La cité et ses esclaves: Institution, fictions, expériences 9782021446623


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French Pages 384 [374] Year 2019

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La cité et ses esclaves: Institution, fictions, expériences
 9782021446623

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PAULIN ISMARD

La cité et ses esclaves Institution, fictions, expériences

ÉDITIONS DU SEUIL

57, rue Gaston-Tessier, Paris XIXe

Ce livre est publié dans la collection L’UNIVERS HISTORIQUE fondée par Jacques Julliard et Michel Winock et dirigée par Patrick Boucheron.

isbn

978‑2-02‑144662‑

© Éditions du Seuil, octobre 2019 Le Code de la propriété intellectuelle interdit les copies ou reproductions destinées à une utilisation collective. Toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle faite par quelque procédé que ce soit, sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants cause, est illicite et constitue une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335‑2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.

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Il n’y a pas un train unique du temps, roulant à vitesse constante dans une direction unique ; parfois on croise un autre train, qui vient d’en face, du passé, et pendant un moment nous avons ce passé près de nous, à côté de nous, dans notre présent. Les unités de temps que l’on mentionne – qu’il s’agisse, dans les manuels d’histoire, de l’ère quaternaire ou du siècle d’Auguste, et, dans la biographie d’un individu, des années de lycée ou du temps des amours – ont quelque chose d’indéfinissable, d’incommensurable. Claudio Magris, Danube.

Introduction

À la fin du iie siècle de notre ère, quelques brillants intellectuels, grecs et romains, sont réunis pour boire et manger dans la demeure du riche Larensis. Allongés sur des lits de banquet, ces érudits passent d’un sujet à l’autre au cours de ce qui s’apparente à un véritable « festin de discours » (logodeipnon)1. Si la nourriture est un sujet intarissable de conversations, la langue grecque, son vocabulaire et les tournures linguistiques qui lui sont propres, est au centre des débats. À la manière d’une performance, chacun des convives entend faire preuve de son érudition et de son inventivité en convoquant le souvenir de l’ensemble de la littérature grecque. Un soir, la discussion s’enlise au sujet de la vaisselle de table. L’un des banqueteurs, Ulpien, demande si « nous disposons des éléments qui montrent que les anciens se servaient d’ustensiles en argent pendant leur repas et si le nom “plateau” est d’origine grecque2 ». Soudain, il s’interroge : « Les hommes d’autrefois possédaient-ils, comme certains de nos contemporains, une multitude d’esclaves ? » La question soulevée par Ulpien ne suscite guère l’intérêt des convives qui poursuivent leur conversation sur l’usage de la vaisselle d’argent. Quelque temps plus tard, pourtant, à la vue des nombreux esclaves qui les servent, l’un d’entre eux en vient à poser une question faussement naïve : comment les esclaves font-ils pour résister à la tentation de toucher les plats somptueux qui passent entre leurs mains ? Suite à cette interpellation, les banqueteurs décident cette fois, si ce n’est de faire de l’esclavage un sujet de conversation, d’en dire « quelque chose » à la lumière de ce qu’ils ont pu lire sur le sujet. Ainsi, dans la demeure de Larensis, quelques érudits de fiction, entourés de leurs serviteurs, dissertent au sujet de l’esclavage. En bons philologues, ils évoquent tout d’abord les différents termes par lesquels nommer les esclaves, et veillent à distinguer les formes de

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servitude à l’œuvre dans les différentes régions du monde grec. Mais nos brillants savants ne sont pas seulement des philologues, prompts à expliquer l’usage de tel ou tel mot. Ce sont aussi des propriétaires d’esclaves, membres de l’élite sociale de l’Empire gréco-romain, et au cours de la discussion s’échangent conseils et recommandations de toutes sortes, utiles à la bonne gestion de ses esclaves – cette chose « si difficile à posséder » comme le dit l’un d’entre eux3. La peur des révoltes serviles habite leur propos, et ils ne manquent pas de rappeler plusieurs épisodes fameux au cours desquels des esclaves prirent les armes et se soulevèrent, en Sicile, sur l’île de Chios ou à Athènes. Il ne fait aucun doute, aux yeux de ces savants, que la civilisation gréco-romaine a inventé quelque chose d’unique. Certes, les Grecs et les Romains ne furent pas les premiers à réduire des êtres humains au statut de marchandise, mais tous s’accordent à reconnaître que c’est dans le monde des cités grecques puis sous l’Empire romain que le recours à l’esclavage a pris une dimension jusqu’alors inconnue. Ils donnent d’ailleurs des chiffres proprement incroyables du nombre d’esclaves dans plusieurs cités du monde grec : Égine et Corinthe à l’époque classique auraient compté à elles seules presque 1 million d’esclaves4 ! Ces hommes ont pleinement conscience que l’esclavage est la condition même de l’existence de leur monde, alors au sommet de sa prospérité. Et s’ils en viennent à imaginer un temps antérieur à l’histoire dans lequel celui-ci n’aurait pas existé, c’est sur le mode d’une hypothèse comique, hautement invraisemblable, tant la civilisation et l’esclavage apparaissent indissociables. Mais la discussion est de courte durée : « Arrêtons maintenant ce bavardage interminable », s’exclame Cynulque, avant que leur hôte, Larensis, par un beau discours, ne conclue ce bref intermède. De fait, si le livre VI des Deipnopsophistes d’Athénée, offre le passage le plus explicite de toute la littérature grecque au cours duquel des penseurs antiques en viennent à discuter de l’institution esclavagiste, celle-ci se donne à voir dans l’ensemble du récit comme une parenthèse insignifiante. Par une étrange dénégation, ces intellectuels refusent de placer l’esclavage, dont ils mesurent pourtant l’importance, au centre de l’ordre des discours. Tout au long de ce dialogue, des hommes et sans doute quelques femmes n’ont cessé d’écouter, muets, les propos échangés, tout en apportant les plats aux convives. Je veux parler bien sûr des esclaves

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de Larensis, dont la présence même fut le prétexte à cette longue digression. Ils ont probablement saisi une part des propos échangés ce soir-là, ont mesuré les points de vue des uns et des autres, ont écouté peut-être pour la centième fois telle référence érudite qui faisait partie du patrimoine littéraire commun à leurs maîtres. Tenus pour insignifiants par les convives, ces esclaves ne sont que le prétexte de discours tenus en leur présence, à leur sujet, mais dont ils ne sont évidemment pas les protagonistes, ni même les auditeurs, tant les règles de ce rituel social qu’est le banquet impliquent leur exclusion. Le banquet prend la forme d’un cercle fermé, et les esclaves, bien que présents, ne sont que des éléments parmi d’autres d’un décor sur le fond duquel la parole véritable, celle des hommes libres, peut s’immortaliser. Et pourtant, ils sont bien là… comme d’ailleurs, faudrait-il ajouter, les esclaves furent partout présents dans la longue histoire des cités grecques. Les historiens peuvent s’approcher de ce banquet nocturne de bien des manières. La plupart d’entre eux prêteront une attention aux discours tenus par les convives et examineront les formes ritualisées de la sociabilité intellectuelle qui s’y déploient. Ils inscriront alors leur regard, qu’ils le veuillent ou non, dans le prolongement de celui de ces sophistes. Se rêvant tels des membres du banquet, ils ignoreront délibérément ceux qui entourent le rituel et le rendent possible, au point que leur existence même finira par ne plus être envisagée. Comment d’ailleurs faire autrement puisque Athénée lui-même ne dit presque rien de la domesticité de Larensis ? Ils contribueront en tout cas à écrire une anthropologie du monde grec, infiniment désirable sans doute, mais qui prend pour risque d’oublier que l’homme (ou plus rarement la femme) qui en est le principal sujet est toujours un individu libre, bien souvent un maître, et que l’esclavage en est la part maudite. Mais les historiens pourront aussi tenter, malgré tout, de décrire ces présences silencieuses en reconstituant aussi précisément que possible ce que fut leur existence. Ils tâcheront alors de cerner l’identité des esclaves de Larensis, déterminer quelles étaient leurs tâches et, plus largement, restituer leur rôle dans l’économie symbolique et matérielle du banquet. Je souhaite faire autre chose encore : interpréter la scénographie silencieuse de cette séquence, soit rendre visible la configuration non explicitée qui assigne à chacun de ses personnages, libres ou esclaves, sa place – interroger, en somme, la domination esclavagiste comme institution.

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Écrire l’histoire de l’esclavage athénien Parmi toutes les sociétés du monde gréco-romain, l’Athènes de l’époque classique constitue évidemment un terrain d’enquête privilégié. Depuis les travaux de Moses Finley, il est admis que l’Athènes classique aurait constitué la première société « véritablement esclavagiste » de l’histoire5. De fait, c’est à Athènes, à l’aube du vie siècle, que le statut de citoyen trouva sa première définition légale, en étroite relation avec le développement de l’esclavage-marchandise ; c’est à Athènes que les esclaves-marchandises, présents dans tous les secteurs de la production, auraient pour la première fois représenté une composante massive de la population (sans doute entre 30 et 50 %). Au regard de l’ensemble des sociétés du monde grec, la configuration athénienne se caractériserait en outre par la simplicité de son organisation statutaire6 : alors que dans les sociétés des époques archaïques et dans la plus grande partie de la Grèce classique, le statut personnel des individus s’échelonnait le long d’un « continuum dont l’une des extrémités est l’homme libre, l’autre le non libre », l’Athènes classique offrirait le modèle « où l’opposition entre le citoyen et l’esclave est nette, radicale, totale »7. L’ensemble des travaux menés ces vingt dernières années ont conduit assurément à nuancer cette représentation trop schématique. Les statuts génériques que sont les esclaves, les citoyens, les métèques, les affranchis, se révèlent bel et bien partiellement inadéquats, car trop englobants, pour décrire la complexité des réalités statutaires de la société athénienne8. La distinction cardinale entre citoyens et non-citoyens, tout comme les privilèges de genre, si prégnants dans le champ des institutions civiques, ne se déclinent pas de façon homogène et continue dans l’ensemble de la vie sociale athénienne, si bien qu’il convient de penser de manière circonstanciée, selon les lieux et les moments, la manifestation des hiérarchies statutaires dans la cité9. Cette nouvelle histoire sociale des cités grecques a renouvelé notre conception de l’esclavage. Des catégories spécifiques d’esclaves ont suscité des analyses ponctuelles10, alors que le rôle des affranchis a été réévalué11. L’esclavage-marchandise n’apparaît désormais que comme une modalité parmi d’autres de travail contraint, qui pouvait aussi concerner des hommes de statut libre – si bien que travail libre et travail des libres ne sauraient s’identifier12. Plusieurs travaux ont porté une attention particulière aux milieux de vie et de travail des esclaves, en montrant la

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richesse des relations qu’ils pouvaient nouer avec des individus de statut libre13. Libres et esclaves appartenaient à la même société, et partageaient bien souvent les mêmes espaces, qu’ils soient domestiques, publics, ou de travail14. La capacité qu’auraient eue les esclaves d’être les acteurs de leur propre histoire, et de façonner certains traits essentiels du fonctionnement de la vie athénienne s’est ainsi imposée au cœur de l’agenda des historiens, bien que l’entreprise soit périlleuse en raison de l’état de notre documentation. Puisque « l’esclavage n’était pas seulement ce que les maîtres voulaient qu’il soit mais une relation historiquement changeante qui était aussi façonnée, certes de façon asymétrique, par les désirs des esclaves, leurs stratégies et leurs identités », l’enjeu consiste alors en la mise en lumière des formes d’agentivité servile15. Une telle perspective trouve évidemment des échos dans de nombreux travaux portant sur l’esclavage à l’époque moderne dans une perspective d’histoire globale16. Ceux-ci se caractérisent tout d’abord par le refus d’une définition universalisante de l’esclavage, dénoncée à la fois comme une abstraction ruineuse et une entreprise de traduction par nature problématique au regard des multiples formes de dépendance propres à toutes les sociétés17. Considérant que l’esclavage ne saurait constituer une catégorie « prête à l’emploi » pour l’historien, ce néonominalisme implique que celui-ci ne peut s’appréhender que comme une potentialité extrême au sein d’un gradient de situation de dépendances. Bien davantage que les systèmes esclavagistes, c’est dès lors le recours à l’esclavage, conçu comme un processus dynamique relevant de stratégies à chaque fois historiquement situées, qui est au centre de l’attention18. Une telle démarche entend en outre rendre la place qui lui revient à la capacité d’action et d’initiative des esclaves eux-mêmes. À l’esclavage-institution est ainsi substituée l’étude de l’esclavage envisagé comme « une relation involontaire de dépendance mutuelle entre deux partenaires inégaux19 ». À la lumière de l’ensemble de ces travaux, on est tenté de considérer que le fait esclavagiste dans la cité classique ne saurait être analysé, tout d’abord qu’au sein de l’ensemble des statuts de dépendance dont il n’est que la modalité la plus extrême, ensuite, en intégrant à l’analyse toutes les formes de domination à l’œuvre dans le champ social qui transcendent les distinctions statutaires ordinaires, qu’elles relèvent de la domination de genre ou du fonctionnement de la vie économique. Tel serait assurément le projet de toute histoire attentive à restituer dans toute sa complexité la tessiture du monde social athénien. Elle ne

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saurait pourtant prétendre dire l’essentiel au sujet de l’institution esclavagiste dans la cité classique. Certes, le concept même de dépendance est utile pour révéler des formes de sujétion qui ne relèvent pas de l’esclavage-marchandise et sont néanmoins caractérisées par l’exercice d’une contrainte (telle la servitude pour dette, ou dans une certaine mesure le statut d’affranchi). Il demeure que la spécificité du fameux « modèle athénien », quelles que soient les nuances qu’on lui apporte, consiste bien en la réduction des différentes formes de dépendance au modèle de l’esclave-marchandise, qui en est la forme dominante (démographiquement et idéologiquement) et polarise l’ensemble des positions statutaires dans la cité20. Procédant d’une forme de mort sociale21, en raison de l’exclusion de l’esclave de l’ensemble des structures qui définissent l’identité individuelle dans la cité, et en premier lieu celles de la parenté, la domination esclavagiste s’exprime sous une forme irréductible à celles qui traversent la société des libres22. Les logiques de genre s’y déploient ainsi selon une grammaire autonome. Celles-ci sont tout d’abord neutralisées, en ce sens au moins que la domination esclavagiste s’accomplit, sur le plan légal, de façon indifférente au sujet d’un esclave quel que soit son sexe. Mais parallèlement, dans l’exercice du travail servile, la répartition des tâches assignées aux hommes et aux femmes esclaves, ne reproduit en rien celle qui prévaut parmi les libres. L’étude de l’esclavage grec, surtout, ne s’épuise ni dans la recension de leurs activités ni dans l’examen, aussi minutieux soit-il, de la variété des positions des esclaves dans la cité. Ce livre n’a d’ailleurs pas pour sujet les esclaves de l’Athènes classique. C’est un livre sur l’institution esclavagiste, qui entend porter son regard en ce lieu du grand partage entre libres et esclaves, là où la domination esclavagiste trouve sa forme légale et déploie ses effets d’institution. Car l’esclavage était d’abord bel et bien une institution, au sens large du terme, dans la mesure où, sans elle, la reproduction de la société dans ses dimensions fondamentales aurait été impensable, mais aussi en ce qu’il reposait sur des institutions au sens étroit, c’est-à-dire un ensemble de normes coercitives qui assuraient sa survie23.

L’esclavage comme institution Pour raconter la stupeur qui fut celle de Thomas Sutpen, l’enfant de la Virginie-Occidentale, lors de sa découverte, à l’âge adulte, du

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monde des plantations du sud des États-Unis, Faulkner décrit mieux que quiconque, dans l’enroulement d’une seule phrase d’Absalon ! Absalon !, ce qu’il faut entendre par institution esclavagiste : Il ne savait donc même pas qu’il existait un pays entièrement et rigoureusement délimité où habitaient des gens vivant en catégories entièrement et rigoureusement délimitées d’après la couleur de leur peau et la quantité de leurs biens, et où un nombre restreint d’hommes non seulement avaient sur d’autres le droit de vie et de mort, de vente et d’échange, mais encore possédaient des êtres humains chargés de rendre sans fin à leurs personnes les mêmes services, allant jusqu’à leur verser le whisky de la cruche et leur mettre le verre dans la main, ou leur enlever leurs bottes pour les aider à se mettre au lit, besogne que tous les hommes ont dû faire pour eux-mêmes depuis l’origine des temps et qu’ils devront faire jusqu’à la fin de leur vie et qu’aucun homme n’a jamais aimé ni n’aimera jamais faire mais dont aucun de ceux qu’il connaissait n’avait jamais davantage songé à se dispenser qu’il n’avait songé à se dispenser de l’effort de mâcher, d’avaler et de respirer24.

Dans le comté imaginaire de Yoknapatawpha (Mississipi), l’esclavage comme institution trouve ici sa meilleure définition. En un lieu « rigoureusement et entièrement délimité » (all divided and fixed and neat), des catégories d’êtres « entièrement et rigoureusement délimitées » (all divided and fixed and neat) se voient soumises à un pouvoir absolu qui se caractérise par le droit de vie et de mort, de vente et d’échange (power of life and death and barter and sale). ­L’esclavage, surtout, ne se définit pas ici sous la forme d’une contrainte exercée sur le travail, mais par l’usage inconditionnel et illimité qu’il est possible de faire d’un autre être humain, jusque dans la sphère de la plus extrême intimité. Quelques siècles plus tôt, Aristote, dans la Politique, identifiait l’activité de cet organe animé (empsuchon organon) qu’est l’esclave, non pas au travail, mais à l’usage (hê chrêsis), lui aussi inconditionnel, de son corps par celui qui le possède25. Et si la voix faulknerienne saisit l’esclavage depuis la possibilité de son inexistence, c’est-à-dire comme un fait institué dont l’existence n’a rien de naturel – that all men have had to do for themselves since time began and would have to do until they died –, l’exercice du pouvoir du maître prend l’allure d’un fait aussi spontané et inconscient que celui de mâcher ou de respirer – but which no man that he knew had ever thought of evading the effort of chewing and swallowing and

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breathing. Car le travail de l’institution consiste bien à rendre naturel ce qui ne l’est pas, à conférer une naturalité à la domination et assurer de la sorte la perpétuité et la reproduction de la société. Le terme d’institution est équivoque, assurément. Il n’est nul besoin de rappeler l’importance de la notion dans l’ensemble de la tradition durkheimienne, et la tendance qui fut la sienne, en y reconnaissant toute forme de production collective, de l’identifier au social dans sa plus grande généralité. « Qu’est-ce qu’une institution sinon un ensemble d’actes ou d’idées tout institué que les individus trouvent devant eux et qui s’impose plus ou moins à eux ? » écrivaient Marcel Mauss et Paul Fauconnet. « Nous entendons donc par ce mot aussi bien les usages et les modes, les préjugés et les superstitions que les constitutions politiques ou les organisations juridiques essentielles, car tous ces phénomènes sont de même nature et ne diffèrent qu’en degré26. » L’institutionnalisme historique puis la nouvelle économie institutionnaliste ont contribué à redéfinir les usages de la notion dans les sciences sociales contemporaines. Les institutions sont alors fondamentalement pensées sous l’angle de leur capacité régulatrice. En fixant les cadres de la règle du jeu, elles contribuent à la définition de régularités dans le comportement des individus, réduisant de la sorte les incertitudes et offrant une prévisibilité aux phénomènes sociaux et économiques27. Il est plus frappant d’observer le retour de la notion d’institution au sein de la sociologie de la critique. À rebours d’une double tradition sociologique qui envisage les faits institutionnels sous l’angle de la simple domination, ou qui n’y reconnaît que la formalisation de régularités, Luc Boltanski a récemment appelé à ré-institutionnaliser l’institution. Sous ce terme, le sociologue n’identifie pas une structure ou un agent (l’État, des organes de pouvoir), mais bien plutôt une fonction : administrations et organisations ne sont elles-mêmes que des moyens par lesquelles les institutions sont dotées pour agir. « Être sans corps à qui est déléguée la tâche de dire ce qu’il en est de ce qui est28 », l’institution aurait pour fonction de fixer la référence, identifier des rôles et assigner des places, qui deviennent des propriétés permanentes sans laquelle la vie sociale est impossible. Par ces opérations de classification et de définition, qui consistent bien en un travail de découpe du monde social, substituant « du discontinu à du continu29 », l’institution n’énonce pas la loi secrète du monde social, mais elle dessine un lieu depuis lequel la qualification des choses et des êtres prend la forme de certitudes indémontrables. Elle peut ainsi se définir

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comme une catégorie de pensée collective mais dont la particularité est qu’elle se réalise dans des pratiques30. L’institution esclavagiste consiste précisément en ce travail continuel par lequel des individus vivant dans la même société se voient assignés réciproquement des positions contradictoires dans le champ social (être libre ou esclave), à travers un procès de qualification, indissociable de l’exercice d’une sanction, et sans lesquels la société dans ses différentes dimensions ne saurait concevoir sa propre existence.

Droit et esclavage Le droit est par excellence le lieu dans lequel cette fonction institutionnelle s’énonce et produit ses effets, puisqu’il consiste en un acte de qualification des faits sociaux auxquels est conférée une morphologie spécifique, par le biais d’une langue et de procédures – et, à ce titre au moins, il produit le monde davantage encore qu’il ne le décrit. En conférant une forme spécifique aux faits sociaux, le droit élabore une topographie originale du monde social. En ce sens, comme n’a cessé de le rappeler Yan Thomas aux historiens trop peu soucieux de la spécificité de la matière juridique, le droit n’est jamais un reflet du social, ni même l’explicitation des mœurs comme le voulait Durkheim31. On ne peut néanmoins considérer l’écart entre la réalité et le droit sous l’angle du seul artifice, et faire du droit, isolé en son lieu propre, une technologie savante capable de gouverner les faits sous le registre de la fiction sans relation avec le monde social qu’il informe et dont il procède32. Dans la mesure même où il consiste en une mise en cohérence des qualifications « dans la perspective la plus englobante », le droit donne accès aux catégories de pensées et aux significations constitutives d’un imaginaire politique – en somme le lieu dogmatique, indiscuté et indiscutable, indémontré et indémontrable, de toute société, sans qu’il soit nécessaire d’y reconnaître le travail de la Référence, de la Raison généalogique ou du Texte, comme le voudrait l’anthropologie de Pierre Legendre33. Bruno Latour affirmait, à la lecture des travaux de Yan Thomas, qu’il était possible de découvrir « plus de société romaine dans les concepts du droit romain que dans la société qui les entoure et qui prétendrait les expliquer34 ». Sans doute la longue tradition des jurisconsultes romains offre une configuration

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documentaire unique, mais en est-il forcément autrement pour le droit athénien de l’époque classique ? Je ne le crois pas. Le droit a toujours constitué une voie d’accès privilégié à l’étude de l’esclavage35. De nombreux travaux portant aussi bien sur les entreprises de codification de l’Amérique et des Antilles coloniales que sur les droits impériaux de la Chine ou des royaumes de l’Insulinde de l’âge moderne, ont profondément renouvelé, ces dernières décennies, l’analyse des systèmes esclavagistes dans les contextes les plus divers36. L’intérêt pour l’approche juridique du phénomène esclavagiste est évidemment indissociable du reflux, plus général, des perspectives marxistes dans les sciences humaines. Particulièrement fécond dans l’aire américaniste, un champ d’étude n’a cessé de se développer, consacré aux usages ambivalents que les esclaves (ou les ex-esclaves), quoique toujours minorisés en droit, pouvaient faire du recours aux tribunaux pour revendiquer le respect dû à leur personne ou faire reconnaître leur capacité et ce, tout particulièrement dans le contexte des abolitions37. Les antiquisants ont inégalement participé à ce renouveau. En raison même de l’ampleur de la tradition juridique républicaine et impériale sur le sujet, les spécialistes du monde romain furent naturellement à l’avant-poste38. Il n’en va pas de même pour le monde des cités grecques : depuis les synthèses, anciennes, de William Westermann, Glenn Morrow, ou Ludovic Beauchet39, les travaux se comptent sur les doigts d’une main, alors même que notre conception de la cité athénienne et de son droit a été profondément renouvelée. Dans l’Athènes classique, le droit n’avait pas la forme d’un savoir spécialisé, et son exercice, reposant sur la participation régulière des citoyens, ne fut jamais le monopole d’une profession, l’affaire est entendue. L’étude du droit athénien présente ainsi l’originalité – et, dès lors, la difficulté – de ne pouvoir s’appuyer sur une tradition intellectuelle sédimentée, susceptible de nous offrir la clé de son fonctionnement, à l’instar du droit jurisprudentiel romain, formé par l’activité d’un groupe restreint de spécialistes pendant des dizaines de générations et dont le Digeste offre l’anthologie. Cette situation ne doit pas conduire à faire du droit athénien un droit sans concept, homothétique à l’ensemble des normes sociales structurant la société, ni à cantonner son étude à la seule scène du procès, en lui subordonnant l’analyse des cadres normatifs qui en forment la structure40. La difficulté est néanmoins considérable pour l’historien du droit athénien : il lui faut adopter une démarche régressive qui consiste à déduire des faits sociaux eux-mêmes, et des discours

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normatifs tenus à leur sujet, les cadres légaux qui leur donnent leur forme juridique, tout en reconnaissant que de l’un à l’autre il existe toujours un écart irréductible – ce en quoi il est possible de reconnaître un niveau d’interprétation proprement juridique de la vie sociale.

Présences de l’esclavage antique Ce livre a une double ambition. Il entend tout d’abord, en explorant le droit athénien de l’esclavage, éclairer sous une lumière neuve le rôle joué par l’institution esclavagiste au cœur de l’expérience démocratique athénienne. Par quels moyens faire exister en droit un individu qui, pourtant, ne dispose d’aucun des attributs reconnus à une personne juridique ? Autour de cette contradiction fondamentale, une architecture complexe se déploie, qui donne à voir plusieurs des significations essentielles qui structurent l’imaginaire politique athénien. Le passage par le droit éclaire en effet des dimensions essentielles de la vie civique traditionnellement ignorées par l’histoire sociale, qui sont au cœur de la vie des cités et dont les implications dépassent largement la simple question de la technique juridique. L’étude des formes de qualifications juridiques appliquées aux esclaves pose en particulier la question de leur propriété, et celle de leur identification, c’est-à-dire la capacité qu’a la cité de dénombrer et de reconnaître légalement l’identité des esclaves qui y résident (chapitre I). L’analyse des formes légales qui organisent le travail servile conduit à examiner les formes de responsabilité relatives organisant la relation entre maître et esclave. La question paraît à première vue relever d’un intérêt juridique assez étroit ; elle éclaire pourtant les fondements même du politique athénien et son lien avec le concept même de représentation (chapitre II). La construction de la parole servile sur la scène judiciaire, c’est-à-dire l’élaboration consciente et délibérée d’un ensemble de normes (et de représentations) conférant à la parole de l’esclave un pouvoir de véridiction, fera l’objet du troisième chapitre. Quelles sont les formes du dire-vrai d’un esclave sur la scène du droit ? Répondre à la question, on le verra, conduit à une série de déplacements grâce auxquels s’éclaire une économie symbolique complexe dans la cité classique, impliquant les représentations attachées au corps, bien sûr, mais aussi ce que j’appellerai l’ordre de la scripturalité (chapitre III). Il existait, dans l’Athènes classique, un ensemble de procédures suscep-

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tibles de limiter la toute-puissance du maître à l’égard de son esclave – en somme des espaces de droit dans lesquels la reconnaissance, même minime de la personne de l’esclave, la soustrayait à son simple statut de propriété. Une institution spécifique du monde des cités grecques, celle de l’asylie servile, s’imposera au centre de l’enquête (chapitre IV). Les catégories par lesquelles les Athéniens définissaient le politique, enfin, ne sont pas restées immuables face à ce fait radicalement nouveau que constitua le développement, selon une échelle jusqu’alors inédite, de l’esclavage. Que la pensée du politique grec, en somme, se soit construite en relation étroite avec le fait esclavagiste, en lui conférant finalement, chez Aristote, la forme même de ce qui doit en être exclu, c’est ce que je mettrai en évidence (chapitre V). Mais ce livre souhaite aussi, sur un mode mineur, interroger le présent de l’esclavage antique. Je m’explique. Moses Finley notait ironiquement que, à la différence des débats qui enflamment la mémoire de l’esclavage en Amérique, il « n’existe pas de problèmes sociaux ou politiques d’aujourd’hui dont on puisse raisonnablement rendre responsable l’esclavage pratiqué par les Grecs et les Romains41 ». De fait, les débats qui le concernent semblent ignorer les enjeux moraux et politiques qui caractérisent l’étude de l’esclavage atlantique. Faut-il considérer que l’esclavage gréco-romain est un objet « refroidi » dont l’étude devrait se cantonner au champ de l’érudition antiquisante ? Ce serait oublier le rôle matriciel que la structure esclavagiste héritée de l’antiquité classique n’a cessé de jouer dans l’histoire des sociétés occidentales bien après la disparition de l’empire gréco-romain. Aussi ai-je voulu accompagner ces recherches de brefs essais, qui s’affranchissent quelque peu des spécialisations disciplinaires. Ces courts textes entreprennent de réfléchir aux relations souterraines qui, sous la forme du rejeu, de la réplique tectonique ou du lapsus, nouent l’histoire de l’esclavage antique à notre présent42. Il s’agit somme toute de prendre au sérieux la question suivante, énoncée dans sa plus grande naïveté : si nous prétendons, à tort et à raison, être les héritiers de l’Antiquité gréco-romaine, en quoi l’esclavage, qui fut la condition même de son développement, a-t‑il contribué à écrire une part de notre histoire au point de persister jusque dans notre plus extrême modernité ? Il sera question de cybernétique, du contrat de travail moderne ou des formes de la représentation politique. On y croisera des robots californiens, Aimé Césaire, John Locke et un esclave de fiction répondant au nom d’Atufal. Il faudra alors admettre que la scène de banquet qui eut lieu un soir dans la demeure de Larensis est encore la nôtre.

Chapitre 1

Propriété

En juillet 1776, quelques semaines après la déclaration d’indépendance, les délégués des États de la jeune Amérique eurent à trancher une grave question : quelle contribution chacun des États devait-il verser pour le fonctionnement du gouvernement de l’Union ? Réunis à Philadelphie, les délégués convinrent rapidement que chaque État contribuerait en proportion du nombre de sa population résidente. Le consensus n’était toutefois qu’illusoire tant qu’une autre question n’était pas résolue. Au sein de chacun des États, fallait-il considérer les esclaves comme des personnes, à l’égal de tout homme libre, ou des propriétés, semblables en cela à n’importe quel animal ou bien mobilier ? L’enjeu n’était autre que la survie de l’Union, qui venait d’être fondée à la suite d’une révolte fiscale. États du Nord et du Sud défendaient en effet des approches radicalement contradictoires. Représentant de la Caroline du Sud, Thomas Lynch considérait ainsi que « nos esclaves étant nos propriétés », ils ne devaient être taxés davantage que « les terres, les moutons, les troupeaux, ou les chevaux ». ­Benjamin Franklin, alors délégué de Pennsylvanie (et c­ orédacteur de la Déclaration d’indépendance), lui répliqua alors le mot célèbre : « Les esclaves affaiblissent plus qu’ils ne renforcent l’État. Par conséquent, il y a une différence entre eux et les moutons. Les moutons ne fomenteront jamais d’insurrections (sheep will never make insurrections)1. » En dépit de l’éloquence de Benjamin Franklin, les représentants des États du Sud l’emportèrent : les esclaves furent recensés non pas comme des personnes mais comme des propriétés. L’épisode met en lumière l’imbrication de plusieurs dimensions communes à toutes les sociétés esclavagistes. La capacité qu’ont les autorités politiques d’identifier et de dénombrer leur population servile, comme l’organisation de la fiscalité les concernant, y est indissociable d’une définition en droit de ce qu’est un esclave. L’esclave comme

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propriété ou personne : c’est ordinairement sous cette alternative que les droits de l’esclavage ont été appréhendés par les historiens2. La distinction semble à première vue de portée universelle, comme si elle offrait les points cardinaux à partir desquels les pouvoirs s’exerçant aux dépens des esclaves, réduits à l’état de chose, et les droits qui leur étaient exceptionnellement concédés au titre de personne, trouvaient leur meilleure description. Que le droit des choses s’applique à des êtres qu’il faut, par ailleurs, considérer comme des êtres humains, voilà ce qui prouverait même que l’institution esclavagiste est un crime contre le genre humain. Au moment même où les délégués de Philadelphie étaient réunis, Émilien Petit écrivait d’ailleurs au sujet des esclaves des Antilles françaises, dans son Traité sur le gouvernement des esclaves (1777), qu’ils relevaient d’un genre de propriété « qui n’est pas dans la nature des choses ». Chose ou personne : appliquée aux esclaves, la distinction n’est incohérence et scandale que dans le cadre intellectuel procédant du droit naturel moderne au sein duquel nous pensons spontanément ce qu’est un sujet de droit. C’est à partir du moment où de la reconnaissance de l’humanité « naturelle » de l’esclave est censée dériver l’existence d’un certain nombre de droits que la distinction apparaît monstrueuse. Or, dans les droits grecs ou dans le droit romain, la nature ne constitue pas une norme ultime et constituante, source de droit3. La reconnaissance de l’humanité « en nature » de l’esclave ne saurait dès lors fonder un droit ou légitimer des capacités particulières, si bien que l’esclave peut être défini comme une chose et faire l’objet d’une appropriation, sans que la question de son humanité soit en jeu. Si l’esclave est qualifié de chose (res) dans les Institutiones de Gaius, ce n’est pas que sa « nature » soit celle d’une chose mais qu’il est appréhendé dans de nombreux contextes par le raisonnement juridique comme un objet (et non un sujet) de droit, ce qui n’entame rien de sa qualité d’être humain, qui ne prête à aucune discussion4. Que l’esclave soit la propriété d’un autre individu ne retire rien à son humanité : voici en définitive l’axiome qui traverse toute la littérature antique et n’a cessé de poser problème à l’humanisme moderne qui s’en réclamait. Je montrerai d’ailleurs que ce simple fait induit une conception de la personne juridique radicalement différente de celle qui a longtemps prévalu dans notre histoire juridique, et que cette dernière peut paradoxalement servir d’inspiration pour concevoir, dans notre plus extrême modernité, le statut en droit d’entités non humaines.

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L’étude des formes de qualification juridique appliquées aux esclaves dans l’Athènes de l’époque classique doit ainsi écarter d’emblée la question de la reconnaissance (ou le déni) de l’humanité des esclaves. Le bref rappel de la controverse de Philadelphie indique néanmoins l’ampleur des questions que soulèvent ces enjeux de qualification. Au-delà de la définition de l’esclave en tant que propriété, se pose en particulier la question de l’identification des esclaves, c’est-à-dire la capacité qu’a la cité de dénombrer et de reconnaître légalement l’identité de ceux qui y résident.

I. Définir l’esclave C’est sous la catégorie des biens (ktêmata) que la littérature de l’époque classique classe ordinairement les esclaves. Décrivant les différents instruments (organa) nécessaires à l’administration de l’économie domestique, c’est comme un bien doté d’une âme (ktêma ti empsuchon5) que la Politique d’Aristote définit l’esclave, de la même façon que Platon, lorsqu’il lui faut établir la législation idéale de la cité des Magnètes, en vient à évoquer le statut des esclaves lorsqu’il aborde les ktêmata qui composent la maison (oikos)6. Un siècle plus tard, Chrysippe établira que la différence entre un affranchi et un esclave tient précisément au fait que ce dernier relève de la possession (ktêsis) : un affranchi est certes un esclave (doulos), mais il se distingue des serviteurs (oiketeis) en ce que ses derniers font encore l’objet d’une appropriation7. Dans le Contre Androtion, Démosthène confère à cette qualification une portée considérable. Évoquant le comportement outrancier d’Androtion à l’égard d’un autre citoyen, Euctemon, il affirme : Pourtant, si on lui demandait : « L’eisphora porte sur les biens ou sur les personnes (ta ktêmata ê ta ktêmata) ? » Il répondrait, s’il voulait dire la vérité : « Sur les biens ». Car c’est sur les biens que nous contribuons. Pourquoi donc, au lieu de la simple confiscation et de l’inventaire des terres et des maisons, ces emprisonnements et ces outrages que tu infligeais à des concitoyens et à ces malheureux métèques, plus durement traités par toi que tes propres esclaves ? Pourtant, voulez-vous chercher la différence entre l’esclave et l’homme libre : l’esclave est corporellement responsable de toutes ses fautes (hoti tois men doulois to sôma

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La cité et ses esclaves tôn adikêmatôn apantôn upeuthunon estin), tandis que l’homme libre, à quelque extrémité qu’il soit réduit, garde toujours sauve sa personne (touto g’enesti sôsai). C’est sur ses biens qu’il doit en règle générale, réparation. Tout au contraire, Androtion, comme s’il avait affaire à des esclaves, a usé de châtiments corporels (hôsper andrapodois, epoiêsato tas timôrias)8.

Le plaideur établit ainsi indirectement un lien entre un régime d’imposition (personnel ou réel), et une sanction qui diffère selon le statut de l’individu concerné : c’est parce qu’un homme libre est imposé sur ses biens et non sur sa personne qu’Androtion aurait dû réclamer la confiscation des biens de son ennemi ; en s’en prenant à sa personne, il le traitait comme un esclave, l’inviolabilité personnelle étant constitutive du statut de liberté. Réciproquement, si l’esclave est corporellement responsable, contrairement au libre, c’est parce qu’il appartient à la catégorie des ktêmata. De fait, les esclaves apparaissent comme tous les autres biens dans les actes d’échange les plus courants dans le monde des cités, qu’ils fassent l’objet d’hypothèques, de dation ou de transmission testamentaire, qu’on les loue, les confisque, les achète ou les vende. La propriété semble ainsi être le concept central dont découle l’ensemble des droits et des contraintes pesant sur un esclave, et tout particulièrement la responsabilité de son maître en lieu et place de sa personne. Le régime athénien de dépendance qui unit un esclave à son maître semble ainsi s’inscrire parfaitement dans le cadre juridique de l’esclavage défini par la Convention de Genève du 25 septembre 1926, dont l’article 1 stipule que « l’esclavage est l’état ou condition d’un individu sur lequel s’exercent les attributs du droit de propriété ou certains d’entre eux ». Mais l’affaire est-elle si simple qu’il suffise de qualifier l’esclave de bien, ou de propriété, pour en avoir dit l’essentiel ? On peut en douter.

Pouvoir ou propriété : les termes du débat Depuis plus d’une trentaine d’années, historiens et anthropologues ont mis en évidence les limites d’une définition de l’institution esclavagiste sous l’angle exclusif de la propriété. Orlando Patterson et Alain Testart ont montré l’imprécision d’une telle définition, que

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Finley considérait pourtant comme « universellement applicable9 ». De multiples rapports de dépendance, dans les sociétés les plus diverses, peuvent être qualifiés comme des rapports de propriété entre personnes sans néanmoins être pensés au prisme de l’esclavage10. Ainsi, les kholopy de la Russie d’époque moderne font bien l’objet d’un droit de propriété, mais leur personne est protégée de même que leur droit de justiciable, si bien que les qualifier d’esclave paraît discutable11. Dans certains droits coutumiers de l’Asie du Sud-Est, l’échange matrimonial est pensé comme un transfert par aliénation de droits de propriété sur la personne de la mariée, de sa famille d’origine à l’époux. Désignée par les anthropologues sous le nom de prix de la fiancée, l’institution ne fait évidemment en rien de l’épouse, qui appartient pleinement à la famille de son époux et participe à sa reproduction, une esclave12. Pour obscurcir davantage encore le tableau, il convient d’ajouter que dans le monde grec, un individu de statut libre peut légalement être qualifié comme étant la propriété d’une instance divine. Telle est, par exemple, la situation de Laïs, l’affranchie, « vendue » au dieu Apollon en 144‑143 av. J.-C., et qui pourtant est présentée comme libre (eleuthera)13. À l’inverse, les esclaves de peine (servi poenae) de la Rome antique, réduits à un statut servile à la suite d’une condamnation judiciaire, sont présentés par les juristes de l’époque impériale comme n’étant la propriété de personne. Les limites du recours à la notion de propriété apparaissent d’ailleurs au grand jour pour qui tente de caractériser l’esclavage contemporain : certaines formes d’organisation de la production, dans le contexte du capitalisme mondialisé et des chaînes de sous-traitance internationales, donnent lieu à des configurations qu’il serait possible de qualifier, au moins sur le plan éthique, par le terme d’esclavage, alors qu’elles empruntent juridiquement la forme d’un contrat entre deux volontés libres, caractéristique du modèle salarial. Comme de nombreux militants l’ont relevé, le recours à la notion de propriété empêche dans ce cas de saisir la spécificité des formes contemporaines d’esclavage, la notion de « contrôle extrême » s’avérant peut-être alors plus pertinente pour requalifier, et dès lors faire condamner, les formes modernes d’esclavage14. Faut-il dès lors congédier le concept de propriété pour penser ­l’esclavage ? C’est ce qu’ont soutenu, chacun à leur manière, Orlando Patterson et Alain Testart en plaçant le déshonneur et l’exclusion sociale au cœur du statut d’esclave. Le premier a défini l’esclavage comme « la domination violente et permanente sur des personnes nati-

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vement aliénées et généralement déshonorées »15, alors que le second a fait de l’esclave « un dépendant dont le statut juridique est marqué par l’exclusion d’une dimension considérée comme fondamentale par la société et dont on peut, d’une façon ou d’une autre, tirer profit »16. Une telle approche consiste moins en réalité, comme on le croit souvent, à disqualifier le concept même de propriété qu’à en faire un attribut secondaire par rapport à l’exercice d’un pouvoir collectif et individuel, celui des maîtres. La propriété apparaît, en d’autres termes, comme une modalité du pouvoir exercé sur un esclave, et non son fondement17. Les relations de pouvoir sont un préalable à toute détermination des rapports aux choses – ou, en l’espèce, des rapports aux autres comme des choses. Parmi les spécialistes de l’histoire de l’esclavage, les propositions de Patterson ou Testart sont loin de faire l’unanimité18. Leur démarche a néanmoins ceci de précieux qu’elle conduit à réinterroger la notion de propriété appliquée à l’institution esclavagiste, en se méfiant de toute conception universalisante à son sujet. Affirmer de l’esclave qu’il est avant tout la propriété de quelqu’un d’autre consiste en définitive à en dire bien peu de choses dès lors que la notion de propriété n’est pas définie dans chacune des sociétés observées. L’idée selon laquelle la propriété est « un concept universel, partagé par toutes les sociétés de la moins développée jusqu’à la plus avancée »19 relève de l’aveuglement scientifique, sauf à reconnaître que comme tout concept universel, à l’instar de la filiation, de l’échange, du temps ou de l’espace, il s’agit d’une coquille vide dont le contenu ne cesse de varier d’une société à l’autre, ce qui revient en somme à n’en rien dire.

La propriété grecque : difficultés préliminaires Il convient donc d’interroger la nature et les formes de la propriété servile dans le contexte des régimes de propriétés à l’œuvre dans la société athénienne de l’époque classique. Un premier fait, massif, s’impose : on peine à identifier une définition claire et rigoureuse que nous aurait léguée le droit grec de la propriété, se distinguant, par exemple, de la notion de possession20. La Rhétorique d’Aristote offre la définition la plus systématique de la notion de propriété dans toute la littérature grecque :

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Les parties de la richesse sont l’abondance de la monnaie, l’étendue de la terre, la possession de terrains supérieurs en nombre, étendue, beauté, et en outre la possession de meubles, d’esclaves, de bétail supérieurs en nombre et en beauté, tous ces biens étant sûrs (asphalê), libres (eleutheria) et utiles (chrêsima)21.

Aristote ne propose pas ici un classement rigoureux des types de biens sous l’égide de catégories générales, telle l’opposition entre mobiliers et immobiliers. Autour des trois notions d’immunité, de liberté et d’utilité, il entreprend de qualifier au mieux ce en quoi consiste la propriété. Il poursuit en précisant le sens de ces notions : Sont utiles plutôt les biens fructueux (karpima) ; libres ceux qui sont destinés à la jouissance (pros apolausin) ; fructueux, ceux d’où proviennent les revenus (aph hôn ai prosodoi) ; par biens de jouissance (apolaustika), ceux qui n’ont d’autre utilité que l’usage qu’on en fait (para tên chrêsin gignetai).

L’effort le plus manifeste de toute la littérature grecque pour caractériser en quoi consiste la propriété ne débouche donc sur aucune définition conceptuelle unitaire, si ce n’est la reconnaissance du droit à l’usage d’un bien et au profit qu’il est possible d’en tirer. La propriété se décompose surtout en une pluralité de pouvoirs ou de capacités. Comme l’a écrit Julie Vélissaropoulos, la propriété ne se présente pas comme concept premier qui serait divisé, mais comme une notion qui serait a posteriori reconstituée dans son unité à partir d’une multitude de droits, ou de capacités qui s’exercent sur la chose22. On serait même tenté de penser qu’à travers la dimension de l’immunité (l’asphaleia), c’est sous la forme d’une définition négative qu’elle trouve sa véritable acception : la « pleine propriété » sur un bien se caractérise par le fait que sa jouissance n’est entravée par aucune servitude qui pèserait dessus – ce qui implique que la propriété est toujours conçue comme un droit de préférence et non à la manière du droit subjectif et absolu d’un individu sur un bien. Une telle perspective conduit à envisager les régimes de propriété à distance de la tradition romaniste, du moins telle que les relectures pandectistes modernes en ont dessiné les contours23. Selon une ligne d’analyse qui remonte à Léon Duguit et John Commons, la propriété apparaît alors comme un ensemble de droits, que des per-

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sonnes détiennent sur une chose en relation à d’autres personnes. En ce sens, la propriété est une relation sociale entre des individus, qui se constituent en tant que personnes à travers l’appropriation ; elle n’est pas envisagée à la manière d’un droit intangible sur une chose mais comme « une fonction sociale24 », caractérisée par une dimension intrinsèquement collective. La propriété est en ce sens toujours relative car partagée par plusieurs acteurs, au premier rang desquels l’autorité souveraine, seule habilitée à garantir légalement le pouvoir exercé sur la chose. Or, dans la mesure aussi où la propriété, en droit grec, se présente avant tout comme « un “droit de préférence” et non pas un rapport exclusif entre un individu et une chose »25, il convient certes d’identifier les catégories conceptuelles qui définissent la propriété servile – quel type de bien l’esclave est-il ? – mais aussi et surtout de saisir les régimes de propriété dont elle est l’objet, soit les procédures sociales par lesquelles un esclave fait légalement l’objet d’une appropriation afin d’être éventuellement échangé. Cela implique tout d’abord d’analyser leur construction au regard des autres droits de propriété qui s’appliquent aux choses et aux êtres dans la cité. Mais puisqu’un droit n’existe qu’en rapport avec l’instance sociale en mesure de le faire respecter, les formes institutionnelles de reconnaissance de la propriété sur l’esclave s’imposent au cœur de l’enquête.

Première aporie : biens mobiliers, biens immobiliers Une première distinction semble devoir s’imposer pour qualifier la spécificité de la propriété servile, celle qui oppose biens mobiliers et immobiliers. Le droit de propriété sur la terre reposait, dans la cité classique, sur une nette distinction statutaire puisque seuls les citoyens étaient en droit de posséder la terre. Les esclaves relevaient à cet égard d’un régime différent de celui de la terre puisque tout homme de statut libre pouvait les posséder. Cela n’en fait pas néanmoins des biens qu’on peut qualifier de mobiliers, pour la simple et bonne raison que la distinction entre mobilier et immobilier n’existe pas dans le droit athénien de l’époque classique26. Ainsi, le terme epipla (meubles) est dépourvu de toute valeur classificatoire, désignant le plus souvent les éléments du mobilier et non les biens « mobiliers ». Dans un passage de la Politique, parfois mobilisé pour établir l’existence d’une

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catégorie de biens mobiliers, Aristote évoque la réforme de Phaléas de Chalcédoine en ces termes : « Phaléas n’a pas non plus traité correctement de l’égalité des fortunes : en effet il égalise seulement le patrimoine foncier, or il existe aussi une richesse en esclaves, en troupeaux, en numéraire et un grand concours de biens qu’on appelle mobiliers (esti de kai doulôn kai boskêmatôn ploutos kai nomismatos, kai kataskeuê pollê tôn kaloumenôn epiplôn)27. » La réforme distingue certes les propriétés foncières parmi l’ensemble des autres biens mais le terme epipla désigne ici un ensemble de biens matériels dont ne font pas partie les esclaves. De même, dans la Rhétorique, les éléments mobiliers se distinguent aussi bien de la terre, des esclaves que des troupeaux ou de l’argent numéraire28. Lorsque les plaideurs de l’Athènes classique entreprennent de présenter le patrimoine d’un individu, les epipla et les esclaves sont d’ailleurs clairement distingués29. Dans les procédures de saisie ou de confiscation, les esclaves peuvent être saisis comme les meubles, mais sans qu’ils appartiennent à une quelconque catégorie de biens mobiliers. Lorsqu’il évoque la contribution de guerre versée par les plus riches des hommes libres (l’eisphora), Polybe se contente d’indiquer que l’évaluation de leur fortune portait sur l’ensemble de leurs terres, de leurs maisons, et de tous les « autres biens » (tên loipên ousian)30, ce qui indique bien qu’aucune catégorie conceptuelle ne rassemblait les biens que nous avons coutume d’appeler mobiliers.

Deuxième aporie : biens visibles, biens invisibles Une autre distinction est plus pertinente à l’écoute des plaidoyers athéniens, celle qui oppose biens visibles (phanera ousia) et invisibles (aphanês ousia). Elle a d’ailleurs longtemps inspiré les historiens du droit qui y ont parfois reconnu une première formulation, incomplète, de la distinction entre mobilier et immobilier. Dans ce contexte, les esclaves semblent à première vue devoir être classés dans la catégorie des biens invisibles. C’est en tout cas ce que laisse entendre une notice d’Harpocration, qui propose une distinction rigoureuse : Patrimoine invisible et visible : invisible celui qui se compose d’argent, d’esclaves et de meubles, visible le patrimoine immobilier

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Le propos du lexicographe, qui se réfère à un discours perdu de Lysias, ne doit pas prêter à confusion. Dans les plaidoyers athéniens de l’époque classique, lorsqu’il s’agit d’évoquer ou de décrire un patrimoine, les esclaves peuvent être qualifiés de visibles ou invisibles selon les circonstances31. La distinction entre aphanês et phanera ne qualifie pas la nature intrinsèque d’un bien mais son degré d’ostensibilité32. Une approche pragmatiste invite surtout à saisir dans quelles circonstances précises la distinction est opératoire sur le plan juridique. C’est en contexte successoral ou dans le cadre d’une confiscation que la distinction trouve sa définition la plus claire33. L’essentiel tient à ce qu’un individu pouvait rendre visible ou invisible son esclave, comme d’ailleurs ses meubles ou son argent. L’enjeu était alors de s’assurer la maîtrise sur cette propriété et la sécurité de sa transmission en la rendant ostensible, au risque toutefois qu’elle puisse faire l’objet d’une imposition. L’enregistrement de la fortune dans les registres du timêma (évaluant la fortune des hommes libres) constituait à cet égard un moment décisif. Il est probable que cet acte d’enregistrement donnait lieu à certaines marges de manœuvre de la part des propriétaires, mais on ne saurait minorer le rôle joué par les instances civiques, qui disposaient, on le verra, d’un certain nombre d’informations au sujet des propriétés34. Une chose est certaine : l’esclave pouvait être inscrit et enregistré comme un bien « visible » à l’égal de tout autre bien immobilier.

Attacher un esclave à un bien Les esclaves pouvaient en outre se voir attacher à un autre bien, tels une terre ou un atelier. Ils devenaient ainsi l’accessoire du fonds avec lequel ils étaient transférés35. Les plaidoyers athéniens du ive siècle laissent entrevoir à quel point la pratique était courante. Le Contre Panténétos mentionne ainsi l’existence d’un bail qui portait sur l’atelier (ergasterion) et les esclaves qui lui étaient attachés36. À en croire le discours Contre Aphobos, ce dernier avait engagé une succession de créances sur l’atelier du père de Démosthène et les esclaves qui y travaillaient37, si bien que lorsque le plaideur se réfère à l’existence de

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deux ergasteria, ce n’est pas pour désigner deux bâtiments distincts mais deux groupes d’esclaves38. Il n’y a guère à s’étonner, dès lors, que le scholiaste d’Eschine prétende que les ergasteria désignent en premier lieu non pas les bâtiments mais les hommes qui y travaillent39. L’univers des boutiques athéniennes et celui du commerce maritime comme le monde agricole laissent entrevoir la même structure. Le plaideur floué du Contre Athénogénès d’Hypéride fut contraint d’acheter la parfumerie et l’esclave qui y travaillait, Midas, afin de prendre pleinement possession du fils de ce dernier40 ; le Contre Apatourios de Démosthène mentionne le cas d’une vente avec faculté de rachat (ou à réméré) portant sur le navire et les esclaves qui y travaillent41, de même qu’un esclave chevrier peut être attaché à son troupeau42. La même structure se devine à la lecture des bornes hypothécaires (horoi) athéniennes, dans lesquelles les esclaves, aux côtés de terres ou d’ateliers, sont mentionnés pour garantir une dette. Une borne de Thorikos délimite ainsi « l’atelier, la maison, le jardin et les esclaves (appartenant) à Euthydikè, fille d’Epicharinos d’Éleusis, fille épiclère43 ». Les esclaves sont attachés à un ensemble domanial « appartenant » à Euthydikè, fille d’Epicharinos d’Éleusis. Une autre borne mentionne la vente sous condition de rachat d’un atelier et des esclaves qui lui sont associés à un certain Smikithos de Paiania44. Que cette structure soit constitutive des patrimoines, on le devine à la lecture des testaments des philosophes45. Transmis par Diogène Laërce, ceux-ci font connaître la pratique de l’affranchissement testamentaire, et c’est à ce titre que les historiens de l’esclavage s’y sont intéressés46. Certains d’entre eux permettent d’observer cette pratique d’attachement d’un esclave à un bien. Après avoir désigné deux héritiers, Lampyrion et Arcésilas, Straton prescrit qu’à Épicratès et Héraios soient donnés 500 drachmes et « un de (ses) esclaves, celui qu’Arcésilas sera d’avis de donner (kai tôn paidôn hena hon an dokê Arkesilaô)47 », puis il inscrit le nom d’un certain nombre d’esclaves qu’il affranchit. Le testament laisse donc clairement voir que certains esclaves qui appartiennent à Straton ne font pas l’objet d’un affranchissement et sont légués à Lampyrion et Arcésilas – et c’est parmi eux qu’Arcésilas devra choisir les deux esclaves qu’il offrira à Épicratès et à Héraios. Si ces esclaves ne sont pas en tant que tels mentionnés dans le testament, c’est qu’ils font partie de l’ensemble des biens (ta panta) légués à Lampyrion et Arcésilas. De la même façon, dans son testament, Épicure déclare d’abord léguer tous ses

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biens à Amynomaque et Timocrate pour qu’ils mettent le Jardin à la disposition d’Hermarque et de ceux qui philosophent avec lui, puis il libère (aphiêmi), parmi ses esclaves, quatre individus, Mys, Nicias, Lycon, Phaidrion48. Il est évident qu’Épicure n’a pas affranchi tous ses esclaves, et pourtant la transmission par voie testamentaire de ces esclaves n’est pas mentionnée, comme s’ils dépendaient de la propriété sur le Jardin, par ailleurs transmise à Amynomaque et Timocrate. On entrevoit ici une pratique proche de celle de la dotation instrumentaire du droit romain, par laquelle des biens mobiliers ou immobiliers sont, par contrat de vente ou testament, rendus solidaires d’un domaine par-delà même les changements de propriétaire49. Étaient ainsi distingués les biens affectés à la personne même du pater­ familias et un ensemble d’éléments mobiliers et serviles affectés à des fonds auxquels ils restaient attachés en dépit des changements de propriétaires. Cet attachement n’avait rien d’immuable puisque ces biens pouvaient faire l’objet de transferts d’un domaine à un autre – si bien qu’il était parfois difficile de déterminer dans quelle mesure un esclave était encore attaché à un domaine au terme de plusieurs héritages successifs. Le sens d’une telle pratique juridique consistait à établir des relations entre des choses elle-même pour assurer leur maîtrise, et octroyer une stabilité à leur transmission en leur conférant la licéité et l’ostensibilité présumée de la terre. Les plaidoyers athéniens de l’époque classique attestent qu’il était courant de « détacher » un esclave de l’atelier ou du domaine dont il avait été rendu solidaire. Ainsi, les esclaves du père de Démosthène, attachés par succession à l’atelier, ont été engagés pour un montant de 500 drachmes par Aphobos au profit de Moeriadès, qui les en a détachés50. Le plaideur peut dès lors se plaindre du fait que ce changement de statut a entraîné l’invisibilisation des esclaves, qui sont dès lors devenus de facto la propriété personnelle d’Aphobos, comme si ce dernier se les était appropriés. La pratique de « l’immobilisation par destination » des esclaves est bien connue des sociétés esclavagistes de l’époque moderne. Malick Ghachem a ainsi montré comment le droit de Virginie, au cours du xviiie siècle, n’avait cessé de tergiverser au sujet du statut légal de l’esclave comme bien, au point de donner naissance à la fiction juridique des landed slaves, esclaves définis comme des propriétés immobilières (real estate) par attachement à un domaine et non comme des propriétés personnelles (personal property)51. Loin

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de représenter la marque d’une quelconque dignité spécifique accordée à l’esclave comme on l’a parfois avancé, la vocation de cette construction juridique était de sécuriser la transmission des biens en particulier lors d’un décès sans testament, d’autoriser notamment le recours à des écritures et à des titres spécifiques pour faire valoir la possession d’un esclave et d’empêcher sa saisie. Les landed slaves de Virginie sont assez semblables aux « Nègres de culture » tel que le droit colonial français d’Ancien Régime les a définis. Selon l’article 48 du Code noir, les esclaves âgés de 14 à 60 ans « travaillant actuellement dans les sucreries, indigoteries et habitations » ne pouvaient être saisis pour dettes qu’associés à la saisie réelle des établissements dans lesquels ils travaillent. L’apparition d’un tel concept ne retirait rien à la qualité mobilière des esclaves, affirmée par l’article 44 dudit Code, et confirmée dans l’ensemble des actes notariés de la période52. André Castaldo a montré que, pour les juristes des xviie et xviiie siècles, c’est la question de la saisie potentielle des esclaves qui avait donné lieu à l’apparition du concept de « Nègres de culture ». Le pouvoir royal lui-même souhaitait, en pleine révolution sucrière, que les créanciers ne puissent saisir les esclaves et désorganiser la production. Il s’agissait ainsi d’assurer la permanence de la structure productive des plantations, en garantissant le maintien sur place de la main-d’œuvre. On le voit, la construction juridique par laquelle des esclaves sont attachés aux domaines sur lesquels ils travaillent est bien connue dans les sociétés esclavagistes ; la finalité d’un tel dispositif légal peut évidemment varier, mais sa vocation générale est de conférer à une propriété par nature définie comme mobilière la stabilité d’un bien immobilier. En va-t‑il de même dans l’Athènes classique ? Toute la difficulté consiste à identifier le lien entre la pratique de l’attachement, et l’enregistrement des biens sous les catégories des biens visibles ou invisibles. L’absence de mention des esclaves dans le patrimoine de Kiron, tel qu’il est présenté par le plaideur, ou dans les testaments de Straton et d’Épicure, signifient-ils que, dans ce cas précis, ils faisaient partie des biens invisibles ou faut-il imaginer au contraire qu’ils étaient inscrits au titre d’accessoire d’un bien visible, ce qui expliquerait que les testaments n’en fassent pas de mention explicite ? L’affaire est impossible à trancher53. Ainsi, c’est en vain qu’on tenterait de définir conceptuellement la propriété servile selon les distinctions canoniques qui organisent

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le droit des choses dans les droits modernes. Mais il importe moins en définitive d’identifier les improbables catégories générales dans lesquelles l’esclave comme propriété pourrait s’intégrer, que de comprendre les formes concrètes qui assuraient à son propriétaire la maîtrise sur la personne de l’esclave.

La protection du droit de propriété De quelle manière était-il possible de faire valoir ses droits de propriété sur un esclave ? Deux actions judiciaires sont attestées. Sous le terme d’aphairesis eis eleutherian, la première désigne en réalité une action de revendication en liberté : un citoyen, après avoir rassemblé trois témoins, pouvait saisir et rendre son statut de liberté à un homme libre injustement saisi et réduit en esclavage. Celui qui prétendait avoir été dépossédé de son esclave pouvait alors lancer une action, connue sous le nom de dikê aphaireseôs (ou exaireseôs), contre l’individu qui avait orchestré cette « libération » pour faire respecter son droit de propriété sur l’esclave. Notre information au sujet de l’action est néanmoins extrêmement mince puisque seuls trois discours semblent mentionner son usage54. Il en va différemment des actions visant les voleurs d’esclaves (andrapodistai) dont les origines remontent aux premiers temps de la cité55. Ce qu’il convient d’entendre sous ce terme est à première vue ambigu. Pollux écrit qu’« un andrapodistês est celui qui a asservi un homme libre ou qui a saisi l’esclave d’un autre56 ». La plupart des historiens ont considéré qu’une telle procédure visait à protéger la réduction en servitude d’hommes libres57. Pollux confond pourtant de toute évidence l’usage de l’injure d’andrapodistês, courante dans les plaidoyers du ive siècle comme chez les comiques, et le sens légal de la notion dans le droit athénien. Le terme d’andrapodistês n’est en effet jamais employé dans les sources de l’époque classique pour désigner légalement des individus qui auraient asservi des citoyens, mais pour évoquer des vols d’esclaves (andrapoda)58. À l’instar des autres actions visant les « malfaiteurs » (kakourgoi), dont elle fait partie, l’action visait à protéger un droit de propriété, portant sur des esclaves. L’Athenaiôn Politeia en décrit le déroulement en ces termes : le coupable présumé fait l’objet d’une saisie par la partie lésée (apagôgê), qui le conduit devant les Onze. En cas d’aveu, l’andrapo-

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distês est exécuté ; dans le cas contraire, à la suite d’une pièce écrite rédigée par le plaignant, auteur de l’arrestation, s’ouvre un procès pour lequel l’andrapodistês risque la mort59. Par une telle procédure expéditive, il ne s’agissait pas de fixer le statut de l’individu, esclave ou libre, mais de trancher entre deux prétentions à la même propriété. Il existait donc, dans l’Athènes de l’époque classique, deux procédures par lesquelles il était possible de faire valoir son droit à la propriété sur un esclave : la première se présentait avant tout comme la revendication d’un droit de saisie ; la seconde, d’origine archaïque, était rudimentaire et expéditive dans ses formes. On ne rencontre aucunement, au sujet de la propriété servile, la distinction de l’ensemble des actions (diadikasia, dikê exoulês, dikai karpou et enoikiou) chargées de garantir le droit sur une propriété foncière. Faut-il dès lors considérer que la cité n’avait aucune connaissance de sa population servile et que les esclaves constituaient des biens dépourvus de titre de propriété ? En dehors même de la sphère judiciaire, de quels moyens ordinaires les instances civiques disposaient-elles pour établir l’identité d’un esclave et le titre de propriété de son maître ?

II. Identifier,

recenser, imposer :

la cité face à ses esclaves

À l’extrême fin du ve siècle, un citoyen athénien au nom inconnu engagea une action contre un certain Pancléon. Considérant que ce dernier était un métèque, il se rendit tout d’abord auprès du polémarque pour déposer sa plainte. Mais son adversaire se prétendait originaire de la cité de Platées, et à ce titre il jouissait du droit de citoyenneté athénienne, si bien que c’est finalement devant les juges de sa tribu d’inscription, la tribu Hippothontis, que notre homme décida de lancer la procédure. Mais l’affaire ne devait pas s’arrêter là : en poursuivant son enquête auprès de la communauté platéenne d’Athènes, il en vint rapidement à découvrir que Pancléon était en réalité un esclave fugitif et c’est avec son ancien maître, Nicomédès, qu’il entreprit de le saisir pour le faire condamner. Le lecteur familier des plaidoyers athéniens aura ici reconnu la trame du discours Contre Pancléon attribué à Lysias. Qu’un même individu qui prétend être citoyen, puisse faire l’objet d’une poursuite à titre de métèque, alors qu’il n’est peut-être en réalité qu’un esclave

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fugitif, sans que finalement aucun document ne vienne apparemment établir officiellement son identité statutaire, voici qui n’a pas manqué d’intriguer les historiens. Ces derniers y ont vu la manifestation exemplaire du fonctionnement, pour le moins chaotique, par lequel les identités statutaires étaient reconnues et sanctionnées dans l’Athènes de l’époque classique. De fait, le cas Pancléon intègre idéalement le cadre théorique d’une histoire sociale de la cité classique qui insiste sur les phénomènes de réputation ou de prestige ainsi que sur le rôle joué par les différents cercles d’appartenance dans la définition des identités statutaires. Alex Gottesmann a récemment écrit que « le statut se définissait au travers de performances publiques impliquant des témoins. Si quelqu’un était en mesure d’organiser une performance publique qui définissait son statut ou son identité d’une certaine façon, cela devenait une preuve puissante de ce statut » ; Claire Taylor, de son côté, considère « qu’il est important d’avoir une variété de marqueurs de statuts, tout comme sont importants les comportements qui sont associés à leur performance, et qu’il existait de nombreux contextes différents dans lesquels les statuts pouvaient faire l’objet d’une négociation », alors que, selon Kostas Vlassopoulos, « l’élément déterminant était la capacité d’un individu à mobiliser un réseau de parents, d’amis et de soutiens pour soutenir sa revendication ­statutaire60 ». En somme, l’identité statutaire des personnes, loin d’être garantie par les autorités civiques sur la base d’une documentation officielle, serait le produit d’une performance dont la répétition, dans un contexte public et assuré par les cercles de l’interconnaissance, aurait valeur de preuve. Une telle démarche, énoncée ici dans sa plus grande généralité, entend rompre avec la conception d’une cité athénienne pensée essentiellement, si ce n’est exclusivement, à l’aune de ses institutions juridiques. Il s’en faut néanmoins de peu pour qu’elle ne s’intègre chez certains à un projet idéologique plus large, imaginant Athènes sous les traits d’une société aux hiérarchies extraordinairement fluides, au sein de laquelle les positions sociales seraient l’objet d’un processus de négociations constantes – en somme, la première esquisse indissociablement libérale et démocratique du rêve américain, comme certains l’ont déjà fait remarquer61. Cette représentation croit pouvoir se nourrir d’un fait simple, l’incapacité qu’auraient eue les Athéniens de fixer le statut personnel de l’ensemble de la population résidente sur la base de registres ou de listes62. Le tableau quelque peu impressionniste

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offert par les plaidoyers du ive siècle paraît à première vue conforter une telle assertion. Comment expliquer autrement la fréquence avec laquelle les orateurs accusent leur opposant, généralement citoyen, d’être en réalité un métèque ou un esclave63 ? C’est que l’identité statutaire des personnes au tribunal ne semble tranchée la plupart du temps que sur fond d’une véritable incertitude documentaire. Mais les plaidoyers athéniens ne permettent guère d’éclairer l’existence de pratiques d’identification en dehors de la scène judiciaire. On ne saurait dès lors déduire de l’absence apparente de recours à des pièces d’identité devant le tribunal athénien l’inexistence de pratiques d’identifications concernant les non-citoyens. À quelles pratiques d’identification les esclaves athéniens étaient-ils soumis ?

Identifier des esclaves : pour quoi faire ? On mesure aisément l’importance de l’enjeu dans la vie sociale athénienne, comme d’ailleurs plus généralement dans toute société esclavagiste. Il s’agissait en effet de recenser et dénombrer « des hommes et des femmes dont on ne voulait savoir ce qu’ils étaient mais que, pour de multiples raisons, on ne pouvait cesser de contrôler64 ». L’identification des esclaves visait à cet égard deux objectifs essentiels quoique sensiblement différents : celui de mesurer tout d’abord, notamment à des fins fiscales, la composante d’un patrimoine doté d’une valeur spécifique ; celui d’identifier, ensuite, chaque esclave particulier et le lien de dépendance qui était le sien dans la mesure où il pouvait être le centre d’imputation d’une action judiciaire. Si l’esclave était dépourvu de personnalité juridique, ce dernier pouvait faire l’objet de poursuites judiciaires, même si en dernière instance le maître était tenu responsable de ses actes – c’est alors bien une identité personnelle qu’il fallait pouvoir déterminer. Ces deux objectifs caractérisent l’ambiguïté même du statut d’esclave, marchandise associée à une valeur, et individu susceptible de se voir reconnaître, à défaut d’une personnalité, une identité légale. En ce sens, l’entreprise d’identification des esclaves répond par nature à deux impératifs contradictoires : d’un côté, il s’agit avant tout d’identifier une marchandise, dont la fongibilité est la donnée constitutive, le nom étant une donnée superfétatoire ; de l’autre, il faut identifier un individu dans sa plus grande singularité, par nature irréductible et insubstituable65.

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Notons d’emblée que l’identification personnelle des esclaves sur la base de documents officiels est loin d’aller de soi dans les sociétés esclavagistes de l’âge moderne. L’esclave y apparaît même souvent comme un bien sans titre de propriété, comme si la simple existence d’un document à valeur officielle, offert au regard d’un tiers, était susceptible de briser l’insularité du rapport maître-esclave, et de mettre en danger l’appropriation extralégale fondant le pouvoir du maître. Cette absence ne doit pas surprendre. Le développement des pratiques identificatoires dans le cadre des États-nations européens fut indissociable de la définition progressive d’une communauté d’ayants droit66. On peut alors considérer que l’identification personnelle d’êtres auxquels par ailleurs sont refusés les droits élémentaires qui définissent l’appartenance à la communauté serait en elle-même impossible. Le principe d’un état civil recensant les esclaves serait contradictoire avec l’existence même de l’ordre esclavagiste. Le préfet Laussat ne disait d’ailleurs rien d’autre pour refuser l’instauration d’un état civil des esclaves dans les Antilles françaises en 1805 : « Leurs naissances, leurs mariages et leurs morts appartiennent aux recensements que signent les maîtres toutes les années devant le directeur général du Domaine. Voici leurs registres à eux67. » Rappelons qu’aux ÉtatsUnis il fallut attendre le recensement de 1850 pour que les esclaves soient identifiés individuellement, mais seulement sous la forme d’un nombre, associé à une date de naissance, et jamais au travers d’un nom personnel68. De même, c’est par la loi du 28 septembre 1871 (soit dix-sept ans seulement avant l’abolition officielle de l’esclavage) que l’enregistrement des esclaves, accompagné de la mention de leur propriétaire, devint obligatoire dans l’ensemble du territoire brésilien. Le recensement de l’ensemble de la population servile semble ainsi avoir préludé à l’abolition de l’esclavage, et l’on pourrait aisément en conclure que l’instabilité documentaire relative à l’identité servile était une condition nécessaire au fonctionnement ordinaire de la société esclavagiste brésilienne. Mais revenons à l’Athènes classique. Que les esclaves y soient des propriétés sans titre de propriété et qu’il n’ait existé aucune procédure par laquelle les autorités civiques dénombraient, recensaient et identifiaient la population servile, c’est ce que le consensus scientifique affirme. Alors même qu’à l’échelle du dème, les citoyens et les métèques étaient enregistrés et leurs noms inscrits dans des registres, la population servile n’aurait fait l’objet d’aucune pratique d’iden-

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tification de la part de la cité. Certes, aucune source ne mentionne l’existence, dans l’Athènes classique, de registres recensant l’ensemble des esclaves dans la cité. Considérer néanmoins qu’il n’existait aucune façon d’enregistrer les esclaves, c’est-à-dire de leur imputer une identité associée à un lien de dépendance est excessif, et je crois pouvoir montrer que les instances civiques athéniennes étaient en mesure d’identifier, et à l’occasion de dénombrer, les esclaves de la cité. Observons tout d’abord que dans certaines occasions exceptionnelles, les cités étaient amenées à recenser l’ensemble des esclaves qui y résidaient. L’Économique du Pseudo-Aristote relate ainsi deux anecdotes instructives. Dans la cité de Mendè, au ive siècle, un emprunt civique se serait déroulé de la façon suivante : les autorités civiques auraient confisqué puis revendu l’ensemble des esclaves détenus par les hommes libres, le produit de la vente étant considéré comme un prêt fait par les citoyens à leur propre cité69. Le Pseudo-Aristote évoque en outre l’initiative d’Antiménès de Rhodes, qui aurait convaincu tous les propriétaires de la cité de fournir à l’armée civique leurs propres esclaves en les faisant souscrire à un système assuranciel original : chacun d’entre eux pouvait enregistrer la valeur de son esclave sur un registre et, en payant une redevance annuelle de 8 drachmes, voir la valeur de l’esclave lui être remboursée si ce dernier avait fui70. Énée le Tacticien mentionne par ailleurs la pratique consistant, devant l’imminence d’un combat ou d’un long siège, à placer en dépôt des esclaves, sous le contrôle des magistrats71 ; il faut sans doute imaginer, là encore, que les esclaves, comme n’importe quels autres biens, faisaient l’objet d’un recensement, dont la finalité ne consistait pas en l’établissement d’une identité des esclaves pour elle-même, mais à la fixation de leur valeur. Ces épisodes se prêtent à une lecture ambivalente : si l’auteur de l’Économique en fait mention, c’est avant tout en raison de leur ingéniosité et l’on en conclurait volontiers qu’ils attestent l’inexistence ordinaire de registres recensant les esclaves dans la cité. Mais à l’inverse, on peut considérer que ces deux épisodes montrent à quel point il paraissait simple, et même banal, d’entreprendre un tel recensement ; de fait, ce n’est pas sur la pratique même de l’enregistrement des ventes d’esclave que l’auteur insiste mais sur leur finalité, l’amélioration des finances publiques. Les cas mentionnés par le Pseudo-Aristote répondent en tout cas à des situations d’urgence ou de détresse. Les formes institutionnelles par lesquelles les cités en

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venaient ordinairement, à recenser la population esclave avaient une double dimension : la première relève de la politique fiscale à l’égard de l’esclavage ; la seconde concerne plus spécifiquement la question de la vente et son éventuelle publicité.

La fiscalité : l’esclave-marchandise, composante d’un patrimoine C’est en premier lieu par le biais fiscal que les autorités civiques étaient susceptibles d’établir des listes recensant les esclaves de la cité. Dans les Poroi, Xénophon imagine un système complexe pour accroître les revenus de la cité : des esclaves achetés par la cité, et dès lors publics, seraient loués par les magistrats aux fermiers exploitants des mines du Laurion. Or, pour montrer que le Laurion pourrait accueillir de nombreux esclaves publics, Xénophon mentionne le montant considérable d’un impôt que la cité touchait avant les événements de Décélie72. L’imposition sert ici indirectement d’instrument de recensement grâce auquel mesurer le nombre d’esclaves dans la cité (ce qui est évidemment très différent du fait de les identifier personnellement). Dans les cités des époques classique et hellénistique, trois types d’imposition pesant sur les esclaves sont connus. Il existait tout d’abord des formes d’imposition indirecte pesant sur la vente des esclaves. Dès la fin du vie siècle, la cité de Cyzique octroie à Manès des exemptions fiscales concernant notamment « le droit pour le poids public, la taxe sur la vente des chevaux, la taxe du quart et la taxe sur la vente des esclaves (andrapodôniês)73 ». À la fin du iiie siècle, la Confédération acarnanienne et la cité d’Anactorion, pour restaurer le sanctuaire d’Apollon Actios, se partagent à égalité plusieurs taxes, parmi lesquelles celles prélevées à l’occasion de la panégyrie, la pentêkostê (taxe du cinquantième) sur les biens importés et exportés et celle sur la vente des esclaves (ek tas | [t]ôn sômatôn pôlêsios)74. Mais l’imposition pouvait aussi porter sur le travail servile, sans doute plus précisément au travers d’une taxe indirecte portant sur la location d’esclave. À Téos, à la fin du ive siècle, un décret civique « accorde l’exemption des taxes sur les animaux de joug, les esclaves loués et destinés au transport du bois (ateleian kai hupozugiôn [kai] | [andrapodôn k]ai mistharneontôn kai xulêgeontôn) et pour tout ce

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qu’ils fabriquent et vendent et qui se rapporte au commerce du bois75 ». C’est sans doute le même sens qu’il faut prêter à plusieurs taxes dont les fermes sont mentionnées dans la Cos du iie siècle av. J.-C., en particulier celle qui concerne les ouvriers travaillant dans les vignobles et les femmes esclaves (ampelostaeuntôn kai tôn gunaikeiôn sômatôn)76. Wilhelm Vreeken y a vu une taxation portant sur les travailleurs de la vigne dont il supposait, en raison de la mention conjointe des « corps féminins » (gunaikeia sômata), qu’ils étaient esclaves77. La mention de l’activité professionnelle des esclaves concernés suggère que c’est bien sur leur travail que pesait l’impôt ; dans ce cas, le plus probable est que le produit de la location des esclaves ait fait l’objet d’une taxe78. Enfin, comme cela est attesté à Priène et à Téos dès les premières années du iiie siècle, les cités pouvaient prélever un impôt de capitation portant sur la détention même d’esclaves. Le décret de Priène en l’honneur de Larichos précise ainsi que celui-ci « dispose de l’exemption de taxe sur les troupeaux et les esclaves (ateleiag kai tô[g] | ktênôg kai tôn sômatôn) qu’il possède dans ses propres domaines et dans la cité79 ». On ignore tout de la façon concrète par laquelle un tel impôt pouvait être levé mais on peut supposer l’existence d’un registre entretenu régulièrement sur lequel était mentionné l’ensemble des esclaves ainsi que le nom de leur propriétaire80. Dans l’Athènes de l’époque classique, les deux premières formes d’imposition ont une existence fort probable. S’appliquait au sujet des esclaves l’ensemble de l’imposition indirecte de l’Athènes classique, qu’elle touche les produits importés (comme la pentekostê), ou qu’elle porte sur les transactions locales et intérieures (comme l’epônion). Le sens à attribuer à l’impôt mentionné par Xénophon, qui était prélevé sur les esclaves avant la guerre de Décélie, est plus incertain81. Philippe Gauthier considérait que cette taxe n’était pas une capitation acquittée annuellement par le maître de l’esclave au fermier mais le cinquantième dû à l’entrée et à la sortie du Pirée, ou bien une taxe sur les ventes d’esclaves82. Or, comme nous le verrons, le contexte des mines du Laurion semble commander au contraire le sens d’un impôt prélevé sur les esclaves y travaillant, donc sur le produit de la location qui consistait en la mise à disposition d’un esclave à un exploitant (autrement l’argument de Xénophon n’a guère de sens)83. L’existence d’un impôt de capitation portant sur la propriété servile est en revanche douteuse en l’état de notre documentation. Le prélèvement de la contribution exceptionnelle de guerre qu’était ­l’eisphora,

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concernant aussi bien les citoyens que les métèques, impliquait néanmoins, d’une manière ou d’une autre, le dénombrement des esclaves. L’eisphora n’était pas considérée à proprement parler comme un impôt (telos) ; elle consistait en effet en un prélèvement portant sur l’ensemble des biens possédés84, qu’il s’agisse de terres, d’ateliers, mais aussi d’esclaves85. Le montant des contributions procédait de l’estimation (timêma) par les « contribuables » de l’ensemble de leurs biens86. Mais comment cette estimation était-elle concrètement réalisée ? Reposait-elle sur une simple déclaration de la part du contribuable, susceptible dès lors d’arrangements plus ou moins grands avec la réalité ? Considérant qu’il n’existait pas de cadastre dans l’Athènes classique, on a longtemps avancé que la déclaration donnait lieu à de grandes approximations. Rien n’est moins sûr. Plusieurs indices suggèrent tout d’abord que l’évaluation de la fortune faisait l’objet de révisions régulières87. Par ailleurs, il existait très certainement à l’échelle des dèmes un cadastre recensant l’ensemble des propriétés foncières88. Les biens possédés par un citoyen dans un autre dème que celui dans lequel sa famille était enregistrée donnaient lieu, en effet, à la levée d’un impôt, l’egktêtikon sur la base de listes dressées par les démarques89. On peut d’ailleurs se demander si ces documents de type cadastraux ne faisaient pas partie des registres tenus dans les dèmes recensant l’ensemble des citoyens (les lêxiarchika grammateia)90. Or, ces documents étaient fondamentaux pour évaluer le montant de la fortune de chacun des hommes libres. C’est sur la base des informations dont disposait le démarque que s’effectuait la levée de la proeisphora91. De même, les actes de confiscation devaient s’appuyer sur les registres fonciers entre les mains des démarques. Mais dans la mesure où l’eisphora impliquait aussi bien les citoyens que les métèques, qui étaient eux-mêmes « enregistrés » à l’échelle du dème, tout laisse penser que les biens immobiliers n’étaient pas les seuls à être consignés dans ces registres. Je ferais pour ma part l’hypothèse qu’à l’échelle des dèmes existaient des registres comportant les esclaves possédés par les démotes et les métèques dans chaque dème, et dont le décompte jouait un rôle dans la fixation de l’eisphora. Les cités disposaient donc de nombreux instruments à visée fiscale par lesquels la population servile pouvait être dénombrée. Certes, rien n’indique qu’il aurait existé des registres centralisés, et l’ensemble de ces pratiques administratives n’avait pas pour vocation de recenser la population servile, c’est-à-dire d’identifier personnellement des

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esclaves, mais d’enregistrer une valeur, l’identification étant sans doute relativement approximative. Les documents utilisés dans les cas de confiscation donnent peut-être une idée de la forme même de ces documents. La stèle qui recense les biens confisqués, revendus et taxés, aux dépens des Hermocopides, en 415 av. J.-C., offre le texte le plus évocateur du contenu de tels documents, particulièrement si on admet que les actes gravés reprenaient dans leur formulation même les documents administratifs rédigés par les polètes. Les différents esclaves sont ici recensés de la même façon que n’importe quel autre bien foncier et, surtout, la mention même du nom de l’esclave apparaît tout à fait secondaire. Les formes d’identifications sont hétéroclites, puisque sont mentionnés le plus souvent des ethnonymes (Thraix ou Thraitta pour des esclaves thraces) qui ne permettent guère d’individualiser l’esclave92, plus rarement des noms individuels93, exceptionnellement accompagnés des qualifications de métiers94. La logique identificatoire est ici rudimentaire : il s’agit d’identifier une cohorte d’hommes-marchandises afin de déterminer un prix et un taux d’imposition, et non à proprement parler des individus. La liste permet d’une certaine façon d’effectuer un « contrôle du stock à vue, sans avoir à faire produire l’identité d’hommes ou de femmes dont on ne se soucie guère de savoir qui ils sont95 ».

La vente d’esclaves : sous le contrôle de la cité Aux côtés de ces documents étroitement associés aux pratiques fiscales, existaient-ils des registres chargés d’assurer, ou de garantir, le droit des propriétaires sur les esclaves – et donc, le cas échéant, l’identité personnelle des individus de statut servile ? Pour tenter de cerner l’existence de tels registres, dans l’Athènes classique, l’examen d’une procédure bureaucratique de l’Égypte ptolémaïque s’impose. La situation documentaire de l’Égypte lagide, en ce qui concerne l’enregistrement de la vente d’esclaves, semble en effet offrir une configuration radicalement différente de celle des cités grecques – et c’est bien ainsi que les historiens l’ont le plus souvent interprétée. Sous le terme de katagraphê, il faut entendre l’inscription dans un registre spécial d’une modification de la propriété aussi bien immobilière que servile96, soit l’« acte d’enregistrer dans un livre particulier selon une méthode déterminée les transferts des biens immeubles et

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des esclaves97 ». Cette inscription n’était pas un contrat de vente et la légalité de la transaction n’en dépendait pas ; elle n’était même pas l’enregistrement du contrat à proprement parler puisqu’elle pouvait avoir lieu longtemps après que celui-ci avait été conclu. La finalité de tels registres était de protéger un droit de propriété, et il semble qu’on pouvait s’y référer en contexte judiciaire pour revendiquer un droit détenu sur un bien immobilier ou sur un esclave. Le registre qu’est la bibliothèque des acquêts (bibliothêkê egktêseôn) à partir du er i  siècle de notre ère était d’ailleurs compétent en matière de contrôle de la propriété servile. Les origines de la katagraphê lagide ont fait couler beaucoup d’encre. S’agit-il d’un héritage pharaonique, comme le suggérerait l’existence d’une procédure similaire dans des contrats démotiques rédigés dans la chôra ? Faut-il plutôt y voir une pratique administrative inspirée du fonctionnement des cités grecques de la fin de l’époque classique, comme pourrait le suggérer sa précoce apparition à Alexandrie98 ? La question reste ouverte mais cette dernière hypothèse ne saurait être trop rapidement écartée. Il est en effet tentant de saisir la katagraphê dans le prolongement d’un ensemble de pratiques administratives qui existaient de manière diffuse dans nombre de cités dès l’époque classique, dès lors qu’on veut bien les reconnaître. Constatons tout d’abord que dans la Milet d’époque classique décrite par le roman de Chaireas et de Callirhoé de Chariton d’Aphrodisias, la katagraphê existe bel et bien, sous une forme très similaire à celle qu’elle revêt dans l’Égypte lagide. La scène se déroule après que Callirhoé a été faite prisonnière par le pirate athénien Théron. Pour que Théron puisse vendre Callirhoé comme esclave à l’intendant de Dionysios, Léonas, une katagraphê doit avoir lieu après la vente, et cette inscription est enregistrée par un certain Adrastos sur l’agora de Milet. Léonas peut ainsi affirmer à son maître Dionysios que la vente ne pourra être définitivement conclue qu’une fois celle-ci rédigée99. Or, le départ précipité de Théron empêche finalement la vente et Dionysios doit attendre avant de rencontrer la belle Callirhoé. L’épisode révèle le rôle essentiel joué par l’enregistrement (consigné par un magistrat) dans la garantie du droit de propriété sur l’esclave. La katagraphê semble bien être une condition indispensable à la réalisation de la vente. Le roman laisse surtout deviner un usage extensif du registre, qui permet de barrer toute revendication de la part d’autres acheteurs et de garantir la propriété100.

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Il est certes difficile de faire remonter sans précaution les réalités du monde romanesque de Chariton jusqu’à l’époque classique, car si ce dernier prétend décrire les réalités des ve et ive siècles, il ne fut rédigé qu’au milieu du ier siècle de notre ère. Les « lois grecques » (nomoi hellênikoi) décrites par le roman relèvent d’une forme d’hybridation entre des réalités d’époque classique et celles de l’Asie Mineure d’époque impériale101. Puisque la publicité de l’enregistrement de la vente d’esclaves sous le nom de katagraphê est une réalité bien attestée par ailleurs dans de nombreuses cités à l’époque impériale102, doit-on dès lors considérer qu’il ne peut s’agir que d’une réalité contemporaine de l’écriture du roman103 ? C’est sans doute aller trop vite. Le principe de publicité de la vente et l’existence de registres attestant des transactions immobilières, selon un principe tout à fait analogue à celui de la katagraphê lagide, peuvent s’observer dans plusieurs cités de l’époque classique. En s’appuyant sur un extrait longtemps négligé du traité Sur les Contrats (Peri Symbolaiôn) de Théophraste, Michele Faraguna a montré que l’inscription (anagraphê) des transactions, au moins immobilières, était une pratique courante104. On constate ainsi « pour le monde grec du ive siècle, une substantielle uniformité des formes juridiques en matière de transactions immobilières105. L’inscription publique de ces ventes avait pour vocation d’empêcher toute contestation future, assurant un « contrôle préventif sur la légalité des transactions ». Ajoutons que lorsque les esclaves étaient une composante de la dot ou lorsqu’ils étaient partie prenante d’une transaction immobilière au titre de « bien attaché par destination » à un fonds, il pouvait arriver, dans certaines cités, que la transaction impliquant des esclaves soit enregistrée106. Dans ces différents cas de figure, le transfert de propriété donnait lieu à des formes d’écriture civique, sans nécessairement d’ailleurs que le nom de l’esclave apparaisse, car encore une fois, c’est sa valeur qui importait et non son éventuelle identification personnelle. Mais il en va peut-être différemment dans le cas de vente d’esclaves. Certes, dans les cités de l’époque classique que nous connaissons, la publicité ne semble porter que sur les transactions immobilières et non sur les esclaves, mais on aurait tort d’en tirer des conclusions trop hâtives. Théophraste évoque très largement l’existence d’une inscription (anagraphê) portant sur les biens et les contrats, de sorte qu’il ne limite pas lui-même la pratique aux transactions immobilières. La question mérite dès lors d’être posée : existait-il,

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dans l’Athènes classique des registres sur lesquels étaient inscrits, au moment de leur vente, le nom, ou tout autre élément permettant d’identifier personnellement les esclaves ? Si les historiens ont jusqu’à présent répondu négativement à cette question, c’est en raison d’un double préjugé107 : l’absence présumée, d’une part, de toute publicité des transactions immobilières et mobilières, d’autre part, d’une taxe portant sur la vente ou la propriété des esclaves, attesterait qu’une procédure bureaucratique comme la katagraphê ne pouvait exister dans l’Athènes classique. Or, aucun de ces deux arguments ne saurait emporter l’adhésion, puisque, comme nous l’avons vu, l’existence de cadastres à l’échelle des dèmes est probable, et des formes d’imposition portant sur la vente des esclaves et leur location sont attestées. Faut-il dès lors concevoir que la vente d’esclaves faisait l’objet d’un enregistrement et d’un archivage ? Les informations extra­ ordinairement lacunaires dont nous disposons au sujet de la vente d’esclaves dans l’Athènes classique ne laissent guère de doute sur le fait qu’elle faisait l’objet d’une attention particulière de la part des autorités civiques. Pollux et Hésychius mentionnent tous deux l’existence sur l’agora de lieux spécifiques de forme circulaire (les kukloi), au centre desquels les esclaves étaient vendus108. Si les kukloi sont des lieux propices à la vente d’esclaves, c’est que la marchandise servile y trouve les meilleures conditions d’exposition. Dans l’Ephésien de Ménandre, un personnage affirme : « Et par tous les dieux je me suis vu moi-même dévêtu, dans les kukloi, en train de me déplacer en rond et d’être vendu109. » Raymond Descat a montré que la géographie de tels espaces était étroitement liée aux exigences propres à la vente d’esclaves, qui suppose « annonce, publicité, visibilité et recours contre les défauts110 », et pour laquelle il faut sans doute imaginer l’intervention de hérauts. L’importance du droit de rédhibition invite par ailleurs à penser que la vente donnait lieu à un contrôle relatif de la part des autorités civiques111. Ainsi, tout indique que la vente des esclaves avait une dimension publique sans qu’on puisse néanmoins en déduire l’existence de leur enregistrement. Or, une notice d’Hésychius laisse penser que la vente d’esclave donnait lieu à des formes de publicité : Il était habituel d’enregistrer publiquement les terres et les esclaves vendus sur des tablettes blanches (Ethos ên ta pipraskomena chôria ê

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sômata dêmosia apographesthai en sanisi leukais), et on écrivait sur des tablettes de bois à la craie blanche le nom des propriétés et des esclaves et ceux qui les avaient achetés (ta onomata kai tôn ktêmatôn kai tôn andrapodôn kai tôn priamenôn auta), si bien que celui qui le souhaitait pouvait faire une réclamation après avoir consulté la tablette blanche112.

Certes, le contexte est imprécis, mais il est tout d’abord frappant de constater que la tradition que relaie Hésychius associe sans l’ombre d’une difficulté terres et esclaves, dont la vente relèverait d’un même principe de publicité et d’encadrement légal113. L’usage que notre auteur impute à ces tablettes correspond en outre tout à fait à celui que l’Athenaiôn Politeia prête aux tablettes blanchies (leleukômena grammateia) dont les polètes et l’archonte-roi ont la responsabilité et sur lesquelles sont consignées les fermes des impôts, la vente des biens confisqués par la cité ainsi que les locations de terrains sacrés, alors que des copies de ces documents étaient sans doute conservées dans les archives de la cité114. Sur ces mêmes tablettes blanches, on dresse par ordre alphabétique la liste d’individus en droit de participer aux activités d’un sanctuaire à Cos115, on consigne les ventes de terres à Milet116, et l’on inscrit les décisions judiciaires à la suite d’une hypothèque de terres à Éphèse117. Or, de la même façon que l’Athenaiôn Politeia ne mentionne pas les procédures relatives à la publicité des transactions immobilières sous la responsabilité des démarques, qui avaient la main sur les registres cadastraux, ne peut-on pas imaginer que l’enregistrement des ventes d’esclaves y est négligé car le dème et le démarque en étaient les acteurs principaux ? À en croire le lexicographe, il s’agit bien, en tout cas, d’identifier personnellement, à l’aide d’un nom, l’esclave qui fait l’objet de la vente : nous sommes ici dans un cadre bien différent de celui de l’identification, en termes de valeur monétaire, de l’esclave-marchandise, qui semble caractériser les documents à visées fiscales. À ce stade, il convient de verser une pièce essentielle au dossier. Dans les Lois, Platon conçoit que l’ensemble des propriétés, dans la cité des Magnètes, fasse l’objet d’un enregistrement et d’un affichage sous l’égide du prêtre ou des gardiens des lois (nomophylaques) : « On inscrira les informations relatives à chaque propriété sur des tablettes de cyprès que l’on déposera dans des temples pour garder le souvenir de l’inscription qui y aura été gravée. De plus, pour qu’elles soient

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gardées, on y préposera celle des magistratures qui paraîtra avoir la vue la plus perçante, afin qu’aucune transgression contre elles n’échappe aux magistrats, mais qu’ils châtient celui qui désobéira à la loi et à la divinité. » En outre, toute acquisition de propriété excédant le lot de terres attribué à chaque citoyen (le klêros) fera l’objet d’une inscription « dans un registre public sur lequel veilleront des magistrats désignés par la loi, pour que tous les procès en matière de propriété soient faciles et parfaitement clairs »118. Platon prévoit ainsi que ces listes pourraient servir dans les cas de contestations puisque les magistrats arbitrent les procès de revendication immobilière en s’appuyant sur des registres119. Il s’agit bien dans ce cas d’envisager « une forme de publicité permettant la revendication d’un bien par simple consultation des registres120 ». Or, les biens (ktêmata) enregistrés sont autant les maisons et les terrains que les esclaves121, de telle sorte qu’un conflit portant sur la propriété d’un esclave pourrait être tranché par le recours à ces écritures publiques. Les historiens du droit n’ont pas manqué d’insister sur l’originalité d’une telle procédure. Platon aurait ici imaginé des pratiques de recensement et d’enregistrement des biens extraordinairement novatrices au regard des usages en vigueur dans les cités de son temps, annonçant par là même certaines procédures bureaucratiques de l’Égypte lagide122. À la lumière des pratiques d’enregistrement que nous avons entrevues, une autre lecture se dessine : Platon n’invente pas de toutes pièces un dispositif inconnu au monde des cités mais, bien au contraire, se situant à la pointe la plus avancée de son temps, il mesure ce que l’utilisation de la documentation écrite peut modifier en termes de pratiques juridiques. L’originalité de l’organisation proposée dans les Lois réside moins dans l’existence de registres, car ce que décrit Platon ressemble à ce qu’on entrevoit dans la cité athénienne au ive siècle, qu’à leur centralisation et leur usage judiciaire prémédité, par exemple pour trancher un différend au sujet d’une propriété ou pour fixer le montant d’une amende en fonction de la taille de son lot.

De l’identification au recensement Ainsi, il existait de multiples pratiques institutionnelles par lesquelles l’identité d’un esclave était enregistrée, et la propriété sur sa personne garantie. À l’échelle du dème, la propriété sur les esclaves

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faisait peut-être l’objet d’un enregistrement, à des fins fiscales. Par ailleurs, il semble que, dès l’époque classique, les transactions portant sur les esclaves aient pu faire l’objet d’un enregistrement public. La relation entre ces deux types de pratiques documentaires reste néanmoins difficile à déterminer. Dans quelle mesure l’estimation de la fortune (le timêma) s’appuyait-elle sur l’examen des registres de vente éventuels ? L’affaire est impossible à trancher, d’autant que la logique de ces deux registres est substantiellement différente. Dans le premier cas, il faut concevoir une identification rudimentaire, visant avant tout à déterminer une valeur ; dans le second, l’esclave était singularisé à travers le recours à un nom, même si la vocation de tels documents était avant tout de consacrer légalement un droit de propriété et de fixer un principe de responsabilité entre maître et esclave. Il est toutefois fort probable que ces documents aient pu servir une finalité autre que celle de leur usage initial en permettant à la cité de connaître et recenser la population servile, comme la remarque des Poroi de Xénophon le suggérait. Je soupçonne volontiers que ces documents ont pu ainsi être utilisés en cas de mobilisation militaire, ou dans le cadre de recensements exceptionnels. Un épisode en particulier de l’histoire athénienne donne à imaginer une telle situation, le « décompte » (exetasmos) entrepris en 317 av. J.-C. (ou peu après) à l’initiative de Démétrios de Phalère afin d’établir une nouvelle barrière censitaire à l’exercice des droits politiques : Ctésiclès rapporte dans le troisième livre des Chroniques qu’au cours de la 115e Olympiade, un décompte (exetasmon) des habitants de l’Attique (tôn katoikountôn tên Attikên) fut réalisé par Démétrios de Phalère et qu’il trouva 21 000 Athéniens, 10 000 métèques et 400 000 oiketai123.

La plupart des historiens ont considéré que l’objectif de Démétrios de Phalère était de recenser seulement les citoyens, l’estimation des oiketai ne consistant qu’en une estimation hasardeuse et infondée, car en réalité impossible124. Raymond Descat a pourtant montré les échos qu’une telle entreprise trouvait dans une conception à l’œuvre, dans l’école aristotélicienne, de la cité comme « ensemble de maisons (oikiôn), d’un territoire (chôras) et de possessions (ktêmatôn) », parmi lesquelles se trouvent les biens animés et inanimés125. Quel que soit le sens que l’on accorde au terme d’oiketai – sous lequel il faut probablement entendre l’ensemble des membres des oikoi (femmes,

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enfants, esclaves compris) – et indépendamment même de la question de la crédibilité des chiffres transmis par la tradition126, il est certain que cet exetasmos a supposé un dénombrement des esclaves présents dans la cité. Descat a fait l’hypothèse que la présentation du recensement par Ctésiclès consistait en une énumération qui devait correspondre à plusieurs registres successifs (les citoyens, les métèques puis l’ensemble de ceux qui sont recensés dans leurs « maisons »)127. Faut-il dès lors concevoir une simple pratique déclaratoire par laquelle chaque homme libre aurait été amené à faire état des composantes de son oikos, parmi lesquels ses propres esclaves ? Il me paraît plus crédible de concevoir que l’exetasmos fut rendu possible grâce à la tenue régulière de registres sur lesquels les esclaves étaient consignés.

De l’identification à la preuve d’identité Il reste néanmoins à déterminer dans quelle mesure l’ensemble de ces documents pouvait être mobilisé pour déterminer en contexte judiciaire l’identité d’un individu. En somme, quelle était la valeur probatoire de ces documents dans le contexte d’un procès ? Une séquence du Trapézitique d’Isocrate est sur ce point éclairante. Un esclave répondant au nom de Kittos est l’enjeu d’un affronte­ ment entre le plaideur, métèque (mais épaulé très certainement par un citoyen du nom de Ménéxène) et son ancien maître, Pasion128. Kittos aurait été le témoin du dépôt réalisé par le plaideur dans la banque de son propre maître, Pasion, que ce dernier refuse de restituer. Or, ­sentant que son adversaire allait lui réclamer les sommes déposées, Pasion « fait disparaître son esclave Kittos (aphanizei Kitton ton paida) » ; et lorsque le plaideur et son comparse Ménéxène se rendent dans la banque pour déposer une sommation en vue d’un interrogatoire sous torture (proklêsis eis basanon) aux dépens de Kittos, Pasion renverse la situation en clamant que ses adversaires auraient eux-mêmes « fait disparaître Kittos, afin de pouvoir l’attaquer (aphanisantas ton paid’ antegkalein autô) », et attaque le plaideur devant le polémarque. Or, quelque temps plus tard, Ménéxène voit Kittos s’affairer dans la banque de Pasion et crie au scandale. Il se saisit de l’esclave, dépose une nouvelle sommation, mais Pasion prétend cette fois que Kittos est en réalité de statut libre. Afin de le libérer, il intente

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alors une revendication en liberté (aphairesis eis eleutherian) et après avoir fourni des garants à hauteur de 7 talents, obtient sa libération129. Pasion et le plaideur se reprochent ainsi mutuellement de s’être saisis de l’esclave Kittos, ou de l’avoir fait « disparaître », afin de l’empêcher de témoigner en leur faveur. Puis, devant le caractère inéluctable de son interrogatoire après que Menexène se fut saisi de Kittos, Pasion aurait prétendu qu’il l’avait affranchi, ce qui impliquait que l’interrogatoire ne pouvait avoir lieu. Pourtant, lorsqu’un peu plus tard, le plaideur résume l’ensemble de la situation, il introduit un autre élément : Mais il a prétendu que nous avions réduit en esclavage l’esclave que lui-même avait fait disparaître ; puis il a inscrit ce même individu dans son estimation de fortune en tant qu’esclave avec ses autres serviteurs (apegrapsato men en tois timêmasin ôs doulon meta tôn oiketôn tôn allôn) ; et quand Ménéxène réclamait qu’on lui appliquât la question, il l’a fait relâcher en le prétendant libre (apêreith’ ôs eleutheron onta)130 !

Le plaideur mentionne ici explicitement l’inscription de Kittos sur le registre du timêma, jadis réalisée par Pasion. Cette inscription constitue à ses yeux la preuve selon laquelle Kittos était bien l’esclave de Pasion alors que ce dernier devait le réclamer comme libre après la sommation de Ménéxène. Le propos du plaideur se prête néanmoins à une lecture ambivalente. Car le verbe employé pour évoquer la « disparition » de Kittos – aphanizein – a une dimension juridique précise, désignant la façon dont des biens peuvent être dissimulés sur les registres, soit la transformation de biens visibles en biens invisibles : la disparition de Kittos fait ici peut-être moins référence à une absence physique effective qu’à une tentative délibérée d’évasion fiscale. Mais si Kittos avait été inscrit, puis effacé frauduleusement par son maître sur le registre, le plaideur ne semble pas envisager à un seul instant que cette inscription (ou, au contraire, son absence) puisse valoir comme une preuve d’identité devant les tribunaux. Le Contre Nicostratos de Démosthène fait connaître un autre cas de figure intéressant. Le patrimoine d’Aréthousios a été inscrit aux fins de confiscation car il n’a pu verser une amende d’un talent exigé par la cité. Le plaideur prétend cette fois que deux des esclaves d’Aréthousios doivent lui revenir. Or, Nicostratos, frère d’Aréthousios, a lui aussi inscrit les esclaves, qui auraient « une valeur de deux mines

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et demie ». Or, pour prouver que ces esclaves appartenaient bel et bien à Aréthousios et non à son frère, le plaideur en vient à évoquer le travail que ces derniers pouvaient effectuer, en particulier quand Aréthousios les louait à d’autres hommes libres, et il affirme : Il y a encore pour vous, juges, un autre moyen de savoir que ces hommes appartiennent à Aréthousios (eisin Arethousiou oi anthrôpoi) : lorsqu’ils achetaient les fruits d’un verger, louaient (ou se louaient) pour la moisson ou se chargeaient de quelque autre travail agricole, c’est Aréthousios qui était l’acheteur ou le loueur en leur nom (Arethousios ên ho ônoumenos kai misthoumenos huper autôn)131.

Le plaideur fait ici sans doute référence à des documents écrits en vertu desquels les esclaves avaient fait l’objet d’une inscription mentionnant le lien de dépendance avec Aréthousios. Il est évidemment particulièrement difficile de concevoir en quoi consistait cette inscription (registre tenu dans un dème ? Acte purement privé ? Liste à vocation fiscale ?). Il demeure néanmoins que pour avérer le lien entre Aréthousios et ses esclaves, le plaideur ne cite pas de tels documents mais fait intervenir des témoins qui attesteront eux-mêmes du lien de dépendance. Aussi bien dans le Trapézitique d’Isocrate que dans le Contre Nicostratos de Démosthène, l’identification des esclaves de Pasion et d’Aréthousios sous la forme de documents écrits ne semble pas entrer en ligne de compte. Tout se passe comme si l’identité scripturaire et « administrative » de ces esclaves n’avait pas sa place dans l’enceinte du tribunal132. On ne peut pourtant pas en conclure que de telles pièces documentaires n’existaient pas. Ainsi, alors qu’on ne peut plus douter de l’existence de documents cadastraux enregistrant les biens fonciers dans la cité, il n’est quasiment aucun plaidoyer dans lequel un plaideur fait mention d’un titre sur la propriété pour prouver son bon droit133. Et ce qui vaut pour les esclaves n’est pas moins vrai pour les citoyens : lorsqu’il est question d’établir l’identité d’un citoyen athénien, les registres civiques tenus à l’échelle du dème (les lêxiarchika grammateia) ne semblent jouer aucun rôle devant les tribunaux athéniens. On choisit en somme « de rester dans la logique d’un monde où aucun document personnel et aucune pièce d’archive ne peuvent fournir les preuves décisives que l’on attend »134.

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Conclusion : les deux cités Les procédures d’identification des esclaves laissent apparaître un paradoxe, sinon une contradiction, au cœur du fonctionnement de l’Athènes classique. Indispensables au fonctionnement ordinaire de la vie civique, des pratiques d’identification multiples existaient pour reconnaître et dénombrer les esclaves. Sans doute n’a-t‑il jamais existé de liste centralisée et on ne saurait par ailleurs confondre une liste de citoyens mobilisables et une liste dont la visée première était d’identifier des biens, mais tendanciellement, l’identification (sous une forme hétéroclite) de l’ensemble de la population libre et servile était en marche dans l’Athènes classique. En se fondant sur la simple lecture des plaidoyers du ive siècle, les historiens en ont trop souvent conclu que la cité était ignorante de sa propre population, confondant de la sorte les pratiques d’identification à l’œuvre aux différentes échelles de la société athénienne, et les preuves d’identité mobilisées en contexte judiciaire. Le « recensement » commencé par Démétrios de Phalère atteste à sa manière que la cité était capable de dénombrer ses habitants, même si un tel recensement ne résultait pas d’un registre centralisé, et qu’il procédait d’un ensemble de listes dont la finalité première était tout autre. L’Athènes de l’époque classique est à la fois une société de face-à-face – car c’est de la sorte qu’elle s’imagine et conçoit la façon dont s’atteste l’identité de ses membres – et une cité complexe, traversée de multiples statuts, qui dispose déjà d’un certain nombre d’instruments administratifs permettant d’identifier les personnes et ce, au-delà même de la simple communauté civique. Mais il n’est pas moins vrai que la scène judiciaire demeure souverainement indifférente à ces identités de papier. Dans l’espace de la parole civique par excellence qu’est le tribunal, l’identité des individus était connue et reconnue par leur inscription, qu’elle soit personnelle ou médiatisée par un citoyen comme dans le cas d’un métèque ou d’une femme de citoyen, dans les groupes de socialisation qu’étaient la famille, le dème ou la phratrie, et seul le témoignage de leur membre, présents de surcroît lors du procès, était en mesure d’en offrir la preuve. Tout se passe en somme comme si deux cités coexistaient : d’un côté, une « cité de papier », capable de dénombrer et recenser de multiples façons ses personnes et ses biens, au-delà même du corps des citoyens ; de l’autre, une cité de la parole et de la (co)présence, capable

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par la simple interreconnaissance de ses membres de s’appréhender et dont la scène judiciaire est le lieu d’expression par excellence. Sans doute Platon pense-t‑il, quoique imparfaitement, la réconciliation de ces deux cités dans les Lois, puisque les registres de propriété des esclaves servent à revendiquer leur propriété au tribunal, mais il est bien isolé135. Peut-être faut-il voir dans un tel régime documentaire de l’identité, et l’apparente opposition entre ces deux cités, une contradiction nécessaire au fonctionnement de la société civique athénienne elle-même – ou plus exactement un des aspects caractéristiques de la domination qu’exercent les citoyens sur l’ensemble de la société, les dispositifs identificatoires différenciés matérialisant les pratiques d’inclusion et d’exclusion à l’œuvre dans la cité. Que le statut d’un individu sur la scène judiciaire doive être assuré, non pas sur la base de documents « administratifs », mais par la (co)présence et la parole de membres de la communauté participerait de la relégation des non-citoyens à l’écart du champ politique. Le refus de l’identité écrite revient en ce sens à maintenir la domination que la communauté civique exerce sur les non-citoyens, autre manière de dénier l’existence politique de ceux qui n’existent que sous la forme d’une identité de papier.

Incise I

Le robot est-il un esclave comme les autres ?

Obéissance et irresponsabilité, voilà les deux Mots Magiques qui ouvriront demain le Paradis de la Civilisation des Machines. La civilisation française, héritière de la civilisation hellénique, a travaillé pendant des siècles pour former des hommes libres, c’est-à-dire pleinement responsables de leurs actes : la France refuse d’entrer dans le Paradis des Robots. G. Bernanos, La France contre les robots (1947)

L’expérience est banale. Confortablement assis derrière votre bureau, vous vous apprêtez à effectuer un paiement ou accéder à votre messa­ gerie, et, tout d’un coup, quelqu’un veut s’assurer de votre identité, non pas en vous demandant votre nom ou votre date de naissance, mais en s’assurant de votre identité technologique. Et voici qu’en cliquant à l’aide de votre souris sur une case blanche ou en reconnaissant quelques girafes sur un damier de photos, vous affirmez : « Je ne suis pas un robot. » Un algorithme vient donc de vous demander de vous identifier comme humain et vous avez aimablement accepté de lui répondre. Ce dialogue suggère une question déconcertante : parmi les actes les plus quotidiens de votre existence, lesquels ne pourraient être pareillement accomplis par des robots ? De fait, les robots sont déjà largement présents dans votre environnement quotidien. À l’entrée de votre entreprise, hier matin, le lieu de votre prochaine réunion vous a été indiqué par Wakamaru, l’hôtesse d’accueil de fer et d’électronique de la marque Mitsubishi ; puis vous avez rendu visite à votre belle-mère à l’hôpital, et lors de

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votre arrivée, les premiers mots d’accueil furent ceux du robot-phoque thérapeutique Paro, de l’entreprise Inno3Med, que les médecins ont placé à ses côtés pour l’aider à surmonter la maladie d’Alzheimer ; au moment de la quitter, vous avez commandé, à l’aide de votre portable, une voiture autonome qui vous a raccompagné jusque chez vous. Bien qu’ils alimentent les scénarios de science-fiction, ces figures robotiques ne sont que la forme la plus spectaculaire de l’emprise des agents non biologiques, relevant de l’intelligence artificielle, sur nos propres vies. Songeons que, depuis 2012, plus de 50 % des trans­ actions financières européennes et américaines ont été générées par les algorithmes informatiques du Trading Haute Fréquence. Si notre expérience du monde est bien celle d’un entremêlement associant êtres humains et figures non biologiques – au point que « nous ne sommes plus des sujets, [et que] nous devons nous regarder comme des choses parmi les choses1 » –, alors la description de nos actions ne saurait se dispenser d’une analyse des artefacts par lesquelles elles se réalisent, et avec lesquelles elles composent. Les objets techniques ne sont pas des adjuvants de l’action humaine, ils dessinent des relations entre les acteurs sociaux auxquels ils attribuent des rôles et des responsabilités2. La conviction qu’un nouvel âge technologique est à l’horizon alimente, il est vrai, les utopies les plus insensées, annonçant un dépassement de l’humanité et l’avènement d’une humanity + ou d’une humanité 2.0. Sous le nom de la Singularité technologique, un récit mythologique prophétise même une transformation prochaine de l­’humanité condamnée, en raison de l’accélération irréfrénée de la technologie, à sa propre hybridation avec la technologie3. Hugo de Garis prédit ainsi l’avènement d’« artefacts supérieurement intelligents qui se reproduiront, évolueront, s’adapteront à l’environnement extérieur, et supprimeront les privilèges accordés aux humains, avant de nous réduire en esclavage4 ». La figure du robot incarne par excellence le risque de dépossession attaché à cette course en avant technologique. Depuis le Golem jusqu’aux séries télévisées contemporaines, en passant par Frankenstein, l’idée de l’automate se retournant contre son propre concepteur est même un mythème de notre culture5. Mais comment définir précisément un robot ? L’affaire n’a rien d’évident. Elle tient non pas au caractère plus ou moins androïde (ou zooïde) de la machine, mais à son autonomie. Le robot n’est pas une

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simple machine qui réagit à des instructions humaines, comme la plupart des automates industriels ; c’est un agent non biologique doué d’une certaine autonomie en ce qu’il est capable de prendre la mesure du monde qui l’environne, de construire des modèles sur la base desquels il prend une décision et engage une action. L’autonomie doit moins se concevoir comme une indépendance à l’égard de son milieu que comme une capacité de réaction et de coordination avec les partenaires, biologiques et non biologiques, qui l’entourent6. Celle-ci est évidemment toujours relative dans la mesure où les finalités de son action sont imposées par les humains. Dans la grande majorité des cas, elle est limitée au sens où un robot est à l’origine de ses propres mouvements mais sur la base d’instructions générales. Les Rovers de la Nasa qui se rendent sur Mars décident eux-mêmes de chacun de leur mouvement, mais dans le cadre de plans de navigation qui sont précisément élaborés et ordonnés par le commandement humain. Mais l’autonomie d’un robot peut être bien plus grande : dans la mesure où il est doté d’une capacité d’apprentissage et de modélisation de sa propre expérience, la prévisibilité de son comportement peut alors s’avérer fragile. Or, il est frappant d’observer la résurgence des enjeux associés à l’esclavage antique dans le champ de la robotique. Bien souvent, la référence à l’esclavage gréco-romain, parmi les penseurs contemporains de la robotique, ne consiste qu’en l’emploi de quelques images conventionnelles. Mais sur le plan de la pensée juridique, sa portée est autrement significative. Les droits antiques de l’esclavage offrent en effet à de nombreux juristes le modèle à partir duquel penser le statut juridique du robot. Cet improbable court-circuit historique, qui lie notre extrême modernité à l’expérience esclavagiste antique, éclaire étrangement un des aspects fondamentaux de notre histoire juridique, qui touche à la nature même de ce que nous nommons personnalité juridique.

L’automate et l’esclave : imaginaires ancien et moderne L’assimilation de l’emploi des robots à une forme d’esclavage n’a évidemment rien pour surprendre. Apparu sous la plume de l’écrivain tchèque Karel Čapek en 1920, le terme robotnik trouve sa racine étymologique dans le mot rabota, qui désigne rien de moins que la servitude en vieux slave liturgique7. Norbert Wiener, lui-même, le

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fondateur de la cybernétique, avait noté que l’ambivalence à l’égard de la machine était caractéristique de toute situation esclavagiste puisque nous demandons aux machines à la fois qu’elles soient serviles et qu’elles puissent être autonomes8. Observons plus largement que l’invocation de l’esclavage apparaît régulièrement dans toutes les discussions au sujet de l’usage des robots, soit qu’il faille s’en féliciter – après tout, il s’agit de pratiquer un esclavage intelligent dont les victimes ne sont que des machines9 – soit, plus rarement, pour s’en inquiéter – puisque l’esclavage est condamnable, pourquoi le promouvoir, même aux dépens de non humains ? Parallèlement, l’Antiquité grecque imprègne puissamment l’imaginaire robotique. Il n’est de livre sur l’histoire des robots qui ne débute par une évocation de la Grèce ancienne, en faisant de la colombe de bois d’Archytas, capable de voler sur plus de 200 mètres « par un système de contrepoids qu’elle tenait en l’air, et par la pression de l’air enfermé caché à l’intérieur qu’elle avançait10 », ou de la servante de Philon de Byzance, qui permettait à quiconque posait une coupe dans sa main de se faire verser du vin puis de l’eau, les premiers automates de l’histoire11. La création d’Héphaïstos, le géant de bronze Talos, qui se dresse sur le chemin des Argonautes et dont le corps était parcouru d’une veine unique fermée par un clou de bronze, a même récemment donné son nom à un androïde des plus prometteurs, qui serait capable d’interagir dans un environnement humain tout en accomplissant des tâches industrielles12. Surtout, l’imaginaire grec a offert des ressources métaphoriques exceptionnelles pour penser les mutations introduites par le dévelop­ pement de l’intelligence artificielle. C’est en référence à la kybernetikê, l’art du pilote de navire, exposé en particulier dans le Premier Alcibiade de Platon que Norbert Wiener décida, en 1947, de nommer la science nouvelle de la cybernétique, dont procéda l’intelligence artificielle en ses commencements13. Celle-ci était alors définie comme la « théorie entière de la commande et de la ­communication, aussi bien chez l’animal que dans la machine ». Pour décrire le passage de la société de production à la société de communication, Michel Serres avait en son temps évoqué la victoire d’Hermès sur Prométhée14 alors que ­Massimiliano Capuccio a relu les recherches fondatrices d’Alan Turing à la lumière de la légende de Palamède15. Plus récemment encore, lors de sa leçon inaugurale au Collège de France, ­Jean-Paul Laumond affirmait que le dieu des roboticiens était

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Héphaïstos, conçu comme un « dieu du faire » en perpétuel combat avec Athéna, qui serait la déesse du savoir16. La figure de l’automate était, il est vrai, loin d’être étrangère à la pensée antique, qui a pu y reconnaître un substitut à l’esclavage. Les auteurs comiques athéniens ont en particulier mis en scène l’existence d’un âge d’or, précédant toute histoire, au cours duquel les objets, les mets et les plats se seraient déplacés tout seuls dans l’espace, rendant inutile le recours au travail humain et à l’esclavage. Dans les Amphictyons, Télécleidès présentait en ces termes la vie au temps de Cronos : Le pain d’orge se battait avec le pain de froment autour de la bouche des hommes, en les suppliant de l’avaler s’ils aimaient le pain le plus blanc. Le poisson venait dans les maisons, se faisait frire tout seul et se servait sur la table. Une rivière de soupe coulait près des lits de table, charriant des morceaux de viande tout chauds. Des conduits de sauce piquante étaient pour ceux qui en voulaient, nul besoin de se priver pour humecter son morceau et l’avaler bien tendre17.

Dans Les Perses, Phérécrate, se plaisait à imaginer quant à lui que les aliments cuits se transportaient d’eux-mêmes vers leurs consommateurs : Quel besoin avons-nous encore des laboureurs, fabricants de jougs, fabricants de faux, forgerons, semences, échalas ? Spontanément des ruisseaux de potage noir couleront dans les carrefours, avec d’onctueux beignets saupoudrés et des galettes d’orge surfines, jaillissant à gros bouillons des fontaines de Richesse (Ploutos), tout prêts pour qu’on y puise. Zeus baignera nos tuiles d’une pluie de vin « fumé », et depuis les toits des conduits amèneront des grappes et de petits gâteaux au fromage, avec de la purée bien chaude et des entremets de lys et d’anémones18.

L’action autonome des objets domestiques et des aliments, capables de se mouvoir eux-mêmes, auraient dès lors rendu inutile l’esclavage. Sur un ton bien différent, Aristote, dans la Politique, décrit une alternative semblable : Si chaque instrument pouvait par ordre ou par pressentiment accomplir son œuvre propre, si pareille aux statues légendaires de Dédale ou aux trépieds d’Héphaïstos qui, au dire du poète, « pouvaient

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La cité et ses esclaves d’eux-mêmes entrer dans l’assemblée des dieux », si les navettes tissaient d’elles-mêmes et les plectres jouaient de la cithare, alors les maîtres d’œuvre n’auraient nul besoin de manœuvres, ni les maîtres d’esclaves19.

Comme l’a noté Aldo Schiavone, une double perception organise le discours d’Aristote : l’esclave joue le rôle de substitut de la machine en même temps que « la machine prend la forme vivante de l’être humain réduit à une chose20 ». Le raisonnement n’est somme toute guère différent chez certains contemporains lorsqu’ils annoncent la fin du travail sous l’effet de la robotisation croissante, en prétendant que « la robotisation achèverait la transition vers une société où l’expression “gagner sa vie” n’aura plus de sens21 », ou qu’au prolétariat se substituera bientôt le robotariat22. Tout se passe comme si, alors que nous imaginons, à tort, en avoir fini avec le travail, nous pouvions renouer avec une civilisation dont nous considérons, à tort, qu’elle méprisait le travail. Hier comme aujourd’hui, l’invocation récurrente de la fin du travail sous l’effet d’un grand remplacement technologique n’est en effet qu’un mythe ou un fantasme. L’économie informationnelle contemporaine, dont l’essor des plates-formes numériques est la manifestation la plus spectaculaire, suppose bel et bien le recours au travail humain, et dans des proportions considérables. L’économie de l’intelligence artificielle consiste moins en la disparition du travail humain au profit de la machine qu’en son déplacement dans le cadre d’un nouveau capitalisme, celui de la plate-forme. Le développement de l’intelligence artificielle nécessite en effet le travail incessant de « tâcherons du clic » si bien que « ce ne sont pas les machines qui font le travail des hommes, mais les hommes qui sont poussés à réaliser un digital labor pour les machines, en les accompagnant, en les imitant, en les entraînant23 ». Mais si le digital labor est bien, de fait, un travail créateur de valeur, le travail en tant que catégorie conceptuelle y est invisibilisé, qu’il soit identifié à un divertissement et effectué gratuitement de la part des consommateurs-usagers des plates-formes numériques ou qu’il prenne la forme du microtravail accompli dans les pays africains ou asiatiques (pour filtrer des vidéos et étiqueter des images par exemple). « Mettre en même temps au travail et hors travail », tel serait le propre du digital labor selon Antonio Casilli24. Invisibilisé, dépersonnalisé, surveillé et parcellisé dans des proportions inouïes, ce travail, cessant

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de s’identifier à l’emploi, échappe radicalement aux cadres normatifs qui furent ceux de la société salariale. On serait même tenté d’affirmer que, sous cette dimension, les formes fondamentales du travail esclavagiste (lui aussi par nature invisibilisé), seraient tendanciellement à l’horizon de certaines formes de travail initiées par la révolution numérique25. C’est dès lors moins la réalité du travail effectué par les robots aux dépens des humains, que l’imaginaire attaché à cette éventualité qui mérite d’être observé – et ici la référence récurrente à l’esclavage gréco-romain est particulièrement significative.

