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French Pages 418 [436] Year 2016
plus jamais esclaves !
de l’insoumission à la révolte,
le grand récit d’une émancipation
| (1492-1838)
éditions la découverte
Plus jamais esclaves !
Aline Helg
Plus jamais esclaves ! De l’insoumission à la révolte,
le grand récit d'une émancipation 1492-1838
Éditions La Découverte
9 bis, rue Abel-Hovelacque
Paris XIII‘ 2016
Rernerciements Je tiens à remercier Charlotte Dugrand pour sa relecture experte du manuscrit, ainsi que Christine Dellsperger et Bouda Etemad pour leurs commentaires au cours de son élaboration. Toute ma reconnaissance
va également à Pascale Cornuel, dont les conseils ont été essentiels lors de la finalisation de l'ouvrage.
Si vous désirez être tenu régulièrement informé de nos parutions, 1] vous suffit de vous abonner gratuitement à notre lettre d'information par courriel, à partir de notre site www.editionsladecouverte.fr, où vous retrouverez l’ensemble de notre catalogue. ISBN
978-2-7071-8865-6 En application des articles L. 122-10 à L. 122-12 du code de la propriété intellectuelle, toute reproduction à usage collectif par photocopie, intégralement ou partiellement, du présent ouvrage est interdite sans autorisation du Centre français d'exploitation du droit de copie (CFC, 20, rue des Grands-Augustins, 75006 Paris). Toute autre forme de reproduction, intégrale ou partielle, est également interdite sans autorisation de l'éditeur.
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Éditions La Découverte, Paris, 2016.
L'EST DE L'AMÉRIQUE DU NORD DE 1763 À 1774
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Source : Jean Sellier, Atlas des peuples d'Amérique, La Découverte, Paris, 2013.
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Possessions espagnoles. ...dont territoires peu ou non contrôlés
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Possessions portugaises. ...dont territoires peu ou non contrôlés
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Source : Jean Sellier, Atlas des peuples d'Amérique, La Découverte, Paris, 2013.
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À partir des années 1770, l'esclavage se développa aussi à Cuba, qui se tourna vers la production de sucre de canne. Deux événements impré-
visibles favorisèrent ce tournant. Tout d’abord, en 1762, l'occupation de
La Havane par les Britanniques secoua brutalement Cuba, jusqu'alors une colonie secondaire dans le dispositif espagnol, sauf pour son port qui était une escale vitale dans le commerce atlantique. Au-delà de La Havane, l'île était faiblement peuplée et son exportation principale était le cuir. Des paysans (guajiros) d'ascendance amérindienne, africaine et espagnole cultivaient des produits de subsistance et du tabac ; ses 32 000 esclaves représentaient environ un quart de la population et étaient employés dans l'élevage de bovins ou la culture encore marginale de la canne à sucre. En dix mois d'occupation, les Britanniques importérent 4 000 bossales et établirent les premières grandes plantations sucrières esclavagistes et les premiers liens commerciaux entre Cuba et les futurs États-Unis. Après le retrait britannique en 1763, l'Espagne porta un intérêt tout particulier à la défense militaire et au développement sucrier de l’île sur le modèle de Saint-Domingue, lequel signifiait inévitablement la multiplication du nombre de ses esclaves. En 1789, Madrid libéralisa le commerce
des esclaves à Cuba, Santo Domingo (la moitié orientale d’Hispaniola, l'actuelle République dominicaine), Puerto Rico et au Venezuela. Deux ans plus tard, Cuba comptait déjà 65 000 esclaves, mais le nombre des Blancs et des libres de couleur avait augmenté parallèlement, maintenant
bi
la proportion des esclaves au quart de la population totale‘.
2 3
4
Voyages Database, 2009, Voyages, op. cit. David P. Geccus, Haitian Revolutionary Studies, Indiana University Press, Bloomington, 2002, p. 5-6. Gabriel DEBIEN, Les Esclaves aux Antilles françaises, op. cit.; David
P. GEGGUS,
Haitian
Revolutionary Studies, op. cit., p. 5-8; Michael Craton, Sinews of Empire. A Short History of British Slavery, Anchor Press, Garden City, N.Y., 1974. Hugh Thomas,
Cuba or The Pursuit of Freedom, Da Capo Press, New York,
1998 (2° édi-
tion revue), p. 47-69 ; Aline HELG, Liberty and Equality in Caribbean Colombia, 1770-1835, University of North Carolina Press, Chapel Hill, 2004, p. 55-56, 85.
La traite et l'esclavage dans les Amériques... Le second détonateur de l'expansion de Cuba fut, en 1791, l'insurrection des esclaves de la plaine du Nord à Saint-Domingue (voir chapitre 6). Malgré sa proximité et la peur qu’elle suscita, la révolution de Saint-Domingue qui s'ensuivit, en détruisant l'économie sucrière la plus profitable de l’époque, permit à Cuba de devenir la nouvelle perle des Antilles. Cuba accueillit de nombreux réfugiés de la colonie française, parfois avec leurs esclaves, qui contribuèrent à la modernisation de la production sucrière et qui lancérent la culture du café. Simultanément, Madrid prolongea de six ans le commerce
libre des esclaves (tout en le
réservant aux seuls bossales pour éviter le risque d’une contamination révolutionnaire) et l'étendit aux ports de ses autres colonies américaines. Le résultat ne se fit pas attendre : en 1817, les esclaves qui travaillaient à Cuba représentaient plus du tiers de ses habitants. Pour la première fois, les Blancs étaient devenus minoritaires (45 %) face à 200 000 esclaves et à
116 000 libres de couleur’.
Alors qu’au début des années 1820 les colonies espagnoles du continent gagnaient leur indépendance contre la métropole, l'Espagne sut garder Cuba dans son giron en laissant son élite profiter de la production sucriére tout en l’effrayant par la menace d'une révolution sur le modèle de celle de Saint-Domingue. Malgré quelques crises passagères, l’économie de Cuba et le nombre de ses esclaves continuérent de progresser jusqu’en 1841, quand l’île devint le premier producteur mondial de sucre, avec 437 000 esclaves pour un total d'un million d'habitants”.
Un tiers de ces esclaves étaient exploités dans les plantations de sucre du centre de l’île, un tiers dans d’autres activités agricoles et le tiers restant dans diverses activités domestiques, artisanales et portuaires. Toutefois,
au contraire du sud des États-Unis, à Cuba les planteurs ne parvenaient pas à assurer la croissance naturelle de leur main-d'œuvre servile en raison du déséquilibre démographique parmi les nouveaux Africains, auquel s’ajoutaient les conditions sanitaires déplorables de l’île et les mauvais traitements réservés aux esclaves. Par conséquent, les planteurs recouraient sans relâche à la traite négrière (illégale depuis l’accord signé avec Londres en
1817). Quelque
560 000 Africains
furent importés
à Cuba
entre 1800 et 1850, pour la plupart dans les années 1830. De 1851 à 1866, encore 188 000 esclaves y furent débarqués illégalement‘. Malgré 1 2 3
Hugh Tuomas, Cuba or The Pursuit of Freedom, op. cit., p. 72-84. Ibid. p. 169. Robert L. PAQUETTE, Sugar Is Made with Blood. The Conspiracy of La Escalera and the Conflict between Empires over Slavery in Cuba, Wesleyan
1988, p. 131.
4
Rebecca J. Scott, Slave Emancipation in Cuba.
University Press, Middletown, The Transition to Free Labor,
Princeton University Press, Princeton, 1985, p. 10.
Conn.,
1860-1899,
49
Territoires et périodes
ces achats, le nombre d'esclaves en 1861 était retombé à 370 000, alors que la population des Blancs et des libres de couleur augmentait. En cela, Cuba continua de se différencier de la colonie sucrière antillaise type où les esclaves composaient l’immense majorité de la population. En effet, aux côtés des esclaves, il y eut toujours à Cuba une nombreuse population d'ascendance africaine libre, ce qui explique le terme de clase de color ou raza de color sous lequel les Cubains réunissaient les deux catégories?. Ensuite, l'immigration espagnole accompagna constamment la traite négrière, donc les Blancs ne représentèrent jamais moins de 40 % des habitants de l’île. Enfin, dès 1847, les planteurs cubains suppléèrent leurs importations d'esclaves africains par l'engagement de travailleurs chinois sous contrat de huit ans (appelés coolies). En tout, jusqu’en 1874, 125 000 Chinois furent ainsi engagés et subirent souvent des conditions similaires à celles réservées aux esclaves À. Troisième pôle de croissance spectaculaire de l'esclavage au xix° siècle, le Brésil profita, tout comme
Cuba, de la destruction de l’économie de
Saint-Domingue. Dans une première phase allant jusqu’à l'accession du Brésil à l'indépendance en 1822, ce fut la production de sucre de canne qui augmenta rapidement, d’abord dans les plantations esclavagistes du Nordeste. De lá, la culture sucrière s'étendit à la province de Rio de Janeiro
puis à celle de Säo Paulo, faisant du Brésil le deuxième producteur mondial de sucre après Cuba. Par ailleurs, la production de coton se développa dans les nouvelles régions de colonisation du Maranhäo et du Para, grace aussi à l'importation d’esclaves. Par conséquent, le nombre d'esclaves au Brésil augmenta très vite pour atteindre en 1823 le chiffre de 1 148 000 (environ un tiers de la population totale) *. Ni l’indépendance ni l’adoption, en 1824, d’une Constitution monarchique garantissant les libertés
fondamentales et l'égalité devant la loi ne remirent en cause la dépendance de l’économie brésilienne envers l'esclavage africain. En effet, dans les années 1820, le Brésil commença
l'autre grande 1791 : le café, implantation café ne cessa
N
1
3
50
à se tourner vers
culture esclavagiste dominée par Saint-Domingue jusqu'en dont il devint le premier exportateur mondial. Depuis son dans la région de Rio jusqu'aux années 1880, la culture du de croître et de pénétrer de nouvelles frontières, gagnant
Ces libres de couleur représentaient a leur niveau le plus bas, en 1841, 15 % de la population totale de Cuba. Voir United States, War Department, Report on the Census of Cuba, 1899, Government Printing Office, Washington, 1900, p. 97-98. Rebecca J. Scott, Slave Emancipation in Cuba, op. cit., p. 29.
Leslie BETHELL et José Murilo de CARVALHO, « Brazil from independence to the middle of
the nineteenth century », in Leslie BETHELL (dir.), The Cambridge History of Latin America, volume III : From Independence to c. 1870, Cambridge University Press, Cambridge, 1985, p. 679.
La traite et l'esclavage dans les Amériques... successivement le Minas Gerais, Säo Paulo, le Paranä et le Rio Grande do
Sul. L'expansion des plantations de sucre et de café dépendit constamment de l’augmentation de la main-d'œuvre esclave, et donc de la poursuite de la traite négrière. Jusqu’en
1851, le Brésil continua d'importer
des bossales par milliers chaque année - entre 30 000 et 50 000 par an de 1840 à 1850 - en violation d’une nouvelle loi de 1831 censée faire respecter accord de 1817 abolissant la traite. Malgré l'absence de tout recensement national avant 1872, les historiens estiment que le nombre des esclaves atteignit un maximum de 1 700 000 dans les années 1840, ce qui plaçait le Brésil en deuxième position derrière les États-Unis, lesquels
comptaient alors 2 500 000 esclaves.
Cependant, à l'instar de leurs confrères cubains, les planteurs brésiliens n’améliorèrent pas les conditions de vie de leurs esclaves pour favoriser leur croissance naturelle. Après 1851, ces derniers diminuérent donc rapidement tant en chiffres absolus qu’en proportion de la population totale. Mais la traite intérieure fut revigorée, les esclaves des régions septentrionales en déclin étant revendus vers celles du Sud, en plein boom” du café’. L’esclavage continuait ainsi d’être la forme dominante de travail dans tous les secteurs liés à l’exportation. Selon le premier recensement de 1872, sur les 1 500 000 esclaves que comptait alors le pays (16 % de la population totale), 1 200 000 étaient économiquement actifs, dont 800 000 travaillant dans l’agriculture. Parmi ces derniers, un tiers était employé dans les plantations de café, un tiers dans celles de canne à sucre, de coton ou de cacao, et le dernier tiers dans l'élevage de bovins et ses dérivés ou dans l’agriculture de subsistance. Les quelque 400 000 esclaves restants étaient le plus souvent domestiques ou journaliers, mais aussi mineurs,
artisans, vendeuses au marché,
ouvrières dans l’industrie tex-
tile ou musiciens, par exemple ; 118 000 d’entre eux vivaient dans les villes comptant plus de 20 000 habitants, En 1872, cependant, les libres
de couleur étaient devenus la catégorie socioraciale la plus nombreuse du Brésil, avec près de 4 250 000 individus qui représentaient 44 % de la population totale, contre 40 % de Blancs“. Après 1775, l'esclavage prit aussi un nouvel essor dans d'autres régions américaines, bien que de façon moins massive ou plus éphémère qu'aux 1
Herbert S. KLEIN, African Slavery in Latin America, op. cit., p. 129. Après 1851, le Brésil importa encore 984 esclaves en 1852 et 320 en 1856 (Voyages Database, 2009, Voyages,
op. cit.).
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2
4
Emilia Viotti da Costa,
The Brazilian Empire. Myths and Histories, University of North
Carolina Press, Chapel Hill, 2000 (édition revue), p. 128-135, 144-147. Herbert S. KLEIN, African Slavery in Latin America, op. cit., p. 126-130.
Herbert S. KLEIN, « Nineteenth-century Brazil », in David W. COHEN et Jack P. GREENE (dir.),
Neither Slave Nor Free, op. cit., p. 314.
51
Territoires et périodes États-Unis, à Cuba et au Brésil. Ainsi Puerto Rico, qui allait rester sous domi-
nation espagnole jusqu'en 1898, suivit une évolution parallèle à celle de Cuba, mais avec des différences sensibles. Tout d’abord, avec un relief montagneux plus généralisé qu'à Cuba, la plantation sucriére ne put se développer que dans quelques enclaves, notamment la région de Ponce. Par conséquent, la petite paysannerie autonome établie avant l'éclatement de la révolution à Saint-Domingue continua à jouer un rôle important dans l’économie de la colonie. Certes, le nombre des esclaves augmenta rapidement grâce à la traite négrière, passant de 13 000 en 1790 à 51 000 en 1846, mais leur proportion dans la population totale resta d'environ 12 %. Après 1846, les importations d’Africains cessérent, mais le nombre d'esclaves s'élevait tout de même encore à 42 000 en 1860, même si les Blancs et les libres de couleur constituaient l’immense majorité des habitants de l’île. La plupart des esclaves portoricains travaillaient dans la production sucrière, en général avec l'appui de travailleurs libres. Puerto Rico était donc fort éloignée du modèle de la colonie sucrière antillaise, bien qu'elle fournisse une quantité importante de sucre aux États-Unis et à l’Europe. En déclin depuis 1750, la Guadeloupe et la Martinique recouvrèrent leur importance pour la France à mesure que cette dernière perdait le contrôle et les revenus de Saint-Domingue. Napoléon Bonaparte réussit à y rétablir l'esclavage, que les Jacobins avaient aboli à la Guadeloupe en 1794 (mais pas à la Martinique, alors occupée par les Britanniques). Sous la Restauration, la traite négriére redémarra malgré son interdiction officielle en 1818. En 1831, les deux îles comptaient ensemble à
nouveau 180 000 esclaves, comme en 1789. L'économie était cependant moins diversifiée qu'avant, ces esclaves produisant désormais surtout du sucre, au détriment du coton, du café et de l’indigo, importants dans les années 1780. Lorsque la monarchie de Juillet abolit finalement
la traite en 1831, le nombre d'esclaves déclina tandis que s'accrut celui des libres de couleur, divisés entre une élite traditionnelle et des affranchis devenus petits paysans indépendants acquis aux idées de liberté et
d'égalité. À la veille de l'abolition définitive, en 1848, les libres étaient 72 000 pour 161 000 esclaves. De 1789 à 1848, le nombre des Blancs était resté stationnaire, avec moins de 10 000 personnes à la Martinique
comme à la Guadeloupe’. Quant à la Jamaïque, elle continua d'importer
52
1
Jay KINSBRUNER, Not of Pure Blood. The Free People of Color and Racial Prejudice in NineteenthCentury Puerto Rico, Duke University Press, Durham, 1996, p. 28-31; Christopher SCHMIDT-NOWARA, Empire and Antislavery. Spain, Cuba, and Puerto Rico, 1833-1874, University of Pittsburgh Press, Pittsburgh, 1999, p. 38.
2
Herbert S. KLEIN, African Slavery in Latin America, op. cit., p. 109-111 ; L{ouis] C[hevalier],
« Peuplement et population de la Guadeloupe », Population, vol. 18, n° 1, 1963, p. 137
La traite et l’esclavage dans les Amériques...
massivement des Africains jusqu’au début du xix‘ siècle : au nombre de 193 000 en 1775, les esclaves étaient 300 000 en 1800, face à 30 000 Blancs et 10 000 coloureds (libres de couleur). Grâce à la livraison de 91 400 captifs supplémentaires entre 1800 et 1808, les planteurs parvinrent à prévenir une diminution de leur main-d'œuvre servile, mais pas à empêcher une baisse de la production sucriére. En 1834, quand l'abolition graduelle votée par le Parlement britannique prit effet, la Jamaïque recensait encore 311 000 esclaves. En même temps, le nombre des coloureds avait plus que
triplé pour atteindre 35 000!.
Sur le continent américain, de la fin du xvui* siècle aux premières années du xix° siècle, les colonies espagnoles de Louisiane, du Venezuela et du Rio de la Plata profitèrent de la libéralisation du commerce négrier décrété par Madrid pour importer quelques milliers d'esclaves. Entre 1791 et 1806, Buenos Aires accueillit 109 bateaux négriers amenant plus de 10 000 esclaves d'Afrique et en importa probablement tout autant en contrebande du Brésil. À cette époque, les esclaves abondaient dans le service domestique de Buenos Aires; comme dans les autres villes du continent, ils étaient aussi essentiels à l'artisanat et l’économie urbaine
en général. Du reste, libres de couleur et esclaves représentaient alors près
du tiers de la population de Buenos Aires, dont la majorité était blanche
et métisse. Dans la pampa avoisinante, de nombreux esclaves étaient employés dans l'élevage de bétail, la tannerie et l’agriculture, et d'autres étaient vendus plus à l’intérieur, jusqu'au Chili et en Bolivie?. Quant
aux
Guyanes,
elles bénéficièrent
aussi de la destruction
de
l'économie de Saint-Domingue. La Guyane française importa quelques centaines, voire plus de 2 000 esclaves d’Afrique chaque année jusqu’en 1829, quand elle atteignit la population la plus nombreuse de son histoire jusqu'à l'abolition en 1848, soit 23 000 habitants (sans compter les Amérindiens),
dont
19 300 esclaves employés
surtout à la production
sucriére, 1 300 Blancs et moins de 1 500 libres de couleur. Le Suriname néerlandais acquit quelques milliers d'esclaves chaque année jusqu'en 1806, puis la traite légale cessa en raison de l'occupation britannique,
1 2
3
Philip Curtin, The Atlantic Slave Trade, op. cit., p. 59 ; Douglas HALL, « Jamaica », art. cit.,
p. 194; Thomas C. Hott, The Problem of Freedom. Race, Labor, and Politics in Jamaica and Britain, 1832-1938, Johns Hopkins University Press, Baltimore, 1992, p. 118-119.
George Reid ANDREWS, The Afro-Argentines of Buenos Aires, 1800-1900, University of Wisconsin Press, Madison, 1980, p. 24-26, 29-41 ; 27 000 esclaves furent débarqués à Rio de la Plata entre 1791 et 1810, et encore 3 800 entre 1821 et 1840, après l'indépendance, quand la traite était illégale (Voyages Database, 2009, Voyages, op. cit.).
Serge MAM-LAM-Fouck, La Guyane française au temps de l'esclavage, de l'or et de la francisation (1802-1946), Ibis Rouge, Petit-Bourg, 1999, p. 118 ; Voyages Database, 2009, Voyages, op. cit.
53
Territoires et périodes
mais reprit entre 1820 et 1825 quand la colonie à nouveau néerlandaise importa un total d’un peu plus de 4 000 captifs. Ainsi, en 1830, le Suriname
recensait 49 000 esclaves et 5 000 libres de couleur,
avec
probablement moins de 3 000 Blancs. Ce fut surtout la Guyane britannique (composée des provinces d’Essequibo, Démérara et Berbice) qui développa l'esclavage : dans les années 1790, elle était le premier producteur mondial de coton, puis, faisant face à la concurrence cotonnière des États-Unis, elle se tourna vers le sucre. Autour de 1810, elle avait atteint
une population de 110 000 esclaves, plus que toutes les autres colonies américaines esclavagistes que possédait encore le Royaume-Uni, excepté la Jamaïque, face à une infime minorité de Blancs et de libres de couleur. Au moment de l'émancipation générale en 1838, les planteurs de la Guyane britannique déclarèrent posséder près de 83 000 esclaves pour la perte desquels ils furent largement indemnisés’. Ainsi, depuis le xvr* siècle, partout à l'exception du sud des États-Unis,
les esclavagistes n'avaient pas cherché ou n'étaient pas parvenus à assurer l’autoreproduction de leur main-d'œuvre esclave et avaient dû continuer de faire venir de nouveaux captifs d'Afrique pour compenser pertes et décès.
D'un système esclavagiste à l’autre :
points de convergence et de divergence Bien que les monarchies européennes qui colonisèrent les Amériques le fissent à des périodes distinctes et au nom de doctrines chrétiennes opposées, elles recoururent toutes à la traite négrière et à l’esclavage. Plus encore, toutes adoptèrent une règle commune qui voulait que l'esclavage soit une condition non limitée dans le temps et héritée de la mère, non du père. En d'autres termes, comme dans la loi romaine,
c'était le statut du ventre qui les avait portés (partus sequitur ventrem) qui
définissait le statut des nouveau-nés : si leur mère était esclave, ils seraient
aussi esclaves, quel que soit le statut de leur père. Si leur mère était libre mais leur père esclave, ils seraient libres. Cette anomalie de la filiation
dans des sociétés qui étaient toutes patriarcales permettait qu’un maître puisse violer ou s’unir à une femme esclave sans se préoccuper des enfants qui pourraient en naître, et même augmenter ses propriétés humaines s’il était propriétaire de la mère. La violence sexuelle des hommes libres à l'égard des femmes captives et l'appropriation de leurs enfants par les maîtres et les maîtresses caractérisèrent, sans distinction, l'ensemble des 1
Herbert S. KLEIN, African Slavery in Latin America, op. cit., p. 130-136 : David W. COHEN
et Jack P. GREENE (dir.), Neither Slave Nor Free, op. cit., annexe p. 336; Barry W. HIGMAN,
Slave Populations of the British Caribbean, 1807-1834, Johns Hopkins University Press, Baltimore, 1984, p. 47.
54
La traite et l'esclavage dans les Amériques...
Amériques du xvi° au xIx* siècle et montrent une première similitude fon-
damentale dans l'esclavage américain’.
En même temps, des différences existaient dans la législation et les Codes noirs qui régissaient l'esclavage. Les lois promulguées par les rois d'Espagne et du Portugal étaient plus exigeantes envers les maîtres et plus humaines envers les esclaves que les lois britanniques, françaises, néerlandaises et étatsuniennes. Mais, sur le terrain, elles étaient rarement appliquées, en raison de la faiblesse de l’État colonial, de l’isolement des plantations et de la collusion des intérêts des gouverneurs et des monarques avec ceux des propriétaires d'esclaves. De même, dans les colonies ibériques et françaises, le catholicisme imposait l'évangélisation et le baptême des esclaves, qu'ils fussent des captifs africains ou nés en Amérique, et les considérait ensuite comme des membres de la
communauté chrétienne, alors que jusqu'aux années 1760, voire plus tard, les diverses Églises protestantes décourageaient la christianisation des esclaves par crainte qu’ils se croient libres et égaux ?. Mais concrétement, en Amérique, l’Église catholique manqua toujours cruellement de ~ prêtres hors des grandes villes, et les esclaves des plantations et des mines ne recevaient qu’exceptionnellement leur visite. De plus, l’Église et les ordres religieux possédaient eux-mêmes des esclaves et tendaient à partager les intérêts économiques de l'élite dominante. Sur le plan de leur traitement, les esclaves des colonies ibériques et françaises étaient soumis à des châtiments tout aussi arbitraires, atroces et humiliants que ceux de
l'Amérique protestante. Quelles que soient la législation et la religion des maîtres, les condi-
tions de travail et de survie dans les plantations étaient en général si déficientes qu’elles entrainaient des taux de mortalité et de suicide élevés parmi les esclaves et demandaient le renouvellement constant de la maind'œuvre captive. En réalité, plus que la puissance coloniale, la loi ou la religion, d’autres différences étaient bien plus déterminantes pour l'existence des esclaves, telles que leur proportion dans la population, leur composition démographique (sexe, âge, lieu de naissance, appartenance ethnique), le cadre de leur travail (grande plantation, petite exploitation agricole, mine, fabrique, atelier, demeure du maître, ou autonomie avec versement d’un salaire fixe au maître). 1
Thomas D. Morris, Southern Slavery and the Law, 1619-1860, University of North Carolina Press, Chapel Hill, 1999, p. 43-49.
2
Manuel LUCENA SALMORAL, Les Codes noirs hispaniques, Unesco, Paris, 2005; Frédéric REGENT, La France et ses esclaves : de la colonisation aux abolitions (1620-1848), Grasset,
Paris, 2007, p. 64-69 ; William M. WIECEK, « The statutory law of slavery and race in the thirteen mainland colonies of British America », William and Mary Quarterly, vol. 34, n° 2, avril 1977, p. 263-264.
55
Territoires et périodes
Néanmoins, une différence aux conséquences déterminantes entre les sociétés esclavagistes fut leur attitude face a l’affranchissement et, en particulier, face à l'achat de la liberté par les esclaves. Alors que tous deux, comme le partus sequitur ventrem, faisaient partie intégrale de la législation romaine, ils furent reconnus de façon très inégale dans les Amériques. Or, de leur accès plus ou moins possible allait dépendre la formation plus ou moins rapide d'une classe d'hommes et de femmes libres d'ascendance africaine. Dès le début, les colonies espagnoles furent régies par les lois en vigueur dans la péninsule Ibérique. La Ley de Siete Partidas (« Loi des sept parties ») d’Alphonse XIII, inspirée du droit romain et rédigée entre 1254 et 1265, justifiait l’esclavage mais considérait simultanément les esclaves comme des êtres humains à part entière. Elle jugeait qu'il était légitime pour les esclaves de chercher à gagner la liberté et charitable pour les maîtres de les affranchir. Les esclaves des colonies espagnoles disposèrent donc de la possibilité d’être affranchis ou d'acheter leur liberté ou celle de leurs proches, d’abord comme un privilège dépendant du maître, puis progressivement comme un droit codifié. Quant au Brésil, il entrouvrait aussi la possibilité de diverses formes de manumission pour les esclaves, mais celle-ci fut moins régulée donc plus liée au consentement du maître. Selon les lois ibériques, la manumission pouvait être le résultat de l'achat par l'esclave de sa propre liberté, de l’achat par des tiers (en général des parents), ou de l’octroi de la liberté par le ou la propriétaire de l'esclave. Dans ce dernier cas, l'affranchissement était le plus souvent concédé après le décès du maître ou de la maîtresse, dans son tes-
tament, et parfois après qu'une série de conditions eurent été remplies par l’esclave, telles que plusieurs années de service à un autre membre de la famille. Par ailleurs, les esclaves des colonies espagnoles et portugaises pouvaient acheter progressivement leur liberté selon le principe de la coartaciôn
(ou coartacáo)
une
fois qu'ils avaient versé un
acompte substantiel, ils accédaient au statut transitoire de coartado, à mi-chemin entre esclave et libre, réduisant d’autant les droits que leur maître ou maîtresse avait sur eux. Contrairement au droit romain,
le mariage d’un ou d’une esclave avec un conjoint libre ne conférait pas le statut de libre, sauf si ce dernier achetait la liberté de son époux esclave. L'existence de la manumission et de la coartación contribue à expliquer, dès le xvi° siècle, la croissance rapide d'une population de libres d'ascendance africaine dans les colonies ibériques, population qui, malgré l'importance de l'esclavage, devint la majorité des habitants de régions comme le Panama, la côte atlantique de la Colombie et du Venezuela, certaines parties du Brésil, Puerto Rico ou Santo 56
La traite et l’esclavage dans les Amériques...
Domingo. Même à Cuba et au Brésil, pendant les époques d’importation massive de bossales, la population des libres de couleur continua de croître pour devenir très importante, voire majoritaire au moment
de l'abolition.
Par contre, les colonies de plantation esclavagiste britanniques ou néerlandaises s’efforcèrent très tôt d'empêcher les manumissions pour bloquer la croissance démographique de la catégorie sociale des libres d'ascendance africaine, laquelle mettait en question la justification raciale de l'esclavage. Les affranchissements y furent donc exceptionnels, et la majorité de la population d'ascendance africaine, sans distinction de couleur de peau, était esclave. Au sud des États-Unis après l'indépendance, cette pratique se renforça à mesure que l'esclavage s’y étendait, au point que le statut correspondait presque toujours à la race : libre et Blanc versus Noir ou mulâtre et esclave. Quant aux colonies françaises, le développement d’une population libre de couleur issue du concubinage entre maîtres et femmes esclaves incita dès 1685 la Couronne à y restreindre drastiquement l'affranchissement et l’achat de la liberté par l’esclave ou ses proches, sauf si le maître épousait l’esclave mère de ses
enfants à l’église catholique.
Malgré ces différences dans les possibilités de manumission,
et de là
dans le développement d'une population afro-descendante libre, partout cette dernière souffrit d’un statut inférieur à celui des Blancs. C'était la une deuxième similitude fondamentale toutes les Amériques étaient racistes envers les Afro-descendants libres. La discrimination raciale frappait non seulement les Noirs « purs » mais aussi les « sang-mêlé » : les mulátres ou pardos (un parent noir, l’autre blanc), les zambos, cafusos ou griffes (un parent noir, l’autre amérindien), les quarterons et tout autre « mélange » jusqu’aux quinterons (un aïeul noir, quinze aïeux blancs), tous marqués de façon indélébile par l'ascendance africaine. Dans l’Amérique ibérique, la société coloniale se fondait sur le principe de la pureté de sang (limpieza de sangre), né durant la reconquéte de la péninsule Ibérique contre les musulmans. En d'autres termes, pour étre
considéré comme honorable, pour pouvoir faire des études, exercer les professions supérieures, avoir des fonctions royales ou ecclésiastiques, il 1
Frederick P. Bowser, « Colonial Spanish America », in David W. COHEN et Jack P. GREENE (dir.), Neither Slave Nor Free, op. cit., p. 19-38 ; Herbert S. KLEIN, African Slavery in Latin America, op. cit., p. 217-241,
2
David W. COHEN et Jack P. GREENE, « Introduction », in David W. COHEN et Jack P. GREENE
3
(dir.), Nelther Slave nor Free, op. cit., p. 1-18. Par ailleurs, l'enfant d'un Noir et d'un mulátre était appelé « sambo » dans les colonies britanniques et « griffe » ou « cápre » dans celles de la France ; celui d'un Blanc et d'un quarteron, respectivement « mustee » et « mamelouk », entre autres dénominations.
Territoires et périodes
fallait être blanc et, selon la formule de l’époque, être « pur de toutes les mauvaises races de Noirs, Maures, Juifs, nouvellement convertis à notre
Sainte Foi et punis par l’Inquisition ». Il s'agissait donc d'un racisme basé sur l’hérédité raciale et religieuse. Concrètement, au Brésil, l’Inquisition se préoccupa plus de la présence non négligeable de Juifs et de convertis que dans l’Amérique espagnole, où l'interdiction de l'immigration des musulmans, Juifs et convertis fut mieux respectée. Dans cette dernière, l'exigence de la pureté de sang s'appliqua avant tout aux Noirs et aux Afro-descendants, à travers un racisme fondé sur l’héritage de la race et de la condition (l'esclavage). Les Espagnols, les Amérindiens et leurs descendants, métissés entre eux ou pas, avaient les qualités requises pour la pureté de sang. Mais les esclaves africains et leurs descendants, même s'ils étaient libres et/ou en partie d'ascendance européenne ou amérindienne, étaient considérés comme « d’origine impure et dépravée » parce que marqués de façon héréditaire par la « souillure de l'esclavage » (mancha de la esclavitud). Tous les Africains et Afro-descendants libres étaient
regroupés sous l’appellation dégradante de castas et soumis à de nombreux interdits, tels que le port de vêtements et bijoux luxueux ou ostentatoires. Les discriminations les plus lourdes étaient celles qui excluaient les Afro-descendants de toutes les formations intellectuelles, des métiers
non
manuels,
des postes royaux et du clergé. À quelques exceptions
près, elles les confinérent dans l'artisanat, le transport et l’agriculture, et, à partir de 1812, les exclurent du suffrage sur la base de leur race.
Partout minoritaires, les Blancs des colonies ibériques ne purent pas toujours appliquer strictement ces normes royales, mais elles restèrent en vigueur sur le continent jusqu'aux indépendances et perdurèrent à Cuba et à Puerto Rico jusqu’à 1876. Alors que dans les années 1820 toute l'Amérique ibérique indépendante élimina les références et discriminations raciales parmi la population libre, le Brésil et l'Argentine, jusqu’en 1826, exclurent les affranchis du suffrage mâle!. Ni l'Amérique britannique ni les colonies françaises et néerlandaises ne connaissaient le principe religieux-racial de limpieza de sangre. Néanmoins, elles aussi « racialisérent » la condition d’esclave et accordérent un statut inférieur aux descendants d’esclaves africains « purs » ou « sang-mélé » qui étaient libres ou affranchis. Les colonies de ces trois monarchies distinguaient les Noirs « purs » des coloureds, des « mulâtres » ou des kleurlingen vrije. Pendant les premiéres décennies de la colonisation, ces métis 1
Aline Hete, «La limpieza de sangre bajo las reformas borbónicas y su impacto en el Caribe neogranadino », Boletín de Historia y Antigüiedades (Academia Colombiana de Historia), vol. 100, n° 858, janvier-juin 2014, p. 143-180 ; Herbert S. KLEIN, African Slavery
in Latin America, op. cit., p. 217-241.
58
La traite et l'esclavage dans les Amériques...
étaient peu nombreux, souvent les enfants illégitimes d’un père colon et blanc, et pouvaient, après la mort de ce dernier, hériter de son domaine
s’il n’y avait pas d'héritier légal. Dans le cas des territoires de la France, le Code noir de 1685 octroyait aux affranchis et aux libres de couleur l'égalité avec les Blancs, sans « souillure » héréditaire de l’esclavage. Mais, a mesure que les colons blancs se sentirent plus menacés par les libres de couleur, de nouveaux règlements royaux rapprochèrent ces derniers des esclaves, notamment en leur ordonnant le port d’un document attestant leur statut, sans lequel ils seraient considérés comme esclaves ; d’autres leur interdisaient d’avoir des noms de familles blanches, les soumettaient à un impôt de capitation et exigeaient qu'ils manifestent toujours de la déférence envers les Blancs. En Jamaïque et dans les autres possessions
britanniques, intérêts grâce qu'à la fin du ne différaient en Angleterre,
les planteurs blancs parvenaient à mieux défendre leurs aux pouvoirs législatifs des Assemblées coloniales. Alors xvi‘ siècle les discriminations envers les libres de couleur pas de celles en vigueur pour tous les sujets de Sa Majesté au siècle suivant ces Assemblées purent les exclure progres-
sivement de l’emploi public, du droit de vote, puis les empêchèrent d'ac-
quérir de grands domaines. Quant aux libres de couleur des colonies des Pays-Bas, ceux, nombreux, de Curacao firent aussi l’objet de lois de plus en plus restrictives, mais certains parmi la petite minorité du Suriname obtinrent des fonctions intermédiaires à la fin du xvin* siècle pour suppléer à la diminution rapide de la population blanche. De façon générale, au contraire des libres de couleur de monde ibérique, ceux des colonies de la Grande-Bretagne, de la France et des Pays-Bas n’étaient pas interdits d’accés a l'éducation supérieure dans la métropole, et un très petit nombre d’entre eux furent assez riches pour s’y former. Par ailleurs, dans toutes les Amériques, à l’exception des Etats-Unis et de certaines îles britanniques, le manque de Blancs disponibles pour servir dans les milices de défense du territoire obligea les autorités à mobiliser et armer des libres de couleur. Toutefois, de crainte que ces derniers ne fassent cause commune avec les esclaves ou ne manifestent des velléités de pouvoir, elles organisérent souvent des unités séparant les Noirs des mulâtres et les pla-
cérent toujours sous commandement blanc’.
Partout à partir de la seconde moitié du xvii‘ siècle, l’élite blanche des
colonies demanda que l’on traçât la ligne qui séparait un Blanc d'un nonBlanc libre : en général un huitième (quarteron), voire un seizième (quinteron), d'ascendance africaine suffisait á faire perdre á un individu libre
son statut de Blanc et les priviléges qui y étaient associés, comme c'était 1
Voir David W. COHEN et Jack P. GREENE (dir.), Neither Slave Nor Free, op. cit.
59
Territoires et périodes
aussi le cas avec la limpieza de sangre. Ainsi, en Amérique ibérique, britannique, française ou néerlandaise, comme dans les États-Unis esclavagistes, la « souillure de l'esclavage » marquait aussi bien les esclaves que les « libres de couleur » et les Noirs « purs » autant que les « sang-mélé ». L’esclavage était racial et continuait de peser sur ceux et celles qui s’en libéraient. Cette limitation n’empécha pas les esclaves de s’efforcer plus ou moins discrètement de mener une vie humaine malgré leur condition de « biens meubles ». Certains d’entre eux parvinrent à gagner la liberté, soit légalement en l’achetant, soit en se révoltant, notamment par la fuite
et la formation de sociétés marronnes dans les frontières intérieures des Amériques. Jusqu'au milieu du xvui* siècle, ils le firent dans un contexte
où l’esclavage semblait immuable, comme l'examine le chapitre suivant.
Deuxième partie
De la conquête à la fin de la guerre de Sept Ans
(1492-1763)
Chapitre 2
Le marronnage, une voie risquée mais possible vers la liberté
De tout temps et pour tous les groupes sociaux, la fuite a été la stratégie la plus utilisée pour échapper, à court ou à long terme, à une condition jugée intolérable et immuable. Il en alla de même pour les esclaves. La plupart de ceux saisis en Afrique pensèrent sans doute à s'échapper au moment de leur capture, durant leur acheminement et leur confinement dans les entrepôts côtiers ; certains tentérent de le faire, et
quelques-uns y parvinrent, individuellement ou en groupe. En témoigne le fait que
les Ndembu
(devenus
Dembo
au Brésil) des montagnes
au
nord-est de Luanda étaient les descendants de Kikongo et de Kimbudu d'Afrique centrale qui avaient fui les raids esclavagistes du début du xvi* siècle. Le terme même
de « quilombo », ou communauté
marronne,
au Brésil a une origine centre-africaine, puisqu'il se réfère aux sociétés guerrières composées en majorité d'adultes mâles d'ascendance multiple, formées à la suite des guerres, des migrations forcées et des famines liées à la traite esclavagiste*. Une fois sur les bateaux négriers, des hommes, des femmes et des enfants tentèrent de fuir, se jetant à la mer pour y être généralement engloutis, et d'autres se laissèrent mourir. Une fois débarqués dans les ports américains, beaucoup d’Africains n’abandonnaient pas leurs espoirs de fuite et de liberté. Et, comme ils arri-
vaient pour fournir la main-d’ceuvre servile 4 mesure que la colonisation progressait sur les îles des Caraïbes et le long du littoral continental, ils cherchérent à s'enfuir dans l’arrière-pays et dans les montagnes, les forêts et les zones marécageuses proches de leur lieu de travail. Le petit marronnage, ou la fugue individuelle de courte durée, leur permettait de goûter à une nuit,
a quelques jours de liberté, de solitude ou en compagnie d'un être cher, de leurs enfants, de leurs parents, méme au prix du fouet et de la cangue au retour. La fuite personnelle pouvait conduire à tenter de changer d’identité 1
2
James H. Sweet, Recreating Africa. Culture, Kinship, and Religion in the African-Portuguese
World, 1441-1770, University of North Carolina Press, Chapel Hill, 2003, p. 50. David Evtis, The Rise of African Slavery, op. cit., p. 228-233 ; Joseph C. MILLER, Way of Death, op. cit., p. 408-410.
63
De la conquête à la fin de la guerre de Sept Ans (1492-1763)
et de passer pour libre, notamment pour les femmes et les esclaves créoles qui se fondaient dans la population bigarrée d'une ville ou d'un port, ou pour les hommes qui s’engageaient sur un bateau. À partir de 1730, certains marrons urbains apprenaient à lire et à écrire pour déjouer le stéréotype de l’« esclave inculte » ou pour se forger un laissez-passer ou une « lettre de liberté »', Enfin, le grand marronnage, ou la fuite de longue durée et l'établissement dans une vie libre, en survivant seul ou en petit groupe dans les forêts et les zones frontières, fut une forme fondamentale de lutte contre
l'esclavage qui donna naissance à des sociétés marronnes (maroon societies). Ceux qui prirent la décision de s'enfuir le firent pour des raisons diverses : pour rejeter le calvaire cruel et incompréhensible enduré depuis l'Afrique, pour échapper aux mauvais traitements et à la faim, à la suite d’un châtiment particulièrement injuste ou pour éviter une punition, pour retrouver des parents ou des êtres chers. Des esclaves s’enfuirent aussi par crainte des bouleversements sur leur fragile survie qu’allait entraîner la mort d’un maître (les taux de mortalité parmi les Blancs étaient aussi très élevés ?), la vente à un autre domaine ou la venue d'un nouveau régisseur de plantation. Parmi ces fugitifs, certains voulaient plus qu'échapper à une menace: ils voulaient gagner la liberté *. La fuite était donc une stratégie d'intensité variable. Souvent elle ne durait qu'une nuit ou quelques jours, le temps pour l’esclave de rendre visite à un proche ou de se donner un peu de répit. Dans ces cas, elle était fréquemment réprimée mais parfois tolérée par les maîtres. Pour l'esclave fugacement fugitif, il ne s'agissait pas de chercher à devenir libre, et ce petit marronnage ne sera donc pas traité ici. À l'opposé, la fuite pouvait être un véritable projet d'échapper à l'esclavage, soit en se fondant dans la population afro-descendante libre, soit en s’établissant aux marges des frontières de la colonisation ou en formant des sociétés éloignées des Blancs dans l’hinterland. Ce grand marronnage — urbain, rural ou maritime - était une quête de la liberté,
parfois victorieuse. 1
Frederick P. Bowser, The African Slave in Colonial Peru, op. cit., p. 191-195; Bernard LAVALLE, « Violence esclavagiste et marronnage a Trujillo (Pérou) au xvi" siècle », in Jean-Paul DuvioLs et Annie MOLINtE-BERTRAND (dir.), La Violence en Espagne et en Amérique
(xv‘-xIX" siècles). Actes du colloque intemational « Les raisons des plus forts », Presses de l'uni-
versité de Paris-Sorbonne, Paris, 1997, p. 271-290 ; Peter H. Woop, Black Majority. Negroes in Colonial South Carolina, from 1670 through the Stono Rebellion, W.W. Norton, New
York, 1975, p. 239-268 ; Ira BERLIN, Many Thousands Gone, op. cit., p. 70; Antonio T. BLy, « “Pretends he can read” : runaways and literacy in colonial America, 1730-1776 », Early American Studies, vol. 6, n° 2, automne 2008, p. 261-294.
64
2
Ala Jamaïque au xvar* siècle, le taux de mortalité des Blancs, en raison notamment de
3
Alvin O. THOMPSON, Flight to Freedom, op. cit., p. 40-78.
la fièvre jaune et de la malaria, était supérieur à celui des Noirs, dépassant 10 % par an, compensé par l'immigration constante d’Anglais, d'Irlandais, d'Écossais et de Juifs du
Brésil et du Suriname (Vincent Brown, The Reaper's Garden, op. cit., p. 13, 17).
Le marronnage, une voie risquée mais possible vers la liberté
Le marronnage, première forme de révolte contre l'esclavage
Le grand marronnage fut largement utilisé par les esclaves pour contester leur asservissement et affirmer leur liberté. Pour s’en rendre compte aujourd’hui, il suffit d'examiner attentivement la carte ethnique des Amériques en ce début du xxi siècle : elle est marquée par l'existence de communautés, voire de sociétés, dont les ancêtres furent des groupes d’Africains qui, entre les xvi* et xix* siècles, s’enfuirent et parvinrent à
s'établir durablement, parfois en se mêlant aux Amérindiens non colonisés, dans les vastes zones frontières des Amériques au cours des vagues successives de la traite négriére. Situées dans des régions frontières d'accés longtemps difficile, ces communautés marronnes mirent en place un sys-
tème de troc et de défense grâce auquel elles parvinrent à subsister. L'importance du marronnage, particulièrement au xvir siècle, est perceptible dans la multitude de termes inventés alors pour le désigner. Les mots marron et maroon proviennent de l'espagnol cimarrôn, dont l'évolution du sens montre bien de quelle manière les colons considéraient les esclaves africains : cimarrôn désigna d’abord le bétail qui se sauvait dans les montagnes
de l’île d’Hispaniola,
puis l’esclave amérindien
en fuite,
enfin l'esclave africain fugitif*. Les nombreux noms existant pour définir les sociétés marronnes et leurs membres témoignent de leur ubiquité : palenques, cumbes, ou mambises en espagnol, quilombos, mocambos, ladeiras, magotes, palmares ou coitos en portugais, outlaws camps, maroon sett-
lements, runaway ou fugitive slaves, hog hunters, negroes of the mountains ou bush negroes en anglais, et bandes marronnes,
rebelles, nég’ mawon
ou nègres marrons en français’. Certes, plusieurs de ces groupes fugitifs ne résistèrent pas longtemps. Le climat et les conditions de vie dans les forêts ou les zones marécageuses étaient souvent insalubres. Beaucoup de marrons vivaient du pillage de plantations et de villages ainsi que de la rapine sur les grands chemins, et parfois les troupes lancées contre eux étaient bien trop armées pour qu'ils puissent y faire face longtemps. Ceux qui étaient alors capturés étaient exécutés de façon cruellement exemplaire ou soumis à la flagellation publique avant d’être vendus ailleurs. Dans d’autres cas, les marrons entraient en conflit avec des peuplades amérindiennes.
Enfin, en se réfugiant dans l’intérieur non colonisé, ils
contribuèrent à leur insu à la conquête de nouvelles frontières en servant 1
[Richard Price], « Introduction
Maroons
2
Jbid.; Mário José Magstri Fino, L’Esclavage au Brésil, Karthala, Paris, 1991, p. 160; Herbert APTHEKER, « Maroons within the present limits of the United States », in Richard
(dir.), Maroon Societies, op. cit., note 1, p. 1-2.
and their communities », in Richard PRICE
PRICE (dir.), Maroon Societies, op. cit., p. 151-167 ; Vincent B. THOMPSON, The Making of the African Diaspora, op. cit., p. 273-287.
65
De la conquête à la fin de la guerre de Sept Ans (1492-1763)
indirectement d'éclaireurs sur des terres que s'appropriérent ensuite les colons européens. Néanmoins, si nulle part le marronnage ne put mettre fin à l'institution de l'esclavage, il l’a considérablement affaiblie. Comme l'écrit Richard Price, « dans l’ensemble des Amériques noires, ces communautés [marronnes] se distinguent comme une mise en question héroïque de l'autorité blanche et comme la preuve vivante de l'existence d'une conscience des esclaves qui refusait d’être limitée par la conception ou la manipulation des Blancs’ ». En effet, le marronnage a représenté une menace constante et coûteuse pour les autorités et les esclavagistes, les forçant à engager des chasseurs professionnels, à former des milices ou à faire venir des troupes d'Europe pour le juguler ou empêcher son extension. Certaines de ces communautés furent reconnues comme autonomes et leurs esclaves fugitifs déclarés libres par des autorités coloniales esclavagistes incapables de les soumettre, ce qui représentait une énorme victoire contre l'esclavage. D’autres survécurent, voire crûrent discrète-
ment dans les régions frontières jusqu’à être progressivement intégrées comme populations libres de couleur à mesure que l’État étendait son contrôle sur la périphérie, ce qui était aussi une manière de gagner contre l'esclavage. Le marronnage incarna la forme principale de révolte des esclaves jusqu’au milieu du xvii‘ siècle. Il était une révolte sur la longue durée, puisqu'il était une « action collective, généralement accompagnée de violences, par laquelle un groupe refuse l'autorité politique existante, la règle sociale établie » (Le Petit Robert).
Parfois différenciés par les historiens,
révolte et marronnage étaient souvent imbriqués, l’une générant l’autre, au point que certaines révoltes furent en réalité des tentatives collectives de marronnage.
De même,
une fois établies, les sociétés marronnes s’ar-
maient, attaquaient plantations et villages pour obtenir certains biens et se défendaient contre toute incursion des forces coloniales ou esclavagistes sur leur territoire?, Mais le marronnage fut aussi une stratégie de libération qui évolua au cours des siècles. Entre 1525 et 1600, la plupart des esclaves africains ayant survécu à la traversée de l'Atlantique furent débarqués en Amérique espagnole continentale, soit au Mexique, au Pérou et en Colombie. Ils étaient en majorité des hommes,
mais
aussi des femmes
et des enfants,
achetés pour
remplacer les Amérindiens décimés par le travail forcé dans les mines, 1 2
66
[Richard PRICE], « Introduction », art. cit., p. 2. Miguel Acosta SAIGNES, Vida de los esclavos negros en Venezuela,
Orlando PATTERSON, The Sociology of Slavery, op. cit., p. 267.
op. cit., p. 293-296 ;
Le marronnage, une voie risquée mais possible vers la liberté
l'agriculture et l'élevage de bétail, la construction, les transports, la pêche de perles et les ateliers de tissage. Comme dans la péninsule Ibérique, en Amérique les Africains furent aussi destinés aux travaux domestiques et au petit commerce. Ces esclaves arrivèrent dans des sociétés en mutation dominées par des hommes espagnols, qui n'étaient pas suffisamment nombreux pour étendre leur pouvoir au-delà des villes et de leurs domaines agricoles ou miniers. De fait, à l'exception des régions les plus peuplées des anciens empires précoloniaux, l'immense majorité des terres américaines n’était pas colonisée et souvent n'avait même pas été explorée par les Européens. De vastes étendues n'étaient que parcimonieusement occupées par diverses peuplades amérindiennes. Pour les Africains soumis à l’esclavage, la fuite individuelle ou collective vers ces territoires
inconnus était donc une option, certes risquée, mais réelle. En conséquence, des dizaines, des centaines, puis des milliers de captifs africains, dont des femmes avec leurs enfants, se libérèrent de l'esclavage
en s'enfuyant dans les montagnes, le long des rivières, dans les plaines et les forêts tropicales. Ce vaste phénomène est attesté par de nombreux rapports officiels de l’époque. Ainsi, les fonctionnaires royaux demandaientils régulièrement à leurs supérieurs des moyens pour remédier aux fuites d'esclaves, et, une fois ces derniers établis dans l’arrière-pays, pour arrêter leurs exactions, attaques, vols et enlèvements de femmes esclaves et amérindiennes. Dès les années 1520, des demandes émanaient de la région de Veracruz, Jalapa et Córdoba de même que d’Oaxaca au Mexique, de l'île d’Hispaniola, de Floride, de Carthagéne des Indes, de Santa Marta et de Panama en Colombie, puis, à mesure que la colonisation s’étendait et l'esclavage s'amplifiait, des requêtes vinrent aussi de Caracas, de Coro, de Lima, de Trujillo et de Buenos Aires, entre autres’. Quelques exemples illustrent bien que le marronnage fut la forme principale de révolte au xvi‘ siècle, à commencer par la rébellion du Noir Miguel dans la région aurifére de San Felipe, en 1553 au Venezuela, ou une centaine d’Africains récemment importés travaillaient dans les mines royales. Miguel, sa femme et d’autres Africains s’enfuirent dans les montagnes environnantes et établirent un campement fortifié d’où ils attaquèrent la mine, permettant la fuite collective de nombreux esclaves. À son point culminant, cette communauté marronne comptait quelque 1
Colin A. PALMER, Slaves of the White God. Blacks in Mexico, 1570-1650, Harvard University Press, Cambridge,
1976, p. 122-124 ; Miguel ACOSTA SAIGNES, Vida de los esclavos negros
en Venezuela, op. cit., p. 249-259 ; Frederick P. Bowser, The African Slave in Colonial Peru,
op. cit., p. 187-191 ; Jean-Pierre TARDIEU, Cimarrones de Panamá : la forja de una identidad
afroamerlcana en el siglo XVI, Iberoamericana-Vervuert, Madrid, 2009 ; Jane LANDERS, Black Society in Spanish Florida, University of Illinois Press, Urbana, 1999, p. 10-17.
67
De la conquête à la fin de la guerre de Sept Ans (1492-1763)
180 hommes et femmes, Africains et Amérindiens, qui harcelèrent les colons dispersés dans la région jusqu’à ce que les Espagnols parviennent à les déloger. Si Miguel et plusieurs de ses compagnons furent tués au combat ou exécutés, d’autres se réfugièrent plus loin dans les montagnes et continuérent de vivre en marge de l’esclavage, jusqu’à constituer des communautés marronnes indéfectibles et bien insérées dans les réseaux de contrebande’. La région de mines d’or de Zaragoza et Remedios, en Antioquia
(Colombie),
fut le cadre de soulèvements
similaires en 1598
et 1607 respectivement, quand des centaines, voire des milliers d’esclaves, selon les chroniqueurs de l'époque, assassinèrent leurs maîtres ou chefs d'équipe et se réfugiérent dans les forêts. La, ils construisirent des palenques d’où ils continuèrent d'attaquer les propriétaires miniers, les voyageurs et les commerçants. L’Audience royale à Bogota envoya des renforts, des armes et des munitions
pour tenter de ramener
l'ordre et
de détruire les palenques, en particulier les rancherias de Guinea (« campements de huttes de Guinée »), où plus de 300 cimarrones vivaient de l'agriculture. L'armée parvint à capturer un nombre non spécifié de fugitifs mais pas à éradiquer le marronnage de la région”. Avec le développement de la piraterie et de la contrebande, certains groupes de marrons s'établirent près du littoral et fournissaient du bétail, des produits agricoles et des peaux aux corsaires en échange d’armes, d'outils et d'argent. Ce furent aussi des cimarrones qui aidèrent le corsaire Francis Drake à saisir un important trésor royal près de Panama en 1572. Ailleurs, des esclaves fugitifs installés près de peuplades amérindiennes non colonisées, comme ceux d’Esmeraldas sur la côte pacifique de l’Équateur, servirent parfois d'interprétes lors de négociations entre ces nations et les autorités ecclé-
siastiques ou royales.
Un autre exemple, dans la province de Vilcabamba près de Cuzco
au Pérou en 1602, montre
que les marrons
pouvaient aussi chercher à
affronter les maîtres qu'ils avaient fuis. Dans ce cas, plusieurs esclaves africains et des Indiens s'étaient échappés d'une mine d'or et d'une plantation avoisinantes dans lesquelles ils travaillaient côte à côte dans des conditions très dures. Ils se rassemblérent en une bande rebelle multiethnique menée par un Indien, Francisco Chichima. Ce dernier, semble-t-il, 1 2 3
Miguel Acosta SAIGNES, Vida de los esclavos negros en Venezuela, op. cit., p. 254-261. Maria Cristina NAVARRETE, « Los palenques, reductos libertarios en la sociedad colonial, siglos XVI y XVII », Memoria y Sociedad, Bogota, vol. 7, n° 14, avril 2003, p. 84-85. Jane LANDERs, Black Society in Spanish Florida, op. cit., p. 17-18 ; Charles BEATTY-MEDINA, « Between the cross and the sword : religious conquest and maroon legitimacy in colonial Esmeraldas », in Sherwin K. Bryant, Rachel S. O'TOOLE et Ben VINSON III (dir.), Africans to Spanish America. Expanding the Diaspora, University of Illinois Press, Urbana,
2012, p. 95-113.
68
Le marronnage, une voie risquée mais possible vers la liberté
avait minutieusement préparé une attaque contre les Espagnols, mobilisant les esclaves des haciendas et accumulant des vivres dans le campement qui abritait sa bande. Au début, les insurgés parvinrent à brûler un domaine,
à tuer six Indiens non
coopératifs et à assiéger une centaine
d’Espagnols. Mais l'intendant de la province obtint des renforts, et finalement les bandits se rendirent en présentant la tête décapitée de Chichima. Fonctionnaires royaux, hacendados et propriétaires de mines continuèrent de craindre que les Africains et les Amérindiens qu'ils exploitaient ne s'unissent pour les massacrer. Mais cette attaque resta longtemps isolée, car les esclaves rebelles, en particulier les Africains, avaient bien compris que le marronnage était la forme d'action collective contre l'esclavage la mieux adaptée au contexte d’une époque où la colonisation était encore
très fragmentaire !.
La couronne espagnole tenta diverses manières. L’abondance de nage montre à la fois l'importance rités à le freiner. En 1520, celles-ci et maures
en Amérique,
de riposter aux fuites d'esclaves de lois et de règlements sur le marronde ce dernier et l'incapacité des autointerdirent l'envoi d'esclaves ladinos ”
les accusant d'inciter les Africains à fuir, puis
elles recommandèrent d'éviter l'importation caines prétendues particulièrement indociles. timents cruels et atroces : cinquante coups de et de mise au carcan, le port d’un lourd poids
de certaines ethnies afriElles stipulèrent des chafouet suivis de privations enchaîné à la cheville, la
mutilation, la castration (interdite en 1540) ou la pendaison des fugitifs
récidivistes. Puis elles encouragèrent le pardon pour ceux qui revenaient d'eux-mêmes, pensant que c'était la peur d’être punis qui empéchait les marrons de se rendre. Elles cherchèrent aussi à faire porter aux maîtres une part de la responsabilité des fuites d'esclaves, les obligeant à déclarer les disparitions sous peine d'amende. Toute personne qui cachait ou aidait un esclave marron était punie alors que celle qui le dénongait ou Varrétait devait être récompensée par le propriétaire lésé?. Cependant, ces mesures ne ralentirent pas les fuites d'esclaves. Des régions entières en marge des zones contrôlées par les Espagnols se peuplèrent d'Africains fugitifs et d'Indiens échappés des pueblos de indios ou jamais colonisés, puis de leurs descendants. Ainsi, la majorité de la population afro-descendante ou zambo qui caractérise actuellement le Panama, l’arriére-pays de Veracruz au Mexique et la région intérieure colombovénézuélienne comprise entre Valledupar, Mérida et Valencia trouve ses 1
2
Frederick P. Bowser, The African Slave in Colonial Peru, op. cit., p. 176-178.
Miguel Acosta SAIGNES, Vida de los esclavos negros en Venezuela, op. cit., p. 251-259 ; Colin A. PALMER, Slaves of the White God, op. cit., p. 123-126.
69
De la conquête à la fin de la guerre de Sept Ans (1492-1763)
origines dans les palenques déjà établis au xvi‘ siècle. La population afroamérindienne de la région d’Esmeraldas, en Équateur, descend des petits groupes d’Africains rescapés de naufrages de bateaux les transportant pour être vendus comme esclaves au Pérou. Dès 1533, certains d’entre eux parvinrent à se réfugier à l'intérieur des terres où ils entrèrent en contact et souvent s'unirent avec des Amérindiens, donnant naissance à des communautés marronnes que la couronne espagnole entérina en 1620. Seul le Pérou échappa alors aux fuites collectives dans l’arrière-pays, car ni sa côte aride, ni ses petites villes, ni les Andes densément habitées par les Quechuas et les Aymaras n'étaient propices au refuge de communautés marronnes. Là, les esclaves fugitifs formèrent des groupes mobiles se livrant au banditisme, notamment autour de Lima’.
Des palenques et des quilombos irréductibles
Le grand marronnage s’amplifia au cours du xvi‘ siècle, a la suite de nouveaux arrivages d’Africains pour travailler dans les haciendas de sucre et de cacao dans toutes les colonies continentales de l’Espagne et dans les mines alluviales de la céte pacifique de la Colombie et de l’Équateur. Il devint aussi important au Brésil avec 'importation massive d’esclaves pour la côte du Nordeste. De plus, à mesure que se développait la piraterie, des communautés marronnes et des peuplades amérindiennes participèrent au commerce de contrebande, échangeant de l’or et des peaux contre des armes et des munitions. Les pouvoirs coloniaux continuèrent de promulguer des lois punissant cruellement les marrons, mais souvent ils imposèrent aussi des amendes aux maîtres d'esclaves fugitifs capturés, ce qui conduisit nombre d’entre eux à ne pas signaler les fuites ni à réclamer les marrons repris. Les autorités lancèrent des soldats et des miliciens contre les bandes ou les camps de fugitifs, avec des résultats mitigés. Elles furent donc parfois contraintes de signer des traités de paix avec les chefs marrons, accordant à leur communauté
des droits territo-
riaux et l'autonomie administrative, 'á condition qu’ils cessent d'accueillir
de nouveaux esclaves fugitifs2.
L'un des premiers palenques invaincus fut Yanga, situé dans les montagnes de l'arriére-pays de Veracruz, au Mexique. Selon le rapport d'un père jésuite qui accompagna l'expédition menée contre ce palenque en 1
2
70
Eve Demazitre, Les Cultures noires d'Amérique centrale, Karthala, Paris, 1994, p. 64-73; Miguel ACOSTA SAIGNES, Vida de los esclavos negros en Venezuela, op. clt., p. 249-259 ; Charles BEATTY-MEDINA, « Between the cross and the sword », art. cit. ; Frederick P. BOWSER, The African Slave in Colonial Peru, op. cit., p. 187-191. Donna J. Guy et Thomas E. SHERIDAN (dir.), Contested Ground. Comparative Frontiers on the Northern and Southem Edges of the Spanish Empire, University of Arizona Press, Tucson, 1998.
Le marronnage, une voie risquée mais possible vers la liberté
1609, il fut fondé par Yanga (Nanga), un Africain de haut rang probablement akan, qui avait fui son maître vers 1570 et réuni de nombreux
marrons sous son commandement pour échapper « à la cruauté et à la perfidie des Espagnols qui, sans aucun droit, étaient devenus les propriétaires de leur liberté ». En 1609, le palenque regroupait environ quatre-vingts hommes, tous des esclaves marrons, vingt-quatre femmes noires ou amé-
rindiennes et beaucoup d'enfants. Entouré de barricades, de pièges et de postes d'observation, il comptait soixante huttes, des champs pour l'agri-
culture, du bétail et des volailles. Vivant dans la peur constante d'une attaque, la moitié de ses hommes étaient affectés aux tâches de garde ainsi
qu'aux raids d’approvisionnement contre les haciendas du voisinage. En 1609, les autorités coloniales mobilisérent contre Yanga quelque 100 soldats et 150 Indiens qui parvinrent a faire fuir les marrons, mais pas a les vaincre. Deux autres tentatives se terminérent également par la fuite des « Yanguicos » (comme les appelaient les Espagnols) et la construction d’un nouveau palenque. Finalement, Yanga et un représentant du roi d’Espagne conclurent un accord selon lequel le palenque devenait un village libre sous le nom de San Lorenzo de los Negros. Tous les esclaves fugitifs qui y résidaient seraient amnistiés et affranchis, mais, en contrepartie, ils s’en-
gageaient a arréter et a renvoyer aux autorités tout nouveau marron. Sur le modèle des pueblos de indios, San Lorenzo de los Negros disposait de son propre cabildo (« conseil municipal ») avec a sa téte Yanga puis ses descendants. Il ne pouvait accueillir d'autres habitants que les membres de l'ancien palenque et leurs descendants, à l'exception d'un corregidor et d'un curé. L'accord fut apparemment respecté jusqu'á la fin de la domination
espagnole?.
D’autres palenques et quilombos constitués au xvi siècle parvinrent également á faire plier les autorités coloniales. En Colombie, le village de Palenque de San Basilio obtint un accord similaire á celui de Yanga, méme si son histoire légendaire fusionne les destins de deux palenques, celui de la Matuna et celui de San Miguel Arcangel.-Au début du xvi‘ siècle, lors de l'essor d’haciendas sucriéres au sud-ouest de Carthagéne des Indes, des centaines, voire des milliers d’Africains récemment débarqués s’enfuirent dans les monts de Maria et au-dela pour y fonder de nombreux palenques. Parmi eux, Domingo
Bioho, qui affirmait avoir été roi en Afrique, ral-
lia des dizaines d’hommes et de femmes marrons avec lesquels il terrorisait les haciendas autour de Tolü. Son groupe ne cessa de croître et, alors 1
Colin A. PALMER, Slaves of the White God, op. cit., p. 128-131 ; David M. DAVIDSON, « Negro slave control and resistance in colonial Mexico,
1519-1650 », in Richard Price (dir.),
Maroon Societies, op. cit., p. 92-98 ; Patrick J. CARROLL, Blacks in Colonial Veracruz, op. clt., p. 90-92.
71
De la conquête à la fin de la guerre de Sept Ans (1492-1763)
que Bioho reprenait son patronyme royal de Benkos, sa communauté de fugitifs s'établit dans le palenque fortifié de la Matuna. Les troupes espagnoles et celles de Benkos se livrèrent à une longue guerre entrecoupée de tentatives de négociations jusqu’à la capture et la pendaison de ce dernier en 1619. Cependant, les esclaves de la région de Carthagène continuèrent de s'enfuir et reformèrent des palenques, n'hésitant parfois pas à s'allier avec quelques propriétaires terriens en travaillant sur leurs champs contre des ustensiles et des armes. Le gouverneur imposa des lois qui punissaient les marrons selon le nombre de récidives et le temps passé en fuite : de 100 à 300 coups de fouet, mutilation
des ofeilles, exécution
au garrot,
par
écartèlement ou pendaison. Et, en 1634, après une expédition contre le palenque de Limón, des dizaines d'esclaves fugitifs furent capturés, jugés et vingt-trois d’entre eux condamnés à une mort horrible, suivie de l’exhibition de leurs têtes et de leurs membres sur la route menant à Carthagène et le long de certaines rues et places de la ville’. Mais cette répression ne découragea pas le marronnage et, à la fin du xvi siècle, des palenques regroupant à la fois des esclaves africains ou créoles, des Indiens, des libres de couleur, des immigrants et des soldats
ainsi que des femmes (parfois kidnappées) et des enfants s'étaient formés non seulement au sud de Carthagène, mais aussi aux environs de Santa Marta, de Panama, le long du fleuve Magdalena et dans la région aurifère de Mompox. Si des marrons vivaient de la rapine et du brigandage, d'autres étaient insérés dans les réseaux de contrebande et de travail agricole ou minier. Sous la pression des hacendados esclavagistes, le gouverneur de la province de Carthagène ordonna une offensive générale contre ces refuges illégaux. Certains furent détruits à feu et à sang, comme celui de Tabacal, organisé par Domingo Padilla, un esclave ladino en fuite avec femme
et enfants. En 1693, quatorze marrons de Tabacal, dont Padilla,
furent pendus sur la place de l'abattoir de Carthagène, puis le corps de Padilla fut découpé et ses membres exposés dans des lieux stratégiques pour terrifier les esclaves ; 110 autres hommes, femmes et enfants furent condamnés à 100 ou 200 coups de fouet devant la population avant d’être remis à leurs propriétaires pour qu'ils les vendent à l'extérieur. Plusieurs autres communautés d'esclaves fugitifs subirent alors le même sort, ce qui permit aux hacendados de s'approprier les terres que les marrons avaient défrichées et les mines qu’ils avaient commencé à exploiter. 1
72
Hélène VIGNAUX,
Esclavage et rébellion : la construction sociale des Noirs et des mulátres
(Nouvelle-Grenade, xvi" siècle), Presses universitaires de la Méditerranée, Montpellier, 2007, p. 133-135.
Le marronnage, une voie risquée mais possible vers la liberté
Pourtant, malgré cette violente répression, des palenques subsistaient, dont celui de San Miguel Arcangel dans les environs de Carthagène, dirigé par Domingo Criollo ; et des centaines de marrons s’étaient échappés plus à l’intérieur. Finalement, en 1713, soit un siècle après le traité conclu par la monarchie et Yanga, l’évêque de Carthagène contraignit les autorités royales à faire un compromis avec une partie de ces fugitifs. Sous sa protection, des marrons des monts de Maria obtinrent la reconnaissance de leur liberté personnelle, l'autonomie du palenque de San Miguel Arcángel, renommé Palenque de San Basilio, contre la fin de leurs attaques et le ren-
voi de tout nouvel esclave fugitif’.
Sans doute la société marronne la plus importante du début du xvi siècle fut-elle Palmares, dans la province du Pernambouc au Brésil. Sa fondation remontait aux années 1600 et, dès 1612, les Portugais lan-
çaient une expédition contre ces esclaves fugitifs. Dans les années 1640, les Néerlandais occupèrent la province et découvrirent que Palmares n'était pas un campement mais une fédération de villages abritant au moins 11 000 marrons, dont la moitié vivaient dans les deux plus grosses ” agglomérations, bien isolées et fortifiées. Leur première attaque visa de petits mocambos et se solda par le massacre d'une centaine d'esclaves fugitifs. En 1645, les Néerlandais lancèrent une deuxième attaque contre les
deux gros quilombos, mais ils les trouvèrent abandonnés, car leurs habitants, avertis, avaient fui plus à l’intérieur des terres. Ils se limitèrent donc
à incendier leurs huttes et à détruire leurs champs. Un membre de l'expédition militaire néerlandaise fournit néanmoins des informations sur la société de Palmares : elle pratiquait une agriculture soignée et était dirigée par un roi qui exerçait une « justice de fer » à l’encontre de tout membre susceptible de compromettre la sécurité de la communauté. Malgré les destructions de 1645, la fédération de quilombos continua de s’élargir et de menacer les plantations sucrières en pleine expansion. Vers
1675,
l’ensemble
de
Palmares
comprenait
entre
18
000
et
30 000 fugitifs, parmi lesquels des Africains de diverses ethnies et des créoles, de même que quelques Amérindiens. Cet ensemble reconnaissait l’autorité d’un roi, Ganga Zumba, et de chefs le représentant à la tête de chaque mocambo. À elle seule, l’agglomération fortifiée de Macoco, où vivait le roi, comptait 1 500 huttes et plusieurs milliers d’habitants. Devant l'impossibilité de les vaincre par la guerre, en 1678, le gouverneur du Pernambouc négocia avec Ganga Zumba un traité accordant la 1
Maria del Carmen BORREGO PLA, Palenques de negros en Cartagena de Indias a fines del siglo diecisiete, Escuela de Estudios Hispanoamericanos, Séville, 1973; Maria Cristina NAVARRETE P., Cimarrones y palenques en el siglo xvu, Editorial Facultad de Humanidades, Cali, 2003, p. 64-114 ; Hélène VIGNAUX, Esclavage et rébellion, op. cit., p. 204-274.
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De la conquête à la fin de la guerre de Sept Ans (1492-1763)
liberté aux quilombolas («marrons des quilombos »), l'autonomie de la fédération et la jouissance d’une partie des terres qu'ils occupaient. Mais le compromis n'était pas sans ambiguités et un chef intransigeant, Zumbi dos Palmares, le rejeta, fit empoisonner Ganga Zumba et prit la téte du mouvement, résistant avec ses troupes aux attaques portugaises pendant quinze ans.
Ce ne fut qu'en 1694 qu'une puissante armée portugaise réussit á prendre d'assaut le dernier bastion fortifié du vaste complexe de Palmares. D'après les sources portugaises, 200 résistants quilombolas se jetèrent du haut d’un rocher pour trouver la mort, autant moururent au combat, et plus de 500 hommes, femmes et enfants furent capturés et vendus comme esclaves. Zumbi et un petit groupe de combattants parvinrent à s'échapper un certain temps, mais le leader blessé fut capturé et décapité le 20 novembre 1695. Sa tête fut exposée à Rio de Janeiro pour « tuer la légende de son immortalité ». Des milliers de quilombolas s'étaient cependant enfuis pendant les années de guerre pour fonder de nouveaux quilombos dans les forêts de Paraiba. Des centaines d'esclaves fugitifs créèrent aussi des mocambos dans les capitaineries de Rio de Janeiro, de Bahia et du Minas Gerais au cours des xvir° et xvi" siècles. Leur mode de vie et leur économie dépendaient en grande partie de leur situation : de 1740 a 1763 les quelque 100 quilombolas de Buraco de Tatu, prés de Salvador, survivaient du brigandage et de l'enlèvement de libres et d’esclaves aux abords de la ville, tandis
que
d'autres
s'étaient établis dans
les zones
encore
menacées par les Indiens à la périphérie des plantations’. Dans le Minas Gerais, après la découverte d'or à la fin du xvi siècle, l'importation de milliers de nouveaux esclaves chaque année multiplia leur nombre par cinq entre 1710 et 1735, jusqu’à atteindre les 100 000, entraînant simultanément la formation de dizaines de quilombos. Durant ces deux décennies, la frénésie aurifère conduisit les propriétaires à laisser une grande autonomie à leurs esclaves pour autant qu’ils rapportent de l'or, mais fit aussi monter les craintes de révoltes. Par conséquent, en
1719, le capitaine général de la région annonça avoir découvert une vaste conspiration des esclaves des mines du district de Rio das Mortes. Le mouvement, dirigé par un roi, aurait dû commencer
le Jeudi saint pour sur-
prendre les Blancs occupés à célébrer Pâques, mais peu avant une dispute entre Minas et Angolas pour le leadership de la révolte permit d'arrêter et de chatier les conspirateurs. Dans son rapport au roi du Portugal, le 1
Stuart B. SCHWARTZ, Slaves, Peasants and Rebels. Reconsidering Brazilian Slavery, University
of Illinois Press, Urbana, 1996, p. 103-136 ; Jodo José REIs, « Quilombos e revoltas escravas no Brasil », Revista da Universidade de Sao Paulo, vol. 14, n° 39, décembre 1995-février
1996, p. 16-20, .
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Le marronnage, une voie risquée mais possible vers la liberté
capitaine général se félicitait d’avoir débusqué et réprimé ce complot qui aurait pu être fatal, mais il le prévenait de ce dilemme : « La sédition a été éteinte et le pays a retrouvé sa tranquillité. Cependant,
comme nous ne pouvons pas empêcher les Noirs qui restent de penser, ni les priver de leur désir naturel de liberté, et comme nous ne pou-
vons pas tous les éliminer juste à cause de leur désir [de liberté] puisque
notre existence ici dépend d'eux, il faut en conclure que ce pays sera
toujours soumis à ce problème. »
En effet, dans le Minas Gerais encore peu colonisé, les fuites d'esclaves
vers les collines et en amont des rivières étaient nombreuses, et ils fondaient des quilombos un peu partout. Le plus grand était celui de Jacui, près de Säo Joao del Rei, abritant jusqu'à 4 000 fugitifs qui représentaient une menace à l'expansion de la colonisation minière dans la région. Même si l’armée lança une opération contre Jacui en 1756, le terrain montagneux et l’éparpillement des centres miniers et urbains continuérent de faciliter les fuites d'esclaves. Gouverneurs et propriétaires d'esclaves se plaignirent sans cesse auprès de Lisbonne de l'insécurité que les marrons faisaient régner par leurs attaques, vols, enlèvements, déprédations et meurtres. À la fin du xvi
siècle, dans le seul Minas
Gerais, on avait dénombré
117 quilombos - dont les membres n'étaient pas que des bandits, puisque certains extrayaient de l'or, cultivaient pour la consommation locale et
participaient au marché de la contrebande”.
Le problème du marronnage sur l’immense territoire brésilien était tel que les gouverneurs n'hésitérent pas à tenter de le prévenir par la mutilation, le marquage au fer rouge, la section du tendon d'Achille, l'amputation d'une jambe et des exécutions particulièrement cruelles de fugitifs capturés. Ils imposèrent aussi quantité de restrictions aux esclaves quant au port d'outils et d'armes, aux déplacements et même au parrainage des enfants. Pour combler l'absence de police rurale, ils instaurérent des milices privées dirigées par des capitäes do mato (« capitaines de forêt ») qui recevaient des patentes pour défendre les campagnes contre les attaques de marrons, d’Indiens et de tous ceux qui tombaient sous la dénomination de brigands. Ces capitaines avaient pratiquement carte blanche pour recruter des hommes et, au vu des dangers et des conditions trés rudes de 1 2
Comte Dom Pedro de Almeida au roi, 20 avril 1719, cité dans Robert Edgar CONRAD, Children of God’s Fire. A Documentary History of Black Slavery in Brazil, Princeton University Press, Princeton, 1983, p. 396. Carlos Magno GUIMARAEs, Uma negacdo da ordem escravista : quilombos em Minas Gerais no século xvi, S40 Paulo, Icone Editora, 1988 ; Kathleen J. HIGGINS, « Licentious Liberty » in a Brazilian Gold-Mining Region : Slavery, Gender, and Social Control in Eighteenth-Century Sabará, Minas Gerais, Penn State University Press, University Park, 1999, p. 176-179.
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De la conquête à la fin de la guerre de Sept Ans (1492-1763)
leur mission, ils devaient se rabattre souvent sur des esclaves et de récents affranchis, car l’armée n’entrait pas dans ces régions de forêts et de sertäo, sauf lors d’attaques coordonnées contre les quilombos les plus importants. De plus, comme les capitdes do mato ne faisaient pas partie de l’armée, ils ne recevaient pas de solde et étaient payés à la tâche, par les primes offertes par les propriétaires pour la capture de leurs esclaves fugitifs et les saisies dans les campements attaqués, dont ils redistribuaient une partie à leurs hommes. Pour les esclaves engagés par leurs maîtres dans ces battues s’ouvrait donc une voie pour accumuler peu à peu le pécule nécessaire à l'achat de leur liberté. Par la capture d'esclaves fugitifs, ces esclaves
miliciens pouvaient espérer s'affranchir ; d'autres choisissaient de devenir à leur tour des marrons. L'action des capitäes do mato resta géographiquement limitée et ne réussit pas à réduire le grand marronnage dans l'arriére-pays brésilien. Elle força cependant les quilombolas proches des villes et des régions colonisées à former des groupes réduits et mobiles pour éviter la trahison et la capture!.
