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French Pages 226 [474] Year 1974
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226 LETTRES INÉDITES DE
JEAN PAULHAN
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BIBLIOTHÈQUE DU XXe SIÈCLE Déjà parus dans la collection : Philip Stephen DAY. -Le miroir allégorique de L. F. CÉLINE.
Maurice RIEUNEAU. - Guerre el révolution dans le roman français (1919-1939).
JEANNINE KOHN-ETIEMBLE Docteur en Littérature française Maître-assistante à l'U.E.R. des Lettres et Sciences humaines du Mans
226 LETTRES INÉDITES DE
JEAN PAULHAN Contribution à l'étude du mouvement littéraire en France (1933-1967)
KLINCKSIECK 1975
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La loi du 11 mars 1957 n'nutorisant, aux termes des alinéas 2 et 3 de l'ar ticle 41, d'une part, que les« copies ou reproductions strictement réservées à l'usage privé du copiste el non destinées à une ulilisation collective • et, d'autre part, que les analyses et les courtes citations dans un but d'exemple et d'illustration, « toute représentation ou reproduction intégrale, ou par tielle, raite sans le consentemont de l'auteur ou de ses ayants clroit ou ayants cause, est illicite" {alinéa r•r de l'article 40). Celte représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles 425 et sui vants du Code Pénal. ISBN 2 - 252 - 01650-7 © Jeannine KOHN-ÉTIEMBLE, 1975. @ Pierre et Frédéric PAULHAN pour les lettres de Jean Paulhan, 1975.
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A Jacques, mon fils
né pour vivre.
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AVANT-PROPOS La correspondance de Jean Paulhan adressée à Etiemble, telle qu'elle m'a été confiée par ce dernier, se présentait comme un lot de deux cent vingt-six lettres ou billets accompagnés pour la plu part, à partir de la lettre 94, de leurs enveloppes. Les lettres anté rieures à 1940 n'avaient jamais été classées ; celles qui étaient postérieures à 1944 l'avaient été, grossièrement, dans un ordre à peu près chronologique ; non datées par l'expéditeur, certaines portaient, hâtivement crayonnée, une date qui s'est révélée le plus souvent celle de la réception. J'ai vérifié toutes ces notations : elles comportaient un certain nombre d'erreurs que j'ai rectifiées. En plusieurs cas, j'ai pu constater que Jean Paulhan tardait à poster le courrier qu'il venait d'écrire : en général, lorsqu'il ne confiait pas ce soin aux services des éditions Gallimard. En tête de chaque lettre et précédant le texte, on trouvera un cadre spécial comportant : - entre crochets, la date à laquelle fut vraisemblablement écrite la lettre, lorsque j'ai pu la reconstituer en tenant compte des don nées dont je disposais ; - à gauche, à la suite de cette indication, la description : type de papier, mode d'écriture (manuscrit ou dactylographié) avec indication des parties dactylographiées ou manuscrites (ms.). Tous les signes du type a, b (etc.), en interligne, renvoient à des remarques de forme : faits orthographiques, ajouts, surcharges, omissions, ou signes particuliers dont Paulhan se plaisait à décorer ses lettres ; - à droite, pour les lettres dont l'enveloppe a été conservée, on trouvera la description complète de celle-ci avec mention du cachet postal et des surcharges éventuelles. Pour signaler au lecteur les différents types d'enveloppes et de papiers employés régulièrement par Jean Paulhan, j'ai employé un certain nombre de sigles dont on trouvera plus loin la liste, précédant la correspondance elle-même, avec la description du papier correspondant à chaque sigle. Dans le texte lui-même, on trouvera deux types de signes : - f /v marque le passage, sur l'original, au verso d'un feuillet ; 9
r 226 LETTRES DE JEAN PAULHAN - / /2 ou / /3 (etc.), marque le passage, sur l'original, au feuillet suivant; - le signe (1) ou (2), renvoie à une note du commentaire; Chaque lettre est numérotée : au centre du feuillet, en haut. Pour certaines lettres, je me suis attachée à reproduire, aussi précisément que possible, typographiquement, les fantaisies ou particularités de la mise en page (cf., notamment, la lettre 42). De même, chaque fois que l'état du manuscrit le rendait possible, j'ai remplacé par des italiques le trait dont Paulhan soulignait parfois tout ou partie de sa signature. J'ai respecté sa ponctua tion et l'usage peu conformiste qu'il faisait des majuscules et minuscules. J'ai inclus au commentaire qui suit chaque lettre tous les ren seignements qui ont paru nécessaires : tant au point de vue per sonnel que sociologique, historique ou littéraire. Faisant suite aux lettres et à leur commentaire, on trouvera en outre un certain nombre de documents annexes, numérotés, annoncés dans le texte du commentaire : je me suis refusée à les inclure, de peur de l'alourdir exagérément. Ces documents m'ont paru indispensables : de nature à éclairer plus vivement telle ou telle remarque de Jean Paulhan. Je me suis bornée à reproduire des textes inédits, diffi ciles d'accès, ou introuvables, auxquels le lecteur pourrait souhaiter se référer. J'ai joint aux documents une lettre-circulaire de Paulhan, parvenue à Etiemble sous pli séparé. Malheureusement, je n'ai pu enrichir ces documents, comme je l'aurais souhaité, d'un certain nombre de lettres inédites dont je disposais : certains auteurs ayant interdit la publication de leur correspondance, je fus contrainte à ce sacrifice. De même, si j'ai dû Paulhan ou le détestent, et avec qui parfois j'ai croisé mes jugements. J'ai plaisir enfin à marquer une gratitude singulière à celui qui me fit confiance quand je lui proposai ce sujet et qui, avec une vigilance rigoureuse, minutieuse, m'a signalé dans la première version de cette thèse les imperfections de mon commentaire (lacunes, longueurs, inexactitudes) : M. le Professeur Jacques Robichez, de l'Université de Paris IV. Puis-je espérer avoir tiré de ses directives le meilleur parti possible ? Ce serait présomption. Du moins puis-je raisonnablement souhaiter en avoir tiré le meil leur parti pour moi possible.
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PRÉFACE Il court sur Jean Paulhan une légende feutrée. Si bien qu'entre initiés, victimes ou bénéficiaires, il est de bon ton de se donner au moins l'air de ne point avoir été dupes. On n'oserait, sans risquer le ridicule, parler de voie droite, de sincérité, de simplicité, même. On conte volontiers des anecdotes : paradoxes, tours de passe passe, mystifications, farces sadiques. Comment s'étonner qu'on attendît la publication des lettres de Paulhan avec une curiosité inquiète, une sorte de malaise ? On avait pourtant déjà édité de son vivant quelques lettres, sans parler des fictions épistolaires que représentent ses grandes Lellres polémiques. C'est. à Roger Judrin qu'on doit la plus intéressante de ces publications. Au cha pitre Paulhan épislolie,· de sa Vocalion fransparenle de Jean Paulhan il a publié une série de lettres inédites que celui-ci lui avait adres sées (1). Ce sont plutôt des exposés, à vrai dire, que des lettres, ét dont on devait retrouver plus d'un trait, plus d'un raisonnement dans les trois derniers essais de Jean Paulhan : Les douleurs ima ginaires, Le clair el l'obscur, Le don des iangues (2). C'.est qu'au même moment, Paulhan travaillait à ce > (mot bien prétentieux peut-être pour désigner la somme des recherches dans l'ordre du langage et de la métaphysique faites par un homme qui voulut éviter d' > (3). On ne pouvait donc pas espérer y surprendre Paulhan. Ces épitres à Roger Judrin étaient accompagnées de quelques extraits des lettres de Paulhan à Marcel Arland. On abordait à l'essentiel : une correspondance spontanée avec celui qui fut si longtemps le compagnon de route. Le peu qu'il m'a été donné d'y découvrir m'apporte la certitude que la correspondance échangée par ces deux hommes, si différents et si proches l'un de l'autre, constituera, si on en donne un jour la publication intégrale, l'un des plus beaux monuments épistolaires de l'époque contemporaine. D'ici là sans doute aurons-nous pu lire l'anthologie des lettres de Paulhan que préparent actuellement Dominique Aury et Jean Claude Zylberstein : des échantillons nous en ont déjà été présentés (1) Roger Judrin, La Vocation transparente de Jean Paulhan, Gallimard, 1961. Voir pp. 113-127. (2) ln Œuvres, t. III, Cercle du Livre Précieux, 1967, pp. 307-423. (3) In Nole liminaire aux Œuvres, t. II, 1966, p. 8.
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dans le numéro de la N.R.F. publié en hommage à jean Paulhan peu de temps après sa mort (4). Mais nous sommes restée sur notre faim. On annonce, d'autre part, la publication de plusieurs corres pondances complètes : celle de Paulhan et de Valery Larbaud, celle qu'il entretint avec Francis Ponge. Ce qu'on m'a laissé enten dre de cette dernière promet un ensemble aussi admirable que pour ra l'être le monument constitué par les lettres échangées, à raison de deux à trois par semaine pendant près d'un demi-siècle, entre Paulhan et Jouhandeau, et dont nous espérons que verra le jour l'édition critique intégrale. Le travail que je présente aujourd'hui s'inscrit donc dans un groupe de projets qui, réalisés, devraient former dans un avenir que tous nous souhaitons assez proche, le corpus de la correspon dance de Jean Paulhan. Ma seule prétention est d'y avoir modeste ment participé. Or, pour m'y attacher, j'ai dù vaincre d'abord bien des scrupules et autant de craintes. Peu d'heures avant la mort de Jean Paulhan, Etiemble fut solli cité par un grand quotidien pour composer la notice nécrologique de celui qui allait bientôt disparaître (ce sont rites cruels mais, paraît-il, nécessaires). La seule pensée que Paulhan respirait encore aurait suffi à paralyser Etiemble : il se sentit alors dans un tel état d'impuissance qu'il écrivit et récrivit plusieurs pages embarrassées, raides et contournées. Je ne lui cachait point ma déception : de vive voix, il m'avait toujours parlé de Paulhan en des termes de nature à me laisser supposer qu'il pourrait tout naturellement les reproduire en quelques lignes, pour le grand public. Paulhan - ne l'avait-il pas confié à plusieurs reprises ? - avait été pour lui un père intellectuel : celui qu'il avait cherché et qu'il s'était choisi; Le mot de (comme ce fut, selon Francis Ponge, le cas entre Paulhan et lui) ; cela m'a autorisée à pratiquer ce qui peut paraitre une amputation.