Le robot, une personne ? Dans un domaine en particulier, l’esclavage gréco-romain, loin de n’être qu’une référence imaginaire, offre une ressource effective pour penser les enjeux contemporains de l’intelligence artificielle : le droit. Il paraît en effet problématique de conférer une autorité à des êtres, par ailleurs dotés d’une autonomie croissante, donc en mesure de prendre des décisions par eux-mêmes, sans leur confier en retour la moindre responsabilité. Si l’on considère que nous vivons tels « des choses parmi les choses », comment penser le statut, en droit, de nos partenaires technologiques ? Plus précisément encore : faut-il doter les robots d’une personnalité juridique ? La question ne relève pas d’un scénario de science-fiction, elle n’émane pas de dévots d’Isaac Asimov ou d’un hypothétique front de libération robotique. Le rapport publié sous l’égide de l’université de Stanford en 2016, rassemblant chercheurs et industriels chargés de faire périodiquement le bilan des avancées de l’intelligence artificielle, affirmait qu’il s’agissait là d’un des enjeux les plus déterminants des prochaines décennies26. La question s’est d’ailleurs déjà imposée dans l’arène politique. En décembre 2006, dans un rapport remis au gouvernement britannique, le groupe d’expert Horizon Scan faisait l’hypothèse qu’il convenait de doter certains robots d’une couverture sociale et, le cas échéant, leur conférer une personnalité légale27. Le 16 février 2017, le Parlement européen votait une résolution contenant une série de recommandations pour la Commission en vue de l’élaboration de nouvelles règles de droit civil sur la robotique. La résolution insistait sur la nécessité d’une évolution du droit des robots au regard de leurs capacités nouvelles : « Considérant que, dans l’hypothèse où un robot pourrait

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prendre des décisions de manière autonome, les règles habituelles ne suffiraient pas à établir la responsabilité juridique pour dommages causés par un robot, puisqu’elles ne permettraient pas de déterminer quelle est la partie responsable pour le versement des dommages et intérêts ni d’exiger de cette partie qu’elle répare les dégâts causés28 », elle en appelait à la confection d’un numéro d’immatriculation individuel pour chaque robot. L’identification n’était que le prélude à une éventuelle reconnaissance de la personnalité juridique des robots. La résolution envisageait en effet la « création, à terme, d’une personnalité juridique spécifique aux robots pour qu’au moins les robots autonomes les plus sophistiqués puissent être considérés comme des personnes électroniques responsables, tenues de réparer tout dommage causé à un tiers ». Selon les parlementaires, « il serait envisageable de conférer la personnalité électronique à tout robot qui prend des décisions autonomes ou qui interagit de manière indépendante avec des tiers ». La question se pose avec une acuité singulière dans la robotique militaire. Sous le terme de « systèmes d’armes létaux autonomes » (SALA – Lethal autonomous weapons systems, LAWS, en anglais), on désigne les armes capables d’identifier les dangers qui les entourent dans un environnement évolutif, de désigner leur cible et d’ouvrir le feu sans intervention humaine. Ceux-ci se distinguent des systèmes militaires robotisés dans lesquels le commandement humain reste présent29. Si les ONG sont à l’origine de plusieurs campagnes en faveur de l’interdiction préventive de ces armes, leurs promoteurs affirment qu’elles respecteraient somme toute mieux les droits humains, en arguant notamment que « dénuées d’un instinct de conservation, elles ne seront pas incitées à utiliser une force excessive pour se protéger30 » et pourraient servir à contrôler les humains qui les accompagnent en enregistrant toutes leurs actions. Il est néanmoins aisé d’imaginer les scénarios catastrophes auxquels l’usage de ces armes peut conduire : comment éviter des situations d’escalades militaires au cours desquelles les différents SALA engagés dans une même action se répondraient sans fin selon un protocole de décision préréglé ? Les robots susceptibles d’intervenir dans des milieux ouverts font l’objet d’interrogations juridiques similaires. Songeons ainsi à la voiture autonome produite par Google (Waymo). Même en admettant l’infaillibilité du système de conduite autonome, dans la mesure où les situations de conduite font intervenir une série de décisions dans des configurations potentiellement risquées, la question de la respon-

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sabilité du système de conduite – qu’elle soit celle du pilote accompagnateur, du propriétaire, de l’assureur, du fabricant ou du système de conduite lui-même – est cruciale. En 2016, l’autorité chargée de la sécurité routière aux États-Unis, la National Highway Traffic Safety Administration (NHTSA), qui devait rendre un avis au sujet de la responsabilité de la voiture autonome, considéra ainsi que le conducteur responsable ne pouvait être que le système de conduite lui-même et non pas l’un des occupants du véhicule. Dans le champ de la robotique sociale, l’hypothèse d’un agent artificiel capable d’accomplir une multitude de tâches différentes – conduire les enfants à l’école et téléphoner et repasser et faire la cuisine – ne semble pas pour demain31. Rien n’interdit toutefois de penser qu’il sera bientôt possible de les doter de capacité d’adaptation et de coordination, leur conférant une autonomie sociale telle qu’ils pourront exercer des fonctions de gestion relativement complexe dans un foyer. Là encore la question de leur responsabilité s’imposera. Les arguments pour dénier toute forme de personnalité légale aux robots ne manquent pas à première vue. « Si l’attribution de la personnalité juridique à une créature non humaine comme le robot était envisageable, encore faudrait-il qu’elle témoigne d’une certaine altérité par rapport à l’homme, notamment sur la base de critères tels que la conscience, la sensibilité, l’amour ou l’art », écrit Nathalie Nevejans32. D’autres invoquent la nécessaire présupposition d’une conscience chez tout être doté d’une personnalité juridique33. Les partisans de la reconnaissance d’une personnalité juridique des robots ont beau jeu de rétorquer que les principes « humanistes » qui fondent une telle opinion reposent sur une série de distinctions que les progrès de la robotique rendraient tendanciellement obsolètes34. L’argument est le plus souvent à double détente : il consiste d’une part à montrer, banalement, que les notions d’autonomie et de libre volonté, théoriquement indispensables à l’existence d’une personnalité sur la scène du droit, ne seraient somme toute que des fictions, puisque toute action humaine est le produit d’un ensemble de causalités (occasionnelles, dirait Malebranche) dont les auteurs n’ont pas pleinement conscience ; d’autre part, que ce que nous reconnaissons ordinairement comme les attributs d’un sujet libre à la lumière de leur réalisation dans le monde, pourrait effectivement être reproduit par un robot35. L’argument se fonde moins alors sur les capacités présentes de la robotique qu’il ne postule – et sans doute en partie fantasme – l’avènement de robots toujours plus perfectionnés.

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Ainsi les robots dotés d’intentionnalité, de libre volonté, d’un sens moral et d’intérêts, et de surcroît pleinement singularisés car dotés de capacité d’apprentissage et donc d’une expérience propre, seraient à l’horizon. L’existence d’une conscience ou d’une subjectivité robotique ne serait dès lors plus qu’une question accessoire36. Un tel discours se présente auréolé des conquêtes de la science en marche. Il ne manque pas d’ailleurs de dénoncer ses contradicteurs comme étant prisonniers de conceptions morales et religieuses archaïques. « De telles oppositions à la personnalité légale octroyée à des agents artificiels sont implicitement construites sur le chauvinisme – fondé sur une perspective “à la première personne” ou sur des présupposés quasi religieux – commun aux arguments contre le potentiel de l’intelligence artificielle », écrivent Samir Chopra et Laurence White37. Il est toutefois aisé de retourner l’argument et d’identifier les présupposés dogmatiques, qui sous-tendent un tel programme et relèvent plus largement de « l’intelligence artificielle forte38 ». Quel théologiciel, en somme, est à l’œuvre ? Cet ultraempirisme suppose tout d’abord que l’existence de la conscience ne se mesure qu’à l’aune de ce qu’elle réalise dans le monde39. Il postule en outre que l’esprit humain fonctionne comme un système computationnel, et dès lors pourrait être modelé comme un programme qui conduit un ordinateur, sans que la question de la conscience soit posée. De fait, Warren Sturgis McCulloch, figure majeure de la cybernétique et dont le programme de recherche proposé en 1943 fut repris par l’intelligence artificielle, affirmait que « les machines faites de la main de l’homme ne sont pas des cerveaux mais les cerveaux sont une variété, très mal comprise, de machines computationnelles40 ». L’homme et la machine seraient deux systèmes cybernétiques, d’essence identique, de sorte que la pensée humaine est fondamentalement assimilée au calcul. C’est enfin un utilitarisme qui soumet un impératif dogmatique, la reconnaissance de la personnalité d’un être, à une exigence d’efficacité : c’est aussi parce que les robots sont capables de réaliser mieux encore que des êtres humains les exigences normatives, que leur reconnaître des droits s’avère légitime41. Si presque tous s’accordent sur la nécessaire reconnaissance de la supériorité des humains sur les robots en droit, de nombreux chercheurs ont envisagé concrètement les conditions d’octroi d’une personnalité légale aux robots. Gabriel Hallevy considère que les robots devraient être tenus pour personnellement responsables d’actes

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­criminels42. Alain Bensoussan et Lea Puigmal défendent l’idée d’une « personne-robot [qui] se verrait dotée d’une personnalité juridique singulière, singulière sur le champ de la responsabilité, singulière sur sa traçabilité, singulière sur sa dignité43 ». Samir Chopra et Laurence White promeuvent l’octroi d’une personnalité légale dépendante (dependent legal personhood) pour les robots, en considérant que l’inscription de leur pleine personnalité morale, et de leur indépendance (independent legal personality), s’imposera en raison des progrès de la robotique44. Coordonné par Erica Palmerini, le projet Robolaw, qui a réuni durant deux ans, de 2012 à 2014, des chercheurs des universités de Reading (GB), Tilburg (Pays-Bas), Humboldt-Berlin (Allemagne) et Sant’Anna (Italie), en est arrivé à la conclusion qu’« il serait possible d’attribuer une personnalité légale aux robots en changeant la loi. Les seuls pré-requis pour garantir la personnalité légale à des entités non humaines, comme les entreprises, seraient qu’elles soient enregistrées et disposent de propriété. De tels pré-requis d’enregistrement pourraient être étendus aux robots45 ». Hutan Ashrafian considère même que l’élaboration d’une personnalité juridique pour les robots devrait s’accompagner d’une déclaration des devoirs et responsabilités incombant aux humains, dont l’article 1er  serait le suivant : « Toute personne ou individu, quels que soient son genre, son origine ethnique, son origine technologique (technological origin), son statut social, son opinion politique, sa langue, son âge, sa nationalité ou sa religion, a une responsabilité première de traiter tout être humain d’une façon humaine, et, si cela n’entre pas en conflit, a comme responsabilité secondaire de traiter tous les individus non humains dotés d’intelligence artificiellement d’une façon humaine (to treat all non-human artificially intelligent individuals in a humane way)46. » Le concept d’« origine technologique » est juridiquement construit sur le modèle de l’origine ethnique : le posthumanisme n’est pas un universalisme. Proclamer la nécessité d’une reconnaissance de la personnalité juridique des robots est une chose. Établir les embryons de cette reconnaissance en pensant les formes juridiques précises que celle-ci pourrait recouvrir en est une autre. Les opposants à la reconnaissance de la pleine personnalité des robots invitent à considérer l’androïde sur le modèle de l’accessoire de la personne au service duquel il est placé. C’est en vertu de ce lien étroit avec une personne humaine, que le robot se verrait reconnaître une protection et une dignité. Dans ce

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cas, l’androïde entrerait dans la catégorie bien connue du droit français de la « personne par destination », sans constituer une personne juridique indépendante47. En revanche, pour penser le statut juridique d’agents autonomes de facto mais qui doivent néanmoins demeurer subordonnés aux hommes, l’expérience des droits grec et romain, en raison de la complexité des différents statuts de dépendance et des formes de délégation de l’autorité qui s’y déploient, est d’un précieux secours. Dans un article fondateur, Lawrence Solum avait pris exemple sur le statut des temples en droit grec et romain qui aurait présenté le modèle de choses dotées de personnalité juridique, pour penser le statut en droit du robot48. Hutan Ashrafian a promu de son côté ce qui serait un « système législatif de type romain pour l’intelligence artificielle et les robots (an equivalent Roman-like system of laws for artificial intelligence agents and robots) ». Ashrafian revendique plus précisément une approche « caracallienne » de la question (Caracalla approach), ce par quoi il envisage l’évolution du statut juridique des robots en fonction des avancées de l’intelligence artificielle – laissant entendre que dans un futur indéfini le progrès de leurs capacités devrait les conduire à obtenir les mêmes droits que les humains49. C’est néanmoins Ugo Pagallo qui a le plus précisément élaboré une théorie juridique de la robotique fondée sur l’analogie avec le droit romain de l’esclavage, et plus particulièrement le système institoire50. Considérant que ce détour permet de résoudre les difficultés théoriques posées par la réduction du robot à un simple outil ou à une chose, Pagallo a conçu un principe de responsabilité limitée pour les robots engagés dans des transactions commerciales. Il défend ainsi l’instauration du pécule digital (digital peculium) grâce auquel les robots seraient tenus personnellement responsables de leur action, pour un certain montant fixé sur la base d’un pécule dont ils seraient dotés (par le propriétaire, ou plus vraisemblablement par le constructeur). Comme dans le système institoire romain, ce dispositif protégerait le tiers contractant avec le robot, en même temps que la responsabilité du fabricant ou du possesseur serait garantie contre ses dysfonctionnements51.

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Penser la personne : la leçon des droits anciens Voici un court-circuit, à première vue paradoxal, par lequel le droit romain au sujet d’une institution que nous prétendons abolie en vient à offrir des ressources pour penser l’extrême modernité. À y regarder de plus près, cette résurgence n’est pourtant pas si étonnante. Car si rares sont les juristes qui envisagent de doter les robots d’une pleine personnalité légale, la question est bien celle des formes légales impliquant la reconnaissance d’une responsabilité qui puisse être imputée d’une manière ou d’une autre aux êtres imparfaitement autonomes que sont les robots. Sur ce point, la notion de personnalité juridique, dans son acception la plus courante, n’est pas nécessairement la plus appropriée, et Solum pouvait affirmer à bon droit que « la réflexion sur la personnalité des objets issus de l’intelligence artificielle nous force à reconnaître que nous manquons pour l’instant de ressources pour élaborer une théorie pleinement satisfaisante de la personnalité morale et juridique52 ». De fait, le concept même de personnalité juridique est l’objet de nombreuses interrogations à la lumière du droit de la robotique ; sa décomposition en une pluralité de capacités et privilèges spécifiques, se déployant différemment selon les sphères d’activité des robots, s’invite au cœur de la réflexion53. Or, parce qu’ils donnent à observer une pensée juridique radicalement distincte de celle léguée par le droit naturel moderne, et que la notion même de personne juridique y recouvre une réalité bien différente, les droits grec et romain peuvent être une source d’inspiration. Notre conception de la personnalité juridique repose ordinairement sur un double axiome. Elle se définit tout d’abord comme la marque par laquelle un sujet est titulaire de droits et d’obligations sur la scène du droit54. Celle-ci a en outre pour modèle implicite la personne humaine reconnue dans sa dignité. Ainsi peut-on considérer que « la personnalité juridique est reconnue par la loi civile à tout être humain », si bien que « tous les êtres humains, tous les individus hommes et femmes sont des personnes »55. Si la personnalité juridique peut être attribuée à d’autres entités qu’un simple individu, ce serait sur le mode de la fiction, qui attribue les caractéristiques requises pour un individu à une entité collective qui en tient lieu – la personne artificielle resterait en ce sens habitée par l’idée de la personne-individu. Alain Supiot considère ainsi

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que notre conception de la personne est indissociable de la place centrale reconnue, dans la culture occidentale, à l’individu. À ses yeux, « l’invention de la personnalité morale a permis que cette conception individualiste digère toute forme de communauté ou de société humaine56 ». Or, la construction dogmatique de la personnalité juridique sous la forme d’un sujet doté de la dignité d’une personne humaine, pourvu de droits et en capacité de contracter des obligations, a une longue histoire qui s’achève peut-être sous nos yeux. De fait, ce n’est qu’au xvie siècle que l’identification de la personne à un individu de statut libre s’impose, avant de devenir une clé de lecture fondamentale de l’histoire du droit dans le cadre du pandectisme juridique, au xixe siècle57. Yan Thomas a mis en lumière la rupture dont procédait cette conception moderne de la personne au regard ce que fut la ­persona dans le droit romain. Le terme de persona n’y était pas réservé à une catégorie d’individus de statut libre qui seraient pourvus de droit. La distinction entre persona et res, en outre, ne désignait pas deux types d’êtres ontologiquement différents ; elle avait une vertu essentiellement classificatoire 58. Selon les situations de droits auxquels ils étaient confrontés, les esclaves pouvaient le cas échéant être désignés comme des personae59. Dans ses Institutes, Gaius affirme ainsi que « globalement le droit des personnes se divise en deux : car tous les hommes sont ou libres ou esclaves60 ». Surtout, le terme de ­persona ne désigne pas un sujet de droit, reconnu dans la permanence de son identité juridique, mais, comme l’origine théâtrale du terme le suggère61, il définit un rôle au sein d’une actio. La persona, en ce sens, ne saurait être le lieu d’une conception subjectiviste du droit62. Ainsi, ce n’est qu’à partir des ve-vie siècles que le terme de persona en vint à qualifier une identité juridique, soit « une qualité qui n’est plus liée aux circonstances où elles le tiennent occasionnellement, mais qui est affirmée en permanence d’un même sujet, tant qu’il n’a pas été privé de cette capacité, comme une propriété qui lui appartient en propre63 ». Il faut toutefois attendre l’œuvre des canonistes pour qu’émerge la définition de la « personne vraie » sous la forme d’une identité ontologique, confondant, sous l’espèce de la nécessaire union du corps et de l’âme, la personne et l’être humain. C’est cette double œuvre de naturalisation et d’humanisation de la personne juridique qui est peut-être parvenue à son terme et que nous sommes en train

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d’abandonner sous l’effet des progrès de l’intelligence artificielle64. Tel est le postulat des juristes contemporains qui évoquent « la béance ontologique » de la personne, en y reconnaissant un simple « dispositif technique assurant le rapport du droit »65. Mais l’enjeu n’est pas de défendre une conception artificialiste de la personne, qui s’opposerait, selon une distinction classique, à une conception naturaliste66. Mieux, il s’agit de déconstruire l’approche subjectiviste du droit qui fait de la personne un sujet titulaire, voire propriétaire, de droits et d’obligations. Or, sous cette dimension, notre modernité renoue un dialogue longtemps interrompu avec plusieurs aspects déterminants de l’expérience juridique gréco-romaine. Mais réciproquement, notre conception du droit athénien de l’époque classique ne peut sortir indemne des réflexions contemporaines qu’induit le développement de l’intelligence artificielle autour de la personne juridique.

De la personne à la situation de droit Ce que nous entendons sous le concept de personne est en tout point étranger à la pensée grecque. Il ne saurait s’appliquer aux dieux, qui sont avant tout des puissances (ou des faisceaux de puissances), et ne peuvent s’appréhender que dans l’ensemble des relations qui les inscrivent dans le système, différentiel et classificatoire, qu’est un panthéon67. Le héros de l’épopée ou de la tragédie pense sa situation dans le monde non pas à la manière d’un agent qui serait l’auteur exclusif de son action. Son action est toujours insérée dans un réseau d’agentivité de nature diverse, un « champ ouvert de forces multiples » engageant de nombreuses puissances humaines et non humaines68. Sur le plan du droit, aucun terme ne se rapproche, même lointainement, du concept de personne juridique. Le droit athénien pouvait faire exister des entités individuelles et collectives sans recourir à la catégorie juridique de la personne. Ainsi, c’est sous la forme d’un sujet pluriel associant un de leurs membres à l’ensemble du groupe qu’étaient reconnues juridiquement des entités collectives comme les associations69. Mais dès lors qu’on cesse de placer la notion même de personnalité juridique au centre du droit, alors l’idée selon laquelle l’esclave en serait dépourvu, à la différence des hommes libres, n’a guère de sens. Il faudrait tout d’abord considérer que l’esclave peut être un acteur du droit, sans nécessairement que les capacités et incapacités

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qui sont les siennes soient rapportées à l’existence ou l’inexistence d’une personne. L’esclave est, par exemple, un acteur de droit, au sens où une action peut le viser, sans pour autant que cette reconnaissance suppose l’exercice d’une responsabilité70. Or, le cas du statut servile est révélateur du fonctionnement même des statuts dans l’Athènes classique. La plupart des représentations de la société athénienne chez les historiens modernes la décomposent en autant de catégories statutaires, depuis le citoyen de plein droit jusqu’à l’esclave, dont on mentionne à chaque fois les droits subjectifs qui, à la manière de propriétés dont ils disposeraient, définissent leur position dans la société. Un citoyen « possède » ainsi le droit de faire ceci ou cela, et ce dernier est plus ou moins accordé aux métèques, aux femmes libres épouses de citoyens, aux affranchis ou aux esclaves. Une telle description est à coup sûr extraordinairement efficace, au sens où elle produit une représentation convaincante de la société athénienne qui permet de rendre raison d’un certain nombre de configurations juridiques présentées par les sources anciennes. Une autre description, qui ne serait plus centrée sur le sujet de droit, disposant de son statut à la manière d’une propriété, est, je crois, tout aussi pertinente. Constatons tout d’abord que les statuts de droit ne sont pas des blocs aussi homogènes qu’on a coutume de les présenter, et la grille statutaire qu’on emploie ordinairement pour décrire la société athénienne de l’époque classique mérite d’être considérablement affinée. J’ai déjà insisté, ailleurs, sur la fécondité du modèle proposé dans ses premiers travaux par Moses Finley, lorsqu’il entreprenait de décomposer les statuts dans la cité en un « faisceau de privilèges, [et] de capacités », exercé sur un spectre de droits des plus variés, revendiquant un « éclatement de la notion traditionnelle de droits en une pluralité de concepts, parmi lesquels les droits, privilèges, immunités, capacités et leurs contraires71 ». Une telle définition autorise une lecture fine de la société athénienne qui ne serait plus centrée sur de vastes statuts génériques. Le terme de timê, honneur, droit ou capacité, apparaît ainsi comme le plus adéquat pour rendre compte de l’ensemble des prérogatives attachées à chacune des catégories de la population athénienne72. La variété des formes de dégradation de la citoyenneté reflète ainsi, en creux, son caractère éminemment composite : conformément à l’hypothèse de Finley, la citoyenneté gagne à être considérée comme un agglomérat de privilèges, de droits et de capacités que la cité était

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en mesure de retrancher (ou d’ajouter) par morceaux. Les hiérarchies statutaires ne se déployaient pas en outre de façon homogène et continue dans les différents milieux de la vie sociale athénienne. L’abandon d’une perspective centrée sur le sujet de droit conduit surtout à déplacer l’analyse vers les situations de droit73. Il s’agirait ainsi de décrire la société athénienne non plus à partir du sujet de droit, défini par l’ensemble des attributs qui déterminent son statut à la manière de propriétés, mais en considérant les situations juridiques dans lesquelles les droits se distribuent, selon des règles, ou une syntaxe, à chaque fois différentes. À la lecture des plaidoyers athéniens, il arrive en effet à l’historien de ne plus reconnaître grand-chose de son savoir le plus assuré au sujet du fonctionnement des hiérarchies statutaires dans la cité. Il pressent même bien souvent qu’une lecture centrée sur les droits et les capacités dont dispose un individu obscurcit la situation juridique davantage qu’elle ne l’éclaire. Considérons, en guise d’exemple, le cas célèbre de l’ancien esclave de Pasion, Phormion, et de son épouse, Archippè, dans les années 370‑360. Voici la façon dont les historiens s’accordent traditionnellement à reconstituer leur trajectoire. Esclave travaillant au service des deux banquiers Antisthène et Archestratos, Pasion est affranchi au plus tard en 394‑39374, puis se voit octroyer quelque temps plus tard, mais à une date inconnue, la citoyenneté. Avant sa mort, en 370‑36975, il contracte un acte de location (misthôsis) portant sur sa banque et la fabrique de boucliers qu’il possède, avec Phormion, un de ses esclaves, dont on ne sait s’il est affranchi à cette date76. Par testament, Pasion donne en outre en mariage sa femme Archippè à Phormion et en fait le tuteur (epitropos) de son second fils Pasiclès77. Cette misthôsis prend fin entre 364 et 362, date à laquelle les héritiers de Pasion, Apollodore et Pasiclès, conviennent d’une nouvelle misthôsis avec quatre esclaves travaillant dans la banque, Xénon, Euphron, Euphraios et Callistratos78. Ces derniers sont par ailleurs affranchis quelque temps plus tard. En 361‑360, enfin, Phormion lui-même se voit octroyer la citoyenneté79. Ce récit, bien simple d’apparence, présente en réalité au moins deux zones d’ombre. Le plaidoyer de Démosthène mentionne tout d’abord l’existence de deux locations successives contractées par Pasion puis Apollodore, tout d’abord avec Phormion, puis avec quatre esclaves de la banque. La différence entre les deux actes est à première vue claire : alors que Pasion aurait affranchi Phormion avant de contrac-

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ter la location, ses héritiers, Apollodore et Pasiclès, auraient directement convenu de la location avec quatre esclaves de la banque, qui auraient été par la suite affranchis en récompense de leur service. Si l’on en croit la majorité des historiens, un même acte juridique, celui de « louer », ou d’affermer, une partie des activités de la banque, s’inscrirait toutefois dans deux logiques juridiques substantiellement différentes : dans le premier cas, la misthôsis rendrait juridiquement responsable Phormion, désormais libre et doté d’une personnalité juridique, d’une partie des activités de la banque – il y aurait donc un transfert de responsabilité ; dans le second, la misthôsis désigne un accord qui demeure fondamentalement enchâssé dans une relation de dépendance, interne à la relation entre un maître et ses esclaves. Force est pourtant de constater que le plaideur n’insiste aucunement sur cette distinction statutaire qui est au cœur de toutes les analyses des historiens : décrivant la logique de rentabilisation des activités de la banque, il présente les deux actes de location, d’un montant presque similaire, dans la continuité l’un de l’autre, et il lui importe peu d’indiquer le statut, en droit, de Phormion. La seconde difficulté concerne le rôle joué par Archippè. Le patrimoine de Pasion au moment du testament avait été scindé en deux entités : la gestion de la banque, comme « structure commerciale », était confiée à Phormion, grâce à son mariage avec Archippè et la fondation d’un nouvel oikos ; celui-ci se distinguait de l’oikos de Pasion qui survivait au travers de sa transmission à ses héritiers, Apollodore et Pasiclès, lesquels demeuraient les propriétaires de la banque. Archippè, mère des héritiers Apollodore et Pasiclès, et épouse de Phormion, joue ainsi un rôle déterminant. C’est autour d’Archippè, placée au centre de deux oikoi distincts, en position de pivot, que s’organisait ce dédoublement. De fait, on ne peut qu’être frappé par le pouvoir détenu de facto par l’épouse de Pasion, indispensable au fonctionnement de la banque elle-même. La légalité du mariage d’Archippè et de Phormion a néanmoins suscité de nombreuses discussions. L’union présente incontestablement un paradoxe, qui tient au statut d’Archippè : si cette dernière était métèque, le mariage avec Phormion devait être interdit80, sauf à admettre que la loi, connue par le discours Contre Nééra, n’aurait été appliquée qu’à partir de 368 ; si elle était citoyenne – auquel cas il faudrait peut-être admettre que l’octroi de la citoyenneté à Pasion la concerna elle aussi –, un passage du second discours Contre Stéphanos81 laisse entendre que le mariage

Le robot est-il un esclave comme les autres ?

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d’une femme libre avec un affranchi était illégal. Force en tout cas est de reconnaître que les deux mariages successifs, celui de Pasion et d’Archippè d’une part, celui de Phormion et d’Archippè d’autre part, s’ils n’étaient considérés comme légaux, produisirent des effets de légalité, la légitimité filiale des enfants des deux couples n’ayant posé aucun problème aux Athéniens. On mesure aisément dans les deux cas ce qui fausse la perspective des historiens. Pour comprendre les enjeux de l’acte de location entre Pasion et Phormion, comme dans le mariage de ce dernier avec Archippè, tous ou presque partent spontanément à la recherche du statut des individus en question, en considérant que l’ensemble des capacités juridiques qu’on les voit exercer devrait logiquement en découler. La définition statutaire serait le sous-texte qui définirait la place de l’un et de l’autre dans l’ensemble des situations de droit auxquelles ils étaient confrontés, et qui rendrait raison de leurs actions. Force est pourtant de reconnaître qu’il est impossible de savoir si Phormion, en 371, était un esclave ou un affranchi, comme de déterminer quel était le statut précis d’Archippè lors de son second mariage, car les plaidoyers de Démosthène et Apollodore n’en font pas le cœur de leur argument. Il convient peut-être dès lors de faire porter l’attention sur les situations de droit, et la syntaxe qui les organise, plutôt que sur les sujets qui les traversent. En l’occurrence, toute discussion au sujet de Phormion ou d’Archippè paraît vaine tant que nous ne déterminons pas précisément ce que recouvrent l’acte de location (misthôsis) ainsi que le testament de Pasion, lequel relève de la forme juridique du douaire – soit une forme de dot indirecte dans « une culture où domine la dot directe82 ». C’est en étudiant rigoureusement la nature des configurations de droit, éminemment singulières, qu’impliquent ces deux actes que la position respective de Phormion et Archippè peuvent se comprendre. Une chose est néanmoins certaine : voici deux situations au cours desquelles un esclave ou un ex-esclave et une femme libre sont des acteurs du droit sans que cela doive être pensé sous la forme de la personne souveraine, sujet de droit et d’obligation. Je plaide en somme pour un renversement descriptif en faisant l’hypothèse qu’un acte juridique définit des situations spécifiques qui reconfigurent, à chaque fois différemment, la place des différents statuts personnels dans la vie sociale. Nous ne décririons plus alors la société athénienne de l’époque classique en fonction de ses

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différents groupes statutaires mais à partir des situations de droit. Rêvons ainsi d’un livre d’histoire du droit athénien qui décrirait les différentes règles qui organisent le commerce, puis s’intéresserait au droit des tombeaux, avant d’évoquer celles qui concernent les formes de la propriété, ou le fonctionnement même de la sphère judiciaire. Sans doute, au terme de la description, nous pourrions reconstituer quelles sont les capacités courantes associées à telle ou telle position statutaire, mais celle-ci n’aurait pas été un préalable qui oriente et guide la description. Je parie néanmoins que des règles de la vie sociale athénienne que nous ignorons totalement apparaîtraient, et que notre approche de la société athénienne y gagnerait en épaisseur interprétative. * * * Le robot, tel un esclave grec ou romain ? Le rapprochement, i­ncongru à première vue, ne nourrit pas seulement, depuis plus d’un demi-siècle, notre imaginaire collectif. Il suscite la réflexion des juristes et théoriciens de l’intelligence artificielle, dès lors qu’ils entendent élaborer un statut de droit propre aux robots qui ne soit pas réductible à celui d’une simple chose. La résurgence de l’esclavage antique sous l’égide du développement de la robotique invite en définitive à repenser une notion aussi essentielle dans l’histoire de la modernité juridique que celle de la personnalité juridique. Les droits esclavagistes anciens offrent en effet un horizon depuis lequel penser les limites de la conception moderne de la personne et tenter de formuler, au présent, les conditions de son dépassement. Mais par un jeu d’aller-retour entre le lointain passé et l’extrême contemporain, l’ensemble de ces évolutions suggère aussi à l’historien de la cité classique qu’il lui faut revisiter sa perception spontanée du droit athénien de l’époque classique. Selon une perspective qu’on pourrait qualifier de ­pragmatiste, il lui faudra alors déplacer l’attention du statut des individus aux situations de droit dans lesquels ces derniers sont plongés. Cette histoire, j’en conviens, reste à écrire.

Chapitre 2

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« L’institution de l’esclavage dans l’Antiquité, au début du moins, ne fut ni un moyen de se procurer de la main-d’œuvre à bon marché ni un instrument d’exploitation en vue de faire des bénéfices ; ce fut plutôt une tentative pour éliminer des conditions de la vie le travail1. » À en croire Hannah Arendt, le développement de l’esclavage en Grèce ancienne ne trouverait pas son explication dans des considérations économiques, mais serait le résultat d’un étrange dessein, consistant à faire disparaître le travail de l’horizon de la vie. C’est la déconsidération du travail qui aurait rendu nécessaire le recours à l’esclavage, et serait in fine à l’origine du destin proprement politique de la civilisation grecque. En libérant les citoyens actifs des nécessités de la production matérielle, l’esclavage aurait en effet été indispensable au développement de la démocratie. Le propos de Hannah Arendt épouse une conception de la Grèce ancienne immensément partagée parmi les Modernes, qui associe le supposé « mépris pour le travail de la pensée ancienne2 » à l’avènement de l’esclavage et l’invention de la politique. Qu’on en fasse le signe du fossé infranchissable qui nous sépare des Anciens ou au contraire, qu’on en tire matière à alimenter la dénonciation du matérialisme du monde moderne, traversé par l’idéal de l’animal laborans, peu importe, le constat est toujours le même, et il est profondément discutable. Le mépris du travail libre dans la philosophie politique du ive siècle ne saurait en effet représenter la conception grecque du travail – qui, depuis les poèmes hésiodiques jusqu’aux penseurs de l’époque hellénistique se décline au travers d’un ensemble de représentations ambivalentes3. Certes, Aristote, dans la Politique, pense le travail sous le paradigme général de l’esclavage, les hommes libres salariés étant décrits comme subissant une servitude (douleia) limitée dans le temps4, mais quelques siècles plus tôt, dans Les Travaux et les

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Jours, Hésiode affirmait à Persès que « C’est par le travail que les hommes ont du bien et de grands troupeaux, C’est grâce au travail que tu seras cher aux Immortels, Le travail n’est pas une honte ; ne rien faire est une honte5 ». Surtout, le travail, sous ses formes les plus diverses, constituait l’horizon de l’existence ordinaire de la grande majorité des hommes libres. L’organisation du travail dans l’Athènes de l’époque classique présentait à ce titre une grande originalité au regard de nombreuses sociétés esclavagistes de l’âge moderne. Qu’ils travaillent dans les exploitations agricoles de l’Attique, au sein des ateliers artisanaux, dans les boutiques de l’agora ou sur les navires des grands marchands, il n’est aucune activité économique qui était interdite aux esclaves en raison de leur statut servile. À l’exception de quelques secteurs d’activité délimités, le statut légal des individus ne déterminait aucune­ ment une position spécifique dans l’organisation du travail. Dans la plupart des espaces de travail, libres et non libres se côtoyaient et accomplissaient bien souvent des tâches similaires ; il arrivait même que des esclaves en viennent à exercer de facto une autorité sur des hommes libres. Le pouvoir acquis par certains esclaves dans la vie économique de la cité troublait d’ailleurs plus d’un Athénien. Un pamphlet d’inspiration oligarchique de la fin du ve siècle longtemps attribué (à tort) à Xénophon, présente sur le mode du scandale les conditions de vie exceptionnelles de nombreux esclaves. Si l’usage autorisait un homme libre à battre un esclave, un métèque ou un affranchi, souvent il prendrait un Athénien pour un esclave et le battrait : ici, en effet, l’habillement des citoyens n’est pas autre que celui des esclaves et des métèques, et pour l’extérieur, ils se valent. Et si l’on s’étonne de ce qu’ici l’on permet aux esclaves de vivre dans le luxe, à quelques-uns même de mener grand train, on verra que ce n’est pas sans un motif plausible. Dans une ville où la force est toute maritime, il y va de la fortune de se faire l’esclave de son esclave, pour en tirer des bénéfices, et de lui laisser la liberté. Où les esclaves sont riches, il n’est plus utile que mon esclave te craigne.

L’apparition de riches esclaves (plousioi douloi), vivant dans le luxe (truphê) révélerait, selon l’auteur, la corruption de la cité depuis l’avènement du régime démocratique6. À prendre pour argent ­comptant

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le propos du Pseudo-Xénophon, l’historien ferait toutefois fausse route. Les riches esclaves qu’évoque le pamphlétaire ne représentaient qu’une minorité de l’ensemble de la population servile. Si nous connaissons bien quelques-uns d’entre eux – tel le banquier Pasion, placé par ses maîtres à la tête d’une activité bancaire florissante et qui devint, une fois affranchi, un des Athéniens les plus riches du e iv  siècle –, tout indique qu’ils représentent des cas exceptionnels au regard notamment des milliers d’esclaves travaillant dans les mines du Laurion ou dans la campagne attique, et au sujet desquels notre documentation est dérisoire. Pour penser la position des esclaves dans la vie économique athénienne, les historiens en sont venus à adopter pour l’essentiel deux approches contradictoires. Certains ont souhaité mettre en valeur le pouvoir effectif conféré aux esclaves dans la vie économique athénienne. Les statuts légaux des individus seraient à leurs yeux peu discriminants au regard d’une réalité économique qui autoriserait un ensemble de relations de nature contractuelle entre libres et non libres : dans certains secteurs d’activité, les distinctions statutaires entre libres et esclaves s’effaceraient même sous l’égide d’un droit commercial spécifique, distinct du droit commun. Dans le grand récit qui conduit, depuis Henry Maine, du statut au contrat, l’Athènes classique serait, en somme, déjà du côté du contrat. En suivant le propos du PseudoXénophon, ces derniers sont même allés jusqu’à associer le pouvoir de ces esclaves au caractère démocratique du régime athénien7. Réfutant cette conception excessivement moderniste de la société athénienne, la plupart des historiens ont au contraire tenté d’identifier des catégories statutaires définissant des droits ou des capacités spécifiques réservés à certains esclaves au sein de la population servile. Trois catégories « d’esclaves privilégiés » ont suscité une attention particulière : les esclaves qui auraient résidé à l’écart de la demeure de leur maître, qualifiés par les textes anciens de chôris oikountes ; ceux qui versaient une rente régulière à leur maître après que celui-ci leur avait confié la gestion d’un atelier ou d’une boutique, auxquels on a parfois appliqué le terme d’andrapoda misthophorounta8 ; les esclaves publics (dêmosioi), enfin, possédés à titre collectif par l’ensemble des citoyens. Une telle approche se révèle pourtant erronée : observons tout d’abord que les auteurs anciens n’ont jamais présenté ces catégories sous la forme de groupes statutaires. Lorsque le Pseudo-Aristote en vient à distinguer deux catégories d’esclaves au sein même de

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l’oikos, les intendants (epitropoi) et les « ouvriers » (ergatai), c’est en fonction de leur place hiérarchique dans la gestion des biens de leur maître, et non selon une improbable catégorisation statutaire9. L’existence même de statuts de droit attachés à ces différentes catégories d’esclaves, surtout, se dissipe à la lecture attentive des sources. Il est ainsi fort probable que les chôris oikountes ne soient pas des esclaves mais des affranchis libérés d’un certain nombre d’obligations à l’égard de leur ancien maître10. L’expression d’andrapoda misthophorounta désigne en outre un rapport de production entre un esclave et son maître, auquel est versée une rémunération régulière (le misthos) et rien n’indique qu’on peut en déduire l’existence d’un statut défini en droit. Seuls les esclaves publics jouissaient d’une position statutaire spécifique, reposant sur le fait que la structure propriétaire régissant la relation entre un maître et son esclave ne s’appliquait pas à l’égard de ces biens publics11. Les historiens peinent en somme à décrire le rôle des distinctions statutaires dans le fonctionnement de la vie économique de l’Athènes classique. De telles difficultés suggèrent la nécessité d’un déplacement significatif de notre questionnaire. Au lieu de vouloir identifier des « esclaves privilégiés » dans la société athénienne de l’époque classique, il convient de faire porter l’analyse sur l’organisation en droit du travail servile. Les historiens du travail romain ont ouvert la voie à une telle démarche grâce à la notion de statut de travail. À « mi-chemin entre le statut juridique et la classe sociale12 », la notion invite à penser l’hétérogénéité du travail et des conditions serviles à la lumière des réalités économiques, en examinant notamment la façon dont les rapports de dépendance entre maîtres et esclaves, comme entre patrons et affranchis, empruntent une forme spécifique dans le contexte du travail, jusqu’à donner lieu à des hiérarchies de travail (entre libres et esclaves comme entre les esclaves eux-mêmes) qui ne recoupent pas exactement les hiérarchies statutaires traditionnelles13. Deux modes d’exploitation organisaient le travail servile dans l’Athènes classique. Le premier relève de l’exploitation directe. Un esclave travaillait dans ce cas sous les ordres directs de son maître ou d’un de ses intendants sur un de ses domaines, dans un de ses ateliers, ou au sein de son oikos. Cette configuration réalise exemplairement l’appropriation esclavagiste par laquelle la jouissance des fruits du travail de l’esclave est indissociable de la propriété qui porte sur l’intégralité de sa personne. Le second relève de la gestion indirecte,

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en ce que le maître tire un revenu ou une rente régulière du travail de son esclave. Le recours à cette forme d’organisation était d’une ampleur exceptionnelle dans l’Athènes classique. Le traité du PseudoXénophon fait de l’exploitation des esclaves sous la forme de la rente une particularité de l’économie athénienne, qu’il condamne puisque les citoyens seraient devenus, de fait, les esclaves de leurs propres esclaves14. La gestion indirecte des esclaves prenait deux formes. Un maître pouvait louer durant un certain temps un esclave à un libre, dans un atelier, ou sur une exploitation minière, en échange d’un misthos. Mais il pouvait aussi placer un de ses esclaves à la tête d’une boutique ou d’un atelier, en échange de quoi celui-ci lui versait un revenu régulier (apophora), tout en jouissant d’une certaine autonomie dans la conduite de l’établissement sur lequel il était placé et dont il pouvait tirer profit. La transformation de l’esclave de bien producteur en capital susceptible de fournir un revenu régulier constitue à l’évidence une étape essentielle dans l’histoire de l’institution esclavagiste athénienne. Max Weber avait d’ailleurs insisté sur la nouveauté d’une telle mise à profit des esclaves, qui ne sont plus « l’objet d’une mise en valeur capitaliste en tant que moyens de production pour réaliser un bénéfice », mais acquièrent le statut d’un « fonds producteur de rente »15. De fait, la spécificité de l’institution esclavagiste athénienne à l’époque classique tient au développement de ce mode d’exploitation indirect. En souligner l’importance ne consiste pas seulement à mesurer les formes d’autonomie dont les esclaves disposaient, et, en affinant une représentation trop figée des hiérarchies statutaires, mettre en avant leur capacité d’initiative ou leur agentivité. Faut-il reconnaître, dans l’ensemble des formes légales qui organisent le travail servile, l’avènement d’un droit contractuel affranchi des distinctions statutaires entre maître et esclave ? C’est ici l’emprise des hiérarchies statutaires sur l’organisation de la vie économique qui mérite d’être interrogée. L’analyse des formes légales qui organisent le travail servile conduit surtout, in fine, à examiner les formes de responsabilité organisant la relation entre maître et esclave. La question paraît à première vue relever d’un intérêt juridique assez étroit ; elle éclaire pourtant, comme on le verra, les fondements du politique athénien et la place qu’y occupe le concept même de représentation.

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I. L’esclave

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loué

Considérons tout d’abord le louage d’esclaves. L’ampleur de la pratique, dans la cité athénienne de l’époque classique, n’a guère suscité jusqu’à présent l’attention des historiens. Le Pseudo-Xénophon (encore lui !) fait mention des esclaves que les alliés de passage à Athènes peuvent louer au Pirée16. Platon prévoit que, dans la cité des Lois, la monnaie sera exceptionnellement utilisée pour verser un misthos aux esclaves loués17. Ce sont néanmoins les plaidoyers de l’époque classique qui laissent deviner la banalité de la pratique. Lorsqu’il nous est permis de saisir la composition d’un patrimoine, les esclaves loués constituent souvent une part non négligeable de ses revenus. Un certain Kiron comprenait ainsi cinq esclaves loués à d’autres hommes libres18, alors que le père de Timarque louait une dizaine de ses esclaves dans un atelier de cuir et celui de Démosthène faisait travailler dans le sien les esclaves de Thérippidès19. Si le louage d’esclave s’observe dans presque tous les aspects de la vie économique, deux secteurs en particulier en faisaient un usage quasi exclusif : l’exploitation des mines du Laurion et la prostitution.

Les mines du Laurion Le droit d’exploitation des mines du Laurion, dans le sud-est de l’Attique, était vendu par la cité, propriétaire du sous-sol, sous forme de concessions, généralement à prix fixes. L’acheteur-exploitant louait ensuite des esclaves aux maîtres athéniens pour exploiter la concession qui lui avait été affermée20. On aurait tort de réduire le travail de ces esclaves à un simple travail d’exécution. À l’intérieur même de chacune des exploitations minières, des compétences variées étaient mobilisées, et certains des esclaves avaient certainement acquis une véritable expertise dans le domaine, sans doute après avoir connu une phase d’apprentissage21. Le travail dans les mines du Laurion concernait une masse considérable d’esclaves. Alors que le grand Nicias aurait loué pas moins de 1 000 esclaves, Hipponicos et ­Philoménidès auraient respectivement fait travailler 600 et 300 de leurs esclaves dans les mines22. Ces esclaves mineurs étaient devenus des personnages familiers aux Athéniens, puisque Phérécrate avait composé

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une comédie intitulée Les Mineurs (Metallês), dans laquelle le chœur était composé d’esclaves du Laurion23. Au lendemain de la défaite de Chéronée, en 338 av. J.-C., c’est d’ailleurs parmi les esclaves des mines q­ u’Hypéride croit pouvoir trouver la majeure partie des 150 000 esclaves à mobiliser pour défendre la cité24. Siegfried Lauffer en est ainsi venu à estimer que 35 000 esclaves travaillaient en même temps dans les mines du Laurion en 340 av. J.-C.25. Un tel chiffre est crédible si l’on songe que Xénophon, dans les Poroi, propose que la cité recrute en plusieurs étapes trois fois plus esclaves qu’il n’y a de citoyens, soit entre 60 000 et 90 000 esclaves, pour pouvoir les louer aux exploitants26.

La prostitution : misère du contractualisme La prostitution est au cœur des débats contemporains par lesquels s’éprouvent les limites ou, au contraire, se radicalisent les principes du contractualisme. En considérant que ce que vend une prostituée n’est pas à proprement parler l’usage de son corps, mais des services sexuels, les contractualistes modernes font en effet de la prostitution un contrat de travail comme un autre27. La configuration athénienne de l’époque classique n’est pas étrangère à ces débats puisque certains des plus fervents défenseurs de cette approche contractualiste la font remonter à l’Antiquité grecque28. Un spécialiste de la société athénienne de l’époque classique, Edward Cohen, en est surtout venu à faire du contrat de prostitution le modèle d’une relation contractuelle dégagée formellement de tout rapport de subordination statutaire. Affirmons le d’emblée : une telle conception de la prostitution athénienne est tout simplement inexacte. Une société esclavagiste construit de façon singulière sa sexualité, c’est l’évidence. Analogue à l’ensemble des usages dont des hommes libres pouvaient tirer profit des esclaves, le sexe ne peut y être pensé que comme une des fonctions, parmi d’autres, accomplie par un corps livré à la propriété d’un autre. On ne peut concevoir l’usage marchand de la sexualité dans l’Athènes classique en dehors de l’institution esclavagiste, qui en définit les formes légales29. La prostitution d’un citoyen ne faisait certes pas l’objet d’une interdiction formelle de la part de la cité, quoiqu’il existât bel et bien deux lois, datant peut-être du troisième quart du e 30 v  siècle, sanctionnant sévèrement la prostitution d’un citoyen . Sans

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doute des libres purent à l’occasion vendre l’usage sexuel de leur corps, au risque de perdre une partie de leurs capacités de citoyen, mais dans leur écrasante majorité, les prostitués hommes et femmes étaient bel et bien des esclaves31. La distinction entre hetaira (« courtisane ») et pornê (« prostituée »), si commune dans le discours athénien, ne renvoie pas à l’existence de deux statuts différents ; l’opposition entre les deux termes élabore surtout une hiérarchie symbolique entre deux formes de prostitution, accomplies la plupart du temps par des esclaves, quoique pouvant donner lieu à des formes de rétribution différentes, relevant de l’échange monétarisé ou empruntant le registre du don et du contre-don32. Il arrivait d’ailleurs qu’un homme achète une prostituée, la rende libre et l’installe comme sa concubine33. Il semble en outre que parmi les nombreuses maisons closes (porneia) d’Athènes, plusieurs d’entre elles pouvaient aussi servir d’ateliers de tissage34. Or, la prostitution laisse entrevoir une structure régulière d’organisation du travail, qui associe un maquereau, une tenancière et des prostituées. Ainsi, à en croire un plaidoyer d’Isée, Euktèmon aurait confié à une de ses esclaves affranchies un porneion dans lequel travaillaient des esclaves qu’il avait achetées. Il devait d’ailleurs placer à la tête d’un de ses porneia une de ses esclaves prostituées, du nom d’Alkê35. La célèbre Nééra, quant à elle, avait été acquise enfant, avec six autres jeunes filles, par la tenancière Nicarétê pour le compte de l’Éléen Charisios, et exerça plusieurs années à Corinthe avant de s’installer à Athènes36. On retrouve en définitive une organisation du travail similaire à ce que le secteur bancaire laisse entrevoir, fondé sur une promotion interne, par laquelle un ancien esclave en vient, affranchi ou pas, à acquérir une forme d’autonomie relative sous le contrôle du maître, qui lui confie la gestion d’une partie de ses activités37. Les tenancières des porneia sont en effet le plus souvent d’anciennes prostituées, comme le furent Nicarétè et à sa suite Nééra. Sur un plan légal, la présence d’un kurios (tuteur) semble néanmoins avoir été la règle : Antigone exerce son activité sous la tutelle d’Athénogénès, Nicarétè sous celle d’Hippias38, et Nééra dépend de Stéphanos lorsqu’on l’accuse d’avoir contribué à l’exploitation de Phano39. Tout laisse penser que les kurioi étaient en dernière instance les propriétaires des esclaves exploitées, par l’intermédiaire de tenancières qui avait le plus souvent le statut d’affranchies, dans les porneia. Or, c’est bien selon le modèle de la location (misthôsis) servile que s’organise la prostitution. Lorsque

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Nééra travaillait à Corinthe sous les ordres de Nicarétè, « elle eut pour amants, entre autres, Xénoclidès, le poète, et Hipparque, l’acteur, qui l’avaient prise en location (memisthômenoi)40 », jusqu’à ce que ses deux derniers loueurs, Timanoridas de Corinthe et Eucratès de Leucade, décident de l’acheter, « pour l’avoir en esclave en toute propriété (kathapax autôn einai)41 », avant finalement de la libérer. La documentation papyrologique de l’Égypte lagide et romaine révèle des configurations semblables. Par une lettre adressée à son frère Kapparis, le maquereau Philoclès évoque ainsi la vente d’une petite fille, en indiquant explicitement l’alternative offerte à l’acheteur de la louer en lui versant un certain montant chaque mois (kata mênan)42. L’Athenaiôn Politeia indique par ailleurs que la pratique de location des « courtisanes » (hetairai) des banquets faisait l’objet d’une réglementation tatillonne de la part de la cité. Le traité mentionne en effet que les magistrats (astynomes) « veillent à ce que les joueuses de flûte, de lyre et de cithare, ne soient pas louées plus de 2 drachmes (opôs mê pleionos ê duein drachmain misthôthêsontai)43 » et un discours d’Hypéride fait référence à une accusation publique (eisangelia) intentée contre deux métèques qui auraient loué leurs joueuses de flûte « plus cher que ne le veut la loi44 ». Si l’on peut discuter l’appartenance de ces femmes à la catégorie des pornai, leur statut d’esclave ne fait aucun doute45 ; là encore, il faut imaginer, selon un modèle assez analogue à celui qui organise le travail des mines, un contrat de location entre le maître de l’esclave, loueur, et le locataire dont la maîtrise sur l’esclave prostituée est l’objet. Reste à déterminer la façon dont le paiement se réalisait : le locataire versait-il un loyer correspondant à une prestation sexuelle ou bien, comme pour n’importe quel autre esclave, selon le temps durant lequel il exerçait sa maîtrise sur l’esclave ? Nos informations sont trop lacunaires et contradictoires pour apporter une réponse définitive46.

Les chantiers de construction Quelle est la part jouée par les esclaves loués sur les chantiers de l’Attique ? Issue des actes comptables produits par les magistrats de la cité, la documentation est loin d’être explicite47. Les comptes du chantier de l’Erechtheion, et tout particulièrement ceux recensant les paiements effectués pour les travailleurs du portique Est du temple,

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constituent une pièce de choix48. Il est toutefois difficile de déterminer le cadre juridique du travail servile sur le chantier au travers d’une documentation civique dont le principal objet est de recenser les paiements effectués par les magistrats49. Parmi les 85 ouvriers mentionnés dans l’ensemble des comptes, on identifie, aux côtés de 23 citoyens, et de 40 métèques, 22 esclaves, cantonnés dans les métiers les moins qualifiés de la pierre et du bois50. Ce dénombrement ne dit rien toutefois de l’ensemble de la main-d’œuvre employée sur le chantier, non seulement en raison de l’état fragmentaire des comptes, mais aussi et surtout car ne sont mentionnés que les travaux de finition de l’Erechtheion. La plupart des esclaves travaillent manifestement le plus souvent à proximité de leur maître, sous la forme de l’exploitation directe. Ainsi Laossos d’Alopékè, pour creuser les cannelures des colonnes à l’Est du temple, travaille avec ses esclaves Parménon et Karion51. La mention de l’esclave travaillant aux côtés d’un homme libre n’implique évidemment pas que celui-ci avait été loué. Certains cas suggèrent néanmoins des actes de location, comme Sôklês, esclave d’Axiopeithès, métèque de Mélité, présent sur le chantier en 409‑408 puis absent l’année suivante alors que son esclave y travaille, ou Antidotos, esclave de Glaucos, travaillant loin de son maître52. Le mode de paiement pourrait fournir une indication, mais les comptes n’apportent sur ce point aucune information décisive, les esclaves étant payés aussi bien à la tâche qu’à la journée sans qu’il y ait de différence frappante avec les métèques53. Les comptes du sanctuaire d’Éleusis, en 329‑328 donnent en outre à voir de nombreux travailleurs qualifiés d’oikositoi. L’inscription précise parfois la mention de leur profession54, ou les qualifie de misthôtoi55 (« salariés ») lorsqu’il est question de leur rémunération. Kevin Clinton a suggéré que ces oikositoi, dont les maîtres étaient responsables de l’entretien, étaient des esclaves loués qui recevaient un misthos journalier pour leur travail sur le chantier56. Il semble ainsi que les esclaves loués formaient un contingent non négligeable des ouvriers opérant sur les chantiers de construction athéniens. Le recours à ces hommes contribuait certainement à réguler l’offre et la demande de la main-d’œuvre non qualifiée : aux côtés d’une maind’œuvre libre mobile, circulant au gré de la demande, les esclaves loués constituaient un complément indispensable. Pour des entrepreneurs qui, face à la variation de la demande, n’étaient pas en mesure d’acheter et d’entretenir des esclaves, la location d’esclave était précieuse57.

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La marine de guerre Un autre secteur semble avoir eu recours au louage d’esclaves : la marine de guerre. La participation des esclaves sur les trières athéniennes était un phénomène courant, bien que les auteurs anciens aient eu tendance à en minorer l’ampleur58. La pratique pourrait à première vue relever du louage d’esclaves, le maître recevant un misthos correspondant à l’engagement de son esclave. Certains historiens ont d’ailleurs proposé d’interpréter de la sorte le propos du Pseudo-Xénophon, lorsque ce dernier établit un lien entre les revenus que procurent les esclaves et le choix délibéré de la cité de la guerre navale : la rente (apophora) dont bénéficient les maîtres désignerait le loyer que ces derniers toucheraient de la part de la cité pour l’engagement de leurs esclaves59. Les modes d’organisation concrets de la mobilisation des esclaves sont malheureusement difficiles à déterminer. La discussion doit prendre pour point de départ la longue inscription de la fin du ve siècle (IG I3 1032), qui se présente comme une liste fragmentaire de l’équipage composé de quatre trières, de 200 hommes chacune, répartis, à la suite de la mention des syntriérarques, des épibates et officiers, entre citoyens (nautai astoi), étrangers (xenoi) et esclaves (therapontes). Les deux dernières catégories représentent approximativement entre 60 et 70 % de l’ensemble de l’équipage sur chacune des trières60. Avec la marge d’erreur que représente toute déduction fondée sur de simples rapprochements onomastiques, on en déduit que 22 des 32 triérarques, épibates et officiers sont à bord avec un ou plusieurs de leurs esclaves ; pour ces esclaves, il paraît difficile de parler de louage, sauf à ­considérer qu’ils étaient loués par leur maître à la cité61. À sept reprises, il est possible d’identifier précisément le nom d’un esclave dont le maître semble être un membre d’équipage ; cinq d’entre eux servent toutefois sur une trière différente de celle de leur maître 62. Mais la situation est manifestement différente d’une trière à l’autre. La deuxième trière devait comporter environ 40 esclaves ; 22 d’entre eux étaient la propriété des officiers du bateau. Mais la troisième trière comportait environ 75 esclaves, et la quatrième sans doute 93, ce qui implique que nombre d’entre eux étaient présents à bord sans leur maître ; ces derniers ne faisaient peut-être même pas partie de l’équipage d’une des quatre trières. Les problèmes que posait la mobilisation

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de ces esclaves étaient de toute façon analogues à ceux qui existaient dans un cas de location : si un esclave était placé sous le contrôle d’un autre individu que son maître, qui était responsable en cas de fuite, ou de mort, de l’esclave ? À qui était versé le misthos ? L’affaire est impossible à trancher, mais la nature même de la liste s’explique par le devoir qu’avaient les triérarques de rendre des comptes de l’argent dépensé en campagne, et ce sont sans doute ces documents comptables qui servirent de référence au texte gravé. L’enjeu était alors de savoir, comme dans le cas des comptes de l’Erechtheion, à quel maître devait revenir la somme versée pour un esclave63. Formellement au moins, comme sur le chantier de l’Acropole, la mobilisation devait emprunter légalement la forme d’une location.

Anatomie d’une forme juridique Le louage d’esclaves faisait l’objet d’un encadrement légal de la part des autorités civiques. Le recrutement des esclaves loués se déroulait dans un lieu précis sur le versant nord de l’Acropole, le sanctuaire de l’Anakeion, consacré aux Dioscures. La tradition lexicographique indique en effet que dans le sanctuaire « se tenaient en ce temps-là les esclaves à louer (hoi misthophorountes douloi estasin)64 ». Il revenait ainsi aux figures de la gémellité que sont les Dioscures d’accueillir les esclaves partagés entre deux maîtres. Dans l’Anakeion, situé à proximité du Theseion, quiconque pouvait venir embaucher des esclaves pour une durée déterminée65. Ce lieu, qui n’était ni un marché d’esclaves ni un marché de la main-d’œuvre libre, était ainsi spécifiquement destiné à la location d’esclaves. La location d’esclaves et le recrutement d’hommes libres pour des activités saisonnières avaient pour théâtres deux lieux fort éloignés l’un de l’autre. À l’ouest de l’Agora, dans le dème de Colone, se trouvait le misthôterion où les hommes libres pouvaient vendre leur force de travail pour une journée ou un mois66. L’Anakeion, réservé aux esclaves à louer, et le misthôterion, pour les hommes libres, étaient fort éloignés l’un de l’autre, et cette distance symbolisait spatialement ce qui séparait définitivement les deux catégories de travailleurs. On observera d’ailleurs que les deux lieux se situent respectivement à proximité de l’ancienne et la nouvelle agora de la cité, comme si en somme le louage d’esclaves avait précédé le travail à la journée des libres. La division, en deux

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lieux spécifiques d’une main-d’œuvre qui participait sans doute de facto à un même marché du travail (embryonnaire), est en soi significative67. Alors que du point de vue de ceux qui les embauchaient, ces deux groupes de travailleurs n’en formaient qu’un seul, les variations de prix dans ces deux marchés étant probablement corrélées, leur éloignement dans l’espace urbain athénien consacrait leur division statutaire. Le louage d’esclaves pouvait en outre être soumis à l’imposition. La prostitution faisait l’objet d’une imposition spécifique, le pornikon telos, entre les mains des fermiers qualifiés de pornotelônai68. Le mode de prélèvement de cet impôt reste toutefois mystérieux. Faut-il imaginer que le Conseil dressait une liste de l’ensemble des prostitué(e)s pour prélever l’impôt sur leurs revenus, ou y voir « un droit d’exploitation exigé des tenanciers de maisons closes plutôt qu’une capitation imposée aux prostitué(e)s69 » ? Dès lors qu’on reconnaît que la prostitution constituait une des modalités du louage d’esclaves, il me paraît plus pertinent d’imaginer que le prélèvement portait sur l’acte de location des esclaves qu’étaient les pornai. Car un tel impôt n’était sans doute pas inconnu des Athéniens. Dans les Poroi, Xénophon fait référence à un impôt prélevé avant la guerre de Décélie (415‑413) et pesant sur les esclaves : Mais la cité y gagnera beaucoup plus (de revenus), ce dont témoigneraient tous ceux qui se rappellent encore ce que la taxe sur les esclaves rapportait avant les événements de Décélie (hoson to telos euriske tôn andrapodôn pro tôn en Dekeleiai)70.

Contrairement à l’hypothèse autrefois avancée par Philippe Gauthier, il me semble que cette taxe ne consistait pas en une imposition portant sur la vente d’esclaves, mais sur leur location dans le contexte de l’exploitation des mines au Laurion71. C’est d’ailleurs de la sorte que l’on peut interpréter la situation décrite par Xénophon au sujet de Sôsias, qui versait à Nicias une redevance d’une obole par jour et par homme atelê, c’est-à-dire sans déduction d’aucune taxe72. Comme nous l’avons vu, ce type d’imposition est d’ailleurs attesté en dehors d’Athènes, à Téos à la fin du ive siècle73, comme dans la Cos du e ii  siècle. Il existait sans doute une procédure spécifique pour régler les différends liés au louage d’esclaves. Parmi les actions mensuelles (dikai

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emmenoi)74, l’Athenaiôn Politeia mentionne en effet l’existence des dikai andrapodôn75. Aucune des hypothèses avancées jusqu’à présent pour expliquer le sens de la procédure n’emporte l’adhésion76. Lipsius considérait qu’on y tranchait des différends portant sur la propriété des esclaves. Or, il n’y a guère de raison d’imaginer une autre procédure que celle existant au sujet des voleurs d’esclaves (andrapodistai) pour protéger la propriété sur les esclaves. Contrairement à ce que pensait Harrison, on ne voit pas en outre en quoi les dommages causés par des esclaves devraient relever d’une procédure particulière, alors même qu’ils sont imputés au maître. Le sens de l’action s’éclaire sans doute quelque peu si on la met en relation avec les actions concernant les animaux de trait (dikai hupozugiôn), que mentionne à ses côtés le texte d’Aristote. Il est possible en effet qu’il n’ait existé qu’une seule action portant sur les esclaves (andrapoda) et les animaux de trait (hupozugia). Esclaves et animaux de trait ont en effet ceci de commun qu’ils sont fréquemment loués et c’est de la sorte qu’ils sont associés, par le Pseudo-Xénophon, comme dans l’inscription de Téos déjà mentionnée77. Dans ce cas, il pourrait s’agir d’une action portant sur les conflits relatifs à des actes de location d’esclaves ou d’animaux de trait78. Enfin, il est possible de reconstituer la forme empruntée par de tels contrats de louage en sollicitant, là encore, un passage des Poroi de Xénophon. Ce dernier propose en effet que, se substituant aux particuliers, la cité achète de nombreux esclaves pour les louer aux exploitants. Xénophon évoque à cette occasion l’épisode suivant : Nous savons que Nicias, fils de Nicératos, occupa dans les mines 1 000 hommes loués par lui à Sosias de Thrace (ous ekeinos Sôsiai tô Thraiki exemisthôsen), devant produire chacun, sans déduction d’aucune taxe (atelê), une obole par jour, et sous condition de fournir toujours le même nombre d’hommes (ton d’arithmon isous aei parechein)79.

La proposition de Xénophon s’inspire probablement d’un modèle formulaire courant dans les contrats de location d’esclaves. Adolf Wilhelm puis Claire Préaux ont fait le rapprochement de ce passage avec les contrats d’époque lagide dans lesquels il est question de troupeaux ou d’esclaves loués sous clause d’immortalité (athanatos), c’est-à-dire devant être restitués exactement en même nombre. « Le propriétaire du troupeau transformait ainsi en capital immuable un bien essen-

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tiellement périssable80. » Le droit du propriétaire survivait ainsi à la disparition du bien loué en imposant au locataire le remplacement du bien en cas de perte ou de destruction. Tel était bien l’enjeu de ces contrats de location : le loueur devait rendre les esclaves en nombre identique, et potentiellement remplacer ceux d’entre eux qui viendraient à mourir81.

Louage de chose et louage des hommes De quelle manière le louage d’esclaves était-il conceptualisé dans le droit athénien de l’époque classique ? Pour mesurer la singularité de la situation athénienne, il convient sans doute de partir des notions du droit romain. Le louage d’esclaves y empruntait la forme de deux catégories juridiques différentes : la location d’esclaves en tant que chose (sous la forme de la locatio conductio rei) se distinguait de la location des travaux de l’esclave (locatio conductio operarum)82. Yan Thomas a insisté sur la fécondité théorique de cette seconde catégorie qui permettait de circonscrire, de façon inédite, le travail comme un objet autonome. La locatio conductio operarum aurait été au cœur d’un processus intellectuel d’objectivation du travail : c’est en réfléchissant sur les operae serviles et leur location que les juristes romains en seraient venus à isoler le travail dans sa dimension abstraite, le travail « séparé d’un corps protégé comme tel », s’inscrivant dès lors « dans le genre des choses dans le commerce, librement aliénables, ainsi libéré de la sphère personnelle du statut83 ». Peut-on saisir, à travers la pratique du louage d’esclaves, les embryons d’une conception abstraite du travail par lequel celui-ci serait détaché de la personne même de l’esclave ? Un fait est marquant : on sait bien que dans la majorité des cas, par exemple sur les chantiers, le calcul du misthos prenait en compte l’activité, non le temps du travail. Or, dans le cadre du louage, la rémunération du maître était indexée sur une durée clairement délimitée (généralement la journée) ; elle prenait la forme d’un travail mesuré et rétribué en temps84. Ainsi serait-on tenté d’affirmer que c’est dans le louage d’esclaves que la forme salariale trouva sa formalisation la plus nette dans la cité classique. Le terme de misthôsis désigne néanmoins aussi bien le louage de chose que le louage d’ouvrage, et c’est en vain qu’on chercherait une conceptualisation de la location d’esclaves sous la forme d’un travail

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séparé d’un corps. Une loi, prétendument d’époque solonienne, était susceptible de définir les contours respectifs du loueur et du locataire : Tout dommage causé par des esclaves, toute faute dont ils se sont rendus coupables doivent être réparés par le maître pour qui ils travaillaient lorsqu’ils ont commis l’acte incriminé (tas zêmias has an ergasôntai hoi oiketai kai ta amartêmata dialuein ton despotên mar’ô an ergasôntai hoi oiketai)85.

La loi, qui portait sur le travail des esclaves, statuait au sujet de la responsabilité du maître dans des contextes divers. Sans doute s’appliquait-elle au sujet des esclaves possédés en commun par plusieurs propriétaires auprès desquels ils étaient conduits à travailler à différentes périodes de l’année. Elle réglementait en particulier les situations de louage d’esclaves. Dans ce cas, le maître qui avait loué l’esclave était tenu responsable des actions commises par l’esclave loué86. La location était ainsi pensée sur le mode d’un transfert, certes temporaire, mais entier, de la responsabilité du maître, sans que les droits portant sur l’esclave ne soient scindés entre sa personne et son travail87.

L’économie rentière de l’esclavage Si le louage d’esclaves en était ainsi venu à faire l’objet d’une réglementation précise de la part de la cité, c’est que la pratique s’inscrivait pleinement dans une logique de rentabilisation des propriétés, reposant sur l’existence de marchés, caractéristique de l’économie attique de l’époque classique88. L’Économique de l’école aristotélicienne est révélateur des nouveaux horizons de l’exploitation du travail servile offert par la location d’esclaves. L’auteur y distingue trois types de revenus (prosodoi), selon qu’ils proviennent de la terre, des biens (ktêmata) de l’oikos, ou de l’argent monnayé. L’esclave, qui est « le plus nécessaire, le meilleur, et le plus profitable à l’économie domestique (anagkaiotaton to beltiston kai oikonomikôtaton) » de tous les biens, appartient bien évidemment à la deuxième catégorie89. L’auteur ne se réfère pas seulement au profit que le maître peut tirer du travail de son esclave, mais à l’ensemble des revenus que permet la rentabilisation du bien qu’est l’esclave, dans le cadre d’une économie patrimoniale

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centrée sur la rente90. Il est d’ailleurs significatif que Larensis, dans les Deipnosophistes d’Athénée, voie dans cet usage rentier de l’esclavage une spécificité athénienne, qu’il oppose aux pratiques de l’élite romaine. Car si ces derniers possèdent eux aussi de très nombreux esclaves, ce n’est « pas pour en tirer des revenus (ouk epi prosodois) » comme le fait le « richissime Nicias », mais pour mettre en scène leur prestige social dans l’espace de la cité91. En ce sens, le développement du louage d’esclaves est emblématique d’une économie athénienne qui en est venue, au cours du ve siècle, à distinguer capital fixe et capital actif et rémunérateur. De la même façon que dans les trésors de sanctuaires locaux, dès le milieu du e v  siècle, il existe une partition rigoureuse entre un capital immobile et inentamé, et un capital destiné à procurer des revenus sous forme de créances92, les esclaves sont rentables non seulement au titre des revenus que leur travail génère mais aussi en tant que capital actif qui, sous la forme de la location (c’est-à-dire de la créance), produit des revenus93. La personne de l’esclave se scinde entre le capital fixe qu’il représente et le profit que sa location génère. Que des individus aient vu dans la location de la main-d’œuvre servile un moyen d’enrichissement au point qu’il constitue le cœur de leur activité économique, c’est d’ailleurs ce que suggère un passage d’un discours fragmentaire d’Hypéride, le Pour Lycophron : [Dionysios] employait des esclaves d’Ariston à ses travaux : vous avez là-dessus son propre témoignage devant le tribunal, au temps du procès de cet homme avec Archestratidès. Voici en effet à quel genre de trafic se livre Ariston ici présent. Rôdant sans cesse à travers la ville, il lance des citations contre tout le monde ; ceux qui ne lui donnent pas l’argent, il les poursuit en justice et se fait leur accusateur ; ceux, au contraire, qui veulent bien le payer, il les laisse échapper, et verse l’argent à Théomnestès. Celui-ci le prend, s’en sert pour acheter des esclaves (andrapoda agorazei), assure à Ariston sa subsistance, comme cela se pratique avec les pirates, et lui verse en outre pour chaque esclave une obole par jour (huper hekastou tou andrapodou obolon tês êmeras), afin de lui permettre de continuer éternellement son métier de sycophante94.

La situation décrite par le plaideur est complexe, puisqu’elle fait intervenir trois personnages. Si Dionysios loue des esclaves à Ariston, ces derniers appartiennent en réalité à Théomnestès. Ce dernier

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emploie en effet Ariston pour harceler judiciairement les Athéniens, qui en viennent à lui verser des sommes grâce auxquelles il achète des esclaves. Théomnestès est ainsi décrit comme le propriétaire de nombreux esclaves qu’il a pris pour habitude de louer et dont il tire un profit considérable. Une partie des revenus tirés de la location de ces esclaves reviendrait à celui qui lui a permis de les acquérir, Ariston. Sans doute est-il excessif de voir dans cette brève mention la preuve de l’existence d’une classe d’entrepreneurs de la main-d’œuvre servile dans la cité classique mais le passage atteste que le profit que pouvait procurer le louage d’esclaves était parfaitement intégré par une partie des élites athéniennes. C’est la raison d’ailleurs pour laquelle Xénophon, dans les Poroi, conçoit que la cité en vienne à louer, elle aussi, des esclaves publics qu’elle aurait acquis en vue de l’exploitation des mines du Laurion : il s’agit bien dans ce cas d’utiliser, au profit de la cité et dans un cadre public, une pratique d’origine privée qui était devenue centrale dans la vie économique athénienne. On ne saurait en outre négliger le rôle joué par le louage d­ ’esclaves dans la formation de la main-d’œuvre servile, enjeu décisif de la vie économique athénienne mais sur lequel notre information est dérisoire dès lors qu’on s’éloigne des prescriptions générales de l’Économique de Xénophon. Des contrats d’apprentissage concernant des esclaves sont bien attestés par la documentation papyrologique lagide. Il y est souvent stipulé que le formateur paiera des gages dans la mesure où il profite du travail de l’apprenti esclave. Ce dernier recevait une rémunération, qui de toute évidence revenait au maître, et son travail faisait l’objet d’une imposition95. Peut-être le louage était-il un des biais juridiques par lequel un maître en venait à faire former son esclave pendant une période déterminée auprès d’un autre maître, dans un atelier ou sur une exploitation, avant d’en reprendre possession.

Une voie vers la liberté ? Dans quelle mesure cette forme d’organisation du travail servile octroyait-elle des marges d’autonomie aux esclaves ? L’hypothèse a été avancée par les historiens de l’esclavage dans le Nouveau Monde – au point qu’ils ont fait du louage d’esclaves un des traits marquants de la réorganisation des sociétés esclavagistes dans la première ­moitié

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du xixe siècle, dans le contexte du développement des économies capitalistes. Caractéristique du « second esclavage96 », le louage d’esclaves entamait l’insularité de la relation patrimoniale maître-esclave en faisant intervenir une double maîtrise, l’une permanente, celle du propriétaire, l’autre provisoire, celle du locataire, et cette « propriété fragmentée97 » aurait offert des espaces d’émancipation aux esclaves, susceptibles de jouer un maître (propriétaire) contre l’autre (locataire). On aurait tort pourtant d’y voir seulement un facteur d’affaiblissement de l’institution esclavagiste. Tout en ouvrant la voie à des formes d’autonomie de la part des esclaves, la pratique contribuait paradoxalement à la renforcer. Les maîtres trouvaient en effet de nouvelles sources de revenus dans l’exploitation esclavagiste, qui s’en trouvait du même coup démocratisée puisque de petits propriétaires pauvres pouvaient désormais avoir recours à une main-d’œuvre servile98. Une épitaphe étonnante de la deuxième moitié du ive siècle suggère que les esclaves loués ont pu jouir d’une autonomie inédite. Celle-ci fait connaître l’existence d’un individu du nom d’Atôtas, présenté à travers son activité professionnelle de mineur (metalleus). Elle célèbre la compétence professionnelle de ce travailleur du Laurion, en prétendant que nul ne saurait rivaliser avec lui. Mais elle chante aussi ses origines, en rappelant que cet homme au cœur vaillant (megathumos), originaire de Paphlagonie, serait le lointain descendant d’une des glorieuses victimes d’Achille, Pulaimenos. On ignore tout des raisons qui ont conduit à l’érection de cette stèle exceptionnelle, mais il est significatif qu’elle célèbre sur un mode héroïque la mémoire d’un mineur du Laurion, qui était probablement un esclave loué99. La vie associative athénienne constitue toutefois la meilleure échelle d’observation pour éprouver cette hypothèse. Quatre inscriptions dédicatoires du milieu du ive siècle, retrouvées à Sounion, sont à cet égard intrigantes. L’une d’entre elles émane d’une association cultuelle (eranistai), composée de onze membres, et qui vouait un culte à Héraklès ou à Men100. L’onomastique suggère qu’une partie (si ce n’est la totalité) de ces hommes était de statut servile101. Plusieurs de ces noms se retrouvent dans trois autres inscriptions dédicatoires de la même époque, retrouvées au même endroit102. La mention du terme eranistai qui désigne à l’origine une forme de prêt communautaire, n’est pas anodine, indiquant l’existence d’une solidarité financière entre les membres du groupe et la mise en scène du lien d’amitié (philia) qui les unit. Il est difficile de déterminer s’il s’agit d’un groupe claire-

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ment constitué, c’est-à-dire d’une association susceptible de désigner des magistrats, de se réunir en assemblée et de posséder des biens à titre collectif, ou bien un groupe aux contours mouvants dont les activités étaient centrées au Laurion, et qui aurait été majoritairement composé d’esclaves. Il paraît surtout excessif de faire de ces dédicaces des actes de « résistance » de la part des esclaves à l’égard de leur maître, et l’affirmation d’une communauté servile, qui témoignerait de sa volonté de manifester son appartenance à la communauté dans son ensemble103 ; elles attestent néanmoins de formes d’autonomie remarquables, et celles-ci sont sans doute liées à l’exercice d’un travail sous la forme de la location, à distance du pouvoir des maîtres104.

Travail pour soi et travail pour autrui On ne saurait toutefois confondre travail pour soi et travail pour autrui. Le louage demeure une transaction entre deux hommes libres qui porte sur un esclave. Relevant d’une hybridation entre salariat et esclavage, le phénomène, bien connu dans les villes brésiliennes ou antillaises de l’époque moderne105, par lequel des esclaves deviennent les « fermiers de leur propre esclavage » en se louant eux-mêmes auprès de certains hommes libres, appartient à un tout autre ordre de réalité, et il n’est pas attesté dans l’Athènes classique. Comme nous le verrons, le système de l’apophora qui, dans nos sources, désigne toujours une rente versée en lien avec l’exploitation d’un domaine, ou d’une propriété (boutique ou atelier) du maître, relève d’une tout autre logique. L’existence du travail pour autrui de la part d’esclaves s’engageant volontairement auprès d’un autre maître a toutefois été avancée sur la base d’un unique texte. Dans le Contre Nicostratos, le plaideur présente en ces termes le travail qu’aurait effectué un des esclaves d’Aréthousios : Kerdon a été élevé par lui depuis sa première enfance : je vais vous produire des témoins qui savent qu’il appartient à Aréthousios (ôs ên Arethousiou). [Témoins] Il a travaillé chez tels et tels (par’ois toinun êrgasato pôpote) ; Aréthousios percevait les salaires pour lui (ôs tous misthous Arethousios ekomizeto huper autou) ; il a été défendeur ou

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demandeur pour lui en cas de délit, agissant comme maître (ôs despotês ôn), je vais vous produire des témoins qui savent tout cela.

Puis, il ajoute : Il y a encore pour vous, juges, un autre moyen de savoir que ces hommes appartiennent à Aréthousios : lorsqu’ils achetaient les fruits d’un verger, louaient (ou se louaient) pour la moisson ou se chargeaient de quelque autre travail agricole (oi anthrôpoi houtoi ê opôran priainto ê theros misthointo ektherisai ê allo ti tôn peri geôrgian ergôn anairointo), c’est Aréthousios qui était l’acheteur ou le loueur en leur nom (Arethousios ên ho ônoumenos kai misthoumenos huper autôn)106.

À en croire le plaideur, il ne fait aucun doute que les esclaves en question travaillaient souvent au service d’autres hommes libres mais qu’Aréthousios était toujours désigné comme leur maître. En ce sens, il semble s’agir à première vue d’une forme de louage. Mais l’emploi de la forme moyenne (misthoomai) n’a pas manqué d’intriguer, ouvrant la voie à deux interprétations : on peut comprendre que Kerdon s’était lui-même loué, et nous aurions alors affaire à une forme de travail pour autrui réalisé à l’initiative d’un esclave, et ce louage ne serait plus tout à fait un louage de chose107. Mais on peut aussi considérer que l’emploi de la forme moyenne, toujours utilisée dans un sens transitif et non réfléchi dans le corpus démosthénien, visait à indiquer que les esclaves louaient eux-mêmes toutes sortes de biens mais agissaient pour le compte de quelqu’un d’autre, leur propre maître108. L’affaire est de toute évidence impossible à trancher, même si la logique de la démonstration du plaideur donnerait plutôt raison à cette seconde solution qui trouve un écho dans les contrats de louage de la Délos hellénistique109. Le plaideur mettrait ainsi sur le même plan l’achat et l’acte de location réalisés tous deux par un esclave au profit de son maître – ce qui paraît plus logique que d’associer un acte d’achat et la location de soi-même. Quelle que soit la solution retenue, le propos du plaideur consiste à affirmer que la responsabilité des actes de ces esclaves était imputée à Aréthousios. D’un point de vue légal, on ne saurait voir dans l’épisode, même de façon embryonnaire, la reconnaissance d’une responsabilité de l’esclave.

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II. L’esclave

casé : figure de l’indépendance ?

Aux côtés du louage d’esclaves, il existe une autre forme de gestion indirecte des esclaves : le maître ne reçoit pas la rémunération d’une tierce partie mais de l’esclave lui-même, qui lui verse une rente régulière, nommée apophora110. Le terme d’apophora peut désigner en général la rente que versent des travailleurs de statut libre pour exploiter un bien, sur un mode analogue à celui du fermage ou du métayage ; il apparaît en outre exceptionnellement pour qualifier de manière assez indéterminée le revenu qu’un maître tire de son esclave111. Le plus souvent, l’usage du terme renvoie néanmoins à une institution connue dans l’Athènes classique comme dans l’Égypte lagide112. Celle-ci relève de la catégorie de l’esclavage casé telle que l’a définie Claude Meillassoux, soit l’organisation dans laquelle l’esclave est affecté à l’exploitation d’un bien du maître, en échange de laquelle il doit remettre à date régulière une part fixe et invariable du produit113. Les plaidoyers comme les inscriptions révèlent la banalité de l’institution, dans les secteurs les plus divers de la production. Voici Midas, auquel son maître Athénogénès avait confié la gestion d’une parfumerie. Voici Sosias le Thrace, esclave de Nicias, qui dirige un contingent d’esclaves au Laurion et verse une apophora régulière à son maître. Voici Syriscos, esclave charbonnier de Chérestrate, dans les Epitrepontes de Ménandre, qui prévoit de lui verser sa rente114. Le versement d’une apophora semble bien souvent la conséquence d’un acte, à la valeur juridique incertaine, par lequel un esclave est placé (kathêmenos) sur un fonds, qu’il s’agisse d’un atelier, d’une boutique, ou de l’exploitation d’un ensemble d’esclaves, ainsi dans le secteur minier115. Dans La Tondue (Perikeiromenê) de Ménandre, un étrange dialogue entre un maître, Moschion, et son esclave, Daos, décrit bien ce type d’arrangement. Daos réclame d’être littéralement placé à la tête d’une boutique : C’est en tant qu’épicier ou comme marchand de fromage que je veux être placé, à l’agora (en agorai kathêmenos). Je le jure […]. C’est conforme à ma condition, le petit commerce, et cela me plaît davantage116.

La situation de Daos semble s’apparenter à celle de certains esclaves mentionnés dans la stèle des Hermocopides, qui recense les confis-

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cations réalisées aux dépens des profanateurs des Hermès en 415. On identifie ainsi l’esclave cordonnier Aristarchos ([A]ristarchos skutot[omos]) mentionné une première fois comme une composante du patrimoine de son maître, Adeimantos, avant que soient enregistrés les biens saisis dans l’atelier dont il a la charge117. Les esclaves vendeurs ou boutiquiers sur l’agora étaient d’ailleurs nombreux au point que la loi athénienne stipulait une réglementation spécifique au cas où ils étaient impliqués dans une vente litigieuse118. Les tablettes de malédiction mettent en lumière le rôle de ces esclaves agoraioi. Sur plusieurs d’entre elles, le nom de l’esclave est accompagné de la mention de son activité professionnelle – ainsi d’un certain Carpos, vendeur de tissu (sindo(no)pêlês), d’Agathon le marchand (kapêlos)119, ou de Kittos, le fabricant de filets à la tête d’un atelier120. Il est tentant d’y reconnaître, là encore, des esclaves placés sur une boutique ou un atelier par leur maître, auquel ils versaient une apophora. Il semble que le placement de l’esclave ait pu constituer un acte précis de la part du maître. Le plaideur du Contre Panténétos de Démosthène s’en prend à son adversaire en citant tout d’abord la déposition de ce dernier : Quand je fus constitué débiteur envers le Trésor, il a mis Antigénès son esclave sur mon atelier du lieu-dit de Thrasyllos, avec pleins pouvoirs sur ce qui m’appartenait (katastêsas Antigenên ton heautou oiketên eis to ergastêrion to emon to epi Thrasullô kurion tôn emôn), et cela malgré mon opposition.

Notre orateur rétorque : Dans tout cela encore, pas un mot de vrai : les faits eux-mêmes vont le prouver. Il écrit que j’ai mis Antigénès sur le fond et qu’il a fait, lui, opposition (gegraphen gar katastêsai men eme, apagoreuein d’auton). Comment est-ce possible, puisque je n’étais pas sur les lieux ? Ni je n’ai mis là mon esclave, moi qui étais dans le Pont, ni il n’a pu faire opposition auprès d’un absent : c’est évident121.

Le passage suggère l’existence d’un texte fixant les contours du pouvoir octroyé par le maître, mentionnant un lieu (le dème de Thrasyllos) et le nom de l’esclave. La grande difficulté tient néanmoins à la nature précise de cette convention et sa valeur en droit, car rien

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n’indique, comme on le verra, qu’il faille y voir une variante athénienne de la préposition romaine.

Des esclaves puissants : un faux problème Quelle portée conférer à l’existence de ces nombreux esclaves jouissant manifestement d’une certaine indépendance économique, du moins dans l’exercice de leur métier ? Certains y ont reconnu la trace d’esclaves hommes d’affaires (business slaves), dont l’avènement serait le résultat du nouveau cadre, libéral et démocratique, de l’économie athénienne de l’époque classique122. De fait, on ne saurait nier que cette forme d’organisation du travail permettait à certains esclaves d’accumuler des revenus dont ils étaient les seuls gestionnaires, une fois la rente versée à leur maître. De même, il est certain que dans l’exercice de leur boutique ou de leur atelier, ces esclaves nouaient des relations avec des hommes libres dont ils pouvaient par la suite tirer profit, au détriment, le cas échéant, de leur propre maître. Le parcours de certains esclaves apparaît exemplaire des possibilités remarquables qu’offrait une telle organisation. À en croire le discours Contre Athénogénès d’Hypéride, Midas, à la tête de la parfumerie que lui avait confiée son maître en était venu à accumuler des dettes considérables ; il avait en outre réussi à berner un citoyen athénien – Épicratès – tombé amoureux du fils de Midas, au point qu’Épicratès avait racheté Midas, son fils et la parfumerie, en prenant à son compte l’ensemble des dettes que l’esclave parfumeur avait contractées123. Que les capacités financières acquises en tant qu’esclave dans l’exercice d’un métier aient pu être à l’origine de véritables parcours ascensionnels dans la société athénienne, c’est ce que suggère d’ailleurs le parcours de Pasion et Phormion, nés esclaves et morts en prospères citoyens membres de la classe liturgique. Qu’un ancien esclave, Pasion, ait possédé à sa mort une richesse d’un montant de 70 talents124, devenant ainsi selon certains « l’homme le plus riche de son temps » et que son propre esclave, Phormion, ait été l’Athénien « le plus riche de sa génération »125, voici qui attesterait même sans l’ombre d’un doute l’originalité de la condition des esclaves dans l’Athènes démocratique. Les deux hommes donnent à voir, assurément, deux parcours de vie exceptionnels consacrés par une richesse considérable. C’est grâce à cette

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immense fortune accumulée dans le métier de la banque qu’ils purent nouer des relations profitables avec l’élite politique athénienne126, et faire preuve de leur générosité à l’égard de la cité, récompensée in fine par l’octroi de la citoyenneté. Les destins de Midas le parfumeur, des banquiers Phormion ou Pasion, frappent l’imagination. Ils invitent à affiner le cadre d’analyse de l’institution esclavagiste en accordant la place qui leur revient aux capacités d’initiative des esclaves. Mais l’historien a trop vite fait d’ériger en emblème des figures dont la représentativité est pour le moins incertaine. La population des esclaves kathêmenoi était de toute évidence extrêmement hétérogène. Gardons-nous surtout, une fois encore, de confondre forme d’organisation du travail servile, statut juridique et condition sociale. La capacité qu’avaient certains esclaves d’aménager, en dépit de la situation de domination qui était la leur, des espaces d’autonomie est indéniable. Mais c’est plus généralement l’emprise de l’institution esclavagiste sur les différentes sphères d’activité de la société athénienne qui mérite d’être interrogée à la lumière du travail de ces esclaves « indépendants ». L’évolution de la pensée juridique romaine, au sujet de l’esclavage, est à ce titre précieuse pour éclairer, par contraste, les spécificités de la configuration athénienne. Aldo ­Schiavone a montré comment le droit romain, sous le HautEmpire, en était venu à réglementer l’esclavage sous la forme d’un double régime. Car si les esclaves étaient évidemment appréhendés selon le régime de dépendance et de propriété qui les unissait à leur maître, « de façon limitée mais révolutionnaire », le droit romain en vint progressivement à leur reconnaître une autonomie patrimoniale et commerciale dans le cadre de leur activité marchande, que Schiavone qualifie « d’état d’exception permanent, valide tant qu’il ne débordait pas du champ de la production et des marchés127 ». L’institution de l’esclavage casé s’est-elle accompagnée dans l’Athènes classique de l’avènement d’un droit commercial spécifique distinct du droit commun ordinaire ? L’activité de ces esclaves casés laisse-t‑elle apparaître l’existence d’espaces libres (free spaces)128 dans lesquels les distinctions statutaires étaient suspendues, voire neutralisées ? Dans quelle mesure les formes d’autonomie octroyées à ces esclaves impliquaientelles une reconnaissance de leur responsabilité légale ?

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Variations comparatistes (1) Un bref détour comparatiste permettra tout d’abord de cerner les enjeux de la question. Considérons trois types d’organisation différents relevant de la catégorie de l’esclavage casé. Dans le califat de Sokoto du xixe siècle, entre le fleuve Niger et le lac Tchad (au nord de l’actuel Nigeria), le murgu est un versement effectué à date régulière par un esclave qui est chargé d’exploiter une propriété de son maître, lequel est libéré de son entretien129. Le murgu ne relève pas, à proprement parler, de la pratique de l’affranchissement contractuel tel que le droit musulman l’a défini sous le terme de muhataba130. Cette institution emprunte d’ailleurs des formes bien différentes dans les pays de droit musulman. Dans l’Empire ottoman de l’époque classique, le muhataba désigne un contrat passé entre l’esclave et son propriétaire par lequel le premier s’engage à verser une rente régulière au second, liée à l’exploitation d’un atelier ou d’une boutique, en échange d’un affranchissement à terme. Le plus souvent fixée à quatre ou cinq années, la durée d’un tel contrat peut aller jusqu’à seize ans131. L’utilisation généralisée de ce type d’arrangement peut conduire à une forme d’indétermination entre esclavage et salariat : au lieu d’employer un salarié libre qu’il rémunère en échange d’un temps de travail délimité, le maître achète un esclave qu’il libère à terme après avoir passé avec lui un contrat de muhataba impliquant l’exploitation d’une de ses propriétés. Traversons l’Atlantique : dans les grandes villes brésiliennes du e xix  siècle, les escravos de ganho (« esclaves de rapport ») payent une rente régulière à leur propriétaire, sur une base journalière ou hebdomadaire. Disposant d’un pécule indépendant de leur maître, ils jouissent d’une véritable autonomie, reconnue par la loi, pour conduire toutes formes d’affaires. Les contrats qu’ils rédigent en leur nom ont une valeur légale et leur activité est enregistrée par les autorités municipales, qui sont seules en mesure d’autoriser ou non leur travail132. Les historiens ont insisté sur les pouvoirs émancipateurs d’une telle pratique en mettant en lumière les formes de sociabilité qui étaient celles des esclaves et le pouvoir d’occupation de l’espace urbain133. Dans ce contexte, la coartaçao est un contrat, oral ou écrit, d’usage très répandu grâce auquel un esclave peut racheter à terme sa liberté en échange du versement régulier d’une somme fixe134.

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Dans ces trois cas, entre lesquels toute forme de généalogie demeure assez improbable135, il est bien question d’un accord passé entre le maître et son esclave, valide en droit et pouvant constituer la base d’un recours en justice. Les tribunaux islamiques du califat de Sokoto reconnaissent ainsi la pleine validité en droit du contrat dont procède le murgu, même si l’institution émane peut-être à son origine du droit coutumier peul136. Le respect ou non d’un contrat de coartaçao peut donner lieu à un recours devant le gouverneur et donc à un procès. De même, le maître qui passe une convention de muhataba avec son esclave est tenu légalement de le libérer. Ces trois configurations diffèrent néanmoins selon la finalité de la convention passée. Alors que l’esclave versant un murgu régulier à son propriétaire demeure pleinement un esclave137, la coartaçao ou le contrat de type muhataba impliquent à terme sa libération. Certes, ces deux contrats contiennent par ailleurs des clauses spécifiques selon lesquelles l’esclave ne peut être loué, ou vendu, pendant la période qui précède l’affranchissement définitif, mais le caractère contractuel de la relation ne change en rien le statut des individus concernés ; en ce sens au moins, il s’agit d’une relation contractuelle valide en droit engageant un maître et son esclave138. La situation athénienne se présente d’emblée comme radicalement différente, pour une raison au moins : rien n’indique que le versement d’une apophora ait la moindre valeur contractuelle et en ce sens au moins l’arrangement dont il procède ne semble avoir aucun pouvoir contraignant devant les tribunaux de la cité. Mais l’affaire est plus compliquée, et les historiens ont été tentés d’identifier une reconnaissance de la personnalité de l’esclave dans les affaires commerciales, à travers l’existence d’une procédure commerciale spécifique (les dikai emporikai), d’une part, et de la mention, de plusieurs actes de locations « contractés » par un maître avec ses propres esclaves, d’autre part.

Un droit commercial ouvert aux esclaves ? Un droit commercial spécifique, distinct du droit commun au sein duquel la personnalité juridique des esclaves était reconnue : c’est de la sorte que nombre d’historiens, depuis Ugo Paoli et Louis Gernet, ont interprété l’apparition des dikai emporikai (« actions commerciales ») dans l’Athènes du ive siècle139. Le rôle joué par les esclaves, capables

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d’être témoins ou de lancer une action, s’expliquerait d’ailleurs par le caractère en tout point exceptionnel de la procédure, dont la vocation essentielle était de sécuriser les transactions conduites à Athènes par des étrangers non-résidents à Athènes, et reposant sur des contrats écrits140. Certes, la participation des métèques aux dikai emporikai ne fait aucun doute, et ce simple fait est significatif, mais il n’en va pas de même pour les esclaves. L’hypothèse ne peut s’appuyer que sur un seul cas, tout à fait incertain, celui de Lampis, personnage central du plaidoyer Contre Phormion de Démosthène, prononcé en 327‑326 av. J.-C141. Lors de la plaidoirie, ce dernier a quitté Athènes, mais à en croire le plaideur, il aurait témoigné devant les arbitres dans le cadre de l’affrontement qui oppose un certain Chrysippe à Phormion. Le statut de l’individu est néanmoins incertain : faut-il reconnaître en Lampis un esclave ou un homme libre, qu’il soit métèque ou affranchi ? Certes, le plaideur le présente comme un serviteur de Dion dans le Bosphore (oiketês en Bosporô) et, au travers d’une expression ambiguë, son pais (« enfant », « domestique » ou « esclave »)142. Ces expressions ne sont pas décisives, et si le plaideur insiste sur le lien de dépendance qui unit Lampis à Dion, il ne le présente jamais explicitement comme un doulos. Dans plusieurs discours athéniens de l’époque classique, un individu qui, de fait, a déjà été affranchi continue à être présenté comme un esclave143. Mais le plus frappant tient à l’ensemble du portrait dressé par le plaideur du personnage. Lampis est toujours mentionné comme un nauclère – c’est-à-dire un propriétaire de navire marchand et non seulement un commerçant –, agissant pour le compte de Dion. Or, nous ne connaissons aucun autre nauclère de statut servile dans l’ensemble de l’histoire du monde grec144. Lampis aurait en outre prêté 1 000 drachmes à Phormion, avant de partager avec ce dernier la somme de 3 920 drachmes, frauduleusement acquise aux dépens de Chrysippe145. Lampis est présenté par la suite comme un habitant de l’Attique, où il vit avec femme et enfants146, et cette situation fait davantage songer à celle d’un métèque ou d’un affranchi chôris oikôn qu’à celle d’un esclave. Le plaideur considère enfin que Lampis pourrait s’exposer à une action pour faux témoignage (dikê pseudomarturiôn)147 et, dans ce cas, on ne comprend pas très bien comment la procédure pourrait concerner un esclave, à moins de revisiter intégralement l’ensemble du droit athénien de l’époque classique. L’identification du statut servile de Lampis est en réalité bien fragile

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et il paraît préférable en l’état de considérer que ce dernier était un agent, de statut libre, de Dion. On ne saurait considérer dès lors que les dikai emporikai accordaient un rôle spécifique aux esclaves.

Des esclaves contractants Deux textes de l’époque classique mentionnent, cette fois sans l’ombre d’une discussion, l’existence d’actes de location entre un maître et son esclave « casé ». En 364‑363 av. J.-C., les héritiers de la banque de Pasion auraient conclu une location (misthôsis) auprès de quatre de leurs esclaves : Prends-moi le témoignage qui prouve qu’il a loué ensuite à Xénon, Euphraios, Euphron, Callistratos (emisthôsen husteron Xenôni kai Euphraiô kai Euphoni kai Kallistratô), et qu’il ne leur a transmis aucun capital à lui (kai oude toutois paredôken idian aphormên), mais que le bail avait seulement pour objet les dépôts et le droit de les faire fructifier (alla tas parakatathêkas kai tên apo toutôn ergasian autên emisthôsanto) ; et en outre, qu’il a choisi la fabrique […]. Ainsi, Athéniens, il vous est attesté que les deux frères ont loué à ces quatre fermiers, qu’ils ne leur ont remis aucun capital, qu’ils les ont affranchis en récompense de leurs grands services (eleutherous apheisan hôs megal’eu peponthotes)148.

Ces quatre esclaves devaient par ailleurs verser à leurs maîtres un loyer annuel pour le montant considérable de 1 talent. La situation est claire : les deux héritiers avaient convenu d’une location portant sur les sommes et les biens placés en dépôt dans la banque avec certains de leurs esclaves qui furent par la suite affranchis149. Xénophon mentionne par ailleurs, nous l’avons vu, l’existence d’un esclave d’origine thrace, Sosias, auquel Nicias, durant la guerre du Péloponnèse (431‑404 av. J.-C.), aurait confié l’exploitation d’un millier d’esclaves travaillant dans les mines du Laurion. Ces derniers auraient fait l’objet d’une location (misthôsis) entre les deux hommes, qui devait rapporter une obole par jour et par esclave à Nicias150. Les historiens se sont partagés en deux camps au sujet de ces deux épisodes. Certains, qui reconnaissent l’existence d’un véritable contrat passé entre le propriétaire et son esclave, en tirent la conclusion que

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la capacité contractuelle de ce dernier était bel et bien reconnue en droit. L’acte de location aurait rendu l’esclave responsable des activités engagées dans le cadre de l’exploitation de la banque ou de la concession minière151. D’autres considèrent au contraire que le principe même de la location interdit qu’il puisse s’agir d’esclaves : ces hommes auraient donc été affranchis avant qu’une telle responsabilité ne leur soit confiée152. Cette dernière proposition résiste difficilement à l’examen des textes : il est clair que les quatre esclaves de la banque de Pasion ont été affranchis après avoir conclu la misthôsis ; par ailleurs, le statut servile de Sosias le Thrace n’est guère contestable, puisque les Mémorables de Xénophon indiquent que Nicias avait « acheté au prix d’un talent un épistate pour ses mines d’argent (epistatên eis targureia priasthai talantou)153 ». Il s’agit bien du même individu, Sosias, acheté pour un prix considérable, et auquel était confiée la gestion d’une cohorte d’esclaves appartenant à son propre maître et destinés au travail des mines. Ces deux actes de location témoignent-ils d’une capacité contractuelle légalement reconnue aux esclaves, ou ne sont-ils au contraire qu’un arrangement purement interne à la relation entre maître et esclave, prenant la forme du versement d’une apophora154 ? La première solution a contre elle un obstacle de taille : on peine à comprendre par quels biais un esclave aurait pu faire valoir, ou au contraire dénoncer, devant les tribunaux de la cité, l’existence d’une telle convention. La seconde ne rencontre pas moins de difficulté : si comme nous l’avons avancé, la location entre Nicias et Sosias s’inspirait bien d’un modèle formulaire couramment utilisé pour l’exploitation des mines du Laurion, celui-ci avait bien une validité légale. Dans le cas de la location contractée par les héritiers de Pasion, il faut en outre observer que dans sa forme même, comme par le montant du loyer fixé, celle-ci semble identique au contrat de misthôsis conclu peu avant sa mort par Pasion lui-même avec Phormion, alors que ce dernier était, semble-t‑il, affranchi. En somme, un même acte juridique semble ici avoir emprunté une forme parfaitement identique, qu’il implique deux hommes libres ou un esclave et un homme libre. Les deux épisodes sont loin d’avoir dissipé leurs zones d’ombre. On ne peut totalement exclure que Sosias gérait pour le compte de son maître Nicias, des contrats de louage qu’il concluait au nom de son maître, avec les entrepreneurs des mines. Il n’aurait été en ce sens qu’un intermédiaire agissant pour le compte de Nicias, ce que le propos

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de Xénophon aurait tendance à oblitérer pour le bien de sa démonstration. De fait, l’exploitation directe des 1 000 esclaves de Nicias dans les mines est étonnante. Il faudrait alors concevoir que les esclaves auraient été répartis et loués en plusieurs groupes aux exploitants par Sosias. À la lumière de l’existence des contrats de type muhataba ou coartaçao, on peut en outre se demander si la misthôsis conclue entre Pasion et ses esclaves ne contenait pas la promesse d’un affranchissement à terme – dont l’existence dans l’Athènes classique, quoique non attestée, ne peut pas être exclue. La liberté à terme de l’esclave serait la contrepartie de l’accord, mais le lien de propriété demeurerait inaltéré avant le terme de la période prévue par la misthôsis155. On mesure aisément ce qui, de manière générale, biaise les termes de la controverse : d’une part, le postulat d’une opposition d’essence entre travail libre et travail contraint, entre lesquels n’existerait aucune forme intermédiaire d’organisation156 ; d’autre part, l’idée d’un grand partage entre l’ordre du statut et celui du contrat, reposant sur la croyance évolutionniste qui fait du second « l’aboutissement indépassable d’un progrès historique arrachant les hommes aux sujétions des statuts pour les faire accéder à la liberté157 ». Tous les cas évoqués montrent sans la moindre ambiguïté que des esclaves et leur maître peuvent passer entre eux une convention dont l’efficacité juridique ne cesse, bien sûr, de varier d’une société à l’autre. Dans l’Athènes de l’époque classique, l’hypothèse d’un droit commercial distinct du droit ordinaire est néanmoins douteuse.

III. Responsabilité L’ensemble de ces épisodes pose en définitive la question de la responsabilité respective du maître et de son esclave en matière commerciale. Une fois encore, le biais comparatiste révèle la diversité des solutions apportées à cette situation commune à toutes les sociétés esclavagistes.

Variations comparatistes (2) Considérons, en guise de point de départ, le monde insulindien de l’âge moderne. Si les lois de Malacca, rédigées au milieu du xve siècle,

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ne font pas mention du cas d’esclaves agissant à titre d’agents au profit de leur maître, l’Undang-undang Kerajaan, une compilation du droit du sultanat de Pahang rédigée à la fin du xvie siècle, donne à voir une configuration singulière158. Il précise en effet, en son article 11, que le maître ne saurait être tenu pour responsable des dettes commerciales contractées par son esclave. Il distingue en outre deux catégories d’esclaves (hamba) auprès desquelles un créancier ne saurait faire valoir des droits identiques. Alors qu’il est autorisé à engager une créance auprès d’un esclave possédant un bien, tout prêt dépassant la somme d’un paha auprès d’un esclave « démuni » ne peut donner lieu à aucune compensation, y compris auprès du maître de ce dernier159. Ainsi, le créancier ne peut imputer à son maître les obligations résultant d’un contrat avec un esclave. Mais l’irresponsabilité du maître a ici pour corollaire la reconnaissance des droits patrimoniaux de son esclave : c’est sur ses biens qu’un créancier libre peut faire valoir ses droits, la loi imposant une limite claire dans le cas des esclaves « démunis160 ». Il n’existe pas de procédures légales qui réglementent les responsabilités respectives du maître et de son esclave face à un tiers, et toute créance que ce dernier engagerait auprès d’un esclave donne lieu à la reconnaissance de celui-ci en tant que sujet de droit. La situation malaise offre un cas d’hybridation entre un droit coutumier, malais, et le droit musulman d’école chaféite. La tradition malikite, telle qu’elle s’applique (avec de considérables variations locales) dans une partie importante des sociétés sahélo-sahariennes des e e xviii et xix  siècles, stipule au contraire qu’un maître est pleinement responsable de l’ensemble des dettes engagées par son esclave, qui ne cesse jamais d’agir en son nom161. Un tel principe de responsabilité illimitée de la part du maître fait de l’esclave son prolongement absolu. Au-delà de ce principe général, les sociétés de droit musulman ont progressivement élaboré des moyens légaux par lesquels la responsabilité des esclaves dans les actions commerciales pouvait être reconnue et, parallèlement, celle de leur maître limitée. Dans l’Empire ottoman de l’époque classique, aux côtés du système du muhataba, l’esclave ma’dhun, en vertu de l’autorisation que lui confie son maître (idhn), peut agir comme son agent ; il jouit alors de la capacité de contracter pour le compte de son maître mais aussi pour le sien propre, comme s’il retrouvait des capacités légales qui n’avaient été que suspendues provisoirement par l’esclavage162.

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Un tel dispositif légal, d’une importance majeure dans la vie économique de l’Empire ottoman, fait naturellement songer au système romain de la préposition, par lequel un maître peut transférer à un esclave sa propre responsabilité, tout en fixant des limites à l’étendue des opérations engagées par ce dernier grâce à la rédaction d’une lex praepositionis, qui est offerte à la connaissance des tiers163. L’édit prétorien intitulé Quod cum magistro navis institore eove qui in aliena potestate est negotium gestum erit – que l’on peut reconstituer à l’aide des commentaires tardifs qu’en ont proposés Ulpien, Paul et Gaius – visait précisément à réglementer l’ensemble des litiges soulevés par les transactions qu’un dépendant réalisait pour le compte de son maître, en fixant le degré de responsabilité de l’un et de l’autre à l’égard d’un tiers. Entre les iiie et ier siècles avant notre ère, le droit romain en est ainsi venu à instituer un ensemble de six actions juridiques organisant les droits d’un tiers qui aurait engagé une transaction avec un principal (un propriétaire d’un commerce ou d’une affaire, par exemple) par l’intermédiaire d’un agent, qu’il soit esclave ou non. Si l’ordre d’introduction de ces différentes procédures est particulièrement discuté, trois d’entre elles concernent en particulier les cas dans lesquels l’esclave est l’agent commercial du principal164. Parmi elles, l’actio de peculio établit que la responsabilité du maître pour les actes de son dépendant est restreinte au montant du pécule, imposant explicitement un principe de responsabilité limitée de la part du maître165. Les historiens de l’esclavage romain ont mis en évidence les capacités exceptionnelles que permettait dans le fonctionnement de la vie économique romaine la limitation de la responsabilité du maître au montant du pécule. Certains y ont même vu les prémices du concept de société à responsabilité limitée, qui aurait permis de dépasser et résoudre les limites du droit de société dans le monde romain166. Le pécule de l’esclave permettrait ainsi d’isoler une somme du patrimoine du maître, destinée à l’activité de la structure entrepreneuriale, et limitant par là même sur le plan légal la responsabilité de ce dernier. Qu’en était-il dans l’Athènes classique ? L’examen de la responsabilité respective du maître et de l’esclave peut emprunter deux chemins : la reconnaissance en droit de ce qui constituerait le pécule entre les mains de l’esclave, d’une part ; l’existence d’une action en droit capable de reconnaître la personne de l’esclave, en limitant, parallèlement, la responsabilité du maître, d’autre part.

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Le pécule de l’esclave en droit athénien On mesure d’emblée ce qui sépare la situation de l’esclave casé athénien de son homologue romain ou ottoman de l’époque classique. Dans l’Athènes classique, le pécule de l’esclave n’a jamais reçu une définition légale – à la manière dont Ulpien le caractérisait comme « ce que l’esclave a entre les mains avec la permission de son maître, et qui a été mis à part du reste du patrimoine du maître167 ». Les esclaves athéniens pouvaient certainement économiser des sommes parfois importantes, une fois l’apophora versée à leur maître, mais leur contrôle sur cette épargne ne faisait l’objet d’aucune reconnaissance légale, et nulle responsabilité n’en dérivait. Un plaidoyer du corpus démosthénien est à cet égard explicite. Le Contre Olympiodore met en scène une complexe affaire d’héritage impliquant un esclave du nom de Moschion. Son maître, Comon, en avait fait l’intendant d’un de ses ateliers de confection de drogues (pharmakotribos). Bien que le terme ne soit pas mentionné par le plaideur, on reconnaît ici une organisation du travail qui relève de la catégorie de l’apophora : Moschion devait sans doute verser une rente régulière à Comon après avoir été placé à la tête d’un atelier. Or, les deux protagonistes de l’affaire, Olympiodore et le plaideur, Callistratos, avaient convenu de se partager l’ensemble des biens de Comon à sa mort, parmi lesquels se trouvait Moschion, qui revint à Olympiodore168. Les deux héritiers accusèrent pourtant Moschion d’avoir détourné 1 000 drachmes du patrimoine de son maître. Après avoir été torturé par Olympiodore et Callistratos, Moschion aurait avoué le détournement et la somme aurait été partagée entre les deux hommes selon la convention qu’ils avaient conclue. En l’absence du plaideur, Olympiodore aurait toutefois réussi à faire avouer à Moschion un autre vol d’un montant de 70 mines, qu’il aurait réussi à recouvrer, et c’est précisément la moitié de cette somme que le plaideur lui réclame. Il paraît logique de considérer que la somme d’argent importante dont Moschion a disposé était le produit de ses activités professionnelles à la tête de l’atelier de son maître, Comon. Or, à aucun moment le plaideur n’évoque l’hypothèse selon laquelle cette somme pourrait correspondre à un pécule, terme qui n’a d’ailleurs aucun équivalent dans la langue des orateurs. Si cette somme avait été identifiée comme un pécule, Olympiodore aurait pu naturellement se prévaloir de sa

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propriété dans la mesure où il avait hérité de la personne même de Moschion, mais il n’en fut rien169. À la mort de Comon, elle ne pouvait être considérée que comme le produit d’un vol accompli par l’esclave. La logique juridique de l’ensemble de l’action consistait ainsi à réaffecter tout d’abord au patrimoine du défunt, Comon, l’argent dont disposait son esclave, Moschion, pour pouvoir ensuite le partager au titre de la succession. En l’absence d’une institution comme le pécule, il fallait construire l’action comme si Moschion avait dérobé l’argent à son propre maître.

La responsabilité illimitée du maître Existait-il néanmoins une procédure limitant la responsabilité du maître à l’égard de son esclave ? Non. La preuve décisive en est fournie par le cas de l’esclave d’Athénogénès, Midas, connu par le Contre Athénogénès d’Hypéride. Athénogénès avait confié la gestion d’une parfumerie à Midas, lequel avait contracté de nombreuses dettes dans le cadre de cette activité commerciale. Le plaideur Épicratès, amoureux du fils de Midas, acheta ce dernier ainsi que son père, non sans avoir passé un contrat avec Athénogénès stipulant que des dettes avaient été engagées par Midas. Celles-ci avaient d’ailleurs été inscrites au nom de l’esclave et non de son maître170. À la lecture de l’ensemble du plaidoyer, il ne fait pourtant aucun doute que les dettes de Midas ne pouvaient être imputées qu’aux deux propriétaires successifs et non à l’esclave. Mais la vente de l’esclave n’impliquait pas l’extinction des obligations de l’ancien maître vis-à-vis des créanciers, qui nécessitait un contrat. Par celui passé avec l’acheteur Épicratès, au moment de la vente de Midas, le vendeur Athénogénès s’était déchargé des dettes contractées par son esclave171, si bien que toute l’argumentation du plaideur porte sur la validité ou non de ce contrat, qui semble avoir été pour le moins imprécis172. Il va par ailleurs de soi qu’en l’occurrence Midas agissait avec le consentement plus ou moins implicite de son maître puisque ces dettes visaient à assurer la rentabilité de la parfumerie. Il existait à cet égard un contraste évident entre la liberté commerciale octroyée à l’esclave, capable d’accumuler des dettes importantes et le principe de responsabilité illimitée qui les attribuait au maître.

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Car tout indique que la responsabilité du maître à l’égard des actions de son esclave était bel et bien illimitée. Rappelons la loi attribuée à Solon et que cite le plaideur : « Tout dommage causé par des esclaves, toute faute dont ils se sont rendus coupables doivent être réparés par le maître auprès de qui il travaillait lorsqu’ils ont commis l’acte incriminé173. » Il est d’ailleurs tentant de faire le lien entre la situation que met en scène le discours d’Hypéride et une inscription athénienne qui indique explicitement que le maître est responsable de l’action de son esclave. Ainsi, dans le sanctuaire d’Apollon Erithaseus dans la deuxième moitié du ive siècle, toute personne qui coupera et emportera le bois provenant du sanctuaire sera sanctionnée. S’il s’agit d’un esclave, ce dernier sera fouetté et son nom, ainsi que celui de son maître doivent être transmis à l’archonte-roi ainsi qu’à la Boulê (kai paradôsei [a]|uton ka itou despotou tounoma ho hiereus [t]|ôi basilei kai tei boulei174). L’enjeu consiste bien dès lors dans l’identification de la relation de propriété et de responsabilité qui unit un esclave à son maître. Telle était la fonction de l’ensemble des documents, dont nous avons fait l’hypothèse qu’ils existaient bel et bien dans l’Athènes classique, et grâce auxquels il était possible d’établir un lien de propriété entre un esclave et son maître175.

Une procédure dissociée Dans le fonctionnement ordinaire des procédures athéniennes, ce principe de responsabilité illimitée du maître donnait lieu à un dédoublement entre le nom contre lequel l’action était intentée et la responsabilité de celui contre qui la peine était prononcée. Le droit athénien permettait, certes, à un citoyen de poursuivre un esclave mais cette accusation n’était qu’une phase préliminaire au sein d’une action qui visait en dernière instance le maître, lequel était pleinement responsable de son esclave. Le Contre Calliclès de Démosthène évoque un cas de procès intenté contre un esclave et son maître : Dans le cas présent, agissant en son nom, il a obtenu une sentence arbitrale par défaut, après avoir inscrit l’action contre Callaros, un de mes esclaves (Kallaron epigrapsamenos tôn emôn doulôn). Car, en plus de leurs autres méchancetés, voilà l’artifice qu’ils ont imaginé : faire

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le même procès à Callaros (Kallarô tên autên dikên dikazontai). Et pourtant, quel esclave irait enclore la propriété de son maître, sans en avoir reçu l’ordre de son maître ? Or, ils n’ont aucune autre demande à présenter contre Callaros : le procès concerne la clôture que mon père avait faite plus de quinze ans avant sa mort. Si je leur abandonne ces terres par vente ou échange, Callaros n’a aucun tort ; mais si je refuse de leur céder mon bien, Callaros est l’auteur des pires dommages : il leur faut alors un arbitre qui leur adjuge les terres de surcroît et une transaction qui leur permette de les posséder176.

Et il ajoute : Il a fait condamner Callaros par l’arbitre pour la même affaire que celle-ci – il voulait me faire noise parce qu’il sait que je tiens beaucoup à cet esclave – et qu’enfin, Callicratès a intenté encore contre Callaros une pareille action (kai Kallikratês Kallarô malin eilêchen heteran) : sur tout cela, on va vous lire les témoignages177.

Ainsi l’action avait d’abord été intentée contre Callaros devant un arbitre, puis, dans un second temps, devant les juges. Mais dans le cas même où Callaros était reconnu coupable, seul son maître, Calliclès, était tenu pour responsable. Calliclès avait néanmoins la possibilité de livrer son esclave à la partie adverse, selon la règle de l’abandon noxal, qui n’est étonnamment pas mentionnée dans le cas de Midas et d’Athénogénès178. Or, la procédure trouve un éclairage concret à la lumière du célèbre Papyrus de Lille, qui transcrit sans doute une loi alexandrine de la fin du ive siècle av. J.-C.179 : Accusation portée contre les esclaves et exécution contre les personnes condamnées. (Doulôn epiklêsis kai tois katadika|samenois praxis). Celui qui intente une action pour avoir subi une injustice de la part d’un esclave ou d’une esclave (hos an egkalêi hupo doulou ê doulês adikeisthai) devra, après avoir dénoncé le délit au maître en présence de deux témoins, se faire enregistrer auprès des nomophylaques, et il lui est interdit…180.

La loi établit ainsi une nette distinction entre celui contre lequel est lancée l’action (epiklêsis), l’esclave, et celui sur qui pèse l’exécution (praxis), le maître. L’action s’organiserait ainsi en deux phases :

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l’accusateur peut se tourner directement contre le maître, ou bien, en présence du maître, se tourner contre l’esclave, la question centrale étant celle de savoir si l’esclave a agi sur ordre du maître ou pas. Si l’esclave est alors reconnu coupable, le maître a la possibilité de réparer son action ou de l’abandonner à la partie adverse. La procédure dissociait donc deux acteurs en référant néanmoins l’ensemble de la responsabilité à un seul d’entre eux, le maître. On ne saurait donc y lire la reconnaissance d’une capacité juridique de l’esclave, même limitée181. L’esclave ne constitue dans la procédure que le centre d’imputation d’une action, dont le maître seul est en définitive tenu pour responsable. Doit-on pour autant tenir pour négligeable cette construction juridique qui rend possible l’assignation de l’esclave tout en reconnaissant son irresponsabilité ? Je ne le crois pas. Dans le Contre Panténétos, le plaideur indique explicitement la nécessité de dissocier les deux actions : on ne saurait imputer directement l’action d’un esclave à son maître, même si ce dernier en est le seul responsable. L’identification de l’agent de l’action est à cet égard capitale, et c’est bien la raison pour laquelle les dettes contractées par Midas le furent à son nom, et non à celui de son maître Athénogénès. En divisant l’imputation de l’action et l’identification de celui contre qui elle serait exécutée, la procédure différait la manifestation de la responsabilité, et cette dissociation offrait sans nul doute des marges de manœuvre non négligeables aux maîtres. Elle faisait surtout de l’esclave, reconnu comme sujet ou acteur de droit sans pourtant constituer une personne, une étrange figure. Cette construction juridique est puissamment originale. On peut lui opposer, à titre d’exemple, le fonctionnement qui prévaut dans le droit des États sudistes américains. Ainsi le Negro Act de Caroline du Sud de 1740, adopté ensuite en Géorgie en 1755, établissait que tout esclave pouvait être saisi pour un crime ou un délit qu’il aurait commis contre un libre ou un autre esclave. En cas de condamnation à mort, le propriétaire devait se signaler pour être dédommagé. La responsabilité ultime qui est celle de l’esclave face à la société dans son ensemble était ainsi reconnue au point que le maître soit considéré comme potentiellement victime de l’action commise par son esclave. Les tribunaux avaient dans ce cas la charge de fixer le montant du dédommagement à verser respectivement au propriétaire et à la victime. La responsabilité du maître était d’une certaine façon

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secondaire par rapport à celle de son esclave à l’égard de la société. L’ordre de la colonie l’emportait sur l’ordre propriétaire182. Il en allait tout autrement dans l’Athènes classique.