Gloires et déboires du grand marronnage dans les Antilles sucrières
À partir de 1650, le développement fulgurant de la plantation sucriére esclavagiste dans les îles Caraïbes entraîna lá aussi la formation de nombreuses sociétés marronnes, à la suite de l'évasion d'Africains récemment débarqués ou de soulévements d'esclaves. Partout, ces marrons profitèrent de l'occupation encore faible du territoire par les colons européens et de l'existence de régions difficilement accessibles pour s’y réfugier. Dans un premier temps, ils attaquaient les plantations pour s’approvisionner en nourriture et en armes et enlever des femmes ; puis ils
s'établirent progressivement en communautés
plus organisées, posant
de graves problèmes aux colons : ils menaçaient leur sécurité, n’hésitant
pas a en tuer certains ; ils rendaient les déplacements et les transports périlleux; ils fascinaient les esclaves, pour lesquels ils représentaient des modèles ; ils pesaient lourdement sur des milices et des troupes en souseffectifs. À l'instar de la couronne espagnole au xvi‘ siècle, les autres pouvoirs coloniaux ne savaient pas comment 1
mettre fin au marronnage.
Parfois,
A.J. R. RusseLL-WOOD, Slavery and Freedom in Colonial Brazil (1982), Oneworld, Oxford, 2002, p. 124-126; Jodo José Reis, « Quilombos e revoltas escravas no Brasil », art. cit.,
p. 20-21;
Francis Albert Corra, « Les compagnies
de mulátres et de Noirs Iibertos.
Mobilité sociale et offices militaires dans le Minas Gerais, Brésil, xvi" siècle », in Carmen BERNAND et Alessandro STELLA (dir.), D’esclaves à soldats : miliciens et soldats d’origine servile,
xur-xxr siècles, L'Harmattan, Paris, 2006, p. 159-162 ; Kathleen J. HiGGINs, « Licentious Liberty » in a Brazilian Gold-Mining Region, op. cit., p. 179-190.
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Le marronnage, une voie risquée mais possible vers la liberté
ils mobilisèrent des esclaves affranchis ou des Amérindiens pour les poursuivre. Ils stipulèrent aussi des châtiments exemplaires pour les marrons capturés. Le Code noir de Louis XIV, promulgué en 1685, établissait une progression des peines, allant des oreilles coupées avec marquage d'une fleur de lys sur une épaule au jarret coupé avec marquage sur l’autre épaule, puis à la peine de mort. Celui de la Caroline du Sud de 1712 faisait de même, avec des châtiments allant de la flagellation au marquage de la lettre « R » sur la joue droite, à l'ablation d'une oreille, puis à la cas-
tration et à la peine de mort pour tentative Le Code noir adopté par la Virginie en 1682 tout esclave fugitif qui refusait de se rendre’. mort coûtaient aussi aux maîtres puisqu'elles
de fuite hors de la colonie. autorisait tout Blanc à tuer Ces mutilations et mises à diminuaient la valeur et le
rendernent de leurs esclaves. Par conséquent, nombre d’entre eux ne res-
pectaient pas l'obligation légale de déclarer les fuites et suppliciaient euxmêmes leurs esclaves s’ils revenaient ou étaient repris. Or ces mesures ne parvenaient pas à freiner le phénomène. Ainsi, à la Barbade, pionnière des colonies sucrières, des esclaves afri-
cains et dans des sur cette sociétés ronnage
des engagés irlandais s’échappérent dès 1650, trouvant refuge grottes ou des forêts. Mais l’expansion de la plantation sucrière ile exigué anéantit rapidement toute possibilité de former des marronnes durables, et les esclaves optérent alors pour le marmaritime, s’enfuyant sur des canoés vers les petites îles encore
non colonisées de Sainte-Lucie, Saint-Vincent, la Dominique et Tobago.
D’autres s’engageaient sur des navires marchands ou pirates peu regardants, au point de représenter une partie importante des équipages. Leur nombre
demeure inconnu,
mais les fuites étaient suffisamment impor-
tantes pour qu’a plusieurs reprises les autorités britanniques légiférent sur
le marronnage maritime’. 1
Louis XIV, Code noir ou Edit du Roi, touchant l'état et la discipline des esclaves nègres de
l'Amérique française, donné a Versailles, au mots de mars 1685, ; Charles M. CHRISTIAN (avec Sari J. BENNET), Black Saga. The African American Experience, Houghton Mifflin, Boston, 1995, p. 19, 27-28. Pour une analyse de ce Code, voir Erwann
2
LE GUERN, « Une chose baptisée ? Le statut juridique de l'esclave des colonies françaises sous l'Ancien Régime », mémoire pour le DEA d'histoire du droit, université Rennes-I, 2002-2003.
Hilary BECKLES, « From land to sea : runaway Barbados slaves and servants, 1630-1700 »,
in Gad J. HEUMAN (dir.), Out of the House of Bondage. Runaways, Resistance and Marronage in Africa and the New World, Frank Cass, Londres, 1986, p. 79-94 ; David B. Gaspar, Bondmen & Rebels, op.cit., p. 204-207 ; N. A. T. HALL, « Maritime maroons : grand marronnage from the Danish West Indies », in Hilary BECKLES et Verene SHEPHERD (dir.), Caribbean Slave
Society and Culture. A Student Reader, The New Press, New York, 1991, p. 387-400. Sur la « révolution sucriére » opérée dans les plantations esclavagistes de la Barbade à la fin des années 1640, voir Barry William HIGMAN, « The sugar revolution », Economic History Review, vol. 55, n° 2, mai 2000, p. 213-236.
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De la conquête à la fin de la guerre de Sept Ans (1492-1763)
En Jamaïque, le marronnage prit une ampleur telle que le gouvernement britannique dut consentir à signer un traité de paix accordant la liberté aux marrons. En effet, dès que l’Angleterre prit l’île à l'Espagne en 1655, des esclaves des colons espagnols en profitérent pour s'enfuir, former des guérillas et se réfugier dans le massif des Montagnes bleues à l’est de l’île. Les révoltes et les fuites d'esclaves continuèrent lors de l'établissement des premiers planteurs anglais, facilitées par l'existence de montagnes escarpées, très boisées, difficiles d'accés et bien fournies en sources d’eau potable dans plusieurs parties de la Jamaïque”. Ne parvenant pas à les débusquer, les Anglais optèrent pour importer massivement des Africains, principalement de la côte de Guinée : quelque 8 000 entre 1662 et 1664, puis, après une pause, le nombre
d'esclaves sur l’île
progressa de 9 500 en 1673 à 45 000 en 1703, 80 000 en 1722 et 130 000 en 1754?, Mais les rébellions suivies de fuites d'esclaves se multipliaient,
renforçant les deux grandes sociétés marronnes de la Jamaïque : celle préexistante des Montagnes bleues (Windward Maroons), qui se renouvela avec l’arrivée de centaines d’hommes, de femmes et d’enfants africains, formant une fédération de villages dominée par la personnalité guerrière de la prêtresse Nanny ; et celle des montagnes densément boisées du Cockpit Country, à l’ouest (Leeward Maroons), plus autocratique et centralisée autour d'un chef akan. En 1673, la première grosse révolte réunit au moins 300 esclaves, en majorité akans, des plantations de la paroisse de St. Ann, lesquels assassinèrent leurs maîtres et treize autres Blancs puis se réfugièrent dans le Cockpit Country. Plusieurs rébellions similaires éclatèrent ensuite sur le même modèle dans diverses provinces de l’île. Des marrons furent souvent repris et soumis à de cruels châtiments qui se voulaient dissuasifs mais ne parvenaient pas à enrayer le marronnage?. Vers 1720, le nombre de marrons en Jamaïque s'élevait à plusieurs milliers, et leurs communautés continuaient d'attirer des recrues parmi les 80 000 esclaves alors présents sur l’île. Les Britanniques redoublèrent d'efforts pour les soumettre, engageant aussi des esclaves et des Indiens miskitos dans leurs opérations, face à des marrons recourant à des tactiques africaines déroutantes et mieux adaptées au terrain. En 1734, après des mois de combats, les Britanniques parvenaient à prendre le village de Nanny Town dans les Montagnes bleues. Des centaines de marrons s'enfuirent, et une partie d’entre eux se réfugièrent dans le Cockpit Country. Ce dernier devint la nouvelle cible des militaires britanniques. Sous le 1 2
3
78
Orlando PATTERSON, « Slavery and slave revolts : a sociohistorical analysis of the first
maroon war, 1665-1740 », in Richard PRICE (dir.), Maroon Socleties, op. cit., p. 246-292. Orlando PATTERSON, The Sociology of Slavery, op. cit., p. 97.
Jbid., p. 267-270.
Le marronnage, une voie risquée mais possible vers la liberté
commandement de Cudjoe, probablement né dans le maquis d'un père akan fugitif, ces marrons optèrent pour leur survie plutôt que de risquer d’être anéantis par l’armée. Après de longues négociations, en mars 1739, Cudjoe signa un traité de paix avec les autorités britanniques, garantissant «un état parfait de liberté » à Cudjoe et aux membres de sa communauté qui avaient fui leur maître depuis plus de deux ans, mais les obligeant à renvoyer à leur propriétaire ceux qui s’y étaient réfugiés en 1739. Les autres marrons avaient le choix entre demeurer sujets de Cudjoe ou retourner chez leur maître contre une promesse de pardon. La communauté de Cudjoe se voyait accorder 600 hectares de terres sur lesquelles il lui était interdit de cultiver la canne à sucre, mais où elle pouvait élever du bétail, chasser et cultiver des vivres pour les vendre sur les marchés de la région. Elle pouvait exercer sa propre justice, sauf pour les crimes entraînant la peine de mort qui devaient être transmis à la justice britannique. Il fallait aussi que ses hommes participent à la défense de l’île en cas d'attaque et qu'elle renvoie tout nouvel esclave fugitif aux planteurs. Un an plus tard, les Britanniques signaient un traité de paix plus restrictif avec les marrons des Montagnes bleues”, C'était la fin de la première guerre marronne de la Jamaïque, mais pas celle des révoltes et du marronnage sur l'île. Des esclaves formèrent également des communautés marronnes dans d'autres îles des Antilles, mais celles-ci résistèrent moins longtemps qu’en Jamaïque. En 1639, à Saint-Christophe (alors colonie française avant de passer aux Britanniques sous le nom de St. Kitts), une soixantaine d’Africains, plusieurs avec femmes et enfants, échappèrent à la cruauté de leurs maîtres en se réfugiant dans les montagnes d’où ils continuaient d'attaquer les Français. Conscients du sort qui les attendait une fois repris, ils construisirent un campement fortifié au bord d’une falaise. Lorsque le gouverneur lança 500 soldats bien armés contre eux et fit incendier leurs huttes, peu parvinrent à sauter dans le vide, beaucoup furent brûlés vifs, d'autres furent écartelés et leurs membres exhibés sur des pieux à la vue des esclaves. Mais de nouveaux groupes marrons se constituèrent a mesure qu'arrivaient de nouveaux Africains et que les conditions de vie et de travail sur les plantations empiraient?. À la Martinique, encore peu peuplée, la bande de Francisque Fabulé, avec ses 400 à 500 esclaves fugitifs, fut la première à être identifiée en 1665 par le gouverneur français. Capturé une première fois, Fabulé contribua 1 2
Michael Craton, Testing the Chains, op. cit., p. 67-96 ; Marvis CAMPBELL, The Maroons of Jamaica, 1655-1796, African World Press Inc., Trenton, N.J., 1990.
Jean-Pierre SAINTON (dir.), Histoire et civilisation de la Caraïbe (Guadeloupe, Martinique, Petites Antilles), Tome 1 : Le Temps des genèses, des origines à 1685, Maisonneuve et Larose,
Paris, 2004, p. 249-250.
79
De la conquête à la fin de la guerre de Sept Ans (1492-1763)
quelque temps à lutter contre le marronnage, puis s'enfuit à nouveau avant d’être repris et condamné aux galères en 1671. Cependant, de nombreux fugitifs avaient constitué des petites communautés dans les bois où ils vivaient de leurs cultures et de la rapine. Le marronnage se développa plus largement à la Guadeloupe, surtout en Grande-Terre, dont le terrain montagneux retardait la colonisation. À partir des années 1720, les autorités tentèrent d'appréhender les centaines de marrons qui s'y étaient établis non sans enlever des femmes des plantations. Si, en 1737,
elles parvinrent à en capturer quarante-huit, dont huit furent exécutés, elles furent loin d’éradiquer le marronnage qui continua en GrandeTerre jusqu’à l'abolition de l'esclavage !. À Saint-Domingue aussi, depuis le début du xvii" siècle, de nombreux
captifs africains s'enfuyaient,
et
plusieurs formérent des bandes marronnes qui pillaient régulièrement les plantations au sud de Cap-Français (actuel Cap-Haitien). D’autres s'étaient réfugiés dans la zone montagneuse et alors boisée à la frontière avec Santo Domingo, la partie espagnole d’Hispaniola. Malgré plusieurs expéditions militaires entre 1728 et 1740, dix ans plus tard les fugitifs se comptaient toujours par centaines, voire par milliers. Parmi les bandes marronnes, celle de Le Maniel, fondée à la fin du xvii" siècle, résista aux
attaques militaires pendant plusieurs décennies et finit par conclure, en 1785, un traité de paix avec les gouvernements coloniaux des moitiés française et espagnole contre la promesse de leur renvoyer désormais tout
esclave fugitif?.
À Cuba aussi, avant que la colonie espagnole ne se lance dans la production massive de sucre, des esclaves africains fugitifs avaient créé de petites communautés marronnes dans les montagnes, notamment celle d'El Portillo dans l'extrême orient de l'île. En 1747, le gouverneur mobi-
lisa une centaine d'hommes de la région pour la détruire. Bien que de nombreux
marrons
soient parvenus
à s'enfuir, onze adultes (avec deux
enfants) furent capturés et traduits en justice. Conservées dans les archives cubaines, les déclarations de ces captifs montrent tout d’abord la diversité ethnique qui caractérisait certains palenques nés du hasard de fuites réussies. Ces hommes et ces femmes se dirent être kongo, carabali, mina ou mandinga, donc des survivants de la traversée transatlantique, mais l’une se déclara jamaicaine. Ils expliquèrent qu'ils s'étaient enfuis pour échapper à un ou une propriétaire qui les punissait démesurément, qui volait leurs maigres biens ou qui n’avait pas respecté une promesse de liberté. Ils 1 2
80
Gabriel DeBIEN, « Marronage in the French Caribbean », in Richard PRICE (dir.), Maroon
Societies, op. cit., p. 107-109 ; Frédéric REGENT, La France et ses esclaves, op. cit., p. 165.
Yvan DEBBASCH, « Le Maniel : further notes », in Richard PRICE (dir.), Maroon Societies, op. cit., p. 143-148 ; David P. GEGGUS, Haitian Revolutionary Studies, op. cit., p. 71-74.
Le marronnage, une voie risquée mais possible vers la liberté
déclarèrent aussi que leur but était de pouvoir vivre en famille des fruits de leurs cultures. Le juge décida que, s'ils avaient été importés légalement à Cuba, ils seraient remis à leur maître pour qu'il les punisse, mais que, s'ils avaient été amenés en contrebande, ils seraient vendus aux enchères !. La présence de la marronne jamaicaine à El Portillo attestait d'une autre particularité du grand marronnage antillais, liée aux guerres entre les monarchies européennes et à leur impact dans les Caraïbes. En 1664, le roi d’Espagne accorda la liberté à quatre esclaves (trois femmes et un homme) arrivés par mer à Puerto Rico après avoir fui les îles du Vent danoises. Peu après la monarchie espagnole décréta qu’elle octroierait la liberté à tous les esclaves des deux sexes provenant des possessions danoises, néerlandaises et britanniques qui se réfugieraient où que ce fût dans son empire américain, lui jureraient fidélité et se convertiraient au catholicisme. Dès lors, des esclaves de la Jamaïque, récemment prise par 1'Angleterre, avaient commencé à fuir à Cuba; d'autres de Curacao à Coro,
au Venezuela.
Puerto Rico attira aussi constamment
des mar-
rons des Petites Antilles voisines, abritant par exemple quatre-vingts fugi- . tifs de l’île de Sainte-Croix en 1714. Pour les autorités de Puerto Rico, ces immigrants illégaux représentaient une possibilité de remédier au sous-peuplement de la colonie espagnole. Des terres leur furent d’abord octroyées puis, vers 1760, il fut décidé de fonder avec eux un nouveau
village, San Mateo de Cangrejos, pour consolider la défense de San Juan. En 1776, ce village avait sa propre chapelle et comptait 700 habitants libres de couleur vivant en famille, qui approvisionnaient San Juan tout en participant à sa milice de couleur. La couronne d’Espagne appliquait une politique d'asile similaire aux fugitifs des colonies britanniques du continent qui parvenaient en Floride, se convertissaient au catholicisme et juraient fidélité au roi’. Un peu partout donc, des esclaves des colonies protestantes connaissaient ces dispositions et prirent le risque de s'enfuir par terre ou par mer pour gagner la liberté en terre espagnole. Pourtant, dans les petites îles au relief peu accidenté comme la Grenade et Antigua, les communautés marronnes ne résistèrent pas audelà des années 1730, quand la colonisation et la plantation esclavagiste 1
2
Gabino La Rosa Corzo, Runaway Slave Settlements in Cuba. Resistance and Repression, University of North Carolina Press, Chapel Hill, 2003, p. 42-62.
Matt D. Cups, The 1812 Aponte Rebellion in Cuba and the Struggle against Atlantic Slavery, University of North Carolina Press, Chapel Hill, 2006, p. 43-44 ; Linda M. Rupert, « Inter-
colonial networks and revolutionary ferment, Curacao and Tierra Firme », in Wim KLOOSTER et Gert OOSTINDIE (dir.), Curacao in the Age of Revolutions,
1795-1800,
KITLV
[Río Piedras],
1981,
Press, Leiden, 2011, p. 81-85 ; Luis M. Díaz SoLer, Historia de la esclavitud negra en Puerto Rico (1953), p. 232-236.
Editorial
Universitaria,
Universidad
de Puerto
Rico
De la conquête à la fin de la guerre de Sept Ans (1492-1763)
s'étendirent sur la majorité du territoire. Toujours durement réprimé, le marronnage déclina”. Ainsi, à Antigua, entre
1722 et 1749, encore une cin-
quantaine d'esclaves étaient en moyenne exécutés chaque décennie pour s'être enfuis, mais, de 1750 à 1759, ils ne furent que dix à subir ce sort”. De fait, dans les Caraïbes, les communautés marronnes ne survécurent que là où, comme à la Jamaïque, elles s'étaient établies dans des montagnes inac-
cessibles et de peu d'intérêt pour les planteurs. Ceci n'empécha pas le missionnaire morave C. G. A. Oldendorp de décrire par ces mots les esclaves qu'il avait interrogés dans les années 1760 dans les Antilles danoises : « Ils suivent leurs propres dispositions naturelles irrépressibles et considèrent comme justes tous les moyens possibles de gagner leur liberté. Dans ce
but, ils se sauvent de leurs maîtres et fuient dans
les montagnes
et les
forêts * ». D'ailleurs, lorsque la plantation sucrière se développa à Cuba et à Puerto Rico à la fin du xvii‘ siècle, elle conduisit aussi à l'accroissement
du marronnage dans ces deux colonies espagnoles. Les territoires encore non colonisés,
meilleurs alliés du marronnage Sur le continent américain
aux xvu‘* et xvii siècles, de vastes
espaces non colonisés offraient des possibilités de refuge pour les fuyards. En Louisiane, lorsque les colons français cherchèrent à développer la culture du riz, de l'indigo et du tabac par l'esclavage d'Amérindiens et d’Africains récemment importés, ils firent immédiatement face à la mul-
tiplication des fuites. Dès 1724, un édit adapta certains articles sur le marronnage du Code noir de 1685 à la nouvelle colonie : la progression des peines pour les fugitifs était la même, mais l'affranchi qui recelait un marron risquait de redevenir esclave. Comme les Français étaient encore peu nombreux, le cauchemar de l'union des Indiens et des Noirs contre les Blancs devint une réalité à Natchez en 1729. Dans cette colonie aux conditions de vie précaires, les colons n'étaient alors guère plus que 200 hommes, 82 femmes et 150 enfants. Ils exploitaient 280 esclaves africains et des Amérindiens natchez avec lesquels les accrochages étaient fréquents. En novembre 1729, des chasseurs natchez empruntèrent les armes des Français, prétextant qu’ils en avaient besoin pour leur ramener du gibier. Puis, ils promirent
82
1
Michael Craton, Testing the Chains, op. cit., p. 115-118; David B. Gaspar, « From “the
2 3
the Americas, Indiana University Press, Bloomington, 1996, p. 221-224. David B. Gaspar, Bondmen & Rebels, op. cit., p. 194. Cité dans Alvin O. THOMPSON, Flight to Freedom, op. cit., p. 40.
sense of their slavery” slave women and resistance in Antigua, 1632-1763 », in David Barry Gaspar and Darlene Clark Hine (dir.), More Than Chattel. Black Women and Slavery in
Le marronnage, une voie risquée mais possible vers la liberté la liberté aux esclaves qui les soutiendraient et, aux ordres de leur chef,
ils retournèrent les armes contre les Blancs et massacrèrent 145 hommes, 36 femmes et 56 enfants, ainsi qu’un contremaítre noir — soit plus de la moitié des colons locaux et 10% de tous ceux de la Louisiane. Les Natchez épargnèrent le reste des Blancs pour les vendre, avec les esclaves non coopératifs, à une autre nation indienne. Alors que la plupart des esclaves se rangeaient du côté des Natchez, trois esclaves s'échapperent pour alerter les autorités à La Nouvelle-Orléans. Deux mois plus tard, les Français s’alliaient à d'autres Amérindiens, les Choctaw, pour attaquer les Natchez et parvenaient à libérer les Françaises enlevées et à reprendre quelques dizaines de bossales. Le gouverneur de La Nouvelle-Orléans chercha à briser toute nouvelle tentative d'alliance entre Amérindiens et Africains en affranchissant les quelques esclaves noirs qui avaient lutté pour la France et en livrant ceux faits prisonniers avec des Natchez aux Choctaw,
qui les brûlèrent vifs. Mais, comme
ces affrontements
n’em-
pêchèrent pas les colons français de recourir à l'esclavage d'Indiens et d’Africains, des hommes et femmes de ces deux groupes continuèrent de s'enfuir dans l'arriére-pays de la Louisiane pour y former de petites communautés marronnes souvent multiethniques’. Le marronnage accompagna aussi l'implantation de l'esclavage dans les colonies britanniques du nord du continent, comme en témoignent les journaux de l’époque. A New York, par exemple, les propriétaires d'esclaves publièrent 350 annonces signalant des esclaves marrons entre 1726
et 17702. En Virginie, comme l’a montré une étude sur 1 500 avis de
fuites d'esclaves publiés dans la Virginia Gazette entre 1736 et 1800, l'immense majorité des fugitifs étaient des créoles et non pas des Africains, et des hommes. Certains esclaves se sauvaient pour retrouver des membres de leur famille, ce qui souvent conduisait rapidement à leur capture, mais d’autres s’enfuyaient vers les villes, où ils pouvaient trouver du travail plus facilement et parfois passer pour libres. Une minorité quittait la Virginie pour la Caroline du Nord, alors peu colonisée, ou la Pennsylvanie, à la réputation plus tolérante. D’autres encore fuyaient vers un port pour s'engager comme marins ou se cacher sur un bateau, ce qui limitait le risque de réappropriation par leur maître, mais augmentait celui d’une capture et d'une revente par des négriers. Les fuites étaient suffisamment nombreuses pour susciter des lois qui prévoyaient la mutilation, la castration 1 2
Frédéric RÉGENT, La France et ses esclaves, op. cit., p. 66-67; Gwendolyn Midlo HALL, Africans in Colonial Louisiana, op. cit., p. 97-118 ; Ira BERLIN, Many Thousands Gone, op. cit., p. 88-90. Richard E. Bon», « Shaping a conspiracy : Black testimony in the 1741 New York plot », Early American Studies, vol. 5, n° 1, printemps 2007, p. 75.
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De la conquête à la fin de la guerre de Sept Ans (1492-1763)
ou l'exécution des marrons ainsi qu’une récompense monétaire pour leur capture. De même, l'établissement de communautés marronnes sur des terres peu ou pas colonisées et la protection d'esclaves fugitifs par des Blancs pauvres, soit par pitié, soit par profit (en les obligeant à travailler pour eux), résultèrent de l’approbation de codes de répression sévères. De surcroît, la surveillance du territoire et la poursuite des marrons exi-
gèrent la mobilisation coûteuse de milices de Blancs’. Lorsque la Caroline du Sud développa l'esclavage à grande échelle (dès 1710, les Africains y étaient plus nombreux que les Blancs), les fuites d’esclaves se multiplièrent, comme en témoignaient là aussi la législation inspirée du Code noir français et les annonces des gazettes. Des centaines de fugitifs s’établirent dans la région de marécages et de mangroves du Great Dismal Swamp, à la frontière avec la Virginie, où leur recapture était impossible. De la fin du xvun* siècle à 1763, d'autres atteignirent la ville de Sainte-Augustine, sur la côte nord de la Floride, alors colonie espagnole’, Les gouverneurs espagnols y appliquèrent la politique d'asile déjà en place à Cuba, à Puerto Rico et au Venezuela, qui consistait à offrir la liberté aux esclaves des colonies britanniques s’y réfugiant à condition qu'ils se convertissent au catholicisme et jurent fidélité au roi d’Espagne. De plus, les autorités comptaient sur ces affranchis pour disposer d'une force de travail peu coûteuse et d'un appui inconditionnel en cas d'attaque militaire, surtout depuis la fondation de la colonie britannique de la Georgie en 1732*. Six ans plus tard, une centaine d'esclaves avaient déjà réussi à atteindre la Floride sans être capturés dans leur fuite. Le gouverneur les assigna à un village, Gracia Real de Santa Teresa de Mosé, placé stratégiquement au nord de Sainte-Augustine et pour lequel ils construi-
sirent un fort‘,
Dans ce contexte, un groupe d’esclaves prés de Charleston, en Caroline du Sud, réalisa la rébellion la plus meurtrière de l’histoire des colonies britanniques d'Amérique du Nord, appelée « révolte de Stono ». Peu d'informations la documentent, car elle n’entraina ni procès ni débat archivé. Il semble néanmoins que son leader fut un esclave angola appelé Jemmy, suivi par une vingtaine d’hommes. Après s'étre rassemblés près d'un pont sur la rivière Stono, un dimanche 1
Gerald W.
2
America », art. cit., p. 270-277. Timothy James Lockey (dir.), Maroon
3 4
84
MULLIN,
de septembre
1739, ces esclaves
Flight and Rebellion. Slave Resistance in Eighteenth-Century
Virginia,
Oxford University Press, New York, 1972, p. 39-40, 105-121, 129; William M. WIECEK, « The statutory law of slavery and race in the thirteen mainland colonies of British Communities
in South Carolina.
A Documentary
Record, University of South Carolina Press, Columbia, 2009, p. XVII-XX, 1, 6. Luis M. Díaz SoLer, Historia de la esclavitud negra en Puerto Rico, op. clt., p. 232-236. Jane LANDERS, Black Society in Spanish Florida, op. cit., p. 23-35.
Le marronnage, une voie risquée mais possible vers la liberté
attaquèrent un magasin, y volèrent des armes et des marchandises, puis tuérent ses deux occupants blancs qu'ils décapitèrent pour exposer leurs têtes sur les escaliers de l’entrée. Puis le groupe partit pour le Sud aux cris de « Freedom ! », et sur le chemin il fut rejoint par d’autres esclaves alors qu'il mettait le feu à des maisons et des plantations et tuait une vingtaine de Blancs, dont des femmes et des enfants. Mais tous les esclaves rencontrés ne s'unirent pas à eux, et certains au contraire défendirent leurs maîtres attaqués : l’un d’entre eux tua un insurgé et fut ensuite émancipé pour cet acte de loyauté. Les rebelles, dès lors au nombre de 60 à 100, furent rattrapés en fin de journée par la milice et des planteurs quand ils fétaient leur victoire en dansant, chantant et jouant du tambour. La plupart furent tués ou exécutés sur-le-champ, d'autres s’enfuirent pour être capturés peu après et exécutés sommairement. Quelques-uns parvinrent cependant à atteindre Sainte-Augustine et à se mettre sous la protection des Espagnols. Dépourvus de sources, les historiens ont cherché à interpréter cette sanglante rébellion d'un jour. Ils s'accordent sur le but final de l'épopée de Jemmy et de ses compagnons : la liberté à Sainte-Augustine, d'autant plus que Jemmy et quelques autres étaient sans doute originaires du royaume catholique du Kongo, donc particulièrement sensibles à la propagande espagnole. Les rebelles auraient aussi agi parce que, avec la reprise de la guerre entre la Grande-Bretagne et l'Espagne en 1738, la Caroline du Sud était sur le point de promulguer un décret de sécurité obligeant tous les hommes blancs à porter une arme, y compris le dimanche à l’église. Selon un historien, la révolte de Stono aurait aussi eu une dimension
« gen-
rée » car, par leurs actes (notamment l'exposition des têtes des deux premières victimes), leur marche et leur célébration, ces hommes, pour la plupart africains, auraient voulu affirmer leur masculinité et leur expérience martiale à un moment où la colonie abandonnait l'élevage de bétail et l'exploitation du bois pour la plantation de riz, laquelle faisait disparaître la division sexuelle du travail. Toutefois, même s'ils semérent
la mort et le feu sur leur passage, les insurgés de Stono ne voulaient pas prendre le pouvoir ni s'attaquer à l'institution de l'esclavage, mais fuir en Floride : ils étaient donc avant tout des marrons. Peu après, en 1740, les Britanniques occupèrent et détruisirent Fort Mosé et son village, ce qui força les affranchis à se réfugier à Sainte-Augustine. En 1752, un nouveau gouverneur espagnol les contraignit à reconstruire le fort et son village. Sept ans plus tard, soixante-sept personnes y étaient recensées dans 1
Peter H. Woop, Black Majority, op. cit., p. 308-320 ; Edward A. PEARSON, « “A countryside full of flames” : a reconsideration of the Stono rebellion and slave rebelliousness in the
early eighteenth-century South Carolina Lowcountry », Slavery & Abolition, vol. 17, n° 2, 1996, p. 22-50.
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De la conquête à la fin de la guerre de Sept Ans (1492-1763)
vingt-deux foyers. Les hommes étaient bien des Africains marrons, mais certains avaient épousé des femmes esclaves ou amérindiennes, et le village avait cessé d’être un refuge pour les esclaves du Nord britannique. Après la cession par l'Espagne de la Floride à la Grande-Bretagne, en 1763, les esclaves affranchis de Fort Mosé et de Sainte-Augustine durent partir
une dernière fois pour s’exiler à Cuba’.
En Amérique du Sud, le développement des mines grâce au travail des esclaves accrut le marronnage au nord de Medellin et au sud de Popayän en Colombie, sur la côte pacifique de la Colombie et de l'Équateur et dans les régions de Salvador de Bahia et du Minas Gerais au Brésil, où palenques et quilombos se multiplièrent. Dans tout l’Empire espagnol continental, des communautés fugitives s'étaient établies dans les nouvelles zones frontières,
les colonisant
illégalement
en
l’absence
de
toute
présence
de l’État ou de l'Église catholique. Des fugitifs arrivaient aussi par mer,
notamment de l’île néerlandaise de Curaçao, dans la région de Coro au Venezuela. Alors que certaines communautés étaient composées uniquement d'esclaves marrons, d'autres, appelées rochelas, regroupaient des esclaves fugitifs noirs et mulâtres, des Amérindiens,
des métis et même
quelques Blancs déserteurs ou fuyant la justice. Tous ces hommes et ces femmes, selon un témoin espagnol du xvur' siècle, se mélangèrent si bien entre eux « qu’ils propagèrent une infinité de castes difficiles à vérifier ? ». Par exemple, en 1720, les autorités espagnoles estimaient qu'il y avait 20 000 cimarrones au Venezuela;
dans les années
1770, elles avouaient
que le nombre d’arrochelados dans la seule région de la Colombie caraïbe s'élevait à 60 000, soit plus du quart de la population (sans compter quelque 100 000 Amérindiens non colonisés *). Durant tout le xvii‘ siècle, au Brésil comme en Amérique espagnole, les armées coloniales lancèrent des expéditions coûteuses de (re)conquéte de l'arriére-pays pour rassembler marrons et autres fugitifs dans de nouveaux villages placés sous autorité royale et cléricale*. Dans ce processus qui resta incomplet, des 1
2
3 4
86
Jane LANDERS, Black Society in Spanish Florida, op. cit., p. 35-62.
Cité dans Aline HELG, Liberty and Equality, op. cit., p. 21. Voir tbid., p. 20-39 ; Francisco
U. ZULUAGA R., Guerrilla y socledad en el Patía. Una relación entre clientellsmo polftico y la insurgencia social, Universidad del Valle, Facultad de Humanidades, Cali, 1993, p. 31-66 ; William F. SHARP, Slavery on the Spanish Frontier, op. cit., p. 153-158 ; Anthony MCFARLANE, « Cimarrones and palenques : runaways and resistance in colonial Colombia », Slavery & Abolition, vol. 6, n° 3, 1985, p. 131-151 ; Miquel Izaro, Orejanos, cimarrones y arrochelados. Los llaneros del Apure, Sendai Ediciones, Barcelone, 1988 ; Linda M. RUPERT, « Intercolonial networks and revolutionary ferment... », art. cit., p. 81-86. Miguel Acosta SAIGNES, Vida de los esclavos negros en Venezuela, op. cit., p. 249 ; Aline HELG,
Liberty and Equality, op. cit., p. 25.
Donna J. Guy et Thomas E. SHERIDAN, « On frontiers », in Donna J. Guy et Thomas
E.
SHERIDAN (dir.), Contested Ground, op. cit., p. 3-15 ; Mary KarASH, « Interethnic conflict and resistance on the Brazilian frontier of Goaiás, 1750-1890 », in ibid., p. 115-134.
Le marronnage, une voie risquée mais possible vers la liberté
milliers d’esclaves marrons et leurs descendants s’insérérent silencieusement dans les rangs de la population libre de couleur — une victoire considérable contre l'esclavage, bien que peu mentionnée dans l'historiographie. D'autres fugitifs s’enfoncérent plus encore dans l'arriére-pays non colonisé. En marge de ce processus de colonisation illégale, la monarchie espagnole tenta de promouvoir l'établissement de communautés noires dans des régions où sa souveraineté était contestée par les nations amérindiennes. Parfois, les recrues involontaires étaient des arrochelados déplacés sous la contrainte, comme dans le Darién au sud de l'actuel Panama,
ou des pardos libres et des esclaves réquisitionnés à leurs maîtres, comme dans le cas d’Emboscada (« Embuscade »), fondée au milieu de xvi‘ siècle
au Paraguay pour assurer la protection d'Asunción. Abandonnées par les autorités, ces communautés de frontières vivaient dans des conditions de misère proches de celles des palenques, mais leurs habitants avaient échappé légalement à l'esclavage”. Mieux connu et tout aussi significatif fut le grand marronnage des Africains amenés entre le xvi" et le x1x° siècle pour cultiver la canne a sucre dans le Suriname néerlandais. Le marronnage au Suriname remontait à 1651, quand des Anglais établirent la première plantation sur la côte des Guyanes. Déjà, des esclaves s’échappérent dans l'arriére-pays formé d’épaisses forêts tropicales traversées de rivières, où vivaient des communautés amérindiennes. Les fuites continuèrent au cours des années suivantes, avec la croissance par à-coups de la colonisation anglaise jusqu’en 1667, renforcée par la venue de planteurs juifs sépharades et ashkénazes. Cette année-là, les Pays-Bas acquirent le Suriname et continuérent d’y développer la plantation sucriére grâce à l'importation massive d'esclaves africains. Ainsi, vers 1715, la colonie comptait 2 000 Européens d'origines diverses (Néerlandais, Français, Juifs,
Allemands, entre autres) pour une population esclave de 22 000, principalement des Mandingues et des Kongo’. Cinquante ans plus tard, le nombre d'esclaves avait plus que doublé, avec une grande majorité d’entre eux toujours amenés d'Afrique. Dans l’ensemble de la colonie néerlandaise, il y avait à peine un Blanc pour vingt-cinq esclaves, mais dans les plantations, qui comptaient en moyenne 228 esclaves chacune, 1
2
Aline HELG, Liberty and Equality, op. cit., p. 28-29 ; Capucine BotDIN, « Esclaves, pardos et
milices au Paraguay (xvu-xix* siècles) », in Carmen BERNAND et Alessandro STELLA (dir.),
D'esclaves à soldats, op. cit., p. 334-337. Les Afro-descendants libres et esclaves comptaient pour 11 % de la population du Paraguay au début du xix° siècle, et les esclaves étaient principalement employés comme artisans, domestiques et éleveurs de bétail. Richard PRICE, The Guiana Maroons, op. cit., p. 7-9 ; Cornelis C. GOSLINGA, The Dutch in the Caribbean and in the Guianas, 1680-1791, Van Gorcum, Assen, 1985, p. 359-362.
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De la conquête à la fin de la guerre de Sept Ans (1492-1763)
le rapport tombait à un Blanc pour 65 esclaves '. En réalité, le Suriname fut la colonie de plantation sucrière des Amériques la plus dévoreuse de vies humaines. Certaines exploitations allaient jusqu’à épuiser quatre contingents d’Africains en vingt-cinq ans. Cette caractéristique conduisit d’ailleurs le lieutenant-colonel John Gabriel Stedman à l'appeler « cette colonie avide de sang » quand il y arriva en 1772 pour combattre
les marrons”.
Au Suriname, tant en raison des conditions de vie désastreuses que de l'existence d’un vaste arrière-pays non conquis, le marronnage se développa parallèlement au régime de plantation et atteignit rapidement des dimensions incontrôlables. Des groupes. d’Africains de mêmes plantations s’enfuirent d’abord au sud pour y former des campements mobiles à proximité des exploitations esclavagistes qu'ils attaquaient pour compléter leur approvisionnement. Avec le temps, ces communautés se multipliérent, s'agrandirent avec la venue de nouveaux fugitifs ou d'esclaves (surtout des femmes)
enlevés au cours de raids, et s’enfoncérent
plus au sud, pour compter plusieurs centaines voire méme quelques milliers de marrons en 1700. Utilisant des tactiques de guérilla, les Bush Negroes soumettaient les plantations a des attaques répétées, ce qui incitait parfois des esclaves de plantations à se rebeller, à tuer leurs maîtres et à rejoindre un campement de marrons. Planteurs et autorités ripostaient par l'envoi de milices, d'unités militaires et même la mobilisation d'esclaves auxquels ils promettaient la liberté contre la destruction des campements et la capture de marrons. Mais ces expéditions étaient très coûteuses en argent et en hommes pour des résultats maigres et éphémères. Les châtiments atroces imposés aux fugitifs repris, tels que la section du tendon d'Achille, l’amputation d'une jambe, le bûcher ou l'écartélement, ne parvenaient pas non plus à freiner les fuites d'esclaves quotidiennement maltraités. Plus encore, les Bush Negroes connaissaient mieux le terrain que les colons et leurs troupes et, avec le temps et la présence accrue de femmes et d'enfants, ils s'étaient établis dans des villages fortifiés plus à l’intérieur, constituant trois « tribus » : les Ndjuka, les Saramaka et les Marawai*. Malgré une autosuffisance alimentaire basée sur l’agriculture, la chasse et la pêche, ils continuaient d’être une
menace pour les plantations, tant par leurs attaques que par le refuge qu'ils procuraient aux esclaves fugitifs. Comme l'indiquait un chef marron en 1757:
88
1
Richard PRICE et Sally PRICE, « Introduction », art. cit., p. XII.
2 3
Ibid. ; Richard PRICE, The Guiana Maroons, op. cit., p. 9. Ibid., p. 22-31.
Le marronnage, une voie risquée mais possible vers la liberté « Si votre Gouverneur et vos conseillers ne veulent pas de rébellion, ils devraient s'assurer que les planteurs traitent mieux les gens qui sont leur propriété et ne les laissent pas aux mains de gérants et de contre-
maîtres qui se livrent à la boisson, qui punissent les Noirs injustement et cruellement,
séduisent leurs femmes
et leurs filles, négligent les
malades, et donc poussent a s’enfuir dans les foréts un grand nombre
des gens industrieux et forts qui vous font vivre avec leur sueur, sans lesquels votre colonie ne pourrait pas survivre, et qui finalement vous
offrent la chance imméritée de faire la paix?. »
Effectivement, le gouvernement colonial dut reconnaître son impuissance et conclut des traités de paix avec ces trois « tribus » du Sud, respecti-
vement en 1760, 1762 et 1767, des tribus qui en contrepartie s’engagerent à ne plus accueillir de nouveaux marrons? Avec les voies de fuite au sud compromises, les esclaves rebelles du Suriname prirent la direction de l’ouest, où ils formèrent progressivement une nouvelle « tribu » placée sous le double commandement de Boni, pour les hommes combattants, et d’Aluku, pour la population non guerrière. Après quelques années d’escarmouches, en 1772 le gouvernement colonial lança contre eux 1 500 soldats européens (dont le lieutenantcolonel Stedman cité plus haut) et 300 esclaves auxquels il promit la liberté et un lopin de terre, qui les décimèrent et poussèrent les survivants vers la Guyane française. Néanmoins, ni cette guerre ni les traités des années 1760 ne mirent fin au marronnage, puisque les esclaves fugitifs créèrent encore deux « tribus » supplémentaires, les Paramaka et les Kwinti, dans l’arrière-pays. Selon 1'historienne Silvia de Groot, de 1651 à l'abolition de l'esclavage par les Pays-Bas en 1863, entre 5 % et 10 % des esclaves du Suriname se libérèrent par le marronnage?. En somme,
entre les xvi° et xvii
siècles, des centaines
de milliers
d’Africains et d’Afro-descendants privilégièrent le marronnage et la formation de sociétés d’esclaves fugitifs, parce que ces formes de révolte 1
Cité dans Cornelis C. GOsLINGA, The Dutch in the Caribbean and in the Guianas, 1680-1791,
op. cit., p. 374.
2
Wim
3
Wim S. M. HOOGBERGEN, The Boni Maroon Wars in Suriname, op. cit., p. 52-104 ; Jean Moomou, Le Monde des marrons du Maroni en Guyane (1772-1860). La naissance d'un
4
S. M. HOOGBERGEN,
The Boni Maroon
Wars
in Suriname, E. J. Brill, Leyde,
p. 6-13 ; Cornelis Ch. GosuNGA, The Dutch in the Caribbean..., op. cit., p. 375-415.
1990,
peuple : les Boni, Ibis Rouge, Matoury, 2004. Sur l'unité des 300 esclaves, le Korps Zwarte Jagers, voir Rosemary BRANA-SHUTE, « Sex and gender in Suriname manumissions », in Rosemary BRANA-SHUTE et RandyJ. SPARKS (dir.), Paths to Freedom, op. cit., p. 189. Silvia W. de Groot, « The maroons of Surinam : agents of their own emancipation », in David RICHARDSON (dir.), Abolition and Its Aftermath. Frank Cass, Londres, 1985, p. 55, 78.
The Historical Context,
1790-1916,
89
De la conquête à la fin de la guerre de Sept Ans (1492-1763)
correspondaient bien à un contexte de colonisation progressive laissant d'immenses espaces sans contrôle de l’État et des esclavagistes. Alors que les milices et les soldats capturèrent un nombre indéterminé de ces fugitifs, souvent pour les condamner à une mort cruelle, une partie importante de ces marrons échappa au joug de l'esclavage en survivant longtemps dans des forêts, des montagnes ou des zones marécageuses. À proximité des villes principales et des ports, des groupes de marrons contrôlaient le passage des hommes et des marchandises pour les dévaliser ou faisaient des raids contre les haciendas ; d'autres étaient bien insérés dans de vastes
réseaux de production minière ou agricole et de contrebande. D’autres
encore, en particulier des femmes ou des créoles, se réfugièrent dans les
villes pour se fondre discrètement parmi la population libre de couleur. Malgré la multiplication des codes esclavagistes et la sévérité des châtiments, le marronnage ne put être éradiqué. Deux, voire trois générations plus tard, à mesure que les frontières de la colonisation avançaient et que le métissage s'amplifiait, les descendants de ces marrons s’insérèrent dans la population libre pour composer l'immense majorité des habitants de vastes régions.
Chapitre 3
L'achat de la liberté et l'engagement militaire, voies de libération légales mais d'accès inégal
Comme le marronnage, l'achat de la liberté et l'engagement militaire firent partie des stratégies utilisées par les esclaves pour gagner la liberté dès l’arrivée à Hispaniola des premiers d’entre eux. Et, comme le
marronnage, ils préparérent le lent processus d'abolition de l'esclavage se poursuivant d’ailleurs dans des pays esclavagistes comme Cuba et le Brésil jusqu’à l'émancipation générale des années 1880. Mais, au contraire du marronnage, ils n'étaient pas des formes de révolte mais plutôt de résistance individuelle, familiale ou parfois communautaire utilisant le cadre législatif existant pour sortir de la condition servile. La lettre ou certificat de liberté obtenu par l'esclave affranchi n'était pas seulement un document légal que l'esclave portait souvent sur lui, mais aussi le résultat d’un processus social au bout duquel le maître ou le juge décidaient que tel ou telle esclave pouvait devenir libre. Il impliquait donc une interaction entre l'esclave, son propriétaire et les autorités dans laquelle 1'esclave, malgré sa condition, prenait l'initiative et se projetait vers un futur de liberté. De même,
l'engagement militaire contre la promesse de l’af-
franchissement démontrait que l’esclave homme était prêt à risquer sa vie pour devenir libre, un engagement qui, à une époque où une grande partie des armées était composée de recrues tirées au sort et de mercenaires, équivalait aussi à prouver son courage et sa masculinité. Dans toutes les colonies, le recrutement d'esclaves répondit au manque de miliciens locaux et de soldats envoyés par les monarchies lors d’invasions ennemies et d'attaques de pirates, et permit à certains captifs de s'affranchir. L'accès à la manumission fut quant à lui beaucoup plus inégal et lié au contexte historique, à la législation en vigueur, au secteur économique dans lequel travaillait l'esclave et à son insertion urbaine ou rurale. Malgré le développement de la traite et de la plantation esclavagiste, l'inégalité principale fut que les esclaves des colonies de l'Espagne et du Portugal eurent toujours le droit d'acheter leur liberté, tandis que ceux des colonies britanniques, néerlandaises et françaises virent cette possibilité progressivement restreinte jusqu’à devenir exceptionnelle au cours du 91
De la conquête à la fin de la guerre de Sept Ans (1492-1763) xvii? siècle. Mais, partout où il était bien reconnu, l'affranchissement per-
mit le développement d’une population afro-descendante libre qui surpassa peu à peu celle des esclaves lorsque, en même temps, l'importation de nouveaux captifs africains avait cessé.
La libération planifiée : acheter sa liberté et s’affranchir dans l'Amérique ibérique
Dans l'Amérique espagnole et portugaise, de nombreux esclaves se libérèrent par la manumission ou l’obtention d’un document légal de liberté. Héritée du droit romain et reprise dans la législation péninsulaire au xm* siècle, la manumission fut étendue aux esclaves des Amériques. Longtemps abordée à travers le seul prisme de la législation, elle est désormais bien étudiée dans sa pratique, grâce au dépouillement d'archives municipales et régionales. En effet, l’affranchissement pouvait être concédé par le maitre, mais il fut le plus souvent l'aboutissement d'un processus engagé par l'esclave qui achetait sa propre liberté («automanumission ») à son maitre ou qui avait des parents ou proches qui en payaient le montant. L’affranchissement suite au paiement par l'esclave ou par des proches de sa valeur fut peu à peu codifié, passant d’un privilège dépendant du bon vouloir du maitre ou de la maîtresse à une option reconnue par la loi et exemptée de l’impôt sur les ventes (« alcabala ») dans la seconde moitié
du xvi* siècle. Ce type d'affranchissement pouvait aussi s'instaurer progressivement grâce au paiement par acomptes, une pratique qui devint un quasi-droit au xvur' siècle sous le nom de coartación ou coartaçäo, et qui interdisait au maître de vendre ou de déplacer un esclave qui avait déjà payé une partie de sa valeur. C'est pourquoi les esclaves, en achetant leur propre liberté ou celle de parents, contribuèrent pleinement à éroder l’esclavage, forgeant progressivement dans plusieurs régions des sociétés où la plupart des Noirs, des mulâtres et des zambos n'étaient plus esclaves mais libres. Néanmoins, cette stratégie exigeait de maintenir de bonnes relations
avec son propriétaire car, sans le consentement de celui-ci, l’esclave qui cherchait à acheter sa manumission risquait de devoir engager des poursuites légales longues, coûteuses et dont l'issue n’était pas garantie!. Malgré ce cadre légal favorable, dans la réalité tant en Amérique espagnole qu'au Brésil, la manumission exigeait un effort considérable sur la 1
Manuel LUCENA SALMORAL, « El derecho de coartación del esclavo en la América española », Revista de Indias, vol. 59, n° 216, 1999, p. 357-374 ; Frederick P. Bowser, The African Slave in Colonial Peru, op. dit., p. 273-274, 278-280 ; A. J. R. RussELL-Woon, Slavery and Freedom
in Colonial Brazil, op. cit., p. 32; Eduardo Franca Parva, « Revendications de droits coutumiers et actions en justice des esclaves dans le Minas Gerais du xvur siècle », in Jean HEBRARD (dir.), Brésil : quatre siècles d'esclavage — nouvelles questions, nouvelles recherches, Karthala, Paris, 2012, p. 115-131.
92
L'achat de la liberté et l'engagement militaire...
longue durée : pour l'obtenir, les esclaves devaient accumuler le pécule nécessaire pour acheter leur liberté au prix de leur valeur marchande. Dans certains secteurs d'activité, tels que l'artisanat, le transport, la les-
sive, la cuisine, la vente ambulante, la prostitution, il n’était pas impossible pour un ou une esclave travaillant le dimanche, les jours de fête et en surplus de sa longue journée au service de son maître, de parvenir à payer son affranchissement au bout de dix à quinze ans. Pour les esclaves vivant séparément d’un maître auquel ils versaient une somme journalière fixe, l’achat de la liberté pouvait devenir une réelle option quand la conjoncture économique était bonne. Par contre, les esclaves - en majorité des hommes - employés dans l’agriculture et l'élevage ne parvenaient à acheter leur liberté qu’exceptionnellement et au bout d’une vingtaine d’années, grâce au produit de la vente dominicale de ce qu'ils cultivaient ou élevaient en plus de leur travail d'esclaves. Quant aux esclaves des régions minières, où là aussi les hommes prédominaient, l’accès à la manumission fut variable. Dans le Chocé, sur la côte pacifique de la Colombie, les
propriétaires n’empéchaient pas leurs esclaves de chercher de l'or durant_ leur temps libre et souvent d’accumuler suffisamment pour acheter leur liberté. Dans le Minas Gerais brésilien, en revanche, les maîtres s’opposèrent le plus souvent à ce que les esclaves travaillent le dimanche dans les mines d’or et de diamants pour se libérer, de crainte qu'ils ne leur fassent ensuite concurrence grâce à leur connaissance des filons et des techniques de production. Cette opposition à l’achat de la liberté par les mineurs fut d’ailleurs un des ferments du marronnage et de l'exploitation illicite des mines caractéristiques du Minas Gerais (voir chapitre 2). Pour ces diverses raisons, presque partout la majorité des affranchis étaient des femmes, non pas parce que ces dernières auraient été des concubines que leurs maîtres blancs auraient libérées, comme les historiens l’ont longtemps supposé, mais parce que l'esclavage urbain était largement féminin - au contraire de l'esclavage rural -, ce qui permettait à plus de femmes que d'hommes de s'affranchir. Une autre tendance générale parmi les affranchis était la prépondérance des esclaves nés en Amérique sur ceux venus d'Afrique, et celle des mulâtres ou des Afrodescendants métis sur les Noirs, en grande partie parce que les premiers connaissaient mieux les lois et les coutumes locales et étaient plus à même de bénéficier de réseaux de patronage dans l'élite blanche pour soutenir
leur demande que les bossales?. 1
Stuart B. SCHWARTZ, « The manumission of slaves in colonial Brazil : Bahia, 1684-1745 », Hispanic American Historical Review, vol. 54, n° 4, novembre 1974, p. 603-665 ; James
H. Sweet, « Manumission in Rio de Janeiro, 1749-54 : an African perspective », Slavery & Abolition, vol. 24, n° 1, avril 2003, p. 54-70; Kathleen J. HIGGINS, « Gender and the
93
De la conquête à la fin de la guerre de Sept Ans (1492-1763)
Les archives paroissiales ont aussi révélé aux historiens que certains esclaves, en particulier des mères, décidaient d'acheter la liberté de leurs
enfants plutôt que la leur. Cette découverte permet de relativiser l'insistance de l'historiographie sur les phénomènes d'avortement et d’infanticide parmi les formes de résistance des mères esclaves qui, par ces gestes dramatiques, voulaient épargner une vie de souffrance et de déchirements pour leurs enfants et elles-mêmes, tout en privant leur propriétaire d'esclaves supplémentaires”. Certes, des femmes décidaient d’avorter ou de tuer leur nouveau-né dans ce but, comme l'atteste la législation réprimant ces actes, mais d’autres firent tout pour acheter la liberté de leur
enfant né esclave. Les exemples de cette détermination parmi les mères ou les parents ponctuent les registres de baptêmes. Ainsi, en 1640 à Lima, l’esclave María Ramos paya soixante-dix pesos à sa maîtresse pour acheter la manumission de sa fille Inés, âgée de quatre mois, ou, en 1595 toujours à Lima, l’esclave Juana Bohio acheta la liberté de sa nièce, la petite
Lorenza. De manière similaire, les registres paroissiaux de Säo José do Rio
das Mortes, au Minas Gerais, montrent qu’au milieu du xvur* siècle plu-
sieurs enfants d’esclaves africains ou créoles furent affranchis à leur baptême grâce au paiement de leur valeur par leurs parents, leur parrain ou leur marraine (et pour l’un d’eux la fourniture d’un esclave bossale servit de paiement). Si l’achat de la liberté d'un nouveau-né ou d'un petit enfant était moins coûteux que celui d’un adolescent ou d’un adulte, il était aussi plus risqué en raison des taux très élevés de mortalité infantile : il s'agissait donc pour le parent esclave d'un énorme effort pour que son enfant, s’il ou elle survivait, vive libre. manumission of slaves in colonial Brazil : the prospects for freedom in Sabará, Minas
Gerais, 1710-1809 », Slavery & Abolition, vol. 18, n° 2, 1997, p. 1-29 ; Douglas Cole LæBy
et Afonso de Alencastro GRAÇA FILHO, « Notarized and baptismal manumissions in the parish of Säo José do Rio das Mortes, Minas Gerais (c. 1750-1850) », The Americas, vol. 66,
n° 2, octobre 2009, p. 211-240 ; Carlos Eduardo VALENCIA VILLA, Alma en boca y huesos en costal : una aproximación a los contrastes socio-econémicos de la esclavitud, Santafé, Mariquita
y Mompox, 1610-1660, Instituto Colombiano de Antropología e Historia, Bogota, 2003, p. 119-153 ; William F. SHARP, Slavery on the Spanish Frontier, op. cit., p. 141-142. La possibilité de la manumission dans les mines d'or fut à l'origine de la légende de Chico Rei, un roi d'Afrique vendu avec son fils comme esclaves au Minas Gerais au début du Xvir siècle. Grâce à la vente de l'or qu'il trouvait indépendamment, Chico Rei aurait d’abord acheté la liberté de son fils, puis la sienne. Ensuite père et fils auraient peu à peu acheté la liberté de tous les membres de leur tribu, lesquels auraient fait de même pour les esclaves d'autres tribus jusqu’à former un royaume dans le district de Vila Rica (aujourd’hui Ouro Preto) et posséder une mine d'une richesse inépuisable grâce à laquelle ils fondèrent la confrérie de Sainte-Iphigénie (noire) et construisirent l'église du Rosaire
où chaque 6 janvier ils organisaient une somptueuse procession royale (Clóvis MOURA, Dicionário da escraviddo negra no Brasil, assessora de pesquisa Soraya Silva Moura, Editora 1
94
da Universidade de Säo Paulo, Säo Paulo, 2004, p. 99-100).
Par exemple, Mario José Magstri FILHO, L’Esclavage au Brésil, op. cit., p. 127-139.
L'achat de la liberté et l'engagement militaire...
Dans d’autres stratégies familiales, les parents commençaient par se libérer eux-mêmes pour pouvoir ensuite gagner l'argent nécessaire à la manumission de leurs enfants, aussi jeunes que possible’. Les livres de baptêmes montrent aussi que des enfants nés d'une union consentie ou forcée entre une esclave et un homme libre étaient parfois affranchis à la naissance par leur père, souvent blanc et propriétaire de la mère. Ce fut le cas du sculpteur et architecte d’églises baroques du Minas Gerais Antonio Francisco Lisboa, dit 1'Aleijadinho, né en 1730 d'un père portugais et d'une mère qui était son esclave : son père l’enregistra comme affranchi a son baptême, sans pour autant libérer sa mére?, Fréquents étaient aussi les couples d'esclaves dont l’un ou l’autre commençait par gagner sa manumission, puis accumulait de quoi payer celle de son conjoint. Et parfois les maîtres en profitaient : par exemple, en 1615 à Lima, le drapier Antôn Bran dut payer 1 000 pesos, dont la moitié à crédit, pour acheter la liberté de sa femme Isabel, soit le double du prix moyen d'une femme esclave
créole à l’époque.
Nombreux étaient les esclaves qui sacrifiaient une bonne partie de leur _. vie à servir sans défaut un maître ou une maîtresse qui leur avaient promis la liberté s'ils les accompagnaient jusqu’à leur mort. Il pouvait s'agir de femmes asservies qui devenaient, souvent sous la contrainte, les concubines de leur propriétaire ou d’un de ses fils contre une promesse d’inscrire leur émancipation et/ou celle de leurs enfants dans son testament. Il s'agissait aussi de domestiques fidèles qui avaient assisté leur maître ou maîtresse dans les différentes étapes de la vie, y compris la maladie. Mais cet engagement en vue d’une manumission après le décès du propriétaire n'était pas sans risque, comme le montrent les nombreuses plaintes judiciaires déposées tant par des esclaves que par les héritiers du maître. Par exemple, des esclaves découvraient à la mort de leur propriétaire qu'il ou elle n'avait pas inclus leur affranchissement dans son testament ou la conditionnait à des années supplémentaires d'asservissement à ses descendants. Parfois les héritiers contestaient les manumissions figurant dans le testament ou voulaient rembourser les dettes laissées par le défunt en vendant ses esclaves. Ces conflits post mortem révélaient donc les contradictions internes des lois ibériques selon lesquelles l’esclave était à la fois un capital ou une marchandise et un être humain doté d'une personnalité morale, religieuse et juridique, le tout dans un contexte où l'esclavage
D
1
3
Frederick P. Bowser, The African Slave in Colonial Peru, op. cit., p. 281-282 ; Douglas Cole LisBy et Afonso de Alencastro GRAÇA FILHO, « Notarized and baptismal manumissions », art. cit., p. 232-233. Clóvis Moura, Diclonário da escravidáo negra no Brasil, op. clt., p. 22-24.
Frederick P. Bowser, The African Slave in Colonial Peru, op. cit., p. 280, 445.
95
De la conquête à la fin de la guerre de Sept Ans (1492-1763)
s'inscrivait avant tout dans un rapport de force. De plus, malgré l'obligation légale que les propriétaires avaient de prendre soin de leurs esclaves devenus vieillards, infirmes ou malades, certains choisissaient de les libé-
rer quand ils étaient devenus improductifs, les laissant dans un aban-
don cruel’.
Les esclaves qui accédaient au statut de libertos ou libertas (« affranchis ») restaient souvent très pauvres, car ils commengaient leur vie libre endettés ou sans le moindre argent après avoir dépensé toutes leurs économies dans l’achat de leur liberté. Beaucoup étaient âgés, ayant investi une partie considérable de leur existence à gagner de quoi se libérer ou à attendre l’accomplissement du testament de leur maitre. Mais d'autres étaient des enfants qui sortaient jeunes de l’esclavage ou ne le connaitraient pas. Quelques-uns réussissaient à surmonter la pauvreté, en particulier les affranchis qui avaient été apprentis et finissaient par ouvrir leur propre atelier de tailleur ou de cordonnier,
ou obtenaient des contrats
comme maçons ou charpentiers ; des femmes émancipées parvenaient a vivre décemment des revenus d'une taverne, d'un petit commerce ambulant ou de la location de chambres. Parfois ces affranchis-là devenaient propriétaires fonciers et acquéraient même à leur tour un ou
deux esclaves À.
Enfin, des la fin du xvi* siècle, certains esclaves furent suffisamment
au courant des lois et du fonctionnement judiciaire ibériques pour contester leur traitement sans ouvertement mettre en question l'esclavage. Ils ou elles utilisèrent des clauses de la Ley de Siete Partidas, telles que l'obligation dans laquelle étaient maîtres et maîtresses de nourrir, vétir et soigner correctement leurs esclaves, de les instruire dans la religion catholique et de ne pas leur administrer des chatiments excessifs, pour dénoncer les abus.
Si le mauvais traitement était prouvé au point de signifier que le propriétaire était indigne du rôle quasi parental qu'il ou elle était censé jouer pour ses esclaves, ces derniers étaient autorisés à être achetés par un autre maître (qui dédommagerait de cette façon le propriétaire original) et, dans des cas extrémement rares de supplices « injustifiés » menaçant la sécurité publique, le maître ou la maîtresse coupable devait concéder la liberté à la victime et lui payer une indemnité à vie. Mais de telles décisions étaient rarissimes, Car elles mettaient en cause le pouvoir des maîtres et l’ordre social. Et les archives espagnoles abondent de cas de sévices et de mutilations d'esclaves, parfois mortels, tel celui de María Manuela, esclave et 1 2
96
Pour des cas détaillés, ibid., p. 274-278, 287-297 ; Hélène VIGNAUX, Esclavage et rébellion, op. cit., p. 137-159 ; Kathleen J. HiGGINS, « Licentious Liberty » in a Brazilian Gold-Mining
Region, op. cit., p. 145-162.
Frederick P. Bowser, The African Slave in Colonial Peru, op. cit., p. 125-146, 272-323.
L'achat de la liberté et l'engagement militaire...
concubine du nonce au tribunal de l’Inquisition de Carthagène des Indes dès 1625, dont elle eut un enfant : pour cacher ce sacrilège, le nonce l'éloi-
gna sur une hacienda, où elle se lia avec un jeune Espagnol dont elle se trouva enceinte ; le nonce lui fit alors couper les oreilles et une partie de la joue et la soumit à 300 coups de fouet par jour dans le but d’entrainer sa mort et celle du fœtus. Après avoir survécu deux mois à ce supplice, Maria Manuela parvint à ce que le gouverneur en soit informé et la fasse secourir, sans que l’on puisse savoir si la liberté lui fut accordée. Si son cas et d’autres furent portés devant la justice royale, beaucoup restèrent ignorés car confinés au domaine privé des maîtres et maîtresses !. La longue lutte des esclaves royaux des mines d’El Cobre à l’est de Cuba mérite aussi une place particulière dans la panoplie que les esclaves des Amériques utilisèrent pour améliorer leur situation, puis atteindre un statut libre. Comme l'a étudié María Elena Díaz, le roi d'Espagne, en 1670, confisqua une concession minière de Cuba avec ses 271 esclaves que son détenteur avait laissés à l'abandon et qui devinrent dès lors esclaves royaux. Pendant les cent trente ans qui suivirent, ces esclaves et leurs des-_ cendants rejetèrent leur appropriation par le roi par divers moyens jusqu’à obtenir leur affranchissement collectif et définitif en 1800. Ils recoururent non seulement au marronnage dans les montagnes avoisinantes et à la révolte, mais aussi à la manipulation des conflits entre gouverneurs de Cuba et autorités à Madrid pour se faire entendre et faire aboutir leurs revendications. Dans leur ténacité, ils allèrent même jusqu’à envoyer par deux fois une délégation en Espagne, à la fin du xvu* siècle et peu avant 1800, un exploit extraordinaire pour des hommes et des femmes esclaves. Ainsi, ils parvinrent à démontrer que, puisque le roi était leur maître légal mais ne pouvait pas concrètement prendre soin d’eux, ils devaient obtenir des terres pour leurs cultures vivriéres?. Ces stratégies portèrent leurs fruits. Peu après 1700, la monarchie reconnut la communauté d'El Cobre comme une sorte de pueblo de indios avec son propre cabildo, bien que la quasi-totalité de ses habitants fussent afrodescendants et esclaves. Les hommes adultes d'El Cobre, comme les Indiens
des pueblos, devaient s'acquitter de la mita, c'est-à-dire fournir un quota de travailleurs temporaires pour la construction de fortifications, mais en plus ils devaient former une milice de défense au service du roi. Dans le quotidien, ils étaient presque souverains : les hommes se consacrérent surtout à l’agriculture et les femmes au travail des mines de cuivre. La population augmenta 1
2
Hélène VIGNAUX, Esclavage et rébellion, op. cit., p. 179-188. Pour des cas au Mexique, voir
Colin A. PALMER, Slaves of the White God, op. cit., p. 100-105. Marfa Elena Díaz, The Virgin, the King, and the Royal Slaves of El Cobre. Negotiating Freedom in Colonial Cuba, 1670-1780, Stanford University Press, Stanford, 2000, p. 32-33.
97
De la conquête à la fin de la guerre de Sept Ans (1492-1763)
du seul fait de la croissance naturelle. Entre 1700 et 1769, 167 esclaves (en majorité des hommes) parvinrent à acheter leur liberté par la coartaciôn, certains acquirent des terres supplémentaires et parfois même un ou deux esclaves domestiques, entraînant des différences sociales importantes à l'intérieur de la communauté. Dans les années 1770, El Cobre comptait près de 900 «esclaves » sans maître et 450 libres de couleur, auxquels s’ajoutaient trois à quatre Blancs entre prêtres et fonctionnaires royaux. Mais en 1780, par un concours de circonstances, un édit royal reprivatisa les mines et donc les esclaves d’El Cobre, et plusieurs d’entre eux furent effectivement saisis par des propriétaires autoproclamés et (re)mis en esclavage ailleurs. La communauté envoya alors un émissaire à Madrid et, en 1800, la monarchie
proclama la liberté collective des esclaves cobreros tout en délimitant leurs terres et en continuant de leur imposer la mita. À un moment où le système de la plantation esclavagiste se renforçait rapidement à Cuba, cette décision représentait une victoire considérable pour ces hommes, ces femmes et ces
enfants désormais officiellement affranchis?. Tant pour l'Amérique espagnole que portugaise, quantifier les affranchissements par achat de la liberté par l’esclave ou ses proches ou par concession du maître s’avère impossible. L’historien ne dispose effectivement que d’une partie des registres de manumission, des actes notariaux, des registres de baptêmes, des dépôts de plaintes ou des testaments dans lesquels ces affranchissements ont été inscrits, alors que certains n’étaient pas enregistrés. De plus, les innombrables esclaves qui tentérent d’acheter leur liberté ou celle de leurs proches sans y aboutir démontraient eux aussi leur patiente volonté d’émancipation. Néanmoins, selon plusieurs études de cas, entre 75 et 80 % des esclaves qui obtenaient la manumission dans le monde ibéro-américain l'avaient achetée eux-mêmes ou l'avaient reçue grâce au paiement d'un parent. Les modalités d'achat allaient du versement total comptant à l'emprunt partiel, au paiement par acomptes et à l'engagement à travailler pour le maître encore un certain temps. Seule une minorité d'esclaves avaient « reçu » l’affranchissement de leur maitre au cours de la vie de ce dernier ou par voie de testament. Ainsi, dans l’Amérique ibérique, les esclaves qui se libéraient par la manumission, même s'ils ne représentaient chaque année qu’une petite partie de la population esclave, contribuaient à faire augmenter le nombre 1
Ibid., p. 32-33, 39, et 257 pour les statistiques.
2
Stuart B. SCHWARTZ, « The manumission of slaves », art. cit. ; James H. SWEET, « Manumission in Rio de Janeiro », art. cit.; Kathleen J. HIGGINS, « Gender and the manumission of
slaves », art. cit. ; Douglas Cole Limay et Afonso de Alencastro GRAÇA FILHO, « Notarized and baptismal manumissions », art. cit. ; Carlos Eduardo VALENCIA VILLA, Alma en boca y hue-
sos en costal, op. cit., p. 127 ; Lyman L. JOHNSON, « Manumission in colonial Buenos Aires, 1776-1810 », Hispanic American Historical Review, vol. 59, n° 2, mai 1979, p. 258-279.
98
L'achat de la liberté et l'engagement militaire...
des Afro-descendants libres. En effet, beaucoup étaient des femmes dont les futurs enfants, de par le principe du partus sequitur ventrem, naitraient aussi libres. Cet essor de la population de couleur libre grâce à l'affranchissement inquiéta d’ailleurs les autorités qui commencèrent par insister sur le fait que tout enfant né avant la manumission de sa mère resterait esclave, puis, en contradiction avec le principe romain, que ceux nés de mère coartada (partiellement affranchie) ne naitraient pas coartados mais esclaves. Dans les régions agricoles ou minières, où les hommes esclaves, souvent nés en Afrique, étaient plus nombreux que les femmes de même condition, la population afro-descendante libre augmentait surtout en raison des mariages ou unions de ces hommes avec des femmes libres, amérindiennes ou noires : les enfants nés de leurs unions ne seraient ni des esclaves ni des Amérindiens soumis à la mita. Toutefois, nulle part les libres de couleur ne furent débarrassés de la « souillure de l'esclavage » (mancha de la esclavitud). Dans les colonies espagnoles, dès la fin du xvi* siècle, leur nombre était devenu si élevé que la monarchie voulut les soumettre à un tribut de castas, une capitation réservée aux Afro-descendants libres. Ces derniers résistèrent efficacement à ce nouvel impôt et, dans les régions où Noirs, mulâtres, zambos, quarterons et quinterons libres surpassaient largement les esclaves en nombre et représentaient une partie importante de la population, telles que le Venezuela et la Colombie, les fonctionnaires royaux ne parvinrent jamais à le recouvrer. Ailleurs, son encaissement fut irrégulier !. En conséquence, dans toute l'Amérique espagnole continentale, grâce à l’achat de la liberté par l’esclave ou ses parents et à la manumission par le maître, des milliers d'esclaves gagnèrent la liberté. Les enfants et petits-enfants de ces affranchis naquirent libres, et progressivement ces castas marginalisérent l'esclavage et contestèrent efficacement le tribut par lequel la monarchie voulait marquer à jamais leurs liens avec la traite négrière et l'esclavage.
Du côté britannique et néerlandais, vers l'interdiction
Au contraire des esclaves de l’Amérique ibérique, ceux des colonies britanniques et néerlandaises firent face à des restrictions de la manumission et de l'achat de la liberté toujours plus sévères. En effet, sans cadre légal imposé par la métropole, les colons purent y réglementer l'esclavage beaucoup plus librement que leurs pairs espagnols et portugais qui devaient obéir à des lois remontant à la reconquête de la Péninsule sur les musulmans. Jusqu'au milieu du xvi siècle, les esclaves africains des
colons anglais de la Virginie ou de la Barbade travaillaient souvent côte 1
Frederick P. Bowser, The African Slave in Colonial Peru, op. cit., p. 302-310.
99
De la conquête à la fin de la guerre de Sept Ans (1492-1763)
à côte avec des engagés catholiques irlandais sur les plantations de tabac et d'indigo. Alors que la plupart d’entre eux demeurèrent propriété de leur maitre, certains Africains furent soumis au méme systéme de contrat que les engagés et retrouvèrent leur liberté au terme de cinq à sept ans. Quelques esclaves parvinrent à négocier avec leur maitre l'achat de leur
liberté ou celle de leurs enfants’.
De même, dans la colonie néerlandaise de la Nouvelle-Néerlande peu après la fondation de la Nouvelle-Amsterdam (la future New York), l'esclavage n'était pas codifié. En 1630, sa population était d'environ 300 colons blancs et 60 esclaves, dont la moitié appartenaient à la Compagnie néerlandaise des Indes occidentales. Cinq ans plus tard, les esclaves de cette dernière envoyèrent une pétition aux dirigeants de la Compagnie à La Haye pour demander un salaire équivalent à celui des travailleurs blancs, ce qui leur fut accordé. Après ce premier succès, les esclaves continuèrent d'adresser des pétitions pour faire valoir leurs droits, notamment
pour gagner leur liberté ou celle de leurs enfants. Ils firent aussi appel aux cours de justice néerlandaises qui examinérent leurs cas, montrant donc qu'elles reconnaissaient leur personnalité juridique, même si les décisions leur étaient défavorables. Des hommes et des femmes esclaves adoptèrent le christianisme, se marièrent à l'église et firent baptiser leurs enfants, pensant logiquement mais à tort que ces derniers seraient de ce fait délivrés de l'esclavage. D’autres travaillaient d’arrache-pied pour s'affranchir ou affranchir leurs enfants, mais l'achat de la liberté restait très coûteux et combattu par les propriétaires, sauf s’il s'agissait d'esclaves improductifs. Il restait pourtant possible, puisqu’en 1664, lorsque les Anglais prirent le contrôle de la colonie,
étaient libres 2.
20%
de ses 376
habitants
afro-descendants
Toutefois, l'augmentation des importations d'esclaves renforca la législation à l'égard des esclaves et conduisit la plupart des colonies néerlandaises et britanniques à se doter de codes esclavagistes (souvent promulgués par une Assemblée coloniale) limitant de façon draconienne l’affranchissement.
Au
Suriname
néerlandais,
une
loi de
1733
soumit
toute manumission à la présentation par le propriétaire de l’esclave d’une demande officielle et au dépôt d'une garantie financière pour que l'esclave affranchi n'ait jamais recours à la charité publique. Vingt ans plus 1
Ira BERLIN, Many Thousands Gone, op. cit., p. 36-38; Maurice Burac, La Barbade : les
mutations récentes d'une fle sucrière, Presses universitaires de Bordeaux, Bordeaux,
2
p. 15-26. Christopher Moore, « A world of possibilities
1993,
slavery and freedom in Dutch New
Amsterdam », in Leslie Harris et Ira BERLIN (dir.), Slavery in New York, New York Historical
Society, New York, 2005, p. 29-56.
100
L'achat de la liberté et l'engagement militaire...
tard, le gouverneur de Curacao exigeait également le paiement d'une garantie de 100 florins (équivalant alors à dix-huit mois de salaire d’un travailleur manuel néerlandais) pour l'émancipation d'un esclave homme
et la moitié pour une femme’.
Dans la plupart des colonies britanniques, les restrictions débutèrent beaucoup plus tôt. Dès 1670, seuls les affranchissements inscrits dans les testaments ou actes notariés de propriétaires furent autorisés. Ils concernaient principalement les concubines esclaves de maîtres décédés et leurs enfants, et ils étaient parfois complétés par une pension à vie ou le don d'une esclave domestique. Quelques quakers furent aussi sensibles au message du fondateur de la Société des amis, George Fox, leur recommandant d’évangéliser et de traiter avec charité leurs esclaves, car ils étaient leurs égaux aux yeux de Dieu. Par exemple, Thomas Wardall, à la Barbade en 1683, stipula dans son testament que « certains de ses esclaves devaient être mis en liberté », et que « tous les enfants de ses esclaves nés après le 9 avril 1673 devaient être libres lorsqu'ils atteindraient l’âge de 34 ans s'ils acceptaient d’être baptisés dans la foi chrétienne »?. Dans des cas très _. exceptionnels, un esclave était émancipé pour avoir joué un rôle décisif dans la protection de la communauté blanche : par exemple, en 1675, l’Assemblée de la Barbade affranchit la femme esclave qui avait dénoncé ce qui fut alors perçu comme une dangereuse conspiration d'esclaves et, en 1736, celle d’Antigua émancipa trois esclaves pour les mêmes raisons (voir chapitre 4). Mais en Virginie, depuis 1691, tout maître affranchissant un esclave devait aussi payer son transport hors de la colonie dans les six mois et, en 1723, la manumission y fut réservée aux esclaves par-
ticuliérement méritants et soumise à l'approbation du gouverneur et de
l’Assemblée coloniale. À partir de 1739, la Caroline du Sud n'autorisa plus
l'affranchissement par testament mais seulement par acte notarié*, Ces restrictions croissantes voulaient aussi combattre la tendance des maîtres à abandonner les esclaves improductifs à la charité publique. Dès 1739, la Barbade exigea que tout maître émancipant un esclave verse la somme considérable de cinquante livres à sa paroisse, laquelle accorderait ensuite une annuité de quatre livres pour l’alimentation et 1
Rosemary BRANA-SHUTE, «Sex and gender in Suriname manumissions », art. cit., p. 176-178 ; Harry HOETINK, « Surinam and Curacao », in David W. COHEN et Jack P. GREENE
2
Jerome S. HANDLER, The Unappropriated People. Freedmen in the Slave Society of Barbados, Johns Hopkins University Press, Baltimore, 1974, p. 29; Larry Dale GRAGG, The Quaker Community on Barbados. Challenging the Culture of the Planter Class, University of Missouri Press, Columbia, 2009, p. 121-141. Sumner Eliot MATISON, « Manumission by purchase », Journal of Negro History, vol. 33,
3
(dir.), Neither Slave Nor Free, op. dit., p. 67-68.
n° 2, avril 1948, p. 148 ; Charles M. CHRISTIAN, Black Saga, op. cit., p. 27-28.
101
De la conquête à la fin de la guerre de Sept Ans (1492-1763)
les soins de l'affranchi, une contribution que nombre de propriétaires éludaient ; les colonies néerlandaises firent de méme!. En NouvelleAngleterre aussi, les lois limitèrent de plus en plus les manumissions par
les maîtres et exigèrent qu’ils déposent des cautions élevées pour le cas où l’affranchi tombe dans l’indigence. Déjà peu nombreux, les affranchissements devinrent très rares même à Philadelphie, une ville portuaire sans lien avec la plantation esclavagiste et à forte présence quaker, seuls 90 esclaves furent émancipés entre 1698 et 1763, soit en moyenne un tous les neuf mois, ceci pendant une période ou sa population d’es-
claves passa de 213 a 1 3752.