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PAULHAN ÉPISTOLIER On reconnaît un homme, disent certains, à son écriture. Celle de Paulhan, quoique incontestablement à son avantage, n'en intri gue pas moins : claire, déliée, sûre de soi, à la fois naïve et savante, elle est unique et reconnaissable entre mille. On y lit à la fois le goût de la précision dans le trait rigoureux et, dans cette même application tenace, celui du jeu. Jusqu'à la fin, Paulhan conservera cette sûreté. Comment l'avait-il acquise ? Certains pensent qu'elle était le fruit d'un savant exercice ; d'autres, dont M. J.-C. Zyl berstein, considèrent plutôt, à en juger par ses brouillons d'exa mens, qu'il eut toujours au moins le trait précis, dès qu'il put s'appuyer pour écrire sur une table ou toute surface stable. Ses carnets, qui datent de 1904-1906, sont ce qu'il a montré de moins posé dans l'écriture, et les lettres qu'il écrivit dès 1910 au Directeur de !'École des Langues Orientales Vivantes m'ont montré la même calligraphie que les plus récentes, à peine plus aiguë, plus fine, à cause de la plume. Il semble que chez lui tout soit question d'outils : il aimait choisir avec soin plu.mes, bâtons, stylos divers et même, à la fin de sa vie, outre les plumes très larges, les bâtonnets de bambou dont usent les dessinateurs. Il n'utilise la dactylographie que par nécessité et ne l'apprécie guère. Il lui plaît d'ajouter la note ou le paragraphe manuscrits à une lettre que la machine rend impersonnelle. Il lui arrive d'écrire des brouillons, ou de recopier les passages essentiels de ses lettres ; j'en ai retrouvé dans le lot des lettres d'Etiemble à Paulhan. J'ai appris par son ancienne secrétaire, Mme Rueff, que Paulhan lui donnait à taper, pour en conserver le double, les lettres qu'il avait d'abord écrites à la main. Pour répondre à son correspondant, il crayonne souvent, en marge de la lettre reçue, un mot ou deux qui lui permettront, le moment venu, de ne pas oublier l'essentiel. Peu soucieux de dater avec précision, il ne l'est guère plus quand il s'agit de choisir avec rigueur les majuscules ou les signes de ponc tuation. En ce domaine, il aime la fantaisie et parait plus soucieux de séparer les paragraphes par des petits signes cabbalistiques, moins conventionnels et plus joyeux. Pour ce faire, il utilise sou vent plusieurs encres, de couleurs vives. Pour des lettres dont le propos est grave, à dessein de bien séparer les arguments et de mettre en relief les étapes du raisonnement, il lui arrive même 18
PA ULHAN ÉPISTOLIER
d'employer deux encres, dont la rouge. Sa page est le plus souvent aérée ; les paragraphes et alinéas, construits selon une rhétorique plus visuelle que grammaticale. Il surcharge peu (sauf à la fin de sa vie) mais affectionne les post-scriptum, les ajouts marginaux, les renvois. C'est qu'il écrit avec spontanéité. Ce qui n'exclut pas l'astuce. Le papier ne lui importe pas moins que la plume ou l'encre. Dominique Aury nous a raconté qu'il se procurait, chez un pape tier de la rue du Bac nommé Beauvais (qu'il prononçait, avec l'accent nîmois : Bovais), les chutes de coupes dont il faisait ses fameux billets, gris, roses, verts, jaunes ou bleus. Il gardait chez lui des stocks de papier à l'en-tête des Éditions Gallimard ou de la N.R.F. et les -utilisait sans tenir compte de la chronologie des changements d'adresse, si bien que, contrairement à ce qu'à suggéré Roger Judrin (7), il faut se garder, pour dater ses lettres, de se référer au papier. Ce qui frappe d'abord, à la lecture des lettres de Paulhan - et contre toute attente si l'on tient à sa légende - c'est la simplicité du ton, une impression laissée de grande modestie. Point de ces phrases impersonnelles ou contournées qui éludent le je à l'aide de formules vagues. Lorsque Paulhan croit bon de généraliser, il crée, à sa façon, un proverbe : >, « ce serait bien >>, >, Il pré fère, comme l'a bien vu Roger Judrin, les >), u,1 peu (« je suis un peu , déçu >>), vraimenl (« je suis content que le G.A. vous plaise, oui, vraiment content >>). Il a ses tours, et les cultive : « bien >>, >, > Quelle dignité triste dans ce tableau de Paris occupé : « Il fait un hiver très doux. Le matin, on sort, encore à la clarté des étoiles. Quels étonnants clairs de lune sur ce Paris sans lampes. >> Il sait parler de la nature en termes graves ; quelle que soit la cruauté de l'heure, celle-ci ne saurait le distraire d'un papillon ou d'un chien. Il est à l'écoute des moindres bruits, sensible au frisson de l'herbe, à un ciel de cendres brûlantes, une troupe de singes : il en est « fou de joie ». Il sait parler de « l'extraordinaire (8) Op. cil., p. l lO. (9) Cf. Lettre 95.
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fraîcheur des matins », de (31-i-52) ; ce qui donne, le même jour, dans une lettre à Etiemble : « Me voici sous ce ciel de cendres (mais bouillant), de marchés de crevettes sèches (un peu pourries) - et ces routes traversées de rats palmistes (sorte d'écureuils à pelage de porc-épic) et de singes par bandes, enfin tout cela me rend fou de joie, on ne sait pourquoi. >> Il est probable que les éditions ultérieures de lettres de Paulhan montreront qu'il était coutumier de ce fait (comme d'autres écri vains, Flaubert notammenL), et permettront ainsi d'étudier les particularités de son style, les caractères de sa sensibilité, de son goût. On a fait à Paulhan une réputation d'ironie et de tranquille férocité. Dans la conversation, et jusqu'au dernier jour, il eut cette façon détachée d'imposer ses paradoxes ou ses jugements impla cables avec un humour soiio voce (au sens propre : il parlait à voix basse, fluette mais étouffée), qui vous laissait surpris, médusé. On le sent marqué par la longue fréquentation de Chesterton. Mais, dans ses lettres, on ne découvre que rarement la verve d'hu moriste qui marque ses œuvres de polémiste politique. N'oublions pas non plus qu'il était le fils de Frédéric Paulhan, auteur de Le ( 10) In R. Judrin, Op. cil., p. 145.
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226 LETTRES DE JEAN PAULHAN Paradoxe et d'une Logique de la contradiction : il y aurait sans doute beaucoup à dire sur l'influence que Frédéric Paulhan exerça sur son fils. Celui-ci aime surprendre, mais il a quelquefois le paradoxe un peu facile [à propos de Villon, par exemple (11) ). Il affectionne là chausse-trape (ces Rubens, « trop grands [pour ] qu'on les voie », ne mesurent en fait que quelques centimètres). Il triomphe dans un genre qui l'a rendu célèbre parmi ses > : spécialiste incontesté dans la fabrication des apocryphes. Cette correspon dance en montre plusieurs exemples particulièrement réussis : en particulier un faux Joubert qui est de >. Comme elle lui ressemble aussi, cette feinte naïveté, aprés ce > féroce pour Maritain : , et du même coup : , > ; d'autre part, trop > et donne la même « irritation » qu'un >, >. Mais quel >. D'où une > à . Surtout, dit-il : > Lorsque Etiemble lui propose un de ses poèmes, Rêves, Paulhan le trouve >, >, , mais il n'y trouve point de >. La poésie eût peut-être résidé dans la >. Bien plus tard, dans d'autres poèmes qui lui seront sou mis par Etiemble, il trouvera encore de . Or, Etiemble refuse jusqu'à l'apparence de la folie. Paulhan ajoute : > De quoi décon certer plus d'un auteur ! De même il évoque volontiers, et sans paraître se moquer, les « divers devoirs >> qu'impose au jeune écri vain le fait d'avoir écrit une œuvre qui a déjà pris place dans « !'Histoire l>, il lui parle du > qu'il a fait et le compare ailleurs aux Impressionnistes, le met bien au-dessus d'eux, pour avoir trouvé du premier coup l'éclairage, la lumière parfaite. Beau coup plus tard, en 1959, dans l'espoir de calmer les récriminations d'Etiemble, il enflera le compliment jusqu'à ridiculiser presque son destinataire pourtant chatouilleux : > A Marcel Arland, qui lui fait grief de sa méthode, Paulhan répond : . Yassu Gauclère, une femme, et Sauue qui peul ! lui en donnèrent l'occasion. Il est vrai qu'Etiemble avait peut-être quelques raisons de se plaindre : Paulhan prenait parfois un certain plaisir à , >. Les passages qu'il aime le moins, dans La Clé, ce sont ceux où il sent l'auteur « prendre parti », et toujours sur des questions de morale. Quant au style, Paulhan a très tôt senti ce qu'il avait de >, . D'où son souci de ne point blesser une double susceptibilité. D'où cette timidité qui ressemble à de la duplicité : > Son erreur fut peut-être de ne pas avoir assez tôt et assez chaleureusement encouragé Etiemble dans la voie de l'essai critique : « Je ne vous crois pas essayiste >► lui écrivit-il un jour. Or, pour Etiemble, toute critique littéraire tendait à devenir un essai, abordant, au delà de la littérature, les grandes questions morales ou politiques (les confondant volon tairement). Paulhan devait déclarer après coup, en 1948 : > Sur ce point précis, l'élève avait été vraiment incorrigible. Pour Paulhan qui se dit « horriblement agacé par tous les gens qui disent qu'il faut désormais être vertueux, unis, tenaces, etc. (14) >> le reproche est de taille. Bien des années plus tard, il avoue à ( 1 4 ) In R. Judrin, op. cil., p. 142.
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PA ULHAN DIRECTEUR DE CONSCIENCE LITTÉRAIRE
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Pierre Oster : que Paulhan appréciait chez Rey-Millet, le côté Art brut d'un peintre qui passait sans doute à ses yeux pour un peintre du > : ce qui n'était pas le point de vue d'Etiemble qui ne put jamais supporter Dubuffet à doses massives et à qui répugne une grande part de cette œuvre. Tandis que Paulhan demande à l'art d'être >, Etiemble préfère la délectation. En poésie de même, où son esthétique et ses goûts paraissent naïfs à Paulhan. Le positivisme assuré, voire agressif, choque Paulhan. Etiemble trouve ses modèles et ses maitres à penser parmi les écrivains des Lumières ; Paulhan les tient en horreur. Comment, d'autre part, le préfacier de l'Hisioire d'O, l'auteur du J11arquis de Sade el sa complice pourrait-il goûter l'orthodoxie hygiénique de Blason d'un corps ? Le mysticisme larvé de Paulhan ie rendait plus favo rable aux ardeurs rentrées des son rationalisme. Quoiqu'il ne soit pas encore à cette époque imbu de mysticisme taoïste, il supporte mal que Granet refuse l'abstrac( 18) La Pensée chinoise, Ln. Renaissance du Livre, 1934. 31
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tion aux notions de Yin et de Yang. En fait, Granet inaugurait en sinologie les méthodes de la psychologie historique, celles qu'on voit aujourd'hui appliquées au fait grec par J.-P. Vernant (ce dernier reconnait en Granet l'un de ses maitres) et Marcel Des tienne (19). Granet refusait d'envisager le fait chinois selon les données de la psychologie occidentale. Comme l'a suggéré Paul Demiéville, il inaugurait la > en socio logie chinoise (20). Il se flattait d'ailleurs de revenir aux méthodes des sinologues du xvm• siècle, ce qui pour Paulhan n'eût pas été une référence. Reste qu'au début de ses relations avec Etiemble, Paulhan ne refuse point tout à fait d'aborder la pensée chinoise par le biais scientifique : il lit volontiers ce que ce dernier lui conseille, suit les conférences de la Société asiatique, publie Fenellosa dans Mesures. C'est vraisemblablement grâce à Etiemble qu'il fait une rencontre pour lui décisive : celle de Lao-tseu et du Tao-lo-ldng. Il l'a lu, en 1936, dans la meilleure traduction française alors disponible, celle de Stanislas Julien, sur l'exemplaire qu'Etiemble lui a prêté. Nous apprenons qu'il en a « copié l'essentiel >> et se trouve pourtant embar rassé, un an plus tard, lorsqu'il s'aperçoit que cet > se découvre insuffisant : >. Il est certain que Lao-tseu lui a prouvé, sur le tard, que la philosophie occi dentale s'était épuisée à tenter de démontrer que la transcendance est indémontable, alors qu'il eût peut-être suffi de commencer par l'admettre, et ne plus revenir ensuite sur cette évidence. Il cite un exemple, celui de Tolstoï à la fin de sa vie : , c'est-à-dire l'argumentation philologique et les textes des commentateurs chinois. Il s'aperçoit un peu plus tard que le >. Il paraît évident que Paulhan, lorsqu'il aborda le taoïsme par l'intermédiaire du Tao-lii-lcing, se trouvait déjà dans cette disposition d'esprit que R. Judrin a défi nie ainsi : du taoïsme qui a séduit Paulhan. Dans une lettre à Marcel Arland, non datée, mais assurément bien postérieure à l'époque où Etiemble lui fit découvrir le Tao, Paulhan écrivait : > On voit que toute réflexion philosophique conduit Paulhan au langage, ou sans cesse l'y fait revenir. La méthode qu'il recherche concerne aussi bien la métaphysique que le langage, ce qui n'est point surprenant. Mais son attitude est moins philosophique que mystique. On comprend qu'il se soit finalement arrêté à Claude de Saint-Martin : le philosophe inconnu lui offrait une doctrine sur le langage (peu originale il est vrai) en même temps qu'une méthode mystique. Paulhan cherche, et trouve enfin, ? « Expérience-sommet >> ? On ne s'étonnera donc pas si, plutôt que de s'attarder à la traduction de Duyvendak qu'Etiemble lui a recommandée, où il a seulement de se « débrouiller >>, Paulhan lui préfère manifestement l'adaptation de Jean Herbert, vulgarisateur en France des mysti ques orientales, et déclare avec désinvolture (ou malice) que les meilleurs traducteurs du Tao-io-king « sont ici les plus bêtes » (29). (25) In R. Judrin, op. cil., p. 140. (26) Cf. Le do11 des la11gues, in Œuures, t. I I I, p. 403. (27) Ibid., p. 409. (28) Cf. Nole sur le • Tao-1/i-lciny ,, in Œuures, t. IV, 1969, !}, 347 (à pro pos de Lao-Tseu, Tao Te l(ing, Club dos Librairies do France, 1958 Collec' lion Sagesse, dirigée par Jean Herbert et Lizelle Raymond). (29) Ibid.