Conclusion Le travail des libres et le travail libre constituaient deux réalités bien différentes dans la cité classique, l’affaire est entendue. ­Plusieurs des formes essentielles du travail des hommes de statut libre reposaient en effet sur l’exercice d’une contrainte légale. La relation de clientèle, dont le terme de pelatês garde la trace, la servitude pour dette, le travail des affranchis accompli auprès de leur ancien maître représentaient autant de formes de travail contraint, qu’on ne saurait pourtant assimiler, bien entendu, à l’esclavage183. La diversité des modes d’organisation du travail n’est pas moins grande au sein même de l’institution esclavagiste, si l’on songe aux formes de gestion indirecte par lesquelles un maître plaçait temporairement, en le louant, un esclave dans un atelier, ou à la figure de l’esclave placé à la tête d’une boutique ou d’un atelier et versant régulièrement une rente à son maître. L’organisation légale du travail dans la cité classique peut ainsi être appréhendée comme un continuum de formes de contrainte embrassant la majeure partie des travailleurs par-delà la distinction entre hommes libres et esclaves. Une telle perspective conduit à renouveler notre regard sur la société athénienne, en faisant porter l’attention sur les configurations plurielles et différenciées dans lesquelles se manifestent les hiérarchies statutaires. Entre un esclave boutiquier versant une apophora régulière à son maître et un homme de statut libre subissant la servitude pour dette, comme il en existait dans l’Athènes du ive siècle184, on peine à reconnaître une claire hiérarchie statutaire qui impliquerait une position spécifique dans l’activité productive. Pourtant, s’il existe bien des formes légales du travail servile, qui offraient à certains d’entre eux des espaces d’autonomies, les « esclaves privilégiés » de l’Athènes classique sont un mirage historiographique, dès lors qu’on souhaite y reconnaître une catégorie statutairement définie. Sous l’angle de l’identification de la responsabilité légale, la distinction entre libres et non-libres demeurait déterminante, rien n’entamant le droit propriétaire qui impliquait la responsabilité

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illimitée du maître pour les actes commis par son esclave. Le louage était ainsi pensé non comme la division d’une maîtrise mais comme un transfert provisoire de l’essentiel des droits de propriété du maître (et dès lors de sa responsabilité), alors que l’ensemble des activités d’un esclave placé par son maître sur l’exploitation d’une boutique ou d’un atelier étaient légalement imputables à son maître. L’existence de conventions, tels les actes de location (misthôseis), entre maître et son esclave, ne dessinait pas un ordre du contrat élevant les esclaves au rang de personnes sur la scène du droit, et même les esclaves casés ne jouissaient d’aucune autonomie légale et patrimoniale. L’examen, même superficiel, de configurations comparables au sein d’autres sociétés esclavagistes, révèle le caractère original de ce principe absolutiste qui fait de l’esclave le prolongement de son maître. Que ce principe de responsabilité illimitée ne soit pas étranger à certains aspects essentiels du politique athénien, c’est ce qu’il nous faudra éclairer.

Incise II

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À chaque instant, le serviteur peut devenir maître et aspire à le devenir ; le serviteur n’est donc pas un autre homme que le maître. Pourquoi donc le premier a-t‑il le droit de commander et qu’est-ce qui force le second à obéir ? L’accord momentané et libre de leurs deux volontés. Naturellement, ils ne sont point inférieurs l’un à l’autre ; ils ne le deviennent que momentanément par l’effet du contrat. Dans les limites de ce contrat, l’un est serviteur et l’autre le maître ; en dehors, ce sont deux citoyens, deux hommes. A. de Tocqueville, De la démocratie en Amérique (1835‑1840)

Que l’on se représente un écart chronologique à la manière d’une distance à parcourir, ou qu’on figure les sociétés du passé sous les traits d’une pyramide de statuts ou de positions que le regard pourrait parcourir de haut en bas, la représentation des phénomènes sous la forme d’images spatiales est consubstantielle à l’écriture de l’histoire. Tout en produisant des effets de connaissance, ces métaphores spatiales induisent des interprétations que leur seule évidence sensible élève au rang de vérité incontestée. La métaphore topographique permet, il est vrai, de représenter et d’objectiver l’expérience de l’éloignement temporel, qui prend dès lors la forme de distances à parcourir ou à traverser, de territoires à circonscrire ou à quadriller. Le savoir historien peut lui-même se présenter à la manière d’une immense carte, avec ses provinces, ses départements et ses cantons. Le plus souvent, c’est l’objet d’étude qui semble imposer par lui-même ses propres

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frontières : l’étude de l’art roman, comme celle de la IIe République, dessine un espace d’enquête clairement identifié qu’il convient dès lors de sillonner et de ratisser. Il arrive qu’au contraire l’examen d’un problème impose de redessiner les contours de telle ou telle province : l’historien de la féodalité dans l’Anjou médiéval montrera que l’empire de son sujet déborde jusqu’au xviie siècle ; se taillant un territoire jusqu’alors peu fréquenté, le spécialiste du costume ou du corps considérera que son domaine empiète largement sur les frontières convenues et qu’il lui faut frayer des chemins de traverse. La science avance ainsi à la manière d’une armée en campagne ; ses corps expéditionnaires défrichent de nouveaux territoires de conquête puis, à sa suite, l’ensemble de la troupe administre et réglemente les nouvelles contrées du savoir. Pour ce faire, elle les découpe en autant de territoires spécifiques, invente des provinces jusqu’alors inconnues, et institue de nouveaux chefs-lieux. En ce sens, l’historien est l’arpenteur par excellence. Il mesure des espaces, relève des irrégularités, redessine continûment des frontières.

De la topographie à la topologie Depuis une quarantaine d’années, l’émergence du paradigme spatial dans les sciences sociales a donné lieu à une formidable circulation de concepts et de métaphores entre la géographie et les autres sciences humaines. Le territoire, le lieu ou l’échelle sont devenus autant de concepts topographiques pertinents pour analyser et décrire tous types de phénomènes historiques. C’est toutefois une forme bien singulière et limitée d’appréhension de l’espace qui offre les images privilégiées de la connaissance historique : celle de l’espace euclidien, de nature topographique1. Dénonçant les limites du répertoire métaphorique qui encombre habituellement l’imaginaire historien, Lucien Febvre rêvait que l’imaginaire de l’électricité puisse fournir des analogies inédites et appropriées pour une nouvelle écriture de l’histoire. « Il est bien curieux de constater qu’aujourd’hui, écrivait-il, dans un monde saturé d’électricité, alors que l’électricité nous offrirait tant de métaphores appropriées à nos besoins mentaux, nous nous obstinons encore à discuter gravement des métaphores venues du fond des siècles, lourdes, pesantes, inadaptées ; nous nous obstinons toujours à penser les choses de

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l’histoire par assises, par étages, par moellons, par soubassements et par superstructures, alors que le lancer des courants sur le fil, leurs interférences, leurs courts-circuits nous fourniraient aisément tout un lot d’images qui s’inséreraient avec beaucoup plus de souplesse dans le cadre de nos pensées2. » De fait, la topographie n’est qu’une manière parmi d’autres d’appréhender un espace. On peut même considérer que l’orientation essentiellement topographique de la cartographie européenne est le produit de l’imaginaire géographique de l’État agrarien et fiscaliste de l’époque moderne3. Qu’elle désigne une forme d’appréhension de l’espace en géographie, ou qu’elle constitue une branche spécifique de la géométrie, la topologie invite à concevoir l’espace selon une logique en tout point différente de celle offerte par l’analyse topographique. Fondée par Johann Listing en 1836 comme une branche de la géométrie4, la topologie s’intéresse aux propriétés qualitatives et aux positions relatives d’objets mathématiques dans un ensemble donné, indépendamment de toute mesure des distances qui la traversent. Envisagée comme une combinatoire de relations, la spatialité y est appréhendée de manière qualitative. La topologie invite en particulier à saisir l’invariance des propriétés géométriques qui peuvent exister entre des objets de tailles et de formes différentes, dans la mesure même où leur transformation continue n’altère pas leurs propriétés fondamentales. Alors que la topographie appréhende l’espace selon une conception statique, la topologie permet d’envisager les transformations d’une structure ou d’un ensemble dont les éléments sont invariants. Ainsi des formes qui ont des topographies radicalement différentes peuvent déployer une topologie équivalente. La sphère, le bol et le ballon de rugby (au contraire d’un donut ou d’une tasse) sont topologiquement équivalents, car on peut les déformer l’une dans l’autre indéfiniment sans en percer la surface. Le paradigme topologique a inspiré une partie de la philosophie française au cours des années 1960 et 1970, dans sa variante phénoménologique5, ainsi que la psychanalyse dans sa version lacanienne. Puisque l’inconscient ignore le temps et déploie ses effets dans un temps sans mesure, c’est en effet le travail effectué par la déformation (du souvenir, ou du trauma) au sein d’un espace psychique défini par sa transtemporalité qui est au cœur du travail psychanalytique6. Au sein des sciences sociales, la référence topologique est plus discrète. Dans les Méditations pascaliennes, c’est en invoquant l’analysis situs de

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Leibniz que Pierre Bourdieu définit la description sociologique comme une « topologie sociale7 », puisque « les agents sociaux – et aussi les choses en tant qu’elles sont appropriées par eux, donc constituées comme propriétés – sont situés en un lieu de l’espace social, lieu distinct et distinctif qui peut être caractérisé par la position relative qu’il occupe par rapport à d’autres lieux (au-dessus, au-dessous, entre, etc.) et par la distance (dite parfois “respectueuse” : e longinquo reverentia) qui le sépare d’eux8 ». Mais c’est à Michel Foucault qu’on doit sans doute la réflexion la plus développée sur les usages historiens de la référence topologique. À distance du paradigme archéologique ou généalogique, c’est en effet en termes de topologie qu’à deux reprises – dans les cours au Collège de France de 1978‑1980, et dans ceux consacrées au « courage de la vérité » en 1984 – Foucault a défini l’horizon de son enquête. À partir de 1978, la conception même des techniques ou des microphysiques du pouvoir prend en effet une orientation nouvelle dans son œuvre9. Le pouvoir est désormais appréhendé comme une combinatoire de techniques ou de technologies, Foucault abandonnant l’idée d’une systématicité de chaque régime de pouvoir et de savoir se succédant sous la forme de grandes périodisations qui caractérisait Surveiller et punir ou l’Histoire de la folie à l’âge ­classique. La biopolitique n’est dès lors plus conçue comme une forme de gouvernement, mais sous la forme d’un cadre au sein duquel différentes configurations de pouvoir se déploient. Ce même registre d’analyse se retrouve, de façon sensiblement différente, dans ses dernières leçons consacrées aux formes de la parrhêsia antique. En 1984, la réflexion sur le cynisme est certes ancrée dans l’analyse d’un moment spécifique de l’histoire intellectuelle, mais la catégorie historique mise à jour, et qui a pour nom le cynisme, ne cesse de se réincarner, ou de se rejouer tout au long de l’histoire de l’Occident. « Exercer dans et par sa vie le scandale de la vérité10 » : voici en quoi consisterait le « noyau » du cynisme, qui ne cesse de prendre différents « profils11 » au cours de l’histoire, tels celui du militantisme révolutionnaire ou de la vie artiste12. Loin de toute démarche archéologique ou généalogique, Foucault envisage ainsi le cynisme comme une configuration transhistorique, soit une « catégorie historique traversant, sous des formes diverses, avec des objectifs variés, toute l’histoire occidentale13 ». La visée essentielle d’une histoire topologique consiste en définitive en l’analyse d’invariants morphologiques, et de dispositifs combinatoires qui ne cessent de ressurgir ou de se réagencer à travers l’histoire. Une

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telle histoire est en ce sens placée sous le signe de la rémanence, du rejeu, de l’anamorphose ou de la pseudomorphose – ce phénomène par lequel un minéral, au terme d’une modification chimique, voit sa substance évoluer et devenir un autre minéral sans que sa forme ait changé –, davantage que sous l’angle des ruptures et des grands événements transformateurs. Je veux pour ma part explorer la pertinence d’une histoire topologique au sujet d’un objet qui, à première vue, ne semble guère s’y prêter : le contrat de travail. Elle consisterait en l’explicitation de l’hypothèse suivante, d’apparence quelque peu abrupte : le droit de l’esclavage gréco-romain a configuré dans ses dimensions essentielles la relation de travail en Occident jusque dans son extrême modernité. En d’autres termes, le contrat de travail, sous la forme que les droits européens lui ont donné depuis le début de l’ère industrielle, est une pseudomorphose de la relation entre le maître et son esclave telle que les droits gréco-romains l’ont élaborée14. Pour le formuler en termes grecs, l’origine proprement despotique de la relation de travail tiendrait à la subsistance, en son noyau dogmatique, de la relation entre un despotês (maître) et son esclave (doulos). Analyser la permanence d’un schème despotique à l’œuvre dans la relation de travail implique d’interroger l’histoire longue des formes légales qui l’organisent, mais cela suppose d’admettre au préalable que ces dernières s’inscrivent dans une temporalité désaccordée par rapport à celle des modes de production. Car si, « comme tout système dogmatique, le Droit ne se situe pas dans le continuum du temps chronologique, mais dans un temps séquentiel où la loi nouvelle vient tout à la fois réitérer un Discours fondateur et engendrer de nouvelles catégories cognitives15 », alors il faut admettre que les catégories juridiques conservent, au moins à titre de potentialité, l’empreinte des configurations sociohistoriques qui furent celles de leur apparition.

Travail libre et travail contraint : une histoire revisitée L’hypothèse d’une identité topologique entre les formes d’organisation du travail servile antique et celles de la modernité industrielle et postindustrielle est à première vue aberrante tant l’histoire traditionnelle du travail a pour habitude d’opposer, comme deux formes antagonistes qui se succéderaient dans l’histoire, le travail contraint

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et le travail libre. Que cette histoire mérite d’être presque entièrement révisée, c’est pourtant ce que de nombreux travaux ont mis en évidence. Ces derniers ont révélé le caractère extraordinairement récent de la relation de travail conçue comme procédant du consentement contractuel de deux parties également libres16. Considérons brièvement le cas du pays pionnier dans la révolution industrielle, l’Angleterre. Jusqu’au début du xxe siècle, y coexistaient des formes très différentes de classification du travail (domestique, travailleur occasionnel, etc.) qui, pour l’essentiel, reposaient sur le principe d’une inégalité statutaire fondamentale entre employeur et employé. Simon Deakin a ainsi montré de quelle façon la relation entre maître et domestique avait constitué le concept pivot au travers duquel le cadre légal de la relation de travail était conçu pendant l’essentiel du xixe siècle. La révolution industrielle n’a pas enfanté, comme par magie, le travail libre. De l’établissement des Statutes of Labourers de 1349 et 1350, puis du Statute of Artificers de 1563 jusqu’aux Master Servant Acts des xviiie et xixe siècles, la relation de travail était conçue sous le paradigme de la relation de service entre des partenaires statutairement inégaux, celle-ci fournissant les instruments légaux pour maintenir le contrôle disciplinaire sur le travail, le droit anglais rendant passible d’emprisonnement toute violation des Statutes. Ce n’est qu’avec le Master and Servant Act de 1867, qui limitait le domaine des fautes passibles d’emprisonnement, que la criminalisation des manquements aux obligations de travail commença à décliner17. Parallèlement, les perspectives ouvertes par l’histoire « globale » invitent à radicalement dépayser l’invention prétendument occidentale du travail libre18. De nombreux travaux montrent en particulier que les formes de travail contraint dans l’espace colonial, dont l’engagisme (indentured labour) est le meilleur exemple, auraient été inconcevables sans l’inégalité statutaire qui surdétermine la relation salariale dans l’Europe du xixe siècle. Les formes de travail contraint propres à l’espace colonial ne doivent pas être conçues comme des exceptions confinées aux espaces périphériques d’un monde naturellement eurocentré, mais comme une modalité parmi d’autres d’organisation du travail, reposant sur l’inégalité statutaire des parties, comme cela est encore commun à l’économie-monde du xixe siècle. En ce sens, l’esclave du monde des plantations et le prolétaire de la grande industrie ne sont pas deux figures d’essences opposées, l’une archaïque, l’autre moderne, car fondée sur la liberté contractuelle, mais

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deux travailleurs assujettis ou dépendants, qui ont participé au développement de la modernité capitaliste. L’institution esclavagiste, dans les formes qui furent les siennes au xixe siècle, s’est d’ailleurs révélée parfaitement compatible avec l’essor du capitalisme industriel, en particulier grâce au développement de formes hybrides entre salariat et esclavage, à l’instar des esclaves « salariés » s’engageant eux-mêmes sur le marché du travail tout en payant une rente à leur maître19. Les apologues de l’institution esclavagiste pouvaient d’ailleurs promouvoir un régime d’indistinction entre esclavage et salariat. E. N. Elliott considérait ainsi que l’esclavage n’était en rien défini par un lien de propriété sur une personne mais sur un travail, si bien que la distinction avec le salariat perdait toute signification : « La personne de l’esclave n’est pas une propriété, quelle que soit la fiction construite par le droit ; mais le droit à son travail est une propriété, et peut à ce titre être transféré comme toute autre propriété, ou comme le droit aux services d’un mineur ou d’un apprenti peut être transféré. Le travail de l’esclave ne doit pas en outre seulement être conçu au bénéfice du maître, mais pour le bénéfice de tous ceux qui sont concernés par les produits de ce travail20. » L’esclave était somme toute un salarié comme un autre. L’histoire globale du travail conduit donc à repenser intégralement notre conception ordinaire du rapport historique entre travail libre et travail contraint. Une histoire topologique, sensible avant tout aux invariances morphologiques des formes légales qui définissent la relation de travail, projette toutefois sur cette histoire longue une autre lumière qui, sans contredire un tel récit, l’appréhende sous une perspective sensiblement différente.

L’Antiquité gréco-romaine et la prétendue ignorance du travail En 1992, la Commission européenne commandait à Alain Supiot l’écriture d’un rapport consacré à l’harmonisation des droits européens relatifs au contrat de travail. Ce dernier ouvrait son rapport en se référant explicitement à l’expérience de la Grèce ancienne : On ne peut comprendre la manière dont a été juridiquement conceptualisée la relation de travail salarié dans les pays membres de la Communauté sans se remettre rapidement en mémoire les formes préindustrielles d’organisation du travail. Les notions de travail et de

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La cité et ses esclaves relation de travail dans leur définition actuelle ne sont pas en effet immanentes et éternelles. Il semble bien que l’Antiquité grecque les ait ignorées. Dans la pensée grecque, le rapport de travail était conçu comme un lien personnel de dépendance, un rapport de service liant directement le travailleur et l’usager ; il en résultait que le travail n’était jamais envisagé que sous son aspect concret, c’est-à-dire rapporté à l’objet qu’il s’agissait de fabriquer ou au service qu’il s’agissait de rendre. Voilà pourquoi ces tâches concrètes de production étaient jugées incompatibles avec l’idéal de liberté : l’homme libre était celui qui agissait pour son propre compte, et non pas pour satisfaire les besoins d’autrui. Cette manière de penser se retrouve en Europe jusqu’à la révolution industrielle21.

La Grèce offrait ainsi le point de repère depuis lequel penser, par contraste avec la modernité capitaliste, l’ensemble des formes légales de la relation de travail en Europe jusqu’à la révolution industrielle. La pensée grecque du travail était l’emblème d’un monde préindustriel dans lequel le lien personnel de dépendance surdéterminait le rapport de travail, qui n’aurait jamais été conçu en ses origines comme une relation égalitaire ou contractuelle entre sujets libres. Supiot se référait ici à l’étude célèbre que Jean-Pierre Vernant avait consacrée en 1958 aux « aspects psychologiques » du travail en Grèce ancienne22. Vernant y avait montré que le travail n’apparaissait pas en Grèce ancienne sous la forme abstraite d’une « fonction sociale homogène ». Le travail comme entité abstraite susceptible d’être décomptée, isolée, échangée, bref le travail comme marchandise, n’aurait jamais été une catégorie ni même un horizon de la pensée grecque. L’acte de travail, dans la pensée grecque, s’annulait dans une conception centrée sur le produit et valorisant son usager au détriment de son producteur23. Le cadre théorique de l’étude de Vernant était le travail abstrait, tel que le définissait Marx dans les Grundrisse, lorsqu’il écrivait que « conçu sous l’angle économique, dans toute sa simplicité, le “travail” est cependant une catégorie aussi moderne que les rapports qui engendrent cette abstraction, pure et simple24 ». Selon Vernant, lecteur de Marx, l’avènement d’une conception abstraite du travail aurait été inséparable de l’apparition d’une économie pleinement marchande25. C’est dans le cadre du capitalisme seulement que le travailleur est posé comme un sujet libre qui cède un droit momentané à l’usage de sa force de travail, cessant dès lors d’être identifié à une marchandise pour devenir son pos-

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sesseur. « Ce qui caractérise l’époque capitaliste, écrit Marx, c’est que la force de travail acquiert pour le travailleur lui-même la forme d’une marchandise qui lui appartient et son travail, par là même, la forme de travail salarié. En outre, c’est seulement à partir de ce moment que se généralise la forme marchandise des produits de travail26. » Définie en ces termes, la relation la plus évidente sous laquelle la forme abstraite du travail se donnerait à voir est évidemment le salariat, qui lui confère la forme d’une marchandise isolable. De fait, dans le monde grec, ce que nous entendons sous la notion de salaire n’existe pas. Le terme de misthos ne désigne pas de façon univoque une rémunération indexée à un temps de travail effectué pour autrui ; au cœur de l’époque classique, il conserve une acception héroïque plus ancienne, celle d’une récompense honorifique offerte en contrepartie d’un acte honorable27. Les comptes de chantier, qui recensent les paiements effectués par les instances civiques aux artisans libres et aux esclaves, sont révélateurs. À leur lecture, il apparaît clairement que le calcul de la rémunération pour une tâche est conçu en fonction du produit fabriqué : l’immense majorité des travaux est payée à la tâche, la prise en compte du temps de travail étant somme toute très rare28. Les historiens du travail en Grèce ancienne ont néanmoins montré depuis une vingtaine d’années les limites de la lecture « primitiviste » qui était celle de Vernant, principalement sous deux aspects. Sans doute le travail libre ne fut pas une catégorie de la pensée grecque et « ni en grec ni en latin il n’existe un mot pour exprimer la notion générale de travail29 », mais il est vain de partir de notre propre conception du travail comme marchandise pour n’appréhender la réalité antique que sous l’angle du manque ou de l’insuffisance. Il existe bel et bien une sémantique du travail grec, qui englobe le travail dans une structure plus large qui est celle de l’acte ou de l’action. Raymond Descat a ainsi mis en évidence le rôle d’une représentation, qui ne cesse d’évoluer au cours de l’époque archaïque, organisée autour des deux notions d’ergon – « le travail non pas considéré dans un procès d’élaboration ou de production mais sous la forme la plus objectivisée, le résultat » – et de ponos – « “mise en œuvre” nécessaire » dénotant l’effort individuel et renvoyant à l’idée de dette30. La pensée grecque du travail, loin d’être homogène et uniforme, mérite en outre d’être historicisée. Ainsi, c’est seulement à partir du ive siècle, que la relation de travail est pensée à l’aune de la relation de servitude, comme si l’esclavage en était la forme idéale. Aristote peut alors écrire des

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­ isthôtoi (« salariés ») de statut libre qu’ils sont des hommes « subism sant un esclavage limité31 », et recommander de « n’exercer aucun métier manuel, puisque le propre d’un homme libre est de ne pas aliéner son existence à un autre32 ». On ne saurait néanmoins faire d’un tel discours l’emblème de la pensée grecque au sujet du travail. Comment comprendre, dès lors, l’absence d’une conception « abstraite » du travail dans le monde grec ? Les meilleurs auteurs l’imputent ordinairement au poids du rapport de production esclavagiste : l’encastrement d’une part essentielle des relations de travail dans des relations statutaires de dépendance et de propriété aurait empêché que le travail, en tant que fonction fictivement détachée du corps même de celui qui l’accomplit, soit reconnu dans son autonomie33. Finley considérait ainsi que l’idée de travail salarié supposait qu’aient été franchies deux étapes conceptuelles décisives : tout d’abord que le travail soit dégagé de la personne du travailleur et du produit de son travail ; qu’apparaisse ensuite une deuxième abstraction, celle d’un temps mesuré, le temps de travail34. Finley reprenait ici, telle une évidence, le propos de Marx lui-même selon lequel pour que le travail abstrait apparaisse « il faut que le possesseur puisse la vendre comme marchandise, il faut qu’il puisse en disposer, qu’il soit donc le libre propriétaire de sa puissance de travail, de sa personne35 ». La scène historique dressée par Marx, qui appréhende le précapitalisme depuis le capitalisme, « comme son autre36 », était ainsi fondée sur une opposition rigoureuse entre deux figures, celle du travailleur libre capable d’aliéner temporairement sa force de travail, donc de louer sa main-d’œuvre, et l’esclave, qui ne s’appartient pas. Seule la première figure était historiquement porteuse du salariat37. L’esclavage aurait empêché l’avènement du travail abstrait.

Le « travail abstrait », une création du droit romain de l’esclavage ? Or, il faut peut-être admettre que le « détachement » du travail de la personne vivante du travailleur, loin d’être une création du rapport de production capitaliste, fut tout d’abord pleinement pensé et élaboré au sein même du droit romain de l’esclavage. Nous l’avons vu : le louage d’esclaves se rangeait dans le droit romain sous la forme de deux catégories juridiques différentes, que l’esclave soit loué en tant que chose (la locatio conductio rei), ou que ses travaux (operae) soient l’objet

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de la transaction (sous la forme de la locatio conductio operarum). Yan Thomas a insisté sur l’importance de cette seconde catégorie, qui aurait été le lieu dans lequel le travail comme un objet autonome aurait été pour la première fois circonscrit38. Ainsi, c’est en réfléchissant sur les operae serviles et leur location que les juristes romains en seraient venus à isoler et objectiver le travail dans sa dimension abstraite. Séparé du corps de celui qui l’accomplissait, le travail s’inscrivait dès lors « dans le genre des choses dans le commerce, librement aliénables, ainsi libéré de la sphère personnelle du statut ». L’opération supposait en effet le démembrement de la propriété sur l’esclave, entre les droits qui portent sur sa personne – entre les mains du loueur –, et sur son travail (ou son usufruit) – entre les mains du locataire. Celui-ci ne louait pas en effet l’esclave comme une chose à la manière d’un transfert absolu des droits de propriété qui lui étaient liés, mais il ne louait que le fruit de son travail, l’usufruit se scindant lui-même entre l’usage (usus) et le fruit (fructus) de l’esclave. Soustrait temporairement au dominium du maître mais aliénable au titre du fructus, le travail était ainsi isolé d’un corps qu’il convenait par là même de protéger au titre de propriété, et les juristes romains ne manquèrent pas de réfléchir sur ce qu’il est permis d’infliger au corps d’un esclave loué. En ce sens, « si la propriété esclavagiste a été un contexte paradoxalement fructueux pour une élaboration du travail abstrait, c’est parce qu’elle a obligé à distinguer entre le travailleur lui-même, qui reste dans la nue-propriété du maître, et ce qui peut être aliéné sans porter atteinte à cette réserve39 ». Ainsi, alors qu’une relation de travail entre deux individus libres ne pouvait donner lieu (en toute rigueur) à la forme salariale, c’est à l’intérieur même de la relation esclavagiste que le travail aurait été pour la première fois conceptuellement isolé de telle sorte qu’il puisse potentiellement être quantifiable et dénombrable en heures. Qui souhaite donner toute son extension au propos de Yan Thomas affirmera que le salariat, en son origine, loin d’être l’antinomie du travail servile, en est une émanation.

Louage de chose, de services et d’ouvrage : au fondement du contrat de travail Il faut en effet insister sur la permanence des catégories juridiques romaines dans l’élaboration du contrat de travail dans les dernières

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décennies du xixe siècle. Celle-ci marque certes l’avènement, en droit, de la relation de travail comme relation contractuelle reposant sur l’accord de deux volontés libres, mais l’essentiel n’est pas là. Car si c’est à partir de la distinction élaborée par le droit romain, et réinterprétée par les juristes de la fin du xixe siècle, entre « louage de services » (locatio conductio operarum) et « louage d’ouvrage » (locatio conductio operis), que le contrat de travail trouva sa forme juridique dans les droits continentaux, c’est la première de ces deux catégories qui lui imprima sa forme véritable40. Organisé autour des principes de subordination, de la prestation de travail et de sa rémunération, le contrat de travail fut élaboré en référence au louage de services et non au louage d’ouvrage41. Ainsi, dans le droit français, le louage de services en est venu progressivement à englober l’ensemble du monde salarial, réduisant dès lors le louage d’ouvrage aux seuls indépendants. Or, chaque forme juridique porte avec elle un monde qui survit et demeure, sous la forme de la latence, dans chacune de ses réinterprétations. Puisque c’est à partir de la locatio operarum que la pensée juridique romaine en est venue à disjoindre le travail (et les revenus qu’il est possible d’en tirer) du corps de celui qui l’accomplit, et que l’expérience du louage de l’esclave offrit le terrain de cette première abstraction, alors il faut admettre que le travail salarié, dans la forme que lui donne le contrat de travail moderne, est une pseudomorphose de la relation esclavagiste – reconnaître en somme le seuil d’indistinction entre deux ordres de phénomènes que l’on pense à tort comme contradictoires. Certes, dans le contrat de travail moderne, la relation entre l’employeur et l’employé n’est plus déterminée par un rapport de dépendance statutaire mais, dans sa forme même, la façon dont le contrat est pensé emprunte une morphologie servile au sens où ce qui s’y échange s’apparente à ce qui s’échange dans une location d’esclave : la maîtrise temporaire sur l’activité d’un individu conçue comme le transfert provisoire d’un droit de nature despotique. Elle implique en ce sens que le salarié (sujet libre dans la mesure où il entre dans une relation contractuelle avec l’employeur) se fasse « fermier » de son propre esclavage. « Sous le nom de salariat, la barbarie du passé nous a légué un régime de location de l’homme par l’homme qui déshonore notre civilisation42 », écrivait déjà Ernest Lenseigne en 1911…

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De fait, la « scène primitive » du droit du travail contemporain, comme l’a montré Alain Supiot, donne à voir une antinomie fondamentale entre le postulat contractuel qui fait du travail une marchandise qui s’échange comme n’importe quel autre bien, et « le postulat de la non-patrimonialité du corps humain, dont il faut assurer le respect43 ». En dernière instance, le contrat de travail relève pourtant d’un droit des choses, dont l’objet est le corps même du travailleur et non sa personne. « Le travail, écrit Supiot, est bien envisagé sous deux faces – comme chose et comme personne – mais c’est la première qui dicte les contours de la seconde : la personne n’est que l’ombre de la chose, son ombre portée dans le domaine suprapatrimonial44. » Cet « alignement du droit du travail sur le droit des biens » trahit plus généralement la conception fondamentalement patrimoniale de la relation de travail. Que le sujet contractant soit alors le maître d’un esclave louant le corps de ce dernier ou une personne louant son propre corps, selon la fiction qui voudrait qu’il puisse en être séparé, la morphologie juridique de l’acte est-elle fondamentalement différente ? Répondre par la négative conduit à renouer avec une tradition intellectuelle qui, par-delà la césure marxienne, conduit du socialisme, ou du christianisme social, du xixe siècle jusqu’à Karl Polanyi, et qui assimilait la théorie du travail-marchandise à un esclavage déguisé. « Le travail, dans le cas où le travailleur ne possède aucune sorte de capital, comme les journaliers et les ouvriers des fabriques, n’a pas les caractères économiques d’une marchandise, écrivait Eugène Buret […]. Le travail c’est la vie, et si la vie ne s’échange pas chaque jour contre des aliments, elle souffre et périt bientôt. Pour que la vie de l’homme soit une marchandise, il faut donc admettre l’esclavage45. »

Property in the person : individualisme possessif et esclavage Pour mesurer la persistance morphologique du schème esclavagiste dans la relation de travail, il convient de se tourner vers la prétendue « invention du travail libre46 » au tournant du xviiie et du xixe siècle. La configuration américaine offre à cet égard un cas d’étude exceptionnel, précisément parce que le travail libre y a fait l’objet d’une théorisation précoce et d’un investissement idéologique sans précédent. Celle-ci fut le produit de la critique de l’engagisme (indentured work), désormais

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assimilé à une forme de servitude. À partir des années 1820‑1830, le cadre juridique de la relation entre master et servant qui organisait la relation de travail, même salarié, dans le droit de Common Law fut abandonné. La variété des formes de dépendance dans le travail fut ainsi ramenée à une alternative simple qui opposait d’un côté l’esclavage, de l’autre le travail libre, l’engagisme étant désormais interprété comme une forme d’esclavage. La notion de « travail libre » s’inventait, supposant l’égalité statutaire entre les deux parties contractantes et la suspension de la plupart des contraintes qui structuraient encore l’engagisme47. Or, l’invention du travail libre était indissociable d’un nouvel ordre symbolique et politique. Le statut de citoyen changeait de contenu en se démocratisant : celui-ci n’était plus défini, comme aux premiers temps de l’Union, par sa nécessaire indépendance matérielle, c’est-à-dire une propriété sur la terre ou sur des biens qui le rendrait autonome à l’égard de toute autorité sociale. Loin de toute forme de qualification censitaire, c’est désormais la « propriété de soi » (selfownership) qui en venait à caractériser le statut de citoyen48. Pour fonder un ordre politique nouveau, il fallait des individus libres de contracter, et donc maîtres d’eux-mêmes, c’est-à-dire jouissant de la « propriété d’eux-mêmes ». Une nouvelle économie politique voyait le jour, définissant le travailleur comme une personne autonome sur le plan légal, tout en fondant l’exercice du suffrage sur la « propriété de soi ». À la même époque, en Europe, le mot d’ordre de la liberté du travail s’entendait lui aussi, non pas comme la défense du travail en tant que marchandise, mais comme l’affirmation du droit sacré attaché à l’idée de la propriété de sa personne ; la liberté du travail était alors conçue comme participant à un processus d’émancipation du travailleur49. L’individualisme possessif du libéralisme anglais du xviie siècle est le lieu fondateur de ce nouvel ordre politique et anthropologique50. L’individu est libre dans la mesure même où il est propriétaire de sa personne, de ses capacités et de ses biens, conçu comme un droit préexistant à toute fondation de la société et d’un gouvernement : telle est la proposition centrale du Second Traité sur le gouvernement civil de John Locke. L’homme s’approprie les choses et, par cette appropriation, il est capable d’exister par lui-même, de ne dépendre de personne, et peut dès lors devenir un sujet politique. Or, les droits

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de propriété dérivent (au sens où ils sont rendus possibles) de la propriété de soi (property in the person) définie en ces termes par Locke : Bien que la terre et toutes les créatures inférieures appartiennent en commun à tous les hommes, chacun garde la propriété de sa propre personne. Sur celle-ci, nul n’a de droit que lui-même. Le travail de son corps et l’ouvrage de ses mains, pouvons-nous dire, sont vraiment les siens. Toutes les fois qu’il fait sortir un objet de l’état où la nature l’a mis et l’a laissé, il y mêle son travail, il y joint quelque chose qui lui appartient et, par là, il fait de lui sa propriété51.

L’histoire enchevêtrée de l’individualisme possessif et de l’esclavage reste néanmoins à écrire. La question n’est pas tant d’insister sur ce qui biographiquement unit Locke à l’exploitation des territoires coloniaux de la Couronne, bien que cet aspect ne puisse être trop rapidement écarté52. De fait, Locke fut désigné secrétaire des Lords propriétaires de la jeune colonie de Caroline, de 1671 à 1675, et il fut directement impliqué, de 1669 à 1682, dans l’écriture des Lois fondamentales de la colonie53, qui stipulaient en leur article 110 que « tout homme libre de Caroline a un pouvoir absolu et une autorité sur ses esclaves nègres54 ». Néanmoins, lorsque Locke mentionne l’esclavage dans les Deux Traités du gouvernement, il ne se réfère jamais à la situation des Amériques (ce qui est proprement ahurissant). L’esclavage est appréhendé dans le cadre du débat – dont Filmer et Grotius sont les protagonistes – sur la guerre juste et le droit de conquête, et le propos de Locke vise in fine à dénoncer la soumission à l’absolutisme monarchique. Comme l’écrit James Farr, épousant le combat des Whigs contre la menace des Stuart, Locke « développait un argument contre “l’esclavage” dans son île [l’Angleterre], et non contre l’esclavage dans le Nouveau Monde55 ». On peut même considérer, conformément à toute la tradition interprétative moderne, que la condamnation de l’esclavage est au cœur de la philosophie politique lockienne, en ce qu’elle postule un état d’égalité originelle entre les hommes. La loi naturelle, qui fait de Dieu lui-même le créateur de la personne humaine, lui interdit en effet un pouvoir sans limites sur son propre corps, qui irait jusqu’à l’esclavage : « N’ayant aucun pouvoir sur sa propre vie, l’homme ne peut, par contrat ou par consentement, se rendre esclave de quelqu’un d’autre, ni s’assujettir au pouvoir absolu et arbitraire qu’un autre aurait de lui ôter la vie quand il lui plaira56. »

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À l’inverse de Grotius ou Pufendorf, Locke refusait de considérer l’esclavage comme la forme la plus extrême de dépendance, posant une dichotomie complète entre libre et esclave. Alors que la servitude contractuelle était condamnée, le lien esclavagiste était pensé comme contraire en son principe à toute forme du lien politique57. Une telle approche manque pourtant peut-être l’essentiel en refusant d’interroger le lien qui unit implicitement l’institution esclavagiste et le concept de « propriété de soi ». Ce dernier peut en effet s’analyser à la lumière des droits de propriété détenus par un sujet sur le corps d’un autre. Dans le chapitre XXVII du Second Traité du gouvernement civil, Locke évoque « la propriété de sa propre personne » (property in his own person), à la manière d’un droit naturel dont jouit chaque individu. Les interprétations classiques de la pensée lockienne y voient l’acte de naissance de la notion de self-ownership, qui est la condition fondamentale à l’exercice de tout droit politique. Comme Carole Pateman l’a suggéré, une telle lecture oblitère pourtant ce que l’expression de property in the person a de plus tranchant : le concept de propriété implique en effet les notions de séparabilité et d’aliénabilité, ici appliquées au corps en situation de travail, alors que la référence au self suggère une réflexivité de la part du sujet-individu, qui est impropre à sa définition lockienne58. Car le concept de property in the person implique que les droits de propriété qu’un individu a sur sa propre personne doivent se concevoir de façon analogue à ceux dont ils disposent à l’égard de ses autres propriétés ; le droit de disposer de soi-même est illimité comme à l’égard de n’importe quelle propriété aliénable59. Avoir la pleine propriété de sa personne, et dès lors prévenir toute forme de réduction en esclavage, consiste ainsi à avoir sur soi-même les droits qu’un maître possède sur son esclave, donc à reconduire le schème esclavagiste, en le déplaçant à l’intérieur du sujet prétendument libre.

Le sujet divisé Le concept de property in the person est ainsi une fiction politique, qui considère que la même personne peut être divisée entre un propriétaire et la chose qu’il possède, qui n’est autre que lui-même et qui est considérée comme temporairement aliénable60. À travers la propriété de soi, fondatrice de la capacité politique du citoyen, il est

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tentant de reconnaître le lien normatif qui unit l’esclavage et le travail libre, en ce qu’il s’agit d’être propriétaire de soi-même comme d’un autre. La défense de la servitude contractuelle par certains théoriciens libertariens ou par des économistes néoclassiques n’a alors rien pour étonner : elle tire les conséquences logiques de l’ensemble des significations implicites attachées à la notion de property in the person, qui, bien que Locke condamne la servitude contractuelle, ne contient par elle-même aucun principe d’inaliénabilité61. Lorsque Robert Nozick affirme que le droit devrait reconnaître le contrat de servitude volontaire (self-sale contract) entre deux individus, il ne fait en somme que dévoiler l’ambivalence fondatrice du concept de propriété de soi62. Comme l’écrit Pateman, « la proposition selon laquelle l’individu jouit de sa propriété dans sa personne, ses capacités ou ses services, comme tout propriétaire jouit de ses propriétés matérielles, conduit à dissoudre l’opposition entre liberté et esclavage. L’esclavage civil ne devient rien d’autre qu’un exemple de contrat légitime63 ». Bien que conçue comme la source même de la liberté individuelle puisque garantissant que personne ne soit la propriété de quelqu’un d’autre, la propriété de soi, dans la mesure où elle est pensée comme un droit despotique de soi sur soi, n’est en rien contradictoire avec le contrat d’esclavage. * * * Le sujet politique moderne se dédouble ainsi en deux personnages. Le citoyen, qui est un sujet libre, est aussi le maître, ou le propriétaire, de cet autre lui-même dont il loue le travail. En ce sens, ce n’est jamais le travailleur qui contracte avec l’employeur mais le sujet libre et citoyen qui abandonne temporairement toute forme de maîtrise sur le travailleur qu’il est de surcroît. Cela implique qu’au moment même où il est engagé dans une relation de travail, ce dernier abandonne toute capacité politique. Le travailleur ne saurait être un homo politicus. La relation de travail est pensée comme fondamentalement extrinsèque à toute forme de relation politique, et cela s’explique par la persistance du schème esclavagiste jusqu’au cœur du contrat de travail moderne. J’ajouterai qu’une telle construction dogmatique est au cœur de notre condition politique, et qu’elle constitue un obstacle en vue de tout projet émancipateur. On le sait, le compromis fordien entre le patronat et les instances représentatives du monde ouvrier, au

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 siècle, a consisté en l’abandon, par les syndicats, de l’organisation du travail au sein de l’entreprise en l’échange de compensations salariales et de politiques de protection sociale. Cette « logique de la compensation », comme l’a nommée Bruno Trentin64, a dominé la culture de la gauche européenne tout au long du xxe siècle. Tout en ouvrant un espace de négociation entre le patronat et le monde du travail, et en débouchant sur des politiques redistributives, ce compromis laissait intact les conditions concrètes d’organisation de la production et les rapports de subordination qui l’organisent (cadences, surveillances, etc.). Livré au pouvoir discrétionnaire du patronat, le lieu du travail était pensé comme un espace fondamentalement non politique. La neutralité présumée de l’ordre productif fut en effet au cœur d’un consensus auquel s’est ralliée une grande partie de la gauche, qu’elle soit sociale-démocrate ou d’inspiration léniniste – comme si l’émancipation individuelle ne devait se réaliser qu’en dehors du travail. Pour les organisations syndicales, et plus généralement pour la gauche, la transformation du travail ne constituait de fait qu’« un domaine secondaire de l’action politique et sociale65 », au profit de la conquête de l’État et de la socialisation des entreprises. Transformer le travail en son lieu propre de telle sorte qu’il soit aussi le lieu de l’émancipation individuelle et collective : tel est le projet qu’une certaine gauche, historiquement minoritaire, n’a cessé de défendre. Si notre hypothèse se révèle exacte, cet idéal consiste bien en définitive en l’abolition du schème esclavagiste qui, depuis l’Antiquité, n’a jamais cessé d’être dogmatiquement à l’arrière-plan du contrat de travail. Le travailleur attend encore son affranchissement. xx

Chapitre 3

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Le Code des Ming occupe une place singulière dans l’histoire moderne de la Chine. Daté de 1367, il lui revient en effet d’avoir organisé l’essentiel du droit impérial chinois jusqu’à la chute des Qing, en 1912. Parmi les 460 articles qui le composent, l’un d’entre eux sanctionnait les cas d’injures proférées par un dépendant contre son maître. De façon aussi catégorique que lapidaire, l’article 350 stipulait en effet que « tout dépendant qui invective le chef de famille est condamné à la strangulation1 »… La loi précisait en outre la nature de la sanction selon le lien de parenté de la victime avec le maître de l’esclave : pour un parent au second degré de deuil ou les grands-parents maternels, la peine était fixée à deux ans de servitude pénale ; pour les parents des trois derniers degrés de deuil, elle se limitait à une bastonnade de 60 à 80 coups. Il va de soi que le même délit d’injure n’était sanctionné que lorsqu’il était commis par un inférieur à l’encontre d’un supérieur : la loi ne condamnait pas les injures proférées par le maître contre ses dépendants et travailleurs à gages. Que la parole prononcée par un esclave aux dépens d’un homme libre ait représenté un enjeu considérable dans le monde des cités grecques, plusieurs actes d’affranchissement l’attestent, en faisant obligation à l’affranchi de ne jamais injurier ses anciens maîtres. Ainsi, dans la Delphes du milieu du iie siècle avant notre ère (144‑143), l’acte d’affranchissement de Laïs, esclave couturière originaire de Thronion, contient la clause selon laquelle l’ancienne esclave, désormais libre et indépendante, n’injuriera ni Menô ni Callias, ses anciens maîtres, sans quoi ces derniers auront toute liberté pour la châtier comme ils l’entendent2. Le respect en parole imposé à Laïs l’affranchie atteste le maintien d’un lien de dépendance, si ce n’est de servitude, avec ses anciens maîtres.

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Dans l’Athènes de l’époque classique, le droit à l’insulte faisait l’objet d’une législation et de procédures tatillonnes, qui se déclinaient différemment en fonction du statut des individus concernés3. Placée sous la responsabilité des thesmothètes, une procédure spécifique concernait les cas d’injures qu’un esclave avait pu lancer contre un homme libre4. Bien que nous ignorions tout de son déroulement, il est certain que l’action se distinguait des dikai kakêgorias, sous la responsabilité des Quarante, pour laquelle le recours à l’arbitrage était fréquent, mais qui ne concernait que les cas d’injures entre hommes libres. La procédure paraît même faire exception au principe de responsabilité illimitée du maître pour les actes de son esclave, puisque ce dernier semble tenu pour responsable des mots prononcés5. Dans la « civilisation de la parole politique6 » que fut la cité grecque, la parole des esclaves était donc soumise à un régime distinct du droit commun qui organisait celle des citoyens. Certes, leur incapacité légale se traduisait avant tout par une incapacité en parole au sein des institutions de la cité, où se discutaient et s’élaboraient les décisions de la cité – fait bien connu qui est, pour ainsi dire, au fondement de l’ordre civique. Mais l’essentiel n’est pas là. L’attention que la cité porte à l’injure prononcée par les esclaves est l’indice d’un régime de la parole servile original, fait d’institutions et de procédures singulières, autour desquelles se déploie un ensemble de significations qui ne mettent en jeu rien de moins que l’ordre des discours dans la cité. « Ce n’est même pas le fait d’un homme de subir l’injustice, c’est le fait d’un esclave pour qui la mort est plus avantageuse que la vie et qui, lésé et bafoué, n’est pas en état de se défendre, ni de défendre ceux qui lui sont chers », affirme Calliclès dans le Gorgias7. De fait, l’esclave est dénué de toute personnalité juridique, si l’on entend par là qu’il ne peut ni intenter ni faire l’objet d’une action judiciaire. Comme nous l’avons vu, pourtant, sur leur lieu de travail, au sein de l’oikos comme dans les espaces publics de la cité, les esclaves ne cessaient de côtoyer des hommes libres. Libres et non-libres n’appartenaient pas à deux sociétés différentes, si bien que la participation des esclaves au processus judiciaire pouvait s’avérer précieuse pour l’élucidation de nombreux cas8. Mais d’emblée se présente un paradoxe : par quels moyens conférer une existence juridique et, en l’occurrence, reconnaître un pouvoir à dire le vrai, à la parole d’individus dépourvus de toute personnalité juridique ? Le dilemme est commun à de nombreuses sociétés esclavagistes. Le Code noir de 1685 prévoyait ainsi

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que les « témoignages des esclaves ne serviront que de mémoires pour aider les juges, sans que l’on puisse en tirer aucune présomption, ni conjecture, ni adminicule de preuve ». Dès 1686, pourtant, à la demande des planteurs martiniquais, le principe fut révisé puisque « plusieurs crimes pourraient demeurer impunis […] la plupart d’entre eux n’étant connus et ne pouvant être prouvés que par les Nègres ». En 1723 et 1724, les reprises des Codes noirs valideront ce principe à cette réserve néanmoins que les esclaves ne « peuvent témoigner contre leur maître ». La cité de l’âge classique a fait de l’exercice public de la parole le fondement d’une nouvelle forme de vie communautaire, celle à laquelle nous associons la notion même de démocratie. Elle a aussi conféré un statut original, et déroutant à première vue, à la parole des exclus par excellence qu’étaient les esclaves, en leur confiant, dans certaines situations de droit, un pouvoir de véridiction exceptionnel. La construction de la parole servile sur la scène judiciaire, c’est-à-dire l’élaboration consciente et délibéré d’un ensemble de normes et de représentations attribuant à la parole de l’esclave un pouvoir de véridiction, est l’objet de ce chapitre. Quelles sont les formes du dire-vrai d’un esclave sur la scène du droit ? Répondre à la question, on le verra, conduit à une série de déplacements grâce auxquels s’éclaire une économie symbolique complexe dans la cité classique, impliquant les représentations attachées au corps, bien sûr, mais aussi l’ordre de la scripturalité9.

I. Des

esclaves dénonciateurs

Les formes de la parole servile dans le contexte étroit du procès et l’étrange procédure du basanos, soit la déposition d’un esclave par voie de torture, seront au cœur de l’enquête. Il convient préalablement de prêter attention à la seule procédure qui fait connaître une prise de parole d’esclaves au sein des institutions de la cité10. Dans les cités de l’époque classique et hellénistique comme dans l’Égypte lagide, la mênusis désigne l’action de dénoncer ou de faire apparaître au grand jour une action criminelle11. Sous la conduite des magistrats ou des prytanes, celle-ci est exceptionnelle, d’une part en raison de sa forme inquisitoire, d’autre part en ce que les esclaves qui se livrent à une dénonciation semblent à première vue être soumis aux mêmes règles que n’importe quel homme libre. L’obtention de la liberté était

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la récompense ordinairement octroyée en cas de dénonciation reconnue comme légitime12, mais nous ne savons rien d’éventuelles procédures compensatoires pour dédommager les maîtres dont les esclaves auraient été affranchis. Robin Osborne a proposé une interprétation audacieuse de la place accordée aux esclaves dans la procédure. Dans l’Athènes classique, la dénonciation de la part des esclaves ne s’appliquerait qu’à certains cas de figure précis, mettant en cause le respect dû aux dieux et à leurs propriétés. Ainsi un esclave ne pourrait-il dénoncer son maître ou tout autre homme libre dans le cas d’un complot fomenté contre les institutions civiques13. Or, si les esclaves se voyaient le droit de dénoncer des hommes libres dans les cas d’atteintes aux biens sacrés, c’est qu’ils en venaient à jouer le rôle de représentant d’une personne fantomatique en termes de droit, la divinité elle-même14. La suggestion est séduisante mais elle peine à convaincre entièrement. Il est vrai que les seuls cas de dénonciations d’origine servile dans l’Athènes classique relèvent d’atteintes contre les dieux15. L’absence de référence à la procédure de la mênusis, dans le décret de Démophantos comme dans la loi contre la tyrannie de 33616, peut en outre s’expliquer par le simple fait qu’il n’était nul besoin d’en préciser le fonctionnement coutumier17. Observons tout d’abord l’ambiguïté du discours des Athéniens à l’égard de la procédure, comme le révèle le discours de Lysias Pour Callias18. L’affaire est mystérieuse mais il semble probable que le discours ait été rédigé pour défendre un métèque du nom de Callias, accusé de profanation de biens sacrés (hierosulia). Une chose est certaine : c’est sur la base d’une dénonciation lancée par des esclaves que Callias fut accusé. À cet égard, l’orateur a beau jeu de s’en prendre à la mênusis d’esclaves qui dénonceraient à tort et à travers en n’ayant en vue que la récompense de la liberté. Il en vient ainsi à opposer deux types de paroles, celle des esclaves qui « ont tout à gagner à débiter leurs inventions sur le compte d’autrui », et celle des hommes « qui s’exposent eux-mêmes et affrontent le danger pour défendre la chose publique ». Il évoque finalement la menace que ces dénonciations d’esclaves font peser sur l’ensemble des citoyens : « Le procès n’intéresse pas seulement les accusés, mais avec eux tous les gens de la cité : ils ne sont pas les seuls à avoir des esclaves, tout le monde en a ; en voyant le sort des accusés, les esclaves, pour être affranchis, ne chercheront plus quels services ils pourraient rendre à leurs maîtres, mais quelle dénonciation calomnieuse ils pourront produire sur leur

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compte19. » La procédure représentait-elle une véritable menace pour les hommes libres ? On peut en douter. L’orateur fait en tout cas de la mênusis servile une forme particulièrement dégradée de parole publique dans la mesure où elle n’expose à aucun risque celui qui la prononce. En ce sens, la mênusis est la forme paradigmatique d’une parole qu’on pourrait qualifier d’anti-parrhésiastique. En ce qu’elle institue un régime de parole qui ne répond pas aux mêmes principes d’exposition et de responsabilité que celle qui prévaut à l’Assemblée ou devant les tribunaux, elle semble toujours affectée d’une macule servile. C’est en ce sens d’ailleurs que le plaideur du Contre Agoratos peut présenter son adversaire comme un esclave, alors que celui-ci est de toute évidence un citoyen, comme si le fait de s’être livré à de multiples dénonciations gratuites impliquait un statut servile20. Pour cerner les spécificités de la procédure, l’analyse ne peut malheureusement s’appuyer que sur deux cas. Le premier concerne les dénonciations lancées contre Phidias par plusieurs des ouvriers du chantier de l’Acropole au milieu du ve siècle. Plutarque rapporte en effet qu’un des ouvriers (sunergos) de Phidias, Ménon, s’en serait pris à l’architecte afin de déstabiliser in fine l’autorité de son mentor Périclès. Plutarque décrit les événements de la façon suivante : « Ménon va sur la place publique se poster dans l’attitude d’un suppliant, et demander l’immunité pour dénoncer Phidias, et pour soutenir une accusation contre lui (aitoumenon adeian epi mênusei kai katêgoria tou Pheidiou). Le peuple accueillit la demande de cet homme : une action fut intentée et soutenue contre Phidias, à l’Assemblée21. » Pour Diodore de Sicile, la dénonciation aurait été collective, mais le déroulement des événements est similaire : « Quelques ouvriers de Phidias (tôn de sunergasamenôn tô Pheidia), excités par les ennemis de Périclès, vinrent en suppliants embrasser l’autel des dieux. Cette démarche eut de l’éclat ; les ouvriers, interrogés, déclarèrent que Phidias s’était approprié de fortes sommes du trésor sacré, et qu’il avait pour complice Périclès, le directeur des travaux. Le peuple se réunit en assemblée, et les ennemis de Périclès proposèrent de faire arrêter Phidias ; en même temps qu’ils déclarèrent Périclès coupable de sacrilège22. » Les deux textes rapportent une tradition cohérente et suggèrent une forme ordinaire de la procédure. À la suite d’un acte de supplication, Ménon (ou plusieurs ouvriers) se serait vu reconnaître l’immunité (adeia) par un vote de l’Assemblée, avant qu’une action ne soit engagée par les magistrats contre Phidias. Malheureusement,

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il est difficile de déterminer les formes concrètes qu’emprunta la dénonciation ; le vote de l’adeia pour des individus que tout présente par ailleurs comme innocents des crimes reprochés à Phidias suggère néanmoins qu’ils étaient bel et bien de statut servile. La célèbre affaire de la profanation des Mystères d’Éleusis est heureusement mieux connue, grâce aux récits détaillés de Thucydide et Andocide23. À en croire Thucydide, la cité aurait tout d’abord lancé un appel à la dénonciation, en promettant de fortes sommes d’argent et précisant que « quiconque, citoyen, étranger ou esclave (kai astôn kai xenôn kai doulôn), avait connaissance de quelque autre sacrilège, pouvait sans crainte le dénoncer (mênuein adeôs)24 ». Il faut sans doute ici imaginer le vote en Assemblée de l’octroi d’une immunité (adeia) à quiconque viendrait dénoncer les auteurs des crimes. Andocide décrit plus précisément la scène en citant la déclaration de Pythonicos à l’Assemblée (en tô dêmô) : « Si vous décrétez l’immunité pour l’homme que je vais appeler, vous allez entendre un serviteur, appartenant à quelqu’un qui est ici, vous révéler, quoique non initié, les Mystères25. » Après avoir écarté les non-initiés, les prytanes allèrent chercher Andromachos, esclave de Polémarchos qui, à la suite du vote de l’adeia, dénonça l’ensemble des participants aux parodies des Mystères se déroulant dans la demeure de Poulytion. C’est sur la base de cette dénonciation que Pythonicos lança une procédure d’eisangêlia (accusation de haute trahison) contre Alcibiade26. Derrière l’apparente simplicité du récit, plusieurs questions restent en suspens : la dénonciation se déroula-t‑elle devant l’ensemble des citoyens réunis en Assemblée ou bien devant une commission restreinte composée des prytanes ? Puisque c’est en s’adressant à l’ensemble du dêmos que Pythonicos voulut tout d’abord écarter les non-initiés, il est probable que l’esclave prit tout d’abord la parole devant l’Assemblée27. Il faut néanmoins concevoir l’existence d’une deuxième phase. L’essentiel de la dénonciation déboucha en effet sur une apographê, la rédaction d’une liste, celle-là même à laquelle fait référence Andocide en citant le nom des individus arrêtés. L’orateur fait ensuite intervenir Diognétos présenté comme l’enquêteur (zêtêtês) qui aurait recueilli, ou peut-être transcrit, l’accusation d’Andromachos. Dans ce cas, on peut penser que la dénonciation ne s’est pas faite en Assemblée mais devant une commission restreinte dont faisait partie Diognétos, la liste des individus dénoncés ayant ensuite été lue en Assemblée. Cette commission était distincte du Conseil qui, seul, avait

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le pouvoir de lancer l’action28, mais on ne peut exclure qu’elle en ait été une émanation. Andocide mentionne une seconde mênusis effectuée par l’esclave Lydos. Une fois encore, le propos se concentre sur la liste produite par la mênusis : Sur la liste qu’il donne figure mon père qui, dit-il, y fut présent mais dormait sous des couvertures. Speusippos, membre du Conseil, les livre au tribunal ; mais alors mon père, constituant des garants, intente à Speusippos une action en illégalité, le procès se plaide devant 6 000 Athéniens et, dans cet imposant tribunal, Speusippos n’a pas seulement pour lui 200 voix29.

Là encore, il est impossible de déterminer de quelle manière la dénonciation s’est effectuée, mais il est clair qu’elle eut pour finalité l’établissement d’une liste, préalable au lancement d’une accusation par un citoyen. Pour cerner les spécificités de la mênusis servile, il est par ailleurs nécessaire de se tourner vers le récit que Lysias propose dans le discours Contre Agoratos. L’orateur s’en prend en particulier aux dénonciations qu’aurait faites à deux reprises son adversaire sous le régime des Trente, avec la complicité d’un certain Théocritos30. La procédure de la mênusis aurait été instrumentalisée au profit d’une clique d’individus nocifs, prêts à trahir jusqu’à leurs plus proches amis dans le contexte de la stasis de 404‑403. Elle se serait déroulée de la façon suivante31 : alors bouleute, Théocritos, aurait lancé devant le Conseil une dénonciation silencieuse (mênusis aporrêtô), c’est-à-dire sans doute sans que soient mentionnés les noms des individus visés, convaincant les bouleutes de la menace qui pesait sur les institutions de la cité. Les bouleutes auraient alors voté un décret, au contenu incertain, avant de désigner une commission qui se saisit d’Agoratos pour le faire comparaître devant le Conseil. Ce dernier, en position de suppliant à Mounychie, en vint alors à dénoncer à deux reprises ses anciens amis, une première fois devant le Conseil, puis devant l’ensemble du dêmos réuni en Assemblée32. Cette première dénonciation n’aurait été que le prélude à une cascade de mises en cause, puisqu’elle aurait conduit à l’arrestation de Ménestratos puis d’Hagnodoros d’Amphitropê ; une fois l’immunité votée en leur faveur, ces derniers auraient en outre été à l’origine de nouvelles dénonciations33.

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Faut-il en définitive considérer que la mênusis s’appliquait de la même manière pour un homme libre et un esclave ? Le cas évoqué par le Contre Agoratos de Lysias présente sans l’ombre d’une ambiguïté la mênusis sous la forme d’une parole prononcée publiquement, dans le cas d’un citoyen, face à l’Assemblée ou au Conseil. Le récit que fait Andocide des dénonciations de 415 laisse aussi entendre, de façon plus incertaine, que les esclaves prirent la parole à l’Assemblée pour dénoncer la parodie des Mystères, même si le cœur de la procédure résidait dans l’interrogatoire mené avec la commission constituée par le Conseil et devait déboucher sur l’établissement d’une liste d’individus présumés coupables. Mais l’essentiel n’est pas là. Il apparaît que pour un homme libre comme pour un esclave, le vote d’un décret d’immunité (adeia) était la condition préalable à toute mênusis. Pourtant, l’immunité ne saurait avoir la même signification. Dans le cas d’un homme libre, l’immunité est en réalité impunité, puisqu’elle vise à permettre au membre d’une conspiration de s’en désolidariser en dénonçant ses comparses. Dans le cas des esclaves, elle vise non pas leur culpabilité éventuelle mais consiste plutôt à offrir une forme de protection à l’égard de leur maître, permettant leur libre expression34. Un épisode de la Vie d’Ésope est à cet égard révélateur35. Le fabuliste, esclave de Xanthos, est invité à intervenir devant les Samiens réunis en Assemblée, non pas pour dénoncer une conspiration mais pour résoudre une énigme. L’octroi de l’adeia est néanmoins nécessaire pour que l’esclave Ésope puisse prendre la parole devant les citoyens. Ainsi, alors que pour un libre, l’adeia consiste en une suspension provisoire de sa culpabilité potentielle, dans le cas d’un esclave, elle lui permet d’avoir accès de façon provisoire à un espace de parole qui par nature lui est interdit. D’une certaine façon, si le recours à l’adeia est nécessaire, c’est que l’esclave est toujours un coupable, au sens où il est fondamentalement démuni de toutes les formes de protection que le droit de la cité accorde aux hommes libres. Ce n’est que par exception et suspension du droit ordinaire que sa parole trouve sa place dans la cité.

II. Le

corps parlant

Pour faire intervenir au cours du processus judiciaire ordinaire la parole d’un esclave, le droit athénien avait uniquement recours à ce que

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les textes anciens nomment le basanos. Le terme, sans doute d’origine lydienne, désignait à l’origine une pierre de couleur noire au contact de laquelle peut s’apprécier la valeur d’un métal, et singulièrement l’or36. Dans son Traité des pierres, Théophraste écrit que cette pierre, qu’on trouverait en abondance dans le fleuve Tmolos, a « le pouvoir de révéler la nature de chaque alliage », et la poésie archaïque y a trouvé une ressource métaphorique précieuse pour évoquer l’épreuve par laquelle le poète ou l’athlète fait preuve de sa supériorité ou de sa pureté37.

La parole sous torture Sous le terme de basanos, le droit athénien de l’époque classique entend plus spécifiquement une épreuve infligée sur le corps d’un esclave. Son déroulement impliquait que les deux parties se soient mises d’accord par voie de sommation (proklêsis), si bien que la procédure dans son intégralité peut être décrite comme la proklêsis eis basanon. Le recours à cette épreuve était en droit réservé aux esclaves. Un décret voté sous l’archontat de Scamandrios (510‑509), au lendemain de la tyrannie des Pisistratides, avait en effet proscrit le recours à la torture contre tout citoyen athénien38. L’inviolabilité du corps du citoyen était ainsi un principe fondamental du régime démocratique dès sa fondation. Certes, l’histoire athénienne du ve siècle vit au moins à deux reprises, dans des contextes troublés, la menace de la question infligée à des hommes libres ; il demeure que le basanos était par principe réservé aux esclaves et constituait la seule procédure par laquelle la parole de ces derniers intégrait le processus judiciaire. Sur la base des 42 cas de proklêseis eis basanon mentionnés dans les plaidoyers antiques, la procédure peut être décrite de la manière suivante39. Une des deux parties somme son adversaire d’accepter qu’à un de ses esclaves, ou à celui d’un tiers40, soit infligée une épreuve portant sur son corps. La sommation précise le lieu et la date de l’épreuve ainsi que la liste des questions qui seront formulées, et elle est soumise sous une forme écrite à la partie adverse devant témoins. Celle-ci peut la rejeter ou l’accepter, ou même éventuellement proposer une autre sommation. Si la sommation est acceptée, le basanos se déroule en présence des deux parties et devant témoins. Le rôle de basanistês (« interrogateur ») semble généralement endossé par celui qui a formulé la sommation mais les deux parties peuvent

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aussi faire appel à un tiers pour conduire l’interrogatoire ; le plus souvent d’ailleurs, plusieurs interrogateurs participaient à la question. Une fois que l’interrogatoire a débuté, il n’est pas possible de l’interrompre41. Les questions soumises à l’esclave sont fermées, consistant en l’énoncé d’une simple alternative, à laquelle il ne peut être répondu que par « oui » ou « non ». Au terme de l’épreuve, les réponses de l’esclave sont consignées et placées dans une boîte d’argile scellée (l’echinos)42, avec l’ensemble des pièces qui constituent autant d’éléments de preuves mobilisées lors du procès par les plaideurs. Le basanos n’a peut-être parfois consisté qu’en un simple interrogatoire sans que le corps soit soumis à une épreuve physique43 mais la torture du corps de l’esclave, qu’il soit un enfant, une femme ou un homme adulte, était la règle, au point d’ailleurs qu’Antiphon envisage la possibilité de sa mort sous les coups du basanistês44. Deux passages du corpus démosthénien indiquent d’ailleurs que des dédommagements pouvaient être versés au propriétaire en cas de blessures infligées à l’esclave45. Si les moyens les plus divers étaient utilisés pour faire parler l’esclave, deux pratiques sont majoritairement mentionnées dans nos sources : d’une part, l’usage du fouet (mastix), d’autre part, un ensemble de techniques rassemblées sous le terme de streblôsis, connotant « les supplices dans lesquels la torsion et la dislocation tenaient la première place, qu’il se soit agi de l’échelle, du chevalet, de la streblê ou, parfois de la roue46 ». Il est difficile de déterminer si les deux techniques correspondent à une gradation des tourments infligés lors de l’interrogatoire, ou s’ils pouvaient être dispensés simultanément. Ce cas de figure est en effet suggéré par le Trapézitique d’Isocrate, qui décrit de la sorte la procédure : « Nous choisîmes des questionneurs et nous nous réunîmes au sanctuaire d’Héphaïstos ; je leur demandai de fouetter et de tordre l’esclave qu’on leur avait remis (mastigoun ton ekdothenta kai strebloun), jusqu’à ce qu’ils reconnussent la véracité de ses déclarations47. »

L’anti-témoin L’interrogatoire se déroulait à l’extérieur de l’enceinte du tribunal et son résultat, sous forme écrite, était conçu comme un élément de preuve distinct des témoignages. Certes, plusieurs textes de l’époque classique classent le basanos parmi les témoignages (marturia)48, mais

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cette identification est une généralisation abusive, qui dissimule la logique procédurale qui oppose structurellement les deux formes de parole. Il en allait peut-être différemment dans l’Égypte lagide puisque le règlement du Papyrus de Lille indique dans une formule étonnante : « Qu’il soit permis même aux esclaves de témoigner (exestô kai tois doulois | marturein). Les juges soumettront au basanos, en présence des parties au procès, les esclaves qui ont témoigné (tôn de doulôn tôn marturêsantôn | oi dikastai tên basanon ek tôn | sômatôn poeisthôsan, parontôn | tôn antidikôn), si les pièces écrites déposées par les parties ne leur permettent pas de juger49. » Le règlement donne à voir une situation complexe, à la fois proche et sensiblement distincte de la configuration athénienne. Certes, comme à Athènes, la participation des esclaves à l’élucidation de l’affaire semble impliquer le recours à la question, effectuée en présence des deux parties, mais celle-ci est sous la responsabilité des juges, et elle intervient à la suite de l’examen des pièces écrites déposées par les parties. Que le basanos infligé au corps (ek tôn sômatôn) des esclaves soit bel et bien décrit comme un témoignage est néanmoins radicalement contraire à la logique procédurale athénienne. Le témoignage implique en effet la responsabilité légale de celui qui le prononce. Dans l’Athènes classique, le témoignage est indissociable du recours possible à l’accusation pour faux témoignage (dikê pseudomarturiôn)50, et dans la mesure même où un esclave ne peut être poursuivi en raison de son irresponsabilité légale, il ne saurait être un témoin51. De fait, le recours au basanos est présenté par les orateurs comme un mode de résolution alternatif à l’usage des témoignages. Dans le Contre Timothée, Démosthène présente de la façon suivante la sommation lancée contre Timothée au sujet d’un de ses esclaves, Aischrion : « Je lui ai demandé devant l’arbitre si Aischrion était encore esclave, auquel cas je le réclamais pour que la preuve fût faite sur sa peau (en tô dermati). Il me répondit qu’il était libre. Je renonçai donc à ma sommation et, admettant qu’il était libre, je demandai que son témoignage fût versé au dossier. Mais il n’a pas plus fourni le témoignage d’Aischrion considéré comme libre qu’il n’a consenti à le livrer comme esclave pour que la preuve soit faite sur son corps (ek tou sômatos) : il craignait, s’il le présentait comme témoin en tant que libre, que je le prenne à partie, que je le fasse condamner pour faux témoignage, et que je me retourne contre lui-même, comme la loi me le permet ; et s’il me le livrait pour la torture, il craignait qu’il ne révélât

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la vérité52. » Le plaideur oppose ainsi terme à terme l’épreuve sur le corps, ou « sur la peau », en quoi consiste le basanos, et le témoignage de l’homme libre, toujours placé sous la menace d’une accusation pour faux témoignage. Un extrait du discours Contre Léocrate de Lycurgue indique explicitement que les deux paroles relèvent de deux régimes de véridiction différents. Pour justifier la sommation qu’il a produite et qui fut refusée par son adversaire, il affirme : « Voyez d’ailleurs, juges, quel scrupule d’équité j’apporte à l’examen de cette affaire. À mon sens, pour des crimes de cet ordre, il ne faut pas que vous vous fondiez sur des présomptions, mais que vous sachiez la vérité pour vous décider ; non pas à partir de témoignages dont la preuve reste à faire (tous marturas mê dôsontas elegkon marturein), mais qui a été faite (alla dedôkotas). C’est pourquoi j’ai adressé aux témoins, à propos de ces divers points, une sommation écrite, en spécifiant la torture pour les esclaves de Léocrate (kai axiôn basanizein tous toutou oiketas)53. » Lycurgue oppose ici le « témoignage », déjà réalisé et vérifié avant le procès, qu’est le basanos au témoignage d’un homme libre. Alors que ce dernier trouvera son crédit en raison même de la possibilité qu’il soit soumis à un examen à la suite d’une accusation pour faux témoignage, la parole de l’esclave aurait déjà avéré sa validité en raison même de l’épreuve physique et corporelle à laquelle ce dernier a été soumis54. L’accréditation, décomposée en deux phases pour un homme libre (son témoignage, puis la tenue éventuelle d’un procès pour faux témoignage), ne se réalise qu’en une seule étape lorsqu’il s’agit de la parole d’un esclave, grâce à la torture. Deux formes de paroles correspondant à deux statuts de droit parallèles trouvent leur pouvoir de véridiction de façons radicalement distinctes.

Une fiction légale ? Un point reste troublant. Bien qu’il soit possible de décrire comme je l’ai fait l’ensemble de la procédure, nous ne connaissons pas un seul cas certain de proklêsis eis basanon qui soit parvenu à son terme ou, plus exactement, qui ait donné lieu à la torture effective d’un esclave. Cette difficulté est à l’origine de deux lignes d’interprétation anciennes, mais qui se sont récemment cristallisées sous la plume de Michael Gagarin, David Mirhady et Gerhard Thür55. En 1977, Gerhard Thür avait mis en évidence l’usage rhétorique de la somma-

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tion chez les orateurs du ive siècle. Alors qu’à une époque ancienne, le corps de l’esclave tourmenté avait pu constituer un élément de preuve déterminant, la procédure serait devenue d’une importance secondaire à l’époque classique, les plaideurs utilisant avant tout la sommation pour tirer profit de son rejet prévisible par leur adversaire56. Fidèle, malgré quelques désaccords, à l’analyse d’ensemble de Thür, Michael Gagarin en a radicalisé les termes, en faisant de la proklêsis eis basanon un procédé d’usage exclusivement rhétorique. Exigeant l’accord des deux parties, le plaideur anticipait le rejet de la sommation par son adversaire, si bien qu’il la formulait de telle sorte que son refus par l’adversaire, confirmé par des témoins et lu devant le tribunal, serve d’argument devant les juges. Ainsi, c’est parce que la proklêsis eis basanon était devenue un procédé de plaidoirie, et le basanos une « fiction légale57 » que nous ne pouvons identifier aucun cas de torture effective. Approfondissant une hypothèse autrefois formulée par un bref article de James W. Headlam58, David Mirhady a proposé une lecture radicalement contraire : si aucun plaidoyer ne fait connaître le cas d’esclaves réellement soumis à la torture, c’est qu’en réalité le basanos constituait un mode de résolution traditionnel alternatif (et antérieur) à la tenue d’un procès. Habitée par le modèle ordalique, cette théorie dite « décisoire » implique que de nombreux différends étaient tranchés avant même la tenue d’un procès à la suite de l’épreuve imposée aux esclaves – et c’est la raison pour laquelle les plaidoyers n’en feraient pas mention. La suggestion de David Mirhady est assurément séduisante, en ce qu’elle offre une explication, simple dans sa forme et sophistiquée sur le fond, à une lacune documentaire. Elle rencontre pourtant plusieurs obstacles. Observons tout d’abord qu’aucun texte ne fait mention d’un différend tranché par le recours à la torture d’un esclave en dehors de la sphère du tribunal ; l’hypothèse de Mirhady a la faiblesse de tout argument e silentio. Il faudrait en outre pouvoir comprendre de quelle manière le propos de l’esclave acquérait un statut décisoire. Que de nombreux cas de basanos ne débouchent de fait sur aucune action en raison du témoignage de l’esclave, c’est fort probable dans la mesure même où la partie vaincue n’avait guère intérêt à ce que l’action soit poursuivie, mais rien ne pouvait interdire que l’action soit de nouveau portée, sous un autre motif, par une des deux parties, devant les tribunaux59.

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La théorie décisoire peine surtout à expliquer la référence au basanos parmi les pièces utilisées lors du procès. Pour Gerhard Thür, il allait de soi que le résultat de l’interrogatoire constituait, sous sa forme écrite, un élément de preuve susceptible d’être mobilisé par les parties en présence60. C’est d’ailleurs ce que suggèrent la Rhétorique d’Aristote et le traité sur la Rhétorique à Alexandre d’Anaximène qui classent tous deux le basanos parmi des éléments de preuves extérieurs, ou supplémentaires (atechnoi ou epithetoi pisteis), c’està-dire ne relevant pas de l’art rhétorique à proprement parler mais que l’orateur doit savoir mobiliser au cours de sa démonstration61. Les atechnoi pisteis sont en particulier les documents écrits, pour la lecture desquels, au cours du procès, les plaidoyers s’interrompaient. Si le résultat de l’interrogatoire peut constituer une pièce documentaire mobilisée par les parties, alors il n’est qu’un des éléments grâce auxquels les juges sont amenés à prendre leur décision et la théorie décisoire est singulièrement affaiblie. Un passage du discours Contre Conon de Démosthène le confirme. L’orateur mentionne la sommation effectuée par son adversaire peu de temps avant que l’echinos ne soit refermé : « Quand ils renoncèrent et en eurent assez, ils m’adressèrent une sommation : manœuvre dilatoire pour empêcher qu’on ne scellât les urnes (mê sêmanthênai tous echinous). Ils offraient de livrer, au sujet des coups, des esclaves (paidas) dont ils avaient écrit les noms (ekdounai peri tôn plêgôn paidas, onomata grapsantes) ; et je crois bien qu’aujourd’hui c’est là-dessus que portera surtout leur défense. » La situation présentée par l’orateur laisse entendre que le document allait être placé dans l’echinos, les noms des esclaves ayant déjà été écrits. L’orateur n’évoque pas ici la proklêsis mais l’interrogatoire lui-même, tel qu’il aurait eu lieu62. Il ne manquait que le résultat de l’interrogatoire pour que le document soit complet et qu’il puisse être lu lors du procès. Si la théorie décisoire doit être abandonnée, faut-il dès lors considérer que la torture n’était jamais pratiquée dans un cadre judiciaire contre les esclaves ? Rien n’est moins sûr. L’hypothèse de Gagarin conduit à considérer que les Athéniens auraient élaboré une extraordinaire fiction sociale : alors qu’ils ne cessent de mentionner le basanos et d’en décrire les modalités concrètes, ils n’y auraient eu jamais recours… La logique de l’action, qui impliquait de toute façon l’accord des deux parties, devait certes conduire à ce que la procédure ne soit qu’exceptionnellement utilisée, mais il est excessif de considérer

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qu’elle ne fut à l’époque classique qu’une « fiction légale ». Observons tout d’abord que les plaidoyers mentionnent au moins à deux reprises des configurations au cours desquelles la procédure se déroula jusqu’à ce que l’esclave soit saisi et que l’interrogatoire débute à proprement parler63. On ne peut surtout cantonner la question à l’espace du procès sans rapporter son existence à l’ensemble des sévices infligés aux esclaves en dehors même de l’arène judiciaire. Des comiques, tel Aristophane, aux orateurs, qui mettent en scène le recours au basanos dans l’espace privé64, jusqu’aux auteurs de traité philosophique qui réfléchissent sur le crédit à apporter aux propos tenus à la suite d’un tel interrogatoire, il est clair que la pratique était bien connue et discutée parmi les Athéniens, au point qu’il est difficile d’y voir une fiction. Constatons, en outre, que la sommation en vue d’un serment (proklêsis eis horkon), si semblable dans sa forme à la proklêsis eis basanon, quoique bien attestée chez les orateurs, ne donne lieu qu’à un cas avéré de serment réellement effectué65 : pourquoi ne pas considérer dès lors que c’est au hasard de la transmission documentaire que nous devons de ne pas connaître de basanos réellement effectué ? Enfin, l’existence de la procédure dans le cadre même du procès dans l’Égypte de la fin du ive siècle, comme peut-être dans la Cos d’époque hellénistique66, invite à penser que les usages judiciaires de la question infligée aux esclaves étaient bien connus. Pour considérer que le basanos n’était pas pratiqué dans la cité classique, Gagarin est somme toute obligé de considérer que l’institution du ive siècle constitue la relique d’une pratique juridique antérieure remontant peut-être à l’époque archaïque, mais il peine à expliquer pourquoi l’ensemble des Athéniens persistent à faire comme si les esclaves étaient réellement soumis à la torture en contexte judiciaire. L’hypothèse échoue surtout à expliquer la valorisation de la procédure chez les orateurs du ive siècle, qui s’accordent à en faire la meilleure des preuves pour trancher un différend. Le statut exceptionnel que ces derniers lui accordent indique que la procédure participe d’une construction d’ensemble plus vaste relative aux pouvoirs respectifs de véridiction attachés à la parole des esclaves et des hommes libres. La théorie décisoire trouve d’ailleurs matière à s’alimenter de ce que le recours au basanos semble à chaque fois offrir une preuve si décisive qu’elle viendrait clore le procès. Tout se passe, en somme, comme si le crédit du basanos était si considérable qu’il fallait le moins possible y avoir recours car il menaçait l’ordre agonistique du

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procès. La preuve fournie par la torture d’un esclave serait tellement éclatante qu’elle pourrait éteindre par elle-même l’action, et que pour cette raison même, il fallait limiter son usage – telle une parole dont les pouvoirs de véridiction sont si puissants qu’elle peine à entrer dans l’arène judiciaire fondée sur le débat contradictoire. Entre le pouvoir de véridiction considérable conféré à cette parole produite sur le corps de l’esclave et son usage si rare qu’il fut peut-être quasi nul, une énigme est à résoudre.

La meilleure des preuves Les orateurs athéniens ne cessent d’affirmer, à la manière d’un lieu commun rhétorique, que la torture sur les esclaves offre une preuve préférable au témoignage des hommes libres67. Dans son discours Sur la succession de Kiron, Isée affirme : « Vous êtes d’avis que dans les affaires privées ou publiques, la torture est le plus sûr moyen de preuve (basanon akribestaton elegkon nomizete). Et quand vous vous trouvez en présence à la fois d’esclaves et d’hommes libres et qu’il faut tirer au clair un point contesté, vous n’avez pas recours aux témoignages des hommes libres ; mais c’est pratiquant la torture sur les esclaves que vous cherchez à établir la vérité des faits (alla tous doulous basanizontes, outô zêteite eurein tên aletheiand tôn gegenêmenôn). Chose naturelle, juges : en effet, vous avez conscience que déjà certains témoins vous ont eu toute l’apparence de faux témoins, mais que ceux qui ont été mis à la question n’ont jamais été convaincus de n’avoir pas dit la vérité à la suite de cette épreuve. »68 Dans son plaidoyer Sur l’olivier sacré, Lysias énumère les différents moyens de preuve selon un ordre hiérarchique décroissant : le basanos est une meilleure preuve que les témoignages (marturiai) et les indices de toutes sortes (tekmêria)69. Dans le Contre Léocrate, Lycurgue convoque un autre élément plus inattendu pour défendre le recours au basanos, celui d’être la plus populaire et la plus démocratique des procédures, selon le double sens du terme dêmotikos : « Qui de vous ignore que, dans les cas sujets à controverse, si des esclaves ou des servantes sont au courant des faits, il est éminemment juste et démocratique (dikaiotaton kai dêmotikôtaton) de les interroger en les soumettant à la torture, et d’en croire les faits plutôt que les discours,

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surtout quand il s’agit d’affaires publiques, importantes, d’un intérêt majeur pour la cité ?70. » Comment interpréter une telle apologie ? Sans doute la procédure contribue-t-elle à mettre en scène et célébrer la distinction entre citoyens et esclaves, et c’est en ce sens que les historiens l’ont essentiellement comprise71. Il est toutefois permis d’accorder un sens plus général au propos de Lycurgue : le basanos offre la meilleure des preuves, non seulement parce qu’il contribue à mettre en scène la distinction statutaire entre libres et esclaves, mais aussi et surtout parce qu’il participe d’un certain régime de construction de la vérité, ou une épistémologie civique72, caractéristique de la cité démocratique. Observons tout d’abord que le basanos défie radicalement la définition courante des usages judiciaires de la torture, présentée habituellement comme « la contrainte physique exercée sur le prévenu afin de lui arracher un aveu destiné à constituer, ou plutôt à parachever, la preuve nécessaire à sa condamnation73 ». L’histoire officielle de la torture judiciaire en Occident est jalonnée de moments charnières, derrière lesquelles historiens et philosophes ont lu les grandes évolutions conjointes des formes de pouvoir et d’accréditation de la vérité. Débutant le plus souvent par une référence à la législation du Bas-Empire, cette histoire souligne notamment le bouleversement qu’aurait représenté le développement du pouvoir inquisitorial, s’affranchissant des formes primitives de la procédure accusatoire et du modèle ordalique autour du xiiie siècle74. Dans le cadre de la procédure inquisitoriale à l’œuvre dans la lutte contre les hérésies, tout d’abord au sein de l’inquisition ecclésiastique puis dans les pratiques de la justice royale, l’usage de la torture et la nouvelle administration de la preuve qui y est associée, fondée sur « une culture de l’aveu », participeraient à la naissance d’une nouvelle économie symbolique du pouvoir et de la vérité75. Son retrait progressif à la fin de l’âge moderne marquerait le passage d’un pouvoir de majesté, réactivant périodiquement son aura par les supplices publics éclatants qu’il peut infliger aux corps des condamnés, à celui d’un pouvoir disciplinaire diffus, soumis au paradigme de la gouvernementalité. Dans cette histoire grandiose centrée, chez Michel Foucault comme chez Talal Asad, sur la construction conjointe des régimes de véridiction et des formes de pouvoir qui lui sont associées, la procédure athénienne peine à trouver sa place. De fait, c’est sous l’angle de l’aveu que la torture judiciaire est le plus souvent envisagée. Or, le

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basanos appartient au registre de la torture de déposition et non de la torture judiciaire : la procédure ne vise pas un suspect dont il s’agirait d’extorquer un aveu, mais un tiers susceptible de fournir une information au sein d’une procédure accusatoire76. Le basanos présente ainsi pour originalité de soumettre à l’épreuve un esclave innocent. L’économie de l’aveu lui est étrangère. Certes, une procédure analogue a existé dans le droit romain de l’époque républicaine, mais son recours était soumis à de très nombreuses restrictions, et sa valeur considérée comme inférieure à celle des preuves ordinaires77. Le basanos se distingue surtout radicalement de la question infligée aux esclaves dans le cadre de la procédure inquisitoire romaine. Cette dernière stipulait au départ que toute forme de dénonciation du maître par son esclave était sans valeur ; ce n’est qu’à partir du règne d’Auguste, et dans le contexte du développement des procédures de la majesté aux dépens même des citoyens, que les actes de torture d’esclaves, afin qu’ils dénoncent leur maître, sont envisagés78. Quelques siècles plus tard, les Constitutions des États sudistes américains établiront qu’aucun Noir ou mulâtre, qu’il soit esclave ou libre, ne peut être un témoin adéquat dans des causes publiques contre un homme blanc, la hiérarchie raciale se surimposant cette fois au lien de propriété qui unit un maître à son esclave79.

Première analogie : le serment La procédure du basanos ainsi rendue à son étrangeté, il reste à comprendre pour quelles raisons les Athéniens lui prêtaient un tel pouvoir de véridiction. Le dispositif consistait en l’élaboration d’une parole vraie, au travers d’une preuve effectuée sur le corps – ou sur la peau (en tô dermati), comme l’affirme Démosthène80 – d’un nonsujet de droit, placé en position de tiers, à distance des deux parties. Une analogie s’impose d’emblée, celle qui associe le basanos au serment, ou plus exactement la procédure par laquelle une des deux parties somme son adversaire de jurer sur la véracité d’un fait81. Antiphon établit d’ailleurs que le basanos est aux esclaves ce que le ­serment est aux hommes libres : « Vous ne l’ignorez pas, juges : jamais les contraintes ne sont plus fortes et plus efficaces parmi les hommes, et les preuves qu’on en tire sur les questions de droit plus certaines et plus convaincantes que lorsqu’il y a de nombreux témoins, aussi bien

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libres qu’esclaves, et qu’il est possible de contraindre les premiers par leurs serments et leur parole – chose si importante et si grave pour eux – et d’agir sur les autres par d’autres moyens si puissants que, dussent-ils périr à la suite de leurs dénonciations, ils sont obligés de dire la vérité : car la contrainte présente, pour chacun, est plus forte que celle qui est à venir82. » La démonstration d’Antiphon consiste à mettre en parallèle les deux procédures. Alors que les hommes libres sont soumis au risque d’un procès pour faux témoignage ou d’une sanction supérieure en cas de parjure, les esclaves subissent, préalablement à tout procès, une épreuve sans laquelle le crédit de leur parole est nul. Structurellement, le basanos et l’horkos présentent ainsi une véritable homologie : supposant une sommation (proklêsis), tous deux sont essentiellement mobilisés à l’époque classique comme un moyen rhétorique destiné à confondre l’adversaire qui s’y refuserait. De fait, parmi les 23 proklêseis eis horkon que nous connaissons, seule l’une d’entre elles donna lieu à un serment effectivement proféré. Comme le basanos, enfin, le serment n’a pas de valeur décisoire83, et son résultat, rédigé et placé dans l’echinos, fait partie des pièces documentaires que les parties peuvent mobiliser dans leur plaidoirie. Alors que le recours au basanos est destiné à faire parler des esclaves, le serment est un mode privilégié pour faire intervenir (sans toutefois qu’il leur soit réservé) dans le processus judiciaire des non-citoyens, et en particulier les femmes de statut libre. Mais l’analogie, loin de résoudre l’énigme, ne fait que la creuser. À en croire Anaximène, le serment consiste en « une affirmation indémontrable mise sous couvert de la divinité84 », en ce que la fonction de témoin avérant la véridicité du propos est déléguée à la divinité. L’enjeu consiste bien à lier la parole d’un sujet à une instance extérieure, grâce à laquelle elle acquiert son pouvoir de véridiction. Quelle est cette instance dans le cas du basanos ? Sous quelle autorité est placée cette étrange parole arrachée au corps de l’esclave ? Il y a ici un grand secret.

Le corps, sujet de droit Nous présentons spontanément le basanos comme la déposition faite sous torture par un esclave. Les plaidoyers évoquent la procédure en termes sensiblement différents en plaçant en son centre le corps

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de l’esclave, « livré » ou « reçu » par chacune des deux parties et soumis à la torture85. Ce déplacement est significatif : c’est le corps impersonnel de l’esclave, instance fictivement séparée, le temps de l’épreuve, de toute maîtrise propriétaire, substitut ou plutôt simulacre de la personne inexistante en droit qu’est l’esclave, qui en est le véritable acteur. Dans le Contre Androtion, Démosthène dresse une analogie parfaite entre les formes de responsabilité propres aux esclaves et aux hommes libres : « Pourtant, voulez-vous chercher la différence entre l’esclave et l’homme libre ? La principale, vous le constaterez, est celle-ci : les esclaves sont responsables corporellement de toutes leurs fautes (tois men doulois to sôma tôn adikêmatôn apantôn upeuthunon estin), tandis que les hommes libres, à quelque extrémité qu’ils soient réduits, gardent toujours sauve leur personne (touto g’enesti sôsai). C’est sur leurs biens qu’ils doivent, en règle générale, réparation. Tout au contraire c’est sur le corps (eis ta sômata) qu’Androtion, comme s’il avait affaire à des esclaves, a fait subir les châtiments86. » L’orateur suggère de façon lumineuse ce qui sépare ontologiquement le corps de l’esclave de celui du citoyen : au corpsmarchandise de l’esclave, s’oppose le corps inviolable et inaliénable du citoyen. Alors que la responsabilité de ce dernier porte sur ses biens et non sur son corps, l’esclave, qui n’est fondamentalement qu’un corps soumis à l’appropriation d’autrui, ne peut voir exercer sa responsabilité qu’aux dépens de son corps87. Que l’esclave soit fondamentalement défini comme un corps, le formulaire des actes d’affranchissement ne cesse d’ailleurs de le répéter. Ainsi, dans le sanctuaire d’Apollon à Delphes, au iie siècle avant notre ère, selon un modèle formulaire abondamment attesté, « Kallikratès, fils de Kallinoos, et Praxô, fille de Kléoménès, tous deux d’Erinéos, ont consacré à Apollon Pythien un corps de sexe masculin, qui a pour nom Antiochos (sôma andreion ôi onoma Antiochos), pour sa liberté, après avoir recouvré de lui la rançon prélevée par l’ennemi88 ». Par la disjonction du corps, du sexe, et du nom, la formule consacre la négation qui définit la condition d’esclave : à l’impersonnalité d’un corps-marchandise est apposé un nom, pur artefact ou simulacre ne renvoyant à aucune existence juridique. Alors que le citoyen s’engage par sa parole, avec laquelle il fait corps et dont il peut répondre judiciairement, l’esclave n’existe qu’en tant que corps, et celui-ci est la propriété d’un autre. Il s’agit en somme

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de faire comme si la voix de l’esclave ne pouvait être que celle d’un corps, qui par nature ne lui appartient pas. Formulons-le autrement : le corps est la fiction nécessaire à l’existence légale d’une non-personne, l’esclave, sans que le lien de l’un à l’autre ne soit d’identité. Le basanos consiste à cet égard en la construction d’une parole vraie qui ne puisse être imputée à une personne. Placé en position de tiers, car délié de son obligation à l’égard de son maître et sous la double contrainte, symétrique, de deux hommes libres, le corps de l’esclave joue ainsi le rôle d’une instance tierce. La cité capture un corps et, depuis l’absence de présence et d’identité qui est la sienne, elle institue une parole vraie. Il est tentant de lire une telle construction à l’aune du paradigme agambenien de l’homo sacer. En prenant pour point de départ le « concept limite de l’organisation sociale romaine89 » que serait la figure de l’homo sacer, Giorgio Agamben a fait de la « vie nue » la condition de toute politique au sens occidental. La « vie nue », dont il saisit la première formulation dans la distinction aristotélicienne entre l’ordre de la zoê et du bios mais dont le camp offrirait le paradigme ultime dans la biopolitique moderne, serait même le grand secret au cœur de la constitution du pouvoir en Occident : « La structure originaire de la politique occidentale consiste en une exceptio, une exclusion inclusive de la vie humaine sous la forme de la vie nue90. » La « vie nue » résulte en ce sens d’un acte de capture et de division de la vie, qui est au fondement du souverain, en ce que « la prestation fondamentale du pouvoir souverain est production de la vie nue comme élément politique originaire ». L’opération qui fonde le politique en Occident procéderait ainsi d’un acte de séparation entre la « vie politiquement qualifiée91 » et la vie naturelle, livrée à la violence. Bannie, au sens où elle est exclue de la communauté et, dès lors, placée sous l’enseigne du souverain, la vie nue est ce qui rend possible, depuis l’exception où elle est placée, l’exercice d’un pouvoir. Le corps de l’esclave soumis au basanos peut à sa manière être décrit comme la production d’une forme de « vie nue », si par cette expression on veut bien reconnaître la construction délibérée d’une instance, définie par son exclusion du politique et sa destitution originaire, bien sûr, mais qui est en même temps le pôle depuis lequel une vérité peut s’énoncer. Et l’on ne saurait alors s’étonner que l’arche conceptuelle proposée par Homo Sacer se soit achevée en Grèce, au

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travers d’une méditation sur la figure de l’esclave dans le premier livre de la Politique d’Aristote…

Deuxième analogie : l’esclave et l’oracle Mais sous la dimension de l’absence, une nouvelle analogie, à première vue paradoxale, se dessine, qui associe la parole du corps de l’esclave à celle du dieu en contexte oraculaire. Reprenons. Le basanos consiste en un questionnement par voie de torture, fondée sur une alternative simple : l’esclave répond par l’affirmative ou la négative à des questions préalablement consignées par écrit par une des parties et acceptées par l’autre. La procédure présente une forte similitude avec la pratique oraculaire que certains historiens ont qualifiée de « mantique fermée92 », telle qu’elle se déroulait dans de nombreux sanctuaires oraculaires du monde grec. Certes, l’ensemble d’une tradition littéraire, portant en particulier sur la Pythie de Delphes, a longtemps suggéré la prédominance d’une forme de « mantique ouverte », par laquelle l’oracle révélerait le destin sous une forme énigmatique, qu’il reviendrait à chaque fois au consultant de savoir interpréter93. « Le maître dont l’oracle est celui de Delphes ne dit ni ne cache mais donne des signes (oute legei oute kruptei alla sêmainei) », écrit Héraclite94. Sous sa forme la plus courante, la pratique oraculaire relevait toute­ fois le plus souvent d’un tout autre dispositif : face à une question fermée, le dieu n’avait le choix qu’entre deux alternatives et son oracle n’avait pas de statut prédictif. « À la différence des prophéties consignées longtemps après la consultation […], les oracles relatés dans l’épigraphie, ou dans les sources littéraires contemporaines des faits, concernent toujours des questions extrêmement ponctuelles, codifiées en quelque sorte, et leurs réponses, elles aussi codifiées, ne sont jamais ambiguës avant l’époque romaine », écrit Pierre Bonnechère95. Au sujet même de la parole de la pythie delphique, Plutarque fait ainsi entrevoir une pratique à 1 000 lieues des récits hérodotéens. À en croire le prêtre d’Apollon Théon dans le Dialogue sur les oracles de la Pythie, « ignorant les détours et les sinuosités du style, les équivoques et les ambiguïtés, [le langage de la Pythie] est orienté droit vers la vérité (all’eutheia pros tên aletheian), et, bien qu’exposé à perdre son crédit puisqu’il est soumis à l’épreuve des faits, il n’a donné jusqu’à présent aucune occasion de le convaincre d’erreur96 ».

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De fait, l’épigraphie delphique et davantage encore les inscriptions de Dodone montrent que le plus souvent le consultant propose au dieu une alternative simple, à laquelle ce dernier ne peut répondre que par un « oui » ou un « non »97. « Est-ce que, s’il épouse la femme à laquelle il pense, le consultant aura du bonheur ? » ; « Est-ce qu’ayant des rapports avec moi, elle aura des enfants ? » ; « Au sujet de la santé de mon fils : dois-je écarter à prix d’argent (sa maladie) ? Dois-je l’envoyer auprès d’Arybbas, ou doit-il rester ici ? »98 : voici les questions que trois consultants posèrent à Zeus, dans le sanctuaire de Dodone à la fin du ive siècle. Sous cette forme « fermée » et non prédictive, la pratique oraculaire supposait régulièrement le recours à l’écriture. Non seulement la requête du consultant était écrite, mais dans de nombreux sanctuaires, la réponse du dieu faisait l’objet d’une mise par écrit sous la forme d’une tablette remise au consultant et parfois même d’un archivage99. Dans le sanctuaire d’Apollon Coropaios à Démétrias, comme à Delphes ou à Claros100, les consultants recevaient une copie écrite de leur oracle ; à Didymes, le chrêsmographion était le bâtiment dans lequel étaient déposées et conservées, au iiie siècle avant notre ère, les réponses du dieu et où les consultants retiraient une copie de l’oracle prononcé101. Ces archives furent d’ailleurs à l’origine de la vaste entreprise de réinterprétation littéraire des textes oraculaires que représenta la rédaction des recueils d’oracles à partir de l’époque impériale102. Par le recours à l’écriture et l’élaboration d’un questionnaire fermé, le basanos présente donc des similitudes frappantes avec la pratique oraculaire, et c’est peut-être sous l’égide de ce rapprochement qu’il faut penser le pouvoir de véridiction de la parole de l’esclave.

III. L’esclavage,

une pensée de l’écriture

L’examen de la procédure du basanos nous conduit sur un autre sentier, qui associe dans l’imaginaire athénien l’esclavage au champ de la scripturalité. La procédure, rappelons-le, a pour particularité de trouver sa forme procédurale au travers d’un écrit, sous la forme tout d’abord du texte auquel le corps de l’esclave doit répondre, sous celle, ensuite, du texte intégré à la procédure et lu lors du procès. La trace écrite fait ici figure de substitut à l’impossible présence de l’esclave au sein du procès.

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Ce simple fait distingue radicalement le basanos du témoignage d’un citoyen. Certes, à partir du premier quart du ive siècle103, les témoignages sont rédigés et placés eux aussi dans l’echinos pour être lus lors de l’audience, ce qui participe sans doute d’une volonté de rationaliser et de mieux contrôler le contenu des dépositions dans la procédure104, mais la présence physique du témoin lors du procès n’en était pas moins nécessaire. En ce sens, l’écrit n’était pas substitutif mais complémentaire au regard d’un principe intangible, celui de la présence physique des témoins s’exposant lors du procès face aux parties, aux juges et aux spectateurs. Le témoignage écrit n’était que la trace d’une parole, qui exigeait la présence du témoin, par laquelle ce dernier s’engageait aux yeux de tous dans son acte de parole. S’il était possible de faire témoigner sous forme écrite un mort ou un absent, la responsabilité qui lui incombait en tant que témoin devait ainsi être transférée à un individu libre, présent au procès105. Au contraire, la « présence » de l’esclave au sein du procès ne se matérialisait que sous la forme d’une trace écrite, et il est possible de voir dans ce simple fait l’indice d’un ensemble de significations qui noue la figure de l’esclave à la question de l’écriture et aux pouvoirs de véridiction qui lui sont propres. Les historiens ont longtemps envisagé l’écriture en Grèce ancienne sous l’angle de sa publicisation, en considérant que son développement, dans le courant de l’époque archaïque, avait partie liée avec l’avènement d’une nouvelle rationalité associée à l’univers de la polis. « Par la publicité que lui confère l’écrit, la dikê, sans cesser d’apparaître comme une valeur idéale, va pouvoir s’incarner sur un plan proprement humain, se réaliser dans la loi, règle commune à tous mais supérieure à tous, norme rationnelle, soumise à discussion et modifiable par décret, mais qui n’en exprime pas moins un ordre conçu comme sacré », écrivait Jean-Pierre Vernant106. Un tel paradigme a largement été révisé depuis plus d’une trentaine d’années. Écrire, ce n’est pas forcément rendre public un savoir ou faire connaître au plus grand nombre une décision – songeons ainsi aux tablettes de malédiction (katadesmoi) qui attestent l’existence d’une écriture qui n’a pas vocation à s’offrir à un lecteur mais doit demeurer privée107. Plus encore, l’écriture de la loi à l’époque archaïque visait bien souvent, non pas la mise en commun d’une décision (qui était d’ailleurs en mesure de lire le texte ?), mais sa monumentalisation. Dans ce cas, le texte était moins destiné à être lu qu’à être là, c’est-à-dire mis en

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scène dans sa permanence, ou sa fixité, sous la forme d’une écriture monumentale108. En ce sens, faire de l’écriture un bien public consistait peut-être aussi à neutraliser les effets délétères de son appropriation privée. Le rapport entre écriture et oralité, loin d’être appréhendé sur le mode d’un antagonisme, doit en outre être pensé en termes d’inter­ actions ou « d’attachement109 ». Pour qui s’intéresse aux législations de l’époque archaïque, au sein desquelles coexistaient lois écrites et lois orales (ou chantées), ou aux pierres parlantes de l’agora athénienne, l’écriture n’apparaît pas comme l’envers de l’oralité. Dans de nombreux contextes, l’écrit apparaît plutôt comme le support d’une cérémonie collective essentiellement orale, dont elle garde la mémoire, ou en constitue la trace. Au sein de la cité classique, deux tendances, à première vue contradictoires, se dessinent. Plusieurs travaux ont mis en évidence le recours multiforme de l’écriture dans la vie civique, depuis la tenue de véritables cadastres jusqu’à l’élaboration des pièces préparatoires au procès, sans oublier le rôle majeur des pratiques archivistiques, bien plus importantes qu’on ne l’a longtemps imaginé110. Dans l’espace même du procès, l’oralité demeurait néanmoins la règle. Malgré le développement de la logographie et le rôle croissant joué par les pièces documentaires dont l’élaboration était préalable à la tenue du procès, subsistait l’idéal d’un droit reposant sur la parole « en présence ». Le procès était bien un affrontement de discours (agôn logôn), au sein duquel les documents écrits jouaient un rôle secondaire, et le plus souvent sans doute négligeable – « la place de l’écriture est restée externe et non intrinsèque à la procédure judiciaire », comme l’écrit Michael Gagarin111. Il convient à ce titre de penser ensemble l’usage de l’écrit dans la cité et la relégation, relative mais délibérée, de son usage hors de l’espace du tribunal112. Nous l’avons d’ailleurs déjà observé : dans la cité qui, au ive siècle, peut s’appuyer sur un nombre croissant de documents de toutes sortes pour prouver l’identité d’un individu, c’est le recours au témoignage et à l’interconnaissance, qui seul fait preuve en droit de l’identité d’un individu – comme si l’ensemble des documents administratifs étaient dénués de toute valeur lors d’un procès. C’est que tout en étant placé au cœur d’un certain nombre de pratiques civiques, l’écrit était aussi perçu comme une menace pour l’ordre démocratique. Deborah Steiner a fait l’inventaire de l’ensemble des usages de l’écrit qui caractérisent le mauvais roi ou le tyran héro-

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dotéen. La communication avec les sujets par voie écrite, le recours aux inscriptions de toutes sortes, telles les bornes ou les piliers commémoratifs, l’émission de sceaux et de pièces, sont autant de traits caractéristiques du tyran hérodotéen qui, comme le mauvais roi des tragédies, se rend invisible à ses concitoyens et rompt le pacte de réciprocité et d’intervisibilité de la communauté citoyenne113. Ainsi, lorsque les Athéniens pensent une justice qui serait en tout point opposée à la leur, celle-ci a pour emblème le roi Déiokès114, qui juge les litiges en se faisant envoyer dans son palais déclarations écrites des parties, auxquelles il renvoie sa sentence, écrite elle aussi. Une telle perspective invite à envisager l’usage public de l’écriture en Grèce ancienne dans un tout autre sens que celui que lui prêtait Vernant. Rendre publique l’écriture, ce serait aussi empêcher qu’elle ne puisse devenir l’instrument d’un pouvoir, c’est-à-dire placer au centre de la cité (eis meson, selon la formule célèbre) un instrument qui, sous le contrôle exclusif d’un individu, échapperait au plus grand nombre et risquerait de légitimer l’exercice d’un pouvoir. Confier la gestion des archives à des esclaves publics115 ou monumentaliser l’écriture publique relève en ce sens d’un même programme, celui de soustraire l’écriture à toute forme d’appropriation personnelle ; la publicisation de l’écriture est aussi sa sanctuarisation. Le tyran et l’esclave sont à cet égard les deux emblèmes symétriques d’une même menace, associée à l’univers de la scripturalité, qu’il convient de mettre à distance en la reléguant à l’extérieur du champ civique.

Palamède ou la malédiction de l’écriture Au cœur de l’Athènes du ve siècle, l’ensemble des récits construits autour de la figure de Palamède met justement en scène le rapport ambivalent que l’idéologie démocratique entretient avec l’écriture. Ces récits peuvent en effet être lus à la manière d’une méditation sur l’usage juridique de la preuve écrite, ou sur les dangers que l’écrit fait peser sur la pratique du droit. Or, il est significatif qu’un esclave y joue un rôle de premier plan. Eschyle, Sophocle et Astydamas le Jeune furent les auteurs d’une tragédie consacrée à Palamède, mais ce sont essentiellement les 13 fragments du Palamède d’Euripide qui nous permettent de reconstituer les traits essentiels de sa légende athénienne116. Depuis l’époque archaïque, et l’œuvre de Stésichore,

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Palamède était considéré comme un des inventeurs de l’écriture, qui aurait enseigné aux Grecs « les lettres phéniciennes », le jeu de dés et les mesures et les jetons de vote117. Or, la tragédie d’Euripide, jouée en 415, liait étroitement l’invention de l’écriture par Palamède à l’exigence de trancher un différend juridique. Le recours aux écritures empêcherait les mensonges et les faux témoignages. Palamède s’y vante en effet d’avoir instauré des « remèdes contre l’oubli (ta tês ge lêthês pharmak) » : En établissant les consonnes, les voyelles, les syllabes, j’ai initié les hommes à la connaissance des lettres. Ainsi, quand on est absent et qu’on a franchi l’étendue marine, on sait exactement tout ce qui se passe au loin, chez soi. Un mourant fait connaître par écrit à ses fils comment il partage sa fortune et l’héritier sait ce qu’il reçoit. Les maux que causent aux hommes les disputes auxquels ils se laissent aller, une tablette les tranche, et elle ne permet pas le mensonge118.

François Jouan a reconstitué quatre récits différents à l’œuvre chez les Tragiques autour de la mort de Palamède. Tous mettent en scène le retournement de l’écriture contre son inventeur, que Palamède soit trahi par une lettre prouvant sa trahison à la cause achéenne ou que la flèche de Pâris qui lui était destinée et sur laquelle était gravé un message tombe entre les mains d’Ulysse et de Teucros119. La version euripidéenne serait la suivante : Agamemnon, Ulysse et Diomède se seraient emparés d’un esclave qu’ils auraient forcé à écrire une lettre en caractères phrygiens, signée du nom de Priam, et adressée à Palamède. Après avoir tué l’esclave, ils auraient corrompu un esclave de Palamède, afin qu’il place sous le lit de son maître la lettre et l’or phrygien, prouvant sa trahison. Sa tente fouillée, l’or et la lettre auraient été découverts et Palamède condamné à la lapidation. Ainsi l’inventeur de l’écrit aurait été victime de sa propre invention ; la preuve écrite, destinée selon Palamède à constituer le moyen le plus sûr pour trancher une cause judiciaire, se révélait ici être un faux qui le condamne à la mort. Or, il est frappant de constater le rôle déterminant joué par des esclaves, associés à l’usage de l’écriture, dans les malheurs de Palamède, que l’un rédige la lettre de dénonciation ou que l’autre la cache pour prouver sa trahison. C’est par l’intermédiaire d’un esclave que l’écriture en vient à trahir son inventeur, ou son père, comme s’il revenait à cette technique traîtresse, car sans destination et sans paternité, d’être incarnée par un esclave.

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Drimakos l’esclave, prince des écritures La légende de Palamède mérite d’être rapportée plus généralement à l’ensemble des significations qui associent des figures d’esclaves au champ de la scripturalité. Il ne s’agit pas seulement de constater que l’esclave est un corps potentiellement « marqué » de signes dont le déchiffrement est réservé à d’autres, comme plusieurs récits aux confins de l’histoire et de la légende le rapportent120. L’association de la figure servile et des écritures civiques trouve surtout son expression dans une institution précise, les archives civiques, dont la garde et la gestion étaient traditionnellement confiées à des esclaves publics. Qu’il s’agisse de l’usage du sceau de la cité, du contrôle de sa monnaie ou de la conservation des étalons des poids et mesures civiques, les dêmosioi étaient plus largement en charge de la sphère des empreintes civiques. Un terme grec qualifie mieux que tout autre cette étrange association, la sphragis, qui peut désigner à la fois le sceau public et la marque tatouée à même la chair de l’esclave121. Ainsi, c’est à l’homme dont le statut est inscrit littéralement dans la chair qu’il revient d’être le gardien des empreintes de la cité ; c’est à un homme statutairement dépourvu d’identité qu’il revient d’identifier les propriétés de la cité. Le lien étroit associant le statut servile aux écritures civiques surgit au cœur du récit le plus complet dont nous disposons au sujet d’une révolte d’esclaves en Grèce ancienne. À en croire le récit de Nymphodore de Syracuse, qui reprend peut-être une tradition remontant au ve siècle122, sur l’île de Chios, un esclave du nom de Drimakos aurait pris la fuite avec plusieurs dizaines de ses congénères. Réfugiés dans les montagnes qui surplombent l’île, ceux-ci auraient fondé un royaume dont Drimakos fut le chef. Après avoir vécu plusieurs années de raids et de pillages aux dépens des cités côtières, ces esclaves marrons auraient finalement conclu une trêve avec la population libre de Chios. Le roi-esclave Drimakos qui, pour inaugurer son nouveau pouvoir, avait fait confectionner des unités de mesure et de poids et un sceau personnel, aurait alors proclamé solennellement aux Chiotes en guise de réconciliation : « Tout ce que je prendrai à l’un d’entre vous, je le prendrai en usant de ces unités de mesures et de poids (tois metrois kai stathmois) et, après avoir pris ce qui me convient, à l’aide de ce sceau (tê sphragidi), je scellerai vos réserves à provisions sans davantage y toucher123. » Un roi-esclave maître des étalons des

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poids et mesures civiques et détenteur du sceau de la communauté ? La chronique de Nymphodore de Syracuse se présente comme le récit de fondation d’une communauté politique improbable composée d’anciens esclaves. Celle-ci a tout d’une anti-cité puisque y sont renversés plusieurs traits constitutifs du modèle idéal de la polis. Ainsi, lorsqu’ils relatent les gestes consacrant l’avènement d’une cité, ces récits insistent généralement sur la délimitation du grand sanctuaire civique et la création des institutions de la nouvelle communauté politique124. La confection d’un sceau civique et l’instauration des étalons de mesures et de poids par Drimakos en sont l’équivalent dans l’ordre politique improbable que constitue un royaume d’esclaves. Ainsi l’usage souverain des empreintes et des marques de la communauté caractérise cette improbable communauté composée d’esclaves, qu’on ne saurait véritablement qualifier de cité.

Une parenthèse derridienne Entre l’esclave et l’écrit, il existerait ainsi, en termes platoniciens, une identité de substance. Le caractère orphelin de tout texte serait en somme redoublé par l’impersonnalité de celui qui le porte, l’esclave. Au risque de nous laisser emporter bien loin des chemins du tribunal athénien – mais qui sait, si nous n’y reviendrons pas ? –, il paraît difficile d’esquiver, à ce stade de l’enquête, un leitmotiv derridien. La voix, la présence, l’écriture : cette triangulation est au cœur de l’œuvre de Jacques Derrida qui, de La Voix et le Phénomène jusqu’à La Carte postale, fait du privilège de la phonê (la « voix ») le lieu d’expression de la présence à soi, « principe des principes125 » en laquelle s’originerait toute la métaphysique occidentale, et qui supposerait la double exclusion du corps et de l’écrit, car extérieurs et seconds. Le geste inaugural de la métaphysique occidentale tiendrait en l’assomption de la voix, « intuition pleine et originaire » et refuge de la présence, s’inscrivant dans une ontologie de l’esprit contre le corps et contre l’écrit, puisque « l’histoire de la vérité, de la vérité de la vérité a toujours été […] l’abaissement de l’écriture et son refoulement hors de la parole “pleine”126 ». On sait l’importance que le jeune Derrida a accordée au « procès de l’écriture » que serait le mythe de Theuth à la fin du Phèdre de ­Platon, lieu de déploiement d’un ensemble d’antinomies structu-

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rant l’ensemble de la philosophie platonicienne. La hiérarchie entre ­Thamous et Theuth s’inscrit en effet dans un ensemble très vaste d’oppositions et de ­hiérarchies, entre père et fils, roi et serviteur, l’ordre du logos et celui du graphein, la présence et l’absence (ou la mort). Aux yeux de Derrida, Theuth, « le dieu de l’écriture, est donc un personnage subordonné, un second, un technocrate sans pouvoir de décision, un ingénieur, un serviteur rusé et ingénieux127 » et le néfaste pharmakon, remède et poison, qu’il présente au « roi, père et dieu » qu’est Thamous, une puissance occulte et suspecte, un simulacre de savoir. C’est que, sans destination et sans père, l’écriture a toujours pour destin de « s’éloigner de la vérité de la chose même, de la vérité de la parole et de la vérité qui s’ouvre à la parole128 ». Mais Derrida montre en même temps l’instabilité de cette structuration binaire et la capacité qu’ont les différents termes de se renverser, l’image de l’écriture et des lettres à déchiffrer revenant en particulier à plusieurs reprises pour désigner l’eidos lui-même129. En ce sens, le platonisme a besoin de ce qu’il condamne ; Platon a recours aux pharmaka pour exorciser les pharmaka, si bien que la démarche derridienne consiste précisément à faire de la position de Teuth celle d’un supplément nécessaire et indispensable à l’existence de Thamous comme son propre père. En tâchant de prolonger le motif derridien, on fera observer que deux moments où la scripturalité platonicienne se donne à voir – c’est-à-dire où les conditions de transmission du propos socratique se donnent à voir et où le texte platonicien réfléchit ses conditions de production – voient surgir une figure d’esclave, la première fois sous les traits d’un esclave lisant un dialogue, la seconde à la manière d’une ombre, celle d’Ésope.

La voix muette de l’esclave Exposé dès le début du dialogue, le dispositif narratif du Théétète place son lecteur dans une situation troublante. Il lui est requis de lire la retranscription écrite de la lecture, par l’esclave d’Euclide, d’un texte rédigé autrefois par son maître relatant les entretiens que Socrate lui a dit avoir eus avec Théétète130. Euclide prend d’ailleurs soin de préciser que Socrate lui-même n’a pas manqué de corriger à plusieurs reprises les retranscriptions qu’il lui proposait. Le texte se présente ainsi fondamentalement comme la retranscription d’un dialogue écrit

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(avec la lointaine collaboration de Socrate) mais tel qu’il est oralisé par le soin d’un esclave. Que cette scène permette d’entrevoir une pratique régulière au sein des cercles intellectuels athéniens importe peu en l’occurrence. Platon ici met en scène de façon exceptionnelle les conditions de diffusion de la parole socratique, à la manière d’une chaîne de garants qui conduit de la bouche de Socrate jusqu’au lecteur, en dépit d’une double médiation écrite (par Euclide, d’une part, par Platon, d’autre part). L’enjeu consiste bien en la subordination du texte écrit – celui que nous tenons entre les mains – à une chaîne de garants qui assure in fine l’authenticité de la parole socratique. Platon l’auteur est ici congédié, au profit du surcroît d’autorité conféré par le nom Socrate, qui passe par Euclide, et dont l’esclave est l’ultime transmetteur. Dans ce dispositif qui vise à conjurer la trahison de l’écrit, l’esclave joue un rôle déterminant, puisqu’il lui revient de garantir la neutralité de cette chaîne de transmission ; son absence d’être neutralise les effets vénéneux de l’écriture et permet de rendre « présent » Socrate. L’esclave assure la soumission du texte écrit à la parole de Socrate, mais le dispositif présente ceci d’étrange qu’il place son lecteur en position symétrique de celle de l’esclave. Comme l’écrit Patrice Loraux, « c’est encore la voix sans timbre de l’esclave qui résonne en nous, ou plutôt nous entendons notre propre voix silencieuse lisant, comme étant celle de l’esclave », faisant de nous les lecteurs et « les esclaves du texte »131.

Socrate, à l’ombre d’Ésope Mais l’association de l’écriture à l’esclavage trouve sa plus belle manifestation chez Platon dans le Phédon, au travers de la représentation énigmatique de Socrate écrivain à l’ombre d’Ésope. Socrate écrivain ? On sait que cette simple hypothèse a hanté Derrida, qui crut, un jour d’ennui et de pluie, à Oxford, la voir enfin réalisée sur une carte postale reproduisant une gravure ancienne. Dans cette « petite apocalypse de bibliothèque132 », Platon y dictait à Socrate un texte que ce dernier retranscrivait. Dans l’assignation fautive d’un copiste du Moyen Âge, se tiendrait le grand secret que la philosophie occidentale aurait préféré taire133. Nous voici au début du Phédon. Alors qu’il vient de congédier Xanthippe, ses disciples entrent dans sa cellule. Assis sur son lit,

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Socrate leur fait part de cet alliage déconcertant entre la douleur et le plaisir que sa jambe ressent, thème sur lequel Ésope aurait d’ailleurs pu composer une fable134. Cébès interrompt Socrate en lui disant : « Je te sais gré, Socrate, de m’en avoir fait souvenir : à propos en effet de ces compositions de ta façon, où tu as soumis au mètre chanté les fables d’Ésope et l’hymne à Apollon (peri gar toi tôn poiêmatôn ôn pepoiêkas enteinas tous tou Aisôpou logous kai to eis ton Apollô prooimon), on m’a demandé déjà de divers côtés, et en particulier hier Euènos, dans quelle pensée depuis ton arrivée ici tu les avais faites, toi qui jusqu’alors n’avais jamais rien composé135. » Pour répondre à Cébès, Socrate expliquera qu’un poète, pour être vraiment poète, devrait prendre pour matière les mythes, mais que n’en étant pour sa part ni amateur ni connaisseur, il prit des fables d’Ésope qu’il connaissait par cœur. Dans cet entre-deux entre la vie et la mort, alors que seul le retard du navire revenant de Délos diffère son exécution, Socrate aurait donc versifié des fables ésopiques. Diogène Laërce redouble cette tradition en indiquant que Socrate « fut l’auteur d’une fable à la manière d’Ésope, pas très réussie136 ». De fait, l’ombre d’Ésope sur la tradition socratique est considérable, au point qu’il est difficile de démêler ce que le portrait du fabuliste doit à Socrate, et ce que le Socrate de la légende doit à une tradition ésopique qui lui est antérieure. Les échos entre les deux personnages sont nombreux, depuis leur laideur commune, qui contraste avec la beauté de leur âme137, jusqu’à leur mort en raison de leur impiété envers les dieux. Si Ésope écrit des fables, dans sa prison, Socrate y met en vers les fables d’Ésope, comme on l’a vu, et de la même façon qu’Ésope empêche le suicide de son maître Xanthos, Socrate empêche celui d’Euènos138. Plusieurs travaux ont tenté d’éclairer le sens de la référence ésopique dans le Phédon. Christos Zafiropoulos y a lu une méditation autour du thème du culte héroïque, traditionnellement rendu au poète et auquel Socrate, héros d’une vie proprement philosophique, au seuil de la mort, devrait accéder. Edward Clayton a, de son côté, insisté sur la rivalité entre les deux personnages : Platon célébrerait la vertu socratique, supérieure à celle d’Ésope et de ce fait plus digne encore d’admiration. De façon extraordinairement suggestive, Leslie Kurke a conféré une extension considérable au parallèle qui éclairerait la forme singulière de l’écriture platonicienne et le choix de la prose, qu’on a coutume ordinairement d’envisager sous l’angle de son dia-

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logue conflictuel avec la poésie et la tragédie139. Le genre prosaïque de la fable ésopique serait un précurseur du dialogue platonicien. Par la référence à Ésope, Socrate et, par son intermédiaire, l’écriture platonicienne, se relieraient au modèle ésopique tout en s’en distanciant par le passage à la versification. Mais il est une autre lecture possible, qui conduit à entendre le lien entre Socrate et Ésope sous leur commune appartenance à la condition servile. L’apparition d’Ésope et de Socrate écrivain dans le Phédon n’est en effet que le premier jalon d’un ensemble de référents qui placent le dernier entretien de Socrate sous le signe de l’esclavage, depuis une pensée de la mort sur le mode de l’affranchissement jusqu’au dialogue final avec l’esclave public qui lui remet la ciguë et l’invocation d’Asclépios140. Socrate écrit dans sa cellule à l’ombre de l’esclave fabuliste au moment même où il s’apprête à être affranchi. Les méandres derridiens – disons plutôt la question de l’écriture en sa formulation platonicienne, relue par Derrida – nous conduisent ainsi jusqu’à Ésope, ou plus exactement, jusqu’à la plus belle biographie d’esclave que la littérature grecque ait donné. La Vie d’Ésope : sous ce terme, il faut entendre l’ensemble d’une tradition biographique, instable et dynamique, au sujet du fabuliste, faite de multiples relectures successives sans qu’aucun texte n’ait jamais constitué la moindre « version officielle », et dont seuls quelques fragments nous sont parvenus. Cette biographie ouverte constituait une tradition textuelle autonome par rapport au corpus des fables d’Ésope, dont elle n’était en rien une explicitation141. Des trois versions dont nous disposons, qui présentent de sensibles différences, l’une d’entre elles (la recension G), la plus ancienne et la plus longue, constitue la pierre de touche à partir de laquelle interroger la figure ésopique142. Bien qu’il ait été rédigé à l’époque impériale, le texte synthétise l’ensemble d’une tradition remontant au moins au début de l’époque classique143. De fait, la figure d’Ésope est essentielle dans l’imaginaire athénien de l’époque classique, et ses traits principaux étaient fixés dès les premières décennies du ve siècle, peut-être sur la base d’un récit antérieur de l’historien samien Euagon144. Hérodote, Platon, Aristophane ou Aristote ont chacun évoqué à leur manière différents épisodes de la vie du fabuliste, qu’il s’agisse de sa réduction en esclavage145, de son conflit avec les autorités de Delphes146, de ses relations avec son maître Xanthos ou de sa mort147, et les peintres athéniens en ont fait un sujet de premier choix148. Une tradition attribuée au rhéteur Aphthonios fait

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même d’Ésope l’esclave d’un Athénien du nom de Timarque149. Il est possible à cet égard d’interpréter certains épisodes de sa vie légendaire à la lumière des realia de l’Athènes classique. Le fabuliste Phèdre rapporte d’ailleurs que les Athéniens auraient fait dresser une statue d’Ésope : « Pour honorer le talent d’Ésope, les Athéniens lui élevèrent une statue. Ils placèrent un esclave sur un piédestal impérissable pour qu’on sût que la route des honneurs est ouverte à tous et que la gloire s’accorde non pas à la naissance, mais au mérite150. »

Le roman d’un trickster En raison de son caractère composite et polymorphe, la Vie d’Ésope se prête à de nombreuses interprétations, et l’on y a vu aussi bien la première exploration, dans la littérature grecque, du roman picaresque151, que l’élaboration, en contexte grec, de l’archétype du trick­ ster152 ou enfin une biographie comique aux motifs carnavalesques et qui ne serait pas sans lien avec les personnages d’esclaves des comédies grecque et latine153. Sans réfuter ces différentes approches, Leslie Kurke a proposé une relecture brillante (et convaincante) de l’ensemble de la biographie, en en faisant le manifeste d’une anthropologie sophistique équivoque, l’aventure ésopique offrant notamment l’occasion d’une dénonciation comique de la haute philosophie, à laquelle la référence apollonienne delphique est associée154. Je souhaite insister pour ma part sur tout autre chose : la façon dont se nouent la représentation du statut servile du héros, Ésope, et la question des signes. Car nombre d’épisodes de la biographie peuvent être interprétés comme des réflexions sur le statut de la parole servile, et les rapports équivoques qu’elle entretient avec la scripturalité. La Vie d’Ésope est bien la biographie d’un esclave, et l’institution esclavagiste est au centre du récit, qui s’achève d’ailleurs sur la « libération » des Samiens de la menace de réduction en esclavage qui pèse sur eux et que seul le fabuliste parvient à interpréter. Dans un article fameux, Keith Hopkins a fait de la Vie d’Ésope le grand roman sur l’esclavage de la littérature antique, tout en regrettant que ce texte de fiction n’ait guère suscité l’intérêt des historiens de l’esclavage155. Centrée exceptionnellement sur une figure d’esclave, la biographie, qu’Hopkins envisage à la lumière des réalités romaines, offrirait la meilleure description des relations, faites de domination mais aussi

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de négociations, entre un maître et son esclave. Son étude permettrait ainsi à l’historien, par le biais d’une fiction, de pénétrer à l’intérieur d’une relation appréhendée ordinairement sous l’angle des structures de domination. Le récit donnerait une forme fictionnelle au problème que tout esclave brillant pose à son maître, et pourrait constituer une forme de bréviaire décrivant le comportement adéquat à adopter à l’égard de son esclave. Envisager la biographie du fabuliste, qui célèbre les capacités exceptionnelles d’un esclave capable de se jouer de son propre maître, sous l’angle exclusif de l’idéologie esclavagiste est toutefois réducteur. Sara Forsdyke a tenté de reconnaître dans le récit de la Vie d’Ésope une tradition célébrant la capacité d’initiative des esclaves, dont on pourrait d’ailleurs imaginer que les esclaves eux-mêmes aient été à l’origine. La reconnaissance de la dignité des esclaves, leurs capacités de résistance et de construction de leur propre destin en dépit de l’oppression, serait ainsi au cœur du récit156. De fait, une référence textuelle rarement mobilisée permet d’éclairer certains des enjeux de la Vie d’Ésope, celle des récits d’esclaves (ou Slave Narratives), par lesquels des esclaves, dans l’espace nord-américain aux xviiie et xixe siècles, en sont venus à écrire leur autobiographie. Certes, Ésope n’est pas le narrateur de notre texte, mais celui-ci partage deux traits caractéristiques des Slave Narratives. La grande majorité des récits d’esclaves de l’époque moderne et contemporaine ont fait l’objet d’une longue élaboration impliquant, aux côtés des anciens esclaves, des éditeurs et des militants de la cause abolitionniste, qui sont bien souvent intervenus dans l’écriture même des textes. La notion d’auctorialité semble à cet égard problématique au sujet de ces textes autobiographiques qui sont par nature polyphoniques157. De même, ces différents récits d’esclaves ont pour la plupart d’entre eux été diffusés sans bénéficier de la stabilité textuelle propre à la forme du livre, qu’ils aient paru dans la presse ou dans les albums abolitionnistes, sous forme d’anthologies ou de brefs fascicules158. Dépourvue d’auteur, composée de multiples versions différentes, la « biographie ouverte » qu’est la Vie d’Ésope peut à sa manière être considérée comme le plus évocateur « récit d’esclave » de l’Antiquité gréco-romaine.

