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French Pages 150 [121] Year 2011
Jean-François Mouhot
DES ESCLAVES ÉNERGÉTIQUES RÉFLEXIONS SUR LE CHANGEMENT CLIMATIQUE
Préface de Jean-Marc Jancovici
Champ Vallon
La collection «L’ENVIRONNEMENT A UNE HISTOIRE» est dirigée par Grégory Quenet © 2011, CHAMP VALLON, 01420 SEYSSEL WWW. CHAMP-VALLON.COM ISBN (papier) : 978-2-87673-554-5 ISBN (ePub) : 978-2-87673-953-6
PRÉSENTATION Ce livre explore les liens historiques et les similarités entre esclavage et utilisation contemporaine des énergies fossiles et montre comment l’histoire peut nous aider à lutter contre le changement climatique. Il décrit d’abord le rôle moteur de la traite dans l’industrialisation au XVIIIe siècle en Grande-Bretagne, puis explique comment l’abolition de l’esclavage peut être pensée en lien avec l’industrialisation. En multipliant les bras «virtuels», les nouveaux esclaves énergétiques que sont les machines ont en effet progressivement rendu moins nécessaire le recours au travail forcé. L’ouvrage explore ensuite les similarités troublantes entre l’utilisation des énergies fossiles aujourd’hui et l’emploi de la main-d’œuvre servile hier, et les méthodes utilisées par les abolitionnistes pour parvenir à faire interdire la traite et l’esclavage. Ces méthodes peuvent encore inspirer aujourd’hui l’action politique pour décarboner la société. Jean-François Mouhot est docteur en histoire de l’Institut Universitaire Européen. Il est chargé de recherches à l’Université de Georgetown (Washington) et à l’École des Hautes Études en Sciences Sociales à Paris. Son premier livre, Les Réfugiés Acadiens en France (1758-1785) (Septentrion, 2009) a obtenu le prix Pierre Savard 2010. «Un livre brillant en même temps que profondément troublant, fondé sur une série de comparaisons extrêmement perspicaces et imaginatives entre esclavage et énergies fossiles. Les conclusions sont tout autant convaincantes qu’inquiétantes» David Brion Davis, Université de Yale
À Claire, once again À Anna, Paul et Hugo Aux Wilberforce, Schœlcher ou Lincoln du XXIe siècle qui sauront nous libérer de l’esclavage énergétique et nous mener pacifiquement vers une société sans carbone.
PRÉFACE Jean-Marc Jancovici1 Est-il anormal d’être esclavagiste? Sans aucun doute, répondra le citoyen d’une démocratie, qui ne pourra que considérer comme un progrès l’abolition formelle, en ce début de XXIe siècle, de cette forme bien particulière de relation entre les hommes dans la majeure partie des pays du monde. Pourtant, à bien y regarder, cette situation a été bien plus une exception qu’une règle dans l’histoire des hommes, même au sein des démocraties citées en exemple dans les manuels d’histoire: Rome et Athènes avaient des citoyens… et des esclaves en même temps! L’esclavage était souvent ce que pouvaient espérer de mieux les prisonniers de guerre lors des conflits entre peuples ou tribus aux temps anciens (l’autre alternative était la mise à mort de manière plus ou moins rapide et sympathique), voire même les bannis d’une nation, puisque les travaux forcés ou obligatoires des prisonniers, civils ou de guerre, ne sont rien d’autre qu’une forme particulière d’esclavagisme. Le règne animal lui-même n’est pas exempt de ce genre de relation: nombre d’animaux fournissent «gratuitement» du travail ou des services à d’autres, sans qu’ils aient trop le choix. Tous nos animaux domestiques sont formellement nos esclaves, et même les pucerons sont les esclaves des fourmis! Alors pourquoi est-il devenu «normal» que les hommes ne connaissent plus cet état de manière ordinaire? Pour provocante qu’elle puisse paraître, cette question n’en est pas moins essentielle. Est-ce la nature humaine qui aurait profondément changé? Ou faut-il aller chercher ailleurs que dans la modification de notre génome – qui semble bien être à peu près le même aujourd’hui qu’il y a deux siècles – la
raison profonde de cette évolution? Si la raison est ailleurs, il sera alors raisonnable de la trouver dans un facteur qui a commencé à se manifester au cours du XIXe siècle, et dont la montée en puissance a conduit à l’interdiction progressive de l’esclavage dans un nombre croissant de pays. Ce facteur devra aussi avoir pour caractéristique de fournir un service de même nature que le travail des esclaves. Et, avec ce cahier des charges, une suggestion vient alors à l’esprit: ce qui a remplacé les esclaves humains, ce sont les esclaves mécaniques, c’est-à-dire… les machines! Comme les forçats des temps anciens, les machines cassent des cailloux, cultivent, cousent, poussent ou tirent, pompent, assemblent, et désormais informent… et ce pour un prix considérablement inférieur à celui du travail humain, même si le labeur lui-même n’est pas rémunéré. Car, pour ne pas perdre un esclave, il faut a minima le nourrir et le loger, même mal, et le prix de ce maintien en vie s’avérera de moins en moins compétitif avec le prix de la machine, ce qui a probablement joué un rôle majeur dans l’évolution que nous avons vécue. Le pétrole et le charbon auraient donc été la cause profonde à l’origine des envies abolitionnistes? Voici une théorie qui peut sembler audacieuse, mais que Jean-François Mouhot a décidé d’explorer sous toutes ses facettes, et qui a conduit au présent livre. En relevant les parallèles entre la possession d’esclaves et la possession de machines, et ce qui fait passer de l’un à l’autre, Jean-François Mouhot s’inscrit dans la droite ligne de Freakonomics. Surtout, ne pas s’arrêter à l’écume des choses ou aux causes trop évidentes, au surplus quand un examen comparé un peu attentif montre que, en d’autres occasions, la même cause a eu des effets bien plus mineurs. Car conclure que l’esclavagisme a disparu parce que les hommes sont devenus foncièrement bons ne constitue, à l’évidence, pas une théorie vérifiée par les faits: après la fin de l’esclavagisme aux États-Unis et en Grande-Bretagne au XIXe siècle, c’est au XXe que la Russie soviétique, la Corée du Nord, la Chine, ou encore l’Allemagne nazie en ont offert de multiples contre-exemples. Par contre, l’explication économique de la disparition de l’esclavagisme quand la machine devient accessible
pour tous colle assez bien avec ce qui a été observé partout. On lira donc avec grand intérêt cet essai qui, à n’en point douter, apporte un éclairage inédit sur l’apport des combustibles fossiles aux sociétés humaines… et qui porte en germe un défi supplémentaire quand il va falloir s’en passer progressivement.
INTRODUCTION En 2005, alors que j’enseignais à l’Université de Lille, j’ai été surpris des difficultés de mes étudiants à imaginer que des êtres humains, souvent intelligents et sensibles, aient pu un jour réduire d’autres hommes et femmes en esclavage. Pour eux, l’esclavage représentait l’incarnation même du Mal, à tel point que les propriétaires d’esclaves ne pouvaient qu’être des barbares, si différents d’eux qu’ils en perdaient leur humanité. Mes étudiants ne pouvaient croire que certains esclavagistes aient pu être authentiquement aveugles quant au mal qu’ils faisaient subir à ceux qu’ils asservissaient. Peu de temps après, on m’a offert le livre de Jean-Marc Jancovici et Alain Grandjean Le Plein s’il vous plaît: La solution au problème de l’énergie, publié en 2006. Cet ouvrage faisait remarquer que le réchauffement climatique actuel causait déjà du tort et des souffrances à beaucoup à travers le monde, et compromettait sérieusement le futur de nos enfants (et celui de mes étudiants). Les auteurs montraient également comment, aujourd’hui, des machines de toutes sortes – presque toutes mues par des énergies fossiles2 – accomplissent le travail que réalisaient auparavant esclaves ou serviteurs: «à travers sa consommation d’énergie, chaque Européen dispose désormais de 100 domestiques en permanence, qui s’appellent machines d’usine, trains et voitures, bateaux et avions, tracteurs, chauffage central, électroménager, tondeuses à gazon et téléskis» (Jancovici & Grandjean 2006)3. Ces «esclaves énergétiques» – energy slaves en anglais, un terme maintenant utilisé de manière courante par les scientifiques et les historiens de l’environnement – font aujourd’hui notre lessive, cuisinent à notre place, nous transportent à l’autre bout du monde, nous divertissent, et font pour nous la majeure partie des travaux pénibles nécessaires à notre survie ou à notre confort.
En lisant ce livre, je fus frappé par les intrigantes similitudes entre l’esclavage et notre mode de vie contemporain si dépendant des énergies fossiles: esclaves et machines rempliss(ai)ent en gros les mêmes fonctions dans la société (effectuant le travail pénible, salissant ou dangereux dont personne ne veut, pour faire simple); l’esclavage, tout comme le «droit» de posséder une voiture, d’avoir le chauffage central ou de prendre l’avion à notre guise, a été longtemps considéré comme quelque chose de parfaitement normal et acceptable; enfin, l’esclavage a été remis en cause assez rapidement à partir du moment où le mal qu’il causait est devenu plus visible, tout comme notre consommation effrénée d’énergie commence à être récusée en raison des problèmes divers et variés – et fort graves – causés par notre boulimie énergétique4. Il y a bien évidemment des différences importantes entre l’utilisation d’esclaves et l’utilisation de machines fonctionnant au pétrole ou au charbon, sur lesquelles je reviendrai. L’immoralité de l’esclavage provient de ce que ce dernier constitue un «crime contre l’humanité»5. Par contraste, les énergies fossiles n’ont de toute évidence pas d’âme, ne souffrent pas, et le mal causé en les brûlant n’est évidement pas direct comme dans le cas de l’esclavage. Le problème avec le pétrole n’est pas directement moral, mais résulte des «externalités négatives», comme disent les économistes (ou les dommages collatéraux, en langage courant). Si brûler à grande échelle du pétrole ou du charbon ne contribuait pas puissamment au réchauffement de la planète cela ne serait pas mauvais en soi. Si, pour garantir un approvisionnement énergétique bon marché, certaines compagnies pétrolières et les États qui les soutiennent n’armaient pas des milices ou ne fomentaient pas des coups d’État et des guerres civiles, prendre sa voiture pour aller acheter sa baguette de pain ne poserait pas de problème éthique. Mais pour ceux qui acceptent que le réchauffement actuel résulte des activités humaines et qu’il cause déjà du tort aux populations les plus vulnérables de la planète, il est désormais indéniable que notre addiction aux énergies fossiles contribue indirectement à faire souffrir un certain nombre de gens dans le monde, et tout semble indiquer que le problème ne va pas aller en s’améliorant.
La souffrance engendrée par notre dépendance aux énergies fossiles est bien sûr éloignée (géographiquement et chronologiquement), et involontaire. La nature du mal dans ce cas semble à première vue fondamentalement différente de celle de l’esclavage. Je n’affirme toutefois pas, dans les pages qui suivent, que les deux sortes de mal sont moralement parfaitement équivalentes. Les conséquences imprévues de la combustion massive des énergies fossiles sont seulement pleinement comprises depuis peu de temps. Actionner des machines grâce à la vapeur fut longtemps considéré comme un immense progrès, tout comme Thomas Midgley, le chimiste ayant breveté les chlorofluorocarbures (CFC) et l’essence au plomb, crut jusqu’à la fin de sa vie avoir rendu par son ingéniosité un fier service à l’humanité – ceci, bien sûr, jusqu’à ce que d’autres scientifiques ne réalisent les effets secondaires tout aussi inattendus que désastreux de ses inventions sur la couche d’ozone notamment (McNeill 2000). Mais à présent que nous sommes conscients des effets néfastes de la combustion des carburants fossiles et que nous continuons, globalement, à accroître ou au moins à maintenir nos niveaux d’émissions, pour combien de temps encore pouvons-nous prétendre que les conséquences sont «involontaires»? Au XVIIIe siècle de nombreuses personnes – par exemple les consommateurs européens du sucre produit dans les Antilles, ou encore les planteurs qui résidaient en métropole et laissaient l’exploitation de leurs propriétés à des gérants – profitaient également de l’esclavage sans être en contact direct avec ceux qui cultivaient le coton ou faisaient fonctionner les moulins à sucre. Dans des cas comme ceux-ci, il ne paraît pas aberrant de dire que ces personnes commettaient une transgression morale comparable à celle commise par ceux qui jouissent des bienfaits des énergies fossiles maintenant, tout en sachant que d’autres pâtissent et pâtiront encore davantage demain de notre mode de vie. Des recherches subséquentes entreprises sur ce sujet captivant ont renforcé mon intuition initiale qu’il existe des parallèles tout à fait étonnants entre l’esclavage et notre mode de vie actuel dopé aux hydrocarbures. J’ai été amené à découvrir de nombreux autres liens qui
sont présentés rapidement ci-dessous et approfondis dans le corps de cet essai. Tout d’abord, il existe une fascinante corrélation entre l’abandon de l’esclavage et le décollage industriel, lui-même à l’origine d’un accroissement massif de la consommation de charbon. Comme John et William McNeill l’ont récemment souligné, l’histoire montre que ce que l’exploitation des énergies fossiles a permis dans la sphère du travail – une libération historique de l’effort musculaire – l’abolition [de l’esclavage] l’a permis dans la sphère sociale. Ce furent des événements connectés et, en gros, simultanés. L’utilisation d’énergie inanimée6 rendit graduellement le travail moins rare, et le travail forcé moins attrayant. [Les énergies fossiles] facilitèrent la communication des idées anti-esclavagistes […] et l’imposition de la morale européenne en Asie et en Afrique. Dans certains contextes, l’abolition du travail forcé rendit plus économique l’utilisation de machines et des énergies inanimées. À l’échelle mondiale, croissance démographique, industrialisation, utilisation d’énergie et morale égalitariste ont contribué ensemble et en même temps à remodeler la condition humaine (McNeill 2003).
De fait, et même si cela est, curieusement, peu mentionné par les historiens, l’apparition de la machine à vapeur fut probablement une condition nécessaire à l’abolition de l’esclavage. L’exploitation des énergies fossiles entraîna une transition énergétique qui fit apparaître la servitude comme de plus en plus superflue, en sorte que les machines ont de facto remplacé le travail forcé dans les sociétés modernes. Ce point est développé dans le premier chapitre. J’ai voulu ensuite tenter de creuser l’analogie frappante, déjà évoquée plus haut, qui existe entre l’utilisation, jadis, des esclaves et l’usage que nous faisons aujourd’hui de nos machines à laver et autres moteurs à explosion, analogie qui s’étend jusque dans la manière de percevoir ces deux «sources d’énergie» comme étant alternativement morales ou immorales. C’est l’objet du deuxième chapitre qui développe l’analogie et propose d’en tirer les conséquences. Dans les deux cas, ceux qui bénéfici(ai)ent du travail des esclaves ou du «travail» des machines ne sont pas les mêmes que ceux qui en supportent les coûts. Ces coûts étaient «externalisés» par les propriétaires d’esclaves vers leurs esclaves et des tiers. De la même manière, ceux qui brûlent massivement du pétrole et du charbon aujourd’hui ne sont en général pas les mêmes que
ceux qui paient l’addition, c’est-à-dire à la fois les pauvres (qui sont principalement affectés en amont par tout ce qui découle de la prospection et de l’exploitation pétrolières, et en aval par les sécheresses ou les inondations – phénomènes naturels renforcés encore par le changement climatique) et les générations futures. Comme l’a justement remarqué un journaliste du magazine américain The Nation récemment, «de la même manière que les victimes de l’esclavage étaient de lointains inconnus pour la plupart des [Européens], les victimes du réchauffement climatique vivent principalement dans des pays étrangers et éloignés (y compris dans le futur), et n’ont par conséquent pas droit de vote», ni voix au chapitre (Hertsgaard 2010). L’histoire de l’esclavage et de son abolition montre combien la frontière est floue entre ce qui est considéré comme bien ou mal à un moment donné, et la rapidité avec laquelle cette frontière peut basculer. Ce que je suggère n’est pas que les propriétaires d’esclaves étaient des barbares et que nous sommes devenus semblables à eux; mais plutôt que de nombreux propriétaires d’esclaves furent pris au piège d’un système qui n’évolua pas aussi rapidement que la morale et les sensibilités – ce qui n’excuse pas bien sûr leurs actions – de la même manière que notre système énergétique, qui ne posait pas de problème moral lorsqu’il fut mis en place, se trouve aujourd’hui remis en cause par l’évolution récente de la science climatique. Nous nous représentons mentalement les propriétaires d’esclaves comme des brutes cruelles, sadiques, inhumaines. Mais ce faisant, nous oublions un peu trop facilement la banalité de la condition servile dans les siècles passés. À la fin du XVIIIe siècle, plus des trois quarts de l’humanité vivaient dans une condition ou une autre d’asservissement, soit esclaves, soit serfs (Hochschild 2006: 2). L’esclavage semblait tout à la fois normal et indispensable. George Washington, Thomas Jefferson, l’Église Anglicane et même Toussaint Louverture, lui-même un ancien esclave, ont possédé des esclaves. Les modes de vie et d’importants revenus reposaient sur ce système, tout comme nous sommes aujourd’hui dépendants d’un approvisionnement constant en pétrole ou en gaz naturel. Beaucoup de propriétaires d’esclaves vivaient avec l’impression qu’ils étaient de braves et honnêtes gens, exactement comme nous. De
nombreuses études psychologiques conduites après la guerre – les expériences dites de Milgram7 ou de Stanford, par exemple (Milgram 1974; Zimbardo 2007) – ont montré comment des gens ordinaires, intelligents, en bonne santé mentale, peuvent facilement se transformer en bourreaux, et comment des personnes qui n’ont pas de mauvaises intentions peuvent aisément faire du mal à d’autres lorsque le contexte social le permet. La plupart des historiens s’accordent à penser que l’on ne doit juger les générations passées qu’en fonction des normes qui prévalaient à leur époque. Ce n’est cependant pas la réaction la plus courante. Nous devrions garder cela en mémoire quand nous réfléchissons à l’esclavage, mais aussi quand nous pensons aux affaires présentes. Si un jour prochain ou lointain notre extravagance actuelle vis-à-vis des énergies fossiles est sévèrement et largement condamnée par la société, que penseront nos enfants de notre attitude actuelle? Ils risquent de trouver nos justifications difficiles à accepter, même si elles nous apparaissent aujourd’hui tout à fait impérieuses et convaincantes. (Le fait que les citoyens ordinaires aujourd’hui agissent d’une manière qui, j’en suis persuadé, sera considérée un jour comme immorale, égoïste et dangereuse, tout comme l’esclavage passé, n’est évidemment pas – fautil vraiment le préciser? – une tentative de réhabiliter l’esclavage ou de nier son caractère criminel). En quoi tout ceci est-il pertinent vis-à-vis des politiques touchant au changement climatique? J’ai découvert que les problèmes rencontrés par les militants anti-esclavagistes pour parvenir à faire interdire l’esclavage étaient souvent assez similaires à ceux rencontrés de nos jours par ceux qui œuvrent pour la réduction des émissions de gaz à effet de serre. Par voie de conséquence, les approches destinées à décarboner l’économie et la société et à lutter contre le changement climatique peuvent s’inspirer directement des méthodes utilisées aux XVIIIe et XIXe siècles pour parvenir à l’abolition de l’esclavage, et c’est ce qui fera l’objet du dernier chapitre de cet ouvrage. Nos économies contemporaines sont devenues extrêmement dépendantes vis-à-vis des énergies fossiles, tout comme les sociétés esclavagistes étaient dépendantes de leurs esclaves – en fait, même bien
davantage que ces dernières ne l’ont jamais été. Cette constatation a récemment amené un chercheur à écrire: «Que les membres du Congrès américain [aujourd’hui] cherchent à justifier l’utilisation des énergies fossiles malgré les risques pour les générations futures, de la même manière que les représentants sudistes [avant la guerre de Sécession] s’efforçaient de justifier l’esclavage en dépit d’idéaux égalitaires n’est probablement guère surprenant dans ce contexte» (Davidson 2008). Nous ne devrions donc pas être étonnés des oppositions vis-à-vis de ceux qui mettent en garde contre le réchauffement climatique. Ces résistances, moins perceptibles en période de vaches grasses, se font plus visibles depuis le début de la crise. Des sondages récents ont ainsi montré une baisse des inquiétudes concernant cette question dans la plupart des pays occidentaux au cours des trois dernières années. Un sondage réalisé à la veille du sommet de Cancun sur le climat (décembre 2010) montrait ainsi une nette érosion des préoccupations concernant l’effet de serre en France: seulement 41% des interrogés estimaient que le changement climatique représentait une menace contre 53% en 2008 (IFOP 2010). En Grande-Bretagne, la proportion des personnes estimant que le climat de la planète est en train de changer est passée de 91% en 2005 à 78% en 2010 (IPSOS-Mori 2010). La même tendance se retrouve aux États-Unis, où plus de la moitié des Républicains élus au Congrès en novembre 2010 nient l’existence du changement climatique (Guardian 2010 et Washington Post 2010). Le déni survient quand nous croyons qu’un problème est tellement insurmontable que changer est tout à fait impossible, ou trop pénible et contraignant. Mais plutôt que de reconnaître ce ressort psychologique pour ce qu’il est, il existe une tendance croissante chez certains sympathisants écologistes à chercher des boucs émissaires dans leur propre camp, responsables de la récente désaffection vis-à-vis du changement climatique, de la lenteur des négociations ou de l’insuffisance des mesures prises. En novembre 2010, un documentaire présenté en première partie de soirée sur l’une des principales chaînes britanniques a ainsi créé une vive polémique. Deux militants écologistes de longue date, Mark Lynas et Stewart Brand, y accusaient le mouvement écologiste de communiquer de manière contre-productive sur le réchauffement climatique et de contribuer à renforcer le problème
plutôt qu’à le résoudre en refusant les solutions qu’ils préconisaient, telles que l’énergie nucléaire, les OGM ou la géo-ingénierie8 (Lynas & Brand 2010; le documentaire était inspiré du livre de Brand (2010) ayant connu un certain succès aux États-Unis). D’autres cherchent à expliquer la recrudescence du «climato-scepticisme» par le fait que la climatologie serait trop complexe pour que le commun des mortels puisse la comprendre. Le vice-président de Nature Conservancy, l’une des principales associations de protection de l’environnement aux ÉtatsUnis, a ainsi expliqué récemment au New York Times: «il faut sortir le changement climatique des nuages dans lesquels il se trouve, le faire redescendre sur terre et montrer en quoi il importe pour la vie quotidienne des gens» (cité dans McKibben 2010). Autrement dit: les gens ordinaires ne sont pas capables de reconnaître les réels enjeux du problème, c’est pourquoi il faut utiliser un langage qu’ils peuvent comprendre. Pourtant, ces critiques tombent à plat quand elles ignorent la principale raison de cette désaffection: nos sociétés ont tout intérêt à ignorer le consensus scientifique (ce qui ne veut pas dire que certains écologistes n’ont pas une part importante de responsabilité dans la désaffection actuelle). Le changement climatique est bel et bien une «vérité qui dérange», pour reprendre le titre du documentaire d’Al Gore, sorti en 2006. Il remet en cause l’idée même de progrès. Le physicien Claude Henry a justement remarqué récemment: «Il ne faut pas sousestimer la difficulté psychologique pour une certaine génération de scientifiques et d’ingénieurs à accepter l’existence d’un accroc au progrès aussi monumental que le changement climatique» (Henry 2011). Et comme «l’ex-futur président des États-Unis» lui-même le rappelle dans son film, citant Upton Sinclair: «Il est difficile pour un homme de comprendre une chose si son salaire dépend de ce qu’il ne la comprenne pas» (Gore 2006). Mark Lynas lui-même le reconnaît dans le documentaire mentionné plus haut: quand vous dites aux gens que c’est mal de prendre l’avion, dit-il en substance, au lieu de changer leur comportement, ils répondent: «dans ce cas, je ne crois pas au changement climatique». C’est la raison pour laquelle il est bien plus difficile de convaincre l’opinion de réduire notre dépendance aux
énergies fossiles que cela ne l’a été pour les CFC destructeurs de la couche d’ozone (McNeill 2008). Pour nous aider à saisir la gravité du problème et à nous convaincre d’agir, l’utilisation de comparaisons et d’analogies peut toutefois s’avérer particulièrement utile. Les métaphores sont en effet des outils essentiels pour favoriser la compréhension collective de l’enjeu climatique et encourager l’engagement politique de personnes de tous bords (Cohen 2010). C’est exactement ce que cet essai tente de faire: établir une analogie simple entre notre mode de vie actuel et l’esclavage permet d’aborder la question climatique sous un angle d’approche différent et encourage l’action individuelle et collective. Du fait des similarités frappantes entre l’esclavage passé et l’utilisation contemporaine des énergies fossiles, les décideurs politiques peuvent trouver de nouvelles sources d’inspiration pour leurs actions contre le changement climatique. Par exemple, l’histoire de l’abolition suggère que la recherche de compromis – approche dite «gradualiste» – a été plus efficace pour faire avancer la cause anti-esclavagiste que les positions intransigeantes de certains. Cela fut vrai au moins dans certains contextes, comme au Royaume-Uni, premier pays à abolir la traite en 1807. Plus important encore, l’histoire suggère que l’esclavage ne commença à être sérieusement récusé, et finalement aboli, qu’à partir du moment où l’opinion prit conscience de l’existence d’une alternative au travail des esclaves (la force motrice de la vapeur). Cette alternative fut bien sûr un grand progrès moral aussi longtemps qu’on n’eut pas connaissance des conséquences dramatiques de la consommation d’énergies fossiles. Ceci, à son tour, suggère que nous serons plus susceptibles de restreindre notre consommation de pétrole si nous pouvons favoriser une nouvelle transition énergétique et trouver des sources d’énergie réellement propres. Il semble donc important de concentrer nos efforts sur le développement des énergies «vertes» en même temps que nous nous appliquons à réduire notre consommation, que ce soit par le biais d’une taxe carbone ou par d’autres moyens. Ce faisant, il ne faut pas oublier que les solutions technologiques visant à remédier aux problèmes causés par des technologies précédentes peuvent avoir de dangereuses conséquences imprévues également.
