la travailler. Il s’agit de la présentation d’une recherche personnelle pour l’évaluation de laquelle le sens critique intervient comme deuxième critère, entre le résumé et les attitudes de travail. Secundo, le deuxième chapitre du programme du cours de philosophie et de citoyenneté du 1er degré correspond à l’idée de« se connaître soi-même et s’ouvrir à l’autre ».Sans tomber dans la facilité de reprendre la maxime delphique, il faut noter que la recherche du sens d’un texte en latin ou en grec développe un regard réflexif sur notre propre expression et que sa comparaison avec un mode d’expression différent permet de « s’habituer à aborder ce qui … est étranger » 19.La quatrième compétence terminale du référentiel de la Fédération Wallonie-Bruxelles pour les cours de latin et de grec ancien mentionne clairement que les apprenants sont exercés à « mettre les aspects les plus importants de la civilisation romaine en rapport tant avec notre culture contemporaine qu’avec les éléments constitutifs de notre identité individuelle et collective ». La même oscillation itérative entre la découverte de soi et de l’autre rythme les cadres officiels de ces deux cours. Si l’on adopte un point de vue plus décentré, d’autres similitudes se manifestent. En écho à la quatrième compétence, l’ancien programme de la Fédération Wallonie-Bruxelles – dont le contenu apologétique est ouvertement assumé par le nouveau programme 20, qui ne le reprend cependant pas inextenso – mentionne à la page 4 que « le latin donne le recul nécessaire pour assurer la liberté de jugement et l’aptitude à s’ouvrir à d’autres civilisations ». Plus globalement, le programme de la Ville de Bruxelles pour le latin développe cette notion, expliquant le lien entre la lecture des auteurs anciens et l’ouverture intellectuelle : Véhicule d’une culture dont l’intelligence exige de dépasser les contingences historiques et de prendre du recul, le latin permet de réunir, autour de questionnements toujours actuels, des élèves de toutes les confessions et d’aborder, sans 18 Compétencesterminalesetsavoirsrequisenlatinetengrecancien, Ministère de la Communauté française, Bruxelles, 1999, p. 7. Disponible aussi sur enseignement.be, ressource 322. Le programme actuel, ressource 476 2016 240, ne renie explicitement en rien le contenu du programme précédent sur ce point, comme il est précisé à la p. 1. L’ancien programme détaillait les apprentissages mentionnés : Programmed’étudesdu coursetdel’optiondebasesimple :latin. Enseignement secondaire ordinaire de plein exercice, 1 – 1er degré commun, 1 année A – 2 année commune, 2 – Humanités générales et technologiques, enseignement secondaire général, 2ème et 3ème degrés, 48/2000/240, p. 13. Disponible sur enseignement.be. 19 Programmelatin-initiationàlalanguelatine, Ministère de la Communauté française, Bruxelles, 1er degré commun, ressource 398/2009/247, p. C. 20 Programmed’étudesducoursetdel’optiondebasesimple :latin. Enseignement secondaire ordinaire de plein exercice, 1 – 1er degré commun, 1 année A – 2 année commune, 2 – Humanités générales et technologiques, enseignement secondaire général, 2ème et 3ème degrés, 48/2000/240, p. 4. Disponible sur enseignement.be.

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passion, des thématiques qui font débat dans notre société. Confronté à un univers dont le mode de fonctionnement et le système de valeurs n’étaient pas identiques à ceux qu’il côtoie, l’élève prend conscience de la nécessité de la compréhension comme condition de communication. Mieux comprendre l’autre, c’est aussi mieux comprendre la place de chacun et chacune dans une société multiculturelle 21.