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Ésope le délieur de signes Je n’entends pas contester les différentes lectures qu’a déjà suscitées ce texte mais faire porter l’accent sur un aspect ordinairement négligé par les commentateurs. La Vie d’Ésope est certes une biographie d’esclave, mais les ressources de la parole servile et la maîtrise des signes de la part d’un esclave en sont le sujet essentiel. Et si la biographie offre le récit de l’invention d’un genre littéraire singulier, c’est bien en tant que la forme de la fable avait été prétendument inventée par un esclave159. Non seulement la tradition fait des grands fabulistes de l’Antiquité (Ésope, Phèdre ou Babirius) des esclaves, mais à en croire Phèdre lui-même, les « ingénieuses fictions » de la fable sont le produit de la condition servile. « La servitude, entourée de dangers, ne pouvant exprimer ses pensées, transporta ses sentiments dans les fables, et déjoua la malveillance par d’ingénieuses fictions », écrit Phèdre160. C’est bien en définitive l’origine servile de la fable que met en scène le roman. Or, ce qui caractérise l’esclave Ésope aux différents moments de son parcours, c’est sa maîtrise des signes et de leur déchiffrement. Au terme de son aventure, les Samiens feront du fabuliste un sêmeiolutês, un « délieur de signes161 », et c’est bien sous cette perspective qu’il faut entreprendre de relire la biographie de l’esclave Ésope. Alors qu’il est encore muet, c’est par des signes qu’Ésope s’exprime162 ; devant les Samiens, au terme de l’aventure, ce sont des semeia qu’il lui faut déchiffrer163. Alors que son maître Xanthos ne parvient pas à déchiffrer – littéralement à « délier » – le signe (to sêmeion dialusêtai)164, il lui faut libérer – ou plus exactement « délier » – Ésope pour que ce dernier déchiffre le signe : « Je te délie pour qu’à ton tour, tu délies quelque chose (alla luô se ina kai su ti lusês)165. » La perspicacité d’Ésope face aux signes (sêmeia) passe surtout par une maîtrise de l’écriture et elle est associée à une critique des pouvoirs présumés de la parole. Au cours du récit, Ésope fait preuve à plusieurs reprises de sa supériorité face à des écritures et des marques de toutes sortes, et d’une compréhension des enjeux qui leur sont attachés. Parallèlement, notre héros est tout d’abord caractérisé par son incapacité à parler (son aphônia) : « […] et de surcroît, handicap pire que sa laideur, il était privé de parole : il était incapable d’articuler et ne pouvait dire mot166 ». Lors de sa première rencontre avec son

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maître Xanthos, celui-ci lui demande : « De quelle origine es-tu ? – Je suis un être de chair (sarkinos) », répond Ésope167. Ce mutisme n’est que la marque physique, ou intériorisée, incarnée, et hyperbolique, de son statut servile168. Or, c’est une divinité de l’écriture qui offre la voix à Ésope. Ésope travaillant sur le champ de son maître, indique son chemin à une prêtresse d’Isis égarée, qui invoque la déesse en ces termes : « Gratifie-le au moins du don de parole (to goun lalein autô charisai) : car même ce qui a sombré dans les ténèbres, tu es capable de le ramener à la lumière169. » Et Isis peut s’adresser aux Muses en ces termes : « “Pour ma part, je vais lui rendre la voix (tên phônên apokathistêmi) ; quant à vous, gratifiez sa voix de la parole excellente (tê phônê ton ariston charisasthe logon).” Cela dit, elle retrancha de la langue d’Ésope l’aspérité qui l’empêchait de parler. » Alors qu’Isis, offre la voix (et non le logos) à Ésope, les Muses de l’Hélicon lui octroient « la faculté d’inventer des histoires, d’imaginer et de composer les fables grecques170 ». Certes, la figure isiaque ne se limite pas aux pouvoirs de l’écriture, mais il est significatif qu’il revienne à la déesse qui aurait inventé l’écriture, de rendre (plutôt que donner) la voix au fabuliste171. Ce don, ou cet affranchissement de la langue, qui engage une chaîne de réciprocité empruntant le vocabulaire de la charis, prélude d’une certaine façon à l’affranchissement de l’ensemble du sôma du fabuliste à la fin du récit. Plus tard, Ésope montrera son excellence dans le déchiffrement des signes en parvenant à élucider le sens d’une série de lettres gravées à première vue sans cohérence. À trois reprises, face à Xanthos impuissant, il parvient à donner sens à la séquence de lettres d’une épitaphe mystérieuse, témoignant de sa familiarité avec l’univers scripturaire des grammata172. « Quoique philosophe, Xanthos ne parvenait pas à déchiffrer les lettres (hoti philosophos ôn tên tôn stoicheiôn ouk eurisken lusin) », et c’est son esclave qui révèle l’existence d’un trésor enterré ainsi que l’identité de son propriétaire. En l’occurrence, Ésope, convertit ce qui se donne comme des grammata, simples lettres non intégrées à un ensemble signifiant, en stoicheia, c’est-à-dire un texte qui s’offre, à la lecture, en langage173. Face aux Samiens, Ésope est par la suite le seul à pouvoir interpréter une scène étrange. Ceux-ci ont vu un aigle fondre du ciel, s’emparer de l’anneau public (dêmosion daktulion), c’est-à-dire le sceau de la cité, avant de le laisser retomber dans le sein d’un esclave public174.

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Face aux Samiens réunis qui se moquent de sa laideur et sa difformité, et alors que son maître Xanthos a échoué à interpréter l’événement, Ésope demande à être affranchi pour pouvoir prodiguer sa lecture. Depuis l’affranchissement au théâtre d’Ésope par Xanthos, jusqu’au vote de l’immunité (adeia) nécessaire à la prise de parole d’Ésope, la scène se fait l’écho d’un ensemble de pratiques bien réelles dans la vie des cités classique et hellénistique. Une fois l’affranchissement accordé, Ésope révèle aux Samiens le sens de la scène. Il y décrypte la volonté de Crésus de réduire les Samiens sous son autorité (littéralement, placé sous son sceau : episphragisai175). C’est ici en raison de sa familiarité, en tant qu’esclave, avec l’ordre des écritures civiques – ce savoir des marques ou des empreintes civiques, relevant de l’univers de la sphragis et qui est traditionnellement entre les mains des esclaves publics –, qu’Ésope parvient à deviner la menace qui pèse sur la cité. Avertis du danger qui les guette, les Samiens peuvent finalement célébrer Ésope, qui se présente lui-même comme un « homme petit de constitution, difforme, mais grand par l’écriture (en de graphê megas)176 ». Poursuivons. Par sa maîtrise de l’écrit, Ésope obtient une position de choix auprès du roi de Babylone, Lykourgos. À son service, il contribue tout d’abord à l’agrandissement de son royaume d’une manière pour le moins inhabituelle, en répondant par des lettres à des énigmes philosophiques. Les rois avaient coutume de recevoir tribut les uns des autres en rivalisant de mérite. Ils ne s’affrontaient pas dans des guerres ou des batailles : ils s’adressaient, par lettres, des problèmes de philosophie, et celui qui ne trouvait pas la solution payait tribut à celui qui lui avait envoyé le problème. Ésope, en résolvant les problèmes envoyés à Lykourgos, imposa la réputation du roi ; par ailleurs, lui-même, par l’intermédiaire de Lykourgos, envoyait des problèmes aux autres rois et, comme ceux-ci ne trouvaient pas, ils versaient tribut. Ainsi le royaume de Babylone s’accroissait, au point que non seulement Lykourgos s’était emparé des pays barbares, mais qu’il avait également soumis la plupart des régions jusqu’à la Grèce177.

Quelque temps plus tard, Ésope invente une manœuvre astucieuse au profit de Lykourgos, en rédigeant des fausses lettres de créances. Comme il était rusé, Ésope s’assit et se fabriqua une lettre de créance (daneiou graphên) aux termes de laquelle Nectanébo avait emprunté

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1 000 talents d’or à Lykourgos, et il précisa que le don avait été fait l’année passée. Au bout des trois jours, Ésope se rendit auprès du roi Nectanébo. Il trouva le roi, qui s’attendait, avec ses amis, à ce qu’Ésope soit dans l’embarras. Mais Ésope exhiba l’écrit mensonger (ekbalôn to cheirographon pseudê) : « Lisez le contenu du document public », dit-il. Les amis du roi Nectanébo déclarèrent mensongèrement : « Ce document, nous l’avons souvent vu et entendu (touton kai heôrakamen kai akêkoamen pollakis). » Ésope répondit : « Je me réjouis que vous en témoigniez. Que l’argent soit sur-le-champ restitué : car l’échéance fixée pour la restitution est passée. » En entendant cela, le roi Nectanébo protesta : « Comment pouvez-vous témoigner à propos d’une somme dont je ne suis pas débiteur ? » Les autres déclarèrent : « Jamais nous n’avons vu ni entendu cela. » Alors Ésope repris : « Si tel est votre avis, le problème est résolu. »178

Ainsi, face aux hommes de Nectanébo qui prétendent avoir « vu et entendu » ce qui fut écrit et qu’ils n’ont en réalité jamais lu, la (fausse) reconnaissance de dette rédigée par Ésope impose sa loi. La convention écrite ici l’emporte sur le témoignage oral que moque Ésope (« Je me réjouis que vous en témoigniez ») et auquel en appelle Nectanébo (« Comment pouvez-vous témoigner ? »). Selon une manière qui rappelle quelque peu le premier épisode de la légende de Palamède, l’épisode met en scène le pouvoir (et le danger) de la trace écrite dans le cadre d’un différend judiciaire. Tel un autre Palamède, Ésope sera victime d’une machination, par laquelle les pouvoirs de l’écriture dont il s’était assuré la maîtrise se retourneront contre lui-même puisque c’est le propre de cette technique délétère qu’est l’écriture, sans destination, et sans père, de se retourner contre ceux qui prétendent s’en assurer la maîtrise179. Un jeune homme de la cour de Lykourgos ourdit en effet la machination suivante contre Ésope, après lui avoir dérobé son sceau : Le jeune homme supporta mal les paroles d’Ésope et, persuadé par ses amis, il accusa mensongèrement Ésope auprès du roi, ayant écrit, à son nom, une fausse lettre adressée aux adversaires de Lykourgos (grapsas plastên epistolên tô autou onomati pros tous antidikous Lukourgou [pistous]), pour faire croire qu’Ésope allait leur venir en aide. Puis, ayant scellé cette lettre avec l’anneau d’Ésope, il la remit à Lykourgos en disant (kai sphragisas tôt tou Aisôpou daktuliô epedôken tô Lukourgô) : « Vois comment ton fidèle ami complote contre ta

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La cité et ses esclaves royauté ! » Persuadé par le sceau, le roi se mit en colère et enjoignit à un certain Hermippos, chef de son armée, de faire périr Ésope en tant que traître180.

Si Ésope incarne les pouvoirs associés à la maîtrise de la scripturalité (et ses propres limites), sa biographie se présente parallèlement comme une condamnation, sur un mode comique, d’une certaine pratique de la parole au profit d’une lecture du monde comme ensemble de signes à déchiffrer. Les pouvoirs de la langue et le statut de la parole sont en effet au cœur de l’ensemble de la Vie. Ésope se joue tout d’abord des mots, en prenant justement au mot les phrases de son maître – ainsi en faisant cuire une lentille alors qu’il aurait fallu comprendre un plat de lentilles181. Il ridiculise en somme la parole de son maître en creusant sans cesse l’écart entre le signifiant et le signifié. L’épisode du banquet des langues présente surtout, sur un mode carnavalesque, une réflexion sur les pouvoirs ambigus de la parole. Ésope est chargé par son maître, en vue d’un banquet avec ses étudiants, d’acheter et de cuisiner « ce qu’il y a de meilleur et ce qu’il y a de préférable au monde ». Il décide d’acheter des langues de porc qu’il sert bouillies, puis grillées et assaisonnées à chacun des convives. Ces derniers ne tardent pas à être saisis de colique, ce contre quoi Ésope leur sert un bouillon de la langue. « Quelle catastrophe Ésope a manigancée ! Nous sommes vaincus par les langues ! », s’exclame Xanthos, ce qui permet à Ésope de répondre : « Qu’y a-t‑il au monde de plus appréciable que la langue ou de supérieur à elle ? Apprends que c’est grâce à la langue que se sont formées toute philosophie et toute culture ; sans la langue rien ne se fait : on ne peut ni donner, ni recevoir, ni acheter ; c’est grâce à la langue que des cités sont restaurées, que des décrets et des lois sont établis ; si donc c’est de la langue que dépend toute existence, rien n’est supérieur à la langue182. » Le lendemain, Xanthos demande à son esclave d’acheter cette fois « ce qu’il y a « de plus affreux, de plus mauvais ». À nouveau, ce dernier achète des langues de porcs, qu’il sert aux disciples. Alors que Xanthos le réprimande, Ésope lui répond cette fois : « Et que peut-il y avoir de pire qui ne doive l’existence à la langue ? C’est par la langue que naissent les inimitiés, les complots, les embuscades, les batailles, les jalousies, les querelles, les guerres. Ainsi, donc, il n’y a rien de pire que la très infecte langue183. »

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Ridiculisant toute parole philosophique, Ésope démonte ici les pouvoirs ambigus de la langue184. Cette critique porte en elle-même l’avènement d’un art du déchiffrement reposant sur la maîtrise de la raison graphique, et apte à renverser toute domination. Mais la maîtrise des signes et le refus de la parole noble et oralisée sont les deux facettes d’un même dispositif qui renvoie à la spécificité de l’expression servile. Comment ne pas reconnaître, en effet, les échos, lointainement métaphorisés et transformés, du dispositif que j’ai mis en évidence au sujet du basanos, opposant l’ordre de la parole et de la présence, à celui du corps et de l’écriture ? Les régimes de véridiction parallèles qui organisent la parole des libres et celle des esclaves dans la cité classique offrent bel et bien le cadre dans lequel la biographie de l’esclave Ésope est pensable.

Conclusion Nous étions partis d’une question simple à première vue, celle des formes qu’emprunte la parole servile dans le cadre du procès athénien, et nous voici dans la lointaine Samos, en compagnie d’un auteur de fables, quelque part entre l’époque classique et l’époque impériale. Que faut-il retenir de cette lente et longue dérive ? Depuis l’assemblée de Samos, voit-on encore Athènes ? Je le crois. Une même économie symbolique, du corps parlant de l’esclave athénien à la figure d’Ésope le semeiolutês, traverse le monde grec, qui tient à une certaine façon de penser les pouvoirs de véridiction de la parole servile. Le dialogue entre Polynice et Jocaste, dans les Phéniciennes d’Euripide, fait de la parrhêsia le privilège du citoyen : « Ne pas dire ce qu’il pense, voici le propre d’un esclave185. » C’est que n’étant habitée par aucune présence, la vérité de la parole de l’esclave ne se soutient d’aucun risque. Depuis le lieu de retrait qui est le sien se dessine toutefois une forme de véridiction alternative à celle qui se déploie sur la scène civique. J’ai tenté de montrer, ailleurs, que les esclaves publics dans les cités avaient parfois incarné l’exercice d’un savoir spécifique, mais surtout qu’au travers de magnifiques et étranges figures d’esclaves publics – le berger de l’Œdipe-Roi de Sophocle ou le dernier interlocuteur de Socrate dans le Phédon de Platon –, la littérature grecque avait pu faire de l’esclave, placé dans une position liminale, le dépositaire d’une vérité extérieure au champ civique, si

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bien que sa représentation était l’objet d’une méditation sur les limites de l’ordre politique et du savoir humain. J’avais voulu y reconnaître, de manière assez spéculative, une forme de dire-vrai irréductible à la parole du prophète, du philosophe ou du parrhésiaste186. L’examen du basanos permet d’approfondir l’hypothèse. Le droit de la cité, on le voit, construit un double régime de parole, dont la séparation ne cesse d’être mise en scène : à la parole commune des citoyens, délibérative, fondée sur un régime d’incertitude et impliquant la responsabilité personnelle de ceux qui y participent, elle oppose une parole extérieure, analogue dans sa forme à la parole oraculaire, et dont les pouvoirs de véridiction sont présentés comme infiniment supérieurs – à tel point d’ailleurs qu’y avoir recours est exceptionnel. Le champ de la scripturalité offre d’ailleurs les ressources imaginaires pour penser tout à la fois les pouvoirs mais aussi les menaces d’une telle parole, qui trace les contours d’une improbable cité des marques, des empreintes et des signes. Une telle construction n’est en rien reconnaissance des esclaves en tant que personnes. Il s’agit même du contraire : dépourvu de toute présence, et sans identité personnelle, l’esclave est le support, ou le médium, par lequel se crée une parole alternative à la parole citoyenne ordinaire, pôle de vérité depuis lequel la cité pense ses propres limites.

Incise III

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L’impératif auquel est soumis l’esclave consiste en la formulation suivante : sois mon corps à ma place, mais ne me dis pas que ce corps que tu es est mon corps. J. Butler, La Vie psychique du pouvoir. L’assujettissement en théories, (2002 [1997]) L’invention, ou la découverte, de la technique de la représentation fut aussi décisive pour le développement politique de l’Occident, et donc du monde, que l’invention technique de la vapeur, de l’électricité, du moteur à explosion ou de l’énergie atomique. K. Loewenstein, Verfassungslehre, (2000 [1959])

Nous assimilons spontanément la démocratie à la représentation. Un régime est dit démocratique lorsque les gouvernants représentent le peuple, au sens où ils expriment ou accomplissent la volonté de sa partie majoritaire, qui les a désignés comme ses représentants. Que la représentation soit à l’origine des apories du principe démocratique, c’est pourtant l’évidence. Tout en instituant le peuple comme sujet politique dépositaire de la souveraineté, elle instaure en effet ce par quoi le peuple comme ensemble d’individus est dépossédé de l’exercice réel du pouvoir1 – et en ce sens au moins, il n’y a de représentation qui ne donne lieu à « une crise de la représentation ». Il faut d’ailleurs rappeler que la démocratie et la représentation furent

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longtemps deux principes antagonistes. La notion même de démocratie représentative n’est pas antérieure à la deuxième moitié du e xviii  siècle, puisqu’elle apparaît sous la plume d’Alexander Hamilton en 17772. L’expression désignait alors une forme de régime conçu comme mixte car associant, au pouvoir du peuple, des éléments de nature aristocratique, supposant le recours à l’élection, et qui relevaient du principe représentatif. L’expérience politique grecque est à ce titre intrigante pour tout Moderne, puisque la « naissance de la démocratie » ne s’accompagna aucunement de l’élaboration d’une pensée de la représentation et ce, ni sur le plan du droit ni sur celui des idées politiques. De fait, les ouvrages généraux portant sur l’histoire du concept de la représentation politique ignorent superbement le prétendu berceau de la civilisation politique que fut la Grèce ancienne3. À en croire certains des fondateurs des régimes représentatifs modernes, c’est d’ailleurs l’ignorance du principe représentatif qui aurait été à l’origine du déclin des cités antiques. « Lorsque ces démocraties (antiques) augmentèrent en population sur une plus grande étendue de territoire, la simple forme démocratique devint impraticable, écrivait Thomas Paine ; et comme le système de représentation était inconnu, il s’ensuivit qu’elles dégénérèrent en monarchies, ou qu’elles se fondirent dans celles qui existaient déjà. Si l’on avait alors compris le système représentatif, comme aujourd’hui, il n’y a pas lieu de croire que ces formes de gouvernement, que l’on appelle aujourd’hui monarchiques ou aristocratiques, eussent jamais existé4. » L’ignorance de la représentation expliquerait ainsi les malheurs de la cité antique et scellerait ce qui sépare définitivement la politique des Anciens de celle des Modernes. Qu’une telle ignorance a défini le politique grec en ses fondements, et qu’elle a partie liée avec l’institution esclavagiste, c’est ce que je voudrais démontrer. Le terme même de représentation, on le sait, est ambivalent dans la langue française. Comme l’a écrit Hasso Hofmann, « la représentation n’est pas un concept fixé de tout temps par l’identité de son objet ; la “représentation” n’est pas le nom d’une chose, mais une expression “synsémantique” ou “syncatégorématique” avec laquelle on peut opérer de diverses manières, dans la mesure où elle acquiert un sens au sein d’un contexte à chaque fois déterminé5 ». Logiquement et conceptuellement, il convient de distinguer au moins deux formes de représentation politique6.

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La première, qui relève d’une logique de l’incarnation, consiste en la représentation de ce qui n’existe pas : le représentant donne alors une existence en droit à ce qui en est dépourvu. La représentation se fait ici création. « Dans un tel rapport, il n’y a pas coexistence de deux personnes contractuellement ou quasi contractuellement liées, mais résorption d’une personne fictive en une autre réelle, présentification de l’une par l’autre7 », puisque le représentant fait exister le représenté. C’est sous cette forme que doit se comprendre la représentation politique dans les démocraties modernes : la représentation donne lieu à la création d’une instance politique source de souveraineté, le peuple, dont est postulée une identité de volonté avec les représentants. « Le peuple n’est pas une réalité naturelle qui précéderait la représentation : il se constitue dans l’engendrement même du Souverain8. » La représentation construit ainsi une double fiction, par laquelle, d’une part, « le peuple en son entier, réalité personnelle, distincte des individus qui le composent, la nation-personne, [est] titulaire de la souveraineté9 », et d’autre part, « se réalise l’identité des représentés et de la volonté du représentant » puisqu’il revient aux représentants d’interpréter la volonté de la nation ou du peuple10. En son principe, cette conception ne diffère guère de la représentation dont le Léviathan de Hobbes offre le modèle canonique11. Dans une perspective hobbesienne, c’est en effet le souverain qui représente l’État en constituant l’unité politique du peuple par son incarnation : « Une multitude d’hommes, écrit Hobbes, devient une seule personne quand ces hommes sont représentés par un seul homme ou une seule personne, de telle sorte que cela se fasse avec le consentement de chaque individu singulier de cette multitude. Car c’est l’unité de celui qui représente, non l’unité du représenté, qui rend une la personne. Et c’est celui qui représente (the Representer) qui assume la personnalité, et il n’en assume qu’une seule. On ne saurait donc concevoir l’unité dans une multitude sous une autre forme12. » La métaphore organiciste est un des biais puissants par lesquels, depuis la pensée médiévale elle-même, ou au travers de la pensée corporatiste, cette représentation-incarnation s’est exprimée. La totalité de la communauté en vient ainsi à s’identifier juridiquement à sa meilleure partie, qui la représente13. À ce modèle de la représentation dite organique, ou parfois qualifiée de représentation-identité, il faut opposer une autre conception reposant sur la délégation et s’inspirant du modèle mandataire. La représentation procède ici d’un acte de délégation volontaire et consenti,

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de la part d’un individu (ou d’un collectif) constitué juridiquement, à un individu (ou un collectif) chargé de parler en son nom14. Lorsque Thomas Paine en vient à parler de système de gouvernement représentatif, au lendemain de la révolution américaine, c’est au sens où « tout pouvoir délégué est un dépôt15 », que le représenté peut pleinement récupérer au terme de son exercice. Si le mandat de droit civil offre le modèle archétypal de cette représentation contractuelle, le transfert d’autorité n’implique pas dans ce cas l’absorption du représenté dans la figure du représentant. Observons que ces deux conceptions de la représentation dessinent implicitement deux généalogies distinctes de la démocratie représentative moderne. La première y conçoit avant tout une translation de la souveraineté du roi à la nation et ses représentants ; c’est l’absolutisme qui, selon Carl Schmitt, aurait « très clairement et fermement appréhendé [cette pensée de la représentation], et ainsi rendu d’abord possibles les transferts opérés par la Révolution française et le xixe siècle du monarque à la représentation du peuple élue16 ». La seconde suggère au contraire que c’est parmi les pratiques de délégation de pouvoir à l’œuvre dans les assemblées d’État, les communes et les Parlements, à la fin du Moyen Âge, que s’inventa l’idée démocratique moderne. Une chose est certaine : il est bien difficile d’identifier un des éléments de cette dualité conceptuelle en Grèce ancienne, aussi bien dans le cadre des cités que dans celui des royaumes. Le lien qui unit un roi aux habitants de son royaume ou un magistrat aux citoyens de sa cité ne se pense ni ne se dit comme un lien de représentation. De fait, l’expérience athénienne, comme on le verra, donne à observer une situation dans laquelle l’action par médiation d’autrui ne relève ni de la représentation-incarnation ni de la représentation-mandat. Dès lors que l’analyse entreprend de ne pas se cantonner aux procédures à l’œuvre dans le champ étroitement politique, le rôle de l’institution esclavagiste s’impose au centre de l’enquête. Pour le mesurer, entreprenons tout d’abord une (brève) histoire régressive de la notion de représentation politique.

Une invention médiévale Celle-ci peut prendre pour point de départ le « nouvel ordonnancement du monde » entrepris par la réforme grégorienne et ses prolongements (xie-xiiie siècle). La redéfinition du dominium ecclésiastique

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consista en la construction d’une nouvelle forme de gouvernementalité qui eut pour instrument essentiel la redécouverte du droit romain, l’histoire est bien connue17. Depuis « la révélation romaine du droit » par les canonistes de la Bologne du xiie siècle jusqu’aux textes de la philosophie politique du xvie siècle, le principe de la représentation trouva progressivement sa forme jusqu’à devenir un véritable concept politique18. Pour démêler l’écheveau complexe de cette « invention de la représentation », il convient de tirer trois fils. Le premier ferait porter l’attention sur la réinterprétation du mandat romain par les canonistes et les civilistes. La technique romaine du mandat fut en effet réinvestie (et transformée) pour penser le pouvoir délégué au sein de l’institution ecclésiale tout d’abord, puis dans l’ordre séculier. Comme l’a montré Pierre Legendre, une telle réinterprétation donna lieu à des lectures antagonistes, selon qu’on insistait ou pas sur le lien d’autorité en jeu dans le mandat19. Alors que toute une branche de la pensée canoniste, incarnée, par exemple, par Martinus, insistait sur la dimension contractuelle et le consentement qui prélude à l’acte mandataire, d’autres mettaient en avant la relation de commandement qui subordonne le mandataire au mandant. En quoi consistait cette réinterprétation du mandat romain ? Dans le mandat médiéval, tel qu’un Martinus le pense, le rapport entre mandant et mandataire devient un lien de représentation parfaite en ce que les droits acquis par les actes du représentant sont directement imputables au représenté. Qui facit per alium est perinde ac si faciat per se ipsum : « Celui qui agit par un autre est aussi responsable que s’il avait agi par lui-même », affirme la règle 72 du Sexte de Boniface VIII. Le représentant figure ainsi pleinement le représenté : telle est la grande invention du droit canonique et des civilistes du Moyen Âge. La différence avec le mandat romain est considérable : dans ce dernier, les effets de l’acte accompli par le mandataire se produisaient tout d’abord dans sa personne, avant qu’il ne doive les transférer à son mandant. « Les droits que le représentant acquiert et les obligations auxquelles il s’engage pour [la personne du représenté] ne produisent pas effet directement en sa personne, mais doivent lui être cédés après coup, par un acte qui opère des transferts de droits d’un sujet à l’autre20. » Le mandataire n’était jamais le strict représentant du mandant, au sens où il était toujours aussi personnellement responsable des actes accomplis pour le compte d’autrui. Pour que les actes réalisés par le mandataire s’accomplissent

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au profit du mandant, un acte contractuel transférant les obligations de l’un à l’autre s’imposait. Par l’action de mandat, ce dernier pouvait d’ailleurs réclamer des comptes à son mandataire si ce dernier tardait à exécuter le transfert. En ce sens, « jamais le représentant [n’était] parfaitement substitué à la personne du représenté, tant la réalité de sa propre existence [faisait] écran21 ». Réinventé, le mandat fut à la source d’une nouvelle économie de la délégation de pouvoir, soit une « systématique de l’autorité » inédite, subordonnant l’ensemble des agents de l’Église au pouvoir pontifical22. Or, à partir du xiiie siècle, la représentation devint une notion séculière, et une technique de gouvernement et d’administration aussi bien dans l’Église, que dans les villes et les États. La notion de plena potestas s’imposa ainsi peu à peu à partir du xiiie siècle pour désigner le lien mandataire absolu qui unit les communautés et leurs représentants au sein des assemblées d’États, ou dans leur dialogue avec les autorités royales, en Italie et en Espagne, puis en Angleterre et en France23. Le second fil ferait porter l’attention sur l’élaboration des règles qui organisent l’existence en droit des entités collectives, soit le processus de personnalisation attribué à des entités fictives, qu’il s’agisse d’États ou de corporations, à travers le développement du concept de persona. À partir des xiie et xiiie siècles, universitas devint le terme privilégié pour désigner toute collectivité, de la corporation à l’État, comme persona ficta distincte des personnes réelles qui la composent24. Entité collective représentée par des agents, l’universitas était alors capable d’agir en droit car elle se voyait reconnaître une capacité en tant que personne juridique, et pour ce faire, avait recours à un syndicus ou un procurator qui en était le mandataire25. Un troisième fil consisterait enfin à observer la pensée politique de la fin du Moyen Âge en faisant porter l’attention sur la conception organique de la représentation à l’œuvre, aussi bien dans les discours sur la souveraineté royale que dans le cadre du débat conciliariste. C’est bien en tant qu’incarnation de l’Église elle-même, dont le concile constituait la meilleure part, que la pensée conciliariste en vint à défendre ses pouvoirs contre le pape au xve siècle26. Parallèlement, la théorie des deux corps du roi, selon la lecture qu’en a proposée Kantorowicz, cristallisait une conception inédite du pouvoir royal, supérieur et distinct du corps politique, dont il était en même temps le représentant. L’élaboration juridico-théologique qui présida à l’avènement de l’État moderne reposerait ainsi sur la fiction d’un double

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corps royal, fait d’un « corps naturel et [d’] un corps politique indivisible », selon les mots de Plowden, le juriste du règne d’Elizabeth 1re. Alors que le « corps naturel » de l’individu royal naît, engendre ou meurt, le « corps politique » du souverain, « qui ne meurt jamais », est à la fois invisible et immortel. Cette étrange fiction du double corps royal aurait été nécessaire pour construire la perpétuité d’une communauté politique, « dont le roi en tant qu’individu pourrait être séparé, mais non la Dynastie, la Couronne, et la Dignité royale27 ». Or, le « surcorps » du roi était aussi le lieu de la représentation de l’ensemble du royaume. Ce lieu inhabité, ou vide, qu’était le corps politique du roi devenait un pôle d’identité de l’ensemble du corps social. En ce sens, la fiction du double corps royal donnait consistance « à l’idée d’une occupation par la société du lieu du pouvoir, au lieu de simplement lui renvoyer, comme classiquement, l’image d’une incontrôlable supériorité28 ».

De l’absence de représentation en Grèce ancienne Si l’on entreprend, depuis le terrain médiéval, une improbable catabase qui conduirait jusqu’à l’Antiquité gréco-romaine, la ligne en vient pourtant rapidement à se briser. Le double corps du roi n’a pas d’équivalent dans le monde des royautés hellénistiques, ni d’ailleurs dans l’Empire romain. Les théoriciens du pouvoir royal au sein des monarchies hellénistiques ou les juristes de l’Empire n’ont jamais formulé une conception explicite de la séparation entre le corps mortel du souverain et celui, impérissable, qui incarnerait la chose publique : la qualité divine du monarque était une composante de son être individuel et ne s’est pas figurée sous les traits d’une autre personne susceptible de représenter symboliquement le royaume ou l’Empire29. Le pouvoir se donnait ainsi comme l’incarnation première d’une supériorité inatteignable. Sans y être entièrement réductible, la dualité du corps royal était impensable en dehors de la dualité ontologique du Christ. À l’échelle de la cité elle-même, comme à celle des associations publiques et privées qui la composaient, il n’existait aucune forme de représentation par laquelle un de leurs membres en serait venu à endosser la responsabilité de l’ensemble de la communauté. J’ai déjà montré que si les communautés infraciviques, tout comme les groupes de fermiers à la tête des symmories ou les collèges de magistrat,

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étaient reconnues comme des entités collectives titulaires de droit, ce n’était pas sous la forme d’une personne fictive mais au travers d’un sujet pluriel associant un de leurs membres à l’ensemble du groupe30. Alors que le droit moderne, pour constituer un sujet créancier et débiteur d’obligation, présuppose la constitution d’une personne, les associations existaient juridiquement dans l’Athènes classique par l’intermédiaire d’un sujet irréductiblement pluriel. « Eschine de Mélité et la communauté des orgéons31 » est ainsi le syntagme sous lequel l’association cultuelle des orgéons, dont Eschine de Mélité n’était qu’un des membres, avait acquis un statut légal. La cité elle-même n’avait pas d’existence juridique en tant que personne, et l’on chercherait en vain un principe de délégation par laquelle les magistrats en venaient à représenter la puissance publique. Sur le plan de la figuration, la cité pouvait bien sûr prendre la forme d’une véritable personne. Athéna, en tant que divinité poliade, personnifiait la cité d’Athènes, mais sans toutefois que cette dernière ne soit alors réductible au corps politique à proprement parler32. Dès la première moitié du ve siècle, le Dêmos faisait en outre l’objet d’un culte, tout d’abord associé à celui des Nymphes33, avant de figurer, au ive siècle, un personnage sur la scène théâtrale et d’être régulièrement représenté, sur des reliefs comme par des statues, sous les traits d’un homme barbu portant un himation34. Certes, un certain nombre d’actes pouvaient être dits avoir été accomplis huper tou dêmou, soit au nom du peuple des Athéniens et dans les relations diplomatiques avec une cité ou un peuple tiers, un magistrat ou un ambassadeur était de facto le porte-parole de sa communauté. Néanmoins, dans le rapport interne à la cité, le magistrat n’était pas le représentant de la cité, et cette dernière ne constituait en rien une personne juridique. Les remarques de Yan Thomas au sujet de la représentation imparfaite qui régit le droit public romain s’appliquent à ce titre au droit athénien de l’époque classique : « Le “représentant” tel qu’il existe en fait (tel qu’il existe dans le magistrat ou dans le curateur judiciaire), agit certes bien “au nom de la cité”, ou plutôt “au nom des citoyens” et réalise bien ainsi, à l’égard des tiers, cette individualité supposée par le droit civil, mais ses actes, tout abrités qu’ils sont derrière cette référence et garantis par elle, restent irréductiblement les siens et ne peuvent être formellement imputés à l’instance au nom de laquelle il agit35. » La « structure politique où l’unité requise à l’extérieur n’est

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pas juridiquement organisée à l’intérieur36 » est aussi celle de la cité d’époque classique. Sur la scène judiciaire, la représentation des parties (accusateurs, accusés, témoins) était en outre impensable. Les parties, dont la présence à l’audience était indispensable, étaient censées prendre ellemême la parole pour se défendre ou accuser, et si un citoyen absent de la cité pouvait témoigner, c’était sous une forme bien spécifique : son témoignage était mis par écrit puis transféré à un homme libre, présent lors de l’audience, qui en était responsable légalement au point de pouvoir être poursuivi pour faux témoignage (pseudomarturia) : « Quant au témoignage par ouï-dire, la loi l’interdit, à moins que l’auteur du propos ne soit décédé ; le témoignage des impotents ou de ceux qui résident à l’étranger doit être recueilli par écrit, et on peut attaquer suivant la même procédure et la déposition et le témoignage de ceux qui la rapportent : de la sorte, si le premier témoin accepte la responsabilité, c’est lui qui sera poursuivi pour faux témoignage ; sinon, ceux qui ont attesté qu’il avait ainsi déposé37. » L’anthropologie démocratique de l’Athènes classique ignorait en somme la représentation.

Une question théologique ? Il paraît séduisant d’envisager en premier lieu l’écart entre les expériences moderne et antique de la représentation en le rapportant à leur fondement théologique. La représentation moderne, on l’a vu, est une création du christianisme médiéval. De fait, la dualité du corps royal est impensable en dehors de la dualité ontologique du Christ, et c’est dans le cadre de l’institution ecclésiale, pour penser en premier lieu la puissance pontificale et la délégation de son autorité, que la réinterprétation du mandat romain a tout d’abord produit ses effets politiques. Alain Boureau a surtout montré le lien étroit qui unissait l’apparition du concept de persona à l’approfondissement du dogme trinitaire au e 38 xiii  siècle  : l’élaboration du concept de persona en droit canonique, soit la reconnaissance légale d’un collectif sous la forme d’une entité unique, ne peut ainsi se comprendre qu’à la lumière d’une théologie qui envisage la substance divine comme s’exprimant et s’actualisant sous la forme de trois figures, qui ne cessent jamais d’être une.

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Saisir en son véritable lieu ce politique « sans la représentation » imposerait dès lors d’interroger le statut de la personne dans le polythéisme – au risque même d’affirmer que sous la dimension de la représentation (ou plutôt de son absence), l’expérience polythéiste grecque et l’invention de la démocratie ont partie liée. Car si « l’invention » médiévale de la représentation relève d’une théologie politique singulière, qui a pour emblème le dieu, unique et pourtant toujours trois, du dogme trinitaire, alors les formes de manifestation du divin dans le polythéisme grec tracent une tout autre perspective. Les dieux, en effet, n’y sont pas des personnes, mais des puissances qui ne peuvent se comprendre qu’au sein du système, différentiel et classificatoire, qu’est un panthéon39. La question de l’unité même du nom derrière lequel s’exprime une identité divine est délicate, au sens où il est souvent bien difficile de reconnaître le principe unifiant l’ensemble des modes et des sphères d’action d’une même divinité. De fait, les épiclèses ne renvoient pas nécessairement aux différents modes de manifestation d’une même divinité et semblent bien souvent définir des dieux différents dans leur manifestation fondamentale40. Robert Parker peut ainsi comparer, au travers d’une métaphore aussi incongrue que séduisante, un dieu grec à une firme multinationale qui, à force de s’être diversifiée en une multitude de filiales, en serait venu à pratiquer des métiers sans guère de rapport les uns avec les autres41. La multiplication des épiclèses, comme d’ailleurs le recours au mythe, permet précisément de penser l’impossibilité d’une présence continue dans le temps et l’espace de la divinité. Car un dieu grec, soumis aux mêmes lois physiques que les humains, ne peut se multiplier et être présent dans deux endroits différents en même temps. Ainsi, Hégésias de Magnésie imputait-il l’incendie du temple d’Artémis à Éphèse à l’absence de la déesse le jour de son déclenchement, le 6 du mois d’Hécatompédon, puisque cette dernière était partie auprès d’Olympias assister la naissance d’Alexandre. La déesse ne pouvait être présente à la fois à Éphèse et en Macédoine, et c’est en son absence que le temple brûla42. Si l’on admet que la conception d’un dieu, certes unique, mais dont la présence réelle a le pouvoir de se multiplier à l’infini, fut une des conditions pour que le concept de représentation apparaisse entre les xie et xiiie siècles, alors dans ce cas peut-être faut-il admettre que le polythéisme ancien fut un obstacle insurmontable à son apparition.

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La présentification de l’invisible Le concept de représentation, dans sa plus grande généralité, ne s’épuise toutefois pas dans les deux dimensions que nous avons déjà évoquées, celles de la représentation-identité et de la représentationdélégation. L’œuvre de Louis Marin a mis en évidence la double dimension, réflexive et transitive, attachée à la représentation dans la France de l’âge classique, et il en a exploré les potentialités politiques. Le concept de représentation peut en effet désigner la présentification de l’invisible, mais aussi l’exhibition ou la monstration d’une présence, redoublée et intensifiée sous la forme d’une image. Sous ce second aspect, la représentation est un moyen par lequel le pouvoir « met la force en signes et en discours », tout en aménageant un lieu de mise en réserve de cette même force. La représentation consiste dès lors « en une transformation de la force en puissance et de la puissance en pouvoir » si bien que « représentation et pouvoir sont peut-être de même nature »43. Je ne suis pas certain que, sous cette seconde dimension, les analyses de Marin puissent véritablement éclairer les enjeux qui sont ceux de l’Athènes classique. En s’y référant, Jean-Pierre Vernant a néanmoins tenté de dégager les traits fondamentaux qui organisent la pensée grecque des images et, plus spécifiquement, ce qu’il nomma la « présentification » de l’invisible en Grèce ancienne44. Il a montré comment la figuration, en particulier dans la statue cultuelle, était envisagée sous la forme d’une dégradation, ou d’une incomplétude, par rapport à une réalité première qui lui était supérieure, celle de la puissance divine. Ainsi le kolossos « inscrit l’absence, le vide, au sein même de ce qui se donne à voir comme présent. L’être qu’il évoque, à la manière d’un substitut, se manifeste dans la forme de la pierre comme ce qui s’est enfui au loin, qui ne saurait être là, qui appartient à un inaccessible ailleurs45 ». Les statues cultuelles ne sont pas des représentations des dieux, ni même des substituts, mais des lieux, matériellement délimités, d’une nature qui leur est substantiellement inférieure et que ces derniers visitent épisodiquement en y actualisant leur présence46. La dénonciation platonicienne de la mimêsis s’inscrirait ainsi dans l’histoire longue d’une conception de la présentification de l’invisible qui ne peut concevoir l’image ou la figuration que sur le mode du manque, Platon en venant in fine à rejeter les fonctions que la pensée archaïque reconnaissait à l’image comme procédé de connaissance47. Alors que

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l’eidolon archaïque portait encore la marque de l’absence et de l’invisible, l’image est désormais condamnée par sa nullité ontologique, pure apparence de ce qui n’est pas. Ainsi la figuration ne serait jamais pensée comme le redoublement d’une présence, et la dialectique du modèle et de son double ne procéderait jamais d’une relation d’identité ou de consubstantialité. Toujours placée sous le signe du manque, la présentification de l’invisible ne serait représentation que sous la forme d’une infériorisation. De la figuration du visible à l’imitation de l’apparence, le chemin emprunté par Vernant ne saurait sans doute rendre raison de l’ensemble des expériences de la figuration dans le monde grec, de même que la théorie platonicienne de la mimêsis n’incarne pas à elle seule la pensée grecque de la figuration48. Il demeure néanmoins que la figuration telle que nous la concevons ordinairement, sous le paradigme de la représentation, ne rejoint pas facilement la façon dont les Grecs ont envisagé le monde des images. Mais la pensée grecque des images, pas davantage que le discours au sujet des dieux, ne peuvent à eux seuls éclairer le statut de la représentation dans la cité classique, et je ferais pour ma part l’hypothèse que l’institution esclavagiste ne fut pas étrangère à une pensée de l’action au nom d’autrui étrangère à la notion de représentation.

Agir au nom d’autrui dans la cité classique Des individus agissaient pour autrui dans la cité antique, cela va de soi. Pour identifier les formes de cette action par médiation d’autrui, il convient toutefois de distinguer deux ordres de réalité : la « représentation » existe bel et bien au travers de l’ensemble des rapports de dépendance statutaire par lesquels un citoyen en venait à agir pour le compte d’autrui, qu’il s’agisse de mineurs, d’étrangers, d’affranchis, ou d’épouses. On peut certes faire de la kurieia le lieu d’une représentation dans la mesure où, au cours de nombreux actes de la vie civique, le kurios agissait au nom, ou pour le compte (huper) d’une femme qu’il « représentait49 ». Il convient néanmoins de préciser la nature de cet acte de « représentation ». Celui-ci procède en effet d’un rapport de subordination statutaire, et elle n’est qu’une des prérogatives par lesquelles le kurios exerce un pouvoir de contrôle sur les biens de l’épouse ou de la veuve50. Certes, la kurieia ne consiste pas dans le droit qu’un chef de famille exercerait indistinctement sur les différentes composantes d’une

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maisonnée, au premier rang desquelles sa propre épouse. L’ensemble des prérogatives qui lui sont associées peuvent être collectivisées, de même que l’institution est plastique et malléable, laissant entrevoir des capacités d’action bien réelles de la part des femmes51. On ne peut pourtant réduire la kurieia à sa seule dimension procédurale, en en faisant une simple technique de représentation par laquelle faire exister devant les tribunaux une personne qui ne pourrait agir seule. La garde et l’administration de la dot de l’épouse sont au cœur de la kurieia et c’est cette prérogative qui réalise la subordination statutaire, même si le terme de tutelle ou de tutorat n’est pas le plus heureux52. La kurieia comme d’ailleurs la prostasia, qui désignent toutes deux, dans des contextes variés, l’autorité ou la maîtrise exercée sur des biens ou des territoires est ainsi impensable en dehors d’un rapport de subordination53 ; dans le droit athénien de l’époque classique, il n’existait d’ailleurs aucune action qu’une femme aurait pu intenter contre son kurios (alors qu’un pupille pouvait engager une dikê epitropês contre son tuteur). Le lien entre un maître et son esclave relève à première vue du même modèle, dans la mesure du moins où le pouvoir de représentation entre les mains du maître procède d’un rapport d’infériorité statutaire et d’un lien de dépendance. Mais le lien de représentation qui s’y déploie est d’une autre dimension que celui à l’œuvre dans l’institution de la kurieia. Dans cette dernière en effet, tout comme d’ailleurs dans la prostasia, tout indique que l’action s’accomplit aussi dans la personne du représentant qui est ultimement responsable de l’acte. Entre maître et esclave, la « représentation » s’accomplit au contraire de manière parfaite. Que l’esclave agisse pour le compte du maître ou que le maître en vienne à figurer pour l’esclave dans certaines actions, il s’agit bien d’une représentation qu’on peut dire intégrale en ce que « les lointaines volontés du maître sont parfaites par d’autres êtres juridiquement compris en lui54 ». Au travers de l’institution esclavagiste, la représentation existe donc au prix de la non-existence en droit du représentant, qui n’est que le prolongement du représenté. En ce sens, la notion même de représentation rencontre sa limite car il n’y a ni délégation de capacités entre deux sujets ni instanciation d’un sujet par l’affirmation d’un pouvoir chargé de le représenter. Mais si l’institution esclavagiste est lieu d’une forme de représentation intégrale, la représentation parfaite est tout simplement impensable entre deux hommes libres. Or, ces deux aspects relèvent d’une même configuration normative : le modèle esclavagiste offrait

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le schème idéal de toute action par médiation d’autrui, si bien que la relation de représentation entre deux hommes libres ne pouvait se concevoir que sous la forme d’une dépossession ou d’une aliénation. Pour que la représentation politique apparaisse, il eût fallu en réalité que l’institution esclavagiste, dans les formes qui furent les siennes dans le monde gréco-romain, se décompose.

Représentation parfaite et imparfaite : le cas romain Repartons, une fois encore, de Rome. Il n’existait pas de conception unitaire de la notion de représentation en droit romain, mais un ensemble d’actes juridiques et de procédures avait pour objet, sous des formes diverses, le transfert ou la délégation d’une autorité. Le mandat, que nous avons déjà évoqué, est évidemment la principale de ces modalités. La figure du procurator, à partir de la fin de la République, en est une autre. Par la procuratio, un absent confie à un homme libre l’exercice de ses droits sur un territoire ou dans la gestion de l’une de ses affaires55. Le procurateur a en outre la faculté de paraître en justice pour le propriétaire absent. Gabriel Le Bras a toutefois montré de quelle façon le mandat s’était progressivement imposé pour penser en droit les pouvoirs du procurateur. Dans la jurisprudence classique, si le procurator acquiert dans l’intérêt du dominus, ses pouvoirs sont inscrits dans le cadre du mandat qui, comme on l’a vu, institue une forme de représentation imparfaite – ce qui conduisait d’ailleurs Le Bras à considérer que « les Romains n’ont pas admis, fût-ce pour le plus actif des intermédiaires, l’idée de représentation directe56 ». Le lien qui unit le procurator au dominus ne peut ainsi être décrit sous la forme d’une délégation absolue d’autorité, identifiant la volonté du représenté à celle du représentant. « Le procurateur n’est point un représentant : il garde son nom même s’il acquiert suo nomine57 » et ses actes se réalisent en sa personne avant qu’ils ne soient transférés au maître. Sur la scène judiciaire, lorsque le procurator se substituait au plaideur en le remplaçant lors d’un procès, il ne jouait pas le rôle de représentant parfait puisqu’il était personnellement engagé par la décision du juge58. Il y avait bien dans ce cas transfert et non délégation d’autorité. C’est dans le cadre du système institoire et de la préposition qu’il convient à la fois de rechercher la forme la plus saillante d’élaboration de représentation et d’en mesurer les limites59. La procuration

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est d’ailleurs définie par une partie de la jurisprudence comme une préposition. Dans le cadre de l’institution esclavagiste, un maître pouvait ainsi transférer à un esclave sa propre responsabilité, tout en fixant des limites par la rédaction d’une lex praepositionis, offerte à la connaissance des tiers60. Deux procédures (les actiones exercitoria et institoria) visaient par ailleurs à garantir à un tiers qui contracte avec le préposé la qualité, en droit, de son engagement. L’objectif était de pouvoir référer l’ensemble des actions de l’individu placé sous la puissance d’un autre à son préposant. Gaius écrit : « La formule institoire s’emploie lorsqu’une personne a préposé à une boutique ou à quelque commerce son fils ou son esclave, ou quelque extranea persona, libre ou esclave, et (lorsque) quelque contrat a été passé avec lui dans l’intérêt de la chose à laquelle il a été préposé. Elle est appelée institoria parce que le préposé à un gérant d’un magasin est appelé institor : cette formule est aussi in solidum61. » Le lien entre le patron et son agent se superposait ainsi, dans le cadre du système institoire, à la relation de dépendance traditionnelle qui unissait un maître à son esclave, au point de subvertir ce qui en constituait pourtant la fondation, la négation de l’esclave en tant que sujet de droit62 – ou, pour le dire autrement, « les déterminations formelles induites par les modèles juridiques de l’échange […] se superposaient et prévalaient sur celles de rapport de dépendance63 ». Comme nous l’avons déjà vu, à travers l’ensemble de ces procédures qui visaient à protéger à la fois le maître et le tiers contractant, une autonomie patrimoniale et contractuelle inédite était en outre accordée à l’esclave, notamment à travers la reconnaissance de sa responsabilité pour le montant du pécule, modifiant potentiellement le rapport de dépendance lui-même64. En ce sens, le développement de la notion de représentation, même imparfaite, ruinait potentiellement le principe qui faisait de l’esclave la pure extension de son maître.

Représentation politique et esclavage : une aporie ? Le droit athénien n’a jamais développé le régime de représentation imparfaite caractéristique du système institoire romain. Dans l’Athènes classique, le pécule de l’esclave n’a jamais reçu une définition légale, on l’a vu. S’il existait bel et bien des sphères d’exercice du travail au sein desquelles les esclaves jouissaient d’une certaine autonomie,

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leur activité était toujours référée à leur maître, qui en supportait la responsabilité. Le droit distinguait certes entre l’imputation de l’action, qui pouvait désigner un esclave, et son exécution, qui pesait sur le maître, mais on aurait tort d’y reconnaître une forme de responsabilité octroyée à l’esclave. Les relations entre maîtres et esclaves se caractérisaient par un principe de responsabilité illimitée. Or, la configuration romaine invite à penser que ce principe de responsabilité illimitée entravait l’apparition du concept de représentation. En étudiant le rôle des esclaves publics (dêmosioi) dans la cité classique, j’avais tenté de montrer comment le recours à des esclaves témoignait de la résistance de la part de la communauté civique à l’avènement d’un État conçu comme une instance séparée de la société. En rendant invisibles ceux qui avaient la charge de son administration, la cité conjurait l’apparition d’un État qui puisse se constituer en instance autonome ; elle entendait ainsi maintenir dans l’immanence de sa propre existence communautaire toute forme de pouvoir. M’appuyant sur le thème kantorowiczien des deux corps du roi, j’avais émis l’hypothèse que le recours à des esclaves publics permettait de conjurer toute forme de représentation politique, que la communauté civique ne pouvait penser que dans les termes d’une dépossession65. L’analyse des formes légales qui organisent la responsabilité du maître au sujet des actes de son esclave permet de prolonger l’hypothèse en lui offrant un nouvel éclairage. L’absence de toute forme de représentation entre deux individus libres paraît en effet indissociable de la pleine représentation qui lie un esclave à son maître et suppose sa négation en tant que personne juridique. Si l’esclavage était le lieu dans lequel une représentation parfaite s’accomplissait, son existence empêchait que se réalise de iure toute forme de représentation entre libres. L’esclavage était nécessaire pour que le principe représentatif se réalise de facto, par l’intermédiaire d’un être sans personnalité légale, en même temps qu’il était un frein pour qu’il soit conceptualisé sur le plan du droit, entre égaux. En d’autres termes, le régime de représentation parfaite qui s’accomplissait dans la relation maître-esclave avait pour corollaire le refus de toute forme de représentation qui puisse lier entre eux des hommes libres et seule la décomposition de l’institution esclavagiste aurait ainsi pu conduire à l’élaboration des formes légales d’une représentation parfaite entre libres ; en cela aussi, l’institution esclavagiste était indissociable de l’expérience démocratique athénienne.

Chapitre 4

Asile

En 1661, l’Assemblée de l’île des Barbades se réunit afin de doter la colonie, alors la plus puissante et la plus prospère de l’ensemble des possessions anglaises en Amérique, d’une nouvelle législation. Le développement foudroyant de l’économie sucrière avait transformé l’île depuis l’arrivée des premiers colons, en 1627, et les nouvelles lois visaient à encadrer les activités d’une population de travailleurs toujours plus nombreuse, composée aussi bien d’esclaves africains que d’engagés européens. L’ensemble du droit de la colonie était désormais organisé sur la base de deux Codes : le premier entendait réguler les relations entre les colons et les engagés européens, qualifiés de Christian Servants ; le second, The Act for Better Ordering and Governing of Negroes, concernait exclusivement les esclaves. Cet effort de systématisation législative, pionnier dans la mesure où le droit anglais était vierge de toute référence précise à la question de l’esclavage, eut une influence considérable sur l’ensemble du droit colonial de l’Empire britannique aux Amériques, puisque dès 1664 la Jamaïque en copia les principaux articles, avant que la Caroline du Sud ne s’en inspire elle-même à la fin du siècle1. Les historiens s’accordent pour reconnaître le rôle fondateur du texte dans l’histoire légale du concept de race en Amérique. Le nouvel arsenal législatif, en construisant les catégories de Blancs et de Noirs, et en les assimilant à des statuts légaux, plaçait en effet la race au cœur de l’ordre social. La violence exercée contre les corps était évidemment au centre de la distinction légale entre les esclaves noirs et les engagés blancs. Le Code contenait en particulier la clause selon laquelle tout maître qui aurait « malheureusement » mis à mort son esclave ne devait être sanctionné d’aucune manière2. La violence des maîtres de l’Athènes ou de la Rome classique à l’égard de leurs esclaves n’avait sans doute rien à envier à celles de

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leurs homologues de la Barbade du xviie siècle. Le cadre intellectuel dont procède une telle construction législative était néanmoins inconnu des sociétés antiques. Certes, la pensée d’une distinction culturelle et ethnique, opposant, par exemple, Grecs et Barbares, n’est pas étrangère à la pensée antique, mais celle-ci n’a jamais débouché sur une hiérarchisation du genre humain fondée en nature. Le scandale de l’esclavage procède à nos yeux de la conviction d’une égalité « naturelle » du genre humain, dont le droit aurait la charge de réaliser les principes. Les philosophes grecs de l’époque classique ou des juristes romains de l’Empire ont certes pensé l’universalité de la raison humaine au point d’offrir la première formulation d’un droit naturel reconnaissant la commune égalité et liberté des hommes. Mais si cet universalisme n’a jamais conduit à une remise en cause de l’institution esclavagiste elle-même, c’est que le jusnaturalisme des Anciens est en tout point différent de celui des Modernes. La nature ne constituait pas à leurs yeux une source de légitimité supérieure au droit positif, capable de l’orienter et de le modeler – et si nous faisons du droit naturel moderne la matrice intellectuelle de notre conception de la démocratie, cela suffit à indiquer ce qui nous sépare définitivement de l’expérience grecque. Les philosophes comme les juristes admettaient ainsi que les hommes naissent égaux mais ce constat n’impliquait pas que cette égalité de nature puisse s’exprimer dans le droit positif. Dans la sophistique de l’époque classique, comme chez les penseurs du e iv  siècle, la référence au juste ou à la justice (dikaios / dikaiosunê), comme horizon excédant tout droit positif, existe bel et bien, mais celle-ci ne renvoie pas à un ordre naturel qui pourrait constituer une source de légitimité et un fondement normatif pour le droit des cités. La nature n’était pas « la figure d’une norme ultime et constituante3 » susceptible de prescrire le droit positif, si bien que le jusnaturalisme antique n’a jamais débouché sur une doctrine des droits de l’homme. La reconnaissance de l’esclave comme simple propriété, nous l’avons vu, est toujours une fiction, en ce qu’aucun esclave, dans aucune société, n’est jamais considéré à l’égal d’une chose sous toutes ses dimensions. Le bien mobilier auquel est fixé un prix et sur lequel un maître possède un droit de vie et de mort est toujours aussi, fût-ce de la façon la plus minime, une personne, qu’on entreprenne, par exemple, de la baptiser, ou qu’on décide de légiférer au sujet des injures qu’elle pourrait prononcer. De fait, il existait, dans l’Athènes classique, un ensemble de procédures susceptibles de limiter la toute-puissance du maître à

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l’égard de son esclave – des espaces de droit, en somme, dans lesquels la reconnaissance, même minime, de la personne de l’esclave le soustrayait à son statut de propriété. Si le droit naturel moderne n’en offre pas l’horizon de sens, comment appréhender ces formes de protection ?

I. Sous

la toute-puissance du maître

Si la pensée raciste qui a présidé à l’élaboration du Code des Barbades de 1661 est étrangère à l’Antiquité gréco-romaine, la situation de violence qu’elle entend réguler est le propre de toute société esclavagiste, qui peut se caractériser par une situation de « guerre indéclarée » entre libres et esclaves4. En considérant que le meurtre d’un esclave par son maître ne relève d’aucune sanction, le Code des Barbades fait entrevoir une situation de réalisation parfaite du droit d’abusus qui qualifie l’usage absolu de la propriété sur une chose. Qu’en était-il dans l’Athènes classique ?

Le meurtre de l’esclave Les plaidoyers athéniens font connaître deux configurations différentes au sujet du meurtre d’un esclave, selon que ce dernier meurt du fait de son propre maître ou sous les coups d’un tiers. Un passage d’Antiphon laisse entendre sans la moindre ambiguïté que la mort d’un esclave sous les coups de son maître n’était pas sanctionnable judiciairement : Et telle est la contrainte de la loi que, si quelqu’un a tué une personne qui est en sa puissance (hôn autos kratei) et dont il n’y a pas de vengeur, il n’en respecte pas moins la règle divine et humaine (to nomizomenon kai to theion) : il se purifie, il s’écarte lui-même des lieux que lui interdit la loi (hagneuei te heauton kai aphexetai hôn eirêtai en tô nomô), se disant qu’il s’en trouvera bien5.

La « règle divine et humaine » qu’invoque Antiphon exige donc la purification du meurtrier, ce qui implique, en creux, qu’il n’existe pas de règle de droit susceptible de sanctionner le maître. Les Lois de Platon ne prévoient pas non plus de sanctions contre le maître qui

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aurait tué son esclave6. Sans doute peut-on voir dans l’obligation qui est faite au maître de se purifier (hagneuein) la reconnaissance de l’humanité de l’esclave, tout meurtre d’un être humain « compromettant la sécurité religieuse de la cité7 ». La prescription indique néanmoins qu’aucune loi ne protège l’esclave contre la violence de son maître même si celle-ci doit le conduire à la mort8. On comprend d’ailleurs aisément la contradiction qu’une telle protection aurait représentée dans le droit athénien de l’époque classique. Puisque la loi de Dracon, depuis la fin du viie siècle, déléguait la poursuite pour meurtre aux membres de la parenté de la victime (ou, par défaut, aux membres de sa phratrie)9, et que le maître était légalement le responsable des actions commises par son esclave, il aurait fallu que le meurtrier se fasse son propre accusateur. L’affaire est évidemment différente dans le cas du meurtre d’un esclave commis par un tiers. Antiphon indique qu’il est permis au maître, « s’il lui plaît, de poursuivre la vengeance du meurtre de son esclave, puisque les tribunaux sont également compétents pour le meurtre d’un esclave et pour le meurtre d’un individu libre (ison dunatai tô doulon apokteinainanti kai tô eleutheron)10 ». Démosthène, en rappelant la loi de Dracon, affirme qu’« il y a aussi action en justice quand la victime est un esclave (kan oiketês ê)11 ». Les deux orateurs font référence à l’action pour meurtre d’un esclave dont le tribunal du Palladion était le théâtre12. En cohérence avec les principes de la loi de Dracon, les deux textes laissent entendre qu’il revient au maître et à nul autre, « s’il le souhaite », de poursuivre le meurtrier de son esclave comme il revient aux membres de la parenté (suggeneis) de se faire les vengeurs du défunt. Ce point est toutefois moins évident qu’il n’y paraît à première vue. Les plaidoyers font en effet connaître trois cas d’actions pour meurtre (dikai phonou) lancées pour le meurtre d’un esclave. Isocrate évoque le cas suivant dans le Contre Callimachos : « Cratinos était en conflit à propos d’un champ avec le beau-frère de Callimachos. Après une rixe, Callimachos et ses complices cachèrent une servante et accusèrent Cratinos de lui avoir brisé la tête. Prétendant que cette femme était morte de blessure, ils intentent à Cratinos un procès pour meurtre au tribunal du Palladion13. » La logique de l’action implique ici sans ambiguïté que le maître fut à l’origine de l’action pour le meurtre de son esclave. Le discours Contre Evergos et Mnesiboulos donne à voir une configuration juridique analogue. Le plaideur s’en

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va consulter les exégètes pour savoir quelles suites donner à la mort d’une servante, tombée sous les coups de ses adversaires. Ceux-ci lui auraient tenu le discours suivant : Voici maintenant notre conseil : puisque tu n’as pas été présent, et que ta femme et tes enfants sont les seuls témoins, ne prononce l’interdiction contre personne nommément, mais contre les auteurs et meurtriers en général. Ensuite, n’intente pas d’action auprès du roi. La loi ne te le permet pas non plus : d’après ce que tu dis, la femme n’est ni ta parente ni ton esclave (ou gar estin en genei soi ê anthrôpos, oude therapaina). Or, les lois ne prévoient de poursuite que pour l’une ou pour l’autre14.

Pour commenter le propos des exégètes, le plaideur en vient alors à évoquer la loi de Dracon. Le propos des exégètes est clair : l’action ne peut être portée devant l’archonte-roi que dans le cas d’une parente ou d’une esclave15. Sans doute la recommandation n’a-t‑elle pas de valeur absolue en droit, mais le propos est suffisamment clair pour laisser deviner les contours d’une règle, et celle-ci prescrit que seul le maître peut intenter l’action. Il reste ensuite à comprendre dans quelle mesure le plaideur était tenu de défendre ou pas la servante, qui était sans doute affranchie – à cet égard l’expression des exégètes n’est pas claire16. Mais en l’occurrence, peu importe : la recommandation des exégètes indique qu’en règle générale seul le maître de l’esclave peut poursuivre, bien que de toute évidence il n’y soit pas obligé. Le troisième cas est plus complexe. Dans le Contre Nééra, Apollodore évoque un étrange stratagème monté par son adversaire, Stéphanos : Il a voulu bannir Apollodore de la cité, en intentant contre lui une fausse accusation de meurtre : Apollodore, prétendait-il, s’étant rendu un jour à Aphidna à la recherche d’un esclave fugitif, avait frappé une femme qui était morte à la suite des coups. Ayant suborné des esclaves qu’il fit passer pour Cyrénéens, Stéphanos le cita pour meurtre, en prononçant l’interdiction, devant le Palladion (paraskeuamenos anthrôpous doulous kai kataskeuasas hôs Kurênaioi eiêsan, proeipen autô epi Palladiô phonou). Et cet homme contribua à la procédure (elegen tên dikên Stéphanos) en jurant qu’Apollodore avait tué la femme de sa propre main, et en affirmant, avec imprécations contre lui-même, son lignage et sa maison,

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La cité et ses esclaves ce qui n’avait pas été, ce qu’il n’avait pas vu, ce qu’il n’avait entendu dire à qui que ce soit17.

Trois points exigent éclaircissements : le rôle de Stéphanos dans la procédure, tout d’abord ; son lien avec les esclaves, ensuite ; le travestissement de ces mêmes esclaves en Cyrénéens, enfin. Douglas MacDowell, tout comme Debra Hamel, considère que Stéphanos était l’accusateur, les esclaves déguisés en hommes libres de Cyrène jouant le rôle de témoins, appelés à la rescousse18. Il resterait néanmoins à établir quelle forme pourrait prendre le témoignage de ces étrangers cyrénéens, et l’absence de toute référence au maître de l’esclave assassinée est pour le moins étrange. Rien ne permet en réalité de tenir pour assurée une telle reconstruction19. La difficulté tient à la nécessité qui fut celle de Stéphanos de faire intervenir des esclaves dans la procédure en leur conférant un statut d’hommes libres. Et dans ce cas pourquoi les avoir fait passer pour des Cyrénéens20 ? Plutôt que de considérer que ces derniers jouaient le rôle de témoins, il me paraît cohérent de les imaginer en position de maîtres de l’esclave assassiné, ce en vertu de quoi ils auraient eux-mêmes intenté l’action. Mais si les esclaves ont été travestis en hommes libres – cyrénéens ou pas – pour apparaître comme les maîtres de l’esclave, quel est le rôle de Stéphanos ? Une lecture attentive du texte suggère une alternative aux différentes hypothèses jusqu’ici proposées. Stéphanos aurait monté sa machination en tant qu’assistant (parèdre) de l’archonte-roi, charge qui permit notamment de lancer la proclamation publique (prorrhêsis), tout en intriguant pour que les deux esclaves se présentent comme des hommes libres21. L’épisode confirme ainsi les propos d’Isocrate et de Démosthène : il revient au maître et au maître seul, « s’il le souhaite », de poursuivre le meurtrier de son esclave. La loi de Dracon, sans faire obligation aux parents de poursuivre le meurtrier, instituait évidemment une tout autre situation au sujet des hommes libres. Elle établissait en effet une chaîne de responsabilités conduisant des plus proches parents jusqu’aux membres de la phratrie, qui pouvaient engager le cycle de la vengeance judiciaire, au point de rendre la non-poursuite du meurtrier exceptionnelle. La loi était restrictive en ce qu’elle limitait aux membres de la parenté le pouvoir de poursuivre le meurtrier, mais en faisant intervenir les membres de la phratrie, elle assurait que celle-ci pouvait avoir lieu22. Ce simple fait est significatif de la façon dont le

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droit athénien construit l’inscription de l’esclave dans les structures de parenté des hommes libres : coupé de tout lien de filiation, l’esclave n’a pour seul « parent » que son propre maître, tout en étant étranger en droit à sa suggeneia. La cité des Magnètes, une fois encore, fait sur ce point exception. Platon établit en effet que « celui qui tue un esclave innocent (ean de tis doulon kteinê mêden adikounta), seulement par crainte qu’il ne dénonce ses turpitudes et ses méfaits, ou pour quelque autre raison de la sorte, aurait été poursuivi pour meurtre s’il avait tué un citoyen ; il encourra la même poursuite pour la mort d’un esclave dans de telles conditions23 ». Nous retrouvons ici la logique intégratrice de la cité platonicienne qui fait des esclaves, comme on le verra, des rouages essentiels au fonctionnement de la politeia. De fait, Platon suggère cette clause dans la mesure où les esclaves peuvent être de précieux dénonciateurs pour le bien de la cité. Le droit de la cité pénètre à l’intérieur de la relation entre un maître et son esclave en vue de protéger la cité et non la personne de l’esclave puisque, rappelons-le, aucune sanction n’est prévue si ce dernier meurt sous les coups de son maître. Il reste un dernier aspect à examiner. La loi de Dracon rendait pour le moins exceptionnel le recours aux tribunaux dans le cas des meurtres intrafamiliaux. Dans une telle configuration, en effet, les membres d’une famille pouvaient être tentés par le silence, auquel cas le meurtrier échappait de fait à la justice24. Mais qu’en était-il lorsque la victime était un esclave ? L’Euthyphron de Platon éclaire une telle situation. Lorsqu’il rencontre Socrate en bordure de l’agora d’Athènes, Euthyphron s’apprête à lancer une accusation contre son père auprès de l’archonte-roi, après que ce dernier a mis à mort un dépendant, que le texte platonicien qualifie de pelatês. Le sens du mot est incertain25. Celui-ci désigne-t‑il un rapport de dépendance, dont la relation entre maître et esclave fournirait l’archétype, ou au contraire, une forme d’assistance juridique, sur le modèle de celle qui unit un affranchi ou un métèque à son patron (prostatês) ? Le dilemme est impossible à trancher. La difficulté tient notamment à ce que nous n’avons aucune idée de la façon dont une relation de protection juridique, qui ne serait ni du registre de la dépendance ni de l’ordre de la parenté (dans la mesure où ceux-ci doivent être distingués), s’intègre au droit athénien de l’homicide.

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Socrate demande à Euthyphron si l’individu, pour la mort duquel il poursuit son père, est un membre de l’oikos au sens large (oikeios), ce à quoi Euthyphron répond positivement, laissant entendre qu’il lui aurait été autrement impossible de lancer l’action26. Ce terme est trop imprécis pour déterminer la nature de la relation. Je serais néanmoins tenté de considérer que si le terme pelatês, qui qualifie un statut de travail de l’époque archaïque, n’a pas de contenu juridique très précis dans l’Athènes classique, la façon dont le droit sur l’homicide caractérise le lien entre le pelatês et celui qui le « représente » en droit, est celle d’un rapport de dépendance analogue à celui qui unit un maître et son esclave. Il est frappant à cet égard qu’Euthyphron insiste sur le lien personnel qui l’unissait à l’individu. La victime était son pelatês bien qu’elle travaillât sur les terres familiales : « En fait, la victime était un pelatês à moi (pelatês tis ên emos) ; et comme nous exploitions une terre à Naxos, nous l’employions là comme salarié (enthêteuen ekei par’êmin)27. » Le lien établi avec l’individu suppose, d’une manière qu’il nous est impossible de préciser, un lien de dépendance en vertu duquel Euthyphron, et sans doute Euthyphron seul, est habilité à poursuivre son propre père. Le tableau dressé jusqu’ici est en tout cas cohérent. La violence exercée par un maître à l’encontre de son esclave ne donnait lieu à aucune sanction légale, et seul le maître était en mesure de poursuivre un tiers qui lui aurait donné la mort. Un tel tableau semble toutefois démenti par un fait simple : les citoyens pouvaient lancer une action pour sanctionner des actes d’outrage et de violence commis contre un esclave. Comment interpréter cette apparente contradiction ?

Des esclaves protégés ? Remontant à la législation solonienne ou seulement à la fin du  siècle28, la graphê hubreôs – soit l’action publique visant l’acte d’outrage ou de démesure (hubris) – a suscité une abondante littérature. La procédure visait de toute évidence des cas dans lesquels l’intégrité, le plus souvent physique, d’un individu avait été délibérément atteinte : « Outrager n’est pas dans tous les cas frapper, mais frapper pour une fin déterminée, par exemple, le déshonneur de celui qu’on frappe ou sa propre jouissance29 », écrit Aristote. Puisque l’action est publique (c’est une graphê), l’atteinte engageait l’ensemble de la comv

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munauté civique. Isocrate considère ainsi que l’action implique que l’intérêt commun soit en jeu30. Les orateurs ont d’ailleurs tendance à comparer la graphê hubreôs et la dikê aikeias (action pour dommage) comme si elles offraient deux modes de résolution parallèles, public et privé, entre les mains des parties31. La procédure devait néanmoins être en pratique d’un usage assez restrictif puisque quiconque abandonnait l’action ou ne convainquait pas un cinquième des jurés, était sanctionné d’une amende de 1 000 drachmes. Reste néanmoins à déterminer en quoi consistait l’affront intenté à la victime. Contre une tradition antérieure qui l’interprétait essentiellement en termes de profanation religieuse32, Nick Fisher a fait de l’hubris une atteinte portée à l’honneur (la timê) d’un individu. L’acte d’hubris consisterait en une violence délibérée, physique ou verbale, entraînant le déshonneur de la victime33. Or, trois plaidoyers indiquent sans l’ombre d’une ambiguïté que la procédure pouvait être lancée pour défendre non seulement les hommes libres mais aussi les individus placés sous un statut de dépendance, dont les esclaves. Dans le Contre Timarque, Eschine cite tout d’abord un passage de la loi au sujet de l’hubris (d’une authenticité douteuse), puis il affirme : On sera peut-être surpris, d’abord que le législateur parle aussi des esclaves dans la loi concernant l’outrage : mais, pour peu qu’on y réfléchisse, on verra que c’est un grand trait de sagesse. En effet, si le législateur parle des esclaves, ce n’est pas qu’il s’intéresse à eux ; mais voulant nous accoutumer à nous abstenir, surtout, d’outrager des personnes libres, il a ajouté qu’on ne pourrait même outrager des esclaves (prosegrapse mêd’eis tous doulous hubrizein)34.

En mentionnant la loi, Démosthène y voit même la marque de la philanthropie des Athéniens, et de leur supériorité morale face aux Barbares35. Un extrait du discours Contre Mantitheos d’Hypéride confirme enfin les propos d’Eschine et de Démosthène en faisant porter la protection sur le corps de l’esclave : « Ils ont institué l’action contre celui qui commet un outrage, non seulement pour le compte de personnes libres mais aussi aux dépens de celui qui outrage le corps d’un esclave (alla kai ean tis eis doulou sôma hubrisê ­graphas einai) »36, affirme le plaideur. Les orateurs insistent ainsi sur le caractère exceptionnel de cette protection accordée aux esclaves, qui paraît incongrue au regard de l’ensemble du droit athénien. Les Lois de

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Platon n’envisagent d’ailleurs même pas son existence : si elles recommandent aux maîtres de traiter sans excès de violence leurs esclaves, cela ne s’accompagne d’aucune description d’une procédure qui de près ou de loin ressemblerait à la graphê hubreôs37. Tout indique par ailleurs que le recours à la procédure devait être exceptionnel lorsqu’il s’agissait d’esclaves. Dans le Contre Nicostratos, le plaideur dit avoir été piégé par ses adversaires en s’en prenant à un jeune Athénien qu’il avait cru être un esclave : « En outre, profitant de ce qu’ils étaient mes voisins, de ce que leur domaine était contigu au mien, ils envoyèrent de jour un garçon athénien saccager la roseraie, qui était en pleine pousse : si, l’ayant pris pour un esclave, je l’avais enchaîné et frappé, alors ils m’auraient intenté une graphê hubreôs38. » S’en prendre à des esclaves fautifs ne paraissait pas en l’occurrence pouvoir donner lieu à une action judiciaire ; seule la présence d’un enfant de statut libre justifiait le recours à la graphê hubreôs. Que peu d’Athéniens aient poursuivi leurs concitoyens en raison de leur comportement vis-à-vis d’esclaves, c’est l’évidence, mais cela ne doit pas nous dissuader de comprendre le sens de cette protection qui paraissait si incongrue aux orateurs. Le droit athénien reconnaissait-il, en vue de la protéger, l’honorabilité des esclaves ? La difficulté est tout d’abord documentaire. Nous ne disposons en effet d’aucun plaidoyer qui relèverait de l’action incriminée au sujet d’un esclave, et c’est en se fondant sur le propos, souvent très général, des orateurs qu’il faut l’interpréter39. Mais elle tient surtout au caractère paradoxal de la procédure. Si l’on considère que l’acte d’outrage implique les honneurs respectifs de celui qui le commet (l’hubristês) et de sa victime, alors il faut admettre que l’esclave se voyait reconnaître une forme d’honneur que le droit athénien permettait aux citoyens de faire respecter40. On comprend mal dès lors comment cette disposition s’accommode du droit octroyé parallèlement aux maîtres sur la vie de leur propre esclave. La procédure présente surtout un paradoxe logique. Le recours à une action publique implique que n’importe quel citoyen puisse poursuivre n’importe quel homme libre en raison des violences qu’il aurait commises contre un esclave. Rien n’indique pourtant qu’il puisse être question de la protection d’un esclave contre les agissements de son propre maître dans les plaidoyers qui évoquent son usage, et l’on peine plus généralement à imaginer dans quel contexte un Athénien aurait pris un tel risque : de fait, lorsque l’hypothèse de la graphê hubreôs est mentionnée chez

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les orateurs, c’est à chaque fois à l’initiative du maître contre un tiers qui aurait outragé ses propres esclaves41. Or, l’idée selon laquelle seul le maître était en mesure de poursuivre est contradictoire avec le caractère public de l’action. Qu’il ait été particulièrement rare, voire exceptionnel, que des citoyens poursuivent d’autres citoyens en raison de leur comportement avec leurs esclaves, cela est évident. On aurait tort toutefois d’y voir une règle de droit. À titre de comparaison, observons qu’alors que l’ensemble de la législation royale portugaise, puis brésilienne, établissait que le meurtre d’un esclave par son maître était passible de la mort, seuls deux cas de procès contre des maîtres ayant tué leur esclave sont documentés durant l’ensemble des xviiie et e 42 xix  siècles . Ce paradoxe témoigne-t‑il de l’écart, somme toute banal, entre l’énonciation de la norme et son application, ou est-il l’indice d’une discordance temporelle, la graphê hubreôs n’étant que la relique d’un état archaïque du droit athénien, relevant d’un âge paternaliste (et prétendument moins violent) de l’institution esclavagiste ? Aucune des deux solutions n’est vraiment satisfaisante. Pour surmonter la difficulté, plusieurs historiens ont suggéré que la loi sanctionnait en réalité l’atteinte à la personne du maître par l’intermédiaire de ses esclaves. La procédure ne serait pas activée en faveur de l’esclave mais seulement dans la mesure où, à travers l’atteinte à sa personne, son maître était visé. L’esclave ne serait ainsi que le support de l’honneur (la timê) de son maître43. La proposition, séduisante, présente l’obstacle considérable de contredire le propos tenu par les orateurs eux-mêmes, qui interprètent bel et bien l’action comme une forme de protection de l’esclave lui-même. Dès lors, c’est l’idée selon laquelle l’outrage comporte une atteinte à l’honneur (timê) d’un individu qui mérite d’être révisée. Douglas Cairns a mis en évidence un ensemble de configurations dans lesquelles l’hubris désignait non pas l’atteinte à une dignité mais « une attitude subjective ou une disposition qui peut être considérée comme un affront implicite44 », et n’impliquant pas explicitement l’idée d’un tort infligé à une victime. À sa suite, Mirko Canevaro a montré que si la question du statut de la victime pouvait s’avérer sans objet, c’est que la cité dans son ensemble était d’une certaine façon victime de l’outrage. En ce sens, un acte d’hubris commis aux dépens d’un esclave ne constituait en rien une atteinte à sa timê45. Observons que les orateurs n’interprètent pas la procédure comme un droit spécifique qui serait reconnu aux esclaves, mais comme l’extension d’une protection accordée indistinctement à

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tous les individus. La neutralisation de la distinction statutaire n’impliquait pas la reconnaissance d’une dignité ou d’un honneur spécifique de l’esclave. À leurs yeux, surtout, la procédure correspondrait à la volonté de la part du législateur de caractériser l’acte en lui-même, indépendamment de celui qui en était la victime. Convaincante, l’analyse de Canevaro permet de saisir en termes cohérents la procédure au sein de l’ensemble du droit athénien, sans qu’il y ait besoin d’en faire une anomalie, ou un élément archaïque, isolé dans la législation de l’époque classique. Il reste néanmoins bien difficile de comprendre dans quels contextes précis les Athéniens pouvaient y avoir recours. L’introduction d’une action publique implique que le destin de la communauté dans son ensemble était engagé par un acte d’hubris, même contre un esclave. Ce simple fait ouvre en tout cas la voie à une lecture contextualiste des usages de la procédure, et je ferais volontiers l’hypothèse qu’un acte commis contre un esclave, même par son maître, pouvait donner lieu à des actions différentes en fonction du lieu et de la situation dans lesquels il s’était déroulé46. Rappelons que le délit d’injure contre des libres (la kakêgoria) était défini en fonction des lieux et des événements spécifiques dans lesquels l’injure avait été prononcée. La législation solonienne avait ainsi établi qu’il était interdit d’injurier les vivants dans l’enceinte des tribunaux, les sanctuaires, les lieux où siègent les magistrats et lors des concours47. De la même façon, je suggère que c’est parce que l’outrage contre un esclave s’était déroulé dans certains lieux identifiés comme publics, engageant ainsi l’ensemble de la communauté, qu’il pouvait donner lieu à une action pour outrage, construction juridique commune à d’autres législations esclavagistes48. Il serait moins question de catégories de pensées juridiques que de délimitation, plus ou moins implicite, des lieux et des configurations légales qui s’y appliquent. Pour penser les formes de protection dont pouvaient bénéficier les esclaves, il convient néanmoins de déplacer l’attention vers un autre espace, aux confins du droit positif, celui des sanctuaires.

II. L’asylie

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Il n’est d’histoire du droit d’asile qui ne s’ouvre par une évocation de la Grèce ancienne. Instituant un espace d’exception transcendant les règles d’un droit international fondé sur le rapport entre

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les États, le droit d’asile moderne, consacré par la Convention de Genève sur les réfugiés de 1951, est en effet la réinvention laïque d’une institution chrétienne qui plonge ses racines dans l’Antiquité grecque. Certes, l’invocation, par Philon d’Alexandrie, du « Dieu libérateur, Dieu de l’étranger, du suppliant et du réfugié49 » semble offrir la première formulation monothéiste de la conception moderne de l’asile, sous la forme d’un droit universel offert à tous les hommes victimes d’injustice et fuyant un danger. L’Église du Bas-Empire, depuis l’édit de Milan (313) jusqu’au concile d’Orléans (511), est ainsi souvent présentée comme ayant défini la conception moderne de l’asile. Celle-ci s’inscrit néanmoins dans la continuité de l’asulia des sanctuaires de la Grèce classique et hellénistique 50. L’étymologie, ici, fait mieux que désigner un obscur apparentement, elle rappelle une filiation. Et pour qui cherche en Grèce le terrain pour penser les formes d’une hospitalité inconditionnelle qui excède toujours les conditions réelles de l’hospitalité en droit, l’asulia grecque semble offrir des ressources inépuisables51. Au risque de rappeler une banalité, il va pourtant de soi que l’asile n’est jamais un accueil inconditionnel et que s’il procède d’une suspension du droit positif ordinaire, c’est toujours à un État ou à une communauté qu’il revient d’en fixer les conditions52. Sous le terme d’asulia, les Grecs de l’Antiquité entendent un lieu assurant une immunité contre toute forme de saisie (sulan) ; par extension, le caractère inviolable du lieu, propriété de la divinité, justifie la protection personnelle accordée à celui qui en fait la demande53. L’octroi de cette protection suppose le rite de la supplication (hiketeia), par lequel l’individu se place sous la puissance des dieux. Or, si la supplication et l’asylie des hommes libres n’ont jamais fait l’objet de législation positive dans les cités, constituant une zone de retrait volontaire du droit car relevant fondamentalement de la justice divine, une réglementation précise statuait sur la présence des esclaves suppliants dans les sanctuaires, qu’il s’agissait de cantonner géographiquement et de soumettre à des procédures spécifiques54. Que les esclaves puissent se voir reconnaitre l’asylie est significatif, et il est tentant d’y reconnaître « la coexistence possible entre le caractère humain, voire autonome de l’esclave, ce qui lui garantit l’accès aux dieux, et sa qualité d’objet de propriété qu’on ne saurait laisser à l’abandon55 ». Définir le cadre juridique et cerner les procédures qui organisent l’asylie des esclaves est néan-

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moins difficile. Faut-il se représenter l’organisation d’un procès au terme duquel l’esclave pouvait être libéré ? Une sanction était-elle imposée au maître ? Que devenait l’esclave ? Écartons d’emblée une erreur, celle qui consiste à voir dans l’asylie servile l’institution à l’origine des actes d’affranchissement qui pouvaient se dérouler dans les sanctuaires. L’hypothèse, qui n’est confirmée par aucune source, s’avère à l’examen tout à fait improbable56. Elle a néanmoins conduit de nombreux historiens à considérer que l’affranchissement était la finalité naturelle du statut d’asulos qui pouvait être reconnu à un esclave57. L’asylie et l’affranchissement répondent en réalité à deux logiques radicalement différentes.

Lieux de refuge : une approche comparatiste J’ai plaidé pour le recours au comparatisme afin d’étudier les institutions communes aux sociétés esclavagistes, dès lors que leur échelle d’observation était correctement définie58. Les configurations qui président à l’asylie servile offrent un très bon laboratoire. La fuite de l’esclave donne à voir la contradiction de tout ordre esclavagiste, qui fait de l’esclave à la fois une propriété et un individu dont la marge d’autonomie et de responsabilité doit être reconnue, même de façon dérisoire. La fuite est en effet ce moment où un bien, soumis de surcroît au risque de la destruction de sa valeur, ne peut être saisi que comme une personne. Car l’indépendance de l’esclave se doit ici d’être reconnue pour être sanctionnée, le maître ne pouvant être tenu pour responsable des actions commises par son esclave en fuite. La situation de fuite crée en ce sens une situation limite en termes de droit, que les juristes romains n’ont d’ailleurs cessé d’interroger : un esclave qui fuit son maître pour rejoindre un lieu d’asile doit-il être tenu pour un fugitif ou pour un demandeur d’asile ? On devine le clair-obscur juridique que suscite une telle situation à la lecture du Digeste59. Prenant parti dans une controverse entre Labeon et Caelius, Ulpien affirme ainsi « qu’un esclave (en fuite) qui fait ce qui est reconnu comme autorisé de faire publiquement n’est pas un fugitif ». Tel serait le cas d’un esclave qui fuirait sa demeure pour se réfugier auprès d’une statue de l’empereur, et « de même pour l’esclave qui cherche asile, car il ne le fait pas dans l’intention de fuir ; toutefois, s’il fuit tout d’abord puis cherche un refuge, il ne cesse d’être consi-

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déré comme un fugitif60 ». Pour déterminer à quel moment un esclave en fuite cessait d’être un fugitif et devenait un « demandeur d’asile » en puissance, il fallait en définitive accomplir un geste bien étrange, sonder l’intention de l’esclave… Dans la plupart des sociétés esclavagistes, un ensemble de règles et de procédures, aux confins du droit positif et du droit sacré, organise la capacité qu’a l’esclave en fuite de faire reconnaître l’illégitimité (plutôt que l’illégalité) du traitement auquel le soumet son maître. Les sociétés coloniales américaines, qui font du marronage, c’est-à-dire de la fuite aux marges de l’espace contrôlé par le pouvoir, l’unique recours pour un esclave voulant échapper à sa condition, sont l’exception et non la règle61. Certes, le « grand marronage », impliquant la constitution de véritables communautés d’esclaves (les Palenque de Cuba ou les Quilombos du Brésil), pouvait donner lieu à des formes de négociation indirecte entre communautés de marrons et le pouvoir colonial, mais jamais il ne s’est traduit par la constitution d’espaces et de procédures réglées dans lesquelles un conflit entre un maître et ses esclaves était tranché. Les sociétés esclavagistes les plus diverses connaissent au contraire un ensemble de procédures par lesquelles la parole d’un esclave contre son maître trouvait à s’exprimer, si bien qu’il est possible de parler d’une permanence morphologique de la structure asilaire. Ainsi, dans l’émirat de Kano, au xixe siècle, un esclave maltraité par son maître pouvait se rendre dans le marché principal de la ville, et par un geste rituel consistant en l’allongement de la jambe et appelé mike kafa – ce qui signifie littéralement « protestation d’un esclave » – imposer l’ouverture d’un temps de dialogue avec son maître, qui se déroulait dans une zone spécifique du marché62. Chez les Asante, les sanctuaires de certains dieux ou des esprits ancestraux (samanfo) accueillaient les esclaves en fuite. Ceux-ci devaient jurer un serment pour qu’un nouveau maître vienne s’en emparer, après avoir dédommagé leur précédent propriétaire63. Une autre configuration consiste à autoriser le refuge de l’esclave auprès d’un autre maître. Ainsi, aux côtés de la Seriat, le droit ottoman impérial, coexistait un droit coutumier stipulant qu’un esclave maltraité pouvait se réfugier chez un autre propriétaire, qui avait la charge d’engager des pourparlers avec le maître64. Emmanuel Terray mentionne dans le royaume abron une tradition qui présente certains points communs : « Un captif maltraité peut changer de maître ; il

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invitera tel homme libre de son choix à le prendre à son service, et il appellera la mort sur la tête de cet homme au cas où celui-ci ne déférerait pas à cette invitation ; enfin il appuiera sa requête en prononçant l’un des grands serments du royaume. En pareil cas, le nouveau maître est tenu d’accepter la proposition qui lui est faite et de dédommager l’ancien65. » L’ethnographie fait connaître en outre de nombreux cas dans lesquels le changement de maître se présente comme la conséquence d’un acte de destruction volontaire de la part d’un esclave. Ce dernier représente alors la prestation compensatoire des biens détruits de son nouveau maître. Ainsi la mutilation de l’oreille d’un chameau appartenant au maître désiré est la forme rituelle, dans le droit coutumier touareg, par laquelle l’esclave peut passer sous sa domination, à titre de compensation66. Les situations de domination coloniale offrent enfin des cas formidables d’histoire connectée marqués par l’entrelacement de pratiques coutumières et de législations impériales. À Perak, dans le sultanat du nord de la péninsule malaise, en 1874, la politique anglaise, officiellement abolitionniste, conduit à ce que de nombreux esclaves entrent dans le territoire de la Résidence qui devient de facto, en dépit des réticences du gouverneur, le lieu dans lequel sont tranchés des conflits entre maîtres et esclaves. Une procédure bureaucratique s’organise, dans laquelle les autorités anglaises sont amenées à statuer dans chaque cas entre deux principes contradictoires, celui d’un abolitionnisme de principe et le respect du droit de propriété67. Les administrateurs coloniaux de la République en Afrique-Occidentale française furent confrontés au même dilemme à la fin du xixe siècle. Dans les « villages de liberté » que rejoignaient les esclaves fugitifs, l’administration coloniale devait statuer sur le sort de chacun d’entre eux, au point de les rendre d’ailleurs bien souvent à leurs maîtres68. La généralité du phénomène appelle d’emblée une remarque : l’asulia, quand elle concerne les esclaves, est le nom que les Grecs donnent à une institution commune à de nombreuses sociétés esclavagistes. En d’autres termes, c’est au travers de l’asylie des sanctuaires que cette pratique coutumière propre à (presque) toutes les sociétés esclavagistes, a pris sa forme originale en Grèce ancienne. Ce simple constat permet peut-être d’éclairer l’étrange configuration à l’œuvre dans le Code de Gortyne, au début du ve siècle69.

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L’asylie servile dans le monde grec : panorama Au regard de ce bref examen comparatiste, comment considérer l’asylie offerte aux esclaves dans le monde des cités ? Dans le Quod omnis probus liber sit, Philon d’Alexandrie a composé un portrait saisissant des grands sanctuaires accueillant la supplication d’esclaves fugitifs : Les lieux d’asile confèrent souvent aux esclaves fugitifs l’immunité et l’absence de crainte, tout comme s’ils avaient l’égalité de droits et de devoirs (avec les hommes libres) (asulia topôn pollakis oiketôn tois katapheugousin adeian kai ekecheirian hôs isotimois kai isotelesi parescheto). Ces hommes dont la servitude remonte très haut, à leurs arrière-grands-parents et à leurs ancêtres les plus éloignés, par une sorte de legs familial, on peut les voir, lorsqu’ils sont assis en position de suppliants dans les sanctuaires, se comporter librement avec une parfaite assurance (hotan en hierois hiketai kathezôntai, meta pasês adeias eleutherostomountas). Il arrive même qu’ils discutent de leurs droits avec leurs possesseurs non seulement sur un pied d’égalité (ouk ex isou monon), mais encore avec la vigueur et le dédain de la supériorité (alla kai ek pollou tou periontos eutonôs ama kai kataphronêtikôs diapherontai). Les maîtres ont beau être de noble extraction, les reproches de leur conscience ont pour effet naturel d’en faire des esclaves, tandis que les esclaves à qui l’inviolabilité du lieu confère la sécurité de leur personne, révèlent le caractère libéral profondément généreux de leur âme, que Dieu a créée libre de toute mainmise ; à moins qu’il ne se trouve quelqu’un d’assez inepte pour présumer que des lieux peuvent engendrer l’assurance et la liberté de langage (hôs chôria men tharsous aitia kai parrhêsias hupolambanein einai), et non point la vertu, qui des réalités est la plus divine et par laquelle est conférée aux lieux et à tout ce qui prend part à la sagesse un caractère digne du sacré70.

La description de Philon est étonnante puisqu’elle met en scène des esclaves faisant l’exercice de leur parrhêsia au détriment de leur propre maître, à qui ils s’adressent sur un pied d’égalité statutaire (isotimoi). Philon va même jusqu’à évoquer un véritable renversement des rôles, le maître devenant l’esclave de son propre esclave, désormais libre. La description s’inspire sans doute de pratiques réelles

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de la Grèce hellénistique, mais le crédit qu’il faut lui apporter est évidemment douteux71. Notre information au sujet de l’asylie servile est fragmentaire et dispersée, mais il est heureusement possible de reconstituer une pratique commune, attestée dans de nombreux sanctuaires du monde grec. Parcourons, d’est en ouest, l’ensemble du monde grec afin d’en dégager les traits principaux. Il apparaîtra alors qu’à ce modèle la configuration athénienne fait exception.

L’Artemision d’Éphèse Dans le roman Leucippé et Clitophon, Achille Tatius fait connaître la pratique de l’asylie des esclaves dans l’Artemision d’Éphèse : Autrefois, ce temple était inaccessible aux femmes libres mais il était permis aux hommes et aux vierges d’en franchir le seuil. Si une femme y entrait, la mort était son châtiment, à moins que ce ne fût quelque esclave se plaignant de son maître (plên ei mê doulê tis ên egkalousa tô despotê). Il lui était permis de devenir une suppliante de la déesse et les magistrats décidaient entre elle et son maître (Tautê de exên hiketeuein tên theon, hoi de archontes edikazon autê te kai tô despotê). Si le maître n’avait commis aucune injustice, il reprenait la servante, après avoir fait le serment de ne pas lui garder rancune d’avoir cherché refuge ; mais s’il apparaissait que la servante avait raison, elle restait là pour servir la déesse (ei de edoxen hê therapaina dikaia legein, emenen autou doulê tê theô)72.

La reconnaissance de l’asylie des sanctuaires grecs d’Asie Mineure fut une question brûlante entre le pouvoir romain et les cités grecques à l’époque impériale73. La littérature romaine bruit des rumeurs des activités licencieuses dont ces grands sanctuaires étaient le théâtre. Strabon, comme Tacite laissent en effet entendre que l’asylie des grands sanctuaires ioniens permettait à une population de vagabonds et de bandits, comprenant en son sein des esclaves de se mêler pour le pire avec les hommes libres. Tacite écrit : De plus en plus dans les villes grecques on se permettait d’ouvrir impunément des lieux d’asylie ; les temples étaient pleins des pires esclaves ; ils servaient aussi de refuge aux débiteurs contre leurs créanciers et aux gens soupçonnés de crimes capitaux ; de plus, aucune

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autorité n’était assez forte pour réprimer les émeutes d’une population qui protégeait les forfaits des hommes comme le culte de ses dieux74.

De fait, l’asylie de l’Artemision d’Éphèse fut abolie après 88, avant d’être restaurée sous les ordres de César dans les années 40 av. J.-C. Le récit d’Achille Tatius permet de préciser les formes de la procédure, dont il indique l’ancienneté. Ainsi les archontes (et non les prêtres) auraient la responsabilité de trancher – peut-être à la suite d’une joute – entre l’esclave et son maître. Surtout, la procédure ne pouvait déboucher que sur deux possibilités : soit le maître l’emportait, et dans ce cas un serment de réconciliation lui était imposé, soit, au contraire, le bon droit de l’esclave était reconnu, et alors il n’était pas confié à un autre maître mais devenait l’esclave du sanctuaire.

L’Heraion de Samos La présence de suppliants (esclaves ou pas) est attestée dans l’Heraion de Samos au milieu du iiie siècle av. J-C. (245‑244 av. J.-C.), puisqu’un décret leur interdit d’y pratiquer le commerce75. La lettre de Ptolémée III adressée aux Samiens, gravée la même année76, constitue une réponse royale à une demande samienne concernant l’attitude à adopter spécifiquement à l’égard des esclaves réfugiés dans le sanctuaire (huper tôn katapheugontôn eis to | [t]emenos sôma[tôn])77. Le texte est malheureusement trop fragmentaire pour qu’on puisse se faire la moindre idée de la réponse du roi Ptolémée, mais les premières lignes de l’inscription suggèrent, d’une part, que les esclaves pouvaient être rendus à leur maître (paradidona[i]), d’autre part, qu’une procédure judiciaire se déroulait devant les néopes, qui étaient les responsables administratifs du sanctuaire. Il est même probable que les esclaves y prenaient la parole (eugnômonestera legontes)78. Faut-il dès lors imaginer que les néopes étaient les responsables de procès concernant les esclaves suppliants, ou considérer qu’ils ne faisaient qu’accueillir le suppliant, l’affaire étant tranchée par les prêtres ou par le tribunal civique79 ? Et qu’advenait-il de ces esclaves s’ils n’étaient pas rendus à leur maître ? Nous l’ignorons80.

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Le héros bienveillant de Chios ? J’ai déjà mentionné le fascinant récit de Nymphodore de Syracuse au sujet de Drimakos sur l’île de Chios. Celui-ci peut être interprété comme le récit étiologique d’un sanctuaire asylaire pour les esclaves. Une fois fondée sa communauté de marrons, Drimakos s’adresse en effet aux Chiotes en proclamant : « Ceux de vos esclaves qui s’enfuiront, je les interrogerai sur les raisons de leur fuite : s’il me semble que c’est un traitement intolérable qui les a fait fuir, je les garderai avec moi ; mais s’ils n’ont aucune raison valable, je les renverrai chez leurs maîtres (apopempsô pros tous despotas). » Ici, le roi de la communauté de marrons qu’est Drimakos joue le rôle des autorités des sanctuaires lorsqu’il leur faut juger un esclave suppliant. Surtout Nymphodore de Syracuse conclut le récit de la façon suivante : « Quand les Chiotes furent de nouveau mis à mal par les esclaves et subirent leurs pillages, ils se souvinrent de l’honnêteté du mort et fondèrent dans le territoire un sanctuaire qu’ils appelèrent celui du “Héros bienveillant”. Et aujourd’hui encore les fugitifs lui offrent la dîme de toutes leurs rapines (hoi drapetai apopherousin aparchas mantôn hôn aphelôntai)81. » Athénée présente en outre la révolte de Drimakos comme la conséquence de la violence caractéristique des relations entre maîtres et esclaves à Chios82. Je suggère que le récit de Nymphodore, qui évoque précisément des esclaves fugitifs qui viendraient accomplir des offrandes dans le sanctuaire, offre l’étiologie d’un culte dont le sanctuaire était un lieu d’asylie servile83.

Les Dioscures d’Andanie Au début du ier siècle av. J.-C., dans le Péloponnèse, le règlement sur les Mystères d’Andanie, contient la clause suivante : Qu’il y ait un lieu de refuge pour les esclaves (Phugimon eimen tois doulois). Que le sanctuaire soit un lieu de refuge pour les esclaves dans les limites de l’espace que les hieroi auront déterminées et que personne ne reçoive chez soi les esclaves en fuite ni ne les nourrisse ni ne leur procure du travail. Que celui qui agit contrairement à ce qui est écrit en réponde au profit du maître à raison d’une valeur double

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211 de celle de l’esclave et pour une amende de 500 drachmes et que le prêtre (hiereus) soit juge pour les esclaves en fuite venant de notre cité qui s’assoient (en suppliants) (ho de hiereus epikrine|tô peri tôn drapetikôn, hosoi ka hêntai ek tas hameteras poleos) et qu’il livre à leurs maîtres ceux qu’il condamne (kai hosous ka katakrinei, paradotô | tois kuriois). Cependant, si (le prêtre) ne (les) livre pas, qu’il soit permis au maître de les emmener84.

Les initiés (hieroi) sont ainsi chargés de délimiter un espace précis à l’intérieur du Carneiasion dans lequel les esclaves peuvent trouver refuge. L’asylie des esclaves s’inscrit donc dans un lieu spécifique à l’intérieur du sanctuaire, en dehors duquel ils ne sont que de simples fugitifs. Qualifié de phugi(s)mos, celui-ci est distinct de l’espace réservé aux initiés et, le cas échéant, dévolu à l’asylie des hommes libres85. La reconnaissance de cet espace de refuge se cantonne en outre à un temps particulier, celui de la fête, et rien n’indique que l’asylie puisse être accordée une fois celle-ci terminée. Le règlement interdit enfin de donner de la nourriture, d’accueillir chez soi ou de procurer du travail aux esclaves. Tentons de décrire la procédure. L’esclave s’assoit86 près de l’autel, en position de suppliant, pour demander la protection de la divinité. Une fois qu’il s’est vu reconnaître le statut de suppliant, le prêtre (et non les initiés qui sont pourtant les véritables administrateurs du sanctuaire87) doit donc rendre un jugement (epikrinein) à son sujet, en présence ou en absence de son maître. Le règlement indique en outre que seuls les esclaves venant de « notre cité » sont concernés, sans que l’on puisse déterminer si les esclaves de la seule Messène ont le droit de se voir reconnaître l’asulia ou si le prêtre n’est habilité à statuer que sur leur cas88. On peut néanmoins faire l’hypothèse que le prêtre ne pouvait juger que le cas d’esclaves dont il était en mesure de connaître la situation précise, et éventuellement le maître. Enfin, le texte indique de façon pour le moins mystérieuse ce qu’il advient de l’esclave au terme du jugement : […] qu’il livre à leurs maîtres ceux qu’il condamne. Cependant, si [le prêtre] ne [les] livre pas, qu’il soit permis au maître de les emmener89.

La clause a suscité des interprétations contradictoires90. Il est clair qu’en cas de condamnation, l’esclave revient dans le giron de son

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maître, mais le règlement prévoit aussi le cas où le prêtre ne livrerait pas l’esclave. Deux lectures sont possibles. On pourrait certes comprendre que la loi prévoit qu’au cas où le prêtre remplirait mal sa tâche, le maître pourrait partir avec l’esclave. Mais le règlement ne dit rien de l’éventualité d’une « victoire » de l’esclave contre son maître, et dans un tel cas, on ne sait ce qu’il advient de l’esclave91. L’étude de configurations similaires suggère plutôt, comme on le verra, que l’esclave reste dans ce cas sous le contrôle de son maître, le prêtre étant chargé de faire des remontrances au maître et de s’assurer qu’il lui réservera un meilleur traitement.

Le sanctuaire des dieux Palikoi Dans l’est de la Sicile, au pied de la colline de Rochitella le sanctuaire des dieux Palikoi, divinités d’origine sicule, était le théâtre d’un rite étrange92. Après avoir décrit le site majestueux du sanctuaire, à proximité de geysers à l’origine de l’odeur de soufre qui frappait les visiteurs, Diodore écrit : Le sanctuaire [des Palikoi] est depuis des temps anciens respecté comme un lieu d’asylie : aux esclaves malheureux tombés au pouvoir de maîtres brutaux il apporte un grand secours ; en effet, les maîtres n’ont pas le droit d’emmener de force ceux qui s’y sont réfugiés (tous gar eis touto kataphugontas ouk echousin exousian hoi despotai biaiôs apagein) et les esclaves restent là, à l’abri de tout mauvais traitement (asineis), jusqu’à ce que leurs maîtres aient réussi à les convaincre en leur promettant de les traiter avec humanité et en leur garantissant solennellement, par le serment attaché à ce lieu, de respecter les termes de leur accord mutuel. Et l’histoire ne rapporte l’exemple d’aucun maître qui, après avoir donné à son esclave cette assurance solennelle, ait violé son serment ; telle est la force avec laquelle agit la crainte des dieux pour faire respecter les serments par lesquels ils se sont engagés à l’égard de leurs esclaves (tous omosantas pros tous doulous pistous poiei)93 !

Le récit de Diodore met en scène un « lieu où l’ordre déchiré du cosmos peut se renouveler, sous la surveillance et la garantie des dieux Palikoi94 ». L’historien présente surtout une procédure de médiation dont la puissance et l’efficacité résident dans un serment que le

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maître est censé jurer. Macrobe, en se référant à Polémion en décrit précisément les modalités, en faisant intervenir d’étranges magistrats : Les juges du serment (hoi de orkôtai) lisent sur un billet, à ceux qui doivent le prêter, le serment qu’on exige d’eux ; ceux-ci, brandissant une branche d’arbre, ayant la tête couronnée, le corps sans ceinture et ne portant qu’un seul vêtement, s’approchent du gouffre et font le serment requis. S’ils retournent chez eux sains et saufs, leur serment est confirmé ; mais s’ils sont parjures, ils expirent aux pieds des dieux. Au reste, (ceux qui jurent) sont tenus de constituer entre les mains des prêtres des cautions qui leur garantissent, en cas d’événement, les frais des purifications qui doivent être pratiquées à l’égard des assistants95.

Le serment était ainsi prononcé au bord du gouffre du geyser, sur la base d’un texte gravé sur une tablette, lu par des magistrats en charge des serments (les horkôtai) et récité de mémoire par le maître ; le rite avait d’ailleurs une nette dimension ordalique si on en croit Polémon le Périégète, puisque, mal effectué, il faisait perdre la vue96. À en croire Diodore, néanmoins, l’attente des esclaves dans le sanctuaire, même de longue durée, ne pouvait se conclure que par leur retour sous l’autorité du maître. Rien ici ne laisse envisager une quelconque forme de procès ni même de jugement opposant maître et esclave. Ajoutons que, contrastant avec cette ode à la bienveillance des maîtres, le sanctuaire jouera un rôle majeur dans la seconde révolte des esclaves de Sicile. Diodore indique en effet que c’est une fois rassemblés dans le sanctuaire des Palikoi que les esclaves auraient lancé l’insurrection97.

Héra à Sybaris ? Les mentions d’asylie offertes par Héra, « puissance de souveraineté et de colère98 » ne manquent pas dans le monde grec99. À l’exception de l’Heraion de Samos, les attestations d’asylie concernant spécifiquement les esclaves sont toutefois incertaines. Dans le sanctuaire du Lakinion, à Crotone, Héra était célébrée avec l’épiclèse Eleutheria, et plusieurs inscriptions font état de pratiques d’affranchissement liées au sanctuaire100. Une tradition bien établie fait en outre du sanctuaire un lieu de refuge et d’asylie101. La prudence commande toutefois de ne pas déduire de la présence conjointe de ces actes ­d’affranchissement

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et de la mention de l’asylie du sanctuaire, l’existence d’un lieu spécifique d’asylie servile102. Une dédicace gravée sur une hache dans la deuxième moitié du e vi  siècle fait connaître l’existence d’un culte rendu à Héra dans la plaine (en pediô) à Sybaris103. Or, une partie de la notice d’Étienne de Byzance consacrée à Sybaris se présente comme l’étiologie de la fondation de ce sanctuaire extra-urbain. Étienne raconte en effet que sous les coups de son maître, un esclave des champs (en agrô) s’était réfugié auprès de la déesse. Pourtant, le maître aurait continué à le frapper dans le sanctuaire de la déesse, jusqu’à ce que ce dernier se rende sur la tombe du père de son maître, déclenchant l’apparition d’Héra104. Le récit fait partie de l’ensemble d’une tradition associant Sybaris à la colère d’Héra, capable d’anéantir la cité après que les Sybaritains se sont révélés sacrilèges105. La scène décrite par Étienne de Byzance suggère en tout cas un récit étiologique en rapport avec l’existence bien réelle d’un droit d’asylie accordé aux esclaves. L’ensemble des configurations que j’ai présentées – à laquelle il faut peut-être ajouter le sanctuaire de Poséidon au cap Ténare106 – atteste la généralité du phénomène asilaire impliquant les esclaves. On devine le soin que les cités ou les autorités des sanctuaires prennent à délimiter à la fois l’espace, le temps et les procédures qui concernent ces esclaves en fuite. À l’inverse, l’absence de procédures spécifiques distinguant l’asylie servile et celle des hommes libres dans l’Égypte lagide est frappante107. À l’examen de l’ensemble des cas recensés, plusieurs conclusions s’imposent. Les autorités du sanctuaire, qu’elles en soient les administrateurs ou les prêtres, semblent toujours être les seuls acteurs en mesure de statuer sur le statut de l’esclave ou d’engager la réconciliation entre ce dernier et son maître. Il semble en outre que la supplication et la demande d’asylie ouvrent un temps de négociation parfois long, puisque les règlements, à Andanie, comme à Samos, entendent fixer des règles au sujet des esclaves demeurant durablement sur le sanctuaire. Si le roman de Leucippé et Clitophon laisse entendre que l’esclave peut se placer au service de la déesse, la logique de la procédure, enfin, est dans la quasi-totalité des cas que l’esclave demeure entre les mains de son maître. L’affranchissement de l’esclave ne semble jamais en être l’horizon.

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Sous la protection de Thésée : un modèle athénien Or, au regard de ce modèle général, la configuration athénienne est singulière. Tout indique que la fuite des esclaves était un fait endémique dans la cité athénienne de l’époque classique. Évoquant le décret voté contre Mégare à la veille de la guerre du Péloponnèse, Thucydide écrit ainsi que de nombreux esclaves avaient trouvé refuge dans la cité voisine d’Athènes108 ; lors de la guerre d’Archidamos, près de 20 000 esclaves auraient profité de la présence des troupes spartiates pour prendre la fuite. Les auteurs comiques évoquent régulièrement les tentatives de fuite de la part des esclaves109. Cratinos y avait consacré, en 443 ou 442, une pièce, les Drapetidai (les « fuyards »), alors qu’Antiphane, dans son Drapetagôgos, avait mis en scène un individu chargé de chasser les esclaves fugitifs. Le personnage du Défiant (Apistias), chez Théophraste, prend quant à lui soin de laisser son esclave le devancer dans la rue pour prévenir sa fuite éventuelle110. Si nombre de ces esclaves fuyards aspiraient à quitter le territoire athénien, certains cherchaient sans doute à atteindre un sanctuaire susceptible de leur offrir le statut d’asulos. Dans Les Suppliantes d’Euripide, le choryphée fait d’ailleurs de l’autel des dieux le seul salut dont disposent les esclaves : « La bête fauve a la grotte pour refuge, l’esclave, les autels des dieux111. » À partir de la fin du ive siècle, l’importance des figurines de terracotta représentant des esclaves assis sur des autels indique d’ailleurs la popularité de la figure de l’esclave suppliant112. Les comédies de Ménandre suggèrent que le sanctuaire d’Éleusis, aux confins du territoire de l’Attique, fut le théâtre de procédures relevant de l’asylie servile. Un fragment présumé des Périnthiennes met en scène la situation dramatique suivante : alors qu’un personnage entre dans un sanctuaire pour « faire part de (son) problème à la déesse », il est suivi par un individu, lui-même poursuivi par un homme qualifié d’héritier (klêronomos), accompagné de son esclave Sosias. Ce second personnage se soumet à la protection de Déméter, de laquelle il compte obtenir l’impunité (asphaleia). Or, son poursuivant le qualifie de voleur d’esclaves (andrapodistês) et le menace du fouet113. Une reconstitution possible de la scène consisterait à y voir un héritier poursuivant un esclave car ce dernier aurait kidnappé une petite fille114. Dans l’acte IV des Sicyoniens de Ménandre, le personnage d’Éleusinios raconte en outre une scène à laquelle il a assisté en

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revenant depuis Athènes, dans le sanctuaire même d’Éleusis. Celle-ci consiste en un véritable agôn face à un cercle d’individus (kuklos), au sujet du statut d’une esclave, Philouménè, qui s’y est réfugiée en suppliante, et opposant deux hommes, Stratophanès et Moschion. Alors que ce dernier accuse Stratophanès de s’être emparé de l’esclave, la joute s’engage. Philouménè obtient finalement l’impunité (asphaleia). Il est aventureux de vouloir saisir, à la lecture de ce passage, un contenu positif en termes de droit. La scène agglomère différents types de pratiques, prenant la forme d’une diadikasia, par laquelle deux hommes se disputent la propriété sur une esclave ; elle a une dimension agonistique et la prêtresse en est absente. Mais son point de départ consiste bien en la fuite d’une esclave qui s’est réfugiée en suppliante dans le sanctuaire de Démeter. Ces deux scènes comiques se prêtent bien sûr difficilement à une lecture étroitement juridique, mais elles suggèrent bel et bien, sous une forme difficile à déterminer, l’existence d’une asylie servile dans le sanctuaire d’Éleusis. Dans l’espace urbain, un sanctuaire offrant l’asile aux esclaves est en revanche bien attesté, et il faisait l’objet d’un contrôle pointilleux de la part des autorités civiques. Une inscription de 432‑431 av. J.-C. faisait interdiction aux esclaves fugitifs et aux voleurs (­drapetai et lopodutai) d’accéder à l’Acropole115. Ainsi la cité entendait-elle cantonner spatialement, et juridiquement, le recours à l’asylie en fonction des différents statuts. De fait, alors que l’autel des douze dieux, sur l’agora, était essentiellement réservé aux étrangers116, c’est dans le Theseion que les esclaves athéniens pouvaient trouver refuge et le cas échéant, se voir reconnaître le statut d’asulos. L’Etymologicum Magnum cite Philochore à son sujet : Theseion : c’est le sanctuaire de Thésée. L’asylie y est offerte aux esclaves (temenos esti tôi Thêsei, ho tois oiketais asulon ên). On y plaide aussi des procès (elegonto de dikai entautha). Le temple de Thésée : c’est là que se réfugient les esclaves qui fuient (eph’hon hoi apodidraskontes douloi prosepheugon). Philochoros écrit qu’autrefois, toutes sortes de suppliants et pas seulement les esclaves (oiketas) trouvaient refuge dans le Theseion117.

Le propos de Philochore suggère qu’à la fin de l’époque classique le sanctuaire était devenu un lieu spécifiquement consacré à l’­asylie des esclaves. Alors même que le fait esclavagiste s’imposait au cœur

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du fonctionnement de la cité, les Athéniens auraient spécifiquement consacré le sanctuaire de Thésée comme un lieu de refuge pour les esclaves maltraités par leur maître. Plutarque se contente en revanche d’affirmer que le Theseion « est un refuge pour les esclaves (phuxismon oiketais) et pour tous les humbles qui ont à craindre les puissants, et la raison en est que Thésée s’était conduit en protecteur et défenseur des faibles dont il accueillait avec humanité les prières118 ». Le scholiaste d’Eschine confirme l’existence de ce refuge en mentionnant même l’existence d’une loi sur le sujet119, alors que celui des Cavaliers d’Aristophane précise qu’il se trouvait au milieu (meson) de la cité120. Le sanctuaire se situait de fait, au centre, non pas de la cité clisthénienne mais de la cité archaïque qui avait fait de la figure de Thésée son héros fondateur, soit plus exactement autour de l’ancienne agora sur le versant nord-est de l’Acropole121, à proximité du Prytanée. Cette localisation éclaire d’ailleurs l’étiologie qui associe Thésée à la figure de l’esclave fugitif. Ce Thésée généreux n’est pas le roi-démocrate célébré au temps triomphant de l’impérialisme athénien à proximité de l’agora classique, mais le héros qui, après avoir fui sa cité, a libéré Athènes et ses enfants de la servitude lors de l’épisode crétois122. Plutarque associe précisément l’asylie que le sanctuaire offre aux esclaves à l’existence du sacrifice du huitième jour du mois Pyanepsion célébrant son retour victorieux de Crète avec les jeunes Athéniens123, dont Aristote affirme qu’ils avaient été réduits à travailler au service d’autrui (thêteuontas) en Crète124. La redevance (apophora) que chacune des familles athéniennes apporte pour célébrer le sacrifice pour Thésée, se présente d’ailleurs comme le rappel métaphorisé du tribut que constituait la livraison des jeunes gens à Minos125. Le rôle de Thésée dans la légende dédalique précise encore cette association. Réduit en esclavage par Minos, selon le récit de Cleidèmos, Dédale avait en effet été accueilli et protégé par Thésée, qui avait souverainement décidé de ne pas le restituer au maître de la Crète126. Le destin de cet ancien esclave offrait la meilleure des représentations pour penser le sort des esclaves de l’Attique à la recherche d’un lieu de refuge pour échapper à la violence de leur maître. Il est heureusement possible de restituer quelques éléments de la procédure à l’œuvre dans le Theseion. Le fragment d’une comédie d’Aristophane mentionne l’expression theseiotrips. Formé à partir du verbe tribô, le terme doit littéralement signifier frotter ses vêtements (à

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attendre) dans le Theseion, ce qui laisse envisager la possibilité pour des esclaves de demeurer durablement dans le sanctuaire avant qu’on ne statue sur leur sort. Un autre fragment d’Aristophane fait d’ailleurs référence à l’emploi du verbe thêsomuzein, qui signifie littéralement « gémir sur son sort au Theseion127 ». Pour cerner la procédure, il faut surtout se concentrer sur deux fragments comiques, des Horai d’Aristophane et des Poleis d’Eupolis, transmis par Pollux : Ce que les gens disent maintenant au sujet des esclaves réclamant une vente correspond à « trouver une vente » dans les Horai d’Aristophane : « Selon moi, il vaut mieux courir au Theseion et y rester jusqu’à ce qu’on trouve une vente » (emoi kratiston estin eis to Thesesion dramein ekei d’, heôs an prasin heurômen, menein). Dans les Poleis d’Eupolis : « Je souffre de tels démons, ne devrais-je pas chercher une vente ? » (kaka toiade paschousin oude prasin aitô)128.