L’histoire montre une nouvelle fois que les «solutions» technologiques d’aujourd’hui se sont révélées plus d’une fois les problèmes de demain (Fleming 2010). Il y a trois ans, dans un article perspicace, John McNeill analysait les différentes manières dont l’Histoire peut nous aider à penser plus clairement le changement climatique (McNeill 2008). Des historiens travaillent déjà sur l’histoire du climat – Emmanuel Le Roy Ladurie, en France, en a été l’un des pionniers – ou étudient la façon dont les sociétés s’adaptent et répondent aux désastres naturels, lesquels risquent de devenir plus fréquents à cause du réchauffement global. Cependant, les historiens peuvent contribuer de bien d’autres manières encore au débat actuel. Cette comparaison entre l’utilisation des énergies fossiles et l’esclavage propose une relecture du passé à l’aune des derniers développements de la science climatique. Elle sera fructueuse si elle provoque des discussions et contribue à une communication et une action plus efficaces visant à réduire les émissions de gaz à effet de serre. Ce livre est-il un nouvel essai moralisateur cherchant à culpabiliser les gens qui ont une grosse voiture ou qui prennent l’avion? Ce que je propose est, je l’espère, un peu moins manichéen. Lorsque j’ai commencé à réfléchir aux liens entre esclavage et énergies fossiles, ce n’était pas tant par volonté de stigmatiser quiconque, mais plutôt en réaction à la condamnation sans appel, par mes étudiants, de comportements passés, alors que ces mêmes étudiants – sans en avoir conscience – reproduisaient parfois des attitudes similaires. C’était aussi en réponse à la bonne conscience de certains écologistes militants qui, parce qu’ils font quelques ou beaucoup de «gestes pour l’environnement» (ou gestes réputés tels9), s’estiment autorisés à condamner ceux qui ne font pas ou ne pensent pas comme eux et, ce faisant, bloquent parfois toute action politique. En d’autres termes, ce que cet essai vise est tout autant le pharisaïsme empreint de bonne conscience de certains que notre comportement collectif. En ce sens, il est l’exact inverse d’un livre moralisateur, puisque j’incite chacun à s’auto-examiner avant de condamner «les autres» (que ce soit ceux du passé lointain, les esclavagistes, ou certains de nos contemporains dont
l’empreinte écologique nous paraît inconvenante: les propriétaires de Land Rover ou les détenteurs d’une carte de fidélité sur Air France). Il est vrai, cependant, qu’établir un rapprochement entre l’esclavage et notre consommation actuelle d’énergie fossile n’est pas moralement neutre. C’est évidemment l’un des buts de ma démonstration volontairement provocatrice: j’espère bien sûr inciter les lecteurs de ces lignes à réfléchir, à changer et à s’engager (car personne n’imagine confortablement l’idée de ressembler à un propriétaire d’esclaves). Ce faisant, je ne prétends nullement être meilleur que les autres. En ce sens, ce livre se démarque d’une certaine littérature écologiste ou «décroissante» qui passe l’essentiel de son temps à fustiger ceux dont le comportement n’est pas irréprochable, ou qui ne sont pas assez «purs» (parce qu’ils se compromettent à accepter de l’argent de multinationales, parce qu’ils ont été animateurs de télévision sur une chaîne privée, etc.). L’enfer, ce n’est pas (que) les autres. Ce livre est donc un appel à un sursaut collectif, tant je suis aussi convaincu que les actions individuelles ne pourront pas régler les problèmes actuels liés à notre consommation d’énergie. Wilberforce, Lincoln, Schœlcher, où êtes-vous? *
Cet essai est une version traduite par Claire Mouhot – puis revue et augmentée – d’un article paru initialement en anglais dans la revue Climatic Change (Mouhot 2011). Je suis extrêmement reconnaissant tout particulièrement à David Brion Davis, professeur à l’Université Yale aux États-Unis, et l’un des meilleurs spécialistes de l’esclavage, pour ses encouragements répétés à publier cet essai, et pour sa lecture attentive et ses commentaires bienveillants. Merci aussi tout particulièrement à John R. McNeill dont les ouvrages ont également inspiré cet essai, et qui a aussi lu avec attention une version antérieure de ce texte et suggéré plusieurs améliorations. Alfred W. Crosby, Mike Hulme et Olivier Pétré-Grenouilleau m’ont aussi fait part de critiques forts utiles; qu’ils en soient remerciés. Merci aussi à Pierre H. Boulle, Cécile Folschweiller, Joshua P. Howe et Steffen Prauser pour leurs remarques constructives, ainsi qu’à ma mère pour sa relecture attentive.
Ma gratitude va encore à Sue Peabody, Ashley Meredith, Chris Monaco, Suzanne Miers et Colin Campbell pour leurs idées et références. Last but certainly not least, des remerciements particuliers à Claire qui a réalisé la traduction de la majeure partie de ce texte, qui m’a aidé à mettre en forme et à clarifier bien des idées, m’a déchargé de nombreux soucis de la vie quotidienne et tant, tant d’autres choses encore!
CHAPITRE 1: Aspects historiques Il existe des liens historiques forts entre l’institution de l’esclavage et la révolution industrielle10: dans un premier temps, l’esclavage donna une impulsion non négligeable à l’industrialisation en créant une demande pour divers biens manufacturés et en stimulant l’économie et la production de nourriture. Dans un second temps, l’utilisation de la machine à vapeur entraîna un changement de perception du travail en général et de l’esclavage en particulier et permit d’imaginer un futur où le labeur humain serait rendu inutile par les machines. La révolution industrielle autorisa également une amélioration des conditions de vie des populations européennes, ce qui entraîna une plus grande sensibilité vis-à-vis des souffrances des esclaves et une plus grande réceptivité à leur sort. Ces interactions, en apparence opposées mais se déroulant en fait à des moments différents, méritent d’être mieux mises en lumière. C’est l’objet de ce premier chapitre.
1. Le commerce des esclaves et les débuts de la révolution industrielle La question de savoir pourquoi la révolution industrielle a débuté en Grande-Bretagne plutôt qu’ailleurs – et pourquoi elle s’est produite à ce moment-là plutôt qu’à un autre – fait toujours l’objet de vifs débats parmi les historiens et les économistes, et des explications variées ont été avancées. Nous nous concentrerons ici uniquement sur un élément spécifique, à savoir le fait que certains chercheurs ont suggéré un lien entre le commerce des esclaves par l’Angleterre et le développement industriel du pays. Il peut sembler contre-intuitif, certes, d’affirmer qu’esclavage et révolution industrielle ont été fortement liés. Après tout, la pratique de l’esclavage est beaucoup plus ancienne que la révolution industrielle, qui a commencé seulement au XVIIIe siècle. Ainsi, les profits du commerce des esclaves réalisés par le Portugal et l’Espagne eurent beau être considérables, ils ne déclenchèrent pas pour autant une croissance industrielle dans aucun de ces deux pays. Toutefois, même s’il serait inexact d’affirmer que l’esclavage fut une condition suffisante de la révolution industrielle (il est clair que ce ne fut pas le cas, pour les raisons mentionnées précédemment), les débats se sont focalisés sur la question de savoir s’il fut une condition nécessaire dans le cas de la Grande-Bretagne, premier pays à s’industrialiser, et à partir duquel la révolution industrielle s’est ensuite propagée. (Le fait que ce ne fut pas une condition nécessaire à l’industrialisation ultérieure d’autres pays est clairement mis en évidence par des exemples tels que la France notamment. Dans l’hexagone, le décollage industriel ne prit place que dans la seconde moitié du XIXe siècle, c’est-à-dire après que le commerce des esclaves eut été aboli. Cela dit, ces pays ne firent que suivre la voie tracée par l’Angleterre.11) La thèse selon laquelle les économies de plantations basées sur l’esclavage dans les Antilles britanniques auraient causé ou tout au moins grandement contribué à la révolution industrielle anglaise a été
exprimée de la façon la plus claire par Eric Williams dans un ouvrage provocateur publié en 1944. Dans ce livre, ce chercheur – docteur en histoire de l’université d’Oxford et futur premier ministre de Trinité-etTobago – affirme notamment que c’est l’accumulation de capital dérivée des plantations qui a financé la révolution industrielle (un argument également défendu plus tard par l’historien Eric Hobsbawn (1968) et par d’autres): «les propriétaires de plantations, les constructeurs de navires et les marchands engagés dans le commerce des esclaves accumulèrent d’immenses fortunes qui permirent l’établissement de banques et d’industries lourdes en Europe et l’expansion du capitalisme à l’échelle mondiale» (Williams 1944). L’argumentation de Williams a, depuis, été remise en cause de façon convaincante12. Il avançait par exemple un chiffre de 30 pour cent de bénéfices annuels pour le commerce des esclaves dans les années 1780 et 1790, alors que des travaux ultérieurs ont démontré que les enrichissements réels étaient sans doute beaucoup plus modestes, et les gains très irréguliers. D’autre part, certains historiens ont pu démontrer que «la plupart des nouvelles industries n’avaient que de modestes besoins monétaires et étaient financées par des apports personnels de la famille ou d’amis» (Solow & Engerman 1987: 5-6). Cela dit, de nombreux chercheurs considèrent toujours que la thèse générale de Williams est en partie valide. Dans un ouvrage de synthèse récent, Williams est ainsi encore considéré comme l’historien ayant développé l’argumentation la plus influente concernant les liens entre l’esclavage, le commerce atlantique et le système économique anglais du XVIIIe siècle (Morgan 2000; voir aussi Inikori 2002; Pomeranz 2000: 188; 279). Williams et les autres défenseurs des liens entre esclavage et révolution industrielle ont également insisté sur le fait que le commerce des esclaves a permis de stimuler la production en Grande-Bretagne: les esclaves étaient en effet échangés contre des biens tels que des textiles ou des armes à feu produits en Europe. La demande pour des cadenas et des chaînes servant à entraver les esclaves représentait un marché important pour des villes industrielles en plein essor telles que Birmingham. Un fusil accompagné d’autres marchandises, outils ou
pièces de tissus, constituait souvent «le prix» avancé pour un esclave. En 1765 «150000 fusils avaient déjà été envoyés en Afrique uniquement de Birmingham» (Thomas 1997). Alors que le commerce croissait et que de plus en plus d’esclaves étaient achetés sur les côtes africaines, la demande pour ces marchandises augmenta de façon significative. Les industriels furent obligés de trouver de nouveaux moyens d’augmenter la production pour fournir ce marché émergent13. La nécessité de produire des biens manufacturés exportés vers les Antilles, la Nouvelle Angleterre et Terre Neuve en échange de produits tropicaux ou dans le cadre du commerce triangulaire constitua un autre stimulus. De ce fait, des usines furent souvent construites à proximité de ports associés au commerce des esclaves, tels que Nantes, en France (Pétré-Grenouilleau 2004: 414)14. Des arguments supplémentaires en faveur de l’importance de l’esclavage pour l’industrialisation de la Grande-Bretagne ont été avancés par des chercheurs qui, pour autant, n’endossent pas nécessairement d’autres éléments de la thèse de Williams. Selon David Brion Davis, les biens exportés par les planteurs ont aussi «joué un rôle dans la création du premier système au monde de production multinationale pour ce qui allait bientôt constituer un marché de masse – le marché du sucre, du tabac, du café, du chocolat, de l’indigo, du riz, du chanvre et du coton, tous issus du travail des esclaves». Cela allait rendre l’Europe dépendante de produits importés. Généralement, l’économie de plantation était à la fois très productive et très rentable (plus encore même que l’agriculture libre en Amérique du Nord). De plus, la plupart des esclaves du Nouveau Monde se retrouvèrent «enchaînés à un système mercantile ou capitaliste qui intensifiait le travail afin de maximiser la production pour de lointains marchés internationaux»; l’agriculture de plantation «ressemblait à des usines en pleins champs», prémonitoires par bien des aspects des chaînes de montage du XIXe siècle (Davis 2006: 2-6; 107; 247; Mintz 1985: 4661)15. Le rôle des cultures coloniales dans le développement de l’industrie a aussi été établi. En particulier, l’importance du sucre dans le monde moderne ne doit pas être sous-estimée. Source essentielle d’énergie, il
fournissait des calories supplémentaires aux travailleurs. «Sucrer son thé – avec du sucre produit par le travail d’esclaves – était considéré par pratiquement tous les Anglais comme quelque chose d’indispensable et allant de soi» (Davis 2006: 112). Le sucre représentait plus de 4 pour cent des apports caloriques moyens en Grande-Bretagne en 1800, et presque 20 pour cent en 1900 (Pomeranz 2000: 274-75). Au début du XIXe siècle en Angleterre, on distribuait encore de la mélasse, accompagnée de pain, aux pauvres (Vernon 2007: 236). Ainsi, d’une certaine façon, le sucre, et d’autres produits coloniaux induisant une dépendance tels que le tabac, le cacao, le café, le thé ou le rhum, produits par des esclaves, devinrent une forme édulcorée d’«opium du peuple» et facilitèrent l’émergence d’une population plus adaptable à des travaux exigeants et souvent dangereux. D’un côté, ils rendirent le prolétariat plus docile: «le sucre et d’autres nourritures dopantes, en nourrissant, en rassasiant – en droguant même – les travailleurs agricoles et les ouvriers, permirent de réduire le coût général requis par la création et la reproduction du prolétariat métropolitain» (Mintz 1985: 180-181). D’un autre côté, «ces nouveaux luxes quotidiens constituaient tous (mis à part le tabac) des produits qui ne poussaient pas en Europe, et qui, donc, ne pouvaient être obtenus chez soi». Le besoin d’acheter ces nouvelles marchandises, à un prix élevé, incita à une spécialisation du travail: la majorité de la population se détourna de la production de biens à usage domestique pour se consacrer à la production de biens destinés au marché (Pomeranz 2000: 281-82). Le coton cultivé dans les plantations du Sud constituait aussi le matériau brut indispensable à la révolution industrielle. Comme de nombreux Sudistes aimaient à le faire remarquer, «l’industrie textile britannique dans sa totalité dépendait du coton produit par les esclaves, dont presque 70 pour cent venait du Sud américain» (Davis 2006: 178, 181, 243; Pomeranz 2000). En d’autres termes, sans les esclaves, l’industrie textile, le plus gros employeur en Grande-Bretagne et l’un des premiers à s’appuyer sur la machine à vapeur, aurait eu du mal à se développer à une telle échelle16. (En ce sens, la révolution industrielle augmenta également beaucoup le besoin en main-d’œuvre, et contribua
à stimuler l’essor très rapide du nombre des esclaves au début du XIXe siècle). Dans une étude récente, Kenneth Pomeranz a remis à l’ordre du jour les arguments ci-dessus en y ajoutant une nouvelle dimension. Il démontre que les produits exportés des plantations du Nouveau Monde se révélèrent essentiels pour l’approvisionnement en ressources nécessaires à l’industrialisation. Il calcule qu’entre 25 et 30 millions «d’hectares fantômes» de terres cultivables – près du double du total des terres disponibles en Grande-Bretagne – furent libérés dans les îles britanniques grâce à la possibilité d’importer des produits des Amériques. Par ailleurs, les îles des Caraïbes faisaient elles-mêmes venir de grandes quantités de céréales et de bois de Nouvelle Angleterre, ce qui fournissait aux habitants d’Amérique du Nord les moyens d’acheter des produits manufacturés britanniques. Pour toutes ces raisons, «[…] jusque très avant dans le XIXe siècle, les fruits de l’exploitation coloniale ont probablement joué grosso modo un rôle tout aussi important que le passage, célébré comme un tournant majeur, aux combustibles fossiles; du moins dans la transformation de l’économie britannique» (Pomeranz 2000: 23; 717). L’industrialisation britannique est ainsi inimaginable sans deux ruptures historiques cruciales – l’une créée par le début de l’utilisation du charbon et l’autre par les colonies. Si l’on revient au débat sur les facteurs des débuts de l’industrialisation de l’Angleterre, le moins que l’on puisse dire est qu’il n’est pas clos, et qu’il pourrait bien ne l’être jamais. La thèse de William s’est avérée fausse sur bien des points. Une approche plus nuancée est maintenant défendue. Rares sont ceux, toutefois, qui ne reconnaissent pas que l’esclavage et l’économie de plantation ont joué un rôle dans l’industrialisation de la Grande-Bretagne. Patrick O’Brien, l’un des chercheurs qui avaient attaqué le plus vigoureusement Eric Williams sur la question des revenus de la traite des esclaves – qui «constituaient, selon Williams, l’une des sources principales de cette accumulation de capital en Angleterre qui finança la révolution industrielle» – conclut un jour fameusement que «pour la croissance économique du centre, la périphérie était périphérique» (O’Brien 1982). Toutefois, O’Brien a reconnu dans un article plus récent qu’il avait eu
tort de qualifier la contribution des Amériques de «périphérique». Il admet désormais que «la révolution industrielle doit quelque chose – mais probablement pas énormément – à l’intégration des Amériques dans le commerce mondial» (O’Brien 2006: 16; 22). L’esclavage ne fut pas une cause suffisante, ni même, probablement, nécessaire au décollage industriel, mais il eut certainement un impact, tout comme le commerce colonial avec les Amériques, sur «son amplitude et son déroulement chronologique» (Solow & Engerman 1987: 5-6). Les marchands et les propriétaires d’esclaves jouèrent donc un rôle, indirect mais non négligeable, dans l’établissement du système industriel et capitaliste qui est aujourd’hui au cœur de nos sociétés contemporaines.
2. L'impact de la révolution industrielle sur l’abolition de l’esclavage La relation entre industrialisation et esclavage ne s’arrête pas ici. Paradoxalement, il existe aussi des liens importants entre l’industrialisation et la fin de l’esclavage. À un niveau superficiel on note en effet une étonnante coïncidence dans le temps et dans l’espace entre la montée en puissance des mouvements anti-esclavagistes et l’apparition des machines à vapeur. C’est au moment où le mouvement abolitionniste décolla dans les années 1780 que les machines conçues et développées par James Watt furent utilisées pour la première fois pour remplacer du travail humain dans des usines (les machines à vapeur étaient jusque-là utilisées essentiellement pour pomper l’eau des mines). L’abolition du servage en Russie, qui affecta bien davantage de personnes encore que l’abolition de l’esclavage aux États-Unis, en Jamaïque, au Brésil et à Cuba réunis, coïncida également avec l’arrivée de la machine à vapeur dans la société russe. Pure coïncidence? Le développement simultané de la machine à vapeur et du mouvement abolitionniste ne fut certainement pas accidentel. L’industrialisation modifia d’abord significativement la perception du travail en Grande-Bretagne, qui fut considéré progressivement de façon plus positive. Rétrospectivement, l’esclavage a aussi souvent été appréhendé par les historiens comme la solution la plus évidente aux pénuries récurrentes d’énergie dans les sociétés préindustrielles, et les améliorations technologiques diminuèrent le besoin de posséder des travailleurs non rémunérés, de la même manière que la diffusion des moulins à eau au cours du XIIe siècle en Europe a probablement joué un rôle dans le recul de l’esclavage sur ce continent. Même si les machines à vapeur ne remplacèrent pas directement la force musculaire sur une grande échelle, elles favorisèrent l’émancipation des esclaves de manière indirecte. L’arrivée du cheval vapeur entraîna un changement de paradigme, quand les différentes classes sociales se mirent à
imaginer un futur où le travail manuel (et, ultimement, l’esclavage) deviendrait caduc du fait des machines. Le physicien et ingénieur français Sadi Carnot résuma bien la révolution des esprits qui accompagna l’arrivée de la «puissance motrice du feu» (titre de son ouvrage publié en 1823): L’importance [des machines à vapeur] est immense, leur emploi s’accroît tous les jours; elles paraissent destinées à produire une grande révolution dans le monde civilisé. Déjà la machine à feu exploite nos mines, fait mouvoir nos navires, creuse nos ports et nos rivières, forge le fer, façonne les bois, écrase les grains, file et ourdit nos étoffes, transporte les plus pesants fardeaux, etc.; elle semble devoir un jour servir de moteur universel et obtenir la préférence sur la force des animaux, les chutes d’eau et les courants d’air. Elle a, sur le premier de ces moteurs, l’avantage de l’économie; sur les deux autres, l’avantage inappréciable de pouvoir s’employer en tous temps et en tous lieux, et de ne jamais souffrir d’interruption dans son travail (Carnot 1824).
La foi dans le progrès, attisée par le développement des machines et la révolution psychologique qu’il provoqua, est fondamentale pour comprendre le mouvement anti-esclavagiste en Grande-Bretagne et aux États-Unis notamment. Par ailleurs, la révolution industrielle initia également d’importants changements dans les façons de vivre. La population était mieux et plus régulièrement nourrie, et les meilleures conditions économiques permirent à beaucoup de s’adonner à d’autres activités et de s’ouvrir à de nouvelles idées, au-delà de la simple survie. Les conditions d’existence mieux assurées permirent également de faire évoluer les sensibilités et les standards moraux envers les souffrances des esclaves. Ces changements matériels et intellectuels furent plus importants pour l’abolition de l’esclavage que l’on ne l’admet souvent. * Avant de développer ces différents aspects, il paraît toutefois important de clarifier un certain nombre de points, dans la mesure où les relations entre l’apparition de la machine à vapeur et l’abolition de l’esclavage ne sont pas simples. Tout d’abord, je n’affirme pas que les machines aient pris directement la place des esclaves au XIXe siècle. Les lieux où la machine à vapeur
stimula la révolution industrielle n’étaient pas les mêmes que ceux où l’esclavage était important économiquement. Par ailleurs, les machines n’étaient pas encore assez sophistiquées pour remplacer le travail fait par les esclaves. Ensuite, à quelques exceptions près, l’introduction de machines à vapeur dans les sociétés esclavagistes ne diminua pas le besoin d’esclaves. Le fait qu’une invention allège le travail ne signifie pas que son adoption réduise automatiquement la demande générale de maind’œuvre. La raison en est que la demande de biens et la consommation augmentent souvent plus rapidement que la production. Cette contradiction apparente est en fait un paradoxe bien connu sous le nom d’effet-rebond18: lorsqu’un appareil coûte moins cher à utiliser, les gens ont tendance à l’utiliser plus. C’est pourquoi une amélioration de l’efficacité énergétique d’un appareil donné ne conduit pas nécessairement à une diminution de l’énergie globale par l’ensemble des utilisateurs de cet appareil. Par exemple, si une voiture n’utilise que 5 litres de carburant pour parcourir 100 kilomètres au lieu de 10 litres, avec le même budget on peut parcourir deux fois plus de kilomètres. C’est ce qui s’est passé ces dernières décennies: alors même que les voitures devenaient plus économes, en même temps que plus sûres et plus confortables, le nombre de kilomètres parcourus chaque année en France a augmenté significativement. C’est aussi ce qui s’est passé au XIXe siècle: alors que le prix des textiles diminuait considérablement grâce à la mécanisation du travail, ceux qui n’avaient jusque-là les moyens de ne s’acheter qu’une seule chemise se sont mis à en acheter une seconde, puis une troisième… Les effets de la machine à vapeur ne furent pas non plus unidirectionnels (comme nous l’avons déjà vu): l’industrialisation eut aussi pour conséquence d’étendre et de prolonger l’esclavage. Par exemple, les raffineries de sucre qui s’équipèrent de machines à vapeur améliorèrent beaucoup la productivité des esclaves à Cuba, rendant l’abolition sur place plus difficile. De même, l’esclavage était en déclin dans le Sud américain, jusqu’au moment où le développement massif d’usines textiles en Grande-Bretagne (rendu possible grâce à la vapeur) facilita l’expansion du marché du coton.
Je ne soutiens pas non plus que le moteur principal du mouvement abolitionniste fut l’idée que les esclaves pouvaient être remplacés par des machines, ni que les anti-esclavagistes appuyaient leurs plaidoyers sur la plus grande efficacité des outils mécaniques ou de l’énergie de la vapeur. De fait, les abolitionnistes semblent avoir peu utilisé cet argument: un sondage de plusieurs débats sur l’esclavage à l’époque de l’abolition a confirmé cette impression19. Davis Brion Davis suggère une raison à cela: «l’une des raisons clés pour lesquelles Lincoln était opposé à l’esclavage était sa peur que dans l’Ouest des esclaves remplacent les travailleurs Blancs libres. Il était par-dessus tout soucieux de la dignité et de l’ascension sociale de cette classe d’Américains, qui était aussi menacée par la mécanisation et le “chômage technologique”. Je suspecte que c’est l’une des raisons principales pour lesquelles les abolitionnistes accordèrent si peu d’attention aux machines en tant qu’alternative à l’esclavage» (Davis 2009). Cela dit, la position des abolitionnistes sur cette question doit être revue et replacée dans une perspective légèrement différente. C’était une idée largement reconnue par des personnes de toutes les classes sociales – du moins à partir du début du XIXe siècle – que les machines remplaçaient déjà, et remplaceraient de plus en plus à l’avenir, le travail humain. Cette idée était constamment présente dans l’esprit des gens et a, de ce fait, joué un rôle dans le mouvement abolitionniste. De plus, dans le passé, le lien entre les machines à vapeur et l’esclavage était souvent fait en contradiction directe avec l’argument présenté ici, si bien que, loin d’être vues comme potentiellement libératrices, les machines étaient souvent désignées comme responsables de l’asservissement du prolétariat. Cela semble particulièrement manifeste en Grande-Bretagne, après 1830, une époque où les ouvriers avaient souvent l’impression d’être traités comme des machines. Engels a souvent répété que les classes ouvrières étaient «plus esclaves que les Noirs d’Amérique» (Engels 1845). Cela dit, placer la vapeur sur le même plan que les propriétaires d’esclaves ne contredit pas mon argument. De fait, il est fort possible que l’omniprésence des références à l’esclavage ait contribué à renforcer un
sentiment de solidarité entre des Britanniques se sentant menacés par cette nouvelle forme d’asservissement et les «vrais esclaves». Enfin, pour clore cette série de nécessaires précautions oratoires, on pourrait aussi retourner ma démonstration en argumentant que la mécanisation fut plutôt un résultat qu’une cause de l’abolition de l’esclavage. En ce sens, l’esclavage faisait obstacle à l’industrialisation. En effet, l’abolition de la traite des esclaves et les menaces pesant sur leur travail contribuèrent probablement à certaines améliorations technologiques. Mais là encore, cette objection n’annule pas ma démonstration: elle montre seulement un peu plus combien ces questions sont imbriquées les unes dans les autres et comment industrialisation et abolition s’autorenforcèrent, comme l’avaient fait un peu plus tôt industrialisation et traite.