Le même pouvoir organisateur attribue aux cours de grec ancien une confrontation de deux systèmes – le nôtre, le leur – qui « ne peut qu’amener l’élève à s’interroger sur la place de l’autre dans la société antique et à prendre conscience des enjeux de la société multigénérationnelle et multiculturelle où il vit » 22. À nouveau, les sous-compétences détaillées dans le programme des cours de philosophie et de citoyenneté – développer son autonomie affective, se décentrer par la discussion et s’ouvrir à la pluralité des cultures et des convictions 23 – correspondent bien aux directives cadrant les cours de langues anciennes. P. Judet de La Combe et H. Wismann ont montré comment un élève en langues anciennes « entre dans un apprentissage de l’interculturalité » 24 et combien « le travail d’éloignement, de renoncement aux certitudes immédiates … introduit une forme d’étrangeté au sein de ce qui est censé appartenir le plus aux individus, leur langue ». Tertio, le chapitre suivant du programme de philosophie et citoyenneté vise à « construire la citoyenneté dans l’égalité en droits et en dignité ».Les pistes pour aborder cette notion invitent à comprendre les principes de la démocratie puis à se reconnaître, soi et tous les autres, comme sujets de droit 25. Les trois pôles de cette thématique, le pôle institutionnel, l’individuel et enfin l’intersubjectif, sont articulés d’une manière similaire dans le programme d’études du cours de latin édité par la Ville de Bruxelles : Développer sa conscience de citoyen au départ d’un texte, d’une question d’élève ou d’un sujet d’actualité, et donc : comprendre de manière comparative la fonctionnement d’institutions ; discerner les rapports entre l’individu et la collectivité, prendre conscience des devoirs inhérents à l’exercice de tout droit ; développer une capacité d’empathie pour affiner son jugement et établir un dialogue constructif 26. 21 Programme d’études du cours de latin, Ville de Bruxelles, 2ème et 3ème degrés, Bruxelles, 2012, p. 8. 22 Programme d’études du cours de grec, Ville de Bruxelles, 2ème et 3ème degrés, Bruxelles, 2012, p. 10. 23 Coursdephilosophieetdecitoyenneté–1erdegrédel’enseignementsecondaire, FWB, enseignement.be, ressource 13917, p. 23, sous la dénomination de « modules ». 24 JUDET DE LA COMBE / WISMANN (2004), p. 192. 25 Coursdephilosophieetdecitoyenneté–1erdegrédel’enseignementsecondaire, FWB, enseignement.be, ressource 13917, p. 23, sous la dénomination de « modules ». 26 Programmed’étudesducoursdelatin, Ville de Bruxelles, 2ème et 3ème degrés, Bruxelles, 2012, p. 26.

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De plus, si le cours de latin apprend aux adolescents à découvrir l’organisation d’un État 27, envisager les implications citoyennes d’un acte individuel 28 figure comme l’une des deux tâches associées à la cinquième compétence, invitant à la recherche personnelle. Quarto, le dernier chapitre envisagé, s’engager dans la vie sociale et l’espace démocratique 29, s’actualise en classe à travers la pédagogie institutionnelle et la pédagogie active que plusieurs écoles associent aux langues anciennes. La proximité patente des compétences officielles des cours de philosophie et de citoyenneté et de ceux de langues anciennes étant établie, il reste à envisager les outils et méthodes pour leur mise en œuvre, leur acquisition et leur développement par les apprenants – bref, à pointer les pratiques de classe qui les exercent. Comme c’est le cas de l’éducation aux médias, un apprentissage isolé a moins de chances d’aboutir que des démarches parallèles dans des cours différents. C’est là que le latin et le grec sont un outil précieux. Loin de toute vision prémoderne, le but est bien de renforcer, « chez les individus, les capacités de passage d’une sphère à l’autre » 30. P. Judet de La Combe et H. Wismann estiment que « la familiarité avec les langues anciennes, cet éloignement au cœur même de ce qui familier, est une proximité qu’il faut construire » ; et de continuer en affirmant qu’« il n’y a pas de mise à distance plus féconde pour rendre opérante une éducation qui vise à l’autonomie » 31. Vu l’évolution de la société et des problématiques qui s’y développent, il est illusoire de vouloir former des citoyens en répondant directement aux problématiques sociétales qui se présentent hicetnunc. C’est donc du lien entre l’autonomie intellectuelle et la citoyenneté qu’il faut tirer des pratiques « citoyennisantes » à long terme et non des pratiques qui ne répondraient qu’à une de ces situations. Le développement de l’autonomie intellectuelle passe par des compétences telles que la familiarisation au traitement de la complexité, la pertinence des savoirs et une certaine combinaison de la décentration et de la réflexivité. L’examen se porte d’abord sur la première de ces propositions car les autres s’y articulent. Quel est l’intérêt de confronter les apprenants à la complexité ? Distinguons d’abord complexe et compliqué. Un système compliqué peut être décrit par la simple l’énumération de ses éléments 32. Au contraire, un système complexe se 27 Programmed’étudesducoursetdel’optiondebasesimple :latin. Enseignement secondaire ordinaire de plein exercice, 1 – 1er degré commun, 1 année A – 2 année commune, 2 – Humanités générales et technologiques, enseignement secondaire général, 2ème et 3ème degrés, 48/2000/240, p. 4. Disponible sur enseignement.be. 28 Programme d’études du cours de latin, Ville de Bruxelles, 2ème et 3ème degrés, Bruxelles, 2012, p. 27. 29 Coursdephilosophieetdecitoyenneté–1erdegrédel’enseignementsecondaire, FWB, enseignement.be, ressource 13917, p. 23, sous la dénomination de « modules ». 30 JUDET DE LA COMBE / WISMANN (2004), p. 140. 31 Ibid., p. 20. 32 CILLIERS (1998), préface.