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PA ULHAN M YSTIQUE A L'ÉTAT SAUVA GE Avant de trouver dans la dialectique taoïste une preuve de plus de cette identité des contraires dont l'évidence le pressait, il avait pourtant sommé son correspondant de se garder des confusions et de s'attacher plutôt à montrer les >. Il est difficile d'ima giner que le rationalisme d'Etiemble ait pu l'autoriser à suivre Paulhan sur des chemins qui lui paraissaient à lui aussi hasardeux qu'à Paulhan l'explication psychanalytique. Mais sur cette voie qui devait le mener au Don des langues (dont il se doutait bien qu'Etiemble ne l'approuverait point) Paulhan se garda-t-il, lui, de toute confusion ? Pour Paulhan, le Tao faisait partie de ce fonds où il espérait trouver cette « nouvelle méthode des choses de l'esprit •> qui lui permettrait de « recommencer, en mieux, la révolution carté sienne •> (30). On comprend donc pourquoi il fut fortement impressionné par les deux articles de Bachelard et de Caillois parus en juin 1936 dans la revue Inquisitions. C'est qu'essayant de définir, l'un le , l'autre les >, ils rejetaient tous deux > et appelaient un > intellectuel total : . On imagine quelle sympathie ces propos pouvaient inspirer au futur auteur de Le clair el l'obscur ! Bachelard, de son côté, déclarait qu' > et souhaitait qu'on apprit « à désapprendre pour mieux comprendre •>. Paulhan ne pouvait pas manquer de rapprocher ce (30) In R. Judrin, op. cil., p. 134. 35
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> de celui que semblait enseigner Lao-tseu. Bachelard promettait des >, et, dans un élan d'enthousiasme, affir mait : >. Voici donc quelle était, dès 1936, la démarche où Paulhan recon naissait celle qu'il tentait de suivre dans Les Fleurs. Regrettons que la vie trop brève de la revue Inquisitions ne lui ait pas permis d'exposer, comme il le souhaitait alors, son propre point de vue. Mais le >, dont la N.R.F. accueillit, en 1938, le manifeste, et dont Caillois fut l'un des fondateurs, ne parait pas être allé exactement dans le sens d'une > totale. Ni Bachelard, ni Caillois surtout, n'en vinrent à opérer dans l'ordre intellectuel ce brusque renversement . Attitude intellectuelle et spirituelle qui nous permet de compren dre les ultimes reproches et les derniers conseils que Paulhan, à la fin de sa vie, trouva bon d'administrer à Etiemble, l'accusant d'avoir eu la vue courte pour ne s'être fié qu'aux « Lumières >>. (31) Inquisilions, I, juin 1 936 : G. Bachelard, Le surralionalisme '• R. Ct1illois, Pour une orthodoxie militante, pp. 1-14 (passim). (32) In R. Judrin, op. cil., p. 1 4 1 . (33) Op. cil., p . 324-330 (passim). (34) In R. Judrin, op. cil., p. 1 49. 36
PA ULHAN MYSTIQUE A L'ÉTAT SA U VA GE Paulhan, lui, avait choisi )'Illuminisme c'est-à-dire Saint-Martin. On ne trouva donc rien d'étonnant à ce que Paulhan manifeste devant Etiemble une timide sympathie pour ce Maistre, à qui Frédéric Paulhan avait d'ailleurs consacré un Joseph de Maistre el sà philosophie (Alcan, 1893) : avant de choisir la voie orthodoxe du mysticisme chrétien, de Maistre avait été plus que tenté par le martinisme, il l'avait même pratiqué (35). On comprend aussi bien pourquoi Paulhan suggére à demi-mots qu'il ne partage pas toute l'aversion d'Etiemble pour Paul Bourget. Dans la préface du Disciple, Bourget exhorte en effet la jeunesse à ne point renoncer au « domaine de l'Inconnaissable », à tenir le plus grand compte de >, mais > - il ne put suivre Guénon jusqu'à l'adhésion à un culte exotérique, ce que ce dernier jugeait indispensable. Mais c'est à travers Gué non et ses principaux ouvrages (publiés chez Gallimard) qu'il se passionne pour l'ésotérisme chrétien, dont il professe que, s'il savait où il est allé se lui est « donné >>) ou qu'on peut atteindre par la méthode ésotérique (la recherche du > à travers « l'écorce >>) ou encore par la voie mystique, celle qu'il semble avoir finalement choisie. Y cherchait-il un moyen de gué rir (38), de résoudre les contradictions que le langage, le monde et soi-même lui avaient rendues douloureusement évidentes ? Dans Les douleurs imaginaires, il affirme avoir été , terme vague par quoi se désigne elle-même la gamme hétéroclite des Partis, des Comités, des groupements (des tendances au sein de ces grou pements), avec toute une presse dont l'idéologie mal définie flotte du radicalisme au communisme. Les intellectuels qui se disent alors > se définissent ainsi parce qu'ils rejettent , ses théories, ses méthodes, qu'ils redoutent l'organisation para militaire de ses groupes et, surtout, voient en elle une alliée au moins potentielle du fascisme et du nazisme qui triomphent alors en Italie et en Allemagne. Une certaine presse ne cache d'ailleurs point sa sympathie et son admiration pour les réalisations de Mus solini et d'HiUer, en même temps qu'elle professe le nationalisme et un racisme véhément. Parmi les gens de Gide au communisme fut contemporain de son Gobineau sinologue. Cette étude-ci venait prendre place dans un numéro d'hommage par lequel la N.R.F. entendait rendre justice à un écrivain que les idéologies racistes tentaient de s'annexer. L'article d'Etiemble sur Gide répondait, lui, aux attaques de la Gauche contre le très bourgeois à défendre ; défense à quoi se prêtait la N.R.F., et à quoi son directeur, Jean Paulhan, n'était pas en principe défa vorable. Sa position à l'égard de la Droite peut paraître assez ambi guë, mais il la résume lui-même : C'est une vue un peu sommaire, comme ces lettres peuvent le prouver. Sans être inscrit à aucun parti, Jean Paulhan exerça les fonctions de conseiller municipal à Chàtenay-Malabry ; de l'avis unanime, il s'en acquitta avec beaucoup de zèle et de précision : il ne lui déplaisait pas de s'occuper en . A l'égard des doc trines, il se montre réservé, sceptique. Pour se faire une idée de son « équation personnelle » en 1936, il faut se reporter à la longue discussion qu'il entretint avec Etiemble à propos de l'article de Jean Grenier, L'âge des orthodoxies, que venait de publier la N.R.F. (43). Malgré son souci de s'effacer et de jouer le rôle de conciliateur, Paulhan découvre quelque peu sa position. Il avoue qu'il connait Marx plutôt mal. Peu importe : le problème posé n'est point doctrinal mais pratique. Il s'agit pour Paulhan de t liberté >>. Les orthodoxies politiques qui la menacent sont pour lui au nombre de trois : nazisme, maurrassisme, communisme. Rien de plus clair pour lui : qu'il était « anti-démocrate, et décidé à laisser la politique aux techniciens. » Après l'échec du Front Populaire : qui furent jugées, dit-il, . > Paulhan se souvient ici de son maitre Chesterton dont Roger Judrin a dit qu'il avait été pour Paulhan > (46). Ce « premier venu >> ressemble fort en effet au monarque idéal selon Chesterton : > (45) La démocratie fait appel au premier venu, op. cil,, p. 483. (46 ) Op. cil., p. 95.
43
226 LETTRES DE JEAN PA ULHAN dont il est question dans Ortlzodoxy. Lorsque, dans une lettre à Etiemble (47), Paulhan cite (approximativement semble-t-il) Chesterton, on reconnait la grande idée de celui-ci : , ce qui est non seulement un paradoxe, mais à bien des égards un sophisme. Paulhan a beau déclarer à la même époque : (48), il croit bon de préciser : ; quant à lui, il n'en voyait guère d'autre que « l'héré dité ,,. En tous les cas, n'importe quel gouvernement, >, écrit-il, (écrit-il en 1939, à la déclaration de la guerre) ; il ajoute : > (50). On comprend pourquoi Paulhan s'oppose à tout pacifisme. Cette guerre dans laquelle la France vient d'entrer lui paraît la plus juste, la plus justifiée. Paulhan est un patriote, volontiers un peu cocardier ; ses juges, en 1940, au Tribunal militaire de La Baule, l'accuseront de « patrio tardisme >>. Son amour de la Patrie explique en partie son admiration et son affection pour un homme alors peu connu, Armand Petit jean (devenu Armand tout court dans la N.R.F., dès la mobilisa tion), personnage auquel nous avons dû, pour cette raison, consa crer dans notre commentaire des notes substantielles. Malgré son >, ce guerrier plus qu'appliqué a pour Paulhan l'étoffe d'un héros. Par plus d'un trait, il ressemble ,au jeune Paulhan que le Directeur de !'École des Langues Orientales vivantes qualifiait en 1915 de « brave garçon », d' >. De fait, à peine remis de sa blessure, Paulhan (47) cr. Lettre 81. (48) I n R. Judrin, op. cil., p. 129. (49) cr. Retour sur 1914, in N.R.F., n• 313, 1°r octobre 1939' p. 531 . (50) Ibid.