ARGUMENTS ÉTABLIS DE LONGUE DATE
Les historiens font appel à toute une série de causes pour expliquer la montée en puissance du mouvement anti-esclavage. Les raisons avancées incluent le radicalisme religieux, l’essor de mouvements philanthropiques variés et l’expansion des Lumières, ou encore des causes économiques – la naissance du capitalisme moderne20 –, en passant par les révoltes d’esclaves et l’idéologie du «travail libre»; et toutes ces raisons ont sans aucun doute joué un rôle. Les liens avec la révolution industrielle ont également été proposés depuis longtemps. Davis, par exemple, s’appuyant sur des travaux antérieurs d’Eltis (1987) et Drescher (2002) suggère que l’introduction des machines réhabilita le travail en Grande-Bretagne et entraîna le désir de lui donner plus de dignité. Jusqu’à la fin du XVIIIe siècle le travail était considéré essentiellement comme un fléau (étymologiquement, travail vient de tripalium, un instrument de torture). Mais grâce à la révolution agricole (elle-même fortement stimulée par l’industrialisation), la quantité de nourriture disponible augmenta significativement et les gens bénéficièrent progressivement d’une
meilleure alimentation. Au même moment, de nouveau en partie grâce à l’introduction de l’énergie hydraulique et de la vapeur, le travail dans les usines devint moins pénible physiquement (Smil 1995). Ces changements, combinés à un sentiment général de progrès et à l’enthousiasme suscité par la puissance de la vapeur, peuvent expliquer pourquoi l’image du travail se modifia. «Il fallut attendre que les penseurs des Lumières et du début du XIXe siècle commencent à ennoblir le travail libre […] pour qu’il devienne possible de lancer une attaque populaire contre l’esclavage en tant qu’institution rétrograde et inhumaine qui stigmatisait et déshonorait l’essence même du travail» (Davis 2006: 56; 286). Alors que le travail forcé était toujours largement accepté et même encouragé en Grande-Bretagne au XVIIIe siècle, les détenteurs de capital et les propriétaires d’usines devinrent de plus en plus convaincus que rémunérer leurs ouvriers offrait bien des avantages. Ces employés pouvaient en effet devenir dès lors eux-mêmes des consommateurs de produits manufacturés et contribuer ainsi à la croissance économique générale. Cela explique pourquoi l’antiesclavagisme devint une cause si populaire au Royaume-Uni, une cause pour laquelle industriels et ouvriers pouvaient se retrouver et signer les mêmes pétitions. L’ESCLAVAGE: UNE INSTITUTION «NORMALE» REMISE EN CAUSE PAR UNE RÉVOLUTION DES ESPRITS
Il existe toutefois des liens plus directs encore entre la diffusion de la machine à vapeur et les vagues d’abolition dans le monde. Si les chercheurs qui étudient l’esclavage établissent rarement une connexion entre les deux phénomènes, les historiens de l’énergie les associent bien, au moins de façon implicite. Pour eux, le recours à la main-d’œuvre servile représentait la solution la plus facile à la pénurie récurrente d’énergie des sociétés avant le début de l’utilisation massive des combustibles fossiles, mis à part dans certains lieux favorisés où abondaient les animaux de traits, l’énergie éolienne ou hydraulique21. Étant donné que les hommes ont un meilleur taux d’efficacité que les chevaux, et bien plus élevé que les bœufs, les gros animaux domestiques étaient souvent
un luxe à l’époque préindustrielle. L’esclavage constituait le meilleur moyen par lequel les riches et puissants pouvaient devenir encore plus riches et plus puissants. C’était là la réponse aux pénuries d’énergie. L’esclavage était très répandu du temps du régime d’énergie somatique, notamment dans les sociétés qui disposaient de peu d’animaux de labeur. Le seul moyen pratique de concentrer l’énergie était alors d’amasser des humains (McNeill 2000: 12).
Le travail forcé constituait un élément «normal» des sociétés avancées dès l’époque des Sumériens. L’esclavage dans les Amériques ne représenta finalement que l’apogée de cette longue histoire (McNeill 2000: 11-12; Crosby 200622). Ces récits, décrivant la succession de différents régimes énergétiques depuis les sociétés dépendant des plantes, des animaux, des énergies issues du vent ou de l’eau jusqu’à notre système énergétique moderne basé essentiellement sur les combustibles fossiles, impliquent que l’esclavage a été remplacé par la technologie moderne. En suivant cette logique, si la pénurie d’énergie humaine venait à disparaître d’une société donnée, cette société n’aurait alors plus besoin de recourir à des esclaves. L’idée que des machines auto-animées pourraient remplacer le travail d’esclaves remonte à Aristote: «Si chaque instrument, en effet, pouvait, sur un ordre reçu, ou même deviné, travailler de lui-même, comme les statues de Dédale, ou les trépieds de Vulcain, “qui se rendaient seuls, dit le poète, aux réunions des dieux”; si les navettes tissaient toutes seules; si l’archet jouait tout seul de la cithare, les entrepreneurs se passeraient d’ouvriers, et les maîtres, d’esclaves.» (Aristote). Il existe des cas dans l’histoire où furent introduits de nouveaux instruments qui pouvaient effectuer un travail d’eux-mêmes. On pense par exemple que l’invention des moulins à eau aurait contribué à la diminution du nombre des esclaves en Europe après le XIIe siècle (Pétré-Grenouilleau 200623). À moins que ce ne soit le contraire? Selon plusieurs auteurs, ce fut seulement à partir du moment où le travail servile se fit rare que le moulin à eau fut adopté de façon générale en Europe occidentale (Cipolla 1978: 50). On a depuis longtemps émis l’hypothèse que l’abondance des esclaves, à Rome par exemple, entrava le progrès technologique du fait que «l’incitation sociale à développer des machines fonctionnant à d’autres sources d’énergie que l’énergie
humaine était faible ou inexistante». Cette profusion de main-d’œuvre concourut sans doute à une certaine inertie dans les sociétés romaines, parmi tant d’autres (Debeir 1991: 38-39; Bloch 1935). C’est en fait un cas d’école du problème classique de la poule et de l’œuf: lorsque la force de travail se fait rare quelque part, cela a pour résultat d’encourager les inventions qui économisent le travail, et vice-versa. Le phénomène était bien compris par le mouvement abolitionniste en Grande-Bretagne: on reconnaissait que l’invention de la machine à vapeur résultait directement du fait que la demande de force de travail était plus importante que l’offre. «Qu’est-ce qui a conduit à l’amélioration de la machine à vapeur?», demandait le secrétaire du Comité des marchands des Antilles. «Certainement pas les méditations de quelque philosophe reclus, mais la raison toute simple et pratique que la demande de main-d’œuvre est supérieure à l’offre» (McDonnell 1825). Toutefois, généralement, les machines ne remplacèrent pas beaucoup d’esclaves au XIXe siècle. Si en Grande-Bretagne, en 1700, le charbon représentait déjà environ 50% de l’énergie consommée (80% en 1800), en Amérique, par opposition, la machine à vapeur se développa plus lentement (Warde 2007). Les muscles et l’eau fournissaient la majeure partie de l’énergie jusqu’aux alentours de 1800; les machines à vapeur étaient exceptionnelles avant cette date et restèrent encore rares longtemps après. En 1840, les moulins à eau fournissaient encore beaucoup plus d’énergie que la vapeur, et le bois plus de chaleur que le charbon. «En termes absolus, la vapeur ne commença à fournir la majorité de l’énergie dans les usines américaines qu’autour de 1875» (Nye 1999). Ainsi, il est intéressant de remarquer qu’un mouvement populaire anti-esclavage démarra en premier lieu dans le pays qui avait commencé à utiliser à grande échelle le charbon comme source d’énergie, c’est à dire le Royaume-Uni, puis s’étendit ensuite aux ÉtatsUnis au moment même où l’utilisation de la houille commençait là aussi à augmenter considérablement. Mais ce qui importe pour la compréhension du mouvement abolitionniste est de savoir si les gens pensaient ou non que les machines pouvaient en fin de compte remplacer le travail humain. À cet
égard, il n’y a pas de doute que cette idée était largement répandue. En 1832, John Quincy Adams, ancien président des États-Unis et le futur défenseur des esclaves émancipés dans le procès de l’Amistad, rapporta au Congrès qu’en Grande-Bretagne «la démultiplication de la puissance physique grâce au pouvoir des machines était telle que [en 1815] les inventions mécaniques en usage étaient estimées être équivalentes au travail manuel de deux cents millions d’hommes» (Adams 1832). Ce chiffre stupéfiant était en fait le résultat d’une estimation antérieure de Robert Owen faite en 1815, quelques années après la loi prohibant la traite négrière, mais près de vingt années avant l’abolition de l’esclavage dans les colonies britanniques (Owen 1874). Cependant, ces idées n’étaient pas réservées aux élites européennes ou américaines: elles étaient aussi largement répandues parmi les couches plus modestes de la population. Dès le début du XIXe siècle, si ce n’est avant, la plupart des hommes et des femmes du monde ouvrier étaient convaincus que les machines remplaçaient progressivement le travail des hommes (Berg 1979; Jennings 1995). Pour les artisans, ce changement n’était pas nécessairement avantageux. Par exemple, les Luddites (artisans du textile en Grande-Bretagne qui organisèrent des émeutes contre l’introduction de nouvelles machines) pensaient que ces nouvelles techniques, en réduisant la demande de travail, étaient source de chômage (Jarrige 2009)24. C’est une chose de penser que des machines pouvaient effectuer le travail d’un grand nombre d’ouvriers; c’en est certainement une autre d’affirmer qu’elles pouvaient remplacer le travail des esclaves. Ni Carnot ni Adams ne font spécifiquement référence à des travailleurs forcés, même si leur référence à la «force animale» ou au «travail manuel» pouvait certainement les inclure. Le lien fut toutefois établi de façon plus directe. Certains industriels avaient perçu que la machine à vapeur pourrait, un jour, diminuer le besoin d’esclaves. Ceux qui étaient opposés à l’esclavage pour des raisons morales fournissaient des machines à vapeur dans des plantations antillaises dans le but de réduire le besoin en main-d’œuvre. De telles machines nécessitaient en effet moins d’hommes pour les manœuvrer que n’en demandaient les moulins à sucre mus par des chevaux ou des bœufs. Des machines
fonctionnant au charbon remplacèrent bien le travail d’un nombre limité d’esclaves; des observateurs ont pu affirmer que dans certaines colonies britanniques la pratique du travail nocturne par des esclaves «a été pratiquement complètement abandonnée (en partie suite à l’introduction de machines à vapeur)» (Yates 1824; Innes 1840). Au moins un militant abolitionniste, en contact avec le célèbre William Wilberforce, lia explicitement les machines à vapeur et le mouvement anti-esclavagiste dans une lettre de 1789. Il y proposait une souscription pour acheter des machines à vapeur qui remplaceraient des esclaves (BAH; Tann 1997). Un autre Britannique, Robert D. Owen (fils du socialiste Robert Owen mentionné plus haut), qui eut apparemment une certaine influence auprès du Président Abraham Lincoln avant la Proclamation d’émancipation de 1863, assimile clairement les machines à vapeur aux esclaves, et leurs propriétaires aux maîtres de ces derniers: «On peut dire de la Grande-Bretagne qu’elle a fait venir, des vastes contrées de l’invention, deux cents millions de puissants et dociles esclaves». (Owen 1851). Peu après la Proclamation d’émancipation, plusieurs contemporains continuèrent à établir le même parallèle. Dans les années 1870, un marchand d’esclaves arabe aurait ainsi affirmé que «la main-d’œuvre esclave est à l’Afrique centrale ce que la vapeur est au [Royaume-Uni]» (Lugard 1965). Marx, lui, approuvait les socialistes qui réclamaient que «l’exploitation de l’homme par l’homme» fît place à «l’exploitation de la nature par l’homme» (McNeill 2000: 332). Quant à Oscar Wilde, il ne faisait que résumer des idées déjà bien répandues lorsqu’il écrivit le passage qui suit au sujet des liens entre main-d’œuvre servile et machines (Wilde 1891; cité dans McNeill 2000: 306): Si la machine appartenait à tout le monde, chacun en profiterait. Ce serait là un avantage immense pour la société. Tout travail non intellectuel, tout travail monotone et ennuyeux, tout travail où l’on manipule des substances dangereuses et qui comporte des conditions désagréables, doit être fait par la machine. C’est la machine qui doit travailler pour nous dans les mines de houille, qui doit faire les besognes d’assainissement, faire le service des chauffeurs à bord des steamers, balayer les rues, faire les courses quand il pleut, en un mot, accomplir toutes les besognes ennuyeuses ou pénibles.
Actuellement, la machine fait concurrence à l’homme. Dans des conditions normales, la machine sera pour l’homme un serviteur. Il est hors de doute que tel sera un jour le rôle de la machine, de même que les arbres poussent pendant que le gentleman campagnard dort, de même l’Humanité passera son temps à s’amuser, ou à jouir d’un loisir raffiné, – car sa destination est telle, et non le labeur – ou à faire de belles œuvres, ou à lire de belles choses, ou à contempler simplement l’univers avec admiration, avec enchantement – pendant que la machine fera tout le travail nécessaire et désagréable. Il est certain que la civilisation a besoin d’esclaves. Sur ce point, les Grecs avaient tout à fait raison. Faute d’esclaves pour faire la besogne laide, horrible, assommante, toute culture, toute contemplation devient impossible.
Il serait aisé de multiplier les citations exprimant des vues similaires, même si, comme il a été mentionné plus haut, il est relativement rare de trouver des abolitionnistes suggérant le remplacement d’esclaves par des machines avant l’abolition en Grande-Bretagne (1833) ou aux ÉtatsUnis (1865). Toutefois il n’est pas nécessaire que quelqu’un ait eu conscience de la connexion au moment où elle se produisait pour que cette connexion ait eut effectivement lieu. Le recul historique permet parfois de mettre en lumière certains aspects qui n’étaient pas toujours perçus par les contemporains: dans une interview récente, William McNeill remarque que certains phénomènes historiques invisibles aux personnes qui les subissent directement, tels que les changements climatiques lents du passé, ou la dégradation progressive des sols, peuvent parfois avoir un impact historique majeur sans toutefois laisser de traces dans les archives. Ces «processus inconscients» peuvent être plus importants que des processus conscients, ceux qui par définition laissent des traces écrites que les historiens peuvent analyser (McNeill 2010). Ainsi, l’une des conditions ayant permis ou contribué à l’abolition de l’esclavage fut le sentiment grandissant et partiellement inconscient que les travaux déplaisants seraient dans le futur davantage effectués par des machines. Par suite, et grâce aux autres arguments moraux, religieux et idéologiques qui rendaient l’esclavage de plus en plus insupportable, les pays industrialisés en vinrent progressivement à envisager qu’il était possible de se passer d’esclaves. Si l’arrivée d’énergies inanimées ne fut pas une condition suffisante à la disparition de l’esclavage, on peut dire que son absence avait empêché jusqu’à un certain point la fin de celui-
ci. On ne put véritablement prendre en compte l’avantage qu’il y avait à se passer d’esclaves qu’à partir du moment où des sources d’énergie non musculaire devinrent disponibles. Une fois qu’elles furent accessibles, l’opinion publique put envisager les choses d’une façon différente et eut plus de facilité à se détourner de l’exploitation abusive d’autres êtres humains. Cela peut peut-être aider à comprendre pourquoi – question mainte fois soulevée – le mouvement abolitionniste ne s’organisa que dans le dernier quart du XVIIIe siècle. Un fait bien établi est que les avancées industrielles et technologiques créèrent un sentiment diffus de progrès général. Comme le remarque un historien: La machine à vapeur fit une énorme impression au moment de son invention: plus encore que son impact énergétique – initialement très limité – elle était l’incarnation même du potentiel technologique et de l’ingéniosité nouvelle qui s’étaient développés parallèlement à la puissance de la vapeur. La machine à vapeur connut son application la plus populaire sous forme de locomotive: le chemin de fer montra aussi aux yeux de tous la technologie industrielle – y compris pour ceux qui n’avaient jamais vu l’intérieur d’une usine. Il contribua à donner à tous le sentiment de vivre dans un nouvel âge (Radkau 1996).
Ainsi, avant même que les machines aient effectivement commencé à effectuer des tâches réalisées jusque-là par des esclaves, l’idée que la technologie allait permettre à l’humanité de se libérer de nombre de ses contraintes séculaires était largement répandue (même si cette technologie créait en même temps de nouvelles inquiétudes parmi la population). Comme l’écrit l’auteur d’une History of the Growth of the Steam Engine, l’ingénieur Robert Thurston, «le monde entre maintenant dans l’époque des machines. Il n’est rien de plus certain dans le futur que les immenses réussites auxquelles cette époque va parvenir. […] Regardez autour de vous, et contemplez les succès infinis de la machine à vapeur» (cité dans Crosby 2006). La «puissance musculaire» et l’esclavage furent, à partir de la fin du XVIIIe siècle et tout au long du XIXe, considérés de plus en plus comme rétrogrades et comme obstacles au progrès. Les sociétés les plus avancées pouvaient essayer de s’absoudre de l’esclavage et se présenter
comme progressives en refusant d’utiliser une main-d’œuvre servile. Franklin, Washington, Jefferson et de nombreuses autres personnalités américaines considéraient l’esclavage toujours davantage comme «un immense problème, une malédiction, une peste, ou une maladie nationale». Sans l’esclavage, l’Amérique aurait été, pour eux, une nation quasiment parfaite (Davis 2006: 154). L’esclavage représentait donc un obstacle au progrès, ainsi qu’Emerson (1863) le suggéra en 1844: «L’esclavage n’aime pas le sifflet du chemin de fer». De la même façon, Frederick Douglass, célèbre esclave affranchi et porte-parole du mouvement abolitionniste, soutenait que l’esclavage était condamné par les lois de l’économie politique: «[L’esclavage] a un ennemi dans chaque rail de voie ferrée, dans chaque fil électrique, […] dans la machine à vapeur» (Blassingame 1991). Cette foi dans le progrès, alimentée par l’utilisation croissante des machines et la révolution psychologique qu’elle entraîna dans les esprits, est par conséquent fondamentale pour comprendre le mouvement anti-esclavagiste en Grande-Bretagne et aux États-Unis. Seymour Drescher a montré dans un livre récent combien «les nouvelles allures de la science – la foi dans le planning rationnel, l’ingénierie sociale, et les changements graduels et contrôlés – permirent au gouvernement britannique de lancer d’optimistes “expériences”. Ces expériences découlaient d’un engagement initial visant à amener lentement le progrès, et étaient de plus en plus motivées par la foi dans la supériorité économique ultime du travail libre» (Davis 2006: 245; Drescher 2002)25. Davis remarque combien Lincoln «révérait l’idée d’autodépassement individuel et combien il rêvait du progrès technologique et moral de l’Amérique, et condamnait l’esclavage comme un fléau moral et politique». Dans les années 1840 et 1850, le modèle britannique d’émancipation des esclaves semblait pour certains libéraux montrer le chemin d’un universel et inévitable «progrès de l’histoire» (Davis 2006: 288; 324). Être en faveur du progrès signifiait en même temps être opposé à l’esclavage: «l’hypothèse que l’esclavage était devenu à la fois obsolète, du fait des inventions mécaniques et de la supériorité de la main-d’œuvre libre, et immoral, du fait des changements historiques des perceptions morales […] contribua sans
aucun doute grandement à l’abolition de l’esclavage africain dans l’hémisphère occidental» (Davis 2009). TROIS AUTRES ASPECTS DE L’INDUSTRIALISATION AYANT CONTRIBUÉ À LA FIN DE L’ESCLAVAGE
La machine à vapeur a aussi contribué à l’abolition de l’esclavage d’autres façons, directement ou indirectement. Tout d’abord, les révolutions qui ont affecté les transports et le marché, révolutions amenées par l’arrivée de l’ère industrielle, furent à l’origine, pour de nombreux chrétiens américains, du sentiment profond que «les ÉtatsUnis étaient de plus en plus dominés par le matérialisme et la cupidité». Ces sentiments (de même que le fléau, toujours plus présent, de l’alcoolisme) causèrent ce qu’on a appelé le Second Réveil (Second Great Awakening26). Ce renouveau du mouvement évangélique inspira un grand nombre d’abolitionnistes «pour qui l’esclavage des noirs était perçu comme le grand péché national» à faire campagne contre l’esclavage aux États-Unis (Davis 2006: 250-252)27. D’autre part, les années 1830 virent la naissance de la presse à vapeur28. Les abolitionnistes, conscients des avantages en coût et en temps, en firent largement usage pour diffuser leurs idées, comme dans le cas du procès de l’Amistad, où des millions de tracts abolitionnistes furent imprimés depuis les presses new-yorkaises. Un député au Congrès de Virginie se plaignit, dans un discours en 1835, que les sociétés abolitionnistes «avaient réussi à imprimer au moyen de ces deux grands moyens révolutionnaires – il voulait parler de la machine à vapeur et de la presse – et à diffuser dans tous les états esclavagistes, un grand nombre de journaux, pamphlets, tracts et illustrations […] ayant pour but d’exciter et d’enflammer la colère des esclaves envers leurs maîtres» (cité dans Miller 1996). Parallèlement à la mécanisation de l’imprimerie grâce à la vapeur, la distribution d’imprimés, à une échelle jamais vue auparavant, fut rendue possible grâce aux avancées techniques que représentaient les trains et les bateaux à vapeur. Enfin, et cela est crucial, il ne faudrait pas oublier ce que la victoire des armées de l’Union contre les troupes confédérées dans la guerre civile américaine – victoire qui conduisit à l’émancipation des esclaves sur tout le territoire des États-Unis – dut à la puissance économique et
aux infrastructures du Nord, puissance basée en grande partie sur le charbon. C’est cette même force économique qui permit aux militants anti-esclavagistes de lever des fonds importants et de rémunérer jusqu’à soixante-dix personnes œuvrant à plein temps pour l’abolition avant la guerre de Sécession. Même en Grande-Bretagne, on compta jusqu’à six employés se dévouant à plein temps pour la cause (Davis 2006: 260261; 302-307). CHANGEMENTS DES SENSIBILITÉS ET DES ACTIVITÉS POLITIQUES
De façon plus importante encore, l’arrivée de la machine à vapeur et des techniques modernes fut à l’origine de formidables transformations dans les modes de vie. D’une manière générale, famines et disettes reculèrent et les populations eurent accès à une nourriture plus abondante et plus régulière, et commencèrent à exercer des métiers peut-être plus avilissants, mais aussi moins exigeants physiquement que les travaux agricoles (Smil 1995). Cette formidable transformation des conditions de vie ordinaires n’a sans doute pas assez reçu l’attention qu’elle mérite de la part des historiens de la période. Comme l’a remarqué récemment un universitaire américain, «nous avons à peine effleuré le rôle de l’énergie dans notre histoire et nous n’avons pas suffisamment étudié ce qui est indubitablement le changement matériel le plus important dans l’histoire humaine récente, à savoir l’arrivée de l’énergie bon marché qui a accompagné l’exploitation du charbon, du pétrole, de l’hydro-électricité et de l’énergie nucléaire» (Johnson 2009). Ce fait avait pourtant déjà été reconnu par Karl Marx: «la machine à vapeur fut dès le départ un ennemi de la force humaine [“human power”], un ennemi qui permit aux capitalistes d’écraser sous leurs pieds les demandes toujours croissantes des travailleurs, qui menaçaient d’entraîner le système manufacturier vers la crise» (Marx 1976 [1867], p. 563, cité dans Huber 2008). Cette idée était toujours bien présente quelques années plus tard. Dans un essai écrit pour une édition spéciale du magazine américain Survey Graphic, Joseph Hart soutenait dans les années 1920 que «le charbon, et ensuite l’électricité, en somme, avaient rendu possible un monde dans lequel il n’était plus nécessaire de
dépendre des corps humains, et inévitablement de les exploiter – même si, en pratique, cette exploitation continuait» (cité dans Johnson 2009). La révolution agricole qui commença au XVIIIe siècle et permit une plus grande sécurité alimentaire est directement liée à la révolution industrielle. Le charbon autorisa à s’affranchir des contraintes passées et créa un cercle vertueux s’autorenforçant. Par exemple, l’amélioration des outils et des machines – semoirs, charrues en fer, batteuses – était liée au développement de la métallurgie, qui, à son tour, dépendait directement de la combustion d’immenses quantités de bois ou de charbon (houille), combustion qui – en l’absence de charbon – soit aurait été impossible soit aurait conduit à la déforestation de pays entiers29. L’utilisation grandissante de charbon en remplacement du bois permit aussi aux paysans de consacrer plus de temps et d’énergie à d’autres tâches, ce qui améliora notamment les rendements (Debeir 1991: 150). Les cendres et la suie résultant de la combustion de la houille enrichirent les sols, et l’arrivée de cette nouvelle énergie bon marché permit aussi de conserver les déjections animales solides – souvent utilisées jusque-là comme combustibles par les paysans – lesquelles pouvaient désormais être épandues sur les terres cultivées, améliorant encore les cultures. Les exportations par bateau d’engrais azotés en provenance d’Amérique du Sud vers l’Europe et les ÉtatsUnis – exportations rendues plus économiques, plus rapides et plus sûres grâce aux bateaux à vapeur à coque d’acier utilisés de plus en plus fréquemment – augmentèrent aussi de façon exponentielle dans les années 1840 (Smil 2000: 42). Informations, engrais, semences, nouvelles variétés de plantes cultivables et récoltes pouvaient ainsi voyager plus facilement par voie ferrée ou voie maritime. Cela, ajouté aux nouveaux procédés de conservation de la nourriture tels que la boîte de conserve (Nye 1999: 117-118), contribua aussi à un processus s’autoamplifiant qui permit un enrichissement général des sociétés occidentales et le recul des épisodes de disette (avec de terribles exceptions, comme l’Irlande à la fin des années 1840). Comme le résume Smil, «aucun système d’agriculture traditionnelle ne pouvait produire de nourriture en quantités suffisantes et assez régulièrement pour éliminer la malnutrition à grande échelle. […] Seuls les apports
des énergies fossiles […] pouvaient maintenir à la fois un accroissement de la population et une plus grande disponibilité de nourriture par personne» (Smil 1995: 81-83). L’enrichissement global des sociétés occidentales eut un impact indirect sur l’abolition de l’esclavage. Il permit une amélioration générale des conditions et de l’espérance de vie, ainsi que des sensibilités30. À une époque où les hommes peinaient à nourrir leurs familles et où la mort était omniprésente, l’idée que la vie était difficile et violente était profondément inscrite dans les esprits. La souffrance était certainement plus banale et les niveaux de sensibilité probablement plus bas que de nos jours. Cela peut expliquer en partie une certaine indifférence aux souffrances des esclaves parmi les Européens aux XVIe et XVIIe siècles. «Lorsque l’espérance de vie à la naissance atteignait à peine vingt-cinq ans, tout le monde était habitué à de terribles taux de mortalité dus aux maladies, notamment dans les villes où les épidémies pouvaient tuer jusqu’à vingt pour cent des populations tous les vingt-cinq ou trente ans. […] L’esclavage dans le Nouveau Monde émergea à une époque où la plupart des gens considéraient que ce monde était un lieu où cruauté, péché et brutalité allaient de soi» (Davis 2006: 95-96).