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caractérise non seulement par ses éléments mais aussi par les interactions entre eux. Une réaction face à un système complexe sera efficace si elle intègre la pluralité du système, c’est-à-dire si elle relie les éléments avec une dynamique de rétroaction. A. Giordan ne manque pas de souligner « la nécessité d’une vision systémique, vu que tout est multifactoriel » ni d’avouer que « les liens sont parfois plus intéressants que les éléments » 33. C’est important car les « clivages simplificateurs » 34 fonctionnent par caricatures, ce qui suscite l’intolérance 35. Il est donc nécessaire de familiariser les jeunes à la complexité et de les entraîner à en débrouiller les enchevêtrements. G. De Vecchi insiste aussi sur la nécessité d’ancrer « l’apprentissage dans la complexité », puisque « la réalité est toujours complexe » 36. La vigilance axiologique de tout enseignement démocratique rejoint cette préoccupation de ne pas dénaturer le réel. En effet, « on peut gager, en somme, que plus tôt le jeune aura appris à se mouvoir dans la complexité du monde, moins il présentera de faiblesse face aux tentatives d’instrumentalisation » 37. Il s’agit en effet de montrer comment la flexibilité d’une démarche intellectuelle de dépassement de la complexité à un niveau micro peut s’appliquer à un niveau macro. U. Eco souligne que la pauvreté lexicale et syntaxique des textes scolaires nazis et fascistes limitait « les instruments de raisonnements complexes etcritiques » 38. Plus récemment, pour E. Morin, « la suprématie d’une connaissance fragmentée selon les disciplines rend souvent incapable d’opérer le lien entre les parties et les totalités » 39. Le passage du niveau micro au niveau macro s’effectue donc bien lorsqu’il s’agit de compartimenter. Il est tentant de faire le pari qu’il en est de même si l’on travaille à l’apprivoisement de la complexité. Quid de la mise en relation ? Le but n’est pas de saisir « la complexité du monde » 40 mais de familiariser les apprenants aux incertitudes provenant des interactions ou des éléments qu’ils n’ont pas encore identifiés pour finalement « découvrir leurs propres expertises » 41 en ayant conscience de leurs stratégies. Il est vrai que la complexité est une « source d’erreurs » 42. Comme M. Ko GIORDAN (2011). HÉDIBEL (2003), p. 13. 35 MORIN (1999), p. 112 analyse le lien entre la compréhension d’autrui et une conscience de la complexité humaine. 36 DE VECCHI (2011). 37 BENABDESSADOK / PELLE (2003), p. 51. 38 ECO (2000), p. 79. 39 MORIN (1999), p. 12 ; voir aussi le chapitre 2. 40 PERRENOUD (2003), p. 15, 54, 144. 41 Issue du monde associatif (), cette caractérisation de la compétence intellectuelle nous paraît également pertinente en milieu scolaire vu qu’elle constitue, aux yeux de J.-L. Dumortier, l’un des buts d’un cours, entendu certes comme « apprentissage des contenus d’une discipline », mais aussi comme « prise de conscience des acquis dans cette discipline ». Cf. DUMORTIER (2007), p. 8. 42 ASTOLFI (1997), p. 58. 33 34