A la différence des esclaves de l'Amérique ibérique, ceux des colonies britanniques et néerlandaises ne purent pas envisager de s'affranchir en payant un montant préétabli pour leur liberté ou celle d’un proche. L'achat de la liberté par l’esclave ne figurait pas dans la législation, mais dans la pratique il arrivait parfois que des maîtres proposent une sorte de coartaciôn aux esclaves dont ils n’avaient pas directement besoin : l’esclave travaillait ailleurs pour un salaire et versait des acomptes à son propriétaire jusqu’à atteindre le prix de sa valeur contre un acte de manumission. Cette forme d’autolibération resta rare et moins le fait de femmes que d'hommes esclaves (surtout des artisans considérés comme plus autosuffisants) ; de plus, elle dépendit toujours du bon vouloir du maître qui pouvait s'y opposer jusqu'au dernier moment. De même, la dénonciation du maître pour mauvais traitements était presque impossible et ne pouvait en aucun cas déboucher sur l’affranchissement. En revanche, il
arrivait que des esclaves protestent collectivement auprès de leur maître ou de ses représentants contre les abüs de contremaîtres. Par exemple, en 1738, les esclaves d’une plantation de la Barbade déposèrent leurs outils et se rendirent sans permission à Bridgetown pour déposer plainte contre leur comptable devant les avocats du planteur, exigeant le remplacement du premier, plus de nourriture, de vêtements et de temps libre, et qu'ils soient désormais surveillés par seulement deux contremaîtres, un Blanc
et un Noir. Ils n’acceptérent de reprendre le travail qu’aprés avoir obtenu satisfaction“.
1 2 3 4
102
Jerome S. HANDLER, The Unappropriated People, op. cit., p. 34-44. À l’époque, le salaire
annuel d'un travailleur manuel était d'environ quatre livres. Ira BERLIN, Many Thousands Gone, op. cit., p. 186-187 ; Maurice JACKSON, Let This Voice Be Heard. Anthony Benezet, Father of Atlantic Abolitionism, University of Pennsylvania Press, Philadelphie, 2009, p. 14.
Sumner Eliot MATISON, « Manumission by purchase», M. CHRISTIAN, Black Saga, op. cit., p. 27-28. Hilary BECKLES, Black Rebellion in Barbados, op. cit., p. 67.
art. cit,
p.
148;
Charles
L'achat de la liberté et l'engagement militaire...
Code noir et restrictions Quant aux esclaves des eux aussi à la restriction croissante 1660, l'affranchissement et l'achat
dans les colonies françaises colonies de France, ils se confrontèrent de leurs possibilités d'émancipation. En par l'esclave de sa liberté ou de celle d'au-
trui, nullement réglementés, dépendaient du bon vouloir du maître. Les
mulatres, en particulier, enfantés par des Africaines esclaves de colons français, étaient considérés alors dans les Antilles comme plus proches du statut de Blanc libre de leur père que de celui de leur mère en vertu du patriarcat. Beaucoup de mulâtres parvenaient donc à gagner la liberté à l’âge de 20 ou 25 ans, de la main de leur père ou après un certain nombre d'années de
travail et le versement d'une indemnité si leur maître n’était pas leur père. Mais, à partir de 1675, le principe du partus sequitur ventrem s'imposa, et il devint de plus en plus difficile pour les enfants de mére esclave et de pére blanc de sortir de l’esclavage. De plus, le Code noir de 1685 voulut mettre
fin au concubinage entre maitre et esclave, décrétant que : « Les hommes concubinage
libres qui auront eu un ou plusieurs enfants de leur avec
des esclaves,
ensemble
les maîtres
qui
les auront -
soufferts, seront chacun condamnés en une amende de 2000 livres de sucre, et, s'ils sont les maîtres de l'esclave de laquelle ils auront eu les-
dits enfants, voulons, outre l'amende, qu'ils soient privés de l'esclave et des enfants et qu’elle et eux soient adjugés à l’hôpital, sans jamais pouvoir être affranchis. »
Toutefois, si l' homme libre n'avait pas d'épouse légitime durant son concubinage avec son esclave, et s’il épousait cette dernière selon les préceptes de l’Église catholique, elle serait affranchie et les enfants du couple déclarés libres et légitimes. Le Code noir ne mentionnait pas le viol des femmes esclaves par leurs maîtres, contremaîtres ou autres hommes, ni le destin des enfants qui pouvaient en naître, puisqu'il considérait les esclaves comme des « choses meubles » sans droit à la propriété privée, pas même celle de leur propre corps”. Pourtant - ou par conséquent - le viol, largement répandu, contribua à la naissance de nombreux esclaves
mulátres?.
Le Code noir ne laissait aux esclaves qu'une trés maigre possibilité
d'acheter leur liberté ou celle de leurs proches,
puisque,
comme
biens
meubles, ils ne pouvaient en principe rien posséder qui ne soit á leur maitre’. Ils pouvaient néanmoins être affranchis par leur maître adulte 1
2 3
Louis XIV, Code noir ou Edit du Roi, op. cit.
John D. Garricus, Before Haiti. Race and Citizenship in French Saint-Domingue, Palgrave MacMillan, Londres, 2007, p. 40-41. Louis XIV, Code noir ou Edit du Roi, op. cit.
103
De la conquête à la fin de la guerre de Sept Ans (1492-1763)
sans justification, mais avec autorisation des parents de ce dernier s’il avait moins de 26 ans. Enfin, les esclaves faits « légataires universels par leurs
maîtres ou nommés exécuteurs de leurs testaments ou tuteurs de leurs enfants, seront tenus et réputés [...] pour affranchis », un article témoignant que ce cas de figure - en contradiction avec le statut de « choses meubles » réservé aux esclaves - pouvait exister. Après 1685, avec la croissance de la traite négrière vers les Antilles françaises
puis vers la Louisiane,
les restrictions
à l’affranchissement
se multiplièrent, comme dans les colonies anglaises et néerlandaises. Dès 1713, un arrêté soumit les manumissions à l'approbation des gouverneurs coloniaux sous peine de vente des affranchis au profit du roi, puis, en 1720, un autre exigea leur enregistrement officiel. Alors que, dans les premières années du xviil* siècle, les esclaves amenés par leur maître en France métropolitaine étaient déclarés libres, à partir de 1716,
une série d'ordonnances royales mit fin à cette possibilité de libération’. Le concubinage entre maîtres et esclaves ne disparut pas, mais seuls les enfants des unions les plus stables furent affranchis par leur père blanc, alors que le viol des femmes esclaves fut considéré par administrateurs et planteurs comme
un dû, voire un moyen
de contrôle et
d'humiliation de la population esclave ?. Si les grands planteurs approuvaient ces mesures,
les Blancs plus pauvres et les enfants nés de pères
conformer,
le montre
libres et de mères esclaves élaborèrent des stratagèmes pour ne pas s’y comme
une ordonnance
de
1736 dénonçant
la
multiplication des abus pour contourner la réglementation. En particulier, des hommes blancs affranchissaient frauduleusement les enfants qu'ils avaient eus de femmes esclaves en les faisant inscrire comme libres sur les registres de baptêmes. Dans d’autres cas, des propriétaires affranchissaient des esclaves en leur vendant des certificats de manumission ; certains maîtres allaient jusqu’à vendre de façon fictive des esclaves dans une autre colonie, où l’acheteur leur donnait en échange
un titre de liberté avec lequel ces derniers revenaient comme affranchis*. Finalement, en 1768, une loi soumit tout affranchissement à une
taxe et à l'approbation du gouverneur et exigea qu’avant de baptiser un 1 2
3
Liliane CHAULEAU, Dans les îles du Vent, la Martinique, xvr-xix siècle, L'Harmattan, Paris, 1994, p. 131-134. Léo
ELISABETH,
« The
French
Antilles»,
in David
W.
COHEN
et Jack
P. GREENE
(dir.),
Neither Slave Nor Free, op. cit., p. 137-143 ; Caroline OUDIN-BASTIDE, Travail, capitalisme et société esclavagiste : Guadeloupe, Martinique (xvif-x1x" siècle), La Découverte, Paris, 2005, p. 227-231 ; John D. Garricus, Before Haiti, op. cit., p. 40-41.
Liliane CHAULEAU, Dans les îles du Vent, op. cit., p. 131-134; M.-L. MARCHAND-THÉBAULT, « L’esclavage
en
Guyane
francaise
sous
l’Ancien
Régime»,
d'outre-mer, vol. 47, n° 166, 1° trimestre 1960, p. 27-28.
Revue
française d'histoire
L'achat de la liberté et l'engagement militaire...
enfant de couleur les curés vérifient auprès des autorités coloniales le statut, libre ou esclave, de sa mère. Parallèlement, la condition des libres de couleur devint plus difficile.
Dans le Code noir, Louis XIV, à la différence des monarques ibériques, avait octroyé « aux affranchis les mêmes droits, privilèges et immunités dont jouissent les personnes nées libres », soit l'égalité raciale, sans « souillure » héréditaire de l'esclavage. Suite au développement d'une classe de mulâtres et de Noirs libres, ces dispositions furent mises en question tant par les planteurs blancs que par les administrateurs royaux. Dès 1694, les Afro-descendants libres furent recensés séparément des Blancs,
puis regroupés dans la catégorie de « gens de couleur libres ». Leurs droits furent de plus en plus restreints en comparaison de ceux des Blancs et, en 1777, il leur fut même interdit de fouler le sol de la métropole ?. Quelques chiffres pour la Martinique permettent de voir à quel point les voies vers la liberté se réduisirent au cours du xvur* siècle. Alors qu’en 1715 les libres de couleur y étaient 1 029 face à 27 000 esclaves, soit près de 4 % de la population afro-descendante, en 1751 ils n'étaient que 1 413 pour 66 000 esclaves, soit à peine 2 % des Afro-descendants. Un phénomène
identique de stagnation et de marginalisation de la population de couleur
libre se produisit en Guadeloupe entre 1730 et 1789, À Saint-Domingue,
le durcissement
des lois sur l’affranchissement
n'eut lieu que vers 1760, ce qui avait permis auparavant la croissance d'une population de couleur libre plus importante que dans les autres îles sucrières, et dont une petite minorité devint de riches planteurs esclavagistes. Pourtant le démarrage de l'esclavage à Saint-Domingue fut fulgurant, passant d’environ 2 000 esclaves en 1681 à 24 000 en 1713. Mais, avec une population blanche où les hommes étaient cinq fois plus nombreux que les femmes, jusqu’en 1730, 17 % des mariages religieux étaient interraciaux et le concubinage très répandu. Plus longtemps que dans les Petites Antilles, des mulâtres naquirent libres, soit parce qu'ils étaient les enfants d'une mère affranchie et d’un père blanc, soit parce que leur père les avait affranchis. Certains appartinrent donc dès la naissance à la classe des planteurs esclavagistes. Mais d’autres, nés du viol ou d’une relation passagère de leur mère esclave avec un Blanc, n’échappaient pas à l'esclavage : en 1760, 5 % des esclaves des plantations de Saint-Domingue étaient mulâtres. C'est à partir de cette 1 2 3
Bernard Mort, Women and Slavery in the French Antilles, 1635-1848, Indiana University Press, Bloomington, 2001, p. 155 ; Frédéric REGENT, La France et ses esclaves, op. cit., p. 185. Sur l'imposition croissante de discriminations et vexations à l'égard des libres de couleur des colonies françaises, voir Frédéric REGENT, La France et ses esclaves, op. cit., p. 192-210. Léo ELISABETH, « The French Antilles », art. cit., p. 146-148.
105
De la conquête à la fin de la guerre de Sept Ans (1492-1763)
date que les conditions pour accorder la manumission s'aggravérent, en particulier a la suite de l'imposition de la taxe d'affranchissement en
1764.
Dans
le sud de la colonie,
entre
1760 et 1769,
il n’y eut en
tout que 309 manumissions pour un total de quelque 30 000 esclaves (dont 10 000 femmes). La plupart de ces affranchis étaient des enfants (presque tous mulatres), plus exceptionnellement les mères de ces enfants, et seuls deux avaient pu acheter leur liberté. Dans les provinces du Nord et de l'Ouest, les manumissions étaient plus rares encore, mais un affranchi sur dix avait pu acheter sa liberté ou celle d’un parent. Néanmoins, déjà à cette époque, Saint-Domingue se distinguait des autres colonies de plantation par un phénomène social unique qui allait être crucial dans le processus qui conduisit à la Révolution haïtienne : une partie importante de sa minorité libre et de ses planteurs esclavagistes était composée d’Afro-descendants, en général enfants ou petitsenfants d’esclaves affranchis au début de la colonisation française. Même si parallèlement le nombre et la proportion d'esclaves dans la population n’avaient cessé d'augmenter, par des stratégies de mariages et d'alliances certaines familles de libres de couleur rivalisaient avec
l'élite des planteurs blancs?.
En Louisiane, l'esclavage des Africains fut plus tardif, les colons fran-
çais l’ayant d’abord imposé aux Amérindiens. Le premier vaisseau négrier arriva en 1719 et, jusqu'à ce qu’elle soit cédée à l'Espagne par la France en 1763, la Louisiane resta une colonie de frontière où les caractéristiques de l’arriére-pays des colonies ibériques se retrouvaient : marronnage, unions d'hommes
africains avec des femmes
amérindiennes,
croissance
d'une
population métisse libre (mulâtres et griffes)?. A mesure que la frontière reculait, nombre de ces marrons et leurs descendants passaient discrètement dans la population libre et même « blanche ». Mais les manumissions officielles restaient rarissimes ; entre
1699 et 1765, en Haute-Louisiane,
seuls quatre actes d’affranchissement furent enregistrés. Dans les années 1720, seuls deux mariages d'hommes blancs conduisirent à la manumission de leur épouse esclave et de leurs enfants. Deux ou trois Noirs libres ou Africains affranchis pour bons services parvinrent à acheter la liberté de leur femme
esclave. À eux s'ajoutait le cas de l'esclave Louis Congo,
qui en 1725 accepta la charge honnie de bourreau, á laquelle tout libre 1
John D. Garnicus, Before Haiti, op. cit., p. 55-56, 60. A titre indicatif, à Saint-Domingue en 1786 la moyenne de la taxe d'affranchissement s'élevait à 1 274 livres par esclave, quand
le prix moyen d'un esclave arrivé d'Afrique était de 1 800 à 2 000 livres (Frédéric REGENT,
La France et ses esclaves, op. cit., p. 53-54, 185-186). 2
3
106
Gwendolyn Midlo HALL, Africans in Colonial Louisiana, op. cit., p. 240.
Cécile VIDAL, « Africains et Européens au pays des Illinois », art. cit., p. 55-56.
L'achat de la liberté et l'engagement militaire...
répugnait, à la condition d’obtenir sa liberté, celle de sa femme, une parcelle de terre et une ration de vins et de liqueurs. Devant l'absence d’alternative, le Conseil colonial dut accepter ses exigences sans toutefois affranchir officiellement son épouse’. Mais irrémédiablement, en Louisiane comme ailleurs, les possibilités de manumission diminuaient à
mesure que le régime de la plantation s’étendait et que les importations
d'esclaves d'Afrique augmentaient?.
Cependant, après le passage de la Louisiane de la France à l'Espagne en 1763, les esclaves purent s'émanciper comme ceux des colonies espagnoles, comme le révèle l'étude de Kimberly Hanger sur La NouvelleOrléans de 1769 a 1779. Certes, des esclaves continuérent de s’enfuir dans l’arrière-pays pour tenter de gagner la liberté. Mais d’autres apprirent rapidement qu'ils pouvaient désormais acheter légalement leur liberté et intenter un recours devant les tribunaux si leur propriétaire refusait ou fixait un prix excédant leur valeur marchande.
Ainsi, entre 1769 et
1779, 198 esclaves parvinrent à acheter leur affranchissement seuls ou avec l’aide d'un proche, mais parmi eux cinquante durent faire intervenir la justice en leur faveur, un chiffre qui montre aussi la résistance des maîtres français aux lois espagnoles plus favorables aux esclaves que celles de la France. En revanche,
dans une ville où les hommes
blancs
étaient deux fois plus nombreux que les femmes blanches, une partie des 121 femmes et des 120 enfants auxquels le maître octroya la liberté entre 1769 et 1779 étaient, respectivement, leurs concubines et leurs enfants
nés de ces unions illégitimes?,
L'exemple louisianais illustre donc mieux qu'aucun autre combien l'affranchissement dépendait de la législation, en l'occurrence française puis espagnole, et aussi l’aptitude des esclaves à saisir cette possibilité légale de se libérer dès qu’elle existait. Même si les propriétaires bafouaient souvent la loi, le cadre juridique ibérique favorable à l'achat par les esclaves de leur liberté et de celle de leurs proches fit que, dès le xvi‘ siècle, les esclaves des colonies de l’Espagne et du Portugal purent toujours s’affranchir en plus grands nombre et proportion que ceux des colonies de France, de Grande-Bretagne et des Pays-Bas. Par conséquent, dès le début du xvui* siècle, ces immenses régions comptaient une population afrodescendante libre plus nombreuse que celle des Blancs et, lá où la traite négrière avait tari, plus nombreuse que celle des esclaves.
œ
D
1
Gwendolyn Midlo HAL, Africans in Colonial Louisiana, op. cit., p. 124-132, 239-242. Ibid., p. 279. Kimberly S. HANGER, « Avenues to freedom open to New Orleans’ Black population, 1769-1779 », Louisiana History : The Journal of the Louisiana Historical Association, vol. 31, n° 3, été 1990, p. 237-264.
107
De la conquête à la fin de la guerre de Sept Ans (1492-1763)
Le service militaire, une autre voie pour la conquête de la liberté
De tout temps et dans toutes les sociétés esclavagistes, l’armée et la marine ont employé des hommes esclaves et récompensé les plus valeureux d’entre eux, parfois par l’affranchissement. Les Amériques coloniales ne firent pas exception, tant au cours de la conquête que des guerres entre monarchies coloniales. Des esclaves africains et ladinos accompagnèrent les Espagnols et les Portugais dès leur arrivée dans les Caraïbes et sur le continent, puis dans leurs guerres contre les Amérindiens. Certains n'étaient pas armés, servant de matelots, domestiques, porteurs, pionniers ou sapeurs. D’autres portérent les armes et peuvent être qualifiés de « conquérants noirs ». Parmi ces derniers, plus d’un esclave gagna de cette manière sa manumission. Par exemple, l’Africain de l'Ouest Juan Garrido
fut d’abord esclave au Portugal et en Espagne avant d’être envoyé sous les ordres de Hernän Cortés conquérir le Mexique, où il fut émancipé et reçut une parcelle dans la ville de Mexico pour lui, sa femme et ses enfants. Sebastian Toral obtint la liberté pour son rôle dans la prise du Yucatän, où il s'installa ensuite et fonda une famille. Le bossale Juan Bardales reçut,
en plus de son affranchissement, une modeste pension pour sa participation à la conquête de l'Amérique centrale (actuels Panama et Honduras).
Quant à l'esclave Juan Valiente, propriété d'un Espagnol établi à Puebla au Mexique, il fut engagéen 1533 par ce dernier dans des campagnes de conquête du Guatemala. De là, il se joignit à l'insu de son maitre à l'expédition militaire de Pedro de Alvarado emmenant 200 Noirs à la recherche de l'or du Pérou. Contrairement à la plupart de ses compagnons, Valiente survécut au passage des Andes. Il fut alors intégré aux forces de Diego de Almagro pour conquérir le Chili sous les ordres de l’Espagnol Juan de Valdivia, qui le nomma capitaine avec son propre cheval. Valiente s’installa au Chili, se maria avec une esclave affranchie de Valdivia,
lequel
lui attribua aussi des terres et, en 1550, une encomienda. Valdivia tenta même d'obtenir la liberté de son protégé auprès des autorités royales, mais Valiente mourut certes capitaine et encomendero mais toujours légalement esclave quelques années plus tard, tué au combat par des Indiens. Son fils, né libre, hérita alors de son encomienda?. À partir des années 1550, ce fut moins l'expansion de la conquête qui requit des forces militaires que la défense des ports de la Grande Caraïbe contre les attaques de pirates anglais et français. Le pillage de Santiago de Cuba, de Santo Domingo et de Carthagène, en particulier, par Francis Le Clerc, dit « Jambe de bois », ou Francis Drake, obligea la cou-
ronne espagnole à réagir. Elle fit construire des fortifications et creuser 1
108
Matthew RESTALL, « Black conquistadors », art. cit., p. 171-188.
L'achat de la liberté et l'engagement militaire... des fossés dans toutes ses villes portuaires, ce qui nécessita le travail de nombreux esclaves, et elle mobilisa les résidents dans des milices et des
gardes navales. Au cours du xvii‘ siècle, face à la multiplication des assauts de pirates et flibustiers de diverses origines, l'Espagne forma des milices ségréguées de Blancs, de mulâtres et de Noirs libres dans ses ports atlantiques et pacifiques. Lors d'attaques, il devint inévitable de mobiliser aussi des esclaves auxquels la monarchie promettait l'affranchissement s'ils se distinguaient par des actes héroïques dans la défense de sa souveraineté
ou de la vie de ses sujets.
Au Brésil aussi, des esclaves furent employés par les armées pour suppléer au manque de soldats. Notamment, l'occupation du Pernambouc par les Néerlandais en 1630-1638 exigea plus d'hommes pour défendre la province portugaise que la petite communauté blanche ne pouvait en offrir et, après bien des hésitations, l’armée fit appel aux libres de couleur et à des esclaves « prêtés » par leurs maîtres pour renforcer les effectifs. Entre affranchis et esclaves, les soldats afro-descendants ne furent que 400, soit moins de 1 % des 43 000 esclaves que comptait alors la région. _. Mais ils représentèrent plus du dixième des troupes brésiliennes, réunis dans un Régiment noir placé sous le commandement d’Henrique Dias, fils d'Africains affranchis. Parmi les esclaves angola, mina ou créoles envoyés au combat avec la promesse d'un certificat de liberté s'ils étaient valeureux, quelques-uns réussirent à gagner ainsi la liberté, même si en ultime instance leur maître devait y consentir souvent après compensation. Le Régiment noir lutta si honorablement que, après la victoire contre les Pays-Bas, Dias obtint qu'il soit maintenu et, en 1656, à l'issue d'un voyage à Lisbonne, que tous les esclaves soldats et officiers du régiment soient affranchis. Après sa mort en 1662, le Régiment noir avec son commandant noir resta une unité active dans la défense du Pernambouc jusqu’au milieu du xvur siècle, mais la manumission de ses recrues esclaves dépen-
dait de leur exceptionnelle bravoure,
Dès la fin du xvir siècle, le développement du marronnage à la marge de tous les territoires colonisés posa au Brésil des problèmes de sécurité plus aigus que la piraterie. Comme l’a montré le chapitre 2, face au manque de police régionale et à la réticence des Blancs à s'engager, la recherche et la capture des esclaves marrons furent confiées à des capitáes do mato qui engageaient occasionnellement des esclaves prêtés par leurs maîtres comme hommes de main. Grâce aux primes qu'ils recevaient, ces 1 2
Ibid. p. 197-198. Hebe MATTOS, « “Black troops” and hierarchies of color in the Portuguese Atlantic world : the case of Henrique Dias and his Black regiment », Luso-Brazilian Review, vol. 45, n° 1,
2008, p. 6-29.
109
De la conquête à la fin de la guerre de Sept Ans (1492-1763)
esclaves « chasseurs d'esclaves » parvenaient parfois à acheter leur liberté grâce à la capture de fugitifs. Lors de la ruée vers l'or du Minas Gerais, de nombreux esclaves furent aussi mobilisés et armés par les colons pionniers de Säo Paulo pour défendre les mines en leur possession contre des rivaux arrivant du Nordeste et du Portugal avec leurs propres esclaves. Sans résoudre le problème de l’ordre public dans la région, l'armement d'esclaves par les Paulistes et les nouveaux prospecteurs fournit l’occasion à un nombre croissant d'esclaves d'acheter leur liberté - ou de s'enfuir?. De façon similaire, après avoir fondé la Nouvelle-Amsterdam, les Néerlandais manquèrent cruellement de troupes européennes pour lutter contre les Indiens résistant à la prise de leur territoire et aux prétentions belliqueuses des Anglais. En 1640, ils engagérent non seulement des libres de couleur qu’ils récompensérent par l'allocation de parcelles de terre sur les frontières menacées, mais aussi des esclaves en leur promettant l’affranchissement et parfois même de la terre. Ceci permit aux Néerlandais de créer une zone tampon entre colons blancs et Amérindiens défendue par des Noirs libres et affranchis — et des esclaves accédérent par ce biais à la liberté, qu'ils conservèrent quand la région passa sous souveraineté anglaise en 16642, Dans les Antilles françaises aussi, le recrutement d’esclaves contre la promesse de la manumission était utilisé pour renforcer les armées. Notamment en 1697, lors de l’organisation de l’attaque navale contre Carthagène en Colombie, le baron de Pointis fit escale à SaintDomingue pour obtenir des renforts du gouverneur. Ce dernier n’hésita pas à inclure des esclaves dans le lot et, après leur victoire, il accorda la liberté et des pensions à plusieurs d’entre eux, qui furent ensuite incorporés dans une compagnie de miliciens noirs et mulátres?. En réalité, partout la mobilisation d'esclaves fut numériquement limitée et les manumissions inconditionnelles rarissimes. Simultanément, les mesures pour empêcher ces « affranchis par le service des armes » de faire cause commune avec les esclaves et contre leurs anciens maîtres se multiplièrent. Néanmoins, des esclaves servirent comme soldats dans de nombreux conflits militaires, en plus de ceux déjà mentionnés : la défense des ports cubains contre les Anglais dans les années 1660; celle d’Antigua contre les attaques navales liées aux guerres franco-britanniques durant la première moitié du xvin* siècle ; la lutte de la Caroline du Sud contre les Yamasee, les Cherokees et les Creeks, en 1715 ; les guerres de Louisiane contre les Chickasaw entre 1736 et 1741 ; les guerres contre les marrons 1
2
3
110
Kathleen
J. HIGGIns,
« Licentious
Liberty » in a Brazilian
Gold-Mining
p. 190-195. Christopher MOORE, « A world of possibilities », art. cit., p. 41-44.
John D. Garricus, Before Haiti, op. clt., p. 42-43.
Region,
op. cit.
L'achat de la liberté et l'engagement militaire... de la Jamaïque
ou du Suriname ; et tant sur le continent que dans les
Caraïbes durant la guerre de Sept Ans, entre autres”. Ces expériences militaires permirent à des esclaves de gagner la liberté, soit légalement, parce qu'ils étaient affranchis, soit illégalement, parce qu'ils désertaient au cours des marches et des combats. Un dernier exemple de recrutement militaire d'esclaves, à Cuba pen-
dant la guerre de Sept Ans, laisse entrevoir une perception nouvelle de l’esclave soldat, dont le sacrifice pour la défense de la patrie était incompatible avec l'asservissement. Effectivement, lorsque les Britanniques attaquèrent le port de La Havane en 1762, ils comptèrent sur le renfort de 2 000 esclaves achetés à la Jamaïque et de centaines d’autres de la Martinique, de la Barbade, d’Antigua et d’autres îles britanniques. Les Espagnols eux aussi recoururent à des esclaves propriété du roi ou fournis par des planteurs pour renforcer la défense des forts et les milices de libres de couleur de la ville. Mais, comme le gouverneur de Cuba craignait que certains ne fassent défection au profit des Britanniques, il acheta la liberté d’une douzaine d’entre ceux qui appartenaient a des privés ayant volontairement pris les armes pour défendre l'Espagne. En plus, il forma une compagnie avec une centaine d'esclaves qu'il émancipa et soumit au commandement d'officiers blancs, non sans promettre une compensation monétaire à leurs maîtres. Certes, l’engagement de ces esclaves n’empécha pas les Britanniques d’occuper l’île pendant onze mois. Mais, lorsque les forces espagnoles parvinrent à reprendre le contrôle de Cuba, la question de la liberté de cette centaine d'esclaves et du dédommagement de leurs maîtres revint à l’ordre du jour. Une proclamation invita esclaves et propriétaires concernés à présenter leurs requêtes. De surcroît, le roi d’Espagne autorisa le nouveau gouverneur de l’île à accorder la liberté à des esclaves additionnels qui s'étaient particulièrement distingués par leur courage et leur sacrifice — le plus souvent sur la base de leurs blessures. Au total, 155 esclaves furent publiquement déclarés « libres de toute soumission, captivité et servitude » et reçurent leur certificat d'émancipation. En plus, trois esclaves affranchis mais trop gravement atteints pour pouvoir travailler bénéficièrent d'une petite pension à vie ; et six furent coartados 1
Peter H. Woop, Black Majority, op. cit., p. 124-130 ; Maria Elena Díaz, The Virgin, the King, and the Royal Slaves of El Cobre, op. cit., p. 89-93 ; Gwendolyn Midlo Hatt, Africans in Colonial Loutsiana, op. cit., p. 169-174; Hélène Vicnaux, Esclavage et rébellion, op. clt., p. 158-159. Voir aussi Carmen BERNAND et Alessandro STELLA (dir.), D’esclaves à soldats, op.
cit., p. 85-174 ; David B. Gaspar, Bondmen & Rebels, op. cit., p. 118-124 ; Maria Alessandra
BOLLETTINO, Slavery, War, and Britain’s Atlantic Empire. Black Soldiers, Sailors, and Rebels in the Seven Years’ War, Ph.D. dissertation, University of Texas at Austin, décembre 2009
.
111
De la conquête à la fin de la guerre de Sept Ans (1492-1763)
(partiellement émancipés). Le gouvernement dédommagea en argent ou en nature (par la remise d'un autre esclave) les propriétaires dont les esclaves avaient été émancipés ou étaient morts au combat’. Même si l’affranchissement ne mettait pas en question le système esclavagiste ni les droits de propriété des maîtres, il démontrait que, déjà bien avant l’ère des révolutions et des indépendances, des esclaves réussissaient à se construire un projet d’émancipation pour eux-mêmes ou leurs proches en fournissant un surplus de travail et en économisant jusqu’à accumuler leur propre valeur marchande. Ce processus sera repris dès les années 1780 par les lois d'abolition graduelle de l'esclavage à la suite desquelles de plus en plus d’esclaves gagneront la liberté par leurs propres moyens ou en négociant des contrats avec leurs maîtres. Quant à l'engagement militaire contre la promesse de la liberté, il répondait sans doute au manque d'hommes libres valides ou disposés à servir dans les colonies américaines. Mais il impliquait aussi une perception nouvelle des esclaves militaires non pas comme des biens meubles, mais comme des patriotes et parfois des héros prêts à donner leur vie pour leur roi ou leur ville. Dès lors, leur maintien en esclavage devenait irréconciliable avec leur engagement armé. C’est pourquoi à partir des années 1770, avec le début des guerres d'indépendance sur le continent américain, l'affranchissement immédiat ou à terme contre le service des armes allait prendre de l'ampleur. Mais l'armement d'esclaves était aussi un risque, puisque ceux-ci pouvaient se retourner contre leurs maîtres et le pouvoir colonial. Comme l'examine le chapitre suivant, les esclavagistes vécurent dans la crainte récurrente des conspirations et des révoltes violentes d'esclaves,
même si peu d’entre elles se matérialisèrent.
1
Evelyn P. JENNINGS, « Paths to freedom. Imperial defense and manumission in Havana, 1762-1800 », in Rosemary BRANA-SHUTE et Randy J. SPARKS (dir.), Paths to Freedom, op. cit., p. 125-138 ; Maria Alessandra BOLLETTINO, Slavery, War, and Britain’s Atlantic Empire, op. cit., p. 274-275.
Chapitre 4
La conspiration et la révolte, des stratégies exceptionnelles
Jusqu’a l’ère des indépendances, les esclaves, comme toute autre classe surexploitée, se révoltèrent rarement contre leurs maîtres en les tuant et en détruisant leurs lieux de travail, et lorsqu'ils le firent, ce fut généralement pour fuir plutôt que pour tenter de construire sur place une société différente qu'ils domineraient et dans laquelle ils seraient libres. En effet, sans soutien, sans mise en question de l'institution de l'esclavage par d’autres secteurs sociaux, la stratégie la plus radicale qui s’offrait alors aux esclaves était celle de s'enfuir vers les terres non conquises par les Blancs pour y établir des communautés marronnes. Ces groupes de fugitifs constituaient d’ailleurs une menace permanente pour plusieurs sociétés esclavagistes, en raison de leur pouvoir d'attraction sur les esclaves indociles ainsi que des raids qu'ils lançaient contre les plantations. Parallélement, jusqu’aux années 1670, la manumission représenta dans toutes les colonies une possibilité de sortie légale de l’esclavage grace a laquelle des esclaves purent espérer gagner la liberté sans se révolter. Après cette époque, seuls ceux des colonies ibériques purent continuer d'espérer s'affranchir en grand nombre. Néanmoins,
selon plusieurs historiens,
les premiers
deux
cent cin-
quante ans qui suivirent la conquête des Amériques furent parsemés de conspirations et de révoltes serviles. Ce chapitre montre qu’en réalité une grande partie de ces rébellions n'existérent que dans l'imaginaire apeuré des élites coloniales et de la plupart des Blancs. En effet, partout minoritaires, ces derniers vivaient dans l'angoisse tant d’une attaque d’Amérindiens que, de façon plus immédiate, d'une révolte d'esclaves africains qu'ils importaient en nombre croissant pour le travail domestique, la construction,
les mines
et les plantations.
Les Indiens
pouvaient
sur-
gir à tout moment de l'arriére-pays, tandis que des Africains, dont les Blancs ne comprenaient souvent ni la langue ni la culture mais dont ils connaissaient la soif de liberté, les entouraient jusque dans l'intimité de leurs foyers. Les colons se sentaient donc dangereusement exposés et mal protégés par des troupes qu’ils jugeaient toujours insuffisantes. Dans ce 113
De la conquête à la fin de la guerre de Sept Ans (1492-1763) contexte
inquiétant,
ils transformèrent
souvent
les manifestations
dis-
crètes de mécontentement d'esclaves en conspirations qu'ils assimilèrent ensuite à des révoltes et réprimèrent cruellement. À la lecture de leurs témoignages, les historiens eurent tendance à les prendre au mot pour avancer que les esclaves avaient toujours été des rebelles animés par la volonté de se libérer à tout prix. Pourtant, une analyse approfondie de ces conspirations et de ces révoltes révèle que très peu se matérialisèrent, parce que les esclaves savaient que seules des conditions exceptionnelles permettraient leur éventuelle réussite. Toujours bien informés des rapports de force et des mouvements de troupes, ils ne se rebellèrent violemment que lorsqu'ils estimèrent que les colons étaient particulièrement vulnérables, et souvent non pas pour détruire la société blanche mais pour fuir dans l'arriére-pays.
Crime et châtiment selon la justice coloniale
Avant même d'examiner les rébellions avérées, il convient de rappeler que la législation d’Ancien Régime ne distinguait pas l’intention de l’action. La conspiration, soit l’« accord secret entre deux ou plusieurs personnes en vue de renverser le pouvoir établi » (Le Petit Robert), pouvait fort bien être assimilée à la révolte (soit 1'« action collective violente en vue de renverser l’autorité politique et la règle sociale établie »), même
si elle restait à l’état d’ébauche.
De
fait, sous l’Ancien
Régime,
conspirer était aussi grave que se révolter et entrainait des peines similaires. Ensuite, toute révolte contre l’autorité légitime et toute atteinte à la hiérarchie sociale ou familiale étaient sévèrement châtiées et considérées comme des trahisons. A fortiori, dans les colonies esclavagistes ou les esclaves étaient la propriété de leurs maitres, tout acte ou signe de résistance des premiers contre leur soumission totale devenait une trahison. En Grande-Bretagne,
en particulier, de 1351
à 1828, le meurtre
d’un supérieur par un subalterne (d’un mari par sa femme, d’un pére par son enfant, d’un maitre par son serviteur ou apprenti) était considéré comme une « petite trahison » et pouvait être puni par le bûcher. Dans les colonies britanniques, les codes noirs réinterprétèrent ce crime quand il impliquait un esclave : la petite trahison ne désignait pas seulement le meurtre ou la tentative de meurtre d’un maître ou contremaître par son esclave, mais le meurtre de tout Blanc par un Noir, et engendrait
toujours la peine de mort. Les esclaves en tant que tels étaient considérés comme des traitres potentiels dont tout méfait pouvait étre interprété comme
une petite trahison.
Plus encore, dans les cas de révolte ou de
conspiration présumées ou avérées, c’était la société méme, et a travers 114
La conspiration et la révolte, des stratégies exceptionnelles
elle l'État et le roi, que les esclaves attaquaient, et ils répondaient alors du
crime de « haute trahison »?.
Par ailleurs, dans tout jugement, la preuve était nécessaire : non pas tant la preuve matérielle que l'aveu du ou des accusés. Or les suspects étaient présumés coupables, et les juges n'avaient pas de limites pour obtenir leurs confessions. Dans les colonies ibériques et françaises, les esclaves incriminés étaient poursuivis par les mêmes cours de justice que les plébéiens libres. Par exemple, en Espagne et dans ses territoires américains, la confession de l'accusé était indispensable dans les procés criminels ; idéalement, celle-ci devait être spontanée, mais, si l'accusé refusait de répondre de façon satisfaisante à une ou plusieurs questions, il pouvait être soumis à la torture, dirigée par un juge et confiée à un « chirurgien ». Le degré de la torture était à la discrétion du juge, mais, le supplicié était responsable de ses blessures, de la perte de ses membres ou de sa vie, le
cas échéant, puisqu'il avait la possibilité de répondre alors que la justice royale ne cherchait qu’à obtenir la vérité. Si l'accusé se refusait à répéter ensuite une confession obtenue sous la torture, sous le prétexte qu’elle lui avait été violemment arrachée, le juge pouvait le soumettre encore deux fois à des supplices. Des preuves documentaires et les déclarations concordantes de deux témoins devaient en principe accompagner la sentence finale du juge. Selon la gravité du crime et la condition de l'accusé, la sentence pouvait être finale ou soumise à l'approbation de 1'Audience royale de la vice-royauté et à une possibilité d'appel des parties‘. Les colonies britanniques et néerlandaises, quant à elles, établirent des cours de justice spéciales pour esclaves à partir des années 1660, avec une procédure expéditive et sans appel ; et, dans les cas de découvertes de complot ou de rébellion serviles, des tribunaux d'exception étaient
rapidement formés par des juges souvent volontaires, en l'absence de tout jury. La marge que se donnaient les juges-planteurs pour réprimer les tentatives de complots serviles était large : en 1696, l’Assemblée de la Jamaïque approuva un décret stipulant que, pour un ou des esclaves, « imaginer la mort d'une personne blanche » était un crime passible de la peine de mort. En 1744, la même
Assemblée confirmait ce décret en
précisant que ce crime de l'imaginaire devait être jugé comme le « crime de meurtre, et puni comme tel? ». Comme les Codes noirs britanniques 1
John Briccs et al. (dir.), Crime and Punishment in England. An Introductory History, University College London Press, Londres, 1998, p. 63-70 ; Diana PATON, « Punishment, crime, and the bodies of slaves in eighteenth-century Jamaica », Journal of Social History, vol. 34, n° 4, été 2001, p. 930.
2
Susana GARCÍA LEÓN, La Justicia en la Nueva España : criminalidad y arbitro judicial en la
3
Mixteca Alta (siglos XVII y XVIID, Editorial Dykinson, Madrid, 2012, p. 55-158. Cité dans Vincent BROWN, The Reaper's Garden, op. cit., p. 3, 273 (note 3).
115
De la conquête à la fin de la guerre de Sept Ans (1492-1763)
n'autorisaient pas les témoignages d'esclaves, il suffisait qu’un témoin à charge blanc convainque les juges pour qu'un esclave soit soumis à la torture, jugé coupable et condamné pour conspiration ou révolte. Dans les cas où il n’y avait pas de témoins blancs, des lois d’exception pouvaient être adoptées, comme en 1741 à New York, où une loi de « preuve
par un Noir » (« Negro evidence ») autorisa le témoignage à charge d'un esclave contre un autre, généralement avec la promesse d'un châtiment moindre.
En outre, la torture servait moins à obtenir les aveux de l’es-
clave incriminé, de toute façon sans personnalité civile, que les noms de ses complices. Dans plusieurs affaires de conspiration, l'accusation, l'interrogation, la condamnation et l'exécution des suspects se succédaient presque immédiatement, créant pendant des semaines ou des mois une atmosphère de terreur parmi les esclaves et les Afro-descendants en général, et de vengeance communautaire parmi les Blancs. Les arrestations se suivaient au rythme des dénonciations forcées et des exécutions publiques aussi atroces que possible, puis de l’exposition pendant des semaines des têtes et des membres des suppliciés sur les places publiques et les plantations‘. En effet, dans l’ensemble des Amériques, la conspiration sans conséquence matérielle tout comme la révolte entraînant des morts et des destructions conduisaient à la condamnation à mort pour trahison. En outre, jusqu'aux années 1760, les témoignages écrits de ces événements furent presque exclusivement produits par des juges, des fonctionnaires coloniaux et des membres de l'élite locale. Ils ne permettent donc pas à l'historien de reconstruire beaucoup plus que le contexte et le scénario de la découverte et la répression d'une conspiration donnée. La question de son existence — de savoir si les hommes
et les femmes
torturés,
exécutés, fouettés ou vendus dans d’autres colonies se préparaient concrètement à attaquer les Blancs pour créer une nouvelle société sans eux, s'ils révaient simplement ensemble d'un monde où les rapports de domination seraient inversés, ou si ces plans n'étaient que le reflet des angoisses
de leurs maîtres - reste bien souvent sans réponse À. 1
2
William M. WIECEK, « The statutory law of slavery and race in the thirteen mainland colonies of British America », art. cit., p. 274-275 ; Lynn Hunt, Inventing Human Rights. A History, W.W. Norton, New York, 2007, p. 78 [L’Invention des droits de l’homme. Histoire, psychologie et politique, Markus Haller, Genève, 2013]. Voir à ce sujet la reconstitution minutieuse de la découverte d'une présumée conspiration servile à la Barbade en 1692, Jason T. SHARPLES, « Discovering slave conspiracies
new fears of rebellion and old paradigms of plotting in seventeenth-century Barbados »,
American Historical Review, vol. 120, n° 3, juin 2015, p. 811-843 ; le débat sur la conspiration de Denmark Vesey en 1822 à Charleston, en Caroline du Sud, « Forum : the making of a slave conspiracy », Part 1, William and Mary Quarterly, vol. 58, n° 4, octobre 2001, p. 913-976, et Part 2, ibid., vol. 59, n° 1, janvier 2002, p. 135-202.
116
La conspiration et la révolte, des stratégies exceptionnelles
En même temps, des révoltes locales et ponctuelles d'esclaves ne furent pas rapportées aux autorités coloniales et donc ont échappé aux historiens. En Amérique encore plus qu’en Europe, la justice n'était pas uniforme. Sur le terrain, les serviteurs de l’État étaient cantonnés dans les villes, et les maîtres et leurs adjoints réglaient souvent les affaires criminelles et d'ordre public de façon parajudiciaire mais exemplaire, en flagellant sans limite, mutilant, immobilisant au carcan, imposant le port de colliers, muselières,
chaînes,
entraves et autres poids, ou exécutant
des esclaves présumés coupables. Bien que la Ley de Siete Partidas espagnole et le Code noir français aient prohibé aux contremaîtres et aux propriétaires d'exécuter ou de mutiler leurs esclaves, les forces de l’ordre et les représentants de la justice n'étaient pas assez nombreux et efficaces pour contrôler le respect des lois sur les plantations, dans les campagnes et même les villes. Dans les colonies britanniques, la Bill of Rights de 1689 ne protégeait pas les esclaves puisqu'ils n'étaient pas considérés comme des personnes avec des droits légaux, et les Codes noirs laissaient une grande liberté aux maîtres pour punir tout délit ou écart de conduite commis par un esclave. Les premiers codes en vigueur à la Barbade et à la Jamaïque dans les années 1660 se bornaient à stipuler que les propriétaires ne pouvaient pas tuer leurs esclaves « sans raison », mais le cas échéant les dispensaient de toute responsabilité devant la justice. Le Code esclavagiste jamaicain de 1696, presque inchangé jusqu’en 1788, prescrivait une peine mineure au maître qui donnerait la mort à un esclave « volontairement, sans raison ou de façon butée », mais restait
silencieux sur les cas d'esclaves décédés à la suite d'un châtiment excessif. En 1717, une modification précisait juste que le maitre qui « démembrait » un esclave était passible d’une amende. De fait, comme le note l'historienne Diana Paton, la punition de la plupart des délits commis par des esclaves échappait à la justice, sauf s’il s'agissait de conspiration ou révolte majeure, de cas entraînant la perte d'esclaves pour laquelle le propriétaire voulait être dédommagé, lorsqu'il y avait conflit entre maîtres ou quand le maître voulait renforcer son autorité par l'application d'un châtiment sévère officialisé par la justice. Ce constat sur la Jamaïque peut aisément
s'étendre à l’ensemble
néerlandaises et ibériques?. 1
des colonies britanniques,
françaises,
Pour la législation espagnole, voir Richard KONETZKE (dir.), Colección de documentos para la historia de la formación social de Hispanoamérica, 1493-1810, 3 vol., Consejo Superior
de Investigaciones Científicas, Madrid, 1953-1962 ; Louis XIV, Code noir ou Édit du Rol, op. cit. ; Ross M. KIMMEL, Blacks Before the Law in Colonial Maryland, Master's Thesis, 1974,
2
Maryland State Archive, Special Collection. Diana PATON, « Punishment, crime, and the bodies of slaves », art. cit., p. 926-927, 930; Frédéric RÉGENT, La France et ses esclaves, op. cit., p. 79-83 ; Caroline OUDIN-BASTIDE, Travail,
117
De la conquête à la fin de la guerre de Sept Ans (1492-1763)
L'image des révoltes et des conspirations qui émerge donc de mon étude comparative tient autant compte de la surestimation des complots, en général découverts dans les capitales, que de la sous-estimation des rébellions mineures qui éclataient sporadiquement dans des exploitations plus ou moins éloignées des centres administratifs coloniaux. Elle tient aussi compte de l’évolution de chaque colonie concernée.
Peurs et rumeurs avant 1700 : vers la formation
d'un scénario de complot d'esclaves La première conspiration d'esclaves recensée par l'historiographie, dans la ville de Mexico
en 1537, contient déjà les éléments d’un
scénario qui allait se répéter au cours des siècles suivants, avec une fréquence accélérée à partir de 1730. Décelée avant sa réalisation et sous la torture, elle aurait projeté une révolte des esclaves de la ville contre les Blancs. Selon le rapport que présenta le vice-roi du Mexique, Antonio de Mendoza, au roi Charles 1%, un des comploteurs lui avait révélé que «les Noirs » s'étaient choisi un roi et mis d'accord pour tuer tous les Espagnols de Mexico et saisir la terre avec la complicité des Indiens. Le vice-roi fit donc arrêter et soumettre à la question un grand nombre de Noirs, qui confirmèrent l’existence de cette conspiration, tandis que les Indiens interrogés semblaient tout en ignorer. Mendoza chargea aussi des espions d’enquéter dans d’autres villes et dans les mines ; il demanda aux Espagnols d'être sur leurs gardes et d’arrêter ou tuer tout Noir suspect. En même temps, il fit conduire vers les mines quatre hommes et une femme africains considérés comme les meneurs du présumé complot et confia leur exécution à des Indiens, et « avec cela l'affaire fut terminée ! ».
Toutefois, le vice-roi informa le roi d’Espagne que la conspiration avait pris forme parce que Noirs et Indiens suivaient de près les nouvelles des guerres qui tenaient le royaume fort occupé, au point que, selon certaines rumeurs, aucun navire espagnol ne pourrait arriver au Mexique avant dix ans. Il recommandait donc à Sa Majesté de faire bien contrôler le contenu
capitalisme et société esclavagiste, op. cit., p. 254-260 ; Hélène VIGNAUX, Esclavage et rébel-
lion, op. cit., p. 179-188 ; Susana García LEÓN, La justicia en la Nueva España, op. cit., p. 161-173 ; Robert Edgar CONRAD, Children of God's Fire, op. cit., p. 61-62, et p. 292-297. Sur la France et l'Espagne, voir Benoît GARNOT, « Justice, infrajustice, parajustice et extra-
1
justice dans la France d'Ancien Régime », Crime, Histoire & Sociétés / Crime, History & Societies, vol. 4, n° 1, 2000, p. 103-120 ; David R. RINGROSE, Spain, Europe, and the « Spanish Miracle », 1700-1900, Cambridge University Press, Cambridge, 1996, p. 255-259. Antonio de MENDOZA, « Report to King Charles I of Spain », extraits traduits par Marion Berdicio, cités dans Graham W. IRwIN (dir.), Africans Abroad. A Documentary History of the Black Diaspora in Asia, Latin America, and the Caribbean during the Age of Slavery, Columbia University Press, New York, 1977, p. 324-326; Colin A. PALMER, Slaves of the White God,
op. cit., p. 133-134.
118
La conspiration et la révolte, des stratégies exceptionnelles
des nouvelles en partance pour l'Amérique et d'envoyer rapidement un navire au Mexique pour manifester sa puissance. Le rapport de Mendoza montre bien, comme d’autres le feront par la suite, combien il s'avère difficile pour l'historien d'établir l'existence de conspirations à partir de documents officiels souvent fondés sur des déclarations obtenues sous la torture et aussi destinés à rassurer le monarque espagnol sur le zèle de ses vice-rois en Amérique. Ce rapport témoigne également de l'isolement et des craintes dans lesquels vivait la petite élite coloniale une quinzaine d’années après la défaite de l’Empire aztéque. Il démontre enfin que certains esclaves suivaient l'actualité, notaient et
parfois interprétaient à leur avantage tout affaiblissement des forces coloniales dans l'espoir d'en profiter pour améliorer leurs conditions de vie, voire peut-être, si ce complot exista bien, pour renverser le pouvoir en place. Après 1537, le Mexique renonçait progressivement à l'esclavage des Indiens et redoublait ses importations d'esclaves d'Afrique ; de la fin du xvi siècle à 1610, en particulier, entre 2 000 et 6 000 captifs y étaient livrés chaque année, soit trois fois plus que les immigrants arrivant d’Espagne. Méme si ces bossales étaient vendus dans diverses régions, la ville de Mexico en absorbait une bonne partie. Par conséquent, les esclaves y étaient plus nombreux que les Espagnols, et, parmi ces derniers, les craintes d’une révolte d’esclaves grandissaient. En 1608, les autorités crurent découvrir une nouvelle conspiration réunissant des esclaves et des libres de couleur avant de conclure qu'il s'agissait d’une soirée de Noél bien arrosée pendant laquelle les participants avaient manifesté «trop de liberté et d'insolence » en élisant et en couronnant un roi et
une reine’.
Mais trois ans plus tard, toujours
4 Mexico, quand deux négriers por-
tugais révélérent qu’ils avaient surpris une conversation au cours de laquelle une esclave parlait de tuer tous les Espagnols a Paques 1612, le gouvernement estima qu’un complot servile était bien en préparation. Au centre des accusations se trouvait la Confrérie noire de Notre-Dame, dont l’une des esclaves membres était morte des mauvais traitements infligés par son
maître.
Lors de son
enterrement,
des esclaves et des
libres de couleur de la confrérie protestèrent publiquement contre cette mort cruelle ; certains furent alors arrêtés, fouettés et vendus hors de la ville. Outragés par ces punitions, d’autres esclaves auraient alors ourdi le complot. La justice procéda à l’arrestation préventive des dirigeants de 1
Ibid., p. 16-17, 40, 135-141. Palmer qualifie l'incident de 1608 de rébellion avortée, mais reconnaît que rien dans les documents ne suggère cette hypothèse (note 53, p. 255).
119
De la conquête à la fin de la guerre de Sept Ans (1492-1763) toutes les confréries noires de la ville de Mexico, puis, à mesure que les
confidences et les aveux se multipliaient, elle mit toute sa population de couleur sous surveillance et ordonna quantité de détentions. Dans la foulée, tous les actes de la Confrérie de Notre-Dame et de ses membres pour préparer le carnaval de 1612 devinrent suspects aux yeux des autorités !. L'élection par la confrérie d'un couple royal, composé d'un mulátre libre et de sa femme esclave, pour le carnaval fut assimilée à l’intronisation du nouveau pouvoir noir que les conspirateurs voulaient établir. L'argent de la caisse contenant les cotisations des membres n'aurait pas été destiné à l'entraide et au financement du carnaval, comme prévu dans les statuts de la confrérie, mais à l’achat d’armes pour tuer les hommes blancs
et piller leurs maisons, tout en préservant leurs femmes. Soumis à la torture, les accusés révélèrent un complot et des caches d’armes. Après un procès expéditif, trente-cinq d’entre eux (dont sept femmes) furent pendus, puis leurs corps décapités et découpés pour être exposés ; d’autres furent flagellés et bannis. Le vice-roi imposa un couvre-feu à toutes les personnes de couleur, interdit leurs confréries, limita leur présence
aux enterrements et fixa pour les contrevenants des peines de 100 à 200 coups de fouet et de travaux forcés au Mexique ou aux Philippines”. Comme pour le complot de 1537, il est impossible de déterminer si, en 1612, des esclaves de Mexico préparaient bien un soulèvement général en vue d'établir un royaume noir. Mais il est certain que, dès leur constitution, les confréries noires furent des lieux de rencontre privilé-
giés, où des Africains récemment débarqués, des esclaves créoles et des libres de couleur pouvaient se réunir et s’organiser à l’abri des Blancs. Les autorités royales les perçurent toujours avec ambivalence, les encourageant tout en les craignant, ce qui se refléta dans des politiques alternant encouragement et interdiction. Dans les îles françaises de la Martinique et de la Guadeloupe et au Suriname néerlandais, la peur des révoltes d'esclaves se développa aussi au cours du xvir siècle avec l’arrivée de nouveaux captifs et la fréquence 1
Dans la péninsule Ibérique, les monarchies et l'Église catholique avaient conçu dès le
xv” siècle des confréries réservées aux esclaves pour leur christianisation ; en Amérique, en plus des confréries, elles encouragérent la formation de cabildos de nación pour faciliter l'intégration des esclaves arrivant d'Afrique,
2
120
tout en maintenant
leurs divisions
ethniques. Soumises au contrôle d'un prêtre, ces associations s'organisaient sous la protection d’un saint, élisaient un roi et une reine pour le carnaval et collectaient les cotisations de leurs membres en vue de leurs besoins, tels que les enterrements, des secours en cas de maladie ou d'infirmité et des prêts pour les manumissions. Voir Ildefonso Gutiérrez AZOPARDO, « Las cofradías de negros en la América Hispana. Siglos XVI-XVIII », s. d., ; Frederick P. BOWSER, The African Slave in Colonial Peru, op. cit., p. 247-252. Colin A. PALMER, Slaves of the White God, op. cit., p. 138-140.
La conspiration et la révolte, des stratégies exceptionnelles
du marronnage. Comme ailleurs, les tentatives de fuite d'esclaves se faisaient souvent dans la violence, sans que toutefois les insurgés ne s’attaquent directement aux centres du pouvoir colonial’. Ce fut cependant dans la colonie britannique de la Barbade que la terreur des Blancs eut les répercussions les plus sanglantes. Pionniére de la plantation sucrière esclavagiste, cette petite fle était alors la plus rentable des colonies britanniques. Au milieu du xvii siècle, ses travailleurs ruraux comprenaient des engagés souvent catholiques irlandais et des esclaves africains. Ensuite, entre 1661 et 1675, la Barbade avait importé chaque année entre 1 000
et 6 500 esclaves d’Afrique, qui désormais constituaient plus des deux tiers de sa population et étaient accaparés par quelques gros propriétaires anglais, tandis que d’autres planteurs marginalisés étaient partis avec leurs esclaves coloniser la Caroline du Sud’. Cette extension fulgurante de la plantation sucriére sur cette île au relief plat avait entraîné la destruction de presque toutes ses forêts, rendant le marronnage très difficile. Simultanément,
les autorités avaient restreint les possibilités de l’affran-
chissement au point de le rendre pratiquement inaccessible. Ce fut alors qu’en 1675 une esclave domestique dévoila à son maitre, lui-même juge, une conspiration d'esclaves, en majorité des Akans, pour transformer la Barbade en un royaume africain. Le complot aurait compris des étapes bien définies : après avoir choisi leur roi, un Akan au nom d’esclave de Cuffee, les esclaves auraient dû incendier les champs de canne à sucre et couper la gorge de leurs maîtres dans chaque plantation, tout en préservant les femmes blanches les plus belles pour leurs plaisirs. Le gouverneur déclara immédiatement la loi martiale, une centaine de suspects furent arrêtés, dont dix-sept condamnés
à mort sur-le-champ :
pa
six furent brûlés vifs et onze décapités, leurs corps étant ensuite traînés dans la bourgade censée être le centre du complot, puis brûlés sur la place publique. Bien qu'aucun prétendu conspirateur n'ait avoué, la répression entra alors dans une seconde phase appelée « complot de Tony », du nom de l’esclave d’un planteur juif (une circonstance aggravante en raison des discriminations antijuives de l’époque) qui sur le bûcher exhorta les autres suppliciés à mourir sans donner d’autres noms d'esclaves, puisque le faire n'épargnerait pas leur vie et augmenterait encore le nombre des condamnés a mort. Au cours de cette phase, vingt-cing esclaves supplémentaires furent exécutés et six se suicidèrent en prison?. Comme pour
2 3
Frédéric RÉGENT, La Voyages Database, op. cit., p. 8 ; Barry Jerome S. HANDLER, art. cit., p. 13-19.
France et ses esclaves, op. cit., p. 176-177. 2009, Voyages, op. cit. ; Jerome S. HANDLER, The Unappropriated People, W. HIGMAN, « The sugar revolution », art. cit. « Slave revolts and conspiracies in seventeenth-century Barbados »,
121
De la conquête à la fin de la guerre de Sept Ans (1492-1763)
les complots mexicains, il s'avère impossible de distinguer ce que les juges estimèrent être le projet de révolte de ce que les esclaves incriminés espéraient réaliser, puisque ces derniers furent soumis à la torture et que la loi leur interdisait d’être de simples témoins ou de bénéficier d’une défense. Dans tous les cas, les exécutions furent bien réelles. Quelques années plus tard, en septembre 1692, l'élite anglaise de la Barbade déjoua dans l’horreur une autre conspiration servile avant sa réalisation. Entre-temps, les importations de captifs d'Afrique avaient redoublé, et la proportion d'esclaves dans la population de l’île s'élevait désormais à presque 80 %. De plus, la minorité blanche et protestante commençait à être gagnée par la « panique de la Nuit irlandaise », venue d'Angleterre après l'échec de la tentative de reprise de l'Irlande par les rois catholiques Louis XIV et Jacques II contre Guillaume d'Orange en 1690. Des rumeurs d’attaques et de complots de catholiques irlandais « barbares et fanatiques » circulérent jusque dans les Caraïbes, où les marines britannique et française se combattaient, et se mêlèrent aux rumeurs de conspirations d'esclaves’.
Dans
ce contexte anxiogène,
à la fin de
1691, des
témoins surprirent une conversation suspecte entre deux esclaves, Ben et Sambo, semblant indiquer que les esclaves de la Barbade préparaient un complot. Tous deux furent immédiatement arrêtés, et un troisième esclave, Hammon,
les rejoignit en prison. Contre la promesse d’avoir la
vie sauve s’il avouait sa participation, Hammon reconnut avoir initié le projet et impliqua Ben, Sambo et un quatriéme comploteur, Samson. Peu après, une cour martiale les condamna tous trois à être pendus vivants à des chaînes jusqu’à ce qu’ils meurent de faim et de soif, puis à avoir leur tête plantée sur une perche et leur Corps découpé en morceaux et réduit en cendres. Samson mourut rapidement, mais les deux autres, toujours en
vie quatre jours après le début du supplice, furent dépendus et sommés de donner les noms des participants. Sambo décéda avant de parler, mais
Ben prononça quantité de noms’.
Les juges firent alors arrêter entre 200 et 300 esclaves de diverses plantations au sud-ouest de Bridgetown, qui furent entassés dans des dépôts et interrogés souvent sous la torture jusqu’à l'émergence d’un scénario de conspiration. Selon les magistrats, les conjurés ne comprenaient pas d’Africains, mais des esclaves créoles, pour la plupart artisans, cochers et hommes de confiance, qui voulaient profiter des troubles en Angleterre
122
1
Georges LEFEBVRE, La Grande Peur de 1789, suivi de Les Foules révolutionnaires (1932), Armand Colin, Paris, 1988, p. 77-78 ; Jason T. SHARPLES, « Discovering slave conspiracles », art. cit., p. 833-840.
2
Jerome S. HANDLER, « Slave revolts and conspiracies in seventeenth-century Barbados »,
art. cit., p. 22-24 ; Hilary BECKLES, Black Rebellion in Barbados, op. cit., p. 42-48.
La conspiration et la révolte, des stratégies exceptionnelles
et manigançaient depuis trois ans. Leur plan aurait été de commencer par tuer leurs maîtres, saisir leurs armes et incendier plusieurs plantations, puis d'avancer sur Bridgetown pour en occuper les forts et brûler les navires encore dans le port. Les comploteurs auraient gagné la confiance d'un artificier noir de l'arsenal, qui devait leur fournir de la poudre et des armes ; ils espéraient aussi l’appui de quatre ou cinq Irlandais catholiques qui devaient infiltrer la milice pour la neutraliser ; puis ils auraient tué le gouverneur et les officiers et pris le contrôle de l’île. Leur but n'aurait pas été de libérer tous les esclaves, mais de prendre la place des Blancs tout en s'attribuant leurs femmes pour épouses et les Africains comme esclaves, et l’un d’entre eux aurait été élu gouverneur. Ils auraient dû repousser l’exécution de leur conspiration plusieurs fois, car ils attendaient le départ de la marine britannique de l’île pour passer à l’action. Finalement,
ils
l'auraient fixée à l’automne 1692, quand la flotte serait partie pour la Martinique, mais l’arrestation de Ben et de Sambo en septembre aurait
fait capoter le projet’.
Au cours des procès de cette deuxième fournée de suspects, les juges condamnèrent quatre-vingt-douze esclaves supplémentaires à la pendaison ou au bûcher et à la privation de sépulture, leurs corps étant jetés à la mer ; quarante-deux furent condamnés à la castration. Tous les propriétaires d'esclaves obtinrent des indemnités du gouvernement colonial pour leurs pertes en capital humain. Si les planteurs furent rassurés par cette répression massive dont le but était aussi de terroriser leurs esclaves, ils durent se résoudre à être défendus par une milice réduite
puisque dorénavant
domestiques ?.
les Noirs en étaient exclus, même
en tant que
Les scénarios des conspirations de Mexico en 1537 et de la Barbade en 1675 et 1692 ne furent pas isolés, même si leur répression fut particulièrement cruelle pour les esclaves. Car, à mesure que le nombre et la proportion des captifs dans les sociétés américaines augmentaient, les pouvoirs coloniaux mettaient à jour de nouvelles conspirations ou tentatives de révoltes serviles. Parfois, les planteurs esclavagistes initiaient eux-mêmes des rumeurs de complots pour contrecarrer des politiques royales qu'ils estimaient contraires à leurs intérêts. Ainsi, en 1693, l'élite de Carthagéne
en Colombie affola la population de la ville portuaire, au point d’en faire fermer l’entrée pendant plusieurs jours, en propageant la fausse nouvelle d'une conspiration majeure coordonnée par un libre de couleur et 1
2
Jason T. SHARPLES, « Discovering slave conspiracies », art. cit., p. 822-824.
Jerome S. HANDLER, « Slave revolts... », art. cit., p. 23-29 ; Hilary BECKLES, Black Rebellion in Barbados, op. cit., p. 46-51.
123
De la conquête à la fin de la guerre de Sept Ans (1492-1763)
réunissant les esclaves urbains et les marrons des environs pour massa-
crer les Blancs. En réalité, en diffusant cette rumeur, les hacendados, sou-
tenus par le gouverneur, voulaient empêcher l'application d'une cédule royale qu’un prêtre venait de rapporter d’Espagne et qui résolvait pacifiquement le contentieux avec les palenqueros des montagnes de Maria (voir chapitre 2). Pour cela, ils n’hésitèrent pas à faire procéder à des arrestations et à faire assassiner deux esclaves puis à engager avec le gouverneur une expédition punitive contre les marrons - dont plusieurs furent ensuite sommairement exécutés et leurs dépouilles exhibées. La répression ne s’étendit pas à la population noire de Carthagène, car le procès démontra l'incohérence de l’accusation de conspiration, mais le gouverneur et l'élite esclavagiste étaient parvenus ainsi à empêcher la conclusion de tout traité royal avec les marrons’.
Des révoltes sporadiques à travers le prisme
du scénario de complot d'esclaves Même si les accusations de complot étaient le plus souvent infondées, les esclaves faisaient face à l’aggravation de leur asservissement.
Depuis la fin du xvi‘ siècle, les tentatives de fuite et les révoltes
ponctuelles de captifs se multipliaient, mais loin des villes, dans les nouvelles régions d'exploitation, et sans doute plusieurs furent matées sur place en ne laissant pas ou que peu de traces dans les archives. Toutefois, tant que ces soulévements sporadiques n’éclataient pas dans les centres du pouvoir colonial, ils n'alarmérent pas les élites. Il en fut tout autre-
ment lorsqu’un groupe d’esclaves se rebella 4 New York, en 1712, a un moment ou la population de la ville croissait rapidement pour atteindre 5 800 habitants, dont prés d’un cinquiéme étaient des esclaves. En pleine nuit d’avril 1712, entre vingt-cing et cinquante esclaves des deux sexes armés de haches, de couteaux et de fusils mirent le feu à la boulangerie du maître de l’un d’entre eux, attaquèrent les Blancs qui tentaient d’éteindre
l'incendie, faisant au moins neuf morts et six blessés, et s’enfuirent. Le
gouverneur mobilisa la milice et la garnison qui capturèrent vingt-sept fuyards, alors que six mirent fin à leurs jours avant d'être pris. Les NewYorkais se convainquirent que le dessein des rebelles était de réduire la ville en cendres et de massacrer tous ses habitants blancs. La répression fut à la hauteur de cette conviction. Plus de soixante-dix esclaves furent arrétés et quarante-trois jugés par cinq magistrats. Bien que dix-huit fussent 1
Anthony MCFARLANE, « Autoridad y poder en Cartagena : la herencia de los Austrias », in Haroldo CALVO STEVENSON et Adolfo MEISEL ROCA (dir.), Cartagena de Indias en el siglo XVII,
Banco de la Republica, Bogota, p. 221-259.
124
La conspiration et la révolte, des stratégies exceptionnelles
acquittés, les vingt-cinq autres furent tous condamnés à la peine capitale, dont cinq par des supplices atroces. Parmi les condamnés, une femme enceinte fut laissée en vie jusqu’à la naissance de son bébé - esclave — puis fut pendue. Peu après, l’Assemblée de New York approuva plusieurs lois qui rendaient la manumission pratiquement impossible, interdisaient les rassemblements de plus de trois esclaves, permettaient aux maitres de chatier leurs esclaves à leur guise tant qu'ils ne les tuaient pas ou ne les amputaient pas, imposaient la mort lente par supplice aux esclaves condamnés pour meurtre, viol, incendie ou agression et excluaient la petite minorité de Noirs libres de la propriété fonciére. Cette répression provoqua néanmoins quelques interrogations. En particulier, le gouverneur de la colonie fut choqué par le nombre élevé d’exécutions, alors qu’a son avis, « dans les Indes occidentales, où les lois contre leurs esclaves sont les plus
sévéres, en cas de conspirations dans lesquelles de nombreux [esclaves] sont impliqués, seuls quelques-uns sont exécutés pour l'exemple! ». Lorsqu'il fit ce commentaire, il ignorait sans doute la répression des deux présumées conspirations de la Barbade en 1675 et 1692 mentionnées plus haut, qui avaient conduit, respectivement, à quarante-deux et quatrevingt-quinze exécutions capitales. Et pourtant, la conviction des Blancs de New York que la violente rébellion de ce petit groupe d'esclaves en 1712 marquait le début d'un complot dans lequel ils seraient tous massacrés révélait, comme plus tôt à la Barbade, combien l’arrivée constante de nouveaux captifs noirs exacerbait leur peur que le système inhumain de l'esclavage ne se retournát contre eux. Avec la croissance de plus en plus rapide de l'esclavage après 1712, et plus encore après 1730, ce climat anxiogène ne fit que s’amplifier, pour diverses raisons. Tout d’abord, l'expansion territoriale de la plantation restreignait de plus en plus les possibilités de fuite et de marronnage, et l’affranchissement était devenu lui aussi presque impossible dans les colonies britanniques, françaises et néerlandaises, ce qui redoublait le senti-
ment d’injustice négrière jusqu'à des dizaines de engendrant une
chez les esclaves. De plus, avec la croissance de la traite l'éclatement de la guerre de Sept Ans, chaque année milliers d’Africains étaient débarqués dans les colonies, exploitation de plus en-plus brutale qui menacait la sur-
vie des esclaves. Simultanément, les Blancs, de plus en plus minoritaires, 1
Jill Lepore, « The tightening vise : slavery and freedom in British New York », in Leslie Harris et Ira BERLIN (dir.), Slavery in New York, op. clt., p. 78-84 ; Jill Lepore, New York Burning. Liberty, Slavery, and Conspiracy in Eighteenth-Century Manhattan, Knopf-Vintage Books, New York, 2005, p. 52-53 ; Ira ROSENWAIKE, Population History of New York City, Syracuse University Press, Syracuse, 1972, p. 8.
125
De la conquête à la fin de la guerre de Sept Ans (1492-1763)
se sentaient constamment menacés. Toute réunion ou discussion d’esclaves en dehors de la supervision d'un contremaitre pouvait leur devenir suspecte : chants et conversations en langues africaines ou créoles, rires et cris de colère, funérailles, danses, fêtes, percussions et sons de conques,
toutes ces manifestations souvent nocturnes ou dominicales leur étaient difficilement compréhensibles et les inquiétaient. De plus, entre 1729 et 1739, les monarchies d'Europe occidentale ne se firent pas la guerre sur le Vieux Continent, ce qui se traduisit par une réduction des armées et une certaine effervescence culturelle. Les élites de leurs colonies américaines en profitérent pour gagner en autonomie et s'enrichir, souvent grâce au travail de leurs esclaves toujours plus nombreux, mais se préoccupaient de la diminution des troupes coloniales. Dans ce contexte, des mutineries et des révoltes serviles sporadiques éclatèrent au Brésil, à la Jamaïque, à la Dominique, à la Guadeloupe et à la Martinique, à Cuba, aux Bahamas et en Virginie, entre autres. Elles se terminèrent généralement par des exécutions, des flagellations et souvent la fuite d’une partie des insurgés vers des régions de marronnage. Certaines nécessitèrent l'intervention de forces coloniales, comme
à Tadó, dans le
Chocó, en 1728, quand quelques dizaines d'esclaves d'une mine alluviale se mutinérent contre les abus de leur chef espagnol, le tuèrent puis semérent la terreur dans d'autres mines, faisant quinze morts parmi les Blancs. Le gouverneur dut dépécher des troupes, et leur commandant attira quatre meneurs avec la fausse promesse de négociations pour les exécuter aussitót. Les autres rebelles rejoignirent leurs mines ou disparurent dans les foréts comme marrons?. Plus effrayante du point de vue des colons fut l’insurrection lancée le 23 novembre 1733 par des Akans à Saint-John, une des îles Vierges danoises, parce qu’elle put rapidement s'étendre sur ce territoire exigu de 50 km? où un millier d'esclaves africains faisaient face à deux cents Blancs. Par conséquent, elle donnait corps au scénario tant redouté par
les esclavagistes du massacre des Blancs pour établir un royaume noir. En effet, les rebelles commencèrent par saisir le fort de Coral Bay, tuant
ou blessant ses six gardiens, puis tirèrent un coup de canon pour aviser leurs camarades des plantations environnantes de se soulever à leur tour. Vingt-quatre heures plus tard, les insurgés étaient peut-être quatrevingts et, munis des armes prises dans le fort, ils avaient assassiné plusieurs Blancs, sans distinction d’âge ou de sexe, et incendié des domaines.
1
Herbert S. KLEIN et Francisco Vidal LUNA, Slavery in Brazil, op. cit., p. 208-209 ; Frédéric REGENT, La France et ses esclaves, op. cit., p. 176-177 ; David B. Gaspar, Bondmen & Rebels, op. cit., p. 210 ; William F. SHARP, Slavery on the Spanish Frontier, op. cit., p. 158-159.
126
La conspiration et la révolte, des stratégies exceptionnelles
Des colons avaient néanmoins réussi à se réfugier dans l’île danoise voisine de Saint-Thomas, d'où des soldats et des miliciens arrivèrent pour rétablir l’ordre. Ces derniers capturérent quelques insurgés qui avouèrent sous la torture un plan de révolte élaboré : les rebelles auraient tous été originaires du même royaume akan où certains avaient exercé de hautes fonctions ; guidés par un couple royal, ils voulaient remplacer les Blancs, tout en se répartissant les plantations de l’île pour continuer d'exploiter les esclaves des autres ethnies ; ils attendaient que des Akans se soulèvent aussi à Saint-Thomas et à Tortola. En mars 1734, malgré plusieurs exécutions, les Danois n’avaient toujours pas repris le contrôle de toute la petite île de Saint-John et durent faire appel aux troupes françaises de la Martinique pour venir à bout des rebelles. En tout, l'insurrection dura six mois et coûta la vie à une quarantaine de Blancs, tandis que deux cents esclaves étaient morts, tués, atrocement exécutés ou en se suicidant?. Très vite, des nouvelles déformées de la révolte de Saint-John circu-
lèrent dans les ports des Caraïbes et d'Amérique du Nord. Une gazette de Charleston, par exemple, n’hésita pas à annoncer que les insurgés avaient « massacré toute la population blanche de l’île », puis, une semaine après, qu'une expédition militaire avait réussi à mettre en pièces ou exécuter tous les rebelles. De fait, cette insurrection avait bien conduit à une prise de pouvoir par des esclaves qui peut-être espéraient retrouver la position qu'ils tenaient dans la Côte d'Or avant que leur royaume ne soit vaincu et qu'ils ne soient vendus à des négriers. Mais, circonscrite à une toute petite île et cantonnée à une seule ethnie, elle ne pouvait pas résister longtemps. Elle fournit néanmoins un exemple concret de ce que pouvaient accomplir des esclaves révoltés et alimenta les craintes de complots serviles. Par ailleurs, ce contexte agité coïncidait avec les premiers questionnements sur la compatibilité de l’esclavage des Africains avec le christianisme tant dans les Amériques qu’en Europe, en particulier parmi les quakers, qui rejetaient tout dogme religieux et toute structure hiérarchique au profit de l'expérience personnelle de Dieu à travers des pratiques humanistes *. Ces critiques provoquaient l'ire des esclavagistes et des conflits parfois violents entre Blancs, mais ainsi elles parvenaient aux oreilles de certains esclaves. Quelques captifs s’en réclamèrent ensuite pour attaquer l'institution même de l'esclavage, suscitant des rumeurs sur la promulgation d’un édit royal d’émancipation générale
i)
1 3
Jon F. SENSBACH, Rebecca’s Revival. Creating Black Christianity in the Atlantic World, Harvard University Press, Cambridge, 2005, p. 8-27. Ibid., p. 23. Pour une bonne introduction sur les quakers, particulièrement aux États-Unis, voir Hugh BARBOUR et Jerry William Frost, The Quakers, Greenwood Press, New York, 1988.
127
De la conquête à la fin de la guerre de Sept Ans (1492-1763)
ou sur les effets libérateurs du baptême chrétien. Des Blancs assimilèrent alors ces nouvelles formes de contestation servile à des conspirations visant à tous les massacrer et qu'il fallait donc châtier de manière exemplaire. Notamment en 1730, en Virginie, des esclaves des comtés de Norfolk et de Princess Anne firent circuler une rumeur selon laquelle le roi de Grande-Bretagne aurait ordonné aux maîtres de libérer leurs esclaves dès qu'ils étaient baptisés, mais que les propriétaires refusaient d’obtempérer. Cette rumeur n'était pas totalement infondée, car depuis 1724 l'Église d'Angleterre et l’évêque de Londres demandaient aux planteurs qu'ils évangélisent leurs esclaves, au point qu’en 1729, en réaction aux craintes des esclavagistes, la justice britannique avait dû préciser qu’un esclave restait esclave même
sur le sol de Grande-Bretagne et d'Irlande,
et que le baptême ne pouvait ni le libérer ni altérer sa condition temporelle d’esclave. Des esclaves avaient capté des bribes des conversations virulentes de leurs maîtres à ce sujet, sur la base desquelles ils avaient fait courir le bruit sur les possibles effets émancipateurs du baptême. Le gouverneur ordonna une première vague d'arrestations suivies de flagellations, mais ne put empêcher la rumeur de s'étendre. Après la découverte d’un « complot » par lequel des esclaves auraient choisi leurs leaders et s'apprétaient à agir un dimanche quand tous les Blancs étaient à l’église, quatre esclaves furent exécutés et beaucoup d'autres fouettés publiquement. Non découragés, les esclaves dépêchèrent un Noir libre à Londres pour y demander
la liberté au roi, mais l’« ambassadeur des Noirs » fut
découvert comme passager clandestin à bord d’un bateau en direction de Philadelphie et conduit à travers les comtés de Virginie concernés pour y être systématiquement fouetté devant les esclaves. Une rumeur similaire se répandit parmi quelques esclaves d’un comté du New Jersey en 1734, selon laquelle George II aurait ordonné au gouverneur de New York de libérer tous les esclaves, mais que son Conseil
et les Assemblées coloniales l’en auraient empêché. Les autorités locales
firent arrêter une trentaine de suspects, qui avouèrent sous la torture avoir préparé une conspiration lors d’une beuverie. Chaque conjuré aurait dû égorger à minuit son maître et ses fils, mais épargner les femmes pour ses plaisirs, mettre le feu aux maisons et aux granges et prendre les meilleurs chevaux pour s'enfuir auprès des Indiens en territoire français. Après un rapide procès qui mit en lien ce cas avec la révolte de New York de 1712 1
Mary Miley THEOBALD, « Slave conspiracies in colonial Virginia », Colonial Williamsburg Journal, vol. 28, n° 1, hiver 2006, p. 26-31, ; Marcus W. JERNEGAN, « Slavery and conversion in the American colonies », American Historical Review, vol. 21,
avril 1916, p. 506-511.