CONCLUSION
Plus près de nous, au XXe siècle, Inglehart a défendu l’idée d’une évolution des sociétés, qui seraient passées de la poursuite de buts matérialistes, tels que la sécurité économique ou physique, à une priorité mise sur la qualité de vie ou le développement des identités personnelles dans les sociétés qu’il a qualifiées de «postindustrielles». Depuis toujours, les populations n’avaient eu d’autre choix que d’accorder la primauté absolue aux besoins de survie. Mais l’amélioration des standards de vie qui suivit la Seconde Guerre mondiale, l’augmentation remarquable des quantités de nourriture à disposition permise par la Révolution verte31 et l’émergence des Étatsprovidence réunirent les conditions qui, désormais, allaient permettre
aux populations de considérer leur survie comme allant de soi. La nouvelle génération préférait, de plus en plus, l’expression de soi ou la liberté de choix, au détriment des valeurs traditionnelles. Cette évolution peut aussi expliquer l’augmentation du nombre de personnes prônant des valeurs «post-matérialistes», telles que pacifisme et environnementalisme (Inglehart 1977). C’est aussi ce que souligna le rapport des Nations Unies de 1987 sur l’Environnement, Notre avenir à tous, rédigé par la commission Bruntland, et qui recommandait un «développement soutenable», tout en reconnaissant que les peuples des nations en voie de développement «ne montreront pas d’intérêt pour la préservation de l’environnement s’ils ne bénéficient pas de meilleures conditions de vie, libérés de la pauvreté et des problèmes de santé» (Nye 1999: 262). Les idées d’Inglehart au sujet des «changements de valeurs et de styles politiques dans les populations occidentales» (sous-titre de son livre The Silent Revolution) peuvent être étendues et appliquées aux changements induits par la société industrielle elle-même. L’amélioration progressive des conditions et des espérances de vie due aux révolutions industrielle et agricole contribua fortement à l’élévation des sensibilités qui à son tour influença les campagnes abolitionnistes. Au XIXe siècle, les populations étaient de plus en plus concentrées dans les villes32, avec un meilleur accès aux réseaux d’informations, et probablement plus de temps libre pour pouvoir participer à de quelconques activités politiques, telles que signer des pétitions ou adhérer à des associations. De nouveaux principes moraux se formèrent donc, notamment, à partir de raisons très matérielles, et peuvent ainsi être reliés directement à la révolution industrielle. (Cette remarque n’implique cependant en aucun cas que le travail des abolitionnistes a été facile ou que tout était écrit d’avance: au contraire, je partage toujours foncièrement l’avis de l’historien W.E.H. Lecky qui écrivait que leur croisade infatigable contre l’esclavage, parfois au risque de leur vie, «peut probablement être regardée comme l’un des trois ou quatre actes parfaitement vertueux dont l’histoire des nations a conservé la trace» (cité dans David 2006: 234). L’apparition de la machine à vapeur n’avait pas été
une condition suffisante pour l’abolition de l’esclavage, mais elle se révéla une condition facilitatrice essentielle, voire peut-être nécessaire. La validité de cette affirmation se trouve renforcée par plusieurs contre-exemples historiques. Lorsqu’il devient impossible d’utiliser certaines technologies (par exemple du fait de pénuries de carburant), ou que la main-d’œuvre se fait rare, il n’est pas inhabituel d’assister au retour à des formes de travail forcé. Après le déclin démographique et le manque de main-d’œuvre qui suivirent la Grande Peste en Europe, le commerce des esclaves connut un nouvel essor en Europe (PétréGrenouilleau 2004: 48). De la même façon, à partir du XVIIe siècle, l’esclavage, qui avait à ce moment-là presque entièrement disparu des sociétés européennes, connut un nouvel âge d’or de l’autre côté de l’Atlantique. Main-d’œuvre et bêtes de somme faisaient en effet cruellement défaut en Amérique, si bien que certains colons considérèrent qu’il y avait là un manque d’«équipement énergétique». On importa d’Afrique ces «moteurs humains», qui devinrent «la solution suprême aux pénuries d’énergie récurrentes de l’Amérique». L’esclavage regagna en grande partie sa vigueur perdue du fait qu’il apparaissait à nouveau comme une nécessité impérieuse. La résurgence d’un prolétariat esclave dans l’Europe allemande entre 1939 et 1945 sous l’effet, entre autres raisons, de la désintégration du système énergétique continental, illustre encore cette fonction de recours énergétique qu’a tenue dans l’histoire le convertisseur humain servile [= l’esclave ou le travailleur forcé]. Il est, pendant la guerre, l’un des éléments non négligeables du volant de sécurité énergétique nazi. D’une façon générale d’ailleurs, la guerre, par l’énorme dépense d’énergie qu’elle suppose, tend à l’extrême les possibilités des systèmes énergétiques. Elle contraint la population civile à revenir à l’usage prépondérant des convertisseurs biologiques traditionnels et de l’énergie humaine. Quant au goulag soviétique, on sait que, outre son rôle répressif, l’archipel fut aussi un vaste gisement d’énergie pour les grands chantiers staliniens – sans doute 40 millions d’“habitants” entre 1918 et 1945, avec peut-être 15 millions de zeks33 présents en même temps dans les années de pointe 1947-1948 – et qu’avec un peuplement aujourd’hui [1986] estimé entre 1,5 et 2 millions de détenus – soit environ 1% de la population soviétique (en France, le nombre des prisonniers tourne autour de 1 pour mille) – il l’est peut-être encore sur certains chantiers asiatiques (Debeir 1991: 11)34.
CHAPITRE 2: Les machines, nos nouveaux esclaves Dans son récit de voyage Domestic Manners of the Americans (1832), Frances Trollope remarquait que les propriétaires d’esclaves du Sud américain étaient parfaitement conscients des inégalités caractérisant les classes sociales en Angleterre. Ils «fulminent souvent contre les gouvernements européens», écrivait-elle, «car, disent-ils, ceux-ci favorisent les puissants et oppriment les faibles. […] Écoutez-les, et ensuite regardez-les agir chez eux: vous les verrez d’une main célébrer la liberté et de l’autre fouetter leurs esclaves» (cité dans Davis 2006: 177). Pour étonnant qu’il soit, ce comportement paradoxal des Sudistes fut rapporté par de nombreux autres observateurs. De la même manière, en Grande-Bretagne, nombreux étaient ceux parmi les véhéments détracteurs de l’esclavage en Amérique qui ne disaient pas un mot des inégalités sociales effroyables dans leur propre pays. Ces mentalités, à la fois antagonistes et étrangement parallèles, illustrent parfaitement notre tendance bien humaine à voir la paille dans l’œil du voisin tout en ignorant la poutre dans le nôtre, autrement dit à dénoncer les défauts des autres tout en oubliant nos propres manquements et contradictions. La question de l’esclavage est souvent abordée selon la même perspective, fondée sur le présupposé empreint de positivisme selon lequel nos civilisations modernes seraient moralement bien supérieures aux sociétés esclavagistes «barbares» du passé. Mais considérons un instant ce présupposé pour ce qu’il est, un simple présupposé, et acceptons d’examiner les surprenantes similarités inattendues entre notre comportement actuel touchant les combustibles fossiles et le
changement climatique d’une part, et l’attitude des propriétaires d’esclaves d’autre part. Nos sociétés d’aujourd’hui paraissent très différentes des sociétés esclavagistes. Pourtant, en remplaçant l’institution de l’esclavage et les structures sociales qui allaient avec par un nouvel ensemble de structures basé sur les énergies fossiles, nos sociétés contemporaines se sont rapprochées, par bien des aspects, de ces mêmes sociétés esclavagistes qui nous paraissent aujourd’hui si barbares (ce phénomène n’est d’ailleurs pas limité aux sociétés occidentales)35. Par exemple, du fait que nous avons maintenant connaissance des conséquences du changement climatique dans certaines régions du monde, nous devons reconnaître que les émissions de dioxyde de carbone engendrent des souffrances; non pas, certainement, de façon aussi directe que l’esclavage, mais des souffrances néanmoins bien réelles pour ceux qui les endurent. On peut aussi observer de nombreuses ressemblances entre la façon dont on se procure ou dont on fait usage des combustibles fossiles aujourd’hui, et celle dont on utilisait le travail des esclaves par le passé. Ces liens sont si évidents que de nombreux auteurs désignent maintenant couramment les services qui nous sont fournis par des machines par le terme d’«esclaves énergétiques»: ainsi John McNeill écrivait récemment que dans les années 1990 le citoyen mondial moyen «utilisait environ 20 “esclaves énergétiques”, soit l’équivalent de 20 personnes travaillant 24 heures par jours, 365 jours par an» (2000: 15). Nous comporterions-nous donc maintenant largement comme des propriétaires d’esclaves? Une telle assertion paraîtra certainement outrancière à beaucoup. Toutefois, le but de cet essai n’est pas de blâmer ou (évidemment!) d’aliéner des individus ou des groupes spécifiques. C’est bien plutôt l’inverse: à une époque où la société cherche des coupables, responsables des problèmes environnementaux actuels et futurs, je soutiens que si nous en sommes arrivés à la situation actuelle, c’était – essentiellement – en toute bonne foi, avec la conviction que la modernité libérerait le plus grand nombre des travaux pénibles, et sans aucune possibilité d’anticiper les conséquences qu’allait générer notre consommation d’énergies fossiles. En replaçant les choses dans leur
contexte, l’histoire nous permet de nous dégager des jugements moraux trop simplistes, et de mieux comprendre les motivations de ceux qui développèrent les moteurs à énergie fossile – nous installant ainsi, involontairement, dans une nouvelle forme de dépendance. Il est vrai que cet essai met aussi en évidence des ressemblances entre le comportement de nos sociétés et celui des sociétés esclavagistes et, de ce fait, condamne moralement notre attitude. Mais il le fait en insistant sur le caractère quasi universel de l’esclavage – ou du néo-esclavage – en tant qu’institution dans les sociétés humaines, faisant ainsi porter le blâme à l’humanité en général, et non pas à des sociétés ou des institutions particulières. Cela ne diminue pas pour autant notre responsabilité morale, mais cela devrait au moins nous empêcher de transformer trop facilement «les autres» en boucs émissaires, autre tendance universelle parmi les hommes (Girard 1987). * Si l’on veut minimiser le risque de voir réapparaître l’esclavage à grande échelle évoqué à la fin du précédent chapitre (conséquence possible d’une pénurie d’énergie causée par la rapidité avec laquelle nous épuisons les ressources, finies, de la planète) ou le danger d’un changement climatique incontrôlé (également créé par notre addiction au pétrole), ce n’est pas tant de solutions technologiques ou de l’apparition d’un homme (politique) providentiel que nous avons besoin, mais bien plutôt d’un changement d’attitude collectif. Après tout, l’immense majorité des pays industrialisés sont des démocraties, et leurs représentants élus sont censés faire ce que leur nom suppose, c’est-à-dire représenter leurs concitoyens. Comme l’historien Spencer Weart l’a remarqué après que le gouvernement américain s’était retiré du processus de Kyoto, «les éditoriaux des journaux ont dénoncé à juste titre ce revirement comme une soumission aux intérêts des entreprises. C’était le cas en effet, mais l’approche de George W. Bush n’était pas très éloignée de ce que la majorité du public américain et du Congrès souhaitait. La plupart des gens pensaient que, bien sûr, ce serait bien de faire quelque chose pour le réchauffement climatique, mais pas si cela impliquait des bouleversements un tant soit peu conséquents» (Weart
2003). Un changement général de nos comportements se produira si et seulement si les populations sont convaincues, dans leur cœur aussi bien que dans leur tête, que notre consommation immodérée d’énergie fossile est devenue dangereuse et immorale. C’est ce que se propose de démontrer ce chapitre. Nous avons vu plus haut comment, dès l’époque d’Aristote, les hommes avaient imaginé que des machines automatiques pourraient un jour remplacer le travail humain et les esclaves. Cette idée, loin de disparaître, revient aujourd’hui en force, au moment même où les sociétés occidentales envisagent la fin possible d’une telle époque. Tout à coup, les services rendus par les machines, qui, pendant un temps avaient été considérés comme allant de soi, redeviennent à nouveau visibles. De plus en plus de gens rappellent aujourd’hui, à ceux qui auraient tendance à l’oublier, que nos technologies modernes reproduisent de facto le travail fourni autrefois dans les familles aisées par les esclaves et les serviteurs (Jancovici 2006 et 2011). Les esclaves d’hier et nos machines actuelles remplissent des rôles économiques et sociaux similaires à l’intérieur des sociétés dans lesquelles ils vivaient hier ou fonctionnent aujourd’hui. Tout comme les sociétés esclavagistes, les pays développés «externalisent» le travail. Dans le premier cas, le travail était fourni par les esclaves; dans le second, il est effectué par des machines. Mais la dépendance est la même. D’autre part, les esclaves libéraient leurs maîtres des corvées quotidiennes, comme le font aujourd’hui pour nous les machines modernes. Elles nous donnent, comme ils la leur donnaient, la disponibilité pour lire, écrire, produire des œuvres d’art, s’informer ou s’engager en politique. Si nous voulions continuer à bénéficier de notre mode de vie actuel sans recourir aux énergies fossiles, il nous faudrait employer plusieurs douzaines de personnes travaillant à temps plein rien que pour nous. Par ailleurs, l’exploitation humaine et les souffrances résultant (directement) de l’esclavage et (indirectement) de l’exploitation excessive des énergies fossiles sont maintenant moralement comparables, quand bien même les processus à l’œuvre sont différents. Nous savons aujourd’hui pertinemment que lorsque nous brûlons du pétrole ou du gaz au-delà de ce que la planète peut absorber nous infligeons de façon indirecte des souffrances à d’autres
êtres humains, aujourd’hui et dans l’avenir. De la même façon, les énergies fossiles à bas prix encouragent l’importation de biens, produits dans des pays quasiment ou totalement dépourvus de protection sociale, et, de ce fait, incitent à délocaliser le travail et à perpétuer des conditions proches de l’esclavage.
1. Définitions et limites de l’argument Avant d’aller plus loin, il est important de s’arrêter sur la définition du terme «esclave», compris généralement par le plus grand nombre comme «une personne possédée légalement par une autre et qui travaille gratuitement pour son maître»36. Toutefois, une telle définition ne convient pas pour deux séries de raisons au moins. Tout d’abord, historiquement, nombre de personnes qui seraient aujourd’hui considérées sans hésitation comme des esclaves, n’étaient en aucun cas propriété légale de leurs maîtres. C’est pourquoi Orlando Patterson, professeur à l’université Harvard et l’un des spécialistes les plus reconnus de l’esclavage, soutient que l’élément de «propriété» dans la définition de l’esclavage n’en est pas un constituant essentiel. Pour lui, l’esclavage consiste en «la domination permanente, violente et personnelle de personnes arrachées à leur lieu de naissance à qui on nie généralement toute dignité» (cité dans Davis 2006: 30). Cette définition s’applique encore de nos jours à la plupart des esclaves. D’autre part, les personnes assujetties pouvaient recevoir, occasionnellement, de l’argent en récompense de leur travail, et elles pouvaient posséder, parfois, des propriétés considérables, voire même leur propre commerce. Comme le fait remarquer Davis, il est extrêmement difficile de trouver une définition satisfaisante de l’esclavage: On peut imaginer toute une gamme d’états de liberté, de dépendance ou d’impuissance, avec plusieurs types de servage ou de péonage37 se transformant progressivement en véritable esclavage. À l’intérieur de la catégorie d’esclave à proprement parler, on peut aussi imaginer tout un spectre de systèmes esclavagistes, en commençant par ceux qui accordent aux esclaves une variété de droits et de mesures de protection […]. Il est clair que certaines formes de travail contractuel ou pénitentiaire ont été plus sévères et plus meurtrières que la plupart des exemples d’esclavage […]. Si les prisonniers assujettis aux travaux forcés dans les camps de la mort nazis ou dans les goulags russes n’étaient pas définis légalement comme des biens meubles, la valeur de leur vie n’en était pas moins entièrement niée, et ils pouvaient mourir de froid ou de faim sans que personne ne s’en émeuve. Si
l’on regarde seulement les conditions matérielles de vie, les esclaves dans le sud des États-Unis au XIXe siècle étaient clairement bien mieux lotis que la plupart des esclaves ou des travailleurs forcés dans l’histoire; pourtant, ils étaient les victimes de l’un des systèmes esclavagistes parmi les plus oppressifs qu’on ait jamais connus (Davis 2006: 36).
Du fait que la plupart des gens associent l’esclavage non seulement à une forme de propriété légale et de travail non rétribué, mais aussi aux notions d’absence de liberté, de mauvais traitements, de séparation des familles et de peur, j’adopterai la définition suivante, basée sur celle de Patterson: l’esclavage est «la domination permanente, violente et personnelle de personnes qui fournissent un travail ou des services au bénéfice de leur propriétaire». De ce point de vue, l’esclavage est considéré comme le degré ultime sur le spectre de l’exploitation plutôt qu’une pratique intrinsèquement différente de toute autre forme d’exploitation. Certains lecteurs pourront trouver cette définition de l’esclavage problématique. Pour beaucoup, le système esclavagiste américain de la première partie du XIXe siècle (désigné en anglais sous le terme de chattel slavery) représente l’archétype de toutes les formes d’esclavage et son histoire a fortement imprégné la conscience collective des ÉtatsUnis et du reste du monde. La notion de propriété privée (l’esclave comme bien meuble) était un élément clé de ce type d’esclavage. Utiliser des énergies fossiles aujourd’hui n’est guère comparable avec cette forme spécifique d’esclavage car les effets indirects de nos émissions ne privent personne de liberté. Mais il faut rappeler que l’esclavage du sud des États-Unis ne fut cependant qu’un type particulier d’esclavage, et pas forcément le plus cruel: de nos jours, certaines formes d’esclavage, qui n’impliquent aucunement l’idée de propriété personnelle, sont probablement plus terribles encore. Mon analogie ne se veut pas une comparaison spécifique avec l’esclavage américain avant la guerre de Sécession, mais un parallèle plus large avec d’autres formes d’esclavage qui ont existé dans l’histoire et dans lesquelles la notion de propriété privée légale d’autres êtres humains n’était pas particulièrement importante.
Par ailleurs, lorsque j’utilise les termes «machines» ou «esclaves énergétiques» ou encore «esclaves virtuels», je sous-entends des machines fonctionnant aux énergies fossiles, même si je ne le dis pas toujours explicitement. Cela à la fois pour ne pas alourdir le propos, mais aussi parce que l’immense majorité des machines fonctionnent aujourd’hui directement ou indirectement au pétrole, au gaz ou au charbon. Bien entendu, certaines sont alimentées par de l’électricité hydraulique ou nucléaire et ne rejettent (quasiment) pas de carbone. L’immense majorité de l’électricité mondiale est toutefois produite dans des centrales fonctionnant au charbon ou au gaz. Selon les estimations les plus récentes, la production d’électricité par des centrales thermiques représentait 66% du total (environ 40% au charbon, 20% au gaz naturel et 5% au fioul lourd), tandis que les centrales hydroélectriques en produisaient 16%, les centrales nucléaires 14% et les énergies renouvelables (géothermie, énergies solaire, éolienne ou dérivées du bois et des déchets) seulement 2,2% (AER 2006)38. Il n’est pas possible d’examiner ici l’énergie nucléaire en détail. Celle-ci – en l’absence d’accidents – ne pose pas le même type de problèmes que les énergies fossiles puisqu’elle ne contribue pas directement à l’effet de serre. En revanche, si accident il y a, le degré de dommages et de souffrances que cette énergie peut créer est potentiellement extrêmement élevé39. On ne peut faire abstraction non plus du formidable problème moral posé par les quantités énormes de déchets toxiques laissés aux générations futures ou le risque de prolifération des armes nucléaires (Power 2008). Toutefois, puisque l’on ne vit malheureusement pas dans un monde parfait et que les autres formes d’énergie présentent d’autres dangers ou problèmes peut-être plus graves encore ou ne peuvent pas suffire à se substituer assez rapidement aux énergies fossiles, plusieurs voix se sont élevées récemment des rangs des militants écologistes pour défendre l’idée que le nucléaire est un moindre mal – et que son développement devrait même être sérieusement accéléré, à condition que certaines conditions soient respectées et qu’on entreprenne dans le même temps une remise en cause de l’ensemble du fonctionnement de nos pays pour décarboner les sociétés (Jancovici 2011; Monbiot 2006).
La comparaison entre l’esclavage et la consommation excessive d’énergies fossiles que je propose dans les pages suivantes n’est en aucun cas une comparaison parfaite. Je n’essaye pas de démontrer que consommation à outrance d’énergie fossile et esclavage sont équivalents, mais bien plutôt qu’ils présentent des similarités frappantes, malgré d’importantes différences. Mais il n’est pas nécessaire qu’une analogie soit parfaite pour qu’elle suscite des discussions et provoque la réflexion40. Esclavage et combustion d’énergies fossiles diffèrent en premier lieu, je l’ai dit, par la façon dont elles créent des dommages. Dans le cas de l’esclavage, l’oppression opère généralement de façon directe. Les esclaves ont un visage, un nom, une personnalité, et leurs maîtres peuvent être immédiatement témoins du résultat. Dans l’économie des hydrocarbures, en revanche, les souffrances engendrées par les émissions de dioxyde de carbone sont indirectes et souvent non perceptibles par ceux qui les causent. Il n’est pas évident de voir le lien éventuel entre une centrale au charbon crachant du CO2 en Europe et un camp de réfugiés en Afrique et, plus compliqué encore, de réaliser les effets que pourra avoir le changement climatique pour les générations futures. La comparaison, donc, fait fi de l’expérience humaine immédiate qui caractérisait l’esclavage. On ne peut observer les conséquences de notre utilisation actuelle des combustibles fossiles de la même façon que les propriétaires d’esclaves pouvaient percevoir les souffrances infligées à leurs esclaves; la pleine réalisation de ces conséquences est à la fois retardée chronologiquement et repoussée géographiquement (Hulme 2009: 200-201). Une seconde différence, cruciale, est qu’il n’y a pas de volonté délibérée de causer du mal ou de faire perdre leur dignité à d’autres en brûlant des énergies fossiles. Au contraire, les raisons derrière l’asservissement d’êtres humains n’étaient, et ne sont en aucun cas limitées à des besoins économiques; il n’était pas rare qu’elles incluent un désir de contrôle, de violence sexuelle, voire même parfois une part de sadisme. Comme Aristote lui-même l’a reconnu, la domination totale sur d’autres comporte de fortes implications psychologiques, qui sont absentes dans la situation où des machines accomplissent le travail des
esclaves. Adam Smith écrivit en 1776 que la principale raison de l’esclavage était de «dominer, dégrader, humilier et contrôler – souvent dans le but de renforcer [les] sentiments de fierté et de supériorité des maîtres». Comme l’exprime Davis, «la possession d’esclaves est l’exemple le plus extrême non seulement de domination et d’oppression mais aussi de tentative humaine de déshumaniser d’autres hommes». Les exemples abondent qui montrent cette caractéristique de l’esclavage: «le pouvoir d’humilier, de déshonorer, de réduire en servitude, et même de tuer […] donnait à [certains propriétaires d’esclaves] non seulement un sentiment de solidarité mais aussi un sens de supériorité et de transcendance – une impression de pouvoir s’élever au-dessus des contraintes matérielles de la vie» (Davis 2006: 2; 3; 29). Dans un certain sens, la possession par exemple d’une Porsche ou d’une Land Rover joue aussi un rôle assez semblable puisqu’il permet à celui qui la conduit de montrer sa richesse, sa réussite, et de lui donner un sentiment de supériorité et de domination, voire de lui faciliter les conquêtes féminines41 (sinon, pourquoi dépenser autant d’argent pour de telles voitures!)42. Il existe aussi bien sûr d’autres différences: par exemple, le fait qu’en contribuant au changement climatique, nous nous causons aussi du mal à nous-mêmes, et pas seulement à autrui. Toutefois, comme les pays riches peuvent s’adapter plus facilement que les pays pauvres, brûler des énergies fossiles – ce qui est essentiellement le fait des pays riches – affecte principalement les États les plus vulnérables aujourd’hui. Un dernier point, sur lequel on m’a souvent interrogé: ma comparaison peut-elle s’étendre aux objets et appareils qui ne sont pas mus par des énergies fossiles, comme par exemple les machines électriques qui fonctionnent à l’hydro-électricité ou sont entraînés par le vent ou l’énergie solaire? Leur utilisation peut-elle aussi être assimilée à une forme d’esclavage «virtuel»? D’un côté, la comparaison tient en partie puisque ces machines peuvent offrir le même type de services que ce qui était offert par les esclaves. Mais d’un autre côté, la comparaison n’a pas de sens dans la mesure où les éoliennes ne génèrent pas, en théorie du moins, de nuisances un tant soit peu comparables avec l’esclavage (elles ne provoquent pas d’effet de serre et ne contribuent
donc pas au réchauffement de la planète). En pratique, toutefois, les éoliennes ou les panneaux photovoltaïques ne permettent que rarement de diminuer les émissions de manière significative. Dans certains cas, du fait que ces appareils fonctionnent toujours par intermittence (car le vent ne souffle pas en permanence et le soleil ne brille pas toujours) et qu’il faut donc souvent construire en parallèle des centrales thermiques au gaz, construire des éoliennes peut même contribuer à des émissions supplémentaires de CO2!43 Quant aux panneaux photovoltaïques, qui présentent les mêmes problèmes, leur construction requiert également beaucoup d’énergie, laquelle provient le plus souvent de centrales au charbon en Chine! (Jancovici 2011). Par ailleurs, l’excessive externalisation du travail par des machines peut avoir des effets secondaires: même si l’humanité était capable de décarboner totalement la société en trouvant le moyen de produire de l’énergie entièrement renouvelable, sans «externalités négatives» (c’est-à-dire sans que la production d’énergie n’affecte l’environnement), la dépendance à ces énergies pourrait être elle-même problématique: «Même s’il était possible de trouver une énergie abondante et non polluante, l’utilisation massive d’énergie agit comme une drogue sur la société, drogue qui est physiquement sans danger, mais qui est psychologiquement aliénante44» (Illich 1974). Quant à être physiquement sans danger, Illich écrivait avant «l’épidémie» d’obésité et de diabète dans les pays occidentaux (pour ne prendre qu’un exemple), deux problèmes maintenant clairement corrélés à l’utilisation de voitures, au mode de vie sédentaire et à l’excès de calories – conséquences directes ou indirectes de la disponibilité actuelle d’énergie (fossile) peu chère.