Le texte d’Aristophane distingue clairement trois moments : la fuite (dramein) ; l’attente (menein) ; la recherche de la vente (prasin heurômen)129. C’est évidemment ce dernier moment qui est le plus intrigant. Prasin aitô : ainsi, les esclaves, dans le sanctuaire de Thésée, viendraient « demander » ou « réclamer » une vente. L’expression s’éclaire à la lumière d’un passage du traité De la superstition de Plutarque. Alors que ce dernier évoque la crainte que suscite le pouvoir des dieux, auquel nul ne peut échapper, il ajoute : « Même pour les esclaves qui désespèrent d’être libres, il existe une loi qui les autorise à demander d’être vendus (prasin aiteisthai) pour passer chez un maître plus humain130. » Plutarque se réfère ici sans doute à la même procédure, et il est possible de voir dans l’expression prasin aitô une formule rituelle par laquelle l’esclave demandait solennellement à être revendu. Il resterait à savoir à quelle autorité s’adressait la requête de l’esclave. Faut-il imaginer que les thesmothètes, présents dans le sanctuaire, avaient la responsabilité de la vente, ou bien faire intervenir un prêtre ? L’affaire est bien difficile à trancher131. L’essentiel est surtout d’observer que la vente était l’unique horizon de l’esclave suppliant. Ce dernier devait en effet, soit revenir sous la tutelle de son maître, soit être revendu à un homme libre. Si l’on admet que Philon d’Alexandrie évoque des pratiques bien réelles de la

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Grèce du ier siècle av. J.-C., il n’est pas anodin d’observer le tableau qu’il dresse dans le De Virtutibus : Si un homme, fût-il l’esclave d’un autre depuis trois générations se réfugie auprès de toi par crainte des menaces de son maître, ou parce qu’il a conscience d’avoir commis certaines fautes, ou encore parce que, sans avoir commis aucune faute, il vit aux côtés d’un maître dur et cruel, et s’il te demande secours, ne reste pas indifférent ; c’est une impiété en effet de livrer les suppliants et l’esclave aussi est un suppliant, lui qui s’est réfugié à ton foyer comme en un lieu sacré (hôsper eis hieron tên sên hestian katapepheugôs), foyer où il est juste qu’il trouve un asile (ên hê dikaion estin asulias tugchanein), surtout s’il désire obtenir ainsi une réconciliation loyale et sans traîtrise ou, à défaut et en dernier ressort, être vendu (to goun panustaton pratheis)132.

Les spécialistes de Philon d’Alexandrie s’accordent à reconnaître que la représentation du foyer domestique comme un autel ne doit rien à la piété juive, mais appartient à un héritage grec133. Philon s’éloigne ici explicitement du Deutéronome qui interdit d’extrader l’esclave fugitif, pour s’inspirer des pratiques communes au monde grec de son époque, qui s’apparentent à la configuration athénienne puisque l’esclave peut être vendu134. Mais comment concevoir le déroulement de la procédure ? Les auteurs comiques évoquent des esclaves qui demeurent un certain temps dans le sanctuaire. On peut tout simplement imaginer que ce délai correspond à une phase d’attente, ou de négociation avec leur maître, sous le contrôle des magistrats, en attendant qu’en cas d’impossible accord une vente ait lieu135. La logique semble en tout cas commander que le produit de la vente soit versé à l’ancien maître. Alex Gottesmann a toutefois proposé une relecture étonnante de l’ensemble du dossier. Le Theseion serait une forme de second marché au cœur de la cité athénienne et à l’initiative des esclaves, capables de trouver par eux-mêmes, en fonction des relations qu’ils auraient tissées avec des hommes libres, un nouveau maître136. La prétendue agentivité des esclaves athéniens réclamant d’être vendus doit plutôt être rapportée à la dimension somme toute courante de la pratique asilaire athénienne, dès lors que son étude s’ouvre au comparatisme. L’ethnographie des sociétés esclavagistes africaines fait connaître des configurations similaires à celle de l’Athènes classique, qui imposent

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d’une manière ou d’une autre qu’au terme d’un acte rituel de protestation se déroulant dans un lieu de refuge l’esclave change de maître après dédommagement de son maître initial. Même si la procédure n’emprunte pas nécessairement le langage de la vente et de l’achat, mais plutôt celui de la compensation, l’horizon de la procédure est bien le changement de propriétaire moyennant un transfert d’argent. Il en allait de même dans la Rome républicaine, où l’asylie servile semble s’être inspirée du modèle athénien137. De manière plus générale, l’asylie servile, loin de fissurer l’édifice esclavagiste, peut s’analyser comme une stratégie de préservation de la population des esclaves, face au risque de perte de valeur que représente leur fuite. Comme dans les autres cités, l’asylie servile fait donc l’objet, à Athènes d’une législation tatillonne qui la distingue, dans ses formes essentielles, de celle dont peuvent bénéficier les hommes libres, et j’ai fait l’hypothèse que les magistrats civiques, davantage que les autorités des sanctuaires, en étaient les principaux acteurs. Sans doute, comme le suggère Philochore, des hommes libres comme des esclaves venaient se présenter en suppliants dans le Theseion, mais seule la demande d’asylie des esclaves était l’objet d’une législation civique. Au regard de l’ensemble du monde grec, la configuration athénienne présente néanmoins plusieurs singularités. Il existe bel et bien un modèle athénien d’asylie servile, qu’il convient de rapporter aux traits plus généraux d’organisation de la vie civique. Celle-ci réside tout d’abord dans le lien étroit que la procédure entretient avec l’existence même de l’activité marchande dont les esclaves sont l’objet. Sous une forme non attestée dans les autres régions du monde grec, la procédure emprunte le langage d’une transaction marchande. Ce simple fait laisse deviner un ensemble de pratiques institutionnelles grâce auxquelles était établi le prix des esclaves, sur lesquelles notre documentation demeure néanmoins muette. Le modèle athénien a surtout pour particularité d’établir l’asylie servile dans un lieu central de la cité, topographiquement et symboliquement. Sous l’égide de Thésée lui-même, l’asylie consacrait l’institution esclavagiste au cœur du fonctionnement de la société civique athénienne. La cruauté de certains maîtres y était certes condamnée, ce qui était un autre moyen de légitimer la domination esclavagiste sous sa forme régulière. La procédure peut surtout se lire comme un miroir inversé de l’affranchissement. Alors que l’affranchissement consiste en une mutation statutaire, impliquant le maintien de liens de

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dépendance avec le maître, l’esclave asulos rompait avec son ancien maître tout en conservant son statut servile. En ce sens, l’existence même de la procédure représente une forme d’intervention de la part de la cité au sein de la relation entre le maître et son esclave, pouvant conduire à un acte de dépossession. Mais cette intrusion, loin d’offrir des perspectives de liberté pour les esclaves, sanctionnait et renforçait au contraire la distinction entre libres et esclaves. Au-delà du lien de dépendance personnel qui unissait un esclave à son maître, c’est bien ici la distinction générique opposant la communauté des hommes libres et l’ensemble de ses esclaves qui était célébrée au cœur de l’ordre civique. Dans le Theseion, l’ordre esclavagiste trouvait en somme son plus bel accomplissement.

Conclusion L’étude du droit positif athénien relatif à l’exercice de la violence des maîtres contre leurs esclaves révèle la toute-puissance des maîtres et le primat de l’ordre propriétaire au fondement de l’ordre civique. Il n’existait en effet aucun moyen de sanctionner la violence des maîtres à l’égard de leurs esclaves. Ainsi, la sanction pour outrage dont relève la graphê hubreôs n’était pas conçue comme une forme de protection des esclaves, et l’on peine à concevoir sous quelle forme la procédure put être mobilisée à leur profit. Elle ne consacrait pas l’existence d’une dignité commune aux libres et aux esclaves dont la reconnaissance aurait une quelconque valeur dans le droit positif de la cité. Ciblant des outrages accomplis dans des circonstances et des lieux spécifiques, qui relevaient du champ du public au sens large, l’acte d’hubris était sanctionné dans la mesure où il visait l’ensemble de la communauté civique – dût-il par exception avoir concerné des esclaves. En réserve de l’ordre propriétaire et de la toute-puissance des maîtres, faisant l’objet de réglementations précises de la part des autorités civiques, l’asylie servile délimite en revanche un espace de protection. Sans doute la procédure a-t‑elle pu offrir un espace de négociation entre le maître et son esclave, quoique rien n’indique, à Athènes comme ailleurs dans le monde grec, qu’elle ait pu déboucher sur l’octroi d’un statut de liberté. Sa simple existence atteste en tout cas la reconnaissance du lien qu’un esclave pouvait nouer avec la divinité, dont il réclamait la protection, et d’une identité excédant son

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simple statut de propriété. Mais celle-ci, répétons-le, ne saurait être pensée comme la reconnaissance d’un espace normatif supérieur au droit positif. L’asylie servile apparaît paradoxalement comme un lieu d’élaboration et de mise en scène de l’idéologie esclavagiste.

Chapitre 5

Politique

À quel titre la couronne de Castille pouvait-elle prétendre occuper un territoire jusqu’alors inconnu et en asservir les populations ? C’est la question à laquelle les letrados du royaume durent répondre dans la première moitié du xvie siècle. Aux yeux du jésuite Sepulveda, opposé à Las Casas lors de la célèbre controverse organisée à Valladolid en 1550‑1551, la théorie aristotélicienne de l’esclavage par nature permettait de résoudre le dilemme. Alors que Las Casas dénonçait la généralisation de l’encomienda en Amérique hispanique, Sepulveda justifiait son existence en se fondant sur le premier livre de la Politique d’Aristote, dont il avait d’ailleurs offert une traduction1. Tels les enfants face aux adultes, les peuples cruels face aux peuples civilisés, et les singes face aux hommes, les Indiens étaient décrits comme inférieurs aux Espagnols, « si bien que leur nature et leur propre intérêt commandent qu’ils soient placés sous l’autorité de princes et de nations civilisés et vertueux2 ». Trois siècles plus tard, le journaliste et sociologue américain George Fitzhugh, dans son entreprise de justification de l’esclavage dans les États sudistes, invoquera lui aussi l’autorité d’Aristote : « Il n’y a rien de tel que la liberté humaine naturelle, car il n’est pas naturel pour l’homme de vivre seul et sans le secours du gouvernement de la société. Les oiseaux et les bêtes de proie, qui ne sont pas grégaires, sont naturellement libres. Les abeilles et les bêtes de trait sont naturellement sujets ou esclaves de la société. Telle est la théorie d’Aristote, formulée il y a plus de deux mille ans, considérée comme vraie pendant plus de deux mille ans, et destinée, nous l’espérons, très prochainement à être la seule véritable théorie du gouvernement et de la société3. » Aristote, saint patron de toutes les sociétés esclavagistes, passées et présentes… Le premier livre de la Politique jouit assurément d’un

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sombre prestige, celui d’avoir offert le premier une justification raisonnée de l’institution esclavagiste, sous les traits de la théorie de l’esclave par nature. Au sein de l’ensemble de la littérature grecque antique, il constitue effectivement le texte le plus élaboré dans lequel un auteur (et ici, le plus grand des philosophes) ne se contente pas de justifier ou condamner des formes singulières de pratique esclavagiste (tel l’hilotisme), mais entreprend de légitimer l’existence de l’institution esclavagiste en elle-même. Il n’est guère étonnant dès lors que les historiens y aient reconnu ce qui serait la pensée grecque de l’esclavage. Dans ce qui s’est imposé comme l’ouvrage de référence sur le sujet, Peter Garnsey n’hésite pas à affirmer que l’esclavage par nature est « une version sophistiquée de l’idéologie populaire selon laquelle les esclaves étaient une race dégénérée et portée au vice et qu’ils étaient donc destinés à la sujétion4 ». Les letrados du Siècle d’or ont interprété la pensée du Stagirite en conférant à la justification en nature de l’esclavage un sens qui lui était étranger, car étroitement associé au concept de race. Mais on aurait tout aussi tort de faire du concept de l’esclave par nature la formulation, en termes philosophiques, de la pensée grecque au sujet de l’esclavage, et c’est bien au contraire sa singularité, son étrangeté, voire sa monstruosité qu’il convient de restituer. Monstrueuse, la théorie aristotélicienne de l’esclavage par nature l’est non seulement en ce qu’elle nous paraît condamnable moralement, mais aussi en ce qu’à la manière du monstrum latin (de monere : « faire penser »), son apparente difformité est l’indice d’une énigme qu’il reste à déchiffrer. Comment « les Grecs » ont-ils pensé l’esclavage ? Au travers d’une étude qui se donnait comme point d’ancrage le droit, j’ai déjà été conduit à observer ce qui lie l’esclavage à la question de la représentation, et je me suis engagé sur les sentiers, plus obscurs, des discours sur les corps et le champ de la scripturalité. Poursuivre le cheminement ne consistera pas ici à entreprendre la doxographie des points de vue antiques sur l’esclavage. Plutôt que d’étudier, après bien d’autres, ce que philosophes et penseurs de toute sorte ont écrit au sujet de l’esclavage, et qui tient en réalité en peu de mots, je voudrais cerner en quoi le schème esclavagiste a pu tracer des configurations de sens et organiser une partie des discours sur les êtres et les choses. À distance des dizaines d’études que les lectures platonicienne et aristotélicienne de l’esclavage ont suscitées, conduites le plus souvent par les philosophes dans une perspective internaliste, une telle

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ambition peut s’inspirer de la démarche de deux grands historiens du fait esclavagiste moderne, David Brion Davis et Orlando Patterson5. En s’affranchissant des distinctions ordinaires entre spécialités académiques, ces derniers ont entrepris d’interroger la façon dont l’héritage gréco-romain de l’esclavage avait donné naissance à une forme singulière de subjectivation caractéristique du sujet occidental. Aspirant à écrire une sociologie historique de la liberté, Patterson a ainsi voulu démontrer que la centralité de la notion de liberté en Occident, définie avant tout comme une maîtrise sur soi et contenant la possibilité d’une réduction des autres êtres à l’état de propriété, s’enracinait dans l’expérience esclavagiste gréco-romaine. L’ouvrage, qui consacre près de 350 pages à l’étude du monde antique, par les soins du plus grand spécialiste de l’histoire comparée de l’esclavage, n’a donné lieu (à ma connaissance) à aucun compte rendu dans les grandes revues antiquisantes6. Nourrie d’un dialogue scientifique personnel avec Moses Finley et d’une lecture attentive de Max Pohlenz7, son œuvre n’est pas tout à fait celle d’un amateur. Elle est assurément critiquable : en raison de ses imprécisions, tout d’abord, dues à l’usage d’une littérature secondaire, qui appréhende bien souvent Platon à travers la lecture de Karl Popper ; par son approche téléologique, ensuite, qui fait de l’esclavage atlantique l’horizon à partir duquel est relue l’histoire de l’Occident depuis son berceau le plus glorieux8. Pourtant, de la même façon qu’un « grand film malade » est, selon les mots de François Truffaut, « un chef-d’œuvre avorté, une entreprise ambitieuse qui a souffert d’erreurs de parcours : un beau scénario impossible à tourner, un casting inadéquat, un tournage empoisonné par la haine ou aveuglé par l’amour, un trop fort décalage entre intention et exécution, un enlisement sournois ou une exaltation trompeuse9 », je serais tenté d’affirmer que Freedom est un grand livre malade. Car la question, posée dans sa plus grande généralité par Patterson, mérite d’être entendue, sans doute moins pour ses résultats qu’en raison de la démarche qu’elle entreprend : dans quelle mesure l’expérience esclavagiste antique a-t‑elle pu constituer la matrice à travers laquelle plusieurs traits spécifiques de la « culture occidentale » se sont élaborés ? L’enjeu consiste non pas à appréhender l’esclavage comme un « sujet » sur lequel des auteurs plus ou moins prestigieux auraient exposé un point de vue ou formulé des théories, mais à le saisir comme une expérience historique qui aurait bouleversé la forme et le contenu même de la pensée.

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La question que je souhaite poser est heureusement moins ambitieuse que celle de Patterson, puisqu’elle consiste à suivre le fil ténu d’une interrogation qui traverse la pensée athénienne au cours de l’époque classique. Les catégories par lesquelles les Athéniens définissaient le politique ne sont pas restées immuables face au fait radicalement nouveau que constitua le développement fulgurant de l’esclavage marchandise. Que celui-ci ait suscité une interrogation sur la définition même du pouvoir politique (l’archê politikê) au regard de celui qu’exerce un maître sur son esclave (l’archê despotikê) ; que des relations de nature esclavagiste aient été qualifiées de proprement politiques ou même qu’elles aient offert, pour certains auteurs, le modèle idéal d’une relation entre gouvernants et gouvernés au service du bien commun, l’archê despotikê représentant, non pas l’envers, mais une modalité de l’archê politikê ; que la naturalisation du fait esclavagiste (et la dépolitisation de la question esclavagiste), sous la plume d’Aristote, vînt clore un débat qui avait traversé la pensée de l’époque classique ; que la pensée grecque du politique, en somme, se soit construite en relation étroite avec le fait esclavagiste, en lui conférant finalement, chez Aristote, la forme même de ce qui doit en être exclu : voici ce que je veux explorer. La métaphore esclavagiste apparaît régulièrement sous la plume d’Hérodote et Thucydide, aussi bien pour penser les rapports entre cités dans le cadre de l’empire athénien que pour décrire les relations entre un tyran et l’ensemble de la communauté civique. Dans le contexte de l’impérialisme athénien et de la Pentakontaétie, le rapport entre cités est régulièrement présenté par Thucydide sous l’angle de la douleia. La reddition de Naxos, dans les années 460, est ainsi décrite sous la forme d’une réduction en servitude, la cité ayant été « la première cité alliée asservie contrairement à la règle (para to kathestêkos edoulôthê) ». Les Corinthiens présentent le versement du tribut (phoros) par les alliés de la Ligue comme l’indice de leur asservissement10. Plus généralement, la menace de l’esclavage réel est à l’arrière-plan des conflits entre cités. Thucydide en fait même un des leitmotive de la crainte des alliés face à la puissance athénienne11. Hérodote présente de son côté l’autocratie à la manière d’une réduction en servitude. La fin de la tyrannie à Athènes est un affranchissement du peuple athénien aux dépens du dernier des Pisistratides, assimilé à un despotês, de même que le règne d’Amasis en Égypte est décrit sur le modèle d’un esclavage12 – l’attachement à la liberté

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politique s’affirmant comme un trait constitutif de l’identité grecque. Les récits mettant en scène des esclaves ne manquent pas, en outre, chez les deux historiens, qu’il s’agisse de l’évocation de la figure de la courtisane-esclave Rhodopis, de la mention de l’esclavage scythe chez Hérodote13, de la participation des esclaves de Corcyre à la stasis du côté du peuple14 ou des esclaves thébains jetant des pierres et des tuiles contre l’assaut des Platéens15. Mais les esclaves apparaissent le plus souvent comme des acteurs de second plan, et l’écriture thucydidéenne a même tendance à taire délibérément leur importance dans les combats de la guerre du Péloponnèse. L’esclavage comme institution n’est jamais au centre du récit des deux historiens, si bien qu’on peut affirmer qu’« il n’y a pas de réflexion sur les esclaves à l’intérieur de la cité chez Hérodote et Thucydide16 ».

Une économie politique esclavagiste L’histoire de notre question débute avec La Constitution des Athéniens du Pseudo-Xénophon. Il importe peu en l’occurrence d’identifier sous un nom précis l’auteur du traité qui a suscité une immense fascination chez les commentateurs17, ni même de revenir sur l’originalité de sa conception de la démocratie athénienne envisagée sous l’angle d’un affrontement entre les meilleurs (aristoi) et les pauvres (ponêroi). L’intérêt du texte pour nous est ailleurs. Le traité n’offre pas seulement, comme on l’a déjà vu, une description saillante, quoique problématique, de certains traits de l’esclavage athénien. Il propose surtout une véritable lecture d’ensemble du fait démocratique athénien à la lumière de l’institution esclavagiste, dont il fait l’emblème du nouvel ordre politique et social. L’originalité du traité réside tout d’abord dans l’extension du schème esclavagiste au travers de la description qu’il propose de la situation athénienne. Sous une forme pamphlétaire, le Pseudo-Xénophon décrit l’émergence d’une nouvelle configuration politique, attachée au nom de démocratie, qui est inséparable de la généralisation de la domination esclavagiste. La douleia en vient en effet à désigner les relations entre Athènes et ses alliés dans le cadre de l’impérialisme athénien, puisque « les alliés sont devenus les esclaves du peuple athénien (douloi tou dêmou tôn Athênaiôn)18 », mais aussi la forme même du pouvoir à l’œuvre entre les différentes composantes de la

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cité. Alors que « ce que veut le peuple ce n’est pas être lui-même esclave (douleuein) dans une cité harmonieuse mais c’est être libre et commander (eleutheros einai kai archein)19 », le retour à l’eunomia (l’« ordre juste ») exige un ensemble de dispositions par lesquelles « le peuple tomberait assurément très vite en esclavage (ho dêmos eis douleian katapesoi)20 ». En Béotie, l’installation d’un gouvernement oligarchique au détriment du dêmos est d’ailleurs envisagée comme sa réduction en esclavage21. La dépendance des citoyens athéniens à l’égard de leurs propres esclaves est enfin décrite sous les traits d’un renversement scandaleux des hiérarchies, les hommes prétendument libres étant devenus les esclaves de leurs propres esclaves22. Sous la double dimension, extérieure, du rapport avec les alliés, et intérieure, de la relation des différentes composantes de la cité, l’archê despotikê est au centre de l’économie politique démocratique. Observons qu’à la même époque, dans Les Cavaliers (424), Aristophane représente la scène politique athénienne en employant les ressorts de l’économie domestique esclavagiste. Le démagogue Cléon est un esclave tanneur paphlagonien que son maître, le Demos, vient d’acquérir. Celui-ci emprunte les traits du mauvais esclave, menteur et flatteur, qui prétendant servir son maître, ne cherche que son propre intérêt23. Le Demos est un maître trompé par ses propres esclaves, de la même façon que les Athéniens à l’Assemblée sont floués par les démagogues. Comme tout mauvais esclave, ces derniers méritent d’être sévèrement corrigés. Le rapport que le dêmos entretient avec ses hommes politiques est ainsi pensé sur le modèle d’une relation esclavagiste24. Chez le Pseudo-Xénophon, la généralisation du schème esclavagiste, comme modèle de relations entre cités ou entre groupes sociaux et politiques, est implicitement mise en relation avec le développement foudroyant de l’esclavage marchandise. Si l’archê despotikê est devenue la loi implicite de l’ordre politique, c’est en raison de l’institutionnalisation de l’esclavage. Entre le paragraphe 10 et le 11 de la première partie, l’auteur glisse d’un recours métaphorique à la douleia présentant l’esclavage du peuple comme l’horizon de tout retour à l’ordre juste (l’eunomia), à la description de la place exceptionnelle que les Athéniens auraient octroyée aux esclaves dans leur propre cité. Le statut exorbitant accordé aux esclaves est alors l’emblème du dérèglement (akolasia) de la cité depuis qu’elle s’est donné un régime démocratique.

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Lorsqu’il en vient à décrire la raison pour laquelle la cité est devenue l’esclave de ses propres esclaves, l’auteur explicite la situation athénienne en ces termes : Si l’on s’étonne aussi qu’en ce lieu ils laissent les esclaves vivre dans le luxe et certains y mener grand train (hoti eôsi tous doulous truphan autothi kai megaloprepôs diaitasthai enious), on peut voir que cela aussi, ils le font de propos délibéré. Car là où il y a puissance navale, pour des raisons d’argent il est inévitable que l’on soit asservi aux esclaves (hopou gar nautikê dunamis estin, apo chrêmatôn anagkê tois andrapodois douleuein) – pour que l’on reçoive bien les redevances que l’on exige (hina lambanômen hôn prattê tas apophoras) – et qu’on les laisse libres (kai eleutherous aphienai). Or, là où il y a des esclaves riches (plousioi douloi), il n’est plus profitable que mon esclave te craigne (c’est à Lacédémone que mon esclave te craindrait). Car si ton esclave me craint, il risquera de donner jusqu’à son propre argent pour ne pas courir de risque pour sa personne.

Le lien établi entre la puissance navale de la cité et l’esclavage est difficile à saisir dès lors qu’on souhaite y lire une description sociologique de la situation athénienne. Faut-il y voir la trace de l’importance des esclaves sur les trières athéniennes, ou même au sein des arsenaux civiques25 ? Dans ce cas, on peine à saisir le lien que l’auteur établit avec le système de la rente (apophora), sauf à considérer que le terme désigne ici de manière générale l’ensemble des revenus générés par la mise à disposition d’un esclave, ici sans doute sur le modèle de la location. Mais il est douteux que de telles pratiques aient favorisé l’apparition d’esclaves vivant dans le luxe et menant grand train. Il semble plutôt que le Pseudo-Xénophon pense sur un plan bien plus général le lien qui existe entre l’expansion impérialiste athénienne et l’apparition de formes nouvelles d’exploitation du travail servile – dont la forme de la rente (apophora) que verse un esclave à son maître constitue l’emblème, permettant à certains esclaves de vivre de manière très confortable. L’apophora est ici un concept général, qui désigne l’économie rentière athénienne dont les esclaves sont les représentants, mais qui caractérise aussi le fonctionnement de l’empire : les Athéniens vivent dans une logique rentière vis-à-vis de leurs esclaves comme de leurs alliés, au point d’en devenir dépendants, et potentiellement esclaves, scandaleux renversement des hiérarchies. L’économie rentière et impérialiste

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athénienne est ainsi interprétée à partir d’une forme caractéristique de l’institution esclavagiste, qui en offre le schème idéal26. Mais si le Pseudo-Xénophon mesure parfaitement la radicale subversion dans l’ordre politique qu’introduisait la généralisation de l’institution esclavagiste, jamais il n’envisage la possibilité d’un retour à un ordre antérieur. L’archê despotikê ouvre une possibilité nouvelle dans les formes du pouvoir. Loin de constituer une anomalie, elle est aux yeux du pamphlétaire l’horizon indépassable de toute politique future, puisque le retour à l’ordre juste (eunomia) impliquera la réduction en esclavage du dêmos.

Redéfinir la démocratie Le trouble dont témoigne le pamphlet traverse aussi, quoique de manière bien différente, la pensée démocratique. En son sein, la définition des contours de la communauté civique sous l’effet de la généralisation de l’esclavage devient un objet de débat27. Comme en écho aux propos du Pseudo-Xénophon, c’est cette fois la définition même de la notion de démocratie qui semble pouvoir accueillir une nouvelle signification. Nous voici à l’extrême fin du ve siècle, alors que le régime démocratique vient de l’emporter contre les derniers partisans des « Trente tyrans ». Le général victorieux, héraut du camp des démocrates, Thrasybule, propose l’octroi de la citoyenneté à tous les combattants présents lors de la bataille décisive du Pirée, qu’ils soient métèques ou même esclaves. L’Athenaiôn Politeia indique plus exactement que Thrasybule aurait voulu accorder la citoyenneté « à tous ceux qui étaient revenus du Pirée, alors qu’il était notoire que certains d’entre eux étaient des esclaves28 ». Certes, la proposition devait échouer à la suite d’une action en illégalité (graphê paranomôn) lancée par Archinos. Il faut toutefois mesurer son caractère révolutionnaire. Thrasybule n’envisageait rien moins que de redéfinir les contours du corps civique par une incorporation massive d’esclaves et d’étrangers – un peu moins d’un millier d’hommes – dans la communauté civique. On trouve un écho de cette étonnante initiative dans les propos que Xénophon place dans la bouche de Théramène en 403, figure de la modération politique par excellence, mais qui vise, comme par anticipation, la proposition de Thrasybule :

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Pour moi, Critias, je n’ai jamais cessé de faire la guerre à ceux qui considèrent qu’il ne peut y avoir de belle démocratie jusqu’à ce que les esclaves et ceux qui vendraient, par misère, leur patrie pour une drachme participent au pouvoir (prin an kai oi douloi kai hoi di’aporian drachmês an apodomenoi tên polin drachmês metechoien) ; et d’autre part, je suis un adversaire constant de ceux qui pensent qu’il ne peut pas se constituer de bonne oligarchie jusqu’à ce qu’ils aient réduit la cité à subir la tyrannie du petit nombre29.

Sans doute Xénophon impute-t‑il à Théramène les arguments d’Archinos contre la proposition de Thrasybule30. Les propos de Théramène sont en tout cas troublants : ainsi il aurait existé une conception radicale de la démocratie impliquant « la levée de toutes les exclusions », et la dêmokratia contiendrait la potentialité d’une extension radicale du privilège de la citoyenneté. Dêmokratia ne désignerait plus l’ensemble des droits d’une communauté d’autant plus égalitaire que son pouvoir repose sur la domination des autres (les femmes, les métèques ou les esclaves), mais serait le nom d’une promesse, celle de l’abolition de tous ces rapports de domination. Le terme même de démocratie, ici tel que l’interprète un de ses adversaires, se trouve chargé d’une dimension alors inconnue à ses premières apparitions. L’octroi de la citoyenneté aux esclaves, tel que Thrasybule le défendait, ne serait ainsi que la conséquence du geste fondateur du régime démocratique, l’extension des droits politiques au-delà des cercles étroits de l’élite sociale. En d’autres termes, la dissociation entre les droits politiques et la capacité censitaire, au fondement même du régime démocratique, en révélerait la véritable nature, monstrueuse en ce qu’elle va jusqu’à impliquer la participation politique des esclaves31.

De l’esclave intendant au roi : figures de l’archê politikê L’œuvre de Xénophon témoigne, elle aussi, de l’intégration de l’archê despotikê dans le champ du politique. La construction de l’autorité politique, telle que la pense le disciple de Socrate, est le fruit de techniques et de pratiques contribuant à l’élaboration d’un modèle transversal de domination charismatique, qui s’épanouit en dehors du cadre étroit des institutions politiques. L’œuvre déploie ainsi une « idéologie du pouvoir fonctionnant dans différents contextes et

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sur des scènes diverses, qu’il s’agisse d’un oikos, d’un cercle philosophique, d’une armée, d’une cité ou même d’un empire32 ». Or, en élaborant un art de commander commun à Socrate, Cyrus, ou Agésilas, susceptible de se déployer et de produire des effets de consentement et d’obéissance aussi bien dans la sphère privée que dans l’espace public, Xénophon est conduit à repenser les formes de sujétion individuelle. Fondée sur une réciprocité asymétrique, la servitude volontaire devient tacitement une forme possible de la relation politique, au point que les frontières entre esclaves et libres soient menacées d’incertitude. Cyrus ne manque pas, ainsi, d’honorer et de nourrir ses serviteurs comme ses amis33. L’archê despotikê apparaît une fois encore comme une modalité de l’archê politikê. La réflexion de Xénophon dans l’Économique au sujet de la figure de l’intendant (epitropos) mérite toutefois une attention particulière car la réflexion sur les formes de pouvoir s’y noue avec les formes concrètes de l’institution esclavagiste athénienne. Le passage est le plus souvent utilisé par les historiens dans le cadre d’une controverse portant sur l’importance et la nature du travail servile dans l’agriculture34. S’il est bien difficile de mesurer à sa lecture le nombre d’esclaves agricoles athéniens, force est de constater que Xénophon se réfère à une réalité bien concrète de l’institution esclavagiste athénienne, celle des epitropoi esclaves, intendants de domaines, dont le célèbre Evangelos, mentionné par la Vie de Périclès de Plutarque, est le cas le mieux attesté35. Sans doute le modèle de l’epitropos tel que l’évoque Xénophon est-il susceptible de concerner également des hommes libres ; il reste que l’epitropos servile accomplit toutes les potentialités attachées à la fonction, et lorsque Xénophon en vient à imaginer son recrutement, il envisage que ce dernier soit acheté, la relation qui l’unit à son maître étant de nature despotique36. Un des enjeux du dialogue entre Ischomaque et Socrate réside dans la définition d’un savoir propre à l’intendant (epitropou epistêmê)37 que le maître de l’oikos se vante de pouvoir inculquer. Il est ici question de l’acquisition d’un art du commandement, grâce auquel seront formés de bons intendants, et qui permettra ensuite à ces derniers de commander par délégation les esclaves de l’oikos du maître38. Or, cette « science de l’intendant » relève pleinement de l’archê politikê puisque « qui est capable de former au commandement des hommes peut aussi évidemment enseigner à quelqu’un à être un maître ; qui est capable d’enseigner à être un maître peut former aussi à être un roi39 ». Ainsi,

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le rapport entre un maître et son esclave offre le modèle à partir duquel penser la relation politique entre hommes libres. Ischomaque peut d’ailleurs revendiquer de « puiser en partie dans les lois de Dracon, en partie dans celles de Solon pour guider [s]es esclaves dans les voies de la justice40 ». L’œil du maître (despotou ophtalmos) en vient ainsi à désigner le rapport de surveillance qu’un maître entretient avec ses esclaves dans le cadre domestique mais aussi potentiellement le rapport que le souverain entretient avec les citoyens puisqu’« en toute affaire c’est surtout l’œil du maître qui peut tout mener à bien41 ». La figure de l’epitropos met ainsi en scène l’exercice d’un pouvoir par délégation impliquant un maître et son esclave, d’une part, cet esclave et les autres esclaves du maître, d’autre part, et qui offre un modèle pour penser le commandement entre des hommes libres. De la même façon que l’esclave versant une apophora à son maître servait d’archétype chez le Pseudo-Xénophon pour qualifier le grand dérèglement de la société démocratique athénienne, le modèle de l’esclave epitropos est une matrice pour penser la relation de commandement, l’exercice du pouvoir délégué, et les formes d’autorité idéale dans la cité. La capacité de commandement « commune à tous les genres d’activité, agriculture, politique, économie domestique, conduite de la guerre », et sur laquelle « les hommes montrent une intelligence inégale42 », s’accomplit exemplairement dans la figure de l’epitropos. La réflexion de Xénophon au sujet de la figure de l’epitropos déploie ainsi un régime d’indistinction entre la sphère politique et la relation despotique, éminemment subversive puisqu’elle abolit tendanciellement la distinction entre homme libre et esclave. Ischomaque peut ainsi se vanter de traiter « comme des hommes libres (hôsper eleutherois) », et « honorer comme des hommes excellents (hôs kalous te kagathous) ses meilleurs esclaves43 ».

Les âmes et les corps : l’esclavage et l’ordre du monde Il revient toutefois à un autre Socratique, Platon, d’avoir déployé dans les différents champs de sa philosophie l’ensemble des potentialités attachées au schème despotique. Sans doute, aucun passage de l’œuvre de Platon n’offre-t‑il une théorie de l’esclavage qu’on pourrait opposer ou mettre en miroir à celle du premier livre de la Politique d’Aristote. L’absence de toute mention explicite d’esclaves

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dans la République a même paru significative de la subordination de la question à des enjeux proprement métaphysiques44. L’œuvre de Platon offre pourtant parmi les plus beaux portraits d’esclaves de toute la littérature grecque, qu’il s’agisse de l’esclave de Ménon par lequel Socrate expose pour la première fois la théorie de la réminiscence (Ménon), de l’esclave anonyme dont nous entendons la voix dans le Théétète, de celui qui accueille les hôtes de Callias dans la demeure de son maître (Protagoras) ou de l’esclave public du Phédon, chargé d’apporter la ciguë à Socrate. Les esclaves sont à vrai dire presque partout présents dans l’œuvre de Platon, et cette visibilité exceptionnelle est l’indice d’une position spécifique de sa philosophie au sujet de l’esclavage. Car s’il n’est aucun lieu dans l’œuvre qui donne à voir ce qui serait une théorie platonicienne de l’esclavage, visant à justifier ou condamner l’institution, c’est qu’en réalité l’esclavage y joue le rôle d’une métaphore absolue qui la traverse dans ses dimensions les plus essentielles. La voix que l’écriture platonicienne confère aux esclaves est tout d’abord l’indice de la place éminente qui leur est accordée au sein de la politeia dont ils sont, dans les Lois comme dans Le Politique, des rouages. L’étoffe tissée sous la conduite de la science royale (basilikê technê), en conclusion du Politique, réunit indistinctement hommes libres et esclaves. Le « plus magnifique et meilleur de tous les tissus », enveloppe « tous les habitants de la cité, qu’ils soient esclaves ou hommes libres (pantas doulous kai eleutherous), les tenant ensemble dans cette trame, qu’elle commande et dirige en assurant à la cité, sans manque ni défaillance, tout le bonheur dont elle est capable »45. Il faut mesurer l’originalité du geste platonicien, qui conçoit ici en conclusion du dialogue une forme d’amitié et de concorde civique (homonoia kai philia koinon) unissant non seulement les citoyens entre eux mais aussi les hommes libres et les esclaves. De même, dans la cité des Lois, le partage des produits de la terre se réalisera, sous la conduite des citoyens, de manière équitable entre citoyens, esclaves et métèques : « De ce point de vue, aucune de ces trois parts ne sera avantagée, ni celle qu’on distribue soit aux maîtres soit aux esclaves, ni celle des étrangers ; au contraire, la distribution devra assurer à tous la même égalité de ressemblance. Chacun des citoyens, recevant les deux tiers, sera libre de distribuer, aux esclaves et aux libres, la quantité et la qualité qu’il voudra46. » Platon pense en outre la cité des Lois comme une combinatoire de chœurs,

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au sein de laquelle les esclaves ont toute leur place. Il évoque en effet « le devoir que la cité elle-même s’impose dans son ensemble, c’est-à-dire à tous ses membres, adultes et enfants, hommes libres et esclaves, hommes et femmes, de s’adresser sans cesse à elle-même dans son ensemble des incantations dont les principes que nous avons énumérés fourniront les formules ; des formules qui seront adaptées de toutes les manières possibles et qui seront d’une grande variété, pour que ceux qui les chantent aient une soif inextinguible de ces hymnes et qu’ils y trouvent du plaisir47 ». Englobant potentiellement tous les membres de la communauté – « adultes et enfants, hommes libres et esclaves, hommes et femmes (andra kai paida, eleutheron kai doulon, thêlun te kai arrena) » – qui trouvent leur plaisir (hêdonê) dans la pratique du chant, les différents chœurs imaginés par Platon sont articulés entre eux selon une savante composition au sein de laquelle une place revient aux esclaves. En offrant une représentation inclusive de la communauté civique qui reconnaît toute leur place aux esclaves dans la politeia, Platon rompt de manière décisive avec les conceptions ordinaires qui organisent le fonctionnement du politique. Je l’ai déjà écrit : les statuts personnels, dans le monde de la cité classique se déploient sur un arrière-plan organisé autour d’une logique d’exclusion et d’inclusion : dans la cité, esclaves, métèques et citoyens ne « font pas société ». Plus largement, l’espace du politique est tracé à partir du moment où est délimité le corps des citoyens : c’est en son sein que se pose la question d’un pouvoir partagé entre tous ou réservé à quelques-uns, mais la composition même de la communauté civique n’est qu’exceptionnellement mise en question. Comme l’affirme Paul Veyne : « Les Modernes partent d’une population dont l’homme politique prend la responsabilité et ils se demandent comment organiser ces hommes en citoyens ; les Grecs se demandent qui sera seulement titularisé citoyen et la responsabilité qu’ils prennent est de faire une cité bien composée […]. Nous allons de l’universalité vers l’institution, eux partaient de l’institution et, même s’ils poussaient jusqu’à leur démocratie, ils n’ont jamais senti l’universalisme comme un idéal ou un remords, mais comme une faveur ou un excès48. » Ainsi, la cité n’existe qu’à partir du moment où est rigoureusement délimitée une communauté civique au sein de laquelle la distribution du pouvoir, entre la totalité de ses membres ou une seule fraction, est discutée. Or, c’est la nature même de ce partage préalable que la politique platonicienne réfute.

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À l’instar de cet autre disciple de Socrate que fut Xénophon, Platon pense en outre l’archê despotikê comme une modalité parmi d’autres de l’archê politikê. La science (epistêmê) propre à la fonction royale est analogue en son principe à celle du chef de maison et à celle du maître à l’égard de ses esclaves49. L’archê despotikê qui se déploie à l’égard des esclaves n’a qu’une différence de degré avec celle dont des citoyens libres et égaux font l’expérience entre eux sur le terrain politique, si bien que les Lois peuvent prescrire en certaines circonstances un comportement à l’égard des esclaves semblable à celui envers les hommes libres50. À en croire Aristote, Platon aurait en particulier ignoré la distinction principielle entre la sphère de l’oikos et celle de la cité. Car si la distinction existe bel et bien dans l’œuvre de Platon, c’est sous l’égide d’une science commune, qu’on la qualifie de royale, de politique ou d’économique, que leur gouvernement doit se concevoir51. La philosophie politique aristotélicienne entreprendra, on le verra, de refouler cette hypothèse pour instaurer le politique sur l’exclusion des esclaves, et concevoir l’archê politikê distincte, en nature, de l’archê despotikê. Mais l’essentiel n’est pas là. Le schème esclavagiste n’est pas seulement, comme chez Xénophon, un paradigme transversal, susceptible de produire ses effets aussi bien dans la sphère domestique qu’à l’échelle de la cité. L’esclavage offre surtout le modèle d’une relation qui s’étend à toute forme de rapport, constituant bel et bien un schème psychologique, physique et politique qui ne cesse d’être à l’œuvre dans le monde52. C’est bien sous la forme d’une douleia que Platon, dans les Lois, qualifie toute forme de sujétion vis-à-vis des parents, d’un chef, des lois de la cité, mais aussi d’une divinité53. La douleia en vient en outre à qualifier le rapport hiérarchique entre l’âme et le corps, mais aussi l’ordre du monde sous la conduite de l’âme ordonnatrice. Dans le Timée, l’âme du monde domine le corps du monde, dont elle est antérieure par nature, comme un maître domine son esclave : « C’est plutôt première et antérieure par la naissance et par l’excellence que le dieu constitua l’âme, pour qu’elle puisse commander comme un maître (hôs despotin) le corps et le garder sous sa dépendance54. » En 1941, Georges Vlastos avait tenté d’éclairer la cosmologie platonicienne du dixième livre des Lois en mettant en évidence l’importance de la métaphore servile55, qui aurait précisément ouvert la voie par laquelle Platon se serait définitivement affranchi de la cosmologie ionienne56. Contre ceux qui « regardent le feu, l’eau, la terre et

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l’air comme les premiers éléments de toutes choses et leur réservent le nom de nature, dans la pensée que l’âme n’en est qu’un produit postérieur57 », Platon viserait à restaurer la primauté de l’âme qui gouverne le monde à la manière d’un pouvoir despotique. À une approche mécaniste de la nature décrite comme un système autonome et régulier, reposant sur les interactions des corps élémentaires sans être gouvernée par aucune pensée divine, Platon oppose en effet une conception hiérarchisée du kosmos reposant sur l’antériorité et la primauté physique des pouvoirs de l’âme, à l’origine de l’activité ordonnatrice du monde. « La fonction démiurgique de l’âme, écrit Arnaud Macé, assumée aussi bien par l’âme individuelle qui soigne des corps ou des âmes, que par l’âme du monde assurant la régularité des mouvements qui traversent l’univers, est le modèle qui permet de lier l’action au devenir, de déterminer, pour les âmes aussi bien que pour les corps, quelles modifications découlent de telles ou telles actions58. » Vlastos conférait au différend une dimension politique en considérant que c’est aussi à une représentation du monde d’orientation démocratique et contractualiste, caractéristique de la physique ionienne, que Platon s’en serait pris59. Je ne crois pas toutefois que l’ensemble du livre X des Lois puisse être interprété au prisme de la métaphore servile ; le pouvoir de l’âme est certes présenté sous la forme d’une archê, et les pouvoirs qu’elle accomplit comme une mise en ordre, mais la métaphore servile n’est jamais explicite60. La dimension proprement politique que Vlastos prête à la physique ionienne est en outre aussi séduisante que spéculative. De manière plus générale, contentons-nous d’observer que c’est le schème psychagogique, caractérisé par la subordination première du corps à l’âme, qui offre le cadre à travers lequel s’élabore la cosmologie platonicienne dans le livre X des Lois. Or, cette psychologisation de la nature, qui s’accomplit dans le Timée ou dans les Lois, trouve sa première formulation dans le Phédon, dans lequel, par la médiation de l’âme, Socrate entendait reprendre l’enquête sur la nature ouverte par Anaxagore, si bien que c’est encore une fois vers ce dialogue funèbre qu’il faut se tourner pour saisir la portée de la métaphore servile dans l’œuvre de Platon. L’esclavage est partout présent dans le Phédon, nous l’avons vu. Depuis la mention de la figure d’Ésope, jusqu’à l’esclave dêmosios qui apporte la ciguë en passant par son personnage éponyme, Phédon, au sujet duquel la tradition antique a construit le récit d’un destin d’es-

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clave libéré par la philosophie61, le Phédon est bien le grand dialogue platonicien sur l’esclavage. La métaphore servile ne cesse de traverser les propos de Socrate et ses compagnons au cours du dialogue62. Socrate se présente tout d’abord, à plusieurs reprises, comme l’esclave ou le serviteur du dieu : « Je partage avec les cygnes [d’Apollon] la même servitude (homodoulos) et que je suis consacré au même dieu » explique-t‑il63. Surtout, c’est sous les traits d’une relation esclavagiste que l’union et la désunion de l’âme et du corps sont présentées, puisque « lorsqu’une âme et un corps sont ensemble, la nature prescrit à l’un d’être asservi et commandé, à l’autre de commander et de diriger comme un maître (tô men douleuein kai archesthai hê phusis prostattei, tê de archein kai despozein)64 ». Socrate promeut ainsi une double subordination, du corps à l’âme et de l’âme à la divinité. La fuite (phugê) de l’esclave loin de son maître offre en outre le répertoire métaphorique par lequel l’union et la séparation de l’âme et la divinité dans la mort sont pensées. Cébès présente la mort comme une fuite de l’âme loin de son maître : « Seul un homme stupide pourrait à la rigueur croire qu’il doit échapper à son maître, et serait incapable de tenir ce raisonnement : il ne faut pas fuir loin de ce qui est bon, mais en rester au contraire le plus près possible. C’est donc par incapacité à raisonner qu’il s’enfuirait. Mais l’homme intelligent n’aura, je crois, pas d’autre désir que d’être toujours auprès de ce qui est meilleur pour lui65. » Ce à quoi Simmias ajoute : « Pourquoi en effet des hommes sages, s’ils le sont vraiment, fuiraient-ils des maîtres meilleurs qu’eux-mêmes, et s’en sépareraient-ils avec autant de facilité ? » Socrate affirme au contraire sa conviction, celle d’aller, dans la mort, « auprès de dieux qui sont des maîtres parfaitement bons66 », en ajoutant : « Je crois que là-bas non moins qu’ici je trouverai des maîtres et des compagnons qui soient bons67. » L’affranchissement offre enfin la métaphore par laquelle la mort elle-même est pensée, sur le modèle d’une déliaison de l’âme et du corps. « Travailler à se délier du corps comme on se délie de ses chaînes (hôsper [ek] desmôn)68 » : telle serait la tâche de toute philosophie authentique, puisque « le philosophe délie son âme, autant qu’il le peut, (ho philosophos apoluôn hoti malista tên psuchên) de toute association avec le corps, d’une façon qui le distingue de tous les autres hommes69 ». Socrate pense ici la mort à travers la procédure de l’apolusis par laquelle un affranchi est définitivement libéré de toute obligation à l’égard de son ancien maître. Ces obligations

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prenaient souvent la forme de la paramonê (littéralement, le fait de devoir « rester auprès » du maître), qui impliquait le maintien d’une relation de travail et de sujétion au service de l’ancien maître. De fait, la paramonê est à l’arrière-plan du propos de Socrate70. S’adressant à ses disciples, il explique que son corps mort ne sera déjà plus vraiment le sien contrairement à ce que croit Criton : « Soyez donc mes garants auprès de Criton, dit-il, mais garantissez-lui le contraire de ce qu’il garantissait à mes juges : lui jurait que je resterais ; mais vous, jurez que je ne resterai pas, et portez-vous garants au contraire qu’une fois mort je partirai, je m’en irai71. » Les disciples sont ici invités à jouer un rôle analogue à celui du garant (bebaioter) dans les actes d’affranchissement : de même que ce dernier avait pour mission d’assurer légalement le statut de liberté de l’affranchi, les disciples sont les garants du statut de pleine liberté de Socrate, dont l’affranchissement, c’est-à-dire la mort, ne contient pas de clause de paramonê. Le modèle esclavagiste fournit ainsi le modèle pour penser le rapport de double subordination qui unit l’âme du philosophe à la divinité, et le corps à l’âme. On serait même tenté d’affirmer qu’à travers l’usage de la référence esclavagiste, Platon rompt avec une conception des rapports entre âme et corps, psuchê et sôma, à l’œuvre dans la tradition pythagoricienne. C’est en effet sous l’angle d’une métaphore pénale que la relation entre l’âme et le corps, envisagé comme le tombeau de l’âme, était pensée chez Philolaos, qui affirmait que « c’est en punition de certaines fautes (dia tinas timôrias) que l’âme a été attelée au corps et ensevelie comme dans un tombeau72 ». Le philosophe pythagoricien Euxitheos prétendait, de même, que « les âmes de tous les êtres sont – pendant la vie terrestre – condamnées à vivre enchaînées au corps (endedesthai tô sômati kai tô deuro biô tas apantôn psuchas timôrias charin)73 ». Platon substitue à cette métaphore pénale une métaphore proprement esclavagiste et cette substitution est hautement significative.

Une métaphore, vraiment ? En quels termes qualifier l’analogie récurrente par laquelle les relations les plus diverses sont décrites selon le schème esclavagiste ? Faut-il, comme nous l’avons fait jusqu’ici, se contenter d’évoquer la référence servile dans l’œuvre platonicienne sous le terme de méta-

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phore ? Il est pour le moins paradoxal qu’au sujet de la pensée platonicienne, qui ne manque pas de ressources pour penser la vertu heuristique de l’analogie, qu’elle emprunte la forme du mythe ou du paradigme, les meilleurs spécialistes de Platon se contentent de recourir à la notion de métaphore sans en approfondir davantage la portée74. Le schème servile n’a certes pas, chez Platon, la valeur d’un paradigme patiemment élaboré. Il s’agit bien plutôt d’une métaphore qui renvoie à un ordonnancement indiscuté du monde, opposant maîtres et esclaves, et que le philosophe offre en modèle à toutes les autres formes de relation qui le traversent. Un usage trop restrictif de la notion de métaphore empêche toutefois de saisir la radicalité du geste platonicien qui fait de la douleia, davantage qu’une simple image, une véritable matrice, faisant écho comme je l’ai montré, à un ensemble de pratiques sociales et d’institutions75. Les pouvoirs de la métaphore, affranchie de son statut étroitement rhétorique, se sont imposés au cœur de la philosophie contemporaine. Dans La Métaphore vive, Paul Ricœur a exploré la fonction heuristique de cet « énoncé faux » qui « fait image » et dont la vérité procède d’une suspension, et d’un ébranlement, simultané et symétrique de la référence littérale et de ce qui est soumis à la métaphorisation76. Hans Blumenberg, surtout, a montré que la métaphore était partie intégrante de tout discours philosophique dont la totalité des énoncés et des concepts ne se déploie jamais dans la pleine clarté d’un propos maître de l’ensemble de ses définitions. Le déploiement de la rationalité contient toujours une part d’inconceptualité, et l’histoire de la pensée est aussi celle de ses « grandes constellations métaphoriques qui se tiennent à l’arrière-plan des métaphysiques elles-mêmes et les nourrissent »77. La métaphorologie serait ainsi une histoire parallèle ou souterraine de la philosophie, qui veut « faire saisir avec quelle audace l’esprit s’anticipe lui-même dans ses images et comment dans l’audace de la conjecture s’ébauche son histoire78 ». Le recours à la métaphore permet en effet de donner un nom et une forme provisoire à ce qui se découvre et qui ne peut pleinement s’exprimer. Il atteste aussi l’ancrage de toute pensée authentique dans la texture sensible du monde, son enracinement dans le monde vécu, comme réserve de sens qui lui offre ses images et lui donne ses orientations79. Parmi l’ensemble des métaphores dont toute pensée est tissée, Blumenberg qualifie d’absolues les métaphores intraduisibles qui « donnent une structure à un monde, représentent la totalité de la réalité dont on ne

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peut jamais faire l’expérience et que l’on ne peut jamais entièrement appréhender » et « s’il est vain de faire des déclarations théoriques sur la totalité du monde, il n’est en revanche absolument pas vain de chercher à identifier les images, qui représentent à titre de “substitution” cette totalité inaccessible en tant qu’objet »80. Le monde comme livre à déchiffrer81, la vérité comme lumière, la vie tel un voyage en mer (selon la métaphore de la navigatio vitae) sont autant de métaphores absolues qui habitent notre histoire intellectuelle, offrant les horizons de sens ultimes au travers desquels la pensée peut se déployer. Ces métaphores ont une fonction d’orientation et de représentation du monde en tant que totalité, et si elles outrepassent ce qui peut se dire scientifiquement ou descriptivement, elles permettent de produire des énoncés et des connaissances. L’esclavage a précisément la valeur d’une métaphore absolue dans l’œuvre de Platon. Sans faire l’objet d’une conceptualisation explicite et justifiée, elle constitue l’horizon de sens du monde comme totalité, à partir duquel les différentes dimensions de ce dernier s’offrent à l’interprétation. Non seulement Platon, comme avant lui le Pseudo-Xénophon, prend acte du bouleversement que représente le développement de l’esclavage-marchandise, qui rend caduques les catégories ordinaires de la pensée politique, mais il fait de l’esclavage la condition à travers laquelle le monde lui-même, dans ses différentes dimensions, révèle l’ordre qui lui est propre. En ce sens au moins, sans jamais avoir formulé de théorie à son sujet, Platon est le plus grand penseur antique de l’esclavage.

Kata phusin, ou la neutralisation politique de l’esclavage C’est au regard de cet héritage platonicien, ou peut-être plus largement socratique, que s’éclaire la singularité de la théorie de l’esclavage par nature (kata phusin) formulée dans le premier livre de la Politique d’Aristote. L’œuvre a bien sûr donné lieu à de multiples lectures et relectures. Faut-il explorer la cohérence même du concept d’esclave par nature, selon une approche fondamentalement internaliste, qui ambitionnerait de sauver un monument de la culture philosophique d’un propos indéfendable ? « La doctrine aristotélicienne de l’esclavage est une source d’embarras pour ceux qui tiennent par ailleurs sa philosophie dans une haute estime82 », si bien qu’une grande partie des

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commentaires à son sujet sont autant de tentatives pour tenter d’identifier ou de contester la cohérence du propos du Stagirite au regard de l’ensemble de sa philosophie83. « Aristote veut prouver qu’il y a des esclaves par nature et ce qu’il dit ne le prouve guère », écrivait déjà Montesquieu84… Faut-il au contraire tenter de mettre en relation le propos d’Aristote avec les formes de l’institution esclavagiste de son temps85 ? Aristote serait alors le promoteur d’une conception domestique de l’esclavage, centrée sur la relation personnelle entre le maître et l’esclave à l’intérieur même de l’oikos. Face à tant d’exégèses, il est tentant de considérer que le texte est désormais scellé à toute nouvelle interprétation, si bien que c’est au travers de sa longue réception à travers les siècles que son originalité se révélerait. De fait, il serait insensé de prétendre apporter une interprétation véritablement neuve d’un tel monument. Tâchons plutôt de reprendre le fil de notre question pour identifier la spécificité de la construction aristotélicienne. Dans la Politique, c’est en partant de la relation despotique qui unit l’âme à son corps qu’Aristote en vient à exposer l’esclavage par nature. Il définit tout d’abord la « nature » et la « fonction » de l’esclave comme bien doté d’une âme (ktêma ti empsuchon)86, et affirme que « celui qui par nature ne s’appartient pas mais qui est l’homme d’un autre, celui-là est l’esclave par nature87 ». Lorsqu’il entend définir plus précisément l’esclavage par nature, Aristote écrit : « Le vivant est d’abord composé d’une âme et d’un corps, celle-là étant par nature la partie qui commande, celui-ci celle qui est commandée (hôn to men archon esti phusei to d’archomenon)88. » Et il ajoute : « L’âme, en effet, exerce un pouvoir despotique sur le corps (hê men gar psuchê tou sômatos archei despotikên archên), et l’intellect un pouvoir politique et royal sur le désir (ho de nous tês orexeôs politikên ê basilikên). Dans ces conditions, il est manifeste qu’il est à la fois conforme à la nature et avantageux (kata phusin kai sumpheron) que le corps soit commandé par l’âme et que la partie passionnée le soit par l’intellect, c’est-à-dire par la partie qui possède la raison, alors que leur égalité ou l’interversion de leurs rôles est nuisible à tous89. » L’héritage platonicien est ici évident, puisque la caractérisation du rapport entre l’âme et le corps comme despotique offre le point de départ à la justification de l’infériorité en nature (kata phusin) de l’esclave. Chez Platon, le schème despotique caractérise néanmoins l’ensemble de l’ordonnancement du monde ; l’identification de l’esclavage à une loi de la nature ne conduit pas à justifier en

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nature l’esclavage comme institution – et ce, pourtant, alors même que la République fait dériver les relations entre les catégories de la cité idéale des différentes fonctions de l’âme. Le rapport esclavagiste est, d’une certaine façon, désolidarisé du schème maître-esclave pour prendre une dimension générative s’appliquant à tous types de rapports. En ce sens, il est fondamentalement atopique. La proposition aristotélicienne consiste dès lors en une double reterritorialisation. D’une part, Aristote redessine les contours respectifs de l’archê despotikê et de l’archê politikê. Tel est d’ailleurs la ligne directrice de l’ensemble du livre I de la Politique, qui entreprend non pas de définir la nature de l’esclave mais de distinguer les différents types de pouvoirs à l’œuvre dans la cité90. « Certains, en effet, croient qu’il existe une science, la science despotique (tois men gar dokei epistêmê te ti seinai hê despoteia), et que c’est la même chose que l’administration familiale, la science despotique, la science politique et la science royale, ainsi que nous l’avons dit en commençant. Pour d’autres, au contraire le pouvoir du maître est contre nature (tois de para phusin to despozein)91. » Aristote vise évidemment ici la tradition socratique. On l’a vu, dans l’Économique, Xénophon assimilait clairement à un même savoir celui du gouvernement du maître sur ses esclaves et celui d’un roi, alors que Socrate affirmait dans les Mémorables que « le soin des affaires privées ne diffère que par le nombre du soin des affaires publiques92 ». Sans réduire la science du politique à celle du despote ou à une science de l’oikos, Platon, dans Le Politique, avançait que le gouvernement des hommes, et des communautés qui sont les leurs, quelles qu’elles soient, ressortissaient à une science unique, qualifiée de royale93. Au contraire, Aristote y reconnaît des différences qualitatives, délimitant des espaces spécifiques pour chacune de ces compétences. « Il découle aussi de tout cela que ce n’est pas la même chose que le pouvoir du maître et le pouvoir politique (ou tauton esti despoteia kai politikê), et que tous les autres pouvoirs ne sont pas identiques entre eux comme le prétendent certains. Car l’un s’exerce sur des hommes libres par nature, l’autre sur des esclaves, et le pouvoir du chef de famille est une monarchie (car toute la famille est au pouvoir d’un seul), alors que le pouvoir politique s’applique à des hommes libres et égaux »94. L’oikos et la cité relèvent de deux types de commandement distincts ; la relation entre un maître et son esclave est irréductible à toute autre forme de subordination. Le gouvernement des esclaves et celui des hommes

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libres sont incommensurables, car tous deux visent des fins différentes, la vie naturelle pour l’oikos, la vie bonne pour la cité. Dans un étrange passage, Aristote mentionne en outre ce en quoi consiste la science des esclaves (doulikê epistêmê), dont il prétend qu’elle est enseignée à Syracuse. Tout cela est donc sciences d’esclave ; quant à la science du maître c’est celle de l’emploi d’esclaves (despotikê d’epistêmê estin hê chrêstikê doulôn). Car ce n’est pas l’affaire du maître d’acquérir des esclaves, mais d’employer les esclaves. Et cette science n’a rien de grand ni de vénérable (ouden mega echousa oude semnon) : elle consiste pour l’esclave à savoir ce qu’il doit faire, et pour le maître à savoir le lui ordonner. C’est pourquoi ceux qui ont les moyens d’éviter ces tracas en laissent la charge à un intendant (epitropos tis lambanei tautên tên timên), tandis qu’eux-mêmes s’occupent de politique et de philosophie95.

Les commentateurs n’ont pas noté qu’Aristote offrait ici une réponse directe à l’Économique de Xénophon, et plus largement à la tradition socratique : alors que Xénophon concevait un même pouvoir de commandement que le maître inculquait à son epitropos par délégation et qui était bien de nature politique, Aristote considère que la science de l’intendant (epitropou epistêmê) ne peut pas être un modèle pour l’archê politikê. Cette science, qui « n’a rien de grand ni de vénérable », ne saurait d’ailleurs se transmettre à proprement parler du maître à l’esclave : la façon dont le maître enseigne à l’esclave à gouverner des esclaves est d’une autre nature que le pouvoir que cet epitropos exercera sur ces mêmes esclaves. Aristote clôt ici l’hypothèse, ô combien subversive, ouverte un siècle plus tôt par le Pseudo-Xénophon, qui faisait de l’esclavage une modalité de la politique susceptible de se déployer dans les différents espaces de la vie communautaire. La théorie de l’esclavage par nature consiste ainsi en une neutralisation de la dimension politique du fait esclavagiste, et c’est à cette seule condition qu’on peut affirmer qu’Aristote est « le premier et peut-être le seul penseur du politique » en Grèce ancienne96. Le second aspect de cette reterritorialisation tient en ce qu’Aristote rapporte l’existence de l’esclavage à l’ordre de la nature, en ce que la loi qui organise les relations entre les éléments dans l’ordre de la phusis s’accomplit dans l’institution esclavagiste. Aristote indique ici explicitement quels sont les deux adversaires qu’il entend contester :

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d’une part, ceux qui prétendent à la manière de Xénophon et Platon que l’archê despotikê a une dimension politique, on l’a vu ; d’autre part, ceux qui estiment « contraire à la nature le pouvoir du maître (c’est donc la loi qui fait de l’un un libre et de l’autre l’esclave), c’est pourquoi celui-ci n’est pas juste mais repose sur la force97 ». On ignore le nom des auteurs visés par le Stagirite. Prononcé en 370, le discours Messénien d’Alcidamas défendait la liberté des Messéniens aux lendemains de la bataille de Leuctres en affirmant que « le dieu a accordé la liberté à tous, la nature n’a rendu personne esclave (eleutherous aphêke pantas theos, oudena doulon hê phusis pepoiêken)98 ». À la fin du ive siècle, un fragment du comique Philémon prétendait que « personne n’est né esclave par nature, et c’est la Fortune qui un jour a réduit l’esclave en servitude99 ». Les deux auteurs pensaient ainsi une égalité en nature des hommes en faisant de l’esclavage de certains d’entre eux le fait de la Fortune, ou le produit d’une convention entre les hommes. Il est évidemment difficile de déterminer dans quelle mesure cette pensée trouvait déjà son origine dans une partie de la sophistique du ve siècle. On aurait tort d’y voir en tout cas une contestation de l’institution esclavagiste en elle-même. Pour cela, il aurait fallu que la nature soit conçue comme une norme susceptible de prescrire le droit positif, ce qui ne fut jamais le cas. La contestation de l’esclavage comme un fait contraire à la nature (para phusin) n’impliquait pas qu’il doive disparaître en droit. En quoi consiste, dès lors, la définition de l’esclave kata phusin ? Trois sens sensiblement différents se dégagent dans le premier livre de la Politique, correspondant à la plurivocité de la phusis chez Aristote lui-même100. L’esclave est kata phusin, tout d’abord en un sens finaliste où il est nécessaire à l’existence de l’oikos et de la cité, qui offre le lieu de déploiement de la vie bonne. Puisqu’une famille achevée se compose d’esclaves et d’individus libres, et que l’esclave est une composante de l’oikos, son existence est nécessaire à la vie en cité101. Si le lien esclavagiste n’est pas en lui-même de nature politique, il garantit la permanence du politique. L’esclave est kata phusin au sens aussi où la relation entre maître et esclave est analogique à l’ensemble des relations de commandement à l’œuvre dans la nature. L’ordre de la nature requiert la coopération d’un ensemble de relations entre des éléments hiérarchiquement ordonnés et de même qu’il « est à la fois conforme à la nature et avantageux que le corps soit commandé par l’âme et que la partie passionnée le soit par l’intellect, c’est-à-dire

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par la partie qui possède la raison102 », il est conforme à la nature que le maître commande l’esclave. L’esclave est kata phusin, enfin, au sens où la nature empêche qu’en lui s’accomplisse l’ensemble des capacités propres à l’homme libre, puisque l’esclave, dépourvu de toute capacité de délibération, « ne prend part au logos que dans la mesure où il le perçoit chez les autres ». Si la phusis se présente non pas comme une norme, définie par un ensemble de régularités, mais comme un ensemble de puissances et de potentialités, rendant possible une partie de l’activité humaine, sa fonction est inversée dans le cas des hommes libres et des esclaves : alors que pour les premiers, elle se présente comme une puissance susceptible d’ouvrir sur la modalité de la décision103, elle est pour les seconds la marque d’une limite, et l’indice d’une défaillance. Aristote conçoit ici bel et bien une échelle des êtres hiérarchiquement ordonnée et fondée en nature qui s’accomplit dans l’existence même de l’institution esclavagiste. « La nature veut marquer dans les corps la différence entre les hommes libres et les esclaves (bouleutai men oun hê phusis kai ta sômata diapheronta poiein ta tôn eleutherôn kai tôn doulôn) », écrit Aristote. Certes, il se rencontre fréquemment des esclaves dotés du corps d’un homme libre et sans doute aussi d’une âme, mais l’argument est de peu de poids : « Que donc par nature les uns soient libres et les autres esclaves, c’est manifeste, et pour ceux-ci la condition d’esclave est avantageuse et juste (hois kai sumpherei to douleuein kai dikaion estin) ». Ce naturalisme hiérarchique n’est d’ailleurs en rien contradictoire avec le sens finaliste de la nature puisque c’est au bénéfice de l’esclave et du maître que la soumission de ce dernier se réalise.

Conclusion Nous prétendons ordinairement, à tort et à raison, devoir aux Grecs la première conceptualisation d’une sphère d’activité spécifique qualifiée de politique. De fait, nous avons hérité des Grecs un vocabulaire, mais surtout une certaine façon de délimiter les conditions essentielles à l’exercice de droits politiques. Dans le monde grec, le politique a des contours clairs, en ce que l’exercice des droits de vote, de participation aux institutions de la cité, est indissociable d’une position statutaire spécifique. La liberté de ses membres est la condition préalable à l’existence d’une communauté politique. Supposant une communauté

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d’égaux sur le plan statutaire, une relation politique ne peut se déployer que sous le signe de la réciprocité, même asymétrique, entre égaux et concerner des individus de statuts similaires. Maîtres et esclaves, en somme, ne font pas société. Une telle conception, au cœur de notre propre appréhension moderne du politique, mérite évidemment d’être située dans l’histoire de la pensée politique grecque. Il convient de mesurer la radicale nouveauté de cette définition du politique au regard de la question esclavagiste. En définissant le politique sur l’exclusion même du lien despotique, en en clôturant l’horizon, Aristote conjurait en effet une hypothèse qui avait traversé l’ensemble de la pensée politique athénienne. Face à la généralisation de l’institution esclavagiste dans l’espace social athénien, celle-ci en était venue à reconnaître la dimension proprement politique du lien despotique, pensée éminemment subversive en ce qu’elle ne plaçait pas la liberté personnelle au fondement même du politique. Le recours à la phusis permet au contraire de poser une différence d’essence entre l’homme libre et l’esclave et de rétablir cette distinction capitale que la généralisation platonicienne tendait à obscurcir – et dès lors de dépolitiser la question esclavagiste. Cela signifie aussi que la politique, à partir de son geste fondateur aristotélicien, fait de l’esclavage son refoulé, ou sa part maudite.

Incise IV

Fictions : le gouvernement des esclaves

J’avais découvert avec Senghor que les Latins avaient des mœurs tribales. Le latin, pour moi, n’avait rien de commun avec la cour de Louis XIV, pas du tout. Nous retrouvions dans le latin – et c’est un paradoxe ! – beaucoup de nos mœurs africaines ou antillaises. C’est ainsi que nous le vivions. Aimé Césaire (P. Louis, Conversation avec Aimé Césaire, 2007.)

À travers la naturalisation de son institution, l’esclavage, dans la Politique d’Aristote, se présente donc comme ce dont l’exclusion est nécessaire à la définition du politique. En rupture avec la pensée d’inspiration socratique, le geste aristotélicien est fondateur du rapport que ne cessera plus d’entretenir la philosophie avec le fait esclavagiste, relégué dans un hors-champ du politique. J’ai déjà suggéré qu’un des concepts fondateurs de la philosophie politique de Locke pouvait se lire au miroir du schème esclavagiste : en plaçant la « propriété de soi » au fondement des droits politiques, celui-ci définissait en réalité le citoyen comme un individu libre au sens, bien restrictif, où ce dernier ne saurait être l’esclave que de lui-même. Le statut qu’elle réserve à la question de l’esclavage est en outre hautement paradoxal : alors même que Locke a concrètement participé à la mise en place de l’ordre esclavagiste aux Amériques, sa conception de l’esclavage dans le Second Traité sur le Gouvernement civil est vidée de tout contenu empirique. À la dénonciation de l’esclavage métaphorique que constituerait la soumission à l’absolutisme monarchique répond un silence éclatant au sujet de l’esclavage bien réel des Africains au fondement de l’ordre politique colonial.

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On sait de même l’indétermination que recouvre la notion d’esclavage dans la pensée des Lumières : l’esclavage joue le rôle d’un « antonyme, nécessairement vague, de la liberté », sans que jamais son invocation donne lieu à une critique précise de l’institution esclavagiste elle-même – alimentant depuis lors le procès selon lequel les penseurs des Lumières auraient été complices de l’esclavage colonial1. Il faudrait enfin rappeler la lecture apologétique de la cité grecque élaborée par Hannah Arendt : si les Athéniens furent « la première communauté qui découvrit l’essence et le domaine du politique2 », c’est en raison de l’exclusion de la question du travail et, dès lors, de l’institution esclavagiste. Tout se passe en somme comme si, depuis Aristote, c’était au prix du refoulement de la question esclavagiste que la tradition philosophique avait pu penser le politique. La Constitution des Athéniens du Pseudo-Xénophon proposait, on s’en souvient, une tout autre conception en faisant de l’esclavage l’emblème du nouvel ordre attaché au nom de démocratie et de la relation esclavagiste une modalité de la politique. Ainsi, les esclaves auraient pris le pouvoir à Athènes, et la cité se serait livrée à ses esclaves. Là serait d’ailleurs le propre de la démocratie, celui de contenir la possibilité de son renversement, faisant des maîtres les esclaves de leurs esclaves, ce en quoi un tel régime ne saurait donner lieu à toute politique digne de ce nom. Le texte du Pseudo-Xénophon place toutefois son lecteur dans une étrange position, le pamphlet politique s’aventurant, presque à son insu, du côté de la fiction. Car il va sans dire que dans l’Athènes du ve siècle la communauté civique ne fut pas esclave de ses propres esclaves et que ces derniers n’ont jamais joui d’un droit de parole dans les institutions politiques identique à celui des citoyens. Le propos du Pseudo-Xénophon semble en définitive habité par une gigantesque crainte, que l’on hésiterait à qualifier de fantasme, celle d’une doulopolis dans laquelle les esclaves auraient pris le pouvoir. Or, s’il est « des aspects du réel qui ne se montrent qu’à la lumière des possibles3 », et s’il existe bien une connaissance par les possibles comme il existe une connaissance par l’expérience, cette hypothèse (ou ce fantasme) d’un gouvernement des esclaves offre une expérience de pensée au sujet de la nature même du politique. Car telles sont les questions que suggère le propos du pamphlétaire : Une cité d’esclaves mérite-t‑elle encore le nom de cité ? Une doulopolis est-elle seulement pensable ? Ne donne-t‑elle pas plutôt à observer une forme radicale d’antipolitique, si l’on entend par ce terme,

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non pas ce qui transgresse les « interdits constitutifs de l’idéologie civique4 », mais bien plutôt la négation et l’anéantissement de toute forme politique ? Cette méditation trouve son prolongement dans des fictions bien éloignées, dans le temps et l’espace, du monde égéen de l’Antiquité : le roman Benito Cereno de Herman Melville et La Tragédie du roi Christophe d’Aimé Césaire. Mettant en scène, d’un côté, l’histoire d’un roi libérateur et despote dans le Haïti des premiers temps de l’indépendance, de l’autre, le destin d’un bateau négrier perdu au large du Chili, les deux récits se présentent comme les fictionnalisations de faits historiques attestés. Ils relèvent tous deux du genre de la fiction politique si on entend sous ce terme une « forme narrative de théorie de la politique » à travers laquelle la fiction offre une « expérience de pensée qui rend visible l’invisibilité du visible pour le mettre à l’épreuve du réel » et qui « puisse anticiper une politique à venir »5. Tous deux ont pour point commun d’interroger la prise de pouvoir par des esclaves ou des anciens esclaves. Or, il est frappant d’observer les échos croisés que les deux œuvres trouvent dans deux pensées contemporaines du politique par excellence, celles d’Ernst Kantorowicz et de Carl Schmitt. Herman Melville, Ernst Kantorowicz, Aimé Césaire et Carl Schmitt : la simple énonciation de cette chaîne de références mérite éclaircissement. Schmitt, lecteur de Benito Cereno de Melville ? Le fait est avéré, bien que les motifs qui ont conduit à plusieurs reprises le juriste allemand à s’identifier au protagoniste du roman restent à élucider. Aimé Césaire, lecteur de Kantorowicz ? L’hypothèse relève d’une fiction savante qui suppose l’intervention d’une troisième œuvre, comme on le verra, La Tragédie du roi Richard II de Shakespeare. En disposant sur une même scène, le temps de cette brève incise, des œuvres aussi étrangères l’une à l’autre, je souhaite réinterroger la portée du geste aristotélicien en formulant l’hypothèse suivante : réfléchies, au miroir des deux pensées politiques, unies par la secrète gémellité biographique de leurs auteurs et la commune référence à la notion de théologie politique6, les fictions de Césaire et Melville éclairent le point aveugle que constitue le fait esclavagiste dans toute pensée de la souveraineté. Ainsi la fiction mettrait en scène ce que la théorie politique préfère taire. Mais réciproquement, peut-être faudra-t‑il considérer que les œuvres de Schmitt et de Kantorowicz réfléchissent à leur insu, soit par le biais d’autres textes et sur le

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registre de la fiction, une question qui leur est à première vue en tout point étrangère, celle de l’esclavage.

Benito Cereno ou l’esclavage en représentation Paru en 1855 dans le Putnam’s Monthly Magazine, Benito Cereno est la transposition romanesque d’un des récits des Relations de croisières et de voyages dans les hémisphères Nord et Sud, publiées par le capitaine Amasa Delano en 1817. Ce dernier y racontait la façon dont il avait dû secourir, au large du Chili, un navire négrier, le Tryal, sur lequel les esclaves s’étaient emparés du commandement. Melville apporta plusieurs modifications importantes au récit de Delano, en plaçant la question de l’esclavage au centre de la narration. Alors que Delano ne décrivait jamais précisément les esclaves du navire, Melville en fit les acteurs principaux du drame ; si le récit de Delano se déroulait en 1805, Melville le situa en 1799, soit au cœur de la révolution haïtienne ; de manière plus significative encore, il modifia le nom du navire lui-même pour le nommer San Dominick, en référence sans doute, une fois encore, à Saint-Domingue7. L’ombre de Haïti et de Toussaint Louverture est partout présente dans le roman. Le récit est le suivant. Des esclaves africains transportés sur un navire négrier espagnol s’étaient révoltés. Ils avaient même tué l’ensemble de l’équipage, à l’exception du commandant don Benito Cereno et de quelques matelots, afin que ces derniers les ramènent en Afrique. À court de vivres et d’eau, les voici contraints d’accoster sur une petite île en face du Chili. Voyant le navire désemparé, le capitaine Delano vient lui offrir son aide et lui fait apporter des vivres et de l’eau. Les esclaves révoltés obligent alors leur ancien maître, Benito Cereno, devenu leur otage, à jouer la comédie devant ce visiteur inattendu. Sous la conduite de Babo, qui joue le rôle de son serviteur personnel, Cereno doit donc feindre d’être le maître du navire, les esclaves lui restant soumis. Le récit de Melville consiste dès lors en la visite de Delano, qui, déambulant sur le négrier, y reconnaît le meilleur des ordres esclavagistes. Mais au moment où ce dernier s’apprête à rejoindre son propre navire, Benito Cereno saute brusquement pardessus la baleinière. Delano (et à sa suite le lecteur) comprend alors que le spectacle auquel il venait d’assister n’était que faux-semblant : le capitaine du navire était l’otage de ses esclaves. Au terme de la

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nouvelle, le San Dominick et les esclaves révoltés sont capturés. Benito Cereno, après avoir témoigné lors du procès qui se tient à Lima, se réfugie dans un monastère, où il meurt quelques semaines plus tard. Par l’intermédiaire de Delano, le lecteur assiste donc à la représentation d’une représentation – ou une « fiction dans la fiction8 » – au cours de laquelle, face à un homme libre, des esclaves jouent à être des esclaves alors qu’ils sont en réalité devenus les maîtres. Un esclave du nom de Babo, jusqu’alors présenté comme le fidèle serviteur de Cereno, est le grand ordonnateur de cette représentation. Décrit comme « le gouvernail et la quille de la révolte », il est d’ailleurs le véritable héros de l’ensemble du récit, puisque c’est sa mort, presque simultanée à celle de Cereno, qui le clôt. Mais le roman est surtout le récit de la longue dénégation de Delano qui ne peut voir, car il ne veut pas voir, que les esclaves noirs ont pris le pouvoir sur le navire. Et sa tonalité est celle d’un théâtre d’ombres : le navire qui entre dans le port de Santa Maria est annoncé par des « ombres présentes, présageant des ombres plus profondes à venir (Shadows present, foreshadowing deeper shadows to come) ». Son équipage semble émerger d’« une scène fantomatique surgie à l’instant des profondeurs, qui reprendront bientôt ce qu’elles ont livré ». L’atmosphère d’« inquiétante étrangeté » qui règne sur ce vaisseau fantôme invitera ainsi le lecteur à une entreprise herméneutique par laquelle il lui faudra déchiffrer les significations ultimes de la représentation9. La situation offre à première vue l’image d’un ordre esclavagiste idéal. Ravi de ce « spectacle bien plaisant et ensoleillé (a pleasant sort of sunny sight) », Delano évoque à plusieurs reprises la bonne humeur (good humor) qui règne sur le navire et ne manque pas de s’attendrir devant les scènes de quiétude innocente auxquelles il assiste. Observant une Négresse avec son enfant, il pense assister à la représentation de « la nature à nu : une tendresse et un amour purs (There’s naked nature, now : pure tenderness and love) », propres aux Négresses qui sont « intactes comme des panthères, aimantes comme des colombes ». Il peut aussi évoquer « ce penchant particulier du Nègre à unir l’industrie et le passe-temps (the peculiar love in negroes of uniting industry with pastime) » à la vue des esclaves qui polissent leur hachette. Il décrit surtout la relation de Cereno avec l’esclave qui lui est le plus proche, Babo, comme une relation idéale, en célébrant ce « zèle affectionné qui donne un caractère filial ou fraternel à des

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actes purement domestiques et qui a valu au Nègre la réputation de faire le plus agréable valet du monde (the most pleasing body servant in the world) ; un valet avec qui le maître n’a pas besoin d’entretenir des rapports de stricte supériorité, mais qu’il peut traiter avec une confiance familière, moins un serviteur qu’un compagnon dévoué (less a servant than a devoted companion) ». Nous voici, en somme, dans La Case de l’oncle Tom, dont l’écriture est de trois ans antérieure à Benito Cereno, et c’est par le biais de ce regard raciste, prétendument « innocent », que le lecteur circule sur le bateau10. Delano ne cesse pourtant de constater des éléments dissonants qui contredisent cette pastorale esclavagiste. Benito Cereno paraît bien mélancolique, au point que son visage émacié pourrait inspirer une « terreur spectrale » (ghostly dread). Les coups de cymbale des fourbisseurs de hachettes, présentés comme des « sorciers ashantis », font un bruit étrangement fort qui, à y réfléchir, pourrait inspirer l’inquiétude. Quelques apparitions sont même troublantes, tel ce « grand Nègre » qui a l’allure d’un homme de loi (a kind of attorney air). Plus étrange encore : alors que Delano essaie d’acheter à Benito Cereno le serviteur idéal qu’est Babo, ce dernier refuse : voici donc un esclave qui se donne le droit d’objecter à sa propre vente… Mais lorsque le doute s’insinue dans l’esprit de Delano, celui-ci ne peut jamais envisager autre chose qu’une ruse élaborée par Cereno lui-même, qui serait le chef d’une embarcation pirate, avant de se convaincre du contraire en « souriant du fantôme qui l’avait leurré ». À aucun moment il ne peut concevoir que des esclaves ont pris le pouvoir sur le navire. Parce qu’il ne peut en imaginer la possibilité, Delano ne peut décrypter le renversement des rôles dont le bateau est le théâtre. Sur le San Dominick, tout paraît en somme normal et tout est déréglé, comme si l’ordre naturel de la domination esclavagiste pouvait se lire à partir de son anamorphose monstrueuse, soit la prise de pouvoir par les esclaves. De fait, le maître et l’esclave, Cereno et Babo, Babo et Cereno, sont des doubles l’un de l’autre. Signe de cette « gémellité originaire11 », ils mourront ensemble, bien après que le bateau aura été capturé, Cereno suivant son véritable chef, Babo. « Le corps [de Babo] fut réduit en cendres ; mais pendant de longs jours, la tête, cette ruche de subtilité, fixée sur une perche sur la Plaza, soutint, sans faiblir, le regard des Blancs ; les yeux tournés par-delà la Plaza, vers l’église Saint-Bartolomé dans la crypte de laquelle dormaient alors, comme à présent, les os recouvrés d’Aranda ; et par-delà le

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Pont du Rimac, vers le monastère hors les murs du mont Agonia, où, trois mois après avoir été congédié par la cour, Benito Cereno, porté sur la civière funèbre, suivit, de fait, son chef. » Les études portant sur le roman ont interrogé la spécificité du discours de Melville sur l’esclavage, soit qu’il faille dénoncer son éventuelle complaisance à l’égard de l’imaginaire raciste de Delano, soit, au contraire, y lire une critique plus ou moins explicite de l’ordre esclavagiste américain12. Il est vrai que l’écriture du roman est contemporaine des débats traversant de nombreux États américains, et singulièrement le Massachusetts dans lequel vivait Melville, au sujet du statut des esclaves fugitifs du Sud qui y avaient trouvé refuge13. L’ambiguïté même de l’instance narratrice, qui suit pas à pas le regard de Delano sans toutefois s’y identifier, interdit d’assigner à l’auteur Melville une position explicite au sujet des événements. Comme l’ont noté les critiques, le roman se présente surtout comme une aventure herméneutique, au cours de laquelle le lecteur ne cessera de découvrir sa propre impuissance, le dévoilement du sens des événements étant sans cesse reporté jusqu’au terme du récit, sans qu’aucune révélation n’advienne. La référence indirecte mais persistante aux événements de Saint-Domingue suggère en tout cas que Melville a aussi conçu Benito Cereno comme une fable dont le véritable sujet est bien la prise de pouvoir, si ce n’est la fondation d’un État, par des esclaves.

Pirates et négrier : une étrange dénégation De façon volontairement ambiguë, Carl Schmitt s’est identifié à plusieurs reprises à Benito Cereno. À l’été 1946, alors qu’il était prisonnier des forces d’occupation américaines en raison de sa contribution active au IIIe Reich, il écrivait ceci : « Chaque situation a son secret, chaque science porte en elle son Arcanum. Je suis le dernier représentant conscient du jus publicum Europaeum, son dernier maître et chercheur en un sens existentiel, et j’éprouve sa fin comme Benito Cereno éprouvait le trajet du bateau pirate. Alors le silence est de mise, en ce lieu et en ce temps. Nous n’avons pas besoin d’avoir peur à ce sujet. En nous taisant, nous nous consacrons à nous-mêmes et à notre origine divine », ajoutant : « J’ai parlé ici de moi-même, en fait pour la première fois de ma vie14. » Peu de temps après la guerre, Carl Schmitt a par ailleurs voulu présenter sa lecture du Léviathan

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de Hobbes comme une critique voilée du nazisme, en accompagnant l’envoi de son ouvrage à certains de ses destinataires d’un prière d’insérer signé du nom de Benito Cereno, et antidaté de 1938, date de la publication de l’ouvrage. Il évoquait à cette occasion, une fois encore, les Arcana auxquels introduisait son étude du Léviathan, à ne pas mettre entre toutes les mains15. L’assimilation par Schmitt de son propre sort à celui de Benito Cereno est ignoble à plus d’un titre. En raison de son ambiguïté tout d’abord, car en voulant faire croire qu’il était l’otage et le prisonnier du régime nazi, comme Cereno l’était des esclaves révoltés, Schmitt semble aussi suggérer qu’il est l’otage et le prisonnier des forces d’occupation américaines en Allemagne16 ; en raison de son mensonge délibéré ensuite, car si Benito Cereno a tenté de s’enfuir du bateau des mutins, Schmitt n’a jamais envisagé de quitter l’Allemagne nazie17. Mais le plus frappant est ailleurs. Le propos de Schmitt consiste en effet en une formidable dénégation, aussi extravagante que celle de Delano. Alors que ce dernier ne voulait pas voir que le San Dominick était entre les mains des esclaves, Schmitt se trompe délibérément sur l’identité même du bateau en le présentant comme un bateau pirate alors qu’il s’agit d’un négrier. Cette dénégation est significative. La traite négrière est ici appréhendée sous le paradigme de la piraterie, et cette substitution symbolise à elle seule, si ce n’est le refoulement, l’impossible reconnaissance de la question esclavagiste par la philosophie politique depuis Aristote. Il demeure que l’allusion de Schmitt est plus qu’un pitoyable moyen de défense. L’intérêt du juriste pour le roman de Melville, qu’il a sans doute découvert en 1941, est d’ailleurs antérieur à la fin de la guerre18. Carl Schmitt a vu dans Benito Cereno un grand récit de philosophie politique mettant en scène la destitution du droit public européen et la mort des États modernes. Son interprétation s’inscrit ici plus généralement dans l’opposition, dressée à plusieurs reprises, entre un ordre juridique fondé sur l’hégémonie des États terrestres (comme l’Allemagne) et l’ordre international reposant sur les thalassocraties modernes que sont les États-Unis et le Royaume-Uni, aux lointaines affinités avec le modèle athénien. Le bateau pirate que serait le San Dominick symboliserait les pouvoirs destructeurs des puissances maritimes anglo-saxonnes sur le droit public européen des e e xvi -xvii  siècles. Une fois reconnu l’aveuglement de l’interprétation schmittienne qui fait du négrier un bateau pirate, il est possible d’y

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reconnaître une réflexion sur la menace que fait porter le fait esclavagiste sur toute forme de souveraineté. Un épisode du roman est particulièrement suggestif, celui qui met en scène le face-à-face entre Benito Cereno et « un gigantesque Nègre », du nom d’Atufal. Ce dernier, qui « marche comme un muet dans un cortège funèbre », est présenté comme un souverain africain destitué auquel Benito Cereno impose à heure fixe, et de façon humiliante, un rite d’obéissance. Seul parmi tous les esclaves, il « porte au cou un collier de fer d’où pend une chaîne enroulée trois fois autour de son corps et dont les derniers maillons sont attachés par un cadenas à une large bande de fer qui lui sert de ceinture ». Ce cérémonial, qui célébrerait la soumission d’un roi africain à un représentant du roi d’Espagne est une pure invention de Babo, figure du trickster par excellence. La soumission réelle, quoique dissimulée, de Benito Cereno trouve en somme sa symétrie dans la soumission imaginaire, mais exhibée, d’un faux roi africain, tous deux assujettis au dernier des esclaves, dépourvu de nom, privé de généalogie, Babo. Cereno et Atufal jouent une scénographie factice, celle du droit de la guerre entre États, célébrant la soumission du vaincu et la gloire du vainqueur, choses que le navire négrier atlantique a définitivement renversées19. Car ce que met en scène Benito Cereno est aussi la subversion du droit de la conquête et de la guerre entre États de l’époque moderne sous l’effet de l’esclavage atlantique. Lorsque Cereno est rasé par Babo, placé à sa merci sous la menace de l’égorgement, c’est le drapeau royal espagnol qui sert de tablier et se trouve taché par le sang du capitaine. La prise d’otage du capitaine espagnol Benito Cereno incarne à cet égard plus généralement la destitution de l’État moderne, sous la forme de l’État monarchique par excellence que fut la grande Espagne, et le roman s’achève par un aveu cruel : « L’épée à monture d’argent, symbole apparent de pouvoir despotique, ce n’était en vérité qu’un fantôme d’épée. Le fourreau, artificiellement raidi, était vide. » Le San Dominick est d’ailleurs un étrange négrier, puisqu’il fut d’abord un navire royal, « sur lequel avaient été transportés les trésors d’Acapulco ». Dans une rêverie, Delano « songe au temps où dans cette cabine et sur ce balcon d’apparat avaient retenti les voix des officiers du roi d’Espagne, et où les filles du vice-roi de Lima s’étaient accoudées ». Or, tous les emblèmes de l’État royal par excellence que fut la monarchie espagnole sont renversés sur le navire. Sur la figure de poupe s’entrelacent « les armes sculptées de la Castille et

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du León, entourées de médaillons représentant des groupes mythologiques et symboliques, en haut et au centre desquels un noir satyre masqué foule du pied la nuque prostrée d’une forme convulsée, elle aussi masquée ». Benito Cereno lui-même est un Charles Quint en miniature. Sa « majesté valétudinaire » (valetudinarian stateliness) et ses manières « ressemblaient par leur hauteur à celles qu’avait dû avoir son impérial compatriote Charles Quint, avant d’abandonner le trône pour vivre en anachorète ». De la même façon que Charles Quint se réfugia dans le monastère de Yuste après son abdication, en 1556, Cereno finira ses jours reclus dans le monastère du mont Agonia. Cette réclusion n’est d’ailleurs en rien une rédemption : l’expérience de l’asservissement et la mise en scène fictionnelle de l’esclavage n’ont pas dessillé les yeux de Cereno sur l’horreur de la traite. La fiction n’a aucun pouvoir rédempteur, peut-être d’ailleurs parce qu’elle n’en est pas vraiment une. La retraite de Benito Cereno révèle surtout sa destitution ultime – il est déjà passé du côté de la mort depuis la prise de contrôle du navire20, et il meurt en même temps que Babo auquel il est attaché pour toujours. Ainsi, le récit de Melville réédite et approfondit le propos du Pseudo-Xénophon : non seulement l’ordre esclavagiste est toujours sous la menace de son renversement ou, plus exactement, le pouvoir des esclaves en est la vérité ultime. L’anomie ou l’anarchie est la loi d’un pouvoir qui se fonderait sur l’institution esclavagiste. Sous l’étrange regard, partiellement aveuglé, de Carl Schmitt, le récit offre aussi une lecture historique et politique, qui révèle la facticité et la vulnérabilité du théâtre de la souveraineté et des États à la lumière du commerce atlantique et de son immense puissance de subversion.

Le roi Christophe, ou comment fonder un État sur les décombres de l’esclavage ? Autre fiction, même facticité du pouvoir : La Tragédie du roi Christophe d’Aimé Césaire nous conduit en Haïti peu de temps après l’indépendance de l’île, proclamée en 1804. Jouée pour la première fois à Salzbourg en 1964, dans la mise en scène de Jean-Marie Serreau21, la pièce fait le récit du règne d’Henri Christophe, ancien esclave devenu général de Toussaint Louverture et successeur de Dessalines, depuis son intronisation comme président, puis son couronnement royal en

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1811, jusqu’à son suicide en 1820 à Cap-Haïtien, défait par les troupes de Pétion. Dans l’œuvre de Césaire, la pièce s’inscrit dans le prolongement de l’essai historique consacré à Toussaint Louverture, publié en 196022, mais dont les travaux préparatoires avaient commencé lors du long séjour de Césaire en Haïti en 1944. Césaire a d’ailleurs toujours revendiqué l’authenticité historique de la pièce, affirmant qu’elle respectait « scrupuleusement l’histoire, les événements, au point que beaucoup de mots prononcés par Christophe sont historiques, parfois rapportés tels quels23 ». La pièce a été lue comme une tragédie de la décolonisation et de l’indépendance24, comme l’y invitait Césaire lui-même : « Aucune analogie n’est totale, mais en fait le Roi Christophe, c’est un peu l’homme d’État aux prises avec les problèmes de l’indépendance réalisée, quand il faut édifier l’État : c’est à ce moment-là que se présentent les grands problèmes : liberté, démocratie ou autocratie, les relations entre le “leader” et le “peuple”, le grave problème du choix des idéologies, le problème de la différenciation en classes sociales de la population. Le Roi Christophe est aux prises avec tout cela, et dramatiquement, il échoue, car il n’est pas préparé à cela… Il est un esclave révolté, un homme de sang et d’orgueil, mais malgré ses bonnes intentions, il échoue25. » Le personnage de Christophe annoncerait en ce sens le Lumumba d’Une saison au Congo. La pièce propose, il est vrai, une réflexion au sujet de la place de l’héritage colonial à accorder dans l’édification d’une nouvelle nation, et Christophe peut proclamer : « Il est temps de mettre à la raison ces nègres qui croient que la Révolution ça consiste à prendre la place des Blancs et continuer, en lieu et place, je veux dire sur le dos des nègres, à faire le Blanc26. » De fait, la pièce raconte la fondation d’une nation sous l’égide du « Premier Monarque couronné du Nouveau Monde27 ». La tâche que Christophe s’est assignée consiste en la fondation d’un État, disposant d’agents royaux, les Royal Dahomets, s’appuyant sur un code législatif, le Code Henry, et surtout la création d’un cérémonial monarchique original, Christophe créant des titres de noblesse inédits, ceux de « Bonbons royaux », ou inventant sa propre récade, sous la forme d’un bec de colibri dans le flanc d’un milan28. Car la fondation de la nation haïtienne suppose le recours à la fiction monarchique : « Le monde entier nous regarde, citoyens, et les peuples pensent que les hommes noirs manquent de dignité ! Un roi, une cour, un royaume, voilà, si nous voulons être respectés, ce que nous devrions leur mon-

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trer. Un chef à la tête de notre nation. Une couronne sur la tête de notre chef ! » affirme Vastey29. La pièce elle-même se construit autour des deux rites monarchiques par excellence que sont le sacre (acte Ier), présenté comme une imitation des sacres royaux de Reims30, puis la mort et les funérailles (acte III). Dans « ce royaume noir, cette cour, parfaite réplique en noir de ce que la vieille Europe a fait de mieux en matière de cour !31 », il est impératif d’instaurer une noblesse de cour, pour laquelle il faut créer des noms de toutes pièces. Le duc de la Limonade, le duc de la Marmelade, le comte de Trou Bonbon, l’écuyer Solide Cupidon, ou l’officier Lolo Jolicœur : tels sont certains des noms dont sont affublés les courtisans lors de la cérémonie carnavalesque préparatoire au sacre32. Ces jeux onomastiques trouvent leur sens dans l’expérience même de ce qu’est un nom dans toute société esclavagiste. Césaire faisait de Christophe une « tragédie de l’homme qui dit : “On nous vola nos noms”. Car moi-même, mon nom, qu’a-t‑il d’authentique par rapport à moi ?33 » Christophe lui-même s’adresse de la sorte au peuple haïtien : « De noms de gloire je veux couvrir vos noms d’esclaves,/ de noms d’orgueil nos noms d’infamie,/ de noms de rachat nos noms d’orphelins !/ C’est d’une nouvelle naissance, Messieurs, qu’il s’agit ! » L’onomastique nobiliaire est ici ridiculisée à la lumière de ce qu’est toute onomastique servile. Noms de gloire et noms d’esclave sont réversibles, révélant la facticité même de tout nom. Mais l’institution de ce royaume noir est vouée à l’échec. Comme Christophe le reconnaît lui-même, sa cour est « un théâtre d’ombres34 » et la pièce se présente comme le récit de l’impossible fondation d’un État comme les autres sur les décombres de l’esclavage.

Les deux corps du roi Christophe La pièce porte une interrogation au sujet de l’héritage de la colonisation, mais aussi des racines africaines dans la construction de la nation haïtienne. Elle peut évidemment être interprétée comme la dénonciation de toute fondation qui entreprendrait de singer le référent colonial. On peut aussi la lire comme une ode à la négritude puisque « Haïti [est ce pays] où la négritude se mit debout pour la première fois et dit qu’elle croyait en son humanité35 ». Césaire lui-même dessine l’opposition entre Pétion et Christophe comme un affrontement

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entre mulâtres et Noirs, et affirme que « chez Christophe, c’est une négritude qui n’a pas encore trouvé son langage36 ». Dans une perspective postcoloniale, on a enfin proposé d’aborder la pièce en termes d’hybridité, en faisant porter l’attention sur les rapports complexes entre l’identité caraïbe et l’Afrique, aussi bien à travers les usages récurrents du créole que par la présence conjointe du référent catholique, des divinités yorubas et des cultes vaudous37. Pour saisir comment s’y rejoignent l’interrogation proprement politique et celle de l’esclavage, je propose de suivre un chemin plus étroit, sans doute plus aventureux, en tout cas d’orientation sensiblement différente. La référence shakespearienne habite le théâtre de Césaire38. « Aujourd’hui, Shakespeare est noir et il écrit en français », lança d’ailleurs Antoine Vitez au sujet du dramaturge antillais. Plusieurs critiques ont ainsi relevé ce en quoi Christophe lui-même s’apparentait à Macbeth ou à Richard III. Ils ont aussi montré en quoi Hugonin ressemblait aux bouffons du Roi Lear. Les références au texte shakespearien d’ailleurs ne manquent pas dans la pièce : « Il y a quelque chose de déglingué dans ce royaume », affirme un des paysans du roi Christophe… Je crois pourtant qu’une pièce est à l’arrière-plan de l’ensemble de la tragédie, dont elle a sans doute inspiré le titre : il est possible de lire La Tragédie du roi Christophe, c’est-à-dire d’Henri Ier, à la lumière de cette autre tragédie de l’échec et de la destitution qu’est la Tragédie du roi Richard II, première pièce du cycle de l’Henriade. Or, comme l’a montré Kantorowicz, la tragédie offre un lieu d’élaboration exemplaire de la théorie des deux corps du roi, Richard, victime de Bolingbroke, y faisant l’épreuve de la disparition de « l’unité du corps naturel avec l’immortel corps politique39 ». Au cours de la pièce, Richard voit son propre corps se dédoubler, et sa part invisible et immortelle associée à la Dignité royale et à l’État monarchique lui échapper, alors même que son pauvre corps mortel demeure dans sa nudité : « Oh, roi mortel, à l’intérieur de la couronne vide qui entoure ta tête, Dame la Mort tient sa cour. C’est elle le clown. Elle se fout en riant de ton théâtre de gloire et de pouvoir40. » Cet effondrement de la fiction de l’unité du double corps du roi se traduit par un dépouillement des symboles associés à la dignité royale, au début de l’acte IV, lorsque Richard cède à Bolingbroke « cet énorme poids qui m’écrasait la tête. Et ce sceptre qui me paralysait les mains. Cette fière confusion royale qui faisait battre mon cœur41 ».

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De la même façon que Schmitt offrait une voie d’accès (certes paradoxale) pour entrer dans la compréhension de Benito Cereno, la Tragédie du roi Richard II, par la médiation de la lecture kantorowiczienne, qui en a fait la « tragédie des deux corps du roi », permet d’interroger une dimension politique méconnue de la pièce de Césaire. Je suggérerais alors que le propos de Césaire consiste à littéraliser les termes du questionnement de Kantorowicz en lisant les deux corps du roi à la lumière de l’économie politique de l’esclavage, qui est avant tout une économie des corps. En d’autres termes, la pièce éprouverait les limites de la fiction des deux corps du roi à la lumière de l’hypothèse d’un corps servile devenu corps royal. La destitution de Christophe au terme de la tragédie se dit dans des accents shakespeariens, qui s’apparentent au dépouillement du « roi de neige » (king of snow) qu’est Richard dans l’acte IV : « Défais-moi de tous ces vêtements, défais-m’en comme, l’aube venue, on se défait des rêves de la nuit… De mes nobles, de ma noblesse, de mon sceptre, de ma couronne. Et lave-moi ! Oh, lave-moi de leur fard, de leurs baisers, de mon royaume ! Le reste, j’y pourvoirai seul », proclame Christophe42. Héros sacrificiel, son échec et son impuissance s’incarnent surtout dans la paralysie de son propre corps, et ici les métaphores qui associent le corps royal à la communauté politique sont explicites. Christophe s’adresse à ses sujets en affirmant : « Vous serez mes membres, puisque la nature m’en refuse. Moi, la tête, j’ai juré de fonder la nation. » L’échec de Christophe est symbolisé par l’impossibilité qui est la sienne d’investir un corps qui incarnerait pleinement la souveraineté du corps politique. L’homme aux « formidables mains de potier, pétrissant l’argile haïtienne43 » échoue à faire de la nation haïtienne une communauté politique, dont le roi serait la tête. L’incorporation du peuple dans la figure royale échoue : le peuple ne peut pas faire corps, car le corps de son souverain est encore celui d’un esclave.

Aristote renversé Mais « en entrant dans la mort, [Christophe] entre dans sa vérité », comme l’a écrit Césaire44, et sa fin tragique porte l’espoir d’une régénération du monde45. La fin de la tragédie est placée sous le signe d’un retour à l’Afrique, inventé de toutes pièces par Césaire. Lors de

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ses funérailles, les porteurs installent le corps de Christophe debout, dressé dans la citadelle du Cap, tourné vers le sud, et le Page africain qui accompagne le cortège funèbre en fait une autre Ifé, capitale royale yoruba, en assimilant le roi défunt au dieu Shango46. Christophe est ainsi devenu un roi africain, placé parmi les sépultures royales yorubas et sa mort prend la forme d’une apothéose. Tel le dieu Shango, Christophe passera désormais « par les promenoirs du ciel monté sur les béliers enflammés de l’orage », et les « astres aux cœurs friables », assimilés aux Memnonides, veilleront sur son linceul. Sa mort fait écho à celle de Toussaint Louverture, qui annonçait une refondation du monde dans le Cahier d’un retour au pays natal : « La mort décrit un cercle brillant au-dessus de cet homme. La mort étoile doucement au-dessus de sa tête47. » On y retrouve les figures de « l’oratorio lyrique48 » Et les chiens se taisaient, publié pour la première fois en 1946 dans Les Armes miraculeuses, dans lequel le Rebelle, qui s’en prenait à Colomb le « capitaine négrier », était condamné à une mort prophétique. Célébré lui aussi tel un « Roi debout » « qui ne possède rien »49, son agonie était accompagnée d’un « cortège du Moyen Âge africain » censé incarner « les anciennes civilisations du Bénin50 ». L’identification de Christophe à Shango, dieu de la foudre et du ciel, qui aurait été un des premiers souverains d’Oyo, est significative. En 1965, Césaire présentait Shango, dont le culte s’est développé dans une grande partie des Antilles, comme un « dieu très violent, mais bienfaisant et rajeunisseur : il est l’orage, qui est violent, mais qui féconde la terre en apportant la pluie bienfaisante. Extraordinairement, Shango est le seul Dieu de la mythologie qui se tue51 ». Les récits principaux qui tournent autour de Shango mentionnent en effet son exil forcé, loin d’Oyo, après qu’il avait mis lui-même le feu à son propre palais, et son suicide, une fois abandonné par la déesse Oya. Si Shango est une figure de la souveraineté, c’est sous sa forme dévoratrice et suicidaire. Symbole de la puissance défaite, et de la destruction même de toute puissance, Shango est aussi, à en croire Césaire, une figure de la régénération, et la fin de la tragédie est le lieu d’une révélation. Car si Christophe prend conscience de l’impossibilité de remplacer, sous la forme d’un pouvoir constituant qui l’imiterait, l’ancien pouvoir colonial esclavagiste, à travers la négation de la négation se dessine un autre horizon politique. « Ici patience et impatience / Défaite et victoire / Faisceau d’écailles à contre-jour / échangent leurs armes, leurs larmes », clame le Page africain52. Dans ce désarmement, ce

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renversement de la défaite et de la victoire, se dessine un autre horizon du politique dans lequel le gouvernement des anciens esclaves n’aurait plus la forme d’une antipolitique, mais où il se ferait puissance destituante de toutes les formes de pouvoir. Comment ne pas reconnaître ici la promesse annoncée par l’insurrection cosmique de la dernière partie du Cahier d’un retour au pays natal ? En lieu et place du navire négrier, le poète voyait « le navire lustral s’avancer impavide sur les eaux écroulées », avec, à sa tête, « la négraille » « debout dans les cordages / debout à la barre / debout à la boussole / debout à la carte / debout sous les étoiles / debout / et / libre »53. Dans la cosmogonie poétique césairienne, une « fraternité âpre » liait la « noire vibration [du poète] au nombril du monde ». Les anciens esclaves noirs annonçaient l’avènement d’un autre monde, dans lequel « ceux qui n’ont jamais rien inventé », « ceux qui n’ont jamais rien exploré », « ceux qui n’ont jamais rien dompté », s’abandonnaient « saisis, à l’essence de toute chose / ignorants des surfaces mais saisis par le mouvement de toute chose / insoucieux de dompter, mais jouant le jeu du monde »54. « Insoucieux de dompter, mais jouant le jeu du monde » : est-ce cela, la puissance destituante en mesure de subvertir le grand partage aristotélicien et de dessiner le lieu d’une politique autre55 ?

Conclusion

« La Grèce a toujours été le pays de notre désir », écrivait Nietzsche1. De fait, la tradition savante sur l’Antiquité grecque s’est toujours voulue une façon non seulement de restituer l’expérience grecque, mais plus encore de la faire revivre au présent. Schlegel assignait ainsi à la philologie la mission de « vivre de façon classique et réaliser en soi-même l’Antiquité de façon pratique », comme si le patient travail sur les textes avait le pouvoir de ressusciter la Grèce, à la manière des exercices spirituels des philosophes antiques. Mais quelle est la géographie du « pays de notre désir » qui a pour nom la Grèce ? Comment se disposent ses vallées ? Quels sont ses plaines et ses plateaux ? Où se portent ses frontières ? Une chose est certaine : dans ce paysage métaphorique, qu’il soit d’usage savant ou profane, les esclaves n’ont guère leur place. Lorsque nous imaginons la belle cité classique surgissent spontanément les lieux de la délibération collective, des sanctuaires et des gymnases, dans lesquels se seraient épanouies les formes les plus enviables de la vie collective. Bien sûr, nous n’ignorons pas que la cité grecque, selon la formule commune, fut un club d’hommes, entouré de nombreux exclus (les femmes, les esclaves, les métèques). Mais il est bien rare que l’échelle s’élargisse et que l’expérience grecque dans ses différentes dimensions soit aussi considérée comme le produit de l’institution esclavagiste. J’ai voulu au contraire placer les esclaves au premier plan de ce paysage. Le point de départ de l’enquête pouvait, certes, sembler étroit au regard d’une telle ambition. L’étude des configurations légales régissant l’esclavage athénien a toutefois permis d’éclairer un ensemble de schèmes imaginaires par lesquels la cité des hommes libres pense et donne une forme à ses frontières, qu’ils engagent le statut du corps, la notion de représentation, ou les significations associées à la scripturalité. J’ai même suggéré que sous la forme du rejeu,

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de la résurgence ou de la pseudomorphose, l’histoire gréco-romaine de l’esclavage n’était pas étrangère à notre présent. L’héritage de l’Antiquité classique, loin de se cantonner à quelques totems (l’invention de la politique, les débuts de la figuration), est en somme inséparable de l’expérience fondatrice dont ces sociétés furent les actrices, celle de l’esclavage-marchandise.

La fabrique d’une fiction Un même régime paradoxal gouverne le droit des sociétés esclavagistes, celui qui consiste à refuser l’existence, au titre de personnes, à des hommes et des femmes, tout en aménageant une position depuis laquelle leur participation à la vie sociale puisse s’exprimer légalement. Si bien que l’on pourrait considérer que le propre de toute société esclavagiste est de vivre en régime de fiction et que la dénégation est le plus puissant ressort de son imaginaire collectif. Nous avons rencontré, au long de ce parcours, au moins trois façons différentes par lesquelles le droit athénien apprivoisait cette fiction. Sujets de droit, les esclaves n’avaient pas le statut de personne juridique. Certes, il était possible pour un citoyen de poursuivre un esclave mais cette accusation n’était qu’une phase préliminaire au sein d’une action qui visait en dernière instance le maître, lequel était pleinement responsable des actes de son esclave. Le droit athénien établissait ainsi une nette distinction entre le sujet contre lequel était lancée l’action, l’esclave, et celui sur qui pesait l’exécution, le maître, mais l’on aurait tort de reconnaître dans ce principe de dédoublement la reconnaissance d’une personnalité juridique de l’esclave au sens moderne. L’esclave n’était que le centre d’imputation d’une action, dont le maître seul était en définitive tenu pour responsable. J’ai d’ailleurs fait l’hypothèse que ce principe de responsabilité illimitée, au cœur des diverses formes d’organisation du travail servile (louage d’esclaves, esclavage casé, etc.), avait entravé le développement du concept de représentation dans le droit athénien. Un tel dispositif légal supposait en tout cas l’existence d’un ensemble de pratiques institutionnelles (identification, encadrement de la vente) qui organisaient l’ordre esclavagiste bien au-delà de la simple relation entre un maître et son esclave.

Conclusion

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Dans l’espace judiciaire, la parole de l’esclave tirait son pouvoir de véridiction d’une étrange procédure, le basanos, soit la déposition par voie de torture. Le corps impersonnel de l’esclave, instance fictivement séparée, le temps de l’épreuve, de toute maîtrise propriétaire, substitut ou simulacre d’une personne inexistante en droit, était le véritable acteur de la procédure. Placé en position de tiers, car délié de son obligation à l’égard de son maître et sous la double contrainte, symétrique, de deux hommes libres, le corps de l’esclave jouait ainsi le rôle d’une instance tierce. La cité capturait un corps et, depuis l’absence de présence et d’identité qui était la sienne, instituait une parole vraie. L’espace du tribunal mettait ainsi en scène un double régime de parole : à la parole commune des citoyens, délibérative, fondée sur un régime d’incertitude et impliquant la responsabilité personnelle de ceux qui y participent, s’opposait une parole extérieure dont les pouvoirs de véridiction, parents de ceux prêtés à certaines divinités oraculaires, étaient pensés comme infiniment supérieurs. Le champ de la scripturalité offre d’ailleurs les ressources imaginaires pour penser tout à la fois les pouvoirs mais aussi les menaces d’une telle parole. La violence exercée par un maître à l’encontre de son esclave ne donnait lieu à aucune sanction légale. L’asylie pouvait néanmoins être accordé à un esclave qui trouvait refuge dans un sanctuaire avant que les autorités civiques ne statuent sur son sort. Les cités veillaient toutefois à ce que l’asylie servile fasse l’objet d’une réglementation spécifique, en tout point différente de celle des hommes libres, dont la sanction était laissée aux autorités des sanctuaires. Cet espace de retrait (provisoire et relatif) de l’ordre propriétaire ne donnait jamais lieu à un affranchissement ; en marge du droit ordinaire, il consistait en l’aménagement d’un espace de négociation entre maître et esclave. La configuration athénienne présente à cet égard une remarquable singularité puisque l’asylie servile avait pour horizon la revente de l’esclave. Le sanctuaire de Thésée, à proximité de l’agora archaïque, se présentait à ce titre comme le lieu par excellence d’expression de l’idéologie esclavagiste dans la cité.

Le substitut et ses dangers Le principe de responsabilité illimitée du maître pour les actes de son esclave dessine ce que j’appellerai une économie politique du

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substitut au cœur du fonctionnement de la cité classique. Or, cette économie a sa part d’ombre et de vertige, si ce n’est d’effroi, que Melville, en un lointain écho aux œuvres de Platon et du PseudoXénophon, a d’ailleurs mise en scène. Thomas Sutpen avait déjà guidé les premiers pas de ce parcours lorsqu’il m’a fallu définir l’esclavage comme institution. Voici un autre personnage faulknérien, Johanna Burden, qui prend la parole au moment de le clore. Celle-ci, aux lendemains de la guerre de Sécession, s’adresse en ces termes au lecteur : De tout temps j’avais vu, j’avais connu des Noirs. Pour moi, ils étaient quelque chose comme la pluie, les meubles, la nourriture, le sommeil. Après cela [la guerre], il me semble voir [les Noirs] pour la première fois, non comme des gens, mais comme une chose, une ombre dans laquelle je vivais, dans laquelle nous vivions, nous, les Blancs, et tout le monde. Je pensais à tous les enfants qui venaient au monde, enfants blancs, menacés par cette ombre noire avant même qu’ils aient commencé à respirer2.

Johanna Burden énonce ici, depuis la position du maître, la situation démente et ordinaire propre à l’institution esclavagiste, naturalisée au point de paraître sans origine et sans histoire, se renouvelant dans un éternel présent. On y entend aussi la reconnaissance d’un aveuglement, celui d’une subjectivité qui perçoit fugitivement que le lieu prétendument innocent de sa parole n’a jamais existé que sur le fond d’un monde fait d’hommes et de femmes réduits au silence. J’ai imaginé que le propos de Johanna Burden aurait pu être celui de certains Athéniens de l’époque classique, et considérant que les historiens partageaient bien souvent, eux aussi, cet aveuglement, j’ai voulu restituer la part d’ombre sous laquelle Johanna Burden dit avoir toujours vécu. Les esclaves plongent le monde des hommes libres dans l’ombre, ils le voilent dans ses significations essentielles et lui offrent son véritable éclairage. Vivre dans une ombre, donc, ou plus exactement encore, dans l’ombre d’une ombre. Johanna Burden pense l’inquiétante étrangeté de la situation esclavagiste en des termes qui ne sont décidément pas étrangers à ceux de l’Athènes classique. Car il s’en faut de peu que l’économie politique du substitut ne s’abîme dans un vertige, celui qui verrait s’indifférencier et se confondre, sur une scène désormais envahie par les ombres, le maître

Conclusion

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et l’esclave. L’identification légale de l’esclave à la volonté de son maître ouvre en effet potentiellement une aire d’indistinction qui subvertit les formes traditionnelles du pouvoir. Lorsqu’il élabore le concept d’esclave pour le distinguer de l’ensemble des biens qui constitue l’économie domestique, Aristote décrit tout d’abord l’esclave comme un instrument animé (organon empsuchon) destiné à l’action (praxis) et non à la production (poiêsis), dans la mesure où son usage, d’une finalité fondamentalement indéterminée, ne se cantonne pas à la fabrication d’autre chose3. Puis, réintroduisant la notion de propriété (ktêma), il entend définir le lien spécifique qui est celui d’un maître à son esclave. Il ajoute alors dans une formule obscure, que « le maître est seulement maître de l’esclave, mais n’est pas une partie de lui, alors que l’esclave n’est pas seulement esclave du maître, mais est intégralement une partie de lui4 ». L’esclave fait partie de la vie de son maître, il en est à la fois un instrument (organon) et une de ses parties, ou un de ses organes ; sous cette dernière dimension il en est proprement inséparable, et ce simple fait ouvre fatalement un espace d’indistinction, dans lequel maître et esclave en viennent à se confondre. La langue des orateurs athéniens semble elle-même traversée à l’occasion par ce vertige. Reprenons un passage d’un discours de ­Démosthène, celui au cours duquel le plaideur tente d’établir un lien entre un maître, Aréthousios, et deux de ses esclaves, Kerdon et Manès. Il y a encore pour vous, juges, un autre moyen de savoir que ces hommes appartiennent à Aréthousios : lorsqu’ils achetaient les fruits d’un verger, louaient (ou se louaient) pour la moisson ou se chargeaient de quelque autre travail agricole, c’est Aréthousios qui était l’acheteur ou le loueur en leur nom (Arethousios ên ho ônoumenos kai misthoumenos huper autôn)5.

La clarté de la situation, sur le plan légal, contraste avec l’ambiguïté de l’expression choisie par le plaideur. Les esclaves d’Aréthousios accomplissaient un certain nombre d’actes dont leur maître était in fine tenu pour responsable, soit. Mais la formulation finale semble raconter une autre histoire, qui fait d’Aréthousios, le maître, l’acheteur et le loueur pour le compte des esclaves (huper autôn). Or, dans l’épigraphie civique comme chez les auteurs de l’époque classique, une telle expression désigne ordinairement l’action au nom d’autrui, qu’il

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s’agisse de contributeurs offrant quelque chose en leur nom propre et au nom de leur famille, ou de magistrats agissant en vue de la protection d’individus particuliers ou au nom de la cité. La conjonction décrit ainsi une action accomplie au nom d’une instance qui ne peut exister sur la scène du droit. Or, telle n’est pas la situation juridique décrite par le plaideur, puisque Aréthousios n’agit pas au profit des esclaves ; ce sont au contraire ces derniers qui ont agi en son nom propre. L’action des esclaves au nom du maître s’énonce étrangement sous la forme d’une action du maître au nom de ses esclaves, au point qu’on en vient à se demander dans quel sens s’organise cette représentation-identification. L’indétermination de la langue est ici complète, comme si la représentation-identification entre maître et esclave ne se disait plus sous la forme d’une subordination mais qu’elle prenait la forme d’une pure réciprocité.

L’esclavage et l’expérience de l’autonomie politique Une telle menace met en lumière la singularité de la domination esclavagiste pour qui tente d’en saisir ce qui l’unit à l’expérience grecque du politique. Dans une formule lapidaire, Moses Finley avait avancé que la notion d’idéologie n’avait guère de pertinence pour décrire le fonctionnement de la cité classique : « Dans la Grèce antique, avec l’exploitation au grand jour des esclaves et des sujets étrangers, il y avait peu de places pour l’idéologie au sens marxiste6. » Propos étrange, qui n’a pas manqué de susciter la plus grande perplexité, à moins qu’il ne signifie la chose suivante : la domination esclavagiste en Grèce ancienne n’a pas besoin de se fonder sur un ordre de légitimité extérieur (la race, l’autorité d’un dieu), elle ne réclame l’approbation de personne et ne se légitime que par l’exhibition de sa propre violence. La domination esclavagiste est irréductible, en effet, à toutes les représentations qui identifient la forme de la société et ses hiérarchies à un ordre extérieur, fondé en nature ou en transcendance, qu’il légitime par exemple le pouvoir des aînés sur les plus jeunes, ou des hommes sur les femmes. C’est précisément ce que le Pseudo-Xénophon condamne dans l’institution esclavagiste elle-même et ce que le monument aristotélicien de l’esclavage « par nature » tente de taire. L’esclavage crée une langue du pouvoir entièrement neuve qui a paradoxalement partie liée avec l’expérience de

Conclusion

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l’autonomie. Contrairement à toutes les formes d’autorité qui fondent en nature un ordre hiérarchique des classes et des genres, la domination esclavagiste exhibe sa violence fondatrice et, en lui donnant une forme nue, elle consacre l’indétermination et l’illégitimité fondamentales de tout pouvoir. L’hypothèse est assurément dérangeante, mais il existe bien un lien étroit entre le fait esclavagiste et l’expérience de l’autonomie politique à laquelle nous attachons le nom de démocratie. La cité grecque d’époque classique aurait été la première société de l’histoire à s’être interrogée explicitement sur sa propre institution et à se reconnaître comme la source de ses propres normes, qui font l’objet d’un choix conscient et sont débattues par la communauté politique, soit, mais si la démocratie se caractérise par une insurmontable indétermination, c’est-à-dire par la perte de tout fondement assurant la légitimité de l’ordre social, et consiste bien en l’exercice d’un pouvoir en l’absence de tout fondement, en ce sens au moins son « invention » a partie liée avec l’esclavage.