128
La conspiration et la révolte, des stratégies exceptionnelles
et celle de l’île de Saint-John de 1733, un des conspirateurs présumés fut pendu, d'autres eurent les oreilles coupées ou furent fouettés '. Dans ce cas et celui de la Virginie, par leur répression excessive les autorités coloniales montraient qu'elles avaient bien saisi la portée subversive de la rumeur colportée par les esclaves incriminés : en faisant du baptême un acte de libération du nouveau fidèle, ils mettaient le doigt sur 1'incompatibilité de l’esclavage avec le christianisme, dénoncée aussi par une partie des protestants. Plus encore, en clamant que le roi de Grande-Bretagne avait luimême décrété la liberté des baptisés, ils transformaient une rumeur en un acte d’obéissance à l'autorité suprême bafouée par leurs maîtres. Ce faisant, ils s'attaquaient à la légitimité de l'esclavage en invoquant l'autorité de Dieu et du roi - auxquels même leurs maîtres se devaient d’être souris. Au Mexique
aussi, en 1735, des esclaves se réclamèrent d’un décret
royal pour exiger la liberté dans la région de plantations sucrières de Córdoba, au sud-ouest de Veracruz, où le marronnage était endémique.
L'incident déclencheur fut le refus des autorités, sous la pression des planteurs de la région, d'amnistier et d'émanciper les esclaves marrons qui se rendraient, comme cela avait été le cas à Yanga. Selon les propriétaires, les fugitifs mobilisèrent alors les esclaves des plantations et recrutèrent un mulátre libre pour colporter la rumeur que le roi d’Espagne aurait décrété la liberté de tous les esclaves du Mexique, mais que les hacendados refu-
saient d'obéir. En juin 1735, les esclaves d'une première hacienda sucriére se soulevèrent, rapidement rejoints par d'autres. En un jour, 500 hommes et quelques femmes, soit un tiers des esclaves de la région, avaient abandonné leur travail pour attaquer les Blancs. D’autres arrivaient des districts voisins, et le nombre de révoltés atteignit près de 2 000 esclaves qui
incendiérent des plantations, détruisirent haciendas et matériel, volérent et assassinérent des Blancs. Malgré la mobilisation de la milice locale et l’envoi de renforts, l’ordre ne fut rétabli que plusieurs mois plus tard, sans que l’historien ne puisse connaître précisément son bilan chiffré en victimes, condamnés et esclaves ayant réussi à rejoindre les marrons dans les
montagnes ?.
Alors que la croyance en un édit royal de libération se répandait parmi les esclaves et justifiait parfois des rébellions, la peur d’une conspiration servile s’ancrait dans la population blanche, suivant un scénario selon lequel leur but aurait été de massacrer les Blancs et incendier les plantations et les villes pour établir un royaume noir. En résulta un véritable 1
2
Graham Russell HoDGes, Root and Branch. African Americans in New York and East Jersey, 1613-1863, University of North Carolina Press, Chapel Hill, 1999, p. 89-90.
Patrick J. CARROLL, Blacks in Colonial Veracruz, op. cit., p. 97-99. Sur Yanga, voir chapitre 2.
129
De la conquête à la fin de la guerre de Sept Ans (1492-1763)
cycle de contestation servile et de complots supposés, ponctué de quelques mutineries concrètes dont le dénominateur commun fut d’entraîner une vague de répression des pouvoirs coloniaux et des planteurs contre les esclaves.
Une orgie de feu, de sang et de tortures...
A partir de 1730, les découvertes de complots présumés se répétèrent d'une année et d’un lieu à l’autre dans les colonies ibériques, britanniques, françaises, néerlandaises et danoises, fournissant aux juges une grille d'interrogatoire préétablie et aux esclaves un cadre de référence permettant d'imaginer leur libération - et les réponses à donner sous la torture. Dès lors, l’existence des nombreuses conspirations inventoriées durant cette période reste difficile à établir, mais un peu partout un contexte commun préparait l'éclosion de ce que les Blancs appelèrent alors l’« insolence incontrólée des esclaves ». En 1731, les Blancs de la Louisiane démasquèrent un soi-disant complot de leurs esclaves bambara visant à massacrer tous les Blancs pour se libérer et dominer la colonie tout en maintenant les non-Bambara en esclavage. Décelée avant sa réalisation, cette conspiration reste douteuse, mais sa répression fut bien réelle puisqu'elle conduisit huit hommes à être brisés sur la roue et une femme à être pendue !. Même à Montréal, en Nouvelle-France, l'incendie d'un hôpital et de plusieurs maisons en 1734 conduisit une esclave, qui avait fui à l'annonce de sa vente, à être accusée
du crime. Elle fut pendue puis son corps brûlé, laissant la question de sa
culpabilité sans réponse.
La découverte d'un possible projet de conspiration d'esclaves à Antigua, en 1736, porta la barbarie coloniale à son paroxysme. Selon David Gaspar,
l'historien qui l’a étudiée avec le plus de soin en 1985,
cette conspiration a été une « affaire bien organisée sur l’ensemble de l’île [...] qui, si elle avait réussi, aurait catapulté Antigua sur la scène de 1'histoire mondiale comme le premier territoire au cœur des Caraïbes esclavagistes sur lequel les esclaves auraient acquis le contrôle complet? ». Mais, en dehors des déclarations de témoins blancs et d'esclaves torturés ou tentant d'échapper a la mort par des confessions, aucun indice concret ne 1 2 3
Gwendolyn Midlo HALL, Africans in Colonial Louisiana, op. dit., p. 97-118 ; Ira BERLIN, Many Thousands Gone, op. cit., p. 88-90. Afua Cooper, The Hanging of Angélique. The Untold Story of Canadian Slavery and the Burning of Old Montreal, Harper Collins, Toronto, 2006. David B. Gaspar, Bondmen & Rebels, op. cit., p. XIII. Voir aussi Monica SCHULER, « Akan slave rebellions in the British Caribbean » (1970), in Veronica Marie Grecs (dir.), Caribbean Women. An Anthology of Non-Fiction Writing, 1890-1980, University of Notre
Dame Press, Notre Dame, Indiana, 2005, p. 381-383.
130
La conspiration et la révolte, des stratégies exceptionnelles
permet de parler d'une révolte : il n’y eut ni Blanc assassiné, ni propriété détruite, ni cache d’armes ou de poudre découverte. Plus récemment, une analyse du processus de mise en accusation, d’enfermement et de production du scénario de la conspiration a permis de questionner sérieusement l'affirmation de Gaspar’. En effet, il semble que la conspiration ait surtout été l'émanation des peurs des magistrats, dans une période où le nombre des esclaves s’accrut de 19 800 en 1724 à 24 400 dix ans plus tard,
alors qu’en même temps la population blanche, agglutinée dans les deux
ports de la petite île, chutait de 5 200 à 3 8007.
Selon le rapport des juges, la conspiration de 1736 prévoyait que «tous les habitants blancs [d’Antigua] seraient assassinés, et une nouvelle forme de gouvernement [...] établie par les esclaves, entre eux, leur donnerait l’entière possession de l’île». Les esclaves conjurés auraient dû lancer leur projet dans la capitale, St. John's, le 11 octobre,
quand l'élite antiguaise célébrait l'anniversaire du couronnement du roi George II par un bal dans une demeure patricienne. Le chef du complot aurait été un esclave akan appelé Court, alias Tackey, secrètement couronné roi par d’autres esclaves aux sons de tambours, conques et trompettes quelques mois auparavant. Son principal complice aurait été un esclave créole, Tomboy, charpentier de métier, qui aurait dû profiter d’être chargé de confectionner les chaises de la salle de bal pour y introduire de la poudre à canon et « faire exploser toute la noblesse de l’île » pendant qu'elle danserait. Dans la confusion qui en résulterait, trois ou quatre unités de quelques centaines d’esclaves chacune devaient entrer dans St. John’s par divers points et « passer tous les Blancs au fil de l'épée », tandis que des gardes seraient postés aux sorties de la ville pour empêcher les survivants de fuir. Les rebelles occuperaient alors le fort de la capitale, ainsi que tous les bateaux du port. Ils saisiraient aussi un autre fort avec son arsenal, éliminant sa garde et prenant les armes qui s'y trouvaient. Ils donneraient le signal aux esclaves dans le reste de l’île de procéder de la même manière et d'avancer vers St. John’s « en détruisant tout sur leur passage? ». Les participants auraient préparé leur prise de pouvoir depuis des mois, mais ils auraient été désarçonnés par le renvoi du bal de l'élite du 11 au 30 octobre. Alors que Tomboy aurait préconisé d'agir coûte que coûte le 11, Court aurait réussi à convaincre les 1
Jason SHARPLES, « Hearing whispers, casting shadows jailhouse conversation and the production of knowledge during the Antigua slave conspiracy investigation of 1736 »,
N
in Michele Lise TARTER et Richard BELL (dir.), Buried Lives. Incarcerated in Early America, University of Georgia Press, Athens, 2012, p. 35-59.
3
Ibid., p. 39. Cité dans David B. Gaspar, Bondmen & Rebels, op. cit., p. 3-5.
131
De la conquête à la fin de la guerre de Sept Ans (1492-1763)
autres d'attendre la tenue du bal. Le complot ne fut pas dénoncé par un participant : ce fut 1'« insolence » croissante des esclaves qui alarma
les Blancs.
La suspicion de complot provenait du témoignage alarmé d'une femme blanche, qui affirma que, lors de la flagellation publique d'esclaves arrétés pour jeu d’argent, certains esclaves avaient exprimé leur soutien aux condamnés en se référant à eux comme « nos officiers et soldats ». Dès le 11 octobre 1736, Robert Arbuthnot et deux autres juges de paix firent interroger les esclaves déjà incriminés et ordonnèrent que 100 coups de fouet leur soient immédiatement administrés sur la place publique de St. John’s. En même temps, les magistrats lancérent l'alerte et envoyérent des agents fouiller les logements de tous les Noirs de la ville et appréhender tout suspect. Des esclaves furent alors arrêtés pour avoir raillé ou désapprouvé les fustigations, d’autres parce que des témoins les avaient entendus parler de poudre, d'armes ou de tambours. Tous les détenus affirmèrent être dans l'ignorance de la préparation d'une conspiration, mais l'attention des juges se focalisa sur ceux qui s'étaient moqués des flagellations et ceux qui les avaient endurées sans broncher. Le 12 octobre, Arbuthnot interrogea un esclave très coopératif, un Portugais du nom d’Emanuel, qui déclara qu’en effet les esclaves étaient exceptionnellement remontés et donna des détails sur les vêtements majestueux et le cheval qu’aurait possédés Court, le leader présumé du complot. Des témoignages de Blancs s'accumulaient aussi contre ce dernier, à la surprise de son maître, qu'il servait fidèlement depuis trente ans. Le 15 octobre, l’Assemblée d'Antigua approuva une motion visant a « restreindre la conduite insolente et les réunions tumultueuses d’esclaves » et désigna quatre juges spéciaux, dont Arbuthnot, pour enquêter sur le présumé complot et tenir un procès à huis clos. Dans la foulée, l’Assemblée offrit des récompenses monétaires
pour toute dénonciation conduisant à l’arrestation de suspects et autorisa les juges à infliger à ces derniers des « douleurs ou tortures n’allant pas
jusqu’à la perte de la vie ou d’un membre? ».
Entre le 20 et le 27 octobre, principalement sur la base des déclara-
tions d’Emanuel, les premiers douze esclaves furent exécutés sur la place publique. Condamné à être écartelé, Court aurait reconnu ses crimes plus d'une heure après le début de son supplice. Une fois mort, il fut décapité, sa tête exposée sur un haut poteau devant la prison et son corps brûlé. Le lendemain, ce fut au tour de Tomboy, qui aurait également avoué en prison le matin même. Lui aussi fut écartelé, mais endura en plus trente-cinq 1 2 132
Ibid., p. 13, 83. Ibid., p. 13-21.
La conspiration et la révolte, des stratégies exceptionnelles
coups de barre de fer sur la poitrine avant de mourir quatre heures plus tard. Un troisième esclave subit le même long supplice. Leurs têtes décapitées rejoignirent celle de Court. Le 22 octobre, quatre esclaves enchaînés
furent brûlés vifs sur des búchers. Et, le 27, encore cinq hommes subirent le même sort’. Or les juges, convaincus que les « confessions » des suppliciés restaient incomplètes, poursuivaient les arrestations. Face à la résistance des suspects, ils décrétèrent que l’écartèlement et le bûcher étaient, selon eux, des peines « trop clémentes et pas suffisamment exemplaires parce que les criminels n'étaient pas assez longtemps soumis à la souffrance ». Début novembre, six condamnés furent donc pendus vivants à des menottes de fer dans des cages se faisant face sur la place principale pour qu'ils « puissent se voir et se parler » « afin de produire des révélations » pendant leur longue agonie de faim et de soif. L’un d’entre eux glissa de ses fers au sixiéme jour, fut réanimé et gardé en prison pour une nuit puis rependu jusqu'à ce que mort s'ensuive. Après leur décès, tous furent décapités et leurs têtes exposées à la décomposition devant leur plantation, tandis que leurs corps étaient brûlés. Mais, pendant la semaine que dura leur calvaire, ils avaient échangé des noms qui conduisirent à des arrestations supplémentaires. Le 15 novembre, une nouvelle vague d’exécutions publiques fut réalisée, au cours de laquelle un esclave fut écartelé et sept autres brûlés vifs. Le 27 novembre, huit autres esclaves agonisérent sur des biichers. Puis les juges lancèrent une troisième série d’arrestations et d’interrogatoires sous la torture, à la suite de laquelle ils condamnérent encore treize esclaves à être brûlés vifs avant Noël. Épuisés par ce labeur qui nuisait à leurs affaires, ils transférèrent l'enquête à d’autres magistrats chargés de la poursuivre’. L'année 1737 débuta à Antigua par un nouvel écartèlement, suivi de douze exécutions sur des bûchers quatre jours plus tard. Les détentions et les exécutions publiques continuérent, avec neuf brûlés vifs le 15 janvier, huit le 18 février et, finalement, onze le 8 mars. Au total, dans cette orgie
de feu, de sang et de tortures, quatre-vingt-huit esclaves furent exécutés en quatre mois, dont soixante-dix-sept sur le bûcher, six pendus vivants et cing écartelés. En outre, trente-sept esclaves furent bannis et vendus en Virginie et à Hispaniola. Trois esclaves particulièrement coopératifs, dont Emanuel, furent émancipés pour leurs services et gratifiés d’une petite pension mensuelle. Et pourtant, il n’y avait eu ni incendie ni mort de Blancs. L'Assemblée fut confrontée alors à l'énorme coût de ces quatre mois de répression, car pratiquement tous les esclaves exécutés ou bannis 1 2
Ibid. p. 21-23. Ibid. p. 23-28 ; Jason SHARPLES, « Hearing whispers, casting shadows », art. cit., p. 42-44.
133
De la conquête à la fin de la guerre de Sept Ans (1492-1763)
et les trois acquittés et affranchis étaient des artisans, des cochers ou des contremaîtres de valeur. Elle devait donc indemniser les pertes imposées aux propriétaires, et, devant le refus des planteurs d'accepter un impôt supplémentaire afin d’y pourvoir, elle contracta un emprunt !. Néanmoins, ces exécutions monstrueuses commengaient à choquer certains observateurs à Antigua même, comme cet homme qui écrivit en
janvier 1737 au gouverneur de l’île :
« Brúler les Noirs, les suspendre vivants à des gibets, les écarteler sur la roue, etc., prend presque tout notre temps, et du 20 octobre [1736] à aujourd’hui, on a détruit soixante Noirs fins et doués de bon sens, la plupart d'entre eux des hommes qualifiés comme charpentiers, maçons et tonneliers. Je suis presque mort à force de faire le guet jour et nuit, et il y en a encore beaucoup d'autres. »
Les nouvelles parvenaient aussi á Londres, oú une gazette se demanda pourquoi les Antiguais n'avaient pas vendu les conspirateurs les plus importants comme esclaves pour les mines des colonies espagnoles plutót que de « mettre á mort tant de gens pour un crime qui (si on en croit les derniéres nouvelles de la presse) serait considéré comme un comble de la vertu par beaucoup dans notre Mère Patrie? ». Très timidement, parmi les Blancs des colonies et de la métropole britanniques, les premières critiques à l'encontre de la barbarie de l'esclavage commençaient à s'exprimer. Simultanément, les rumeurs de complots serviles continuaient de circuler. En décembre 1736, juste à côté d’Antigua, sur la côte occidentale de la Grande-Terre en Guadeloupe, la nouvelle se répandit que des marrons allaient arriver pour libérer les esclaves, tuer les Blancs et brûler les plantations. Les autorités procédèrent à des arrestations préventives, et des esclaves soumis à la torture avouérent qu’un plan de révolte existait bien pour Noël. Plusieurs prétendus meneurs furent alors pendus, mais des esclaves parvinrent à s'enfuir au nord de la Basse-Terre, où s'étaient aussi retranchées des bandes marronnes. Là, pour se venger, ils auraient
enlevé et dévoré un enfant blanc. Des opérations de ratissage conduisirent à l’arrestation d'une centaine de marrons et d'esclaves suspects qui furent soumis à un procès expéditif au début de 1738. Plusieurs (peut-être seize en tout) furent condamnés à la roue ou à la pendaison, et de nombreux autres à la flagellation, au carcan et au marquage au fer rouge. Mais, d’après l'historien Lucien-René Abenon, la répression fut dirigée principalement contre les bandes marronnes qui s'étaient alors multipliées, tandis qu’Oruno Lara, écrivant en 1921, avance que l’acte de cannibalisme aurait 1 2
134
David B. GASPAR, Bondmen & Rebels, op. cit., p. 29-38. Ibid. p. 29.
La conspiration et la révolte, des stratégies exceptionnelles
été ajouté après coup pour justifier les exécutions que plusieurs colons trouvaient démesurées *, Une fois encore, il est impossible de savoir s’il y eut complot ou tentative collective de marronnage, bien répandu alors à la Guadeloupe. Deux ans plus tard éclatait la révolte de Stono en Virginie, dans laquelle une vingtaine d'esclaves tuèrent des Blancs avant de chercher à gagner la Floride espagnole et catholique (voir chapitre 2). Elle aussi alimenta parmi les colons la crainte d’une grande rébellion servile. Dans ce contexte déjà chargé, une nouvelle guerre éclata entre la Grande-Bretagne et l'Espagne (appelée War of Jenkins’ Ear par les Britanniques et Guerra del Asiento par les Espagnols), qui dura d’octobre 1739 à 1748. Désormais la population blanche des villes portuaires n'eut plus seulement peur des révoltes et des complots d'esclaves, mais aussi de l'invasion et de l'infiltration d’ennemis extérieurs. Or, durant le printemps 1741, treize incendies se succédèrent à New York, le premier touchant un fort militaire, les autres des étables, des entrepôts et la mai-
son du gouverneur. Connu généralement comme « the Great Negro Plot of 1741 » (le « grand complot des Noirs de 1741 ») mais aussi comme le « complot de la Saint-Patrick » (saint patron de l'Irlande catholique), cet événement majeur est d'autant plus difficile á reconstruire qu'il n'a laissé aux historiens qu'une seule source, un journal de l'enquéte rédigé trois ans plus tard par un juge new-yorkais pour justifier le nombre élevé de condamnations à mort prononcées alors dans l'urgence?. Ces incendies avaient été précédés, le 28 février 1741, par un vol chez un marchand pour un montant total de 60 livres. L’arrestation des deux présumés cambrioleurs, les esclaves Gwin (aussi connu sous le nom de César) et Prince, conduisit les juges à s'intéresser à la taverne d'un Blanc,
John Hughson. Là, ils trouvèrent une jeune servante engagée de 16 ans, Mary Burton, qui mit en cause son patron Hughson, sa femme, sa fille et une Irlandaise catholique parmi ses locataires pour recel et autres activités illicites en association avec des esclaves. Deux semaines plus tard, le 18 mars (au lendemain de la Saint-Patrick), un premier incendie éclata, suivi d’autres sur une vingtaine de jours, dont quatre dans la seule journée du 6 avril. Ce jour-là, un témoin déclara avoir vu un esclave s’enfuyant près d’un des feux, et un autre dit avoir aperçu la veille trois Noirs 1
2
Lucien-René ABENON, Petite histoire de la Guadeloupe, L'Harmattan, Paris, 1993, p. 64-65 ; Oruno Lara, La Guadeloupe dans l'histoire : la Guadeloupe physique, économique, agricole, commerciale, financière, politique et sociale de 1492 à 1900 (1921), L'Harmattan, Paris, 1999 (nouvelle édition), p. 58-59.
Daniel HORSMANDEN, À Journal of the Proceedings in the Detection of the Conspiracy Formed by Some White People, in Conjunction with Negro and Other Slaves, for Burning the City of New-York in America, and Murdering the Inhabitants (1744), Thomas J. Davis (dir.), Beacon Press, Boston, 1971.
135
De la conquête à la fin de la guerre de Sept Ans (1492-1763) passant sous sa fenêtre, dont l’un criait hilare « Feu, feu, brûle, brûle, un peu, fichtre, bientôt ». Les deux esclaves en question furent arrêtés
pour incendie, en même temps que Hughson, sa femme et leur locataire pour commerce de marchandises volées. Les autorités et des habitants commencèrent alors à faire des parallèles entre ces incendies et ceux produits par la révolte servile de New York de 1712, qui avait conduit à l'exécution de vingt-cinq esclaves, et le soupçon d’une nouvelle conspiration des Noirs pour détruire la ville prit forme. Le 14 avril, un tribunal spécial était établi, et les appels à témoins lancés. Mary Burton servit de principal témoin à charge dans la reconstitution du prétendu complot. Sur la base de ses déclarations, les juges accusèrent Hughson et ses proches d'être de mèche avec les esclaves supposés incendiaires, en vue d'une for-
midable conspiration visant non pas à détruire la ville et massacrer tous ses Blancs pour établir un royaume noir, comme lors des complots précédents, mais à attaquer et tuer seulement les Blancs des classes supérieures
pour construire une nouvelle société dont Hughson
esclaves Gwin et Prince, chefs de sa « garde noire ! ».
serait le roi, et les
Après cette « découverte », les magistrats ordonnèrent les premières exécutions afin d'obtenir d'autres dénonciations et de terrifier les Noirs de New York. Le 11 mai, Gwin et Prince furent pendus sans avoir avoué, et le corps de Gwin fut laissé à la décomposition sur une place au nord de la ville. À la fin du mois, les deux esclaves arrêtés pour incendie furent brûlés vifs devant une foule sans pitié, tandis que les arrestations se multipliaient, car maintenant Mary Burton déclarait que cinq marins de couleur récemment saisis sur un vaisseau espagnol et vendus comme esclaves à New York et un instituteur blanc supposé être secrètement un prêtre catholique étaient aussi impliqués, ce qui transformait une affaire new yorkaise en un complot international fomenté par l'Espagne et la papauté. Peu après, le tavernier, son épouse et leur locataire furent à leur tour pen-
dus, bien qu'ils aient aussi nié jusqu’au bout l'existence de toute conspiration, et le corps de Hughson fut exposé à côté de celui de Gwin. En tout, en comptant les personnes déjà mentionnées, plus de 200 personnes furent arrêtées à New York en 1741 et soumises à des procès expéditifs devant un public vengeur. Trente esclaves furent exécutés sur le bûcher 1
Serena ZaBIN, Dangerous Economies. Status and Commerce in Imperial New York, University
of Pennsylvania Press, Philadelphie, 2009, p. 132-140. C’est sur ces accusations que se fondent Peter Linebaugh et Marcus Rediker pour interpréter ces événements comme un
« complot révolutionnaire, de portée atlantique [...] fomenté par un prolétariat hétéroclite en vue de provoquer une insurrection urbaine ». Voir Peter LINEBAUGH et Marcus REDIKER, L’Hydre aux mille têtes : l'histoire cachée de l'Atlantique révolutionnaire, traduit de l'anglais par Christophe Jaquet et Hélène Quiniou, Amsterdam, Paris, 2008, p. 261-315 (citation p. 268).
136
La conspiration et la révolte, des stratégies exceptionnelles
ou par pendaison maient être libres), locataire irlandaise flagellés ou vendus selon des témoins,
(dont les cinq marins espagnols qui pourtant affirquatre Blancs furent pendus (les époux Hughson, leur et le soi-disant prêtre) et des dizaines d'esclaves furent à l'extérieur. Un détail macabre troubla les esprits à mesure qu'il se décomposait, le corps de Hughson
devenait énorme et noir, ses cheveux frisaient et ses traits s'africanisaient,
alors que le corps de Gwin diminuait et blanchissait. Finalement, quand Mary Burton commenga a mettre en cause quelques Blancs new-yorkais renommés, les procès cessérent abruptement — mais elle reçut une prime qui lui permit de se libérer de son contrat d’engagée. Certains observateurs ne se privèrent pas alors de faire le lien avec les procès en sorcellerie de Salem en 1692, ni de critiquer la justice de New York. Ce fut donc pour réduire au silence ces critiques et accréditer la thèse de la conspiration qu’en 1744 l’un des magistrats publia son Journal du procès. Ainsi, entre 1730 et 1741, une vague de conspirations sembla traverser les Amériques,
de la Nouvelle-France aux Antilles et au Mexique,
et
conduisit des centaines d'esclaves au gibet, au bûcher ou au poteau de flagellation. Parmi ces manifestations de l’«insolence incontrólée des esclaves », seule une poignée inclurent des violences et des destructions, alors que plusieurs n'étaient probablement que des protestations verbales, mais partout elles provoquèrent une répression terrible.
Les révoltes de la Jamaïque et de Berbice à la faveur de la guerre de Sept Ans
Les années 1740 et 1750 continuèrent d'être agitées par des révoltes locales et des complots avérés ou imaginés par les colons - et par des rumeurs de décrets royaux d’émancipation des esclaves. Par exemple, en 1745, la paroisse de St. David à la Jamaïque fut secouée par la dénonciation d'une esclave selon laquelle 900 esclaves étaient en train de s'organiser pour massacrer tous les Blancs de la région. Quelques captifs se rebellèrent effectivement, sans doute pour échapper aux arrestations, et tuérent un Britannique et quatre femmes avant de fuir; puis ils assassinèrent un autre colon, saisirent des armes et des munitions et
cherchèrent à se réfugier dans l’arrière-pays. Ils furent capturés peu après ; dix esclaves hommes, pour la plupart des Africains, furent exécutés, et onze déportés?. En 1749 au Venezuela, ce fut la rumeur diffusée par un 1
2
Serena ZABIN, Dangerous Economies, op. cit., p. 140-158 ; Andy DOOLEN, « Reading and wri-
ting terror : the New York conspiracy trials of 1741 », American Literary History, vol. 16, n° 3, automne 2004, p. 377-406; Richard E. BOND, « Shaping a conspiracy », art. cit., p. 65-94.
Monica ScHULER, « Akan slave rebellions in the British Caribbean », art. cit., p. 373-374.
137
De la conquête à la fin de la guerre de Sept Ans (1492-1763)
sergent noir du bataillon de miliciens de couleur, déclarant qu'un nouvel évêque allait arriver d’Espagne avec un édit royal d'émancipation des esclaves, qui mit la province de Caracas en émoi?. Ailleurs, des mouve-
ments spontanés de protestation alarmaient la communauté comme
blanche,
à Curacao en 1750, quand, le temps d'une journée, des esclaves
attaquèrent une plantation de la Compagnie néerlandaise des Indes occidentales et tuèrent plusieurs dizaines d'esclaves et un Blanc. En réponse, le gouverneur fit exécuter au moins trente-neuf rebelles et en déporta de nombreux autres’. Pendant ces années, de petites révoltes sporadiques furent aussi répertoriées à Berbice, à la Guadeloupe, à la Martinique, à Sainte-Croix et de nouveau à la Jamaïque. La guerre de Sept Ans (1756-1763) allait brusquement ouvrir de nouvelles perspectives de libération pour les esclaves. En effet, cette longue guerre eut de fortes répercussions dans les Amériques, d’abord au nord du continent, puis dans les Antilles et les Guyanes, très dépendantes des métropoles et des importations constantes d'esclaves. Car elle ralentit non
seulement
ces dernières et les exportations
de produits tropicaux,
mais aussi les livraisons de vivres essentiels à la population. Le mécontentement des esclaves monta face à une exploitation accrue et à des rations de plus en plus maigres. Mais, en même temps, ces esclaves entendaient leurs maîtres se plaindre qu'avec les retraits de soldats pour combattre en Europe, ils étaient dépourvus de défense contre les révoltes intérieures et les risques d’invasion par mer. Ainsi, la guerre de Sept Ans, en affaiblissant visiblement les puissances coloniales, incita-t-elle des groupes d’esclaves à prendre des risques exceptionnels, en particulier à la Jamaïque et dans la colonie néerlandaise de Berbice. Effectivement, entre avril 1760 et octobre 1761, la Jamaïque fut secouée
par une série de rébellions serviles, connues sous l’appellation unique de « révolte de Tacky », du nom d'un des leaders à la tête de la révolte initiale. Selon l’histoire de la Jamaïque publiée en 1774 par l’administrateur
et fils de planteur Edward Long, résident dans l’île de 1757 à 1769, elle fut une vaste conspiration comprenant presque tous les esclaves coromantee (akans) de l’île et dont le but aurait été « l’extirpation totale des habitants blancs ; la mise en esclavage de tous les Noirs refusant de les joindre ; et la
partition de l’île en petites principautés sur le mode africain, qui seraient 1
Wim KLOOSTER, « The rising expectations of free and enslaved Blacks in the Greater Caribbean », in Wim op. cit., p. 64.
2
KLOOSTER et Gert OOSTINDEE (dir.), Curagao in the Age of Revolutions,
Cornelis C. GOSLINGA, The Dutch in the Caribbean and in the Guianas, 1680-1791, op. cit.,
p. 113, 546 ; Gert OOSTINDIE, « Slave resistance, colour lines, and the impact of the French and Haitian revolutions in Curacao », in Wim KLOOSTER et Gert OOSTINDIE (dir.), Curacao
in the Age of Revolutions, op. cit., p. 72.
138
La conspiration et la révolte, des stratégies exceptionnelles
distribuées entre leurs chefs et hommes de tête ». S'il n'y avait pas eu l'intervention efficace du gouverneur, de la marine, des troupes, des milices et des marrons, elle aurait été « plus formidable que toutes les [rébellions] jusqu'ici connues dans les Indes occidentales » en raison de son extension, du caractère secret de son plan, de la multitude des conspirateurs et des lieux qu'elle devait toucher’. Pour Long, la responsabilité de la « révolte de Tacky » et de ses dérivés incombait donc aux Akans, particulièrement cruels et belliqueux, dont il recommandait de bannir l'importation pour éviter tout renouveau insurrectionnel. Deux décennies après lui, le planteur et politicien Bryan Edwards mentionna dans la première édition de son histoire des Antilles britanniques en 1793 la « très formidable insurrection des Coromantee », qui éclata sous le leadership de Tacky dans la paroisse de St. Mary puis essaima dans l’île, mais il attribua un rôle majeur à lobeah, un chamanisme dérivé de diverses pratiques africaines, dans son déclenchement, puisqu’un de ses prêtres avait fait croire aux insurgés qu'ils seraient invulnérables à la mort causée par les Européens’. Se fondant principalement sur ces deux auteurs, plusieurs historiens, à l'instar de Michael Craton, ont estimé que, sans l'étroite supériorité des forces coloniales, la « révolte de Tacky » aurait pu être aussi sanglante que celle
de Saint-Domingue trente ans plus tard*.
Assurément, en 1760 et 1761, des esclaves de la Jamaïque voulurent
profiter du contexte de la guerre de Sept Ans, de la diminution des forces de terre et de mer présentes. sur l’île et des inquiétudes croissantes des planteurs face à cette insécurité pour se soulever. Le bilan de la « révolte 1
Edward LONG, The History of Jamaica or, General Survey of the Antient and Modern State of the Island : with Reflections on Its Situation Settlements, Inhabitants, Climate, Products, Commerce, Laws, and Government, 3 vol., T. Lowndes, Londres, 1774, vol. 2, p. 447 et 462,
. Sur l'ensemble de la « révolte de Tacky », voir ibid., p. 445-465. 2
3
Bryan EDWARDS, The History, Civil and Commercial, of the British colonies in the West Indies, 2 vol., Luke White, Dublin, 1793, vol. 2, p. 87-88.
Les principales études suivant les interprétations de Long et Edwards sont, par ordre chronologique de publication, Monica SCHULER, « Akan slave rebellions in the British Caribbean », art. cit., p. 373-375 ; Michael CRATON, Testing the Chains, op. cit., p. 125-139 ; Douglas HALL, In Miserable Slavery. Thomas Thistlewood in Jamaica,
1750-1786, Macmillan,
Londres, 1989, p. 92-114; Trevor BURNARD, Mastery, Tyranny, and Desire. Thomas Thistlewood and His Slaves in the Anglo Jamaican World, University of North Carolina Press, Chapel Hill, 2004, p. 170-174 ; Vincent BROWN, The Reaper’s Garden, op. cit., p. 129-156. Pour une interprétation plaçant l'insurrection jamaïcaine parmi quelque vingt-cinq rébellions et conspirations majeures susceptibles de révolutionner les Caraïbes britanniques, voir Peter LINEBAUGH et Marcus REDIKER, L’Hydre aux mille têtes, op. cit., p. 336-339. Pour une analyse plaçant la révolte dans le contexte de la guerre de Sept Ans, voir Maria Alessandra BOLLETTINO, Slavery, War, and Britain’s Atlantic Empire, op. cit., p. 191-256. Pour une étude cartographique permettant de suivre les différentes révoltes qui éclatérent entre 1760 et 1761 à la Jamaïque, voir Vincent BROWN, « Slave revolt in Jamaica,
1760-1761. A cartographic narrative », 2012, .
139
De la conquête à la fin de la guerre de Sept Ans (1492-1763)
de Tacky » fut considérable. En tout, les esclaves rebelles tuérent soixante Blancs et autant de marrons ou libres de couleur et détruisirent beaucoup de plantations dans des actions dirigées par des Akans. Ils firent face à la milice, à l’armée régulière et aux forces navales britanniques, de même qu'aux marrons mobilisés contre eux en conformité avec les traités de paix qu’ils avaient signés avec les autorités coloniales. Au final, les forces de répression laissèrent au moins
qui furent ceux qui se pour servir la Barbade
500 esclaves morts, entre ceux
tués au combat, exécutés plus ou moins sommairement et suicidèrent. Quelque 500 rebelles capturés furent transportés dans les forêts d’acajou du Honduras britannique. Comme à plus tôt, les planteurs furent indemnisés pour leurs pertes en
propriété humaine et foncière !.
Dans la réalité, cependant, cette série de révoltes ne mobilisa qu’une petite minorité des 170 000 esclaves qui représentaient alors 89 % de la population de la Jamaïque : en tout quelque 1 500 hommes et femmes au cours de ces dix-huit mois agités, soit à peine 1 % des esclaves de l’île. Les Akans y jouèrent des rôles dirigeants parce qu’ils composaient alors une grande partie des bossales et, comme esclaves, ils exerçaient souvent des fonctions de commandement ou un travail qualifié. Les révoites ne touchérent que certaines paroisses de l’île, d’abord au nord, puis à l’ouest.
Plus encore, il n’y eut vraisemblablement pas de coordination entre la premiére rébellion, la « révolte de Tacky » proprement dite, en avril et mai 1760, confinée á la paroisse nord-est de St. Mary, et l'insurrection bien plus importante qui dévasta la paroisse occidentale de Westmoreland entre la fin de mai et août 1760. En revanche, la troisième rébellion, qui débuta en septembre 1760 et dura presque une année, fut initiée par les survivants de celle de Westmoreland qui poursuivirent leur mouvement dans les paroisses montagneuses de St. Elizabeth et de Clarendon, plus au centre de l’île. Comme souvent dans de tels moments de peur collective, la minorité blanche prétendit avoir détecté plusieurs conspirations locales liées á ces révoltes et les réprima impitoyablement?. La premiére révolte, expressément dirigée par les esclaves akans Tacky et Jamaica, débuta pendant les fétes de Páques 1760 á St. Mary, au nord de l’île. Sous leur commandement, quatre-vingt-dix esclaves quittèrent leurs plantations dans la nuit du 7 avril pour le fort militaire de Port Maria, à quelques kilomètres sur la côte, dont ils tuèrent la sentinelle avant de s'emparer d'armes et de munitions. Puis ils retournèrent vers les 1
2
Ibld. ; Michael CRATON, Testing the Chains, op. cit., p. 138.
Douglas HALL, « Jamaica », art. cit., p. 194; Maria Alessandra BOLLETTINO, Slavery, War, and Britain’s Atlantic Empire, op. cit., p. 19-20 ; Vincent BROWN, « Slave revolt in Jamaica,
1760-1761 », art. cit.
La conspiration et la révolte, des stratégies exceptionnelles
domaines où ils travaillaient en ralliant 300 nouveaux rebelles au passage, et là ils mirent le feu à des champs de canne à sucre, assassinèrent plusieurs Blancs — maîtres, gérants, serviteurs — et détruisirent bâtiments et
demeures. Incapables d'arrêter le mouvement, les planteurs de la région purent néanmoins rallier quelques esclaves restés fidèles et alerter le gouverneur à Spanish Town. Ce dernier décréta la loi martiale, mobilisa l'armée et somma les Noirs marrons d'envoyer des renforts. Une des premières victimes des forces de l’ordre fut un vieil esclave akan, l'obeahman ou prêtre traditionnel incriminé par Edwards, qui aurait enduit le corps des combattants d’une poudre censée les rendre invincibles. Puis le 14 avril un détachement de marrons tua Tacky, Jamaica et d'autres rebelles. La tête de Tacky fut exposée sur une perche à l'entrée de Spanish Town pour terroriser les esclaves. Les marrons firent aussi de nombreux prisonniers, mais des groupes d'insurgés parvinrent à s'enfuir et continuèrent à semer le trouble dans la région. En mai, une cour de justice spéciale réunie à Spanish Town jugea et condamna plusieurs rebelles de St. Mary à être exécutés sur des bûchers, tandis que circulaient des rumeurs de rites morbides accomplis par eux. Parallèlement, le 13 avril, les
autorités annoncérent avoir empêché un complot d'esclaves à Kingston grâce à la découverte d’une épée décorée d’une plume de perroquet dans la hutte d’un esclave. Elles impliquèrent plusieurs Akans, parmi lesquels une esclave nommée Cubah appartenant à une maîtresse juive et elle aussi initiée aux pratiques de l’obeah, que ses compagnons auraient couronnée reine de Kingston. Deux semaines plus tard, plusieurs de ces esclaves incriminés et des rebelles de St. Mary étaient pendus dans la capitale, puis leurs têtes fichées sur des perches et leurs corps brûlés ; Cubah fut déportée. La « révolte de Tacky » etle prétendu complot de Cubah étaient jugulés?. Cependant, à la fin du mois de mai, des centaines d'esclaves se soulevérent dans la paroisse occidentale de Westmoreland, tuant et détruisant sur leur passage avant de se regrouper dans des montagnes ou ils pensaient pouvoir se défendre. Peut-être espéraient-ils former là une nouvelle communauté marronne, comme la présence de femmes et d’enfants dans leurs camps semblait l’indiquer. Mais nombre de Blancs virent là le début de la véritable rébellion générale que les esclaves auraient planifiée dans toute la Jamaïque pour la Pentecôte, et que Tacky et Jamaïca auraient anticipée parce qu'ils étaient sous l'emprise de l'alcool. A nouveau, la 1
Sur l’obeah (ou obi), voir Kenneth M. Bizsy et Jerome S. HANDLER, « Obeah : healing and
2
p. 153-183. Vincent BROWN, « Slave revolt in Jamaica, 1760-1761 », art. cit. ; Michael CRATON, Testing
protection in West Indian slave life », Journal of Caribbean History, vol. 38, n° 2, 2004, the Chains, op. cit., p. 125-139 ; Vincent BROWN, The Reaper’s Garden, op. cit., p. 148.
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De la conquête à la fin de la guerre de Sept Ans (1492-1763)
milice, les troupes, la marine et des marrons furent mobilisés. En même temps, quatre nouvelles conspirations locales étaient déjouées dans l’Est, et les prétendus coupables exécutés. Quant à la répression de la révolte de Westmoreland, elle fut massive et brutale. Au début de juin 1760, soldats et miliciens massacrèrent sur place des dizaines d’insurgés et, après des verdicts expéditifs, en exécutèrent autant par pendaison, sur des búchers ou suspendus vivants à des chaînes. Mais de nombreux esclaves rebelles parvinrent à fuir. Parmi ceuxci, certains moururent de leurs blessures dans les bois ou se suicidèrent,
et des dizaines tentèrent de regagner discrètement leur plantation. En juillet, quatre-vingts insurgés se rendirent volontairement et, dans le but d’être graciés, livrèrent quatre chefs akans, qui furent condamnés à être accrochés à des chaînes pendant trois jours, puis déliés pour être brûlés vifs. Un autre leader se pendit avant d’être capturé, tandis qu’un sixième était tué par un détachement qui rapporta sa tête à Montego Bay. À la fin août, la rébellion de Westmoreland semblant anéantie, le gouverneur
leva la loi martiale. Cependant, c'était oublier les dizaines de rebelles qui avaient réussi à se réfugier dans les montagnes, où ils se réorganisèrent derrière l’esclave Simon en plusieurs petites bandes qui se déplacèrent vers le centre de l’île pour attaquer des plantations et tuer des Blancs. Simultanément, les troupes continuaient leurs ripostes et les exécutions de rebelles, jusqu’en juin, voire octobre
ment rétabli.
1761, quand
l’ordre fut finale-
Ainsi, un examen détaillé du déroulement de la « révolte de Tacky » montre que, même si elle se prolongea durant plusieurs mois et laissa de nombreux morts et destructions, elle resta limitée tant sur le terrain que dans le nombre de ses participants. D'ailleurs, dans la deuxième édition de son histoire des Antilles britanniques de 1794, Edwards concède que « la révolte ne fut pas aussi générale et destructrice que celle qui fait maintenant rage à Saint-Domingue * ». Quant à ses causes, planteurs et administrateurs coloniaux comprirent à l'époque que c'était bien la capacité des esclaves à profiter de la diminution des forces militaires sur l’île pendant la guerre de Sept Ans, plus que la présence d’Akans ou le recours à l’obeah, qui expliquait leurs actions rebelles.
D
mn
Dans le contexte incertain de cette guerre, de 1756 à 1763 des complots supposés ou des rébellions mineures furent aussi signalés à Antigua,
Ibid. Bryan EDwARDs, The History, Civil and Commercial, of the British colonies in the West Indies (1793), 2 vol. John Stockdale, Londres, 1794 (2° édition), vol. 2, p. 64. L'auteur fait allu-
sion à la révolte servile lancée en 1791 à Saint-Domingue (voir ci-après, chapitre 6).
142
La conspiration et la révolte, des stratégies exceptionnelles
aux Bermudes, à Nevis, à Sainte-Croix et en Guyane néerlandaise”. De plus, les nouvelles des révoltes de la Jamaïque et de leur répression brutale parvinrent à Londres, à Boston et dans d’autres ports atlantiques. Elles nourrirent sans doute la pensée d'un des futurs penseurs de l'indépendance étatsunienne, James Otis, qui, en 1764, publia à Boston un pamphlet déclarant que les hommes, « blancs ou noirs », étaient « nés libres
par la loi naturelle »?,
Pourtant, en 1763, au moment où les colons de la Jamaïque se réjouissaient d’avoir écrasé les esclaves rebelles sur leur territoire, les Blancs de la
colonie néerlandaise de Berbice affrontaient la révolte d'esclaves la plus grave de l’époque de la guerre de Sept Ans. Au contraire de celles qui l'avaient précédée, la rébellion qui ravagea Berbice en 1763 fut une véritable révolte, au sens d’une « action collective violente en vue de renver-
ser l'autorité politique et la règle sociale établie » (Le Petit Robert). Alors que les insurgés auraient sans doute pu s'échapper en direction des marrons du Suriname, leur leader tenta d'établir un État indépendant en lieu et place de la colonie néerlandaise. La révolte de Berbice fut massive, puisqu'elle mobilisa des centaines, voire jusqu'à 2 000 esclaves dans une” colonie qui en totalisait environ 4 500, pour la plupart nés én Afrique, dont 1 500 travaillant sur les plantations sucrières de la Compagnie de Berbice et 3 000 cultivant le café et le cacao sur de petites plantations privées éparpillées le long des fleuves du Berbice et du Cauje. Autrement dit, alors que les esclaves représentaient 90 % de la population de la colonie néerlandaise, entre 30 et 44 % d’entre eux participèrent à l'insurrection. La révolte fut aussi sanglante, puisque les insurgés tuèrent près d’une centaine de Blancs sur les 350 installés à Berbice, soit un tiers des colons. Ils détruisirent aussi de nombreuses plantations et contrôlèrent la plus grande partie du territoire de la colonie pendant plus d’un an à partir de février 1763. Cette révolte, encore peu étudiée par les historiens, fut donc proportionnellement bien plus considérable et dévastatrice que celle de la Jamaïque. 1
Monica SCHULER, « Akan slave rebellions in the British Caribbean », art. cit., p. 383; Clarence MAXWELL, « Enslaved merchants, enslaved merchant-mariners, and the Bermuda
conspiracy of 1761 », Early American Studies, vol. 7, n° 1, printemps 2009, p. 140-178. Ces rumeurs de complots et ces incidents liés à 1'« insolence » d’esclaves sont inclus, avec plusieurs guerres marronnes, dans la liste de prés de vingt-cinq rébellions et conspirations illustrant l'extraordinaire vague de révoltes et complots de cette époque établie par les 2 3
historiens Marcus REDIKER et Peter LINEBAUGH (L’Hydre aux mille tétes, op. cit., p. 336-339).
Vincent BROWN, The Reaper's Garden, op. cit., p. 153-155. Au début de 1763, les Blancs comptaient pour 7 % de la population totale, et les libres de couleur et les Amérindiens asservis, 3 %. Voir Marjoleine Kars, « Policing and transgressing borders : slavery, slave rebels, and the early modern Atlantic », New West Indian Guide, vol. 83, n° 3-4, 2009, p. 193.
143
De la conquête à la fin de la guerre de Sept Ans (1492-1763)
Le soulèvement dans la colonie néerlandaise débuta en février 1763 sous la direction de Coffy, un Akan
esclave domestique et lettré. Lancé
sur deux plantations situées au bord du Cauje, il se répandit rapidement, détruisant des domaines et tuant des colons en amont du Cauje et du Berbice. Saisies de panique, plusieurs familles de Blancs s'abritérent dans une plantation à l’est de la bourgade administrative intérieure de Fort Nassau, mais les insurgés les encerclèrent puis les massacrèrent en les soumettant aux supplices réservés aux esclaves ou les réduisirent en servitude (par exemple, la fille d'un planteur fut forcée de devenir la concubine de Coffy). D’autres Blancs se rassemblèrent à Fort Nassau même, qu'ils incendièrent partiellement avant de descendre le fleuve du Berbice en bateau pour
se réfugier à Fort St. Andries,
sur l'estuaire, dans l'attente
de secours militaires ou de navires pour s'enfuir. En amont, Coffy, son principal adjoint le capitaine Accara et des groupes de rebelles installèrent leur quartier général dans ce qui restait de Fort Nassau et s’emparèrent de plusieurs domaines. Dès le début, Coffy communiqua par écrit avec le gouverneur néerlandais Wolfert Simon van Hoogenheim, laissant donc aux historiens sa propre version des événements. S’autoproclamant « gouverneur des Noirs de Berbice », il imputa nommément la responsabilité du soulèvement à plusieurs planteurs particulièrement cruels envers leurs esclaves et somma tous les Blancs de quitter le territoire aussi vite que possible. Van Hoogenheim choisit de temporiser ; il ne rejeta pas l'exigence de Coffy mais prétendit qu'il devait consulter la métropole, alors qu’en fait il demandait des renforts militaires au Suriname et aux
Pays-Bas!.
À la fin mars, les premiers secours arrivèrent du Suriname, avec une
centaine de soldats et marins, au grand soulagement des colons réfugiés
à Fort St. Andries, dont plusieurs renoncérent à partir. Van Hoogenheim placa deux bateaux armés à l'entrée de l'estuaire du Berbice et en appareilla trois autres pour remonter le fleuve avec des soldats, des colons volontaires et des esclaves jusqu'à la plantation de Dageraad, à 10 kilomètres en aval de Fort Nassau, où il établit un quartier général fortifié. Ce retournement divisa les chefs rebelles, avec d'un côté Coffy, toujours en faveur de négociations pacifiques avec le gouverneur néerlandais, et de l’autre Accara, qui prit l'initiative d'attaquer Dageraad, mais sans succès . Le 2 avril, Coffy adressa une nouvelle note à van Hoogenheim : 1
Barbara L. BLAIR, « Wolfert Simon van Hoogenheim
2
p. 63-64 ; Cornelis C. GosLINGA, The Dutch in the Caribbean and in the Gulanas, 1680-1791, op. cit., p. 465-474. Ibld., p. 476.
1763-1764 », Bijdragen
tot de Taal-, Land-
en
in the Berbice slave revolt of
Volkenkunde,
Deel
140,
1ste Afl.,
1984,
La conspiration et la révolte, des stratégies exceptionnelles « Le Gouverneur de Berbice [Coffy] demande à Votre Honneur que Votre Honneur vienne et parle avec lui; n’ayez pas peur! Mais si vous ne venez pas, nous nous battrons tant qu’il restera un chrétien a Berbice. Le Gouverneur donnera a Votre Honneur la moitié de Berbice, et tous les Noirs iront en amont de la rivière, mais ne pensez pas qu'ils resteront esclaves. Les Noirs que Votre Honneur a sur les bateaux, ils
peuvent rester esclaves !. »
Sans exiger l'abolition de l'esclavage, Coffy proposait désormais la partition de la colonie de Berbice, dont l’est et le littoral seraient réservés aux Blancs chrétiens qui pourraient continuer d'y exploiter des esclaves (d'ailleurs, dans un message postérieur, Coffy recommanda au Néerlandais d’en importer de nouveaux pour remplacer leurs pertes), mais dont le centre et l’ouest appartiendraient aux rebelles qui s'étaient libérés. Un mois plus tard, Coffy tenta de reprendre le commandement général en dirigeant lui-même une attaque contre Dageraad, mais les rebelles furent largement battus par les soldats moins nombreux mais mieux armés. Coffy réduisit alors ses demandes au gouverneur, se contentant du territoire de quatre plantations. Les insurgés tentèrent aussi d'envoyer des émis-" saires prendre contact avec les marrons du Suriname, mais, ‘mal guidés, ils durent rebrousser chemin. Enfin, en juillet, les rebelles occupant une
plantation sur le Cauje eurent la surprise de voir arriver, sous la conduite d'une esclave, une quarantaine de soldats déserteurs des renforts envoyés
par le Suriname, qui eux aussi s'étaient révoltés contre leur condition militaire semi-servile. Le chef de la plantation, Atta, fit exécuter la majorité de ces soldats, mais en envoya une dizaine à Coffy qui les employa à diverses tâches, notamment l'instruction militaire de ses hommes,
Cependant, les divisions entre chefs rebelles se creusaient toujours plus entre ceux qui voulaient couper toute relation avec les Blancs et ceux qui voulaient continuer de négocier avec le gouverneur, des divisions qui avaient aussi une dimension ethnique, séparant les Africains récemment débarqués des créoles ou des Africains plus acculturés, et les Akans des Kongo. Atta et ses hommes renversèrent Coffy qui se suicida après avoir tué certains de ses adjoints. Simultanément, les premiers bateaux arrivaient des Pays-Bas avec près de 300 hommes bien armés. Lorsqu’en décembre 1763 les forces militaires néerlandaises remontèrent le Berbice, elles furent comme partout la proie des maladies et de la fièvre jaune qui les décimèrent. Mais, face à elles, les rebelles étaient trop affaiblis 1
2
Cité dans Monica SCHULER, « Akan slave rebellions in the British Caribbean », art. cit.,
p. 379. Cornelis C. GOSLINGA, The Dutch in the Caribbean and in the Gulanas, 1680-1791, op. cit., p. 471-483 ; Marjoleine Kars, « Policing and transgressing borders », art. cit., p. 204-207.
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De la conquête à la fin de la guerre de Sept Ans (1492-1763)
par leurs divisions internes et la famine pour riposter efficacement. Un grand nombre d’entre eux se rendirent, d’autres furent massacrés par les troupes néerlandaises et des centaines furent capturés, puis sommairement jugés. En tout, plus de 140 esclaves furent exécutés de façon atroce entre mars et juin 1764. Plusieurs furent pendus par un crochet traversant leurs côtes avec un poids attaché aux pieds ; d’autres furent brûlés à petit feu tandis que leur chair était arrachée avec des pinces brúlantes ; d'autres eurent les membres brisés sur la roue où ils furent laissés agoniser ; Atta fut enchaîné à un poteau pour y être écorché vif puis brûlé à petit feu. Les têtes décapitées de tous les condamnés à mort furent exposées, fichées sur des perches. Des centaines de rebelles furent flagellés et renvoyés à leur plantation. En tout, entre le début et la fin de la révoite,
les plantations de Berbice perdirent quelque 2 000 esclaves. Parmi eux, quelques dizaines, peut-être quelques centaines, étaient parvenus à s’enfuir au cours de l’année 1763 pour tenter de survivre comme marrons
dans les forêts très denses de l'intérieur’.
La révolte servile de Berbice fut la plus sérieuse et la plus massive avant l'ère des indépendances, mais elle montra aussi combien il était difficile pour des esclaves insurgés de constituer une société alternative sur le territoire même d'une colonie de plantation. Le plan initial du leader Coffy de chasser tous les Blancs du territoire pour y établir une sorte de gouvernorat des Noirs libérés aurait peut-être été viable s’il avait inclus une agriculture de subsistance, mais, dès que l'arrivée des premiers renforts militaires du Suriname dissuada les colons de fuir et que Coffy engagea des négociations avec le gouverneur néerlandais, les révoltés perdirent l'initiative. Lorsque les Pays-Bas débarquérent des troupes pour reconquérir le territoire, les insurgés étaient déjà trop divisés entre eux et affaiblis par le manque de nourriture pour contraindre le pouvoir colonial à toute concession, comme avaient pu le faire ailleurs les communautés marronnes qui s'étaient enfuies à l’intérieur des terres.
La terreur esclavagiste, révélatrice de la pleine humanité des esclaves
A partir de la fin du xvir siècle, les nouvelles de révoltes et de conspirations d'esclaves circulèrent tant dans les colonies britanniques et françaises que dans celles de Espagne, du Portugal, des Pays-Bas et du Danemark ; les plantations et les mines ne furent pas plus épargnées que 1
Cornelis C. GOsLINGA, The Dutch in the Caribbean, op. cit., p. 487-494 ; Barbara L. BLAIR, « Wolfert Simon van Hoogenheim in the Berbice slave revolt of 1763-1764 », art. cit.,
p. 65-66 ; Marjoleine Kars, « Policing and transgressing borders », art. cit., p. 195.
146
La conspiration et la révolte, des stratégies exceptionnelles
les villes. Dans les faits, pourtant, l’« insolence des esclaves » se concrétisa rarement par des actes violents, au contraire de ce que laissaient supposer les craintes des esclavagistes. Seules les révoltes de la Jamaïque et de Berbice, au début des années 1760, auxquelles peuvent être ajoutées celles de Saint-John en 1733 et de Veracruz en 1735, représentèrent une
menace suffisamment importante pour nécessiter une large mobilisation de troupes pour les juguler. Mais, autant dans ces révoltes que lors de mutineries locales, de manifestations verbales ou de complots sans fon-
dement, le pouvoir colonial répondit par la terreur, dirigée avant tout contre l'élite des esclaves. Car, qu’ils aient commis des actes subversifs ou non, par leur leadership, leurs connaissances et leurs capacités professionnelles, ces artisans ou contremaítres mettaient en question l'institution de
l’esclavage racial en démontrant des aptitudes égales a celles des Blancs. Pour les esclavagistes, ils devaient donc être punis ou éliminés de la façon la plus vile possible afin de marquer leur exclusion de l'humanité. Certes, sous l’Ancien Régime, les esclaves n'étaient pas les seuls à subir des châtiments donnant lieu à des démonstrations de souffrance et d’horreur, puisque toutes les classes sociales y étaient sujettes. Cependant, en ” Europe, le spectacle des exécutions comprenait un rituel destiné à souder la communauté menacée par les fautes de l’un des siens, alors que les exécutions d'esclaves devaient rappeler la supériorité infaillible de la « communauté » blanche et chrétienne à la « masse » de Noirs asservis et peu christianisés (sauf par un baptême expéditif dans les colonies catholiques). Dans les îles sucrières, en particulier, où des conspirations supposées et des rébellions produisirent des exécutions et des flagellations en série, le spectacle de ces châtiments poursuivait le double but de terrifier les esclaves et de rassurer la petite minorité blanche quant à son droit de vie et de mort sur l'immense majorité représentée par les esclaves. Il démontrait la concordance des pouvoirs des planteurs, de l'État et des Blancs. Pour renforcer ces liens, il n’était pas rare que tout ou partie d’un procès, des interrogatoires à l’exécution des peines, soit déplacé de la ville principale à un lieu proche des plantations. Le droit absolu du pouvoir colonial et des maîtres sur leurs esclaves était ensuite rappelé par l'incinération ou l'exposition prolongée des têtes et des corps des suppliciés, grâce auxquelles la communauté blanche montrait que sa domination se poursuivait après l'exécution des esclaves, en empéchant que leurs corps disloqués ou devenus cendres puissent retourner en Afrique, comme le voulait une tradition bien ancrée. Cette destruction corporelle posait aussi la question du destin de l’âme du supplicié, nourrissant parmi les esclaves la croyance que les esprits inquiets des morts visitaient les vivants. Mais, simultanément, la récurrence des châtiments 147
De la conquête à la fin de la guerre de Sept Ans (1492-1763)
physiques et des exécutions, renforcée par l'expérience répétée des décès dus à l'épuisement, aux épidémies, à la maladie et à la sous-alimentation,
conduisit les esclaves à dans leurs croyances et têtes et des membres de leurs pouvait aussi leur
l'esclavage”.
donner de nouveaux sens à la mort et l’au-delà leurs pratiques spirituelles. Enfin, la présence des condamnés dans le paysage quotidien des travailrappeler l’histoire des luttes permanentes contre
Pourtant, au milieu du xvi‘ siècle, l’exercice et l’application de la justice se transformèrent progressivement en Europe. L'interrogatoire sous la torture, l’amputation, l’écartélement et la mort sur le bûcher commencérent à disparaître en même temps que l'avilissement post mortem et V'exposition publique des dépouilles des exécutés’. Seuls les soldats et les marins continuèrent d’être soumis à des condamnations immédiates et sans appel, caractérisées par l'arbitraire et la sanction effroyable pour les autres conscrits*. Dans ce contexte, les tortures et les exécutions, cruelles
et interminables, de dizaines voire de centaines d'esclaves qui caractérisaient la répression des révoltes et des conspirations serviles, en particulier dans les colonies britanniques, commencèrent à choquer certains intellectuels européens. De façon similaire, l’exhibition prolongée des têtes et des corps entiers ou dépecés des esclaves exécutés sur les places publiques, à l'entrée des plantations et le long des chemins, rapportée par des voyageurs et des agents royaux, provoquait parfois l'incompréhension dans les métropoles, La terreur que les maîtres et les autorités coloniales imposaient aux esclaves commença à apparaître plus nettement, non seulement lors de la répression de révoltes ou de prétendus complots, mais aussi dans le quotidien. À mesure que, dans certains cercles intellectuels, les idées de tolérance, de liberté et d'égalité ainsi que celles des droits naturels se 1
2
3
Gene E. OGLE, « Slaves of justice : Saint-Domingue’s executioners and the production of shame », Historical Reflections / Réflexions Historiques, vol. 29, n° 2, été 2003, p. 286-293 ;
Diana PATON, « Punishment, crime, and the bodies of slaves », art. cit., p. 943-944; Vincent Brown, The Reaper's Garden, op. cit., p. 129-132, 135-144. Pieter SPIERENQURG, The Spectacle of Suffering. Executions and the Evolution of Repression, From a Preindustrial Metropolis to the European Experience, Cambridge University Press, Cambridge, 1984, p. 66-77; Diana PATON, «Punishment, crime, and the bodies of slaves », art. cit., p. 936-941. E.E. STEINER, « Separating the soldier from the citizen : ideology and criticism of corporal punishment in the British armies, 1790-1815 », Social History, vol. 8, n° 1, janvier 1983, p. 19-35 ; Alain BERBOUCHE, Marine et justice : la justice criminelle de la Marine francaise sous l'Ancien Régime, PUR, Rennes, 2010, p. 83-102. Voir aussi le cas des déserteurs de l’armée du Suriname condamnés a la suite de la révolte du Berbice (1763-1764), in Marjoleine
4
148
Kars, « Policing and transgressing borders », art. cit., p. 191. Diana Paton, « Punishment, crime, and the bodies of slaves », art. cit., p. 939-940;
Vincent BROWN, The Reaper’s Garden, op. cit., p. 140.
La conspiration et la révolte, des stratégies exceptionnelles
développaient, l'esclavage était mis en question. La tyrannie et l'injustice comme moyens de subjugation, l’absence de proportion entre la faute et la punition ainsi que la panoplie de châtiments cruels et sadiques réservés aux esclaves devenaient inacceptables. Progressivement, ces supplices et le fouet, infligé par dizaines ou centaines de coups, parfois espacés dans le temps et assenés en divers lieux, dans le but de marquer à tout jamais les corps et de terroriser les esclaves obligés d’y assister, se transformaient en armes qu’esclaves et abolitionnistes allaient utiliser pour attaquer la barbarie de l'esclavage. La terreur esclavagiste commençait à se retourner contre ses promoteurs : il n’est sans doute pas fortuit que les premières voix dénonçant l'esclavage se soient exprimées à Londres après l’arrivée des nouvelles des exécutions atroces d’Antigua en 1736, de New York en 1741 et de la Jamaïque en 1762. La répression brutale de la « révolte de Tacky » inspira même des poèmes romantiques qui transformèrent ce dernier en martyr chrétien préférant la rédemption ou la libération offertes
par la mort à une vie de servitude’.
À la fin de la guerre de Sept Ans, en 1763, la traite négrière reprit et atteignit des sommets sans précédents, débarquant chaque année des dizaines” de milliers d’Africains dans les ports américains. En même temps, les fuites
et les protestations d'esclaves s'amplifiérent, provoquant une répression toujours plus sanglante. Cette escalade mit en lumière la barbarie fondamentale de l'esclavage - et l'humanité tout aussi fondamentale de ceux qui y étaient soumis. Comme nous le verrons dans les chapitres suivants, les stratégies d’émancipation des esclaves ne changèrent pas, mais elles s'adaptérent et prirent un sens nouveau à l’heure où les libertés individuelles commencaient à faire partie des revendications d'un nombre croissant de sujets des monarchies. Pendant l'ère des indépendances, les luttes des esclaves purent s’insérer dans la dynamique de rupture des chaînes coloniales qui mettait en question les chaînes de l'esclavage.
1
Les chátiments réservés aux esclaves sont abordés dans de nombreux ouvrages. Voir, par exemple,
Miguel ACOSTA SAIGNES,
Vida de los esclavos negros en Venezuela,
op. cit.,
p. 229-248 ; Eduardo Franca PAIVA, « Revendications de droits coutumiers et actions en justice des esclaves dans le Minas Gerais », art. cit., p. 117 et note 2, p. 117; Frédéric REGENT, La France et ses esclaves, op. cit., p. 81 ; Caroline OuDIN-BASTIDE, Travail, capitalisme et société esclavagiste, op. cit., p. 155-159 ; Ross M. KIMMEL, Blacks before the Law in Colonial
Maryland, op. cit. ; Diana PATON, « Punishment, crime, and the bodies of slaves », art. cit.,
2
p. 946-947 ; Cornelis C. GOSLINGA, The Dutch in the Caribbean, op. cit., p. 529-547. Vincent BROWN, The Reaper’s Garden, op. cit., p. 154-155.
Troisième partie
L'ère des indépendances (1770-1825)
Chapitre 5-
Les esclaves, acteurs du processus
d'indépendance des États-Unis
Après la guerre de Sept Ans, les esclaves des Amériques adapterent les stratégies de libération qu'ils avaient déjà expérimentées et en élaborèrent d’autres pour répondre à toute une série de transformations. En effet, durant les décennies suivantes, la carte coloniale des Amériques
fut redessinée, entraînant un rééquilibrage du poids des monarchies européennes tant sur le continent que dans les Caraïbes. De plus, la GrandeBretagne, la France et l’Espagne, dont les Trésors royaux avaient été vidés par les conflits armés, manifestèrent leur volonté de mieux contrôler et
exploiter leurs colonies. Ces bouleversements, parallèles à la montée des philosophies des droits naturels et des libertés fondamentales, furent à l’origine de l'ère des indépendances dans les Amériques. Partout les systèmes coloniaux furent ébranlés, et les rivalités entre métropoles et colonies fournirent de nouvelles occasions aux esclaves de lutter pour leur liberté. L'engagement militaire contre la promesse de la liberté dans des armées toujours en manque d'hommes devint une véritable option pour les esclaves hommes quand les antagonismes entre coloniaux fidèles à la monarchie tutélaire et ceux acquis à l'indépendance se transformèrent en guerres. L'instabilité, les déplacements de troupes et de populations favorisèrent la fuite de nombreux esclaves dans l’arrière-pays ou vers l’ennemi. En même temps, les idées d'indépendance et des libertés individuelles créèrent un climat favorable à l'affranchissement et l’achat de liberté. Attentifs à tout affaiblissement ou division du pouvoir esclavagiste, des esclaves surent exploiter les tensions de l’époque pour faire avancer la cause de leur propre émancipation. La où l'écriture et l’abolitionnisme chrétien progressaient, des esclaves utilisèrent la pétition, la publication de manifestes et le prêche pour demander la liberté. Quand une monarchie européenne cherchait à réaffirmer son autorité sur des planteurs devenus trop souverains à travers des règlements sur l'esclavage, des esclaves s’unirent dans des manifestations et des révoltes pour exiger une émancipation qu'ils assuraient déjà proclamée par le roi. Dorénavant en mesure d'intégrer leurs demandes de liberté à d’autres revendications, 153
L’ère des indépendances (1770-1825)
ces esclaves se mobilisèrent en parallèle avec les mouvements qui traversaient le continent depuis 1763 et conduisirent à l'indépendance de presque tout le continent américain ainsi que d'Haïti. Ce fut en Amérique du Nord, dans la colonie britannique du Massachusetts, que des esclaves commencèrent à se greffer sur les protestations de sujets coloniaux pour attaquer les fondements de l'esclavage. En effet, en 1764, des colons lancèrent à Boston un processus de
résistance puis de révolte armée contre la réduction de l'autonomie de leur colonie et l'imposition de nouvelles taxes par Londres, un processus qui s'étendit dix ans plus tard aux colonies voisines pour se transformer, en 1775, en premiére guerre d’indépendance des Amériques. Aprés leur victoire sur la Grande-Bretagne en 1782, les treize colonies continentales britanniques devinrent les Etats-Unis d’Amérique, premier pays a rompre ses liens politiques avec l’Europe. Dès le début de la guerre en 1775, des milliers d’esclaves de ces colonies cherchérent, quant a eux, a se libérer de l’esclavage. En tout, entre 30 000 et 50 000 esclaves sur les 460 000 vivant sur ce territoire recoururent à une stratégie commune : ils fuirent leurs maîtres !. Autrement dit, dans les treize colonies, un esclave
sur quinze, voire un sur neuf, saisit l’occasion de la guerre pour tenter de gagner sa liberté. Ce fut un mouvement sans précédent, tant par son ampleur que par sa nature, même s’il est impropre de le qualifier de « plus grande rébellion des esclaves dans l’histoire » des États-Unis, comme
le
fait l'historien Gary Nash’. Tous ces esclaves recoururent à la stratégie de la fuite, mais une fuite distincte du marronnage, caractéristique des hommes cherchant à gagner des terres non colonisées : il s’agit plutôt d'une vaste désertion d'esclaves, dont plus d’un tiers de femmes et d'enfants, qui échappèrent à leurs maîtres pour trouver refuge auprès des bastions britanniques. Ce mouvement des asservis à l’intérieur de la révolte des colonisés donna une nouvelle dimension à la lutte pour l’indépendance en établissant un parallèle entre la liberté des colons à l'égard de la Grande-Bretagne et celle des esclaves envers leurs maîtres. Il dévoila les contradictions internes de la « révolution américaine », qui justifiait sa rupture avec la monarchie colonialiste au nom des droits naturels 1
Ces chiffres sont, bien sûr, des estimations (voir Alan GILBERT, Black Patriots and Loyalists.
Fighting for Emancipation in the War for Independence, University of Chicago Press, Chicago, 2012, p. IX-XII, 205 et 309, note 148). Les chiffres de 80 000 à 100 000 esclaves fugitifs (Thelma Wills Foore, Black and White Manhattan. The History of Racial Formation
in Colonial New York City, Oxford University Press, New York, 2004, p. 211) sont exa-
gérés, et ceux de 20 000 (Cassandra Puysus, « Jefferson's faulty math : the question of slave defections in the American Revolution », William and Mary Quarterly, vol. 62, n° 2,
2
154
avril 2005, p. 243-264) sous-estimés. Gary B. Nash, Race and Revolution, Madison House, Madison, 1990, p. 57.
Les esclaves, acteurs du processus d'indépendance des États-Unis
universels, alors qu'elle excluait de ces mêmes droits une partie de sa
population réduite au statut de bien meuble.
Prêche, écriture, pétition : de nouveaux moyens
de propagande pour la liberté
La mobilisation des esclaves des treize colonies durant la guerre
d'indépendance ne débuta pas subitement, mais s'inscrivit dans des évo-
lutions culturelles et sociales. Lorsque le Grand Réveil religieux secoua la population des colonies continentales britanniques entre 1730 et 1759, il initia de nombreux esclaves au christianisme. Certains accompagnèrent leurs maîtres, d'autres se glissèrent parmi la foule des Blancs pour écouter des prédicateurs revivalistes parler de la Bible et du Christ rédempteur, de conversion et de renaissance des nouveaux croyants. Ces assemblées de plein air étaient particulièrement attrayantes pour les esclaves : elles réunissaient des centaines d’hommes et de femmes de toute condition et couleur autour d’un orateur enthousiaste qui leur dépeignait les flammes de l’enfer s'ils ne se repentaient pas de leurs péchés, et qui leur louait les bienfaits d'un christianisme présenté avant tout comme une expérience directe et personnelle avec Dieu. Si, pour les Blancs y participant, le Grand Réveil fut un moment décisif du processus de formation des futurs Etats-Unis d’Amérique, pour ces esclaves, le message chrétien relativisa le pouvoir absolu de leurs maitres et signifia qu’au-dessus d’eux il y avait Dieu, qui s’exprimait dans la Bible dont le Verbe était l’autorité suprême. En d’autres termes, il
leur offrit un espoir de justice et de libération dans un monde temporellement dirigé par les Blancs. Cette prise de conscience fut d’autant plus radicale pour eux qu'ils avaient été longtemps maintenus à l'écart de toute évangélisation par leurs maîtres protestants, au contraire des esclaves des colonies catholiques soumis au baptême et à une christianisation expéditive destinée à leur instiller l’obéissance à Dieu. Dorénavant, pour une partie des protestants, la contradiction entre l'égalité des baptisés devant Dieu et l'inégalité de l’esclavage était insoluble : comment ne pas craindre que le sentiment d’être égal devant Dieu ne conduise l’esclave à contester sa condition de propriété meuble d'un autre chrétien ? Si certains protestants, à l'instar des catholiques, répondaient que l'esclavage temporel était d’origine divine et reconnu par la Bible, d’autres, notamment parmi les quakers, les méthodistes et les baptistes, jugeaient qu'un chrétien ne pouvait pas être propriétaire de ses frères et sœurs devant Dieu. Ces débats étaient suivis avec attention par des groupes d'esclaves qui y puisaient des arguments contre l'esclavage des chrétiens. Ainsi, dès 1730, des esclaves de Virginie avaient assimilé le baptême chrétien à un acte de libération du nouveau fidèle, malgré 155
L’ère des indépendances (1770-1825)
la décision en sens contraire de la justice britannique (voir chapitre 4). Parallèlement, la progression de la lecture et de l'écriture parmi les colons fit des émules parmi les esclaves, et certains apprirent à lire pour comprendre la Bible et ses enseignements. Ils réalisèrent que leur condition n'était pas immuable, et que d’autres peuples réduits en esclavage, tels que les Juifs en Égypte, s'étaient libérés. Des esclaves du Nord lisaient aussi les écrits abolitionnistes de méthodistes ou de quakers qui circulaient de part et d'autre de l'Atlantique et offraient une interprétation antiesclavagiste et égalitaire de la Bible’. Après la fin de la guerre de Sept Ans, le système colonial britannique se fissura, malgré son acquisition de nouveaux territoires tels que le Québec ou la Floride. Certes, le renforcement de la traite négriere, largement aux mains de Britanniques, permit aux plantations d’acquérir des captifs africains en quantité jusque-la inégalée. Mais les exigences accrues de Londres envers ses colonies affectérent leurs économies. Les plus riches planteurs des Antilles défendaient leurs intéréts depuis la métropole ou ils résidaient et siégeaient au Parlement, ce qui masqua pendant quelques années la gravité de la crise dans les îles. En même temps, quelques-uns de leurs esclaves domestiques saisissaient l’occasion de leur présence en Grande-Bretagne pour s'enfuir, se faire baptiser puis contester leur maintien en captivité sur le sol de la métropole dans des freedom suits (« procès pour la liberté ») soutenus par des abolitionnistes. Alors que les tentatives de ses prédécesseurs avaient échoué, l’esclave James Somerset, qui
avait fui son maître bostonien en Angleterre mais avait été recapturé pour être vendu à la Jamaïque, gagna son affranchissement en 1772, quand la justice britannique déclara qu'il était illégal de forcer des esclaves sur le sol anglais ou gallois à retourner en Amérique. Astucieusement, les abolitionnistes et leurs relais en Amérique annoncèrent que cette décision avait rendu l'esclavage illégal en Grande-Bretagne, faisant croire que tout esclave arrivant dans la métropole serait libéré. Dans les Antilles et en Amérique du Nord, des esclaves s’appropriaient à leur tour cette interprétation de l’affaire Somerset”. Quelques-uns s'enfuirent de chez leur maitre et se cachèrent sur des navires en partance pour l'Angleterre, avec l'espoir d'y être affranchis. D’autres affirmèrent que le roi de Grande-Bretagne avait déclaré la liberté générale des esclaves de son empire et que leur
maintien en servitude était illégal *. 1
2 3
156
Allen Dwight CALLAHAN, The Talking Book. African Americans and the Bible, Yale University Press, New Haven, 2006, p. XII-XIV, 2-5.
Edlie L. WonG, Neither Fugitive nor Free. Atlantic Slavery, Freedom Suits, and the Legal Culture
of Travel, New York University Press, New York, 2009, p. 24-36.
Alan GILBERT, Black Patriots and Loyalists, op. cit., p. 7-9.
Les esclaves, acteurs du processus d'indépendance des États-Unis
Au même moment, les colons des treize colonies continentales, qui n'étaient pas représentés au Parlement de Londres comme ceux des Antilles, s’engageaient dans un bras de fer avec la Grande-Bretagne. Le mouvement américain d’opposition à la tyrannie britannique coincidait donc avec l'abolitionnisme émergeant tant en Grande-Bretagne que dans certains milieux religieux de la Pennsylvanie et la Nouvelle-Angleterre. Circulant d'un côté à l’autre de l'Atlantique, les idées anticoloniales et antiesclavagistes n’échappaient pas à un nombre croissant d'esclaves. Dès les premiers incidents entre colons du Massachusetts et soldats britanniques en 1770, des esclaves montrèrent qu'ils comptaient bien tirer profit des tensions entre leurs maîtres et le gouvernement colonial. En Nouvelle-Angleterre, d’où les colons lancérent les premières protestations contre Londres et réclamèrent l'égalité de traitement des autorités britanniques, des esclaves s'inspirérent de leurs actions, étudièrent des rudiments de droit et envoyèrent des pétitions demandant une amélioration de leur situation, voire la liberté. D’autres publièrent des pamphlets et des lettres ouvertes ou prononcèrent des sermons dans des églises noires pour demander la liberté. En mai 1774, par exemple, quand Londres imposa les” lois punitives fermant le port de Boston, plusieurs esclaves écrivirent au gouverneur du Massachusetts pour dénoncer le fait qu'ils étaient « tenus dans un état d’Esclavage dans un pays libre et chrétien », alors que « nous avons en commun avec tous les autres hommes un droit naturel à nos libertés sans Être privés de ces dernières par nos semblables »*. Certains initièrent des procès contre leurs maîtres pour mise en esclavage illégale, parvenant parfois à obtenir gain de cause de jurés convaincus de l'illégitimité de l'esclavage À. Les relations entre esclaves et maîtres pouvaient aussi devenir violentes. De petits groupes d'esclaves se soulevérent ou furent suspectés de vouloir le faire dans des comtés du New Jersey, de New York, du Massachusetts, du Maryland, des Carolines et de la Virginie. En 1774, dans le comté de St. Andrew, en Georgie, six hommes et quatre femmes esclaves
tuèrent leur contremaître et son épouse et blessèrent d’autres Blancs ; puis ils attaquèrent deux plantations, faisant en tout quatre morts, avant d’être arrêtés et condamnés ; leur leader et un autre esclave furent brûlés vifs, Dans ce contexte d’effervescence, en 1770, la jeune esclave Phillis Wheatley voulut publier ses Poems on Various Subjects, Religious and Moral 1 2 3
Cité dans Sidney KAPLAN et Emma Nogrady Kaptan, The Black Presence in the Era of the American Revolution, 1770-1800, New York Graphic Society, Greenwich, Conn., 1973, p. 13. Ma traduction respecte les majuscules de l'original. Robin BLACKBURN, The Overthrow of Colonial Slavery, 1776-1848, Verso, Londres, 1988, p. 91. Sylvia R. Frey, Water from the Rock, op. cit., p. 17, 54.