2. Machines et esclaves: similarité des rôles économiques et sociaux Au-delà de ces différences importantes, il existe toutefois des similitudes troublantes qui méritent qu’on s’y arrête. Dans un article récent, Marc Davidson, s’appuyant sur deux comparaisons précédentes (Orr 2000 et Azar 2007) argumente de façon convaincante sur le fait qu’il existe des similitudes «entre la justification de l’esclavage lors des débats abolitionnistes et la justification des émissions actuelles de gaz à effet de serre lors des débats au Congrès américain sur le Protocole de Kyoto». Davidson remarque par exemple que, «dans les deux cas, les députés au Congrès américain et les députés sudistes représentent un électorat qui a un intérêt important dans le maintien du statu quo, les coûts sont transférés sur des populations qui ne font pas partie de cet électorat, et le Congrès rejette toute proposition de changement» (Davidson 2008: 67-68). Mais on peut aller encore plus loin et mettre en évidence des ressemblances plus profondes encore. Chaque fois que des sociétés ont eu la possibilité d’avoir quelqu’un ou quelque chose qui puisse effectuer des tâches à leur place pour rien, ou à un faible coût, elles en ont presque toujours profité, quel que fût le coût moral. Telle est l’hypothèse de départ sur laquelle se fonde ma comparaison. C’est là une caractéristique humaine maintes fois répétée dans l’histoire; et ce processus, qui traverse les classes sociales, les religions ou l’appartenance ethnique est amplement démontré par le fait que nombre d’anciens esclaves affranchis possédèrent ensuite euxmêmes des esclaves, dans le Sud américain ou ailleurs45. L’esclavage nous rappelle «notre humanité commune [celle des esclaves comme celle de leurs maîtres], non pas seulement celle de nos possibilités triomphantes mais aussi de nos profondes limitations» (Davis 2006: 180). La même chose pourrait être dite de notre addiction aux énergies fossiles. Les propriétaires d’esclaves hier et les habitants des pays développés aujourd’hui dépend(ai)ent du travail généré par une source externe d’énergie pour pouvoir bénéficier de leur mode de vie particulier. Dans
le premier cas, le travail provenait des esclaves; dans le second, il dérive du «travail» – au sens où les physiciens l’entendent – fourni par l’énergie des combustibles fossiles. Comme le dit Davidson: «Les ÉtatsUnis, par ses modes de consommation et de production, sont aussi dépendants aujourd’hui des énergies fossiles que le Sud l’était des esclaves au milieu du XIXe siècle». Bien sûr, il est difficile de prouver la validité de la comparaison de Davidson par un calcul parfaitement exact. Quantifier la valeur en termes monétaires actuels de tous les esclaves des États du Sud, d’une façon qui soit significative, est extrêmement compliqué, comme il est extrêmement compliqué de déterminer la valeur des combustibles fossiles dans le monde contemporain. Davis remarque qu’à la fin de la guerre de Sécession «l’Union confisqua sans compensation une forme de propriété [des esclaves] qui était jusque-là considérée comme parfaitement légale, propriété dont la valeur se montait à près de 3,5 milliards de dollars en 1860». Toutefois, «si l’on rapporte ce montant à l’ensemble du produit national brut, la valeur totale des esclaves s’élève à une somme équivalente à 9,75 trillions de dollars d’aujourd’hui» (Davis 2006: 298). Ainsi, la valeur des esclaves du Sud américain était tout à fait substantielle, même s’il est impossible de la chiffrer exactement. De plus, on ne peut rendre compte de notre dépendance aux énergies fossiles uniquement par une analyse économique quantitative. Si nous prenons «juste» le pétrole, l’extraction et le raffinage ne représentent qu’une part relativement faible – peut-être 5% – du produit intérieur brut américain46. Cependant, «la disponibilité d’une énorme quantité de pétrole relativement peu cher est indispensable à un très grand nombre d’autres industries, comprenant notamment l’industrie automobile, la construction des routes et des autoroutes, l’aéronautique, les compagnies aériennes, la pétrochimie, l’agriculture, le tourisme et les grandes surfaces dans les zones commerciales en périphérie des villes. Pris ensemble, ces secteurs sont au cœur de l’économie américaine, et sans pétrole bon marché, ces industries – et le mode de vie qu’elles rendent possible – ne pourraient pas survivre» (Klare 2005). Aujourd’hui, par exemple, il est pratiquement impossible de vivre à Los
Angeles sans une voiture et 97 % des transports américains – un secteur essentiel à pratiquement tous les autres – fonctionnent au pétrole. Le pétrole est d’une importance capitale pour l’agriculture également: environ la moitié de la production alimentaire mondiale dans le monde dépend d’engrais chimiques, produits à partir de gaz naturel et dont le processus de fabrication est gourmand en énergie47 (Smil 1995). La dépendance envers les énergies fossiles ne peut pas être appréhendée par une seule analyse économique quantitative. Certaines analyses économiques ont attribué un rôle mineur au charbon en France à la fin du XIXe et au début du XXe siècle. Ainsi, moins de 3% de l’activité économique était directement générée par la houille en 1914. Mais une telle analyse est beaucoup trop simpliste pour rendre compte de l’importance véritable de la houille: D’un point de vue énergétique, les approches quantitatives partent toutes de la même idée, à savoir mesurer le rôle de l’énergie par son coût économique – investissements, salaires, profits – qui indiquent la valeur monétaire de l’énergie. Mais […] l’utilisation de la machine à vapeur et du charbon apporta des changements considérables qui ne peuvent pas être traduits seulement en termes monétaires. Par exemple, en 1850, un train […] pouvait transporter environ 90 tonnes de marchandises, c’est-à-dire remplacer 18 diligences, autant de cochers et 144 chevaux. Pour effectuer le trajet Paris-Lille, la diligence mettait deux jours et demi, le train quatre heures cinquante; il consommait pour ce voyage un peu moins d’une tonne de charbon, c’est-àdire la production journalière moyenne de deux mineurs (Debeir 1991: 124 (p. 168 de l’édition française).
La dépendance des États envers les énergies fossiles est aussi significative pour l’exercice de leur pouvoir: la formidable puissance des États-Unis au cours du XXe siècle doit beaucoup à sa capacité à extraire de larges quantités de pétrole de son sous-sol, de la même manière que la puissance britannique, puis allemande, au cours des XVIIIe et XIXe siècles, doit beaucoup à la facilité relative avec laquelle ces deux pays pouvaient puiser dans leurs ressources en charbon (Debeir 1991; Yergin 1991). L’importance du pétrole est aussi mise particulièrement en évidence par le fait que, depuis la Seconde Guerre mondiale, les récessions en Occident se produisent souvent peu de
temps après les montées des cours du brut (et les turbulences économiques présentes ne font pas exception, même si, très curieusement, pratiquement personne dans les médias n’a fait le lien entre la récession de 2008 et les niveaux jamais atteints auparavant des prix du baril de pétrole) (Klare 2005: 9; Jancovici 2006 & 2011).
Prix du baril en dollars constants de 2008 et périodes de ralentissement économique depuis 1970. Chaque hausse du prix du baril a été suivie d’un tel ralentissement, la hausse forte de 2000 à 2008 a même été suivie d’une récession véritable. (Source: CIBC World Markets, 2008; Jancovici 2011: 88).
Les États-Unis et, dans une large mesure, le reste du monde, sont donc aujourd’hui bien plus dépendants des énergies fossiles que l’économie américaine – ou n’importe quel autre système économique – ne l’a jamais été envers les esclaves. De nombreux chercheurs affirment, depuis longtemps, que cette dépendance met en danger notre survie même: «des sources d’énergie différentes pouvant adéquatement remplacer les énergies fossiles doivent être trouvées si l’on veut éviter à l’humanité de revenir à un niveau d’activité de type agraire, qui signifierait pour elle une diminution dramatique et douloureuse aussi bien de sa taille que de son niveau de vie» (Cipolla 1978:63; on trouve de nombreuses affirmations similaires dans les ouvrages concernant le pic pétrolier).
En fait, la dépendance des États du Sud américain envers les esclaves était en partie une illusion, comme le montra l’augmentation de la production du coton après l’abolition. De même, notre dépendance actuelle envers les combustibles fossiles est aussi, en un certain sens, une illusion; nous pourrions consommer bien moins d’énergie que nous le faisons aujourd’hui, tout en étant en aussi bonne santé et aussi heureux (sans doute même plus) que nous le sommes actuellement (Illich 1974). Mais si nous voulons conserver nos façons de vivre actuelles, notre dépendance aux énergies fossiles va continuer à nous jouer des tours, et de plus en plus. Cela est particulièrement vrai lorsque de nouvelles contraintes structurelles, qui ne s’appliquaient pas, ou de façon périphérique, aux sociétés antérieures – telles que l’augmentation substantielle de la population mondiale, l’étalement urbain ou l’hyperspécialisation des économies contemporaines – sont prises en compte48. Une autre façon d’évaluer notre dépendance actuelle aux «esclaves virtuels» est de calculer combien de travailleurs en chair et en os seraient nécessaires pour effectuer le travail accompli aujourd’hui par des machines. À la fin du XIXe siècle par exemple, le travail humain représentait toujours environ 95% du total du travail industriel aux États-Unis – et cela était en général le cas dans toutes les sociétés traditionnelles – alors qu’aujourd’hui, il n’en représente que 8% (Berry et al. 1993). Il y a un siècle, Oscar Wilde considérait la machine à vapeur comme l’équivalent fonctionnel des serviteurs ou des esclaves. Toutefois, le terme «esclave énergétique» (energy slave) – et les tentatives ultérieures pour calculer le nombre moyen de tels esclaves par personne dans le monde – semble avoir été utilisé pour la première fois par le philosophe américain R.B. Fuller au début des années 1950. Ce concept a été largement utilisé depuis, à tel point que j’ai relevé plus de vingt références aux esclaves énergétiques dans des publications, parfois formulées légèrement différemment, par exemple «esclaves mécaniques»49. Le nombre exact d’esclaves virtuels dépend non seulement de l’époque et du pays considérés, mais aussi du mode de calcul lui-même: soit on prend en compte la quantité moyenne de travail qu’un homme en bonne santé peut fournir en une année (ce que fait Fuller), soit on considère ce que pourraient effectuer en une année des
esclaves énergétiques travaillant 24 heures par jour, 365 jours par an (c’est ce que fait McNeill dont l’estimation est donnée plus haut); il existe aussi des estimations globales ou par pays. En prenant une approche globale, Fuller estimait en 1950 que chaque individu sur terre avait en moyenne environ 38 esclaves énergétiques à sa disposition (Fuller 1969; Marks 1964). Illich propagea ensuite le terme, mais sans essayer de quantifier exactement le nombre d’esclaves virtuels ainsi considérés. Bien sûr, ces auteurs utilisaient le terme en sachant pertinemment la résonance qu’il trouvait dans la psyché américaine. Quoi qu’il en soit, le contraste entre l’Occident et le reste du monde est frappant: «l’énergie utilisée par personne est équivalente à 15 esclaves énergétiques en Inde, 30 en Amérique du Sud, 75 au Japon, 120 en Russie, 150 en Europe et 300 aux États-Unis et au Canada» (Craig et al. 1996: 103). Les implications sont claires: si nous voulions maintenir le même mode de vie sans pétrole, charbon ni gaz naturel, nous aurions besoin d’employer plusieurs douzaines de personnes, si ce n’est plus, à pleintemps. Quoi qu’il en soit, le chiffre obtenu, extrêmement élevé, s’explique par le fait qu’un seul litre de pétrole contient l’équivalent de près de 9 kWh d’énergie, alors que le rendement moyen d’un être humain est d’environ 3 kWh au cours d’une semaine de 40 heures de travail! Même si le travail effectué par un être humain implique plus qu’un rendement en termes de kWh, il n’est pas déraisonnable de suggérer que nous payons très peu pour notre pétrole lorsqu’on prend en compte la puissance de travail que cette énergie fossile peut fournir (Jancovici 2006 et 2011). Il n’est pas étonnant que les hommes des siècles passés aient adopté avec enthousiasme ces nouvelles énergies, ou que la majorité d’entre nous veuille continuer à profiter des multiples aspects positifs des machines alimentées par des combustibles.
3. Considérations morales Au-delà des similitudes entre les commodités apportées par nos machines modernes et la vie confortable dont jouissaient les propriétaires d’esclaves grâce à leur main-d’œuvre servile, un autre parallèle existe entre le tort causé à d’autres êtres par l’esclavage et les dommages générés par l’actuelle exploitation à grande échelle des énergies fossiles. Je ne sous-entends pas que toute utilisation de combustible fossile est mauvaise. Une distinction utile peut être faite entre ce qu’on peut appeler les «émissions de luxe» et les «émissions de survie». «Une unité de dioxyde de carbone émise par un paysan indien, essentielle à sa subsistance, charrie un poids moral différent d’une unité de dioxyde de carbone émise par un touriste américain se rendant aux Bahamas» (Hulme 2009: 159; Agarwal and Narain (1991)). Les dommages causés par l’utilisation des énergies fossiles sont de trois types principaux: tout d’abord, pour s’approvisionner en pétrole ou gaz naturel bon marché, de nombreux pays se livrent à d’ignobles exactions. Deuxièmement, brûler des énergies fossiles contribue au changement climatique, qui affecte un nombre croissant de personnes dans le monde, tout en faisant courir à nos sociétés et à nos enfants de graves dangers, qu’il est inconscient ou criminel de ne pas tenter de résoudre aujourd’hui. Enfin, les énergies fossiles, via le transport de marchandises bon marché, contribuent à «délocaliser» des formes de travail forcé. LE PÉTROLE NUIT AUX DROITS DE L’HOMME
Tout d’abord, donc, consommer du pétrole ou du gaz naturel aujourd’hui n’est pas moralement neutre quand on connaît un tant soit peu les conditions d’extraction et d’exploitation de ces matières premières50. Les pays industriels conduisent des politiques d’approvisionnement pétrolier de plus en plus agressives et immorales dans des pays comme l’Iraq, le Soudan ou le Nigéria, et dans les
anciennes colonies françaises (Congo, notamment). Depuis les origines de l’exploitation du pétrole (le premier puits pétrolier fut foré par le légendaire «colonel» Drake en 1859 aux États-Unis), les convoitises autour du précieux or noir ont engendré des pratiques douteuses et une corruption endémique. Le premier magnat du pétrole, Rockefeller, fondateur de la Standard Oil, utilisa tous les moyens légaux et illégaux à sa disposition pour ruiner ses adversaires. Les coups bas continuèrent tout au long du XXe siècle. Les USA et le Royaume-Uni fomentèrent ainsi plusieurs coups d’États en Iran (avant la Révolution iranienne de 1979) et dans d’autres pays, principalement pour s’assurer les droits d’exploitation du pétrole. On connaît aussi le soutien constant que les États-Unis ont apporté à l’Arabie Saoudite (qui n’est pas réputée pour être un régime très démocratique ni libéral) depuis un accord secret conclu entre Franklin D. Roosevelt et le prince régnant saoudien en 1945 (Yergin 199151). Il est de notoriété publique que plusieurs guerres ont été causées directement ou indirectement par le pétrole: guerres du Golfe de 1991 et 2004; guerre Iran-Iraq dans les années 1980, etc. Ce qui est peut-être moins connu du grand public français est l’importance capitale du pétrole comme l’un des principaux facteurs ayant contribué à la mise en place du système dénoncé par FrançoisXavier Verschave et d’autres sous le terme de «Françafrique»52. Lorsqu’un ami congolais m’a parlé il y a quelques mois de ce qui était arrivé dans son pays à cause du pétrole j’ai tout d’abord refusé de le croire, tant les faits qu’il décrivait me paraissaient invraisemblables. Les clichés véhiculés par les médias français, notamment les médias télévisuels, contribuent à donner de l’Afrique l’image d’un continent régulièrement livré au chaos et à la sauvagerie. On entend parler de massacres de civils, de viols en série, etc., sans qu’on ne nous explique les tenants et les aboutissants de ces conflits (voir la Côte d’Ivoire récemment). L’analyse de mon ami avait le mérite de donner une clé d’interprétation à ces conflits ethniques qui apparaissent souvent comme incompréhensibles au téléspectateur français moyen: au Congo, le suffrage populaire avait chassé un pétrodictateur (Denis Sassou Nguesso), soutenu de longue date par la France. Le nouveau dirigeant, démocratiquement élu, souhaitait remettre à plat les contrats
d’exploitation pétroliers détenus par une grande compagnie française, Elf. Cette compagnie, avec l’appui de l’État français, a alors décidé de fomenter de toutes pièces une guerre civile pour déstabiliser le régime démocratiquement élu et rétablir au pouvoir le dictateur en question (ce qu’elle est parvenue à faire). D’atroces massacres ont eu lieu dans ce pays, sans qu’il n’y ait de véritable couverture médiatique de la part des médias français. Un tel récit me semblait difficile à croire. Cela ne correspondait pas à la vision que je me faisais de la France. Je me disais qu’il y avait peutêtre un peu de vrai dans tout cela, mais que mon ami devait exagérer. Que de telles ignominies ne pouvaient se faire qu’à l’insu de l’État dans le pays des droits de l’homme. Ce n’est que lorsque j’ai visionné le documentaire de Patrick Benquet «La Françafrique» (2010) que j’ai commencé à douter sérieusement. Dans ce documentaire, de nombreux responsables politiques français, ambassadeurs, militaires ou anciens employés d’Elf témoignaient ouvertement – à visage découvert et sans scrupule apparent – de tous les coups tordus fomentés par la France en Afrique, avec le silence complice d’une grande partie de l’appareil politique français. Ces témoins racontaient comment, pour garder la mainmise sur le pétrole africain, la France avait joué aux fauxmonnayeurs (afin de déstabiliser l’économie guinéenne), à l’empoisonneur (Félix Moumié, leader de l’opposition camerounaise), ou encore au seigneur de guerre (en armant et en ravitaillant la rébellion biafraise, là encore pour des intérêts pétroliers). François-Xavier Verschave, l’un des premiers à avoir alerté l’opinion sur ces agissements, dénonce une série de crimes contre l’humanité, commis avec la complicité active de la France, dans le but de protéger l’approvisionnement en pétrole. [Au Congo, ces crimes] ont fait pratiquement cent mille morts, avec des dizaines de villages totalement rasés, brûlés, etc., et plusieurs dizaines de milliers de viols collectifs par, souvent, des miliciens ou soldats porteurs du sida. […] En 1999 il y a eu au Congo-Brazzaville plus de victimes qu’en [Tchétchénie, au Kosovo et à Timor-est]. Regardez la couverture médiatique du Kosovo, de Timor-est53 et de la Tchétchénie et demandez-vous si vous avez entendu parler du Congo-Brazzaville en 1999, alors que c’est le berceau de la France libre54 et l’un des principaux fournisseurs de pétrole de la France.
Quand vous voyez ça, vous comprenez qu’en fait vous ne savez rien de ce qui se passe en Afrique, et en Afrique francophone. Et si on vous parle de Timorest – on a raison de le faire –, c’est peut-être aussi pour ne pas vous parler de ce qui se passe au Congo-Brazzaville (Verschave 2004: 31).
Verschave évoque également le cas de l’Angola, le Koweït de l’Afrique, un pays avec de larges gisements pétroliers off-shore: Ce pays [l’Angola] était en guerre civile depuis son indépendance en 1975. Lors du procès Elf, on a eu confirmation de ce que j’avais déjà écrit il y a plusieurs années: la France et Elf armaient les deux côtés de la guerre civile. […] Quand j’ai commencé à découvrir que la France finançait un côté d’une guerre civile, j’ai été scandalisé; quand j’ai vu qu’elle en finançait deux, j’ai été encore plus étonné. […] Mais c’est comme ça qu’on traite les pays d’Afrique. C’est comme ça qu’on traite les pays du tiers-monde, et il faut oser regarder ça en face. Donc, en ce qui concerne l’Angola, la France finançait les deux côtés de la guerre civile […]. Alors, évidemment, cette guerre civile pouvait durer longtemps. Et c’est toujours le même principe: on affaiblit un pays, ce qui réduit sa capacité de négocier la vente de son pétrole, etc. (Verschave 2004: 36-37)
Le même appât du gain suscite en maints autres endroits la même avidité. L’Afrique n’est pas le seul continent à souffrir à cause de l’exploitation du pétrole. En Birmanie par exemple, une compagnie pétrolière française, Total, a été accusée il y a quelques années de complicité dans de graves affaires de violation des droits de l’homme. Plus généralement, il est reproché à la compagnie d’apporter son soutien au régime en place, qui là encore ne se distingue pas par sa démocratie et son respect des droits humains. De nombreuses voix ont dénoncé les pratiques du régime en particulier autour d’un projet de gazoduc dont Total était l’opérateur (gisement gazier de Yadana). Un rapport de la Fédération Internationale des ligues des Droits de l’Homme, en 1996, fustigeait les conditions du chantier et en particulier le recours au travail forcé: Les violations de droits de l’Homme liées au chantier sont avérées: déplacements forcés de population, travail forcé, torture, viols, extorsions financières… L’essentiel de ces violations est commis par les membres de l’armée birmane, le Tatmadaw, chargée de garantir la sécurité du chantier. S’il est peu probable que TOTAL ait recours directement au travail forcé, il est clair néanmoins qu’il le tolère, et en tire des bénéfices. Le chantier est la
cause, à tout le moins immédiate, de violations massives de droits de l’Homme. […] Il apparaît donc que le projet de gazoduc en Birmanie est néfaste et malvenu à maints égards, moralement et politiquement en particulier, et qu’il constitue en outre l’occasion de violations graves, répétées et avérées des droits de l’Homme contre des populations parmi les plus vulnérables et qui n’ont pas de moyens (légaux, financiers…) de s’y opposer. Que la plupart de ces violations soient commises essentiellement par le partenaire birman de TOTAL, le SLORC, ne saurait en aucune façon constituer une réponse acceptable et suffisante de la part du groupe français, et en aucun cas l’exonérer de toute responsabilité dans les exactions qui ont lieu. Les faits montrent que sans le gazoduc, tout ou partie de ces violations n’auraient pas lieu (FIDH 1996).
On pourrait multiplier les exemples. Il y a de quoi être médusé et scandalisé, mais en même temps tout ceci n’est finalement pas très étonnant: le pétrole est de plus en plus convoité; la production plafonne alors que l’on approche du pic pétrolier mondial, et la dépendance au précieux liquide rend de plus en plus de pays (et ses consommateurs) «accros» à la substance. Il n’est donc guère étonnant que les juteux bénéfices et la dépendance conduisent de nombreuses personnes à fermer les yeux sur les conditions dans lesquelles ce pétrole est obtenu. Même quand le pétrole ne génère pas directement ou indirectement de graves violations des droits de l’homme, sa prospection, son extraction ou son transport continuent à faire partie des activités les plus polluantes de la planète. Les études historiques sur le sujet sont encore peu nombreuses, mais les graves conséquences écologiques (et sociales) de l’exploitation du pétrole au Mexique ont été bien documentées par exemple dans une étude récente (Santiago 2006). Dans bien d’autres endroits de la planète aussi, des populations voient leurs conditions de vie particulièrement détériorées par l’exploitation du pétrole (au Nigéria par exemple). On pourrait encore, bien entendu, mentionner les marées noires qui polluent régulièrement les côtes des cinq continents (on a encore en tête l’Exxon Valdez, l’Erika ou encore Deep Horizon au large des côtes du golfe du Mexique l’année dernière). Pour terminer sur cet aspect, on pourrait ajouter l’effet corrupteur de cet argent du pétrole sur le système politique des pays riches, dont la France. Ainsi, une partie des revenus du pétrole produit dans les pays «clients» de la France en Afrique sert (ou du moins a servi longtemps) à
alimenter les caisses noires des partis politiques français de tous bords (voir l’affaire Elf). Ceci n’est évidemment pas propre à la France et existe aussi dans d’autres pays, notamment les États-Unis. Autrement dit, l’argent du pétrole contribue aussi à la corruption du système politique des pays riches (Verschave 1998; 2000; Benquet 2010). Un politologue a d’ailleurs montré dans un article récent que le pétrole, d’une manière générale, nuit à la démocratie dans le monde: L’assertion selon laquelle le pétrole entrave la démocratie est à la fois valable et statistiquement robuste. En d’autres termes, le pétrole nuit à la démocratie. Par ailleurs, le pétrole fait davantage de dommages à la démocratie dans les pays pauvres que dans les pays riches […]. Le pétrole inhibe la démocratie même quand les exportations sont relativement faibles, particulièrement dans les pays pauvres. […] L’influence néfaste du pétrole n’est pas limitée au Moyen-Orient: la rente pétrolière a probablement rendu plus difficile la démocratisation de pays comme l’Indonésie, la Malaisie, le Mexique ou le Nigéria. […] Trois mécanismes causaux semblent lier le pétrole et l’autoritarisme: un effet de rente, par lequel les gouvernements fixent des taux d’imposition bas tout en dépensant beaucoup pour atténuer la pression démocratique; un effet de répression, par lequel les gouvernements consolident leurs forces de sécurité intérieure pour contenir la pression populaire; un effet de «modernisation» qui empêche la population d’accéder à des emplois industriels ou de services, ce qui la rend moins susceptible de militer pour la démocratie (Ross 2001: 356-57).