PA ULHAN ET LA POLITIQUE
priait son Directeur d'intervenir au Ministère de la guerre afin d'obtenir qu'il repartît pour (51). Pour Paulhan, le choix avait été facile, la situation étant claire. La longue lettre qu'il écrivit à Etiemble pour la Noël 1941 en dit long sur ses sentiments et ressentiments : >. Sa participation au C.N.E. le fortifie dans un anti-communisme latent depuis toujours mais qui explique dès lors toutes ses réactions politiques. Il se jette avec virulence dans une polémique de plusieurs années, au cours desquelles il se brouillera avec bon nombre de résistants non-com munistes, ses anciens amis. En janvier 1947, il parle de « complot (très avancé) » pour mettre la France >. Toute son argumentation en faveur des écrivains inscrits sur la liste noire du C.N.E. doit ètre envisagée de ce biais. Le patrio tisme de Paulhan l'a rendu aussi anti-communiste qu'il avait été anti-hitlérien ; avec, en plus, un curieux besoin d'argumenter, de s'expliquer, de se justifier. D'où le soin qu'il prend de demander l'approbation de ses amis : . Les Cahiers de la Pléiade, La Nouvelle N.R.F., exprimeront encore (sinon dans les chroniques, du moins dans le Bulletin), la verve anti-communiste de Paulhan. >. Mais il est loin d'avoir la vue courte. Dès 1947, n'écrivait-il pas à Edith Thomas : « En attendant, je vous laisse à votre petite aristocratie intellectuelle d'hier. Vous y étoufferez (telle que je vous soupçonne d'être) un jour ou l'autre (53). >> Cet anti-communisme agressif suffirait-il à faire de Jean Paulhan un >, a manqué de lucidité. Un moment est venu où il n'a pas compris, ou n'a pas (52) Ibid., p. 1026. (53) Ibid., p. 1024. 46
PA ULHAN ET LA POLITIQUE
voulu comprendre, par exemple, que le manifeste de la revue Terrasses allait dans son propre sens, c'est-à-dire celui qui, en 1911, lui faisait stigmatiser (dans les lettres qu'il adressait alors au Directeur de l'Ecole des Langues Orientales et que j'ai lues) l'attitude des administrateurs coloniaux qu'il rendait alors res ponsables de la mort à brève èchéance de la langue et de la culture malgaches. En 1953, dans une tentative de « convivencia », fondée sur le souvenir de l'Espagne andalouse, il ne voit que > (54). II approuve pourtant Barbarie ou Berbérie ?, mais peut-être parce qu'il y reconnaît le vœu d'une présence française perpétuée qui tiendrait compte des revendica tions berbères, kabyles notamment, contre l'envahisseur arabe, position qui ne passe point pour progressiste, mais qui pouvait s'appuyer sur la politique de Lyautey, c'est-à-dire, au moins, paternaliste. En matière de colonialisme, Paulhan était peut-être divisé ; il tâchait de ne point le paraître. Lorsqu'en 1947 il évoque la com mémoration du rattachement de Madagascar, il note que les Mal gaches sont > du terme de Apparemment la « conquête >> de l'Algérie est un fait accompli qui ne l'empêche pas plus de dormir que celle de Madagascar : il ne comprend pas qu'on puisse inciter les soldats du contingent à ne pas faire ce que, sans doute aucun, il considère comme un devoir, lui qui répugne pour tant au DEVOIR. C'est alors qu'aux yeux de la Gauche « progres siste >> il prend visage de « réactionnaire ». N'écrit-il pas dans Le Temps de Paris (55) ? Paulhan semble être resté fidèle à l'image de la France que lui avaient enseignée les instituteurs de la Troisième République. Ce M. Lion, en particulier, dont il parlera longuement dans une lettre à Guillaume de Tarde et dans son discours de réception à l'Académie Française : « A Nîmes notre professeur (de 9°) nous avait fait une grande peine en nous déclarant que la France, hélas, n'était pas la première nation coloniale du monde (c'était l'Angle terre). A présent le professeur de mon petit-fils lui fait une grande peine en lui révélant que la France, quelle honte ! est la première nation coloniale du monde. Comment s'y reconnaitre (56) ? » Il devait d'ailleurs revenir, le temps du moins d'un discours, sur (51 ) (ii5) (56)
cr. commentaire do ln Lettre 157. cr. Barl1aresques, i n Le Temps lie Paris, 25 mai cr. N.I-t.F., n° 197, p. 1 030.
1956.
47
226 LETTRES DE JEAN PAULHAN cette apparente contradiction. Toujours à propos de M. Lion, le professeur de 9° (promu cette fois professeur de 7°) il déclarait à l'Académie : > Quant au gouvernement dont il rêvait dans ces lettres, entre 1935 et 1939, il venait de le trouver : , à peine se trouvait-il disponible qu'il songeait à fonder une nouvelle revue. Ainsi, après la Libération : malgré la pléthore dont il se plaint, il n'a de cesse que paraissent Les Cahiers de la Pléiade. Avec quel attendrissement il écrit, en 1951 : « il faut faire revivre la nrf, l'espace au moins d'un numéro, n'est-ce pas, pour un " hommage à Gide " >> et onze ans plus tard : (Brasillach), de > (Jean Marteau), de Bernard Frank (et, par là, de Sartre),· ou de Mauriac (et par conséquent de certains de ses anciens amis de la Résistance), les attaques dont sa revue est l'objet le touchent à vif. Il voudrait que la N.R.F. ait une âme mais, en même temps, que tous y respirent à l'aise. Comment accorder à chacun le droit de dire exactement ce qu'il pense, en politique, en morale, en littérature, sans mettre en péril l'unité de ton ? Et si l'unité de la N.R.F. avait été précisément dans cette diversité ? A la veille de la guerre, sur le plan politique par exemple, on y pouvait voir s'exprimer librement et régulièrement quatre points de vue : les rubriques républicain de Julien Benda, le socialisme européen et fascisant de Drieu La Rochelle ; en outre, Paulhan n 'hésitait pas alors à donner la parole aux marxistes. Plus encore que la place de la politique dans la revue, le grand souci de Paulhan fut sans doute mais >. Pour y parvenir, il comptait beau coup sur les « petites notes >>. Mais il n'a jamais trouvé la formule idéale. S'il juge Arland , il a vu juste. Mais il eut des engouements qui retombaient. D'où certains textes, qu'il imposa, et qui peuvent paraitre indignes de sa revue. D'où les reproches de Marcel Arland à propos de La Vie de palace. Malgré la > C'est pourtant cette image que la littérature gardera de lui. En novembre 1950, lorsqu'il rencontre Paulhan, Colin Duckworth le voit ainsi : :
• " Fernandez connaît ma pensée mieux que moi-même " a-t-il dit [Gide ). Fcrnandez qui le traitait de vieille coquette, Fernandez contre lequel i l eût aimé, l'an passé, que je publiasse la phrase suivante : " .Ili. Fernandez dont la réputation d'intelligence survit à tous les démentis qu'il en donne 1 " • (27 janvier 1935 ). Ce • mot » deviendra, dans le texto définitif de Conversion ? : • .Ili. Ramon Fernandez, dont on loue la perspicacité, i nvente un Gide assez soucieux de ne pas se " désolidariser " des " jeunes gens d'aujourd'hui " pour jouer sottement les vieilles coquettes. • (p. 629). Depuis 1923, où il s'était fait remarquer par un article sur Marcel Proust, Ramon Fernandcz (1894-1944) était un des critiques los plus en vue de la N.R.F. et du monde littéraire. Il avait publié son André Gide, en 1931, chez Corrêa, et venait de réagir avec scepticisme à la conversion d'André Gide au communisme dans un article paru dans la N.R.F. de juillet 1933.
62
6 [12 février 1934 ) fiche 12,5 X 7 cm, papier gris, recto ms.
lundi.
Cher Monsieur
voici donc vos épreuves. Rendez-les moi bientôt. on me parle beaucoup de G. sinologue (que cite Lu ( 1 ))
à vous
J.P.
(1) Lu dans la presse universelle (ou Lu), dirigé par Lucien Vogel : hebdo madaire paraissant tous les vendredis, qui reproduisait sans commentaires 7), LcnLait de dérnonlr,;i- qu'en refusant de romaniser l'écriture chinoise, la Chine capitaliste de Tchang Kat-chek, par l'inlcrmédiairc de ses savants, avait tenu volonlai1·cmcllL le peuple ù l'é,cart de touLc culture. Par la suite, Etiemble rc•,inL :; u 1· une opinion qui prouvait bien alors chez lui l'existence de ect �c esp1·it d 1 oi'Llloùoxic }� dénoncé pu1� Jean Grenier. La
Chine communiste, en effet, refusa de romanise,� les caractères chinois. Voir à ce propos : Elicm!Jlc. La Nouvelle Chine r/cuanl la langue chinoise (Diogène. n ° 8, 1954, pr,. 1 1 :{-la0) et Co11naisso11s-11ous la Chine ? ( Galli mard, 19G'1 , pp. 146-157 ) : La Ri/orme d11 langage cl de l'écrilurc. On lit dans
cet ouvrage (pp. 147-H8) : « En 1 93,L lorsqun j 'écrivis la première de mes éludes sur lu romanisation du chi nois, soucieux que j'étais déjà comme aujourd'hui, de servir la cause du peuple chinois cl de Mao 1'sc-Louno- je crus devoir adopter les thèses que rliclail alors un parti auquel je 11'appar1e'°;;ais pas [ I ] [ . . . ] Je m'égarai jusqu'à Lrailor de réactionnaires les champions
des idéo�rammcs, j1;1squ:à leur reprochor de sacrifier sans vergogne ù leur d1lcllanl1sme de scr11Jou1 1 lards la santé, le bonheur do quatre cents millions d'hommes. Je mo repris en main deux ans plus lard [2 ] cl jo m'efforce d'expier celle sollisc de jeunesse on acceptant d'!llrc à mon tour vilipendé étiqueté " mandarin fasciste " parce quo depuis lors j'ai toujours affirmé quo la révolution communislo, pou1· ôlro fidèle :i soi, no pouvait pas ne devait pas détruire lu lan:.:uc chinoise en supprimant les caractères. ,, ' ( 1 2) A celle réflexion do .Joan Paulhan, Etiemble répondit aux environs du 1 8 juin (Gorki était morL lo 18 juin l !)':16) : « Très fatigué depuis quclq110s jo11rs, norvoux (morts et résurrections do Gorki cl tout co qu'elles impliquent pour moi d'ennuis) je crois que j'ai [ 1 J C'est nous qui soulignons. [2 Deux ans plus_ lard ? Dis ? n.s ,, un pou plus de deux ans •>, puisque la réponse à Jean Grcnrnr dalc do JUm 1 936.