157
L'ère des indépendances (1770-1825)
à Boston. Wheatley avait été arrachée à la Gambie à l'âge de 7 ans pour être vendue à une riche famille de Boston qui l'éduqua. Mais, comme peu de Blancs acceptaient l’idée qu’une esclave africaine puisse écrire de la poésie, elle dut prouver devant un tribunal d'experts littéraires et religieux qu'elle était bien l'auteure de son recueil. Malgré cela, elle ne
trouva pas d’éditeur. Alors qu’elle accompagnait la famille de son maître à Londres en mai
1773, peu après l'affaire Somerset, elle rencontra des
abolitionnistes, parmi lesquels Granville Sharp, parvint à publier ses Poems, dont certains témoignaient de l’importance de sa conversion au protestantisme autant que de sa conscience de ses origines africaines et des implications de sa condition d’esclave, et surtout elle réussit à négo-
cier son retour à Boston contre son émancipation en octobre de la même année‘. En 1774, une Phillis Wheatley libre publiait dans une gazette du Connecticut une lettre ouverte a un pasteur qu’elle remerciait de reconnaître les « droits naturels [...] des Noirs ». Après avoir rappelé les calamités divines qu’avait produites l’« esclavage égyptien » des « israélites », elle rappelait discrètement à « nos Égyptiens modernes » (les colons américains) que « Dieu a implanté un principe, que nous appelons l’amour de la liberté ». Elle dénongait l’« étrange absurdité » de certains philosophes américains dont le « cri pour la liberté » contredisait leur «exercice du pouvoir oppressif sur d’autres ». Pour elle, la liberté des coloniaux était indissociable de celle de leurs esclaves ?,
À la fin de 1774, David, un prédicateur méthodiste noir formé en
Angleterre, annonçait devant une assemblée d'esclaves à Charleston, en Caroline du Sud, que Dieu allait sortir son peuple de l'esclavage, comme il l'avait fait pour les enfants d'Israël aux mains du Pharaon. Menacé de mort par des Blancs scandalisés, ce méthodiste fut évacué en toute hâte par ses coreligionnaires blancs, mais son message libérateur continua de circuler parmi des esclaves prédicateurs *. Avec Wheatley, David et d'autres militants débutait un mouvement qui allait durer près d'un siècle, jusqu’à l'abolition de l'esclavage aux États-Unis en 1865, dans lequel des esclaves libérés ou fugitifs furent des protagonistes cruciaux de l’antiesclavagisme tant par leurs voyages entre l'Amérique et l’Europe que par leurs conférences, leurs sermons et la diffusion de leurs écrits. Mélant la conception 1
Voir par exemple le poème « On being brought from Africa to America » (1770), in Phillis WHEATLEY, Poems on Various Subjects, Religious and Moral, A. Bell, Londres, 1773, p. 18, .
2
Phillis Wheatley à Samson Occum (11 février 1774), in Phillis WHEATLEY, The Collected Works of Phillis Wheatley, John C. Shields (dir.), Oxford University Press, New York, 1988,
p. 176-177. Voir aussi Thelma Wills Foote, Black and White Manhattan, op. cit., p. 211;
3
158
Gary B. NasH, Race and Revolution, op. cit., p. 58.
Ira BERLIN, Many Thousands Gone, op. cit., p. 175-176.
Les esclaves, acteurs du processus d'indépendance des États-Unis
anglo-américaine des droits individuels à la morale chrétienne,
com-
parant la destinée des esclaves étatsuniens à celle des Juifs esclaves en
Égypte, ces femmes et ces hommes firent de la Bible une source d’espoir et de leurs célébrations religieuses des ferments de conscience collective. En démontrant que le droit naturel des esclaves à la liberté faisait partie intégrante des droits humains, ils donnèrent une dimension universelle aux principes alors révolutionnaires de liberté et d'égalité. Ils mirent le doigt sur la contradiction fondamentale du discours justifiant l'indépendance des futurs États-Unis d'Amérique en termes de droits naturels sans mettre en question la propriété esclavagiste. Comme Granville Sharp allait le relever peu après, « la tolérance de l'esclavage domestique dans les [treize] colonies affaiblit grandement la demande de Droit naturel à la Liberté de nos frères Américains ! ».
La fuite de milliers d’esclaves à l'appel de l’armée britannique
Le conflit armé débuta en 1775, après des incidents mortels entre des troupes britanniques et des miliciens à Lexington, toujours dans le Massachusetts. Peu avant, Boston avait reçu l’appui des colonies ~ voisines, et le premier Congrès continental avait réuni les délégués de douze d’entre elles à Philadelphie pour déclarer la répression britannique illégale et établir des milices de défense’. Dans leur second Congrès continental en mai 1775, les délégués des douze colonies, auxquelles s'était cette fois jointe la Georgie, décidèrent de former une Armée continentale placée sous le commandement de George Washington, un riche planteur esclavagiste de Virginie. Depuis Londres, le jeune monarque George III les déclarait traîtres à la Couronne et envoyait des milliers de soldats les soumettre, mais l'état-major et les autorités britanniques espéraient pouvoir compter sur le soutien actif de la population coloniale encore loyaliste contre le nombre croissant de rebelles inscrits dans l’Armée continentale de Washington. Certains Britanniques prônaient la mobilisation de Noirs libres et esclaves en appui à l'armée britannique, en se fondant sur l’ex-
périence positive de leur engagement durant la guerre de Sept Ans. Très 1
2
Cité dans Alan GILBERT, Black Patriots and Loyalists, op. cit., p. 6.
En 1774, face à l'escalade de l'opposition des habitants de Boston à la domination bri-
tannique, Londres promulgua les lois punitives (Coercive Acts), qui imposaient l'autorité directe de la monarchie sur la colonie du Massachusetts, transféraient en Grande-Bretagne les procès pouvant entraîner la peine de mort et forçaient les habitants des treize colonies à loger les troupes britanniques jusque dans leurs maisons. En réaction à cette atteinte à l'autonomie relative jusque-là concédée par le système colonial britannique, des délégués de douze des treize colonies se réunirent à Philadelphie dans le premier Congrès continental qui déclara ces lois illégales, une décision qui conduira deux ans plus tard à
la Déclaration d'indépendance des États-Unis.
159
L'ère des indépendances (1770-1825)
vite, l’activisme des esclaves et des abolitionnistes de Nouvelle-Angleterre et de Grande-Bretagne amena les Britanniques à débattre des avantages qu'ils pourraient tirer du potentiel de révolte des esclaves entre des mains rebelles dans les colonies du sud du Potomac, où la majorité des colons
étaient encore bien attachés à la monarchie.
En effet, les esclaves pesaient dans la démographie des treize colonies : en 1770, ils étaient plus de 460 000 pour une population totale de 2 132 000 habitants. En moyenne, donc, plus d’une personne sur cinq y était maintenue en esclavage, mais cette proportion variait considérablement selon la région et la densité de son peuplement. Les colonies du Nord (New Hampshire, Massachusetts, Connecticut, Rhode Island, New York, New Jersey et Pennsylvanie) étaient les plus peuplées et concentraient un peu plus de la moitié de la population totale (52 %). Le Haut-Sud (Virginie, Maryland, Delaware et Caroline du Nord) était un peu moins peuplé, regroupant 41 % de la population, alors que le Bas-Sud (Caroline du Sud et Georgie) venait loin derrière en comprenant seulement 7 % des habitants. Mais c'étaient les régions les moins peuplées et les plus récemment colonisées qui avaient proportionnellement le plus d'esclaves : le Bas-Sud comptait 90 000 esclaves qui formaient la majorité de sa population (58 %). Le Haut-Sud, où la plantation s'était imposée dès la fin du xvu‘ siècle, comptait 323 000 esclaves qui représentaient 37 % des habitants. Les colonies plus peuplées du Nord ne recensaient que 48 000 esclaves qui n'équivalaient qu'à 4% de leurs habitants, surtout à New York et dans le New
Jersey’. Dès 1775, tout le Sud fut affecté par les menaces britanniques
d'instrumentaliser les esclaves. De la Virginie à la Georgie, les élites se mirent à craindre une insurrection servile sous instigation britannique,
tandis que beaucoup d’esclaves crurent la Grande-Bretagne préte 4 les libérer. Dans ce climat tendu, les rumeurs de conspirations d’esclaves visant à éliminer les Blancs et à prendre le pouvoir se multipliérent. À Charleston, en Caroline du Sud, et à Wilmington, en Caroline du Nord, les autorités
locales estimèrent avoir déjoué de tels complots et réprimèrent les présumés conjurés par des exécutions et des déportations dans les Antilles et les Guyanes. Un peu partout, ces rumeurs incitèrent les Blancs à renforcer
N
mm
les milices de surveillance des esclaves.
3
160
Maria Alessandra BOLLETTINO, Slavery, War, and Britain's Atlantic Empire, op. cit., p. 292. Ira BERLIN, Many Thousands Gone, op. cit., p. 369-370. Sylvia R. Frey, Water from the Rock, op. cit., p. 54-55 ; Jim Precuch, Three Peoples, One King. Loyalists, Indians, and Slaves in the Revolutionary South, 1775-1782, University of South Carolina Press, Columbia, 2008, p. 76-79. Voir notamment la pendaison et la crémation publiques du Noir libre Thomas Jeremiah à Charleston en août 1775, pour supposée conspiration en vue d'une révolte d'esclaves, par un jury de rebelles esclavagistes en dépit de l'opposition ulcérée du gouverneur britannique de la ville J. William Harris,
Les esclaves, acteurs du processus d'indépendance des Etats-Unis En novembre
1775, le gouverneur écossais de Virginie, John
Murray
Dunmore, lançait depuis un navire un appel qui généra la fuite ou la désertion des esclaves bien au-delà de ce qu'il escomptait. Après avoir harcelé les domaines de planteurs rebelles pendant tout l'été, il décréta « tous les Serviteurs engagés, Noirs ou autres (appartenant à des Rebelles), libres s'ils sont capables et désireux de porter les Armes et joindre les troupes de Sa Majesté aussi vite que possible’ ». Bien que Dunmore n'eút promis la liberté qu'aux esclaves fuyant des maîtres insurgés contre la GrandeBretagne, sa proclamation se répandit rapidement et fut comprise par de nombreux esclaves comme une déclaration d’émancipation générale par les Britanniques. S’ajoutant aux nouvelles sur l’affranchissement des esclaves sur le sol de la Grande-Bretagne depuis l’affaire Somerset et à l'évangélisme noir fondé sur le thème de la sortie des Juifs d'Égypte, la proclamation de Dunmore contribua à la naissance quelques mois plus tard d’un petit mouvement messianique de plusieurs esclaves prédicateurs des deux sexes dans le comté de St. Bartholomew en Caroline du Sud. A leur tête, l'esclave
George affirmait que l’ancien monarque George II (décédé en 1760) avait reçu un livre de Dieu lui ordonnant de changer le monde et de libérer les” Noirs, et qu'il était maintenant en enfer pour avoir désobéi, mais que le nouveau roi, George III, allait obtempérer et les libérer. Accusé de conspi-
ration, George fut pendu et ses condisciples fouettés publiquement. Au-delá de ce cas, des milliers d'esclaves comprirent la proclamation de Dunmore comme un appel royal á la fuite. En une semaine, 500 esclaves hommes avaient rejoint son armée et en peu de temps 300 d'entre eux étaient préts au combat dans un «régiment royal éthiopien », avec les mots « Liberté pour les esclaves » inscrits sur le devant de leur uniforme. Á la mi-décembre, les esclaves fugitifs ayant rejoint les Britanniques étaient estimés á 2 000, mais beaucoup furent décimés par la fièvre jaune?, D’autres esclaves fuirent vers les villes portuaires du Nord, comme Philadelphie, Boston ou New York, avec l'espoir de se fondre dans
la population noire libre ou de s’embarquer comme matelots pour l’Angleterre et y obtenir la liberté. Après l'occupation de New York par l’armée britannique durant l'été 1776, plusieurs milliers d'esclaves - hommes, femmes et enfants, du Nord et du Sud - s’y réfugièrent de même que dans The Hanging of Thomas Jeremiah. A Free Black Man's Encounter with Liberty, Yale University
D
1
3
Press, New Haven, 2010).
Sidney KAPLAN et Emma Nogrady KAPLAN, The Black Presence, op. cit., p. 60-67 (fac-similé de la proclamation, p. 62 ; ma traduction respecte les majuscules et les parenthèses de l'original). Sylvia R. Frey, Water from the Rock, op. cit., p. 61-62.
Sidney KAPLAN et Emma Nogrady Kaptan, The Black Presence, op. cit., p. 60-67; Alan Gu BERT, Black Patriots and Loyalists, op. cit., p. 22-23.
161
L’ère des indépendances (1770-1825)
d’autres villes aux mains des Britanniques. Avec un groupe de ces fugitifs, les Britanniques formèrent une première compagnie de sapeurs noirs, puis une Black Brigade, toutes deux sous commandement blanc. L'armée britannique utilisa aussi des esclaves en fuite pour construire des fortifications et déblayer des routes, ainsi que comme espions, guides ou domestiques. Plusieurs esclaves soutinrent les soldats britanniques dans leurs expéditions de pillage contre les indépendantistes?. La Black Brigade attaqua les exploitations agricoles du New Jersey pour saisir de quoi ravitailler New York tout en libérant et emmenant avec elle leurs esclaves . Pendant l'occupation britannique de New York, entre 1776 et 1782,
les Noirs de la ville contribuérent à des changements sociaux bien distincts du scénario de massacre des Blancs qui avait justifié la répression féroce des présumés complots d’esclaves de 1712 et 1741. Le nombre des esclaves 4 New York et dans le Bas-Manhattan rural s’élevait alors a plus de 18 000 (12 % de la population), auxquels s’ajoutaient quelques milliers de Noirs libres. L’arrivée dans la ville et ses environs de centaines d’« appelés de Dunmore» venant du Sud incita beaucoup d’esclaves locaux a quitter aussi leurs maitres pour défendre le camp britannique qui leur offrait des chances de se libérer. De plus, quelques-uns
furent
émancipés par leur propriétaire dans un élan abolitionniste. Durant les six ans d’occupation britannique, ces Noirs, hommes, femmes et enfants,
libres, fugitifs, émancipés ou esclaves, constituèrent peu à peu des communautés dans les nouveaux espaces de liberté créés par la guerre. Ils se rencontraient dans le port, sur les places et dans les tavernes, faisant fi des Codes noirs restrictifs. Comme le regrettait en novembre 1779 le journal New York Mercury, « à présent un désir d’obtenir la liberté règne malheureusement parmi tous les esclaves > ». De nombreux esclaves réfugiés à New York travaillaient désormais pour un salaire, se mariaient et donnaient naissance à des enfants qu'ils pouvaient enregistrer comme libres, faute de maître pour le contester. Embrassant souvent la religion
anglicane, ils aidèrent les résidents noirs de longue date à jeter les bases des premières églises, écoles élémentaires et associations afro-américaines de la ville. D'autres servaient dans l’armée britannique, et parmi ces derniers quelques-uns obtinrent même une promotion - une victoire 1
Leslie M. Harris, In the Shadow of Slavery. African Americans in New York City, 1626-1863, Chicago University Press, Chicago, 2003, p. 54-55 ; Graham Russell HODGES, « Black revolt in New York City and the neutral zone, 1775-1783 », in Paul A. Gaye et William
2
3
162
PENCAK (dir.), New York in the Age of the Constitution, 1775-1800, Fairleigh Dickinson University Press, Rutherford, N.J., 1992, p. 32-33.
Thelma Wills Foote, Black and White Manhattan, op. cit., p. 214.
Ibid. p. 215.
Les esclaves, acteurs du processus d'indépendance des États-Unis
considérable pour des esclaves fugitifs !. Tel fut le cas du sergent Thomas Peters, déporté depuis le golfe de Guinée et vendu d’abord en Louisiane, où trois tentatives de fuite lui valurent la flagellation et le marquage au fer rouge avant d’être revendu en Caroline du Nord. Au printemps 1776, il parvint à s'enfuir à New York avec sa famille pour être recruté comme sapeur par les Britanniques, participant à plusieurs batailles jusqu’à la fin
de la guerre.
En décembre 1778, l’armée britannique déplaça son offensive du Nord vers le Sud esclavagiste, attaquant par terre et par mer d’abord la Georgie, puis les deux Carolines et la Virginie. Dans une région où les esclaves représentaient entre 32 % et 61 % de la population, cette attaque transforma le conflit entre les indépendantistes et les Britanniques avec leurs alliés loyalistes en une guerre triangulaire dont le troisième acteur était les esclaves, comme l’a noté l’historienne Sylvia Frey?. Les indépendantistes du Sud, qui depuis 1775 peinaient à maintenir leurs esclaves soumis et à prévenir leur fuite malgré l'intensification des milices de surveillance, firent face à de nouvelles désertions, à partir de juin 1779, quand le général britannique Henry Clinton lança un deuxième appel aux esclaves” depuis Philipsburg. Clinton y proclama que tout esclave au service des indépendantistes saisi par l’armée britannique serait vendu au profit de celui qui l’avait capturé, mais qu’au contraire les esclaves qui déserteraient les rebelles pour se mettre au service des Britanniques bénéficie-
raient de l’« entière sécurité “ ».
Bien que la proclamation de Clinton, trois ans et demi après celle de
Dunmore,
n’ait pas contenu le mot de liberté, elle galvanisa des milliers
d'esclaves qui l’interprétèrent comme une nouvelle promesse d'émancipation. Reproduite plusieurs fois par les gazettes royales jusqu’en septembre 1779, elle fit naître en plus la rumeur que les fugitifs obtiendraient des parcelles parmi les terres que l’armée britannique confisquerait aux indépendantistes. La proclamation de Clinton relança donc le mouvement de fuites et de désertions initié à la fin de 1775 et poussa des esclaves des plantations — surtout des hommes, mais aussi des femmes et des familles entières — à se réfugier auprès de l’armée royale ou à proximité des navires 1 2
Graham Russell HODGEs, « Black revolt in New York City », art. cit., p. 20-24, 28-34. Gary B. NASH, Race, Class, and Politics. Essays on American Colonial and Revolutionary Society, University of Illinois Press, Urbana, 1986, p. 269-274. Pour de brèves biographies d'une trentaine d'hommes
3 4
et de femmes esclaves fugitifs, voir Cassandra Pysus,
Epic Journeys of Freedom. Runaway Slaves of the American Revolution and Their Global Quest for Liberty, Beacon Press, Boston, 2006, p. 209-218. Sylvia R. Frey, Water from the Rock, op. cit., p. 45; Ira BERLIN, Many Thousands Gone, op. cit., p. 369-370. Cité dans Sylvia R. Frey, Water from the Rock, op. cit., p. 113.
163
L'ère des indépendances (1770-1825)
britanniques prêts à les recueillir le long de la côte de la Caroline du Sud et de la Georgie '. Le Virginien Thomas Jefferson, propriétaire d'une plantation esclavagiste, estima que dans la seule Virginie 25 000 esclaves, dont trente appartenant à son propre domaine, avaient fui leurs maîtres pour se joindre à l’armée britannique. En d’autres termes, selon son estimation, un esclave de Virginie sur sept aurait pris le risque de faire confiance aux Britanniques pour échapper à l’esclavage?. En Caroline du Sud, quelque 20 000 esclaves, soit presque un quart de ceux que comptait alors cet État, défièrent tous les dangers pour faire de méme. Les estimations pour la Georgie s'élèvent à 5 000 esclaves fugitifs, soit un esclave sur trois. Les généraux britanniques n'avaient pas pour autant décidé d'armer et d'intégrer quantité de Noirs, esclaves ou libres, dans leurs troupes combattantes, car quelques-uns estimaient qu’une telle décision risquait de causer une révolte générale susceptible de s'étendre aux esclaves de la Jamaïque, où plusieurs conspirations supposées d'esclaves venaient d’être déjouées au prix de nombreuses exécutions“. D’autres officiers doutaient toujours de la capacité des esclaves à devenir des soldats efficaces. Mais, manquant de bras, les Britanniques exploitèrent ces Noirs, encore plus que durant l'occupation de New York, comme main-d'œuvre dans l’agriculture nécessaire à l'alimentation des troupes, dans le transport, la construction, le déboisage et le creusement de fossés. D’autres fugitifs devinrent charpentiers, forgerons, bouchers, guides, éclaireurs ou valets d'officier ; les femmes servirent comme cantinières, lavandières, domes-
tiques, couturières et prostituées, ou comme fabricantes de munitions et garde-malades. Au final, les Britanniques armérent peu d'esclaves et de Noirs libres dans le Sud, mais ils les chargèrent de harceler les déserteurs ou de terroriser les indépendantistes en participant au pillage de leurs propriétés. Malgré cela, en 1779, plusieurs centaines d'esclaves réfugiés se portèrent volontaires pour seconder les troupes britanniques assiégées à Savannah, 1 2
3 4
164
Alan Gnpert, Black Patriots and Loyalists, op. cit., p. 117-128; Timothy James LocKLEy
(dir.), Maroon Communities in South Carolina, op. cit., p. 39-41. Daniel C. LITTLEFIELD, « Revolutionary citizens : 1776-1804 », in Robin D. G. KELLEY et Earl Lewis (dir.), To Make Our World Anew. A History of African Americans to 1880, Oxford University Press, Oxford, 2005, p. 117 ; Ira BERLIN, Many Thousands Gone, op. cit., p. 369.
Sylvia R. Frey, Water from the Rock, op. cit., p. 86, 108; Alan GizeerT, Black Patriots and Loyalists, op. clt., p. 71-73, Entre 1765 et 1776, cing complots présumés d'esclaves visant à tuer des Blancs furent découverts a la Jamaique, entrainant des exécutions et des déportations parmi les condamnés (Orlando PATTERSON, The Sociology of Slavery, op. clt., p. 271-272). La plus vaste, déjouée avant toute action, fut celle de la paroisse d'Hanover, durant l'été 1776, qui conduisit 4 dix-sept exécutions et de nombreuses autres peines de transportation et de flagellation (Michael Craton, Testing the Chains, op. cit., p. 172-179).
Les esclaves, acteurs du processus d'indépendance des États-Unis
où ils reçurent des armes et furent placés sous les ordres d'officiers blancs’. Certains bons connaisseurs du terrain se révélèrent experts dans la capture de chevaux pour la cavalerie britannique. Des esclaves fugitifs servirent aussi dans la Marine royale comme pilotes, mousses et marins. Ceux qui étaient des navigateurs expérimentés guidèrent bateaux et canoës dans les eaux côtières et sur les riviéres?. Durant les deux dernières années de la guerre, la Grande-Bretagne n’hésita pas non plus à former et à armer des bandes irrégulières, souvent multiraciales, pour piller les plantations des indépendantistes du Bas-Sud. L'unité de cavalerie des Black Dragoons de Caroline du Sud était particulièrement redoutée par les planteurs, tant parce qu’elle incarnait le renversement de leur monde que parce qu'elle attaquait leurs domaines et les vandalisait sans merci. La guerre de guérilla des « Dragons noirs » fut pourtant promue par l'armée britannique qui les payait régulièrement en raison du rôle crucial qu'ils remplirent à l’intérieur du territoire. Selon l'historien Alan
Gilbert, l’armée britan-
nique finit par compter entre 10 % et 25 % d’hommes afro-américains dans ses troupes, auxquels s'ajoutaient des femmes et des enfants, dans leur immense majorité des esclaves fugitifs*. Les nombreuses fuites d'esclaves vers les fiefs britanniques ne débouchèrent pourtant pas sur une remise en question de l'institution de l’esclavage, même si la plupart des fugitifs espéraient être émancipés. En effet, tout en encourageant les esclaves à fuir leurs maîtres, l’armée britannique ne chercha jamais à mettre fin au système de la plantation esclavagiste dans le Sud. Afin de prévenir toute révolte de ces fugitifs, elle sut canaliser leur potentiel d'insurrection par de vagues promesses d'émancipation après la guerre. Habilement, elle dirigea les plus entreprenants et les mieux formés, donc les plus susceptibles d’être des meneurs, vers des activités spécialisées souvent non combattantes. En même temps, elle assigna le plus grand nombre d’entre eux à des tâches peu différentes de celles auxquelles ils étaient accoutumés. Elle n'intégra pas les esclaves fugitifs ni les Noirs libres dans le corps de l’armée, n’en armant occasionnellement que quelques centaines sur les dizaines de milliers présents. Elle les logea 1
Bien que la tentative franco-étatsunienne de reprendre Savannah en 1779 échouát, elle comptait parmi ses combattants plusieurs centaines de libres de couleur de SaintDomingue engagés dans une légion de volontaires, parmi lesquels André Rigaud et Henri Christophe qui allaient jouer un rôle important dans la Révolution haitienne (voir chapitre 6).
2
Benjamin QUARLES, The Negro Boston, 1969, p. 152-153.
3 4
in the Civil War
(1953),
Little, Brown
and
Company,
Ibid. p. 143 ; Sylvia R. Frey, Water from the Rock, op. cit., p. 101-102, 121-124, 137-139 ; Alan GizserT, Black Patriots and Loyalists, op. cit., p. 154-168. Ibid, p. 121-128.
165
L'ère des indépendances (1770-1825)
toujours séparément des soldats et leur donna moins de nourriture qu'aux troupes, ce qui les rendit plus vulnérables aux maladies et à la mort. Tout en les exploitant, elle leur fit toujours miroiter la possibilité de leur libération. Et, de fait, la plupart des esclaves au service des Britanniques crurent
jusqu’à la fin de la guerre qu’ils deviendraient libres”.
Les esclaves des territoires indépendantistes aux prises avec les tensions Nord-Sud
La politique britannique d'attraction des esclaves dans l'Armée royale avec la promesse de la manumission embarrassa les indépendantistes, car elle mettait en évidence
le fossé existant entre le Nord
et le
Sud. C'est pourquoi, lorsque le planteur esclavagiste virginien George Washington fut nommé commandant de l'Armée continentale, il décida d'emblée d’en exclure tout Noir, libre ou esclave, afin de ne pas s’aliéner le soutien des colons du Sud, moins engagés contre la Grande-Bretagne que ceux du Nord. Et pourtant, dès les premières escarmouches en 1770, des Noirs libres de la Nouvelle-Angleterre avaient lutté aux côtés de Blancs contre des soldats britanniques ; l’un d’entre eux, Crispus Attucks, fut même le premier des cinq rebelles tués par les Britanniques lors du massacre de Boston. De plus, certains esclaves, comme
Peter Salem, du
Massachusetts, avaient été affranchis par des maîtres abolitionnistes acquis à l’indépendance pour qu'ils puissent combattre pour la liberté. En revanche, au sud du fleuve Potomac, où l'esclavage était le système de travail dominant, les rebelles blancs étaient depuis le début opposés à l'inclusion de Noirs libres et d'esclaves dans les troupes, d’autant plus que la présence de la Marine royale le long de la côte freinait le trafic négrier. La proclamation de Dunmore, en novembre 1775, renforça leur opposition et aliéna aussi le soutien à la Grande-Bretagne de Blancs restés loyalistes. Face aux fuites d'esclaves des deux camps vers l’armée britannique et à la destruction et au pillage indiscriminés des propriétés des uns et des autres par des soldats britanniques et des bandits, nombre de planteurs s’unirent au-delà de leurs différences politiques pour défendre le système esclavagiste, puisque tous se sentaient attaqués simultanément de l’intérieur par leurs esclaves et de l'extérieur par l’armée britannique. Au Nord, les colons ignorèrent l’ordre du général Washington d’exclure les Noirs 1 2
166
de l'Armée
continentale,
surtout
après
Sylvia R. Frey, Water from the Rock, op. cit., p. 101-102, 106-7, Rough Crossings. Britain, the Slaves and the American Revolution, p. 126-127. Sidney KAPLAN et Emma Nogrady KAPLAN, The Black Presence, LITTLEFIELD, « Revolutionary citizens : 1776-1804 », art. cit., p.
1777,
quand
le
127, 167 ; Simon SCHAMA, BBC Books, Londres, 2005, op. cit., p. 7-10 ; Daniel C. 113-115.
Les esclaves, acteurs du processus d'indépendance des Etats-Unis
Congrès continental obligea chaque État à fournir des quotas de soldats - difficiles à remplir sans l’apport de Noirs libres. Il fut aussi envisagé de mobiliser des esclaves avec la promesse de la liberté à la fin de la guerre.
Le Rhode Island fut le premier État, en 1778, à aller jusqu’à organiser un
bataillon noir comprenant 250 esclaves pour faire face au manque de soldats indépendantistes blancs. Pour y parvenir, il dut s'engager à dédommager monétairement les propriétaires pour leurs pertes humaines. Quant aux esclaves recrutés (en même
temps que de nombreux Indiens
narragansett), ils obtinrent la promesse de la liberté et de toutes les primes et autres récompenses offertes aux soldats blancs par le Congrès continental. Le Connecticut contourna la difficulté à recruter des Blancs en en autorisant certains à se faire exempter du service militaire s'ils se faisaient remplacer par un soldat valide ; dans les faits, des esclaves furent souvent enrólés en substitution de leurs maîtres. Dans le Massachusetts,
les unités indépendantistes comprenaient des Noirs libres aux côtés de Blancs depuis le début de la guerre mais, quand le Congrés continental fixa à quinze régiments le quota d’hommes que devait fournir l’État, le recrutement d'esclaves contre la promesse de la liberté s'imposa. Deux compagnies de Noirs y furent formées, dont celle des « Bucks » (« mâles, boucs ») du Massachusetts, commandée par un colonel afro-américain,
George Middleton, qui combattit 4 Yorktown en 1781. Dans ces États,
l'affranchissement par le service des armes devint une option pour les
hommes esclaves!.
Malgré les nombreuses défections d'esclaves au profit des Britanniques, les élites indépendantistes du Sud ne voulurent pas revenir sur leur refus de mobiliser leurs esclaves en vue de fournir les quotas en troupes demandés par le Congrès continental. En Caroline du Sud, plusieurs comtés recensaient plus d’esclaves que de Blancs, et il était impossible de respecter les quotas sans inclure des esclaves. Pourtant, les législateurs résistèrent jusqu’à la fin aux propositions d'un général d'embrigader entre 2 000 et 3 000 esclaves non armés (sur un total de plus de 75 000 sur ce territoire), avec l'argument
qu'une mobilisation très limitée d'esclaves garantirait le soutien de la majorité de la population servile à l'indépendance. La Georgie refusa aussi de recruter des esclaves. À la différence du Bas-Sud, la Virginie et le Maryland avaient un nombre substantiel d’Afro-descendants libres dans leur population, ce qui rendit l’idée du recrutement d’esclaves plus acceptable. Dès 1775, près de 150 hommes afro-américains, libres ou affranchis, servaient
la cause rebelle en Virginie. Mais les législateurs virginiens continuèrent 1
Ibid. p. 115-116 ; Sylvia R. Frey, Water from the Rock, op. cit., p. 76-79 ; Alan GILBERT, Black Patriots and Loyalists, op. cit., p. 98-115.
167
L'ère des indépendances (1770-1825)
de privilégier la mobilisation de Blancs et, pour l'encourager, ils offrirent
une parcelle de terre et, au choix, un esclave en bonne santé ou 60 livres-
or à tout Blanc qui s’engagerait dans l'Armée continentale jusqu'au terme de la guerre. Toutefois, à mesure que le conflit se prolongeait, ils durent se résigner à laisser aux Blancs recrutés la possibilité de se faire substituer par un Noir : certains louérent alors les services de Noirs libres et d'autres envoyèrent des esclaves les remplacer”. Enfin, si le Sud esclavagiste fut opposé à la mobilisation de Noirs libres, il ne refusa pas l'apport des nombreux affranchis et libres de couleur des troupes que la France royaliste envoya lutter avec eux pour l'indépendance, tels les 900 chasseurs volontaires de Saint-Domingue à Savannah en 1779, puis en Floride en 1781. Même si les règlements racistes français interdisaient à ces hommes le port de l'épée et la promotion à des grades d'officiers supérieurs, ils jouérent un rôle important dans la victoire indépendantiste au Sud’. Evidemment, la majorité des 460 000 esclaves des treize colonies ne s'enfuirent pas vers l’armée britannique et furent encore moins enrólés par l’Armée continentale. Néanmoins, tous furent affectés par la guerre qui les placa devant des choix, souvent risqués et particulièrement difficiles pour ceux qui vivaient en famille et avaient réussi a avoir quelques biens. Outre ceux qui répondirent aux proclamations de Dunmore et de Clinton, un nombre indéterminé mais important décidérent de saisir l’occasion pour s'éclipser dans l’arrière-pays, individuellement ou avec des proches, malgré l’hostilité des tribus amérindiennes. D’autres vinrent s'ajouter à ceux qui s'étaient déjà réfugiés dans les villes du Nord ; d'autres encore s'enfuirent en Floride, sous contrôle britannique de 1763 à 1783, pour tenter de s'intégrer discrètement dans la population de couleur libre. D’autres encore s’embarquérent pour l’Angleterre, le Canada ou les Antilles, avant même l'évacuation décrétée après la défaite britannique. Comme la guerre amena le chaos et l'insécurité dans les régions traversées par les troupes britanniques et indépendantistes, quelques esclaves en profitèrent pour tuer leur propriétaire ou le livrer à l’ennemi. Mais, surtout, la guerre poussa de nombreux planteurs du Sud à l'exode, de la Georgie vers la Caroline du Sud, de cette dernière vers la Caroline du Nord et la Virginie, et finalement vers le Maryland. Des planteurs loyalistes prirent le chemin de la Floride britannique, pour se réfugier à Sainte-Augustine notamment. Parfois ces planteurs et leur famille 1
2
168
Jim Precuch, Three Peoples, One King, op. cit., p. 269-270, 325 ; Alan Gn.serT, Black Patriots
and Loyalists, op. cit., p. 160-173. John D. Garricus, « Catalyst or catastrophe? Saint-Domingue’s free men of color and the battle of Savannah, 1779-1782 », Revista / Review Interamericana, vol. 22, n° 1-2, 1992, p. 109-125.
Les esclaves, acteurs du processus d'indépendance des États-Unis
abandonnèrent la garde de leur domaine à l’ensemble de leurs esclaves qui devinrent maîtres de leur destinée pour la première fois de leur vie ; parfois ils emmenèrent tous leurs esclaves pour s'établir sur les terres de parents ou sur des friches ; parfois aussi ils séparèrent leurs esclaves - donc souvent les familles de ces derniers -, en emmenant certains, ven-
dant d'autres pour couvrir leurs frais de déplacement et d'installation, et confiant à d'autres encore le maintien en activité de leurs exploitations dans le Sud. Ces déplacements forcés permirent à certains de fuir. Mais, quel que fût leur destin, les esclaves furent rarement épargnés par les violences engendrées par la guerre’. En effet, aux yeux de beaucoup d'officiers et de soldats des deux camps, les esclaves étaient aussi des biens meubles qui pouvaient être saisis, confisqués, échangés, loués et vendus sur le continent ou dans les Antilles. Ceux qui étaient pris lors d’occupations devenaient souvent esclaves militaires. Forcés de faire les travaux les plus pénibles contre un peu d’eau et de nourriture, ils tombaient facilement, victimes de mala-
dies et d'épidémies. De plus, les troupes les abandonnaient sur place s'ils ralentissaient les marches ou constituaient une entrave à leur approvisionnement. Les Armées royale et continentale les utilisaient aussi pour payer les arriérés des soldes ou acheter du matériel de guerre et de la nourriture, les vendant comme de la marchandise à des commerçants négriers pour avoir de l'argent comptant. La remise d'un esclave servait également d'incitation à l'enrólement volontaire des Blancs dans les armées et de récompense aux soldats les plus vaillants. Des militaires s'appropriaient les hommes et les femmes noirs qu'ils avaient capturés comme esclaves pour les employer à leur service ou tirer profit de leur vente’. De plus, les désordres liés à la guerre suscitèrent la formation de groupes de bandits de tous bords qui pillaient et revendaient leur butin matériel et humain aux indépendantistes ou aux loyalistes. À partir de 1779, de plus en plus de corsaires sillonnèrent la côte atlantique de la Caroline du Sud dans le but de se procurer des biens et des esclaves qu'ils vendaient à des navires britanniques, à des négriers ou directement à des planteurs des Antilles , Par conséquent, les esclaves des régions dévastées qui ne s'étaient pas enfuis vécurent dans la peur constante des exactions 1
2 3
Alan GuseRrt, Black Patriots and Loyalists, op. cit., p. 137-141 ; Sylvia R. FREY, Water from the Rock, op. cit., p. 82, 86-7, 99-100, 105, 112-116, 120 ; Jennifer K. SNYDER, « Revolutionary repercussions : loyalist slaves in St Augustine and beyond », in Jerry BANNISTER et Liam RIORDAN (dir.), The Loyal Atlantic. Remaking the British Atlantic in the Revolutionary Era, University of Toronto Press, Toronto, 2012, p. 165-184.
Sylvia R. Frey, Water from the Rock, op. cit., p. 92, 99, 122, 131 ; Jim Precuch, Three Peoples, One King, op. cit., p. 266-268 ; Simon SCHAMA, Rough Crossings, op. cit., p. 107. Sylvia R. Frey, Water from the Rock, op. cit., p. 144-145, 156.
169
L’ére des indépendances (1770-1825)
et des enlèvements des loyalistes, des indépendantistes et des bandits, dont certains étaient eux-mêmes des esclaves fugitifs.
Quid des promesses de liberté après la défaite de la Grande-Bretagne.
À partir de 1781, les possibilités d’une victoire britannique sur ses treize colonies continentales s’amenuisèrent rapidement. L'Armée royale était confrontée à une situation de plus en plus critique, et les Britanniques n’hésitérent pas à sacrifier les esclaves qui s'étaient volontairement unis à eux quand ils devenaient une charge. Les 4 000 à 5 000 esclaves de Virginie qui s'étaient réfugiés à Yorktown furent les premiers à l'apprendre, de façon tragiqué. Pendant l'occupation britannique du port à l'été 1781, ces esclaves travaillèrent durement en vue de leur émancipation,
notamment
à la construction des fortifications de la
ville. Mais, à la fin de septembre, quand l’Armée continentale dirigée par Washington, les troupes de Virginie derrière le marquis de Lafayette et le corps expéditionnaire français commandé par le général de Rochambeau encerclérent Yorktown, l'Armée royale commença par imposer a ces milliers d'esclaves des privations extrêmes, et beaucoup moururent. Puis, quand l’eau et les vivres vinrent à manquer, elle n’hésita pas à en expulser pour les livrer aux mains des assiégeants. Comme l'écrivit alors un officier de la Hesse au service des Britanniques : « Nous les avions utilisés pour notre plus grand avantage et les avions libérés, et maintenant, apeurés et tremblants, ils devaient affronter la récompense de leur maître cruel’. » Effectivement, le sacrifice d'une grande partie des esclaves n’empêcha pas la capitulation britannique à Yorktown le 17 octobre 1781. Mais, au contraire de ce que relatait ce Hessois, ils n’avaient pas été libérés
par les Britanniques et beaucoup furent brutalement repris par leurs propriétaires. D'autres furent réclamés par des indépendantistes qui n'étaient pas leurs maîtres, ce qui contraignit l’Armée continentale à exiger des preuves de propriété. D’autres encore tombérent aux mains des Français, qui les embarquèrent de force pour les vendre dans les Antilles. Mais, bien que le traité d'évacuation de Yorktown ne mentionnát pas la possibilité que des esclaves fugitifs puissent s'embarquer avec les Britanniques sur les navires de la Marine royale, certains parvinrent à le faire et à continuer de
servir la Grande-Bretagne?.
Au printemps 1782, la victoire des indépendantistes sur les Britanniques était scellée, mettant fin aux espoirs de liberté d’une grande partie des 1
2
170
Cité dans ibld., p. 170. Pour des cas similaires, voir ibid., p. 122-124.
Benjamin QUARLES, The Negro in the Civil War, op. cit., p. 158-161.
Les esclaves, acteurs du processus d'indépendance des États-Unis
esclaves qui avaient fui leurs maîtres depuis 1775. En dehors des villes et des forts encore aux mains des Britanniques, les esclaves des propriétaires restés loyalistes furent souvent confisqués par l'Armée continentale pour servir de paiement ou de récompense à des officiers et des soldats méritants, ce qui poussa certains esclaves à fuir. Les milliers d'hommes ou de femmes, esclaves fugitifs ou propriétés de loyalistes, qui se trouvaient dans les bastions où les Britanniques s'étaient retranchés, attendirent parfois jusqu'à trois ans leur éventuelle évacuation avec les vaincus. Pendant ce temps, dans des conditions de profonde misère, ils s'efforcaient de prouver qu'ils avaient volontairement rejoint le camp britannique afin d'obtenir des certificats d’émancipation, tout en cherchant à éviter d’être la proie des indépendantistes, des loyalistes, des militaires, des bandits et
des corsaires qui luttaient entre eux pour se les approprier. Selon l’un de ces Noirs, Boston King, qui avait fui son maître à Charleston, l'armistice « répandit une joie universelle entre toutes les parties, sauf nous, qui nous étions sauvés de l'esclavage et réfugiés dans l’armée anglaise’ ». Le traité de paix de Paris du 3 septembre 1783 eut de lourdes conséquences pour les esclaves qui s'étaient réfugiés auprès de l’armée britannique. Son article VII imposait à «Sa Majesté britannique » de retirer toutes ses troupes et sa marine des États-Unis aussi rapidement que possible et « sans causer de destruction ni emmener aucun Noir ou autre propriété des habitants américains ». Et George Washington, conscient que le manque de précision du traité d'évacuation de Yorktown avait favorisé la fuite de nombreux esclaves cachés à bord de navires britanniques, avait bien l'intention de faire respecter la clause concernant les esclaves au successeur de Clinton, le général Guy Carleton, en mars 1782. Mais, pour celui-ci, la monarchie devait garder sa « parole envers les Noirs qui avaient franchi les lignes britanniques », c'était une question d’« honneur national qui devait être respecté avec toutes les couleurs ». Il fit donc de son mieux pour inclure les milliers d'esclaves évadés parmi les quelque 30 000 soldats et 27 000 loyalistes qu'il fallait évacuer et, pour ces derniers, installer dans d’autres colonies britanniques, notamment en Nouvelle-Écosse, au Nouveau-Brunswick et à la Jamaïque. Cette volonté
se heurta souvent aux réclamations des propriétaires anglophiles qui exigeaient leur part des esclaves hommes et femmes passés au service d’offi-
ciers britanniques. 1 2
Cité dans Sylvia R. Frey, Water from the Rock, op. cit., p. 172. Voir aussi Thelma Wills Foote, Black and White Manhattan, op. cit., p. 221-223. Cité dans Alan GILBERT, Black Patriots and Loyalists, op. cit., p. 177-178 ; voir aussi ibid., p. 180.
171
L'ère des indépendances (1770-1825)
Malgré le traité de Paris, l'évacuation des fiefs loyalistes en 1783 se fit dans un grand désordre. Il est donc impossible de faire une estimation précise du nombre d'esclaves qui furent remis aux maîtres américains qui les réclamaient et de ceux qui quittèrent les États-Unis après la défaite britannique. Gilbert avance les chiffres de 6 000 Noirs, pour la plu-
part des esclaves, évacués depuis Charleston ; de 4 000, des esclaves surtout, depuis Savannah ; et de 3 000, entre affranchis et libres, depuis New
York. Soit un total de 13 000, auxquels il faut ajouter quelques milliers de Noirs, libres ou esclaves fugitifs, qui auraient quitté New York par terre ou par mer avant l’évacuation!. Enfin, un nombre indéterminé s’évadérent aux confins des territoires colonisés. Dans la vaste région de Charleston et Savannah, en particulier, la culture esclavagiste du riz ne s'était pas étendue au-delà des marais proches des rivières et de la côte, offrant des pos-
sibilités de cachette et de survie dans les marécages d’accés plus difficile de l’arrière-pays. Des esclaves soldats s’enfuirent aussi avec leurs armes après la défaite de la Grande-Bretagne, tels ceux qui avaient participé à la défense de Savannah en 1779 et qui fondèrent avec d’autres fugitifs un village marron fortifié à Bear Creek, entre la Georgie et la Caroline du Sud, où ils vécurent de l’agriculture et du pillage jusqu’à ce qu’en 1786 des troupes georgiennes appuyées par des Indiens catawba détruisent leurs
huttes et leurs cultures’. En
tout, donc,
un
minimum
de
13 000
esclaves
auraient
été éva-
cués sur les 30 000 a 50 000 qui s’étaient évadés pour rejoindre l’armée britannique. L’écart entre ces chiffres peut s’expliquer par la reprise de beaucoup d'esclaves par leurs maîtres étatsuniens, par les décès dus aux maladies, à la faim, à la fièvre jaune, à l'épuisement et aux combats, et
par les fuites à l'étranger ou les captures par les corsaires hors du cadre de l'évacuation britannique. En général, ceux qui s'étaient réfugiés chez les Britanniques au sud du Potomac connurent un sort plus malheureux que ceux arrivés au nord du fleuve. L’exode d'esclaves le plus important se produisit à Charleston, suivi de Savannah et, dans ces deux cas, seule une minorité des évacués gagnèrent la liberté. Plusieurs milliers d’entre eux 1
Alan Giserr, Black Patriots and Loyalists, op. cit., p. 205. Jim Piecuch, quant à lui, estime que
2
9 000
esclaves
quittérent
Charleston
avec
les Britanniques
avant
l’entrée
des
indépendantistes ; des milliers d'autres seraient partis de la Georgie et entre 5 000 et 6 000 esclaves auraient été évacués de Savannah, principalement vers la Floride orientale et la Jamaïque (Jim Piecuch, Three Peoples, One King, op. cit., p. 323-326). Sylvia R. Frey, Water from the Rock, op. cit., p. 101-102, 106-7, 127, 167 ; Tim LockLeY et David DODDINGTON,
« Maroon and slave communities in South Carolina before 1865 »,
South Carolina Historical Magazine, vol. 113, n° 2, avril 2012, p. 128-130; Sylviane
A. Diour, Slavery’s Exiles. The Story of the American Maroons, New York University Press,
New York, 2014, p. 187-208.
172
Les esclaves, acteurs du processus d'indépendance des États-Unis
échouèrent dans les plantations des Caraïbes britanniques, souvent forcés de s’y rendre avec leurs maîtres loyalistes. Beaucoup furent séquestrés par des officiers de 1'Armée et la Marine royales, des marchands ou des corsaires qui, prétextant leur éviter le risque d’être repris par leurs maîtres, les mirent sur des bateaux et les vendirent à la Jamaïque, aux Bahamas et sur la côte atlantique du Honduras et du nord du Nicaragua. D'autres esclaves fugitifs, auxquels les généraux britanniques avaient pourtant promis la liberté à la fin de la guerre, devinrent propriété personnelle des officiers qu’ils servaient ou furent utilisés pour indemniser des anglophiles ?. À ces milliers d'esclaves du Sud emmenés dans les Caraïbes s'ajoutérent ceux de la Floride orientale, devenue la terre d’asile de nombreux loyalistes et de leurs esclaves pendant la guerre, que la Grande-Bretagne dut céder à l'Espagne en 1783. Le traité entre les deux monarchies donna dixhuit mois aux résidents pour choisir de rester ou de partir. Sur les quelque 8 000 Noirs présents, un millier étaient libres et décidèrent probablement de rester. Le sort des 7 000 autres dépendit de leurs maîtres : 2 500 durent regagner les plantations du Sud étatsunien, pour la plupart en Georgie ; presque autant furent emmenés aux Bahamas, 700 à la Jamaïque, et les” autres durent suivre leurs maîtres ou furent vendus dans d’autres colonies britanniques. Dans la confusion qui caractérisa cette période, certains esclaves parvinrent sans doute à passer pour libres ou à s’enfuir lors de leur déplacement forcé, mais la majorité retrouva l'esclavage”.
Parmi les milliers de Noirs évacués des ports méridionaux, entre 1 000 et 2 000 devinrent des esclaves de l'armée britannique déployée dans les Caraïbes. De plus, les 700 Dragons noirs de Caroline du Sud qui s'étaient distingués par une conduite et des capacités militaires exceptionnelles durant la guerre furent assignés après leur évacuation à des unités autonomes pour servir dans les colonies britanniques des Caraïbes, où ils fournirent le modèle sur lequel l’armée britannique organisa ses troupes antillaises (voir chapitre 9). En 1789, par exemple, 300 d’entre eux étaient cantonnés à la Grenade en tant que pionniers, artilleurs et cavaliers. Après des années supplémentaires de service militaire, la plupart de ces soldats esclaves finirent par gagner leur émancipation?.
Par ailleurs, certains Noirs fugitifs ou évacués du sud des États-Unis
jouèrent 1 2 3
un
rôle moteur
dans
le développement
du
protestantisme,
Jim Precuch, Three Peoples, One King, op. cit., p. 320-327 ; Alan GILBERT, Black Patriots and Loyalists, op. cit., p. 178-190. Jennifer K. SNYDER, « Revolutionary repercussions », art. cit. ; Sylvia R. Frey, Water from the Rock, op. cit., p. 82, 106, 141-142, 173-183 ; Benjamin QUARLES, The Negro in the Civil War, op. cit., p. 175-176, Roger Norman BUCKLEY, Slaves in Red Coats. The British West India Regiments, 1795-1815, Yale University Press, New Haven, 1979, p. 6-9.
173
L'ère des indépendances (1770-1825)
notamment baptiste, parmi les esclaves de la Jamaïque. Le premier de ces évangélistes fut un esclave de Georgie affranchi par son propriétaire, George Leile (aussi appelé George Liele, George Lisle, ou George Sharp), lequel représente un des rares cas documentés de fugitifs parvenant à fuir par mer avant le traité de Paris. Lorsqu’en 1782 les héritiers de son ancien maître tué dans la guerre d'indépendance contestérent sa manumission, Leile s'enfuit à Kingston à bord d’un bateau. Là, sans preuve de son affranchissement, il s’engagea comme serviteur et parvint à gagner un certificat de liberté après deux ans de travail. À partir de 1784, il vécut du métier de charretier tout en prêchant aux esclaves dans des réunions en plein air. Quelques années plus tard, ses fidèles se comptaient par centaines, surtout des esclaves qu'il avait baptisés et auxquels il enseignait l'Évangile, la lecture et l'écriture. Tout en prenant garde de ne pas s’aliéner les planteurs, Leile établit les bases de la première Église baptiste noire de Jamaïque, dont influence allait rapidement s'étendre après 1800 ! (voir chapitre 10). Pour les esclaves de cette île comme pour ceux des États-Unis depuis une décennie, le christianisme commençait à alimenter la lutte pour la liberté. Au regard du destin des esclaves réfugiés dans les fiefs loyalistes du Sud, ceux qui avaient fui à New York furent plus chanceux. La plupart d’entre eux - soit entre 3 000 et 4 000 hommes,
femmes
et enfants -
reçurent un certificat de l'état-major britannique attestant qu'ils s'étaient volontairement unis à ses forces et gagnèrent la liberté lorsqu'ils furent évacués en 1783. Certes, ils laissèrent derrière eux d’autres Noirs repris par leurs maîtres ou auxquels les autorités britanniques n’accordèrent pas de manumission. Mais leur évacuation représenta une véritable victoire sur l'esclavage, puisque la moitié de ces évacués étaient des fugitifs du Sud esclavagiste, un cinquiéme étaient des esclaves échappés de New York ou du New Jersey, tandis que les autres étaient soit des Noirs libres, soit des
esclaves fugitifs de la Nouvelle-Angleterre. Ils étaient en général de jeunes adultes en âge de travailler, et presque un sur trois émigrait en famille (parfois monoparentale). Parmi les évacués se trouvaient les survivants de la Black Brigade : quarante-sept hommes avec trente-sept femmes et
seize enfants’.
Les trois quarts des Noirs qui abandonnèrent New York furent transportés en Nouvelle-Écosse, où ils tentèrent de se construire un avenir 1
2
174
Benjamin QUARLES, The Negro in the Civil War, op. cit., p. 177 ; Mary TURNER, Slaves and
Missionaries. The Disintegration of Jamaican Slave Society, 1787-1834, University of Illinois Press, Urbana, 1982, p. 11.
Graham Russell Hopcss, « Black revolt in New York City », art. cit., p. 20; Thelma Wills Foote, Black and White Manhattan, op. cit., p. 217-218 ; Alan GILBERT, Black Patriots and Loyalists, op. cit., p. 188-202.
Les esclaves, acteurs du processus d'indépendance des États-Unis
dans la liberté. Environ 1 200 de ces affranchis fondèrent Birchtown, du nom de Samuel Birch, l'officier qui avait signé leur certificat de liberté lors de l'évacuation. Bien que le gouvernement royal britannique leur eût promis des terres à coloniser, ils se trouvèrent en compétition avec 35 000 autres réfugiés, dont des soldats blancs et des planteurs loyalistes du Sud ayant emmené leurs esclaves. Beaucoup demeurèrent donc sans terre, sous-payés, soumis à des discriminations raciales, voire même remis
en esclavage par des employeurs qui détruisaient leur certificat de manumission. D’autres furent capturés par des Indiens qui souvent les revendaient comme esclaves. Ils étaient donc loin de jouir de la pleine liberté qu'ils avaient pensé gagner. Plusieurs d’entre eux s’organisérent pour rejeter ce destin et envoyèrent à Londres une délégation pour réclamer des compensations de guerre. Elle y rencontra le général Clinton, qui appuya sa requête, et des abolitionnistes intéressés au sort des évacués. Mais la justice britannique conclut que seuls les Noirs nés libres auraient droit à
des dédommagements?.
Lors de sa visite à Londres, la délégation de Noirs de Nouvelle-Écosse rencontra aussi d’autres affranchis de New York. En effet, la Marine royale avait évacué quelques centaines de Noirs vers les ports de GrandeBretagne, où elle les avait laissés sans assistance (au contraire des loya-
listes blancs). Ils grossirent rapidement les rangs des pauvres de Londres et d’autres villes, où leur présence fut remarquée par des abolitionnistes britanniques, que le massacre des 132 esclaves du bateau négrier Zong en novembre 1781 avait remobilisés?. Parmi eux, Granville Sharp continuait d’être très actif ; il conçut alors le projet d'envoyer ces anciens esclaves en 1
2
John N. GRANT, « Black immigrants into Nova Scotia, 1776-1815 », Journal of Negro History, vol. $8, n° 3, juillet 1973, p. 253-270; Thelma Wills Foore, Black and White Manhattan,
op. cit., p. 221-223 ; Sidney KAPLAN et Emma Nogrady KaPLAN, The Black Presence, op. cit., p. 69 ; Simon ScHAMA, Rough Crossings, op. cit., p. 169-176 ; Robin W. Winks, The Blacks in Canada, op. cit., p. 29-46. En septembre 1781, le Zong, appartenant à un groupe de négriers de Liverpool, quittait Säo Tomé avec à bord 440 esclaves pour la Jamaïque. Après une erreur de navigation qui prolongea le voyage, une épidémie tua soixante captifs et des membres de l'équipage, et continua de se propager parmi les survivants. Craignant d’avoir une « cargaison invendable », le capitaine ordonna de faire jeter 132 esclaves malades par-dessus bord (dix autres se jetèrent eux-mêmes dans la mer) pour pouvoir toucher des indemnités d’assurance, puis vendit les 200 survivants à Kingston. Lorsque la compagnie d'assurances refusa de payer les indemnités, il porta l'affaire devant un tribunal de Londres, où, en 1783, les juges analysèrent 1'« affaire » comme si les esclaves étaient des marchandises. Plusieurs abolitionnistes, auxquels l’esclave émancipé Olaudah Equiano avait révélé le crime, tentèrent d'initier un procés pour meurtre. Même s'ils n'y parvinrent pas, le massacre du Zong fut crucial dans le développement de l'abolitionnisme britannique. Voir Jane WEBSTER, « The Zong in the context of the eighteenth-century slave trade », Journal of Legal History, vol. 28, n° 3, décembre 2007, p. 285-298 ; Vincent Brown, The Reaper's
Garden, op. cit., p. 158-161, 170-177.
175
L'ère des indépendances (1770-1825)
Afrique pour fonder une colonie basée sur le travail libre, supposé empécher la traite négrière tout en contribuant au commerce britannique. Soutenu par des parlementaires et des financiers britanniques, ce projet colonial se concrétisa en avril 1787, quand 411 hommes, femmes et enfants quittèrent Portsmouth, au sud de Londres, pour la Sierra Leone, emphatiquement renommée « Province de la Liberté » avec pour capitale Granville Town, en hommage
à Sharp. La moitié des colons étaient
des affranchis des États-Unis, et un quart étaient part des femmes pauvres compagnes d'hommes teurs. L’odyssée du « retour en Afrique » de ces lourd échec : quatre mois après leur arrivée, seuls
des Blancs, pour la plunoirs et des administraanciens esclaves fut un 268 colons avaient sur-
vécu aux maladies, à la faim et aux conflits avec les autochtones. En 1792,
Sharp et d’autres abolitionnistes lancèrent une nouvelle tentative de colonisation africaine depuis la Nouvelle-Écosse : 1 192 Noirs loyalistes désabusés, dont Boston King et sa famille ainsi que le sergent Thomas Peters, quittèrent la colonie nord-américaine pour fonder Freetown en Sierra Leone, sous l'autorité d’un lieutenant britannique. Eux aussi furent décimés par les maladies, affaiblis par des rivalités internes et par la frustration de se voir à nouveau soumis à des gérants britanniques et moins bien
traités que les colons blancs’.
Le bilan du marronnage ou de la désertion de 30 000 à 50 000 esclaves des futurs Etats-Unis vers les forces britanniques pendant la guerre d'indépendance fut donc mitigé et incertain, car peu de ces fugitifs laissérent des traces’, Beaucoup, sans doute, retournérent ensuite chez leurs anciens
maîtres dans le sud du pays. D’autres retrouvèrent l'esclavage ailleurs. D’autres encore moururent en cours de route. Mais des milliers d’entre eux gagnèrent la liberté, soit par leurs propres moyens, soit parce que les commandants britanniques tinrent leur promesse et leur procurérent des certificats de liberté.
Liberté à l’horizon pour les esclaves
du nord des États-Unis après l'indépendance
Malgré les réticences de George Washington, l'Armée continentale avait aussi enrôlé de nombreux esclaves supplétifs, parfois avec la promesse d'une manumission, Après l'indépendance se posa donc la question
de leur démobilisation
et de leur affranchissement,
le cas
échéant. Comme chaque État fut responsable de ses bataillons, leur sort 1 2
176
Gary B. Nash, Race, Class, and Politics, op. cit., p. 274-288 ; Simon SCHAMA, Rough Crossings, op. cit., p. 180-350. Pour quelques
sources primaires incluant les voix de Noirs, voir Thelma Wills Foote,
Black and White Manhattan, op. cit., p. 293-300.
Les esclaves, acteurs du processus d'indépendance des États-Unis
ne fut pas uniforme. Au Nord, les esclaves qui avaient servi volontairement ou à la place de leur maître furent en général affranchis, soit après la confiscation des biens de ce dernier s’il était anglophile, soit avec l'assentiment de leur. maitre s’il était indépendantiste ; dans ce dernier cas, celui-ci pouvait encore contraindre son esclave à des années de service en dédommagement. Quelques États mirent des conditions supplémentaires, comme
New York, qui décréta que seuls les esclaves qui avaient
servi au moins trois ans dans la milice ou l’Armée continentale seraient affranchis. Dans le Rhode Island, les esclaves avaient été recrutés non seulement avec la promesse de la liberté mais aussi avec celle de primes et de récompenses similaires à celles des soldats blancs : en fait, beaucoup durent attendre des années - parfois jusqu’en 1820 - pour recevoir leur solde ou des terres. Quelques cas illustrent bien cette diversité : l’esclave Peter Williams, d’abord enrólé avec les loyalistes par son maitre, s'échappa pour s'engager comme volontaire dans l'Armée continentale en 1780; devenu propriété de l’État du New Jersey après la confiscation des biens de son propriétaire, il fut déclaré affranchi et libre de tout esclavage ou ser-” vitude en 1784, en raison de ses services pendant la guerre. L’esclave Briston Baker, de New
Haven,
servit de 1777 a 1783 dans les troupes
continentales et fut émancipé cette année-la par son maitre, sans doute en récompense. Quant a Andrew Abner, du Connecticut, il fut affranchi avant de s'enróler dans l’armée,
en
1777;
il servit donc
comme
Noir
libre jusqu’en 1780 et réussit peu aprés a acheter la liberté de sa femme. Au Sud, la Virginie, qui avait fini par devoir mobiliser 500 Noirs, entre libres et esclaves, pour se conformer aux quotas imposés par 1'Armée continentale, fut le seul Etat où l’Assemblée tenta d’obliger les maîtres à émanciper les esclaves qui les avaient remplacés à la guerre contre la promesse de la liberté, mais aucune punition n’accompagna cette exigence. Les législateurs virginiens n’affranchirent directement que huit esclaves pour leurs services à la patrie. Parmi eux, James Armistead, un
espion au service du marquis de Lafayette qui avait récolté auprès des Britanniques des informations cruciales pour la victoire des indépendantistes à Yorktown, déposa sa demande de liberté munie d’une recommandation du général français en octobre 1784, mais dut attendre plus
de deux ans qu’elle soit exaucée !, 1
Simeon F. Moss, « The persistence of slavery and involuntary servitude in a free state (1685-1866) », Journal of Negro History, vol. 35, n° 3, juillet 1950, p. 301-302; Alan GILBERT, Black Patriots and Loyalists, op. cit., p. 95-115, 168-173 ; Certificats nominaux d'indemnités de guerre de l’État du Connecticut (1780-1782), consultés le 26 mai 2014 sur .
177
L'ère des indépendances (1770-1825) Après l'indépendance,
l'écart entre le Nord et le Sud au sujet de l’es-
clavage et de la place des Noirs dans la société, déjà patent sur la question de leur recrutement
dans
l’Armée
continentale,
ne cessa de se creuser.
Certes, la Déclaration d'indépendance du 4 juillet 1776, selon laquelle « tous les hommes sont nés également libres et indépendants et ont certains droits
naturels,
inhérents
et inaliénables
parmi
lesquels
ceux
de
jouir et de défendre leur vie et leur liberté », ne disait pas un mot des esclaves, de l'esclavage ou de la traite négrière, et masquait donc les divergences régionales. Mais, dès 1777, les Constitutions des différents États, leurs lois et leurs pratiques, notamment de l'affranchissement, révélaient
des antagonismes croissants. Lors de la Convention constitutionnelle de Philadelphie, en 1787, l'esclavage fit partie intégrante des débats. La Constitution des États-Unis refléta des accords et des divergences. Sur le sujet de la traite négrière, tous les délégués des treize États, à l'exception de ceux de la Georgie et la Caroline du Sud, s’opposérent à sa continuation parce qu’ils la jugérent immorale ou dangereuse. La Constitution stipula, en termes euphémiques (cités en note), que la traite négrière ne pourrait pas être interdite avant 1808, soit vingt ans plus tard, mais qu’entretemps une taxe pourrait être perçue sur « chaque personne » importée’. Quant à l'institution même
de l’esclavage, la Constitution évitait de
la mentionner nommément. Le terme « esclaves » n’y figurait nulle part et était remplacé par « autres personnes », « telles personnes » ou « personnes soumises au service ou au travail »?. Elle ne donnait donc pas à l'État fédéral le droit de légiférer ou de contrôler l'esclavage et laissait chaque État choisir de conserver, développer ou abolir à court ou moyen terme 1'« institution particulière ». De fait, la Constitution étatsunienne, malgré sa glorification des idéaux de liberté et d'égalité en droits, recon-
naissait la légitimité de l'esclavage dans l’ensemble du pays et la prétendue infériorité humaine des esclaves. Une de ses clauses obligeait les États ayant aboli l'esclavage à renvoyer à leur État d’origine les « personnes contraintes au service ou au travail » qui s’en étaient enfuies. De plus, les
délégués du Nord acceptèrent que les esclaves fussent ajoutés à la population libre pour l'attribution proportionnelle des sièges à la Chambre des 1
2
178
«L'immigration
ou l'importation
de telles personnes
que l’un quelconque
des États
actuellement existants jugera convenable d'admettre ne pourra être prohibée par le Congrés avant l’année mil huit cent huit, mais un impôt ou un droit n'excédant pas 10 dollars par tête pourra être levé sur cette importation » (art. I, section 9, alinéa 1), Constitution des États-Unis d'Amérique, . Pour une discussion approfondie des débats constitutionnels sur l'esclavage, voir Paul FINKELMAN, Slavery and the Founders. Race and Liberty at the Age of Jefferson, M.E. Sharpe, Armonk, N.Y., 2001, p. 3-36. En anglais : « other Persons », « such Persons » et « Persons held to service or labor ».
Les esclaves, acteurs du processus d'indépendance des Etats-Unis
représentants. Mais, comme les esclaves auraient alors dû compter dans
le calcul des contributions que ces États verseraient à l’État fédéral, il fut
convenu qu’un esclave compterait pour les trois cinquièmes d'un habitant libre, ce qui augmentait la représentation du Sud esclavagiste tout en niant aux esclaves le statut d'êtres humains à part entière’. Pourtant, parallèlement, l'abolitionnisme progressait dans le Nord. De plus en plus d'esclaves, de Noirs libres et de militants blancs dénonçaient la contradiction flagrante entre l'esclavage et la Déclaration d'indépendance avec sa rhétorique de liberté et d'égalité pour tous. Mais aucun Etat de l'Union n'abolit immédiatement et complètement l'esclavage dans la foulée de 1776. Quand les États rédigèrent leurs premières Constitutions, seul le Vermont, qui ne comptait qu’une poignée d'esclaves, supprima l'esclavage en 1777, mais en des termes laissant ouverte la possibilité de
la servitude pour les mineurs et les adultes ayant des dettes. En 1780, le Massachusetts adopta une Constitution qui soutenait les principes universels de liberté et d'égalité mais qui ne déboucha sur une reconnaissance légale de l'abolition qu’en 1783. Pour cela, il fallut d’abord qu'une esclave, Mum Bett, dont l'époux était mort en luttant contre les Britanniques, s'identifie avec l’article constitutionnel selon lequel « tous sont nés libres et égaux », prenne la fuite après que sa maîtresse lui eut infligé une grave brûlure, puis obtienne d'un tribunal local la reconnaissance de sa liberté telle qu'elle était garantie par la Constitution de l'État. Mum Bett commença alors une nouvelle vie en prenant le nom symbolique d'Elizabeth Freeman. Son cas fit jurisprudence et permit l'affranchissement d’un autre esclave fugitif, Quock (ou Quok) Walker, en 1783, mettant une fin légale à l’esclavage dans le Massachusetts. Dans le New Hampshire, vingt esclaves nés en Afrique signèrent en 1779 une pétition demandant aux représentants de leur État l'abolition de l'esclavage. Ils invoquèrent, entre autres arguments, que « la tyrannie privée et publique et l'esclavage sont également détestables aux esprits conscients de l'égale dignité de la nature humaine », mais leur démarche resta sans réponse.
Quatre ans plus tard, le New Hampshire adopta une Constitution abolitionniste analogue à celle du Massachusetts. Pourtant, cet État recensait
encore 158 esclaves en 1790?. 1
2
Selon l'article I, section 2, alinéa 3, « Les représentants et les impôts directs seront répartis entre les différents États qui pourront faire partie de cette Union, proportionnellement au nombre de leurs habitants, qui sera déterminé en ajoutant au nombre total des personnes libres, y compris celles qui se sont louées pour un nombre d'années déterminé, mais à l'exclusion des Indiens non soumis à l'impôt, trois cinquièmes de toutes les autres personnes », Constitution des États-Unis d'Amérique, op. cit. (souligné par nous). Joanne Pope MELIsH, Disowning Slavery. Gradual Emancipation and « Race » in New England, 1780-1860, Cornell University Press, Ithaca, 1998, p. 64-66; Sidney KAPLAN et Emma
179
L'ère des indépendances (1770-1825)
Les autres Etats du Nord approuvèrent des lois d’émancipation graduelle qui permettaient effectivement de prolonger l'esclavage durant plusieurs décennies. Le premier à le faire fut la Pennsylvanie en 1780, laquelle comptait alors 6 800 esclaves. Son Act for the Gradual Abolition of Slavery allait servir de modèle au reste de la région jusqu'en 1804 - puis aux républiques hispano-américaines dans les années 1820. La loi pennsylvanienne consistait surtout dans l’abrogation du principe du partus sequitur ventrem, selon lequel le statut du nouveau-né suivait celui de sa mère, et son remplacement par celui du « ventre libre », selon lequel tout enfant de mère esclave né à partir du 1% mars 1780 serait déclaré libre. Cependant, la liberté de ces enfants était relative, puisqu’a la naissance ils devenaient obligatoirement les engagés du maître de leur mère qu'ils devaient servir jusqu'à l’âge de 28 ans sans rémunération. Comme tels, ils pouvaient être vendus, loués ou donnés en héritage; ils étaient cantonnés à des travaux non qualifiés, comme domestiques ou travailleurs ruraux. Cette loi transformait donc l'esclavage en servitude prolongée (quatre à cinq fois la période d’engagement d’un Européen), et ses premiers bénéficiaires ne seraient émancipés qu’en 1808 !. En 1784, le Connecticut et le Rhode Island se prononcèrent aussi pour l'émancipation graduelle : le premier fixa l’âge auquel devaient accéder les enfants pour obtenir leur liberté à 25 ans, le second à 18 ans pour les filles et 21 ans pour les garçons. En réalité, donc, ces lois du « ventre libre » ou de manumission post nati n'émancipaient aucun esclave : elles transformaient les enfants de mère esclave en engagés pour plus de vingt ans. Pire encore, en les faisant dépendre du maître de leur mère, elles privaient leurs parents de toute autorité sur eux. Quant au commerce des esclaves, les États du Nord le réglementèrent aussi de façon partielle. Ils interdirent d'abord l'importation de nouveaux captifs d'Afrique ou de l'étranger, puis en provenance des États du Sud, mais ils autorisèrent pendant plusieurs années la vente d'esclaves du Nord - et même celle d'enfants nés de mère esclave après l'adoption des lois du « ventre libre » - aux planteurs des
Etats du Sud?. Dans les États de New. York et du New Jersey, où l'esclavage
Nogrady Kaplan, Black Presence, op. cit., p. 30. Pour des pétitions similaires, voir Herbert APTHEKER (dir.), Documentary History of the Negro People in the United States, Citadel Press,
1
New York, 1951, vol. 1, p. 5-12. Voir «Pennsylvania - An Act for the Gradual Abolition of Slavery, 1780», Avalon Project, Lillian Goldman Law Library, Yale Law School, .
Cette loi fut amendée en 1788, car elle n'empéchait pas que le propriétaire d'une esclave
2
enceinte la fasse accoucher dans un autre Etat pour que son enfant ait le statut d’esclave. David MENSCHEL, « Abolition without deliverance the law of Connecticut slavery 1784-1848 », Yale Law Journal Online, vol.
.
180
111, n° 183, septembre
2001, p. 183-222,
Les esclaves, acteurs du processus d'indépendance des Etats-Unis
était important comme système de travail, les lois de manumission furent plus tardives (voir chapitre 9). En outre, plusieurs États septentrionaux n’accordérent pas l'égalité des droits aux Noirs libres, notamment ceux du suffrage ou de servir comme jurés dans les procès. Ainsi, le nord des États-Unis n'était pas une région libre et non raciste à laquelle se serait diamétralement opposé le Sud esclavagiste. Pourtant, ces lois d'émancipation graduelle accélérérent le processus d’émancipation au Nord. Par exemple, la Pennsylvanie, qui comptait donc 6 800 esclaves en 1780, n’en recensait plus que 3 760 en 1790 et 795 en 1810, soit une chute dépassant largement les effets de la règle du
«ventre
libre ». Au
Connecticut
et dans
le Rhode
Island aussi,
le
nombre d'esclaves diminua rapidement après 1784‘. En revanche, dans les États de New York et du New Jersey, où le processus d'abolition graduelle n'avait pas été initié, la population maintenue en esclavage resta stable entre 1790 et 1800, avec environ 20 000 esclaves à New York et 11 000 dans le New Jersey. Simultanément, toutefois, la proportion des
esclaves dans la population totale de ces deux États, estimée à 6,2 % en 1790, diminua, car dès 1786 leurs législateurs interdirent l'importation de nouveaux esclaves et encouragérent l’immigration européenne pour compenser les pertes en main-d'œuvre causées par l'évacuation britan-
nique de plusieurs milliers de Noirs en 17837. En effet, de nombreux
esclaves contribuèrent
pleinement
à l'aboli-
tion graduelle en s'émancipant eux-mêmes. Alors que ces lois du « ventre libre » avaient été façonnées pour servir les intérêts économiques des propriétaires d'esclaves aussi longtemps que possible tout en défendant le principe de liberté universelle, elles devinrent des ferments d’émancipation. En mettant fin, même à très long terme, à la permanence de l'insti-
tution de l'esclavage, en peu de temps elles encouragérent des centaines d’esclaves à acheter leur liberté ou à la négocier avec leurs maîtres. De fait, la perspective de la liberté légale permettait aux esclaves de donner un sens nouveau à leur quotidien et beaucoup étaient disposés à travailler plus pour l'obtenir. D’autres esclaves ou des Noirs libres capturés pour être vendus comme esclaves n'hésitérent pas à saisir la justice pour gagner ou défendre leur liberté ou celle de leurs proches. 1 2
Joanne Pope MELIsH, Disowning Slavery, op. cit., p. 67-79 ; David MENSCHEL, « Abolition without deliverance », art. cit., p. 183-222 ; voir aussi Edgar J. MCMANUS, Black Bondage in the North, Syracuse University Press, Syracuse, 1973. Gary B. NASH et Jean R. SODERLUND, Freedom by Degrees. Emancipation in Pennsylvania and Its Aftermath, Oxford University Press, New York, 1991, p. 4-9 ; Graham Russell HODGES,
« Black revolt in New York City », art. cit., p. 39 ; Compendium of the Enumeration of the
Inhabitants and Statistics of the United States [...] Prepared at the Department of State, Robert
Allen, Washington, 1841, p. 368, 371, www.census.gov/prod/www/decennial.html.
181
L'ère des indépendances (1770-1825)
L’abolition graduelle créa aussi un contexte idéologique et religieux dans lequel il devenait de plus en plus difficile pour les maîtres de justifier la propriété d’autres êtres humains. Certains émancipèrent volontairement leurs esclaves, une décision facilitée dans plusieurs États par la levée de l'exigence d’une caution au cas où l'affranchi tombait dans Vindigence. A cela s’ajouta la possibilité pour les employeurs d'exploiter leurs anciens esclaves par d’autres formes de travail, comme le métayage ou le travail à la tâche. De nombreux maîtres conditionnèrent l'octroi de l’affranchissement à la signature de contrats engageant les affranchis à travailler pour eux pendant de longues années. De surcroît, l'arrivée d'immigrants européens en nombre croissant permit aux patrons de mettre les affranchis en concurrence salariale défavorable avec les nouveaux venus blancs’. Par conséquent, les anciens esclaves débutaient leur vie d’affranchis dans des conditions économiques difficiles et souvent sans avoir complétement coupé les liens de dépendance envers leurs anciens maitres, mais ils pouvaient étre fiers d’avoir eux-mémes conquis leur liberté. Ce processus d’abolition graduelle eut aussi un impact sur l'esclavage dans les provinces du Canada restées britanniques. Avec le traité de Paris de 1763, la Nouvelle-France était passée sous contrôle britannique pour devenir la province du Québec. Après la décision de la justice britannique sur le cas de Somerset en 1772, les autorités coloniales rassurérent les propriétaires français qu’elle ne concernerait pas leurs esclaves noirs et amérindiens, qui étaient surtout employés dans le service domestique des villes de Québec et de Montréal. Mais la défaite de l’armée britannique contre
les États-Unis signifia l’arrivée par milliers de réfugiés loyalistes, souvent des planteurs du Sud avec leurs esclaves, ainsi que des Noirs affranchis de New York. Ces immigrants s’installérent principalement dans les provinces maritimes de la Nouvelle-Écosse et du Nouveau-Brunswick et au nord des Grands Lacs. Or, dans cette région de frontiére peu peuplée, les autorités coloniales et la population préétablie étaient opposées à l'esclavagisme, tant pour des raisons humanitaires qu'économiques (beaucoup pensaient que les esclaves d'origine africaine ne s'adapteraient pas aux hivers canadiens et que leur production ne rentabiliserait pas les coúts de leurs habillement, logement et alimentation). D'ailleurs, les nouveaux
venus comprirent que la grande plantation esclavagiste était impropre á cet environnement, et les planteurs cherchèrent à revendre leurs esclaves dans le sud des États-Unis et aux Caraïbes. Rapidement les gouverneurs 1
182
Gary
B. NASH
et Jean
R. SODERLUND,
Freedom
« Abolition without deliverance », art. cit.
by Degrees,
op.
cit.; David
MENSCHEL,
Les esclaves, acteurs du processus d'indépendance des États-Unis
des provinces bloquèrent cette possibilité en interdisant l’exportation d'esclaves. En même temps, les esclaves des réfugiés loyalistes saisirent l’occasion de s'enfuir sur ce vaste territoire. Beaucoup rejoignirent les communautés
d’affranchis de la Nouvelle-Écosse,
sans que les autorités
ne s’en préoccupent. Dès qu'ils apprirent que les États limitrophes du Vermont et de New York, de même que le territoire du Michigan, avaient
décrété l'abolition immédiate ou graduelle de l'esclavage, d’autres s'enfuirent vers Detroit, où ils étaient considérés comme libres. Enfin, les esclaves qui restèrent travailler pour leurs maîtres le firent de plus en plus en échange d’un salaire, seul moyen de prévenir leur fuite. Par conséquent, lorsque le Royaume-Uni abolit l'esclavage entre 1833 et 1838, il ne libéra probablement plus qu'une cinquantaine d'esclaves dans toute
sa colonie canadienne’.