Il existe donc bien peu de pays où le pétrole soit produit dans des conditions «propres» à tous les sens du terme (même si bien sûr, cela doit exister!). Si ce que Verschave ou Benquet dénoncent est vrai – et malheureusement, je suis porté à le croire55 – cela montre bien que la dépendance énergétique de la France a un coût très significatif en termes de souffrances pour de nombreux hommes, notamment en Afrique, le continent qui a déjà, historiquement, le plus souffert de la traite et de l’esclavage, tant européenne qu’arabe. (Et cela bien sûr ne signifie pas qu’il n’y a pas des complicités africaines, ni, malheureusement, que la France est le seul pays à se livrer à cette politique abjecte).
BRÛLER DES ÉNERGIES FOSSILE A DES IMPLICATIONS MORALES
Au-delà des graves violations des droits de l’homme engendrées par l’exploitation pétrolière, consommer des énergies fossiles a également d’autres conséquences néfastes. On sait maintenant que lorsque nous brûlons du pétrole ou du gaz dans des quantités supérieures à ce que l’écosystème peut supporter, nous causons indirectement des souffrances à d’autres êtres humains. Les rapports du Groupe d’experts Intergouvernemental sur l’Évolution du Climat (GIEC) affirment clairement que les émissions de dioxyde de carbone causent d’ores et déjà d’importants dommages à travers la multiplication des sécheresses ou des inondations, les menaces sur les récoltes et le déplacement de larges populations; et ces dégradations et ces souffrances devraient augmenter dans les années à venir. Que le GIEC s’intéresse aux ressources en eau potable et à leur gestion, aux écosystèmes, aux réserves alimentaires ou à la santé, c’est un avenir bien menaçant qui se dessine pour notre monde. Les prévisions pour l’Afrique, le continent où le commerce des esclaves concerna le plus grand nombre et dura plus longtemps que n’importe où ailleurs, sont plus inquiétantes encore. «En 2020, on prévoit que 75 à 250 millions de personnes [en Afrique] pourraient souffrir de l’intensification des problèmes d’accès à l’eau causés par le changement climatique. […] La production agricole, ainsi que l’accès à la nourriture, pourraient être, dans de nombreux pays ou régions d’Afrique, sévèrement compromis par les variations et le changement du climat» (IPCC 200756). Si l’on accepte les conclusions du GIEC, il nous faut reconnaître que nous avons maintenant pleinement conscience aussi bien des causes du changement climatique que de ses conséquences. Il n’est plus possible d’affirmer que notre utilisation du pétrole est moralement neutre. Conduire une voiture ou prendre l’avion nuit aujourd’hui réellement à d’autres hommes – même si c’est de façon indirecte et involontaire. Et du fait que les émissions s’accumulent dans l’atmosphère, elles continueront de plus en plus à causer des nuisances dans le futur, à moins d’un quelconque changement de cap. Pour ceux qui ne sont toujours pas persuadés des graves dommages causés à d’autres par le changement climatique, ou qui refusent de croire que le climat puisse être modifié de façon significative par
l’activité humaine, reste le problème, tant moral que pratique, de l’épuisement de ressources extrêmement précieuses et non renouvelables. Le livre Effondrement de Jared Diamond (2006) est une histoire passionnante – en même temps qu’une évidente mise en garde – de ces sociétés qui, dépendantes d’une source unique de nourriture ou d’énergie, qu’elles épuisèrent totalement, ont purement et simplement disparu. La Grande-Bretagne possédait du pétrole en mer du Nord, dont la majeure partie est maintenant envolée (au sens propre) à jamais. Les Britanniques ont usé une ressource dont leurs enfants ne pourront bénéficier. Du fait que pétrole et charbon ont été brûlés en grande partie pour des «émissions de luxe» plutôt que des «émissions de survie», et sans guère d’autre préoccupation que celle de répondre à l’injonction du carpe diem quotidien, ils n’ont pas été remplacés par quoi que ce soit de valeur comparable, du moins rien qui semble durable. La prochaine génération aura en héritage les pires conséquences de ce mode de vie permis par une énergie si bon marché (sans même parler du changement climatique causé par l’homme, on peut citer, entre autres, la pollution, l’obésité, la bétonisation des terres arables ou des anciennes ceintures vertes des villes et le développement de zones suburbaines sans avenir soutenable). On pourrait soutenir avec raison que «l’histoire humaine depuis les débuts de l’agriculture regorge d’exemples de sociétés non soutenables, dont certaines ont disparu, mais dont beaucoup d’autres ont changé leurs façons de faire et ont survécu.» (McNeill 2001: 358). L’histoire est ici utile en ce qu’elle peut nous rappeler à la fois la capacité des hommes à résoudre des problèmes dans le passé et, en même temps, les dangers qu’il y a à épuiser des ressources trop rapidement. Il est vrai également que les générations passées ont souvent laissé, elles aussi, d’immenses dettes à leurs enfants. Mais le changement climatique est un problème inédit et global, qui se pose à une échelle jamais vue jusque-là. Et quoi qu’il en soit, ce qu’ont pu faire les générations précédentes ne saurait en aucun cas justifier nos agissements actuels. De même, comment répondre au problème moral de ce monde où, alors que des populations démunies peinent à trouver de quoi nourrir leur famille, nous brûlons nous-mêmes des plantes ou des végétaux comestibles afin de faire rouler nos voitures ou (sur)chauffer nos
maisons? De tels comportements ont des conséquences directes pour les plus pauvres de la planète, quand la production de biocarburants fait augmenter partout dans le monde le prix des céréales. C’est ce qui causa, par exemple, les émeutes à Haïti en 2008, dues au prix du maïs57. Certaines compagnies dénuées de sens moral vont jusqu’à inciter à brûler de la nourriture plutôt que du bois: «Chauffez votre maison pour un boisseau de maïs [environ 25 kg] par jour!» vante une compagnie canadienne (Caneco 2008). Remplir le réservoir d’une grosse voiture avec de l’éthanol utilise la même quantité de maïs que celle qui permettrait à une personne de se nourrir pendant un an (Economist 2007). Dit autrement, les riches s’approprient la nourriture pour faire rouler leurs voitures, quand les plus pauvres, dont tant d’enfants, meurent de faim ou souffrent de malnutrition (Douthwaite 2007). Nous mettons aussi clairement en danger nos sociétés et nos enfants en n’essayant pas plus vigoureusement de nous défaire de notre dépendance aux énergies fossiles. De la même manière que les propriétaires d’esclaves étaient perpétuellement inquiets de ce que leurs esclaves ne s’enfuient ou ne se révoltent pas, nous redoutons régulièrement que les pays producteurs de pétrole ou de gaz ne cessent de nous fournir le précieux liquide. Les États-Unis, la Grande-Bretagne et les Pays-Bas, par exemple, refusèrent de vendre du pétrole au Japon en 1941, avec les conséquences que l’on connaît. Dans les années 1970, l’OPEP réduisit sa production de pétrole, précipitant une crise mondiale. Et plus récemment, la Russie a suspendu ses livraisons de gaz à l’Ukraine. Cette situation pourrait, une fois de plus, être comparée à l’attitude des esclavagistes qui bénéficièrent, pendant une période limitée, d’une main-d’œuvre quasi gratuite, mais laissèrent ensuite à leurs descendants la charge de gérer les terribles conséquences de l’esclavage. La communauté afro-américaine est aujourd’hui, dans son ensemble, économiquement et socialement largement défavorisée par rapport aux autres citoyens des États-Unis. Il est souvent difficile de faire la différence entre l’héritage de l’ère de la ségrégation et ce qui fut légué par l’esclavage (et d’autres facteurs), mais il a été suggéré depuis longtemps déjà que la séparation des hommes réduits en servitude
d’avec leur famille pourrait avoir joué un rôle dans la fragilité des structures familiales afro-américaines contemporaines58 (Elkins 1959; Moynihan report 1965). L’éclatement familial, la pauvreté, la fragilité sociale, l’image de soi peut-être dévalorisée de nombre d’Afroaméricains, le racisme endémique sont tous des héritages plus ou moins directs de l’esclavage. Mais les descendants des propriétaires continuent eux aussi toujours indirectement à payer le prix de l’esclavage pratiqué par leurs ancêtres, sous forme de problèmes sociaux ou d’insécurité par exemple. Les Afro-américains sont ainsi surreprésentés dans les prisons: «bien que les Noirs ne représentent que 12% de la population des ÉtatsUnis, 44% de tous les prisonniers américains sont noirs […] Et presque 5 % de la population masculine noire, comparé à seulement 0,6% des hommes blancs, sont incarcérés» (HRW 2003 et USCB 2006). Cela représente un coût élevé à payer pour l’ensemble de la société, près de cent cinquante ans après le Treizième Amendement à la Constitution qui abolissait l’esclavage. À ce point, on pourrait toujours objecter que la comparaison ne tient pas, du fait que l’esclavage n’est pas légal, alors que l’utilisation de combustibles fossiles l’est. Cet argument est toutefois aisément balayé, puisque l’esclavage fut parfaitement légal pendant très longtemps et ne fut prohibé que suite à la conjonction de plusieurs facteurs (dont les campagnes abolitionnistes, l’évolution du climat socioéconomique et un changement dans les positions morales, comme nous l’avons vu plus haut). Pourtant, alors même que l’esclavage était légal, on inventa de nombreux alibis pour le disculper. On peut observer le même phénomène aujourd’hui, alors que nous nous sentons, de plus en plus, contraints de justifier notre consommation élevée d’énergie. Est-il complètement impensable d’imaginer qu’un jour, conduire des 4 X 4 ou des voitures de sport devienne hors la loi, alors que des alternatives beaucoup moins dévoreuses d’énergie existent? On peut voir déjà les écotaxes qui existent pour les véhicules les plus énergivores comme une première étape vers une législation bannissant complètement certains appareils ou véhicules du fait de leur consommation excessive. Une autre objection à ce discours serait que les dommages causés par le changement climatique ne sont pas intentionnels. De ce point de vue,
comme les torts ne sont pas délibérés et que les conséquences ne sont pas toujours tangibles, nous ne saurions en être blâmés, ou du moins, pas aussi sévèrement que s’il s’agissait de dommages délibérés dont on aurait connu les conséquences à l’avance. Cela est un argument tout à fait valide. Le contexte dans lequel les machines firent leur apparition est important. Il ne serait pas légitime d’accuser les fermiers américains qui acquirent tracteurs et engrais, et virent ces acquisitions comme des aides incontestables pour nourrir leurs familles… et le reste du monde; ou les femmes qui achetèrent des machines à laver pour alléger leurs corvées ménagères. Les transports motorisés furent adoptés dans les villes au début du XXe siècle parce que ces derniers apparaissaient comme une manière efficace de remplacer les chevaux qui créaient de nombreux problèmes, sanitaires notamment, dans les villes (McNeill 2000: 310)59. Il ne serait pas juste non plus de dire de ceux qui émettaient du dioxyde de carbone il y a cent ou ne serait-ce même que vingt ans de cela, qu’ils sont responsables de la même façon que nous le sommes maintenant avec la connaissance que nous avons des conséquences pour le climat. (Avec le recul, la même accusation pourrait toutefois leur être portée pour la rapidité avec laquelle ils épuisèrent de précieuses ressources, le peu de scrupules avec lequel ils se les procurèrent, ou ruinèrent la santé de certaines populations par les fumées toxiques générées; mais nous ne saurions les blâmer d’un bouleversement climatique qu’ils ne pouvaient suspecter, ou dont ils ne pouvaient avoir qu’une très vague idée ainsi que de ses conséquences)60. Si les générations précédentes commirent une erreur en brûlant des énergies fossiles négligemment, ils le firent essentiellement avec une conscience claire et en pensant sincèrement qu’ils tentaient par là d’améliorer leurs conditions de vie et celles des autres. Il est vrai aussi qu’il est plus difficile pour nous de prendre pleinement conscience des conséquences de nos actes que cela ne l’était pour les propriétaires d’esclaves, du fait que les résultats des émissions de gaz à effet de serre sont indirects et nous sont généralement évoqués par des moyens peu susceptibles de soulever un grand intérêt. Certaines personnes demeurent authentiquement perplexes au sujet des causes du
changement climatique, ce dont sont responsables, en grande partie, les lobbies des industries pétrolières aussi bien que les gouvernements réticents à transmettre clairement au public les données scientifiques (Gore 2006; Oreskes 2008 et 2010). Même en adoptant le point de vue de ceux qui ne sont pas complètement convaincus des causes du changement climatique, ne devrions-nous pas prendre des mesures de précaution s’il existe des motifs de supposer raisonnablement que nous pourrions bien être en train de bouleverser quelque chose d’aussi essentiel à notre survie que le climat? Comme Wallace Broecker et beaucoup d’autres l’ont déjà fait remarquer dès les années 1990, «si les modèles prédictifs se révèlent incorrects, les futurs bouleversements climatiques pourraient tout aussi bien être pires, non pas moindres» (Weart 2003: 180). Davidson fait le même raisonnement lorsqu’il compare l’attitude contradictoire des députés américains au Congrès qui décidèrent d’approuver la guerre en Irak (alors même que l’existence d’armes de destruction massive n’était aucunement «prouvée») mais refusent en permanence de prendre des mesures contre le changement climatique, au motif, se défendent-ils, qu’il n’y a pas de preuves suffisantes que les émissions générées par l’activité humaine sont néfastes: En matière de gestion des risques (risk managment) […] la demande de «conclusions définitives» et l’absence de toute controverse avant d’agir – comme le demande le Congrès américain en matière de réduction de consommation d’énergies fossiles – n’est pas pratique courante et est en fait sans précédent. Les décideurs politiques prennent souvent des décisions sérieuses et aux conséquences lourdes sur la base d’informations provenant de modèles économiques qui sont bien moins fiables que les modèles utilisés en climatologie. (Davidson 2008).
Si les lobbies mentionnés plus haut ont réussi aussi facilement à instiller le doute chez bien des gens intelligents, c’est peut-être parce que beaucoup d’entre nous préfèrent éviter les conclusions du GIEC; la présente comparaison nous aide à comprendre pourquoi. Si nous refusons si volontiers d’écouter la science climatique, ce n’est peut-être pas seulement en raison de «nos attitudes différentes face au risque, à la technologie, au confort; nos valeurs éthiques, idéologiques et politiques
diverses, nos interprétations contradictoires du passé et nos visions concurrentes de l’avenir» (Hulme 2009: xxvi), mais aussi parce qu’au fond, nous avons tous de puissants intérêts à refuser de croire les climatologues. Les pays riches sont pour la plupart des démocraties dont une majeure partie des habitants ne veulent pas voir changer leurs façons de vivre, ce que les politiciens ne savent que trop. En Europe de l’Est, lorsque des régimes parlementaires furent remis en place suite à la chute du communisme, les problèmes environnementaux causés par «les étrangers, l’armée, ou des usines spécifiques, furent souvent abordés et parfois résolus. Ceux causés par les habitudes de consommation des citoyens ordinaires empirèrent souvent sous les démocraties». Cela semble être la tendance générale dans les régimes parlementaires (McNeill 2001: 348; 353). Et même alors, les politiques comme le public continuent à se raccrocher à tout ce qu’ils peuvent. Par exemple, le GIEC a publié des prévisions selon lesquelles une hausse des températures de 1 à 3 °C verrait des avantages potentiels pour la production alimentaire mondiale et «amènerait certains bénéfices, comme une diminution des morts par exposition au froid» dans les régions tempérées (essentiellement dans les pays industrialisés). Or ces prévisions sont parfois utilisées comme raisons de continuer à vanter la consommation des énergies fossiles, y compris pour les générations futures, et cela en dépit de l’estimation générale du GIEC selon laquelle «dans l’ensemble, les effets nets seront toutefois d’autant plus négatifs que les changements affectant le climat seront importants» (IPCC 2007). Dans ces efforts pour présenter le changement climatique comme une bonne chose, on peut voir, une fois encore, le même genre d’autojustifications que celles avancées par les esclavagistes. Au XIXe siècle par exemple, ceux-ci soutenaient que le travail des esclaves bénéficierait aux générations futures, ou encore que les esclaves étaient finalement bien mieux lotis aux États-Unis que s’ils devaient travailler dans les usines anglaises. C’est ainsi que le vice-président américain John C. Calhoun put affirmer au Sénat en 1837 que «la race d’Afrique centrale … n’avait jamais vécu dans des conditions aussi confortables, respectables et civilisées que celles dont elle jouissait à présent dans les
États du Sud»… L’esclavage n’était pas un «mal. Absolument pas. C’était une bonne chose – une très bonne chose» (cité dans Davidson 2008: 72). Certains pensaient aussi que les esclaves libérés seraient incapables de subvenir à leurs besoins ou de se prendre en charge euxmêmes. Le même type d’arguments a été utilisé par les partisans de l’esclavage depuis l’antiquité. Voilà, dans le cas de l’esclavage comme dans celui de notre consommation de pétrole, deux exemples frappants de notre capacité à retourner à notre avantage toute situation potentiellement dérangeante, dès lors qu’il y va de notre intérêt. Il est vrai aussi qu’il est pratiquement impossible dans notre monde contemporain, même pour les plus «vertueux» d’entre nous, de vivre sans dépendre d’une façon ou d’une autre d’une énergie de type fossile. Soumis, en tant qu’individus, à des incitations constantes (de la part des entreprises, des gouvernements, de nos pairs) à consommer toujours plus, nous sommes peut-être, tels des toxicomanes, autant victimes que coupables de cette société technologique et de consommation (Ellul 1954; Illich 1973; 1974). On pourrait même aller jusqu’à dire que nous sommes nous-mêmes esclaves de notre mode de vie: c’est un paradoxe bien connu que ceux qui possèdent des esclaves en deviennent euxmêmes dépendants, ou, comme Emerson le dit (1863: 98): «Mettez une chaîne autour du cou d’un esclave, l’autre extrémité s’enroulera d’ellemême autour du vôtre». Notre dépendance envers les énergies fossiles s’étend aux machines de la vie quotidienne – l’ordinateur dont je me sers pour écrire cet essai confirme cette règle générale. Mais si nous n’avons pas le choix, alors on pourrait se défendre en avançant que l’on ne peut faire autrement que de causer du tort à d’autres, et que nous ne saurions en être blâmés. Les esclavagistes, du coup, seraient plus en tort que nous, car au moins, ils avaient, eux, le choix d’émanciper leurs esclaves et d’opter pour une vie vertueuse. Pourtant, il ne faudrait pas sous-estimer les difficultés que la plupart des propriétaires d’esclaves rencontraient s’ils souhaitaient libérer leurs esclaves. Dans le Sud américain du XIXe siècle, les lois fédérales «limitaient et même dans les faits empêchaient la manumission» (Davis 2006: 193). Inversement, nous ne devrions pas surestimer nos propres difficultés à réduire nos émissions de dioxyde de carbone. Après tout,
alors qu’il est simple et peu coûteux d’installer des ampoules à basse consommation, de baisser son chauffage, de prendre des douches plus courtes, peu d’entre nous font toutes ces choses de manière volontaire. Nous n’avons pas non plus besoin d’aller en vacances à l’autre bout du monde deux fois par an ni de manger un bifteck tous les jours. Si nous étions capables d’attribuer équitablement un quota d’émissions de CO2 par personne, et de maintenir les émissions mondiales sous le niveau de ce que les puits de carbone de la planète peuvent absorber globalement chaque année, la progression du changement climatique ralentirait peu à peu. C’est exactement ce que proposent – de façon peut-être simpliste – des projets tels que «Contraction & Convergence» (Bows & Anderson 2008)
LES ÉNERGIES FOSSILES CONTRIBUENT À LA DÉLOCALISATION DU TRAVAIL (FORCÉ)
Il reste cependant une dernière objection à la comparaison entre esclavage et énergies fossiles. Comme nous l’avons vu plus haut, la plupart des définitions de l’esclavage insistent sur l’idée de possession et de contrôle absolus et légaux, par un maître, sur une personne qui doit travailler pour lui sans rémunération. En revanche, en tant que consommateurs d’énergies fossiles, nous n’obligeons personne à travailler gratuitement pour nous. Exprimé différemment, si le résultat du travail d’un esclave peut être comparé au résultat de l’action d’une machine consommant une énergie fossile, le processus d’exploitation lui-même est différent. Cela, une fois encore, est vrai jusqu’à un certain point, bien que j’aie déjà montré que les esclavagistes ne possédaient pas nécessairement leurs esclaves de façon légale ni ne les faisaient nécessairement travailler gratuitement. Par ailleurs, cette objection peut être remise en cause sur deux autres aspects: Tout d’abord, notre économie mondialisée repose sur le fameux concept – théorisé par l’économiste David Ricardo au début du XIXe siècle – de l’avantage comparatif, lui-même basé sur l’hypothèse de coûts de transports négligeables. La disponibilité d’une énergie
comparativement bon marché est une condition requise pour le transport de biens sur de grandes distances et à très grande échelle. L’une des raisons principales pour lesquelles les pays riches importent des produits peu chers est due au fait que la main-d’œuvre, dans les pays pauvres est bien moins coûteuse que dans les pays riches. Et l’énergie bon marché nous a, en quelque sorte, permis de délocaliser les conditions de travail que nous n’accepterions pas dans nos pays. Les travailleurs dans ces «pays en développement», sur lesquels nous comptons pour coudre nos jeans et confectionner nos baskets, jouissent souvent de peu ou pas de liberté de mouvement, ils ne peuvent souvent pas choisir librement leur employeur et il n’est pas rare qu’ils fassent l’expérience de mauvais traitements, quand ils ne sont pas tout simplement détenus dans des prisons d’État (conditions qui, hélas, ne correspondent que trop bien à la définition de l’esclavage donnée cidessus)61. Leurs conditions sont peut-être même pires que celles des esclaves dans les économies traditionnelles caribéenne ou américaine. Comme le rappelle David Brion Davis, «les esclaves représentaient, dans la majeure partie du Nouveau Monde, un investissement précieux, et d’une valeur toujours grandissante, mais cet aspect légèrement “protecteur” de l’esclavage […] ne s’applique pas aux millions de travailleurs forcés dans ce monde dit aujourd’hui “en développement”» (Davis 2006: 329-330). Des informations sur ces conditions de travail épouvantables sont régulièrement publiées dans les journaux occidentaux; aussi, nous ne pouvons prétexter de ne pas être au courant. Or, ce sont les transports bon marché, permis par les énergies fossiles et, par conséquent, contribuant massivement au changement climatique, qui rendent possible cette exploitation déplorable. Par ailleurs, les dommages causés par le changement climatique se traduisent souvent par de violentes pressions à l’encontre de larges populations, et cela risque d’être de plus en plus le cas. Par un processus graduel, les famines ou la destruction d’écosystèmes reviennent à dénier aux populations la liberté d’agir sur leur propre existence. Inondations, sécheresses, hausse du niveau des mers vont faire de millions de gens des réfugiés. Selon certaines estimations, «lorsque le réchauffement climatique va réellement se concrétiser, il pourrait y avoir jusqu’à deux
cents millions d’êtres humains pris au piège de la montée du niveau des mers et des inondations des régions côtières, par le dérèglement des systèmes de mousson et des autres systèmes de précipitations, et par des sécheresses sans précédent en sévérité et en durée» (Myers 2002). Un rapport d’une ONG britannique est encore plus pessimiste, prédisant que si la trajectoire actuelle se poursuit, un milliard de personnes supplémentaires pourraient être chassées de leurs maisons avant 2050 (Christian Aid 2007)62. Nombre de ces réfugiés risquent de terminer dans des camps, avec des conditions n’ayant parfois guère à envier à celles de prisonniers. Éloignés de leur habitation et éventuellement de leur famille, ils risquent de perdre leurs terres et pour certains, de se voir contraints de travailler pour des maîtres peu scrupuleux ou dans des réseaux de prostitution (autre forme d’esclavage où les réfugiés sont surreprésentés). Même ceux qui seraient suffisamment chanceux pour rester sur leurs terres (par exemple les nombreux paysans des pays en développement) pourraient se retrouver, par leurs difficultés à nourrir leurs familles, en condition de servitude pour dettes, situation «que l’on peut difficilement distinguer de l’esclavage traditionnel» (OHCHR: 1991). Du fait que de mauvaises récoltes répétées sont souvent à l’origine de ces situations de servitude pour dettes, il n’est pas infondé de lier, même de façon indirecte, nos émissions contribuant au changement climatique à des mécanismes qui réduisent certaines populations à une forme d’esclavage. Ce phénomène n’est pas nouveau: les facteurs écologiques tels que les sécheresses (qui conduisent aux disettes et/ou à l’endettement) ont toujours été des éléments importants dans l’asservissement des populations à l’époque de la traite atlantique (Pétré-Grenouilleau 2004: 118).