Notes

Introduction 1.  Voir C. Jacob, « “La table et le cercle”. Sociabilités savantes sous l’Empire romain », Annales HSS, vol. 60, 3, 2005, p. 507‑530 ; C. Jacob, The Web of Athenaeus, Washington, Center for Hellenic Studies, 2013. 2.  Athénée, Deipnosophistes, VI, 228c. 3.  Athénée, Deipnosophistes, VI, 264f. 4.  Id., ibid., VI, 272b ; 272d. 5.  M. I. Finley, Esclavage antique et idéologie moderne, Paris, Minuit, 1981, p. 11. On ne peut néanmoins considérer comme le faisait Finley que les sociétés esclavagistes furent au nombre de cinq dans l’histoire (voir P. Ismard, La Démocratie contre les experts. Les esclaves publics en Grèce ancienne, Paris, Seuil, 2015). Pour une discussion récente sur la pertinence (discutée) du recours à la notion de société esclavagiste, voir N. Lenski, « Framing the Question : What is a Slave Society ? », et « Ancient Slaveries and Modern Ideology », dans N. Lenski et C. M. Cameron (éds.), What is a Slave Society ? The Practice of Slavery in Global Perspective, Cambridge, Cambridge UP, 2018, p. 15‑57 et p. 106‑147 ; P. Ismard, « Écrire l’histoire de l’esclavage. Entre approche globale et perspective comparatiste », Annales HSS, 1, 2017, p. 9‑43. 6.  M. I. Finley, « Les statuts serviles en Grèce ancienne », dans M. I. Finley, Éco­ nomie et société en Grèce ancienne, Paris, La Découverte, 1984, (1re éd. 1960), p. 195‑219. 7.  P. Vidal-Naquet, « Esclavage et gynécocratie dans la tradition, le mythe, l’utopie », dans P. Vidal-Naquet, Le Chasseur noir. Formes de pensée et formes de société en Grèce ancienne, Paris, F. Maspero, 1981, p. 267. Sur la réinterprétation, et le gauchissement de la lecture finleyenne par Vidal-Naquet, je me permets de renvoyer à P. Ismard, « Classes, ordres, statuts : la réception française de la sociologie finleyenne et le cas Pierre VidalNaquet », Anabases, n° 19, 2014, p. 39‑53. 8.  Pour citer les plus récents : D. Kamen, Status in Classical Athens, Princeton, Prince­ ton UP, 2013 ; J. Zurbach, « Entre libres et esclaves dans l’Athènes classique », dans C. Apicella, M.-L. Haack, F. Lerouxel (éds.), Les Affaires de Monsieur Andreau. Économie et société du monde romain, Bordeaux, Ausonius, 2014, p. 273‑285 ; P. Ismard, La Démocratie contre les experts. Les esclaves publics en Grèce ancienne, op. cit., p. 95‑130 ; J.-M. Roubineau, Les Cités grecques. Essai d’histoire sociale, Paris, PUF, 2015. 9.  Parmi l’ensemble des travaux récents, voir en particulier : V. Azoulay et P. Ismard, « Honneurs et déshonneurs. Autour des statuts juridiques dans l’Athènes classique », dans C. Moatti et C. Müller (éds.), Statuts personnels et espaces sociaux. Questions grecques et romaines, Travaux de la Maison Archéologie & Etnographie, René-Ginouvès, n° 25, Nanterre, 2018, p. 211‑241 ; C. Müller, « La (dé)construction de la politeia. Citoyenneté et octroi de privilèges aux étrangers dans les démocraties hellénistiques », Annales HSS, vol. 69, 3, 2014, p. 753‑775 ; V. Sébillotte, « Ces citoyennes qui reconfigurent

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Notes des pages 12 à 13

le politique. Trente ans de travaux sur les femmes et la citoyenneté dans l’Antiquité classique », Clio. Femmes, Genre, Histoire, n° 43, 2016, p. 185‑215 ; K. Vlassopoulos, « Free Spaces : Identity, Experience and Democracy in Classical Athens », Classical Quaterly (CQ), 57, n° 1, 2007, p. 33‑52. 10.  Ainsi sur les esclaves publics : A. Weiss, Sklave der Stadt. Untersuchungen zur öffentlichen Sklaverei in den Städten des Römischen Reiches, Stuttgart, F. Steiner, 2004 ; V. Hunter, « Pittalacus and Eucles : Slaves in the Public Service of Athens », Mouseion 6, 2006, p. 1‑13 ; P. Ismard, La Démocratie contre les experts. Les esclaves publics en Grèce ancienne, op. cit. ; ou, sur les esclaves banquiers : E. Cohen, The Athenian Nation, Princeton, Princeton UP, 2000 ; S. Ferrucci, « Schiavi Banchieri : identità e status nell Atene democratica », dans A. Di Nardo et G. Lucchetta (éds.), Nuove et Antiche Schiavitu. Atti del convegno internazionale Chieti università G. D’Annunzio, Pescara, Abruzzo Edizioni, 2012, p. 98‑109 ; sur les esclaves du Laurion : T. Rihll, « Skilled Slaves and the Economy : The Silver Mines of the Laurion », dans H. Heinen (éd.), Antike Sklaverei : Rückblick und Ausblick. Neue Beiträge zur Forschungsgeschichte und zur Erschließung der archäologischen Zeugnisse, Stuttgart, F. Steiner, 2010, p. 203‑220. 11.  R. Zelnick-Abramowitz, Not Wholly Free. The Concept of Manumission and the Status of Manumitted Slaves in the Ancient Greek World, Leyde et Boston, Brill, 2005 ; E. G. Kazakevich, « Were the chôris oikountes Slaves ? », GRBS, 48, 2008, p. 343‑380 ; M. Canevaro et D. Lewis, « Khoris oikountes and the Obligations of Freedmen in Late Classical and Early Hellenistic Athens », Incidenza dell’Antico, 12, 2014, p. 91‑121 ; et l’ensemble des articles de D.  Kamen  : « Manumission and Slave-Allowances in Classical Athens », Historia, 65, 4, 2016, p. 413‑426 ; « Sale for the Purpose of Freedom : Slave-prostitutes and Manumission in Ancient Greece », CJ, 109, 3, 2014, p. 281‑307 ; « Slave-prostitutes and ἐργασία in the Delphic Manumission Inscriptions », ZPE, 188, 2014, p. 149‑153 ; « Manumission, Socoal Rebirth, and Healing Gods in Ancient Greece », dans D. Geary et S. Hodkinson (éds.), Slaves and Religions in Graeco-Roman Antiquity and Modern Brazil, Newcastle, Cambridge Scholars Publishing, 2012, p. 174‑194. 12.  Voir J. Zurbach, Les Hommes, la Terre et la Dette en Grèce, 1400‑700 av. J.-C., Bordeaux, Ausonius, 2017. 13.  W. Schmitz, « Sklavenfamilien im archaischen und klassischen Griechenland », dans H. Heinen (éd.), Kindersklaven – Sklavenkinder. Schicksale zwischen Zuneigung und Ausbeutung in der Antike und im interkulturellen Vergleich (Forschungen zur antiken Sklaverei Bd. 39), Stuttgart, F. Steiner, 2012, p. 63‑102 ; W. Schmitz, « Überlegungen zur Verbreitung der Sklaverei in der griechischen Landwirtschaft », dans P. Mauritsch et C. Ulf (éds.), Kultur(en) – Formen des Alltäglichen in der Antike. Festschrift für Ingomar Weiler zum 75. Geburtstag, Teil 2, Graz, Leykam Buchverlag, 2013, p. 535‑552. 14.  A. Gottesman, Politics and the Streets in Democratic Athens, Cambridge, Cambridge UP, 2014 ; C. Taylor, « Social Networks and Social Mobility in Fourth-Century Athens », dans C. Taylor et K.  Vlassopoulos (éds.), Communities and Networks in the Ancient Greek World, Oxford, Oxford UP, 2015, p. 35‑53 ; E. Cohen, The Athenian Nation, op. cit., 2000. 15.  K. Vlassopoulos, « Does Slavery Have a History ? The Consequences of a Global Approach », Journal of Global Slavery, 1, 2016, p. 5‑27, p. 11 ; id., « Slavery, Freedom and Citizenship in Classical Athens : Beyond a Legalistic Approach » European Historical Review, 16, 3, 2009 ; id., « Que savons-nous vraiment de la société athénienne ? », Annales HSS, vol. 71, 3, 2016, p. 659‑681 ; id., « Greek Slavery : From Domination to Property and Back Again », JHS, 131, 2011, p. 115‑130. Voir aussi, dans une optique sensiblement différente toutefois, S. Forsdyke, Slaves tell Tales. And other Episodes in the Politics of Popular Culture in Ancient Greece, Princeton, Princeton UP, 2012, en particulier p. 37‑89. 16.  P. Ismard, « Écrire l’histoire de l’esclavage. Entre approche globale et perspective comparatiste », art. cité.

Notes des pages 13 à 15

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17.  Voir, par exemple, les réflexions récentes au sujet du terme de kholopstvo de A. Stanziani, « Slavery and Bondage in Central Asia and Russia », dans C. Witzenrath (éd.), Eurasian Slavery, Ransom and Abolition in World History, 1200‑1860, Farnham, Ashgate, 2015, p. 81‑104, p. 84. 18.  Joseph Miller préfère ainsi plutôt s’intéresser aux stratégies esclavagistes (slaving strategies), étant admis que l’institutionnalisation légale de la domination esclavagiste serait dans l’histoire l’exception plutôt que la norme : J. Miller, « A Theme in Variations : A Historical Schema of Slaving in the Atlantic and Indian Ocean Regions », dans G. Campbell (éd.), The Structure of Slavery in Indian Ocean Africa and Asia, Londres, Frank Cass, 2004, p. 169‑194, ici p. 166 : « Legal institutionalization was rare and problematic, neither definitional nor determinative ». 19.  E. Toledano, As if Silent and Absent. Bonds of Enslavement in the Islamic Middle East, New Haven, Yale UP, 2007, p. 33, affirme ainsi : « Nous devons découvrir comment les individus asservis firent l’expérience de leur absence de pouvoir, comment ils agirent pour résoudre la difficulté dans laquelle ils étaient brutalement jetés, et comment ils trouvèrent des moyens pour répondre à l’oppression et aux abus » (p. 20). 20.  J. Annequin, « Dépendance et esclavage », DHA suppl. n° 1, 2005, p. 113‑123 ; id., « Esclavage et dépendance. Remarques sur – et pour – un débat », dans M. Cottias, A. Stella et B. Vincent (éds.), Esclavage et dépendances serviles. Histoire comparée, Paris, L’Harmattan, 2006, p. 237‑247. 21.  Je reprends ici évidemment la célèbre expression d’O. Patterson, Slavery and Social Death : A Comparative Study, Cambridge (Mass.), Harvard UP, 1982. 22.  C. Meillassoux, Anthropologie de l’esclavage. Le ventre de fer et d’argent, Paris, PUF, 1986, a fait de la désexualisation des esclaves une donnée essentielle. Il montrait, par exemple, que si les femmes étaient plus recherchées que les hommes dans la traite africaine, c’est en raison de leur polyvalence dans le travail, capables d’accomplir des tâches domestiques et agricoles ; la répartition sexuée du travail dans le cadre esclavagiste était bien différente de celle prévalant pour les individus libres. Bien sûr, le statut ­servile fait l’objet d’une re-sexualisation, puisque les fonctions des hommes et des femmes esclaves ne sont pas en tout lieu et en tout temps identiques, mais cette logique de genre, à l’intérieur de la relation esclavagiste, se déploie selon une logique différente de celle qui prévaut pour les hommes et les femmes libres. Il y a là assurément un chantier important pour l’histoire de la Grèce ancienne que seule la publication définitive des actes d’affranchissement delphiques permettra d’entamer sérieusement. 23.  C’est dans cette perspective d’ailleurs que la notion de société esclavagiste peut trouver toute sa pertinence : voir P. Ismard, « Écrire l’histoire de l’esclavage. Entre approche globale et perspective comparatiste », art. cité. 24.  W. Faulkner, Absalon ! Absalon !, Paris, Gallimard, 2000, p. 258 (trad. R.-N. Raimbault et F. Pitavy). W. Faulkner, Absalom ! Absalom !, Londres, Chatto & Windus, 1960, p. 221‑222 : « So he didn’t even know there was a country all divided and fixed and neat with a people living on it all divided and fixed and neat because of what color their skins happened to be and what they happened to own, and where a certain few men not only had the power of life and death and barter and sale over others, but they had living human men to perform the endless repetitive personal offices, such as pouring the very whiskey from the jug and putting the glass into a man’s hand or pulling off his boots for him to go to bed, that all men have had to do for themselves since time began and would have to do until they died and which no man ever has or ever will like to do, but which no man that he knew had ever thought of evading the effort of chewing and swallowing and breathing. » Sur l’enjeu faulknerien du fondement absolu de la « communauté du Sud » et de sa légitimité, spécifiquement dans le récit de l’impossible fondation de la lignée et du domaine qu’est Absalon ! Absalon ! voir É. Glissant, Faulkner, Mississippi, Paris, Folio/Gallimard, 1996, p. 35‑38, p. 265‑269. 25.  Aristote, Politique, I, 5, 1254b, 17‑20.

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Notes des pages 16 à 17

26.  P. Fauconnet et M. Mauss, « Sociologie » (1901), dans M. Mauss, Œuvres 3. Cohésion sociale et divisions de la sociologie, Paris, Minuit, 1969, p. 150. Sur la notion d’institution dans la tradition durkheimienne, voir les remarques de J. Revel, « L’institution et le social », dans J. Revel, Un parcours critique. Douze exercices d’histoire sociale, Paris, Galaade, 2006, p. 85‑110, qui parle d’une « généralisation tendancielle quasi illimitée du phénomène d’institutionnalisation, puisque la société se constitue comme productrice d’institutions et d’obligations ». 27.  Pour un usage récent d’une telle perspective au sein de l’histoire ancienne, voir les travaux, d’orientation sensiblement différente, d’A. Bresson, L’Économie de la Grèce des cités (fin vie-ier siècle a.C.), 2 vol. t. 1 : Les Structures et la production, t. 2 : Les Espaces de l’échange, Paris, Armand Colin, 2007 et 2008 ; ou de J. Ober, Democracy and Knowledge : Innovation and Learning in Classical Athens, Princeton, Princeton UP, 2008 ; id., The Rise and Fall of Classical Greece, Princeton, Princeton UP, 2016. 28.  L. Boltanski, De la critique. Précis de sociologie de l’émancipation, Paris, Gallimard, 2009, p. 117. Pour préciser ce qu’il entend sous le terme d’institution, Boltanski évoque d’ailleurs l’esclavage : « Les maîtres d’esclaves pouvaient bien, dans certains contextes, les apprécier, s’attacher à eux, les écouter dire de la poésie, etc. Mais un revers de fortune et les voilà vendus. Ami un jour, marchandise le lendemain. C’est d’ailleurs un peu ainsi que nous agissons aujourd’hui avec nos animaux domestiques. L’esclave est donc un être sans sécurité sémantique, même s’il peut faire l’objet d’une protection personnelle et contextuelle » (p. 122). 29.  Id., ibid., p. 121. 30.  Voir les remarques de P. François, « Puissance et genèse des institutions. Un cadre analytique », dans P. François (éd.), Vie et mort des institutions marchandes, Paris, Presses de Sciences Po, 2011, p. 39‑77. 31.  Voir en particulier les remarques de Yan Thomas en introduction au dossier « Histoire et droit », Annales HSS vol. 57, 6, 2002, p. 1425‑1428, en particulier p. 1427 : « Mais ce qu’on appelle droit renvoie à un ordre global de la mise en forme de ce qui est soumis à jugement en dernier lieu. Il s’agit moins d’un monopole de la contrainte étatique que d’une mise en cohérence des qualifications, dans la perspective d’une évaluation souveraine […]. La matière du droit, ce sont alors les procédures et les catégories de la qualification, dans la perspective la plus englobante, c’est-à-dire, du moins en est-il encore ainsi aujourd’hui, dans la perspective politique » ; voir aussi Y. Thomas, « Droit », dans A. Burguière (éd.), Dictionnaire des sciences historiques, Paris, PUF, 1986, p. 205‑212, s’en prenant aux historiens qui prétendent « ignorer la fonction juridique, la réduisant aux “faits” qu’elle régit », confondant de la sorte « le signifiant avec le signifié, l’impératif avec l’indicatif » (p. 206). 32.  Une telle tentation a traversé à plusieurs reprises l’œuvre de Yan Thomas, à rebours pourtant du programme qu’il avait esquissé dans les années 1980. L’Isolierung du droit n’implique pas nécessairement que celui-ci n’ait rien à dire de la société. 33.  P. Legendre, « Anthropologie dogmatique. Définition d’un concept », dans P. Legendre, Sur la question dogmatique en Occident, Paris, Fayard, 1999, p. 75‑108 : « Le terme Texte désigne ici le système différenciateur des discours auquel est imputable, sur fond d’Interdit, l’ensemble des effets normatifs soutenant les procédures d’identification – identifier et s’identifier, opération par laquelle le sujet humain se constitue comme présent à soi et au monde – constitutives de la culture considérée » (p. 89). P. Legendre, Jouir du pouvoir. Traité de la bureaucratie patriote, Paris, Minuit, 1976, peut ainsi écrire : « J’écris aussi bureaucratie sous la rubrique institutions, vieux mot des Romains désignant le colossal de la Loi. Par là il faut entendre, pour un groupe humain spécifié, son corps de règles, c’est-à-dire l’échafaudage de ses dogmes, énonçant la primauté des chefs, la circulation familiale et le système des échanges, la scolastique des conflits et la représentation stylisée du pouvoir adorable » (p. 29).

Notes des pages 17 à 18

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34.  B. Latour, La Fabrique du droit. Une ethnographie du Conseil d’État, Paris, La Découverte, 2002, p. 278, commentant Y. Thomas, « La langue du droit romain, problèmes et méthodes », Archives de philosophie du droit, 19, 1974, p. 104‑125. 35.  Ainsi, parmi les grands travaux classiques, dans des aires très différentes : W. Buckland, The Roman Law of Slavery. The Condition of the Slave in Private Law from Augustus to Justinian, Cambridge, The University Press, 1908 ; R. Lingat, L’Esclavage privé dans le vieux droit siamois, Paris, Domat-Montchrestien, 1931 ; C. M. Wilbur, Slavery in China During the Former Han Dynastie, 200 BC-AD 25, Chicago, Field Museum of Natural History, 1943. 36.  Voir ainsi, au sujet de l’Asie : A. Schottenhammer, « Slaves and Forms of Slavery in Late Imperial China (Seventeenth to Early Twentieth Centuries) », Slavery & Abolition, 24, 2003, p. 143‑154 ; de nombreuses contributions de G. Condominas (éd.), Formes extrêmes de dépendance. Contributions à l’étude de l’esclavage en Asie du Sud-Est, Paris, EHESS, 1998 ; C. Chevaleyre, Recherches sur l’institution servile dans la Chine des Ming et des Qing (thèse EHESS, 2015) ; dans le contexte américain (au sens large) : voir en particulier le travail de J.-F. Niort sur le Code noir, « L’esclave dans le Code noir de 1685 », dans O. Pétré-Grenouilleau (éd.), Esclaves. Une humanité en sursis, Rennes, PUR, 2012, p. 221‑239 ; « Homo servilis. Un être humain sans personnalité juridique : réflexion sur le statut de l’esclave dans le Code noir », dans T.  Le  Marc’hadour et M.  Carius (éds.), Esclavage et droit. Du Code noir à nos jours, Arras, Artois presse université, 2010 ; de T. D. Morris, Southern Slavery and the Law, 1619‑1860, Chapel Hill, University of North Carolina Press, 1996 ; de M. Lucena SalMoral sur les Codes noirs hispaniques, Los Códigos negros de la América española, Paris, Unesco éd., 2000 ; ou de E. Rugemer sur les Barbades, « The Development of Mastery and Race in the Comprehensive Slave Codes of the Greater Caribbean During the Seventeenth Century », The William and Mary Quarterly, 70, n° 3, juillet 2013, p. 429‑458 ; au sujet des droits musulmans de l’esclavage, voir en particulier J. E. Brockopp, Early Maliki Law. Ibn’Abd al-Hakam and his Major Compendium of Jurisprudence, Leyde et Boston, Brill, 2000, et les travaux de B. Johansen, en particulier Contingency in a Sacred Law. Legal and Ethical Norms in the Muslim Fiqh, Leyde et Boston, Brill, 1999. L’approche légale est aussi au centre des travaux récents portant sur l’esclavage médiéval : voir en particulier A. Rio, Slavery after Rome, 500‑1100, Oxford, Oxford UP, 2017 ; D. Wyatt, Slaves and Warriors in Medieval Britain and Ireland, 800‑1200, Leyde et Boston, Brill, 2009. Mentionnons en outre l’ouvrage collectif de J. Allain (éd.), The Legal Understanding of Slavery. From the Historical to the Contemporary, Oxford, Oxford UP, 2012, ainsi que les numéros spéciaux consacrés à la question par la revue Droits (Droits, 50, 51, 52, 53, 2010‑2011 : L’Esclavage. La Question de l’homme. Histoire, religion, philosophie, droit) ; par la revue Genèses (Genèses. Sciences sociales et histoire, 2007, 1 : Esclavage et droit) ; par la revue Droit et cultures (Droit et cultures 70, 2015‑2 : Esclavage et capitalisme mondialisé. Quelle réalité entre évolution des formes et persistance des principes ?). 37.  Voir en particulier dans la bibliographie récente : E. Azevedo, O direito dos escravos : lutas juridicas e abolicionismos na provincia de São Paulo, Campinas, Editora da Unicamp, 2010 ; M. Echeverri, « “Enraged to the Limit of Despair” : Infanticide and Slave Judicial Strategies in Barbacoas, 1788‑98 », Slavery & Abolition, 30, 3, 2009, p. 403‑426 ; M. Ghachem, « Prosecuting Torture : The Strategic Ethics of Slavery in Pre-Revolutionary Saint-Domingue (Haiti) », Law and History Review, 29, 4, 2011, p. 985‑1029 ; K. Grinberg, « Freedom Suits and Civil Law in Brazil and the United States », Slavery & Abolition, 22, 3, 2001, p. 66‑82 ; A. Gross, Double Character. Slavery and Mastery in the Antebellum Southern Courtroom, Princeton, Princeton UP, 2000 ; S. H. Lara (éd.), Direitos e Justiças no Brasil. Ensaios de Historia social, Campinas, Editora da Unicamp, 2006 ; C. Oudin-Bastide, « La dialectique entre justice domestique des maîtres et justice publique du roi (Guadeloupe, Martinique, xviie-xixe siècle) », Droits, 51, 2010, p. 75‑90 ; B. Premo, « An Equity Against the Law : Slave Rights and

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Notes de la page 18 à 22

Creole Jurisprudence in Spanish America », Slavery & Abolition, 32, 4, 2011, p. 495‑517 ; R. J. Scott, Degrees of Freedom : Louisiana and Cuba After Slavery. Cambridge (Mass.), Harvard UP, 2005 ; R. J. Scott et J. Hébrard, Freedom Papers : An Atlantic Odyssey in the Age of Emancipation, Cambridge (Mass.), Harvard UP, 2012. 38.  Dans la continuité des Forschungen zur antiken Sklaverei du cercle de Mayence, l’ensemble des sources juridiques romaines portant sur l’esclavage a ainsi donné lieu à un gigantesque travail de rassemblement, de publications et de commentaires : T. J. Chiusi, J. Filip-Fröschl et J. M. Rainer (éds.), Corpus der römischen Rechtsquellen zur antiken Sklaverei, Stuttgart (10 vol.), F. Steiner, 1999-. Le travail, lui aussi colossal, engagé par Reinhold Scholl sur les sources papyrologiques de l’Égypte ptolémaïque, a parallèlement renouvelé notre connaissance du droit lagide de l’esclavage : R. Scholl, Sklaverei in den Zenonpapyri : eine Untersuchung zu den Sklaventermini, zum Sklavenerwerb und zur Sklavenflucht, Trèves, THF, 1983 ; id., Corpus der ptolemaïschen Sklaventexte, Stuttgart, F. Steiner, 1990 (3 vol.) ; id., « Zum ptolemäischen Sklavenrecht », dans M. Geller et H. Maehler (éds.), Legal Documents of the Hellenistic World, Londres, Warburg Institute, 1995, p. 149‑172. 39.  L. Beauchet, Histoire du droit privé de la république athénienne, Paris, ChevalierMarescq et Cie, 4 vol., 1897 ; G. R. Morrow, Plato’s Law of Slavery and its Relation to Greek Law, Urbana, University of Illinois Press, 1939 ; W. Westermann, The Slave Systems of Greek and Roman Antiquity, Philadelphie, American Philosophical Society, 1955, à quoi il faut ajouter l’article important de L. Gernet, « Aspects du droit athénien de l’esclavage » (1950) [Droit et société dans la Grèce ancienne, Paris, Sirey, 1955, p. 151‑172]. Parallèlement, les ouvrages récents consacrés à l’esclavage grec accordent une attention secondaire à la dimension proprement juridique du phénomène, voir R. Descat et J. Andreau, Esclaves en Grèce et à Rome, Paris, Hachette, 2006 ; N. Fisher, Slavery in Classical Greece, Bristol, Bristol Classical Press, 1993 ; Y. Garlan, Les Esclaves en Grèce ancienne, Paris, La Découverte, 1995 ; H.  Klees, Sklavenleben im klassischen Griechenland, Stuttgart, F. Steiner, 1998 ; L. Schumacher, Sklaverei in der Antike. Alltag und Schicksal der Unfreien, Munich, C. H. Beck, 2001. 40.  Voir à cet égard le tableau historiographique proposé, non sans remarques critiques, par A. Maffi, « Quarant’anni di studi sul processo greco (I) », Dike, 10, 2007, p. 185‑267. 41.  M. I. Finley, Mythe, mémoire, histoire. Les usages du passé, Paris, Flammarion, 1981, p. 47. 42.  Voir, dans une perspective sensiblement différente mais animées par une conviction semblable, les réflexions audacieuses proposées par Page DuBois : P. DuBois, Slaves and Other Objects, Chicago, Chicago University Press, 2008.

CHAPITRE 1

Propriété 1.  Journals of the Continental Congress, 6, 1079‑1080 – débat du 30 juillet 1776. 2.  Ainsi dans les synthèses classiques sur l’esclavage antique : G. R. Morrow, Plato’s Law of Slavery in its Relation to Greek Law, op. cit., p. 25 ; R. Taubenschlag, The Law of Greco-Roman Egypt in the Light of the Papyri, 332 B.C.-640 A.D., New York, Herald Square Press, 1944, p. 91 ; W. L. Westermann, The Slave Systems of Greek and Roman Antiquity, op. cit., p. 1 ; Y. Garlan, Les Esclaves en Grèce ancienne, op. cit., p. 46‑47. Au sujet de l’esclavage américain, à titre d’échantillon : T. D. Morris, Southern Slavery and the Law, 1619‑1860, Chapel Hill, University of North Carolina Press, 1996 ; A. Gross, Double Characters. Slavery and Mastery in the Antebellum Southern Courtroom, op. cit.

Notes des pages 22 à 26

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3.  Y. Thomas, « L’institution juridique de la nature. Remarques sur la casuistique du droit naturel à Rome », dans Y. Thomas, Les Opérations du droit, Paris, Seuil/ Gallimard, 2011 (1re éd. 1988), p. 21‑40, ici p. 25. 4.  J.-C. Dumont, Servus. Rome et l’esclavage sous la République, Rome, École française de Rome, 1987, p. 97. Par ailleurs, Gaius définit l’ensemble des hommes comme libres ou esclaves (I, 9). 5.  Aristote, Politique, I, 4, 1253b. 6.  Platon, Lois, 776b-776d. 7.  Athénée, Deipnosophistes, VI, 267b (Sur la concorde de Chrysippe = frgt. 353 SVF III, 86 : 67Q Long-Sedley) : « Un doulos est différent d’un oiketês, dit Chrysippe dans son deuxième traité Sur la concorde, car les affranchis sont encore des douloi, alors que les oiketai sont des individus qui n’ont pas encore été libérés de la possession. En effet, un oiketês, dit-il, est un doulos qui appartient à quelqu’un. » Par ailleurs, le participe substantivé ho kektêmenos sert régulièrement à désigner le maître de l’esclave (Platon, Lois, 879a ; Euripide, Iphigénie à Aulis, 715) et une partie de la tradition lexicographique considère qu’au féminin il faut substituer au terme de kuria, impropre, celui de kektêmenês (Anecdota Graeca I, 102 [I. Bekker]). Il n’en va pas de même, selon la notice, au masculin, puisque kektêmenos et despotês seraient employés indifféremment. 8.  Démosthène, 22, Contre Androtion, 54‑55. 9.  M. I. Finley, « Slavery », International Encyclopaedia of the Social Sciences, Londres-New York, Macmillan, 1968, p. 307. 10.  O. Patterson, Slavery and Social Death. A Comparative Study, Cambridge (Mass.), Harvard UP, 1982 ; A. Testart, L’Esclave, la Dette et le Pouvoir, Paris, Errance, 2001. 11.  C. Witzenrath, « Slavery in Medieval and Early Modern Eurasia : An Overview of the Russian and Ottoman Empires and Central Asia », dans C. Witzenrath (éd.), Eurasian Slavery, Ransom and Abolition in World History, 1200‑1860, Farnham, Ashgate, 2015, p. 1‑77, ici p. 18‑26. 12.  A. Testart, N. Govoroff et V. Lécrivain, « Les prestations matrimoniales », L’Homme, 161, 2002, p. 165‑196 ; voir aussi l’article classique de V. Valeri, « Buying Women but not Selling them : Gift and Commodity Exchange in Huaulu Alliance », Man, 29, 1994, p. 1‑26 : chez les Huaulu, dans l’est de l’Indonésie, les épouses sont dites achetées dans une transaction présentée comme marchande, mais elles ne sont pas dites vendues par leur père ou leur frère. Valeri montre qu’au terme de la transaction, ce qui est au départ une transaction marchande par laquelle un droit sur une personne fait l’objet d’un prix est requalifié sous la forme du don. 13.  FD III, 26, l. 5‑9. 14.  K. Bales, Disposable People. New Slavery in the Global Economy, Berkeley, University of California Press, 2004 (1999), p. 370 : « Slavery is the control of one person by another. This control transfers agency, freedom of movement, access to the body, and labor and its product and benefits to the slaveholder. The control is supported and exercised through violence and its threat. The aim of this control is primarily economic exploitation, but may include sexual use or psychological benefit. » (« L’esclavage consiste dans le contrôle qu’exerce une personne sur une autre. Par ce contrôle, la capacité d’action de cette dernière, sa liberté de mouvement, la maîtrise du corps, de son travail, de ses productions, ainsi que le profit qu’on peut en tirer, sont transférés au détenteur de l’esclave. Ce contrôle s’exerce et se maintient grâce à la violence et à sa menace. La finalité de ce contrôle consiste en premier lieu dans l’exploitation économique, mais il peut aussi viser un usage sexuel et un profit psychologique. ») 15.  O. Patterson, Slavery and Social Death. A Comparative Study, op. cit., p. 13 : « The permanent violent domination of natally alienated and generally dishonored persons. » (« La domination violente et permanente, de personnes nativement aliénées et intégralement déshonorées ») ; Patterson a amendé récemment la définition : « A violent, corporeal domination (by an owner or an agent) of nattally alienated and parasitically dishonoured persons » (« Une domination (par un propriétaire ou un de ses représentants),

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Notes des pages 26 à 27

portant sur le corps et s’exerçant par la violence, sur des personnes nativement aliénées et déshonorées, sous une forme parasitique ») : O. Patterson, « Trafficking, Gender and Slavery : Past and Present », dans J. Allain (éd.), The Legal Understanding of Slavery. From Historical to the Contemporary, Oxford, Oxford UP, 2012, p. 322‑359, ici p. 329. Pour une réponse récente (et à mes yeux convaincante) à l’ensemble des critiques qui lui ont été adressées sur ce point : O. Patterson, « Revisiting Slavery, Property and Social Death », dans J. Bodel et W. Scheidel (éds.), On Human Bondage. After Slavery and Social Death, Chichester, Wiley, 2017, p. 265‑296. 16.  A. Testart, L’Esclave, la Dette et le Pouvoir, op. cit., p. 25. 17.  Voir aussi C. Meillassoux, Anthropologie de l’esclavage. Le ventre de fer et d’argent, op. cit., p. 10‑11, tout comme les réflexions de R. J. Scott, « Under Color of Law : Siliadin vs France and the Dynamics of enslavement in Historical Perspective », dans J. Allain (éd.), The Legal Understanding of Slavery. From Historical to the Contemporary, op. cit., p. 152‑164, ici, p. 161‑163. Kostas Vlassopoulos a tenté d’emprunter un chemin assez semblable au sujet de l’esclavage grec (K. Vlassopoulos, « Greek Slavery : From Domination to Property and Back Again », JHS, 131, 2011, p. 115‑130). Contestant l’usage à la référence aristotélicienne qui penserait la relation maître-esclave essentiellement sous l’angle de la propriété, il entend la réinterroger avant tout comme une relation de pouvoir. Mais il s’agit moins pour Vlassopoulos d’interroger la pertinence d’une définition juridique de l’esclavage sous l’angle de la propriété que de remettre en cause une approche de l’esclavage qui prendrait pour point de départ le droit et cela, afin de pouvoir restituer la part d’agency des esclaves. 18.  Voir, pour une position médiane, B. Rossi, « Rethinking Slavery in West Africa », dans B. Rossi (éd.), Reconfiguring Slavery. West African Trajectories, Liverpool, Liverpool UP, 2009, p. 1‑25, ou pour une redéfinition du fait esclavagiste fondé sur la propriété la plupart des contributions de J. Allain (éd.), The Legal Understanding of Slavery. From Historical to the Contemporary, op. cit., (notamment J. E. Penner, « The Concept of Property and the Concept of Slavery », dans J. Allain (éd.), The Legal Understanding of Slavery. From the Historical to the Contemporary, Oxford, Oxford University Press, 2012, p. 242‑252), ainsi que D. Lewis, « Orlando Patterson, Property, and Ancient Slavery. The Definitional Problem Revisited », dans J. Bodel et W. Scheidel (éds.), On Human Bondage. After Slavery and Social Death, op. cit., p. 31‑54. Le travail de Rebecca J. Scott me semble sur ce point ouvrir des perspectives particulièrement fécondes, notamment lorsqu’en s’intéressant au droit de la Louisiane et du Brésil du xixe siècle elle montre que le droit de propriété sur un esclave se prouve non pas par un titre qui pourrait être exhibé mais par la reconnaissance de ce qu’il serait possible de faire en disposant d’un droit de propriété. La propriété ne serait pas au fondement du droit dont le maître dispose sur son esclave mais serait en somme l’ensemble des capacités qui permettent d’exhiber le pouvoir détenu sur l’esclave (voir notamment R. J. Scott, « Under Color of Law : Siliadin vs France and the Dynamics of enslavement in Historical Perspective », dans J. Allain (éd.), The Legal Understanding of Slavery. From Historical to the Contemporary, op. cit., p. 152‑164). 19.  E. Harris, « Homer, Hesiod and the Origin of Greek Slavery », REA, 114, 2012, p. 345‑366 : « Ownership is a universal concept, shared by all societies from the most undeveloped to the most advanced », p. 354. 20.  Dans une bibliographie abondante, voir A. Kränzlein, Eigentum und Besitz im griechischen Recht des fünften und vierten Jahrhunderts v. Chr., Berlin, Duncker & Humblot, 1963, p. 34‑35 ; A. R. W. Harrison, The Law of Athens, I : The Family and Property, Oxford, Clarendon Press, 1968, p. 200 ; L. Gernet, « Aspects du droit de propriété en Grèce », ASNP, 10, 1, 1980, p. 1309‑1328, et plus récemment les remarques de G. Thür, « Ownership and Security in Macedonian Sale Documents », Symposion 2007, Vienne, 2008, p. 173‑187, p. 175 ou de L. Migeotte, Les Finances des cités grecques aux périodes classique et hellénistique, Paris, Les Belles Lettres, 2014, p. 20‑25. 21.  Aristote, Rhétorique, 1361a.

Notes des pages 27 à 31

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22.  J. Velissaropoulos-Karakostas, Droit grec d’Alexandre à Auguste, 323 av. J.-C.-14 apr. J.-C. Personnes, biens, justice, Athènes, 2 vol., FNRS-De Boccard, « Meletêmata », ici t. 2, p. 63. 23.  Sur les limites de ces relectures au sujet de la propriété, voir Y. Thomas, « Res, chose et patrimoine. Note sur le rapport sujet-objet en droit romain », Archives de philosophie du droit, 25, 1980, p. 413‑426, et Y. Thomas, « La langue du droit romain, problèmes et méthodes », Archives de philosophie du droit, 19, 1974, p. 103‑125, p. 105. 24.  L. Duguit, Les Transformations générales du droit depuis le Code Napoléon, Paris, Félix Alcan, 1912, p. 31. 25.  L. Gernet, Études sur la technique du droit athénien à l’époque classique, Pise, Giardini éd., 2001, p. 168‑169. 26.  Voir S. C. Todd, The Shape of Athenian Law, Oxford, Oxford UP, 1993, p. 242, ou S. Ferrucci, L’Atene di Iseo. L’organizzazione del privato nella prima metà del IV sec. a.C., Pise, ETS, 1998, p. 129‑132, mais déjà L. Beauchet, Histoire du droit privé de la république athénienne, op. cit., vol. 3, p. 5‑6, et A. Kränzlein, Eigentum und Besitz im griechischen Recht des fünften und vierten Jahrhunderts v. Chr., op. cit., p. 36. Il en va peut-être différemment à Gortyne : A. Maffi, « Forme della proprietà », dans S. Settis (éd.), I Greci. Storia, Cultura, Arte, Società, Turin, Einaudi, 1997, 2, II, p. 345‑368, p. 347. 27.  Aristote, Politique, II, 7, 1267b 12. 28.  Aristote, Rhétorique, 1361a. 29.  Ainsi Lysias, 12, Contre Eratosthène, 19. Lorsque Hérodote ou Polybe entreprennent de décrire le butin saisi en contexte guerrier, les esclaves se distinguent ainsi clairement des epipla : Hérodote, VI, 23, 5 ; Polybe, II, 62, 4 et XI, 5, 5. De même, chez Xénophon, le terme d’epipla désigne les biens mobiliers nécessaires à la vie d’un oikos et non une catégorie de biens à laquelle pourraient appartenir les esclaves : Xénophon, Poroi, 4, 7 ; Xénophon, Économique, 9, 6‑8. 30.  Polybe, II, 67. 31.  Contrairement à ce qu’affirme Harpocration, Isée, 8, Sur la succession de Kiron, 35 ; Démosthène, 38, Contre Nausimachos, 7 ; Démosthène, 28, Contre Aphobos II, 7‑8, classent les esclaves comme phanera ousia. 32.  V. Gabrielsen, « Phanera and aphanes ousia in Classical Athens », ClassMed, 37, 1986, p. 99‑114, a montré que la distinction « décrivait différentes attitudes des propriétaires à l’égard de leurs possessions davantage que des qualités inhérentes aux objets de richesse » (p. 101), mais déjà L. Beauchet, Histoire du droit privé de la République athénienne, op. cit. : « Toute propriété peut être ostensible ou inostensible selon le degré d’évidence qui en établit la possession. » 33.  Voir S. Ferrucci, « La ricchezza nascosta. Osservazioni su aphanes e phanera ousia », MedAnt, 8.1, 2005, p. 145‑169. 34.  Contra V. Gabrielsen, « Phanera and aphanes ousia in Classical Athens », art. cité, p. 112 (voir infra). 35.  Platon, Lois IX, 856d, évoque la pratique. Faut-il pour autant parler d’immobilisation par destination, comme le soutient J. Vélissaropoulos-Karakostas, Droit grec d’Alexandre à Auguste, 323 av. J.-C.-14 apr. J.-C. Personnes, biens, justice, op. cit., t. 2, p. 16 ? C’est loin d’être certain car le bien attaché ne perdait pas fondamentalement sa qualité de meuble. 36.  Démosthène, 37, Contre Panténétos, 9‑10. 37.  Id., 27, Contre Aphobos I, 26‑28. Voir aussi id., 48, Contre Olympiodore, 12 et 33. 38.  Id., 27, Contre Aphobos I, 9. 39.  Scholiaste d’Eschine, I, 123 : « Les lieux d’habitation : le terme d’ergasterion ne désigne pas tout d’abord les ateliers puis secondairement les hommes mais les hommes (qui y travaillent) et, dès lors, les lieux (oikêmata : hoti ou kapo tôn ergastêriôn tois anthropois, all’ apo tôn andrôn tois topois). » 40.  Hypéride, 3, Contre Athénogénès, 26.

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Notes des pages 31 à 33

41.  Démosthène, 33, Contre Apatourios, 8. 42.  Isée, 6, Sur la succession de Philoktemon, 33. 43.  SEG 51, 2001, 162, l. 1‑11. Il est possible que les actes de vente olynthiens du milieu du ive siècle impliquent eux aussi un attachement des esclaves aux maisons vendues. C’est ce qui expliquerait notamment le niveau très élevé des prix (voir N. Cahill, Household and City Organization at Olynthus, New Haven, Yale UP, 2002, p. 276‑281). 44.  IG II² 2748, l. 1‑8 ; voir aussi IG II² 2747 et 2749. 45.  Un passage d’un discours d’Isée est particulièrement éclairant : Isée, 8, Sur la succession de Kiron, 35. Le plaideur propose une description exhaustive de la fortune de Kiron, dont il revendique l’héritage, sans doute en s’appuyant sur la consultation de registres. Or, il ne mentionne l’existence que d’un faible nombre d’esclaves dans le patrimoine de Kiron : outre quelques esclaves faisant l’objet de location, celui-ci ne comprendrait que deux servantes et une enfant esclave. Pourtant, l’ensemble du discours laisse entendre que Kiron possédait bien d’autres esclaves. Ainsi, pour prouver ce qu’il avance, il prétend avoir lancé une sommation en vue de l’interrogatoire (proklêsis eis basanon) des domestiques (oiketai) et des servantes (therapainai) de Kiron (Isée, VIII, Sur la succession de Kiron, 9‑10). La discordance est manifeste entre la mention de ces esclaves, en mesure d’être soumis à la question, et le dénombrement établi ultérieurement, sauf à voir dans ces domestiques promis à l’interrogatoire les esclaves (andrapoda) dont le plaideur affirme que Kiron les louait, ce qui paraît improbable (c’est l’hypothèse, à mon sens forcée, de S. Ferrucci, Iseo. La Successione di Kiron. Introduzione, testo critico, traduzione e commento, Pise, ETS, 2005, p. 42‑43. Après avoir repris les traditions manuscrites, M. Edwards, « Some Thoughts on the Text of Isaios », Acta Antiqua, 48, 2008, p. 115‑119, p. 117, considère qu’il faudrait lire p’andrapoda. Cinq esclaves auraient été loués, ce qui ne change rien à notre problème). Ainsi, la présentation du patrimoine de Kiron néglige de mentionner certains de ses esclaves. On peut considérer que ces derniers avaient « disparu », au sens où ils n’avaient pas été inscrits dans les registres du timêma, mais on peut tout aussi bien concevoir que leur absence s’explique parce qu’ils étaient en réalité attachés à un domaine – en l’occurrence celui de Phlya –, la dévolution successorale du domaine impliquant leur transmission. 46.  Sur la probable authenticité des textes transmis par Diogène Laërce, voir H. B. Gottschalk, « Notes on the Wills of the Peripatetic Scholars », Hermes, 100, 1972, p. 314‑342, et l’argumentation de M. Canevaro et D. Lewis, « Khoris oikountes and the Obligations of Freedmen in Late Classical and Early Hellenistic Athens », Incidenza dell’Antico, 12, 2014, p. 91‑121, p. 103‑106. 47.  Diogène Laërce, Vies et doctrines des philosophes illustres, V, 61‑63. 48.  Id., ibid., X, 16‑17 ; 21. 49.  Voir J. Dubouloz, La Propriété immobilière à Rome et en Italie, ier-ve siècle. Organisation et transmission des Praedia Urbana, Rome, École française de Rome, 2011, p. 31‑35, p. 109‑115. 50.  Démosthène, 27, Contre Aphobos I, 25‑28, 61 ; id., 28, Contre Aphobos II, 12 ; id., 29, Contre Aphobos III, 37, explique précisément qu’Aphobos a fait disparaître les esclaves en prêtant sur le bien, ce qui correspond à une appropriation personnelle des esclaves, qui aurait même été enregistrée dans le compte d’Aphobos ; voir de même Démosthène, 33, Contre Apatourios, 10. 51.  M. W. Ghachem, « The Slave’s Two Bodies : The Life of an American Legal Fiction », William and Mary Quarterly, 60, 4, 2003, p. 809‑842. La définition des esclaves sous la catégorie de real estate s’est d’ailleurs imposée, selon des rythmes différents, dans une grande partie des États américains (Kentucky, Arkansas, Louisiane après 1806 : voir T. Morris, Southern Slavery and the Law, 1619‑1860, Chapel Hill, University of North Carolina Press, 1996, p. 63‑65 et p. 96‑99). 52.  A. Castaldo, « Les “questions ridicules”. La nature juridique des esclaves de culture aux Antilles », Droits, 153, 2011, p. 67‑178.

Notes des pages 33 à 34

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53.  Je montrerai que des esclaves pouvaient être inscrits dans les registres du timêma. Mais, dans ce cas encore, il faudrait pouvoir établir s’ils l’étaient toujours à titre individuel, ou bien (occasionnellement ou régulièrement) selon leur attachement à un bien-fonds. 54.  Harpocration, Exaireseôs dikê. Outre le discours d’Isée mentionné par Harpocration, les principales attestations sont [Démosthène], 59, Contre Nééra, 45 ; Eschine, 1, Contre Timarque, 63 ; Isocrate, 17, Trapézitique, 14 fournit peut-être un autre exemple, voir A. Maffi, « Sul Trapezitico di Isocrate (or. XVII) », dans A. Palma (éd.), Civitas et Civilitas. Studi in onore di Francesco Guizzi, II, Turin, G. Giappichelli, 2013, p. 501‑517). Il faut ajouter que la procédure, lancée à l’initiative du présumé propriétaire pour faire valoir la légalité de sa saisie, présentait une structure juridique analogue à celle de la dikê exoulês au sujet des biens immobiliers, prévoyant en particulier une sanction d’un montant double du prix de l’esclave (ou du terrain). 55.  Sur les actions visant les kakourgoi, voir essentiellement L. Gernet, « À propos de la procédure écrite », [Études sur la technique du droit athénien à l’époque classique, op. cit., p. 67‑86], M. H. Hansen, Apagôgê, endeixis and ephêgêsis against Kakourgoi, Atimoi and Pheugontes. A Study in the Athenian Administration of Justice in the Fourth Century BC, Odense, Odense University Press, 1976, et M. Gagarin, « Who were the Kakourgoi ? Career Criminals in Athenian Law », Symposion 1999, Cologne, 2003, p. 183‑191. 56.  Pollux, 3, 78. 57.  L. Gernet, Droit et société dans la Grèce ancienne, op. cit. ; A. R. W. Harrison, The Law of Athens, I : The Family and Property, op. cit., p. 165‑166 ; D. MacDowell, The Law in Classical Athens, Londres, Thames & Hudson, 1978, p. 80 ; S. C. Todd, The Shape of Athenian Law, op. cit., p. 186‑187. 58.  Dès lors qu’on laisse de côté l’injure fréquente que constitue la qualification d’andrapodistês (Hypéride, Contre Athénogénès, 12 ; Isocrate, 15, Sur l’échange, 90 ; Démosthène, 4, Première Philippique, 47) la preuve repose sur les cas suivants : la citation d’un discours de Lycurgue par Harpocration, Andrapodistês : Lycurgue, dans son discours Contre Lycophron : « Je m’étonne que nous punissions les andrapodistai de la mort – ces hommes qui nous ont dérobé nos propres esclaves (tôn oiketôn hêmas aposterountas monon) » ; Platon, Lois, IX, 879a-b, qui établit que celui qui a été dépossédé à tort de son esclave « pourra poursuivre pour andrapodismos celui qui a ourdi l’intrigue avec l’esclave » (l’action doit sans doute être distinguée de la graphê andrapodismou mentionnée en XII, 955a) ; Lysias, 13, Contre Agoratos, 65‑67, qui, au sujet du frère d’Agoratos, affirme : « Le second a emmené d’ici à Corinthe un esclave qu’il avait volé : il fut pris ramenant de là-bas une jeune fille ; mis en prison, il y est mort. » Le cas de figure comique évoqué par Lucien, La Double Accusation, 13 et 16, décrit bien un cas de vol d’esclave. Celui mentionné par Lysias, 23, Contre Pancléon, 10, qui voit une femme revendiquer l’esclave Pancléon contre Nicomédès devrait logiquement relever de cette action. Lysias, 10, Contre Théomnestos, I, 10 (« Si quelqu’un était pris en flagrant délit de rapt d’esclave, tu dirais que ce n’est pas un andrapodistês (oud’ei tis paida exagagôn lêphttheiê, ouk an phaskois auton andrapodistên einai), puisque tu disputes sur les mots au lieu de considérer les choses auxquelles tout le monde applique les mots ») ne permet pas de trancher – tout dépend du sens à accorder à l’emploi ici de pais. Il laisse envisager néanmoins que par extension l’action ait pu être utilisée au profit d’individus sous puissance, comme les enfants. Le contexte de l’action mentionnée par Démosthène, 27, Contre Aphobos I, 25 reste par ailleurs trop obscur. Le cas de figure qu’on trouve dans les Sicyoniens de Ménandre (v. 263‑279) est lui aussi loin d’être clair : Moschion compte poursuivre Stratophanès au nom de la liberté présumée de Philouménè ou parce qu’il entend en faire son esclave, pour mieux la libérer ? Il en va de même pour la scène du Kolax de Ménandre, au cours de laquelle Batrachos exprime sa crainte face au procès qui risque de lui être intenté et pourrait correspondre à une action visant les andrapodistai (v. 225‑237). Il existe enfin un discours peri andrapodismou dans le corpus d’Antiphon, mais il est impossible de l’imputer à une action précise. Dans le même

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sens, voir A. C. Scafuro, The Forensic Stage. Setting Disputes in Graeco-Roman New Comedy, Cambridge, Cambridge UP, 1997, p. 401‑402. 59.  [Aristote], Athenaiôn Politeia, 52, 1. 60.  A. Gottesman, Politics and the Streets in Democratic Athens, Cambridge, Cambridge UP, 2014, ici p. 168 ; C. Taylor, « Social Networks and Social Mobility in Fourth-Century Athens », dans C. Taylor et K. Vlassopoulos (éds.), Communities and Networks in the Ancient Greek World, Oxford, Oxford UP, 2015, p. 35‑53, p. 53 ; K. Vlassopoulos, « Que savons-nous vraiment de la société athénienne ? », Annales HSS, vol. 71, 3, 2016, p. 659‑681, p. 675‑679 ; id., « Slavery, Freedom and Citizenship in Classical Athens : Beyond a Legalistic Approach », European Historical Review, 16, 3, 2009, p. 347‑363. Il faut en outre réserver une place au travail de Deborah Kamen, notamment D. Kamen, Status in Classical Athens, Princeton, Princeton UP, 2013. Les proximités sont à mes yeux suffisamment fortes, et de manière générale, leurs travaux suffisamment riches et suggestifs pour qu’on puisse parler d’une véritable tendance. Mentionnons en outre la démarche d’Alain Duplouy au sujet de la cité archaïque, ce qui est tout à fait différent (A. Duplouy, Le Prestige des élites. Recherches sur les modes de reconnaissance sociale en Grèce entre les xe et ve siècles av. J.-C., Paris, Les Belles Lettres, 2006, mais aussi plus récemment A. Duplouy, « Les prétendues classes censitaires soloniennes. À propos de la citoyenneté athénienne archaïque », Annales HSS, 3, 2014, p. 629‑658). 61.  C’est le reproche qu’on peut adresser aux travaux d’E. Cohen, en particulier, The Athenian Nation, Princeton, Princeton UP, 2000. 62.  A. C. Scafuro, « Witnessing and False Witnessing : Proving Citizenship and Kin Identity in Fourth-Century Athens », dans A. L. Boegehold et A. C. Scafuro (éds.), Athenian Identity and Civic Ideology, Baltimore et Londres, The Johns Hopkins University Press, 1994, p. 156‑198, a évoqué « l’incapacité fonctionnelle de la bureaucratie athénienne à identifier les habitants de la cité » (p. 182). 63.  Sur l’injure servile, voir en particulier D. Kamen, « Servile Invective in Classical Athens », Scripta Classica Israelica, 28, 2009, p. 43‑56. 64.  J. Hébrard, H. M. Mattos et R. J. Scott, « Introduction », Cahiers du Brésil contemporain, 53‑54, 2003, p. 5‑10, p. 8. 65.  Sur l’ambivalence, dans un tout autre contexte, de tout processus d’identification des esclaves, voir les remarques suggestives de J. Hébrard, « Esclavage et dénomination : imposition et appropriation d’un nom chez les esclaves de la Bahia au xixe siècle », Cahiers du Brésil contemporain, n° 53‑54, 2003, p. 31‑92, p. 37‑38. 66.  Voir G. Noiriel (éd.), L’Identification. Genèse d’un travail d’État, Paris, Belin, 2007. 67.  Circulaire du 27 décembre 1805, citée par V. Cousseau, Prendre nom aux Antilles. Individu et appartenances (xviie-xixe siècle), Paris, CTHS, 2013, p. 64‑65. C’est seulement sous la monarchie de Juillet que des registres d’état civil d’esclaves deviendront obligatoires. On recense alors le jour et l’heure de naissance, le nom de la mère (parfois du père), le nom du déclarant et celui du propriétaire. 68.  P. Schor, Compter et classer. Histoire des recensements américains, Paris, EHESS, 2009. 69.  [Aristote], Économique, 1350a. 70.  [Aristote], Économique, 1352b-1353a : « Une autre fois, en fournissant à l’armée les esclaves attachés au service de celle-ci, [Antiménès de Rhodes] invita tous les propriétaires d’esclaves qui le désireraient à faire enregistrer (apographesthai) la valeur de leurs esclaves aux taux qu’ils voudraient, à charge pour eux de payer une redevance annuelle de 8 drachmes : au cas où l’esclave s’échapperait, on leur rembourserait la valeur qui aurait été inscrite sur le registre. Beaucoup d’esclaves furent inscrits de la sorte (apographentôn oun pollôn andrapodôn) et Antiménès réunit ainsi au profit du Trésor une somme considérable. D’autre part, en cas de fuite d’un esclave, ordre était donné au satrape de la province où se trouvait l’armée de restituer le fugitif ou d’en payer la valeur à son maître (anasôzein ê tên timên tô kuriô apodounai). »

Notes des pages 39 à 42

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71.  Énée le Tacticien, 10, 1‑2 (avec les commentaires de D. Whitehead, Ainaeus the Tactician, How to Survive under Siege, Oxford, Oxford UP, 1990, p. 116‑117). 72.  Xénophon, Poroi, IV, 24‑28. 73.  Décret honorifique en l’honneur de Manès (Cyzique, fin du vie siècle) : H. Van Effenterre et F. Ruzé, Nomima : recueil d’inscriptions politiques et juridiques de l’archaïsme grec, Paris-Rome, École française de Rome, 1995, I, 32 (= Inschriften Mysia und Troas, 1447), l. 4‑6. 74.  IG IX 1 2, 583, l. 31‑34 (voir les remarques de L. Migeotte, Les Finances des cités grecques aux périodes classique et hellénistique, op. cit., p. 366‑367). Une telle taxe est encore attestée dans la Vie d’Ésope, 27. 75.  SEG 26, 1305, l. 6‑8. C. Chandezon, L’Élevage en Grèce, fin ve-fin ier siècle a.C. L’apport des sources épigraphiques, Bordeaux, Ausonius, 2003 – dont je reprends ici la traduction de l’inscription –, considère que la procédure a supposé préalablement la déclaration écrite d’un bien imposable, l’epigraphê (p. 210). 76.  IG XII, 4, 293, l. 8‑9. 77.  W. A. L. Vreeken, De lege quadam sacra Coorum, Groningue (Pays-Bas), M. de Waal, 1953, p. 60‑63, ici p. 62. 78.  Le texte fait aussi mention d’une taxe qualifiée de latrikon (l. 16, si la correction en iatrikou ne s’impose pas), ce que L. Migeotte, Les Finances des cités grecques aux périodes classique et hellénistique, op. cit., p. 272, interprète comme une taxe imposée sur le travail de personnes de rang subalterne ou servile. Sur l’importance du louage d’esclaves dans l’organisation du travail dans les cités, voir ici même, le chapitre 2. 79.  I. Priene, 18, l. 24‑26. Sur le sens néanmoins à accorder plus généralement au privilège de l’ateleia tou sômatos, dans la Priène d’époque hellénistique, qui est bien une forme d’imposition personnelle, voir P. Gauthier, « Ateleia tou sômatos » [Études d’histoire et d’institutions grecques. Choix d’écrits, Paris-Genève, Droz, 2011, p. 245‑269]. 80.  À Téos, dans l’inscription déjà mentionnée, il est question d’un impôt de capitation sur les esclaves : SEG 26, 1305, l. 11‑13 : « Pour tous ceux des esclaves qui vendent du charbon (osa d’an tôn andrapodôn | [anthrakas]) ou quoi que ce soit qui concerne la vente du bois, qu’ils [leurs maîtres] soient exemptés d’impôts sur eux (ateleian [au]|[tois eina]i toutôn)». À Lyttos, à en croire le témoignage de Dosiadès (Athénée, Deipnosophistes, 4, 143 ab = FGrHist 458 F2), chaque citoyen versait à l’époque hellénistique annuellement 1 statère éginétique par esclave possédé. 81.  Xénophon, Poroi, IV, 25 : « Mais la cité y gagnera beaucoup plus (de revenus), ce dont témoigneraient tous ceux qui se rappellent encore ce que la taxe sur les esclaves rapportait avant les événements de Décélie (hoson to telos euriske tôn andrapodôn pro tôn en Dekeleiai). ». 82.  P. Gauthier, Un commentaire historique des Poroi de Xénophon, Paris, Droz, 1976, p. 157, suivi par R. Descat et J. Andreau, Esclaves en Grèce et à Rome, op. cit., p. 67‑68. Le cœur de l’argument était double : d’une part, le monde grec ne connaîtrait pas de capitation servile ; d’autre part, « on ne voit pas comment les telônai eussent procédé aux contrôles nécessaires » (p. 158). La première considération est, de fait, démentie par plusieurs cas (cf. supra) ; la seconde est un postulat que j’entends précisément contester. 83.  Voir chapitre 2. C’est d’ailleurs de la sorte que l’on peut interpréter la situation décrite par Xénophon, au sujet de Sôsias, qui versait à Nicias une redevance d’une obole par jour et par homme atelê, c’est-à-dire sans déduction d’aucune taxe. C’est aussi en ce sens que je comprends le fonctionnement du fameux pornikon telos (Eschine, 1, Contre Timarque, 119), qui à mon sens porte sur l’acte de misthôsis en quoi consiste juridiquement la prostitution des esclaves. 84.  Polybe, XII, 62, 6‑7. 85.  Isocrate, 17, Trapézitique, 49 (cf. infra). 86.  Sur l’ensemble du processus, voir P. Brun, Eisphora, Syntaxis, Stratiotika. Recherches sur les finances militaires d’Athènes au ive siècle av. J.-C., Paris, Les Belles Lettres, 1983, p. 3‑73.

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Notes des pages 42 à 44

87.  Aristote, Politique, 1308b, recommande une révision annuelle, triennale ou quinquennale. Les clauses relatives à l’eisphora dans les baux athéniens exigeant que le paiement de l’eisphora soit imputé au loueur (IG II² 2496, l. 25‑28 ; I. Pernin, Les Baux ruraux en Grèce ancienne. Corpus épigraphique et étude, Lyon, MOM, 2014, n° 13, l. 28‑31 et 18, l. 24‑27) ou aux propriétaires collectifs (Pernin 14, l. 16 ; Pernin 15, l. 5‑6 ; Pernin 18, l. 13‑17 ; Pernin 11, l. 7‑9 ; Pernin 7, l. 37‑39), attestent l’ampleur et la précision de l’information recueillie pour son prélèvement. L’existence même d’une imposition portant sur les biens associatifs laisse même supposer, contrairement à ce qu’on a longtemps avancé, un certain niveau de sophistication de la fiscalité athénienne (E. Poddighe, « Riflessioni sul fondamento etico-legale e sul carattere finanziario dell’eisphora ateniese tra v e iv sec. a.C. », dans M. R. Cataudella, A. Greco et G. Mariotta (éds.), Strumenti tecniche della riscossione dei tributi nel mondo antico, Padoue, Sargon, 2010, p. 97‑117, p. 112). 88.  M. Faraguna, « Registrazioni catastali nel mondo greco : il caso di Atene », Athenaeum, 85, 1997, p. 7‑33. 89.  Dans le dème du Pirée : IG II² 1214, l. 26‑28 et Démosthène, 50, Contre Polyclès, 8. 90.  C’est ce que suggèrent les lexicographes qui identifient klêros et lêxis : voir M. Faraguna, « Vendite di immobili e registrazione pubblica nelle città greche », Symposion 1999, Cologne, 2003, p. 97‑122, p. 104‑105. 91.  Démosthène, 50, Contre Polyclès, 8. C’est aussi ce que font les Athéniens de Potidée ([Aristote], Économique, II, 2, 5) qui doivent inscrire tous leurs biens dans les différentes localités où ils sont, alors que ceux qui n’ont rien se voient imposer une capitation. Sur le rôle central des epigrapheis dans la procédure, voir E. Poddighe, « Riflessioni sul fondamento etico-legale e sul carattere finanziario dell’eisphora ateniese tra v e iv sec. a.C. », art. cité, p. 108‑109. 92.  Ainsi IG I3 421, l. 34‑49, au sujet des esclaves du métèque Kephisodoros, résidant au Pirée. La nomination, dans ce cas, n’a aucune dimension individualisante. 93.  Ainsi IG I3 426, l. 11‑12, au sujet des esclaves, d’Adeimantos de Scambonide, Phruchs et Apollophanes, dont le nom est par ailleurs suivi de la mention aner. 94.  Ainsi IG I3 426, l. 14 : [A]ristarchos skutot[omos]. 95.  J. Hébrard, « Esclavage et dénomination : imposition et appropriation d’un nom chez les esclaves de la Bahia au xixe siècle », art. cité, p. 38. 96.  C’est le sens établi en particulier par les travaux de H. J. Wolff, Das Recht der griechischen Papyri Agyptens in der Zeit der Ptolemäer und des Prinzipats II, Munich, Verlag C. H. Beck, 1978, p. 184‑225. Si la finalité de la katagraphê a été âprement discutée (voir la présentation des principales thèses par H. Müller, « Makedonische Marginalien », Chiron, 31, 2001, p. 417‑455, p. 429‑431), la Registertheorie de Wolff l’a emporté parmi les spécialistes. 97.  J. A. Straus, L’Achat et la Vente des esclaves dans l’Égypte romaine. Contribution papyrologique à l’étude de l’esclavage dans une province orientale de l’Empire romain, Munich-Leipzig, K. G. Saur, 2004, p. 45. 98.  La procédure est attestée dans l’Alexandrie du iiie siècle (H. J. Wolff, Das Recht der griechischen Papyri Agyptens in der Zeit der Ptolemäer und des Prinzipats II, op. cit., p. 188‑189). Or, le principe de la katagraphê alexandrine apparaît dans des contrats démotiques conclus dans la chôra, ce qui a donné lieu à différentes interprétations (S. Allam, « Aux origines de la katagraphè », dans B. Legras (éd.), Transferts culturels et droits dans le monde grec et hellénistique, Paris, Publications de la Sorbonne, 2012, p. 283‑308, p. 283‑284). Pour Wolff, cela indiquait qu’une loi l’avait instituée, parallèlement à la loi alexandrine, pour qu’elle soit introduite dans l’ensemble du pays. Selon S. Allam, « Aux origines de la katagraphè », art. cité, qui a rassemblé l’ensemble des éléments attestant l’existence d’un principe de publicité immobilière dans l’Égypte pharaonique, ce serait bien « une seule et même institution (qui) persiste à travers les âges » (p. 299). 99.  Chariton, Le Roman de Chairéas et Callirhoé, II, 1, 4, et II, 1, 6.

Notes des pages 44 à 46

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100.  Id., ibid., I, 14, 4. 101.  Voir la mise au point récente de S. Tilg, Chariton of Aphrodisias and the Invention of the Greek Love Novel, Oxford, Oxford UP, 2010, p. 36‑79. Le roman de Chariton reprend un canevas de la Nouvelle Comédie, en vogue sur la scène athénienne dans la deuxième moitié du ive siècle av. J.-C. ; voir S. D. Smith, Greek Identity and the Athenian Past in Chariton : the Romance of Empire, Groningue, Groningen University Library, 2007, p. 128 102.  H. Müller, « Makedonische Marginalien », Chiron, 31, 2001, p. 417‑455. 103.  E. Karabélias, « Le roman de Chariton d’Aphrodisias et le droit. Renversements de situation et exploitation des ambiguïtés juridiques », Études d’histoire juridique et sociale de la Grèce ancienne. Recueil d’études, Athènes, Académie d’Athènes, 2005, (1re éd. 1990), p. 49‑79, p. 66, refuse de faire le lien avec les réalités de l’époque classique et parle d’une « réalité juridique de l’époque tardive projetée dans l’époque classique ». 104.  W. W. Fortenbaugh, Theophrastus  of Eresus. Sources for his Life, Writings, Thought and Influence, 2 vol., Leyde, 1992, vol. 2, 650 (= Stobée, 4, 2, 20) : « L’achat et la vente sont légalement valides, en ce qui concerne l’acquisition de la propriété, quand le prix est payé et que les formalités légales, telles que l’inscription, ou le serment, ou l’appel aux voisins, sont remplies (oion anagraphên ê horkon ê tois geitosi to gignomenon). En ce qui concerne le transfert de la propriété (paradosis) et la vente même, le contrat est valide dès que (le vendeur) a reçu les arrhes. » Et Théophraste ajoute : « Partout où est établie la transcription des actes d’acquisition de propriété et des contrats (par’ois gar anagraphên tôn ktêmatôn esti kai tpon sumbolaiôn), il est facile de savoir par ce moyen si les biens sont libres et sans charges et si le vendeur est réellement propriétaire puisque le magistrat substitue immédiatement le nom de l’acheteur à celui du vendeur » (trad. J. Game). Voir M. Faraguna, « A proposito degli archivi nel mondo greco : terra e registrazioni fondiarie », Chiron 30, 2000, p. 65‑115, p. 98. 105.  Id., ibid., p. 103. 106.  Dans le registre des dots de Myconos, gravé au iiie siècle, et dont l’existence suppose un enregistrement parallèle dans les archives de la cité, on lit : « Ctésion (fils d’Aglo), a donné la main de sa fille Hermoxéné à Hiéronidès et il a donné en dot 1 600 drachmes ainsi que la maison d’Archinos, voisine de la maison de Callipos, fils d’Héras ; et de plus, une servante du nom de Syra et une autre servante (therapainan êi onoma Sura kai allên therapainan) » (Sylloge3 1215, l. 28‑32 : voir A.-M. Vérilhac et C. Vial, Le Mariage grec, du vie siècle avant J.-C. à l’époque d’Auguste, Paris, Bibliothèque des Écoles françaises d’Athènes de Rome (BEFAR), De Boccard, 1998, p. 144‑151). La qualité d’immeuble par destination (attaché à une terre ou à un bien, tel un navire) s’observe à Athènes, par exemple dans une série d’actes hypothécaires : SEG 51, 2001, 162, l. 10‑11, IG II² 2747, 2748, 2749, ou dans des cas de confiscation et revente : Démosthène, 33, Contre Apatourios, 9‑13 ; Isée, 6, Sur la succession de Philoktemon, 33‑42 ; et sans doute aussi Démosthène, 47, Contre Evergos et Mnesiboulos, 52. 107.  Voir, par exemple, L. Gernet, Droit et société dans la Grèce ancienne, op. cit., p. 228 ; P. Brun, Eisphora, Syntaxis, Stratiotika. Recherches sur les finances militaires d’Athènes au ive siècle av. J.-C., op. cit., p. 6 ; S. C. Todd, The Shape of Athenian Law, op. cit., p. 246‑247, qui s’appuie en outre sur l’absence de référence à une publicité de la vente d’esclaves dans le Contre Athénogénès d’Hypéride pour considérer qu’il n’a pas pu exister de publicité de la vente d’esclaves – cet argument e silentio me semble peu convaincant (voir infra). 108.  Harpocration, Lexique des 10 orateurs, s.v. kukloi, 180 ; Hésychius, kuklos ; Pollux, Onomasticon, 7, 11 : Kukloi est le nom donné dans la Nouvelle Comédie aux lieux où sont vendus les esclaves, on y vend aussi d’autres produits. 109.  Ménandre, F195K. 110.  R. Descat, « À quoi ressemble un marché d’esclaves ? », dans V. Chankowski et P. Karvonis (éds.), Tout vendre, tout acheter. Structures et équipements des marchés antiques, Bordeaux, Ausonius, 2012, p. 201‑209, p. 203.

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Notes des pages 46 à 50

111.  Sur le droit de rédhibition en Grèce, et à Athènes en particulier : E. Jakab, Praedicere und cavere beim Marktkauf. Sachmängel im griechischen und römischen Recht, Munich, Verlag C. H. Beck, 1997. 112.  Hésychius, en leukômasin. 113.  E. M. Harris, « The Legal Foundations of Economic Growth in ancient Greece : The Role of Property Records », dans E. Harris, D. Lewis et M. Woolmer (éds.), The Ancient Greek Economy. Market, Households and City-States, Cambridge, Cambridge UP, 2016, p. 116‑146. 114.  [Aristote], Athenaiôn Politeia, 47, 2‑5 ; voir J. P. Sickinger, Public Records and Archives in Classical Athens, Chapel Hill, University of North Carolina Press, 1999, p. 127‑129. 115.  IG XII 4, 103, l. 65‑72. 116.  I. von Milet, I 3, n. 33e, l. 5‑6 (avec les remarques de M. Faraguna, « A proposito degli archivi nel mondo greco : terra e registrazioni fondiarie », art. cité, p. 82‑87). 117.  I. von Ephesos Ia, 4, l. l. 5‑6 : « Les décisions des juges et des arbitres que les parties auront déclaré accepter devant le tribunal seront transcrites par les eisagôgeis sur une tablette blanche (eis leukôma). » 118.  Platon, Lois, V, 741c-d ; id., ibid., 745a-b. 119.  Id., ibid., XI, 914c-d. La procédure d’exhibition des biens en litige existe à Athènes sous la forme de la dikê eis emphanôn katastasin ([Aristote], Athenaiôn Politeia, 56, 6 ; Isée, 6, La succession de Philoktemon, 31), mais celle-ci suppose un procès à Athènes devant les tribunaux, et non, comme ici, devant les magistrats en personne. 120.  J.-M. Bertrand, De l’écriture à l’oralité. Lectures des Lois de Platon, Paris, De Boccard, 1999, p. 139. 121.  Platon étend en effet le principe de l’inscription à tous les biens mobiliers (Platon, Lois, 755d-e, 745a, 855b). Cela apparaît clairement en 914c-d, où Platon envisage tous les biens en faisant une exception toutefois pour les animaux. Des conflits portant sur la possession d’un esclave devraient ainsi s’appuyer sur la tenue des registres dans lesquels ceux-ci seraient inscrits. En revanche lorsqu’il faut éventuellement décider du statut servile d’un individu, c’est la procédure de l’aphairesis eis eleutherian qui est mobilisée. 122.  L. Gernet, Introduction aux « Lois » de Platon, Paris, Les Belles Lettres, 1951, p. CLXX ; G. R. Morrow, Plato’s Cretan’s City. An Historical Interpretation of the Laws, Princeton, Princeton UP, 1960, p. 106, n. 25, qui s’appuie sur M. I. Finley, Studies in Land and Credit in Ancient Athens, 500‑200 B.C. : The Horos Inscriptions, New Brunswick, Rutgers University Press, 1951, p. 14 ; M. Piérart, Platon et la cité grecque. Théorie et réalité dans la constitution des Lois, Bruxelles, Académie royale de Belgique, 1974, p. 176‑177. 123.  FGrHist 245 F1. 124.  Ainsi M. H. Hansen, Studies in the Population of Aigina, Athens and Eretria, Copenhague, DKDVS, 2004, p. 41‑42, considère qu’il était tout simplement impossible de dénombrer l’ensemble des habitants de l’Attique et l’exetasmos serait en réalité une revue militaire ; voir aussi L. O’Sullivan, The Regime of Demetrius of Phalerum, 317‑307 BCE. A Philosopher in Politics, Leyde et Boston, Brill, 2009, p. 112‑113 ; G. Oliver, War, Food and Politics in Early Hellenistic Athens, Oxford, Oxford University Press, 2007, y voit en revanche un survey for fiscal purposes (p. 80). 125.  [Aristote], Économique, I, 1, 1343a, 10‑11. Voir R. Descat et J. Andreau, Esclaves en Grèce et à Rome, op. cit., p. 69‑71. 126.  Ce décompte concorde en tout cas avec la proposition d’Hypéride, dans le Contre Aristogiton, d’enrôler au service de la cité 150 000 esclaves (Hypéride, frgt. 29). 127.  On peut en outre penser que l’épisode s’inscrit dans la continuité de l’enregistrement des biens établis au lendemain de la guerre lamiaque, en 322, au terme duquel la citoyenneté était réservée aux propriétaires de terre de plus de 2 000 drachmes. 128.  Pour l’éclaircissement de l’ensemble de l’affaire, extraordinairement complexe, qui oppose Pasion à notre plaideur (bien au-delà du cas de Kittos), voir A. Maffi, « Sul

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Notes des pages 51 à 57

Trapezitico di Isocrate (or. XVII) », art. cité, dans A. Palma (éd.), Civitas et Civilitas. Studi in onore di Francesco Guizzi, II, op. cit., p. 501‑517. 129.  Isocrate, 17, Trapézitique, 12‑14. 130.  Id., 17, Trapézitique, 49. 131.  Démosthène, 53, Contre Nicostratos, 21. Je reviens sur cet épisode et plus particulièrement sur la nature des actes effectués par ces deux esclaves pour le compte d’Aréthousios dans le chapitre 2. 132.  C’est en ce sens aussi qu’il faut interpréter Démosthène, 57, Contre Euboulidès, 34, lorsque le plaideur imagine l’intervention comme témoins lors du procès du propriétaire ou de l’ancien vendeur d’une esclave ou d’une étrangère vendeuse de rubans. Le passage atteste qu’on ne s’appuyait pas sur l’existence de listes pour établir l’identité servile d’un individu dans le cadre d’un procès, mais il ne réfute pas l’existence de telles listes. 133.  Voir les remarques de M. Faraguna, « Archives, Documents and Legal Practices in the Greek Polis », dans E. Harris et M. Canevaro (éds.), The Oxford Handbook of Ancient Greek Law, Oxford, Oxford UP, 2015. La seule exception serait peut-être les deux discours Contre Onétor de Démosthène (30 et 31). Isée, 10, La Succession d’Aristarchos, 24, évoque les différentes façons dont on peut prouver un droit de propriété sans se référer toutefois à ces documents cadastraux qui devaient pourtant exister. 134.  J.-M. Bertrand, « À propos de l’identification des personnes dans la cité athénienne classique », dans J.-C. Couvenhes et S. Milanezi (éds.), Individus, groupes et politique à Athènes de Solon à Mithridate, Tours, Presses universitaires François Rabelais, 2007, p. 201‑214, p. 209. Voir aussi J. Blok, Citizenship in Classical Athens, Cambridge, Cambridge UP, 2017, p. 123. 135.  Même dans les Lois de Platon les deux systèmes ne cohabitent d’ailleurs pas très bien. Le principe de la diadikasia reste déterminant : il s’agit de trancher entre deux prétentions et non pas de tenir le registre précis de tous les biens possédés. On n’y aura pas recours de surcroît dans tous les cas de figure (914c).

INCISE 1

Le robot est-il un esclave comme les autres ? 1.  M. Serres, Pantopie. De Hermès à Petite Poucette, Paris, Éditions de Noyelles, 2014. 2.  M. Akrich, « Comment décrire les objets techniques ? », Techniques et cultures, 1987, p. 49‑64. 3.  Voir J.-G. Ganascia, Le Mythe de la Singularité. Faut-il craindre l’intelligence artificielle ?, Paris, Seuil, 2017. Le terme d’humanity + est celui de Nick Bostrom. Humanité 2.0 est le titre français de l’ouvrage de Raymond Kurzweil, grand prêtre du mythe de la Singularité : R. Kurzweil, Humanité 2.0 : la bible du changement, Paris, M21, 2007. Jean-Gabriel Ganascia a éclairé la proximité du mythe de la Singularité avec la pensée gnostique. 4.  J.-G. Ganascia, Le Mythe de la Singularité. Faut-il craindre l’intelligence artificielle ?, op. cit., p. 22‑23. 5.  Voir, à titre d’exemple, la série suédoise Real Humans, qui met en scène des androïdes « hubots ». 6.  Voir P. Dumouchel et L. Damiano, Vivre avec les robots. Essai sur l’empathie artificielle, Paris, Seuil, 2016, p. 62. 7.  Plus exactement le terme de robot correspond à la traduction en anglais du terme robotnik, dans la pièce de Karel Čapek, Rossumovi univerzální roboti (trad. anglaise : Rossum’s Universal Robots).

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Notes des pages 58 à 62

8.  Voir R. Le Roux, « Cybernétique et société au xxie siècle » [Préface à N. Wiener, Cybernétique et société. L’usage humain des êtres humains, Paris, Seuil, 2014, p. 7‑40]. 9.  Ainsi S. Petersen, « The Ethics of robot servitude », Journal of Experimental & Theoretical Artificial Intelligence, 19, 2007, p. 43‑54, qui invoque une « permissible intelligent servitude » (« servitude intelligente et licite »). 10.  Aulu-Gelle, Nuits attiques, X, XII, 8. 11.  Voir de manière générale J. Scheid et J. Svenbro, « Femmes et hommes “artificiels” en Grèce et à Rome », dans J.-P. Changeux (éd.), L’Homme artificiel au service de la société, Paris, Odile Jacob, 2007, p. 15‑25. 12.  Apollodore, I, 9, 26. Sur le robot Talos : O. Stasse, T. Flayols, R. Budhiraja, K. Giraud-Esclasse, J. Carpentier et al., « TALOS : A New Humanoid Research Platform Targeted for Industrial Applications », (http://humanoids2017.loria.fr/>. . ). 13.  Voir Platon, Premier Alcibiade, 125d, « Quel est le métier qui rend un homme capable de commander à ceux qui participent à la conduite de bateau ? – Le métier de pilote (kybernetikê). » Sur le lien entre la cybernétique et le développement de l’intelligence artificielle à partir de Minsky et McCarthy, voir J.-P. Dupuy, Aux origines des sciences cognitives, Paris, La Découverte, 1999. 14.  M. Serres, Hermès, 5 vol. (I. La Communication, II. L’Interférence, III. La Traduction, IV. La Distribution, V. Le Passage du Nord-Ouest), Paris, Minuit, 1969‑1980. 15.  M. Cappuccio, Alan Turing. L’uomo, la macchina, l’enigma. Per una genealogia dell’incomputabile, Milan, Albo Versorio, 2005, p. 271‑274. 16.  J.-P. Laumond, La Robotique : une récidive d’Héphaïstos, Paris, Collège de France-Fayard, 2012. 17.  Télécleidès, 1K : Athénée 6, 268b-d (voir J.-C. Carrière, Le Carnaval et la Politique. Une introduction à la comédie grecque, suivie d’un choix de fragments, Paris, Les Belles Lettres, 1978, p. 264‑265). 18.  Phérécrate 130 K : Athénée, 6, 269c-e (voir J.-C. Carrière, Le Carnaval et la Politique. Une introduction à la comédie grecque, suivie d’un choix de fragments, op. cit., p. 268‑269). 19.  Aristote, Politique, 1253b-1254a. 20.  A. Schiavone, L’Histoire brisée. La Rome antique et l’Occident moderne, Paris, Belin, 2003, p. 211. 21.  G. Saint-Paul, « Robots : vers la fin du travail ? », Archives de la philosophie du droit, 59, 2017, p. 249‑261, ici p. 261. 22.  B. Teboul : « On va vers un robotariat qui abolira ce qu’il reste du prolétariat », Libération, 25 juin 2015. 23.  A. Casilli, En attendant les robots. Enquête sur le travail du clic, Paris, Seuil, 2019, p. 18. 24.  Id., ibid., p. 222. 25.  Id., ibid., p. 257 ; tout en refusant la simple assimilation au travail esclavagiste, Antonio Casilli relève que certains services de travail en ligne ne manquent pas de célébrer leur prestation en mobilisant l’imaginaire de l’esclavage. 26.  « Artificial Intelligence and Life in 2030 », p. 46‑47. Voir : https://ai100.stanford. edu/sites/default/files/ai100report10032016fnl_singles.pdf 27.  F. Lazare et P. Mesmer, « Les robots auront-ils des droits ? », Le Monde, 9 septembre 2007 ; X. Bioy, « Vers un statut juridique des androïdes ? », Journal international de bioéthique, vol. 24, n° 4, 2013, p. 85‑98. 28.  Résolution du Parlement européen du 16 février 2017 contenant des recommandations à la Commission concernant des règles de droit civil sur la robotique (2015/2103 [INL]) : (http://www.europarl.europa.eu/sides/getDoc.do?type=TA&reference=P8-TA2017‑0051&language=FR&ring=A8‑2017‑0005), point AF. 29.  J.-B. Jeangène  Vilmer, « Diplomatie des armes autonomes : les débats de Genève », Politique étrangère, n° 3, 2016, p. 119‑130 ; J.-P. Delahaye, « Robots tueurs

Notes des pages 62 à 64

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et véhicules autonomes : quelle éthique ? », dans G. Chazal (éd.), Le Numérique en débat. Des nombres, des machines et des hommes, Dijon, Éditions universitaires de Dijon, 2017, p. 125‑139 ; voir aussi les réflexions de R. Crootof, « War Torts. Accountability for autonomous Weapons », University of Pennsylvania Law Review, 164, 2016, p. 1347‑1402. Dans la robotique militaire, il existe ainsi une distinction technique entre armes semiautonomes (human-in-the-loop weapons) armes autonomes supervisées (human-on-theloop weapons), qui désignent leurs cibles en restant sous la supervision d’un humain et armes autonomes (human out-of-the-loop weapons) qui désignent et traitent seules leurs cibles sans être supervisées. 30.  J.-B. Jeangène  Vilmer, « Terminator Ethics : faut-il interdire les « robots tueurs » ?, Politique étrangère, n° 4, 2014, p. 151‑167, (voir en particulier la Campaign to Stop Killer Robots : https://www.stopkillerrobots.org/). 31.  P. Dumouchel et L. Damiano, Vivre avec les robots. Essai sur l’empathie artificielle, op. cit., p. 44‑45. 32.  N. Nevejans, « Comment protéger l’homme face aux robots ? », Archives de philosophie du droit, tome 59, juin 2017, p. 131‑163, p. 151‑152, qui ajoute : « Il nous semblerait envisageable d’accorder la personnalité juridique à un robot s’il demandait à devenir un sujet de droit pour lui-même afin d’exercer ses droits dans son propre intérêt. » Pour une approche hostile à la reconnaissance de la personnalité juridique, voir aussi N. M. Richards et W. Smart, « How Should the Law Think About Robots ? », dans R. Calo, M. Fromkin et I. Kerr (éds.), Robot Law, Cheltenham, Edward Elgar Publishing, 2016, p. 3‑22. 33.  X. Bioy, « Vers un statut juridique des androïdes ? », art. cité, p. 85‑98, p. 93. 34.  Voir en particulier l’article fondateur de L. Solum, « Legal Personhood for Artificial Intelligences », North Carolina Law Review, 70, 1992, p. 1231‑1287 ; plus récemment : S. Chopra et L. White, A Legal Theory for Autonomous Artificial Agents, Ann Arbor, University of Michigan Press, 2011 ; G. Hallevy, When Robots Kill. Artificial Intelligence under Criminal Law, Boston, Northeastern University Press, 2013. 35.  Cet argumentaire, consistant à montrer que ce qui caractérise la personne humaine (sentiments, volonté, libre volonté, etc., abordés à chaque fois séparément), pourrait de facto être reproduit par un robot, se répète d’un livre à l’autre. On peut considérer qu’Alan Turing lui-même lui a donné sa forme rhétorique première dans le célèbre article de 1950, « Computing Machinery and Intelligence » (« Les ordinateurs et l’intelligence », dans A. Turing et J.-Y. Girard, La Machine de Turing, Paris, Seuil, 1995). 36.  Dans le champ de la psychologie sociale la question de l’interaction humainrobot et la nécessaire subjectivation de la relation sont pourtant cruciales : voir R. Jones, Personhood and Social Robotics. A Psychological Consideration, Londres, RoutledgeTaylor & Francis Group, 2016. 37.  S. Chopra et L. White, A Legal Theory for Autonomous Artificial Agents, op. cit., p. 172 : « Such rejections of personality for artificial agents implicitly build on the chauvinism – grounded in a dominant first-person perspective or in (quasi-) religious grounds – common to arguments against the possibility of artificial intelligence. » 38.  Le terme d’intelligence forte désigne le tournant théorique emprunté par une partie des travaux sur l’intelligence artificielle à partir des années 1980. Se distinguant de l’intelligence artificielle des origines, celle-ci entend jeter les bases d’une science générale de l’intelligence, dans une perspective authentiquement philosophique, sur la base du fonctionnement des machines (voir J.-G. Ganascia, Le Mythe de la Singularité. Faut-il craindre l’intelligence artificielle ?, op. cit., p. 59‑63). 39.  Ce à quoi il est aisé de répondre à la suite de J. Searle, La Redécouverte de l’esprit, Paris, Gallimard, 1992, p. 116 : « Lorsque nous examinons l’existence de nos états mentaux en tant qu’états mentaux, le comportement qui leur est corrélé n’est ni nécessaire ni suffisant pour leur existence. » 40.  Cité par J.-P. Dupuy, Aux origines des sciences cognitives, op. cit., p. 43. On croit d’ailleurs entendre ici La Mettrie et son Homme-machine (1748) : « Concluons donc

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Notes des pages 64 à 67

hardiment que l’Homme est une Machine et qu’il n’y a dans tout l’Univers qu’une seule substance diversement modifiée. » 41.  S. Chopra et L. White, A Legal Theory for Autonomous Artificial Agents, op. cit., p. 166 : « At the risk of offending humanist sensibilities, a plausible cause could be made that artificial agents are more likely to be law-abiding than humans because of their superior capacity to recognize and remember legal rules. » (« Au risque de choquer la sensibilité humaniste, il paraît raisonnable d’affirmer que les agents artificiels sont enclins, bien davantage que les êtres humains, à respecter la loi, en raison de leur capacité supérieure à reconnaître et mémoriser les règles de droit. ») 42.  G. Hallevy, When Robots Kill. Artificial Intelligence under Criminal Law, op. cit., p. 91, 99, 119. 43.  A. Bensoussan et L. Puigmal, « Le droit des robots ? Quelle est l’autonomie de décision d’une machine ? Quelle protection mérite-t‑elle ? », Archives de la philosophie du droit, n° 59, 2016, p. 165‑174, p. 172. 44.  S. Chopra et L. White, A Legal Theory for Autonomous Artificial Agents, op. cit., p. 189: « Thus we might come to consider artificial agents as dependent legal persons for reasons of expedience, while ascriptions of full moral personhood, independent legal personality, and responsibility might await the attainment of more sophisticated capacities on their part. » (« On pourrait donc en venir à considérer les agents artificiels comme des personnes légalement dépendantes pour des raisons circonstancielles et pratiques, alors que la reconnaissance de leur pleine personnalité morale, légalement indépendante et responsable, supposerait d’attendre encore qu’ils aient des capacités plus développées. ») 45.  « It is possible to attribute legal personality to robots by changing the law. Basic requirements for granting legal personality to non-human entities, such as corporations, are that they registered and have property. Registration requirements could in principle be extended to robots. » http://www.robolaw.eu/RoboLaw_files/documents/robolaw_d6.2_ guidelinesregulatingrobotics_20140922.pdf).), (RobotLaw, « Guidelines on Regulating Robotics (D6.2).) 46.  H. Ashrafian, « Artificial Intelligence and Robot Responsibilities : Innovating Beyond Rights », Science and Engineering Ethics, 21(2), 2014, p. 317‑326. 47.  X. Bioy, « Vers un statut juridique des androïdes ? », art. cité, p. 85‑98, p. 94. 48.  L. Solum, « Legal Personhood for Artificial Intelligences », North Carolina Law Review, 70, 1992, p. 1231‑1287, p. 1239. 49.  H. Ashrafian, « Artificial Intelligence and Robot Responsibilities : Innovating Beyond Rights », art. cité, p. 325. 50.  U. Pagallo, The Laws of Robots. Crimes, Contracts and Torts, Dordrecht, Springer, 2013. Sur le système institoire voir infra (chapitre 2 et incise III). 51.  Id., ibid., p. 103 : « The parallel between robots and slaves is hence attractive, because the rules of ancient Roman law on slavery show a way to address certain of the inconsistencies of the robots-as-tools approach. » (« Le parallèle entre les robots et les esclaves est ainsi séduisant, et le droit de l’esclavage de la Rome antique suggère une voie pour résoudre plusieurs des difficultés que soulève la conception du robot comme un simple outil. ») 52.  L. Solum, « Legal Personhood for Artificial Intelligences », art. cité, p. 1284 : « Thinking about personhood for AIs forces us to acknowledge that we currently lack the resources to develop a fully satisfactory theory of legal or moral personhood. » Voir aussi M. Hildebrandt, « From Galatea 2.2 to Watson – And Back ? », dans M. Hildebrandt et J. Gaakeer (éds)., Human Law and Computer Law. Comparative Perspectives, Dordrecht-New York, Springer, 2013, p. 23‑45, p. 36‑42. 53.  Voir ainsi U. Pagallo, The Laws of Robots. Crimes, Contracts and Torts, op. cit., p. 16, et p. 166. Le Onlife manifesto, texte qui procède du travail en commun de 15 chercheurs, réunis au sein du projet Onlife (The Onlife Initiative : concept reengineering for rethinking societal concerns in the digital transition) en 2012‑2013, à l’initiative des institutions européennes pour explorer les conséquences politiques du développement fou-

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droyant des ICTs (Information and Communication Technologies), développe en revanche le concept de distributed responsibility (1, 3) (L. Floridi (éd.), The Onlife Manifesto. Being Human in a Hyperconnected Era, Dordrecht, Springer, 2015). 54.  J.-P. Gridel, Notions fondamentales de droit et de droit français, Paris, Dalloz, 1992. 55.  G. Cornu, Les personnes. Les biens, 7e  édition, Paris, Montchrestien, 1994, p. 163‑164. 56.  A. Supiot, Homo Juridicus. Essai sur la fonction anthropologique du droit, Paris, Seuil, 2005, p. 49‑53, p. 49 : « Notre culture juridique nous conduit […] à voir l’homme comme la particule élémentaire de toute société humaine, comme un individu dans les deux sens, qualitatif et quantitatif, de ce terme. ». Et Supiot d’affirmer que « c’est avec le christianisme que la personnalité est devenue un attribut reconnu à tout être humain ». 57.  Voir dernièrement V. A. Kurki, « Why things Can Hold Rights : Reconceptualizing the Legal Person », dans V. A. Kurki et T. Pietrzykowski (éds.), Legal personhood : Animals, artificial intelligence and the unborn, Dordrecht-New York, Springer, 2017, p. 69‑89, p. 72. 58.  Voir aussi sur ce point J.-C. Dumont, Servus. Rome et l’esclavage sous la République, op. cit. 59.  Y. Thomas, « Le sujet concret et sa personne. Essai d’histoire juridique rétrospective », dans O. Cayla et Y. Thomas, Du droit de ne pas naître. À propos de l’affaire Perruche, Paris, Gallimard, 2002, p. 89‑170. Voir aussi les réflexions de F. Dupont, « Comment Marcel Mauss croyait à l’origine romaine de la Civilisation », Cahiers « Mondes Anciens », 11, 2018 (http://journals.openedition.org/mondesanciens/2175). 60.  Gaius, Institutes I, 9 : Et quidem summa divisio de iure personarum haec est, quod omnes homines aut liberi sunt aut servi. (« La principale distinction afférente au droit des personnes est que les hommes sont libres ou esclaves »). 61.  Persona désigne à l’origine le masque. Voir dernièrement F. Dupont, « Comment Marcel Mauss croyait à l’origine romaine de la Civilisation », art. cité. 62.  Contra J.-P. Beaud, L’Affaire de la main volée. Une histoire juridique du corps, Paris, Seuil, 1993, p. 63, qui tout en défendant une conception artificialiste de la personne affirme qu’elle « ne peut être autre chose que le sujet de droits, qu’elle a été inventée pour être cela et pour fonder ainsi une conception subjective du droit ». 63.  Y. Thomas, « Le sujet concret et sa personne. Essai d’histoire juridique rétrospective » art. cité, dans O. Cayla et Y. Thomas, Du droit de ne pas naître. À propos de l’affaire Perruche, op. cit., p. 129. 64.  C’est d’ailleurs ce qu’avaient identifié Y. Thomas et O. Cayla, Du droit de ne pas naître. À propos de l’affaire Perruche, op. cit., non pas au sujet de l’intelligence artificielle mais concernant le statut prénatal de la personne dans le cadre des controverses liées à l’affaire Perruche. 65.  M. Iacub, Penser les droits de la naissance, Paris, PUF, 2002, p. 95‑99. 66.  Ainsi chez N. Naffine, « Who are Law’s Persons ? From Cheshire Cats to Responsible Subjects », The Modern Law Review, 2003, p. 346‑367. 67.  Voir J.-P. Vernant, « Aspects de la personne dans la religion grecque », [Mythe et pensée chez les Grecs. Études de psychologie historique II, Paris, Maspero, 1965, p. 79‑94]. 68.  Voir F. Ildefonse, « La personne en Grèce ancienne », Terrain, n° 52, 2009, p. 65‑77. 69.  Voir P. Ismard, La Cité des réseaux. Athènes et ses associations, VIe-ier siècle av. J.-C., Paris, Publications de la Sorbonne, 2010. 70.  Voir ici même chapitre 2. 71.  M. I. Finley, Économie et société en Grèce ancienne, Paris, Seuil, 1984 (1re  éd. 1960), p. 216. Sur l’histoire de la conception finleyenne des statuts personnels et sa réception, voir P. Ismard, « Classes, ordres, statuts : la réception française de la sociologie finleyenne et le cas Pierre Vidal-Naquet », Anabases, 19, 2014, p. 39‑53.

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Notes des pages 70 à 76

72.  V. Azoulay et P. Ismard, « Honneurs et déshonneurs. Autour des statuts juridiques dans l’Athènes classique », art. cité. 73.  Voir, de manière générale les réflexions en faveur d’une anthropologie pragmatiste de J. Bazin, Des clous dans la Joconde. L’Anthropologie autrement, Paris, Anacharsis, 2008, p. 407‑463. Il n’est pas anodin que l’attention portée à décrire les règles du jeu plutôt qu’à décrypter l’arrière-monde qui serait censé éclairer la signification des scènes dans lesquelles elles se déploient s’accompagne d’une réflexion sur le statut même des objets dans la description anthropologique – soit une réflexion sur la notion de chose-personne (p. 511), et le fétiche : « Car si les humains sont aussi des choses, pourquoi les choses, et au premier chef celles qui ont un statut d’artefacts humains, ne seraient-elles pas aussi des personnes ? » (p. 539). Là encore, c’est la notion même de personne humaine, comme centre de gravité de toute action et horizon de toute interprétation, qui est remise en cause. 74.  Démosthène, 36, Pour Phormion, 48. Sur son lien avec les deux banquiers : Isocrate, 17, Trapézitique, 43 ; Démosthène, 36, Pour Phormion, 43, 48 ; [Démosthène], 59, Contre Nééra, 2. 75.  [Démosthène], 46, Contre Stéphanos, II, 13. 76.  Démosthène, 36, Pour Phormion, 4 ; 36, 48. Pour une discussion précise des arguments en faveur de l’affranchissement ou pas de Phormion, je me permets de renvoyer à P. Ismard, « Phormion l’Athénien », Dike, n° 21, 2018, p. 183‑200. 77.  Démosthène, 36, Pour Phormion, 8 ; [Démosthènes], 45, Contre Stéphanos, I, 28. 78.  Démosthène, 36, Pour Phormion, 13. 79.  Démosthène, 46, Contre Stéphanos, II, 13. Pour les discussions précises au sujet des différents épisodes mentionnés dans ce parcours, les problèmes chronologiques qu’ils posent, l’ensemble de la bibliographie les concernant, ainsi que les différentes hypothèses formulées au sujet d’Archippè, voir P. Ismard, « Phormion l’Athénien », art. cité. 80.  [Démosthène], 59, Contre Nééra, 16. 81.  [Démosthène], 46, Contre Stéphanos, II, 13. 82.  A.-M. Verilhac et C. Vial, Le Mariage grec du vie a.C. à l’époque d’Auguste, Athènes-Paris, École française d’Athènes, 1998, p. 131. Pasion inclut dans la dot deux placements de 1 talent chacun et un immeuble (synoikia), excédant de la sorte la dot initiale d’Archippè. Les biens affectés par testament à Archippè ne le sont pourtant qu’en vue de son mariage, et c’est bien pourquoi les sources anciennes persistent à nommer proix ce qui relève pourtant d’un acte juridique distinct et original, celui du douaire. À ce titre peut-être, Archippè n’était pas pleinement propriétaire des biens transmis, et son statut personnel n’avait guère d’importance. Archippè reçut de Pasion, sous la forme du douaire, une maison, certes, mais c’est précisément que ce patrimoine n’était que transitoirement affecté, et non transmis, à proprement parler, à l’épouse du défunt.

CHAPITRE 2

Travail 1.  H. Arendt, Condition de l’homme moderne, Paris, Calmann-Lévy, 1983 (1re éd. 1958), p. 128. 2.  Id., ibid., p. 138. 3.  Voir R. Descat, L’Acte et l’Effort. Une idéologie du travail en Grèce ancienne (viiie-ve siècle av. J.-C.), Besançon, université de Franche-Comté, 1986 (Annales littéraires de l’université de Besançon, 339). 4.  Aristote, Politique, 1277a-b. 5.  Hésiode, Les Travaux et les Jours, v. 309‑311.

Notes des pages 76 à 79

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6.  Pseudo-Xénophon, Constitution des Athéniens, 1, 11. Pour une analyse précise du propos du Pseudo-Xénophon, voir le chapitre 5. 7.  E. Cohen, The Athenian Nation op. cit. Dans le même sens, E. Stolfi, « La sogettività commerciale dello schiavo nel mondo antico : soluzione greche e romane », Teoria e storia del diritto private, II, 2009, p. 1‑59. 8.  Ainsi J. Partsch, Griechisches Bürgschaftsrecht. Teil 1 : Das Recht des altgriechischen Gemeindestaats, Leipzig, Teubner, 1909, p. 136‑140, qui emploie l’expression de doulos misthophorôn ; W. L. Westermann, The Slave Systems of Greek and Roman Antiquity, op. cit., p. 12, qui assimile chôris oikountes et douloi misthophorountes ; E. Perotti, « Contribution à l’étude d’une autre catégorie d’esclaves attiques : les andrapoda misthophorounta », Actes du colloque de Besançon 1973 sur l’esclavage, Paris, Les Belles Lettres, 1976, p. 181‑194 ; dans une moindre mesure, M. Valente, « Kerdon e Manes, schiavi di Aretusio : due casi particolari di andrapoda mishtophorounta », dans A. Di Nardo et G. Lucchetta (éds.), Nuove et Antiche Schiavitu. Atti del convegno internazionale Chieti università G. D’Annunzio, Pescara, Abruzzo Edizioni, 2012, p. 83‑97. 9.  [Aristote], Economique, 1344a. Voir en ce sens les remarques de S. Ferrucci, « Schiavi Banchieri : identità e status nell Atene democratica », dans A. Di Nardo et G. Lucchetta (éds.), op. cit., p. 98‑109, p. 100‑101. 10.  Voir les remarques décisives d’E. G. Kazakévich, « Were the chôris oikountes [χωρὶς οἰκοῦντες] Slaves ? », GRBS, 48‑2, 2008 [1960], p. 343‑380, ainsi que M. Canevaro et D. Lewis, « Khoris oikountes and the Obligations of Freedmen in Late Classical and Early Hellenistic Athens », Incidenza dell’Antico, 12, 2014, p. 91‑121. Sous le terme de Privileged Chattel Slaves (« esclaves marchandises privilégiées »), Deborah Kamen a récemment tenté de reconnaître une catégorie d’esclaves qui auraient bénéficié d’un ensemble de droits spécifiques dans la cité. Leur affranchissement aurait été plus fréquent, et un « honneur » spécifique, quoique procédant en premier lieu de la volonté de leur maître, leur aurait été reconnu dans la cité. Une telle perspective repose néanmoins sur une conception de la notion de statut, qui revendique d’en étendre l’usage au-delà même de la sphère du droit (beyond legal provisions), a contrario même de son sens finleyen, au risque dès lors que puisse être confondues au cours de l’analyse la condition sociale des individus et leur position statutaire (voir D. Kamen, Status in Classical Athens, Princeton, Princeton University Press, 2013, p. 1‑7 et 19‑31). 11.  P. Ismard, La Démocratie contre les experts. Les esclaves publics en Grèce ancienne, op. cit. 12.  J. Andreau, Banque et affaires dans le monde romain, ive siècle av. J.-C.-iiie siècle apr. J.-C., Paris, Seuil, 2001, p. 17. 13.  Voir récemment N. Tran, « Les statuts de travail des esclaves et des affranchis dans les grands ports du monde romain (ier siècle av. J.-C.-iie siècle apr. J.-C.) », Annales HSS, vol. 68, n° 4, 2013, p. 999‑1025. Ce thème est indissociable du retour, discret mais bien réel, de la question du travail dans l’analyse des économies anciennes, sans doute sous l’effet du développement de l’histoire globale du travail chez les modernistes et les contemporanéistes. Voir dernièrement les réflexions de C. D’ercole, « Retour au travail. Notes sur le travail libre dans les sociétés anciennes », QS, 87, 2018, p. 25‑60. Sur la longue éclipse de cette question autrefois centrale, voir les réflexions générales de A. Schiavone, « Le travail des Anciens et des Modernes », QS, 86, 2017, p. 21‑39, qui souligne le glissement de l’étude du travail à celle du marché chez les historiens de l’Antiquité, indissociable de la fin (présumée) de la centralité du travail dans les sociétés contemporaines. 14.  Pseudo-Xénophon, Constitution des Athéniens, I, 11 : « Dans une ville où la force est toute maritime, il y va de la fortune de se faire l’esclave de son esclave, pour en tirer des rentes, et de lui laisser la liberté. » Le terme d’apophora a certainement ici un sens général, englobant les esclaves casés et les esclaves loués (cf. infra). 15.  M. Weber, Économie et société dans l’Antiquité, Paris, La Découverte, 2001, p. 109. Sur l’analyse weberienne du phénomène, R. Descat, « Max Weber et l’économie

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Notes des pages 80 à 81

de l’esclavage antique », Les Cahiers du Centre de recherches historiques, 34, 2004 (http:// journals.openedition.org/ccrh/225). 16.  Pseudo-Xénophon, Constitution des Athéniens, I, 17‑18 : « En plus de ces bénéfices, le peuple athénien en tire d’autres du fait que les procès des alliés se tiennent à Athènes, et voici lesquels : l’impôt du centième, perçu au Pirée, est plus élevé ; et puis si on possède un immeuble de rapport, on exige un loyer plus fort ; et puis, si on possède un attelage ou un esclave, on le loue (epeita ei tô zeugos estin ê andrapodon misthophoroun) ; et puis les hérauts font un meilleur chiffre d’affaires grâce au séjour des alliés. » 17.  Platon, Lois, 742a. 18.  Isée, 8, Sur la succession de Kiron, 35, en acceptant les corrections de M. Edwards, « Some Thoughts on the Text of Isaios », Acta Antiqua, 48, 2008, p. 115‑119, p. 117. 19.  Eschine, 1, Contre Timarque, 97 ; Démosthène, 27, Contre Aphobos I, 18 ; 20 ; Démosthène, 28, Contre Aphobos II, 12. Selon celui qui s’en prétendait le maître, Pancléon (auquel est intenté un procès au cours de l’année 403‑402) avait été loué à un atelier de foulon : Lysias, 23, Contre Pancléon, 2, 7. Ajoutons que dans le cadre domestique, les nourrices de l’Égypte lagide étaient l’objet de contrats réguliers de misthôsis, et il n’y a guère de raison d’imaginer qu’il en allait différemment pour les esclaves nourrices de l’Athènes classique : voir les remarques de I. Biezunska-Malowist, « Les esclaves payant l’apophora dans l’Égypte gréco-romaine », Journal of Juristic Papyrology, 15, (1965), p. 65‑72, p. 67‑69. 20.  Xénophon, Poroi, IV, 4‑14. Sur l’administration des mines, voir S. Lauffer, Die Bergwerkssklaven von Laureion, Wiesbaden, F. Steiner, 2e éd. 1979 (1955‑1956), et M. Faraguna, « La città di Atene e l’amministrazione delle miniere del Laurion », Symposion 2003, Vienne, 2006, p. 141‑160. 21.  T. S. Rihll, « Skilled Slaves and the Economy : The Silver Mines of the Laurion », dans H. Heinen (éd.), Antike Sklaverei : Rückblick und Ausblick. Neue Beiträge zur Forschungsgeschichte und zur Erschliessung der archäologischen Zeugnisse, Stuttgart, F. Steiner, 2010, p. 203‑220. Voir aussi, dans une perspective assez générale, D. Dormeyer, « Sklavenarbeit in den Silbergruben von Laureion. Entwicklung, Schutzbestimmungen, Asylrecht und Vereinsbildung der Sklaven », dans D. Dormeyer, F. Siegert et J. C. de Vos (éds.), Arbeit in der Antike, in Judentum und Christentum, Berlin, LIT Verlag, 2006, p. 57‑65. Tous les travaux conduits au sujet du travail minier préindustriel, et en particulier à l’époque médiévale, sont à cet égard éclairants (voir M.-C. Bailly-Maître et J.-M. Poisson (éds.), Mines et pouvoir au Moyen Âge, Lyon, PUL, 2007). 22.  Xénophon, Poroi, IV, 14‑17 (avec Plutarque, Vie de Nicias, 4, 2). Voir aussi Andocide 1, Sur les Mystères, 38 ; Démosthène, 37, Contre Panténétos, 4, 5, 26, 28 ; Cornelius Nepos, Cimon, 1, 3, au sujet de Callias. 23.  Sur la pièce de Phérécrate, rédigée entre 430 et 415, voir G. Rehrenboeck, « Das Schlaraffenland im Tartaros. Zur Thematik der Metalles des Komikers Pherekrates », WHB, 29, 1987, p. 14‑25. 24.  Hypéride, frgt. 29 (éd. Jensen – extrait du Contre Aristogiton). 25.  S. Lauffer, Die Bergwerkssklaven von Laureion, op. cit., p. 160‑165. Il est en outre fort probable que les 20 000 esclaves cheirotechnai ayant fui l’Attique au moment de la prise de Décélie par les Spartiates (Thucydide, Histoire de la guerre du Péloponnèse, VII, 27) aient été des esclaves du Laurion. 26.  Xénophon, Poroi, IV, 17. 27.  Pour une critique de cette « défense d’une prostitution saine, universelle et ostensiblement neutre quant au sexe », voir C. Pateman, Le Contrat sexuel, Paris, La Découverte, 2010, p. 266‑280, ici, p. 266. 28.  Ainsi D. A. Richards, Sex, Drugs, Death and the Law. An Essay on Human Rights and Overcriminalization, Totowa, Rowman & Littlefield, 1982, p. 88. 29.  Dans cette direction, voir les remarques de R. Flemming, « Que Corpore Quaestum Facit : The Sexual Economy of Female Prostitution in the Roman Empire », JRS, 89,

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1999, p. 38‑61, et C. W. Marshall, « Sex Slaves in New Comedy », dans B. Akrigg et R. Tordoff (éds), Slaves and Slavery in Ancient Greek Comic Drama, Cambridge, Cambridge UP, 2013, p. 173‑196. 30.  Eschine 1, Contre Timarque, 19‑20 ; Eschine 1, Contre Timarque, 28‑32. Sur la date de ces deux lois, voir les hypothèses de A. Lanni, « The Expressive Effects of the Athenian Prostitution Laws », Classical Antiquity, 29, 2010, p. 45‑67, p. 55‑57. 31.  Contra E. Cohen, Athenian Prostitution. The Business of Sex, Princeton, Princeton UP, 2016. L’analyse de Cohen rencontre deux difficultés et repose sur une confusion de taille. Elle peine tout d’abord à expliquer les lois qui punissent sévèrement la prostitution d’un homme libre (voir A. Lanni, « The Expressive Effects of the Athenian Prostitution Laws », art. cité). Elle accorde surtout un poids considérable à quelques cas mal documentés : Timarque est le seul personnage de statut libre dans nos sources au sujet duquel la pratique de la prostitution est mentionnée – et ce, par son adversaire. L’argumentation d’E. Cohen le conduit à conférer un poids considérable au discours Contre Simon de Lysias (3). Il y est certes question d’une convention (synthêkê, 22, symbolaion, 26), à mon sens sans valeur légale, passée entre Theodotos et Simon. Or, Theodotos, qualifié à plusieurs reprises de pais par le plaideur, est bien un esclave contrairement à ce qu’avance Cohen. Le plaideur s’en est saisi pour l’emmener durant un certain temps en dehors de la ville ; lorsqu’il l’y a ramené, c’est chez un certain Lysimaque que Theodotos a habité (10‑11). Le plaideur évoque surtout le risque de basanos qui pèse sur Theodotos (33 : « Je n’avais que cet enfant qui, incapable de me prêter main-forte, pouvait fort bien par contre, soumis à la question, me dénoncer si je me mettais dans mon tort (mênusai de hikanon ên basanizomenon) »). Il reste dès lors à comprendre le statut des 300 drachmes qui ont été en jeu entre Theodotos et Simon (22‑26). On peut supposer qu’en réalité la convention consistait à offrir l’argent pour permettre à Theodotos de se racheter, ou bien la somme visait à acheter, avec son accord, Theodotos (voir, dans le même sens, les remarques de S. C. Todd, A Commentary on Lysias. Speeches 1‑11, Oxford, Oxford UP, 2007, p. 280). Par ailleurs, Cohen défend l’idée selon laquelle l’esclave pouvait faire valoir ses droits au tribunal sur la base d’un contrat de prostitution. Une telle lecture repose sur une confusion selon laquelle il existait en droit athénien une action dans laquelle les esclaves pouvaient faire valoir leurs droits. Or, nous le verrons, le fait qu’une action puisse être déposée contre un esclave ne signifie aucunement la reconnaissance d’une personnalité juridique ; par ailleurs, le rôle des esclaves dans la procédure des dikai emporikai est douteux (cf. infra). Sur un autre cas de prostitué masculin, esclave cette fois, Phédon d’Élis : Diogène Laërce, Vie et doctrines des philosophes illustres, 2, 105. 32.  J. N. Davidson, Courtesans and Fishcakes. The Consuming Passions of Classical Athens, Londres, HarperCollins, 1998, p. 109‑136. 33.  C’est ce qu’aurait fait, par exemple, Hypéride avec Phila, achetée 20 mines et installée dans une de ses maisons à Éleusis (Athénée, Deipnosophistes, XIII, 590 d = Idoménée, FGH 338 F14). À l’inverse, Antiphon, 1, Accusation d’empoisonnement contre une belle-mère, 14‑15, mentionne le cas d’un homme qui vend sa pallakê à un porneion. 34.  Des porneia se trouvent dans de nombreux quartiers de la cité à en croire Philémon (Athénée, Deipnosophistes, 569e) ; Xénophon, Mémorables, II, 2, 4. Voir A. Glazebrook, « Porneion. Prostitution in Athenian Civic Space », dans A. Glazebrook et M. M. Henry (éds.), Greek Prostitutes in the Ancient Mediterranean, 800 BCE-200 CE, Madison, University of Wisconsin Press, 2011, p. 34‑59. Sur les porneia qui seraient parfois aussi des lieux de travail de la laine, voir V. Sebillotte Cuchet, « Des “ouvrières” de la laine et du sexe à Athènes (ive siècle av. J.-C.) », Clio. Femmes, Genre, Histoire, 38, 2013, p. 225‑233. Dans une thèse en cours d’écriture (à l’université de Strasbourg), Cécilia Landau a repris toutefois l’ensemble du dossier autour de la spinning hetaira (ou pornê), et en appelle au contraire à la prudence. À ses yeux, rien ne permet d’avancer l’existence de tels établissements (je remercie Cécilia Landau de m’avoir fait parvenir une première version de son travail sur ce point).

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35.  Isée, 6, Sur la succession de Philoktemon, 19. 36.  [Démosthène], 59, Contre Nééra, 18‑19. Le rôle de Charisios est mentionné (sous le nom de Casios) par Athénée, Deipnosophistes, XIII, 593f. 37.  Isée, 6, Sur la succession de Philoktemon, 20. 38.  [Démosthène], 59, Contre Nééra, 18. 39.  [Démosthène], 59, Contre Nééra, 67. 40.  [Démosthène], 59, Contre Nééra, 26 ; [Démosthène], 59, Contre Nééra, 28 : « Hipparque, du dème d’Athmonon, déclare que Xénoclidès et lui-même ont loué, à Corinthe, Nééra l’accusée comme une courtisane de celles pour lesquelles on verse un misthos (ôs hetairan ousan tôn mistharnousin), et que Nééra dans cette ville participait à des banquets avec lui et avec le poète Xénoclidès. » 41.  [Démosthène], 59, Contre Nééra, 29. 42.  H. Cuvigny (éd.), Didymoi. Une garnison romaine dans le désert oriental, vol. 2 : Les Textes, Le Caire, IFAO, 2012, n° 382 (A. Bülow-Jacobsen), l. 10‑12. L’acheteur potentiel envisage toutefois au sujet d’une autre femme une location pour une durée de trois mois. Le même Philoclès, dans une autre lettre, évoque en outre une transaction dans laquelle des clients auraient offert de verser 22 statères par mois pour une fille (tou korasiou) (n° 390, l. 3‑6). Par ailleurs, un impôt portant sur les activités des hétaïres, l’hetairikon, existe sans doute déjà dans l’Égypte ptolémaïque (B. Legras, « La prostitution féminine dans l’Égypte ptolémaïque », Symposion 1995, Cologne, 1997, p. 249‑264, p. 262‑263, reprenant une suggestion d’U. Wilcken). 43.  [Aristote], Athenaiôn Politeia, 50, 2. 44.  Hypéride, 4, Pour Euxénippe, 3, montre sans ambiguïté que l’acte prend la forme d’une location de corps : « Diognidos et Antidore le métèque se voient intenter une eisangelia sous prétexte qu’ils louent leurs joueuses de flûte (misthountes tas aulêtridas). » 45.  C’est ce qu’atteste en particulier l’ensemble des fragments des auteurs de l’Ancienne Comédie à leur sujet : voir D. Sells, « Slaves in the Fragments of Old Comedy », dans B. Akrigg et R. Tordoff (éds.), Slaves and Slavery in Ancient Greek Comic Drama, Cambridge, Cambridge UP, 2013, p. 91‑110, p. 99‑102. 46.  Encore une fois, il est bien difficile de faire la part des choses entre tous les chiffres donnés par les sources anciennes. Dans les Epitrepontes de Ménandre (136‑137), Smicrinès évoque les sommes considérables (12 drachmes par jour) que Chérestrate donne quotidiennement au proxénète, ce qui n’est guère concluant ; dans le Colax (128‑130), en revanche, une courtisane est censée gagner 3 mines par jour. Au sujet de Timarque, Eschine, 1, Contre Timarque, 158, évoque un paiement à l’acte (huper tês praxeôs), mais pour cause, il ne s’agit pas d’un travail servile, donc le principe de la location est exclu. Un passage du livre Sur les Courtisanes de Gorgias indique en revanche que la courtisane Lêmê, qu’on appelait aussi Parorama, se donnait aux hommes pour 2 drachmes (FGrH 351 F1 = Athénée, Deipnosophistes, 13, 596f). Les cas mentionnés par la documentation papyrologique de Didymes (cf. supra) évoquent des paiements au mois. 47.  Dans les comptes de construction de Délos, la présence d’esclaves loués ne fait guère de doute puisque les hiéropes, à plusieurs reprises rémunèrent des esclaves dont on mentionne le nom du maître (voir les cas mentionnés par C. Feyel, Les Artisans dans les sanctuaires grecs aux époques classique et hellénistique à travers la documentation financière en Grèce, Athènes-Paris, École française d’Athènes, 2006, p. 330). 48.  IG I3 475‑479. 49.  Sur la logique descriptive des comptes de l’Erechtheion, voir S. Epstein, « Attic Building Accounts from Euthynae to Stelae », dans M. Faraguna (éd), Archives and Archival Documents in Ancient Societies : Legal Documents in Ancient Societies IV, Trieste, EUT, 2013, p. 127‑141. 50.  C. Feyel, Les Artisans dans les sanctuaires grecs aux époques classique et hellénistique à travers la documentation financière en Grèce, op. cit., p. 323. La distinction entre les trois statuts ne prête guère à contestation : les citoyens sont mentionnés par

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leur nom suivi d’un démotique, celui des métèques s’accompagne de la mention de leur dème d’enregistrement à Athènes, celui des esclaves du nom de leur maître au génitif. 51.  IG I3 476, l. 223‑227. 52.  Respectivement IG I3 476, l. 202‑203, l. 239 et IG I3 476, l. 210‑211, l. 247 ; voir C. Feyel, Les Artisans dans les sanctuaires grecs aux époques classique et hellénistique à travers la documentation financière en Grèce, op. cit., p. 324. Par ailleurs, il faudrait pouvoir déterminer le statut des hommes mentionnés en IG I3 475, l. 272‑285, et de nombreux individus dont nous ne connaissons que le nom (ainsi IG I3 475, l. 66‑69, l. 233‑234, l. 254, l. 288‑293). 53.  Mais à Éleusis un siècle plus tard, seuls les ouvriers non nommés sont payés à la journée, ce qui pourrait s’expliquer par leur statut servile. 54.  IE (= K. Clinton, Eleusis. The Inscriptions on Stone) 177, l. 28, l. 29, l. 32, l. 33, l. 46, l. 62, l. 173, l. 222, l. 240. 55.  IE 177, l. 28, l. 32‑33, l. 45, l. 60. 56.  K. Clinton, Eleusis. The Inscriptions on Stone. Documents of the Sanctuary of the Two Goddesses and Public Documents of the Deme, vol. 2, Athènes, Archeological Society of Athens, 2008, p. 184. 57.  Voir dans un tout autre contexte les remarques de N. Tran, « Entreprises de construction, vie associative et organisation du travail dans la Rome impériale et à Ostie », AC, 86, 2017, p. 115‑127. On peut toutefois douter qu’une telle main-d’œuvre ait toujours été suffisamment disponible. À Éleusis, en 329‑328, 28 esclaves publics sont présents sur le chantier. Comment comprendre que les Athéniens aient alors fait intervenir des esclaves qu’ils possédaient à titre collectif, au lieu de n’avoir recours qu’à des travailleurs loués ? On peut y voir la victoire posthume du projet de Xénophon, lorsque ce dernier prescrivait, dans les Poroi, que la cité achète des dizaines de milliers d’esclaves auprès des citoyens athéniens pour relancer l’activité minière. Ce que Xénophon envisageait pour les mines du Laurion aurait été en somme appliqué, dans des dimensions beaucoup plus modestes, au secteur de la construction. Mais le recours aux esclaves publics témoigne peut-être surtout du besoin de fixer définitivement une main-d’œuvre polyvalente au service de la cité afin de se prémunir de la mobilité des travailleurs dans le secteur de la construction (voir C. Feyel, Les Artisans dans les sanctuaires grecs aux époques classique et hellénistique à travers la documentation financière en Grèce, op. cit., p. 340). On ne peut en déduire néanmoins, comme le fait S. Epstein, « Why Did Attic Building Projects Employ Free Laborers Rather than Slaves ? », ZPE, 166, 2008, p. 108‑112, la rareté de la main-d’œuvre servile à louer. 58.  Sur l’ampleur du phénomène, voir de manière générale P. Hunt, Slaves, Warfare and Ideologies in the Greek Historians, Cambridge, Cambridge UP, 1998. La pratique n’est pas spécifiquement athénienne : voir le cas des esclaves chiotes répartis dans le cadre des décades à la fin du ve siècle (L. Robert, « Sur les inscriptions de Chios », BCH 59, 1935, p. 453‑459). Dans l’Économique, [Aristote] mentionne l’invention d’un procédé assuranciel mis en place par Antiménès de Rhodes : [Aristote], Économique, 1352 b (cf. supra, chapitre 1). 59.  B. Jordan, « The Meaning of the Technical Term Hyperesia in Naval Contexts of the Fifth and Fourth Centuries BC », Californian Studies in Classical Antiquity (CSCA), 2, 1969, p. 183‑207, p. 204‑205 ; P. Hunt, « Arming Slaves and Helots in Classical Greece », dans C. L. Brown et P. D. Morgan (éds.), Arming Slaves from Classical Times to the Modern Age, New Haven, Yale UP, 2006, p. 14‑29, p. 27. Cette lecture pose problème néanmoins car son usage, ici, ne correspond pas au sens usuel du terme apophora (voir plus bas). 60.  Sur l’identification du combat en question, voir les mises au point de P. Hunt, « Arming Slaves and Helots in Classical Greece », art. cité, et les conclusions prudentes de P. Funke, « Konons Rückkehr nach Athen im Spiegel epigraphischer Zeugnisse », ZPE, 53, 1983, p. 164‑169, qui date plus généralement la liste des années 408‑400. Bien que le statut même de cette longue liste reste incertain (obituaire ? Inscription honorifique ? Liste

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de mobilisation effectuée dans l’urgence ?), elle atteste la présence importante d’esclaves sur les trières athéniennes (sur l’onomastique servile, voir B. Robertson, « The SlaveNames of IG I3 1032 and the Ideology of Slavery at Athens », dans C. Cooper (éd.), Epigraphy and the Greek Historian, Toronto, University of Toronto Press, 2008 ; voir aussi les hypothèses de G. Bakewell, « Trierarch’s Records and the Athenian Naval Catalogue (IG I3 1032) », dans E. A. Mackay (éd.), Orality, Literacy, Memory in the Ancient Greek and Roman World, Leyde et Boston, Brill, 2008, p. 143‑162). Rien n’indique qu’un tel recours se soit limité à la bataille des Arginuses mentionnée par Xénophon, Helléniques, I, 6, 24, ni d’ailleurs que les esclaves aient été cantonnés à un rôle supplétif. Si les Arginuses représentent une configuration exceptionnelle, c’est en raison de l’octroi de la citoyenneté accordé aux esclaves (Aristophane, Grenouilles, v. 693‑694). Thucydide, Histoire de la guerre du Péloponnèse, VII, 13, 2, semble même entendre que ces derniers étaient importants lors de l’expédition de Sicile (voir en particulier A. J. Graham, « Thucydides 7.13.2 and the Crews of Athenian Triremes », dans TAPhA, 122, 1992, p. 257‑270). 61.  Cela semble accréditer le propos du Pseudo-Xénophon, Constitution des Athéniens, 1, 19, lorsqu’il affirme que les esclaves accompagnent leurs propriétaires. 62.  A. J. Graham, « Thucydides 7.13.2 and the Crews of Athenian Triremes : An Addendum », dans TAPhA, 128, 1998, p. 89‑114, p. 98‑99. 63.  G. Bakewell, « Trierarch’s Records and the Athenian Naval Catalogue (IG I3 1032) », art. cité, p. 152‑153. 64.  Anecdota Graecae, Anakeion (I. Bekker I, 212). 65.  Deux mentions de l’époque classique obscurcissent quelque peu le tableau. La notice Anakeion de la Souda cite le passage suivant d’un discours d’Isée : « Il fit jeter Hermokratès en prison, prétendant qu’il était son affranchi et ne le relâcha pas avant d’avoir tiré trente drachmes » (fragment XIII). Faut-il concevoir que l’affranchi, puni par son ancien maître, aurait été placé pendant un certain temps par ce dernier dans l’Anakeion ? Voir aussi Démosthène 45, Contre Stéphanos, I, 80 : « C’est un homme misérable, Athéniens, misérable et corrompu, depuis le jour où il est sorti de l’Anakeion (anôthen ek tou Anakeiou) ». Il paraît toutefois excessif de faire du lieu une « place de définition des dominants et d’exclusion des dépendants » (D. Plácido Suárez, « Guerre et marchés d’esclaves dans la Grèce classique », Routes et marchés d’esclaves, Besançon, 2001, p. 21‑28, ici p. 27). Sur la localisation de l’Anakeion, J.-M. Luce, « Thésée, le synœcisme et l’agora d’Athènes », Revue archéologique, 1998, p. 3‑31, p. 12. Pour un cas analogue dans l’Istanbul du xviie siècle, voir Y. Aykan, « On Freedom, Kinship and the Market. Rethinking Property and Law in the Ottoman Slave System », Quaderni Storici (QS), 52, 1, 2017, p. 13‑39. 66.  Voir l’ensemble des sources lexicographiques rassemblées par A. Fuks, « Kolonos  misthios  : Labour Exchange in Classical Athens », Eranos, 49, 1951, p. 171‑173. Surtout, un fragment comique des Horai de Cratinos (frgt. 263 Kock I, p. 92) qualifie un certain Androclès sous le sobriquet d’Androkolônoklês, ce qu’un grammairien explique en affirmant qu’il est anti tou misthios. La Souda (kolônetas) affirme que les Kolônetai sont « ceux qui touchent un misthos, car ils se rassemblent après du Kolonos, à proximité de l’agora ». En dehors d’Athènes, de tels lieux sont attestés : voir le décret de Paros du e ii  siècle qui règle des conflits entre employeurs et misthôtoi : IG XII 5, 129, l. 16‑20 ; à Magnésie du Méandre, à l’époque d’Hadrien, il existe un lieu au sud de l’agora pour les employés maçons : I Magnesia 239a. 67.  Un passage des Caractères (IV, 1, 3) de Théophraste est d’ailleurs frappant : l’homme de la campagne est moqué car il parle des affaires de l’Assemblée à ses misthôtoi. Le texte distingue explicitement ces misthôtoi des esclaves qui travaillent eux aussi sur l’exploitation. Il s’agit très certainement d’hommes libres et non libres (esclaves loués, affranchis, étrangers et citoyens), qui sont ici rassemblés sous l’égide d’une catégorie homogène de « salariés ». 68.  Pollux, 7, 202. Eschine 1, Contre Timarque, 119. 69.  L. Migeotte, Les Finances des cités grecques aux périodes classique et hellénistique, op. cit., p. 245.