Les esclaves du Sud face au renforcement de l'esclavage racial
Pour les esclaves au sud du Potomac, l'après-guerre présenta peu d'occasions de se libérer, sauf dans le Maryland et la Virginie, où l'affranchissement fut autorisé entre 1782 et 1808 et permit à un nombre modeste, mais inédit, de captifs de se libérer. Toutefois, aucun État du Sud ne mit en question la perpétuité du système et tous continuèrent à le développer sans prendre de mesure d’abolition graduelle. Au contraire du Nord, dans le Sud la population soumise à l'esclavage s'accrút au même rythme que la population libre. Cependant, des différences existaient entre les États du Haut-Sud, tels que la Virginie, le Maryland et le Delaware, où des méthodistes, des baptistes et des quakers dénonçaient activement la traite négrière comme inhumaine et l'esclavage comme incompatible avec les libertés du système républicain, et les Carolines et la Georgie, plus au sud, où 1'« institution particulière » ne fut que très peu contestée par les Blancs. La premiére divergence entre le Haut-Sud et les États plus méridionaux concernait l'importation d’esclaves d'Afrique ou des Caraïbes. Durant la guerre, le blocus britannique avait empéché la région d’importer de nouveaux captifs, et l’évacuation de plusieurs milliers d'esclaves avec les Britanniques et les colons les plus loyalistes a partir de 1783 posa clairement la question de la reprise de la traite négriére. La Virginie, le Maryland et le Delaware renoncèrent définitivement à importer des esclaves de l'étranger, mais pas à s’approvisionner sur le marché intérieur des États-Unis. Les Carolines et la Georgie, au contraire, importèrent
plus de 93 000 esclaves entre 1781 et 1810, et, grâce à ces arrivées de 1
Robin W. Winks, The Blacks in Canada, op. cit., p. 96-113.
183
L'ère des indépendances (1770-1825) nouveaux captifs et à la croissance naturelle de la population, le nombre
d'esclaves dans ces États fit plus que doubler en vingt ans, passant de
141 000 esclaves en 1790 à presque 340 000 en 1810’.
La pratique de l'affranchissement était la deuxième question qui divisait les États du Sud. Dès 1782, les législateurs de Virginie autorisèrent les propriétaires à affranchir leurs esclaves à condition de s’engager à prendre en charge ceux qui tomberaient dans la misère et, en 1790, tous les États du Sud, sauf la Caroline du Nord, avaient révoqué les décrets interdisant les manumissions. Mais, dans leur application, ces décrets varièrent considérablement d’un État à l’autre. Au Maryland et en Virginie, les manumissions se multiplièrent, développant la catégorie sociale des libres de couleur, lesquels allaient se distinguer dans de nombreux domaines. En Virginie, environ 15 000 esclaves obtinrent leur affranchissement entre 1782 et 1808; la population afro-descendante libre passa de 3 000 en 1782, à 12 000 en 1790, puis à 30 000 personnes
en 1810, ce qui entraîna une augmentation rapide de leur proportion dans la population’. Les baptistes exercérent une forte influence dans ce processus de manumission, puisqu’a la fin des années 1780 le Comité général des baptistes de Virginie condamna l'esclavage comme « une privation violente des droits naturels » et encouragea l’enseignement de la lecture de la Bible aux esclaves, Simultanément, une congrégation baptiste noire autonome, avec ses propres pasteurs, se développait*. En revanche, le Bas-Sud n’entrouvrit que très brièvement la porte de la manumission. En Caroline du Sud, tout affranchissement était soumis à l’approbation du gouvernement, ce qui n'empécha pas Denmark Vesey, le leader d’une conspiration avortée d’esclaves a Charleston en 1822 (voir chapitre 10), d’acheter sa liberté grace à l'argent qu'il gagna à la loterie en 1799‘. La Georgie interdit dès 1801 à tout propriétaire d'affranchir un esclave, sauf s’il en faisait la demande au Parlement. L’Alabama
et le Mississippi firent de même en 1805 et limitèrent les requêtes aux maîtres pouvant démontrer les services méritoires de leurs esclaves. Le recensement de 1810 montrait bien ces différences entre le Maryland,
où les Afro-descendants libres représentaient 9 % de la population de l'État (et presque un quart de la population de couleur), la Virginie, où 1 2
Voyages Database, 2009, Voyages, op. cit.; Gary B. NasH, Race and Revolution, op. cit. p. 14-18 ; Compendium of the Enumeration of the Inhabitants and Statistics of the United States, op. cit., p. 366. Art Bupros, « The antislavery movement in early America : religion, social environment
3
and slave manumissions », Social Forces, vol. 84, n° 2, décembre 2005, p. 941-942. Allen Dwight CALLAHAN, The Talking Book, op. cit., p. 5-6.
4
184
Sumner Eliot MATISON, « Manumission by purchase », art. cit., p. 156.
Les esclaves, acteurs du processus d'indépendance des Etats-Unis ils n'étaient que 3 %, et tous les autres États du Sud esclavagiste, où ils
représentaient moins de 2 % des habitants’.
Comme dans l’Amérique ibérique, la plupart des affranchissements dans le Haut-Sud se firent dans les villes. Certes, l’esclave ne pouvait pas initier la procédure, mais, par sa conduite et les relations qu'il ou elle tissait avec son maître, il pouvait espérer que s’ouvrirait, dans un ave-
nir plus ou moins lointain, une porte étroite vers la liberté. Ce maigre espoir, en même temps, privilégiait les stratégies individuelles plutôt que collectives de lutte contre l'esclavage, comme le montre une étude faite sur trois comtés de Virginie entre 1784 et 1806, 520 esclaves y gagnèrent la liberté par acte notarié’. Certains furent affranchis par leur maître, de façon immédiate ou par testament, parfois à la suite d’une prise de conscience morale. Par exemple, un propriétaire justifia son geste en déclarant qu'il « était pleinement persuadé que la liberté est le droit naturel de tous les hommes,
en accord avec la Déclaration des droits » ;
un autre parce qu'il croyait que « Dieu a créé tous les hommes également libres » >, Quelques propriétaires émancipérent des esclaves en raison de leurs fidèles services. Même George Washington, qui n'avait pas manifesté de volonté abolitionniste de son vivant, inscrivit dans son testament
peu avant sa mort en 1799 que tous ses esclaves devraient être émancipés après la mort de sa femme. Cette dernière anticipa ses vœux et libéra, en 1801, les 153 esclaves qui avaient appartenu à son mari‘. Cette brève ouverture émancipatrice permit à plusieurs esclaves d'acheter leur liberté à leur maître, soit directement, soit en passant par un intermédiaire libre de couleur qui les acquérait comme esclaves, puis les affranchissait quand ils l’avaient remboursé. D'autres s'émancipérent grâce à l'intervention d'un proche déjà libre. Ainsi, à Petersburg, le Noir libre Graham Bell parvint à acheter la liberté de ses cinq enfants, de son frère et de trois autres esclaves entre 1792 et 1805 ; à Richmond, la libre de couleur Patty Cole acheta son mari un jour de 1799 et le lendemain signa l’acte de manumission de celui-ci en raison de « son amour et affection ». Les affranchissements restèrent cependant exceptionnels pour les esclaves virginiens, dont le nombre continuait d'augmenter. Plutôt que 1 2 3 4 S
Gary B. Nash, Race and Revolution, op. cit., p. 14-18 ; Compendium of the Enumeration of the Inhabitants and Statistics of the United States, op. cit., p. 371. Luther P. JACKSON, « Manumission in certain Virginia cities », Journal of Negro History, vol. 15, n° 3, juillet 1930, p. 281. Cités, avec plusieurs autres cas, dans Luther P. JACKSON, « Manumission in certain Virginia cities », art. cit., p. 282-284. Fritz HIRSCHFELD, George Washington and Slavery. A Documentary Portrayal, University of Missouri Press, Columbia, 1997, p. 209-223. Luther P. JACKSON, « Manumission in certain Virginia cities », art. cit., p. 285-287.
185
L'ère des indépendances (1770-1825)
de songer à l'affranchissement, certains d’entre eux cherchaient à avoir le plus d'autonomie possible, notamment en obtenant que leur maître les loue à l'extérieur ou les laisse travailler indépendamment contre le versement d'une somme fixe. D’autres usérent de subterfuges, telle l’esclave Sally, en 1806, dont le mari, le Noir libre James Plummer, loua ses services
pour pouvoir vivre avec elle, une solution provisoire qui se termina quand le propriétaire de celle-ci la fit récupérer par la police’. Enfin, dans la foulée de la reconnaissance des droits individuels, des esclaves utilisérent la loi contre des maîtres abusifs. Durant la décennie qui suivit le départ chaotique des Britanniques, des Blancs enlevérent et réduisirent à l'esclavage de nombreux Noirs libres, profitant du fait que l'esclavage racial permettait d'assurer que tout Noir était esclave. En Virginie, les victimes et leurs proches eurent recours à la justice contre ces crimes, mais il leur fallait prouver, documents ou témoins blancs à l’appui, qu'elles étaient bien nées d’une mère libre ou avaient été libérées par leur maître britannique. Dans un litige engageant les enfants d’une mère amérindienne et d'un père esclave africain, un des magistrats tenta même
de renverser le
fondement raciste de l'esclavage, car selon lui toute personne résidant dans l’État devait être présumée libre : au maître de prouver qu'une personne noire ou afro-descendante était esclave. Mais son raisonnement ne fut pas suivi : dans ce cas, les victimes recouvrèrent la liberté, mais parce qu’elles purent prouver leur ascendance maternelle libre. Néanmoins, des Virginiens illégalement tenus pour esclaves continuèrent de réclamer leur liberté devant la justice, quelques-uns avec succès.
Les esclaves des treize colonies britanniques continentales furent donc des acteurs à part entière dans les tensions et la guerre qui conduisirent à l'indépendance des États-Unis. Loin de suivre en simples spectateurs les bouleversements politiques et sociaux qui marquèrent le dernier tiers du xvur° siècle, beaucoup tentérent d'en tirer profit pour améliorer leur condition et se libérer. Les appels de l’armée britannique à fuir leurs maîtres, en 1775 et 1779,
incitèrent des milliers d’entre eux à le faire,
dans l'espoir de gagner la liberté auprès des Britanniques. Ce faisant, ils adaptaient la stratégie du marronnage à la nouvelle situation de conflit, choisissant le camp de la Grande-Bretagne et de son roi plutôt que les indépendantistes qui les exploitaient quotidiennement. L'engagement du côté royaliste permettait aussi aux esclaves hommes de pratiquer la 1 2
186
James Smsury, Ploughshares into Swords. Race, Rebellion, and Identity in Gabriel’s Virginia, Cambridge University Press, Cambridge, 1997, p. 6-8, 210-213.
Ibld., p. 35.
Les esclaves, acteurs du processus d'indépendance des Etats-Unis
stratégie de libération par le service des armes, alors que simultanément l'Armée continentale des indépendantistes les excluait, sauf dans certains États du Nord. Malgré tout, l'accession à l'indépendance du pays favotisa les affranchissements, notamment en Virginie. Au Nord, des esclaves négocièrent l'achat de leur liberté, aidés par l'adoption de lois d'abolition graduelle. D’autres participèrent activement et de façon originale aux débats sur la compatibilité de l'esclavage avec le christianisme, les droits humains fondamentaux et l'établissement d'un gouvernement représentatif républicain. La révolte des esclaves de Saint-Domingue,
en
1791,
ne freina pas
le processus d’émancipation engagé dans les États au nord du fleuve Potomac, mais elle eut un énorme impact dans le reste du continent. En effet, pour la première fois, des milliers d’esclaves s’attaquaient à leurs
exploiteurs et aux plantations pour exiger la liberté avec une violence inouïe, mettant à exécution le scénario de révolte servile tant redouté des esclavagistes.
Chapitre 6
De la révolution servile de Saint-Domingue à la république noire d'Haïti
La Révolution française, plus encore que le processus d’indé-
pendance des États-Unis, élargit les possibilités des esclaves de recourir aux stratégies qu'ils avaient déjà expérimentées pour tenter de gagner leur liberté. En effet, plus que dans les treize colonies continentales britanniques, elle bouleversa progressivement les rapports de force, non seulement à l’intérieur de la société française et entre la métropole et ses colonies, mais dans chaque société des Antilles françaises. Le pouvoir étatique et esclavagiste s’y divisa profondément, ouvrant d'immenses failles rapidement exploitées par des esclaves en quête de liberté. Au début, les conflits entre Blancs royalistes et révolutionnaires et entre Blancs et libres de couleur favorisèrent l'engagement militaire d'esclaves contre la promesse de la liberté, tout en permettant le développement du marronnage. Et en août 1791, pour la première fois dans les Amériques, des milliers d’esclaves, pour la plupart des Africains survivants de la traite, réalisèrent en quelques semaines une partie du scénario tant redouté par les élites depuis le xvi" siècle : la destruction et l'incendie des lieux de travail ainsi que le massacre et le viol des colons dans la plaine du Nord à Saint-Domingue. Treize ans plus tard, ce scénario avait abouti : les anciens esclaves et les libres de couleur de Saint-Domingue avaient chassé ou tué pratiquement tous les Blancs de la colonie et fondaient Haïti, la première république noire et la deuxième nation indépendante des Amériques après les ÉtatsUnis, où ils confirmérent l’abolition définitive de l'esclavage. Pour la première fois, donc, une révolte d'esclaves devenait massive et se transformait en révolution pour assurer la liberté de tous les esclaves de l’ancienne colonie française après des années de guerres internes et contre les armées napoléoniennes. Par sa victoire sur l’esclavage et le colonialisme européen, la révolution de Saint-Domingue marqua pour des décennies l'imaginaire social et politique des Amériques et de l’Europe (voir chapitre 7). Pourtant, après l'insurrection d'août 1791, ce furent à nouveau les stratégies émancipatrices utilisées par les esclaves depuis le xvi" siècle, telles que le marronnage et l'engagement militaire contre la 188
De la révolution servile de Saint-Domingue à la république noire d'Haïti
promesse de la liberté, cette fois développées sur une très grande échelle, qui assurèrent la continuité de la lutte jusqu’à l'abolition de l'esclavage par la France en 1794. Puis la mobilisation extraordinaire et ininterrompue d'une partie des esclaves, en majorité africains, contre les troupes françaises fit échouer le projet de Napoléon Bonaparte de rétablir 1'esclavage par la terreur. Mais, comme
le montre
ce chapitre,
si en
1804
les anciens esclaves étaient définitivement des citoyens libres d'Haïti, leur lutte pour vivre la liberté selon leurs propres termes était loin d’être gagnée.
Le premier choc : l'insurrection massive de la plaine du Nord
Le premier signe de révolte servile dans les colonies françaises se manifesta avant l’arrivée des nouvelles de la prise de la Bastille, et non pas à Saint-Domingue, mais à la Martinique, une petite île peuplée de 90 000 habitants, dont 83 % étaient alors esclaves, 12 % blancs et moins de 6 %
libres de couleur’. À la fin d'aoút 1789, des centaines d'esclaves
de différentes plantations se réunirent près de Saint-Pierre sous la direc-
tion de Marc, l'esclave commandeur de la prison, de Jean-Dominique, uri
esclave charpentier, et de quelques autres artisans esclaves de la ville. La rumeur s'était répandue parmi eux que Louis XVI avait aboli l'esclavage, mais que les planteurs s’opposaient à sa volonté. Deux lettres anonymes furent même envoyées aux autorités de Saint-Pierre annonçant que «nous, Nègres » et la « Nation entière des Esclaves Noirs réunis », après de longues souffrances, étaient prêts à verser « des torrents de sang » pour que la volonté « de l’humanité, de la nature entière, de la Divinité et de notre bon Roi Louis XVI» soit respectée et que les esclaves gagnent la liberté?. Comme d’autres esclaves dans les colonies britanniques ou espagnoles, ils exigeaient sous la forme d’une manifestation imposante mais non violente une liberté qu'ils disaient déjà accordée par la monarchie. Comme
ailleurs, la rumeur
d'émancipation
se fondait sur des faits
concrets, même si Louis XVI n'avait pas aboli l'esclavage mais seulement cherché à limiter sa brutalité. Selon un rapport du Bureau des colonies rattaché au ministère de la Marine de 1784 : « La plupart des maîtres sont des tyrans qui pèsent en quelque sorte la vie de leurs esclaves avec le produit
1 2
Caroline OUDIN-BASTIDE, Travail, capitalisme et société esclavagiste, op. cit., p. 18. Cité dans Laurent Dusots, Les Esclaves de la République : L'histoire oubliée de la première émancipation
1789-1794,
traduit de l'anglais par Jean-François Chaix,
Calmann-Lévy,
Paris, 1998, p. 91-92 (les majuscules du texte sont reproduites). Voir aussi David P. GEGGUS, « Esclaves et gens de couleur libres de la Martinique pendant l’époque révolutionnaire et napoléonienne : trois instants de résistance », Revue historique, vol. 295, fasc. 1 (597), janvier-mars 1996, p. 110.
189
L'ère des indépendances (1770-1825)
d'un travail forcé !. » Pour réglementer cette tyrannie, le roi avait signé peu après une ordonnance qui prescrivait, amendes à l'appui, les coups que les maîtres pouvaient donner à leurs esclaves et ajoutait : « Seront notés d'infamie, ceux qui auront mutilé leurs esclaves ; et encourront la peine
de mort, ceux qui en auront fait périr pour quelque cause que ce soit. » L’ordonnance de décembre 1784 avait tant choqué les planteurs que les administrateurs coloniaux l’archivèrent, non sans que des bribes de son
contenu ne parviennent aux esclaves à l'écoute des protestations de leurs maîtres. En France même,
les débats sur la traite africaine et l'esclavage
prenaient quelque importance avec plusieurs rééditions de l'Histoire philosophique et politique des établissements et du commerce des Européens dans les deux Indes (1770) de l’abbé Guillaume-Thomas Raynal, puis la publica-
tion en 1781 des Réflexions sur l'esclavage des nègres de Marie Jean Antoine Nicolas
de
Caritat,
marquis
de
Condorcet,
et, enfin,
la fondation
en
février 1788 de la très élitaire Société des amis des Noirs. Les nouvelles de la formation de ce petit front français contre la traite et pour une abolition fort graduelle de l'esclavage parvenaient aux Antilles par l'intermédiaire de marins et d'esclaves revenant de la métropole avec leur maître. Des publications critiques arrivaient aussi dans les îles, telle la Lettre aux bailliages du même Condorcet, au début de 1789, demandant l'inscription de l'émancipation des esclaves à l’ordre du jour des états généraux. De plus, voyageurs et matelots véhiculaient des informations sur le mouvement abolitionniste britannique en plein essor et sur l’abolition graduelle qui se mettait en place depuis 1780 au nord des États-Unis. Des groupes d’esclaves urbains se réunissaient pour écouter et commenter toute nouvelle ou rumeur porteuse d'espoir de libération qu'artisans et cochers rapportaient jusqu’aux plantations*. Ces publications et nouvelles nourrissaient aussi la colère des esclavagistes contre les menaces qu'elles représentaient pour leurs privilèges, une colère qui, à son tour, était interprétée par les esclaves comme une confirmation de leurs attentes. Par ailleurs, depuis l’expulsion des jésuites en 1763, l'envoi de « curés
des nègres » formés en France pour évangéliser les esclaves avait eu peu de suites ou des effets imprévus quand les prêtres remplissaient leur objectif. Comme avec les missions protestantes, les célébrations religieuses 1
Cité dans Frédéric RÉGENT, La France et ses esclaves, op. cit., p. 68. Cité dans M. Bajor (dir.), Annales maritimes et coloniales, ou recueil des Lois et Ordonnances
3
royales (...), partie 2, Imprimerie royale, Paris, 1827, p. 555. Sur l'ensemble de la législation française sur l'esclavage, voir Lucien PEYTRAUD, L'Esclavage aux Antilles françaises avant 1789 : d’après des documents inédits des archives coloniales, Hachette, Paris, 1897. David P. GEGGus, « Esclaves et gens de couleur libres de la Martinique », art. cit.,
p. 111-112 ; François BLANCPAIN, La Condition des paysans haïtiens : du Code noir aux codes
ruraux, Karthala, Paris, 2003, p. 24-25.
190
De la révolution servile de Saint-Domingue à la république noire d'Haïti
que certains curés organisaient fournissaient aux esclaves des occasions de se réunir sans leurs maîtres ; le dogme de la toute-puissance du Dieu chrétien qu'ils enseignaient relativisait l'autorité du maitre esclavagiste, et leur message chrétien d'égalité spirituelle n'était pas sans contradiction avec l'esclavage !. À la Martinique, en particulier, un capucin nommé Jean-Baptiste était populaire parmi les esclaves urbains auxquels il parlait de liberté, annonçant même, d’après un magistrat, la venue du roi d’Angola accompagné d'une armée pour les ramener en Afrique. Signe de cette appropriation du catholicisme par des esclaves, la lettre « nous, Nègres » envoyée au commandant de Saint-Pierre en 1789 posait cette question :
« Dieu a-t-il créé quiconque esclave? ? »
Néanmoins, les centaines d'esclaves manifestant pacifiquement près de Saint-Pierre en août 1789 furent férocement réprimés sur ordre du gouverneur. Les troupes et la milice composée de Blancs et de libres de couleur tuèrent plusieurs protestataires sur-le-champ, puis poursuivirent les fuyards dans les collines environnantes, en profitant aussi pour y capturer quelque 200 marrons. Des soldats questionnèrent rudement des esclaves restés ou revenus sur les plantations, et une commission spéciale de juges en soumit une quarantaine à des interrogatoires brutaux. Seul un esclave déclara que les accusés préparaient une attaque majeure qui aurait débuté par l'assassinat des hommes blancs par leurs valets ou cuisiniers et le viol des femmes blanches, à la suite de quoi les esclaves insurgés se seraient rassemblés pour affronter le gouverneur et les forces de l’ordre. Tous les autres accusés dirent qu'ils s'étaient rassemblés pour marcher en force sur la ville afin d'exiger du gouverneur l'application de ce qu'ils croyaient être la volonté du roi. Mais les juges choisirent de ne retenir que la version mentionnant le massacre des Blancs, qui leur permettait de transformer les protestataires en traîtres assoiffés de sang, et donc de leur infliger la torture (pourtant abolie en France en 1788) et de les exécuter. Marc et Jean-Dominique furent brisés sur la roue et six autres pendus. Treize esclaves furent punis de vingt-neuf coups de fouet chacun avec en plus un marquage au fer rouge pour six d’entre eux ; trois furent condamnés aux galères à perpétuité, et deux à assister aux huit exécutions. De fait, cette manifestation à la Martinique montrait la capacité de ces esclaves 1
Laënnec Hurson, « Église et esclavage au xvin* siècle à Saint-Domingue », in Marcel
Donicny (dir.), Les Abolitions de l'esclavage : de L. F. Sonthonax à V. Schoelcher, 1793, 1794, 1848, Actes du colloque international tenu à l'université de Paris-VIII les 3, 4 et 5 février
1994, organisé par l'Association pour l'étude de la colonisation européenne, Unesco et Presses universitaires de Vincennes, Paris et Saint-Denis, 1995, p. 91-95. 2
3
David
P. GEGGUs,
p. 112-113. Ibid., p. 109.
« Esclaves
et gens
de couleur
libres de la Martinique », art. cit.
191
L'ère des indépendances (1770-1825)
à saisir l’occasion de tout assouplissement du régime esclavagiste et de toute dissension entre planteurs et autorités royales pour faire valoir ce qu'ils considéraient comme leurs droits. Elle montrait aussi la détermination des esclavagistes à écraser dans le sang toute velléité de leurs « biens meubles » d'affirmer leur humanité. À partir de la mi-septembre 1789, les habitants des Antilles françaises commencèrent à être au courant des événements du 14 juillet à Paris. En novembre,
la Déclaration des droits de l’homme
et du citoyen
du 26 août leur parvenait, avec ses idéaux de liberté, d'égalité et de fraternité. Diverses rumeurs circulèrent à nouveau,
dont celle d’une aboli-
tion de l'esclavage par le roi ou par la nation et celle d'un octroi de trois jours libres par semaine pour les esclavés des plantations. Elles provoquérent une vague d’agitation parmi les esclaves, qui passa du sud de Saint-Domingue à la Martinique, la Guadeloupe, Sainte-Lucie et rencontra chaque fois une répression « exemplaire’ ». En Guyane, des esclaves d’Approuague, à l’est de Cayenne, se soulevérent en novembre 1790 pour exiger la liberté et l'égalité que leur auraient données Dieu et la France révolutionnaire, et tuérent cing Blancs et un esclave avant d’étre arrétés, puis sept d’entre eux exécutés — alors que deux esclaves étaient affranchis et intégrés dans la milice pour avoir donné l'alerte. Des mouvements serviles similaires se produisirent 4 la Guadeloupe en 1790 et 1791, également réprimés. Même sur l’île britannique de la Dominique, entre la Martinique et la Guadeloupe, en janvier 1791, les esclaves de plusieurs plantations refusèrent de travailler tant que leurs maîtres ne leur accorderaient par leur « droit » à trois ou quatre jours hebdomadaires pour cultiver leurs jardins potagers?. Pourtant, lorsqu’elle approuva la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, l’Assemblée nationale française n’avait pas eu l'intention de toucher au statut des colonies - qui rapportaient gros — ni à la position des hommes libres non blancs, à l'esclavage ou à la traite négriére. De plus, a Saint-Domingue même, la Révolution française eut d’abord ses plus importantes répercussions non pas parmi les esclaves, mais parmi l'élite blanche et les libres de couleur, dont beaucoup étaient propriétaires d’esclaves. Des planteurs, des marchands et des avocats blancs, galvanisés par 1
2
Yves BENOT, « La chaîne des insurrections d’esclaves dans les Caraïbes de 1789 à 1791 »,
in Marcel DorIGNY (dir.), Les Abolitions de l'esclavage, op. cit., p. 179-186. Yves BÉNOT, La Guyane sous la Révolution française ou l'impasse de la révolution pacifique, Ibis
Rouge, Kourou, 1997, p. 43-54 ; Michael CRATON, Testing the Chains, op. dt., p. 224-225 ;
Anne PÉROTIN-DUMON, « Free coloreds and slaves in revolutionary Guadeloupe. Politics
and political consciousness », in Robert L. PAQUETTE et Stanley L. ENGERMAN (dir.), The Lesser Antilles in the Age of European Expansion, University Press of Florida, Gainesville,
1996, p. 263-264.
192
De la révolution servile de Saint-Domingue à la république noire d'Haïti
la récente indépendance des États-Unis, se réunirent dans une Assemblée coloniale à Saint-Marc, en avril 1790, pour tenter de faire sécession, tandis que d'autres affirmaient leur fidélité à Louis XVI et qu’une partie des petits Blancs se proclamaient révolutionnaires. Quant aux libres de couleur, dès l'automne
1789, ils demandèrent en ordre dispersé l'égalité au
nom de la Déclaration des droits de l’homme, une demande implacablement combattue par les Blancs insulaires. Ces conflits générèrent les premiers combats à Saint-Domingue, d'abord en août 1790, lorsque le gouverneur mit fin à la tentative des colons sécessionnistes, puis à la fin de l’année, quand deux riches mulâtres mobilisèrent 300 libres de couleur - mais rejetèrent tout renfort d’esclaves - pour exiger l'égalité avant d’être battus et leurs leaders brisés sur la roue’. Ce ne fut qu’en août 1791 que les esclaves des grandes plantations sucrières de la plaine du Nord se soulevèrent en masse, dans ce qui allait devenir la plus grande révolution d'esclaves des Amériques. La reconstitution du lancement de cette énorme révolte n'est pas aisée, en raison du manque de sources immédiates produites par les insurgés. Toutefois, les historiens s'accordent pour dire que les rebelles”
comptaient sur les conflits entre colons blancs et entre Blancs et libres de couleur pour se soulever afin d’exiger l'application d'une prétendue décision de la métropole en leur faveur, comme l'avaient fait des esclaves à la Martinique en 1789. La réduction visible des forces coloniales après le départ d’un des deux régiments présents et le désarmement de la police rurale dans les mois précédant août 1791 les enhardirent sans doute aussi. Dès juillet, des esclaves délégués de plantations de tout le centre de la plaine du Nord s'étaient rencontrés plusieurs fois près de Morne-Rouge pour préparer l'insurrection. Plusieurs étaient des esclaves de haut rang, des commandeurs et des cochers, souvent créoles, qui bénéficiaient de la confiance de leur maître tout en exerçant un grand ascendant sur les dizaines, voire les centaines d'esclaves de leurs plantations.
Selon eux,
le roi de France et l’Assemblée nationale à Paris avaient interdit l’usage du fouet et accordé trois jours de repos hebdomadaire aux esclaves, et ils avaient envoyé des troupes pour contraindre les planteurs d’obtempérer. Pourtant, lors de leur réunion de coordination du dimanche 14 août
1791, les délégués des esclaves décidèrent de ne pas attendre l’arrivée supposée des soldats français et de lancer la révolte le mercredi 24 août. Cette date avait été préférée parce que le lendemain l’Assemblée coloniale 1
Sur ces deux
libres de couleur,
Vincent
Ogé
et Jean-Baptiste
Chavanne,
voir John
D. GARRIGUS, « Vincent Ogé Jeune (1757-91) : social class and free colored mobilization on the eve of the Haitian Revolution », The Americas, vol. 68, n° 1, juillet 2011, p. 33-62.
193
L'ère des indépendances (1770-1825)
devait se tenir à Cap-Frangais, où toute l'élite et les forces de sécurité de la colonie convergeraient, laissant les esclaves plus libres d’agir. Lors de leur rencontre du 14 août (peut-être suivie d'une autre le 21), les participants organisèrent une cérémonie religieuse comprenant le sacrifice et l'absorption du sang d’un animal pour souder et sanctifier leur union (une cérémonie reconstruite plus tard comme celle du Bois-Caïman). Mais, le 22 août, un des leaders, Boukman, déclencha prématurément la rébellion
dans la paroisse d’Acul, sans doute parce que, interrogés après avoir attaqué le gérant d'une plantation, des esclaves avaient commencé à avouer l'imminence d'une « guerre à mort contre les Blancs ». À partir de là, les conspirateurs n'attendirent plus, et la révolte se propagea dans toute la région du Cap, sousle commandement d'hommes comme
Jean-François,
Georges
Biassou, Romaine
la Rivière, Jeannot
et
Jean-Baptiste Sans-Souci. Estimés à 2 000 le 23 août, les esclaves insurgés étaient probablement déjà 10 000 (dont 700 à cheval) le 27, puis 20 000 — ou même 80 000 - un mois plus tard. Fin septembre, ils avaient brûlé et détruit plus d’un millier de plantations (sur un total de 8 000 dans l’ensemble de la colonie) et tué des centaines de Blancs, en prenant d’autres en otage. Mais en même temps un nombre incalculable d’esclaves étaient morts, tués au combat, fusillés ou pendus lors de la répression aveugle lancée par les autorités coloniales du Cap dès le début de l'insurrection. Incendies, massacres et contre-massacres allaient se poursuivre pendant plus d’un an, entraînant la fuite de nombreux planteurs, parfois avec leurs esclaves, à Cuba, à la Jamaïque, en Louisiane et aux États-Unis!.
La révolte des esclaves du nord de Saint-Domingue produisit un choc immense tant dans les Amériques qu'en Europe. En effet, la « perle des Antilles » était alors la colonie sucrière la plus florissante, puisqu'elle produisait la moitié du sucre et du café consommés dans le monde, équivalant aux deux tiers du commerce extérieur de la France. Mais cette réussite économique était le fruit du travail forcé de 500 000 à 600 000 esclaves,
lesquels représentaient à eux seuls la moitié des esclaves de l’ensemble des îles des Caraïbes colonisées par les monarchies européennes. Elle s'était faite au prix de l'importation de presque un demi-million d’esclaves d'Afrique entre 1761 et 1790. Durant la décennie de 1781 à 1790, le petit territoire français avait fait débarquer 237 000 captifs africains, soit presque un tiers des 768 000 nouveaux esclaves importés alors par l’ensemble des Amériques. À elle seule, l’année 1790 avait marqué le record 1
Voir David P. GEGGUS, Haitian Revolutionary Studies, op. cit., p. 5-14, 81-92; Laurent Dusois, Avengers of the New World. The Story of the Haitian Revolution, The Belknap Press
of Harvard University Press, Cambridge, 2004, p. 91-131 [Les Vengeurs du Nouveau Monde. Histoire de la Révolution haitienne, Les Perséides, Rennes, 2005].
194
De la révolution servile de Saint-Domingue à la république noire d'Haïti
absolu de la traite négrière française vers Saint-Domingue environ 45 000 Africains y avaient été débarqués en vie, dont 19 000 pour le seul port de Cap-Frangais, un effectif annuel jamais égalé par aucun autre port des Amériques *. En même temps, les possibilités d’affranchissement, toujours très faibles, diminuaient d'année en année pour atteindre moins de 400 cas en 1789, en majorité des mulâtresses?. Pour comprendre l’éclatement de l'insurrection de 1791, il faut donc saisir toute la portée humaine de ces chiffres extrêmes, tant du point de vue des esclaves créoles, bossales ou juste débarqués d'Afrique que de celui des planteurs qui les achetaient et les exploitaient. Il faut aussi se rappeler que ces importations continues de milliers d'hommes, de femmes et d'enfants captifs n'étaient pas seulement dues à l’avidité sans précédent de planteurs tout-puissants, mais aussi au taux élevé de mortalité de leur main-d'œuvre surexploitée qu'il fallait sans cesse renouveler.
En 1790, les 45 000 Africains débarqués et vendus à Saint-Domingue
s'ajoutérent donc aux 500 000 à 600 000 esclaves que comptait alors la colonie, contre seulement 40 000 Blancs (entre planteurs et petits Blancs) et 30 000 gens de couleur libres (dont plusieurs centaines étaient aussi des planteurs esclavagistes*). Même en 1791, 28 000 captifs africains étaient encore livrés à la colonie et presque 10 000 l’année suivante. Si d'autres colonies, à l'instar de la Jamaïque et la Martinique, maintenaient aussi plus de,85 % de leur population en esclavage, Saint-Domingue était la seule oú les Africains représentaient plus des deux tiers des esclaves - et plus de la moitié de la population totale“. En d'autres termes, plus d'un habitant sur deux á Saint-Domingue était un survivant de la traite négrière, provenant principalement de l'Afrique occidentale centrale 1
2
3
4
Voyages Database, 2009, Voyages, op. cit. Le chiffre de 500 000 esclaves est avancé par David P. GEGGUS (Haitian Revolutionary Studies, op. cit., p. 5), tandis que François Blancpain les estime à 600 000, en raison de la propension des maîtres à ne pas tous les déclarer pour diminuer leur taxation (François BLANCPAIN, La Condition des paysans haïtiens, op. cit., p. 11-12). David P. GEGGUS, « Slave and free colored women in Saint Domingue », in David Barry Gaspar et Darlene Clark Hine (dir.), More Than Chattel, op. cit., p. 268.
David P. GEGGUS, Haitian Revolutionary Studies, op. cit., p. 5. Plusieurs historiens ont répété que les libres de couleur de Saint-Domingue possédaient le tiers des terres et le quart des esclaves de la colonie sans citer de source historique. Comme le révèle Frédérique Beauvois, ces proportions proviennent d'un discours à l'Assemblée nationale française du riche planteur quarteron Julien Raymond, lorsqu'il argumenta en faveur de l'égalité des droits civiques des libres de couleur, et sont probablement exagérées pour démontrer le poids économique de ces derniers à Saint-Domingue (Frédérique BEAUVOIS, Indemniser les planteurs pour abolir l'esclavage ? Entre économie, éthique et politique : une étude des débats parlementaires britanniques et français (1788-1848), dans une perspective comparée, Paris, Dalloz, 2013, p. S0).
Voyages Database, 2009, Voyages, op. cit. ; David P. GEGGUS, « The French slave trade : an overview », Willlam and Mary Quarterly, vol. 58, n° 1, janvier 2001, p. 126, 136.
195
L'ère des indépendances (1770-1825) (Kongo) et du golfe du Bénin, et, parmi eux, les hommes prédominaient,
dont beaucoup de vétérans de guerres africaines. Quand le régime monarchique était près de s’écrouler en France, et que les Blancs et les libres de couleur commencèrent à s’affronter à Saint-Domingue, cette démographie se révéla explosive. Les idéaux des esclaves qui s’insurgèrent en 1791 reflétaient leurs origines et leurs visions multiples. Tous sans doute aspiraient à la liberté, comme en témoigne le rejet par des groupes de rebelles des promesses françaises d’amnistie contre leur retour volontaire à la plantation et la dénonciation des meneurs. Plusieurs parmi eux commencèrent à ne plus demander trois jours libres par semaine, mais l'émancipation générale supposément proclamée par Louis XVI, tout en continuant d'affirmer se battre au nom du roi. D’autres en appelaient explicitement à la liberté garantie par la Déclaration des droits de l’homme, et d’autres encore à la fois au roi et à l’Assemblée nationale. Que ces esclaves aient dit agir au nom du roi de France était triplement explicable. Premièrement, ce dernier était le seul « maître » à qui les propriétaires d'esclaves de SaintDomingue devaient allégeance. Deuxièmement, dès le début de l'insurrection,
l’armée
du roi d’Espagne,
dans
la partie orientale de l’île,
apporta de l’aide aux captifs révoltés, renforçant chez eux le sens de la toute-puissance royale’. Troisièmement, nombre d'entre eux provenaient de royaumes africains, en particulier celui du Kongo, où les Portugais avaient amené le catholicisme à la fin du xvi° siècle et où la forme même de la monarchie - autoritaire ou plus démocratique — était au cœur de conflits armés auxquels ils avaient souvent participé. D'ailleurs, certains groupes d'insurgés de Saint-Domingue élurent ou se soumirent
à l'autorité d'un
roi (et parfois d'une
reine), une tradition
remontant aux sociétés secrétes de « nations africaines » regroupant les captifs d'une même
ethnie.
Mais,
au début de la révolte,
les rois élus
N
furent le plus souvent créoles, tel Jean-Baptiste Cap, roi du Limbé et de Port-Mangot, qui fut condamné à être brisé sur la roue le 4 septembre 17917. En outre, selon l'anthropologue Laënnec Hurbon, seize « curés des nègres », sur les vingt-quatre que comptait la préfecture apostolique du nord de Saint-Domingue, soutenaient les esclaves insurgés, ce qui entraîna l'exécution de trois d’entre eux, dont le père Philémon, curé du Limbé, qui fut pendu à une potence sur laquelle fut apposée la tête
Laurent Dusols, Avengers of the New World, op. cit., p. 105-108.
John K. THORNTON, « “I am the subject of the king of Congo” : African political ideology and the Haitian Revolution », Journal of World History, vol. 4, n° 2, automne
p. 207-209.
196
1993,
De la révolution servile de Saint-Domingue à la république noire d'Haïti
de Boukman, le chef des esclaves révoltés tué au combat en novembre
de la même année!.
Face aux troupes coloniales, les rebelles, souvent des bossales, déve-
loppèrent des stratégies de guérilla qui s’avérérent vite efficaces. Ils adaptèrent leurs tactiques militaires africaines au terrain antillais et aux maigres moyens dont ils disposaient. Organisés en petites bandes, ils préféraient réaliser des attaques éclair, tendre des pièges puis se disperser plutôt que d'affronter l'ennemi ouvertement et en rangs serrés. Aux fusils et aux canons français, ils opposaient des machettes, des lances, des flèches et les armes qu'ils parvenaient à prendre à l'ennemi. Ils répondirent donc à la violence de la plantation esclavagiste par une violence tout aussi terrifiante, n’hésitant pas à massacrer les planteurs blancs, leurs surveillants et leurs familles de manière cruelle. Certes, tous et toutes les esclaves ne
se rebellérent pas, et certains défendirent leurs maîtres’, mais pour une majorité d'entre eux, même s'ils ne pouvaient pas imaginer jusqu'où la rébellion les ménerait, la dynamique de la destruction de l'esclavage, de ses symboles et de ses lieux l’emportait sur la peur de la torture, du gibet ou de la roue. Pour eux, l'esclavage n'avait jamais été une institution « patriarcale » et « civilisatrice », et ils avaient bien l'intention de le détruire sous toutes ses formes. À partir de janvier 1792, les esclaves insurgés du nord de SaintDomingue se confrontèrent à la fois aux forces coloniales, aux milices de
libres de couleur et aux troupes qui arrivaient peu à peu de France. Des
milliers d’entre eux, sans doute, étaient déjà morts massacrés,
au com-
bat ou de faim et de maladie. Plusieurs de leurs chefs avaient été arrétés et exécutés.
Mais
des milliers avaient,
de fait, conquis
leur liberté
en tuant ou en chassant leurs maîtres et ne pourraient plus jamais être soumis comme avant. Néanmoins, sans qu'ils le sachent, leurs principaux leaders créoles, Jean-François et Biassou, cherchaient à négocier un
accord avec l’Assemblée coloniale à la suite duquel seuls quelques centaines de rebelles seraient amnistiés et affranchis contre la libération de tous les Blancs faits prisonniers ; les autres retrouveraient l'esclavage. Pire encore, une fois les captifs blancs libérés, l’Assemblée trahit son engagement et refusa d’émanciper un seul des insurgés sous le prétexte que cela légitimerait leur violente révolte contre l'esclavage. La lutte reprit, et les demandes des rebelles devinrent plus générales. En juillet 1792, JeanFrançois, Biassou et un troisième chef envoyèrent à l’Assemblée coloniale 1
2
Laënnec HURBON, « Église et esclavage au xvi" siècle à Saint-Domingue », art. cit., p. 95-99.
Carolyn E. Fick, The Making of Haïti, The Saint Domingue Revolution from Below, University of Tennessee Press, Knoxville, 1990, p. 95-110 [Haïti, la naissance d'une nation. La révolution de Saint-Domingue vue d’en bas, Les Perséides, Rennes, 2014].
197
L'ère des indépendances (1770-1825)
une proclamation selon laquelle « les hommes sont nés libres et égaux en droits » et où parmi leurs droits naturels figurait la « résistance à l'oppression », des expressions plus proches de la Déclaration d'indépendance des États-Unis que de celle des droits de l’homme et du citoyen français. Désormais ils exigeaient la « liberté générale de tous les hommes maintenus en esclavage » et une amnistie générale avant de déposer les armes.
Enrôlement militaire et marronnage collectif à l’ouest et au sud de la colonie
La situation dans l’ouest et le sud de Saint-Domingue était tout aussi complexe. Depuis la fin de la guerre de Sept Ans, l'immigration de Français y avait progressé, et plusieurs d’entre eux, tout comme des libres de couleur, s'étaient établis dans ces régions peu propices à la culture de la canne à sucre pour y développer des plantations de café employant chacune entre vingt et quarante esclaves. Avant même l'éclatement de l'insurrection dans la plaine du Nord, en janvier 1791, des esclaves s'étaient réunis à Port-Salut, près des Cayes, pour organiser une
manifestation demandant les trois jours de liberté hebdomadaires prétendument décidés par Louis XVI, mais les autorités avaient découvert leur projet avant sa réalisation et réprimé les participants. Puis un calme précaire était revenu, et en août les esclaves de ces régions ne se joignirent pas à la révolte massive du Nord. En revanche, depuis 1790, l'ouest et le sud de la colonie étaient déstabilisés par le conflit triangulaire entre Blancs favorables ou opposés à la Révolution française et libres de couleur luttant pour l'égalité. Aucun des trois camps ne se préoccupait du sort des esclaves, mais, ne disposant que d'un maigre contingent, chacun engagea des hommes esclaves par centaines pour renforcer ses rangs, en leur promettant la liberté après plusieurs années de service militaire. Rapidement, toutefois, ces promesses à long terme ne suffirent pas à assurer le soutien des esclaves et, en février 1792, des colons révolutionnaires tentaient de
rallier des bandes marronnes par des annonces d’amnistie, tandis que des libres de couleur mobilisaient des esclaves en leur promettant la liberté
immédiate ?.
Par conséquent, sur le terrain, ces esclaves étaient amenés à se battre
les uns contre les autres pour s'affranchir, tout en risquant leur vie pour les intérêts de Blancs ou de libres de couleur souvent opposés aux leurs. Dans le cas des esclaves combattant 1 2
Laurent Dubois, Avengers of the New World, op. cit., p. 122-129, 141. Gérard BARTHELEMY, « Les esclaves révoltés à Saint-Domingue : supplétifs, mercenaires et
combattants », in Carmen BERNAND et Alessandro STELLA (dir.), D’esclaves à soldats, op. cit.,
p. 179-181.
198
au service des mulâtres, en réalité
De la révolution servile de Saint-Domingue à la république noire d'Haïti
les premiers (qu’ils soient bossales, créoles noirs ou mulátres) luttaient pour que des libres de couleur, qui étaient souvent leurs maîtres, aient les mêmes droits que les Blancs. Comme le montre un épisode tragique près de Port-au-Prince entre septembre 1791 et mars 1792, les mulatres libres étaient préts a sacrifier des esclaves combattants qu’ils venaient d’affranchir pour assurer leur propre égalité, sans aucune considération pour leur ascendance africaine commune. En effet, lors de leurs négociations avec les Blancs sur l'application d'un premier décret d'égalité très partielle adopté à Paris en mai 1791, qui ne concernait que les libres de couleur nés de parents libres, les mulâtres acceptèrent d'abord de démobiliser les 2 000 esclaves qu'ils avaient armés pour les renvoyer sur les plantations et d’obliger les 300 qu'ils avaient déjà affranchis à servir huit ans dans la milice de Port-au-Prince avant d’être effectivement libres. Puis, comme les esclaves et affranchis concernés protestèrent contre cette violation des promesses que les libres de couleur leur avaient faites, ces derniers plièrent à nouveau devant les exigences des Blancs et consentirent à ce que les 300 émancipés soient déportés au Honduras britannique. Ces hommes furent alors enchaînés par les Blancs et transportés par bateau sur la côte du Nicaragua probablement pour y être vendus comme esclaves, mais renvoyés à Port-au-Prince, toujours enchaînés, par le gouverneur britannique en mars 1792. Là, les autorités les transférèrent sur un autre bateau et chargèrent des Blancs pauvres de les tuer et de les jeter à la mer, alors que les survivants étaient laissés à bord pour y mourir de faim, un drame qui marqua profondément la mémoire des esclaves de la région’. Pourtant, en même temps dans l’ouest et le sud de Saint-Domingue, le conflit entre Blancs et libres
de couleur permettait à de nombreux esclaves de fuir leur lieu de travail, d’abord pour se joindre à l’un des deux camps ennemis, puis pour disparaître dans les collines arborées, dans une stratégie de marronnage collectif qui allait se poursuivre longtemps. Ainsi, dans la plaine du Cul-de-Sac, en mars et avril 1792, entre 10 000 à 15 000 esclaves rebelles formèrent une armée derrière l’un d’entre eux, Hyacinthe, et dévastèrent les planta-
tions environnantes avant de se disperser dans des campements difficile-
ment accessibles ?.
Lorsque tous les Afro-descendants libres - tant noirs, mulâtres ou quarterons qu'affranchis ou nés de parents libres - apprirent que l’Assemblée 1
2
Ces esclaves soldats furent appelés les « Suisses », probablement en référence aux gardessuisses du roi de France et parce qu'ils servaient des libres de couleur qui avaient pris le nom de « Confédérés ». Voir David P. GEGGUS, Haitian Revolutionary Studies, op. cit., p. 99-118 ; Carolyn Fick, The Making of Haiti, op. cit., p. 120-125. ‘Ibid., p. 137-140.
199
L'ère des indépendances (1770-1825)
nationale avait voté le décret du 4 avril 1792 qui leur accordait l’égalité et la citoyenneté, ils cessèrent de lutter et devinrent des défenseurs de l’ordre républicain. Ils s’efforcérent alors de désarmer les esclaves qui avaient soutenu les belligérants et de convaincre les marrons de retourner travailler sur des plantations dont ils étaient parfois les maîtres. Les Blancs firent de même, tout en restant divisés entre républicains et défenseurs de l’Ancien Régime. Quant aux esclaves qui avaient profité des désordres pour s'enróler ou s'enfuir, ils n'étaient pas prêts à abandonner leurs espoirs de liberté. Plusieurs bandes d’esclaves rebelles se réfugiérent au sud et établirent de nouvelles zones de marronnage, en particulier dans
les montagnes
des
Platons.
En
juillet 1792,
deux
de leurs chefs,
Armand et Martial, tentèrent de négociér avec les planteurs leur retour au travail contre la liberté pour eux-mêmes et 300 combattants, trois jours libres par semaine pour tout esclave et l'abolition du fouet — et non pas l’abolition générale de l’esclavage, au contraire de Jean-François et Biassou dans le Nord. Ces demandes étaient pourtant un pas important vers la fin de l’esclavage, puisqu'elles faisaient des esclaves des travailleurs à temps partiel et supprimaient le symbole et la marque concrète (par les cicatrices qu'il creusait sur la peau) du pouvoir absolu du maître qu'était le fouet. Les planteurs refusèrent toute concession et demandèrent à la troupe de pourchasser les rebelles des Platons. En réponse, des centaines d’autres esclaves s’enfuirent des plantations et mirent la région des Cayes à feu et à sang. Les autorités lancèrent alors une nouvelle expédition militaire contre les insurgés, à laquelle participa, à la tête d’un régiment de libres de couleur, le mulâtre André Rigaud, un vétéran des forces françaises de SaintDomingue qui avaient participé à la guerre d'indépendance des États-Unis. L'opération échoua et incita les rebelles à exiger dorénavant l'émancipation des 4 000 à S 000 esclaves marrons réfugiés aux Platons et des droits sur les terres qu’ils occupaient. Les négociations reprirent, avec la participation de Rigaud qui venait d'être promu officier dans l’armée française républicaine mais suscitait la méfiance des rebelles. Lorsqu'il offrit d'accorder la liberté à 700 insurgés, une partie d’entre eux accepta, tandis que l’autre refusa de le croire et demeura avec les milliers de fugitifs des Platons. Dans les mois suivants, des centaines d'esclaves du Sud et de l'Ouest continuérent d'abandonner leurs plantations pour rejoindre les Platons, qui devint une véritable société marronne malgré la répression 1
Ibid., p. 140-145. André Rigaud était à l’origine un orfèvre formé à Bordeaux et un vétéran de l’armée auxiliaire française de Saint-Domingue qui participa au siège de Savannah
contre les Britanniques
191-192).
200
en
1779
(Sylvia R. Frey,
Water from the Rock, op. cit., p. 96,
Plan du quilombo « Buraco do Tatü», Salvador, Brésil, ca. 1764, anonyme. Original Arquivo Histórico Ultramarino, Lisbonne.
Chatiments infligés aux esclaves fugitifs, fin du xvir* siècle (Francois Froger, Relation d'un voyage fait en 1695, 1696, & 1697 aux Côtes d'Afrique, .. Brezil, Cayenne & Isles Antilles..., Paris, 1698), John Carter Brown Library, Brown University.
Ju ventien by
rangos que de le
red
Esclave qui a laTambe Coup ee pour avoir deserre”
Noirs de Guinée priant (Felipe Guaman Poma de corónica y buen gobierno, 1980]),
la Vierge, Pérou, 1615 Ayala, El primer nueva 1615 [éd. facsimilée, University of Virginia.
Baptême (« exorcisme ») des Noirs dans une église morave à St. Thomas, Antilles danoises, 1757 (David Cranz, Kurze, zuverlässige Nachricht von der, unter dem Namen der Bóhmisch-Máhrischen Brüder bekanten, Kirche Unitas Fratum Herkommen, Halle, 1757), GDZ Gottingen.
Phillis Wheatley, (auteure de Poems on Various Subjects), couverture par l'esclave Scipio Moorhead, 1773, Library of Congress Rare Book and Special Collections Division Washington, D.C.
L'esclave espion James Armistead avec le marquis de La Fayette à la fin de la campagne en Virgini , 1781, d'après une peinture de Jean-Baptiste Le Paon, ca. 1783, New York Historical Society.
A laz Ma Mi
LL NE
LoaL he ML, o
ah Fac-similé du certificat du marquis de La Fayette attestant des bons services de James Armistead, en vue de son affranchissement, 1784, Virginia Historical Society.
be Ent for Ba
bE:
Y
Invveutie dali
3
Incendie du Cap. Révolte générale des Negres, John Carter
Brown Library, Brown University.
Alexandre Pétion, président de la République d'Haïti, artiste inconnu, 1807-1818?, John Carter Brown Library, Brown University.
4,
Cases nègres à La Martinique, années 1820 (Alcide Dessalines d'Orbigny, Voyage pittoresque dans les deux Aménques...(Paris, 1836]), University of Virginia.
-£
|
AAA Keg, Pe ea Le AGE ap line ¡A mt Pt ea di Crée OT
Carta de libertad (Lettre de liberté) de deux esclaves, Nueva Feliciana, 1808. The . : : Dolph Briscoe Center for American
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University of Texas, Austin.
Négresses marchandes d'angou, Brésil, ca. 1820 (Jean-Baptiste Debret, Voyage pittoresque et historique au Brésil, Paris, 18341839), University of Virginia.
NÉGRESSES
MARCHANDKS
D'ANGOI,
Méthodistes noirs dans une réunion de prière, Philadelphie, ca. 1812 (Voyage pittoresque Aux États-Unis de l'Amérique par Paul Svignine en 1811, 1812, et 1813).
HORRID
MASSACRE
IN
VIRGINIA
La révolte de Nat Turner en 1831: horrible massacre en Virginie (Samuel Warner, Authentic and impartial narrative of the tragical scene which was witnessed in Southampton County [Virginia]... [New York, 1831]), University of Virginia Special Collections.
Croquis d’un drapeau utilisé par les rebelles 4 la Barbade en 1816 : Dieu sauve toujours l'effort, The National Archives UK.
peurspease
La révolte de Démérara, 1823 (Joshua Bryant, Account of an insurrection of the negro slaves in the colony of Demerara, which broke out on the 18th of August, 1823 [Georgetown, Demerara, 1824]), John Carter Brown Library, Brown University.
ES
2”
Répression de la révolte de Démérara, 1823 (Joshua Bryant, Account of an insurrection of the Negro slaves in the colony of Demerara, which broke out on the 18th of August, 1823 [Georgetown, Demerara, 1824]), John Carter Brown Library, Brown University.
Affiche célébrant l'émancipation par le Royaume-Uni : « To the friends of Negro emancipation » (peint par Alexander Rippingille et gravé par David Lucas, Londres,
1834).
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Le treadmill dans une maison de correction pour esclaves-apprentis à la Jamaïque, 1838, University of Virginia.
De la révolution servile de Saint-Domingue à la république noire d'Haïti
mise en place par les planteurs et les gardes nationaux. À la fin de 1792, les esclaves insurgés avaient détruit plus d'un tiers des plantations du Sud et tué une proportion similaire des colons blancs et des mulâtres. Toute la plaine au sud des Platons était dévastée et ses résidents blancs s'étaient réfugiés dans la ville des Cayes ou avaient quitté la colonie. Le royaume des Platons, comme l'appelaient les rebelles marrons, comptait alors entre 10 000 et 12 000 hommes, femmes et enfants. Selon l’historienne Carolyn Fick, leur organisation sociale reflétait les aspirations de ceux qui avaient survécu à l’univers de terreur des plantations, souvent après avoir enduré la capture en Afrique et la traversée atlantique. Ces milliers de rebelles marrons s'étaient établis dans plusieurs campements comprenant chacun entre 800 et 900 huttes, des champs cultivés, des réserves de nourriture et des abris de premiers soins. Ils avaient construit des postes d'observation et des fossés pour se protéger et, comme
les marrons
des siècles précédents,
ils lançaient des razzias
dans la région pour s’approvisionner en bétail, en armes et munitions et pour recruter de nouveaux fugitifs. En même temps, tout le Sud était affecté par l'insurrection, puisque les esclaves encore sur les plantations”
avaient pratiquement cessé de travailler”.
La lutte jusqu’à l’obtention de l’abolition de l'esclavage
(1793-1794) L'arrivée en septembre 1792 de 6 000 soldats français et de commissaires civils nommés par la Convention nationale suscita un rééquilibrage des forces en présence, mais ne parvint pas à rétablir la paix a Saint-Domingue. Les envoyés de la France révolutionnaire prirent d’abord le parti des libres de couleur, puisque ceux-ci se proclamaient défenseurs d'une République française qui leur avait octroyé l'égalité de droits. Mais ils s’aliénérent le soutien des planteurs blancs conservateurs, dont beaucoup quittérent la colonie pour d’autres régions moins instables. Pour leur part, les esclaves marrons ou récalcitrants refusaient toujours de reprendre le travail sur les plantations encore en activité. Les deux commissaires, Léger Félicité Sonthonax au nord et Etienne Polverel à l’ouest et au sud, étaient des Jacobins en faveur des droits des libres de couleur. S'ils étaient par principe opposés à l'esclavage, ils voulaient avant tout rétablir l’ordre et faire redémarrer la production, et ils lancèrent des soldats français et des troupes de libres de couleur contre les esclaves rebelles. Ces forces bien armées tuèrent de nombreux insurgés, saccagèrent leurs camps et les lopins de terre qu'ils cultivaient, contraignant 1
Carolyn Fick, The Making of Haiti, op. cit., p. 146-152.
201
L'ère des indépendances (1770-1825)
une partie des survivants à coup de marrons réussirent Au sud de la colonie, le de la République française
retourner sur leurs plantations, mais beauà s'échapper. royaume des Platons était l'antithése même et représentait la société alternative que les
commissaires voulaient détruire à tout prix. Dans ce but, Polverel mobi-
lisa 2 000 soldats et des esclaves avec la promesse de la liberté. Environ 200 de ces esclaves, placés sous les ordres de Jean Kina, récemment affranchi pour bons services militaires, devaient jouer un rôle crucial dans
la répression du royaume rebelle. Face à cette mobilisation, les marrons ne pouvaient matériellement pas gagner la bataille”. Au début de 1793, Armand et Martial réunirent les chefs des camps marrons et leur ordonnérent de se disperser par petits groupes dans les montagnes de l’arrièrepays. D’autres, en particulier des femmes, des enfants et des vieillards, se rendirent aux troupes françaises qui les massacrérent tous, jusqu'au dernier. De même, les fugitifs qui décidèrent de retourner à leur plantation furent atrocement punis ou exécutés, les planteurs n'hésitant pas à exposer leurs têtes et leurs membres tranchés pour terrifier le reste des esclaves. Malgré tout, plus de 3 000 insurgés, dont Armand et Martial, restaient sur
le pied de guerre entre les Platons et Macaya, décidés à ne jamais retrou-
ver le joug de l'esclavage?.
Peu après l'exécution de Louis XVI en janvier 1793, la France révolutionnaire entrait en guerre contre la Grande-Bretagne et l’Espagne monarchiques, et cette dernière s’alliait dans le Nord à Jean-François et Biassou, avec leurs milliers d'esclaves toujours insurgés. Simultanément,
deux nouvelles révoltes éclataient, la première lancée par les esclaves de la plaine de Cul-de-Sac, la seconde initiée par les marrons des montagnes de Baoruco, à la frontière sud avec le territoire espagnol. La situation s'aggrava encore lorsque Polverel et Sonthonax promulguèrent un décret limitant les droits des maîtres sur leurs esclaves, à la suite duquel ils perdirent l'appui des planteurs blancs encore présents. Plus encore, dans le port de Cap-Français, marins, soldats et libres de couleur, renforcés par des esclaves rebelles relachés de prison, s’affrontérent au nom d'un parti ou de l’autre, puis pillèrent et incendiérent la ville, poussant des milliers de colons à l'exil“. Face au Cap en flammes et sans troupes 1 2
3 4
David P. GEGGUs, Haitian Revolutionary Studies, op. clt., p. 137-140; Laurent Dusois, Avengers of the New World, op. cit., p. 149. Carolyn Fick, The Making of Haïti, op. cit., p. 154-156.
Ibid. p. 157-158. Sur l'exil de Saint-Domingue de milliers de colons français, emmenant souvent leurs esclaves avec eux, voir R. Darrell MEADOWS, « Engineering exile : social networks and the French Atlantic community, 1789-1809 », in French Historical Studies, vol. 23, n° 1, hiver
2000, p. 67-102.
202
De la révolution servile de Saint-Domingue à la république noire d'Haïti
républicaines en suffisance pour rétablir l’ordre, les deux commissaires annoncèrent, le 21 juin 1793, que tout « soldat noir », tout esclave qui «se battrait pour la République », serait libre et jouirait de « tous les droits appartenant aux citoyens français » !. Cette promesse de la liberté et de l'égalité citoyenne pour les esclaves qui s’engageraient dans l'armée républicaine était une première dans l’histoire des Amériques, car, en plus de faire du service militaire une source d’affranchissement, elle effaçait toute discrimination raciale dans l’octroi de la pleine citoyenneté aux recrutés. Les premiers à répondre à l’appel des commissaires furent 3 000 membres de bandes rebelles marronnes de l’arrière-pays du Cap commandés par Pierrot, un Africain. Mais une foule d'esclaves, souvent rebelles depuis
presque deux ans, restaient méfiants. Dans le Nord, Jean-François et Biassou avec leurs milliers d'esclaves insurgés continuaient de servir le roi d’Espagne, qui depuis mai leur promettait des terres et la liberté pour eux et leurs familles en contrepartie de leur soutien militaire. Et, en juin, Toussaint Louverture, lui-même un ancien esclave d'élite affranchi devenu propriétaire d'une petite plantation, s'était aussi rallié à la monarchie espagnole. En effet, à la suite de l'exécution de Louis XVI, beaucoup de leaders rebelles doutaient qu’une France, non plus incarnée par un roi mais par les institutions changeantes d'une République en pleine révolution, puisse honorer les promesses d’émancipation faites aux soldats esclaves. En juillet, Polverel et Sonthonax durent faire un pas de plus pour tenter de ies convaincre de leur bonne volonté : ils déclarèrent que non seulement les esclaves combattants gagneraient la liberté mais leur femme et leurs enfants aussi. Dans l’ouest et le sud de Saint-Domingue, où les Espagnols ne menaçaient pas directement le pouvoir
des
commissaires,
une
multitude
d'esclaves,
notamment
les irréductibles marrons des montagnes des Platons et de la région de Cul-de Sac, répondirent favorablement à l'offre d'engagement militaire pour défendre la République contre la promesse d'une émancipation collective. Par contrecoup, ce ralliement massif d'esclaves aux commissaires transforma de nombreux libres de couleur en ennemis de cette République qui leur avait accordé l'égalité un an plus tôt mais qui les privait maintenant de leur force de travail captive. À ces tensions s’ajoutérent les tentatives de royalistes hispanophiles de briser la récente adhésion des esclaves aux commissaires français en leur promettant la liberté et des terres. Polverel fit capturer les conspirateurs sans que cette mesure ne puisse ramener 1
Cité dans Laurent DuBois, Avengers of the New World, op. cit., p. 157.
203
L'ère des indépendances (1770-1825)
le calme intérieur ni arrêter les attaques de l'Espagne et de la GrandeBretagne. Si les commissaires révolutionnaires voulaient conserver SaintDomingue dans le giron de la France, ils n’avaient plus d'autre choix que de recruter une grande partie de sa population mâle pour sa défense et, pour ce faire, d'accorder la liberté qu'exigeaient les esclaves. En d'autres termes, l'abolition fut arrachée à Sonthonax
et Polverel par les esclaves
rebelles eux-mêmes. En effet, de 1791
à 1793, des milliers d'esclaves de Saint-Domingue
s'étaient révoltés violemment, avaient détruit leurs lieux d'exploitation et tué ou chassé leurs maîtres, des milliers d’autres s'étaient enfuis pour former de vastes communautés
marronnes,
et d’autres encore
avaient
cherché à gagner la liberté en s’engageant dans des troupes ou en prenant le parti du roi d’Espagne. La Révolution française, les conflits qu’elle avait générés entre Blancs et libres de couleur à Saint-Domingue, puis la guerre qu'elle avait suscitée avec les monarchies espagnole et britannique avaient fourni un contexte de désintégration du pouvoir esclavagiste et colonial tel que les esclaves avaient pu recourir comme jamais aux diverses stratégies expérimentées auparavant, jusqu’à développer une insurrection générale et faire des demandes croissantes de liberté. Loin de faire le jeu des parties en conflit, ils avaient accordé leurs stratégies en fonction de leur but premier : en finir avec l’esclavage des plantations. S'ils avaient commencé par revendiquer trois jours de congé, dès le début de l’insurrection ils avaient exigé l'émancipation de leurs chefs, puis celle de tous les rebelles combattants, et enfin celle de tous les esclaves, hommes, femmes et enfants. Face à cette demande, Sonthonax
et Polverel ne pouvaient plus reculer : pour rallier les esclaves à la défense de la colonie contre ses ennemis intérieurs et extérieurs, ils devaient abolir l'esclavage. Le 4 février 1794, la Convention nationale à Paris déclara que « l’esclavage des Nègres dans toutes les Colonies est aboli ; en conséquence elle décrète que les hommes, sans distinction de couleur, domiciliés dans
les colonies, sont citoyens Français et jouiront de tous les droits assurés par la Constitution? ». Ce décret était doublement révolutionnaire : non seulement il libérait tous les esclaves des colonies françaises sans indemniser les planteurs, mais il confirmait l'égalité et la citoyenneté de tous. En France, où le mouvement abolitionniste s'était élargi de la Société des amis des Noirs à plusieurs Montagnards, le décret eut pour conséquence 1 2
204
David P. GEGGUS, Haitian Revolutionary Studies, op. cit., p. 125 ; Carolyn Fick, The Making of Haiti, op. dit., p. 159-161 ; Gérard BARTHELEMY, « Les esclaves révoltés à Saint-Domingue », art. cit., p. 181-182.
Les majuscules de l'original sont reproduites.
De la révolution servile de Saint-Domingue à la république noire d'Haïti
des fêtes modestes, encadrées par les autorités, qui célébraient la Liberté,
VÉgalité et la Fraternité!
La résistance des « nouveaux libres » aux règlements du travail
Les esclaves comprirent vite qu’en réalité l'abolition proclamée par les commissaires, d’abord au Nord le 29 août, puis à l'Ouest le 4 septembre et enfin au Sud le 31 octobre 1793, ne mettait que partiellement fin à l'esclavage et était loin de la liberté telle que la concevaient la plupart d’entre eux, puisqu'elle les obligeait à travailler sur les plantations ou à s'enróler dans l’armée. Le décret d'abolition générale voté par la Convention nationale en février 1794 n'y changea rien. Effectivement, Sonthonax et Polverel entendaient favoriser la reprise des exportations de sucre et de café produits par les « nouveaux libres », africains ou créoles. Ainsi, leurs Codes du travail soumettaient les « cultivateurs »
à six jours de travail par semaine, avec pour paiement un quart de la production de la plantation après impôt, selon une répartition qui correspondait au rang et au sexe des travailleurs, les femmes étant moins payées que les hommes malgré des tâches identiques. Ils réduisaient la dimension des jardins potagers sur lesquels les travailleurs pouvaient cultiver pour eux et vendre les excédents sur les marchés locaux. Si le fouet était officiellement banni, le cep, la prison, l'amende, la saisie de
la production propre et les travaux forcés punissaient les malfaiteurs, les réfractaires et les fauteurs de troubles”. L'idée émise en 1793 par Polverel de distribuer aux cultivateurs les propriétés des colons émigrés ne fut
jamais appliquée *.
Cette liberté réglementée était très éloignée de celle, totale, qu’envisageaient les « nouveaux libres », ou même de celle des trois jours sans labeur sur la plantation soi-disant décidés par le roi et dont la rumeur avait régulièrement alimenté des révoltes. Car ces trois jours tant espérés signifiaient pour eux se consacrer en partie à leur lopin de terre, y cultiver des vivres et y élever des porcs et de la volaille pour leur consommation 1 2
Jean-Daniel Piquer, L’Emancipation des Noirs dans la Révolution française (1789-1795), Karthala, Paris, 2002, p. 317-379. Laurent Dubois, Avengers of the New World, op. cit., p. 184-187 ; Judith Karka, « Action, reaction and interaction : slave women in resistance in the south of Saint-Domingue,
3
1793-94 », Slavery & Abolition, vol. 18, n° 2, 1997, p. 48-72 ; François BLANCPAIN, La Condition des paysans haitiens, op. cit., p. 54-74. Ibid., p. 67. Cette idée avait déjà été émise en 1781 par Condorcet qui recommandait une abolition très graduelle échelonnée sur soixante-dix-sept ans (Marie Jean Antoine Nicolas de Caritat, marquis de CONDORCET, Réflexions sur l'esclavage des nègres (1784), Flammarion, Paris, 2009, p. 35-40).
205
L'ère des indépendances (1770-1825) et la vente sur les marchés locaux, disposer du bois et des eaux aux alentours, circuler librement et, plus profondément, être maîtres d'eux-
mêmes et d'une bonne partie de leur temps. L'écart entre les attentes des anciens esclaves, surtout des bossales qui n'étaient pas nés dans le système de la plantation esclavagiste, et celles des commissaires était donc
énorme. Refus de travail, fuites et plaintes se multipliérent parmi les « cultivateurs », notamment
les femmes
qui protestaient contre le fait d’être
moins payées que les hommes pour un travail identique, d’autant plus qu'avec le recrutement de ces derniers dans l’armée une grande partie de la production des plantations reposait sur elles. L’inégalité des conditions faisait aussi l’objet de contestations, car sur certains domaines maîtres et commandeurs (renommés « conducteurs ») et méthodes de discipline n'avaient pas changé, au grand dam des anciens esclaves qui les accusaient de violer le décret d'émancipation. Ailleurs, de nouveaux gérants peinaient à se faire respecter par les travailleurs, au point que les commissaires mirent ces derniers devant le choix de travailler six jours par semaine contre un quart de la production, ou cinq jours contre seulement un huitième. Malgré cette menace, beaucoup de cultivateurs optèrent collectivement pour les deux jours de liberté qui, à leurs yeux, étaient préférables même si apparemment moins rentables. D’autres s’installérent sur des plantations abandonnées qu'ils réorganisèrent de façon à ce que les meilleures terres soient réservées à la production vivrière. Partout, ils utilisèrent les communs, comme les bois ou
les pâturages, pour leur propre bénéfice, détournèrent une partie de la production destinée à l'exportation et se servirent des biens laissés par les exilés. De nombreux cultivateurs s’enfuirent pour rejoindre les communautés de marrons formées depuis 1791 et jamais complètement dissoutes. À son tour, cette économie informelle ne correspondait pas à l'idée que les commissaires et l’Assemblée nationale s'étaient faite de l'émancipation des esclaves, mais ce fut sans doute elle qui, en alimentant les cultivateurs et les marchés locaux et régionaux, assura la survie
de la colonie et de ses troupes entre 1793 et 1800.
Toussaint Louverture se rallia à la France révolutionnaire en mai 1794. Il fut encore plus rigoureux que les commissaires révolutionnaires à l'égard des anciens esclaves. Lorsqu'il commença à exercer le pouvoir en 1796, Louverture déclara aux cultivateurs protestant contre leurs 1
206
Carolyn Fick, « Emancipation in Haiti : from plantation labour to peasant proprietor-
ship », Slavery & Abolition, vol. 21, n° 2, 2000, p. 16-22 ; Judith Karka, « Action, reaction and interaction », art. cit.
De la révolution servile de Saint-Domingue à la république noire d'Haïti
nouvelles conditions qu'ils devaient travailler durement pour remercier le gouvernement français de leur avoir accordé la liberté et pour démontrer qu'ils la méritaient - sans mentionner que c'était bien le soulèvement des esclaves qui avait contraint la France à abolir l'esclavage. Peu après, l’ancien esclave noir d'élite Jean-Jacques Dessalines, alors fidèle second de Louverture, et Rigaud militarisèrent le travail agricole. Dans le Sud, Rigaud alla jusqu’à louer les plantations abandonnées à des membres de l’ancienne élite libre de couleur et esclavagiste d'avant 1793. Un peu partout, des officiers, dont beaucoup avaient été esclaves, profitèrent de
leur nouveau pouvoir pour s'approprier des plantations : Dessalines se distingua particulièrement dans cette concentration de la propriété foncière. Lorsqu’en 1798 Louverture appela les anciens planteurs blancs à reprendre la direction de la production sucrière, ceux qui revinrent trouvèrent parfois leurs plantations aux mains de la nouvelle élite militaire noire ou de leurs anciens contremaîtres. Une fois établi comme
gouverneur tout-puissant de l’île, Louverture
imposa une discipline de fer à ses habitants, au nom de la protection de leur liberté. Son Règlement de culture d'octobre 1800 soumit cultivateurs et ~ cultivatrices aux mêmes règles que les soldats : quitter sa plantation sans permis équivalait à la désertion, désobéir à la trahison. En février 1801, Louverture signa un décret interdisant aux agriculteurs d'acheter individuellement ou collectivement les petites parcelles disponibles en marge des plantations?. Certes, sa Constitution de juillet 1801 affirmait qu’à Saint-Domingue : «Il ne peut exister d’esclaves sur ce territoire, la servitude y est à jamais abolie. Tous les hommes y naissent, vivent et meurent libres et français. » De plus, « Tout homme, quelle que soit sa couleur, y est admissible à tous les emplois ». Mais, en même temps, sa Constitution
faisait de la plantation (l’« habitation ») une institution fondamentale de la nouvelle société, identique à la famille : son propriétaire devait être comme un père pour tout cultivateur ou ouvrier qui était assimilé à son enfant. Le cultivateur avait bien droit à une partie de la récolte, mais il devait cultiver sans relâche pour redresserla production agricole de la colonie. En d'autres termes, bien que les anciens esclaves fussent en principe libres, ils devaient travailler à temps complet comme cultivateurs : c'était le prix à payer pour leur liberté. Un article de la Constitution stipule même que « l'introduction des cultivateurs indispensables au rétablissement et à l'accroissement des cultures aura lieu à Saint-Domingue » et que le gouverneur prendra les « mesures convenables pour [...] favoriser cette 1
François BLANCPAIN, La Condition des paysans haitiens, op. cit., p. 75-103 ; Laurent Dusols, Avengers of the New World, op. cit., p. 196-197, 204-205, 226-228, 238-240.
207
L'ère des indépendances (1770-1825) augmentation
de bras », ce qui ressemble
fort à une volonté de reprise
de la traite négriére'. En novembre 1801, Louverture franchissait un pas de plus dans la militarisation de la société, imposant le port de cartes de sécurité à tous les habitants - une mesure que son gouvernement n'avait pas les moyens d’appliquer mais qui était représentative de sa volonté de contrôle absolu. Et de fait, en 1801, les exportations de sucre, de café et de coton enregistraient une reprise considérable par rapport a leurs niveaux de 1795, méme
gistrés en 17897.
si elles étaient encore trés inférieures aux volumes enre-
La militarisation de l’agriculture développée par Toussaint Louverture suscita méfiance et révolte chez beaucoup de « nouveaux libres » déjà échaudés par les réglements des commissaires révolutionnaires et qui voyaient disparaître encore une fois l'espoir d’avoir trois jours hebdomadaires à leur disposition. Certains suspectaient même Louverture de vouloir rétablir l'esclavage, comme
semblaient l'indiquer le retour du fouet
sur les plantations sous la forme de la « liane » et son invitation au retour des planteurs blancs qui avaient fui. Les « nouveaux libres », notamment les femmes, souvent plus nombreuses que les hommes dans les champs, multiplièrent les actions de résistance. En 1800, les jeunes n'ayant connu l'apogée esclavagiste que brièvement dans leur enfance s'étaient formés dans le contexte de révolte et de mobilisation de leurs aînés et dans celui de désorganisation et de guerre qui suivit l’abolition; ils n'étaient donc pas non plus disposés au travail forcé, même ordonné par un gouverneur noir comme eux. Les grèves se multipliaient, malgré la répression. Des cultivateurs n’hésitaient pas à détruire leur lieu de travail et à tuer leurs nouveaux
supérieurs. Parmi les hommes,
beaucoup
s’enré-
laient dans l’armée pour échapper à la plantation et espérer devenir à leur tour des militaires oppresseurs. Plusieurs continuaient la stratégie de toujours — le marronnage -, soit en se retranchant en famille dans des régions peu accessibles, soit en formant des bandes vivant de la maraude et profitant de l'instabilité régnante. D’autres encore, en particulier dans la plaine dévastée du Cap, étaient parvenus à former des communautés de familles paysannes autonomes sur les ruines des anciennes plantations. Ils avaient puisé dans leur expérience des jardinets liés à la plantation esclavagiste pour développer des cultures vivriéres et l’élevage pour leur propre subsistance et la vente sur les marchés, Quelques-uns, comme l’atteste un décret d'interdiction de Louverture de février 1801, s'unissaient
pour acheter collectivement de la terre. En même temps, ils affirmaient
208
1
Haiti, Constitution de 1801, http://mjp.univ-perp.fr/constit/ht1801.htm#1.
2
Carolyn Fick, « Emancipation in Haiti », art. cit., p. 27-28.
De la révolution servile de Saint-Domingue à la république noire d'Haïti
ouvertement leur culture, leur langue et leurs pratiques religieuses syncrétiques (déjà connues alors sous le nom de « Vaudoux ») nourries par l’arrivée constante de nouveaux captifs de différentes régions d'Afrique de l'Ouest jusqu’en 1791. Ces pratiques, notamment «les assemblées nocturnes et les danses », étaient suffisamment généralisées pour que Louverture les considère comme subversives et les interdise par décret en janvier 1800’. Quant aux articles de la Constitution louverturienne de 1801 sur la religion et les « mœurs », ils apparaissent bien comme autant de mises en garde contre les modes de vie populaires, puisqu'ils stipulaient que seule la « religion catholique, apostolique et romaine » pouvait être « publiquement professée » et obligeaient chaque paroisse à pourvoir à l’« entretien du culte religieux et de ses ministres ». Ces articles protégeaient aussi l’« institution civile et religieuse » du mariage, interdisaient le divorce et privilégiaient les droits des enfants légitimes’. Ainsi, l’imposition du travail militarisé et de normes culturelles catholiques aliéna le soutien de nombre de « cultivateurs » et d'anciens esclaves urbains au régime de Louverture. Les bandes marronnes, fers de lance de la victoire
contre les troupes napoléoniennes
(55)
=
La résistance des « nouveaux libres » à la dictature de Louverture fut diverse. Ceux qui étaient organisés en bandes refusèrent souvent de les dissoudre et de déposer leurs armes. Cette ténacité caractérisait particulièrement les Africains qui avaient mené un combat de guérilla depuis 1791. Bien que peu de sources documentent la vie de ces groupes rebelles, quelques historiens ont tenté de la reconstituer. Ils s'accordent pour estimer que si le complot d'aoút 1791 avait bien été planifié par des esclaves d'élite créoles, ceux-ci n'avaient pas d'expérience militaire, au contraire de nombreux bossales kongo, yoruba ou igbo, entre autres. De plus, les Africains d'une même nation ou ethnie, bien que dispersés sur plusieurs plantations, étaient souvent liés entre eux dans des sociétés secrètes, une pratique née de l'interdiction faite aux Africains d'une même origine de s'associer dans les Antilles françaises. Ces caractéristiques expliquent l'ample participation d'Africains à l'insurrection de 1791-1792, puis leur résistance aux nouveaux Codes du travail « libre » dès 1793. Si certains devinrent des soldats dans les grandes armées « à l'européenne »
3
Laurent Dusots, Avengers of the New World, op. cit., p. 189-191, 229-230, 244.