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parlé hier, à vous, comme si vous étiez responsable de cc qu'a (ou n'a pas) écrit Jean Grenier. Pardonnez-moi [ . . . J . P.S. Vous avez raison sur l a première phrase critiquée [voir ici note 7, I I ). - je crois (sans que ce soit pour établir un équilibre) que j'ai raison quant à " liberté-communisme " [voir ici note 9, V i l ]. • ( 1 3) Pp. 240-24,1 de son numéro d'hommage à Gobineau, Gobineau el le gobinisme (n ° 245, Jcr février 1934), la N.R.F. avait publié un texte du phi losophe allemand Henri de Keyserling (1880-1046) : Réflexions sur Gobi11cau. De son compatriote Oswald Spengler ( 1880-1936), les éditions de la N.R.F. publièrent, de 1031 à 1933, Le Déclin de l' Occidenl, Esquisse d'une morpho logie de l'liisloir'c ( Litre qui devait être repris en HM8 dans la collection • Bibliothèque de� ldées », 2 vol.). (14) Celle doctrine (notons bien le mol employé pur Paulhan, très proche de « croyance » ou ,, foi ,,, termes employés par J. Grenier), c'est évidemment le marxisme, à quoi la N.R.F. n'était poin t resté fermée, puisqu'elle uvait publié, notamment, en deux livraisons, un essai d'Henri Lefebvre : Qu'est ce que ta dialectique ? (N.R.F., n•• �64 cl 265, 1 cr septembre cl I cr octobre 1935). Le philosophe H enri Lefebvre (né en 1 905) élail alors l'une des tètes pensantes du parti communiste français dont il devait plus lard se séparer. Professeur aux Universités de Strasbourg puis de Nanterre, il a publ!é le bilan de sa vie de militant : La Somme cl le rcsl� (La Nef, 1959, 2 vol.). D'autre parl, en janvier HJ3G, l,1 N.n.F. avaiL publié, sous la rubrique >, Le 1\Jouvcmeni sla/chanrwisle, Lexlcs recueillis (d'après le journal la Prauda) par A. l-l aba. Voilà qui prouvait assez la bonne f oi de .Jean Paulhan. ( 1 5) Au point V I I des objections d'Eliernblc, nous avons vu (note 9) que Grenier aUl'ait eu, sclou lui, le Lo1·L do rnconnaîtro avec un scepticisme ironique que le « Congrès pon1· ln d1::!·e11sc de la c11H,1..u·e nvnil laissé
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adversaires confirmés des idées de gauche, de si graves discussions s'éle vèrent au sein du comité de rédaclion, à cause des exclusives prononcées par ses membres communistes, que la rovue n'eut qu'un seul numéro, celui de juin 1936, qui rassemblait au sommaire Gaston Bachelard, Roger Caillois Jules MonncroL, Jacques Spitz, Tristan Tzara, René Crevel, Jean Audard, Aragon, Eliemble. On peut lire (pp. •12-44 d'lrlquisilions) le texte d'une intervention d'Ara gon à une réunion du Comité de direction de la revue, qui j ustifie pleinement le point de vue de Grenier sur les orthodoxies. (18) Jacques SpiLz (189G-1963) avait publié dans Inquisitions, n ° 1, pp. 20-28, un arlicle sur L a Théorie qucmlique e t l e problème d e l a connais sance. Cette théorie éLait alors condamnée par l'orLhodoxie communiste en U.R.S.S. ; c'est pourquoi Etiemble cite l'arLicle de Spitz comme preuve de l'indépendance d'esprit des communistes. Chez Gallimard, Jacques SpiLz avait publié : La Croisière indécise '.( 1 926), Le Vent du monde ( 1928), Le Vo!fage muet (1930), Les Dames de velours (1933). Plus Lard, la N.R.F. (n° 303, 1 er décembre 1928, pp. 908-1007) publia un article de Jacques Spitz inLitulé : Les quanta el l'individu. A la mort de Jacques Spitz, la N.R.F., n ° 123, J cr mars 1963, publia, sous la signature de Claude Elso.n, une notice nécrologique qui concluai L : ,, Jac ques Spitz était de ces " princes " qui traversenl ln vie cL leur temps en refu sant d'y jouer un rôle, dans Lous les sens du terme, parce qu'ils en savent la vanité et parce qu'ils n'aimen L pas les concessions, les compromissions que cela implique. On les dits scep liqucs, ch\sabusés, indifférents. Ce sont peut-èLre tout simplemenL des hommes qui savent et qui, pour cela, ont choisi le silence et la solitude. .. » (p. 534 ). II est question, dans cette nolice, de Jacques Spitz romancier du fantas tique ; nulle part on ne fait élat de ses connaissances scientifiques. La signa ture de Claude Eisen et l'aveu de Paulhan à cette notice prouvent que J. Spitz s'étaiL, depuis Jg36, ,, racheté " aux. yeux du Directeur de la N.N.R.F. ( 1 0) Etiemble voyait cet ücrivain dans cerLaines organisations de gauche. Il lui avait soumis le manuscriL de L'Enfant de chœur, et même en avait re !llanié le début �clon les conseils de �folraux dont le j_ugement ne lui impor tait alors pas moms dans l'ordre esthétique qu'en pohliquc.
[fin juin 19,1{; ] 2 feuillets blancs 21 X 13,5 em. recto ms. numl.rolé Le Jet feuil/el burré enlii:rcmcnl par un trait transversal clu bus, ù gauche, vers le haut, à droite.
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Dimanche Mon cher ami, comprenez e �actcm_c nt n:ia q �estion : pourquoi votre colère brusque contre un article qui ne d1L guero, uu fond, que ce qu'il vous est souvent arrivé de me dire ?
+
1 10
(bien entendu, cette question implique qu'il n'y a pas confusion, dans l'esprit de Grenier, entre Marx et [certain ] marxisme. Mais sur cc point du moins, il me semble impossible que vous ne me donniez pas raison.
Me direz-vous qu'il est certaines critiques du marxisme (et de ses applica tions) que seul un marxiste peut se permctLrc ? Il n'est pas impossible (mais cela m'ennuierait) que cc soit votre pensée. + / /2
d'ailleurs, si vous m'accordez que la dialectique est moins une vérité à appliquer, qu'une découverte spirituelle à faire sur soi-même, je tenterai quelque jour de vous démontrer que Gr. (j'entends dans ses œuvrcs sérieuses) est plus près de la dialectique véritable que - metlons Aragon ou Malraux ( 1 ) .
+
est-cc que je puis, sans vous ennuyer, vous donner ceci (qui n'est pas sans lien avec l'intensité de l'individu, ou du moins avec ce suivant quoi nous l'imaginons). Enfin, je voudrnis savoir votre sentiment, vos cri tiques (2). très amicalement
Jean Paulhan,
Lundi. je reçois vos lettres à l'instant. l\forci.
De sorte que celle-ci (ou la 1ère page du moins) n'a guère plus de raison d'être.
(1) Jean Grenier avait déjà publié : Inleriora rerum ( Grasset, Collection Écrits, 1 927) ; Gum apparueril (Lyon, Audin, 1930) ; Les Iles (Gallimard, 1 933). Au moment où Jean Paulhan écrit cette lcllre, Grenier vient de Lor miner sa thèse principale : La Philosophie de Jules Lequier ( P.U.F., 1936) et de publier la thèse complémentairo : La Liberté (lexies inédits de Jules Lequier) (Vrin, )!)36), li avait d'autre part collaboré régulièrement à la N.ll.F., Professeur au Lycée d'Alger, il était chargé do cours à la Faculté des Lettres do celle ville. Aux remous causés par L'Ar1e des orthodoxies, Jean Grenier répondit, dans le no 275 de la N.N.F., 1 cr aoOt 1936, pp. 298-314 : L'Orlhodoxie contre l'inlel/igence. l i concluait : ,, Demeurons tels quo nous sommes sans cher cher aucun alibi. li faut continuer à marcher seuls dans la nuit ; dans cette nuit qui retentit d'un long cri do misère et do soul'franco ; et il est bien vrai " qu'il ne faut pas dormir pondant co temps-là ". » (op. cil., p. 314). (2) Dans une lettre d'Etiemblc non datée (fin juin 1936 ], nous lisons les lignes suivantes : « L'intensité de la conscience, si j'ai compris les Fleurs de Tarbes, proprement serait mauvaise conscience ou malaise de conscience 1 Ainsi Malraux ne pourra jamais guérir, car, en guise de remède, il s'applique à parfaire son mal. (L'homéopathie ? - la conscience à doses infinitési111
males, c'est inconscience, " sommeil bien ivre sur la grève ", tout cc que Malraux refuse - l'opium aussi, que, me dit-on, il ne refuse point). � Texte qui nous permet de conclure que le document soumis à Etiemble concernait André llfalraux. Écrit de Malraux ? Lettre de celui-ci ? (dont nous n'avons pas retrouvé trace) ; à moins qu'il ne s'agisse d'un texte sur Malraux, soumis à Jean Paulhan, et qu'il ne publia point.
[fin juin ; sans doute 30juin 1936] A recto ms.
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Mercr.
On devrait loujours lire les articles avant d'en parler. Celui de S. ( 1 ) me parait idiot. Il nous Larde de savoir Y. G. en monlagne, je lui ai trouvé hier une figure fatiguée. (Il ne faut pas du tout qu'elle améliore ce qui existe de la Brebis, mais qu'elle l'achève. D'où lui viendra un sens nouveau, et sa raison, que je commence tout de même à attendre impatiemment). Affectueusement
J.P.
( 1} Il s'agit d'un article de Georges Sadoul dans Cumm1me, à propos de Jean Grenier, celui tlont il est question il la lettre 39, nota 2. Article que Jean Paulhan semble avoir d'abord ju�,; sur le rapport d'une tierce personne.
[6 juillet 1936] 3 feuillcls A' recto ms. o) ajoul en lt1tcrliync à partir de que les élé ments b) ajoul marginal à parlir de ou plulôl
cl
rulurt, auant
45
régulièrement
Mardi.
Mon cher ami,
Mais non. Cc que je veux montrer est simplement que les critiques (et nous tous}, en parlant de l' « influence des mols "• loin de faire l'observa/ion qu'ils croient, loin de voil' cette influence des mots, d'assis/cr à elle, se 112
laissent simplement aller à une réaction de défense, ( quitte à en projeter l'image sur autrui). Là-dessus, je remarque que les éléments de cette illusion n'ont rien d'extra ordinaire, et • qu'il est en effet, régulièrement, une certaine gêne qui entraîne ou plutôt dirige, fixe sur un point b l'attention. Si vous avez subitement de la gène à marcher, vous regardez votre jambo, vous la pliez, vous l'essayez. Si vous / /2 avez mal à la gorge, vous vous l'epl'ésenlez volrc gorge (p. ex. vous chercherez à avaler, plutôt du côté droit ou du côlé gauche, etc.). Et si vous comprenez mal cc qu'on vous a dit, vous pesez un peu mieux les mots. C'est l'observation psychologique la plus banale qui soit. Enfin je ne voudrais pas du tout - tant le fait dont il s'agit ici me semble à la fois &impie, et terriblement grave - la dépasser dans le sens que vous dites. Si « l'intensité de la conscience est mauvaise conscience " ça, c'est tout à fait différent. (D'ailleurs tous les philosophes se sont éreintés là-dessus depuis cinquante ans, et je crois vaguement que c' est une fausse question - projec- / /3 tion aussi, peut-être, d' un souci de langage ; mais le vrai est qur je n'y entends rien ( 1 ). votre ami Jean P.
(1) Celte lettre répond aux rem�rqucs formulées par Etiemble dans une l ettre datée par nous de fin j uin J 9:JG (n oLe 2, Lettre ,!3) et en particulier à la phrase concernant 38) ; voir : Enlreliens avec Louis Foucher (Gallimard, 19ü9), pp. 57-58 : • [ . . . ] J'ai été mené ainsi il protester contre cc que j'ai appelé " l'esprit d'orthodoxie ". [Jean Grenier ]. - Quelle sig11ificalion donnez-vous à ce mol ? [Louis Foucher ]. - Non pas celle d'une conformité il une vérité établie. Jo conçois, j'admets cl je trouve juste que l'esprit se rende à des évidences, que notre ma nière de vivre soit on accord avec nos croyances. Simplement, je n'admets pas que l'on impose des normes considérées comme indiscutables. Là-dessus je ne dis rien d'original, je no fais que répéter cc qu'ont dit Lous ceux qui ont revendiqué la liberté do pensée. _,, [Jean Gronior ].
117
A daclylographié reclo ms. : signature cl posl-scriplum
Mon cher ami,
48
le 29 Août 36
Merci de votre lettre. Les deux notes m'enchantent (1 ). Mais je suis très ennuyé de ce que vous me dite,; pour Yassu Gauclère (2). J'écris au Minis tère (sans me faire grande illusion). Je vous ai fait envoyer la N.R.F. Nous sommes très peinés de la mol't de Dabit (3), qui était un bien chic garçon et que nous aimions beaucoup +. A vous bien amicalement.
Jean P.