CHAPITRE 3: Enseignements de l’Histoire
1. De l’utilité des comparaisons Comparer l’attitude des esclavagistes à notre propre attitude envers le pétrole est à la fois légitime et utile. Mettre en lumière notre attirance profondément humaine pour le confort et la facilité, qui a entraîné (et continue d’entraîner) l’usage d’esclaves (réels ou virtuels), permet d’expliquer en partie notre léthargie collective envers le changement climatique ainsi que notre résistance aux politiques visant à réduire notre dépendance à l’énergie bon marché. Cette réflexion permet aussi de montrer combien sont profondes les racines du problème climatique. La propension des hommes à «externaliser le travail» d’une part et à «dominer, dégrader, humilier et contrôler» d’autre part, qui transparaît par la pratique quasi universelle de l’esclavage, risque de filtrer dans tout système. Pourtant, le changement climatique et l’épuisement des énergies fossiles pourraient être de puissants moteurs pour nous permettre de nous attaquer à bien des excès et des injustices de notre monde contemporain. Et si l’on décidait de voir le réchauffement comme une occasion extraordinaire plutôt qu’un problème insoluble? «Les recherches sur les causes du changement climatique nous rappellent – au cas où nous préférerions l’oublier – que notre monde est un monde profondément inégalitaire», rappelle le climatologue anglais Mike Hulme. De même, le réchauffement du climat «nous apprend – pour le cas où nous en étions satisfaits – que notre portefeuille énergétique actuel n’est pas soutenable» et que «nous devrions faire ce qui est en notre pouvoir pour économiser les hydrocarbures et pour accélérer la recherche de nouvelles sources d’énergies, non basées sur le carbone» (Hulme 2008). La comparaison se révèle aussi utile du fait que, de nos jours, l’unanimité est quasi générale pour condamner l’esclavage. Si nous acceptons la comparaison développée plus haut, alors nous pouvons mieux voir et ressentirl’iniquité qu’il y a à continuer de brûler des combustibles fossiles de façon inconsidérée; et les émotions sont souvent de plus puissantes forces mobilisatrices que les purs raisonnements logiques (Weber 2006: 104). C’est dire que, si nous sommes convaincus que nous nous
comportons à la façon des esclavagistes (ceux-là mêmes que nous condamnons moralement), il y a plus de chances que nous souhaitions modifier nos agissements. Si nous acceptons de voir que les racines du problème sont très proches dans le cas de l’esclavage et dans celui de la combustion excessive de matériaux fossiles (à savoir nos propres limitations humaines et nos tendances à la facilité et à la dépendance), l’histoire des campagnes qui mirent un terme à l’esclavage peut fournir enseignements et encouragements. Encouragements, car, en dépit des coûts élevés que signifiait la fin de l’esclavage en Grande-Bretagne et aux États-Unis, ces deux pays franchirent finalement le pas. Malgré l’énorme supériorité économique du lobby esclavagiste en Grande-Bretagne, la détermination de quelques individus motivés permit d’abattre tout le système – avec l’aide, il est vrai, d’une nouvelle forme d’énergie!63 Ceci devrait aussi servir d’avertissement à ceux qui, au sein des lobbies du charbon ou du pétrole, défendent le statu quo. Mais même lorsque des lois sont votées pour réduire les émissions de dioxyde de carbone, comme c’est le cas par exemple en Grande-Bretagne depuis le Climate Change Act adopté en novembre 2008, il est important que le public continue à soutenir les efforts du gouvernement de peur que ces lois ne soient vues comme une contrainte et ne soient, du coup, pas respectées (Rodhouse 2007). Ceux qui légifèrent doivent donc demeurer vigilants: il est important de se rappeler que les États du Sud réussirent à mettre en place un système de ségrégation et d’oppression qui perdura encore une centaine d’années après la fin de la guerre de Sécession. Pour les anciens esclaves, les conditions de vie devinrent parfois pires que pendant l’époque de l’esclavage elle-même (Fogel et Engerman 1974). Comprendre les procédés qui permirent l’abolition de l’esclavage est également utile. Il nous faut reconnaître le rôle joué par l’arrivée des énergies fossiles dans le mouvement abolitionniste. Cette nouvelle forme d’énergie, qui apparut à l’époque bien plus acceptable moralement que l’esclavage, facilita grandement les campagnes en vue de l’abolition de cette institution inhumaine. De même, des efforts beaucoup plus importants devraient être aujourd’hui déployés pour rechercher de nouvelles formes
d’énergie non productrices de gaz à effet de serre. Les énergies propres devraient devenir la priorité absolue des pays riches64. Analyser ce qui a réussi et ce qui a échoué pendant les campagnes abolitionnistes se révèle également riche d’enseignements aujourd’hui. Par exemple, les positions extrémistes et les comportements pharisaïques et moralisateurs semblent avoir été plutôt contre-productifs dans le cas de la lutte contre l’esclavage. La bonne conscience et l’autosatisfaction (celles des abolitionnistes comme celles de certains militants de la cause écologique) non seulement dissuadent beaucoup de gens de rejoindre les rangs des militants, mais elles peuvent être aussi illusoires. Certains réussissent, au prix de gros efforts, à réduire – de façon marginale – leur consommation. Pourtant, comme une étude récente l’a montré, «ceux qui pensent avoir le style de vie le plus écologique peuvent être vus comme parmi les premiers coupables du réchauffement climatique». En effet, les auteurs de cette étude ont constaté que les personnes qui triaient leurs déchets «s’autorécompensaient» souvent de leurs efforts quotidiens en s’offrant, par exemple, des vacances en avion. «Puisqu’on a fait notre bonne action pendant toute l’année (recycler nos déchets), on peut bien s’offrir un petit plaisir deux semaines par an (le voyage à l’autre bout du monde)!» Ainsi, les gens qui recyclent régulièrement leurs déchets et économisent l’énergie chez eux sont aussi ceux qui font le plus fréquemment des vols long-courriers à l’étranger. Les émissions de dioxyde de carbone de tels voyages peuvent annuler complètement les économies réalisées par ailleurs (Barr 2009). D’autres vont montrer leur engagement en s’ingéniant à acheter des produits locaux ou qui n’auront pas été importés par avion. De même pendant l’époque de l’esclavage, beaucoup de gens s’engageaient à acheter uniquement du sucre ou du coton qui n’avaient pas été produits par des esclaves, mais étaient au contraire issus d’un «travail libre». Au début, le mouvement abolitionniste soutenait ces premières manifestations de «commerce équitable». Mais la branche américaine dut rapidement convenir que cela n’allait pas résoudre le problème: certes, le boycott du sucre produit par les esclaves eut un impact visible – quoique éphémère – en Grande-Bretagne dans les années 1790, mais en Amérique ce mouvement pour un commerce issu du travail libre n’atteignit jamais une
ampleur suffisante. Il n’eut probablement pas d’effets sur les propriétaires d’esclaves eux-mêmes, qui ne se sentirent pas menacés (Glickman 2004: 903). Les abolitionnistes reconnurent rapidement que le travail des esclaves était, de toute façon, visible partout. Comme l’un de ses militants s’en plaignit, «quiconque se dit anti-esclavagiste ou abolitionniste ne peut désormais plus voyager en diligence ou en bateau à vapeur car les draps et les nappes de ceux-ci sont en coton. Aucun abolitionniste ne peut plus acheter de livre ou de journal imprimé sur du papier de fil de coton». À ces arguments d’ordre pratique, s’en ajoutait un autre, moral: la cause des esclaves serait mieux servie si les abolitionnistes consacraient leur temps à la lutte politique. Les avocats des «produits libres» étaient si «préoccupés par leur abstinence qu’ils négligeaient les vrais moyens d’abolir l’esclavage» selon Garrison (Glickman 2004). Je veux insister ici sur le fait que ma position n’est en aucun cas de rejeter les produits équitables ou les choix de vie en vue d’une réduction des émissions de CO2. Certaines des tactiques de boycott utilisées et décrites dans l’article de Glickman ont fonctionné et pourraient être appliquées aujourd’hui. Mais d’autres pourraient être contre-productives et, en générant une «course au zéro carbone» entre individus, nous faire oublier que les changements individuels de nos modes de vie n’ont souvent qu’un impact mineur et ne sauraient être, par eux-mêmes, la solution unique au changement climatique.
2. De l’importance des compromis… Il est aussi important de se rappeler que l’esclavage ne fut pas aboli en une fois, mais de façon progressive, à travers une série de manœuvres tactiques et de compromis. Réalisant qu’il serait quasi impossible d’abolir l’esclavage d’un coup, les militants en Grande-Bretagne décidèrent stratégiquement de se concentrer d’abord sur la suppression de la traite. Un projet de loi édulcoré fut discrètement introduit, qui interdisait «seulement» aux marchands britanniques de participer au commerce des esclaves avec des colonies étrangères (principalement celles de la France, avec qui la Grande-Bretagne était alors en guerre). C’était là une opération astucieuse car, en ne mentionnant aucun motif humanitaire, ce projet de loi n’alerta pas le lobby pro-esclavage. L’importance – apparemment – accordée aux intérêts nationaux et militaires était difficilement attaquable, si bien que le Foreign Slave Trade Bill («Projet de Loi sur le Commerce Extérieur des Esclaves») fut aisément voté par le Parlement en 1806. Cette loi en apparence innocente faisait en fait partie d’une stratégie progressive, calculée pour affaiblir le puissant lobby opposé à la fin de cet inhumain commerce. Elle rendit possible l’année suivante le vote du Slave Trade Act, loi abolissant entièrement la traite (Anstey 1975: 321-425). Le chemin jusqu’à l’abolition complète de l’esclavage fut encore long, et de très importantes concessions ultérieures durent encore être faites aux esclavagistes, y compris l’acceptation de l’affranchissement graduel des esclaves, et le paiement de «compensations» aux propriétaires. Même si cela heurte nos sensibilités modernes, l’objectif des abolitionnistes fut cependant atteint – grâce à leur approche souple du problème – de manière beaucoup plus pacifique et rapide dans les colonies britanniques qu’aux États-Unis, où l’abolition ne fut obtenue qu’au prix d’une guerre civile. Dans ce pays, en effet, une approche graduelle fut aussi mise en œuvre par les militants abolitionnistes, et dans les États qui ressemblaient à la Grande-Bretagne (c’est-à-dire les États du Nord des États-Unis, en voie rapide d’industrialisation et où les esclaves étaient peu nombreux), cela fonctionna. Mais au XIXe siècle, toute suggestion d’abolition graduelle
dirigée vers le Sud (ou vers les ambitions du Sud en direction de l’Ouest) ne servit qu’à rendre les propriétaires et les politiciens sudistes encore plus intransigeants. Le parti républicain, nouvellement formé, n’était pas abolitionniste dans les années 1850 et pourtant, quand Lincoln fut élu, le Sud fit sécession quand même. En d’autres termes, le gradualisme ne permit clairement pas de parvenir à l’abolition. La raison est, bien sûr, que le sud américain n’était pas juste une société avec des esclaves, comme l’était la Grande-Bretagne, dont les esclaves vivaient dans des colonies éloignées; au contraire, il s’agissait d’une société esclavagiste, lourdement dépendante de la main-d’œuvre servile pour son économie et son mode de vie. Au risque de faire de l’histoire fiction, on peut se demander si une autre stratégie (puisque l’approche graduelle n’a pas donné les résultats escomptés) aurait permis l’abolition de l’esclavage dans le sud des ÉtatsUnis, comme alternative à la guerre de Sécession. L’histoire montre en fait que des attitudes intransigeantes, comme celle de l’abolitionniste américain le plus connu, William Lloyd Garrison, qui ne voulait pas envisager autre chose que la libération immédiate de tous les esclaves, joua probablement un rôle négatif. Davis suggère qu’«il se pourrait que les excentricités de Garrison et sa rhétorique extrême aient découragé de nombreux partisans potentiels» et que cela pourrait expliquer pourquoi «l’abolitionnisme américain a toujours été l’affaire d’une petite minorité». Lincoln obtint l’investiture républicaine à la présidence car «il apparaissait plus modéré et moins controversé que le sénateur de New York plus connu, William Seward. Comme beaucoup de personnes originaires de l’Ouest américain, Lincoln voyait d’un mauvais œil les abolitionnistes et a pu dire à l’occasion qu’il détestait leur suffisance», bien qu’il ait dit par ailleurs qu’il avait toujours haï l’esclavage (Davis 2006: 9, 307, 288). Malheureusement, il est vrai que la modération et le pragmatisme de certains, profondément dévoués à la cause de l’abolitionnisme (ou de la décarbonisation de l’économie), peuvent être très difficiles à distinguer de l’hypocrisie et de la pseudo-modération affichées par d’autres, défenseurs d’un changement à petits pas dont le but final n’était ou n’est que de repousser sans cesse les réformes. Certains écologistes gagneraient donc à adopter une attitude plus souple pour atteindre leurs nobles objectifs. En 2009 le climatologue James Hansen suggérait qu’il vaudrait mieux pour la planète que le sommet de
Copenhague s’achève sur un échec, plutôt que sur un accord imparfait. Hansen rapprochait notre attitude vis-à-vis du changement climatique de celle adoptée par les anti-esclavagistes au XIXe siècle, et déclarait dans une interview que lutter contre le changement climatique était «analogue au problème de l’esclavage auquel dut faire face Abraham Lincoln […]. Face à ce genre de questions, il n’y a pas de compromis possible. On ne peut pas proposer: “réduisons l’esclavage, trouvons un arrangement et réduisons le nombre d’esclaves de 50% ou 40%”» (Hansen 2009). Hansen a raison de nous avertir qu’un compromis peu ambitieux pourrait donner au public l’impression que le problème du changement climatique a été résolu, et que, parce qu’un accord a été signé, nous pouvons continuer à vivre comme avant. Il a également raison de faire, comme je l’ai fait dans ces pages, le parallèle entre l’esclavage et le changement climatique. Cependant, Hansen a tort d’affirmer qu’il n’y eut pas de compromis durant les campagnes pour l’abolition de l’esclavage65; et cette affirmation, ainsi que les positions manichéennes de certains, ont peut-être eu des conséquences tout à fait opposées au but recherché. Jancovici (2011) rapporte ainsi, à propos du sommet de Copenhague de 2009 sur le changement climatique, comment les commentaires très critiques des ONG écologistes à la veille de la clôture du sommet (parce que les propositions faites n’étaient pas à la hauteur de leurs espérances) ont amené les médias à unanimement considérer le sommet comme un échec. J.-M. Jancovici montre pourtant que le sommet a permis de réaliser plusieurs avancées tout à fait significatives et combien il était illusoire d’en espérer davantage. L’auteur de Changer le monde montre également comment ce sentiment d’échec s’est communiqué au grand public et s’est transformé en partie en prophétie auto-réalisatrice en coupant l’élan notamment de Barack Obama et en conduisant à une démobilisation du grand public66. Les propriétaires d’esclaves sudistes ont pu accuser les abolitionnistes du Nord des États-Unis de ne faire qu’imiter l’attitude des Britanniques, en utilisant «la lutte contre l’esclavage comme un masque de vertu destiné avant tout à assurer leur domination commerciale et idéologique sur le monde» (Davis 2006: 286). Il nous faut reconnaître que les mêmes peurs prévalent aujourd’hui dans de nombreux pays du tiers monde, qui voient souvent les régulations contre le changement climatique comme un moyen
des pays du Nord de limiter leur croissance économique et d’entraver leurs aspirations à des vies plus confortables, à l’occidentale67. Nous devons convaincre ces pays que notre mode de vie, à l’origine de scandaleux gaspillages, est immoral, et que la seule façon de s’attaquer à des problèmes tels que l’épuisement des ressources et le réchauffement climatique d’origine humaine, sans réduire le reste du monde à la pauvreté et à la famine, implique un transfert massif de richesses des pays riches vers les pays pauvres (Henson 2006). Ainsi, comme il l’a déjà été suggéré plus haut, le changement climatique pourrait, au bout du compte, nous forcer à être moins égoïstes et pourrait se transformer en une formidable opportunité, s’il signifiait que les sociétés riches apprenaient à partager avec les pauvres du monde.
3. De l’intérêt d’être positif pour changer le monde… Comme nous l’avons vu au début de cet ouvrage, l’abolition de l’esclavage et la transition vers une économie reposant sur les énergies fossiles furent aussi facilitées par la croyance générale que le progrès technique allait rendre la vie plus aisée. Or, comme l’a récemment montré la recherche sociologique, le discours alarmiste que l’on entend souvent parmi les écologistes peut facilement devenir contre-productif (O’Neill and Nicholson-Cole (2009); Moser and Dilling (2007)). Les mises en garde sont nécessaires pour convaincre le public ou lui rappeler les dangers du changement climatique, mais elles devraient être compensées par un message plus optimiste. Là encore, on peut faire appel à l’Histoire pour mettre en lumière certains aspects avantageux de la société préindustrielle ou en nous rappelant que le futur n’est pas écrit: jusqu’à présent, l’humanité a toujours réussi à surmonter les problèmes auxquels elle a été confrontée, même quand ceux-ci paraissaient insurmontables! Il est vrai qu’un optimisme excessif envers la technologie a parfois dominé. Certains s’imaginaient ainsi, dans les années 1950, que l’énergie nucléaire serait si bon marché dans le futur proche que l’on pourrait faire fi des compteurs électriques, et qu’elle serait le carburant de navettes spatiales pour Mars. En même temps, on était loin d’entrevoir de nombreuses inventions technologiques, ou alors on les jugeait complètement improbables. Pendant longtemps, la plupart des ingénieurs pensèrent que les bateaux à vapeur (et plus tard, les avions) ne pourraient pas transporter suffisamment de carburant pour permettre la traversée de l’Atlantique sans ravitaillement; nombreux étaient ceux qui refusaient également de croire que les ampoules électriques à incandescence fonctionneraient un jour (Smil 1995). On peut également faire appel à l’histoire pour nous motiver à nous surpasser! Alors que tant de jeunes – et moins jeunes – sont déprimés, désespérés et en recherche d’un sens à leur vie, le changement climatique offre une incroyable occasion de mobiliser toutes nos énergies pour œuvrer
à décarboner la société et changer le monde! Jean-Marc Jancovici écrit à juste titre: […] quoi que nous envisagions pour l’avenir, il faut commencer par décarboner l’économie. Mais cela fait-il un projet de société? Eh bien oui, et pour au moins cinquante ans: comme le carbone, c’est l’énergie, et que l’énergie pilote tous les flux qui sous-tendent notre système industriel, décarboner l’économie, c’est toucher à tout. Et toucher à tout pour rendre la société de 9 milliards d’hommes «durable» nous occupera bien pendant quelques décennies! […] Mais avancer ne signifie-t-il pas qu’il va falloir se serrer la ceinture? Certes, mais si nous nous y prenons bien, nous nous en rendrons à peine compte, parce que le plaisir d’être impliqué dans un projet global qui a du sens est un stimulant puissant, capable de faire oublier les petites misères qui semblent insupportables quand l’avenir est bouché. Il y a aujourd’hui un sentiment suffisant de no future pour que nous soyons prêts à payer d’un peu de pouvoir d’achat une vision radieuse de l’avenir et de l’espoir pour nos enfants, si le talent pour nous la vendre veut bien apparaître dans la classe politique. (Jancovici 2011: 199-200)
Là encore, l’histoire de l’abolition de l’esclavage peut offrir un exemple admirable que nous pouvons tâcher d’imiter en nous remémorant la bravoure et le courage des militants abolitionnistes (même s’ils n’étaient tous que des hommes avec leurs défauts et leurs contradictions!). Certes, McNeill rappelle qu’il «existe très peu d’exemples de sociétés (par opposition à des ermites ou des moines) qui ont volontairement […] adopté un mode de vie plus frugal, en réduisant leur consommation d’énergie». L’abolition de l’esclavage est un puissant contre-exemple, et même s’il faut rappeler, à la suite de McNeill, «à quel point l’abolition fut exceptionnelle et à quel point elle dépendit de circonstances économiques et politiques particulières» (McNeill 2008), il n’en reste pas moins que ce précédent existe, et il peut nous inspirer!
Pour conclure... Il est important, pour éviter de porter des jugements moraux trop hâtifs, de garder à l’esprit les raisons pour lesquelles les gens choisirent d’adopter des machines fonctionnant aux carburants fossiles, ainsi que les progrès économiques et moraux initialement apportés par celles-ci. En 1518, Bartolomé de Las Casas, un ardent défenseur des droits des Indiens d’Amérique, commit la même erreur que les partisans de la machine à vapeur trois siècles plus tard: voyant qu’il serait très difficile de préserver les Indiens de l’esclavage si l’on ne fournissait pas aux colons une autre main-d’œuvre, il appela à importer en masse des esclaves africains. C’est seulement plus tard qu’il réalisa les horribles conséquences de ce qu’il avait suggéré, et qu’il fit à nouveau entendre sa voix, cette fois pour demander la fin de la traite. De la même manière, c’est seulement récemment que nous avons pleinement pris conscience des effets et des dégâts provoqués par ce qui a, en pratique, remplacé les esclaves, à savoir les machines alimentées aux combustibles fossiles. «Le chemin de l’enfer est pavé de bonnes intentions», dit-on; comment l’illustrer mieux que cela? L’anecdote suivante, racontée par le journaliste et militant écologiste George Monbiot, met brillamment en lumière le piège dans lequel nous sommes tombés: Monbiot compare le pouvoir qui nous est donné par le pétrole à la puissance offerte à Faust par le diable de la fable de Christopher Marlowe (Monbiot 2006). Dans cette histoire, Faust, doté d’une curiosité insatiable, fait un pacte avec Méphistophélès: en échange d’une vie de plaisir et de volupté et d’un pouvoir illimité pour vingt-quatre ans, il donne à Satan son âme pour l’éternité (quand le diable lui explique les conséquences, il refuse de le croire). Sitôt le pacte conclu, Faust s’empresse de parcourir l’Europe sur un chariot volant, fait venir du raisin de l’hémisphère sud au milieu de l’hiver, et réalise par magie toutes sortes de miracles. Au bout de vingt-quatre ans, comme prévu, le diable vient le chercher et emmène son âme dans les flammes de l’enfer. George Monbiot voit dans cette histoire une parabole du changement climatique. Faust, métaphore de l’humanité agitée, curieuse, insatiable; Méphistophélès incarnant les énergies fossiles… Les dons miraculeux de Faust sont permis
par le pétrole (son chariot volant, ce sont nos avions ou nos voitures; ses raisins venus du Sud au milieu de l’hiver sont les fruits exotiques qui remplissent nos supermarchés en toute saison). Vingt-quatre ans est la période (une fraction de la durée réelle) pendant laquelle le pétrole nous aura permis de vivre dans la «volupté»… car tout a une fin et le pétrole aussi finira bientôt. Quant aux flammes de l’enfer, on imagine facilement à quoi la vie sur une planète où la température moyenne pourrait augmenter de plusieurs degrés (avec toutes les conséquences sociales qui accompagneront ces bouleversements) pourrait rapidement ressembler. Le pouvoir magique qui permet à Faust de voyager sur son «char volant» et de manger du raisin en plein hiver est ce qui cause sa damnation ultime. L’énergie dont nous disposons en abondance nous donne un pouvoir extraordinaire. Ainsi que le dit McNeill, «grâce à nos nouveaux pouvoirs, nous avons banni les contraintes historiques qui régissaient santé, population, production alimentaire, utilisation d’énergie, et consommation en général. Peu sont ceux qui, ayant connu la vie avec ces contraintes, regrettent leur disparition.» (McNeill 2000: 362). Pourtant, nous ne devrions jamais oublier deux choses: d’abord, que le pouvoir corrompt. Et ensuite que, si l’énergie est indispensable à notre vie moderne, la recherche a montré que le bonheur n’est pas lié au niveau de consommation (Offer 2006; Fouquet 2008; Jancovici 2011). En d’autres termes, nous pourrions être aussi heureux et en aussi bonne santé, tout en consommant beaucoup moins. Si nous ne changeons pas, nous et nos enfants paieront lourdement les conséquences de notre activité irréfléchie. Qui plus est, les générations futures se retourneront dans quelques années et, avec «l’énorme condescendance de la postérité» (Thompson 1963) si courante dans l’histoire humaine, se demanderont comment notre civilisation a pu être aussi arriérée et vivre dans un aveuglement moral aussi révoltant. Comme l’orateur Tarbox le remarquait déjà en 1843 à propos de l’esclavage, «des erreurs que personne ne remarque pendant une époque peuvent être soudainement détectées à l’époque suivante, car on les regarde depuis des points d’observation différents» (cité dans Davidson 2008). La prochaine génération verra-t-elle que les sociétés industrielles avaient des circonstances atténuantes? Que, jusqu’à relativement récemment, nous n’avions pas connaissance des conséquences dévastatrices de nos actes?
Que la grande majorité des hommes avait pensé sincèrement, pendant longtemps, que les combustibles fossiles amélioreraient la vie des gens sur Terre? Que nous étions devenus «accros» au pétrole, et que nous étions nous-mêmes victimes de dépendance et des excès qu’elle engendre, à travers l’obésité, la pollution, la solitude, les dommages infligés au tissu social de nos communautés, etc.? Si l’on en juge par la manière dont mes étudiants condamnaient sans appel et sans chercher à comprendre les propriétaires d’esclaves des siècles passés, la réponse est probablement «Non». Il est bien plus probable qu’ils nous maudissent pour les dégâts irréparables que nous aurons causés à la planète. Sans aucun doute, dirontils, c’était là un peuple de barbares.
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1. Jean-Marc Jancovici, cofondateur du cabinet Carbone 4, président du Shift Project (http://www.theshiftproject.org/), et auteur de Changer le Monde! Tout un programme (Calmann-Lévy, 2011).