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l’affirme, « une difficulté n’est jamais vaincue quand on veut l’aplanir ou l’éluder ; c’est, au contraire, en entrant dans le détail de l’explication qu’on a des chances de faire comprendre une notion » 43. L’exemple de l’arbre à problème cible les faiblesses et aussi les éléments et les interactions considérés comme adjuvants parce que l’apprenant les maîtrise déjà. Montrer la construction du savoir, la chronologie d’une discipline ou comparer le savoir savant et le savoir enseigné permet aux apprenants de mieux décomposer la matière et donc de se la représenter comme un système, certes complexe, mais avec une visibilité des composants et de leurs interactions. Ces pratiques en amont influencent en aval la résolution du problème, vu que la reconnaissance de la complexité permet d’identifier les éléments et les interactions incompris. Cette étape d’identification est nécessaire à la résolution, qui est entendue ici comme une recontextualisation. On aurait donc trois étapes pour résoudre une difficulté : la première phase, la contextualisation, pour identifier les éléments et les interactions connus ; la deuxième, la décontextualisation, pour identifier l’élément puis les interactions problématiques, selon une approche méthodique de la zone d’incompréhension à partir des éléments maîtrisés 44 ; et, finalement, une recontextualisation pour acquérir le sens global grâce aux interactions. Bref, apprivoiser la complexité contribue à l’autonomie intellectuelle et renforce la formation du citoyen par sa souplesse à appréhender des problématiques multifactorielles en toute indépendance, sans devoir recourir à un résumé simplificateur et donc facilement partial. Comme l’ont détaillé P. Judet de La Combe et H. Wismann, le lecteur d’un texte antique ne dispose « d’aucune évidence, il lui faut reconstruire les moments signifiants d’un texte. Par là, il s’assure d’une compréhension : le texte antique, si l’élève passe par ce moment méthodique de la construction, devient sien » 45. La deuxième compétence à aborder connut aussi un certain succès. Il s’agit du projet. Dans le cadre d’une compétence contribuant à la citoyenneté, le projet s’entend comme une intention programmatique qui associe l’imagination et le pragmatisme. L’expression « projet de l’apprenant » devient alors une projection de l’adolescent. Le but est de « lui faire découvrir la finalité qu’il peut attribuer à ses études » 46. Si les obstacles peuvent être compensés par des réorientations, l’échec entraîne un risque de « désillusion » 47. L’anticipation d’un maximum d’éventualités, positives ou négatives, la décentration du sujet combinée à une auto-évaluation régulière sont alors de précieuses ressources, soit pour gérer l’échec, soit pour réguler la réussite. KO (2000), p. 46. Les ressources de la gestion mentale peuvent s’avérer efficaces pour expliquer aux apprenants les étapes de la compréhension. Cf. DE LA GARANDERIE (2002), p. 96. 45 JUDET DE LA COMBE / WISMANN (2004), p. 224-225. 46 ÉTIENNE (1997), p. 14. 47 BOUTINET (20042), p. 112. 43 44

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Avec ce type de projet, l’apprenant développe surtout sa perception du temps car on insiste sur les étapes de sa scolarité 48. Selon J.-P. Boutinet, le projet s’articule « à un double horizon temporel » 49, comme une « spirale » 50 qui évoque la reprise constante des facteurs et des temporalités. Concrètement, il faut encourager la réalisation de portfolios, aussi appelés carnets de progression, utilisés comme des outils de référence que l’apprenant se construit lui-même avec une dimension réflexive : ligne du temps, synthèse de grammaire, lexique de vocabulaire, liste de formules, de définitions. L’objectif d’appropriation est double : d’abord, limiter la déstabilisation de la succession des professeurs, vu que l’apprenant utilise et enrichit ses outils de référence au fil des ans ; mais aussi le rendre acteur de la conception du matériel scolaire. Cette démarche facilite l’ancrage des étapes de l’apprentissage dans le temps car « l’inscription dans la temporalité » est essentielle à la notion de projet, via l’aller-retour entre « la reconnaissance d’une expérience passée et l’aptitude à l’anticipation » 51. J.-P. Boutinet souligne aussi la « démarche itérative » « entre une implication et une mise à distance » à différents niveaux du projet, rejoignant ainsi ce que P. Judet de La Combe et H. Wismann appellent la réappropriation 52. Bref, le projet apporte autant dans de petits outils que dans de grandes perspectives. Il permet surtout de multiplier les regards que l’apprenant porte sur lui-même, sur ses actes et sur ses choix au fil des ans. Cette contribution à la décentration est susceptible de renforcer l’identité et donc la citoyenneté vu que celle-ci met en œuvre la dialectique constante entre la « personne singulière » et la « personne universelle » 53. Cette mise en relation des différents éléments montre bien les ressources qu’offre la méthodologie du projet pour appréhender un « contexte de complexité et d’incertitudes » 54 et donc pour contribuer au développement de la citoyenneté et de l’autonomie intellectuelle. En conclusion, les compétences identifiées ne sont pas confinées à un domaine précis, mais tendent à dessiner les contours d’une orientation globale scientifiquement satisfaisante puisque l’accent est mis sur la méthodologie, via l’esprit critique et l’indépendance du jugement, autant que sur l’épistémologie vu l’importance accordée par exemple à l’organisation du savoir lorsqu’on évoque la complexité. Il est important de souligner combien les « procédures automatisées » 55 font partie intégrante de la notion de compétence, et même de rappeler 48

M. Develay rappelle que M. Sorel avait déjà relevé à la fin des années quatre-vingt l’importance de la chronologie dans la conception et le déroulement d’un projet. Cf. DEVELAY (1996), p. 108. 49 BOUTINET (20042), p. 58. 50 Ibid., p. 68. 51 AUMONT / MESNIER (19923), p. 100 ; BOUTINET (20042), p. 58. 52 JUDET DE LA COMBE / WISMANN (2004), p. 14, 51, 208-209. 53 LAMARRE (2005), p. 134. 54 TILMAN (2002), p. 171. 55 REY / CARETTE / DEFRANCE / KAHN (2003), p. 152.