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70.  Xénophon, Poroi, IV, 25. 71.  P. Gauthier, Un commentaire historique des Poroi de Xénophon, op. cit., p. 157. Voir chapitre 1 sur les limites de l’argumentation de Gauthier. 72.  Xénophon, Poroi, IV, 14. Dans le même sens, voir les remarques de H. W. Pleket, dans son compte rendu du livre de P. Gauthier [Mnemosyne 33, 1980, p. 190‑195, ici p. 194‑195] qui imagine un impôt restreint aux esclaves du Laurion. L.  Migeotte, Les Finances des cités grecques aux périodes classique et hellénistique, op. cit., p. 514‑515 parle en revanche d’un impôt portant sur le travail en établissant un lien avec le texte de Téos (p. 242) (voir note suivante), sans préciser la forme qu’une telle imposition pourrait prendre, mais il n’exclut pas le principe de la capitation. Il me semble plus pertinent de concevoir un impôt portant sur la transaction que constitue la location. 73.  SEG 26, 1305, l. 6‑8 (voir chapitre 1). 74.  Je n’entre pas dans les débats sur la procédure des dikai emmenoi, procès jugés dans un délai d’un mois ou procès ayant lieu chaque mois, accessoire en l’occurence (voir la mise au point de A. Lanni, Law and Justice in the Courts of Classical Athens, Cambridge, Cambridge UP, 2006). 75.  [Aristote], Athenaiôn Politeia, 52, 2. Un fragment de discours de Dinarque, que la tradition a transmis sous le titre Lusikleidê kata Daou huper andrapodôn ressortissait peut-être de cette action : Denys d’Halicarnasse, Dinarque, 12 (Dinarque, fragment LXXIII, éd. N. Conomis – Teubner). Mentionnons à cet égard le cas inclassable que présente l’autre discours de Dinarque mentionné par Denys d’Halicarnasse, Dinarque, 12 (Dinarque, fragment LII, éd. N. Conomis – Teubner) : Défense pour Parménon contre un esclave, au sujet d’un dommage (huper andrapodou blabês). 76.  J. H. Lipsius, Das attische Recht und Rechtsverfahren mit Benutzung des attischen Prozesses, 3 vol., Leipzig, Reisland Verlag, 1905‑1915, p. 640, n. 14 ; A. R. W. Harrison, The Law of Athens, II : Procedure, Oxford, Clarendon Press, 1971, p. 22, n. 10 ; P. J. Rhodes, A Commentary on the Aristotelian Athenaion Politeia, Oxford, Oxford UP, 1981, p.  586, fait l’hypothèse que l’action concernait les affaires liées aux dommages commis par les esclaves et le bétail. Comme le remarque C. Chandezon, L’Élevage en Grèce, fin ve-fin ier siècle a.C. L’apport des sources épigraphiques, op. cit., p. 106, on ne voit pas pourquoi « seules les bêtes de trait seraient évoquées et non les chèvres et les moutons, qui commettent beaucoup plus de ravages ». 77.  Pseudo-Xénophon, Constitution des Athéniens I, 18 : « si on possède un attelage ou un esclave, on le loue (epeita ei tô zeugos estin ê andrapodon misthophoroun) ». Sur l’inscription de Téos, voir supra. 78.  À la suite de M. Feyel, C. Chandezon, L’Élevage en Grèce, fin ve-fin ier siècle a.C. L’apport des sources épigraphiques, op. cit., p. 106, fait l’hypothèse, au sujet des dikai hupozugiôn, qu’il pourrait s’agir d’une action relative au droit de rédhibition – mais dans ce cas, je ne comprends pas pourquoi, dans le cas d’une action relative au droit de rédhibition, seuls les animaux de trait seraient mentionnés. 79.  C. Préaux, « De la Grèce classique à l’Égypte hellénistique. Les troupeaux “immortels” et les esclaves de Nicias », Chroniques d’Égypte, 41, 1966, p. 161‑164. En s’appuyant en particulier sur Hérodote VII, 83, 211, l’historienne plaidait en outre pour l’origine spécifiquement grecque de la clause. En Égypte, la clause concernait de fait aussi bien les nourrices que les troupeaux (voir A. P. Christophilopoulos, « Athanatos en droit grec », RIDA 4 (Mélanges Visscher 3), 1950, p. 297‑301). P. Gauthier, Un commentaire historique des Poroi de Xénophon, op. cit., p. 139, fait l’hypothèse que le terme athanatos existait dans les contrats de louage d’esclaves en Attique. 80.  C. Préaux, « De la Grèce classique à l’Égypte hellénistique. Les troupeaux “immortels” et les esclaves de Nicias », art. cité, p. 161. 81.  À Gortyne, il est d’ailleurs question de la catégorie des thnaton, qui rassemble le bétail et les esclaves ; voir les remarques de C. Brixhe et M. Bile, « La circulation des biens dans les lois de Gortyne », dans C. Dobias-Lalou (éd.), Des dialectes grecs aux lois de Gortyne, Paris, De Boccard, 1999, p. 75‑116, p. 92 et 84. C. Oudin-Bastide,

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Travail, capitalisme et société esclavagiste. Guadeloupe, Martinique (xviie-xixe siècle), Paris, La Découverte, 2005, p. 212, cite, dans le cas des Antilles françaises, des clauses bien différentes, le preneur n’étant pas tenu responsable de la fuite des esclaves ni d’ailleurs de leur mort éventuelle. 82.  P. J. Du  Plessis, Letting and Hiring in Roman Legal Thought : 27 BCE-284 CE, Leyde, Brill, 2012, p. 117. Le Digeste évoque en outre quelques cas dans lesquels les esclaves peuvent louer eux-mêmes leur operae, mais l’authenticité de ces textes fait problème (voir Du Plessis, Letting and Hiring in Roman Legal Thought : 27 BCE-284 CE, op. cit., p. 119). Il existait par ailleurs une distinction entre le cas où l’esclave, partie de l’instrumentum, est loué avec la maison, avec la terre, ou bien s’il est loué individuellement (P. J. Du  Plessis, Letting and Hiring in Roman Legal Thought : 27 BCE-284 CE, op. cit., p. 134). 83.  Y. Thomas, « L’usage et les fruits de l’esclave. Opérations juridiques romaines sur le travail », Enquête, 7, 1999, p. 203‑230. Pour approfondir, dans une perspective plus générale, l’hypothèse de Thomas, voir Incise 2. 84.  Voir C. Feyel, Les Artisans dans les sanctuaires grecs aux époques classique et hellénistique à travers la documentation financière en Grèce, op. cit., p. 418‑419, et J. Zurbach, « Entre libres et esclaves dans l’Athènes classique », dans C. Apicella et al. (éds.), Les Affaires de Monsieur Andreau. Économie et société du monde romain, op. cit., p. 273‑285. 85.  Hypéride, 3, Contre Athénogénès, 22 – et non « par le maître chez qui ils ont commis l’acte incriminé », comme le comprend Gaston Colin (CUF). Voir les remarques de D. Whitehead, Hypereides. The Forensic Speeches. Introduction, Translation and Commentary, Oxford, Oxford UP, 2000, p. 323‑325. 86.  D. Phillips, « Hypereides 3 and the Athenian Law of Contracts », TAPhA, 139, 1, 2009, p. 89‑122, p. 113. 87.  Le droit athénien semble différer sensiblement de la situation que présente le Code de Gortyne au sujet de l’esclave gagé (katakeimenos), dans lequel certains historiens ont reconnu un véritable louage de service. Le Code établit en effet un principe de corresponsabilité pour les actes commis par ce dernier entre son maître et le preneur de gage (IC IV, 41 : Nomima II, 26). F. Ruzé présente de la sorte la situation : « Il s’agit en somme d’un louage de services dont la rémunération, non versée au prestataire de services, couvre la dette, après quoi l’on se retrouve à la position de départ ». Certains y ont même vu un principe de division de la maîtrise portant sur l’esclave : voir K. Kristensen, « Gortynian Debt Bondage – Some New Considerations on IC IV 41 IV-VII, 47 and 72 l. 56-II.2, X. 25‑32 », ZPE, 149, 2004, p. 73‑79, p. 74. 88.  R. Descat, « L’économie antique et la cité grecque. Un modèle en question », Annales ESC, 50, 5, 1995, p. 961‑989. 89.  [Aristote], Économique, 1344a. 90.  Voir les remarques de R. Descat, « Max Weber et l’économie de l’esclavage antique », art. cité, 2004. 91.  Athénée, Deipnosphistes, VI, 272e. 92.  V. Chankowski, « Techniques financières, influences, performances dans les activités bancaires des sanctuaires grecs », Topoi, 12‑13, 2005, p. 69‑93 ; P. Ismard, La Cité des réseaux. Athènes et ses associations, vie-ier siècle av. J.-C., Paris, Publications de la Sorbonne, 2010, p. 294‑300. 93.  Voir aussi, dans le patrimoine du père de Démosthène, la définition du capital energa, capital actif, composé des ateliers et de créances, producteur lui-même de revenus (Démosthène, 27, Contre Aphobos I, 10). 94.  Hypéride, 1, Pour Lycophron, 1‑2. Sur le passage, voir D. Whitehead, Hypereides. The Forensic Speeches. Introduction, Translation and Commentary, op. cit., 2000, p. 107‑109.

Notes des pages 92 à 95

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95.  J. A. Straus, « Les contrats d’apprentissage et d’enseignement relatifs à des esclaves dans la documentation papyrologique grecque d’Égypte », dans M.-H. Marganne et A. Ricciardetto (éds.), En marge du serment hippocratique. Contrats et serments dans le monde gréco-romain. Actes de la Journée d’étude internationale (Liège, 29 octobre 2014), Liège, Presses universitaires de Liège, 2017, p. 119‑134, en particulier p. 127‑128. À Rome, le contrat d’apprentissage emprunte le plus souvent la forme d’un contrat de louage entre le père ou le maître et l’artisan, qui joue le rôle de conductor (N. Tran, Dominus Tabernae. Le statut de travail des artisans et des commerçants de l’Occident romain, BEFAR, Rome, 2013, p. 166‑167). 96.  Sur le concept de second esclavage, voir M. Zeuske et D. Tomich, « The Second Slavery : Mass Slavery, World Economy and Comparative Microhistories », Review : Fernand Braudel Center, 31‑2, 2008, p. 91‑100, et A. E. Kaye, « The Second Slavery : Modernity in the Nineteenth-Century South and the Atlantic World », The Journal of Southern History, 75, 3, 2009, p. 627‑650. 97.  A. Gross, Double Characters. Slavery and Mastery in the Antebellum Southern Courtroom, op. cit., p. 33. 98.  Voir en particulier J. D. Martin, Divided Mastery. Slave Hiring in the American South, Cambridge (Mass.), Harvard UP, 2004, p. 190, et C. Oudin-Bastide, Travail, capitalisme et société esclavagiste. Guadeloupe, Martinique (xviie-xixe siècle), op. cit., p. 211‑215. Pour un cas bien éloigné du cadre atlantique, voir D. Gioffrè, Il mercato degli schiavi a Genova nel secolo XV, Gênes, Fratelli Bozzi, 1971, p. 94. 99.  IG II² 10051. 100.  IG II² 2940 (avec la correction : SEG 42, 152). 101.  IG II² 2940 : Kadous, Manes, Attas, Maes, Sosias ou Tibeios font partie du répertoire onomastique servile – avec toutes les prudences qu’impose ce type de généralisation. 102.  IG II² 2937, IG II² 2938 et SEG 54, 236. S. Lauffer, Die Bergwerkssklaven von Laureion, op. cit., p. 177‑192 a proposé une lecture plus générale en mettant en relation les réalités du travail du Laurion et un certain nombre de dédicaces, en l’honneur d’un héros inconnu (IG II² 4598), d’Artémis (IG II² 4633) ou de Men (IG II² 4684). 103.  C. Taylor, « Social Networks and Social Mobility in Fourth-Century Athens », dans C. Taylor et K. Vlassopoulos (éds.), Communities and Networks in the Ancient Greek World, op. cit., 2015, p. 35‑53, p. 48. 104.  Il est à cet égard frappant d’observer que c’est autour du Sounion, soit à proximité du Laurion, qu’à l’époque hellénistique le culte de Men est le plus directement attesté dans nos sources au travers d’une série d’inscriptions dédicatoires (IG II² 1365 et 1366 en particulier, ier siècle av. J.-C.). 105.  À titre d’exemple, C. Oudin-Bastide, Travail, capitalisme et société esclavagiste. Guadeloupe, Martinique (xviie-xixe siècle), op. cit., p. 215‑234, qui en fait une « modalité régulatrice » du système esclavagiste ; K. J. Higgins, « Masters and Slaves in a Mining Society : A Study of Eighteenth-Century Sabará, Minas Gerais », Slavery & Abolition, 11, 1, 1990, p. 58‑73 ; H. Johnson, « A Slow and Extended Abolition : The Case of the Bahamas, 1800‑1838 », dans M. Turner (éd.), From Chattel Slaves to Wage Slaves. The Dynamics of Wage Bargaining in the Americas, Londres, J. Currey, 1995, p. 165‑181. 106.  Démosthène, 53, Contre Nicostratos, 20‑21. 107.  L. Gernet, « Aspects du droit athénien de l’esclavage », 1950 [Droit et société dans la Grèce ancienne, Paris, Sirey, 1955], p. 160 et A. R. W. Harrison, The Law of Athens, I : The Family and Property, op. cit., p. 175, note 1. 108.  E. G. Kazakévich, « Were the χωρὶς οἰκοῦντες Slaves ? », art. cité, p. 379. Selon E. Perrotti, « Contribution à l’étude d’une autre catégorie d’esclaves attiques : les ­andrapoda mishtophorounta », Actes du colloque de Besançon 1973 sur l’esclavage, Paris, Les Belles Lettres, 1976, p. 181‑194, p. 185, la forme moyenne est surtout là pour indiquer que l’action se réalise à l’avantage d’Aréthousios. V. Bers, Demosthenes, Speeches, 50‑59, Austin, 2004, p. 64, suit dans sa traduction cette ligne d’interprétation : « Whenever the slaves bought the fruits of a harvest or contracted to harvest a crop or

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Notes des pages 95 à 97

took up some other agrictultural work, it was Arethousios who negotiated the purchase or arranged for their hire » ; voir aussi M. Valente, « Kerdon e Manes, schiavi du Aretusio : due casi particolari di andrapoda mishtophorounta », art. cité, p. 88. 109.  ID 1417 face B, l. 99‑100, l. 103‑104. Selon la lecture qu’en a proposée Michèle Brunet (C. Prêtre et al., Nouveaux choix d’inscriptions de Délos. Lois, comptes et inventaires, Paris, École française d’Athènes, 2002) Apolla et Onesimos louent chacun un jardin mais leur maître (ici sous le terme kurios), est à chaque fois mentionné car il est le seul responsable juridique de l’acte. Il importe peu de savoir si les esclaves joueront ici de facto le rôle de fermier, ou s’ils ne font que représenter les intérêts de leur maître ; il importe seulement de relever la structure juridique qui associe le nom de l’esclave, dont l’identification est nécessaire, au nom de celui qui porte la responsabilité de son acte. Il est remarquable néanmoins qu’une femme esclave (Apolla) soit ici mentionnée dans un acte de location de terre ; c’est précisément que la domination esclavagiste abolit en droit la distinction de genre, s’accomplissant indistinctement pour un homme ou une femme esclave – si bien qu’une femme esclave peut accomplir le cas échéant, en tant qu’esclave, des actions impensables pour une femme dans l’ordre des libres, dès lors, bien évidemment, que la responsabilité de l’acte demeure en droit celle de son maître. 110.  Xénophon, Poroi, 4, 14 ; Andocide, 1, Sur les Mystères, 38 ; Eschine, 1, Contre Timarque, 97 ; Théophraste, Caractères, 30, 15 ; Ménandre, Epitrepontes, v. 378‑380. 111.  C’est le cas, par exemple, pour Pseudo-Xenophon, Constitution des Athéniens, 1, 11. L’apophora désigne ici l’ensemble des revenus dont un maître peut bénéficier par l’intermédiaire de son esclave, y compris des revenus provenant éventuellement de la location de l’esclave. Il en va de même à mon sens pour les esclaves dont a hérité Timarque (Eschine 1, Contre Timarque, 97), travailleurs du cuir qui versent une apophora de 2 oboles à leur maître. 112.  E. G. Kazakévich, « Were the χωρὶς οἰκοῦντες Slaves ? », art. cité, p. 354‑355. Le terme apparaît en outre dans les testaments et contrats de l’Égypte lagide (I. BiezunskaMalowist, « Les esclaves payant l’apophora dans l’Égypte gréco-romaine », art. cité, p. 65‑72). 113.  C. Meillassoux, Anthropologie de l’esclavage. Le ventre de fer et d’argent, op. cit., p. 118‑119 ; en revanche, on ne peut l’associer par principe à un mode de vie qui « prend les apparences de la conjugalité et de la famille ». Meillassoux distingue l’esclave casé de l’esclave mansé, qui travaille sur les terres du maître pendant une durée convenue de la journée. 114.  Xénophon, Poroi, 4, 14 ; Andocide, 1, Sur les Mystères, 38 : « Il disait donc qu’il avait un esclave travaillant au Laurion et qu’il devait aller toucher l’apophora. » Théophraste, Caractères, 30, 15‑16 : « Perçoit-il d’un esclave une apophora, il réclame de surcroît le change de la monnaie de cuivre, et de même lorsqu’il reçoit les comptes de son intendant. » De même chez Ménandre, Epitrepontes, v. 214‑257, Syriscos, charbonnier (anthrakeus) (v. 257), qui n’habite pas chez son maître (v. 214‑215), affirme : « Toi, femme, prends ces objets et apporte-les ici chez notre maître Chérestrate : aujourd’hui nous resterons ici ; demain matin, pour travailler, nous rentrerons, une fois l’apophora versée » (v. 378‑380) (voir T. Iversen, « Coal for Diamonds », The American Journal of Philology, 122, 3, 2001, p. 381‑403). 115.  Dans la banque, voir Isocrate, 17, Trapézitique, 12 ; Démosthène, 49, Contre Timothée, 17, 33, 42 ; [Démosthène], 45, Contre Stéphanos, I, 33 ; sur une exploitation minière, voir Démosthène, 37, Contre Panténétos, 25 ; au sujet de prostitué(e)s, voir Eschine, 1, Contre Timarque, 40 ; (1), 74 ; Isée, 6, Sur la succession de Philoktemon, 19 ; Diogène Laërce, Vies et doctrines des philosophes illustres, II, 31. 116.  Ménandre, La Tondue, v. 283‑286. Alain Blanchard, dans la CUF, traduit le participe kathêmenos par « bien assis » ; c’est à mon sens ne pas voir qu’il s’agit bien d’un acte précis de la part du maître. 117.  IG I3  426, l. 10‑16 et l. 24‑28.

Notes des pages 97 à 100

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118.  Sur les marchands de l’agora, R. S. Stroud, « An Athenian Law on Silver Coinage », Hesperia, 43, 1974, p. 157‑188, p. 181‑182 : SEG 26, 72, l. 30‑32 : « Si le vendeur est un ou une esclave (ean de dolos êi ho pôlôn ê dolê), que les magistrats compétents lui fassent donner cinquante coups de fouet. » 119.  R. Wünsch, Inscriptiones Graecae, vol. 3, 3, Defixionum tabellae Atticae, Berlin, 1897 (A, l. 6, l. 7‑8). L’identité servile des deux individus se déduit de la qualification d’oikotês. Dans la même inscription, il est fort probable par ailleurs que Kittos, désigné comme un kanabiourgos (A, l. 11) (travailleur de la laine), soit un esclave responsable d’un atelier. 120.  E. Eidinow, Oracles, Curses, and Risk among the Ancient Greeks, Oxford, Oxford UP, 2007, p. 417‑418 (= D. Jordan, « A Survey of Greek Defixiones not Included in the Special Corpora », GRBS, 26, 1985, p. 151‑197, n° 52 – qui ne donne pas le texte (iiie siècle av. J.-C.), l. 1‑3). C’est ici la mention de Kitton comme un stigmatias sous l’expression ton stigmatian diktuop(lokon), qui assure son identité servile. Nombre de ces anciens esclaves kapêloi apparaissent dans les phialai exeleuthêrikai : IG II² 1554, l. 22 ; IG II² 1557, l. 48, l. 51 ; IG II² 1566, l. 12 ; IG II² 1567, l. 19 ; IG II² 1576, l. 41 ; IG II² 2403, l. 10. Je m’en tiens à l’interprétation traditionnelle de l’inscription qui y voit la trace d’une dikê apostasiou impliquant des affranchis et non une graphê aprostasiou qui concernerait des métèques (contra E. Meyer, Metics and the Athenian Phialai-Inscriptions. A Study in Athenian Epigraphy and Law, Stuttgart, F. Steiner, 2010 ; voir K. Vlassopoulos : Bryn Mawr Classical Review, 2011‑2-48, et la réinterprétation récente de J. Vélissaropoulos-Karakostas, « Notes sur les phialai exeleutherikai », Symposion 2015, Vienne, 2016, p. 75‑89). 121.  Démosthène, 37, Contre Panténétos, 25. 122.  E. Cohen, The Athenian Nation, op. cit. 123.  Hypéride, 3, Contre Athénogénès. 124.  Démosthène, 36, Pour Phormion, 5. Sur les estimations de l’ensemble de la fortune de Pasion, parmi les historiens récents, de 40 à 74 talents, voir R. Bogaert, « La banque à Athènes au ive siècle av. J.-C. État de la question », Schwabe Verlagsgruppe AG, Museum Helveticum, vol. 43, n° 1, 1986, p. 19‑49. Sur le parcours des deux individus, je me permets aussi de renvoyer à P. Ismard, « Phormion l’Athénien », Dike, 21, 2018, p. 183‑200. 125.  R. Bogaert, Banques et banquiers dans les cités grecques, Leyde, A. W. Sijthoff, 1968, p. 389‑390. J. K. Davies, Athenian Propertied Families 600‑300 B. C., Oxford, Clarendon Press, 1971, p. 435‑442. Phormion sera triérarque par ailleurs (IG II² 1622, l. 472, IG II² 1623, l. 246‑248, IG II² 1629, l. 645‑656). Une fois citoyen il aurait servi cinq fois comme triérarque ([Démosthène], 45, Contre Stéphanos, I, 85). 126.  Ainsi Agyrrhios (Isocrate, 17, Trapézitique, 31), Callistratos d’Aphidna (Démosthène, 49, Contre Timothée, 47) et Timothée (Démosthène, 49, Contre Timothée, 6 et 17) étaient des clients réguliers de la banque. 127.  A. Schiavone, Ius. La naissance du droit en Occident, Paris, Belin, 2009, p. 271. 128.  Je reprends ici le terme de K. Vlassopoulos, « Free Spaces : Identity, Experiences and Democracy in Classical Athens », CQ, 57, 2007, p. 33‑52. 129.  P. E. Lovejoy, « Murgu  : The Wages of Slavery in the Sokoto Caliphate », Slavery & Abolition, vol. 14, n° 1, 1993, p. 168‑185. L’institution doit être distinguée de celle du wuri. Alors que le murgu est une rente régulière, d’un montant toujours identique, versée chaque année, chaque mois ou chaque semaine, le wuri correspond à une part proportionnelle de l’activité (un taux, notamment lorsque l’esclave est à la tête d’une boutique). 130.  Dans le cas du murgu, l’affranchissement suppose le versement parallèle d’une somme qualifiée de fansa. Voir P. E. Lovejoy, « Murgu : The Wages of Slavery in the Sokoto Caliphate », art. cité, p. 170, et P. E. Lovejoy, « Muslim Freedmen in the Atlantic World : Images of Manumission and Self-Redemption », dans P. E. Lovejoy (éd.), Slavery on the Frontiers of Islam, Markus Wiener Publishing, Inc., Princeton, 2004, p. 233‑262, en particulier p. 260. Sur la nature du muhataba dans l’histoire longue du droit musulman,

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voir J. E. Brockopp, Early Mālikī Law : Ibn ’Abd al-Hakam and his Major Compendium of Jurisprudence, Leyde, Brill, 2000, p. 165‑192. 131.  Sur le muhataba ottoman, voir H. Sahillioğlu, « Slaves in the Social and Economic Life of Bursa in the Late 15th and Early 16th Centuries », Turcica. Revue d’études turques, 17, 1985, p. 43‑112, en particulier p. 53‑57 ; H. İnalcik, The Middle East and the Balkans under Ottoman Empire, Bloomington, Indiana University Turkish Study, 1993, p. 182‑183 ; N. Sobers-Khan, Slaves Without Shackles : Forced Labour and Manumission in the Galata Court Registers, 1560‑1572, Berlin, Klaus Schwarz Verlag, 2014. 132.  L. C. Soares, O “Povo de Cam” na capital do Brasil. A escravidão urbana no Rio de Janeiro do século xix, Rio de Janeiro, Fundação de amparo à Pesquisa do Estado do Rio de Janeiro, 2007, p. 123‑141. À Rio, entre 1851 et 1879, 2 868 esclaves obtiennent la licence pour travailler dans la rue comme escravos de ganho. 133.  Voir en particulier Cidades Negras. Africanos, crioulos e espaços urbanos do seculo xix, São Paulo, Alameda Casa, 2006. 134.  E. França  Paiva, « Revendications de droits coutumiers et actions en justice des esclaves dans le Minas Gerais du xviiie siècle », dans J. Hébrard (éd.) Brésil. Quatre siècles d’esclavage. Nouvelles questions, nouvelles recherches, Paris, Karthala, 2012, p. 115‑131. L’institution de la coartación est déjà mentionnée dans les Sietes Partidas du e xiii  siècle. Elle prend de fait une forme différente dans l’ensemble des territoires coloniaux hispaniques : voir en particulier W. Bergad, F. Iglesias Garcia et M. d. C.  Barcia, « Coartación and letters of freedom », [The Cuban Slave Market 1790‑1880, Cambridge, Cambridge UP, 1995, p. 122‑142]. 135.  La question de l’éventuelle origine pré-islamique du contrat de muhataba a fait débat : P. Crone, Roman, Provincial, and Islamic Law : The Origins of the Islamic Patronate, Cambridge, 1987, p. 64‑76, avait tenté de tisser un lien généalogique avec la pratique grecque de la paramonê, ce qui a été abondamment discuté ; l’hypothèse invite en tout cas à réinterroger le statut des individus sous clause de paramonê (voir sur ce point les positions hétérodoxes et très discutables de J. Sosin, « Manumission with Paramone : Conditionnal Freedom ? », TAPA, 145, 2015, p. 325‑381). Le lien entre la coartaçao brésilienne et le murgu pourrait éventuellement s’expliquer par la présence importante sur le sol brésilien d’esclaves de Sokoto (P. E. Lovejoy, « Muslim Freedmen in the Atlantic World : Images of Manumission and Self-Redemption », art. cité), mais l’hypothèse est très incertaine. 136.  P. E. Lovejoy, « Murgu  : The Wages of Slavery in the Sokoto Caliphate », art. cité, p. 181‑182. 137.  P. E. Lovejoy, « Muslim Freedmen in the Atlantic World : Images of Manumission and Self-Redemption », art. cité, p. 260. 138.  N. Sobers-Khan, Slaves Without Shackles : Forced Labour and Manumission in the Galata Court Registers, 1560‑1572, op. cit., p. 172‑173 ; E. França Paiva, « Revendications de droits coutumiers et actions en justice des esclaves dans le Minas Gerais du e xviii  siècle », art. cité, p. 122‑123 ; à Cuba, les coartados étaient bel et bien entendus par la justice comme des esclaves : L. W. Bergad, F. Iglesias García et M. d. C. Barcia, « Coartación and Letters of Freedom », art. cité, p. 122‑123. 139.  U. E. Paoli, Studi di diritto attico, Florence, Bemporad, 1930, p. 105 ; L. Gernet, Droit et société dans la Grèce ancienne, op. cit., p. 163. Plus récemment, dans le même sens, E. Stolfi, « La sogettività commerciale dello schiavo nel mondo antico : soluzione greche e romane », art. cité, p. 25 ; E. Cohen, The Athenian Nation, op. cit. 140.  Démosthène, 32, Contre Zénothémis, 1. Sur la spécificité des dikai emporikai, voir dernièrement A. Lanni, Law and Justice in the Courts of Classical Athens, Cambridge, Cambridge UP, 2006, p. 149‑174 et A. Maffi, « Riflessioni su dikai emporikai e prestito marittimo », dans Delfim Leao et Gerhard Thür (éds.), Symposion 2015, Vorträge zur griechischen und hellenistischen Rechtsgeschichte (Coimbra, 14 September 2015), Vienne, Verlag der Österreichischen Akademie der Wissenschaften, 2016, p. 199‑208. A. Lanni,

Notes des pages 102 à 104

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Law and Justice in the Courts of Classical Athens, op. cit., p. 154 et S. C. Todd, « Status and Contract in Fourth-Century Athens », Symposion 1993, Cologne, 1995, p. 125‑152, p. 135‑136 sont prudents sur le statut servile de Lampis. Les dikai emmenoi n’impliquent pas de toute façon en tant que telle une place spécifique octroyée aux esclaves puisque l’interrogatoire sous torture (basanos) peut être pratiqué dans le cadre des actions minières (dikai metallikai) : Démosthène, 37, Contre Panténétos, 40‑44. 141.  Voir A. Lanni, Law and Justice in the Courts of Classical Athens, op. cit., p. 154. E. Cohen, The Athenian Nation op. cit., p. 136, ajoute que Zénothemis (Démosthène, 32, Contre Zénothémis) aurait été un esclave sur la simple mention de l’individu comme huperetês Hegestratou (4). L’argument est trop faible, car le terme pourrait aussi bien désigner un assistant ou un associé d’Hegestratos de statut libre. 142.  Démosthène, 34, Contre Phormion, 5, 10. Néanmoins, la formulation du paragraphe 10 se prête à une certaine ambiguïté. Faut-il nécessairement comprendre que Lampis fait partie des paides ? 143.  Ainsi, dans le Contre Stéphanos, Apollodore fait de Phormion un esclave alors même que celui-ci est déjà un citoyen ([Démosthène], 45, Contre Stéphanos I, 76, 84, 86). 144.  Contra C. M. Reed, Maritime Traders in the Ancient Greek World, Cambridge, 2003, p. 105 ; ce dernier, considérant, sans guère avancer d’arguments, que Lampis était de statut servile, en vient à soutenir que le véritable nauclère et propriétaire serait Dion, alors même que c’est Lampis et nul autre qui est qualifié par le plaideur de nauklêros. 145.  Démosthène, 34, Contre Phormion, 18, 25, 35. 146.  Démosthène, 34, Contre Phormion, 37. 147.  Démosthène, 34, Contre Phormion, 19, 46. 148.  Démosthène, 36, Pour Phormion, 13‑14. Parmi les quatre esclaves, Euphraios travaillait déjà dans la banque de Pasion en 373 (Démosthène, 49, Contre Timothée, 44), alors même que la location n’est conclue sans doute qu’en 364‑363. 149.  On peut rapprocher leur cas de celui d’un certain Eumathès, connu par les fragments d’un plaidoyer d’Isée, cité par Denys d’Halicarnasse à l’occasion d’un procès pour revendication en liberté : Isée, fragment VIII. 150.  Xénophon, Poroi, 14 : « Nous savons que Nicias, fils de Nicératos, occupa dans les mines 1 000 ouvriers loués par lui à Sosias de Thrace (hous ekeinos Sôsia tô Thraki exemisthôsen), devant produire chacun, tous frais payés, 1 obole par jour, et sous condition de fournir toujours le même nombre d’hommes. » 151.  Voir en particulier E. Cohen, The Athenian Nation, op. cit. ; E. Cohen, « Juridical Implications of Athenian Slaves’Commercial Activity », Symposion 2011, Vienne, 2012, p. 213‑223 ; E. Stolfi, « La sogettività commerciale dello schiavo nel mondo antico : soluzione greche e romane », art. cité, p. 1‑59. L. Gernet, « Aspects du droit athénien de l’esclavage » [Droit et société dans la Grèce ancienne, Paris, Sirey, 1955, p. 155‑172], ici p. 163, y voit la reconnaissance d’une capacité contractuelle sans en dire davantage sur son contenu juridique. 152.  J. Trevett, Apollodoros, the Son of Pasion, Oxford, Oxford UP, 1992, p. 38, n. 22 ; P. Gauthier, Un commentaire historique des Poroi de Xénophon, op. cit., p. 141‑142 : « La misthôsis suppose la capacité de contracter, donc la liberté » ; « Il faut que Nicias ait affranchi Sosias avant de pouvoir traiter avec lui. » Voir aussi S. C. Todd, « Status and Contract in Fourth-Century Athens », Symposion 1993, Cologne, 1994, p. 125‑140. 153.  Xénophon, Mémorables, II, 5, 2. 154.  A. Maffi, « Economia e diritto nell’Atene del iv secolo », dans Edward Harris et Gerhard Thür (éds.), Symposion 2007. Vorträge zur griechischen und hellenistischen Rechtsgeschichte, Durham, 2.-6. September 2007, Vienne, Verlag der Österreichischen Akademie der Wissenschaften, 2008, p. 203‑222, en particulier p. 213, qui, tout en reconnaissant l’importance du texte de Démosthène, refuse de conférer une importance démesurée au terme de misthôsis : il ne s’agirait là que d’un arrangement strictement interne à la relation entre le maître et son esclave. Le cas de Phormion relève d’une logique quelque peu différente, puisque la misthôsis qu’il aurait conclue avec Pasion aurait été postérieure

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Notes des pages 105 à 107

à son affranchissement (Démosthène, 36, Pour Phormion, 4). L’expression utilisée par Démosthène (kath’ heauton onti) est néanmoins équivoque ; surtout, la chronologie des événements laisse entendre que, à la suite de cette convention, Pasion demeurait le seul responsable légal des activités de la banque (Démosthène, 52, Contre Callipos, 3‑16), comme si la misthôsis n’avait pas légalement engagé Phormion jusqu’à la mort de son ancien maître. Le statut de Phormion, lorsqu’il contracte cette misthôsis avec Pasion, est donc beaucoup plus incertain qu’on ne l’avance ordinairement (voir P. Ismard, « Phormion l’Athénien », Dike, 21, 2018, p. 183‑200). 155.  Un passage de l’Économique d’[Aristote] (1344b15) laisse envisager l’existence de ces formes d’accord entre maître et esclave. Les testaments des philosophes transmis par Diogène Laërce permettent en outre d’identifier des formes d’affranchissement différées et conditionnelles relevant d’un modèle bien plus complexe que celui du contrat de paramonê à l’œuvre dans les actes d’époque hellénistique. Voir en particulier, dans le testament de Lycon, les cas de Démétrios, Criton de Chalcédoine, et Syros (Diogène Laërce, Vies et doctrines des philosophes illustres, 5, 72‑73) ; dans celui de Théophraste, les cas de Manès et Callias, pour lesquels il faut comprendre que l’affranchissement ne sera effectif qu’au terme d’une obligation de service (Diogène Laërce, Vies et doctrines des philosophes illustres, 5, 55). 156.  Sur la construction historique de cette polarité, voir en particulier R. J. Steinfeld, The Invention of Free Labor. The Employment. Relation in English and American Law and Culture, 1350‑1870, Chapel Hill, University of North Carolina Press, 2011. 157.  A. Supiot, Homo juridicus. Essai sur la fonction anthropologique du droit, Paris, Seuil, 2005, p. 136. 158.  M. B. Hooker (éd.), Readings in Malay Adat Law, Singapour, 1970. 159.  J. E. Kempe et R. O. Winstedt, « A Malay Legal Digest : Compiled for Abd al-Ghafur Muhaiyuddin Shah, Sultan of Pahang, 1592‑1614 A.D., with Undated Additions », Journal of the Malayan Branch of the Royal Asiatic Society, 21‑1, 1948, p. 1‑67, en particulier p. 8 ; W. E. Maxwell, « The Law Relating to Slavery Among the Malays », Journal of the Straits Branch of the Royal Asiatic Society, 22, 1890, p. 247‑297, notamment p. 262‑263, présente une traduction légèrement différente. 160.  Le droit thaï jadis étudié par Robert Lingat laisse entrevoir une configuration assez similaire : pour qu’un emprunt effectué par un esclave engage son maître, un accord écrit est nécessaire. Un emprunt conclu par l’esclave à l’insu de son maître ne saurait l’engager ; dans un tel cas de figure, l’esclave est responsable sur les biens qu’il possède en propre (R. Lingat, L’Esclavage privé dans le vieux droit siamois. Avec une traduction des anciennes lois siamoises sur l’esclavage, Paris, Domat-Montchrestien, 1931, p. 197‑203). 161.  G. Lydon, « Islamic Legal Culture and Slave-Ownership Contests in NineteenthCentury Sahara », The International Journal of African Historical Studies, 40‑3, 2007, p. 391‑439, en particulier p. 414‑415 ; C. El Hamel, Black Morocco : A History of Slavery, Race, and Islam, Cambridge (NY), Cambridge UP, 2013, p. 51‑56. 162.  S. E. Marmon, « Domestic Slavery in the Mamluk Empire : A Preliminary Sketch », dans S. E. Marmon (éd.), Slavery in the Islamic Middle East, Princeton, Markus Wiener Publishing, Inc., 1999, p. 1‑23, en particulier p. 6‑7. 163.  Sur la préposition, voir J. Andreau, « Les esclaves “hommes d’affaires” et la gestion des ateliers et commerces », dans J. Andreau, J. France et S. Pittia (éds)., Mentalités et choix économiques des Romains, Bordeaux, Ausonius, 2004, p. 111‑126 ; N. Tran, « Les statuts de travail des esclaves et des affranchis dans les grands ports du monde romain (ier siècle av. J.-C.-iie siècle apr. J.-C.) », art. cité, notamment p. 1015. 164.  J.-J. Aubert, Business Managers in Ancient Rome : A Social and Economic Study of Institores, 200 B.C.-A.D. 250, Leyde et Boston, Brill, 1994, p. 78‑91, a proposé l’ordre suivant : actiones quod iussu – actiones exercitoria/ institoria – actiones de peculio/ de in rem verso – actio tributoria ; voir la discussion entre L. De Ligt (« Legal History and Economic History : The Case of the Actiones Adiecticiae Qualitatis », Revue d’histoire du droit, 67‑3, 1999, p. 205‑226) et J.-J. Aubert (« L’économie romaine et le droit de la

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représentation indirecte sous la République », dans C. Cascione et C. Masi Doria (éds.), Fides, Humanitas, Ius. Studi in onore di Luigi Labruna, Naples, Editoriale scientifica, 2007, vol. 1, p. 215‑230). 165.  Sur l’actio de peculio, voir J.-J. Aubert, « Dumtaxat de Peculio : What’s in a Peculium, or Establishing the Extent of the Principal’s Liability », dans P. J. du Plessis (éd.), New Frontiers : Law and Society in the Roman World, Édimbourg, Edinburgh University Press, 2013, p. 192‑206. 166.  A.  di Porto, Impresa Collettiva e Schiavo « Manager » in Roma Antica (II Sec. A.C.-II sec. D.C.), Milan, A. Giuffrè, 1984, a tenté de mettre en évidence le rôle considérable joué par deux types d’esclaves dans la vie commerciale romaine. À ses yeux, le rôle joué par les figures du servus communis et du servus vicarius aurait permis de compenser les limites du contrat de société dans le monde romain en donnant naissance à une forme prémoderne de société à responsabilité limitée. La thèse a été abondamment discutée et la plupart des historiens de l’économie du monde romain n’ont pas manqué de contester l’ampleur du phénomène, ainsi que ses implications économiques et financières (voir en particulier J. Andreau, « De l’esclavagisme aux esclaves gestionnaires », Topoi, 9, 1, 1999, p. 103‑112 ; pour une réhabilitation récente : R. Gamauf, « Slavery : Social Position and Legal Capacity », dans P. J. Du Plessis, C. Ando et K. Tuori (éds.), Oxford Handbook of Roman Law and Society, Oxford, Oxford UP, 2016, p. 386‑401). 167.  Ulpien, Digeste, 15, 1, 5, 4. Voir en particulier D. Kamen, « Manumission and Slave-Allowances in Classical Athens », Historia, 65‑4, 2016, p. 413‑426. Il est vrai que l’économie réalisée pouvait sans doute permettre à certains esclaves de racheter leur liberté auprès de leur maître. Par ailleurs, le destin d’individus comme Pasion ou Phormion prouve que ces sommes accumulées étaient à même de changer un destin personnel, même si rien n’indique clairement que c’est lorsqu’ils étaient esclaves que les deux hommes avaient commencé à accumuler de l’argent. Ajoutons que certains textes laissent entendre effectivement que les esclaves pouvaient posséder de facto des biens : dans les Lois de Platon est avancé le principe d’une condamnation et d’une récompense pécuniaire de l’esclave (Platon, Lois, 917d et 941d). La loi astynomique de Pergame mentionne en outre qu’un esclave qui laverait des vêtements, des animaux ou de la vaisselle, dans les fontaines de la cité contrairement aux ordres de son maître, devra être privé de ce qu’il a (OGIS 483, col. IV, l. 191‑192 : ean de aneu tês tou kuriou gnô|mês, hôn men an echê) – mais cela pourrait aussi seulement signifier qu’on saisit aux dépens de l’esclave ce dont il dispose lors de sa présence à la fontaine (voir la discussion dans S. Saba, The Astynomoi Law from Pergamon. A New Commentary, Mayence, Verlag Antike, 2012, p. 75‑76). 168.  Démosthène, 48, Contre Olympiodore, 13. 169.  Il importe peu que le plaideur reproche à Olympiodore d’avoir utilisé l’argument (Démosthène, 48, Contre Olympiodore, 37 : « Il déclare que cet argent, c’est de son esclave à lui qu’il le tient (para tou hautou anthrôpou echei to argurion), et qu’il ne le partagera pas avec moi, pas plus que rien d’autre de la succession. ») L’essentiel est que, durant l’ensemble de l’affaire, Olympiodore n’a jamais envisagé d’autres moyens pour récupérer la somme que de la réaffecter au patrimoine de Comon pour ensuite la récupérer comme héritier. 170.  Hypéride, 3, Contre Athénogénès, 10. 171.  Hypéride, 3, Contre Athénogénès, 15, 19, 21. 172.  Certes, les dettes sont bien inscrites au nom de Midas dans les contrats (10), mais le paragraphe 15 est explicite : la responsabilité ne peut être que celle du maître, et tout le paragraphe 19 vise précisément à établir la relation entre Midas, ses dettes, et l’adversaire, Athénogénès. Bref, c’est bien à l’instigation, ou du moins avec le consentement d’Athénogénès, que Midas a agi, Athénogénès doit donc être tenu pour responsable. Il est de toute façon certain que les dettes, connues ou inconnues, ne peuvent être imputées qu’à un seul des deux maîtres, et non pas à l’esclave puisque « si un esclave a bien réussi une affaire ou créé une industrie nouvelle, le bénéfice en est pour son maître »

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Notes des pages 110 à 117

(22). Dans le même sens, voir dernièrement E. Harris, « Were there Business Agents in Classical Greece ? The Evidence of Some Lead Letters », dans U. Yiftach-Firanko (éd.), The Letter : Law, State, Society and the Epistolary Form in the Ancient World, Wiesbaden, Harrassowitz Verlag, 2013, p. 105‑124 ; A. Maffi, « Economia e diritto nell’Atene del iv secolo », art. cité, p. 211‑214 ; A. Dimopoulou, « Le rôle des esclaves dans l’économie athénienne : réponse à Edward Cohen », Symposion 2011, Vienne, 2012, p. 225‑236 ; J.-J. Aubert, « l’économie romaine et le droit de la représentation indirecte sous la République », art. cité ; contra E. Cohen, « Juridical Implications of Athenian Slaves’Commercial Activity », art. cité. 173.  Hypéride, 3, Contre Athénogénès, 21‑22. 174.  IG II² 1362, l. 10‑12. Dans le cadre de transactions commerciales, selon la restitution audacieuse proposée par M. H. Hansen de IG II² 412, il semble aussi que le maître puisse être condamné à verser une amende en raison du comportement de son esclave : ean de d|[oulos êi, ho kurios zêm]io[us]thô (SEG 32, 81, l. 6‑7). 175.  Voir chapitre 1. 176.  Démosthène, 55, Contre Calliclès, 31‑32. 177.  Démosthène, 55, Contre Calliclès, 34. Voir aussi Démosthène, 37, Contre Panténétos, 51 : « Il aurait dû lui intenter l’action et, ensuite, seulement, s’en prendre à moi, le maître. Au lieu de cela, c’est à moi qu’il a intenté l’action, et c’est mon esclave qu’il incrimine. Les lois ne permettent pas cette procédure : a-t‑on jamais vu, dans une action intentée au maître, alléguer le fait de l’esclave comme si c’était celui du maître (tis gar pôpote tô despotê lachôn, tou doulou ta pragmata ôsper kuriou, katêgorêsen) ? » 178.  On trouve en particulier la mention de l’abandon noxal dans les Lois de Platon, XI, 936d : « Le maître de l’esclave qui a causé le dommage devra ou réparer le dommage ou livrer l’esclave lui-même. » Voir aussi Platon, Lois, 879a. 179.  P. Perdrizet, « D’une fiction de droit privé attique », CRAI, 52, 1908, p. 448‑450. 180.  R. Scholl, Corpus der ptolemäischen Sklaventexte, Stuttgart, F. Steiner, 1990, vol. 1, n° 1, col. I, l. 27‑33. 181.  Contra R. Scholl, « Zum ptolemäischen Sklavenrecht », dans M. Geller et H. Maehler (éds.), Legal Documents of the Hellenistic World, Londres, Warburg Institute, 1995, p. 149‑172, ici p. 159. L’expression de « capacité juridique limitée » (beschränkte Prozessfähigkeit), utilisée par H. Heinen, « Zur Sklaverei in der hellenistischen Welt (II) », Ancient Society, 8, 1977, p. 121‑154, ici p. 127, me semble exagérée. 182.  R. Olwell, Masters, Slaves and Subjects. The Culture of Power in the South Carolina Low Country, 1740‑1790, Ithaca, Cornell UP, 1998, p. 57‑101. 183.  Voir Y. Garlan, « Le travail libre en Grèce ancienne », dans P. Brulé, J. Oulhen et F. Prost (éds.), Économie et société en Grèce antique (478‑88 av. J.-C.), Rennes, PUR, 2007, p. 245‑258, et dernièrement J. Zurbach, « Entre libres et esclaves dans l’Athènes classique », dans C. Apicella, M.-L. Haack, F. Lerouxel (éds.), Les Affaires de Monsieur Andreau. Économie et société du monde romain, op. cit., p. 273‑285. 184.  Sur l’existence de la servitude pour dette, à distinguer de l’esclavage pour dette, dans l’Athènes du ive siècle, voir E. Harris, « Did Solon Abolish Debt-Bondage ? », CQ 52, 2002, p. 415‑430.

INCISE II

Esclavage des Anciens, travail des Modernes 1.  Voir N. Koposov, De l’imagination historique, Paris, EHESS, 2009, en particulier p. 42‑46, p. 131‑158. 2.  L. Febvre, Combats pour l’histoire, Paris, Armand Colin, 1953, p. 26.

Notes des pages 117 à 119

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3.  J. Lévy, O. Maître et T. Romany, « Rebattre les cartes. Topographie et topologie dans la cartographie contemporaine », dans [collectif], Topographies/topologies. Langages spatiaux, spatialités, espaces. Revue Réseaux, février-mars 2016, p. 17‑52. 4.  J. B. Listing, Vorstudien zur Topologie, Göttingen, 1836. Le point de départ de Listing est bien la recherche par Leibniz de la geometria situs (ou « géométrie de situation »), soit, selon les termes de Leibniz dans une lettre à Huyghens de 1679, « une analyse proprement géométrique ou linéaire qui exprime directement situm, comme l’algèbre exprime magnitudinem. Et je crois en voir le moyen et qu’on pourrait représenter des figures et même des machines et mouvements en caractères, comme l’algèbre représente les nombres ou grandeurs » (cité par J. B. Listing, Vorstudien zur Topologie, op. cit., p. 4‑5). Listing définit la topologie en ces termes : « Sous le nom de topologie, nous devrons donc comprendre l’étude des rapports modaux concernant les formations spatiales ou celle des lois qui régissent la connexion, la situation réciproque et la succession des points, des lignes, des surfaces, des corps et de leurs parties ou de leurs agrégats dans l’espace, abstraction faite de tout rapport de mesure et de grandeur. » 5.  G. F. Duportail, « Le moment topologique de la phénoménologie française. Merleau-Ponty et Derrida », Archives de philosophie, 73, 2010, p. 47‑65. Outre la référence à la topologie chez Merleau-Ponty et Derrida, l’œuvre philosophique la plus significative de cette orientation topologique est peut-être Le Pli de Gilles Deleuze (G. Deleuze, Le Pli. Leibniz et le baroque, Paris, Minuit, 1988). La « fonction opératoire » ou « le trait », qu’est le pli et dont Deleuze fait la forme ordonnatrice de la pensée leibnizienne et plus largement du baroque, relève d’une démarche qu’on peut qualifier de topologique. 6.  C’est d’ailleurs l’école lacanienne qui est à l’origine de la traduction française du livre de Listing ([Analytica] Introduction à la topologie. Johann Listing, Paris, Navarin-La découverte freudienne, 1989). Sur la référence topologique chez Lacan, à partir de 1962, voir J.-P. Dreyfuss, J.-M. Jadin et M. Ritter, Écritures de l’inconscient. De la lettre à la topologie, Strasbourg, Éditions Arcanes-Erès, coll. « Les Cahiers d’Arcanes », 2001, qui insistent néanmoins sur la présence de la référence topologique déjà chez Freud. Voir de manière plus générale, hors du cadre lacanien, les réflexions de J.-B. Pontalis, Ce temps qui ne passe pas, Paris, Gallimard, 1997. 7.  P. Bourdieu, Méditations pascaliennes, Paris, Seuil, 2003 (1re éd. 1997), p. 195. 8.  P. Bourdieu, Méditations pascaliennes, op. cit., p. 195. 9.  S. Collier, « Topologies of Power : Foucault’s Study of Political Government beyond « “Governmentality” », Theory, Culture and Society, 26, n° 6, 2009, p. 1‑31. 10.  M. Foucault, Le Courage de la vérité. Le gouvernement de soi et des autres II. Cours au Collège de France, 1984, Paris, Gallimard/ Seuil, 2009, p. 161. 11.  Id., ibid., p. 160. 12.  Ibid., p. 169‑174. 13.  Ibid., p. 161. 14.  Oswald Spengler a élevé la notion au rang de concept historique : « J’appelle pseudomorphose historique les cas dans lesquels une vieille culture étrangère couvre le sol, avec une telle puissance qu’elle empêche une jeune culture de respirer et que celle-ci n’arrive pas, dans son propre domaine, non seulement à développer ses formes d’expression pures, mais encore à l’épanouissement de la conscience elle-même » (O. Spengler, Le Déclin de l’Occident. Essai de morphologie de l’histoire universelle (Deuxième partie. Perspectives de l’histoire universelle), Paris, Gallimard, 1948 (1re éd. 1918‑1922), p. 175). Pour Spengler, la « culture arabe » aurait connu en particulier ce cas de pseudomorphose en se coulant à chaque fois dans des formes historiques antérieures (la vieille civilisation babylonienne, le monde perse), comme le « russisme », « faussé à Pétersbourg, qui l’a transformé en forme dynastique d’Occident » (p. 177). Tel n’est pas le sens, ici fondé sur des lectures en termes de civilisations, si ce n’est de races, que je donnerais à un usage historique du concept. 15.  A. Supiot, Homo juridicus. Essai sur la fonction anthropologique du droit, op. cit., p. 20‑21.

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Notes des pages 120 à 123

16.  Démarche à l’œuvre par exemple dans l’ensemble du travail d’Alessandro Stanziani (voir A. Stanziani, Bondage. Labor and Rights in Eurasia from the Sixteenth to the Early Twentieth Centuries, New York-Oxford, Berghahn, 2014, ou A. Stanziani, « Labour Institutions in a Global Perspective, from the Seventeenth to the Twentieth Century », International Review of Social History, 54, 2009, p. 351‑358). Dans une perspective sensiblement différente, voir l’ouvrage classique de R. Castel, Les Métamorphoses de la question sociale. Une chronique du salariat, Paris, Fayard, 1995, et Y. Moulier-Boutang, De l’esclavage au salariat. Économie historique du salariat bridé, Paris, PUF, 1998. 17.  Voir ainsi S. Deakin, « Legal Origin, Juridical Form and Industrialization in Historical Perspective : the Case of the Employment Contract and the Joint-Stock Company », Socioeconomic Review, 7, 2009, p. 35‑65, et S. Deakin, « La contrainte au travail : une comparaison des systèmes de Common Law et de droit civil, xviiie-xxe siècle », dans A. Stanziani (éd.), Le Travail contraint en Asie et en Europe, xviie-xxe siècle, Paris, Éditions de la Maison des sciences de l’homme, 2010, p. 35‑70. 18.  Outre les travaux déjà mentionnés d’Alessandro Stanziani, voir M. Van  der Linden, Workers of the World. Essays Toward a Global Labour History, Leyde, Brill, 2008, et A. Eckert (éd.), Global Histories of Work, Berlin, Walter de Gruyter, 2016. Pour une introduction aux enjeux de l’histoire globale du travail : M. van  der Linden, « Enjeux pour une histoire mondiale du travail », Le Mouvement social, 241, 2012, p. 3‑29. 19.  Le cas le plus significatif est celui des escravos de ganho des grandes villes brésiliennes ; voir, par exemple, H. Espada Lima, « Freedom, Preacariousness, and the Law : Freed Persons Contracting out their Labor in Nineteenth-Century Brazil », International Review of Social History, 54, 2009, p. 391‑416 ; S. Chaloub, « The Politics of Ambiguity. Conditional Manumission, Labor Contracts and Slave Emancipation in Brazil (1850s to 1888) », International Review of Social History, 60, 2015, p. 161‑191. 20.  Cité par D. B. Davis, The Problem of Slavery in the Age of Revolution, 1770‑1823, Ithaca, Cornell UP, 1975, p. 486‑487, n. 30. 21.  A. Supiot, Les Notions de contrat de travail et de relation de travail en Europe. Rapport pour la Commission des Communautés européennes, Luxembourg, 1992, p. 1. 22.  J.-P. Vernant, « Aspects psychologiques du travail dans la Grèce ancienne », [Mythe et pensée chez les Grecs II, Paris, F. Maspero, 1965, p. 37‑43]. 23.  Id., ibid., p. 43 : « Dans ce système social et mental, l’homme “agit” quand il utilise les choses, non quand il les fabrique. L’idéal de l’homme libre, de l’homme actif, est d’être universellement usager, jamais producteur. » 24.  K. Marx, Fondements de la critique de l’économie politique, Paris, Anthropos, 1967 (1re éd. 1857‑1858), p. 64. 25.  J.-P. Vernant, « Aspects psychologiques du travail dans la Grèce ancienne », art. cité, p. 38. On retrouve la même idée, entre autres, chez A. Gorz, Métamorphoses du travail. Critique de la raison économique, Paris, Gallimard, 2004 (1re éd. 1988), p. 29‑45. 26.  K. Marx, Le Capital. Critique de l’économie politique. Livre I, Paris, PUF, 1993, p. 190. Mais comme le note F. Fischbach, Sans objet. Capitalisme, subjectivité, aliénation, Paris, Vrin, 2009, p. 171, ce n’est justement que dans la mesure où la force de travail fait l’objet d’une marchandisation que le travailleur est instancié en tant que personne libre et sujet. 27.  Ed. Will « Notes sur μισθός [Misthos] », dans Jean Bingen, Guy  Cambier, Georges Nachtergael (éds.), Le Monde grec : pensée, littérature, histoire, documents. Hommages à Claire Préaux, Bruxelles, Éditions de l’université de Bruxelles, 1975, p. 426‑438. 28.  Voir C. Feyel, Les Artisans dans les sanctuaires grecs aux époques classique et hellénistique à travers la documentation financière en Grèce, Athènes, École française d’Athènes, 2006, p. 402‑418. 29.  M. I. Finley, L’Économie antique, Paris, Minuit, 1973, p. 106 ; voir aussi Y. Garlan, « Le travail libre en Grèce ancienne », art. cité.

Notes des pages 123 à 127

313

30.  R. Descat, « La représentation du travail dans la société grecque », dans J. AnneQuin, E. Geny, et E. Smadja (éds.), Le Travail. Recherches historiques, Besançon, Presses universitaires franc-comtoises, 1999, p. 9‑22, p. 12 ; voir surtout R. Descat, L’Acte et l’Effort. Une idéologie du travail en Grèce ancienne (viiie-ve siècle av. J.-C.), op. cit. 31.  Aristote, Politique, I, 13, 1260b. Voir Y. Garlan, « Le travail libre en Grèce ancienne », art. cité, p. 254 : « L’esclavage (sous une forme ou sous une autre) est à l’horizon de toute relation de service. » 32.  Aristote, Rhétorique, 1367a. 33.  À titre d’exemple, dans un ouvrage de référence : A. Burford, Land and Labor in the Greek World, Baltimore et Londres, The Johns Hopkins University Press, 1993, p. 191‑193. 34.  M. I. Finley, L’Économie antique, op. cit., p. 81‑82 : « D’un point de vue historique, l’institution de la main-d’œuvre salariée est un raffinement tardif. L’idée même de travail salarié suppose qu’on a franchi deux étapes conceptuelles difficiles. D’abord elle nécessite qu’on dégage le travail de quelqu’un à la fois de sa personne et du produit de son travail […]. Deuxièmement, le système du travail salarié nécessite la création d’une méthode pour mesurer le travail qu’on a acheté afin de le payer, généralement en introduisant une deuxième abstraction, le temps de travail. » 35.  K. Marx, Le Capital, op. cit., p. 188 (je souligne). 36.  C. Lefort, Les Formes de l’histoire. Essais d’anthropologie politique, Paris, Gallimard, 1978, p. 336. 37.  Dans Salaire, prix et plus-value, Karl Marx évoque néanmoins la « fausse apparence qui distingue le travail salarié des autres formes historiques du travail. Sur la base du salariat, même le travail non payé paraît être payé. Dans le cas de l’esclave, au contraire, même la part du travail qui est payée apparaît comme ne l’étant pas » (K. Marx, Œuvres, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », t. 1, 1963, p. 514). 38.  Y. Thomas, « L’usage et les fruits de l’esclave. Opérations juridiques romaines sur le travail », Enquête, 7, 1997, p. 203‑230. Sur ces différentes catégories organisant le louage, et la rigueur de leur distinction dans la pensée juridique romaine, voir P. J. Du Plessis, Letting and Hiring in Roman Legal Thought : 27bce–284ce, (Mnemosyne Supplements, 340), Leyde et Boston, Brill, 2012, p. 12‑13 et p. 53‑54. 39.  Y. Thomas, « L’usage et les fruits de l’esclave. Opérations juridiques romaines sur le travail », art. cité, p. 227. 40.  N. Countouris, The Changing Law of the Employment Relationship. Comparative Analysis in the European Context, Aldershot, Ashgate, 2007, p. 17 ; B. Veneziani, « The Evolution of the Contract of Employment », dans B. Hepple (éd.), The Making of Labour Law in Europe, Londres et New York, Mansell Publishing Ltd, 1986, p. 31‑72, p. 31‑32. 41.  A. Supiot, Critique du droit du travail, Paris, PUF, 1994, p. 48. Voir aussi, sur la rupture en France, de la pensée juridique des années 1880, A. Cottereau, « Droit et bon droit. Un droit des ouvriers instauré, puis évincé par le droit du travail (France, e xix  siècle) », Annales HSS, 57, 2002/6, p. 1521‑1557. 42.  Cité par T. Pillon et F. Vatin, « La question salariale : actualité d’un vieux problème », dans F. Vatin (éd.), Le Salariat. Théorie, histoire et formes, Paris, La Dispute, 2007, p. 29‑48, p. 43. 43.  A. Supiot, Critique du droit du travail, op. cit., p. 59. 44.  Id., ibid., p. 52, qui ajoute : « La force de cette conception patrimoniale de la relation de travail vient justement de ce qu’elle parvient à faire du travail un bien négociable (i. e. une marchandise), tout en conférant au travailleur la qualité de sujet de droit (i. e. d’homme libre). » 45.  E. Buret, De la misère des classes laborieuses en Angleterre et en France, 1840 (cité par F. Vatin, « Le travail, la servitude et la vie. La critique de l’économie politique d’Eugène Buret » [F. Vatin, Trois Essais sur la genèse de la pensée sociologique. Politique, épistémologie et cosmologie, Paris, La Découverte-MAUSS, 2005, p. 23‑79, p. 52]), et en écho K. Polanyi, La Grande Transformation. Aux origines politiques et

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Notes des pages 127 à 131

économiques de notre temps, Paris, Gallimard, 1983 (1re éd. 1944) : « En disposant de la force de travail d’un homme, le système disposerait d’ailleurs de l’entité physique, psychologique et morale “homme” qui s’attache à cette force » (p. 108). 46.  Selon l’expression de R. J. Steinfeld, The Invention of Free Labor. The Employment Relation in English and American Law and Culture, 1350‑1870, Chapel Hill, University of North Carolina Press, 1991. 47.  Id., ibid., p. 138. 48.  Ibid., p. 186. 49.  Voir T. Pillon et F. Vatin, « La question salariale : actualité d’un vieux problème », art. cité. 50.  Selon la célèbre appellation de C. B. MacPherson, La Théorie politique de l’individualisme possessif. De Hobbes à Locke, Paris, 1971, (1re éd. 1962). 51.  J. Locke, The Second Treatise of Civil Government. An Essay Concerning the True Original, Extent and End of Civil Government, [1690], § 27 : « Though the earth and all inferior creatures be common to all men, yet every man has a property in his own person ; this nobody has any right to but himself. The labour of his body and the work of his hands, we may say, are properly his. Whatsoever then he removes out of the state that nature has provided and left it in, he has mixed his labour with, and joined to it something that is his own, and thereby makes it his property. » 52.  Voir dernièrement J. Farr, « Locke, Natural Law and New World Slavery », Political Theory, 36, 2008, p. 495‑522 ; B. Hinshelwood, « The Carolinian Context of John Locke’s Theory of Slavery », Political Theory, 41, 2013, p. 562‑590 ; M. Renault, L’Amérique de John Locke. L’expansion coloniale de la philosophie européenne, Paris, Éditions Amsterdam, 2014. 53.  D. Armitage, « John Locke, Carolina and the Two Treatises of Government », Political Theory, 32, 2004, p. 602‑627. 54.  « Every freeman of Carolina shall have absolute power and authority over his negro slaves, of what opinion or religion soever. » 55.  J. Farr, « Locke, Natural Law and New World Slavery », art. cité, p. 507. 56.  J. Locke, The Second Treatise of Civil Government. An Essay Concerning the True Original, Extent and End of Civil Government [1690], § 23 : « Not having the power of his own life, cannot, by compact, or his own consent, enslave himself to any one, nor put himself under the absolute, arbitrary power of another, to take away his life, when he pleases. » 57.  Voir les réflexions sur ce point de J.-Y. Grenier, « “Faut-il rétablir l’esclavage en France ?” Droit naturel, économie politique et esclavage au xviiie siècle », RHMC, 57, 2010, p. 7‑49. Locke accomplissait ici à l’égard de Grotius ou de Pufendorf, un geste similaire, mutatis mutandis, à celui qu’avait réalisé Aristote au regard de la tradition socratique, comme on le verra (chapitre 5). 58.  C. Pateman, « Self-Ownership and Property in the Person : Democratization and a Tale of Two Concepts », The Journal of Political Philosophy, 10, 1, 2002, p. 20‑53. 59.  Id., ibid., p. 26. 60.  Il n’est guère étonnant à cet égard qu’au sein de la tradition contractualiste, plusieurs penseurs importants des Lumières anglaises, défenseurs de la liberté individuelle et du libre gouvernement, comme Fletcher ou Berkeley, aient promu des formes limitées et contractuelles d’esclavage, non pas pour les populations de l’Empire colonial, mais en Angleterre. « Where is the Equitable difference between the Purchase of Labour for a Day, for Years, or for a Life ? I see not any », écrivait l’un d’entre eux. Voir M. J. Rozbicki, « To Save Them from Themselves : Proposals to Enslave the British Poor, 1698‑1755 », Slavery & Abolition, 22, 2, 2001, p. 29‑50. 61.  D. Ellerman, « On the Renting of Persons : The Neo-Abolitionist Case Against Today’s Peculiar Institution », Economic Thought, 4, 1, 2015, p. 1‑20. 62.  R. Nozick, Anarchy, State and Utopia, New York, Basic Books, 1974, p. 331.

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Notes des pages 131 à 135

63.  C. Pateman, Le Contrat sexuel, op. cit., p. 103 : « Le présupposé selon lequel l’individu serait, vis-à-vis de la propriété de sa personne, de ses capacités ou de ses services, dans le même rapport que n’importe quel individu vis-à-vis d’une propriété matérielle permet de dissoudre l’opposition entre liberté et esclavage. L’esclavage civil (civil slavery) apparaît dès lors simplement comme un exemple particulier de contrat légitime. » 64.  B. Trentin, Le Travail et la Liberté, Paris, Éditions sociales, 2006, p. 78. 65.  Voir en particulier B. Trentin, La Cité du travail. Le fordisme et la gauche, Nantes, Institut d’études avancées de Nantes, Fayard, 2012, p. 91‑106, ici p. 393. Pour une autre voie, encore à construire, I. Ferreras, Firms as Political Entities. Saving Democracy through Economic Bicameralism, Cambridge, Cambridge UP, 2017.

CHAPITRE 3

Parole 1.  C. Chevaleyre, Recherches sur l’institution servile dans la Chine des Ming et des Qing, thèse soutenue à l’EHESS (2015), p. 292. 2.  FD III, 26 (144/143), l. 9‑11. 3.  Pour une approche générale, V. Azoulay et A. Damet, « Paroles menaçantes et mots interdits en Grèce ancienne : approches anthropologiques et juridiques », Cahiers Mondes Anciens, 5, 2014 ; (http://journals.openedition.org/mondesanciens/1211). 4.  [Aristote], Athenaiôn Politeia, 59, 5. 5.  Voir les brèves remarques de P. J. Rhodes, A Commentary on the Aristotelian Athenaion Politeia, Oxford, Oxford UP, 1993 (1re éd. 1981), p. 665‑666. 6.  P. Vidal-Naquet, Le Chasseur noir. Formes de pensée et formes de société dans le monde grec, Paris, F. Maspero, 1981, p. 21‑35. 7.  Platon, Gorgias, 483b (trad. Émile Chambry, modifée). 8.  De fait, plusieurs plaidoiries ne manquent pas d’insister sur la menace que fait peser sur un homme libre le regard de ses propres esclaves dès lors qu’ils le dénonceraient aux autorités civiques : Lysias, 6, Contre Andocide, 22 et Lysias, 7, Sur l’olivier sacré, 16‑17. 9.  Le terme de scripturalité, d’un usage courant chez les médiévistes en référence au terme allemand Schriftlichkeit, entend désigner non seulement l’écriture comme mode de communication, mais aussi les usages sociaux et les représentations qui lui sont associés ; voir J. Morsel, « Ce qu’écrire veut dire au Moyen Âge… Observations préliminaires à une étude de la scripturalité médiévale », Memini. Travaux et documents, Société d’études médiévales du Québec, 4, 2000, p. 3‑43. 10.  Excluons d’emblée le cas douteux de la participation des esclaves dans les procès pour homicide. Certains historiens ont suggéré que les esclaves avaient pu être désignés comme témoins dans le cas de procès pour homicide. Ils s’appuient pour cela sur la mise en relation de deux textes : Platon, Lois, 937b et Antiphon 5, Sur le meurtre d’Hérode, 48 (J. H. Lipsius, Das attische Recht und Rechtsverfahren mit Benutzung des attischen Prozesses, op. cit., p. 873 ; L. Gernet, Introduction aux « Lois » de Platon, op. cit., p. 152 ; G. R. Morrow, Plato’s Cretan’s City. An Historical Interpretation of the Laws, op. cit., p. 83‑86). Dans le premier cas, les esclaves pourraient ainsi intervenir en tant que témoins dans le cas unique des procès pour homicide, au point d’ailleurs de pouvoir être poursuivis le cas échéant pour faux témoignage par le biais d’une dikê pseudomarturiôn. La proposition platonicienne participe plus largement d’une reconnaissance élargie des capacités judiciaires reconnus à l’esclave, et ce simple fait impose la prudence si l’on souhaite démontrer à sa suite l’existence d’une telle action dans l’Athènes classique. Le propos d’Antiphon est si déroutant à première vue que plusieurs éditeurs ont suggéré de remplacer le verbe marturein (« témoigner ») par mênuein (« dénoncer »). La correction

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Notes des pages 135 à 136

textuelle ne s’impose pas (voir M. Gagarin, Antiphon. The Speeches, Cambridge, Cambridge UP, 1997, p. 200), mais la difficulté demeure néanmoins quant à l’usage souvent indistinct des deux termes chez Antiphon. De fait, à rebours de la quasi-totalité des sources anciennes, Antiphon n’hésite pas à penser le basanos comme une forme de témoignage (Antiphon, 6, Sur le Choreute, 19). L’orateur se situe ici à un niveau de généralité qui laisse penser que le « témoignage » de l’esclave peut aussi bien prendre la forme d’un interrogatoire par voie de torture (le basanos) qu’une dénonciation (mênusis). Remarquons en outre que dans deux plaidoyers qui mettent en scène des homicides auxquels des esclaves auraient pu assister, leur témoignage n’est pas sollicité (Lysias, 1, Sur le meurtre d’Eratosthène, 16‑21 ; [Démosthène], 59, Contre Nééra, 9). En somme, le propos d’Antiphon ne permet guère d’affirmer que les esclaves étaient en mesure de témoigner dans le cadre des procès athéniens pour cause d’homicide – et il paraît plus simple en l’état de laisser sur ce point la configuration platonicienne à son étrange singularité, sans en tirer de conclusions plus générales (D. MacDowell, Athenian Homicide Law in the Age of the Orators, Manchester, Manchester University Press, 1963, p. 102‑109 ; C. Carey, « A Note on Torture in Athenian Homicide Cases », Historia, 37, 1988, p. 241‑246 ; S. C. Todd, « Status and Contract in Fourth-Century Athens », dans G. Thür (éd.), Symposion 1993, Cologne, 1994, p. 125‑140, p. 135‑136). 11.  Voir les remarques de A. Cassayre, La Justice dans les cités grecques. De la formation des royaumes hellénistiques au legs d’Attale, Rennes, PUR, 2010, p. 227. 12.  Antiphon, 5, Sur le meurtre d’Hérode, 34 affirme ainsi : « Tout le monde récompense les dénonciateurs par de l’argent quand ils sont libres, par la liberté quand ils sont esclaves (tous de doulous eleutherousin) ; dans le même sens : Lysias, 5, Pour Callias, 5 ; Lysias 7, Sur l’olivier sacré, 16 ; IG II² 1128, l. 19‑20, l. 29 ; Andocide, 1, Sur les Mystères, 28, évoque pourtant une récompense qui serait aussi financière. Dans l’Égypte lagide, voir R. Scholl, Corpus der Ptolemäischen Sklaventexte, Stuttgart, F. Steiner, 1990, 10, l. 14‑15. La loi de Thasos contre les menées oligarchiques (411‑409) prescrit que l’esclave sera libre et touchera une récompense financière (J. Pouilloux, Choix d’inscriptions grecques. Textes, traduction et notes, Paris, Les Belles Lettres, 1960, 31, l. 2, et surtout l. 10 : « Si le dénonciateur est un esclave, il touchera l’argent et aura en outre la liberté »), mais formellement la dénonciation n’est pas présentée comme une mênusis. 13.  À l’inverse, si le décret athénien du ive siècle portant sur le monopole de l’ocre de Kéos évoque explicitement la possibilité pour un esclave de dénoncer son propre maître, c’est que les Athéniens n’hésitaient pas à avoir recours, pour maintenir leur domination sur les cités de la Ligue, à une procédure dont l’existence aurait été impensable dans leur propre cité ; IG II² 1128, l. 19‑20 : « Si le dénonciateur est un esclave, s’il appartient aux exportateurs, qu’il soit libre et reçoive un tiers de la valeur ([eleutheros estô kai ta tr]|[i] a merê estô autôi) ; ou s’il appartient à quelqu’un d’autre, qu’il soit libre (ean de allou tinos êi, eleutheros est[ô) », puis l. 29‑30, au sujet des Ioulites : « Si l’informateur est un esclave, qu’il soit libre et [---] qu’il reçoive [---- des marchandises] (ean de doulos êi ho mênusas, eleutheros es[tô kai -- tôn -- chrêm] atôn metestô autôi.) » Voir A. Carrara, « À la poursuite de l’ocre kéienne (IG II² 1128) : mesures économiques et formes de domination athénienne dans les Cyclades au ive s. a.C », dans G. Bonnin et E. Le Quéré (éds.), Pouvoirs, îles et mer. Formes et modalités de l’hégémonie dans les Cyclades antiques (viie s. a.C-iiie s. p.C.) », Bordeaux, Ausonius, 2014, p. 295‑316. 14.  R. Osborne, « Religion, Imperial Politics, and the Offering of Freedom to Slaves », dans V. Hunter et J. Edmondson (éds.), Law and Social Status in Classical Athens, Oxford, Oxford UP, 2000, p. 75‑92. 15.  Aux deux cas que nous allons aborder, il faut ajouter la configuration présentée par le discours de Lysias, qui concerne peut-être un cas de hierosulia (voir S. C. Todd, A Commentary on Lysias. Speeches 1‑11, Oxford, Oxford UP, 2007, p. 387‑389). 16.  Andocide, 1, Sur les Mystères, 96‑98 ; SEG 22, 87.

Notes des pages 136 à 141

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17.  Antiphon, 5, Sur le meurtre d’Hérode, 34, laisse penser que la mênusis n’a pas de sphère bien délimitée puisque l’orateur évoque une règle générale à son sujet comme s’il s’agissait d’une pratique bien courante. 18.  Sur les motifs de l’affaire et les raisons qui ont pu conduire au procès, voir S. C. Todd, A Commentary on Lysias. Speeches 1‑11, op. cit., p. 385‑388. 19.  Lysias, 5, Pour Callias, 5. 20.  Lysias, 13, Contre Agoratos, 64, 67, 73. 21.  Plutarque, Vie de Périclès, 31, 2‑3. 22.  Diodore de Sicile, Bibliothèque Historique, XII, 39, 1‑2. 23.  Plutarque, Alcibiade, 19, se concentre sur le cas de l’accusation d’Alcibiade. Son récit, moins précis, présente une procédure cohérente avec les récits de Thucydide et Andocide : « Sur ces entrefaites, le démagogue Androclès produisit des esclaves, et quelques étrangers établis à Athènes (En de toutô doulous tinas kai metoikous p­ roêgagen Androklês ho demagôgos), qui accusèrent (katêgorountas) Alcibiade et ses amis d’avoir déjà une autre fois mutilé des statues consacrées, et d’avoir, dans une partie de débauche, contrefait les Mystères. Un certain Théodore y faisait, disaient-ils, les fonctions de héraut ; Polytion, celles de porte-flambeau ; Alcibiade était l’hiérophante ; les autres amis assistaient comme initiés, et portaient le nom de mystes. Ce sont là les griefs allégués dans l’accusation que Thessalos, fils de Cimon, porta contre Alcibiade (en tê eisaggelia gegraptai Thessalou tou Kimônos), d’impiété envers les divinités (­asebein meri tô theô). » 24.  Thucydide, Histoire de la guerre du Péloponnèse, 6, 27. 25.  Andocide, 1, Sur les Mystères, 11. 26.  Id., ibid., 12‑14. 27.  C’est ce que comprend, par exemple, D. MacDowell, Andokides. On the Mysteries, Oxford, Clarendon Press, 1962, p. 182. 28.  Andocide, 1, Sur les Mystères, 15. 29.  Id., ibid., 17. 30.  Certes, le plaideur présente Agoratos comme un esclave fils d’esclave (64), mais il en fait aussi un sycophante (67), et révèle que ce dernier considérait avoir été inscrit sur les registres de citoyenneté dans le dème d’Anagyra (73). Nous sommes ici dans le registre bien connu de l’invective servile, qu’on ne saurait prendre pour argent comptant : Agoratos était de toute évidence un citoyen. 31.  Lysias, 13, Contre Agoratos, 20‑33. 32.  Lysias, 13, Contre Agoratos, 32‑33. 33.  Id., ibid., 55‑56. 34.  Dans les Lois, Platon offre un recours à la mênusis servile dans des proportions beaucoup plus importantes que ne le faisait le droit athénien : Lois 745a, 742b, 907e, 910c. Il est bien question de dénonciation de la part des libres comme des esclaves : voir G. R Morrow, Plato’s Law of Slavery and its Relation to Greek Law, op. cit., p. 77, p. 95. Le texte platonicien prévoit même les formes de compensation accordée aux maîtres (914a). Si la liberté est promise à l’esclave, rien n’indique la nécessité d’un recours à une quelconque immunité (l’esclave est pour ainsi dire protégé par sa mênusis contre toutes représailles (932d) préalable à sa prise de parole), ce qui traduit bien la reconnaissance de la parole servile dans l’ensemble du dispositif judiciaire de la cité des Magnètes (voir chapitre 5). 35.  Voir infra sur l’historicité de la Vie d’Ésope et sa pertinence documentaire pour l’étude de la vie civique des époques classique et hellénistique. 36.  Théophraste, Traité des pierres, 55. Sur l’histoire du terme, voir G. Thür, Beweisführung vor den Schwurgerichtshofen Athens. Die Proklesis zur Basanos, Vienne, Österreichische Akademie der Wissenschaften, 1977, p. 13‑15 ; P. DuBois, Torture and Truth, New York-Londres, Routledge, 1991, p. 9‑34 (en particulier au sujet de l’usage sophocléen du terme) ; L. Kurke, Coins, Bodies, Games and Gold. The Politics of Meaning in Archaic Greece, Princeton, Princeton UP, 1999, p. 42‑45 et p. 57‑58.

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Notes des pages 141 à 145

37.  Théognis, Élégies, v. 1105‑1106 : « Si frotté auprès du plomb sur la pierre de touche. Tu montres la pureté de l’or, tu seras admiré de tous » ; voir aussi Théognis, Élégies, v. 417‑418 ; Pindare, Pythiques, 10, 67 : « L’or se reconnaît à la pierre de touche et les âmes droites se révèlent à l’épreuve » (Peirônti de kai chrusos en basanô prepei / kai noos orthos). 38.  Andocide, 1, Sur les Mystères, 43. Sur la datation de l’archontat de Scamandrios, voir R. Develin, Athenian Officials, op. cit., Cambridge, Cambridge UP, 1989, p. 51. 39.  Le travail de référence pour reconstituer l’ensemble de la procédure demeure celui de G. Thür, Beweisführung vor den Schwurgerichtshofen Athens. Die Proklesis zur Basanos, op. cit. 40.  Antiphon, 6, Sur le Choreute, 3. 41.  G. Thür, Beweisführung vor den Schwurgerichtshofen Athens. Die Proklesis zur Basanos, op. cit., p. 190 ; G. Thür, « Reply to D. C. Mirhady : Torture and Rhetoric in Athens », JHS, 116, 1996, p. 132‑134, p. 133. 42.  Sur l’echinos, et son usage dans l’ensemble des procès au ive siècle (bien au-delà des cas d’arbitrage), G. Thür, « The Principle of Fairness in Athenian Legal Procedure : Thoughts on the Echinos and Enklema », Dike, 11, 2008, p. 51‑73. 43.  Antiphon, 6, Sur le Choreute, 23. 44.  Antiphon, 5, Sur le meurtre d’Hérode, 33 ; Antiphon, 6, Sur le Choreute, 25. 45.  [Démosthène], 59, Contre Nééra, 124 ; Démosthène, 37, Contre Panténétos, 40. 46.  M. Halm-Tisserant, Réalités et imaginaire des supplices en Grèce ancienne, Paris, Les Belles Lettres, 1998, p. 119. 47.  Isocrate, 17, Trapézitique, 15. Antiphon, 5, Sur le meurtre d’Hérode, 40 suggère au contraire une gradation. Pour le recours à la streblê seule, voir aussi Démosthène, 29, Contre Aphobos III, 12 ; 40. 48.  Antiphon, 1, Accusation d’empoisonnement contre une belle-mère, 30 ; Antiphon, 2, Première Tétralogie, Δ, 7 ; Antiphon, 5, Sur le meurtre d’Hérode, 48. 49.  Pap. Lille, I, 29, l, 19‑26 (R. Scholl, Corpus der ptolemäischen Sklaventexte, vol. 1, n° 1, op. cit.). 50.  A. R. W. Harrison, The Law of Athens, II : Procedure, Oxford, Clarendon Press, 1971, p. 147 ; S. C. Todd, « The Purpose of Evidence in Athenian Lawcourts », dans P. Cartledge, P. Millett et S. C. Todd (éds.), Nomos. Essays in Athenian Law, Politics and Society, Cambridge, Cambridge UP, 1990, p. 19‑39, p. 28 ; D. Mirhady, « Athens’ Democratic Witnesses », Phoenix, 56, 2002, p. 255‑274, p. 259. Dans les Lois de Platon (937a-b), les esclaves sont témoins précisément parce qu’ils peuvent comparaître dans un procès pour faux témoignage. 51.  À l’inverse, dans la cité des Magnètes des Lois de Platon, si l’institution du basanos n’est pas envisagée, c’est que l’esclave est reconnu comme témoin dans de nombreuses procédures, et peut sans doute être soumis à la dikê pseudomarturiôn (voir les remarques de G. R. Morrow, Plato’s Law of Slavery and its Relation to Greek Law, op. cit., p. 80 et L. Gernet, Introduction aux « Lois » de Platon, op. cit., p. CXXVII). 52.  Démosthène, 49, Contre Timothée, 55‑56. 53.  Lycurgue, 1, Contre Léocrate, 28. 54.  Voir N. Siron, Témoigner et convaincre. Le dispositif de vérité dans les discours judiciaires de l’Athènes classique (thèse soutenue à l’université Paris 1 Panthéon Sorbonne, 2017, à paraître). 55.  D. Mirhady, « Torture and Rhetoric in Athens », JHS, 116, 1996, p. 119‑131 ; D. Mirhady, « The Athenian Rationale for Torture », dans J. C. Edmondson et V. J. Hunter (éds.), Law and Social Status in Classical Athens, op. cit., p. 53‑74 ; M. Gagarin, « The Torture of Slaves in Athenian Law », CP, 91, 1996, p. 1‑18. 56.  G. Thür, Beweisführung vor den Schwurgerichtshofen Athens. Die Proklesis zur Basanos, op. cit., p. 309. 57.  M. Gagarin, « The Torture of Slaves in Athenian Law », art. cité, p. 1. 58.  J. W. Headlam, « On the proklêsis eis basanon in Attic Law », CR, 7, 1893, p. 1‑5.

Notes des pages 145 à 149

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59.  Démosthène, 53, Contre Nicostratos, 25, laisse entrevoir cette situation. 60.  G. Thür, Beweisführung vor den Schwurgerichtshofen Athens. Die Proklesis zur Basanos, op. cit., p. 205‑232. 61.  Aristote, Rhétorique, 1375a : « [Les atechnoi pisteis] sont au nombre de cinq : textes de lois (nomoi), témoignages (martures), conventions (sunthêkai), basanoi, serments (horkoi) » ; [Aristote], Rhétorique à Alexandre, 14, 7 ; 16. De façon subtile, David Mirhady a tenté de mettre en rapport les mentions du basanos dans ces traités rhétoriques avec l’apparition du témoignage écrit, entre 390 et 378. Alors qu’Aristote ou Anaximène rédigent leur traité entre 350 et 330, ils en seraient venus à proposer une conception biaisée du processus judiciaire, sur la base du recours extensif, devant les tribunaux athéniens, aux témoignages sous une forme écrite (D. Mirhady, « Torture and Rhetoric in Athens », art. cité, p. 128‑130). Lorsque les orateurs du ive siècle invitent à la lecture du basanos, ce serait en réalité à la sommation (proklêsis), et à son refus, plutôt qu’à l’interrogatoire en tant que tel qu’ils feraient référence. Pour minorer le propos des deux traités d’Aristote et d’Anaximène, Mirhady a surtout soulevé la contradiction présentée par un passage de l’Athenaiôn Politeia. Au chapitre 53, l’auteur cite l’ensemble des pièces que l’arbitre place dans l’echinos avant la tenue d’un procès, et tout en évoquant les témoignages (marturiai), les sommations (proklêseis) et les lois (nomoi), il ne dit rien du basanos ([Aristote], Athenaiôn Politeia, 53, 2‑3). La difficulté néanmoins réside dans l’assimilation approximative entre basanos et marturia, présente chez les orateurs dès le ve siècle et qui semble ici avoir été partagée par l’auteur de l’Athenaiôn Politeia. Il est plus économique de considérer en réalité que les deux traités rhétoriques d’Aristote et d’Anaximène distinguent ce que l’Athenaiôn Politeia, texte contemporain, rassemble généreusement sous le terme de marturia, que de concevoir qu’ils se seraient tous deux égarés au sujet de la procédure. 62.  Voir dans le même sens G. Thür, « Reply to D. C. Mirhady : Torture and Rhetoric in Athens », art. cité, p. 134. 63.  Voir en particulier Isocrate, 17, Trapézitique, 15‑16 et Démosthène, 37, Contre Panténétos, 42. 64.  À titre d’exemple : Démosthène, 48, Contre Olympiodore, 18 ; Aristophane, Grenouilles, 612. Le cas le plus spectaculaire est celui que présente Hérondas, Zêlotypos, v. 31‑85, où Bitinna envoie son propre esclave se faire fouetter (1 000 coups dans le dos, 1 000 sur le ventre…) chez un certain Héron. Un personnage du nom de Kosis, qualifié de stiktês, est par ailleurs chargé de marquer au fer les esclaves. L’ensemble de la scène indique l’existence d’activités professionnelles permettant la mutualisation de la violence domestique contre les esclaves. 65.  Démosthène, 39, Contre Boetos I, 3‑4 et Démosthène, 40, Contre Boetos II, 10‑11. 66.  Hérondas, Pornoboskos, v. 87‑88. 67.  Voir G. Thür, Beweisführung vor den Schwurgerichtshofen Athens. Die Proklesis zur Basanos, op. cit., p. 310‑311. Antiphon, 1, Accusation d’empoisonnement contre une belle-mère, 8 ; Lysias, 4, Au sujet d’une accusation pour blessure, 10‑12 ; 14 ; 18 ; Lysias, 7, Sur l’olivier sacré, 34‑35 ; Isée, 8, Sur la succession de Kiron, 12, 29 ; Isocrate, 17, Trapézitique, 12 ; 53‑54 ; Démosthène, 29, Contre Aphobos III, 5 ; 11 ; Démosthène, 30, Contre Onétor I, 36‑38 ; Démosthène, 47, Contre Evergos et Mnesiboulos, 8 ; [Démosthène], 59, Contre Nééra, 120‑122 ; Lycurgue, 1, Contre Léocrate, 34. 68.  Isée, 8, Sur la succession de Kiron, 12 ; le propos est repris presque à l’identique par Démosthène, 30, Contre Onétor I, 37. 69.  Lysias, 7, Sur l’olivier sacré, 37. L’orateur se réfère ici théoriquement bel et bien au basanos qui aurait dû avoir lieu et non à la sommation. 70.  Lycurgue, 1, Contre Léocrate, 29. 71.  Ainsi D. Mirhady, « The Athenian Rationale for Torture », art. cité, p. 60, ou plus récemment, C. Horton, « Persuasive Basanos : Torture in Aristotle and the Attic Orators », Rhetor 5, 2013 (www.cssr-scer.ca).

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Notes des pages 149 à 150

72.  Sur le sens de cette notion, je me permets de renvoyer à P. Ismard, La Démocratie contre les experts. Les esclaves publics en Grèce ancienne, op. cit., p. 135‑150, largement inspiré par J. Ober, Democracy and Knowledge : Innovation and Learning in Classical Athens, Princeton, Princeton UP, 2008. 73.  J.-M. Carbasse, « Les origines de la torture judiciaire en France du xiie au début du xive siècle », dans B. Durand (éd.), La Torture judiciaire. Approches historiques et juridiques, Lille, Centre d’histoire judiciaire, 2002, p. 381‑419. 74.  Ainsi J. Langbein, Torture and the Law of Proof. Europe and England in the Ancien Regime, Chicago, University of Chicago Press, 1977 ; T. Asad, Genealogies of Religion. Discipline and Reasons of Power in Christianity and Islam, Baltimore et Londres, The Johns Hopkins University Press, 1993 ; mais aussi bien sûr M. Foucault, Surveiller et punir. Naissance de la prison, Paris, Gallimard, 1976. 75.  P. Legendre, « De Confessis. Remarques sur le statut de la parole dans la première scholastique », dans Y. Thomas (éd.), L’Aveu. Antiquité et Moyen Âge, Rome, École française de Rome, 1986, p. 401‑408, ici p. 402. Voir aussi J. Chiffoleau, « Sur la pratique et la conjoncture de l’aveu judiciaire en France du xiiie au xve siècle », dans Y. Thomas (éd.), L’Aveu. Antiquité et Moyen Âge, op. cit., p. 341‑380 ; J. Chiffoleau, « Dire l’indicible. Remarques sur la catégorie du nefandum du xiie au xve siècle », Annales ESC, vol. 45, mars-avril 1990, p. 289‑324. 76.  L’usage de la torture judiciaire, conduite par les magistrats de la cité, surgit à plusieurs reprises dans l’histoire athénienne, mais elle n’est qu’exceptionnellement décrite comme un basanos et relève de toute façon d’une logique bien différente ; ainsi, Thucydide, Histoire de la guerre du Péloponnèse, 8, 92, et Lysias, 13, Contre Agoratos, 59. Mais Eschine, 3, Contre Ctésiphon 224, ou Dinarque, 1, Contre Démosthène, 63 racontent des actes de torture conduits dans un cadre public sans les rapporter au basanos (Démosthène, 18, Sur la Couronne, 133). 77.  A. Watson, Roman Slave Law, Baltimore et Londres, The Johns Hopkins University Press, 1987, p. 85‑86 ; L. Schumacher, Servus Index. Sklavenverhör und Sklaven­ anzeige im republikanischen und kaiserzeitlichen Rom, Wiesbaden, F. Steiner, 1982 ; R. Fasano, La Torture judiciaire en droit romain, Neufchâtel, 1997, p. 112‑113. 78.  Voir en guise de synthèse R. Vigneron, « La question judiciaire vue par les jurisconsultes romains », dans B. Durand (éd.), La Torture judiciaire. Approches historiques et juridiques, op. cit., p. 275‑294. Sur le crime de lèse-majesté, et le rôle joué par la dénonciation d’esclaves contre leur propre maître dans le contexte de développement de la procédure inquisitoire : Y. Thomas, « Les procédures de la majesté. La torture et l’enquête depuis les Julio-Claudiens », Mélanges de droit romain et d’histoire ancienne. Hommage à la mémoire d’André Magdelain, Paris, Éditions PanthéonAssas, 1998, p. 477‑499 et Y. Thomas, « L’aveu, de la parole au corps (Rome, ve siècle av. ­J.-C.-ive siècle apr. J.-C.) », dans R. Dulong (éd.), L’Aveu. Histoire, sociologie, philosophie, Paris, PUF, 2001, p. 17‑56, p. 30‑44 ; Y. Rivière, Les Délateurs sous l’Empire romain, Bibliothèque des Écoles françaises d’Athènes et de Rome (BEFAR), École française de Rome, 2002, p. 316‑334 ; P. Brunt, « Evidence Given Under Torture in the Principate », ZRG, 117, 1980, p. 256‑265. 79.  Ainsi dans l’État du Mississippi, en 1822 : « Any negro or mulatto, bond or free, shall be a good witness in pleas of the state for or against negroes or mulattoes, bond or free, or in civil pleas where free negroes or mulattoes shall alone be parties, and in no other cases whatever » (voir T. D. Morris, « Slaves and the Rules of Evidence in Criminal Trials », Chicago-Kent Law Review, 68, 1993, p. 1209‑1240). 80.  Démosthène, 49, Contre Timothée, 55. 81.  Analogie relevée notamment par G. Thür, Beweisführung vor den Schwur­ gerichtshofen Athens. Die Proklesis zur Basanos, op. cit., p. 33‑35 ; D. Mirhady, Torture and Rhetoric in Athens », art. cité, p. 122 ; D. Mirhady, « The Athenian Rationale for Torture », art. cité, p. 63, p. 65‑66 ; S. C. Todd, « The Purpose of Evidence in Athenian Lawcourts », art. cité, p. 35 ; M. Gagarin, « Oaths and Oath-Challenges in Greek Law »,

Notes des pages 151 à 155

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Symposion 1995, Cologne, Böhlau, 1997, p. 125‑134, p. 128‑129 ; L. Gernet, Droit et société dans la Grèce ancienne, op. cit., p. 110‑111. 82.  Antiphon, 6, Sur le Choreute, 25. 83.  Contra D. Mirhady, « The Oath-Challenge in Athens », The Classical Quaterly (CQ), vol. 41, n° 1, 1991, p. 78‑83. 84.  [Aristote], Rhétorique à Alexandre, 1432a. Voir C. Carastro, « Fabriquer du lien en Grèce ancienne : serments, sacrifices, ligatures », Mètis, n° 10, 2012, p. 77‑105, p. 91‑92. 85.  Démosthène, 47, Contre Evergos et Mnesiboulos, 11 : « S’il était vrai, comme ils disent, que Théophémos a offert par voie de sommation de livrer le corps de l’homme (to sôma tês anthrôpou). » 86.  Démosthène, 22, Contre Androtion, 55. 87.  Le droit de la plupart des cités n’hésitait pas d’ailleurs à fixer pour un même délit des équivalences entre l’amende, réservée aux citoyens, et les coups de fouet, destinés aux esclaves : voir le règlement du sanctuaire d’Apollon Erithaseos en Attique à la fin du ive siècle av. J.-C. (IG II² 1362, l. 7‑13), celui de Poiessa, à Kéos, au iiie siècle av. J.-C. (IG XII, 5, 569, l. 5‑8), ou la loi astynomique de Pergame (M.-C. Hellmann, Choix d’inscriptions architecturales grecques traduites et commentées, Lyon, MOM, 1999, 2, l. 188‑196) ; à Andanie : N. Deshours, Les Mystères d’Andania. Étude d’épigraphie et d’histoire religieuse, Bordeaux, Ausonius, 2006, l. 79‑80. 88.  L. Darmezin, Les Affranchissements par consécration en Béotie et dans le monde hellénistique, Nancy, ADRA, n° 143, 1999. 89.  G. Agamben, Homo Sacer I. Le pouvoir souverain et la vie nue, Paris, Seuil, 1997, p. 83. 90.  G. Agamben, L’Usage des corps. Homo Sacer IV, 2, Paris, Seuil, 2015, p. 359. Sur l’usage singulier (et réducteur) de la notion de biopolitique par Agamben, et son écart par rapport à Foucault, voir J. Revel : « Lire Foucault à l’ombre de Heidegger », Critique, n° 836‑837, 2016, p. 53‑65. 91.  G. Agamben, L’Usage des corps. Homo Sacer IV, 2, op. cit., p. 362. 92.  Selon la distinction proposée par R. Crahay, « La bouche de la vérité », dans J.-P. Vernant (éd.), Divination et rationalité, Paris, Seuil, 1974, p. 201‑219. 93.  J.-P. Vernant, « Parole et signes muets », dans J.-P. Vernant (éd.), Divination et rationalité, op. cit., p. 9‑24. 94.  Héraclite, frgt. 93 Diels-Kranz (= Plutarque, Sur les oracles de la Pythie, Moralia, 404d). 95.  P. Bonnechere, « Oracles et mentalités grecques », Kernos, 26, 2013, p. 73‑94. 96.  Plutarque, Sur les oracles de la Pythie, Moralia, 408f, 1‑8. Sur cette définition « balistique » de la parole delphique, voir P. Monbrun, Les Voix d’Apollon. L’arc, la lyre et les oracles, Rennes, PUR, 2007. 97.  À Delphes, voir P. Amandry, La Mantique apollinienne à Delphes. Essai sur le fonctionnement de l’oracle, Paris, De Boccard, 1950, p. 149‑168, p. 167, qui note que la réponse était normalement délivrée en prose et « sous une forme claire au consultant, au moins par écrit » ; de manière plus générale G. Rougemont, « Les oracles grecs recouraient-ils habituellement à l’ambiguïté volontaire ? », dans L. Basset et F. Biville (éds.), Les Jeux et les Ruses de l’ambiguïté volontaire dans les textes grecs et latins, Lyon, MOM, 2005, p. 219‑235. 98.  E. L’Hôte, Les Lamelles oraculaires de Dodone, Paris, Droz, 2006, n° 53, Bb (350‑300) ; n° 44 (ive) ; n° 50, Ab ; B (350-iiie). 99.  J. Rudhardt, « Dodone et son oracle », dans Ph. Borgeaud et V. PirenneDelforge (éds.), Les Dieux, le féminin, le pouvoir. Enquêtes d’un historien des religions, Genève, Labor et Fides, 2006, p. 95‑121. 100.  À Démétrias, au iie siècle, pour l’oracle d’Apollon Koropaios, on remet au consultant, au lendemain de la consultation, la tablette sur laquelle a été gravée la réponse du dieu (voir L. Robert, Hellenica V, p. 25‑27) ; à Claros : voir J.-C. Moretti et al., « Le

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Notes des pages 155 à 157

temple d’Apollon et le fonctionnement de l’oracle », et C. Oesterheld, « La parole salvatrice transformée en remède perpétuel : l’oracle d’Apollon de Claros rendu à la ville de Hiérapolis en Phrygie », dans J.-C. Moretti (éd.), Le Sanctuaire de Claros et son oracle. Actes du colloque international de Lyon, 13‑14 janvier 2012, Lyon, MOM, 2014, p. 33‑49, p. 41 ; p. 211‑226 ; Delphes : voir P. Amandry, La Mantique apollinienne à Delphes. Essai sur le fonctionnement de l’oracle, op. cit., p. 149‑150. 101.  A. Busine, Paroles d’Apollon. Pratiques et traditions oraculaires dans l’Antiquité tardive (iie-vie siècle), Leyde et Boston, Brill, 2005, p. 53‑54. 102.  A. Busine, « Gathering Saced Words. Collections of Oracles from Pagan Sanctuaries to Christian Books », dans R. M. Piccione et M. Perkams (éds.), Selecta Colligere II. Beiträge zur Technik des Sammelns und Kompilierens griechischer Texte von der Antike bis zum Humanismus, Alessandria, Edizioni dell’Orso, 2005, p. 39‑55. 103.  [Démosthène], 45, Contre Stéphanos I, 44. 104.  D. Mirhady, « Athens’ Democratic Witnesses », Phoenix, 56, 2002, p. 255‑274, p. 271. 105.  [Démosthène], 46, Contre Stéphanos II, 7. 106.  J.-P. Vernant, Les Origines de la pensée grecque, Paris, PUF, 1962 [1995], p. 48. 107.  C. Carastro, « Les liens de l’écriture. Katádesmoi et instances de l’enchaînement », dans M. Cartry et J.-L. Durand (éds.), Architecturer l’invisible : autels, ligatures, écritures, Turnhout, Brepols, 2010, p. 263‑292. 108.  Voir K.-J. Hölkeskamp, Schiedsrichter, Gesetzgeber und Gesetzgebung im archaischen Griechenland, Historia-Einzelschrift, 131, Stuttgart, F. Steiner, 1999 ; id., « Institutionalisierung durch Verortung. Die Entstehung der Öffentlichkeit im frühen Griechenland », dans K.-J. Hölkeskamp, J. Rüsen, E. Stein-Hölkeskamp et H. T. Grütter (éds.), Sinn (in) der Antike. Orientierungssysteme, Leitbilder und Wertkonzepte im Altertum, Mayence, Philipp von Zabern, 2003, p. 81‑104. Dans un sens similaire au sujet du droit romain, voir les réflexions importantes de M. T. Fögen, Histoires du droit romain. De l’origine et de l’évolution d’un système social, Paris, Maison des sciences de l’homme, 2007, p. 113‑134. 109.  Je reprends ici l’expression de P. Déléage, Lettres mortes, Paris, Fayard, 2017. Voir déjà les réflexions de R. Descat, « Idéologie et communication dans la poésie grecque et archaïque », QUCC, 38, 1981, p. 7‑27, p. 13. 110.  Voir J. P. Sickinger, Public Records and Archives in Classical Athens, op. cit. ; id., « Literacy, orality, and Athenian legislative procedure » dans I. Worthington et J. M. Foley (éds.), Epea and Grammata. Oral and Written Communication in Ancient Greece, Leyde et Boston, Brill, 2002, p. 147‑169 ; C. Pébarthe, Cité, démocratie et écriture. Histoire de l’alphabétisation d’Athènes à l’époque classique, Paris, De Boccard, 2006, et l’ensemble du travail de Michele Faraguna : M. Faraguna, « Registrazioni catastalti nel mondo greco : il caso di Atene », Athenaeum, 85, 1997, p. 7‑33 ; id., « A proposito degli archivi nel mondo Greco : terra e registrazioni fondiarie », Chiron, 30, 2000, p. 65‑115 ; id., « Archives, Documents and Legal Practices in the Greek Polis », dans E. Harris et M. Canevaro (éds.), The Oxford Handbook of Ancient Greek Law [en ligne], op. cit. 111.  M. Gagarin, « Écriture et oralité en droit grec », RHDFE, 79, 2001, p. 447‑462, p. 461 : « En Grèce, en revanche, l’écriture n’a jamais infiltré le cœur de la procédure judiciaire », ce qui aurait permis de « préserver la nature publique et communautaire du droit en Grèce ». 112.  Il s’agit bien là d’un choix délibéré (voir les remarques de A. Maffi « Écriture et pratique juridique dans la Grèce classique », dans M. Detienne (éd.), Les Savoirs de l’écriture, Lille, Presses universitaires de Lille, 1988, p. 188‑210, p. 192). Louis Gernet lui-même y reconnaissait une originalité négative de la cité athénienne au regard du fonctionnement d’autres cités, ayant davantage recours à l’écriture, notamment en contexte commercial (L. Gernet, Droit et société dans la Grèce ancienne, op. cit., p. 233‑234).

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113.  D. Steiner, The Tyrant’s Writ. Myths and Image of Writing in Ancient Greece, Princeton, Princeton UP, 1994, p. 166‑174. 114.  Hérodote, Histoires, I, 96‑100 ; voir aussi A. Maffi, « Écriture et pratique juridique dans la Grèce classique », art. cité, p. 188‑210. 115.  P. Ismard, La Démocratie contre les experts. Les esclaves publics en Grèce ancienne, op. cit. 116.  F. Jouan, Euripide et les légendes des chants cypriens des origines de la guerre de Troie à l’Iliade, Paris, Les Belles Lettres, 1966, p. 339‑363. 117.  Schol. Euripide, Oreste, 432. 118.  Euripide, Palamède, frgt. 578 Nauck. 119.  Euripide, Palamède, dans Fragments, tome VIII, 2e partie, Bellérophon-Protésilas, texte établi et traduit par F. Jouan et H. Van Looy, Paris, Les Belles Lettres-CUF, 2000, p. 490‑492. 120.  Sur l’esclave marqué, voir les remarques de D. Kamen, « A Corpus of Inscriptions : Representing Slave Marks in Antiquity », Memoirs of the American Academy in Rome, 55, 2010, p. 95‑110. On ajoutera d’ailleurs que l’épisode qui marque le début du soulèvement des Grecs, chez Hérodote (Histoires, 5, 35) passe par le biais d’un message transmis par un esclave, mais à son insu. Histiée, le tyran de Milet emprisonné chez Darius envoie un message à Aristagoras pour qu’il se révolte contre le Grand Roi, mais toutes les routes sont gardées. Il fait alors graver un message sur le corps d’un de ses esclaves, en demandant à Aristagoras de lui raser les cheveux pour lire le message. L’anecdote lie ainsi étroitement le corps de l’esclave à la question de l’écriture. L’épisode peut aisément être mis en parallèle avec deux autres moments hérodotéens qui voient les Grecs résister aux Perses et transmettre des messages écrits (Hérodote, 7, 239 ; 1, 123 ; voir D. Steiner, The Tyrant’s Writ. Myths and Image of Writing in Ancient Greece, op. cit., p. 151). Le corps de l’esclave est ici comme une tablette, un texte ou un support neutre qui porte en lui-même la trace écrite. L’anecdote est reprise presque à l’identique par Énée le Tacticien (31, 28‑29), Aulu-Gelle (Nuits attiques, XVII, 9, 22), et Polyen (Stratêgemata, 1, 24). 121.  Sur la sphragis servile, voir F. J. Dölger, Sphragis. Eine altchristliche Taufbezeichnung in ihren Beziehungen zur profanen und religiösen Kultur des Altertums, Paderborn, F. Schöhning, 1911, p. 23‑31. 122.  Voir S. Forsdyke, Slaves tell Tales. And other Episodes in the Politics of Popular Culture in Ancient Greece, op. cit., p. 85‑86, qui suggère un lien entre le récit de Nymphodore et le frgt. 296 (Austin-Kassel) d’Eupolis. 123.  FGrH 572 F4. Le récit de Nymphodore de Syracuse est transmis par Athénée, Deipnosophistes, VI, 265d-266e. Sur l’épisode en général, voir la lecture approfondie, centrée sur la notion de culture populaire, de S. Forsdyke, Slaves tell Tales. And other Episodes in the Politics of Popular Culture in Ancient Greece, op. cit., en particulier p. 78‑89. 124.  À titre d’exemple, voir évidemment le synœcisme de la cité d’Athènes sous l’égide du roi Thésée chez Thucydide, Histoire de la guerre du Péloponnèse, 2, 15 et Plutarque, Vie de Thésée, 24. 125.  J. Derrida, La Voix et le Phénomène. Introduction au problème du signe dans la phénoménologie de Husserl, Paris, PUF, 1967, p. 3. 126.  Id., De la grammatologie, Paris, Minuit, 1967, p. 12 ; p. 41 : « L’horizon du savoir absolu, c’est l’effacement de l’écriture dans le logos, la résumption de la trace dans la parousie, la réappropriation de la différence, l’accomplissement de ce que nous avons appelé ailleurs la métaphysique du propre. » 127.  Id., « La pharmacie de Platon » [1968, repris dans La Dissémination, Paris, Seuil, 1972], ici p. 107 (édition 1993). 128.  Id., La Dissémination, op. cit., p. 171. 129.  Voir M. Naas, « Earmarks. Derrida’s Reinvention of Philosophical Writing in “Plato’s Phamacy” », dans M. Leonard (éd.), Derrida and Antiquity, Oxford, Oxford UP, 2010, p. 43‑72, p. 57.

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130.  Platon, Théétète, 143a-b. 131.  P. Loraux, « L’art platonicien d’avoir l’air d’écrire », dans M. Detienne (éd.), Les Savoirs de l’écriture en Grèce ancienne, Lille, 1988, p. 420‑455, p. 422. 132.  J. Derrida, La Carte postale. De Socrate à Freud et au-delà, Paris, Flammarion, 1980, p. 17 (édition 2014). 133.  Id., ibid., p. 15 : « Tu as vu cette carte, l’image au dos de cette carte ? Je suis tombé dessus, hier, à la Bodleian (c’est la fameuse bibliothèque d’Oxford), je te raconterai. Je suis tombé en arrêt, avec le sentiment de l’hallucination (il est fou ou quoi ? il s’est trompé de noms !), et d’une révélation en même temps, une révélation apocalyptique : Socrate écrivant, écrivant devant Platon, je l’avais toujours su, c’était resté comme le négatif d’une photographie à développer depuis vingt-cinq siècles – en moi bien sûr. Suffisait d’écrire ça en pleine lumière. Le révélateur est là, à moins que je ne sache encore rien déchiffrer de cette image, et c’est en effet le plus probable. Socrate, celui qui écrit – assis, plié, scribe ou copiste docile, le secrétaire de Platon, quoi. Il est devant Platon, non, Platon est derrière lui, plus petit (pourquoi plus petit ?) mais debout. Du doigt tendu il a l’air d’indiquer, de désigner, de montrer la voie ou de donner un ordre – ou de dicter, autoritaire, magistral, impérieux. » 134.  Platon, Phédon, 60 b-c. 135.  Platon, Phédon, 60 c-d. 136.  Diogène Laërce, Vies et Doctrines des philosophes illustres, II, 42 ; Xénophon, Mémorables, II, 7, 13‑14, met en scène Socrate récitant une fable. 137.  Platon, Banquet, 215 a-b ; Vie d’Ésope, 1, 87. 138.  Platon, Phédon, 61c ; Vie d’Ésope, 81‑85. 139.  C. A. Zafiropoulos, Socrates and Aesop. A Comparative Study of the Introduction of Plato’s Phaedo, Sankt Augustin, Academia Verlag, 2015 ; E. Clayton, « The Death of Socrates and the Life of Aesop », Ancient Philosophia, 28, 2008, p. 311‑328 ; L. Kurke, Aesopic Conversations. Popular Tradition, Cultural Dialogue and the Invention of Greek Prose, Princeton, Princeton UP, 2011. La filiation ésopique marquerait aussi une prise de distance à l’égard des maîtres de vérité, et le modèle des Sept Sages, et Ésope serait un précurseur de l’epagogê et de l’elenchos. 140.  P. Ismard, La Démocratie contre les experts. Les esclaves publics en Grèce ancienne, op. cit. ; D. Kamen, « The Manumission of Socrates : A Rereading of Plato’s Phaedo », Classical Antiquity (CA), 32, 1, 2013, p. 78‑100. Voir ici même infra le chapitre 5. 141.  G.-J. Van Dijk, Aînoi, lógoi, mŷthoi. Fables in Archaic, Classical, and Hellenistic Greek Literature, with a Study of the Theory and Terminology of the Genre, Leyde, Brill, 1997, p. 530. Sur la notion d’open biography, T. Hägg, The Art of Biography in Antiquity, Cambridge, Cambridge UP, 2012. 142.  Les trois versions sont communément appelées recension G, recension W et recension Accursiana. Si elle est la plus longue et la plus ancienne des trois, la recension G ne constitue pas la version originelle de la Vie d’Ésope puisque les fragments de l’œuvre conservés sur des papyrus du iie au vie siècle présentent des différences non négligeables. Voir C. Jouanno, Vie d’Ésope. Livre du philosophe Xanthos et son esclave Ésope. Du mode de vie d’Ésope, Paris, Les Belles Lettres, 2006, p. 16. 143.  Le texte et ses différentes versions ont fait l’objet depuis une vingtaine d’années d’un intérêt constant des philologues. Voir en particulier C. Jouanno, Vie d’Ésope. Livre du philosophe Xanthos et son esclave Ésope. Du mode de vie d’Ésope, op. cit. ; N. Holzberg, Der Äsop-Roman. Motivgeschichte und Erzählstruktur, Tübingen, G. Narr, 1992 (avec une bibliographie complète p. 165‑187) ; Romanzo di Esopo (introd. et commentaire F. Ferrari, trad. et notes G. Bonelli), Milan, Biblioteca universale Rizzoli, 1997 ; H. Eideneier, Äsop. Der Fruhneugriechische Roman : Einfuhrung, Ubersetzung, Kommentar. Kritische Ausgabe, Wiesbaden, L. Reichert, 2011. Les chapitres 101‑123 se présentent comme une adaptation, avec des échos très clairs du roman d’Akhikar, et en tant que tels, ils présentent moins d’intérêt pour notre étude (L. Kurke, Aesopic Conver-

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sations. Popular Tradition, Cultural Dialogue and the Invention of Greek Prose, op. cit., p. 179‑185, tente néanmoins de donner sens à l’assimilation entre les deux personnages). 144.  M. L. West, « The Ascription of Fables to Aesop in Archaic and Classical Greece », dans La Fable. Fondation Hardt pour l’étude de l’Antiquité classique. Entretiens, t. 30, Vandœuvres-Genève, 1983, p. 105‑128, p. 118‑119 ; Voir L. Kurke, Aesopic Conversations. Popular Tradition, Cultural Dialogue and the Invention of Greek Prose, op. cit., p. 10‑25. 145.  Hérodote, Histoires, II, 134 qui fait d’Ésope un compagnon d’esclavage de Rhodopis. 146.  Aristophane, Guêpes, 1446‑1449. Voir aussi Aristophane, Oiseaux, 471. 147.  Aristote, frgt. 573 Rose, qui fait d’Ésope l’esclave thrace de Xanthos ; frgt. 487 Rose, [Constitution des Delphiens]. 148.  Voir F. Lissarrague, « Aesop, Between Man and Beast », dans B. Cohen (éd.), Not the Classical Ideal. Athens and the Construction of the Other in Greek Art, LeydeBoston, Brill, 2000, p. 132‑149. 149.  Perry, Aesopica, T1. 150.  Phèdre, Fables [La statue d’Ésope. Épilogue du livre second] : Æsopi ingenio ­statuam posuere Attici/ Servumque collocarunt æterna in basi/ Patere honoris scirent ut cuncti viam/ Nec generi tribui sed virtuti gloriam. Ajoutons que si Ésope en est venu à ­qualifier le fabuliste par excellence de la littérature grecque, il est possible de localiser la date de transmission du corpus ésopique dans l’Athènes du milieu du ve siècle ; il y a bel et bien une invention de la figure ésopique, liée à l’arrivée à Athènes d’une collection de fables sous forme écrite, rompant avec le modèle de la fable ionienne (M. ­Nojgaard, La Fable antique. La fable grecque avant Phèdre, Copenhague, A. Busck, 1964, p. 473‑475). 151.  N. Holzberg, « A Lesser Known “Picaresque” Novel of Greek Origin : The Aesop Romance and its Influence », Groningen Colloquia on the Novel, 5, 1993, p. 1‑16. 152.  S. Forsdyke, Slaves Tell Tales. And other Episodes in the Politics of Popular Culture in Ancient Greece, op. cit., p. 62 ; I. Konstantakos, « Aesop Adulterer and Trickster. A Study of Vita Aesopi ch. 75‑76 », Athenaeum 94, 2006, p. 563‑600 ; L. Kurke, Aesopic Conversations. Popular Tradition, Cultural Dialogue and the Invention of Greek Prose, op. cit., p. 191‑200. 153.  C. Jouanno, « La Vie d’Ésope : une biographie comique », REG, 118, 2005, p. 391‑425. 154.  L. Kurke, Aesopic Conversations. Popular Tradition, Cultural Dialogue and the Invention of Greek Prose, op. cit., p. 159‑201. 155.  K. Hopkins, « Novel Evidence for Roman Slavery », Past and Present, 138, 1, 1993, p. 3‑27. 156.  S. Forsdyke, Slaves Tell Tales. And other Episodes in the Politics of Popular Culture in Ancient Greece, op. cit., p. 84‑85, et S. Forsdyke, « Slaves, Stories, and Cults : Conflict Resolution between Masters and Slaves in Ancient Greece », Common Knowledge, 21, 2015, p. 38‑40. 157.  J. Sekora, « Black Message/ White Envelope : Genre, Authenticity and Authority in the Antebellum Slave Narrative », Callaloo, 32, 1987, p. 482‑515 ; R. B. Stepto, « I Rose and Found my Voice : Narration, Authentification and Authorial Control in Four Slave Narratives », dans C. T. Davis et H. Louis Gates Jr. (éds.), The Slave’s Narrative, Oxford, Oxford UP, 1985, p. 225‑241 ; 158.  M. Roy, Textes fugitifs. Le récit d’esclave au prisme de l’histoire du livre, Lyon, ENS Éditions, 2018. 159.  Voir les remarques de S. Forsdyke, Slaves Tell Tales. And other Episodes in the Politics of Popular Culture in Ancient Greece, op. cit., p. 60‑62, G.-J. Van  Dijk, Aînoi, lógoi, mŷthoi. Fables in Archaic, Classical, and Hellenistic Greek Literature, with a Study of the Theory and Terminology of the Genre, op. cit., p. 44 ; dans une perspective marxiste, voir A. La Penna, « La morale della favola esopica come morale delle classi subalterne nell’ antichita », Societa, 17, 1961, p. 459‑537, et G. E. M. de Ste  Croix, The Class

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Struggle in the Ancient Greek World, Londres, Duckworth, 1981 et Ithaca, Cornell UP, 1981, p. 444‑445. Chez Philostrate, Ésope n’est plus présenté comme un esclave, mais le lien entre le genre de la fable et l’esclavage demeure (voir les remarques de G. Miles et K. Demoen, « In Praise of the Fable. The Philostratean Aesop », Hermes, 137, 2009, p. 29‑44, p. 39). 160.  Phèdre, Fables [Prologue du livre III]. 161.  Vie d’Ésope, 87. 162.  Ibid., 9. 163.  Ibid., 81‑88. 164.  Ibid., 81. 165.  Ibid., 83. 166.  Ibid., 1. 167.  Ibid., 25. 168.  Il est d’ailleurs tentant de le mettre en relation avec l’ensemble de la tradition associant la pratique mimétique aux esclaves (voir, par exemple, Diodore de Sicile, Bibliothèque Historique, XXXV, 2, 46). 169.  Vie d’Ésope, 5. 170.  Ibid., 7. J. Dillery, « Aesop, Isis, and the Heliconian Muses », CP, 94, 3, 1999, p. 268‑280, l’analyse seulement sur le mode d’un don de parole. 171.  Plutarque, Isis et Osiris, 352B. C’est en particulier un thème récurrent des arétologies d’Isis. Voir l’arétologie d’Isis à Kymè d’Éolide, sans doute au iiie siècle (L. Bricault, RICIS 302/0204, l, 4‑8 : « Moi, je suis Isis, la souveraine de toute contrée, j’ai été instruite par Hermès, et j’ai inventé l’écriture avec Hermès, la sacrée et la démotique, afin qu’on ne dût pas tout écrire avec la même écriture ») et à Andros (L. Bricault, RICIS 202/1801, l, 10‑11 : « Du sagace Hermès j’ai appris les signes d’écriture secrets et je les ai polis au stylet avec lequel j’ai gravé pour mes initiés »). À Maronée, sur une stèle du iie siècle av. J.-C., un dédicant affirme que la déesse « a découvert avec Hermès les écrits, et parmi ceux-ci, les écrits sacrés pour les mystes, et les écrits à caractère public pour tous » (L. Bricault, RICIS 114/0202, l, 22‑24). 172.  Vie d’Ésope, 78‑80. 173.  Sur la distinction stoicheia/ grammata : J. Svenbro, « Grammata et stoikheia. Les scholies à La grammaire de Denys le Thrace », Kernos, 21, 2008, p. 197‑210, p. 202‑204. 174.  Vie d’Ésope, 82. 175.  Ibid., 88. 176.  Ibid., 88a. 177.  Ibid., 102. 178.  Ibid., 122. 179.  Le lien entre Palamède et Ésope mériterait évidemment d’être creusé – à moins qu’il ne s’agisse plutôt d’un triangle Palamède-Socrate-Ésope. 180.  Vie d’Ésope, 104. 181.  Ibid., 41. 182.  Ibid., 53. 183.  Vie d’Ésope, 55. 184.  Dans la version W, 51, les convives affirment à Xanthos : « Tu nous as en effet d’emblée fait servir des langues, de quoi dérive toute philosophie » (eutheôs gar glôttas epedôkas, di’ hês pasa philosophia ekpempetai). 185.  Euripide, Phéniciennes, v. 392. 186.  P. Ismard, La Démocratie contre les experts. Les esclaves publics en Grèce ancienne, op. cit., p. 201‑202, au sujet du dêmosios : « Sa parole n’a pas l’obscurité de la parole prophétique, ni la dimension apodictique de celle du sage. Contrairement au prophète, il ne parle pas au nom des dieux, mais à la différence du sage, il ne s’exprime pas en son nom propre, puisqu’il en est privé. Sa parole ne consiste pas non plus en un dire-vrai polémique à l’instar de celle du philosophe parrhésiaste, prêt à assumer de sa propre vie le risque que lui font courir ses propos. Elle ne consiste pas non plus en une technê dont un raisonnement démonstratif pourrait faire la preuve. La

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Notes des pages 175 à 177

parole de l’esclave public n’en est pas moins une parole de vérité, qui s’ancre dans le caractère éminemment paradoxal de sa condition, qui associe l’extériorité radicale à l’égard de la société civique, propre à l’esclave, à la dépendance maximale envers la communauté politique, propre à toute propriété publique. Cette étrange condition dessine un tiers-espace, irréductible à la sphère du sacré et en cela pleinement immanent, d’où peut surgir la vérité. »

INCISE III

Aux origines de la représentation politique : l’esclavage 1.  Voir P. Rosanvallon, Le Peuple introuvable. Histoire de la représentation démocratique en France, Paris, Galllimard, 1998, p. 15‑16. 2.  Voir B. Manin, Principes du gouvernement représentatif, Paris, Flammarion, 1993 ; Y. Sintomer, Petite histoire de l’expérimentation démocratique. Tirage au sort et politique d’Athènes à nos jours, Paris, La Découverte, 2011, p. 15‑38, p. 91‑102. 3.  H. Hofmann, Repräsentation. Studien zur Wort- und Begriffsgeschichte von der Antike bis in 19. Jahrhundert, Berlin, Duncker & Humblot, 1974 ; G. Duso, La Rappresentanza politica. Genesi e crisi del concetto, Milan, F. Angeli, 1988 ; D. Mineur, Archéologie de la représentation politique. Structure et fondement d’une crise, Paris, Presses de la Fondation nationale des sciences politiques, 2010. 4.  T. Paine, Les Droits de l’homme, Paris, Belin, 1987, p. 205‑206, et p. 209 : « Athènes, par la représentation, aurait surpassé sa propre démocratie. » 5.  H. Hofmann, Repräsentation. Studien zur Wort- und Begriffsgeschichte von der Antike bis in 19. Jahrhundert, Berlin, Duncker & Humblot, op. cit., p. 35. 6.  Voir ainsi id., ibid., p. 15‑37 ; S. Rials, « Ouverture : Représentations de la représentation », Droits, 1, 1987, p. 3‑9 ; Y. Sintomer, « Le sens de la représentation politique : usages et mésusages d’une notion », Raisons politiques, n° 50, 2013, p. 13‑34, p. 20‑25 ; Myriam Revault d’Allones a redonné un sens à cette distinction à partir de la tradition philosophique classique, en dissociant une pensée de la représentation qui aurait pour modèle le théâtre, ou la performance (Aristote, Hobbes), et celle qui s’inspirerait de l’imitation figurative (Platon, Rousseau) : M. Revault d’Allones, Le Miroir et la Scène. Ce que peut la représentation politique, Paris, Seuil, 2016. 7.  Y. Thomas, Les Opérations du droit, op. cit., p. 123. 8.  M. Revault  d’Allones, Le Miroir et la Scène. Ce que peut la représentation politique, op. cit., p. 13. 9.  R. Carré de Malberg, Contribution à la théorie générale de l’État, t. 2, Paris, Sirey, 1920‑1922, p. 200. 10.  Voir D. Mineur, Archéologie de la représentation politique. Structure et fondement d’une crise, op. cit., p. 23. 11.  Il faudrait aussi ménager dans cette perspective une place à la lecture schmittienne : C. Schmitt, Théorie de la constitution, Paris, PUF, 1993 (1re éd. 1928), p. 349‑350 : « L’unité politique est représentée comme un tout. Il y a dans cette représentation quelque chose qui dépasse tout mandat et toute fonction. C’est pour cette raison qu’on ne peut pas faire de n’importe quel “organe” un représentant. Seul celui qui gouverne a part à la représentation. » Schmitt oppose en effet la Repräsentation et la Stellvertretung pour identifier un ordre de la représentation antérieur au libéralisme classique, qui ne doit rien au mandat. Dans l’ordre de la Repräsentation, « le représentant est délié de toute obligation envers le peuple représenté, parce que c’est lui qui forge, par son action, l’unité de l’État » (Voir en particulier O. Beaud, « Repräsentation et Stellvertretung : sur une distinction de Carl Schmitt », Droits, 6, 1987, p. 16).