+ mort du typhus (sans doute), seul, sans un ami ou médecin près de lui qui parlât français, et (j'ai des raisons de le croire) déçu de ! ' U.R.S.S. (1) Les deux notules dont il est question à la Lettre 47. (2) Yassu Gauclère souhaitait oblc1 1 ir un poste de professeur de philo sophie à proximité de Paris. Elle enseignait alors au lycée de jeunes filles de Toulouse et avait de sérieux ennuis de santé. (3) Eugène Dabit (1 898-1!)36) collaborait régulièrement à la N.R.F. où il était unanimement estimé, aimé. Issu du petit peuple, il n'avait cessé de le côtoyer, de participer à sa vie ; c'est de celte expérience quotidienne qu'il tira l'inspiration du livre qui, dès 1!)30, lui valut d'ètrc célèbre : Hô/el du Nord ( Denoël et Sleele). Il accompagna André Gide lors de son voyage on U.R.S.S. et y mourut de ln scarlatine. Ceux qui l'ont bien connu il la N.R.F. s'accordent pour penser que s'il rentrait « déi;u », comme Gide l'a suggéré, sa foi prolétarienne n'était déjù plus inébranlublo avant mèmo qu'il entre prit son voyage. I l venait de pu!Jlicr 1111 recueil de nouvelles : 1'rain de vies (Gallimard, 19:3fi) , qui se terminait sur un • Témoignage • d'autant plus émouvant qu'il était le dernier. Ap1·ès sa mort, Gallimard publia : Les J\llailres de la peinture espay110/c, Le Greco, Vélasquez ( H l:37), Jo11mal intime 1!)28-193G, I.e Mal de vivre ( l !l:J!l) et, cette môme année, un Hommage à Dabit. On lit dnns lo Journal de Gide : 6, 7 et 8 septembre 19:3fi (Gnllimurd, col lection La Pléiade, pp. 1255-1257), le récit des funéra illes de Dabit : • J'ai bien fait d'y aller. L'assistance était nombreuse ; gens clu peuple surtout, et, en fuit de liUérateurs, rien que des amis dont le chagrin était réel. )�motion très vive. Le père m'a fo1·c6 de marcher à coté do lui avec l a plus proche �amille. LPs d1sco�rs do y aillant-Co�turier e t d'Arn'gon ont présenté Dabit comme 1111 partisan act1r et convamcu. Aragon en particu lier a insisté sur la parfaite satisfaction moralo de Dabit en U.R.S.S... [sic ] Hélas 1 , (p. 12ti6) Aragon a depuis lors chungé d'avis. Voyez I.a Mise à mort, Gallimard, 1965, p. 4:3 : • Je mo souviens qu'au lendemain de la mort de Gorki c'est par Jl'iichol, un matin à l'Hûtol Métropole, que j'avais appris 118
coup sur coup, l'arrestation de Boukharine quelque part au Pamir, et la mort d'Eugène Dabit, en Crimée, la scarlatine ou quoi ? • Quelques lignes plus haut, il s'agit de la mort de Gorki, dont Aragon ose enfin écrire : • On ne savait pas alors, on ne rêvait pas que cette mo1·l, après une longue mala die, ce fût un assassinat. • Le • ou quoi ? • touchant Dabit prend alors un sens terrible, cl sans doute démcsu1·é. C'est à Pierre Herbart ( !!l04-HJ7•1), compagnon de Gide el de Dahil en U. R.S.S. , qu'on doit le témoignage le plus précis sur le désenchantement de Dabit. Dans Carnets de Voyage en U.H.S.S. 1936 (Gallimard, 1937), il rap porte uno conversation dont il fut témoin : • Hier, violente discussion entre Lasl et Dabit [ . . . ] Je suis de l'avis do Lasl, mais je comprends Dabit : " Plus de guerre, disait-il, sous a11c1111 pré te.-v tc. Je no marche plus. On m'a eu une fois, on no m'aura pas deux. " E t Lasl : " - - J e préfère que mes enfants soient tués à la guerre que [sic ] les voir fascistes. " - " Tais-loi 1 Rien au monde n'est plus précieux que la vie, rien entends-lu ! El puis, je n'y crois plus ; je ne crois plus à rien. On nous a trompés, bernés... " • (p. 105). Un peu plus loin, au chapitre Euyènc Dabit, où il retrace la mort do colui ci, Pierre Herbart explique : • Le voyage en U.R.S.S. fut pour Dabit une dure leçon et un amer désen chantement. [ . . . ) Le contraste entre la misère des masses el le luxe de mauvais goût dont jouissent en U.R.S.S. les privilégiés du régime, le révol tait et le peinait. Vers la fin du voyage, il tentait de plus on plus de se sous traire aux réceptions, de vivre à l'écart. • (pp. 113-11. N o us n avons pu retrouver ln lctt.re contenant ce
reproche - à moins qu'il aiL élé c:-.pr;mé at: cours d'une conversation. Nous n'avons point non plus de répo,,so :i Paulhan sur cc sujet, quoique nous ayons consulté une le ttre, daléc rh; 7-1 1-36, qui ,·épond en partie à celle-ci ; au dernier point ùu moins . Mais si ;ious nous rcpol'Lons à une lctlrc ù'Etiem blc, datée ùu 27 septembre de la même au ni'.c, nous lisons, à propos des Fleurs : « Deux ou trois fois ,i'cus le scnf.imcnt. que, si je devais relire telle phrase, cc n'élaiL pas tout à rail ùc ma fau l.e. ( un peu Lrop de tension, peul èlrc ?). , Voici qui peul nous éclairer sur le sens de celte « inhumanité ,,. Sur Les Fleurs de Tarbes, qui devaient para'iLrc en volume en HM 1, voir Lettre 38, note 2. Voici comment Etiemble rcctilïn son opinion sur le style des Fleurs : « [ . . . ] je m'accuse d'avoir, en H l:JG, formulé CJUclqucs réserves sur l'inhu manité ùc votre prose : je devais plutôt uccu8cr le dél'aul de mon atlcnlion.) , (Leltro il Paulhan du 28 aoùl 1 938.) (5) Sur le$ événements politiques cntm l!l3G et 1 940, sur l'altitude morale de Jean Paulhan, entre H l3G cl 1940, voir plus loin cl Lettre 52, note 2, en particulier. En octobre 1936, Paulhan lisait Lao-tseu cl peut-être, pressentant l'échec du Front populaire cl la guerre inévitable, fut-il tenté de s'accorder ,\ Lao lscu : • Si l'homme agit pour gouverner parfaitement l'empire, _j e vois qu'il n'y réussira pas. L'empire est (comme) un vaso divin (auquel l'homme) ne doit pas l.ruvaillcr. S'il y travaille, il le détruit ; s'il veut lo saisir, il lo pord. 125
C'est pourquoi, parmi les êtres, les uns marchent ( en avant) ot les autres suivent ; les uns réchauffent et les autres refroidissent ; les uns sont forts et les autres faibles ; les uns se meuvent et les autres s'arrêtent. • (Lao-tseu, Tao-Te-J(ing, trad. Stanislas Julien, chapitre XXIX, p. 1 09.) - Julien Benda (1867-1956) collaborait à la N.R.F. ; on y lisait régu lièrement ses Chroniques d'Eleulhère ; il y donna jusqu'à 1940 de nom breuses notes sur la vie politique, avant d'être contraint à so réfugier on zone libre. Il fut, à la N.R.F., l'un des plus ardents défenseurs du Front populaire et de Léon Blum. Il n'approuva toutefois point la politique de non-intervention. Il s'était lui-même rendu à Madrid, sous les bombes, pour soutenir moralement les républicains. C'est vraisemblablement lors d'une réunion électorale que Julien Benda prit la parole à Chàtenay-Malabry (renseignement donné par _M me Julien Benda). N. B. - Paulhan écrit presque toujours Chatenay-Malabry pour Châte nay-Malabry.
52 [9, 16 ou 23 novembre 1930] A recto ms.
lundi Mon cher ami
je ne crois pas du tout aux " dangers de l'hérédité "· Tant ce qui, dans l'homme, n'est pas de l'homme (entendons-le dans tous les sens, sans oublier le Lao) dépasse, surpasse, écrase le reste ( 1 ). ceci dit, je ne veux point du tout (si je veux quoi que cc soit) que Je roi confisque le politique. Simplement je crois qu'un Blum - qui se montre aujourd'hui lamentablement faible (2) , e t sera écrasé, s'il ne l'est par les communistes, par les puissances d'argent - serait fort, étayé à u n roi (ou à n'importe quelle autre puissance qui échappât à l'argent. Mais quelle autre ? Je ne vois guère que l'hérédité.) c'est ce que j'ai tàché d'expliquer à Maurras (3). Content d'avoir amené au Front populaire cette recrue de marque . votre ami
J.P.
( 1) Dans une lettre à Jean Paulhan, répondant ù sa confession d' " anti démocrate , (voir Lettre 51), Etiemble écrivait : . • [ • • • ] je rève, depuis plusieurs années, d'écrire une apologie des Anto mns. 1 26
Mais la conriscation, pa� le roi, du politique est inacceptable : un seul sacrifice à l'hérédité a causé le malheur de cette " dynastie " avec celui des citoyens ... • (7-1 1-1936). C'est en cftet le choix do Commode pur Marc-Aurèle son père qui causa la ruine d'une dynastie qui j usque-là pratiquait la cooptation. Ce qu'Etiemble appelle les dangers de l'hérédité, ce sont plutôt ses hasards ou ses erreurs (dans le cas de Commode et Marc-Aurèle par exemple) aux quels il prèrèrc le choix délibéré d'un adulte accompli et d'une personnalité éprouvée. Quoi qu'il en soit, Jean Paulhan paraît ici entendre qu'il existe en l'homme u�e part ,, spirituelle » qui « dépasse, surpasse, écrase » la part physiolo gique et ne dépend ni de l'hérédité ni du hasard. ,, Entendre ,, ceci, dans tous les sens, c'ost sans doute faire une profession de foi qui n'est rien moins que matérialiste. Quant à l'allusion au tao, elle ne peut se justifier que si l'on donne à ce mot un sens ,, spiritualiste •· (2) Au lendemain de la victoire du Front Populaire, en juin 1 936, Léon Blum qui était alors à la tète du parti S.F.I.O., le plus important de la coa lition, fut chargé de former le cabinet avec les radicaux, et assuré de l'appui parlementaire des communistes. Quelles sont ces« responsabilités , de Léon Blum ? Chef du gouvernement, il doit reprendre en main la situation économique, répondre aux aspirations sociales des électeurs, satisfaire l'espoir que les intellectuels de la gauche non-communiste avaient fondé sur lui et qui, à travers Je Comité de Vigilance des Intellectuels anti-fascistes, était à l'ori gine du Front populaire. fi doit d'autre part résister aux attaques de la droite qui se reprend et entend poursuivre le combat contre ,, les juifs et' les communistes ,,. La situation économique est catastrophique et les répercussions de la crise de Hl'29 secouent lu France : les grèves so déclanchent, avec occupa tions d'usines ; les capi taux fuient à l'étranger. A l'automne, Blum doit dévaluer, cédant ainsi au « mur d 'urgent ,. En Espagne, la guerre civile a éclaté : les communistes, méconlcnls de la politique hésitante de Blum qui préfère la ,, non-intervention ,,, parlent de quiller la coalition. Blum est ainsi menacé sur sa droite et sur sa gauche. En quoi s'est-il montré « lamentable ment faible •• selon Jean Paulhan ? Sans doute en dévaluant, cédant ainsi aux • 200 familles ,, el en pratiquant la « non-intervention , en Espagne, Comme le prévoit Paulhan, les • puissances d'argent , auront raison de lui ; lorsqu'en 1 937 Blum, l'inlellecluel et l'opposant depuis vingt ans, qui n'a aucune pratique du pouvoir, se décide à prcndro des mesures radicales, le Sénat, c'est-à-dire« les puissances d'argent ,, lui refusent les pleins pouvoirs économiques et financiers et renversent ainsi le gouvernement issu des espoirs d'un Pronl Populaire trop faible contre la droite. (3) La N.R.F., n° 197, J 0 r mai 1969, a publié, p. 999, une lettre de Jean Paulhan à Charles Maurras datée du 19-5-1936 ; on nous a confirmé d'autre part qu'il y avait eu pendant cette période un échange de correspondance entre Paulhan el Maurras. Mais les letLres de Paulhan ù Maurras demeurent inaccessibles ; celle qui ful puhliée en 1969 par la N.n.F. est parvenue indi rectement à lu rédaction de la revue (renseignement donné par J.-C. Zyl bcrslein qui prépare actuellement, avec JHm 0 Dominique Aury, uno antho logie des lettres de Jean Paulhan).