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CHARLOTTE VANHALME

que les compétences « s’appuient sur des savoirs de haut niveau » 56. Les activités récurrentes mobilisant des connaissances précises, telles que la version ou la traduction commentée les requièrent, ne caractérisent-elles pas les cours de latin et de grec ancien ? C’est en effet le constat auquel P. Judet de La Combe et H. Wismann, parviennent en démontrant que l’exercice de version d’un texte ancien dépasse le clivage cristallisé dans la discussion pédagogique entre « les savoirs à transmettre et la spontanéité de l’élève » 57 parce qu’un tel exercice mobilise la conjonction des deux aspects. C’est ainsi que l’enseignement des textes classiques occupe une place importante dans une « éducation qui a bien cette fonction de favoriser, au moyen du savoir, un appétit de liberté, de donner à cet appétit un contenu qui soit à la fois étranger, inattendu et assimilable » 58. Terminons enfin en rappelant que la notion de compétence s’articule selon un « double versant de répertoire d’actions standardisées et d’adaptation à l’inédit » 59. Il a précisément été démontré ici que la concordance des compétences respectives des cours de langues anciennes et de ceux de philosophie et de citoyenneté serait propice à générer une synergie explicite, comme renforcement, approfondissement ou simple parallèle. Une telle coopération se distinguerait nettement de la transversalité diffuse des notions de philosophie et de citoyenneté dans l’enseignement libre confessionnel, car il s’agirait, dans l’enseignement officiel, d’offrir un ancrage classique à des situations inédites d’apprentissage des compétences nécessaires à l’exercice de la citoyenneté. Le cadrage officiel du cours de philosophie et de citoyenneté mentionne explicitement les « apports en terme de contenus comme de démarches, d’autres disciplines qui donnent un éclairage indispensable aux enjeux de citoyenneté » et énumère différentes disciplines sans mentionner toutefois les cours de langues anciennes 60, si ce n’est sous le terme générique de « sciences humaines ». Pour qui se réfère au projet liminaire de cette contribution, force est de constater que la conjonction de ces deux cours ferait écho à un autre aspect de la carrière de Ghislaine Viré, son engagement dans les innovations pédagogiques. De l’informatique à la réforme de la formation initiale des enseignants, en passant par la rédaction et l’introduction de l’enseignement par compétences, Ghislaine Viré a en effet constamment appliqué avec passion sa rigueur et son ouverture d’esprit aux développements les plus récents dans l’enseignement. UniversitélibredeBruxelles(ULB).

Charlotte VANHALME.

PERRENOUD (2003), p. 100, 103. Ce thème fut l’une des priorités de la Commissaire européenne Androulla Vassiliou (Discours de la Commissaire européenne A. V., 20e séminaire des enseignants grecs du Benelux, Commission européenne, Bruxelles, 18 mars 2011). 57 JUDET DE LA COMBE / WISMANN (2004), p. 225. 58 Ibid., p. 14, 208-209. 59 REY / CARETTE / DEFRANCE / KAHN (2003), p. 152. 60 Coursdephilosophieetdecitoyenneté–2èmeet3èmedegrésdel’enseignementsecondaire, FWB, enseignement.be, ressource 13918, p. 23. 56

LANGUES ANCIENNES, PHILOSOPHIE ET CITOYENNETÉ

253

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CHARLOTTE VANHALME

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Postface

« Tu verras, l’apprentissage du latin l’aidera beaucoup à maitriser la langue française ». Voilà comment Ghislaine Viré rassura, il y a un peu plus de vingt ans, une collègue inquiète de constater les lacunes de son enfant en français au sortir de l’école primaire. Cette phrase illustre bien sûr l’intérêt que Ghislaine a toujours porté aux autres, mais surtout une vue ouverte des didactiques des langues et la confiance en leur décloisonnement. Plus particulièrement encore, elle illustre un des effets de ce que l’on appelle désormais, après la « pédagogie intégrée » de Roulet 1, la « didactique intégrée » : en articulant les didactiques de plusieurs langues, celle-ci contribue notamment à favoriser la compréhension du fonctionnement de la langue d’enseignement 2. LANGUES