2. Les énergies fossiles sont des matières organiques (végétaux), transformées chimiquement ou «fossilisées» dont la combustion émet des gaz à effet de serre, contribuant au réchauffement climatique. Les principaux combustibles fossiles sont le charbon (houille), le pétrole ou le gaz «naturel». Presque toutes les machines électriques sont directement ou indirectement mues par des énergies fossiles (cf. chap. 2). 3. Les références entre parenthèses dans le texte renvoient à la bibliographie en fin d’ouvrage. 4. L’intérêt de Le Plein s’il vous plaît, et des autres ouvrages des mêmes auteurs, ne se limite pas à ces quelques éléments. J’encourage vivement les lecteurs de ces lignes à lire au plus vite le dernier essai de Jean-Marc Jancovici, Changer le monde, un appel à prendre – enfin – sérieusement en compte les problèmes énergétiques et de changement climatique, au moyen de mesures réalistes et pleines de bon sens, loin des «yaka» de certains. 5. Le caractère de «crime contre l’humanité» de l’esclavage est reconnu à la fois par le statut de Rome établissant la Cour Pénale Internationale (1998) et en France par la loi dite Taubira (2001). 6. Le terme «d’énergie inanimée» (inanimate energy en anglais), ainsi nommée par opposition à l’énergie animée ou musculaire des hommes et des animaux, désigne les énergies fossiles (qui font tourner les machines à vapeur, les moteurs à combustion interne, les turbines à gaz…) ou encore l’énergie éolienne, hydro-électrique, ou électrique. 7. L’expérience de Milgram a été reproduite récemment dans un documentaire français, Le Jeu de la mort, coproduit par France Télévision et diffusé sur France 2 le 17 mars 2010. 8. La géo-ingénierie consiste à manipuler artificiellement le climat – par exemple par la dispersion de particules dans l’atmosphère ou la mise en place de miroirs dans l’espace – pour combattre ou freiner le réchauffement terrestre. De nombreux écologistes soulignent les graves dangers potentiels de ces technologies. Sur les dangers des précédentes tentatives humaines de modifier le climat, voir Fleming 2010. 9. Beaucoup d’idées reçues sur ce qui serait plus ou moins néfaste pour l’environnement réservent bien des surprises quand on les examine de plus près: par exemple, acheter des fraises à Noël (comportement
dont la dénonciation est un cliché des mouvements écologistes) peut avoir une empreinte carbone inférieure à l’achat de pommes produites en France et vendues en juillet dans un rayon de supermarché (car ces pommes auront dû être réfrigérées pendant 9 ou 10 mois avant d’être vendues, pour un coût énergétique important). Idem pour les «moulins à vent» modernes que sont les éoliennes ou les panneaux photovoltaïques qui ne permettent pas toujours de réduire les émissions de CO2, et qui peuvent même parfois être contre-productifs (Jancovici 2011). 10. Bien que le terme même de révolution industrielle soit récusé par certains, je l’utilise pour deux raisons principales: a) le terme «Révolution industrielle» est lui-même utilisé dès 1799 par un témoin de l’époque, qui écrit: «La Révolution industrielle est commencée en France» (Crouzet 1996: 45); b) même si je suis d’accord en général avec l’opinion de Fernand Braudel (l’un des historiens à contester le terme) selon laquelle il n’existe pas de discontinuité absolue entre passé et présent, et qu’il existait des formes de proto-industrialisation bien avant le xviiie siècle, le décollage industriel est une exception. L’importance de l’arrivée des énergies fossiles, bien mise en avant par des ouvrages comme Pomeranz (2000) ou Wrigley (2010), me paraît constituer une nette rupture historique avec ce qui prévalait avant, comme je l’argumente plus en détail ci-après. 11. La thèse dominante selon laquelle l’industrialisation avait commencé en Grande-Bretagne pour s’étendre ensuite progressivement au reste de l’Europe a été contestée dans les dernières décennies par plusieurs historiens. Toutefois, je partage l’avis de Kenneth Pomeranz et de nombreux autres spécialistes pour qui la révolution industrielle fut d’abord un phénomène clairement britannique (Pomeranz 2000: 6). 12. Un résumé utile des critiques adressées aux thèses d’Eric Williams apparaît dans Pétré-Grenouilleau 2004 et 2006. 13. Quelques historiens ont rétorqué que l’Europe aurait probablement pu générer assez de demandes internes pour des produits manufacturés, sans avoir besoin de recourir au commerce des esclaves, mais cette opinion reste controversée et du domaine de l’histoire contrefactuelle.
14. Pétré-Grenouilleau lui-même estime cependant que le commerce triangulaire n’a pas joué un rôle crucial pour l’industrialisation de l’Europe. 15. Pétré-Grenouilleau (2004: 438) rappelle quant à lui utilement que, malgré ces aspects modernes, de nombreuses plantations fonctionnaient sur un mode largement féodal. 16. L’inventeur de la fileuse mécanique Water Frame et le bâtisseur de la première usine moderne à Cromford (Angleterre), Richard Arkwright, introduisit une machine à vapeur de Newcomen vers 1780 dans l’une de ses filatures, et une machine plus moderne (modèle Boulton et Watt) en 1790 (Mason 2004). 17. J’emprunte ici la traduction française de Nora Wang (p. 60 de l’édition française). 18. Aussi connu sous le nom de «paradoxe de Jevons», du nom de l’économiste britannique qui remarqua le premier ce phénomène dès le milieu du xixe siècle, ou encore Postulat de Khazzoom-Brookes. 19. Recherches effectuées dans deux corpus documentaires (SDR 1806; CDD 1774-1875). 20. La naissance du capitalisme moderne est elle-même étroitement liée à la montée en puissance des énergies fossiles (Huber 2008). 21. Les sociétés avant l’arrivée des énergies fossiles sont souvent désignées sous le terme de sociétés «organiques» (organic economies en Anglais) (Wrigley 1988). Ces sociétés consommaient une quantité infime d’énergie, comparée à notre boulimie actuelle, car elles ne pouvaient utiliser pour se nourrir, se vêtir ou se déplacer qu’une fraction de l’énergie solaire arrivant chaque année sur terre. Toute l’énergie venait directement ou indirectement du soleil via la photosynthèse (végétaux poussant sur le sol, animaux se nourrissant de ces végétaux ou d’autres animaux), via le vent qui actionnait les moulins ou faisait avancer les navires, ou via l’énergie hydraulique provenant là encore indirectement du soleil (c’est le soleil qui produit l’évaporation permettant à l’eau de s’élever et qui restitue ensuite cette énergie en faisant tourner les roues des moulins à eau). 22. L’esclavage n’était certes pas inévitable, comme les exemples du Canada et de l’Australie le montrent. Ces deux pays avaient des espaces
ouverts avec d’abondantes ressources à exploiter, mais aucun des deux n’utilisa de travail forcé hormis pendant de courtes périodes (PétréGrenouilleau 2004: 68-69). L’esclavage ne s’explique pas non plus par des raisons économiques uniquement; de nombreuses autres motivations conduisent certains hommes à asservir leurs semblables. 23. Debeir, Deléage et Hémery estiment que vers la fin du xie siècle en France et en Angleterre il y avait environ un moulin pour 250 habitants (même proportion dans les deux pays): «On comprend mieux l’importance des moulins dans le système énergétique médiéval si l’on admet qu’un seul remplace le travail de dix à vingt hommes. […] Cette énergie hydraulique équivaut à celle qui peut être déployée par le quart de la population adulte du royaume, ce qui est considérable» (Debeir 1991: 75-76; p. 127 de l’édition originale française). 24. Jarrige rappelle par exemple que le nombre de tisserands en Angleterre passe de 250000 en 1810 à 3000 en 1860. 25. Adam Smith fut l’un des principaux promoteurs du free labour (travail libre) et de l’idée selon laquelle le travail libre était plus profitable que le travail des esclaves et qu’il était économiquement plus judicieux et rentable pour les capitalistes et l’économie industrielle bourgeonnante d’éradiquer l’esclavage. «L’expérience de tous les temps et de toutes les nations s’accorde, je crois, pour démontrer que l’ouvrage fait par des esclaves, quoiqu’il paraisse ne coûter que les frais de leur subsistance, est au bout du compte le plus cher de tous. Celui qui ne peut rien acquérir en propre ne peut avoir d’autre intérêt que de manger le plus possible et de travailler le moins possible.» (Smith 1776; le passage cité provient de l’édition française, Richesse des nations, III.2). Il faut noter que Smith ne donne aucun exemple historique [ou autre] de ce qu’il avance, et on peut supposer que son opposition à l’esclave était davantage morale que fondée sur des calculs économiques rigoureux. De fait, l’histoire montre que l’esclavage était tout à fait rentable, et la plupart des économistes dès 1820 avaient réfuté l’argument de Smith et croyaient en la plus grande profitabilité de la main-d’œuvre servile (Davis 2006: 181). Les idées d’Adam Smith eurent beaucoup d’influence sur William Pitt le Jeune, et le rôle que Pitt – un ami proche
de William Wilberforce – joua pour aider la cause abolitionniste avant 1807 est bien connu. 26. On désigne sous les termes de Great Awakening les réveils religieux évangéliques qui ont traversé la Grande-Bretagne et ses colonies, notamment américaines, au cours des xviiie et xixe siècles. Le Second Réveil, à partir du début du xixe siècle aux États-Unis, joua un rôle moteur déterminant en faveur de l’émancipation des esclaves. 27. La révolution dans les transports (transport revolution), c’est-àdire l’arrivée des premiers trains et des bateaux à vapeur, permit aussi aux Noirs affranchis ou libres de voyager plus facilement du Sud américain vers les emplois industriels dans le Nord. De nombreux Noirs devinrent aussi employés des compagnies de train. Ils avaient des emplois relativement bien payés et contribuèrent ainsi à la création d’une classe moyenne noire. 28. La première presse à la vapeur, conçue par l’ingénieur allemand Friedrich Koenig, fut installée dans les locaux du journal The Times à Londres en 1814. Les presses rotatives – machines également automatiques fonctionnant à la vapeur puis à l’électricité –, qui firent leur apparition aux États-Unis vers la fin des années 1840, permirent encore des gains de rapidité substantiels. 29. C’est pourquoi les mines de charbon étaient parfois désignées sous le terme de «forêt souterraine» (subterranean forest) (Sieferle 2001). 30. Bien sûr, ce «processus de civilisation» ne fut pas la conséquence de la révolution industrielle seulement, mais cette dernière joua un rôle qui doit peut-être être mieux mis en valeur que ne l’a fait Norbert Elias (Elias 1939). 31. Le terme «Révolution verte» (Green Revolution) renvoie à une série d’avancées dans les domaines de la recherche et de la technologie entre les années 1940 et 1970, ayant conduit notamment au développement de nombreuses variétés hybrides, au début de l’utilisation massive d’engrais chimiques et de pesticides de synthèse, à l’accroissement de l’irrigation, et à d’autres développements encore qui ont permis des bonds spectaculaires de rendements agricoles, et, indirectement, une augmentation de la population humaine sans
précédent dans l’histoire. Cette révolution, malgré ses nombreux avantages, a cependant également eu un impact environnemental important (McNeill 2000). 32. Là encore, comme le note John McNeill, ce sont les énergies fossiles qui permirent l’essor prodigieux de l’urbanisation. Sans charbon ou pétrole, impossible d’alimenter en énergie ou de ravitailler des villes de plus de quelques centaines de milliers d’habitants; impossible également d’éliminer leurs déchets (McNeill 2012). Et on peut douter, là encore, du fait que le mouvement abolitionniste britannique ou américain ait pu s’organiser si la population était restée majoritairement rurale. 33. Le terme zek désignait au départ les prisonniers affectés à la construction du Canal de la mer Blanche (entre la mer Blanche et la Baltique) dans les années 1930. Il désigna progressivement tous les prisonniers affectés aux travaux forcés en Union Soviétique. 34. J’emprunte ici le passage original en français (p. 32 de l’édition française) 35. Même si les pays occidentaux sont généralement des gros émetteurs de gaz à effet de serre (GES), il est intéressant de noter que parmi les dix pays émettant le plus de GES par personne, sept ne sont pas des pays occidentaux, mais des pays producteurs de pétrole comme le Qatar, les Émirats Arabes Unis, le Sultanat de Brunei, le Koweït, Bahreïn, et certains petits pays des Antilles (Aruba et Trinidad et Tobago, le pays dont Eric Williams fut longtemps le premier ministre) (Marland 2007a). Les chiffres élevés pour les pays producteurs de pétrole ne sont pas dus au processus d’exploitation du pétrole lui-même: le torchage (brûlage des gaz ou gas flaring en anglais) ne représente plus que 1% du total des émissions d’un pays comme l’Arabie Saoudite, par exemple (Marland 2007b). 36. Traduction de la définition du Longman Dictionary of Contemporary English. Le Petit Robert définit pour sa part l’esclave comme une «personne qui n’est pas de condition libre, qui est sous la puissance absolue d’un maître, soit du fait de sa naissance, soit par capture à la guerre, vente, condamnation» et le Larousse comme une «Personne de condition non libre, considérée comme un instrument
économique pouvant être vendu ou acheté, et qui était sous la dépendance d’un maître». 37. «Se dit, au Mexique, d’une sorte d’esclavage imposé aux indigènes, et qui résulte de ce que les propriétaires peuvent les retenir et les obliger à travailler gratuitement pour l’acquit de dettes que ces travailleurs ont contractées sur les propriétés». (Émile Littré, Dictionnaire de la langue française) 38. L’éolien seul constitue moins de 1% de l’électricité mondiale. En matière de production d’électricité, la France est bien sûr une exception puisque 75% de l’électricité est d’origine nucléaire et 15% hydraulique (Jancovici 2011: 96-98). En théorie, les centrales thermiques pourraient être remplacées par l’énergie nucléaire, éolienne ou solaire. Mais la plupart des analystes doutent que la production de ces types d’énergies puisse être augmentée suffisamment pour pouvoir remplacer les énergies fossiles dans un futur proche (Monbiot 2006; Jancovici 2011). 39. Il est difficile au non-spécialiste que je suis d’avoir une idée précise des dommages réels causés par l’accident de Tchernobyl en 1986 (et a fortiori celui de Fukushima cette année). Le nombre de victimes varie de quelques dizaines à plusieurs centaines de milliers selon les rapports et les méthodologies utilisées. Un rapport de l’Organisation Mondiale de la Santé (élaboré avec les mêmes méthodologies que les rapports du GIEC) évalue le nombre de morts à quelques centaines tandis qu’une étude russe attribue plusieurs centaines de milliers de morts à la catastrophe. Ces derniers chiffres proviennent toutefois d’un rapport controversé qui n’a pas fait l’objet d’arbitrages par des pairs («peer review») (voir Jancovici 2011: 216 sq. et McNeill 2011, préface à l’édition française). Jancovici rappelle également que la recherche nucléaire continue à progresser et une quatrième génération de réacteurs pourrait voir le jour dans les prochaines années. Douze nouveaux types de réacteurs présentant moins de dangers sont actuellement à l’étude. Sur l’histoire de l’énergie nucléaire en France, voir Bess 2003. 40. L’importance des analogies entre le passé et le présent – à la fois pour promouvoir des politiques particulières ou pour aider à l’analyse – et le fait que ces analogies n’ont pas besoin d’être parfaites pour aider à
mettre en forme des politiques particulières sont discutés dans Neustadt & May 1986. 41. Toute allusion à une personnalité politique française roulant en Porsche et «aimant beaucoup les femmes» est purement fortuite. 42. C’est pourquoi on peut craindre que celui qui a été célébré comme l’un des principaux penseurs du blairisme et du New Labour, Anthony Giddens, ne comprenne à peu près rien aux problèmes humains posés par le changement climatique: pour lui, les gens achètent des 4X4 pour être plus en sécurité sur la route! (Giddens 2009). 43. Pour une explication de la cause de ce paradoxe apparent, voir Jancovici 2011. 44. Le terme utilisé en anglais est enslaving! 45. J’aurais tendance à penser que, puisqu’on trouve dans l’histoire de multiples exemples de sociétés fonctionnant sur le même principe (depuis les temps très reculés jusqu’à l’histoire plus récente), c’est probablement une caractéristique de la nature humaine de réduire autrui en esclavage. Toutefois, comme il est très difficile de définir cette nature de l’homme, je préfère simplement suggérer – comme bien d’autres avant moi – que l’esclavage se retrouve dans pratiquement toutes les sociétés humaines depuis les Sumériens. Concernant les débats sur la définition de l’homme et de sa nature, voir Mouhot 2008. 46. Au début des années 2000, le pétrole représentait environ 40% du bouquet énergétique américain. Par contraste, le gaz naturel représentait 24 %, le charbon 23%, le nucléaire 8% et tous les autres 5 % (Klare 2005). 47. L’inventeur du processus de synthèse de l’ammoniac (à partir de l’azote atmosphérique), l’Allemand Fritz Haber, fut, peu de temps après sa découverte en 1909, célébré dans le monde pour avoir «fabriqué du pain avec de l’air» (Mouhot 2009). 48. Quelques universitaires ou écologistes militants, à la suite de Thomas Malthus ou, plus récemment, de Paul Ehrlich (auteur dans les années 1970 d’un bestseller, La Bombe P. [The Population Bomb, en anglais]), pointent du doigt la croissance démographique comme cause majeure du changement climatique. James Lovelock, l’auteur de la théorie Gaïa, a ainsi récemment déclaré: «ceux qui ne voient pas que la croissance de la population mondiale et le changement climatique sont
les deux côtés d’une même pièce soit sont ignorants, soit se cachent la vérité. Ces deux énormes problèmes environnementaux sont inséparables et discuter de l’un des problèmes en ignorant l’autre est irrationnel» (Lovelock 2009). Je pense toutefois que la réalité est beaucoup plus complexe que ce que Lovelock veut croire. Une étude récente sur le sujet a conclu: «ce n’est pas la croissance de la population (urbaine ou rurale) qui est le moteur des émissions de gaz à effet de serre, mais plutôt la croissance des consommateurs et de leur niveau de consommation». (Satterthwaite 2009). 49. En plus des références déjà mentionnées dans le texte ci-dessus, j’ai retrouvé cette expression dans les ouvrages suivants: Ward 1976: 49; Cipolla 1978; Boyden 1987; Rifkin 1989; Simmons 1989; Craig et al. 1996: 103; Nye 1999: 6; McNeill 2000: 16; Lomborg 2001; Heinberg 2003; Chomat 2004; Kunstler 2006: 31; Jancovici & Grandjean 2006; Campbell 2009; Giddens 2009; Volk 2009; Jancovici 2011. 50. L’approvisionnement pour de nombreuses autres matières premières (y compris l’uranium) est aussi souvent problématique. Le problème n’est donc pas limité au pétrole, mais il est exacerbé du fait de la raréfaction et du renchérissement progressif de l’or noir et des convoitises qu’il suscite. 51. L’histoire du pétrole de Daniel Yergin publiée en 1991, The Prize, est la plus complète et la plus sérieuse disponible jusqu’à ce jour. Les faits ci-dessus y sont relatés en détail et sont d’autant plus crédibles que Yergin lui-même est très lié au monde pétrolier et que l’histoire qu’il livre est très peu (ou pas du tout) critique des compagnies pétrolières et de leurs méthodes. 52. L’accès aux matières premières liées à l’énergie (pétrole, uranium) n’est qu’une des raisons de la mise en place du système de la Françafrique par Jacques Foccart à l’instigation de De Gaulle. Verschave cite quatre raisons principales pour la mise en place du système: «la première, c’est le rang de la France à l’ONU, avec un cortège d’États-clients qui votent à sa suite; la deuxième, c’est l’accès aux matières premières stratégiques (pétrole, uranium) ou juteuses (le bois, le cacao, etc.). La troisième, c’est un financement d’une ampleur inouïe de la vie politique française; […] une quatrième raison […] c’est
le rôle de la France comme sous-traitante des États-Unis dans la guerre froide» (Verschave 2004: 10). Toutefois, on pourrait soutenir, au regard en particulier des exemples fournis par Verschave lui-même (ainsi que dans le documentaire «La Françafrique»), que le pétrole prend une place de plus en plus importante dans ce système depuis quelques années, alors même que les prix augmentent et que l’approvisionnement en or noir est plus tendu, avec notamment la compétition de la Chine. 53. Région plus connue sous le nom de Timor Oriental. 54. Le Congo rejoignit la France Libre dès août 1940 et Brazzaville en devint la capitale officielle. C’est là aussi bien sûr que se tint la conférence de Brazzaville de 1944. 55. Les témoignages dans le récent documentaire de Patrick Benquet (2010), «La Françafrique», confirment bien des éléments dénoncés par Verschave. Le livre de ce dernier, Noir Silence (600 pages, 1500 notes), a fait l’objet à sa publication d’un procès pour offense à chef d’État de la part de trois chefs d’État africains. Verschave a gagné son procès en première instance et en appel, alors même que selon lui, dans un procès pour offense à chef d’État, «en principe, on est condamné d’avance. Jamais personne n’avait échappé à une condamnation dans un procès pour offense à chef d’État» (Verschave 2004: 8). 56. IPCC est l’acronyme anglais du GIEC (Inter-Governmental Panel on Climate Change). 57. Les révolutions arabes de la fin 2010 et du printemps 2011 ont été attribuées par certains pour partie au renchérissement des denrées de première nécessité au Maghreb et au Proche-Orient, causées par la sécheresse et les incendies en Russie pendant l’été 2010 et le développement des agro-carburants dans le monde. Les exemples historiques de révolutions déclenchées (en partie) par le renchérissement du pain abondent dans l’histoire, à commencer bien sûr par la Révolution française. 58. Bien sûr, de nombreux autres facteurs sont également en jeu ici. Le concept de famille nucléaire et l’idéal du mariage sont eux-mêmes des idées occidentales et nos propres standards ne peuvent pas toujours s’appliquer aux minorités ethniques vivant dans le monde occidental. Toutefois, le fait que la polygamie est plus fréquente en Afrique que sur d’autres continents ou que le taux de naissances y soit plus élevé
pourrait aussi être un legs indirect de l’esclavage. En effet, puisque la plupart des esclaves capturés étaient des hommes, les populations africaines ont peut-être dû adapter leurs stratégies reproductives en conséquence, pour maximiser leurs chances de survie (Davis 2006). 59. McNeill rappelle utilement qu’en 1920 «un quart des terres cultivables américaines étaient plantées avec de l’avoine» et qu’il fallait «environ 2 hectares pour nourrir un cheval, autant qu’il en fallait pour huit personnes». 60. Il est difficile de savoir exactement quand le grand public est devenu politiquement et moralement conscient du changement climatique et de ses conséquences. Weart (2003) suggère la fin des années 1980, quand, après diverses déclarations de hauts responsables politiques et le témoignage du climatologue Jim Hansen devant le Congrès des États-Unis, plusieurs sondages montrèrent une montée spectaculaire dans les niveaux de sensibilisation du public. Mais Weart note également les efforts par les lobbies des énergies fossiles pour contrer les arguments des scientifiques et semer le doute dans le public. 61. Un exemple parmi tant d’autres: en Chine, un prisonnier politique a récemment témoigné avoir été emprisonné (pour avoir envoyé des pétitions illégales contre la corruption) entre 2004 et 2009. Pendant sa détention, il fut employé à divers travaux forcés, dont la production de biens destinés à l’exportation. Cette information n’aurait sans doute pas mérité un article, tant la situation est malheureusement banale, si ce n’est que ce prisonnier était aussi contraint – sous peine de punitions sévères – de jouer au jeu vidéo en ligne World of Warcraft. Ceci afin d’accumuler des «biens virtuels», échangés ensuite contre monnaie sonnante et trébuchante par ses geôliers (la collecte de biens virtuels, ou Gold Farming, consiste à récolter de l’argent, des objets ou de l’expérience «virtuels» en répétant sans cesse les mêmes actions dans un jeu vidéo. Ces biens virtuels peuvent être ensuite vendus à d’autres joueurs prêts à dépenser de l’argent pour acquérir des pouvoirs virtuels ou progresser plus rapidement dans le jeu). (Guardian et Le Monde 2011) 62. Un article récent conteste à la fois ces chiffres et le fait que ces migrations soient vues comme un problème (Tacoli 2009). L’auteur prévient que «les prédictions alarmistes au sujet d’un flot massif de
réfugiés ne sont pas démontrées par les expériences et les réponses passées» et appelle à un «changement dans la perception par les décideurs politiques des migrations comme un problème». Il ne fait pas de doute que pour certains individus ou familles, migrer peut être une réponse créative au changement climatique et ouvrir de nouvelles opportunités. Toutefois, il est certain que d’une manière générale les migrants, en particulier ceux qui doivent quitter leurs possessions pour des raisons politiques, économiques ou climatiques, traversent presque toujours une période de vulnérabilité et de danger pendant qu’ils s’installent dans leur nouvel environnement. 63. Il est aussi intéressant de noter que pratiquement tous les abolitionnistes britanniques et américains étaient animés d’une foi chrétienne fervente. La société pour l’abolition de la traite (Society for Effecting the Abolition of the Slave Trade) fondée en 1787 à Londres fut initiée par des Quakers, auxquels se sont rapidement agrégés de nombreux chrétiens évangéliques provenant de diverses dénominations. Clarkson était pasteur anglican, Wilberforce était animé d’un zèle évangélique intense, et aux États-Unis l’ensemble du mouvement abolitionniste était porté par le Second Réveil, mentionné plus haut. 64. Il ne faut toutefois pas s’attendre à des miracles: même si on trouvait le moyen de développer rapidement une source d’énergie non polluante, sans danger et illimitée (fusion nucléaire par exemple), ce qui semble fort peu probable, cela causerait peut-être davantage de problèmes encore que cela n’en résoudrait. D’une certaine manière les énergies fossiles ont, au cours des xixe et xxe siècles, été le prototype de cette énergie quasi illimitée, peu polluante et presque sans danger (jusqu’à la découverte du «problème» climatique). Or le bilan après deux siècles d’économie fossile, en termes de pollution, dégradations diverses, etc., est pour le moins mitigé (voir McNeill 2000). 65. Même pour rester dans l’exemple très précis donné par Hansen (celui d’Abraham Lincoln et l’abolition de l’esclavage, des compromis furent trouvés: Lincoln – le fait est bien connu du public américain – ne libéra lors de la fameuse Emancipation Declaration que les esclaves appartenant aux États confédérés. Les esclaves des États restés fidèles à
l’Union (dont Lincoln était le président élu) ne furent affranchis que plus tard. 66. Sur les autres raisons expliquant la désaffection actuelle du public pour le changement climatique, voir également Mouhot 2010. 67. Et les mêmes peurs existent également à l’intérieur de pays comme la France, où certains craignent que leurs manières de faire ne soient remises en cause par ceux qui leur apparaissent comme des «bobos» (les militants écologistes se recrutent principalement dans les classes moyennes urbaines, aisées et instruites).