127
53 A I reclo daclylograpllié ms. : signalurc a) en surcharge ms. lz (sic) pour l'orlhographe gt!IJl!ralemenl admise : Trotsky.
Le 30 Novembre 36
Mon cher ami, C'est entendu. J'écris aux E.S.I. S'il est un o uvrage de Trotzky • qui vous manque, je puis le demander. Mais lequel, ou lesquels ( 1 ) ? Je vous serre les mains. Jean P.
(1) Etiemble souhaitait vraisembl:J.blement ohlenir le service de presse d'un ouvrage paru aux Éditions Socinl0s Jntcmalionales ( E.S.I.). Depuis qu'il avait lu la biogrnr,hie de Sla!lne pur Boris Souvarine et recensé cet ouvrage dans la N..T.l.F. (n ° �ô9, 1 er flv,·ier 1936, p. 299), Etiem ble s'intéressait beaucoup ù Tr.::l slcy (qa'il devait re:,contrer plus lard au Mexique). En 1936, parut chez Grasset La Béuaitûion ir[tl!ie, par Léon Trotsky. 54 A reclo daclylographié a) ms.
le 22 Décembre 36 Mon cher ami,
Je ne sais pas du louL où a paru ! 'Aragon ( 1 ). Voulez-vous le demander vous-même ? Ci-joint une carte. Amitiés
Jean P. •
( ! ) C'est chez Dcnoiil et Sleelo quo parut, on 1!)3G, lo roman d'Aragon :
Le., Beaux Quarliers. A l'occasion, la N.fl.F. proposait ù ses notuliors des cartes leur permettant
d'obtenir dos services de presse.
1 28
j
LJeudi 24 décembre 1936] carie postale 14 x 9 cm., recto il/us/ré : Roma-1'1ichclangclo-Crcazionc della donna (Capp. Sislina) ; N• 1460 Ernesto Ricl,/er-Roma verso : ms.
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Jeudi. ll'lon cher ami, il me semble qu'à votre dernière visite vous veniez me dire quelque chose qu'à la fin vous ne m'avez pas dit, et que vous m'avez quiLté, mécontent de vous et de moi. Mais j'ai tort peut-être. Nous songeons beaucoup à Yassu G. Dites-le lui, et qu'on vous souhaite à tous deux de bonnes fêtes. J.P. L'expos. Rubens contient un admirable Conninxloo, des Van Momper, et des Breughel. Il y a malheureusement aussi 2 ou 3 Rubens, mais trop grands pr. qu'on les voie ( 1 ). ( ! ) La N.R.F. (n ° 280, 1 er janvin 1937, pp. 132-134) publia un compte rendu, par André Lhote, de l 'exposition qui se Lint ù !'Orangerie pendant l'hiver 1930-1 937 : Rubens cl son temps. li y déploro que celle exposition « do quelques loilr,s de Hubcns ne constitue qu'un uvunL-propos à lu gran diose exposition que mérite cc peintre splendide ,,. L'exposition comportait une œuvrc de Gilles Van Conninxloo ( 1 5441607) : Sous-bois (n ° 1 7, Musée des Beaux-Arts de Strasbourg), deux Josse de Mompcr ( 1 5G4-1635), Paysage de 11w11lag11es (n ° 48, SLadtischcs Museum, \1/uppcrtal-Ebcrfcld) cl Puysaye d'hiver (n ° ,19, SLnaLlichc Gcmüldc Galc1·ic, Dresde), cinq Breughel le Vieux ( 1 508-1625) : La bataille d'Arbcllcs ( no 12, Louvre), Lalo11e menacée par les paysans de Lycie (n ° 13, Hijksmuscum, Amsterdam), Puysaye de Canal ( n° 1'1, coll. parLiculièrc), Grand bouquet de fleurs (n ° 15, g-alerie Goudslikkor, Amsterdam), Élude d'cmimaux (11° 1 6, KunsthisLorischcs Museum, Munich). On y pouvait admirer trcnLc-huit Loilcs de Pierre-Paul Hubcns ( 1 57716�0) ; un grand nombre de ces toiles éLaicnL de dimensions minuscules (on moyenne 0,50 m x 0,30 m) ; les plus imposnnLes éLanL La J(ermesse (n° 81 ), et JJacchanale (n ° 0 1 ), 2, 1 2 m x 2,66 m. Au cataloguo de ceLLo exposition ( L. Danel, Lille-Loos, 1 9:J6), préface de P. JamoL et inL1·oduction do R. 1 -I uyguc. La dimension des toiles exposées nous pormot do mcllrc en évidence l'humour de Paulhan, son go0L du lu mysLificnLion. 1 29
A dactylographié recto ms. signature a} c en surcharge ms. après cho b) s'ocharncr souligné à la main c) q en surcharge ms. sur s dactylogra• phié d ) (sic) pour Baeumler
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le 23 Février 37 llfon cher ami,
Connaissez-vous le livre de Geijerstamm : Nils Taffcson el sa mère ( 1 ) ? Sur le sujet de L'Enfant de chœur •, c'est (me dit-on) une œuvre assez forte. Impos�ible de donner Acéphale (2) cc mois-ci. J'aurais aussi deux ou trois choses à vous demander : 1 - Ne voudriez-vous pas renoncer aux " faux » d'Isabelle Rivière (3) ? Le fait est parfaitement exact. Nous l'avons dit. Peut-être ne faut-il pas s'acharner • à le dire. 2 - Pourquoi c diable mêlez-vous tous les problèmes. Il se peut que le communisme règne bientôt, mais ce n'est pas la question. Et cc n'est pas non plus de votre choix qu'il s'agit ici (3). 3 - J'avoue que l'exemple Bauemler d ne me convainc pas (4). Gide a pleuré tout récemment pour bien des choses qui n'intéressent pas l'essen tiel de son œuvre (5). Et la thèse de Bauemler a été celle de plus d'un commentateur sérieux (eL révolutionnaire) de Nietzsche. Aussi, je vous en prie, traduisez (a la dernière ligne) le texte allemand (6). VoLre ami
Jean P.
(I) Le romancier suédois Gustar ar Gcijcrstam publia en 1902 à Stock holm : Nil.a Tufuesson oeil lums modcr - Bo11dcroman, c'cst-:\-dirc Nils Tuf vcsso11 (cl non Taffcsso11) cl sa mère - Roman paysan. II existe plusieurs édi tions de cc roman, dont l'une en 1 922. II fut traduit en allemand : Nils Tuf uesson und .seine 1Hullcr. Baucmroman ( Berlin, 1904, trad. Gertrud Inge borg Klet.L), cl en hollandais Nils 'l'ufuesson en zijn moedcr (Amsterdam, 190:J, trad. Jcannclle E. Keyscr). N. B. - Lu lctlrc dactylographiée n ° 56 porte bien l'orthographe Taffc son, mais le brouillon manuscrit de ,Jeun Paulhan, retrouvé dans les photo copies des lctlrcs d'ELicmlJlc ù Paulhan, portail Tuffcso11, autro orrour, pour 1'ufuesR011. (2) Etiemble avait été chargé par Paulhan de recenser pour la revue le premier numéro d'Acéplwlc. Il inlilula son propre texte « Acéphale ,. Pour éviter Loule confusion entre la revue Act!p/1111,, cl lu recension • Acéphale • nous les désignerons ainsi dans celle note. L'étal définilif du Lcxte d'Etiem blo parul dans la N.R.F., 11° 28:J, 1 ur uvril 1937, pp. 634-635.
130
Voici comment, dans la N.R.F., no 275, Je r août 1936, p. 403, Jean ·wah l présentait Acéphale : • En mème Lemps qu'Inguisilions a paru Acéphale, la revue de Bataille et de Masson ; Caillois cherche la rigueur, Bataille fait appel au cœur, à l'enthousiasme, à l'extase, à la terre, au feu, aux entrailles. Les illustrations de Masson sont impressionnantes. Klossowsld étudie le caractère de l'at tente et du temps chez Sado. Souhaitons de voir se continuer ces deux revues, qui divergent à partir d'un point commun (surréalisme, freudisme, Rimbaud, Nietzsche), et qui livrent leurs combats, chacun do son côté, avec une louable âpreté. • Cette revue trimestrielle publiée par les éditions G.L.111., 6, rue H uyghens, Paris XIV•, était dirigée par Goorges Ambrosino, Georges Bataille et Pierre Klossowski. Le numéro double de janvier 1937 était consacré à Nietzsche et portait en sous-titre : Réparation à Nietzsche. li comportait une mise au point con cernant l'interprétation posthume de Nietzsche intitulée : Nietzsche el les fascistes (pp. 3-13) ; des articles de Georges Bataille : Propositions (pp. 1721), Jean Wahl : Nietzsche cl la mort de Dieu (pp. 22-23), Jean Rollin : Réa lisation de l'homme (p. 24), Pierre Klossowslci : Création du monde (pp. 2527 ). On y lisait en outre une recension de ,, Deux interprétations récentes de Nietzsche ,, celles de Karl .Jaspers et de Karl Loewi th, par G.B. [ataillc J et P. K. (lossowski J (pp. 28-32). (3) Sur le manuscrit d' • Acéphale •, qui fut soumis à Paulhan, nous lisons en effet : • Les faux de Richard Oohler, cousin de Nietzsche, ne seraient pas plus graves que ceux de Paterne Berrichon, ou d'Isabelle Rivière, s'ils n'étaient, outre-Rhin, approuvés par Hitler et diffusés. • - On avait publié (Mercure de France, 1937) un volume d'Ébauches de Rimbaud, suivies de la correspondance entre Isabelle Rimbaud cl Paterne Berrichon el de Rimbaud en Orient. Scion Etiemble, la correspondance entre
la sœur et le beau-frère do Rimbaud démontrait que ceux-ci s'étaient enten dus pour cacher une certain nombre de faits. - Quant à Isabelle Rivière, c'est clic qui, après la mort de son époux Jacques Rivière, rassembla les textes qui devaient composer le Rimbaud, ouvrage posthume paru chez Kru, en 1930. En republiant l'article de Rivière paru dans la N.R.F. en l !l l 4 (voir Lettre 25, note 2), elle n'avait point tenu compte d'un fait, d'ailleurs avéré par une lettre de Jacques Rivière à Ernst Robert Curtius (datée du 10 décembre 1923, et citée dans la N.R.F., 1er novembre 1931, pp. 831-832) oü Riviére déclarait s'ètre trompé, en 1914, sur la valeur mystique des llluminalio11s. (4) Au chapitre ,, Nietzsche et les fascistes , ( pp. 3-1 1 ), la revue Acéphale examinait notamment, sous le titre ,, PLUS PROFESSORAL... •, ln thèse du commentateur allemand de Nietzsche, Alfred Baeumler, telle qu'il l'avait exposée dans son ouvrage : Nietzsche, der Philosoph und Poliliker (Leipzig, 193 1). Voici Je texte do cette rubrique : • PLUS PROFESSORAL... Reste, - peul-être Je plus sérieux - la tentative conséquente de i\L Alfred Baeumler, utilisant des connaissances réelles ot une certaine rigueur théo rique à la construction d'un nietzschéismo politique. Le petit livre do Baeurnlcr, Nicl:sche, le philosophe cl le politicic11, tiré par les éditions Rcclam à do très nombreux exemplaires, fait sortir du dédalo des contradictions nietzschéennes la doctrine d'un peuple uni pur une commune volonté de puissance. Un tel travail est en effet possi!Jle et il élniL ratai qu'il soit fait. Il dégage dans son ensemble une figure précise, nouvelle, remarquablement artificielle et logique. Que l'on suppose Niotzsche une fois se demandant : • A quoi cc quo j'ai éprouvé, cc quo j'ai aperçu, pourra-t-il Hre uli/c ? • C'est en effet cc que M. 1Jaeurnle1· n'aurait pas manqué do so domunder à sa place.