ANCIENNES ET DIDACTIQUE INTÉGRÉE

Si ce concept prend forme essentiellement – et logiquement puisqu’il est associé au plurilinguisme – dans le champ des langues vivantes, il peut cependant trouver un écho dans l’articulation des langues anciennes et vivantes et amener à penser qu’effectivement l’apprentissage du latin peut aider à mieux comprendre et assimiler le système linguistique en langue maternelle 3. Mais la didactique des langues anciennes pousse plus loin encore l’idée d’intégration. Et le hasard fait que celle-ci s’ancre dans ce qui fut un – autre – point fort de la carrière de Ghislaine Viré : la mission essentielle qu’elle remplit dans l’espace de la transition entre l’enseignement secondaire et l’université. En effet, les instructions officielles belges concernant les langues anciennes mettent en avant une compétence qui constitue une véritable propédeutique aux exigences de l’enseignement supérieur portant sur la pratique de la recherche et l’exercice de synthèse : Cinquième compétence : Mener de façon autonome, à partir de textes latins et/ou grecs, une recherche personnelle débouchant sur une synthèse orale ou écrite, répondant aux exigences d’une communication de qualité. 1 2 3

ROULET (1980). GAUVIN / THIBEAULT (2016), p. 4. JACCARD (2010), p. 11.

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MARIE-CHRISTINE POLLET

Cela implique : • la définition et la structuration d’un projet ; • la recherche et la confrontation des sources accessibles (bibliothèque, médiathèque, multimédia…) ; • le traitement critique des informations, en particulier des traductions disponibles ; • la mise en œuvre des techniques et des moyens de présentation d’un travail : élaboration du plan, rédaction claire et structurée, cohérence de l’argumentation ; • l’honnêteté intellectuelle dans l’utilisation des sources ; • une communication adaptée aux destinataires et qui tienne compte des exigences du mode d’expression choisi 4.

Bien entendu, les supports consistent en des textes latins et/ou grecs et nécessitent donc de la part des élèves une activité spécifique de compréhension et de traduction, mais les consignes relatives à l’élaboration de la synthèse relèvent de compétences que l’on peut considérer comme transversales : dans leurs aspects linguistico-réflexifs non seulement pratiques (recherche et traitement raisonné des sources, définition et structuration d’une thématique, cohésion de la rédaction et cohérence de l’exposé en fonction du mode d’expression) mais aussi humanistes (regard critique sur les sources, honnêteté intellectuelle, exercice de l’argumentation). Les arcanes de l’administration m’ont amenée à prendre en charge une partie du cours de Didactique des langues anciennes, et mon propre domaine d’expertise m’a conduite tout naturellement à centrer ma collaboration sur cette cinquième compétence. Certes déjà convaincue de l’intérêt des langues anciennes dans la formation des élèves du secondaire, j’ai pu constater, à la lumière de cette expérience, à quel point celles-ci peuvent contribuer au développement d’aptitudes qui dépassent largement le champ strict de l’enseignement / apprentissage des langues et des cultures latines et grecques. Ces aptitudes peuvent être envisagées, comme l’exigent au minimum les programmes, dans le cadre de ces deux cours, voire un seul des deux. Mais elles peuvent l’être aussi dans le cadre d’un projet interdisciplinaire. L’on voit bien en effet, associés à l’élaboration du travail demandé par la cinquième compétence, les cours de Français, d’Histoire, d’Éducation à la philosophie et à la citoyenneté, mais encore des interventions plus techniques consacrées à la recherche de documents, à la notation de références, ou même au traitement de textes.

4

Ministère de la Communauté française, Compétencesterminalesetsavoirsrequis enLatinetenGrec, 1999, p. 7.