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Notes des pages 177 à 182

12.  T. Hobbes, Léviathan [Paris, 1971], p. 166. 13.  H. Hofmann, Repräsentation. Studien zur Wort- und Begriffsgeschichte von der Antike bis in 19. Jahrhundert, op. cit., p. 209‑211. 14.  H. F. Pitkin, The Concept of Representation, Berkeley, University of California Press, 1972. 15.  T. Paine, Les Droits de l’homme, op. cit., p. 215. 16.  C. Schmitt, Théorie de la constitution, op. cit. p. 352. 17.  Voir F. Mazel, « Pour une redéfinition de la “réforme grégorienne”. Éléments d’introduction », Cahiers de Fanjeaux, 48, 2013, p. 9‑38, ici, p. 19‑23. 18.  P. Legendre, Leçons VII. Le désir politique de Dieu. Étude sur les montages de l’État et du Droit, Paris, Fayard, 1988, parle de « révolution de l’interprète » (p. 105). 19.  Id., « Du droit privé au droit public. Nouvelles observations sur le mandat chez les canonistes classiques », Mémoires de la Société pour l’Histoire du droit et des institutions des anciens pays bourguignons, comtois et romands, 30 e fascicule, 1970‑1971, p. 7‑35. Voir aussi A. Padoa  Schioppa, « Sul principio della rappresentanza diretta nel Diritto canonico classic », dans S. Kuttner (éd.), Proceedings of the Fourth International Congress of Medieval Canon Law [Monumenta Iuris Canonici C subsidia 5], Città del Vaticano, 1976, p. 107‑131 ; J.-L. Gazzaniga, « Mandat et représentation dans l’ancien droit », Droits, 6, 1987, p. 21‑30 ; et surtout, L. Mayali, « Procureurs et représentation en droit canonique médiéval », MEFRM, 114, 2002‑1, p. 41‑57. 20.  Y. Thomas, Les Opérations du droit, op. cit., p. 124. Voir aussi J.-J. Aubert, Business Managers in Ancient Rome. A Social and Economic Study of Institores, 200 B.C.A.D. 250, op. cit., p. 40‑41. 21.  Y. Thomas, « La construction de l’unité civique. Choses publiques, choses communes, choses n’appartenant à personne et représentation [La représentation dans la tradition du ius civile en Occident] », MEFRM, 114, 2002‑1, p. 7‑39, p. 32. 22.  Voir en particulier L. Mayali, « Procureurs et représentation en droit canonique médiéval », art. cité, p. 41. 23.  G. Post, « Roman Law and Early Representation in Spain and Italy, 1150‑1250 » [Studies in Medieval Legal Thought, Princeton, Princeton UP, 1964, p. 61‑90] ; id., « Plena Potestas and Consent in Medieval Assemblies. A Study in Romanico-Canonical Procedure and the Rise of Representation, 1150‑1325 » [Studies in Medieval Legal Thought, Princeton, Princeton UP, 1964, p. 91‑162, p. 107]. 24.  P. Michaud-Quantin, Universitas. Expressions du mouvement communautaire dans le Moyen Âge latin, Paris, Vrin, 1970. 25.  G. Post, « Roman Law and Early Representation in Spain and Italy, 1150‑1250 », art. cité, p. 61‑90 ; id., « Plena Potestas and Consent in Medieval Assemblies. A Study in Romanico-Canonical Procedure and the Rise of Representation, 1150‑1325 », art. cité, p. 91‑162. 26.  Voir H. Hofmann, Repräsentation. Studien zur Wort- und Begriffsgeschichte von der Antike bis in 19. Jahrhundert, op. cit., p. 248‑284 ; B. Tierney, « The Idea of Representation in the Medieval Councils of the West » [Rights, Laws and Infallibility in Medieval Thought, Aldershot, Variorum, 1997, p. 25‑30]. 27.  E. Kantorowicz, Les Deux Corps du roi. Essai sur la théologie politique au Moyen Âge [Œuvres, Paris, Gallimard, 2000 (1re éd. 1957), p. 842]. 28.  M. Gauchet, « Des deux corps du roi au pouvoir sans corps. Christianisme et politique », Le Débat, 14, 1981, p. 133‑157, p. 146. 29.  Voir P. Cournarie, « L’autorité entre masque et signe. Le statut du corps royal dans la Grèce ancienne (ive-iie siècle av. J.-C.) », Annales HSS, 71, 3, 2016, p. 683‑707, p. 685. 30.  P. Ismard, La Cité des réseaux op. cit. Sur la question parallèle, particulièrement difficile, de la responsabilité collégiale des magistrats, voir L. Rubinstein,  « Individual and Collective Liabilities of Boards of Officials in the Late Classical and Early Hellenistic Period », B. Legras et G. Thür (éds.), Symposion 2011 : Vorträge zur griechischen und

Notes des pages 182 à 186

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hellenistischen Rechtsgeschichte, Vienne : Verlag der Österreichischen Akademie der Wissenschaften, 2012, p. 329‑354 (Akten der Gesellschaft für griechische und hellenistische Rechtsgeschichte, vol. 22). 31.  Stèle des polètes (367‑366 av. J.-C.) : Rhodes-Osborne, n° 36, l, 30‑34. 32.  Voir A. C. Smith, Polis and Personification in Classical Athenian Art, Leyde et Boston, Brill, 2011, p. 92‑93. 33.  IG I3 1065. Le culte du Dêmos et des Charites deviendra par ailleurs un véritable culte civique après 229. Son sanctuaire principal se situait sur le versant nord du Kolonos Agoraios. 34.  A. C. Smith, Polis and Personification in Classical Athenian Art, op. cit., p. 96‑102. 35.  Y. Thomas, Les Opérations du droit, op. cit., p. 128. Voir aussi Y. Thomas, « La construction de l’unité civique. Choses publiques, choses communes, choses n’appartenant à personne et représentation [La représentation dans la tradition du ius civile en Occident] », art. cité, p. 7‑39. 36.  Id., Les Opérations du droit, op. cit., p. 125. 37.  [Démosthène], 46, Contre Stéphanos II, 7. 38.  A. Boureau, « Droit et théologie au xiiie  siècle », Annales ESC, 47, 6, 1992, p. 1113‑1125. 39.  Voir J.-P. Vernant, « Aspects de la personne dans la religion grecque » [Mythe et pensée chez les Grecs, Paris, 1965, t. 2], p. 86 : « Les dieux helléniques sont des Puissances, non des personnes. » ; « Certes, le monde divin n’est pas composé de forces vagues et anonymes ; il fait place à des figures bien dessinées, dont chacune a son nom, son état civil, ses attributs, ses aventures caractéristiques. Mais cela ne suffit pas à la constituer en sujets singuliers, en centres autonomes d’existence et d’action, en unités ontologiques, au sens que nous donnons au mot “personne”. » 40.  Voir H. S. Versnel, Coping with the Gods. Wayward Readings in Greek Theology, Leyde et Boston, Brill, 2011, p. 60‑77, en particulier p. 70. 41.  R. Parker, On Greek Religion, Ithaca, Cornell UP, 2011, p. 86. 42.  Plutarque, Vie d’Alexandre, 4. Voir sur ce point les remarques de A. Chaniotis, « Acclamations as a Form of Religious Communication », dans H. Cancik et J. Rüpke (éds.), Die Religion des Imperium Romanum. Koine und Konfrontationen, Tübingen, Mohr Siebeck, 2009, p. 199‑218, p. 199. 43.  L. Marin, « Le pouvoir et ses représentations » [Politiques de la représentation, Paris, Kimé, 2005, p. 71‑93, p. 73‑75]. Voir aussi les réflexions de R. Chartier, « Pouvoirs et limites de la représentation. Sur l’œuvre de Louis Marin », Annales HSS, 49, 1994, p. 407‑418. 44.  J.-P. Vernant, « De la présentification de l’invisible à l’imitation de l’apparence » [Mythe et pensée chez les Grecs, Paris, La Découverte (édition 1998)], p. 339‑351, p. 340. 45.  Id., Figures, idoles, masques, Paris, Julliard, 1990, p. 32. 46.  Voir dernièrement les réflexions sur ce point de A. Chaniotis, « The Life of Statues of Gods in the Greek World », Kernos, 30, 2017, p. 91‑112, p. 104‑107. 47.  Voir J.-P. Vernant, Religions, histoires, raisons, Paris, F. Maspero, 1979, p. 105‑137. Voir aussi D. Babut, « Sur la notion d’imitation dans les doctrines esthétiques de la Grèce classique », REG, 98, 1985, p. 72‑92. 48.  Sur les limites de l’approche vernantienne : R. Neer, « L’histoire de l’image (après Vernant) », dans S. Georgoudi et F. de  Polignac, Relire Vernant, Paris, Les Belles Lettres, 2018, p. 169‑186. 49.  À titre d’exemple, à Rhodes à l’époque hellénistique : SEG 43, 526 ; voir L. Migeotte, « Une souscription de femmes à Rhodes », BCH, 117, 1993, p. 349‑358. 50.  C. Vial, « Statut et subordination », dans O. Cavalier (éd.), Silence et fureur. La femme et le mariage en Grèce. Les antiquités grecques du musée Calvet, Avignon, Fondation du musée Calvet, 1996, p. 339‑357, qui insiste sur cette double dimension au cœur de la kurieia.

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Notes des pages 187 à 190

51.  Voir dans ce sens L. Foxhall, « The Law and the Lady : Women and Legal Proceedings in Classical Athens », dans L. Foxhall et A. D. Lewis (éds.), Greek Law in its Political Setting, Oxford, Clarendon Press, 1996, p. 133‑152 ; dans le contexte de l’Égypte ptolémaïque, A.-E. Veïsse, « Grecques et Égyptiennes en Égypte au temps des Ptolémées », Clio, 33, 2011, p. 125‑137 ; de manière plus générale les remarques de V. Sébillotte, « Familles et société à Athènes à l’époque classique : un éclairage par les études de genre », Pallas hors-série, 2017, p. 71‑90. 52.  Terme encore utilisé par J. Vélissaropoulos-Karakostas, Droit grec d’Alexandre à Auguste, 323 av. J.-C.-14 apr. J.-C. Personnes, biens, justice, op cit., p. 224, ou L. Migeotte, « Une souscription de femmes à Rhodes », art. cité. 53.  Voir les remarques de L. Migeotte, « La gestion des biens sacrés dans les cités grecques », dans G. Thür et H.-A. Rupprecht (éds.), Symposion 2003. Vorträge zur griechischen und hellenistischen Rechtsgeschichte (Marburg 30. September – 4. Oktober 2003), Vienne, 2006, p. 233‑246., p. 240‑241. 54.  Y. Thomas, « La construction de l’unité civique. Choses publiques, choses communes, choses n’appartenant à personne et représentation [La représentation dans la tradition du ius civile en Occident] », art. cité, p. 7‑39, ici p. 35. 55.  G. Le Bras, L’Évolution générale du procurateur en droit privé romain des origines au iiie siècle, Paris, [s.n.], 1922, p. 49. 56.  Id., ibid., p. 110. Le Bras ajoute : « Pour acquérir directement des droits, le ­paterfamilias recourt à ses esclaves. Et le développement de l’économie servile, qui a été l’une des causes de l’institution du procurateur explique aussi la limitation de ses pouvoirs et pourquoi il ne fut pas utile de le traiter comme un représentant du maître. » 57.  Ibid., p. 9. 58.  J.-M. David, Le Patronat judiciaire au dernier siècle de la République romaine, Rome, École française de Rome, 1992, p. 52. 59.  J.-J. Aubert, Business Managers in Ancient Rome : A Social and Economic Study of Institores, 200 B.C.-A.D. 250, op. cit., p. 41‑44 et J.-J. Aubert, « L’économie romaine et le droit de la représentation indirecte sous la République », art. cité. Voir aussi M. Miceli, Studi sulla « rappresentanza » nel diritto romano, Milan, Giuffrè, 2008 ; G. Coppola Bisazza, Dallo iussum domini alla contemplatio domini. Contributo allo studi della storia della Rappresentanza, Milan, Giuffrè, 2008. Sur l’ensemble de l’historiographie consacrée à la question de la représentation (ou la non-représentation) en droit romain, voir les remarques (très critiques) de J. E. Rodriguez Diez, « Primitive Prohibition of Direct Representation in Roman Law Scholarship : Origins, Sources and Flaws », Fundamina, 23, 2, 2017, p. 62‑80, qui reconnaît de fait que la notion de représentation directe est absurde au sujet de Rome. 60.  Sur la préposition, voir dernièrement J. Andreau, « Les esclaves “hommes d’affaires” et la gestion des ateliers et commerces », dans J. Andreau, J. France et S. Pittia (éds.), Mentalités et choix économiques des Romains, Bordeaux, Ausonius, 2004 p. 111‑126, et N. Tran, « Les statuts de travail des esclaves et des affranchis dans les grands ports du monde romain (ier siècle av. J.-C.-iie siècle apr. J.-C.) », art. cité, p. 999‑1026, p. 1015. 61.  Gaius, Instit., IV, 71. 62.  Voir les réflexions autour de la notion de « statut de travail » de N. Tran, « Les statuts de travail des esclaves et des affranchis dans les grands ports du monde romain (ier siècle av. J.-C.-iie siècle apr. J.-C.) », art. cité, p. 1003. 63.  A. Schiavone, Ius. L’invention du droit en Occident, Paris, Belin, 2008, p. 272. 64.  Id., ibid., p. 271. 65.  P. Ismard, La Démocratie contre les experts. Les esclaves publics en Grèce ancienne, op. cit.

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Notes des pages 191 à 196

CHAPITRE 4

Asile 1.  Voir E. Rugemer, « The Development of Mastery and Race in the Comprehensive Slave Codes of the Greater Caribbean during the Seventeenth Century », The William and Mary Quarterly, 70, n° 3, juillet 2013, p. 429‑458. Le Code de 1661 se présente néanmoins aussi comme la systématisation d’un ensemble de textes votés dans les années 1640‑1650 : J. S. Handler, « Custom and Law : The Status of Enslaved Africans in Seventeenth-Century Barbados », Slavery & Abolition, 37, 2016, p. 233‑255. 2.  « It is further enacted and ordained that if any Negro or other slave under punishment by his master unfortunately shall suffer in life or member, which seldom happens, no person whatsoever shall be liable to any fine therefore. » 3.  Y. Thomas, « L’institution juridique de la nature », dans Y. Thomas, Les Opérations du droit, op. cit., p. 25. 4.  Je reprends ici l’expression de T. Burnard, Mastery, Tyranny and Desire. Thomas Thistlewood and His Slaves in the Anglo-Jamaican World, Chapel Hill, University of North Carolina Press, 2004, p. 138. 5.  Antiphon, 6, Sur le Choreute, 4. Voir M. Gagarin, Antiphon. The Speeches, Cambridge, Cambridge UP, 1997, p. 226‑227, qui observe que l’orateur emploie le verbe kteinein au lieu de apokteinein, terme plus usuel chez les orateurs du ive siècle ; cet archaïsme est peut-être une référence implicite à la loi de Dracon. Le cas d’Antiphon, 5, Sur le meurtre d’Hérode, 47, fait connaître le cas d’un esclave mourant sous les coups de son maître – en l’occurrence les parents d’Hérode. Comme l’a montré M. Gagarin, Antiphon. The Speeches, op. cit., p. 199‑200, le propos du plaideur ne se réfère jamais à une loi précise qui n’a sans doute jamais existé. 6.  Platon, Lois, 868a : « Celui qui aura tué son propre esclave devra se purifier (doulon d’ho ketinas heautou men kathêrasthô) ». 7.  L. Gernet, Introduction [Platon, Lois, Paris, 1951], p. CXXIII. 8.  Dans le même sens : M. Gagarin, Antiphon. The Speeches, op. cit., p. 199‑200, et de façon plus mesurée, D. MacDowell, Athenian Homicide Law, Manchester, Manchester University Press, 1963, p. 21. 9.  IG I3 104. 10.  Antiphon, 5, Sur le meurtre d’Hérode, 47‑48. 11.  Démosthène, 47, Contre Evergos et Mnesiboulos, 72. 12.  [Aristote], Athenaiôn Politeia, 57, 3 : « Les actions de meurtre et de blessure, si meurtre et blessure ont été prémédités, sont portées devant l’Aréopage, ainsi que les accusations pour incendie et pour empoisonnement, si le poison a causé la mort. Ce sont les seules affaires que juge ce Conseil. Pour le meurtre involontaire, la tentative de meurtre, l’homicide d’un esclave (oiketên), d’un métèque ou d’un étranger, c’est le tribunal du Palladion ». Voir D. MacDowell, Athenian Homicide Law, op. cit., p. 58‑69. 13.  Isocrate, 18, Contre Callimachos, 52. 14.  Démosthène, 47, Contre Evergos et Mnesiboulos, 69‑70. 15.  Ce qui correspond aux attributions de l’archonte-roi mentionnées dans [Aristote], Athenaiôn Politeia, 57, 2. 16.  L’expression des exégètes n’est pas claire sur ce point : voir la discussion entre A. Tulin, Dike Phonou. The Right of Prosecution and the Attic Homicide Procedure, Stuttgart, Teubner, 1996 et M. Gagarin (http://bmcr.brynmawr.edu/1997/97.04.17). 17.  [Démosthène], 59, Contre Nééra, 9. 18.  D. MacDowell, Athenian Homicide Law, op. cit., p. 107 ; D. Hamel, Trying Neaira. The True Story of a Courtesan’s Scandalous Life in Ancient Athens, New Haven,

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Notes des pages 196 à 197

Yale UP, 2003, p. 179. Il resterait d’ailleurs à établir quelle forme pourrait prendre le témoignage de ces xenoi cyrénéens. 19.  Christopher Carey et Konstantinos Kapparis préfèrent d’ailleurs rester prudents : C. Carey, Apollodoros Against Neaira [Demosthenes] 59, Warminster, Aris & Phillips, 1992, p. 89 ; K. A. Kapparis, Apollodoros « Against Neaira » [D. 59], New York et Berlin, Walter de Gruyter, 1999, p. 183. 20.  Le texte des manuscrits étant particulièrement corrompu, Karl Hude suggéra que Kurênaioi fût remplacé par kurioi (K. Hude, « Adnotationes Criticae ad [D.]. or LIX (Kata Neairas) », NTF 7, 1885‑1887, p. 291‑298). En notant à son tour l’incongruité de l’apparition de Cyrénéens, qui ne sont mentionnés ni avant ni après dans le discours, David Whitehead (D. Whitehead, « The Mysterious “Cyreneans » in [Demosthenes] 59.  9 », CQ, 56, 2006, p. 317‑321) a examiné à nouveau la tradition manuscrite, en montrant que la mention des Kurênaioi n’apparaissait que sur une branche étroite, et somme toute tardive, du stemma du texte du Contre Nééra. Si la correction de Hude, trop belle pour être vraie, ne s’impose pas, la lacune entre kataskeuasas et eiêsan demeure en tout cas, et elle ne peut être comblée que par un nom au pluriel. D.Whitehead, « The Mysterious “Cyreneans” in [Demosthenes] 59. 9 », art. cité, p. 320 et 321 a proposé deux corrections possibles (Aphidnaioi  /  Athênaioi) qui me semblent plus arbitraires encore que la correction initiale de Hude. 21.  L’expression employée par le plaideur – elegen tên dikên – quoique rare, est d’un sens extrêmement général, et n’implique en rien que Stéphanos ait été l’accusateur. Dinarque l’emploie ainsi pour jeter l’opprobre sur l’activité de logographe de Démosthène (Dinarque, 1, Contre Démosthène, 111). L’essentiel de son rôle tient en tout cas à l’interdiction qu’il proclama, qui valut une citation à Apollodore. Or, trois proclamations publiques (prorrhêseis) avaient lieu en cas de meurtre : alors que les deux premières, effectuées sur la tombe du mort et sur l’agora, étaient du ressort des membres de la parenté, la troisième était traditionnellement effectuée par l’archonte-roi lui-même ([Aristote], Athenaiôn Politeia, 57, 2). Tous les commentateurs s’accordent à considérer que c’est au titre de membre de la parenté que Stéphanos aurait prononcé l’interdiction, alors même que le lien qui l’unit à l’esclave est tout à fait incertain (voir dernièrement C. Tulin, Dike Phonou. The Right of Prosecution and the Attic Homicide Procedure, op. cit., p. 38). Or, le même discours d’Apollodore nous apprend que Stéphanos a été le parèdre du Basileus avant d’en être congédié ([Démosthène], 59, Contre Nééra, 79‑84 ; sur le rôle des deux parèdres : [Aristote], Athenaiôn Politeia, 56, 1), et Apollodore insiste sur le rôle néfaste qui fut le sien dans cette charge. En dépit des incertitudes chronologiques qui pèsent sur l’ensemble de la séquence, je suggère que c’est en tant que parèdre de l’archonte-roi que Stéphanos a monté sa machination – nouvelle preuve d’ailleurs de sa corruption – même s’il put par la suite participer au procès, en tant que témoin, synégore, ou même logographe. Sur Stéphanos, voir J. Trevett, Apollodoros the Son of Pasion, Oxford, Oxford UP, 1992, p. 147‑148. C’est après 348 qu’a lieu l’attaque de Stéphanos contre Apollodore au sujet des esclaves. Stéphanos aurait agi à ce moment là pour le compte de Képhisophon et Apollophanès. On sait par ailleurs qu’en 347‑346 il propose un décret d’alliance entre Athènes et Mytilène (IG II² 213), et qu’il est probablement membre d’une ambassade à Delphes en 346 (Eschine, 2, Sur l’ambassade infidèle, 140). 22.  Un relatif consensus existe pour considérer que seuls les membres de la suggeneia et le maître de l’esclave ont le pouvoir de poursuivre : voir H. D. Evjen, « [Dem.] 47.68‑73 and the dike phonou », RIDA, 18, 1971, p. 255‑265 ; A. Tulin, Dike Phonou. The Right of Prosecution and the Attic Homicide Procedure, op. cit. ; I. Kidd, « The Case of homicide in Plato’s Euthyphro », dans E. M. Craik (éd.), Owls to Athens. Essays on Classical Subjects Presented to Sir Kenneth Dover, Oxford, Clarendon Press, 1990, p. 213‑221 ; le changement de position de D. MacDowell est significatif : D. MacDowell, Athenian Homicide Law, op. cit., p. 94‑96, considérait que la poursuite n’était pas nécessairement restreinte aux suggeneis mais il s’est rallié à l’idée d’un droit de poursuite restreint (cr. de A. Tulin, Dike Phonou. The Right of Prosecution and the Attic Homicide Procedure, op. cit., p. 384‑385). 23.  Platon, Lois, 872c.

Notes des pages 197 à 199

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24.  Voir A. Damet, La Septième Porte. Les conflits familiaux dans l’Athènes classique, Paris, Publications de la Sorbonne, 2012. 25.  Platon, Euthyphron, 4b-e ; B. Bravo, « Pelatês. Storia di una parola e di una nozione », PP, 51/4, 1996, p. 268‑289, en particulier p. 271‑272, y a reconnu une notion aux contours floues, impliquant l’idée d’un service personnel (et dans le cas d’Euthyphron un statut de dépendance à l’égard d’un patron), mais néanmoins associée à un statut de liberté. La mention du personnage en 15d, comme andros thêtos et non doulos serait fondamentale. Mais Bravo insiste sur « l’idea di contadini dipendenti da un padrone » (p. 288). Il fait en outre remarquer que le rhéteur Timaios glose le passage dans son Lexicon vocum Platonicarum comme o anti trophôn hupêretôn. Ian Kidd (I. Kidd, « The Case of homicide in Plato’s Euthyphro », art. cité, p. 220‑221) a évoqué « une catégorie de servitude qui ne serait pas de la même catégorie que le doulos, mais une forme de servage avec un fort lien de dépendance, impliquant obligations et responsabilités ». J. Zurbach, « Entre libres et esclaves dans l’Athènes classique », art. cité, en revanche, voulant distinguer le pelatês de l’oiketês et du thète salarié, a insisté sur l’idée d’une relation personnelle impliquant une prestation de travail mais aussi sans doute une protection juridique. 26.  Platon, Euthyphron, 4b ; voir la longue démonstration menée par A. Tulin, Dike Phonou. The Right of Prosecution and the Attic Homicide Procedure, op. cit., p. 89‑95, pour montrer sur la base de l’Euthyphron que la loi de Dracon était restrictive. 27.  Platon, Euthyphron, 4c. 28.  N. Fisher, Hybris. A Study in the Values of Honour and Shame in Ancient Greece, Warminster, Aris & Phillips, 1992, p. 82 ; N. Fisher, « Hybris, Status and Slavery », dans A. Powell (éd.), The Greek World, Londres, Routledge, 1995, p. 44‑84 ; dans le même sens, D. MacDowell, « Hubris in Athens », Greece & Rome, 23, 1976, p. 14‑31. Au contraire, E. Ruschenbusch, « Ubreôs Graphê. Ein Fremdkörper in athenischen Recht des 4. Jahrhunderts v. Christ », ZRG, 82, 1965, p. 302‑309, p. 307 et M. Gagarin, « The Athenian Law Against Hybris », dans G. Bowersock, W. Burkert et M. Putnam (éds.), Arktouros. Hellenic Studies presented to B. W. Knox, Berlin, Walter de Gruyter, 1979, p. 229‑236, p. 234, font remonter l’existence de la loi au troisième quart du ve siècle. Mais la loi, dans la forme rapportée par le discours, est sans doute un faux (M. Canevaro, The Documents in the Attic Orators. Laws and Decrees in the Public Speeches of the Demosthenic Corpus, Oxford, Oxford UP, 2013, p. 224‑231). 29.  Aristote, Rhétorique, 1374a, 13‑15 (voir aussi 1378-b23‑30). Démosthène, 54, Contre Conon, 9, est le plus explicite sur ce point. 30.  Isocrate, 20, Contre Lochitès, 2. 31.  Démosthène, 54, Contre Conon, 1 ; Isocrate, 20, Contre Lochitès, 2 ; Lysias, frgt. 16. 32.  Voir notamment L. Gernet, Recherches sur le développement de la pensée juridique et morale en Grèce ancienne, Paris, Ernest Leroux, 1917, p. 40, repris par G. R. Morrow, Plato’s Law of Slavery and its Relation to Greek Law, op. cit. 33.  N. Fisher, Hybris. A Study in the Values of Honour and Shame in ancient Greece, op. cit., en particulier p. 66 et suivantes. 34.  Eschine, 1, Contre Timarque, 17. L’authenticité de la loi est douteuse. Le texte de la loi est sans doute reconstruit à partir du discours lui-même ce qui interdit de considérer la mention en son sein aux oiketika sômata comme ayant la moindre signification (M. Canevaro, The Documents in the Attic Orators. Laws and Decrees in the Public Speeches of the Demosthenic Corpus, op. cit., ainsi que N. Fisher, Aeschines. Against Timarchos : Introduction, Translation and Commentary, Oxford, Oxford UP, 2001, p. 138‑140). 35.  Voir Démosthène, 21, Contre Midias, 46‑49 : « Il va même jusqu’à permettre de poursuivre par une action publique quiconque a outragé un esclave. Selon lui, on ne doit pas examiner quelle est la personne, mais l’action : or l’action étant nuisible à la société, elle doit être défendue dans tous les cas, même à l’égard d’un esclave. » Puis, après avoir cité la loi, elle aussi de toute évidence inauthentique (E. Harris dans M. Canevaro, The Documents in the Attic Orators. Laws and Decrees in the Public Speeches of the Demosthenic Corpus, op. cit. 2013, p. 224‑231), il affirme : « Vous entendez Athéniens,

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la loi pleine d’amour de l’humanité, qui exige qu’on n’outrage pas même les esclaves (tou nomou tês philanthrôpias, hôs oude tous doulous hubrizesthai axioi). Mais, je vous le demande, si l’on faisait connaître cette loi aux Barbares, eux dont on tire des esclaves pour la Grèce, et que, pour faire votre éloge et vanter la ville d’Athènes, on leur dit : “Il est des Grecs si humains, si doux de caractère, que, malgré tous vos torts à leur égard, malgré cette haine pour vous dont ils ont hérité naturellement, loin de permettre qu’on outrage même des esclaves acquis par leurs propres moyens, ils ont établi, en commun, une loi pour les défendre, ils ont déjà puni de mort nombre de criminels”. » 36.  Hypéride, frgt. 120 Jensen (Athénée, Deipnosophistes VI, 266f-267a). 37.  Platon, Lois, 777d. Il s’agit là d’une prescription purement morale et non juridique, voir L. Gernet, Introduction aux « Lois » de Platon, op. cit., p. CXXIII. Par ailleurs, en 914e, il est écrit que « Tout homme sain d’esprit mettra la main sur son propre esclave quand il voudra et lui infligera tous traitements licites qu’il voudra. » 38.  Démosthène, 53, Contre Nicostratos, 16. 39.  Le seul cas serait celui mentionné par Dinarque, Contre Démosthène, 23 : « C’est vous qui pour des fautes bien moins graves que les siennes avez infligé à certains accusés de lourdes sanctions sans appel. C’est vous qui avez condamné à mort Ménon le meunier pour avoir détenu dans son moulin un enfant libre originaire de Pellène ; à mort aussi Thémistios d’Aphidna qui avait violenté aux Eleusinies la cithariste rhodienne (dioti tên Rodian kitharisttrian hubrisen Eleusinios), ainsi qu’Euthymaque pour avoir prostitué la jeune Olynthienne. » Le statut de la cithariste rhodienne n’est toutefois pas clair. 40.  N. Fisher, « Hybris, Status and Slavery », art. cité, p. 75. G. R Morrow, Plato’s Law of Slavery and its Relation to Greek Law, op. cit., p. 39 considérait de son côté que la loi athénienne, d’origine archaïque, visait bel et bien à protéger les esclaves en un temps ancien, alors que ces derniers étaient considérés comme membres de l’oikos de leur maître, avant que le développement de l’esclavage-marchandise à l’aube de l’époque classique n’en modifie les structures. 41.  La preuve la plus manifeste en est fournie par le début du Contre Conon de Démosthène, alors que le plaideur se justifie d’avoir lancé une dikê aikeias plutôt qu’une graphê hubreôs : Démosthène, 54, Contre Conon, 4 ; voir aussi le cas de l’esclave Pyrrhias, poursuivi par un citoyen qui le rosse sous prétexte qu’il serait entré dans son domaine, dans Ménandre, Dyscolos, v. 81‑143, v. 500‑515. 42.  H. Klein, Slavery in Brazil, Cambridge, Cambridge UP, 2010, p. 190. Voir aussi en Amérique du Nord les cas évoqués par T. Morris, Southern Slavery and the Law, 1619‑1860, op. cit., p. 183‑185. 43.  A. R. W. Harrison, The Law of Athens, I : The Family and Property op. cit., p. 172 ; S. C. Todd, The Shape of Athenian Law, op. cit., p. 188‑190 ; O. Murray, « The Solonian Law of hubris », dans P. Cartledge, P. Millett et S. C. Todd (éds.), Nomos. Essays in Athenian Law, Politics and Society, op. cit., p. 139‑145. 44.  D. Cairns, « Hybris, Dishonour, and Thinking Big », JHS, 116, 1996, p. 1‑32, p. 10. 45.  M. Canevaro, « The Public Charge for Hybris against Slaves : The Honour of the Victim and the Honour of the Hybristês”, JHS, 138, 2018, p. 100‑126. 46.  Dans une telle direction, voir V. Azoulay et P. Ismard, « Honneurs et déshonneurs. Autour des statuts juridiques dans l’Athènes classique », art. cité. 47.  Plutarque, Vie de Solon, 21, 2, qui du paragraphe 20 au paragraphe 24 de la Vie reprend très certainement un certain nombre de documents athéniens qu’il a pu consulter (P. J. Rhodes, « The Reforms and Laws of Solon : an Optimistic View », dans J. H. Blok et A. Lardinois (éds.), Solon of Athens. New Historical and Philological Approaches, Leyde et Boston, Brill, 2006, p. 248‑260). 48.  À titre d’exemple, voir le cas mentionné par E. G. Pulleyblank, « The Origins and Nature of Chattel Slavery in China », Journal of the Economic and Social History of the Orient, vol. 1, n° 2, avril 1958, p. 185‑220, p. 213‑21 : dans le droit d’époque Tang, l’esclave tué dans la demeure de son maître par un voleur est considéré de la même façon

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qu’un homme libre. C’est l’espace de la demeure du maître qui définit ainsi la dignité de l’esclave en jeu dans différents contextes juridiques. 49.  Philon d’Alexandrie, Vita Mosis, I, 36. 50.  Voir en particulier P. Timbal Duclaux de Martin, Le Droit d’asile, Paris, Sirey, 1939 ; A. Ducloux, Naissance du droit d’asile dans les églises, ad ecclesiam confugere : ive-milieu ve siècle, Paris, De Boccard, 1994 ; M. Price, Rethinking Asylum. History, Purpose and Limits, Cambridge, Cambridge UP, 2009, p. 26‑31 ; L. Rabben, Sanctuary and Asylum. A Social and Political History, Seattle, University of Washington Press, 2016 ; D. Fassin, Le Monde à l’épreuve de l’asile. Essai d’anthropologie critique, Nanterre, Société d’ethnologie, 2017, p. 12. Sur cette filiation, voir les remarques de B. Näf, « Asyl-humanitäres Erbe des Altertums ? Ein Rückblick auf die Tagung », dans M. Dreher (éd.), Das antike Asyl. kultische Grundlagen, rechtliche Ausgestaltung und politische Funktion, Cologne, Böhlau, 2003, p. 337‑348. 51.  J. Derrida (avec Anne Dufourmantelle), De l’hospitalité, Paris, Calmann-Lévy, 1997. 52.  Pour une défense d’une conception politique de l’asile, voir M. Price, Rethinking Asylum. History, Purpose and Limits, op. cit. 53.  P. Gauthier, Symbola. Les étrangers et la justice dans les cités grecques, Nancy, université de Nancy II, 1972, p. 226‑229 ; B. Bravo, Sulân. Représailles et justice privée contre les étrangers dans les cités grecques, ANSP, Série III, vol. 10, 3, 1980, p. 675‑987, p. 747‑750 ; J. Derlien, Asyl. Die religiöse und rechtliche Begründung der Flucht zu sakralen Orten in der griechisch-römischen Antike, Marburg, Tectum, 2003. 54.  A. Chaniotis, « Die Entwicklung der griechischen Asylie : Ritualdynamik und die Grenzen des Rechtsvergleichs », dans L. B urckhardt, K. Seybold, et J.  von  Ungern-Sternberg (éds.), Gesetzgebung in antiken Gesellschaften. Israel, Griechenland, Rom, Berlin, Walter de Gruyter, 2007, p. 233‑246, p. 239‑241 ; A. ­Chaniotis, « Conflicting Authorities. Asylia Between Secular and Divine Law in the Classical and Hellenistic Poleis », Kernos, 9, 1996, p. 65‑86, p. 70. Qu’il y ait une nette distinction entre l’asile des hommes libres et le refuge qui est octroyé aux esclaves au sein même de l’Eglise dans l’Antiquité tardive, les deux codifications de Théodose en 431 et 432 en témoignent (voir A. Ducloux, Naissance du droit d’asile dans les églises, ad ecclesiam confugere : ive-milieu ve siècle, op. cit., p. 238‑239). Alors que la première définit de façon générale l’asile dans les églises, la seconde est beaucoup plus restrictive, car elle en exclut les esclaves. L’esclave ne peut séjourner qu’un jour dans l’église, après quoi le clerc doit avertir le maître pour que ce dernier puisse récupérer l’esclave. 55.  J.-C. Dumont, Servus. Rome et l’esclavage sous la République, op. cit., p. 143. 56.  F. Sokolowski, « The Real Meaning of Sacral Manumission », HThR, 47, 1954, p. 173‑181. Cela conduit par ailleurs Sokolowski à imaginer que l’affranchissement luimême pourrait être le résultat d’un procès impliquant le prêtre, ce qui est totalement inattesté dans les grandes séries documentaires sur l’affranchissement. 57.  Ainsi M.-M. Mactoux, « Espace civique et fuite des esclaves », Index, 20, 1992, p. 75‑101, p. 89 ; M. Giangiulio, « Per la Storia dei culti di Crotone antica. Il santuario di Hera Lacinia. Strutture e funzioni cultuali, origine storiche e mitiche », ASCL, 49, 1982, p. 5‑69, p. 23‑24 ; et déjà K. Latte, Heiliges Recht. Untersuchungen zur Geschichte der sakralen Rechtsform in Griechenland, Tübingen, J. C. B. Mohr, 1920, p. 105‑108. 58.  P. Ismard, « Écrire l’histoire de l’esclavage. Entre approche globale et perspective comparatiste », art. cité. 59.  Il en est de même aujourd’hui pour tout demandeur d’asile : celui-ci est un étranger en situation irrégulière jusqu’à ce que son statut de réfugié soit reconnu. 60.  Digeste 21, 1, 17, 12. Voir, sur le sujet, R. Gamauf, Ad statuam licet confugere. Untersuchungen zum Asylrecht im römischen Prinzipat, Francfort-sur-le-Main, Peter Lang AG, 1999.

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61.  Le livre classique sur le sujet est celui de R. Price (éd.), Maroon Societies. Rebel Slave Communities in the America, Baltimore, The Johns Hopkins UP, 1996 (1re éd. 1973), mais c’est au sujet des Quilombos du Brésil moderne que les travaux récents sont les plus importants (voir en guise d’introduction, M. Florentino et M. Amantino, « Runaways and Quilombolas in the Americas », dans D. Eltis et S.  Engerman (éds.), Cambridge World History of Slavery. Vol 3, Cambridge, Cambridge UP, 2011, p. 708‑740). 62.  I. Hamza, « Slavery and Plantation Society at Dorayi in Kano Emirate », dans P. E. Lovejoy (éd.), Slavery on the Frontiers of Islam, op. cit., p. 125‑147. 63.  R. S. Rattray, Ashanti Law and Constitution, Oxford, Clarendon Press, 1929, p. 41‑42. 64.  Y. Hakan Erdem, Slavery in the Ottoman Empire and its Demise, 1800‑1909, New York, St Martin’s Press, 1996, p. 160‑161. 65.  E. Terray, « La captivité dans le royaume abron de Gyaman », dans C. Meillassoux (éd.), L’Esclavage en Afrique précoloniale, Paris, F. Maspero, 1975, p. 389‑453, p. 411. 66.  Voir J. Nicolaisen, Ecology and Culture of the Pastoral Tuareg, with Particular Reference to the Tuareg of Ahaggar and Ayr, Copenhague, National Museum, 1963, p. 441‑442 ; G. Lydon, « Islamic Legal Culture and Slave-Ownership Contests in Nineteenth-Century Sahara », The International Journal of African Historical Studies, 40, 2007, p. 391- 439, p. 405 ; A. F. Clark, « Slavery and Its Demise in the Upper Senegal Valley, West Africa, 1890–1920 », Slavery & Abolition, 15, p. 51‑71 fait mention de la même coutume dans le nord du Sénégal. Voici la façon dont René Caillié (R. Caillié, Journal d’un voyage à Tombouctou, Paris, Anthropos, 1965 (1re éd. 1830), t. 1, p. 155‑156) rapporte la pratique en 1825‑1828 : « Quand un tributaire a trop à souffrir avec son maître, il peut s’en donner un autre. Il conduit ses troupeaux et tout ce qu’il possède chez celui auquel il veut se donner, et tâche de lui couper une oreille s’il le trouve endormi, ou de tuer son cheval : dès ce moment, il est le tributaire de ce nouveau maître, qui a sur lui d’immenses droits, tandis que son ancien maître perd tous les siens. Mais si le fugitif est repris avant qu’il ait pu couper l’oreille ou tuer le cheval, il est fouetté, dépouillé de tout ce qu’il possède, et chassé sans miséricorde. ». La même pratique est attestée chez les Célèbes, à Toradja, en Indonésie : N. Adriani, The Bare’e-speaking Toradja of central Celebes, Amsterdam, Noord-Hollandsche Uitgevers Maatschappij, 1951. Il est d’ailleurs possible qu’un autre esclave que l’esclave concerné soit livré en compensation. 67.  P. Kumar Rajaram, « Historicising “asylum” and responsibility », Citizenship Studies, 17, 2013, p. 681‑696, p. 690‑693. 68.  M. Klein, Slavery and Colonial Rule in French Colonial Africa, Cambridge, Cambridge UP, 1998, p. 33‑35, p. 63‑64. 69.  Il est trois fois fait mention dans le Code d’un woikeus fugitif qui se réfugie ou est placé dans un temple et à quatre reprises on y trouve l’emploi du verbe naeuô (IC IV, 41 col. IV, l. 6‑16 ; IC IV, 47, l. 31‑33 ; IC IV, 72, l. 39‑49 ; IC IV, 83, l. 3‑9). L’interprétation traditionnelle reconnaît ici une forme d’asylie à laquelle les esclaves pourraient prétendre (R. Koerner, Inschriftliche Gesetztexte der frühen griechischen Polis, Cologne, Böhlau, 1993 ; H. Van Effenterre et F. Ruzé, Nomina : recueil d’inscriptions politiques et juridiques de l’archaïsme grec, op cit. ; J. Derlien, Asyl. Die religiöse und rechtliche Begründung der Flucht zu sakralen Orten in der griechisch-römischen Antike, op. cit, p. 80‑85 ; A. Maffi, « L’asilo degli schiavi nel diritto di Gortina », dans M. Dreher, Das antike Asyl. kultische Grundlagen, rechtliche Ausgestaltung und politische Funktion, op. cit., p. 15‑22). Ainsi, les esclaves trouveraient refuge dans un temple, constituant peut-être une partie distincte du sanctuaire en général, et pourraient y demeurer pendant un an, correspondant peut-être à une période au cours de laquelle un arrangement avec le maître pourrait se dessiner. La possibilité d’une revente finale de ces esclaves au terme de la procédure est par ailleurs envisagée. A. Maffi a en outre avancé l’hypothèse selon laquelle ce délai d’un an permettrait d’empêcher un accord illicite entre l’esclave et le magistrat ou le prêtre chargé de sa revente. Une telle interprétation affronte pourtant un obstacle de taille : il n’est question ni

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d’asulia ni d’hiketeia. Aucun texte ne se réfère explicitement aux mauvais traitements subis par l’esclave et le sens même du participe epidiomenon est discuté (E. Lévy, « Libre et non libres dans le Code de Gortyne », dans P. Brulé et J. Oulhen (éds.), Esclavage, guerre, économie. Hommage à Yvon Garlan, Rennes, PUR, 1997, p. 25‑41 ; M. Bile, « IC IV, 41 et le sens de epidiomai », dans E. Lévy (éd.), La Codification des lois dans l’Antiquité, Actes du colloque de Strasbourg, 27‑29 novembre 1997, Paris, De Boccard, 2000, p. 161‑174, y voit une forme transitive, considérant que la situation est sans doute celle de quelqu’un qui, amenant dans un lieu sacré des biens qui ne sont pas à lui, tente de les vendre). Si l’on s’accorde à identifier dans le verbe naeuein une référence à un des naoi de la cité, l’idée de l’asylie ne s’impose pas. La fragilité de l’interprétation traditionnelle a conduit Monique Bile et Angelos Chaniotis à suggérer une tout autre lecture (M. Bile, « IC IV, 41 et le sens de epidiomai », art. cité ; A. Chaniotis, « Die Entwicklung der griechischen Asylie : Ritualdynamik und die Grenzen des Rechtsvergleichs », dans L. Burckhardt, K. Seybold, et J. von Ungern-Sternberg (éds.), Gesetzgebung in antiken Gesellschaften. Israel, Griechenland, Rom, op. cit., p. 233‑246, p. 243). Pour ce dernier, le Code évoquerait la situation d’un esclave dont la propriété est disputée, et qui est déposé dans le temple le temps du règlement du conflit, conformément au sens du verbe naôô mentionné dans une convention crétoise, et qui implique l’idée de « conduire » vers un temple. Monique Bile suggère elle aussi la situation d’un esclave qui a été placé dans un temple, et non qui y aurait trouvé refuge. L’éclaircissement philologique se paie malheureusement du prix d’un obscurcissement du sens juridique de la procédure. Comment comprendre, par exemple, le sens de ce placement dans un temple pour un homme libre, comme le mentionne IC IV, 83 s’il est question d’asylie ? Alberto Maffi a par ailleurs fait remarquer que l’objet même du Code ne concernait pas l’esclave à proprement parler ; celui-ci n’y est saisi que du point de vue des hommes libres qui peuvent se l’approprier ou en être dépossédé, ce qui pourrait justifier que l’asylie en tant que telle ne soit pas mentionnée (mais pas dans le cas de l’homme libre accusé). On peut en tout cas s’accorder sur plusieurs points. La présence d’un esclave dans un temple semble pouvoir durer jusqu’à une année – qu’il s’y soit rendu volontairement ou qu’il y ait été placé ; la cité veille à ce que le cosme n’intervienne pas dans la procédure si jamais il s’agit de son propre esclave, mais le texte ne dit rien des autorités du sanctuaire ; qu’il soit poursuivi ou qu’il soit réfugié, cet esclave peut être présenté alors qu’il est dans le temple, ce qui suggère un différend ou une contestation au sujet du droit de propriété ; la libération de cet esclave n’est jamais mentionnée, et sa vente ou son transfert semblent la seule hypothèse légale au terme de la procédure ; réfugié ou placé dans le temple, l’esclave demeure toujours la propriété du maître bien qu’il ne soit plus sous son contrôle, et c’est depuis la question de la maîtrise propriétaire que sa situation est exposée. Il est bien difficile d’en dire plus… Si l’on admet que les textes gortyniens mettent en scène un esclave réfugié dans un temple, ils nous invitent néanmoins à formuler l’hypothèse suivante, suggérée par l’exercice comparatiste : une procédure légale, supposant le recours à un espace sacré, permettait à un esclave de se soustraire temporairement au contrôle de son maître, et selon une procédure qui nous échappe, être finalement revendu. La procédure, morphologiquement, s’apparenterait à un certain nombre de cas bien documentés dans d’autres sociétés en tout point étrangères à première vue de la Grèce archaïque et classique. En somme, la procédure attesterait en contexte grec d’une pratique commune à de très nombreuses sociétés esclavagistes. Pourtant, dans la Gortyne du début du ve siècle, ce n’est pas sous le terme d’asylie que cette procédure est décrite. 70.  Philon d’Alexandrie, Quod Omnis Probus…, 148‑151. 71.  V. Nikiprowetzky, « Les suppliants chez Philon d’Alexandrie », Revue des études juives, 122, 1963, p. 241‑278. 72.  Achille Tatius, Leucippe et Clitophon, VII, 13, 2‑3. 73.  P. Debord, Aspects sociaux et économiques de la vie religieuse dans l’Anatolie gréco-romaine, Leyde, Brill, 1982, p. 278‑286 ; K. J. Rigsby, Asylia. Territorial Inviolability in the Hellenistic World, Berkeley, University of California Press, 1996, p. 28‑29.

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Notes des pages 209 à 211

74.  Tacite, Annales III, 60. Voir aussi des éléments de cette tradition chez Strabon, 14, Géographie, 1, 23 ; Plutarque, Moralia (Il ne faut pas s’endetter), 828d ; Philostrate, Apollonios de Tyane (Lettre no 65). 75.  C. Habicht, « Hellenistische Inschriften aus dem Heraion von Samos », AM, 87, 1972, n° 9, p. 210‑225, l. 9, l. 13, l. 17. 76.  K. Hallof et C. Mileta, « Samos und Ptolemaios III : Ein neues Fragment zu dem samischen Volksbeschluss, AM 72, 1957, 226, n° 59 », Chiron, 27, 1997, p. 255‑285. 77.  IG XII 6, 1, 156, l. 9‑10. 78.  IG XII 6, 1, 156, l. 1‑5. Voir en particulier les remarques de G. Thür, « Gerichtliche Kontrolle des Asylanspruchs », dans M. Dreher (éd.), Das antike Asyl. kultische Grundlagen, rechtliche Ausgestaltung und politische Funktion, op. cit., p. 23‑36, ici, p. 33. 79.  Christian Habicht restitue politikon dikasterion aux l. 27‑28 du décret sur les marchands du temple. Certains ont préféré restituer hieron dikasterion (ce que reprend G. Thür, « Gerichtliche Kontrolle des Asylanspruchs », art. cité, p. 33), mais l’expression est sans parallèle. 80.  Le décret sur les marchands du temple d’Héra fait connaître l’existence de hieroi paides (C. Habicht, « Hellenistische Inschriften aus dem Heraion von Samos », AM, 87, 1972, p. 210‑225, n° 9, l. 38), mais rien ne permet d’asssurer que ces esclaves sacrés auraient été des esclaves libérés de la tutelle de leur maître à la suite d’un jugement des néopes. 81.  Athénée, VI, Deipnosophistes, 265d-266. 82.  S. Forsdyke, Slaves tell Tales. And other Episodes in the Politics of Popular Culture in Ancient Greece, Princeton, Princeton UP, 2012, p. 87‑88 ; S. Forsdyke, « Slaves, Stories, and Cults : Conflict Resolution between Masters and Slaves in Ancient Greece », art. cité, p. 19‑43. 83.  Sara Forsdyke note avec raison qu’une des spécificités du récit de Nymphodore est qu’un esclave est le héros du culte – et en ce sens, la configuration cultuelle est bien différente de celle qui prévaut dans le sanctuaire d’asylie servile qu’est le Theseion athénien (S. Forsdyke, Slaves tell Tales. And other Episodes in the Politics of Popular Culture in Ancient Greece, op. cit., p. 89). Le récit met à cet égard en scène la capacité d’action d’un esclave de façon beaucoup plus explicite. Je ne pense pas néanmoins que cela doive exclure l’hypothèse d’une asylie servile à Chios. 84.  Je reprends l’édition et la traduction de N. Deshours, Les Mystères d’Andania. Étude d’épigraphie et d’histoire religieuse, Bordeaux, Ausonius, 2006, l. 80‑84. 85.  Une inscription delphique gravée sur le mur de péribole du vie siècle fait connaître à Delphes le même terme sous la forme phuktimos – même si rien ne permet de déterminer le statut des hommes qui trouvaient ainsi refuge dans le sanctuaire d’Apollon (FD III, 4, 512). Sur les autres attestations épigraphiques du terme, en Laconie (IG V, 1, 1325), ou à Delphes (FD III, 4, 372, l. 5) : K. J. Rigsby, Asylia. Territorial Inviolability in the Hellenistic World, op. cit., p. 48. 86.  À la suite de Sauppe, le premier éditeur du texte, Nadine Deshours et Laura Gawlinsky (N. Deshours, Les Mystères d’Andania. Étude d’épigraphie et d’histoire religieuse, op. cit., p. 110 ; L. Gawlinsky, The Sacred Law of Andania. A New Text with Commentary, Berlin, Walter de Gruyter, 2012, p. 192) interprètent la forme hêntai (l. 83), comme dérivant de hêmai (« s’asseoir »). 87.  Sur ce qu’il convient d’entendre sous le terme de hieroi (initiés, ou magistrats responsables d’un culte précis ?), voir N. Deshours, Les Mystères d’Andania. Étude d’épigraphie et d’histoire religieuse, op. cit., p. 77‑79. 88.  J. Derlien, Asyl. Die religiöse und rechtliche Begründung der Flucht zu sakralen Orten in der griechisch-römischen Antike, op. cit., p. 95‑96 et N. Deshours, Les Mystères d’Andania. Étude d’épigraphie et d’histoire religieuse, op. cit., p. 110, sont favorables à la première solution.

Notes des pages 211 à 214

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89.  l. 83‑84. La phrase est étrange, mais, d’une part, il n’y a aucune raison de supposer ici qu’il puisse s’agir d’un autre maître (le kurios de la l. 84 est celui de la l. 83), d’autre part, le hiereus est le sujet de paradidô et le kurios de echonti. 90.  Résumées par J. Derlien, Asyl. Die religiöse und rechtliche Begründung der Flucht zu sakralen Orten in der griechisch-römischen Antike, op. cit., p. 94‑95. 91.  N. Deshours, Les Mystères d’Andania. Étude d’épigraphie et d’histoire religieuse, op. cit., p. 111, établit un lien avec l’inscription IG V, 1, 1391, si l’on admet que la pierre qui provient du Carneiasion serait une liste d’affranchis. Dans ce cas, on pourrait imaginer que les hommes affranchis seraient ceux qui auraient bénéficié de l’asulia – mais le lien est en réalité particulièrement aventureux car ce cas de figure n’est tout simplement jamais attesté. 92.  Sur le sanctuaire lui-même, voir L. Maniscalco et B. McConnell, « The Sanctuary of the Divine Palikoi (Rocchicella di Mineo, Sicily) : Fieldwork from 1995 to 2001 », AJA, 107, p. 145‑180. 93.  Diodore, Bibliothèque historique, 11, 89, 6‑8. 94.  N. Cusumano, « Fabriquer un culte ethnique. Écriture rituelle et généalogies mythiques dans le sanctuaire des Paliques en Sicile », Revue d’histoire des religions, 2, 2013, p. 167‑184, p. 176. 95.  Macrobe, Saturnales, 5, 19. Voir aussi Pseudo-Aristote, De mirabilibus auscultationibus 56‑57 (834b) : « Tout serment que quelqu’un prononce est écrit sur une petite tablette avant d’être jeté dans l’eau. » 96.  Cité par Macrobe, Saturnales, 5, 19. 97.  Diodore de Sicile, XXXVI, 1. 98.  V. Pirenne-Delforge et G. Pironti, L’Héra de Zeus. Ennemie intime, épouse définitive, Paris, Les Belles Lettres, 2016, p. 230. 99.  Ainsi concernant l’Heraion d’Argos ou celui de Samos, comme on l’a vu, ou encore celui du Lakinion, comme on va le voir. Voir ainsi sur l’Heraion de Perachora : U. Sinn, « La funzione dell’Heraion di Perachora nella Peria corinzia », dans F. Pontera (éd.), Geografia storica della Grecia antica. Tradizioni e problemi, Rome, Laterza, 1991, p. 209‑232, p. 216‑221, p. 227‑228. 100.  L. Dubois, Inscriptions grecques dialectales de Grande Grèce, t. 2 : Colonies achéennes, Genève, Droz, 2002, n° 84, 85, 87, 88. Pour L. Dubois, p. 142, il s’agit là d’une épiclèse strictement crotoniate qui doit désigner Héra comme divinité tutélaire des affranchissements. Voir les remarques de V. Pirenne-Delforge et G. Pironti, L’Héra de Zeus. Ennemie intime, épouse définitive, op. cit., p. 228‑229, qui mettent aussi en rapport l’épiclèse avec Zeus Eleutherios. 101.  Plutarque, Vie de Pompée, 24. 102.  M. Giangiulio, « Per la Storia dei culti di Crotone antica. Il santuario di Hera Lacinia. Strutture e funzioni cultuali, origine storiche e mitiche », Archivio storico per la Calabria e la Lucania, 49, 1982, p. 5‑69, p. 20‑21 ; G. Maddoli, Magna Grecia. Tradizioni, culti, storia, Pérouse, Morlacchi, 2013, y voit (p. 155) « l’intervention de la grande déesse en faveur de la personne qui, par naissance ou à la suite d’un accident historique, se trouve en état d’esclavage et qui, grâce à l’intercession de la divinité, peut être affranchie ». L’Héra du Lakinion s’apparente à la déesse Hébè, célébrée à Phlionte, au sujet de laquelle Pausanias (2, 13, 4) évoque la présence de nombreux suppliants. À en croire le Périégète, les enchaînés (desmôtai) y consacraient leurs fers en les suspendant dans les arbres. Mais Pausanias indique que les suppliants, qu’ils ne désignent pas comme des esclaves, se voient octroyer l’adeia (l’« immunité »), ce qui laisse entendre une tout autre réalité qu’une procédure d’asylie servile. Encore une fois, on ne saurait déduire, ni même associer, l’asylie et l’affranchissement, et d’ailleurs aucun document ne fait de l’affranchissement la conséquence de la reconnaissance d’un esclave comme asulos. 103.  L. Dubois, Inscriptions grecques dialectales de Grande Grèce, t. 2 : Colonies achéennes, op. cit., n° 9. Sur le sanctuaire : R. Lucca, « Hera en Pediôi. Per la cultualità

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Notes des pages 214 à 217

di Sibari », dans L. Braccesi (éd.), Hesperia 4. Studi sulla grecità di Occidente, 1994, p. 49‑53. 104.  Étienne de Byzance, Subaris. 105.  V. Pirenne-Delforge et G. Pironti, L’Héra de Zeus. Ennemie intime, épouse définitive, op. cit., p. 230‑231. 106.  La tradition satirique athénienne associait étroitement le sanctuaire de Poséidon au cap Ténare au sort des hilotes laconiens, et Thucydide, I, 128, 1 mentionne des hilotes suppliants dans le sanctuaire. Par ailleurs, six stèles découvertes sur le site même du sanctuaire attestent qu’il était aussi à l’époque classique le lieu d’une pratique d’affranchissement par consécration d’hilotes ou d’esclaves-marchandises (voir J. Ducat, « Esclaves au Ténare », Mélanges Pierre Lévêque, t. 4, Besançon, université de Besançon-Les Belles Lettres, 1990, p. 173‑193). Plusieurs épitaphes retrouvées à proximité du site mentionnent enfin l’existence de hieroi du sanctuaire. Il paraît néanmoins aventureux d’en déduire que le sanctuaire était le théâtre d’une asulia spécifique pour les esclaves, dont le terme n’apparaît pas chez Thucydide, et plus encore de postuler que l’hilote asulos ait pu devenir un hieros ou un hierodoulos du sanctuaire. 107.  Sur l’asulia en Égypte, F. von  Woeß, Das Asylwesen Ägyptens in der Ptolemäerzeit und die spätere Entwicklung, Munich, Beck, 1923, et F. Dunand, « Droit d’asile et refuge dans les temples en Égypte lagide », dans Hommages à la mémoire de Serge Sauneron, t. 2 : Égypte post-pharaonique, Le Caire, IFAO, 1979, p. 77‑97. Il y a en réalité un contraste entre la mention de sanctuaires fréquentés par les esclaves dans la tradition littéraire, d’Hérodote jusqu’à Philon d’Alexandrie, et l’absence de régulation spécifique au sujet des esclaves, si bien que l’on peut douter qu’il ait existé des règles particulières au sujet des esclaves, les différenciant de tous les autres statuts (voir R. Scholl, Corpus der Ptolemäischen Sklaventexte, op. cit., p. 301‑303). 108.  Thucydide, I, 139, 2. 109.  Ainsi, Aristophane, Acharniens, 1187‑188. 110.  Théophraste, Caractères, 18, 8. 111.  Euripide, Suppliantes, 267‑268. 112.  Voir K. Wrenhaven, « A Comedy of Errors : The Comic Slave in Greek Art », dans B. Akrigg et R. Tordoff (éds.), Slaves and Slavery in Ancient Greek Comic Drama, Cambridge, Cambridge UP, 2013, p. 124‑143. 113.  W. G. Arnott, « A New Look at P. Berol. 11771 (Pack² 1641) », ZPE, 102, 1994, p. 61‑70. L’assimilation aux Périnthiennes est toutefois refusée par A. Blanchard. 114.  Plusieurs commentateurs ont en outre proposé de mettre en relation le fragment avec un autre fragment attribué aux Périnthiennes de Ménandre (le P. Oxy. 855), dans lequel il est question d’un esclave du nom de Daos qui a trouvé refuge dans un sanctuaire (voir la discussion chez W. G. Arnott, « A New Look at P. Berol. 11771 (Pack² 1641) », art. cité, p. 69‑70). Son maître Lachès tente de l’en déloger en enflammant la structure. Or, Sosias, un esclave ou affranchi du maître, évoque dans le fragment l’existence des kukloi, c’est-à-dire les lieux de vente des esclaves. Faut-il imaginer que la mise en vente de Daos résulte de la supplication, et d’une éventuelle asulia ? Impossible à dire. 115.  IG I3 45, l. 4‑6. 116.  J. Derlien, Asyl. Die religiöse und rechtliche Begründung der Flucht zu sakralen Orten in der griechisch-römischen Antike, op. cit., p. 101‑103 ; voir aussi M.-M. Mactoux, « Espace civique et fuite des esclaves », Index, 20, 1992, p. 75‑101. 117.  Etymologicum Magnum, Theseion. Le fragment de Philochore : FrGHist 328 F 177. 118.  Plutarque, Vie de Thésée, 36, 4. 119.  Schol. Eschine, 3, 13 : « Il y avait une loi selon laquelle les esclaves qui atteignaient le sanctuaire de Thésée étaient saufs (atimôrêtous einai) ». Voir aussi I. Bekker, Anecdota Graeca, 264, 21 : Theseion : l’herôon de Thésée : il y a une asylie pour les esclaves (oiketai).

Notes des pages 217 à 219

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120.  Schol. d’Aristophane, Cavaliers, 1312a. Il est possible que seule une partie du sanctuaire ait offert un lieu d’asylie puisque l’Etymologicum Magnum distingue le sanctuaire (temenos) du temple (naos). 121.  J.-M. Luce, « Thésée, le synœcisme et l’agora d’Athènes », Revue Archéologique, 1998, p. 3‑31 ; E. Greco (éd.), Topografia di Atene, Athènes-Paestum, Scuola archeologica italiana-Pandemos, 8 vol., 2010‑2011. Contra J. Derlien, Asyl. Die religiöse und rechtliche Begründung der Flucht zu sakralen Orten in der griechisch-römischen Antike, op. cit., p. 110‑111, qui confond les deux sanctuaires. 122.  Diodore de Sicile, Bibliothèque Historique, IV, 62‑64. Voir C. Calame, Thésée et l’imaginaire athénien. Légende et culte en Grèce antique, Paris, La Découverte, 2008 (1re éd. Lausanne, Payot, 1990), p. 153‑155. 123.  Plutarque, Vie de Thésée, 36, 4. M.-H. Mactoux, « Espace civique et fuite des esclaves », art. cité, p. 88, a proposé de manière très suggestive une lecture de cette étiologie, placée sous le signe de la contradiction (propre à l’ordre esclavagiste) : « Citoyen parfait, Thésée est l’anti-esclave, non seulement parce qu’il a refusé toutes les formes d’asservissement, libérant la cité mythique et la cité historique, mais parce qu’il dresse un rempart symbolique contre cet anti-citoyen qu’est le doulos, indispensable à la communauté mais rejeté. » 124.  Plutarque, Vie de Thésée, 16, 2. 125.  Plutarque, Vie de Thésée, 23.5 : « On fit don à Thésée d’un enclos qui lui fut consacré, et il ordonna aux familles qui avaient fourni le tribut d’y apporter leurs contributions pour le sacrifice offert en son honneur, dont il confia le soin aux Phytalides, en récompense de l’hospitalité qu’il avait reçue d’eux. » 126.  Plutarque, Vie de Thésée, 19 ; FGH 323 F 17. Sur Dédale l’esclave dans la littérature de l’époque classique, voir Xénophon, Mémorables, IV, 2, 33. Le scholiaste d’Euripide, Hippolyte, 887 explique en revanche le tribut versé à Minos de la façon suivante : « Refusant de restituer le maître-artisan aux Crétois, les Athéniens sont contraints d’envoyer chaque année à Minos un homme destiné à être dévoré par le Minotaure. » 127.  Etym. Magnum, Theseiotrips (Kock, Comicorum Atticorum fragmenta I, 458, 459) ; voir M.-H. Mactoux, « Espace civique et fuite des esclaves », art. cité, p. 79. 128.  Pollux, Onomastica, 7, 13 (Aristophane : F 567 K ; Eupolis : frgt. 225). 129.  Comme le note J. Derlien, Asyl. Die religiöse und rechtliche Begründung der Flucht zu sakralen Orten in der griechisch-römischen Antike, op. cit., p. 108. 130.  Plutarque, Moralia [De la Superstition], 166d ; K. Christensen, « The Theseion. A Slave Refuge at Athens », AJAH, vol. 9, n°1, 1984, p. 23‑32, p. 24. 131.  F. S. Naiden, Ancient Supplication, Oxford, Oxford University Press, 2006, considère que le prêtre en est responsable. J. H. Lipsius, Das attische Recht und Rechtsverfahren mit Benutzung des attischen Prozesses, op. cit., p. 643 et 794, imaginait que les thesmothètes accueillaient la plainte écrite mais que l’affaire était tranchée par le prêtre. Je serais tenté pour ma part d’insister sur le rôle joué par les thesmothètes, que le scholiaste d’Eschine (Schol. Eschine, 3, 13) mentionne juste après avoir évoqué la présence des esclaves dans le sanctuaire. À Samos, ce sont les administrateurs du sanctuaire et non les prêtres qui semblent avoir été les maîtres de la procédure : il en allait peut-être de même à Athènes, où les prêtres de Thésée sont des figures particulièrement évanescentes (hormis les mystérieux Phytalidai). 132.  Philon d’Alexandrie, De Virtutibus, 124. 133.  K. Berthelot, Philanthropia Judaica. Le débat autour de la « misanthropie » des lois juives dans l’Antiquité, Leyde et Boston, Brill, 2003, p. 281‑282. 134.  V. Nikiprowetzky, « Les suppliants chez Philon d’Alexandrie », art. cité, p. 248‑249. 135.  L’Etymologicum Magnum, on l’a vu, mentionne l’existence de véritables procès (dikai) qui se dérouleraient dans le Theseion. Kerry Christensen a tenté d’établir un lien avec l’existence même de la graphê hubreôs au sujet des esclaves, en faisant l’hypothèse que la revente pourrait être la conséquence d’un procès antérieur pour hubris,

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Notes des pages 219 à 223

qui aurait pu être intenté par l’esclave lui-même contre son maître (K. Christensen, « The Theseion. A Slave Refuge at Athens », art. cité, p. 25, suivi par A. Chaniotis, « Conflicting Authorities. Asylia between Secular and Divine Law in the Classical and Hellenistic Poleis », art. cité, p. 79, et de façon plus impicite par S. Forsdyke, « Slaves, Stories, and Cults : Conflict Resolution between Masters and Slaves in Ancient Greece », art. cité, p. 25‑26). Le seul argument qui justifie une telle mise en rapport concerne le rôle joué par les thesmothètes dans l’activation de la procédure (comme dans nombre d’autres procédures) de la graphê hubreôs et au sein du Theseion. On l’a vu, pourtant, la loi sur la graphê hubreôs ne fait pas de l’esclave une personne juridique à proprement parler, même si elle sanctionne un comportement à son égard. De ce point de vue, aucun texte ne suggère qu’il ait pu exister une procédure telle que l’imagine Christensen, concernant spécifiquement les esclaves en tant qu’esclaves et parce qu’esclaves, et aucun texte au sujet de la graphê hubreôs ne mentionne le Theseion et son asulia. L’hypothèse apparaît gratuite. De manière générale, il paraît littéralement impensable qu’un procès entre un maître et un esclave ait lieu (Dans le même sens, M.-M. Mactoux, « Espace civique et fuite des esclaves », art. cité, p. 82 ; G. Thür, « Gerichtliche Kontrolle des Asylanspruchs », art. cité, p. 32), et l’on peut supposer que la glose de l’Etymologicum Magnum se réfère à d’autres dikai dont une phase de la procédure se déroulerait dans le sanctuaire. J. Derlien, Asyl. Die religiöse und rechtliche Begründung der Flucht zu sakralen Orten in der griechisch-römischen Antike, op. cit., p. 112‑114, a suggéré que dans le cas où le propriétaire s’oppose à la vente, alors s’ouvrirait un procès, sous le contrôle des thesmothètes. L’hypothèse est séduisante même si on identifie mal de quel type d’action connue par ailleurs, il pourrait s’agir. 136.  A. Gottesman, Politics and the Street in Democratic Athens, Cambridge, Cambridge UP, 2014. 137.  J.-C. Dumont, Servus. Rome et l’esclavage sous la République, op. cit., p. 141‑142.

CHAPITRE 5

Politique 1.  Voir W. Nippel, « Aristoteles und die Indios. “Gerechter Krieg” und “Sklaven von Natur” in der spanischen Kolonialdiskussion des 16. Jahrhunderts », dans C. Dipper et M. Vogt (éds.), Entdeckungen und frühe Kolonisation, Darmstadt, (Technische Hoch­ schule), 1993 (Schriftenreihe Wissenschaft und Technik 63), p. 69‑90. 2.  A. Pagden, The Fall of Natural Man. The American Indian and the Origins of Comparative Ethnology, Cambridge, Cambridge UP, 1982, p. 27‑56 ; L. Hanke, The Spanish Struggle for Justice in the Conquest of America, Dallas, Southern Methodist University Press, 2002 (1re éd. 1949), p. 122‑127. 3.  G. Fitzhugh, Cannibal alls ! Or Slaves without Masters, Cambridge (Mass.), Harvard UP, 1966 (1re éd. 1857), p. 71 : « There is no such thing as natural human liberty, because it is unnatural for man to live alone and without the pale and government of society. Birds and beasts of prey, who are not gregarious, are naturally free. Bees and herds are naturally subjects or slaves of society. Such is the theory of Aristotle, promulged more than two thousand years ago and generally considered true for two thousand years, and destined, we hope, soon again to be accepted as the only true theory of government and society. » Sur la référence aristotélicienne dans le discours esclavagiste américain, voir notamment les remarques de S. Monoson, « Navigating Race, Class, Polis and Empire : The Place of Empirical Analysis in Aristotle’s Account of Natural Slavery », dans R. Als­ ton, E. Hall et L. Proffitt (éds.), Reading Ancient Slavery, Bristol, Bristol Classical Press, 2011, p. 133‑151, p. 146‑158.

Notes des pages 224 à 228

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4.  P. Garnsey, Conceptions de l’esclavage d’Aristote à Saint-Augustin, Paris, Les Belles Lettres, 2004, p. 316. Ainsi, selon Garnsey, « la théorie de l’esclave par nature n’appartenait pas en propre à Aristote. La théorie eut une histoire à la fois avant et après lui » (p. 33), point de vue repris, par exemple, par O. Grenouilleau, Qu’est-ce que l’esclavage ? Une histoire globale, Paris, Gallimard, 2014, p. 25‑26. 5.  O. Patterson, Freedom, vol. 1 : Freedom in the Making of Western Culture, New York, Basic Books, 1991 p. XIII : « Freedom was generated from the experience of slavery » (« La liberté fut engendrée par l’expérience de l’esclavage ») ; D. B. Davis, The Problem of Slavery in Western Culture, Ithaca, Cornell UP, 1966. 6.  À l’exception des mots généreux de P. Cartledge, « Like a Worm I’ the Bud ? A Heterology of Classical Greek Slavery », Greece & Rome, vol. 40, n° 2, 1993, p. 163‑80, p. 165‑167, et de la discussion engagée par K. Raaflaub, The Discovery of Freedom in Ancient Greece, Chicago, University of Chicago Press, 2004, p. 42‑44. 7.  En particulier M. Pohlenz, Griechische Freiheit. Wesen und Werden eines Lebens­ ideals, Heidelberg, Quelle & Meyer, 1955. 8.  O. Patterson, Freedom, vol. 1, op. cit., p. 403 : « Individually liberating, socially energizing, and culturally generative, freedom is undeniably the source of Western intellectual mastery, the engine of its extraordinary creativity, and the open secret of the triumph of Western culture, in one form or another, over the other cultures of mankind. » (« Parce qu’elle émancipe l’individu, diffuse de l’énergie à l’ensemble du corps social et engendre des formes de culture inédites, la liberté est indéniablement la source de la domination intellectuelle de l’Occident, le moteur de son extraordinaire créativité ; elle est le secret (pas si secret) du triomphe de la culture occidentale, sous ses différentes formes, aux dépens des autres cultures. ») 9.  A. Hitchcock et F. Truffaut, Hitchcock-Truffaut, Paris, Ramsay, 1983. Et Truffaut d’ajouter : « Cette notion de “grand film malade” ne peut s’appliquer évidemment qu’à de très bons metteurs en scène, à ceux qui ont démontré dans d’autres circonstances qu’ils pouvaient atteindre la perfection. » 10.  Thucydide, Histoire de la guerre du Péloponnèse, 1, 98, 4, et 1, 121, 4 : « Serait-il donc normal que leurs alliés à eux acceptent sans relâche, d’en verser une pour assurer leur servitude (epi douleia) ». Sur la métaphore esclavagiste dans la littérature athénienne de l’époque classique, voir récemment D. Lewis, Greek Slaves Systems in their Eastern Mediterranean Context, c. 800‑146 B.C., Oxford, 2018, p. 59‑67. 11.  Thucydide, Histoire de la guerre du Péloponnèse, 1, 5, 27 ; 1, 5, 69 ; 1, 122, 2 ; 4, 1 ; 4, 60 ; par les Athéniens eux-mêmes : 7, 75, 7. 12.  Hérodote, Histoires, V, 78 ; II, 172, 4‑5. 13.  Id., Histoires, IV. 14.  Thucydide, Histoire de la guerre du Péloponnèse, 3, 73 (voir aussi 2, 4, 2 ; 6, 27, 3). 15.  Id., ibid., 2, 4, 2. 16.  M. Tamiolaki, Liberté et esclavage chez les historiens grecs classiques, Paris, Presses de l’université Paris Sorbonne (PUPS), 2010, p. 205. 17.  L’appartenance de l’individu aux cercles socratiques est plus que probable. Sur l’identification de l’auteur et les différentes propositions, voir la notice introductive de D. Lenfant, [Pseudo-Xénophon, Constitution des Athéniens, Paris, Les Belles Lettres (CUF), 2017], p. XVI-XXV. 18.  Pseudo-Xénophon, Constitution des Athéniens, I, 18. 19.  Id., ibid., I, 8. 20.  Ibid., I, 9. 21.  Ibid., III, 11. 22.  Ibid., I, 11. 23.  Voir en particulier Aristophane, Les Cavaliers, v. 40‑72

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Notes des pages 228 à 236

24.  Aristophane, Les Cavaliers. Voir les remarques de S. D. Olson, « Slaves and Politics in Early Aristophanic Comedy », dans B. Akrigg et R. Tordoff (éds.), Slaves and Slavery in Ancient Greek Comic Drama, op. cit., p. 63‑75. 25.  C’est la lecture que suggère en particulier D. Lenfant, [Pseudo-Xénophon, Constitution des Athéniens], op. cit., p. 69. 26.  Des échos semblables dans la condamnation de cette akolasia, chez Platon, République, VIII, 563b : « Le point limite de cette liberté de la masse est atteint dans une cité de ce genre, quand les hommes et les femmes vendus en esclavage ne sont pas moins libres que ceux qui les achètent (hotan dê hoi eônêmenoi kai ai eônêmenai mêden hêtton eleutheroi ôsi tôn priamenôn). » 27.  Contra M. Tamiolaki, Liberté et esclavage chez les historiens grecs classiques, op. cit., p. 273 : « Rien n’indique que dans l’Athènes démocratique il y avait un courant de pensée qui favorisait en principe l’attribution de la citoyenneté aux esclaves. » 28.  [Aristote], Athenaiôn Politeia, 40, 2. 29.  Xénophon, Helléniques, II, 3, 48. 30.  Voir N. Loraux, Né de la terre. Mythe et politique à Athènes, Paris, Seuil, 1996, p. 200. Le même Théramène accuse d’ailleurs Critias, d’avoir, en Thessalie, tenté « d’organiser la démocratie et d’avoir armé les Pénestes contre leurs maîtres » (Xénophon, Helléniques, II, 3, 36‑37). 31.  N. Loraux, Né de la terre. Mythe et politique à Athènes, op. cit., p. 202. 32.  V. Azoulay, Xénophon et les grâces du pouvoir. De la charis au charisme, Paris, Publications de la Sorbonne, 2004, p. 37. 33.  Xénophon, Cyropédie, VIII, 2, 4. 34.  Voir S. Pomeroy, Xenophon. Oeconomicus : A Social and Historical Commentary, Oxford, Clarendon Press, 1994, p. 315‑316. 35.  Plutarque, Vie de Périclès, 16, 3. Sur la figure de l’epitropos, voir en particulier G. Audring, « Über den Gutsverwalter (epitropos) in der attischen Landwirtschaft des 5. Und des 4. Jhs. v.u.Z’ », Klio, 45, 1973, p. 109‑116. 36.  Xénophon, Économique, XIV, 2. 37.  Id., ibid., XII, 5. 38.  Ibid., XIII, 10. 39.  Ibid., XIII, 5 : Hostis gar toi archikous anthrôpôn dunatai poiein, dêlon hoti houtos kai despotikous anthrôpôn dunatai didaskein, hostis de despotikous dunatai poiein, kai basilikous. 40.  Ibid., XIV, 4. 41.  Ibid., XII, 20. 42.  Ibid., XXI, 2. 43.  Xénophon, Économique, XIV, 9, (voir aussi ibid., XXI, 10). 44.  G. Vlastos, « Does Slavery Exist in Plato’s Republic », Classical Philology (CP), vol. 63, n° 4, 1968, p. 291‑295 ; B. Calvert, « Slavery in Plato’s Republic », Classical Quaterly (CQ), 37, 2, 1987, p. 367‑372 ; E. Schütrumpf, « Slaves in Plato’s Political Dialogues and the Significance of Plato’s Psychology for the Aristotelian Theory of Slavery », dans E. Schütrumpf, Praxis und Lexis. Ausgewählte Schriften zur Philosophie von Handeln und Reden in der klassischen Antike, Stuttgart, F. Steiner, 2009, p. 65‑79. 45.  Platon, Le Politique, 311b-c. 46.  Platon, Lois, 848b-c (voir aussi Platon, Lois, 848a). 47.  Id., ibid., 665c. 48.  P. Veyne, L’Empire gréco-romain, Paris, Seuil, 2005, p. 93. 49.  Platon, Le Politique, 259a-b. 50.  Id., Lois, 777d-e. 51.  Id., Le Politique, 259c. 52.  C. Angermeir, Sklaven des Gesetzes. Politische und philosophische Implikationen des platonischen Begriffs der Sklaverei, Berlin, Duncker & Humblot, 2008, p. 261, parle d’un « principe pyscho-cosmopolitique » (psychokosmopolitisches Prinzip).

Notes des pages 236 à 240

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53.  Platon, Lois, 698bc, 700a, 701b, 715d, 762e, 839c, 890a. 54.  Platon, Timée, 34c-35a (voir en particulier C. Angermeir, Sklaven des Gesetzes. Politische und philosophische Implikationen des platonischen Begriffs der Sklaverei, op. cit., p. 249‑260). 55.  G. Vlastos, « Slavery in Plato’s Thought », Philosophical Review, 50, 1941, p. 289‑304 [repris dans G. Vlastos, Platonic Studies, Princeton, Princeton UP, 1973]. 56.  G. Vlastos, Platonic Studies, op. cit., p. 156 : « The slave metaphor occurs at the very point where Plato turns consciously away from the cosmology of his predecessors. » (« La métaphore esclavagiste apparaît ici précisément au moment où Platon s’émancipe délibérément de la cosmologie de ses prédécesseurs. ») 57.  Platon, Lois, 891b-c. 58.  A. Macé, Platon, philosophie de l’agir et du pâtir, Sankt Augustin, Academia Verlag, 2006, p. 218. Sur la rupture que représente l’idée même de l’âme du monde chez Platon au regard des héritages anaxagoréens et empédocléens, voir F. Karfík, « L’âme du monde : Platon, Anaxagore, Empédocle », Études platoniciennes [en ligne], n° 11, 2014. 59.  G. Vlastos, Platonic Studies, op. cit., p. 158. 60.  Voir en particulier Platon, Lois, 896d, où la relation est pensée en termes de dioikêsis et enoikêsis. 61.  Diogène Laërce, Vies et doctrines des philosophes illustres, 2, 105. 62.  Voir en particulier D. Kamen, « The Manumission of Socrates : A Rereading of Plato’s Phaedo », art. cité, p. 78‑100. 63.  Platon, Phédon, 85b (voir aussi id., ibid., 62c). 64.  Id., ibid., 79e-80a (voir aussi id., ibid., 63a, 63c, 69e, 80a). 65.  Platon, Phédon, 62d-e. 66.  Id., ibid., 63c. 67.  Ibid., 69e. 68.  Ibid., 67d. 69.  Ibid., 64e-65a ; ibid., 67d : « Ce qu’on nomme mort, c’est une déliaison et une séparation de l’âme d’avec le corps » (voir C. Angermeir, Sklaven des Gesetzes. Politische und philosophische Implikationen des platonischen Begriffs der Sklaverei, op. cit., p. 252‑253). 70.  Il est même possible, comme l’a suggéré D. Kamen, « The Manumission of Socrates : A Rereading of Plato’s Phaedo », art. cité, que tel soit le sens véritable à accorder à l’ultime et mystérieuse invocation à Asclépios, héros guérisseur dans le sanctuaire duquel de nombreux actes d’affranchissement sont mentionnés. 71.  Platon, Phédon, 115d. 72.  Clément d’Alexandrie, Stromates, III, 3 = Diels-Kranz 44, frgt. 14. Cette tradition pythagoricienne est sans doute à l’arrière-plan du propos des sages (sophoi) mentionné dans le Gorgias, 493a, selon lequel « en réalité nous sommes morts, que notre corps est un tombeau et que la partie de l’âme qui renferme les passions est toute prête à se laisser entraîner et bouleverser ». 73.  Athénée, Deipnosophistes, IV, 45. 74.  G. Vlastos, Platonic Studies, op. cit. ; A.  Long, « Slavery as a Philosophical Metaphor in Plato and Xenophon », dans R. Patterson, V. Karasmanis et A. Hermann (éds.), Presocratics and Plato : A Festschrift at Delphi in Honor of Charles Kahn, Las Vegas, Parmenides Publishing, 2002, p. 351‑365 ; E. Schütrumpf, « Slaves in Plato’s Political Dialogues and the Significance of Plato’s Psychology for the Aristotelian Theory of Slavery », [(2003) : E. Schütrumpf, Praxis und Lexis. Ausgewählte Schriften zur Philosophie von Handeln und Reden in der klassischen Antike, op. cit., p. 65‑79, ici p. 76]. 75.  Dans le même sens, voir D. Cairns, « Ψυχή, Θυμός, and Metaphor in Homer and Plato », Études platoniciennes [en ligne] n° 11, 2014. 76.  P. Ricœur, La Métaphore vive, Paris, Seuil, 1975, en particulier p. 310‑320. Sur les relectures philosophiques de la conception aristotélicienne de métaphore, voir

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Notes des pages 240 à 244

J.-C. Monod, « La mise en question du paradigme aristotélicien et ses limites », Archives de philosophie, 70, 2007, p. 535‑558. 77.  J.-C. Monod, « La patience de l’image. Éléments pour une localisation de la métaphorologie » [Postface à H. Blumenberg, Paradigmes pour une métaphorologie, Paris, Vrin, 2006 (1re éd. 1960), p. 189]). 78.  H. Blumenberg, Paradigmes pour une métaphorologie, op. cit., p. 12. 79.  Id., « Perspectives sur une théorie de l’inconceptualité », Revue philosophique de Louvain, vol. 113, n° 2, 2015, p. 225‑236, p. 233 : « Le monde de la vie ne livre pas seulement le matériau qui y est travaillé, mais il présente aussi sa propre structure de résistance à ce travail d’élaboration, résistance qui finalement milite aussi et malgré tout contre la reconnaissance de ce qui est accompli au cours de ce travail. » 80.  Id., Paradigmes pour une métaphorologie, op. cit., p. 25. 81.  Id., La Lisibilité du monde, Paris, Cerf, 2007. 82.  M. Schofield, « Ideology and Philosophy in Aristotle’s Theory of Slavery », dans Aristoteles’Politik. Akten des XI. Symposium Aristotelicum, Göttingen, Vandenhoeck & Ruprecht, 1990, p. 1‑27, p. 1. 83.  Ainsi, pour s’en tenir à quelques relectures récentes : M. ­Schofield, « ­Ideology and Philosophy in Aristotle’s Theory of Slavery », art. cité ; P. ­Simpson, « ­Aristole’s Defensible Defence of Slavery », Polis, 23, 1, 2006, p. 95‑115 ; D. L. Ross, « ­Aristole’s Ambivalence on Slavery », Hermathena, 184, 2008, p. 53‑67 ; M. Heath, « Aristotle on Natural Slavery », Phronesis, 53, 2008, p. 243‑270 ; J. A. Karbowski, « Aristotle’s Scientific Inquiry into Natural Slavery », JHPh, 51, 3, 2013, p. 331‑353 ; H. N. Parker, « Aristotle’s Unanswered Questions : Women and Slaves in Politics 1252a-1260b », Eugesta 2, 2012, p. 71‑121. Voir les remarques particulièrement critiques à l’égard de ce type d’approche de la part de C. W. Veloso, « Aristote, ses commentateurs et les déficiences délibératives de­ l’esclave et de la femme », Les Études philosophiques, 107, 4, 2013, p. 513‑534. Sur les commentaires en langue française de la théorie aristotélicienne de l’esclavage par nature, et leur grande générosité à l’égard du Stagirite, voir G. Bouchard, Les Bœufs bipèdes. La théorie aristotélicienne de l’esclavage et ses interprètes francophones, Sainte-Foy (Québec), Presses de l’université Laval, 2004. 84.  Montesquieu, De l’esprit des lois, XV, 7. 85.  P. Pellegrin, « La théorie aristotélicienne de l’esclavage : tendances actuelles de l’interprétation », Revue philosophique de la France et de l’étranger, 172, 2, 1982, p.  345‑357 ; P. Millett, « Aristotle and Slavery in Athens », Greece & Rome, 54, 2, 2007, p. 178‑209. 86.  Aristote, Politique, I, 4, 1253b. 87.  Id., ibid., I, 4, 1254a. 88.  Ibid., I, 5, 1254a. 89.  Ibid., I, 5, 6, 1254b. Voir E. Schütrumpf, « Slaves in Plato’s Political Dialogues and the Significance of Plato’s Psychology for the Aristotelian Theory of Slavery », dans E. Schütrumpf, Praxis und Lexis. Ausgewählte Schriften zur Philosophie von Handeln und Reden in der klassischen Antike, op. cit., p. 65‑79, ici p. 76. 90.  Voir les remarques de M. Schofield, « Ideology and Philosophy in Aristotle’s Theory of Slavery », art. cité, sur ce point. 91.  Aristote, Politique, I, 3, 4, 1253b. Aristote, Politique, I, 1, 2, 1252a : « Tous ceux qui estiment qu’homme politique (politikon), roi (basilikon), chef de famille (oikonomikon) et maître des esclaves (despotikon), c’est la même chose, ne s’expriment pas bien. » 92.  Xénophon, Mémorables, III, 4, 12. 93.  Platon, Politique, 259b. Voir D. El Murr, Savoir et gouverner. Essai sur la science politique platonicienne, Paris, 2014, Vrin, p. 105‑108. 94.  Aristote, Politique, I, 7, 1, 1255b. 95.  Aristote, Politique, I, 7, 1, 1255b.

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Notes des pages 244 à 253

96.  P. Pellegrin, « À la périphérie du politique », dans E. Bermon, V.  Laurand et J.  Terrel (éds.), Politique d’Aristote : famille, régimes, éducation, Pessac, Presses universitaires de Bordeaux, 2011, p. 7‑15, ici p. 7‑8. 97.  Aristote, Politique, I, 3, 1253b. 98.  Alcidamas, frgt. 4, G. Avezzù (éd.) = Aristote, La Rhétorique : I, 13, 2, 1373b. Voir G. Cambiano, « Aristotle and the Anonymous Opponents of Slavery », dans M. I. Finley (éd.), Classical Slavery, Londres, F. Cass, 1987, p. 28‑52. 99.  Th. Kock (éd.) Comicorum Atticorum Fragmenta, II, (Philémon, frgt. 95). 100.  Voir P.-M. Morel, « Genèse, analogie, dépassement. Les voies du naturalisme aristotélicien », dans S. Haber et A. Macé (éds.), Anciens et Modernes par-delà nature et société, Besançon, Presses universitaires de Franche-Comté, 2012, p. 85‑101, p. 86 : « il est pratiquement impossible d’assigner à un auteur comme Aristote une forme déterminée, assumée, cohérente et univoque de “naturalisme” ». 101.  Aristote, Politique, I, 3, 1253b. 102.  Aristote, Politique, I, 5, 1254b. 103.  Voir P.-M. Morel, « Genèse, analogie, dépassement. Les voies du naturalisme aristotélicien », art. cité, p. 98‑100.

INCISE IV

Fictions : le gouvernement des esclaves 1.  Voir B. Binoche, « Les Lumières et l’esclavage : de quoi parle-t‑on ? » [à paraître dans F. Fischbach (éd.), Travail et esclavage, Paris, Vrin]. Je remercie Bertrand Binoche de m’avoir permis de lire cet article avant sa parution. 2.  H. Arendt, La Crise de la culture. Huit exercices de pensée politique, Paris, Gallimard, 1972, p. 200. Voir surtout H. Arendt, La Condition de l’homme moderne, Paris, Pocket, 1988 (1re éd. 1958), p. 73‑76. 3.  S. Chauvier, Le Sens du possible, Paris, Vrin, 2010, p. 12. 4.  N. Loraux, La Voix endeuillée. Essai sur la tragédie grecque, Paris, Gallimard, 1999, p. 45‑46. 5.  P. Boucheron [Cours au Collège de France, « Archéologie des erreurs collectives », 24 janvier 2017]. 6.  A. Boureau, Histoires d’un historien. Kantorowicz, Paris, Gallimard, 1990, p. 164‑167 ; M. Herrero, « On Political Theology. The Hidden Dialogue between Carl Schmitt and Ernst H. Kantorowicz in the King’s Two Bodies », History of European Ideas, 41, 2015, p. 1164‑1177. 7.  A. Delano, A Narrative of Voyages and Travels in the Northern and Southern Hemispheres (Boston, 1817). L’ancrage réaliste de la nouvelle de Melville est mis en abyme par le récit de Melville lui-même qui s’achève par la pseudo-déposition de Benito Cereno, donnée comme un document après la capture du San Dominick à Lima. On se rapportera à l’édition de la Pléiade [H. Melville, Œuvres IV, Paris, Gallimard, 2010 (trad. fr. par P. Jaworski), p. 985‑996] pour disposer de larges extraits du texte de Delano dont Melville s’est inspiré (dans sa traduction française), et observer les modifications de Melville. Par rapport au récit de Delano, Melville ignore notamment les conflits au sein de l’équipage du Bachelor’s Delight, de même qu’il ne dit rien du conflit qui survient par la suite entre Delano et Cereno, une fois ce dernier libéré. Sur la référence à la révolution haïtienne à l’arrière-plan du récit de Melville, J. Beecher, « Echoes of Toussaint Louverture and the Haitian Revolution in Melville’s Benito Cereno », Leviathan, vol. 9, n° 2, 2007, p. 43‑58. 8.  P. Jaworski (H. Melville, Œuvres IV, op. cit., p. 1092).

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Notes des pages 253 à 257

9.  Voir les remarques de P. Jaworski (H. Melville, Œuvres IV, op. cit., p. 1087), et G. Ciarcia, « Fictions et visions littéraires d’un bateau négrier. Penser en ethnographe le conte Benito Cereno d’Herman Melville », Labyrinthe, 41, 2015, p. 91‑105, en particulier p. 92. 10.  Voir G. Ciarcia, « Fictions et visions littéraires d’un bateau négrier. Penser en ethnographe le conte Benito Cereno d’Herman Melville », art. cité et G. Ciarcia « L’objet invisible, ou le gambit du capitaine », L’Homme, 170, 2004, p. 181‑190, qui interroge le roman essentiellement en termes d’épistémologie scientifique. 11.  P. Jarowski (H. Melville, Œuvres IV, op. cit., p. 1088). 12.  Voir la bibliographie sur la question mentionnée par D. Steverson, « “Everything Gray” : Polygenism and Racial Perception in Herman Melville’s Benito Cereno », Journal of American Culture, 40, 2, 2017, p. 169‑177, et M. S. Lee, « Melville’s Subversive Political Philosophy : Benito Cereno and The Fate of Speech », American Literature, 72‑3, 2000, p. 495‑519. 13.  Le débat était particulièrement vif dans le Massachusetts, après le vote en 1850 d’une loi autorisant les tribunaux à renvoyer à leurs maîtres les esclaves qui y avaient trouvé refuge. 14.  C. Schmitt, Ex Captivitate Salus. Expériences des années 1945‑1947, Paris, Vrin, 2003. Je doute qu’il faille voir dans Ex Captivitate Salus, comme l’affirme de façon assez désolante A. Doremus dans son Avant-propos, « le testament intellectuel d’un humaniste dont la culture confère à sa prose des accents qui évoquent parfois la complainte de l’aède » (p. 9). 15.  Ainsi, à Armin Mohler en décembre 1948 : « Attention ! Peut-être as-tu déjà entendu parler du grand Léviathan et éprouveras-tu le besoin de feuilleter ce livre ? Gare à toi, mon cher lecteur ! Il s’agit d’un livre entièrement ésotérique, et son ésotérisme immanent s’intensifie au fur et à mesure que tu pénètres dans ce livre. Il vaut mieux que tu n’y touches pas ! Remets-le à sa place ! Ne le prends jamais plus en main, que tes mains soient lavées et soignées ou qu’elles soient rouges de sang, conformément à l’époque ! Attends de voir si ce livre te tombe de nouveau entre les mains et si tu appartiens à ceux auxquels s’ouvre l’ésotérisme ! La Fata libellorum et la Fata de ses lecteurs sont mystérieusement liées. Je te dis cela en toute amitié. Ne te précipite pas dans les Arcana, mais attends d’être initié et admis. Sinon, tu pourrais piquer une crise de colère, qui serait nuisible à ta santé, et tenter de détruire quelque chose qui se situe bien au-delà de tout ce qui est destructible. Ce ne serait pas bien pour toi. N’y touche donc pas et remets le livre à sa place ! Sincèrement, ton bon ami, Benito Cereno, 11 juillet 1938, confirmé en juin 1945 (« sept ans se sont écoulés ») » (cité dans W. Palaver, « Carl Schmitt, mythologue politique » [C. Schmitt, Le Léviathan dans la doctrine de l’État de Thomas Hobbes. Sens et échec d’un symbole politique, Paris, Seuil, 2002, p. 191‑247, ici p. 221]). Sur la lecture de Benito Cereno par Schmitt, voir en particulier T. O. Beebee, « Carl Schmitt’s Myth of Benito Cereno », Seminar. A Journal of Germanic Studies, 42, n° 2, 2006, p. 114‑134, qui reprend les différentes lectures que cette identification a suscitées. 16.  Il est aussi possible que Schmitt veuille évoquer la prise d’otages dont il aurait été victime de la part des SS, le Schwarze Korps étant ici symbolisé par les esclaves noirs (T. O. Beebee, « Carl Schmitt’s Myth of Benito Cereno », art. cité, p. 120). 17.  Voir J.-C. Monod, Penser l’ennemi, affronter l’exception. Réflexions critiques sur l’actualité de Carl Schmitt, Paris, La Découverte, 2006, p. 49‑50. 18.  Voir T. O. Beebee, « Carl Schmitt’s Myth of Benito Cereno », art. cité, p. 116. Le 25 février 1941, Schmitt fait part de sa lecture à Jünger. Dès 1941, il signe ses lettres à Jünger du nom de Benito Cereno (11‑12 mars 1941) ; le 17 avril 1941 il lui écrit qu’il voit Benito Cereno « als Situations-Symbol » du temps. 19.  Sur cette dualité entre l’ordre de la captivité guerrière et celui du trafic négrier comme sur la figure du roi-esclave, voir dans un autre contexte les remarques de

Notes des pages 258 à 261

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J.-F. Schaub, Oroonoko prince et esclave. Roman colonial de l’incertitude, Paris, Seuil, 2008, en particulier p. 74‑76 au sujet du roman d’Aphra Behn, Oroonoko (1688). 20.  Rappelons les derniers propos, célèbres, de Benito Cereno : « Vous êtes sauvé, don Benito ! Qu’est-ce donc qui a jeté une telle ombre sur vous ? – Le nègre »  (« You are saved ; what has cast such a shadow upon you ? – The negro »). 21.  La pièce fut publiée une première fois en 1963, puis republiée, après d’importantes modifications en 1970 [voir P. Martini, « Les deux éditions de La Tragédie du roi Christophe de Césaire » dans M. Cheymo et P. Ollé-Laprune (éds.), Aimé Césaire à l’œuvre, Paris, Éditions des archives contemporaines, 2010, p. 157‑169] ; c’est à la version de 1970 que je me réfère. 22.  A. Césaire, Toussaint Louverture. La Révolution française et le problème colonial, Paris, Club français du livre, 1960. Césaire a d’ailleurs insisté sur l’importance de son excursion à Cap-Haïtien et sa visite de la forteresse de La Ferrière, bâtie par Christophe, dans l’élaboration de la pièce (voir A. Césaire et F. Vergès, Nègre je suis, nègre je resterai, Paris, Albin Michel, 2005, p. 57). 23.  Entretien d’avril 1965 réalisé avec Khalid Chraibi (republié et disponible sur http:// khalidchraibi.blogspot.com/2006/11/chroniques-en-libert.html). 24.  Ainsi, à titre d’exemple, dans la littérature critique récente : A. Owusu-Sarpong, Le Temps historique dans l’œuvre théâtrale d’Aimé Césaire, Paris, L’Harmattan, 2002, p. 134‑135. 25.  Entretien d’avril 1965 réalisé avec Khalid Chraibi. 26.  Acte II, scène iii. En 1964, Césaire affirmait au sujet de la pièce que « se pose le problème de former des Nations qui à la fois gardent certaines traditions, maintiennent leur autonomie et s’adaptent aux exigences du monde moderne » (G. de Préville, « La Tragédie du roi Christophe : entretien avec Aimé Césaire », cité par G. Ngal, Aimé Césaire, un homme à la recherche d’une patrie, Paris, Présence Africaine, 1994, p. 220). 27.  Acte I, scène iv. 28.  Acte III, scène iii. La récade est un sceptre royal dans l’ancien royaume du Dahomey. 29.  Acte I, scène ii. 30.  Acte I, scène vii. 31.  Acte I, scène iii. 32.  Acte I, scène iii. 33.  « Entretien avec Aimé Césaire », de Mario Pinto de Andrade [entretien publié dans L. Pestre de Almeida, Césaire hors frontières. Poétique intertextualité et littérature comparée, Würzburg, Königshausen & Neumann, 2015, p. 331‑335]. 34.  Acte II, scène vii : « Fausses paroles / Lèvres fausses / Le cœur double / Langue trop salivée / Cou sans consistance ! Des hommes ? Peuh !… Des ombres ! Ma cour est un théâtre d’ombres. » 35.  A. Césaire, Cahier d’un retour au pays natal, Paris, Présence Africaine, 1983, p. 24. 36.  « Entretien avec Aimé Césaire », de Mario Pinto de Andrade [entretien publié dans L. Pestre  de Almeida, op. cit., p. 331‑335, p. 335]. 37.  C. Dodet, « Écrire l’hybridité d’Haïti autour de la figure du roi Christophe. Le Royaume de ce monde de Carpentier et La Tragédie du roi Christophe de Césaire », The Postcolonialist, 2013, 1, p. 131‑142 ; D. Combe, « La revanche de Dionysos sur Apollon : Aimé Césaire et la renaissance de la tragédie », Francophone Postcolonial Studies, 7, 2009, p. 19‑43. Voir surtout J. Allen-Paisant, Théâtre dialectique postcolonial. Aimé Césaire et Derek Walcott, Paris, Classiques Garnier, 2017, qui a interrogé, dans une perspective largement inspirée par l’œuvre d’É. Glissant, le théâtre de Césaire « théâtre de la contradiction, de la confrontation et de la synthèse » (p. 234), comme une réponse aux spécificités de l’histoire caribéenne. P. Martini, « Les deux éditions de La Tragédie du roi Christophe de Césaire », art. cité, a par ailleurs montré comment la reprise de l’œuvre en vue de sa deuxième publication, en 1970, avait accentué les éléments d’africanité. Le

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Notes des pages 261 à 264

pouvoir et son exercice solitaire, dans l’œuvre de Césaire, ont aussi suscité l’attention des critiques : J. P. Walsh, Toussaint Louverture, Aimé Césaire and Narratives of Loyal Opposition, Bloomington, Indiana University Press, 2013, p. 134‑152. 38.  Voir R. Little, « Questions of intertextuality in La Tragédie du roi Christophe », French Studies, 48, 1994, p. 439‑451 ; P. Crispin, « Aimé Césaire’s Caribbean Crucible : La Tragédie du roi Christophe », Présence Africaine 189, 2014, p. 353‑366. 39.  E. Kantorowicz, Les Deux Corps du roi. Essai sur la théologie politique au Moyen Âge, op. cit. 40.  Acte III, scène ii : « For within the hollow crown / That rounds the mortal temples of a king / Keeps Death his court, and there the antick sits / Scoffing his state and grinning at his pomp » ; acte V, scène v, Richard affirme : « Retour à la case départ : je ne suis rien / Qui que je sois, ni moi, ni aucun homme, rien qu’un homme, ne sera jamais heureux jusqu’à la douceur de n’être rien. » Je reprends ici la traduction de F. Boyer [W. Shakespeare, Tragédie du roi Richard II, Paris, P. O. L., 2010]. 41.  Acte IV, scène i : « I give this heavy weight from off my head, / And this unwieldy sceptre from my hand, / The pride of kingly sway from out my heart. » 42.  Acte III, scène vii. 43.  Acte I, scène iii. 44.  « Entretien avec Aimé Césaire », de Mario Pinto de Andrade [entretien publié dans L. Pestre  de Almeida, op. cit., p. 331‑335, p. 334]. 45.  Sur une lecture de La Tragédie du roi Christophe via ses archétypes mythiques (le motif de la spirale, la montée et la redescente) et sa dimension cosmogonique, voir M. Wichmann Bailey, The Ritual Theater of Aimé Césaire. Mythic Structures of the Dramatic Imagination, Tübingen, G. Narr, 1992. 46.  Acte III, scène ix. 47.  L. Pestre de Almeida, Aimé Césaire. Une saison en Haïti, Montréal, Mémoire d’encrier, 2009, a insisté sur la dimension matricielle du Cahier, qui fournit matériaux et images pour l’ensemble de l’œuvre de Césaire. 48.  Selon les mots de Césaire : « Pour un théâtre d’inspiration africaine », entretien avec Claude Stevens, La Vie africaine, n° 59, juin 1965, p. 40‑41. La première version du texte avait pour protagoniste Toussaint Louverture lui-même, avant que le Rebelle anonyme ne s’y substitue. Sur le lien étroit qui unit l’écriture de Et les chiens se taisaient et la publication chez Bordas du Cahier d’un retour au pays natal, voir P. Laforgue, « Cahier d’un retour au pays natal de 1939 à 1947 (de l’édition Volontés à l’édition Bordas). Étude de génétique césairienne », Études françaises, 48, 2012, p. 131‑179. L’édition Bordas de 1947 sera la base de l’édition « définitive » du poème chez Présence Africaine en 1956. 49.  A. Césaire, Les Armes miraculeuses, Paris, Gallimard, 1970 (1re éd. 1946), p. 109. 50.  Id., ibid., p. 125. Sur l’histoire du texte et ses différentes versions, A. Gil, « La représentation en profondeur de Et les chiens se taisaient d’Aimé Césaire : pour une édition génétique en ligne », Genesis, 33, 2011, p. 67‑76. 51.  Entretien d’avril 1965 réalisé avec K. Chraibi. Sur Shango aux Antilles, G. E. Simpson, « The Acculturative Process in Trinidadian Shango », Anthropological Quarterly, 37, 1964, p. 16‑27. Sur l’ensemble des récits attachés à Shango dans le monde yoruba, J. Wescott et P. Morton-Williams, « The Symbolism and Ritual Context of the Yoruba Laba Shango », Journal of the Royal Anthropological Institute, 92, 1962, p. 23‑37. 52.  Acte III, scène ix. 53.  A. Césaire, Cahier d’un retour au pays natal, op. cit., p. 61‑62. 54.  Id., ibid., p. 47. 55.  Dans ce vers magnifique, j’entends de lointains accents héraclitéens, pour qui songe à l’identification du feu au monde, présente aussi chez Césaire (Héraclite, DK 30 : « Ce monde-ci le même pour tous, que nul dieu ni homme n’a fait, mais qui était toujours, qui est et qui sera : un feu éternel, s’allumant en mesure et s’éteignant en mesure), mais aussi celle de la vie, ou du temps, au jeu d’un enfant (Héraclite, DK 52 : « La vie est un enfant qui joue au tric-trac : c’est à un enfant que revient la royauté », trad. J.-F. Pradeau).

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Notes des pages 265 à 270 Conclusion

1.  F. Nietzsche, Sur l’avenir de nos établissements scolaires, Paris, Gallimard, 1974, p. 64. 2.  W. Faulkner, Light in August : « I had seen and known negroes since I could remember. I just looked at them as I did at rain, furniture, or food or sleep. But after that I seemed to see them for the first time not as people, but as a thing, a shadow in which I lived, we lived, all white people, all other people. I thought of all the children coming forever and ever into the world, white, with the black shadow already falling upon them before they drew breath. » 3.  Aristote, Politique, I, 4, 1253b et 1254a. 4.  Id., ibid., I, 4, 1254a. 5.  Démosthène, 53, Contre Nicostratos, 20‑21. 6.  M. Finley, Démocratie antique et démocratie moderne, Paris, Payot, 1976, p. 126.

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Remerciements

Ce livre est issu d’une habilitation à diriger des recherches, soutenue à l’université Paris 1 Panthéon Sorbonne. Mes premiers remerciements s’adressent donc aux membres du jury, Violaine Sébillotte, bien sûr, qui en était la garante, ainsi que Raymond Descat, Sara Forsdyke, Pascal Payen, Lene Rubinstein et Yves Sintomer, pour l’ensemble de leurs remarques et suggestions faites au cours de la soutenance. Je tiens aussi à remercier chaleureusement Séverine Nikel et Patrick Boucheron, qui ont bien voulu accueillir ce livre au sein de la collection « L’Univers Historique ». C’est leur confiance qui m’autorise à tenter de frayer un chemin, sur lequel, je l’espère, la recherche d’une écriture quelque peu libérée des carcans académiques ne cède en rien à l’exigence de rigueur intellectuelle. Ma gratitude va aussi à Alain Bischoff pour sa lecture attentive, sa traque minutieuse des coquilles et des approximations tout au long de la phase finale de préparation du texte. Je suis aussi particulièrement redevable à Angelos Chaniotis et à l’Institute for Advanced Study de Princeton qui, en m’accueillant comme membre durant l’année 2015‑2016, m’ont offert des conditions de travail et de vie exceptionnelles pour entreprendre ce projet de recherche, et élargir au comparatisme mon approche de la Grèce ancienne. Je ne saurais mentionner toutes les dettes que j’ai contractées auprès de collègues ou amis avec qui j’ai eu l’occasion d’échanger sur l’esclavage, et qui m’ont fait connaître telle ou telle référence spécifique. Avec nombre d’entre eux, les discussions se sont échelonnées sur de longues années et je leur sais gré des observations qu’ils me firent au détour d’une conversation, et dont ils n’imaginaient pas, bien souvent, l’importance. Pour tout cela, je remercie tout particulièrement Yann Potin, Alexandre Monod, Benedetta Rossi, Anna Heller, Cécile Vidal,

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La cité et ses esclaves

Charles Stocking, Sylvain Perdigon, Judith Sarfati, M’hamed Oualdi, Pauline Schmitt, Pierre Fröhlich, Adeline Grand-Clément, Pierre François, Jean-Manuel Roubineau, Robinson Baudry, Julien Z ­ urbach, Alberto Maffi, Emilie Rosenblieh, Claude Chevaleyre, ­Aurélie Damet, Isabelle Ferreras, et Sylvain Prudhomme. Plusieurs amis ont relu certains chapitres de ce livre. Leurs encouragements m’ont conduit à persévérer dans mon entreprise, alors que leurs remarques m’ont souvent invité à approfondir plusieurs points ou à nuancer certaines affirmations. La générosité intellectuelle et la bienveillance d’Arnaud Orain, Aurélia Michel, Gauthier Autin, Lambert Dousson et Marie Goupy ont été particulièrement précieuses. Vincent Azoulay mérite une mention spéciale, tant son compagnonnage intellectuel fut tout au long de ces années indispensable. Parce qu’elle seule sait ce que ce livre a coûté, et le long chemin qui fut le sien, de Princeton à Étables-sur-Mer, je veux enfin remercier Lucie Delaporte.

Table

Introduction . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Écrire l’histoire de l’esclavage athénien . . . . . . . . . . . . . . . . . L’esclavage comme institution . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Droit et esclavage . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Présences de l’esclavage antique. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

9 12 14 17 19

Chapitre 1. Propriété. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 21 I. Définir l’esclave. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Pouvoir ou propriété : les termes du débat . . . . . . . . . . . . . . . La propriété grecque : difficultés préliminaires. . . . . . . . . . . . Première aporie : biens mobiliers, biens immobiliers. . . . . . . Deuxième aporie : biens visibles, biens invisibles . . . . . . . . . Attacher un esclave à un bien. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . La protection du droit de propriété . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . II. Identifier,

23 24 26 28 29 30 34

recenser, imposer : la cité face

à ses esclaves. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

35 37

Identifier des esclaves : pour quoi faire ? . . . . . . . . . . . . . . . . La fiscalité : l’esclave-marchandise, composante d’un patrimoine . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . La vente d’esclaves : sous le contrôle de la cité. . . . . . . . . . . De l’identification au recensement . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . De l’identification à la preuve d’identité. . . . . . . . . . . . . . . . . Conclusion : les deux cités . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

40 43 48 50 53

Incise I. Le robot est-il un esclave comme les autres ?. . . . . L’automate et l’esclave : imaginaires ancien et moderne. . . . . Le robot, une personne ? . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Penser la personne : la leçon des droits anciens . . . . . . . . . . De la personne à la situation de droit . . . . . . . . . . . . . . . . . .

55 57 61 67 69

Chapitre 2. Travail. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 75 I. L’esclave loué. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Les mines du Laurion. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . La prostitution : misère du contractualisme. . . . . . . . . . . . . . Les chantiers de construction. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . La marine de guerre. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Anatomie d’une forme juridique . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Louage de chose et louage des hommes . . . . . . . . . . . . . . . . L’économie rentière de l’esclavage . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Une voie vers la liberté ?. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Travail pour soi et travail pour autrui . . . . . . . . . . . . . . . . . .

80 80 81 83 85 86 89 90 92 94

II. L’esclave casé : figure de l’indépendance ?. . . . . . . . . . . . Des esclaves puissants : un faux problème . . . . . . . . . . . . . . Variations comparatistes (1). . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Un droit commercial ouvert aux esclaves ?. . . . . . . . . . . . . . Des esclaves contractants. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

96 98 100 101 103

III. Responsabilité. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Variations comparatistes (2). . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Le pécule de l’esclave en droit athénien . . . . . . . . . . . . . . . . La responsabilité illimitée du maître . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Une procédure dissociée. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Conclusion . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

105 105 108 109 110 113

Incise II. Esclavage des Anciens, travail des Modernes. . . . . De la topographie à la topologie . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Travail libre et travail contraint : une histoire revisitée. . . . . L’Antiquité gréco-romaine et la prétendue ignorance du travail. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Le « travail abstrait », une création du droit romain de l’esclavage ? . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Louage de chose, de services et d’ouvrage : au fondement du contrat de travail. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Property in the person : individualisme possessif et esclavage . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Le sujet divisé . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

115 116 119 121 124 125 127 130

Chapitre 3. Parole . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 133 esclaves dénonciateurs. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

135

II. Le corps parlant . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . La parole sous torture. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . L’anti-témoin . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Une fiction légale ? . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . La meilleure des preuves. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Première analogie : le serment. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Le corps, sujet de droit. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Deuxième analogie : l’esclave et l’oracle . . . . . . . . . . . . . . .

140 141 142 144 148 150 151 154

III. L’esclavage, une pensée de l’écriture. . . . . . . . . . . . . . . . Palamède ou la malédiction de l’écriture. . . . . . . . . . . . . . . . Drimakos l’esclave, prince des écritures . . . . . . . . . . . . . . . . Une parenthèse derridienne . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . La voix muette de l’esclave. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Socrate, à l’ombre d’Ésope . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Le roman d’un trickster. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Ésope le délieur de signes . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Conclusion . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

155 158 160 161 162 163 166 168 173

I. Des

Incise III. Aux origines de la représentation politique : l’esclavage . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 175 Une invention médiévale. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . De l’absence de représentation en Grèce ancienne. . . . . . . . . Une question théologique ? . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . La présentification de l’invisible. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Agir au nom d’autrui dans la cité classique . . . . . . . . . . . . . . Représentation parfaite et imparfaite : le cas romain . . . . . . . Représentation politique et esclavage : une aporie ?. . . . . . . .

178 181 183 185 186 188 189

Chapitre 4. Asile. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 191 I. Sous la toute-puissance du maître. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 193 Le meurtre de l’esclave. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 193 Des esclaves protégés ?. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 198 II. L’asylie servile . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 202 Lieux de refuge : une approche comparatiste . . . . . . . . . . . . . 204 L’asylie servile dans le monde grec : panorama. . . . . . . . . . . 207

L’Artemision d’Éphèse . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . L’Heraion de Samos . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Le héros bienveillant de Chios ?. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Les Dioscures d’Andanie. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Le sanctuaire des dieux Palikoi. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Héra à Sybaris ?. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Sous la protection de Thésée : un modèle athénien . . . . . . . . Conclusion. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

208 209 210 210 212 213 215 221

Chapitre 5. Politique . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Une économie politique esclavagiste. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Redéfinir la démocratie . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . De l’esclave intendant au roi : figures de l’archê politikê. . . . Les âmes et les corps : l’esclavage et l’ordre du monde . . . . Une métaphore, vraiment ? . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Kata phusin, ou la neutralisation politique de l’esclavage. . . . Conclusion. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

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Incise IV. Fictions : le gouvernement des esclaves. . . . . . . . Benito Cereno ou l’esclavage en représentation . . . . . . . . . . . Pirates et négrier : une étrange dénégation. . . . . . . . . . . . . . . Le roi Christophe, ou comment fonder un État sur les décombres de l’esclavage ? . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Les deux corps du roi Christophe . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Aristote renversé . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

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Conclusion. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . La fabrique d’une fiction. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Le substitut et ses dangers. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . L’esclavage et l’expérience de l’autonomie politique. . . . . . .

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Notes. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 273 Bibliographie sélective . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 353 Remerciements. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 377