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Et comme il est impossible d'être uLile à ce qui n'existe pas, M. Baeumler se reporte nécessairement à l'existence qui s'impose à lui, qui aurait dû s'im poser à Nietzsche, celle de la commu�auté � laquell� l'un et l'autr� ont été voués par la naissance. De telles cons1dérat10ns scrarnnt correctes a la con dition que l'hypothèse formulée ait pu r�covoir un sc� s dans l'esprit de Nietzsche. Une autre supposition reste possible : cc que �1ctzschc a épro':1�é, cc qu'il a aperçu, ne pouvait pas etre reconnu par llll com �1c une ut1\1té mais comme une fin. De même que Hegel a attendu que 1 Etat prussien réalise !'Esprit, Nietzsche aurait p�, après l'avoir vitupéré_c , attendre obs curément de l'Allemagne qu'elle donne un corps et une voix réelle � Zara thoustra ... Mais il semble que l'intelligence de M. Bacumler, plus exigeante que celle d'un Bergmann, d'un Ochlcr, élimine des _représentations trop comiques. Il lui a paru expédient de négliger tout � e qui de façon trop mco� lcstable avait été éprouvé par Nietzsche comm� f_m non comme moyen et 11 l'a négligé ouvertement par des remarques pos1t1ves. Nietzsche parlant de la mort de Dieu employait un langage bouleversé, témoignant de l'expérience intérieure la plus excédcntc. Baoumlcr écrit :
Pour comprendre exaclemenl l'altitude de Nietzsche à l'égard du christia nisme, il ne faul jamais perdre de vue que la phrase décisive, Dieu est mort, a le sens d'une conslalalion historique.
Décrivant cc qu'il avait éprouvé la première fois quo la vision du retour éternel s'était présentée à lui, Nietzsche écrivait : ,, L'intensité de mes sen timents me faisait à la fois trembler et rire... cc n'étaient pas des larmes d'at tendrissement, c'étaient des larmes de jubilation ... o En réalité, affirme Baeumlcr, l'idée de retour éternel est sans imporlance du point de vue du système Niel:sche. Nous devons la considérer comme l'expres sion d'une expérience haulemcnl personnelle. Elle est sans rapport aucun avec la pensée fonda111e11lale de la volonté de puissance cl mémc, prise au sérieux, celle idée briserait la cohérence de la 11olonlé de puissance.
De taules les représentations dramatiques qui ont donné à la vie de Nietzsche le caractère d'un déchirement et d'un combat haletant de l'exis tence humaine, l'idée de rr.lour élernûl est certainement la plus inaccessible. Mais de l'incapacité d'accéder à la résolution de ne pas prendre au sérieux, le pas franchi est le pas du traitre. Mussolini reconnaissait au trefois que la doctrine de Nietzsche ne pouvait pns ètrc réduite à l'idée de volonté de puis sance. A sa façon M. Baeumlcr acculé à la trahison et franchissant le pas le rccon i:iait avec un éclat incomparable : émasculant au grand jour... , (op. c,t., pp. 9-10). Conformément au jugement ot au vœu sous-entendu de Paulhan Etiemble supprima le paragraphe qui concernait « la thèse • de Bacumle� dans le compte rendu où il louait la revue Acéphale d'avoir su lui faire un sort à ses yeux définitif. Il citait notamment tout le passage concernant l'idée de retour éternel. (5) On trouvera dans le Journal d'André Gide (p. 1 255), à la date du 5 septembre 1936, les réflexions suivantes qui pourraient bien ètrc en rap port avec cette phrase de ,Jean Paulhan : 1 c'est en souvenir de l'intransigeance presque fanatique, de l' ,, orLhod_o :- 1.c •> en effet un peu inquiétanLe qui animaient celui-ci au temps d'fllqutstlwns et dans quelques déclaraLions du Collège de Sociologie que la revue Clé avait su relever : • D_ans la N.R.F. de novembre, un groupe do _ " jeunes " qui si�n.cnt les décla raL10ns du " Collège de Sociologie " : Caillms, �aLa1lle et Lems, se proEose de créer un " foyer d'énern-ie " mais ne nous d1L pas commenL sera cree cc foyer, ni commenL sera employée ceLLe énergie. Nous devons pour le moment nous contcnLer de Jeurs affirmations de JutLer conLre " l'absolu mensonge des formes politiques " ce qui permeL de sous-cnLendre qu'à l'opposé des hommes poliLiques, les professeurs du " Collège de Sociologie " détiennent l'absolue vériLé. Hitler ne pourraiL mioux dire. •> ( Clé, n ° 1, p. 8 : Revue des Revues.)
(4) Depuis 1920, époque où il s'était engagé comme matelot sur un cinq mô.ts schooner, le poète Henri Michaux (né en 1899) n'avait cessé de voyager. Il avait en 1927 visiLé J'ÉquaLeur, d'où il rapporta_ Ecuador ( Galhmar (depuis 1934, ils n'avaient pour ainsi dire point cessé, détachant du communisme bon nombre d'inLellccLuels) ; mais comment imaginer q ue, pour expier en quelque sorte la lùchelé des Français devant Biller, J\Ialraux pùt souhaiter entrer dans une armée qui n'existait plus ? Quant au grade de
(2) Les Fleurs de Tarbes ( /) ou la Terreur dans les Lel/res venait de paraitre chez Gallimard dans une version tout à fait dil1frento des livraisons publiées sous le litre Les Fleurs de Tarbes dans la JV.H.F., n°• 273 il 277, de mars à j uin 1936. Paulhan ne réalisa point son projet do donner une suite aux Fleurs ( I). I l devait publier de nombreux textes ayant pour sujet le langage, la rhe torique ou la poésie, mais ceux-ci ne furent jamais groupés en volume avant l'édition de ses Œuures, aux tomes Il et 1 1 1 : La 1Warque des le/Ires et Le Do11 des langue., (Tchou, 1966 e t !IJG7). (3) A partir de 1941 et presque jusqu'à sa mort, Jean Paulhan résida au n° 5 de la rue des Arènes, près des al'èncs de Lutèce, dans un " coin pitto resque •> du 5• arrondissement où la mère de Jean Paulhan avait tenu une pension de famille. (4) La collection de la Pléiade avait été crüéc en 1931 par le li braire éditeur ,Jacques Schiffrin qui publia un Don Quicho/le pour l'inaugurer. Après sa faillite, les Éditions Gallimard rachetèrent le fonds de la collection e t publièrent e n l !l34 l e premier volume • Gallimard • > do la série : u n 1\1on laigne, présenté par Thibaudet. (5) C'est sans doute par l'intercession de Félix Fénéon, qu'il admirait, que Jean Paulhan se convertit II Duranty. En l !l20, Félix Fénéon, qui diri geait alors les Éditions de la Sirène, avait préfacé une réédition du roman de Duranty, La Cause > - Raymond Queneau (né en 1903) devait dès 1951 siéger à l'Académie Goncourt. Son laient el son immense cul ture Je désignaient tout parLicu lièrcmenL pour cc j ury. - Wladimir Weidlé (né en 1805) avait publié notamment Les Abeilles d' Arislée ( Bruges, Desclée de Brouwer, 1935) ; tJhargé de îa rubrique Lellres européeT1nes aux Cahiers clc la Pléiade, il avait obtenu le Prix Rivarol en J9,l9 pour ETI mnrge cle l' Occident publié la mèmc année sous un titre diffé rent : La Russie absente cl prJsenlc (Gallimard). - Dominique Aury (née en l !l07), qui collabol'ait à de nombreuses revues depuis la LibérnLion, éla i l. alors secrétaire des Cahiel's de la Pléiade. Elle devaiL plus Lard siéger aux jurys du Prix Fe111ina et du Prix de la Critique ( qu'elle obLinL cllc-mèrnc en 1 !)58) ainsi qu'à celui du Prix Schweitzer. Le « prix d'écriture •> est resLé le Prfa: des Criliq11c.s fondé par Florence Gould cl qui couronna en 10-17 La Pesie d'Albert Camus. Le jury éLait alors composé de : Marcel Arland, Albert Béguin, Maurice 13lanchol., Jean Grenier Gabriel Marcel 1 Maurice Nadcau, Emile Henriot, Am1and 1-loog, Jean 'Blanzat, Frédéric Lefèvre, Tlucrry 1\l aulruer, .Jean Paulhan. Etiemble n'a jamais été membre d'un jury de prix liLLéraire. QuanL à l'offirmaLion de Paulhan scion qui la plupart des prix avaient disparu, elle ne no�s a poiu_L paru fondé� : 1- \' Gnr,courl, le Fémina, les deux Sarnle-Beuve, le Pr,x des Cr,t,ques, le Prix UwC1rol, cLc. le montraient assez.
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130 [9 décembre 1950 ]
B
A recto ms. a) ajout en interligne
ms.
Paris 25 19h 45 9-12 1950 Rue Danton JWonsieur Etiemble Professeur à la Facullé des Lellrcs Montpellier (Hérault)
samedi Bien cher ami si votre Duckworth accepte décidément de se lancer dans Thibaudet, il faut :
+
1 . qu'il vienne à Paris, où je l'initierai au graphisme de Thibaudet. 2. qu'il y reste une dizaine de jours, le temps de faire taper en entier+ à ses frais, évidemmenL•. le Berger de Bellone. je suis tout prêt à l 'aider. Mais qu'il se décide vite ( 1 ) !
( )
c'est entendu pour Noël (2). A bientôt donc, et affectueusement J.
Mais vous ne m'aviez jamais écrit ( o u si l a lettre s'est perdue ? ) q u e D. fûL tout à fait décidé (3). ( 1) M. Colin DuckworLh se rcndiL à Paris on juin Hl51 pour rcnconLrcr Jean Paulhan. Voici un passage d' une lel.lro inédite (datée du 1 4 juin 1951) que M. Duckworth nous a aimablement !ail connaîLrc, où il relate ù ses parents sa visite à Jean Paulhan : « I wenl Lo sec Jean Paulhan on Tucsday morning, to have a grmcral chal aboul Le JJcrycr de JJcl/011e, and Lo gel 0110 or two n 1 u 0 i ,?.s1.l� �;��t��h�� 1-fc �v,:i��il far, und said he Lhou r,:hl I was doing remarkably woll. I showed him a plan of Llw prcrace, and discusscd il wilh him, and he agrccù wholehcarLcdly with il. H e invited me Lo go round Lo lhe offices ol lhe N . R.F. Lo nwel Llrn son or one or lhc wrilcrs mcnlioned in Thibaudel.'s poem, aboul whom I wanl.cd somc informalion. So al G 11.m. ycsLerday l cnlcrcd lhc airy porlals of Francc's grculusl publishing housc anù li lurary rcvh,w. Thero I mel my " prey ", Dominique Arnaul