POSTFACE

257

UN EXEMPLE INATTENDU DE DIDACTIQUE INTÉGRÉE : ENTRE LA CINQUIÈME COMPÉ-

TENCE EN LANGUES ANCIENNES ET L’APPRENTISSAGE DE L’ÉCRITURE DE RECHERCHE À L’UNIVERSITÉ

Je n’entrerai pas dans le détail de ce qui vient d’être évoqué, mais je m’attarderai ici sur ce qui, dans la cinquième compétence en tant que « couronnement », en quelque sorte, de la formation en langues anciennes, se rapproche de la Didactique du Français dans l’enseignement supérieur et du champ théorique des Littéracies universitaires. Les Littéracies universitaires permettent en effet de « théoriser ce qui fait la spécificité et la transversalité des pratiques d’écriture à l’université, dans les différents espaces qui constituent cette institution, l’enseignement, la formation à la recherche (master et doctorat) et la recherche elle-même (les pratiques des chercheurs) » 5. Dans ce cadre, la cinquième compétence liée aux cours de Langues anciennes permet de se pencher sur ce qui fait la transversalité de la pratique de l’écriture de recherche. En effet, même s’il faut saluer le fait que « l’initiation à l’écriture de recherche et, plus globalement, la sensibilisation aux spécificités de la communication scientifique commencent à trouver leur place au sein de l’université » 6, on constate que ces formations arrivent souvent très tard dans le parcours de l’étudiant et se centrent sur des aspects essentiellement normatifs et des conseils rédactionnels superficiels 7. Or la cinquième compétence liée aux langues anciennes permet aux élèves de se familiariser, très tôt, avec les fondamentaux de la pratique de la recherche et de son écriture. Si, dans l’environnement universitaire, je plaide pour une contextualisation disciplinaire de ces apprentissages 8, je ne peux que me réjouir du fait que le programme des langues anciennes dans le secondaire amène à pratiquer déjà des incontournables de l’écriture de recherche, ou, pour le dire autrement, des conduites discursives surplombantes, quelle que soit la discipline. À ce sujet, je rejoins Francis Grossmann et Agnès Tutin, qui invitent à « rapprocher sans confondre, montrer les évolutions convergentes sans pour autant nier les différences fondamentales liées aux objets et aux cultures » 9. Les convergences de l’écriture de recherche constituent précisément le fondement de la cinquième compétence des cours de langues anciennes telle qu’elle est déclinée dans ses différents attendus.

5 6 7 8 9

DELCAMBRE / LAHANIER-REUTER (2010), p. 28. GROSSMANN (2010), p. 1. ibid., p. 3. e.a. POLLET (2014, 2019). GROSSMAN / TUTIN (2013), p. 13.

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MARIE-CHRISTINE POLLET

Je n’en évoquerai ici que deux questions, et très rapidement : celles de la problématisation (qui correspond aux trois premiers attendus) et de l’argumentation. Tout d’abord, une réflexion sur l’argumentation scientifique s’impose en amont de tout travail de recherche. En effet, alors que certains arguent de l’effacement énonciatif, souvent de mise dans le discours scientifique, pour en minimiser le caractère argumentatif, je pense comme Grossmann et Tutin que « ce constat est à nuancer, en tout cas dans certaines disciplines et que l’écrit scientifique est un véritable texte argumentatif où la dimension rhétorique est fortement présente » 10. Dans le cadre particulier de l’écrit de recherche, l’activité argumentative – ses enjeux, ses objets et ses réalisations discursives et linguistiques 11 – mérite donc d’être passée au crible, en articulation avec la question corollaire du positionnement de l’auteur. Ensuite, c’est la problématisation d’une question (que l’on retrouve diffuse dans les trois premiers attendus de la cinquième compétence) qui mérite une attention et un apprentissage particuliers, en tant que norme du discours scientifique et avant même d’entrer dans ses spécificités disciplinaires. Élisabeth Nonnon rappelle d’ailleurs que « la prise de conscience et la formulation de problèmes sont présentés comme emblématiques de l’activité intellectuelle, comme moteur et noyau de la construction de connaissances » 12. Et en effet, les notions de « problématique » et de « problématisation » sont érigées non seulement en règles du discours scientifique mais aussi en critères d’évaluation voire de sélection pour les productions étudiantes : « il faut problématiser », « la problématisation n’est pas claire », « on ne voit pas la problématique ». Si elles sont souvent nommées, ces notions sont cependant peu explicitées : « cet objectif reste en fait peu opérationnalisable, il donne souvent lieu à des recommandations ou une imprégnation, un esprit plus qu’à une prise en charge explicite » 13. De plus, la polysémie des termes « problématiser », « problématisation », « problématique » n’a d’égale que la diversité des expressions servant à désigner les manières de « problématiser » et les moyens ou les outils de cette démarche : « activité problématisante », « effet de problématisation », « mouvement de problématisation », « processus de problématisation »,… Enfin, s’agit-il d’une technique rhétorique, localisable à un endroit précis, ou d’un mouvement discursif diffus tout au long du texte ? On oscille en effet entre une acception technique et localisée dans l’introduction (ce que l’on appellerait « problématique ») et une acception plus large, « celle d’un processus diffus, 10 11 12 13

op.cit., p. 13. POLLET (2014). NONNON (2002), p. 31. ibid., p. 30.