Haiti, Constitution de 1801, op. cit. En cela la politique française était à l’opposé de celle pratiquée dans les colonies ibériques qui autorisait, voire encourageait, la formation de cabildos de naciôn pour diviser les esclaves entre eux sur des lignes ethniques.
209
L'ère des indépendances (1770-1825) que les créoles Jean-François, Biassou, Rigaud, Louverture et Dessalines commandaient, d'autres continuérent leur lutte dans des unités rebelles
autonomes. Plusieurs bandes réunissaient des combattants issus d’une ethnie principale qui imposait aux autres sa stratégie et le choix de son dirigeant (et peut-être aussi sa langue de communication). Tel était le cas de la petite armée conduite par Macaya, un marron originaire du Kongo comme la plupart de ses partisans, de celle des 3 000 hommes dirigés par Dieudonné, aussi du Kongo, ou de celle du leader yoruba Alaou. En revanche,
d’autres bandes
ralliaient d'anciens esclaves créoles, bossales
et marrons sans distinction, placés sous le commandement d'un Noir ou d'un mulátre. Tant Jean-François et Biassou que Louverture se plaignirent souvent de ces bandes indisciplinées qu'ils ne parvenaient pas à maîtriser, tout en reconnaissant leur aptitude à « guerroyer ». Selon l'historien John Thornton, ces tensions entre les rebelles à Saint-Domingue auraient
conduit au développement d'un système militaire à deux niveaux : en haut, de grosses armées dirigées par des leaders bien établis et reconnus par la France, et en bas une multitude de petites unités commandées par des chefs autonomes qui renégociaient périodiquement leur soutien
aux militaires”.
Cependant, quand en 1802, seize mois après avoir pris le pouvoir en France, Napoléon Bonaparte envoya le général Victor-Emmanuel Leclerc prendre le contrôle de Saint-Domingue des mains de Louverture, les « chefs de bande » furent les seuls à résister dès le début. En février 1802, le beau-frère de Bonaparte débarqua dans la colonie avec une armada de cinquante navires transportant 22 000 soldats et 20 000 marins’. Son plan comportait quatre étapes : premièrement, rallier plusieurs généraux noirs à sa cause en les assurant de ses intentions pacifiques ; ensuite, atta-
quer et vaincre Louverture, Dessalines et Henri Christophe pour priver les « nouveaux libres » de leurs leaders principaux ; troisièmement, désarmer tous les hommes des troupes et des bandes ; et finalement renvoyer ces hommes travailler sur les plantations et déporter tous les généraux noirs ou mulátres quel qu’ait été leur engagement politique. Dès lors, l'esclavage pourrait être rétabli - un but que Leclerc n’avoua qu’aprés plusieurs mois’. Afin de gagner un appui international en cette période où les puissances européennes s’affrontaient aussi dans les Caraibes, Bonaparte 1
John K. THORNTON,
« “I am the subject of the king of Congo” », art. cit., p. 181-214;
2 3
Ibid., p. 251. Carolyn Fick, The Making of Haiti, op. cit., p. 210. Un Noir né esclave à la Grenade, Henri Christophe, avait été affranchi peut-être avant son arrivée à Saint-Domingue. Comme
Laurent Dusois, Avengers of the New World, op. cit., p. 198-199.
Rigaud, il avait fait partie de l’armée auxiliaire française qui assiégea les Britanniques à Savannah, en Georgie.
210
De la révolution servile de Saint-Domingue à la république noire d'Haïti
présenta l’expédition Leclerc comme une croisade de la civilisation contre la montée de la barbarie noire dans les Amériques. À son début, ce plan en quatre étapes sembla réalisable. Avant son départ, Leclerc avait obtenu la participation de commandants mulâtres bannis par Louverture, tels que Rigaud et son second, Alexandre Pétion, qui se trouvaient en France. Certes, les généraux noirs s'unirent d’abord contre son débarquement à Saint-Domingue. Christophe fit évacuer et incendier Cap-Français, puis d’autres villes subirent le même sort. Ses troupes et celles placées sous les ordres de Louverture et Dessalines résistèrent violemment à l’arrivée des soldats français, infligeant en particulier 1 500 morts et une retraite humiliante aux forces de Leclerc dans la plaine de 1'Artibonite. Mais, très vite, Leclerc sut tirer profit des conflits internes de la colonie, et des chefs subalternes se rallièrent à son armée. Bonaparte envoya des renforts de France et, à la mi-avril, Christophe, probablement inquiet des effets de la récente signature d’un traité de paix entre la Grande-Bretagne et la France, négocia sa reddition à Leclerc. Peu après, Louverture et Dessalines se soumettaient aussi avec la plupart de leurs hommes.
En mai
1802,
donc,
Leclerc semblait
avoir accompli
la
première partie du plan que son beau-frère lui avait confié: Comme ses troupes françaises avaient été décimées par les combats et la fièvre jaune, il comptait désormais sur les troupes « indigènes » des généraux noirs pour poursuivre sa mission. Cependant, les «bandes rebelles» que Louverture et ses proches n'avaient jamais pu contrôler refusaient de se rendre et harcelaient les Français avec l’appui de cultivateurs. En effet, cela faisait déjà plus de dix ans que les esclaves de la plaine du Nord s’étaient révoltés, et presque autant qu’une partie d’entre eux refusaient de regagner les plantations. Parmi les commandants rebelles figuraient Sans-Souci, Macaya, Sylla et Petit-Noël Prieur au Nord, Lamour Dérance et Cangé à l'Ouest, Toussaint Jean-Baptiste, Gilles Bénech, Goman et Jean Panier au Sud. Ils étaient en
majorité des Africains, et chacun comptait au moins quelques centaines de partisans et disposait parfois de camps abritant familles et provisions. Ils continuaient de résister, parce qu'ils pressentaient que l'esclavage allait être restauré et se méfiaient à la fois des Français et des grands dirigeants créoles, noirs affranchis ou mulátres, tous désireux d'imposer la militarisation de l’agriculture. La ténacité et le courage des bandes marronnes furent particulièrement mis à l’épreuve après la déportation de Louverture en juin 1802, quand Dessalines et Christophe devinrent les principaux exécutants du plan napoléonien. D'ailleurs, Dessalines employa si bien ses troupes à 1
Laurent Dusois, Avengers of the New World, op. cit., p. 256.
211
L'ère des indépendances (1770-1825)
« exécuter toutes les mesures odieuses » voulues par Leclerc que ce dernier le surnomma l’« épouvantail des cultivateurs » et le « boucher des Noirs »!. Pourtant, Leclerc ne put pas accomplir les autres étapes de son plan. Tout d’abord, même s’il parvint à neutraliser puis à déporter successivement Louverture et Rigaud, il ne put pas se passer de Dessalines, de Christophe et d’autres commandants noirs et mulâtres avec leurs troupes «indigènes » pour compenser les énormes pertes des troupes françaises malgré l’erivoi de renforts de France. Par conséquent, il fut non seulement obligé de renoncer à les éliminer, mais il dut renforcer et donc légitimer leur pouvoir. Enfin, même avec la coopération de ceux-ci, la tâche de désarmer les anciens esclaves et les rebelles des bandes marronnes s'avéra impossible. Le désarmement entraîna la suspicion puis la résistance ouverte d'une population de plus en plus convaincue que le but final de l'opération napoléonienne était le rétablissement de la plantation esclavagiste. Des hommes et des officiers « indigènes » se mirent à détourner des armes pour les cacher ou les confier aux bandes rebelles, d’autres rejoignirent ces dernières. L'armée française amoindrie fit preuve d'une suspicion grandissante à l'égard de l’armée « indigène », n'hésitant pas à exercer la terreur et une justice sommaire contre des créoles et des bossales prêts à mourir plutôt qu’à se retrouver esclaves ? En octobre 1802, Leclerc avait compris qu'il ne pourrait pas réaliser la quatrième étape de son plan, à savoir renvoyer les soldats de l’armée « indigène » sur les plantations et déporter leurs commandants noirs et mulâtres. Face aux défections et au risque d’une révolte générale de la population, il lança une guerre d’extermination. « Nous devons détruire tous les Noirs des montagnes - hommes et femmes - et n’épargner que les enfants de moins de 12 ans. Nous devons détruire la moitié de ceux dans les plaines et nous ne devons pas laisser une seule personne de couleur dans la colonie qui ait porté des épaulettes », écrivit-il alors à Bonaparte. Les unités françaises multiplièrent les massacres, non seulement de rebelles mais aussi de loyaux : par exemple, en un mois elles emprisonnèrent près de 4 000 soldats « indigènes » sur des bateaux puis les jetèrent à la mer après les avoir entravés. En même temps, les nouvelles venant de France confirmaient les desseins esclavagistes et racistes de Bonaparte : il promulguait des décrets rétablissant la traite négrière 1
Carolyn Fick, The Making of Haiti, op. cit., p. 216-236 ; Gérard BARTHELEMY, « Les esclaves révoltés à Saint-Domingue », art. cit., p. 183-185 ; Vertus SAINT-LOUIS, « Les termes de citoyen et africain pendant la révolution de Saint-Domingue », in Laënnec HURBON (dir.),
L’Insurrection des esclaves de Saint-Domingue : (22-23 août 1791). Actes de la table ronde inter2 3
212
nationale de Port-au-Prince (8 au 10 décembre 1997), Karthala, Paris, 2000, p. 91-93.
Gérard BARTHELEMY, « Les esclaves révoltés à Saint-Domingue », art. cit., p. 181-182. Cité dans Laurent Dusos, Avengers of the New World, op. cit., p. 292-293.
De la révolution servile de Saint-Domingue à la république noire d'Haïti
d'Afrique et interdisant aux Noirs et mulâtres d'entrer sur le territoire continental de la République sans autorisation spéciale, tandis qu’arrivaient des rumeurs de rétablissement de l'esclavage en Guadeloupe’. Le premier des généraux « indigènes » à se retourner avec ses hommes contre la France napoléonienne fut Pétion, en ce même mois d'octobre 1802. Puis Dessalines et Christophe le suivirent avec leurs troupes. En novembre, Leclerc décédait de la fiévre jaune. Son second, le général Donatien Marie Joseph de Rochambeau, lui aussi vétéran de la guerre d’indépendance des Etats-Unis, prit la tête de l’armée et s’aliéna les der-
niers défenseurs de la France à Saint-Domingue en faisant un usage illimité de la terreur et de la torture contre les Noirs. Il importa, notamment,
des dizaines de chiens spécialisés dans la chasse aux esclaves fugitifs de Cuba, qu'il distribua à ses régiments en spécifiant : « Je ne dois pas vous laisser ignorer qu'il ne vous sera pas passé en compte ni ration, ni dépense pour la nourriture de ces chiens ; vous devez leur donner à manger des nègres. » Il terrifia aussi la population noire des villes en faisant dévorer publiquement des esclaves vivants à ces chiens affamés?. Ces atrocités soudèrent provisoirement l'union de tous, Noirs et mulâtres, créoles et” Africains, anciens esclaves et anciens libres, cultivateurs, marrons, enga-
gés des armées « indigènes » ou des « bandes rebelles », hommes mais souvent aussi femmes et enfants. Eux aussi usèrent de cruauté et de terreur contre les quelques Blancs encore sur le territoire et contre une armée française dont les effectifs fondaient sous l'effet des attaques, des massacres et des maladies. Sur les 80 000 soldats et marins envoyés à Saint-Domingue entre janvier et juin 1802, 50 000 avaient déjà perdu la vie. Des milliers d'autres n'étaient plus en capacité de combattre. De plus, en mai 1803, Bonaparte vendait l'immense territoire de la Louisiane aux Etats-Unis pour 80 millions de francs-or pour tenter de combler les dettes causées par cette guerre’. Batailles et massacres se prolongérent pendant encore six mois, au prix de dizaines de milliers de vies humaines. Des 40 000 Blancs
ts
que comptait Saint-Domingue avant la révolte d’aoGt 1791, presque tous
2
Ibid., p. 284-289. Sarah. E. JOHNSON, « “You should give them Blacks to eat” : waging inter-American wars of torture and terror », American Quarterly, vol. 61, n° 1, mars 2009, p. 67-69. Voir aussi Michel Louis MARTIN et André G. CABANIS, « Choc de terreurs outre-mer Haïtiens et Francais a Saint-Domingue, 1802-1804 », in Justice et politique : la Terreur dans la Révolution française, sous la direction de Germain Sicard, Etudes d'histoire du droit et des idées politiques, n° 1, 1997, p. 327-344 ; Bernard GAINOT, « “Sur fond de cruelle inhumanité” ; les politiques du massacre dans la Révolution de Haiti », La Révolution française [en ligne],
3
« Les massacres aux temps des Révolutions », mis en ligne le 8 janvier 2011, http://Irf. revues.org/index239.html. Soit 15 millions de dollars ou 800 par hectare. Voir Laurent Dugois, Avengers of the New World, op. cit., p. 251, 254, 281-298.
213
L'ère des indépendances (1770-1825) avaient disparu,
massacrés ou partis en exil. Nombre
des 30 000 libres
de couleur avaient aussi quitté l’île, d’autres avaient été bannis, des milliers étaient morts au combat ou avaient été exterminés. Sur les 500 000 à 600 000 esclaves africains et créoles, au moins
100 000,
surtout des
hommes, avaient péri de mort violente, de faim ou de maladie. En 1805, la population totale d'Haïti n’était plus estimée qu’à 380 000 habitants, soit une diminution de près d’un tiers par rapport à 1790. Plus encore, la proportion des femmes par rapport aux hommes était de presque trois pour deux, alors que l’armée absorbait entre 15 000 et 37 000 hommes. Par conséquent, c'était surtout sur les femmes que reposaient tant le travail sur les plantations que l’agriculture vivriére'. Le 18 novembre
1803,
après la défaite des Français
à la bataille de
Vertières, Rochambeau présentait sa reddition à Dessalines, lequel entrait triomphalement dans la ville du Cap. La France napoléonienne abandonnait sa « perle des Antilles » aux mains de ses anciens esclaves et ses libres de couleur. Rebaptisée Haïti, Saint-Domingue devenait la deuxième nation indépendante du continent américain et la seule à avoir irrémédiablement aboli l'esclavage. Du point de vue des esclaves, cette victoire était énorme : par leurs différentes stratégies de lutte et leur force démographique, ils avaient contraint les commissaires de la République révolutionnaire à les déclarer libres en 1793, une décision confirmée par le décret d’abolition de l’esclavage dans toutes les colonies françaises de 1794. Dix ans plus tard, ces anciens esclaves chassaient définitivement du territoire les troupes napoléoniennes et les derniers maîtres français. Les milliers de partisans des bandes armées, femmes et enfants avec eux, ainsi que les milliers d'hommes dans les troupes des généraux « indigènes » avaient démontré leur rejet du travail forcé sur les plantations. Avec l’indépendance, ils avaient désormais la certitude que l'esclavage ne pourrait plus jamais leur être réimposé. Mais les conflits internes des treize années de guerre n'avaient pas disparu, même pendant le front commun contre les armées de Leclerc et Rochambeau.
Le sens de la liberté pour les nouveaux citoyens de la république noire d'Haïti
Depuis 1791, esclaves et libres de couleur, renommés après l'abolition de 1793 « nouveaux » et « anciens libres », n’avaient pas lutté pour les mêmes buts, et ces deux grandes catégories sociales déjà divisées sous l'Ancien Régime avaient continué de se fractionner. Certains épisodes devinrent emblématiques, comme celui des 300 esclaves abandonnés à 1
214
Pour ces estimations, voir Carolyn Fick, « Emancipation in Haiti », art. cit., p. 29.
De la révolution servile de Saint-Domingue à la république noire d'Haïti une mort certaine par les libres de couleur à Port-au-Prince en 1792. Puis,
à la fin de 1793, ce fut le soutien d’une partie des mulâtres de l'Ouest à l'occupation britannique pour récupérer la propriété de leurs esclaves récemment émancipés par Polverel qui marqua certains « nouveaux libres », alors que d’autres se sentirent trahis lorsque Sonthonax et Polverel ordonnèrent la reprise de la production sur les plantations et répartirent les domaines abandonnés entre les anciens propriétaires mulâtres et les nouveaux généraux et officiers noirs et mulâtres. Ensuite des commandants républicains, tels qu’André Rigaud et Louverture, furent impliqués dans des actions visant à dominer les rebelles qui refusaient de se plier à leur autorité et dans l'assassinat de leurs chefs’. Et surtout, dès 1794,
la militarisation du travail agricole, culminant avec la discipline de fer imposée par Louverture en 1800, rendit les « cultivateurs », qu'ils fussent créoles ou africains, hostiles aux nouveaux dirigeants. En effet, les nouveaux contremaitres considéraient ces « nouveaux libres » comme une main-d'œuvre corvéable à laquelle il fallait appliquer la discipline de l’armée, c'est-à-dire le fouet ou la liane, comme sous le régime esclavagiste. En même temps, Louverture et ses adjoints livrèrent une guerre sans merci - mais peu concluante - aux bandes marronnes résistantes qui accueillaient les fugitifs des plantations. Ces tensions, aggravées par plus de dix ans de luttes, se révélèrent au grand jour durant les mois décisifs de juin à octobre 1802, quand plusieurs leaders, presque tous des Africains, refusèrent de se rallier au général Leclerc. Selon l’anthropologue Gérard Barthélemy, « ce sont des chefs de bandes comme Sans-Souci, Sylla, Macaya, Petit-Noël Prieur et Lamour
Dérance qui, seuls, maintiendront vivante la dissidence » et sauveront l'insurrection?. Lorsque les généraux créoles Dessalines, Christophe et Pétion se retournèrent enfin contre la France à nouveau raciste et esclavagiste, les chefs de bandes refusèrent de se soumettre à eux. Les généraux créoles menèrent alors une « guerre à l’intérieur » de la guerre contre les troupes napoléoniennes, une guerre destinée à éliminer ou à marginaliser les chefs résistants et leurs bandes. Ainsi, Dessalines fit tuer Petit-Noël Prieur et Lamour Dérance ; Christophe traqua Sans-Souci et ses partisans avant de les attirer dans un piège et les faire assassiner De tous ces chefs rebelles qui, dès l’été 1802, frustrèrent le plan napo-
léonien de restauration de l'Ancien Régime à Saint-Domingue, seul le mulâtre créole Cangé figura parmi les signataires de la Déclaration 1 2
3
Laurent Dubois, Avengers of the New World, op. cit., p. 166-168, 196-203. Gérard BARTHELEMY, « Les esclaves révoltés à Saint-Domingue », art. cit., p. 185.
Ibid. Michel-Rolph TROUILLOT, Silencing the Past. Power and the Production of History, Beacon Press, Boston, 1995, p. 37-44, 67-69.
215
L'ère des indépendances (1770-1825)
d'indépendance d'Haïti du 1‘ tête, avaient tous collaboré un d'entre eux n'était un Africain connu la condition d’esclave
janvier 1804’. Les autres, Dessalines en temps à l'expédition de Leclerc. Aucun survivant de la traite négriére ou n'avait de plantation. Si certains avaient été
esclaves d'élite avant d’être affranchis et de faire une carrière militaire,
la majorité des signataires étaient des mulâtres, parfois issus de familles de planteurs esclavagistes et éduqués en France. Leurs intérêts s’opposaient donc et allaient mener à des scissions internes. Néanmoins, de façon plus funeste, tous s’accordaient sur la nécessité, déjà manifes-
tée par Louverture, de construire une nation dans laquelle les anciens esclaves africains et créoles des plantations et leurs descendants continueraient d’être marginalisés et exploités par les nouvelles élites militaires et mulâtres. Toute référence à l’Afrique fut absente des proclamations et de la Constitution de Dessalines : le général déclara avoir « vengé l’Amérique », Saint-Domingue
fut renommée
« Haiti»,
un mot
taino-arawak
supposé être le nom de l’île avant 1492, et, quelle que soit la couleur de leur peau, «les Haïtiens ne seraient désormais connus que sous la dénomination générique de Noirs »?. Mais comment vivraient ces « Noirs », pour la plupart anciens esclaves de plantation nés en Afrique ? Certes, la Constitution impériale de 1805 confirmait dans son article 2 : « l’esclavage est a jamais aboli » . Mais elle leur laissait peu de libertés, hormis celle du culte. Elle découpait le territoire en divisions militaires, parlait de « respect » envers les chefs, de « subordination » et de « discipline ». L’Haitien devait être « bon père, bon époux et surtout bon soldat » et « posséder un art mécanique ». L'agriculture devait
être « honorée
et protégée ». La propriété
était
«sacrée»,
mais
toutes les propriétés ayant appartenu auparavant à des Français (les derniers encore à Haïti furent massacrés ou expulsés sur ordre de Dessalines) étaient confisquées au profit de l’État ; désormais aucun Blanc ne pourrait acquérir de propriété sur le territoire. Conférant un pouvoir illimité à l’empereur Dessalines et à son ministre des Finances et de l’Intérieur, la Constitution instituait une militarisation de l’agriculture similaire à celle déjà voulue par Sonthonax et Polverel, puis par Louverture, avec toute-
fois l'entrée d'un nouvel acteur : l'État haïtien, incarné par un dictateur
militaire>. 1 2 3
216
Voir le texte de la Déclaration d’indépendance dans François BLANCPAIN, La Colonie franfalse de Saint-Domingue : de l'esclavage à l’indépendance, Karthala, Paris, 2004, p. 211-212. David P. GeGGus, Haitian Revolutionary Studies, op. cit., p. 207-220; Vertus SAINT-LouIs, « Les termes de citoyen et africain pendant la révolution de Saint-Domingue », art. cit., p. 95. Louis Joseph JANvIER, Les Constitutions d'Haïti (1801-1885), tome 1, C. Marpon et E. Flammarion, Paris, 1886, p. 30-41.
De la révolution servile de Saint-Domingue à la république noire d'Haïti
Cependant, moins d’un an et demi après la promulgation de sa Constitution impériale, Dessalines était assassiné, et les nouvelles élites d'Haïti continuèrent de se diviser sur les moyens d'inciter ou de contraindre les cultivateurs à produire du sucre et du café pour l'exportation. Les généraux (pour beaucoup des Noirs installés au nord) favorisaient un régime á la Louverture avec des terres propriétés d'État, dont ils seraient les prébendiers et dont les cultivateurs seraient payés par une petite portion de leurs récoltes. Les « anciens libres », en majorité mulâtres et établis à l’ouest et au sud, tendaient à préférer un système de propriété privée leur permettant de conserver leurs domaines et d’acquérir de nouvelles terres dont la culture serait confiée à des péons ou à des métayers. Jusqu’a la fin des années 1810, ces différences conduisirent à la division d’Haiti, avec au nord un royaume placé sous Henri Christophe (devenu Henri I°, roi d'Haïti), et au sud une république dirigée par Alexandre Pétion (nommé président à vie en 1816). Dispersés sur tout le territoire, illettrés, sans biens, cultivateurs et cultivatrices (celles-ci
souvent veuves et chefs de famille) n'étaient pas en mesure de formuler un contre-projet commun face aux nouvelles élites. En revanche, beaucoup luttèrent pour conserver leurs jardins potagers en marge des plantations. Un grand nombre s’établirent dans l’arrière-pays plus escarpé, déjà tenu par les bandes rebelles durant la guerre et où la plantation de canne à sucre ou de café ne s'était pas imposée. Comme sous l'esclavage et durant les années de guerre, ils cultivaient des plantes alimentaires, élevaient de la volaille et des animaux, et produisaient des biens pour les marchés et
leurs propres besoins”.
Le chemin parcouru par les anciens esclaves devenus haitiens et haitiennes avait été cruel, mais en 1805 ils partageaient probablement des conditions de vie similaires à celles d’une grande partie des pauvres libres de l'Amérique ibérique continentale — loin de la brutalité mortifère de la plantation esclavagiste. Néanmoins, qu'ils aient appartenu à la grande majorité paysanne ou aux petites élites militaires et urbaines, tous les Haïtiens faisaient face à un monde d'une hostilité sans précédent. Ils payèrent un prix exorbitant pour leur victoire sur l'esclavage et la France napoléonienne. Pendant plus de vingt ans, la France refusa de signer un armistice et continua de les menacer d’invasion tant que les colons exilés ne seraient pas dédommagés pour leurs pertes. Comme le martela le secrétaire du roi Henri Christophe à l’abolitionniste anglais Thomas Clarkson en 1819 : 1
Sur ces développements, voir Michel-Rolph TrouILLOT, Haiti, State against Nation. The Origins and Legacy of Duvalierism, Monthly Review Press, New York, 1990, p. 40-50.
217
L'ère des indépendances (1770-1825) « Quels droits, quels arguments les anciens colons peuvent-ils avancer pour justifier leur demande d'indemnité ? Est-il possible qu'ils souhaitent être dédommagés pour la perte de nos personnes ? Est-il concevable que les Haïtiens, qui ont échappé à la torture et au massacre dans les mains de ces hommes, ces Haïtiens qui ont conquis leur propre pays par la force de leurs bras et au prix de leur sang, que ces mêmes Haitiens libres doivent maintenant acheter leurs propriété et personne encore une fois avec de l'argent payé à leurs anciens oppresseurs ' ? »
Et pourtant, c'était bien ce que la France voulait. Par ses menaces d'agression, elle contraignit dès l'indépendance les dirigeants haïtiens à relancer les exportations de produits tropicaux pour pouvoir importer des armes et maintenir de nombreuses troupes en état d'alerte, alors qu’ils auraient dû reconstruire un pays dévasté par treize ans de guerre. La France assura aussi l'isolement diplomatique de la nouvelle nation, tout en la livrant aux diktats des marchands étatsuniens et européens. Finalement, après la réunion du nord et du sud d'Haïti, en 1825, le roi de France Charles X envoya quatorze vaisseaux armés de centaines de canons obliger le président haïtien Jean-Pierre Boyer à signer la paix dans les termes français, soit le paiement d’une indemnité de 150 millions de francs-or et des avantages commerciaux pour la France - alors que Bonaparte avait vendu l'immense territoire de la Louisiane aux Etats-Unis pour 60 millions de francs-or. Même si, en 1838, cette somme fut réduite à 90 millions de francs-or, Haïti hypothéqua encore sur son avenir en l’acquittant par échéances jusqu’en 18887. La punition était sans doute à la mesure de l'outrage ressenti par les dirigeants français. Mais, de 1791 à 1804, la révolte des esclaves de Saint-
Domingue et sa transformation en guerre de libération paniquèrent les gouvernants et les propriétaires d'esclaves d'une grande partie des Amériques ; en même temps, elles alimentérent les espoirs de liberté parmi leurs populations serviles. Ces années furent donc ponctuées de révoltes et de conspirations d'esclaves qui montraient combien la question du maintien de l'esclavage devenait centrale dans les sociétés américaines.
1
2
Duc de Limonade à Thomas Clarkson, 20 novembre 1819, in Henri CHRISTOPHE, Roi d'Haïti, Henry Christophe & Thomas Clarkson A correspondence, édité par Earl Leslie Griggs et Clifford H. Prator, University of California Press, Berkeley, 1952, p. 176, http:// fr.scribd.com/doc/227145691/Henry-Christophe-Thomas-Clarkson-A-Correspondence. Je remercie Frédérique Beauvois de m’avoir signalé cette lettre. Frédérique BEAUVOIS, Indemniser les planteurs pour abolir l'esclavage ? op. cit., p. 255-260.
Chapitre 7
Les ondes de choc de la Révolution haïtienne
L'insurrection massive des esclaves du nord de Saint-Domingue en août 1791 prit les Amériques et l’Europe par surprise. Ce soulévement ne représenta pas vraiment l’« impensable », pour reprendre l'expression de l'anthropologue Michel-Rolph Trouillot, puisque la peur d'une révolte planifiée d'esclaves comprenant la destruction des centres de production et le massacre des Blancs hantait les élites coloniales de manière récurrente depuis la découverte d’une présumée conspiration à Mexico en 1537!. Ce fut le résultat, treize ans plus tard, du processus engagé à Saint-Domingue en 1791 qui fut 1'« impensable » : la Révolution
haïtienne,
autrement
dit, que
d'anciens
esclaves,
souvent
africains, réussissent en 1804 à vaincre l’armée napoléonienne, à abolir définitivement l'esclavage et à déclarer l'indépendance d'une colonie européenne. Mais, entre 1791 et 1804 et au-delà, les nouvelles des
événements qui transformèrent Saint-Domingue en Haïti circulèrent abondamment dans des Amériques déjà agitées par les guerres impériales et les attaques de corsaires, donnant lieu à diverses interprétations et rumeurs. Ce chapitre se focalise sur l'impact du processus révolutionnaire haïtien sur les stratégies de libération des esclaves des Amériques pendant les deux décennies qui suivirent l'insurrection de la plaine du Nord en 1791. Dans quelle mesure la révolte générale de Saint-Domingue et son aboutissement dans l'abolition définitive de l'esclavage et l'instauration d'une nation noire indépendante amenèrent-ils les esclaves du reste des Amériques à privilégier la révolte armée aux dépens des autres stratégies de libération ? En d’autres termes, le processus révolutionnaire qui bouleversa Saint-Domingue fut-il un tournant décisif à partir duquel les esclaves recoururent principalement à l'insurrection pour se libérer, sur le modèle de ceux de Saint-Domingue ? 1
Michel-Rolph TROUILLOT, Silencing the Past. Power and the Production of History, Beacon Press, Boston, 1995, p. 70
219
L'ère des indépendances (1770-1825)
Pour répondre a ces questions, ce chapitre examine les nombreuses rébellions et conspirations serviles répertoriées dans le sillage des événements de la colonie française entre 1792 et 1811. Il cherche à identifier parmi ces mouvements ceux qui s'inspirérent clairement du processus haitien dans leur but - l'émancipation générale des esclaves - et leur stratégie - la révolte massive d’esclaves impliquant des destructions et/ou des violences contre les Blancs et les forces de l’ordre. Car, durant ces années, les annonces de révoltes et de complots d'esclaves, parfois en lien avec des libres de couleur, se multiplièrent un peu partout, de Cuba à Curaçao,
de la Virginie à la Louisiane, du Venezuela au Brésil. David Geggus ne compte pas moins de soixante rébellions et complots en dehors de SaintDomingue, tout en soulignant qu’en fait très peu furent des révoltes visant
à l'émancipation générale des esclaves !. Plusieurs mouvements ne mobilisèrent qu'une à deux dizaines d'esclaves, d'autres se résumérent à des
discussions enthousiastes ou à des protestations non violentes d'hommes et de femmes espérant la liberté, et quelques-uns n’existérent que dans l'imaginaire de Blancs apeurés. Parmi toutes ces révoltes et conspirations, la seule rébellion servile massive ouvertement liée à celle de Saint-Domingue fut celle de Curaçao en 1795. Pourtant, si ailleurs les esclaves ne se rebellèrent que rarement
ou en petit nombre, ce n’était évidemment pas parce qu'ils ne voulaient pas la liberté, mais parce qu'ils savaient que les conditions locales et internationales auxquelles ils étaient soumis étaient défavorables à une telle stratégie. Comme le dévoileront les chapitres 8 et 9, ils continuèrent de recourir principalement à la fuite, à la manumission et à l'engagement militaire, à mesure que le contexte s’y prétait.
Après sa victoire en 1804, la Révolution haïtienne eut des répercussions incontestables sur les esclaves des Amériques : elle élargit leurs perspectives et leur montra que l'esclavage n’était pas immuable. Mais Haïti, alors divisée entre un Nord impérial et un Sud républicain, menacée d'invasion par la France et mise au ban de toutes les nations, ne pouvait pas soutenir les esclaves qui se révolteraient en son nom. Par contre, partout son existence donna corps au scénario séculaire du complot servile de destruction de la colonie et d’extermination de ses colons. Elle mit partout les gouvernants, et les Blancs en général, à l’affût d'une « autre Haïti », entraînant des vagues de répression sans précédent.
1
220
David P. GEGGUs, « Slave rebellion during the Age of Revolution », in Wim KLOOSTER et Gert OOSTINDIE (dir.), Curacao in the Age of Revolutions, op. cit., p. 21-56.
Les ondes de choc de la Révolution haïtienne
Les esclaves des colonies françaises dans le tourbillon de la révolution
Les premiers esclaves à être affectés par le processus révolutionnaire de Saint-Domingue furent ceux des autres colonies françaises, notamment de la Guadeloupe, à mesure que les nouvelles de la révolte massive de la plaine du Nord en août 1791, puis de l'abolition de l'esclavage par Sonthonax et Polverel, leur parvenaient. Partout ils tentèrent de profiter des conflits divisant les Blancs entre planteurs royalistes et petits Blancs républicains unis aux libres de couleur pour obtenir un allégement de l'esclavage ou se faire recruter contre une promesse d’affranchissement. À partir de l'exécution de Louis XVI et de la déclaration de guerre de la France au début de 1793, la Grande-Bretagne se lança dans une politique d’invasion des Antilles françaises avec l'appui de leurs planteurs contre-révolutionnaires et remporta plusieurs succès. Mais, en février 1794, l'abolition de l'esclavage par la Convention nationale à Paris modifia les rapports de force. Certes, elle renforça la détermination des planteurs esclavagistes à s'opposer à la République, mais elle permit aussi à la France républicaine de mobiliser les esclaves qu’elle venait d'émanciper pour la défense de ses colonies, alors que la monarchie britannique employait surtout des troupes européennes vite décimées par la fièvre jaune. La Grande-Bretagne continua néanmoins son offensive militaire soutenue par les planteurs français esclavagistes : elle échoua à Saint-Domingue et à la Guadeloupe, mais réussit à la Martinique et à Sainte-Lucie, qu’elle occupa de 1794 à 1802. À la Guadeloupe, les années 1791 à 1793 avaient correspondu à l'augmentation des importations d'esclaves d'Afrique, car les planteurs voulaient profiter des pertes que subissait Saint-Domingue. Ils avaient aussi renforcé leur surveillance des esclaves, qui comptaient pour 85 % des 107 000 habitants de l’île, afin de prévenir toute protestation. Mais, en se divisant entre royalistes et républicains, certains planteurs avaient pris le risque de mobiliser et d’armer leurs esclaves pour soutenir leur cause tout en promettant l’affranchissement à ces derniers. Au début de 1793, l’arrivée de commissaires révolutionnaires sur l’île exacerba ces conflits et encouragea les défenseurs de l’Ancien Régime à faire appel à l'intervention britannique. Une atmosphère de paranoïa en résulta, avec la circulation de diverses rumeurs,
notamment
celle, probablement
diffusée
dans les plantations par quelques libres de couleur venant d'obtenir l'égalité, que, « comme l'arbre de la liberté avait été planté, il ne devrait plus y avoir d'esclaves ! ». En même temps, les Blancs républicains redoutaient 1
Anne PÉROTIN-DUMON, « Free coloreds and slaves in revolutionary Guadeloupe », art. cit.,
p. 271.
221
L’ère des indépendances (1770-1825)
que les planteurs royalistes ne mobilisent une partie des esclaves et de la petite minorité libre de couleur (3 % des habitants de l'île, en majorité pauvres) contre la République pour faciliter une invasion britannique. Mais les planteurs, à leur tour, craignaient que les libres de couleur ne s’allient aux esclaves et, pour les en empécher, quelques-uns allérent jusqu’a prétendre que les républicains allaient marquer au fer rouge le visage de tous les esclaves pour éviter qu’ils puissent passer pour libres, une rumeur qui suscita des rassemblements d’esclaves très remontés contre les Noirs
et les mulatres libres’.
Et pourtant, la premiére révolte servile de la Guadeloupe contredit toutes ces rumeurs, montrant bien la capacité des esclaves a adapter leur stratégie au contexte.
En effet, dans la nuit du 20 avril 1793,
quelque
200 esclaves de plusieurs plantations de Trois-Riviéres, au sud de BasseTerre, utilisèrent les armes que les royalistes leur avaient fournies contre les républicains pour se retourner contre leurs maîtres royalistes et tuer vingt-trois Blancs - des hommes, des femmes et des enfants. Menés par Jean Baptiste, un esclave commandeur, les rebelles déclarèrent avoir agi de leur propre initiative, en tant que « citoyens et amis » pour sauver la République d’un complot royaliste orchestré par des planteurs soutenus par la Grande-Bretagne, ce qui leur permit d'affirmer avoir agi en défenseurs de la patrie et d'espérer ainsi éviter les chatiments, voire obtenir l’affranchissement. Selon un témoin, « des nègres mal armés nous dirent
que leurs maîtres voulloient les faire marcher contre la ville pour exterminer les patriotes, leurs femmes et leurs enfants, mais qu'eux voullant être pour la république, ils avaient tué leurs maîtres et leurs maîtresses, & après ce rapport crièrent vive la République? ». Comme le note l’historien Frédéric Régent,
ces esclaves cherchaient avant tout l'affranchis-
sement. Au vu de l’évolution des conflits politiques à la Guadeloupe, ils avaient estimé qu’en se présentant comme les défenseurs de la colonie contre les menaces anglo-royalistes, ils avaient plus de chances de l’obtenir en se rendant de leur plein gré aux forces de l’ordre qu’en s'enfuyant dans l'arriére-pays. La suite donna partiellement raison aux insurgés. Alors qu'à ce moment les autorités républicaines reconnaissaient encore pleinement la légalité de l'esclavage, elles adoptérent une position ambigué face à ce soulèvement 1 2
servile meurtrier.
D'un
côté, elles reconnurent
la validité
Frédéric RÉGENT, Esclavage, métissage, liberté. La Révolution française en Guadeloupe, 1789-1802, Grasset, Paris, 2004, p. 14-15, 247-248. Ibid., p. 250-251 (citation fidèle à l'original). Voir aussi Laurent Dusois, A Colony of Citizens. Revolution and Slave Emancipation in the French Caribbean, 1 787-1804, University
of North Carolina Press, Chapel Hill, 2004, p. 23-24.
222
Les ondes de choc de la Révolution haïtienne
des accusations des esclaves contre les Blancs royalistes (dont certains étaient leurs maîtres) et ordonnèrent des poursuites contre ces derniers ; de l’autre, elles emprisonnèrent les rebelles pour mener à bien l’enquête et, doutant qu'ils aient agi sans manipulation extérieur, renforcérent la surveillance des esclaves sur toutes les plantations. En même
temps, un
arrêté stipula que la délation d’une conspiration contre la République par des esclaves pourrait être récompensée par l’« affranchissement civique ! ». Mais les 200 insurgés de Trois-Rivières n’en bénéficiérent pas, et ils étaient toujours prisonniers lorsque les Britanniques attaquèrent la Guadeloupe en avril 1794, moment où les historiens perdent leur trace’. Le 25 août 1793, peu après le massacre de Trois-Rivières, une deuxième révolte importante éclata à Sainte-Anne, au sud de Grande-Terre. Dans ce cas, les insurgés comptaient des libres de couleur et plus d’un millier d’esclaves, dont les demandes divergeaient : les premiers voulaient le droit à l'héritage pour les enfants illégitimes et les esclaves, la liberté. I] semble qu'au début les libres de couleur aient embrigadé des esclaves pour manifester avec eux, mais que rapidement ces derniers s'étaient approprié le mouvement pour exiger la liberté immédiate pour tous. Dépassés, les leaders des libres tentèrent de négocier avec le maire de Sainte-Anne l’affranchissement de quelques esclaves contre le retour de la plupart sur les plantations, le prévenant que sans cela ils seraient bientôt 3 000 captifs à se révolter. Pourtant ni le maire ni le gouverneur de la Guadeloupe n'entrèrent en négociation, mais choisirent de réprimer sur-le-champ une révolte qui risquait à leurs yeux de suivre le modèle de Saint-Domingue. Alors que les rebelles n'avaient tué personne, les troupes reçurent l’ordre d’en capturer et emprisonner les principaux et de remettre les autres au travail. Le 27 août, les Blancs de Sainte-Anne sortirent de prison huit libres de couleur qu'ils lynchérent ou exécutérent hâtivement, et peu après le gouverneur ordonna le jugement sommaire de soixante-dix-neuf esclaves : vingt-neuf furent fusillés, dix emprisonnés, cinq fouettés en public et trente-cinq absous.
Dans
les mois
suivants,
diverses mesures
permirent de réduire les esclaves à l’obéissance, mais d'autres facilitèrent les affranchissements en supprimant la taxe qui les grevait, peut-être par
souci d'ouverture.
Le rapport de force changea au début de 1794, devant l’imminence d'une attaque de l'ile par les Britanniques. Le gouverneur comprit que, sans le renfort d'esclaves, ses troupes ne pourraient pas résister, et il 1
2 3
Frédéric RÉGENT, Esclavage, métissage, liberté, op. cit., p. 238-253.
Ibid, p. 266 ; Laurent Dusois, A Colony of Citizens, op. cit., p. 140, 153-154. Frédéric RÉGENT, Esclavage, métissage, liberté, op. cit., p. 256-266 ; Laurent Dubois, A Colony of Citizens, op. cit., p. 136-140.
223
L'ère des indépendances (1770-1825)
décida la formation d'un corps d'infanterie comprenant 500 d’entre eux. Au même
moment,
à Paris, la Convention approuvait l'abolition de l'es-
clavage dans les Antilles françaises. Mais, après avoir pris la Martinique, les Britanniques
saisirent la Guadeloupe
en avril 1794,
sans rencontrer
beaucoup de résistance, jusqu’à ce qu'en juin Paris envoie Victor Hugues la reconquérir, mater les royalistes et appliquer l'abolition dans les mêmes limites que celles déjà tracées par Sonthonax et Polverel à SaintDomingue : la liberté sous contrôle pour des esclaves qui deviendraient soit (pour les hommes valides) des soldats au service de la France républicaine, soit des cultivateurs disciplinés sur les plantations’.
Ces nou-
veaux soldats citoyens noirs (au nombre de 2 500 sur les 4 600 soldats de l’île) contribuérent à la défaite britannique à la fin de l’année. En même temps, Hugues, doté des pleins pouvoirs, soumit l’ensemble de la population guadeloupéenne, des planteurs royalistes aux libres de couleur révolutionnaires et aux esclaves émancipés, à un régime de terreur appuyé par la guillotine. Les nombreux « cultivateurs » qui refusaient le régime militarisé des plantations et résistaient par le marronnage, la violence et des tactiques plus discrètes affronteraient l’exécution, la prison ou la déportation s'ils étaient pris. Avec l’arrivée des nouvelles de l’expulsion de Sonthonax par Louverture en 1797, des « nouveaux libres » radicalisèrent leurs protestations contre le régime du travail et en appelèrent à chasser les Blancs de l’île, comme
à Saint-Domingue.
Mais, à la Guadeloupe, le
pouvoir politique resta dans les mains d'Hugues jusqu’à son rappel pour excès à la fin de 1798, et l’armée républicaine réprima durement tout mouvement autonome des anciens libres de couleur ou des cultivateurs?. Néanmoins, dès 1797, la course devint une alternative à l’armée ou la plantation militarisée pour les anciens esclaves, qui s’engagérent par centaines sur des bateaux corsaires, avec pour conséquence que le travail agricole sur les plantations reposa encore plus sur les femmes. En effet, Hugues lança une vaste campagne maritime de déstabilisation de la Grande Caraïbe mêlant la piraterie à la propagande des idées 1
Ibid., p. 149, 187-227. En mars 1795, le planteur esclavagiste mulâtre Julien Fédon, en contact avec Victor Hugues à la Guadeloupe, lança une insurrection à la Grenade alors britannique pour la faire tomber dans le giron de la France. Ses forces comptèrent
7 200 hommes dont 4 000 à 6 000 esclaves (sur les 25 000 de l’île en 1783) - obligeant les
Britanniques à mobiliser aussi des esclaves contre la promesse de la liberté. Bien que cette rébellion francophile coûtat la vie à des milliers d'esclaves, morts au combat ou exécutés après la défaite du camp de Fédon en juillet 1796, elle visait avant tout à assurer 1'égalité des libres de couleur et non pas l'abolition de l'esclavage (Edward L. Cox, « Fedon’s
2
224
rebellion 1795-1796 causes and consequences », Journal of Negro History, vol. 67, n° 1, printemps 1982, p. 7-19 ; Michael CRATON, Testing the Chains, op. cit., p. 183-190, 207-210). Frédéric RÉGENT, Esclavage, métissage, liberté, op. cit., p. 333-379.
Les ondes de choc de la Révolution haïtienne
révolutionnaires de liberté et d'égalité. Plus de cent bateaux de corsaires guadeloupéens participèrent à ces attaques navales qui visaient les vaisseaux britanniques ou neutres et saisissaient des butins assez gros pour compenser le déclin de l’économie sucriére de la Guadeloupe. Trois ans plus tard, un chef de brigade estimait à plus de 2 000 les « nègres marins », c'est-à-dire les anciens esclaves devenus corsaires, qui avaient droit à une petite part des butins que beaucoup investirent alors dans l'achat de terres’. La course conduisit aussi certains « nègres marins » à participer a la lucrative traite esclavagiste lorsqu’ils saisissaient un vaisseau négrier ou un bateau dont l'équipage comprenait des Noirs : ils revendaient alors les cargaisons humaines et les marins noirs comme esclaves. Mais la course pouvait aussi se retourner contre eux quand l’ennemi prenait leur navire et qu'ils étaient au mieux faits prisonniers et au pis considérés comme des
esclaves et vendus comme tels?, En
Guyane
française,
le décret d’abolition
du 4 février fut officiel-
lement promulgué le 14 juin 1794 et accueilli par les esclaves avec des danses festives, tandis que le commissaire en charge de la colonie tentait de freiner le marronnage et d'établir des normes pour rémunérer les nouveaux cultivateurs des plantations. Mais dans ce territoire peuplé d'à peine 12 500 habitants (86 % d'esclaves, 10 % de Blancs et 4 % de libres de couleur en 1789, sans compter les Indiens), dès le début, la liberté des anciens esclaves fut réglementée, notamment par la répression du vagabondage. De 1794 à 1799, les mutations de responsables liées aux aléas de la Révolution en France favorisèrent les rumeurs de rétablissement de l'esclavage associées à celles d'un débarquement de Portugais du Brésil, parfois lancées par des Blancs contre-révolutionnaires. Selon le lieutenant-colonel François-Maurice Cointet, un Jacobin en charge de la colonie entre novembre
1794 et avril 1796, la crainte d'un retour à
l'esclavage était telle parmi les cultivateurs qu’« un grand mouvement s’est manifesté dans plusieurs cantons. Les nouveaux citoyens, vivement alarmés pour leur liberté, ont couru aux armes pour la défendre. Cette démarche est sans doute bien louable dans son but ; elle doit prouver aux détracteurs des Noirs, aux ennemis de leur liberté, qu'ils sauront tenir leur serment et périr plutôt que de retourner à l'esclavage ». En même temps, Cointet enjoignait les « nouveaux libres » de ne pas croire à ces ruméurs 1
Ibid. p. 301-317 ; Anne PÉROTIN-DUMON, « Économie corsaire et droit de neutralité : les
2
des pays Ibériques, Bordeaux, 1996, p. 239-275. Pour un cas de « nègres marins » vendus comme esclaves, voir ci-dessous le complot présumé d'esclaves à Carthagéne en 1799.
ports de la Guadeloupe pendant les guerres révolutionnaires », in Paul BUTEL et Bernard LAVALLE (dir.), L'Espace caraïbe : théâtre et enjeu des luttes impériales, xvr-xmxsiècles, Maison
225
L'ère des indépendances (1770-1825) et de cesser de « s'attrouper tumultueusement », et il sommait les Blancs
de ne plus songer à revenir à l’« ancien ordre des choses ». Et l'Assemblée de la Guyane votait un décret condamnant à des peines de prison la diffusion de fausses nouvelles sur le rétablissement de l'esclavage. En avril 1795, à la suite d'une nouvelle incursion d’esclavagistes portugais et au grand dam de certains planteurs, Cointet forma un bataillon de « nouveaux libres » 4 Cayenne,
tant pour rassurer ces derniers sur
le caractère permanent de l’abolition que pour renforcer la défense de la République. Mais, depuis le début de l’année, l’Assemblée coloniale, dont seuls trois députés étaient de couleur, dénongait la ruine de la colonie depuis la fin de l’esclavage. Déjà en février, elle votait un règlement des cultures, puis en août elle interdisait les exploitations paysannes familiales sur lesquelles beaucoup d’anciens esclaves s’étaient établis, ce qui contribua au développement
d’une famine.
Et, en décembre,
elle déci-
dait de réquisitionner les cultivateurs sur les plantations étatisées. Ainsi, dès la promulgation de l’abolition de l'esclavage en Guyane, les planteurs blancs s’efforcérent de la saper, et les cultivateurs avaient de bonnes raisons de s’inquiéter de leur avenir. Peu après la décision de réquisition des cultivateurs par l’Assemblée, le 27 janvier 1796, Cointet annonça avoir déjoué un énorme complot impliquant des cultivateurs émancipés et quelques Blancs dont le but aurait été d'allumer plusieurs incendies à Cayenne pour attirer les Blancs, de s’em-
parer alors du fort et du magasin de poudre de la ville, d’assassiner le gouverneur et plusieurs notables et responsables militaires pour prendre le pouvoir et déclarer l'indépendance de la Guyane. Dans les faits, ce jourlà des rebelles avaient attaqué simultanément quelques postes de gardes républicains près de Cayenne et blessé cinq soldats dont trois Blancs, puis ils avaient forcé le domicile de plusieurs citoyens qu’ils avaient malmenés. La riposte de l’armée, du bataillon de « nouveaux libres » créé neuf mois plus tôt et de la garde nationale permit de maîtriser sur-lechamp les rebelles. Après un procès expéditif, dix-neuf accusés (dont cinq Blancs) furent condamnés à mort et quinze d’entre eux exécutés : treize anciens esclaves et leurs leaders présumés - Hector Ménénius, le seul ancien esclave noir élu à l’Assemblée coloniale, et un armurier blanc
dénommé Dubart (les quatre autres Blancs ayant vu leur peine de mort commuée en déportation). Selon l’historien Yves Bénot, dans l’une des rares études faites sur la Guyane pendant la Révolution, s’il semble bien que les groupes d'anciens esclaves qui attaquèrent des soldats le 27 janvier 1796 aient agi en protestation contre la militarisation croissante du 1
226
Yves BÉNOT, La Guyane sous la Révolution française, op. cit., p. 15, 63-73, 81-91.
Les ondes de choc de la Révolution haïtienne
travail agricole, l'existence d'un complot pour renverser le pouvoir impli-
quant des Blancs reste douteuse’.
À la Martinique, depuis la répression féroce des centaines d'esclaves de Saint-Pierre demandant l’application d'un prétendu décret royal d'émancipation en 1789 (voir chapitre 6), la rumeur de l'octroi de trois jours libres par semaine s'était développée sur la côte est. Mais les planteurs royalistes anéantirent rapidement toute contestation servile. Dès la fin de 1792, ils avaient repris le contrôle de l’île et, en février 1794, ils facilitèrent son
occupation par les Britanniques jusqu'en 1802. Par conséquent, le décret révolutionnaire d’abolition ne s’appliqua jamais à la Martinique et, face à des planteurs esclavagistes protégés par l’armée britannique, les esclaves
se tinrent prudemment à l'écart de toute révolte’.
ph
Il en alla tout autrement à Sainte-Lucie, où depuis 1791 des esclaves avaient profité des conflits entre planteurs royalistes et républicains pour rejoindre les communautés marronnes dans les forêts touffues des montagnes intérieures de cette petite île de 620 km’. Lorsque l'armée britannique y débarqua en avril 1794, certains esclaves étaient déjà informés du décret d’abolition du 4 février, et un nombre croissant d’entre eux s'enfuirent vers l’intérieur, où des soldats républicains les rejoignirent. Progressivement, esclaves marrons et soldats fugitifs s’organisérent en une « armée française dans les bois » de quelque 6 000 hommes sous le commandement de deux militaires français, Kermené et Sabathier SaintAndré, qui, avec l’aide de Victor Hugues depuis la Guadeloupe, livrèrent une guerre de guérilla aux Britanniques. En juin 1795, ils avaient presque entièrement repris l’île à ces derniers tout en ralliant de plus en plus d’esclaves et en répandant l'annonce du décret d’abolition de l'esclavage parmi ceux qui ne les avaient pas rejoints. Dix mois plus tard, la Grande-Bretagne fut contrainte de débarquer 11 000 hommes, dont plusieurs centaines de rangers noirs, pour mener ce qu’elle appela la « guerre des Brigands ». Le général en charge promit le pardon aux rebelles qui se rendraient avec leurs armes, mais dut bien reconnaître que « des hommes, après qu'on leur a dit qu'ils étaient libres et après avoir porté des armes, ne retournaient pas facilement à l’esclavage et au travail? ». Dans un premier temps, il tenta de convaincre les
2
Ibid., p. 98-110. David P. GEGGUS, « Esclaves et gens de couleur libres de la Martinique », art. cit. À noter cependant qu'en 1811, les autorités découvrirent à Saint-Pierre, grâce à la dénonciation
d'un esclave, un complot de libres de couleur et d'esclaves qui aurait dû conduire au scénario d'incendie de la ville, saisie d'armes et extermination des Blancs, et dont l’un
3
des dirigeants était un mulátre libre de l’île ayant servi dans l’armée haïtienne du roi Christophe ; après jugement, quinze accusés furent pendus (ibid., p. 127-129).
Cité dans Michael Craton, Testing the Chains, op. cit., p. 198.
227
L'ère des indépendances (1770-1825)
planteurs qu’un traitement plus humain attirerait leurs esclaves hors des bois, puis, devant l'inefficacité de telles mesures, opta pour une politique de poursuite et d'exécution sans merci des rebelles ainsi que de destruction des potagers des esclaves des plantations qui les alimentaient en secret. Il fallut cependant attendre le rappel d’Hugues puis le coup d'État du 18 Brumaire pour que les marrons et les soldats fugitifs, désormais sans soutien extérieur, renoncent à résister ouvertement contre l'occupation britannique. Deux chiffres permettent de se faire une idée du nombre d'esclaves impliqués dans l’« armée française dans les bois» alors qu'en 1790 Sainte-Lucie
comptait
18 400
esclaves
(sur 22 000
habitants),
il n’en
restait plus que 14 000 en 1799 (malgré des importations). Parmi ces 4 400 esclaves en moins, beaucoup - en majorité des hommes étaient morts au combat, avaient été exécutés ou déportés,
jeunes d’autres
n'avaient pas survécu à la faim et aux maladies liées à la destruction des cultures vivrières ; mais beaucoup aussi étaient bien vivants et avaient
réussi à s'établir comme marrons dans les montagnes ou à fuir par la
mer. Par ailleurs, quelques esclaves devenus «soldats dans les bois » furent incorporés dans un régiment britannique destiné à combattre en Afrique, par un renversement d’allégeance qui leur évitait le retour tant redouté à la plantation’.
Les « nouveaux libres » de Guadeloupe et de Guyane en lutte contre la restauration de l'esclavage Dès le coup d’État du 18 Brumaire, les « nouveaux citoyens » de
1794 virent les planteurs esclavagistes regagner en influence tant dans les colonies qu’a Paris, jusqu’a ce qu’en 1802 leur pire cauchemar devienne réalité Napoléon Bonaparte rétablit l'esclavage, la traite négriére et le Code noir. Tout d’abord, par la loi du 20 mars 1802, le Premier Consul
décida de maintenir l'esclavage dans les colonies restituées par la GrandeBretagne en vertu du traité d’Amiens, soit la Martinique, Tobago et Sainte-Lucie. Puis, la où le décret d’abolition de 1794 avait été effectif, Bonaparte comprit qu’un tel retour à l’Ancien Régime provoquerait des soulévements parmi les Noirs, et il envoya ses généraux et des milliers de soldats les neutraliser à l'avance. Partout, les anciens esclaves entrèrent en résistance ou se révoltèrent. Ceux de la Guadeloupe firent face à un plan militaire assez semblable à 1
Ibid. p. 195-204 ; David Barry GASPAR, « La Guerre des Bois : revolution, war, and slavery in Saint-Lucia, 1793-1838 », in David B. GASPAR et David P. Geccus (dir.), A Turbulent Time. The French Revolution and the Greater Caribbean, op. cit., p. 102-130.
228
Les ondes de choc de la Révolution haïtienne
celui de Leclerc pour Saint-Domingue, mais qui finit par réussir. En septembre 1801, l’amiral Jean-Baptiste Raymond de Lacrosse mit en place une politique de déportation de tous les soldats noirs de l’île considérés comme dangereux et des cultivateurs récalcitrants vers d’autres Petites Antilles, la Guyane, la France et jusqu'à Madagascar. Quelques « nouveaux libres » pressentirent alors que leurs gains étaient fragiles et se mirent en quête de certificats de liberté en bonne et due forme, plus sûrs à leurs yeux que le décret d’émancipation générale de 1794. Mais la plupart ne virent pas que les nouveaux administrateurs commençaient à démanteler ce qu'ils croyaient être des acquis permanents. Comme peu de cultivateurs étaient des esclaves amenés d'Afrique, les stratégies de marronnage et de guérilla furent peu prisées - au contraire de ce qui s'était produit à Saint-Domingue. Lorsqu’en mai 1802 Bonaparte envoya le général Antoine Richepance avec 3 500 hommes désarmer l’ensemble des Noirs et des mulátres encore enrólés et rétablir l’esclavage à la Guadeloupe, une partie de la population de l’île fut d’abord incrédule. Puis les officiers créoles, blancs ou de couleur, se divisèrent sur la meilleure façon de réagir à ce désarmement et à la mise à l'écart des chefs les plus républicains. De fait, l’un d’entre eux, le capitaine mulâtre martiniquais Magloire Pélage, se rallia à Richepance, mais un autre mulâtre de la Martinique, le lieutenant Louis Delgrès, dirigea la fuite de centaines de soldats noirs non désarmés à Basse-Terre. Une multitude de cultivateurs affolés à l’idée d'un retour à l'esclavage se rallièrent à eux derrière le cri de « Vivre libre ou mourir ! ». Quelques Blancs créoles s'unirent au mouvement de fuite insurrectionnelle et aidérent à la rédaction d’un manifeste adressé « à l'univers entier », qui justifiait la « résistance à l'oppression » comme un « droit naturel », suivant en cela le texte de la Déclaration d'indépendance des États-Unis. En tout, les insur-
gés comprenaient quelque 3 000 soldats expérimentés et 9 000 cultivateurs, des hommes et des femmes armés de machettes, de fourches et de bâtons, contre lesquels Richepance lança ses troupes métropolitaines soutenues par Pélage et ses hommes. Après avoir remporté quelques victoires, les rebelles perdirent l’initiative et se dispersèrent en bandes plus ou moins fournies dans le sud de Basse-Terre. Sans stratégie de résistance commune, certains se réfugièrent dans les montagnes et d’autres incendièrent des plantations et tuèrent des civils. Parmi eux, la mulâtresse Solitude prônait une guerre sans merci contre les Blancs. Quant à Delgrès, il prit le fort Saint-Charles pour s’y retrancher avec ses soldats et officiers, refusant toute négociation
sans garantie préalable que l’esclavage ne serait pas rétabli. Rapidement 229
L'ère des indépendances (1770-1825)
encerclés par l'armée, ils parvinrent à s'échapper et se divisérent en deux groupes censés enflammer la Guadeloupe tout entière”. Le premier groupe de résistants comprenait 400 soldats et des dizaines d'hommes et femmes cultivateurs et devait soulever la Grande-Terre. Il se dirigea vers Pointe-à-Pitre, mettant le feu à des plantations et ralliant de nouveaux partisans sur son chemin, avant de se réfugier dans un fort non gardé près du port. Ce fut là que les soldats français et Pélage les anéantirent, tuant 675 hommes et femmes et faisant 250 prisonniers qui furent tous fusillés publiquement. Dans les jours suivants, le chef des rebelles se donna la mort, et sa tête fut exposée à Pointe-à-Pitre. Solitude fut exécutée après avoir donné naissance à l’enfant qu'elle portait. Quant au second groupe comprenant quelques centaines d’insurgés dirigés par Delgrès, il devait maintenir la Basse-Terre en état de révolte. Ces résistants partirent pour les montagnes de Matouba, au sud de la Soufrière, où de petites bandes étaient toujours actives. Ils firent d'une plantation protégée par deux ravins leur quartier général, mais ils n'étaient pas assez nombreux pour faire face au siège des troupes de Richepance. Après une résistance qui coûta la vie à beaucoup de soldats français, ils se suicidèrent collectivement en mai 1802 en se tenant par la main et criant « Pas d’esclavage ! Vive la mort! ». Comme le nota alors un officier français, l’« amour fanatique de la liberté » conduisit là aussi plus de 500 hommes, femmes et enfants à mourir plutôt qu’à redevenir esclaves. Richepance poursuivit sa politique de terreur par des pendaisons et des déportations visant à éradiquer définitivement l'esprit de liberté et d'égalité de la Guadeloupe, jusqu’à ce qu'il meure de la fièvre jaune. Lacrosse reprit le flambeau avec autant de cruauté et de détermination : pour lui, toute personne de couleur était par définition esclave à moins de pouvoir prouver sa condition de libre avant 1794 ; tout homme de couleur ayant servi dans l’armée républicaine devait être tué ou banni - et même le fidèle Pélage fut arrêté et déporté après avoir accompli sa mission répressive. Les pratiques du Code noir furent rétablies, et les libres de couleur déchus
de la citoyenneté
française. En tout, pro-
bablement 10 000 hommes et femmes, soit presque un dixième de la population de l’île, furent massacrés, exécutés ou déportés au nom du rétablissement de l'esclavage et de l’inégalité raciale. Mais, même ainsi, des cultivateurs et des anciens soldats continuèrent de résister, soit en
se réfugiant dans les montagnes, soit en attaquant les plantations. Une nouvelle révolte éclata près de Sainte-Anne en octobre 1802, quand des 1 2
230
Laurent Dubois, A Colony of Citizens, op. clt., p. 318-322, 388-399. Ibid. p. 395-401.
Les ondes de choc de la Révolution haïtienne
cultivateurs, soutenus par des libres de couleur et trois Blancs, tuèrent vingt-trois Blancs avant de marcher sur la ville avec l'intention de restaurer les lois révolutionnaires. Lacrosse et ses hommes parvinrent à les arrêter pour les soumettre à des châtiments et des tortures exemplaires : ils pendirent ou brûlèrent vifs entre quatre-vingts et cent insurgés ; un des Blancs fut brisé sur la roue puis brûlé vif, tandis que les deux autres décédérent avant d’endurer les supplices auxquels ils avaient été condamnés, un au moins en se suicidant. Lacrosse ordonna ensuite la formation de milices de Blancs chargées de poursuivre les derniers fugitifs et de forcer par la terreur les cultivateurs à retourner à l'esclavage. Néanmoins, de petites bandes de rebelles parvinrent à survivre loin des plantations”. De fait, la Guadeloupe ne retrouva jamais ses niveaux de production
sucrière d'avant
1789,
à compenser les pertes humaines
même
si ses planteurs
cherchèrent
des dernières années en important
d'Afrique un total de 25 000 nouveaux esclaves jusqu’en 18307.
Ainsi, à la Guadeloupe, la réimposition de l’esclavage aux émanci-
pés de 1794 fut surtout le résultat d’un rapport de force. Certes, même
quand la France révolutionnaire avait introduit l'abolition immédiate en 1794, elle avait simultanément
chargé ses commissaires
dans les colo-
nies de mettre en place un système de contrôle et de discipline prévenant la destruction du système de production des plantations, ce qui facilita la tâche des généraux napoléoniens. Plusieurs facteurs supplémentaires expliquent que les « nouveaux libres » de la Guadeloupe ne purent les vaincre, au contraire de ceux de Saint-Domingue. Tout d’abord, ils étaient en grande majorité (80 %) créoles, alors qu’à Saint-Domingue les Africains représentaient plus des deux tiers des captifs, souvent arrivés récemment avec une expérience guerrière. La population guadeloupéenne libre avant 1794 était aussi très majoritairement blanche, avec seulement 18 % de libres de couleur, alors qu’à Saint-Domingue presque un libre sur deux était noir ou mulâtre et plusieurs étaient de riches planteurs éduqués qui jouèrent un rôle décisif à partir d'octobre 1802. Ensuite, bien sûr, les esclaves guadeloupéens ne s'étaient jamais révoltés massivement,
comme
ceux de la plaine du Nord en 1791, et n'avaient
pas non plus formé depuis 1792 des bastions de milliers de marrons qui refusèrent de désarmer après l'abolition de l'esclavage. Richepance et ses 3 500 hommes eurent donc la tâche moins difficile que Leclerc et Rochambeau face aux bossales à Saint-Domingue. En effet, les leaders de
1 2 3
Ibid. p. 404-422. Voyages Database, 2009, Voyages, op. cit. Laurent Dusots, A Colony of Citizens, op. cit., p. 51.
231
L'ère des indépendances (1770-1825)
la grande révolte guadeloupéenne de 1802 étaient sortis des rangs de l'armée française dont ils suivaient les stratégies, peu à même de dérouter les troupes napoléoniennes par des tactiques de guérilla. Plus encore, aucun n'était issu de la petite minorité de libres de couleur de l’île avant 1794. Delgrès, en particulier, était un mulâtre né libre à la Martinique et un militaire de carrière. Symptomatiquement, dans les derniers moments de sa résistance, il ne dirigea pas ses hommes vers les montagnes propices au marronnage, mais vers des forts militaires où les Français purent les encercler. Quant à la restauration de l'esclavage dans l’autre colonie restée française après 1794, la Guyane, elle fut confiée au même Victor Hugues qui l’avait aboli auparavant à la Guadeloupe. Au début de l’année 1800, il débarqua à Cayenne aux ordres du Premier Consul, et commença par exiger des domestiques et travailleurs des preuves de leur emploi et à obliger les cultivateurs à résider sur leurs plantations respectives. Puis il rétablit l'esclavage, comme le précisait un arrêté de 1803 : tous les esclaves émancipés à partir du 14 juin 1794 « ne pourront jouir de la liberté qu’autant qu'ils auront remboursé leur valeur personnelle et celle de leurs enfants à l’ancien maitre’ ». Hugues fit systématiquement détruire les huttes qu'ils s'étaient construites et l’agriculture familiale qu'ils avaient développée. En employant les mêmes méthodes répressives qu'il avait utilisées à la Guadeloupe sous la Révolution, il accomplit sa mission de restaurateur de l'Ancien Régime pour Bonaparte. La majorité des hommes et des femmes préalablement affranchis se soumirent, mais entre 1 200 et 3 000 d’entre eux (soit entre 10 et 29 % des 10 430 esclaves enregistrés en 1788) s’en-
td
fuirent dans les foréts intérieures. Certains furent repris et brutalement achevés, tel Simon Frossard en 1808, dont la téte fut ensuite exposée a Cayenne, mais beaucoup d’autres formérent des petites communautés marronnes?. Le rétablissement de l'esclavage en 1802 rencontra donc une forte résistance des populations de la Guadeloupe et de la Guyane, mais il fut facilité par l’absence de protestation des Français de métropole, qui n'avaient pas formé de mouvement abolitionniste populaire. L'abolition en 1794 avait été déclarée autant par la nécessité de mobiliser les esclaves contre la menace britannique que par conviction humaniste. Tant cette 2
Yves BÉNOT, La Guyane sous la Révolution françalse, op. cit., p. 181. Serge Mam-Lam-Fouck, «La résistance au rétablissement de l'esclavage en Guyane française
traces
et regards
(1802-1822) », in Yves
BÉNOT
et Marcel
Donricny
(dir.),
Rétablissement de l'esclavage dans les colonies françaises, 1802 : ruptures et continuités dans
la politique coloniale française (1800-1830) : aux origines d'Haïti, Actes du colloque international tenu à l’université Paris-VIII les 20, 21 et 22 juin 2002, Maisonneuve & Larose,
Paris, 2003, p. 251-271; M.-L. MARCHAND-THEBAULT, « L’esclavage en Guyane française sous l’Ancien Régime », art. cit., p. 71.
232
Les ondes de choc de la Révolution haïtienne
décision révolutionnaire que celle de restaurer l'esclavage passèrent inaperçues auprès de la plupart des Français.
La grande révolte des esclaves de Curaçao en 1795
Ce fut à Curaçao que les événements des Antilles françaises se répercutérent le plus directement et le plus violemment, lors de la révolte qui y éclata en août 1795. Quelques mois plus tôt, l'instauration de la République batave dans les Pays-Bas sous l'égide de la France révolutionnaire avait été à l’origine d'une rumeur selon laquelle le décret français d'abolition de l'esclavage de 1794 serait appliqué - non sans logique dans la colonie jusque-là néerlandaise de Curaçao. Le Conseil de l’île tenta de juguler 1'« insolence des Noirs et des mulátres » en restreignant leurs mouvements et réunions. Mais le 16 août les esclaves d'une plantation à l'extrémité orientale de l’île refusèrent de travailler. Deux jours après, les esclaves de deux plantations voisines se révoltèrent sous les ordres de Tula (ou Toela), un esclave cultivateur, et de Bastiaan Carpata, un esclave contremaître, auxquels était aussi associé Louis Mercier, un esclave des
Antilles françaises. Autre manifestation de l'influence de Saint-Domingue dans cette révolte, Tula prit le surnom de « Rigaud », en référence au général mulâtre André Rigaud, et un autre rebelle celui de « Toussaint ». Ils avancèrent en direction du centre de l’île, ralliant des esclaves et volant
des armes sur leur chemin. Le nombre des insurgés grandit et, après deux jours sans violence, ils incendièrent les premières demeures de planteurs et tuèrent un Blanc après l'avoir traîné attaché à la queue d'un cheval. Le 19 août, les rebelles étaient probablement 2 000 - hommes,
femmes et
enfants — alors que l’île comptait un total de 12 000 esclaves pour la plu-
part créoles, face à 4 000 Blancs et 3 000 libres de couleur’.
Les autorités mobilisèrent des troupes par terre et par mer pour empécher les insurgés de rallier les plantations occidentales. En même temps, elles envoyèrent un curé parlant le créole local (le papiamento) négocier leur reddition contre un pardon général, ce que Tula refusa, déclarant, selon le prêtre : « Nous sommes trop mal traités, nous ne cherchons pas à nuire, mais nous cherchons notre liberté, les Nègres français ont obtenu leur liberté, les Pays-Bas sont occupés par les Français, alors nous devons aussi être libres ici. » Le commandant de l’armée envoya encore 1
Jean-Claude HALPERN, « Les fêtes révolutionnaires et l'abolition de l'esclavage en l'an II », in Marcel
Doricny
(dir.), Les Abolitions de l'esclavage,
op. clt., p.
187-198;
Lawrence
C. JENNINGS, La France et l'abolition de l'esclavage (1802-1848), André Versaille Éditeur,
Bruxelles, 2010, p. 17-19. 2
Cornelis Ch. GOSLINGA,
The Dutch in the Caribbean and in Surinam : 1791/5-1942, Van
Gorcum, Assen, 1990, p. 3-8.
233
L'ère des indépendances (1770-1825)
des émissaires chefs rebelles reconquête de mité orientale
à deux reprises, mais, malgré leurs premières défaites, les refusèrent de capituler. Le 30 août, l’armée commença la l'Est et repoussa progressivement les insurgés à l'extréde l’île. Là, les esclaves n’eurent plus que trois possibili-
tés : tenter de résister, se rendre ou sauter des rochers surplombant la mer.
Beaucoup d'entre eux, pris de panique, se jetérent à l’eau, des dizaines furent massacrés sur place par les soldats et les miliciens, tandis qu'un millier se rendirent parmi eux, plusieurs centaines furent renvoyés à leur plantation après mutilation des oreilles pour marquer leur participation à la révolte. Deux cent cinquante rebelles furent emprisonnés et jugés, mais Tula et Carpata parvinrent à fuir. Le 4 septembre, les quatre premiers coupables étaient pendus ; une semaine plus tard, huit condamnés, dont une femme, étaient exécutés, pendus, étranglés ou brisés sur la
roue, et leurs corps jetés à la mer. Puis Tula et Carpata furent arrêtés, et les interrogatoires, les tortures et les condamnations
redoublérent, condui-
sant à un total de vingt-neuf sentences de mort, exécutées en sept jours. Tula et Carpata souffrirent une longue agonie sur la roue après avoir eu le visage brûlé, puis leurs têtes furent exposées sur des perches. Mercier, plus loquace lors des interrogatoires, fut pendu, comme la plupart des vingtsix autres condamnés à mort’. Les autorités de Curacao demeuraient inquiétes : des rebelles couraient toujours dans l'arriére-pays et les centaines remis à leur maître avaient connu
la liberté armée. Elles renforcèrent donc la surveillance, tout en
promulguant un nouveau règlement des esclaves qui tentait de limiter les abus commis par leurs maîtres. Désormais, la loi interdisait aux planteurs de faire travailler leurs esclaves le dimanche et les jours de fête et restreignait les punitions qu'ils pouvaient leur infliger ; elle les obligeait aussi à les nourrir, à les loger et à les vêtir correctement. Plus encore, après la révolte de 1795, Curacao n'importa plus aucun esclave de l’extérieur et, au contraire, en exporta vers d'autres Antilles et les Guyanes ; l'esclavage et l’économie de plantation déclinérent rapidement sur l’île. Si l'insurrection de 1795 contribua à ce déclin, elle n'accéléra pas l'émancipation des esclaves, puisque ni les Français, ni les Britanniques, qui dominèrent successivement Curacao jusqu’en 1816, ni ensuite les Pays-Bas ne mirent en question l'esclavage, que ces derniers n'abolirent qu'en 18632. 1 2
Ibid., p. 5-20 (citation p. 10). Ineke PHAF-RHEINBERGER, « L’impossibilité d'une révolution caraïbéenne Curacao et Venezuela, 1795-1817 », in Léon-François HOFFMANN, Frauke GEWECKE et Ulrich FLEISCHMANN (dir.), Haïti 1804. Lumiéres et ténèbres. Impact et résonance d'une révolution,
Iberoamericana-Vervuert, Madrid-Francfort, 2008, p. 131-132; Gert OOSTINDE, « Slave resistance, colour lines, and the impact of the French and Haitian Revolutions in Curacao », art. cit., p. 10-17.
234
Les ondes de choc de la Révolution haïtienne
Le Cédigo Negro espagnol de 1789, une réforme vite oubliée
La révolution à Saint-Domingue se répercuta aussi en Amérique espagnole, avec des effets difficiles à saisir sans un bref retour en arrière. Au Mexique et en Amérique espagnole centrale et du Sud, la traite négrière avait perdu de son importance après 1760. À la fin du xvi’ siècle, la plupart des Afro-descendants y étaient libres. Les esclaves ne constituaient qu'une minorité de la population, comme domestiques dans les villes ou regroupés dans les régions de plantations tropicales ou de mines, et parmi eux peu étaient des Africains survivants de la traversée atlantique. Conscients de ces réalités, les esclaves savaient que toute insurrection sans l'appui de libres de couleur ou d'Amérindiens était vouée à l'échec. De fait, l’achat de la liberté et le marronnage demeuraient pour eux les voies les moins dangereuses pour se libérer. Aprés la guerre de Sept Ans, quand les Bourbons mirent en place des réformes visant a tirer plus de profits de leurs colonies, ils provoquérent des mouvements de résistance parmi les populations libre et indienne qui se transformèrent en révoltes d’ampleur dans certaines régions. Bien que les insurgés n'aient pas mis l’abolition de l'esclavage au centre de leurs revendications, des esclaves rejoignirent leurs mouvements ou saisirent l’occasion de ces désordres pour s'enfuir ou manifester leurs demandes de liberté. Ainsi, lors de la révolte des Comuneros de 1781 en Colombie andine, contre le renforcement de l’administration royale espagnole et l’imposition de nouvelles taxes, les centaines de partisans des communautés locales qui marchèrent sur Bogota ne présentèrent aucune requête concernant les esclaves. Seul un leader comunero d'origine modeste, José Antonio
Galán, recruta des libres de couleur sans terre et des esclaves lorsqu'il prolongea la révolte dans le nord aurifère de la province d’Antioquia et libéra quatre-vingt-un esclaves employés dans la mine d’un Espagnol. Par ailleurs, des esclaves créoles de cette province profitérent de la situation pour planifier une marche sur Santa Fe de Antioquia afin d'exiger du gouverneur provincial et du cabildo l'application d'un décret royal qui, selon eux, libérait la totalité des 5 000 esclaves dela province. Dénoncés avant qu'ils ne débutent leur marche, ils furent arrêtés et emprisonnés, mais le sort que la justice leur réserva reste inconnu. Leurs interrogatoires révèlent néanmoins que s'ils avaient pu mener à bien leur action, ils auraient proposé de payer un tribut annuel au roi « comme s'ils étaient des Indiens » et de travailler pour leurs anciens maîtres contre un salaire de journaliers ; en cas de refus du gouverneur, ils auraient menacé de fonder un palenque tout en s'acquittant du tribut indien. Dans ce cas, comme en 1730 en Virginie et en 1789 à la Martinique, les esclaves protestataires affichaient
donc leur fidélité au roi et légitimaient leur revendication en déclarant 235
L'ère des indépendances (1770-1825)
appliquer sa décision bienfaisante. Pourtant, comme le note l'historien John L. Phelan, ils ne demandaient pas la liberté mais un statut identique à celui des Indiens, non pas des métis et des Blancs, peut-être parce que cette requête leur semblait plus acceptable par les autorités et aurait déjà
amélioré leur condition.