POSTFACE

259

non localisable, qui sous-tend toutes les autres opérations mises en jeu dans l’élaboration d’un écrit réflexif (la problématisation) » 14. Pour sortir de cette impasse, due essentiellement à la polysémie des formes dérivées du mot « problème », une solution consisterait à distinguer, comme le propose Élisabeth Nonnon, l’élaboration d’une problématique, qui consiste à bâtir et à délimiter un objet de recherche dans une démarche initiale 15, et le mouvement de problématisation qui consiste en des « paraphrases et transformations de la question dans le développement du texte » 16. Cette piste semble opératoire et amène à faire travailler les élèves – en compréhension, réflexion et production – avec des outils issus de la linguistique, tels que la polyphonie et le discours rapporté, les théories de l’énonciation, mais aussi, dans une dimension plus textuelle, la progression thématique et l’organisation séquentielle. Je ne m’étendrai pas davantage… Ces questions vaudraient à elles seules un article, et l’exposé dépasserait alors le cadre d’une postface. Je voulais simplement, pour rendre hommage à ma professeure de latin devenue ma collègue et mon alliée pour certains combats, défendre la légitimité des cours de latin et de grec dans l’enseignement secondaire en en montrant, grâce à la cinquième compétence, un effet sans doute inattendu et relevant d’une didactique intégrée qui s’étend à présent aux langues anciennes. UniversitélibredeBruxelles(ULB).

Marie-Christine POLLET.

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NONNON, op.cit., p. 30. NONNON, op.cit., p. 60. NONNON, op.cit., p. 66.

260

MARIE-CHRISTINE POLLET

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Table des matières Didier VIVIERS, Préface ...............................................................................

5

PREMIÈRE PARTIE : L’ÉDUCATION DANS L’ANTIQUITÉ Alain DELATTRE / Alain MARTIN / Naïm VANTHIEGHEM, Dans les classes de l’Égypte byzantine : à propos de deux tablettes et d’un manuel scolaires ................................................................................................ Chantal KIRCHER, L’enseignement des grammairiens latins et la formation du citoyen de demain ........................................................................... Bruno ROCHETTE, Les Grecs ont-ils étudié le latin dans l’Antiquité ? Quelques témoignages littéraires et épigraphiques datant du Haut-Empire ....... Guillaume TEDESCHI, Entre pédagogie et philologie : le commentaire de Plutarque à Hésiode .............................................................................

11 42 49 64

DEUXIÈME PARTIE : ENSEIGNER L’ANTIQUITÉ : RÉFLEXIONS MÉTHODOLOGIQUES ET ÉTUDES DE CAS André CHEYNS, L’allégorie de la Caverne, ou la liberté par l’éducation ... Julie DAINVILLE / Sylvie VANSÉVEREN, Le témoin homérique, entre mémoire et autorité.............................................................................................. Pierre-Jacques DEHON, Quelques réflexions sur le commentaire de textes : l’exemple de la poésie latine ............................................................... Marc DOMINICY, La prosodie du latin. Une approche plurilinéaire ........... Emmanuel DUPRAZ, Une allusion à Épicure dans la lettre de Pline le Jeune sur la mort de Silius Italicus ?............................................................. Benoît SANS, À propos de l’analyse rhétorique : le discours du consul Publius Sulpicius Galba sur la guerre de Macédoine (Liv. XXXI, 7) Sylvie VANSÉVEREN, Lat. guttur, hitt. kuttar : un cas d’école ? ................

79 96 113 127 149 154 181

TROISIÈME PARTIE : PÉDAGOGIE ET DIDACTIQUE DES LANGUES ANCIENNES AUJOURD’HUI Richard ÉTIENNE, Sciences de l’éducation, sciences de la formation et renouvellement des humanités ...................................................................... 195 José Luis NAVARRO, Valeurs didactiques du drame ancien ........................ 212

262

TABLE DES MATIÈRES

Paul PIETQUIN, Passer d’une langue « transpositive » à une langue « analogue » : un nœud de résistance essentiel dans l’apprentissage de la langue latine ? Petite mise en perspective historique ......................... 218 Martine PRETCEILLE, De la reconnaissance des cultures à un humanisme du divers. .............................................................................................. 230 Charlotte VANHALME, Comment conjuguer le présent actif des compétences en langues anciennes au mode des cours de philosophie et citoyenneté ? .................................................................................................... 241 Marie-Christine POLLET, Postface ............................................................... 255 TABLE DES MATIÈRES .................................................................................... 261

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30 € 50 € 30 € 50 € 30 € 30 € 30 € 30 € 30 € 30 € 30 € 30 € 30 € 40 € 60 € 40 € 30 € 30 € 30 € 40 € 30 € 90 € 30 € 30 € 40 € 30 € 30 € 40 € 30 € 30 €

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