La plus grande rébellion provoquée par les réformes des Bourbons fut celle lancée en novembre 1780 dans le Haut-Pérou par José Gabriel Condorcanqui, ou Tupac Amaru II. Issue d'une révolte locale contre les exactions d’un corregidor, elle s’étendit rapidement dans toute la région andine allant de Cuzco au lac Titicaca. Afin de rallier de vastes secteurs de la société, Condorcanqui et les siens recrutérent non seulement des Amérindiens, mais aussi des métis et des zambos (Afro-Indiens) et, a la fin de l’année, le nombre total d’insurgés avait probablement atteint
les 50 000. Plus encore, à la mi-novembre, Tupac Amaru fit afficher une « proclamation aux citoyens de Cuzco pour qu'ils désertent les chapetones (Espagnols) et libèrent les esclaves ». Celle-ci appelait « même les esclaves » à abandonner leurs maîtres «avec le bénéfice additionnel qu'ils seraient libérés de la servitude et de l'esclavage auxquels ils étaient soumis »*. Les buts poursuivis par cet appel étaient sans doute de grossir les troupes insurgées tout en donnant le sentiment aux Espagnols qu'ils étaient vulnérables jusqu’au sein de leurs demeures servies par des esclaves. Cependant, en mai 1781, les troupes royales reprirent peu à peu le contrôle de la région andine. Condorcanqui, sa famille et ses collaborateurs furent arrêtés, jugés et cruellement mis à mort sur la place principale de Cuzco. Parmi les centaines d’insurgés massacrés, emprisonnés ou sommairement exécutés dans la vague de répression qui mit lentement fin à la révolte figuraient des esclaves, preuve que certains avaient répondu à la proclamation de Tupac Amaru. Par ailleurs, l'offre de la liberté que celuici fit aux esclaves fut l’une des nombreuses charges retenues par la justice espagnole pour justifier sa condamnation à mort. Dès la fin des années 1780, les réformes des Bourbons visèrent à développer les colonies espagnoles du bassin caraïbe grace à l’expansion de l'esclavage. En 1789, peu avant l'éclatement de la Révolution française,
le roi d’Espagne, Charles IV, signa deux mesures apparemment contradictoires à cet effet. D’une part, il libéralisa le commerce des esclaves 1
2 3
236
John Leddy PHELAN, The People and the King. The Comunero Revolution in Colombia, 1781, University of Wisconsin Press, Madison, 1978, p. 110-111, 153, 193-194.
Ward Stavic et Ella SCHMIDT (dir. et trad.), The Tupac Amaru and Catarista Rebellions. An Anthology of Sources, avec une introduction de Charles F. Walker, Hackett Publishing Company, Indianapolis, 2008, p. 68. Ibid., p. 127, 132. Sur la rébellion, voir Sinclair THOMSON, We Alone Will Rule. Native Andean Politics in the Age of Insurgency, University of Wisconsin Press, Madison, 2002.
Les ondes de choc de la Révolution haïtienne
vers Cuba et d'autres colonies. D'autre part, le 31 mai, il promulgua une « Instruction sur l'éducation, le traitement et l'occupation des esclaves »,
plus connue sous le nom de Cédigo Negro de 1789, qui protégeait ces derniers des abus de leurs maîtres dans l’ensemble de l’Amérique espagnole’. En fait, le Código Negro tentait d'empêcher la naissance d'un mouvement abolitionniste dans la péninsule Ibérique, inspiré soit par le modèle britannique, soit par la Société des amis des Noirs à Paris. Et surtout, il voulait prévenir la formation d’une classe de planteurs omnipotents et oublieux de leur assujettissement au roi, en limitant clairement les droits des maîtres sur leur propriété humaine au moment de relancer la traite’. Dans le contexte révolutionnaire qui suivit, ces mesures eurent des répercussions inattendues. La libéralisation de la traite négrière par Madrid ne s’appliqua pleinement qu’à Cuba, où le nombre d’esclaves doubla entre 1774 et 1792 pour atteindre le nombre de 84 600, soit 31 % de la population totale. Après le soulèvement des esclaves à Saint-Domingue, l’île accueillit aussi des milliers de réfugiés de la colonie française, souvent avec leurs esclaves. En 1804, Cuba totalisait 180 000 esclaves, soit 36 % de ses 504 000 habitants. De
plus, aux esclaves s’ajoutaient les libres de couleur qui constituaient environ 20 % de la population tout au long de ces décennies. Certes, Cuba était loin du rapport démographique explosif d'autres colonies sucrières comme Saint-Domingue ou la Jamaïque, mais dès la fin du xvur siècle sa population blanche était minoritaire face aux Afro-descendants. Ce fut donc à Cuba que les autorités espagnoles et les élites créoles redoutèrent le plus l'influence de la révolution des Antilles françaises, mais ce fut aussi là que les planteurs cherchèrent le plus à combler le vide laissé par la destruction 1
En 1783, la couronne espagnole promulgua le Código Negro Carolino, qu’elle modifia en 1785 pour servir de base au projet de développement de la partie espagnole d'Hispaniola sur le modèle de la plantation sucrière esclavagiste de sa voisine française, Saint-Domingue. Ce plan proposait l'importation massive d'esclaves d'Afrique et une stricte division raciale de la population (les Blancs d’un côté, et les non-Blancs, libres ou
esclaves, de l’autre, divisés en cinq catégories ascendantes en partant de la plus « vile », celle des Noirs « purs » (negros Ou morenos), puis « progressant » à mesure que la part africaine dans le métissage se réduisait : mulatos ou pardos, tercerones, cuarterones et quinterones (un seul ancêtre noir après cinq générations de mariages légitimes). L'enfant légitime d'un quinteron et d'un Blanc était qualifié pour être blanc, non marqué par la souillure de l'esclavage. A chaque catégorie raciale s'ajoutaient la condition de libre ou d’esclave, et des attributions et interdictions correspondantes (exercice de certains
métiers, port de bijoux, par exemple), des punitions spécifiques et des mises en garde sur leurs vices et propensions particulières. Voir « Extracto del Código Negro Carolino [...] para el gobierno moral, político y económico de los negros de aquella isla [Santo
N
Domingo]
3
(14 mars 1785) », in Richard KONETzKE (dir.), Colección de documentos para la
historia de la formación social de Hispanoamérica, op. cit., vol. 3, p. 553-573. Aline HELG, Liberty and Equality in Caribbean Colombia, op. cit., p. 112-114. Matt D. CHiLDS, The Aponte Rebellion, op. cit., p. 55.
237
L'ère des indépendances (1770-1825)
de Saint-Domingue. La libéralisation du commerce des esclaves entraîna aussi, en 1791, la suppression par l'Espagne de sa loi d'asile qui permettait aux esclaves des territoires protestants de se réfugier dans ses colonies et d'être affranchis s’ils se convertissaient au catholicisme, de crainte que les
territoires protestants ne ripostent par des mesures similaires !. Quant au Cédigo Negro de 1789, il comprenait une longue liste des devoirs des maîtres envers leurs esclaves, devoirs repris pour la plupart de la Ley de Siete Partidas de 1256-1265, mais réunis pour la première fois dans un document séparé. Y figuraient l’obligation d’évangéliser les esclaves et de leur faire respecter les préceptes du catholicisme, de les nourrir et vétir «comme des journaliers libres », de les soigner même lorsqu'ils étaient vieux ou improductifs, de les loger adéquatement et de veiller à ce qu'ils n’enfreignent pas la morale chrétienne. De plus, le Code stipulait que les esclaves devaient être destinés avant tout au travail agricole et ceci du lever au coucher du soleil tout en disposant entre-temps de deux heures pour leur propre profit. Il limitait à vingt-cinq coups, avec un instrument mou ne provoquant ni saignement ni contusion sérieuse, les punitions physiques que contremaîtres et propriétaires pouvaient infliger aux indisciplinés. Le Cédigo Negro soumettait les plantations et autres exploitations esclavagistes a des inspections annuelles de commissaires. Tout propriétaire ou patron négligeant ou maltraitant un esclave serait puni d'une amende,
voire de la vente de l'esclave maltraité à un autre
propriétaire ou méme de sa manumission en cas d'extréme cruauté. En
contrepartie, les devoirs des esclaves se résumaient á « obéir et respecter
leurs maítres et contremaítres, accomplir les táches et les travaux qui leur étaient assignés conformément á leurs moyens, et vénérer leurs maítres
comme des chefs de famille? ».
Là où l'esclavage n’était pas le système dominant de travail et coexistait avec le péonage, le métayage, le salariat et la corvée des Indiens, le Código Negro renforça les pratiques déjà existantes de l’achat de la liberté par l'esclave ou ses proches et de l'affranchissement concédé par le maître.
Il encouragea aussi des esclaves atrocement maltraités, en particulier dans
les villes, à dénoncer les abus et tortures de leur maitre ou maîtresse s'ils
étaient en état de le faire. Mais, dans les régions dont l’économie dépendait principalement du travail des esclaves, ces derniers ne bénéficiérent que peu du Código Negro, qui provoqua l'ire de leurs propriétaires. De
238
1
Jane LANDERS, « Spanish sanctuary : fugitives in Florida, 1687-1790 », Florida Historical
2
«R. instrucción sobre la educación, trato y ocupación de los esclavos » (31 mai 1789), in Richard KONETZKE (dir.), Colección de documentos para la historia de la formación social de Hispanoamérica, op. cit., vol. 3, p. 643-652.
Quarterly, vol. 62, n° 3, janvier 1984, p. 296-313.
Les ondes de choc de la Révolution haïtienne
La Havane, de Caracas, de la Louisiane, de Santo Domingo, plusieurs esclavagistes demandèrent au roi de le retirer. Ils argumentaient, souvent avec l'appui de leur gouverneur, que s'ils obéissaient aux injonctions du Code, ils n’arriveraient plus à produire les récoltes qui enrichissaient le Trésor royal. Comment faire travailler les esclaves sans leur imposer la « menace du fouet sans cesse sur leur dos » ? Comment les maintenir dans la subordination et les empêcher de fuir les plantations « s’ils ont perdu toute peur absolue » ? Comment récolter la canne à sucre si les esclaves ne travaillent plus que du lever au coucher du soleil ? En bref, selon les propriétaires d'esclaves, «l'application à la lettre [du Código Negro] détruirait
une grande partie des colonies » de l'Espagne.
L'impact de Saint-Domingue dans les colonies espagnoles
L’éclatement successif de la Révolution française puis de celle de Saint-Domingue joua en faveur des planteurs esclavagistes de l'Amérique espagnole. En mars 1794, peu après l'abolition de l'esclavage par la France, la couronne d’Espagne opta pour la discrétion : elle ne chercherait pas à appliquer le Código Negro dans ses colonies mais ne proclamerait pas non plus sa révocation, de peur de produire des mouvements parmi les esclaves,
déja trés agités par les nouvelles de la « révolution initiée par les Noirs des colonies françaises ». Elle comptait donc sur la prudence des propriétaires du royaume pour qu'ils sachent donner à leurs esclaves un «traitement
incomparablement plus doux » qu'ailleurs dans les Amériques?, Malgré
son désir de peupler ses colonies, l'Espagne n'accueillit les planteurs fuyant Saint-Domingue avec leurs esclaves qu’à Cuba, en Louisiane et dans quelques zones périphériques, de peur que ces derniers ne « contaminent »
les populations locales avec des idées de liberté et d'égalité?,
Cette discrétion n’empécha pas les nouvelles de circuler ni des esclaves d'y puiser des sources d’espoir. Les mesures contradictoires prises par Madrid entre 1789 et 1794 au sujet du Código Negro créèrent la confusion et générérent diverses rumeurs dans ses colonies sur la base desquelles des petits groupes d’esclaves se mobilisèrent. Comme à Saint-Domingue en 1791, la rumeur la plus récurrente fut celle d’un édit royal d’abolition de l'esclavage que les autorités et 1'élite de la province cacheraient. Elle se fondait sur les protestations des planteurs esclavagistes contre le Código, 1
3
Cité dans Matt D. CHILDS, The 1812 Aponte Rebellion, op. cit., p. 36-37. « Consulta del Consejo de las Indias sobre el reglamento expedido en 31 de mayo de 1789 para la mejor educación, buen trato y ocupación de los negros esclavos de América » (17 mars 1794), in Richard KONETZKE (dir.), Colección de documentos para la historia de la formación social de Hispanoamérica, op. cit., vol. 3, p. 726-732, Aline HELG, Liberty and Equality, op. cit., p. 91-94, 100-105.
239
L'ère des indépendances (1770-1825)
auxquelles se mélaient les nouvelles de la promulgation des décrets d'égalité des Noirs et d’abolition de l'esclavage par la France révolutionnaire. Néanmoins, les conditions locales et le rapport des forces sur le terrain limitèrent la marge de mouvement des esclaves : dans aucune région de l'Amérique espagnole la concentration et le poids démographique de ces derniers ne leur permettaient d'envisager une révolte massive sans coalition avec d’autres secteurs sociaux. C'est pourquoi l'abolition française de 1794 n'inspira qu'un seul soulèvement important n'impliquant que des esclaves, à Boca Nigua près de la capitale Santo Domingo, dans la partie espagnole d’Hispaniola, en 1796. Dans les autres colonies de l'Espagne, des mutineries serviles furent rapidement matées après leur éclosion, älors que dans de nombreux cas une simple agitation d'esclaves était interprétée comme une conspiration ou une révolte par des élites particulièrement inquiètes. Ainsi, la tentative d'insurrection la plus brutalement écrasée en Amérique espagnole, en Louisiane en 1795, fut dénoncée avant même de débuter, démontrant
une fois de plus l’absence de lien entre la gravité des actions des esclaves et la cruauté de la répression gouvernementale. La rébellion servile qui éclata en 1796 à Boca Nigua s'inscrivait dans une atmosphère tendue, traversée par de multiples rumeurs, souvent colportées par des visiteurs de la partie française d'Hispaniola, sur les conflits qui bouleversaient Saint-Domingue et les décrets qui y avaient aboli l'esclavage. Certes, Santo Domingo n’avait pas développé la plantation esclavagiste sucrière typique des Caraïbes ; les esclaves y étaient moins nombreux que les Blancs et les libres de couleur, et ils étaient répartis dans de petites haciendas et dans les bourgades?. Mais, depuis que l’Espagne avait cédé Santo Domingo à la France en vertu du traité de Bâle de juillet 1795, le bruit courait que « les esclaves se trouvant dans les possessions espagnoles seraient libres sans aucune distinction à partir de l'instant auquel elles passeraient à la République [française] ». L’impatience des esclaves montait, même si en réalité Santo Domingo allait rester sous l'autorité de son gouverneur espagnol jusqu’en 1799, Il n'est peut-être pas fortuit que la révolte de 1796 se soit produite sur la plus grande plantation de la colonie espagnole, celle de Boca Nigua, qui comptait 200 esclaves, pour la plupart des hommes nés en Afrique. Bien que seule la version du gouverneur espagnol qui la réprima soit disponible pour les historiens, il apparaît qu’un des éléments détonateurs 1
240
La population totale de Santo Domingo était alors d'environ 100 000 habitants, dont 29 % d'esclaves, 33 % de Blancs et 37 % de libres de couleur (George Reid ANDREWS, AfroLatin America, 1800-2000, Oxford University Press, New York, 2004, p. 41).
Les ondes de choc de la Révolution haitienne
fut l’exacerbation du ressentiment des esclaves a la suite de la mort de deux d’entre eux aux mains de leurs contremaîtres blancs. Lancée un dimanche soir par l’esclave commandeur de la plantation, Francisco Sopo, la rébellion comprenait dès le début six esclaves kongo, dont un charretier, Antonio, et sa femme, Ana Maria. Après avoir volé des armes et du matériel dans le dépôt de la sucrière, ils mobilisèrent des dizaines d'esclaves et mirent à sac des bâtiments, s’emparant de biens et de victuailles. Le lendemain soir, ils élurent Antonio et Ana Maria roi et reine,
firent bombance et dansèrent avant de poursuivre leur mouvement vers d'autres plantations dont ils rallièrent les esclaves « au son de la liberté et de l'extirpation des Blancs », au dire du gouverneur. Mais, entre-temps, Sopo s'était désisté pour aider son maître à s’en-
fuir vers la capitale, où ce dernier alerta le gouverneur, qui envoya rapidement des troupes et des milices locales pourchasser les rebelles jusque dans les collines où ils s'étaient réfugiés. Six esclaves et un soldat furent tués dans les combats, et une centaine d'esclaves furent capturés et jugés de manière expéditive à la fin de novembre 1796. Sopo (malgré sa défection), Antonio, Ana Maria et quatre autres comploteurs furent pendus, décapités et démembrés. La plupart des autres, à l’exception de quatre innocentés, furent condamnés à passer sous les gibets, à subir jusqu’à cent coups de fouet et à porter des fers au cou et aux chevilles pendant
dix ans’.
Selon le gouverneur, les insurgés auraient voulu faire «comme a Guarico [Cap-Français, à Saint-Domingue] et dans le reste de la partie française ». Ils auraient été en relations avec des émissaires du général noir créole Jean-François et voulaient entraîner la plupart des plantations de Santo Domingo dans leur révolte. C'est pourquoi le gouverneur prit des mesures de sécurité extrêmes pour prévenir tout mouvement de solidarité d'esclaves et de libres de couleur lors des exécutions et flagellations publiques. Malgré ses craintes et ses accusations de liens avec Saint-Domingue, l'insurrection de Boca Nigua ne fit pas d'émules, mais l’esclavage déclinait rapidement dans la colonie. De fait, ce fut Toussaint Louverture qui le premier décréta son abolition quand il entra à Santo Domingo en janvier 1801, aprés le départ des autorités espagnoles. Il y imposa aussi le méme systéme de travail agricole militarisé qu’a 1
David P. GEGGUS, « Slave resistance in the Spanish Caribbean in the mid-1790s », in David B. GASPAR et David P. GEGGUS (dir.),
A Turbulent Time. The French Revolution and the
Greater Caribbean, op. cit., p. 139-147. Les citations proviennent de Quisqueya Lora Hua, « El sonido de la libertad : 30 afios de agitaciones y conspiraciones en Santo Domingo
(1791-1821) », Clfo, Organo de la Academia Dominicana de la Historia, vol. 80, n° 182, juillet-décembre 2011, p. 113, 115.
241
L'ère des indépendances (1770-1825)
Saint-Domingue. L'année suivante, les troupes françaises envoyées par Bonaparte pour reconquérir Hispaniola rétablirent la légalité de l’esclavage à Santo Domingo, mais sans parvenir à freiner son déclin avant d'être chassées en 1809. En
1822, le président haïtien Jean-Pierre Boyer
abolit définitivement l'esclavage dans l’ancienne partie espagnole de l’île, en prélude à vingt-deux ans d’annexion de Santo Domingo à Haiti’. Dans plusieurs autres colonies espagnoles, des esclaves montrèrent que le processus révolutionnaire de Saint-Domingue les animait, soit en se mutinant brièvement à la suite de rumeurs d'abolition de l'esclavage, soit en échangeant des propos enthousiastes sur les Antilles françaises. Mais, alors que les gouvernants ne cessaient de les soupçonner de comploter en vue d'une révolte servile générale, en réalité très peu d'agitations furent violentes. Par exemple, à Puerto Rico, le gouverneur espagnol annonça avoir déjoué un soulèvement d’esclaves inspiré par les événements de Saint-Domingue, prévu pour le 15 octobre 1795 dans la province peu esclavagiste d’Aguadilla, au nord-est de l’île. Bien qu’aucun incident concret n'ait éclaté, il en profita pour instaurer des mesures d’urgence”. A Cuba, les autorités espagnoles et les élites créoles redoutaient tout particulièrement l'influence des Caraïbes françaises depuis que, chez eux, les Blancs étaient devenus
minoritaires face aux Afro-descendants
esclaves et libres. Les mesures contradictoires de la monarchie espagnole et les décrets français de liberté et d’égalité se transformèrent en rumeurs selon lesquelles le roi d’Espagne aurait promulgué un édit d'abolition de l'esclavage que les autorités et l'élite cubaines cacheraient. Des manifestations serviles éclatèrent sur ces bases, un peu sur le modèle de Saint-Pierre en Martinique en août 1789, avec des insurgés exigeant avec force mais sans violence une liberté qu'ils croyaient ou prétendaient déjà accordée par Charles IV. Dans la province cubaine de Puerto Principe, notamment, en juillet 1795 sept esclaves créoles d’une hacienda enfermèrent leur maître parce qu'il refusait de leur accorder la liberté et tentérent de rallier les esclaves de plantations voisines pour marcher sur la capitale provinciale et exiger leur émancipation, sans commettre ni meurtre ni destruction. Dans ce cas, le gouverneur de Cuba ne recourut pas à une justice expéditive, et trois ans après dix inculpés attendaient toujours leur procès 1
2
Frank Moya Pons, « Casos de continuidad y ruptura : la revolución haitiana en Santo Domingo (1789-1809) », in Germán CARRERA DAMAs et John V. LOMBARDI (dir.), La crisis estructural de las socledades implantadas. Volume V de Historia General de América Latina, Trotta-Unesco, Madrid-Paris, 1999, p. 137-161; Jean-Marie THÉODAT, Haïti-République
dominicaine : une île pour deux, 1804-1916, Karthala, Paris, 2003, p. 127-128. Guillermo A. BARALT, Slave Revolts in Puerto Rico. Slave Conspiracies and Unrest in Puerto Rico, 1795-1873, traduit de l’espagnol par Christine Ayorinde, Markus Wiener, Princeton, 2008, p. 7.
242
Les ondes de choc de la Révolution haïtienne
en prison. En juin 1798, une nouvelle mutinerie éclata dans cette province, cette fois-ci avec violence : vingt-cinq esclaves de plusieurs petites plantations sucrières tuèrent trois contremaîtres à coups de machette et incendièrent une ferme. Selon les confessions arrachées aux insurgés, si leur mouvement n'avait pas débuté prématurément, il aurait dû comprendre un grand nombre de participants dont le but était de libérer les esclaves, tuer les hommes blancs et s'approprier leurs femmes. En tout, les autorités jugèrent vingt-trois esclaves, dont seize bossales. Vingt d’entre eux furent condamnés : trois leaders kongo furent pendus, douze endurèrent des peines de flagellation et de travaux forcés, et les autres furent
vendus hors de Cuba’.
Toujours à Cuba, une autre conspiration présumée d'esclaves inspirée par Haïti fut déjouée en 1806 dans une plantation à Güines, dans la pro-
vince de La Havane, grâce à la dénonciation de trois esclaves kongo. Selon
ces derniers, des esclaves étaient en train de préparer un complot au cours duquel ils se révolteraient contre leurs maîtres et marcheraient sur la ville de Guanabacoa,
en massacrant les Blancs sur leur passage avant de sai-
sir le fort de Guanabacoa pour s'y établir « en toute liberté [...] comme à Guarico [Cap-Français] ». Les autorités ordonnèrent immédiatement une enquête qui conduisit à l'arrestation de trois esclaves : le créole Francisco Fuertes, Estanislao, originaire des Antilles françaises, qui faisait rêver ses compagnons de révolte et de liberté en affirmant avoir participé à la révolution de Saint-Domingue, et Mariano Congo, qui aurait tenté de rallier ses compatriotes du royaume du Kongo - lesquels le trahirent. Plus concrètement, toutefois, comme à Boca Nigua en 1796, c'étaient l’exploi-
tation épuisante et les punitions atroces auxquelles les esclaves de cette plantation étaient soumis qui les avaient poussés à envisager un soulèvement.
Effectivement, peu avant, cinq de leurs camarades étaient morts
des coups et châtiments qu'ils avaient subis et un sixième s'était suicidé après une série de sévices. En projetant d'agir « comme à Guarico », ils révaient non seulement de sortir de l'enfer de cette plantation mais aussi de vivre dans un monde où ils seraient libérés des Blancs exploiteurs. Bien que les trois meneurs présumés ne soient pas passés à l'acte, les aveux qui leur furent extorqués entraînèrent plusieurs arrestations supplémentaires dans une enquête qui se prolongea plus d’un an et déboucha sans doute sur plusieurs condamnations. Grâce à ces mesures, le gouverneur affirma
avoir évité un bain de sang aux Blancs de la région‘. 1 2
David P. GEGGUS, « Slave resistance in the Spanish Caribbean in the mid-1790s », art. cit. p. 132-139. Ada FERRER, « La société esclavagiste cubaine et la révolution haïtienne », Annales. Histoire,
Sciences Sociales, 58° année, n° 2, 2003, p. 350-356, qui ne donne pas l'issue du procès.
243
L'ère des indépendances (1770-1825)
Ce fut dans la province de Pointe-Coupée en Louisiane que la justice espagnole condamna le plus lourdement des conspirateurs présumés sans qu'ils ne se soient soulevés, en 1795. En effet, la prétendue révolte de Pointe-Coupée ne dépassa pas le stade de la discussion mais conduisit à la répression la plus cruelle de l'Amérique espagnole durant le processus révolutionnaire de Saint-Domingue, démontrant une fois encore qu’ima-
giner un crime était aussi grave que le commettre. L'affaire commença à la mi-avril 1795, quand deux Indiennes tunica avertirent les autorités de Pointe-Coupée de l'imminence d'une révolte d'esclaves dans la province. À ce moment, la Louisiane était une colonie peu exploitée par l'Espagne, qui l'avait obtenue de la France en 1763. Alors que La Nouvelle-Orléans se développait, la province de Pointe-Coupée, à 150 kilomètres au nord, n'était habitée que par 2 000 Blancs, pour la plupart d’origine française, des libres de couleur et 7 000 esclaves travaillant sur des plantations dispersées le long du fleuve Mississippi, auxquels s'ajoutaient de nombreux Indiens et des marrons contrôlant l'arriére-pays. Malgré la distance, les nouvelles de la révolte de Saint-Domingue, de l'abolition de l'esclavage dans les Antilles françaises et de la guerre entre l'Espagne et la France parvenaient à Pointe-Coupée, où elles inquiétaient les Blancs mais nourrissaient les espoirs de liberté des esclaves. Après la dénonciation des Indiennes, le gouverneur espagnol ordonna aux forces de l’ordre de perquisitionner toutes les plantations, d'arrêter et d'interroger tout esclave suspect. Un scénario de complot fut arraché sous la torture : les esclaves d’une plantation auraient planifié de se révolter pendant l’absence de leur maître, de voler ses armes et de brûler son
domaine pour y attirer les planteurs voisins et les massacrer tout en pré-
servant leurs femmes. Les comploteurs auraient ensuite projeté d'avancer de domaine en domaine pour les détruire, y rallier de nouveaux rebelles et tuer les Blancs et les esclaves réticents. Bien qu'il n’y ait pas eu de révolte et encore moins de violence ou de destruction, soixante-trois personnes furent inculpées : cinquante-six esclaves, trois libres de couleur et quatre Blancs. Leurs procès eurent lieu du 8 au 19 mai 1795 et conduisirent à la pendaison puis à la décapitation de vingt-trois esclaves, les autres accusés étant condamnés à des peines de bannissement ou de vente dans d’autres colonies. Le gouverneur fit exposer les têtes des pendus sur des piques dans divers lieux de Pointe-Coupée. L'Espagne interdit à la Louisiane d'importer de nouveaux esclaves, d’abord en provenance de territoires français, puis d'Afrique. Pourtant, la découverte de cette conspiration ne conduisit pas à une profonde révision des relations entre planteurs français et autorités espagnoles. Les premiers étaient trop attachés à leur autonomie face à un État faible pour accepter de financer les propositions du 244
Les ondes de choc de la Révolution haïtienne
gouverneur de déporter les esclaves dangereux ou de former une milice pour mieux surveiller les plantations et poursuivre les marrons. De tels changements ne se produisirent qu’au début du xix° siècle, durant le bref retour de la Louisiane dans le giron de la France, suivi de sa vente aux États-Unis par Bonaparte en 1803, quand les plantations de sucre et de coton s’y multiplièrent, exploitant toujours plus d'esclaves . En parallèle de ces manifestations exclusivement serviles, des esclaves en nombre important participèrent à des complots ou des révoltes de libres de couleur ou d’Indiens, faisant de leur liberté une des exigences des insurgés. Ces mouvements multiclasses et multiethniques, nés dans un contexte de tensions sociales exacerbées par le processus révolutionnaire de Saint-Domingue, comprenaient rarement un plan concret de prise du pouvoir et étaient souvent déjoués par les autorités avant toute action concrète. Il est donc difficile de savoir s’il y avait des esclaves parmi leurs initiateurs, s'ils agirent en accord avec d'autres groupes sociaux parce qu’ils se savaient partout trop minoritaires pour le faire seuls (sauf dans quelques régions sucrières de Cuba), ou s'ils furent appelés, voire contraints, à se joindre à ces mouvements. La brève rébellion de Coro, au Venezuela, en 1795, qui impliqua quelque 400 insurgés, entre libres de couleur et esclaves, fut probablement le mouvement multiclasses le plus important à se développer dans le sillage de Saint-Domingue. Pourtant, les sources disponibles n’ont pas encore permis aux historiens de définir avec précision son organisation et son programme, ni d'établir le nombre et le rôle des esclaves qui y participèrent, en particulier parce que les forces de l’ordre qui la réprimèrent massacrérent une bonne partie des suspects sans consigner d'informations à leur sujet. Dans une région dont près de la moitié de la population était composée de libres de couleur, 30 % d’Indiens,
14 % de Blancs et 12%
d'esclaves, il semble que les rebelles furent surtout des paysans zambos et pardos libres de la sierra, auxquels s'étaient joints quelques dizaines d'esclaves. Leurs motivations étaient diverses, allant de la résistance à un col-
lecteur d'impôts abusif, à la défense des terres qu'ils cultivaient contre les prétentions croissantes des hacendados créoles jusqu’à une demande nouvelle de respect chez les libres de couleur. La circulation des idées révolutionnaires des Antilles françaises sur la côte du Venezuela et les plaintes croissantes des officiels de Coro quant au manque de troupes pour la défendre contribuérent aussi à forger chez certains l’idée qu'un soulèvement régional était possible, à un moment où plusieurs s'impatientaient 1
Gilbert C. Din, « Carondelet, the cabildo, and slaves : Louisiana in 1795 », Louisiana
History : The Journal of the Louisiana Historical Association, vol. 38, n° 1, hiver 1997, p. 5-28.
245
L'ère des indépendances (1770-1825)
de voir que diverses démarches administratives n'avaient pas servi à faire valoir ce qu'ils considéraient comme leurs droits. Le 10 mai 1795, José Leonardo Chirino, un zambo lettré né libre d’un père esclave et d’une mère indienne, et ses complices se réunirent près d'une hacienda au sud de Coro, puis, armés de bâtons et de machettes,
ils attaquèrent le domaine du patron de Chirino, un riche marchand
créole, qu’ils tuèrent avant d’incendier d'autres haciendas et d'assassiner
deux autres Blancs. En même temps, ils incitèrent les esclaves, les libres de couleur et les Indiens à se joindre à eux pour marcher sur Coro. Ils exigeaient la « loi des Français », c’est-à-dire une république, l'égalité raciale, la liberté des esclaves, la suppression des impôts et tributs et l'élimination de l'aristocratie blanche. Si le leadershipde Chirino ne fait aucun doute, celui, conjoint, de José Caridad Gonzälez,
un des nombreux
Kongo
de
Curaçao réfugiés à Coro avant 1790 pour gagner la liberté promise par le roi d’Espagne s'ils lui juraient fidélité, qui aurait dû lancer une révolte simultanée dans la ville de Coro, est moins certain. Néanmoins, le 13 mai
déjà, Gonzalez et d’autres affranchis de Curacao étaient emprisonnés à Coro pour avoir tenté de voler des armes, puis lui-même et deux de ses hommes étaient tués dans une prétendue tentative de fuite, et plusieurs autres condamnés à la déportation ou aux galères. Quant aux insurgés avec Chirino dans la sierra, ils furent incapables de résister aux forces que
les autorités envoyèrent contre eux. Malgré une promesse de pardon à ceux qui se rendraient, le 15 mai, le commandant de Coro fit décapiter sur-le-champ vingt-quatre insurgés, et une semaine plus tard vingt et un autres furent exécutés après un semblant de jugement. Quelques-uns parvinrent à s’enfuir pour rejoindre sans doute les communautés marronnes de l'arriére-pays. Chirino réussit à se cacher pendant trois mois avant d’être dénoncé. Il fut jugé à Caracas pour haute trahison et condamné à être pendu le 10 décembre 1796. Sa tête fut exhibée dans une cage de fer fixée sur un poteau, tandis que ses mains étaient envoyées 4 Coro pour être exposées, l’une à l'entrée sud de la ville, l’autre près de l’hacienda de son employeur. Sa femme, qui était esclave, et leurs enfants furent
condamnés à être vendus séparément dans d’autres provinces!. 1
Documentos de la insurrección de José Leonardo Chirinos, Fundación Historia y Comunicación,
Caracas, 1994 ; Ramón AIZPURUA AGUIRRE, « La insurrección de los negros de la serranía
de Coro de 1795 : una revisión necesaria », Boletín de la Academia Nacional de la Historia, Caracas, vol. 71, n° 283, juillet-septembre 1988, p. 705-723 ; Alejandro E. Gómez, « Entre
résistance, piraterie et républicanisme : mouvements insurrectionnels d'inspiration révolutionnaire franco-antillaise sur la cóte de Caracas,
1794-1800 », Travaux et Recherches
de 'UMLV, n° 11, janvier 2006, p. 95-97 ; Wim KLOOSTER, « The rising expectations of free and enslaved Blacks in the Greater Caribbean », art. cit., p. 65-69 ; Enrique Salvador RIVERA, Social Control on the Eve of a Slave Revolt. The Case of Coro, 1795, thèse de Master,
246
Les ondes de choc de la Révolution haitienne
Bien qu'elle ait inclus des esclaves parmi ses participants, la rébellion de Coro ne peut pas être assimilée à une révolte type, car elle fut surtout un mouvement de libres de couleur soucieux d'intégrer les demandes de liberté des esclaves *. Par ailleurs, même si elle se produisit trois mois avant la révolte massive des esclaves de l’île néerlandaise voisine de Curaçao, il ne semble pas qu’elle eut d'impact sur cette dernière, mais qu'elle répondait aux conditions changeantes de cette région côtière à l’est de Caracas, tout en étant symptomatique de l'intense circulation des idées dans la Grande Caraïbe. Sa répression illustre l'intransigeance de l'élite vénézuélienne face aux demandes des libres de couleur et des esclaves. De fait, pour les esclaves du Venezuela, l’affranchissement ainsi que le mar-
ronnage et l'établissement de palenques dans l'arriére-pays toujours peu contrôlé restaient les meilleures options pour gagner la liberté. D'autres projets de révolte multiclasses dans l'Amérique espagnole ne dépassèrent pas le stade de la discussion ou ne furent que des manifestations de mécontentement faussement interprétées comme des complots par des gouvernants sur le qui-vive. Par exemple, en 1799, le gouverneur de Carthagène des Indes, sur la côte caraïbe de la Colombie, rapporta avoir évité de justesse le déclenchement d'une conspiration-impliquant un sergent noir et ses miliciens noirs, quelques esclaves bossales et créoles, et des esclaves de Saint-Domingue illégalement vendus à des officiers de la place forte. Selon lui, les comploteurs avaient caché des armes et des munitions (jamais trouvées) en vue de se soulever pendant la Semaine sainte. Ils planifiaient de l'assassiner, d'occuper plusieurs forts, puis de massacrer tous les Blancs et piller la ville. Pourtant, un jour avant sa réalisation, la conspiration fut dénoncée au gouverneur par un caporal pardo que les conjurés auraient tenté d’embrigader avec son unité de miliciens. Six esclaves français et quelques esclaves locaux furent immédiatement arrêtés. Les premiers affirmèrent qu'ils étaient libres mais avaient été illégalement capturés et vendus comme esclaves. Le juge espagnol fit peu de cas de la liberté dont se réclamaient les accusés : il les considérait avant tout comme des esclaves dangereux qui auraient participé aux rébellions des Antilles françaises et se préoccupait aussi de ce qu'ils aient été introduits en violation du décret royal de 1791 n’autorisant que l'importation de bossales à Carthagène. Deux esclaves suspects parvinrent à s'enfuir et à mettre le feu à une hacienda des environs, mais une semaine plus tard University of Maryland, College Park, 2013, . 1
Par exemple, Ana Lucia ARAUJO, Shadows of the Slave Past. Memory, Heritage, and Slavery,
Routledge, New York, 2014, p. 200, présente l'insurrection de Coro comme une révolte d'esclaves dirigée par le marron Chirino.
247
L'ère des indépendances (1770-1825)
le gouverneur considérait que les arrestations n'avaient produit « aucun désagrément » parmi la population noire qui «continuait de vaquer à ses occupations ». Il réclama cependant des troupes supplémentaires à l'Espagne pour mieux protéger la côte caraïbe, car ses habitants « à l'esprit court » pourraient facilement «être corrompus par les détestables maximes de liberté et de désobéissance » propagées par la France révolutionnaire. Le sergent noir et les esclaves militaires de Carthagène inculpés demandèrent à pouvoir être jugés par un tribunal militaire, comme la loi (le fuero militar) le leur permettait,
mais, en mai
1799,
les autorités
royales démasquaient une nouvelle conspiration, cette fois à Maracaibo, sur la côte caraïbe du Venezuela. Deux capitaines mulâtres français, leur équipage afro-descendant et un sous-lieutenant de la milice de pardos de la ville furent accusés de vouloir introduire le «même système de liberté et d'égalité qui avait totalement ruiné les ports français de l’île de SaintDomingue ». Madrid exigea que les prévenus de Carthagène et Maracaibo soient rapidement jugés et exécutés, et que tous les esclaves soient soumis à une grande vigilance. Même si le destin final des inculpés demeure inconnu, la tension monta encore peu après, quand des fonctionnaires royaux allèrent jusqu’à imaginer que ces complots présumés faisaient partie d'un vaste projet de révolution englobant aussi Santa Marta, Riohacha et jusqu'à Santiago de Cuba, bénéficiant du soutien des Indiens wayüu de la péninsule de la Guajira et du consul français de Curacao. Pourtant, aucune révolte concrète n’éclata dans cette vaste région peu colonisée, où le marronnage restait une option pour les esclaves !.
La conspiration de Gabriel Prosser et la révolte de Louisiane,
deux mouvements sans lien avec Saint-Domingue Alors que l'esclavage déclinait à Curacao et en Amérique espagnole continentale, il progressait de façon fulgurante au sud des États-Unis. Entre 1791 et 1812, le nombre d'esclaves ne cessa d'augmenter dans les
États du Sud, tant en raison de leur croissance naturelle que de l'importation d'Africains (voir chapitre 5). La population totale d'esclaves au Sud passa de 650 000 en 1790 à plus de 1 100 000 en 18107. De plus en plus d'esclaves étaient employés dans la nouvelle production du coton, mais d'autres continuaient á cultiver du riz, du tabac et de la canne á sucre ou á travailler dans le service domestique, les transports et comme artisans 1
248
Aline HELG, Liberty and Equality, op. cit., p. 109-110, Ces chiffres proviennent des recensements décennaux de la population étatsunienne, accessibles sur le site de 1’U.S. Census Bureau, www.census.gov/history/www/through_ the_decades/overview/.
Les ondes de choc de la Révolution haïtienne
spécialisés. Parallèlement, dans la plupart des États du Nord, la population esclave chutait à la suite de l’adoption de lois d’abolition graduelle et grâce aux affranchissements, et seuls New York et le New Jersey comp-
taient toujours des-milliers d'esclaves!
Comme à Cuba, la révolution de Saint-Domingue contribua au développement de l'esclavage au sud des États-Unis. Peu après 1791, des planteurs de la colonie française en feu avaient commencé à s’y réfugier, amenant avec eux de nombreux esclaves, notamment
en Caroline
du Sud et en Virginie (mais peu en Louisiane avant 1804). Les Étatsuniens reçurent ces réfugiés avec un mélange d’empathie et de méfiance, car ils craignaient l'influence pernicieuse de leurs esclaves qui avaient vécu des épisodes révolutionnaires. Les récits des « horreurs de Saint-Domingue » se multiplièrent et, avec eux, les rumeurs de conspiration. De plus, les autorités tendaient à relier entre eux les actes de rébellion d'un ou de quelques esclaves, donnant l’impression qu'ils faisaient partie d’un dangereux réseau interétatique. Ainsi, en octobre 1793, l'interception d'une
lettre anonyme suspecte fit craindre qu’une révolte d'esclaves aux ramifications nationales fût sur le point d’éclater à Charleston. Divers incidents impliquant des esclaves d’Albany à New York puis jusqu’en Georgie furent interprétés comme les maillons d'une vaste conspiration en lien avec les Antilles françaises. L'arrivée de pratiques religieuses de SaintDomingue telles que le vaudou amplifiérent encore les inquiétudes de
certains administrateurs ?.
Dans ce contexte, le 30 août 1800, Pharoah et Tom Sheppard, deux esclaves de Richmond, en Virginie, avertirent leur maître qu’une conspiration impliquant des dizaines, voire des centaines d'esclaves allait débuter le soir même dans la ville pour s'étendre à toute la région. Selon les historiens qui l’ont étudiée, la transcription détaillée des déclarations contraintes des inculpés permet d'établir que, dans ce cas, des esclaves préparaient bien depuis plusieurs mois un complot pour se libérer de l’esclavage. La « conspiration de Gabriel », du nom de son principal organisateur,
Gabriel
Prosser,
un
ferronnier
esclave
sachant
lire et écrire,
comprenait son frère Salomon et plusieurs autres artisans esclaves qui recrutaient des partisans sur leur lieu de travail et dans des réunions sociales d'esclaves telles que les cérémonies des églises baptistes noires, les funérailles et les barbecues dominicaux. En secret, les conjurés transformaient des bêches et autres instruments agricoles en épées et lances 1
E.J. McManus, Black Bondage in the North, op. cit.
2
Robert ALDERSON, « Charleston’s rumored slave revolt of 1793 », in David P. GEGGUS (dir.),
The Impact of the Haitian Revolution in the Atlantic World, University of South Carolina Press, Columbia, 2001, p. 93-111.
249
L'ère des indépendances (1770-1825)
et accumulaient des munitions. Bien informés de la situation politique régionale, ils escomptaient profiter de la division des Virginiens blancs entre les républicains-démocrates de Thomas Jefferson et les fédéralistes de John Adams ainsi que de la très faible présence de troupes et de milices dans la ville et ses environs durant l’été 1800. Leur plan était de se retrouver le samedi soir du 30 août aux abords de Richmond, puis de se diviser en trois groupes le premier entrerait dans la ville après minuit pour mettre le feu à des bâtiments à l’est, tandis que les deux autres groupes arriveraient de l’autre côté pour saisir les armes de l’arsenal et prendre le gouverneur en otage. Ensuite, ils tueraient les Blancs sortis éteindre l’incendie, prendraient le pouvoir et aboliraient l'esclavage. Bien que le nombre exact d'esclaves impliqués ne puisse pas être connu, il était élevé : 500 ou plus. Pourtant, deux événements imprévisibles firent échouer le complot : comme déjà mentionné, le samedi matin deux conspirateurs le révélèrent à leur maître, et le soir un violent
orage inonda les entrées de la ville, obligeant Gabriel à repousser l'attaque au lendemain. Entre-temps, les milices avaient commencé à patrouiller, empêchant les esclaves de se réunir. Dans les semaines suivantes, plus de cent esclaves furent arrêtés et, entre la mi-septembre et la mi-novembre,
le tribunal en jugea soixante-douze pour conspiration et insurrection. Parmi ces derniers, quarante-quatre furent reconnus coupables : vingtsix ou vingt-sept furent pendus sur la place publique de Richmond, les dix-sept ou dix-huit autres furent soit déportés et vendus à l'extérieur, soit bénéficièrent du pardon des autorités. Parvenant à prendre la fuite, Gabriel ne fut arrêté, jugé et pendu qu’en octobre 1800!. Au-delà de ces chiffres, les documents
sur la conspiration de Gabriel
fournissent des informations importantes sur ses participants. Tous les inculpés étaient créoles, et certains avaient été témoins du processus étatsunien d'indépendance. Plusieurs étaient lettrés et bénéficiaient d'une certaine autonomie tant économique que géographique parce qu’ils travaillaient indépendamment d'un maître auquel ils versaient un salaire, se déplacaient de la ville à la campagne et d'un domaine à l’autre à pied, à cheval ou en bateau. Dans une région où les Noirs esclaves ou libres représentaient entre 50 et 60 % de la population, ils prenaient une part active au développement capitaliste de l’agriculture virginienne. Ce n’est donc pas par hasard que certains choisirent le mot de business (« affaire »)
pour se référer secrètement à leur complot. Plus encore, les interrogatoires 1
Douglas
R. EGERTON,
Gabriel’s Rebellion.
The
Virginia
Conspiracies
of 1800 and
1802,
University of North Carolina Press, Chapel Hill, 1993; James SIDBURY, Ploughshares
into Swords, op. cit., p. 6-8, 40-45 ; Michael L. NicHOLts, Whispers of Rebellion. Narrating
Gabriel’s Conspiracy, University of Virginia Press, Charlottesville, 2012.
250
Les ondes de choc de la Révolution haitienne
montrent comment les principaux comploteurs recrutèrent des adeptes, avec quels arguments ils cherchèrent à susciter leur enthousiasme, dissiper leurs peurs et les convaincre de recruter à leur tour de nouveaux partisans, tout en prévenant les risques d’ébruitement ou de trahison. Les suspects n'invoquérent pas de décret officiel d'abolition caché par les esclavagistes,
comme
en Louisiane
ou à Curaçao,
ni la révolu-
tion de Saint-Domingue, mais quelques-uns se référèrent à des passages de la Bible sur l'esclavage des Israélites et leur sortie d'Égypte (un thème récurrent depuis les années 1770) qu'ils mettaient en parallèle avec leur propre destinée. D'autres déclarèrent plus brutalement qu'ils voulaient battre ou tuer les Blancs pour gagner la liberté, mais certains recruteurs précisaient que seraient épargnés les femmes et les enfants, ou les quakers, les méthodistes et les Français parce qu'ils étaient contre l'esclavage ;
quelques comploteurs spécifièrent que les Noirs qui ne se joindraient pas à la rébellion seraient aussi tués. Contrairement à d’autres conspirations marquées par la présence de femmes et l'élection d'un roi et d'une reine, celle de Gabriel se fondait sur la Bible, la fraternité masculine et le droit
fondamental des individus à la liberté. D'ailleurs, Gabriel aurait dû écrire sur le drapeau de soie blanche des rebelles les mots « Mort ou liberté », et l’un des condamnés soutint au moment d’être pendu qu'il n'avait rien d'autre à déclarer que ce qu’aurait dit George Washington s’il avait été condamné par les Britanniques : qu'il « avait risqué sa vie pour obtenir la liberté de ses concitoyens et était prêt à se sacrifier pour cette cause ». D'autres furent moins politiques et affirmèrent avoir été motivés par la perspective de pouvoir se venger d'abus répétés et « tuer les Blancs’ ». Mieux documentée que d’autres, la conspiration de Gabriel permet aussi de tenter de comprendre pourquoi les esclaves Pharoah et Tom Sheppard décidèrent de dénoncer leurs camarades douze heures avant le début prévu de la révolte - sans savoir qu’un orage allait empêcher sa réalisation le soir du 30 août. Arrêtés et interrogés le surlendemain, ils répétèrent leur dénonciation sans en expliquer les motivations : prirentils peur à la dernière minute ? Ou voulaient-ils se protéger au cas où le business tournerait mal, sans pour autant renoncer à rejoindre la révolte si elle réussissait ? Ils savaient sans doute que leur trahison entraînerait la mort au moins des principaux leaders ; ils pouvaient espérer sauver 1
Cité dans James Swesury, Ploughshares into Swords, op. cit., p. 87, 88. Voir aussi Douglas R. EGERTON, « Slaves to the marketplace : economic liberty and Black rebelliousness in the Atlantic World », Journal of the Early Republic, vol. 26, n° 4, hiver 2006, p. 617-639, lequel insiste sur le rôle de l'urbanisation et la monétarisation de l’économie dans la révolte ;
et Allen Dwight CALLAHAN, The Talking Book, op. cit., p. 6-7, pour la dimension baptiste du complot.
251
L'ère des indépendances (1770-1825)
leur propre vie, mais ils ne pouvaient pas imaginer que leur dénonciation serait récompensée par leur affranchissement et une grosse récompense monétaire. De fait, à l'exception de Gabriel et deux ou trois proches, tous
les esclaves impliqués avaient douté du succès du complot. Certains suspects avouèrent qu’ils avaient bien été contactés par les dirigeants, mais avaient voulu « voir si l'affaire progressait bien » avant de se compromettre. D’autres, effrayés, tentérent de raisonner les comploteurs mais ne les dénoncèrent pas. Vraisemblablement, donc, beaucoup mesurèrent les faibles chances de victoire du projet contre ses risques réels la mort, les supplices, la vente comme esclaves à une plantation lointaine ou dans les Antilles, c’est-à-dire la destruction de la petite sphère d’autonomie et de vie familiale qu’ils avaient pu se construire a force de patience et de sacrifices. En effet, plusieurs esclaves compromis dans la conspiration de Gabriel vivaient à Richmond ou, comme
les esclaves artisans des villes des colo-
nies espagnoles, ils exerçaient un métier qualifié qui leur permettait de vivre en famille sans le contrôle immédiat de leur propriétaire ; certains étaient loués à un employeur extérieur ou, mieux, travaillaient de
façon autonome tout en payant un salaire à leur maître, ayant donc un accès direct à l’économie monétaire. Pour eux, participer pleinement à la conspiration était une décision aux conséquences très graves. Quant aux autorités et aux Blancs en général, ils réagirent en appliquant des châtiments exemplaires, mais, une fois Gabriel capturé et exécuté, ils ne poursuivirent pas la répression contre les autres esclaves probablement impliqués. Par la suite, des esclaves de Virginie continuèrent de parler de liberté et de révolte, et des rumeurs de complots circulèrent à nouveau, notamment avant Pâques 1802, sans qu'aucune rébellion ne se réalise dans la région!. En revanche, en 1811, plusieurs centaines d’esclaves se révoltèrent bel
et bien en Louisiane, juste avant l'intégration de ce territoire comme État de l’Union. Étudiée depuis peu, cette tentative est considérée par plusieurs historiens comme la « plus grande révolte d'esclaves de l’histoire des États-Unis » indépendants, en raison du nombre d'esclaves compromis qui y perdirent la vie?. Cependant, sa répression immédiate et brutale ne laissa que peu de documents permettant de la reconstituer et de 1 2
James Sipsury, Ploughshares into Swords, op. cit., p. 95-117, 139-147 ; Sylviane A. Diour, Slavery's Exiles, op. cit., p. 259-265. Voir Robert L. PAQUETTE, « “A Horde of Brigands?” the great Louisiana slave revolt of 1811 reconsidered », Historical Reflections | Réflexions historiques, vol. 35, printemps 2009, p. 72-96; Daniel RASMUSSEN, American Uprising. The Untold Story of America’s Largest Slave Revolt,
Harper
&
Collins,
New
York,
2011;
Nathan
A. BuMAN,
To Kill
Whites. The 1811 Louisiana Slave Insurrection, thèse de Master, Department of History,
252
Les ondes de choc de la Révolution haïtienne
connaître les buts des rebelles. À cette époque, la Louisiane était sous les ordres d’un gouverneur chargé de préparer son insertion dans les ÉtatsUnis. Le premier recensement étatsunien de 1810 compta 34 311 Blancs,
34 660 esclaves et 7 585 libres de couleur. Depuis 1793, 15 000 réfugiés, toutes catégories confondues, y étaient arrivés de Saint-Domingue, dont 9 000 via Cuba pour la seule année de 1809, en majorité des esclaves et des libres de couleur, sans doute marqués par les violences dont ils avaient été témoins ou acteurs!. Simultanément, des planteurs des États du Sud s'établissaient sur le territoire avec leurs esclaves. Ces multiples arrivées inquiétaient les libres de couleur déjà là sous le colonialisme espagnol, qui craignaient d’être marginalisés par les migrants et de subir la ségrégation raciale pratiquée dans le Sud esclavagiste, tandis que les Blancs de l’ancienne Louisiane française, toujours affectés par la conspiration avortée de Pointe-Coupée, redoutaient la perte de leurs prérogatives au profit des nouveaux venus. Les tensions étaient donc vives dans cette population changeante et en rapide croissance. Entre le 8 et le 10 janvier 1811, pendant les fêtes de l’Épiphanie célébrant aussi la fin des récoltes, des dizaines voire des centaines d'esclaves de plantations de canne à sucre situées le long du Mississippi au nord-ouest de La Nouvelle-Orléans se soulevèrent. Apparemment, la révolte avait été longuement planifiée, en particulier par Charles Deslondes, un esclave mulâtre que sa maîtresse louait à d’autres planteurs, ce qui lui permettait de se déplacer le long des rives du Mississippi et d’y rencontrer de nombreux esclaves, dont Kook (ou Kwaku) et Quamana (ou Kwamina), deux Akan arrivés en 1806 après avoir été arrachés du royaume Ashanti, dans
le Ghana actuel. Ensemble, ils auraient projeté de saisir les armes déposées par la milice sur la plantation d'un des employeurs de Deslondes, de rallier progressivement les esclaves des plantations bordant le Mississippi en aval, détruisant les domaines et tuant les Blancs, jusqu’à atteindre La Nouvelle-Orléans, une cinquantaine de kilomètres plus bas, où une rébellion devait débuter simultanément. Toutefois, la première étape du plan
fut un échec : le 8 janvier, les rebelles trouvèrent le dépôt d'armes presque vide ; après avoir brutalement frappé le maître de la plantation et tué un de ses fils, ils prirent la direction d’autres domaines, certains à cheval mais la plupart à pied, armés de machettes, de fourches et de haches. Organisés en colonne militaire derrière les cavaliers, ils marchaient au son de tambours en agitant des drapeaux et ils rallièrent en chemin des
1
Louisiana State University, août 2008, p. 66-85, . John Mack FARAGHER et al., Out of Many, op. cit., p. 33.
335
Entre esclavagisme et abolitionnisme (1800-1838)
un impact national durant cette période Vesey,
en Caroline
du
Sud
en
1822,
la conspiration de Denmark
et la révolte de Nat Turner,
en
Virginie en 1831. La conspiration de Denmark Vesey fut dénoncée à la mi-juin 1822 par deux esclaves qui rapportèrent séparément à leur maître qu'un complot gigantesque se tramait pour les prochains jours à Charleston, au cours duquel de très nombreux esclaves et libres de couleur allaient tuer des Blancs et piller les magasins avant de s'enfuir par bateau a Haïti. Dès le 18 juin, les autorités procédèrent aux premières arrestations et, après des interrogatoires sous la torture, ordonnèrent d’autres détentions, dont celle de Vesey le 22 juin. Le 2 juillet déjà, trente et un Noirs étaient derrière les barreaux, et Vesey et cinq esclaves présumés complices étaient exécutés par pendaison. Ce jour-là, en réponse aux critiques d’un juge charlestonien membre de la Cour suprême fédérale sur le bien-fondé de ces exécutions, les magistrats lancèrent une nouvelle vague d’arrestations qui conduisit quatre-vingt-deux hommes en prison en un peu plus de deux semaines. À la fin de juillet, ils avaient jugé quarante-six esclaves supplémentaires, dont aucun ne confessa sa participation à la conspiration, et quarante-cinq se déclarèrent non coupables malgré la torture. Néanmoins, vingt-six furent pendus sans avoir avoué, dix-huit déportés et seulement deux acquittés. En août, de nouveaux juges reprirent l'affaire, mais sans le zèle de leurs prédécesseurs : des dix-huit suspects qu'ils jugèrent, seul un fut pendu, sept furent déportés et les autres innocentés. De plus, quatre autres suspects étaient blancs, tous étrangers à la Caroline du Sud : deux marins, l'un écossais et l’autre espagnol, un colporteur allemand, et un épicier d'un autre État ; tous les quatre furent condamnés à des peines de prison. Les deux esclaves dénonciateurs furent émancipés!. Les autorités interdirent aussi aux Noirs de porter le deuil des exécutions et firent brûler l’église méthodiste africaine à laquelle beaucoup appartenaient. Peu après, de nouvelles lois interdirent d’enseigner à lire et à écrire aux esclaves, réduisirent leur liberté de réunion et confièrent leur évangélisation exclusivement à des missionnaires blancs accrédités ?. Comme pour d’autres complots, il est difficile de savoir si les dizaines
d'esclaves et de Noirs libres de Charleston et les quatre Blancs associés à la conspiration de Vesey préparaient concrètement depuis 1820 ce qui aurait pu devenir la « plus grande rébellion d'esclaves de l’histoire des 1 2
336
Douglas R. EGERTON, He Shall Go Out Free. The Lives of Denmark Vesey, Madison House, Madison, 1999, p. 175-202, 229-232; Michael P. JOHNSON, « Vesey and his coconspirators », William and Mary Quarterly, vol. 58, n° 4, octobre 2001, p. 935-941. Allen Dwight CALLAHAN, The Talking Book, op. cit., p. 7-9.
Révoltes et abolitionnisme
Etats-Unis!
», s'ils échafaudaient ou imaginaient divers scénarios de sor-
tie de l’esclavage, ou s’ils furent les victimes d’une escalade répressive de
la part des magistrats de Charleston’. En effet, les historiens n’ont pas fini de débattre de la valeur du principal rapport de justice sur l'affaire rédigé après coup par deux juges et n’ont encore trouvé aucun écrit ni trace
directe des paroles de Vesey?.
Néanmoins, il est certain que le christianisme inspirait les accusés et que la plupart d’entre eux étaient affiliés à 1'African Methodist
Episcopalian Church (1'« Église A. M. E. ») de Charleston, de plus en plus
ciblée par les Blancs. Cette Église avait été créée par des esclaves et des libres de couleur après que l’Église méthodiste officielle de la ville eut restreint l'accès à ses fidèles noirs en 1815. Ces derniers entrérent en contact avec l’African Methodist Episcopalian Church, que le pasteur Richard Allen avait fondée à Philadelphie en 1794, pour établir à Charleston un temple affilié à celle-ci. Rapidement, l’Église A. M. E. de Charleston attira la majorité des esclaves et des libres de couleur du comté, qui fréquentaient jusque-là le temple méthodiste officiel. En réaction, les autorités. firent arrêter plusieurs méthodistes noirs sous le prétexte qu'ils avaient instruit des esclaves sans la surveillance de Blancs. En juillet 1820, elles leur interdirent de tenir des services religieux séparés ; de plus, les législateurs de la Caroline du Sud limitèrent drastiquement la possibilité de l’affranchissement pour les esclaves et défendirent à tout Noir libre d’entrer dans l’État, sans doute par crainte de leur mobilisation conjointe. Car le nombre des libres de couleur dans le comté de Charleston augmentait depuis 1800 et, en 1820, les 10 653 Blancs qui y étaient recensés étaient devenus
minoritaires
face aux Noirs,
dont
1 475
libres et
12 652 esclaves“. Comme dans d’autres cas de présumée conspiration, en 1822 la simple appartenance à l’Église A. M. E. pouvait transformer un Noir libre ou asservi en conjuré. 1 2 3
4
David M. ROBERTSON, Denmark Vesey. The Buried History of America’s Largest Slave Rebellion and the Man Who Led It, Alfred A. Knopf, New York, 1999, rabat intérieur de la couver-
ture.
Douglas R. Ecerton, He Shall Go Out Free, op. cit. ; Michael P. JOHNSON, « Vesey and his coconspirators », art. cit., p. 937-940. Lionel Henry KENNEDY et Thomas PARKER, The Trial Record of Denmark Vesey (1822), Beacon Press, Boston, 1970 ; Edward Pearson (dir.), Designs against Charleston. The Trial Record of the Denmark Slave Conspiracy of 1822, University of North Carolina Press, Chapel Hill, 1999. Pour une comparaison détaillée de ce rapport avec deux versions manuscrites antérieures, voir Michael P. JOHNSON, « Vesey and his co-conspirators », art. cit., p. 920-935. Pour des réponses à l’article de Johnson, voir « Forum : the making of a slave conspiracy », Part 2, art. cit., en particulier Thomas J. Davis, « Conspiracy and credibility : look who’s
talking, about what : law talk and loose talk », ibid., p. 167-174.
Census for 1820, op. cit., p. 115.
337
Entre esclavagisme et abolitionnisme (1800-1838)
Denmark Vesey, l’homme qui donna son nom à la conspiration, jouait un rôle important dans cette mobilisation religieuse, même s’il n'est pas avéré qu'il ait été le cerveau du complot supposé, puisque la plupart des témoignages existants sur lui l’incriminèrent après son exécution. En 1822, Vesey était un affranchi âgé de 55 ans, lettré, lecteur assidu
de la Bible et membre de l’Église A. M. E. Sa femme et son fils étaient cependant esclaves, comme
l’étaient de nombreux autres fidèles métho-
distes. Sa vie jusqu’à son exécution a laissé peu de traces à Charleston, où son maître marchand l’avait amené comme esclave en 1783 après l'avoir acquis dans l’île danoise de Saint-Thomas, si ce n'est qu’en 1799 il avait gagné 1 500 dollars à la loterie, grâce auxquels il avait acheté sa liberté pour 600 dollars et une patente pour exercer le métier de charpentier. D’autres Noirs incriminés avec lui étaient des Africains arrivés après 1800, tels les esclaves artisans Gullah Jack Pritchard et Monday Gell. Il est donc
possible qu’ensemble ces en puisant dans l’Ancien cosmologie africaine, la des États-Unis ainsi que
hommes aient conçu la libération des esclaves Testament (spécialement le Livre de 1'Exode), la Déclaration d’indépendance et la Constitution la Révolution haïtienne!. Ces derniers thèmes
étaient d’ailleurs aussi accessibles aux lecteurs, blancs et noirs, de la presse
locale qui commentait la récente occupation de Santo Domingo par les Haïtiens ou les appels à l'immigration noire américaine de leur président Jean-Pierre Boyer, les débats du Congrès de Caroline du Sud sur les restrictions à l'affranchissement, de même que ceux du Congrés étatsunien sur l'entrée dans l’Union du Missouri comme État esclavagiste. Par conséquent, malgré la répression que leur congrégation avait subie en 1820, les Noirs esclaves et libres de Charleston avaient diverses raisons d'imaginer un futur meilleur, d’où les déclarations de certains accusés affirmant que (feu) Vesey leur aurait dit : « Nous sommes libérés, mais les Blancs ne
vont pas nous laisser l'être, et donc le seul moyen est de nous soulever et combattre les Blancs? ». Ce contexte était susceptible de générer des propos enthousiastes parmi les Noirs de Charleston, voire d'inciter certains à imaginer comment massacrer les Blancs et fuir à Haïti. Même s'ils ne conçurent pas un plan concret pour y parvenir, parler de ce rêve de liberté constituait déjà pour les juges une preuve de leur complot. La nouvelle des trente-cinq exécutions à Charleston durant l'été 1822 se diffusa dans beaucoup de villes du Sud et mit les Blancs sur le quivive. Dans les années suivantes, les protestations des esclaves contre leur 1
Douglas R. EGERTON, He Shall Go Out Free, op. cit., p. 101-153.
2
Cité dans Michael P. JoHNsON, « Vesey and his co-conspirators », art. cit., p. 963.
3
338
Douglas R. EGERTON, He Shall Go Out Free, op. cit., p. 103-120.
Révoltes et abolitionnisme
condition restèrent isolées. Certes, tels ces quatre-vingt-dix esclaves naient menottés et enchaînés du parvinrent à se détacher et à tuer
il arrivait que des groupes s’insurgent, hommes que trois marchands emmeMaryland au Kentucky en 1829 et qui deux de leurs convoyeurs alors que le
troisième s'échappait pour donner l’alerte. Mais, ensuite, tous furent cap-
turés, six pendus pour meurtre et une partie des autres vendus plus au sud. Ailleurs des captifs saisissaient une aubaine pour attaquer ou tuer un maître ou un surveillant, mais partout les Blancs étaient armés, les milices prêtes à intervenir, et les rebelles vite maítrisés et punis’. Pourtant, dans les États libres de la côte est, des Afro-Américains se mobilisaient contre la
discrimination raciale et l’esclavage dans le Sud. En 1827, Peter Williams Jr., un pasteur noir de l'Église épiscopale officielle, lançait à New York le premier journal noir des États-Unis, Freedom’s Journal,
avec une vision
abolitionniste. Deux ans plus tard, David Walker, un des contributeurs
occasionnels du journal et un fidèle de l’Église A. M. E., publiait à Boston An Appeal to the Coloured Citizens of the World. Se basant sur la Bible et la Déclaration d'indépendance des États-Unis, son pamphlet appelait les _. Noirs à se révolter contre l'esclavage et à exiger la liberté et l'égalité ainsi que l'abolition totale et immédiate. Il dénonçait la condition des esclaves noirs aux États-Unis comme pire que celle de tous les autres peuples asservis dans l’histoire de l’humanité. Il la comparait en particulier avec celle des Juifs en Égypte pharaonique pour souligner la violence et la barbarie des «chrétiens éclairés d'Amérique » face à l'esprit d'inclusion des Égyptiens — « des Africains, des gens de couleur comme nous ». Mais les Blancs seraient bientôt punis pour leurs péchés, et Walker sommait le
« peuple de couleur de ces États-Unis d'Amérique » de vaincre ses divi-
sions et de savoir reconnaître le leader que Dieu allait bientôt lui envoyer pour le délivrer de sa misère. L'appel de Walker choqua, surtout au Sud,
où certains États en interdirent la diffusion ; la tête de Walker fut même
mise à prix, mais il mourut subitement en 1830 à l’âge de 34 ans. Six mois plus tard, le 1% janvier 1831, le journaliste blanc William L. Garrison lançait à Boston le premier numéro de son journal The Liberator qui deman-
dait l'abolition immédiate’.
Par conséquent, lorsque dans la nuit du 21 août 1831 Nat Turner et quelques dizaines de partisans lancèrent un raid meurtrier dans le comté de Southampton, au sud de la Virginie, et massacrèrent cinquante-cinq Blancs
— douze
en moins 1 2
hommes,
dix-neuf
femmes
et vingt-quatre
enfants
-
de vingt-quatre heures, leur révolte eut un écho national. Marion Brunson Lucas, A History of Blacks in Kentucky, op. cit., p. 58, 98-99. Allen Dwight CALLAHAN, The Talking Book, op. cit., p. 130-149.
339
Entre esclavagisme et abolitionnisme (1800-1838)
Toutefois, rien n’indiquait que Turner et ses acolytes aient été influencés par le début de l’abolitionnisme au Nord. A Southampton, des centaines de miliciens et de Blancs de tous bords, appuyés par des troupes virginiennes et fédérales, mirent fin a la rébellion en deux jours, capturant la
plupart des insurgés et en tuant au moins vingt-quatre autres lorsqu'ils se rendirent. Mais Turner parvint à leur échapper pendant plus de deux mois et ne fut arrêté que le 30 octobre. Lors de leur procès, trente rebelles furent condamnés à mort ; parmi eux, dix-huit, dont Turner, furent pendus et les douze autres virent leur peine commuée en déportation par le gouverneur. La population blanche fut longtemps terrorisée par les massacres menés sous le commandement de Turner et soupçonna ce dernier d’avoir des partisans bien au-delà de Southampton. Dans la vague de répression qui suivit les meurtres commis par les rebelles, une vingtaine ou une trentaine de Noirs, presque tous esclaves mais sans lien avec Turner, furent tués hors de toute légalité dans les comtés voisins!.
Nat Turner se rendit sans résistance et mourut fièrement le 11 novembre 1831. Cependant, durant son emprisonnement, il fit une longue narration de ses motivations et du déroulement de la révolte à un journaliste qui la publia immédiatement sous le titre The Confessions of Nat Turner’. Turner ne faisait aucun lien avec l'actualité abolitionniste,
mais parsemait ses propos de citations mémorisées de divers passages de la Bible qu'il avait lue assidGment. Il se présentait d’emblée comme un étre d’exception depuis sa plus tendre enfance, doté d’une mémoire prénatale et d'une intelligence singulière, destiné par le Tout-Puissant à être un grand prophète. Avec le temps, il s'était perfectionné grâce à la pratique de la prière et du jeûne et avait acquis un ascendant irrésistible sur les autres ; il avait même accompli des miracles et le baptême d’un Blanc. Et surtout, depuis 1825, il avait été témoin d’une série de révélations et de
visions l’enjoignant d'accomplir ce que le Saint-Esprit avait décrété pour lui. Trois ans plus tard, l'Esprit l’avait enjoint de reprendre le fardeau que le Christ avait porté pour les péchés des hommes, car « le moment où les premiers seraient les derniers et les derniers les premiers approchait ». Or son destin était incompatible avec son statut d’esclave, et ceux qui auraient pu l'affranchir ne l'avaient pas fait. Quand Nat Turner atteignit l’âge de 31 ans, il attendit secrètement les signes du Ciel lui annonçant 1
2
David F. ALLMENDINGER, Nat Turner and the Rising in Southampton County,
Johns Hopkins
University Press, Baltimore, 2014, p. 1, 281-299. Thomas R. Gray, The Confessions of Nat Turner, Lucas & Deaver, Baltimore, 1831 http:// docsouth.unc.edu/neh/turner/turner.html
(ne pas confondre avec le roman
éponyme
controversé de William Styron publié en 1967). En croisant le récit de Gray avec diverses sources d'archives et la presse contemporaine, David Allmendinger conclut que ces confessions sont fidèles aux vues de Turner.
340
Révoltes et abolitionnisme
qu'il devait commencer son « travail de mort » : « tuer [sjes ennemis avec leurs propres armes ». Après l'éclipse de soleil de février 1831, ses lèvres s'étaient descellées et il avait communiqué son plan à quatre compagnons sur lesquels il avait une grande autorité. Ces hommes ne trahirent pas sa confiance et agirent fidèlement (en visant les familles de ceux qui ne les avaient pas affranchis quand ils l’auraient pu). Maintenant, concluait Turner, il était prêt à être exécuté, tel le Christ qui avait été crucifié?. Si Turner pensait avoir ainsi accompli son destin, ou puni ceux qui ne lui avaient pas permis de l'accomplir parce qu'ils ne l'avaient pas affranchi, les motivations de ses disciples restent inconnues. Sa révolte demeura locale, limitée au comté de Southampton et à ses environs. Mais,
comme elle fut l'insurrection la plus meurtrière pour les Blancs de 1'histoire des treize colonies britanniques puis des États-Unis, elle incarna longtemps la peur séculaire des Blancs esclavagistes d'être massacrés par leurs esclaves, comme l’atteste une gravure anonyme de scènes de l'« horrible massacre en Virginie » amplement diffusée dès 1831. Pour quelques esclaves et Noirs libres, Nat Turner devint le symbole de l'esclave rebelle, le Spartacus noir annoncé par David Walker que beaucoup attendaient”. La révolte de 1816 à la Barbade,
un « effort à accomplir par devoir » Malgré ces révoltes, les esclaves des Antilles françaises, du sud
des États-Unis, de Cuba et du Brésil ne parvinrent pas à ébranler l'institu-
tion de l'esclavage durant les années qui suivirent le Congrés de Vienne. Après 1815, ce fut dans les Caraïbes britanniques épargnées par les effets de la Révolution haïtienne que de vastes révoltes éclatèrent et contribuèrent décisivement à l'abolition de l'esclavage en 1833. Quand la première de ces insurrections enflamma la Barbade en 1816, elle prit les abolitionnistes de Grande-Bretagne au dépourvu. Après l'interdiction de la traite par le Parlement londonien en 1807, ceux-ci faisaient campagne pour sa suppression par la France, l'Espagne et le Brésil et encourageaient la colonisation de la Sierra Leone par les captifs saisis sur les bateaux négriers arraisonnés par la flotte britannique. Quant à l'esclavage dans les colonies du Royaume-Uni, les abolitionnistes pensaient qu’avec l'arrêt des arrivées de bossales les planteurs prendraient mieux soin de leurs esclaves puisque seule la reproduction naturelle préviendrait le déclin de leur force de travail, Selon eux, l'esclavage allait s'humaniser, « s'améliorer » et finirait 1 2
Thomas R. Gray, The Confessions of Nat Turner, op. cit., p. 7-12. Voir aussi David F. ALLMENDINGER, Nat Turner and the Rising in Southampton County, op. cit., p. 11-24. Scot FRENCH, The Rebellious Slave. Nat Turner in American Memory, Houghton Mifflin, Boston, 2004, p. 7-32.
341
Entre esclavagisme et abolitionnisme (1800-1838)
pas s'éteindre lentement de lui-même. Quand, en 1815, il apparut que le nombre d'esclaves augmentait anormalement sur l’île de Trinidad (prise à Espagne par la Grande-Bretagne en 1797 et officiellement sa colonie en 1802), quelques-uns proposérent à la Chambre des communes d’obliger les colonies britanniques à établir des registres officiels des esclaves pour prévenir l'importation illégale de captifs. Leur proposition échoua, mais suscita une levée de boucliers des planteurs qui les accusèrent de préparer insidieusement l'extinction de l'esclavage. À la Barbade, en particulier, les planteurs étaient de plus en plus remontés contre le Parlement londonien. S'ils s'étaient conformés à l'abolition du trafic négrier à partir de 1808 parce «que eux-mêmes n'importaient plus d'Africains et espéraient qu'elle nuirait à leurs concurrents, depuis novembre 1815 ils n’avaient de cesse de dénoncer, dans des réunions ani-
mées et dans la presse insulaire, la proposition d’obliger les maîtres à inscrire leurs esclaves sur des registres officiels comme une atteinte à leur propriété privée, à l'autonomie de la colonie et à l’existence même de l’esclavage. Certains prévoyaient même que cette « interférence législative entre Maître et Esclave [...] encouragerait nécessairement l'insubordination (et peut-être des maux encore plus affreux) » chez des esclaves qui, jusque-là, n'avaient pas manifesté de mécontentement’. Effectivement, à la Barbade la dernière grande peur d’une rébellion servile remontait à 1692, et les planteurs se vantaient de leur bonne gestion de la maind'œuvre captive. Les Blancs étaient environ 15 000, les libres de couleur
seulement 3 000 pour un total de 77 000 esclaves. Contrairement 4 la Jamaïque ou à la Guyane britannique à cette époque, 93 % des esclaves de la Barbade étaient créoles ; peu d’entre eux étaient chrétiens, mais quelques-uns savaient lire et écrire. De plus, les domestiques et les travailleurs urbains mis à part, l'immense majorité des esclaves œuvraient sur des plantations mais vivaient dans des villages attenants où chaque famille avait une case avec son lopin de terre produisant parfois assez pour vendre le surplus au marché. Cependant, ces conditions apparemment favorables masquaient des tensions croissantes entre planteurs et captifs. Depuis la victoire de la Révolution haïtienne, les premiers se plaignaient de l'insolence de leurs esclaves et faisaient emprisonner les plus rebelles dans la « cage » de Bridgetown, une geóle normalement réservée aux marrons Capturés. En même temps, malgré un terrain presque entièrement dédié à la plantation sucrière et donc peu favorable au marronnage, les fuites d'esclaves se multipliaient, et le plus souvent ces marrons 1
342
Cité dans David Lamsert, White Creole Culture, Politics, and Identity during the Age of Abolition, Cambridge University Press, Cambridge, 2005, p. 114.
Révoltes et abolitionnisme
étaient non seulement des créoles, mais aussi des mulâtres et des esclaves
d'élite’,
La mobilisation des planteurs de la Barbade et leur défense virulente de l'esclavage contre les prétentions de la métropole, alors que le gouverneur de l’île y était en consultation, ne passèrent pas inaperçues des esclaves. Progressivement certains d’entre eux, en particulier des esclaves chefs d'équipe ou des artisans lettrés et en contact avec quelques libres de couleur, prirent au mot les supputations des planteurs et se convainquirent que l'émancipation avait bien été décrétée à Londres, mais que leurs maîtres refusaient de s’y conformer. Sans doute aussi quelques-uns se rendirent-ils compte qu’avec la fin des guerres napoléoniennes les troupes postées sur la petite île avaient diminué de plus de la moitié entre décembre 1814 et décembre 18152. Dès lors, plusieurs esclaves d'élite de la paroisse de St. Philipp, au sud-est de l’île, se mirent à discuter des meilleurs moyens de forcer les planteurs à respecter les ordres de Londres. Les plus actifs étaient commandeurs ou domestiques sur deux plantations proches l’une de l’autre et appartenaient à un réseau reliant plusieurs domaines _. de la paroisse jusqu’à Bridgetown. Jackey semblait avoir le rôle de coordinateur, même si le seul Africain parmi eux, le garde-forestier Bussa ou Bussoe, fut celui qui donna son nom à la révolte. L’esclave domestique lettrée Nanny Grigg était aussi un protagoniste majeur, puisqu'elle affirma avoir lu dans un journal que les esclaves devaient être libérés au Nouvel An, mais que les Blancs s’y opposeraient. Après que le 1% janvier 1816 se fut passé sans libération, elle annonça que celle-ci aurait lieu le lundi de Pâques, mais que les esclaves devaient se préparer à lutter pour l'obtenir, comme ils l'avaient fait à Saint-Domingue. Les participants organisèrent donc une partie des esclaves des plantations et tissèrent des liens au-delà de St. Philipp. Ensemble, ils élaborèrent un plan confus de soulèvement pendant les fêtes de Pâques, quand les élites et les troupes seraient rassemblées à Bridgetown et que le gouverneur devait revenir de Londres muni des supposés « papiers de liberté ». Alors que certains prônaient la grève, d’autres voulaient « mettre le feu au pays » comme à « Mingo » (Saint-Domingue). Lancée peut-être prématurément le dimanche de Pâques 14 avril 1816, la révolte s’étendit rapidement, ralliant plusieurs centaines, voire peut-être jusqu’à 3 900 esclaves. Pas ou peu armés, ils étaient dispersés en diverses 1
Gad
HEUMAN,
« Runaway
slaves in nineteenth-century
Barbados », art. cit., p. 97-99,
2
Latinoamericanos y del Caribe, n° 39, décembre 1985, p. 105-106. Sur la révolte de 1692 a la Barbade, voir supra, chapitre 4. David GEGGUs, « The enigma of Jamaica in the 1790s », art. cit., p. 294.
105 ; Michael CRATON, Testing the Chains, op. cit., p. 254-259 ; Hilary McD. BECKLES, « The
slave-drivers’ war
Bussa and the 1816 Barbados slave rebellion », Boletín de Estudios
343
Entre esclavagisme et abolitionnisme (1800-1838)
bandes dans une insurrection qui embrasa les champs de canne du tiers
oriental de l’île et détruisit des bâtiments de plantations’.
La répression fut expéditive et terrible. Les milices de St. Philipp et des trois paroisses voisines, soit plusieurs centaines d'hommes en majorité blancs, furent les premières à entrer en action, suivies d’un régiment des Indes occidentales composé de 150 « affranchis » et d'une bonne partie des 1 414 soldats européens de l’armée régulière. Contre ces forces bien armées et entraînées, les esclaves insurgés, munis au mieux de machettes et de bâtons, n'avaient aucune chance. Vite désorganisés, ils cherchèrent à
s'enfuir plutôt qu’à faire front. En deux jours, miliciens et soldats avaient pratiquement maté la rébellion : ils tuèrent 50 esclaves au combat (dont Bussa), en exécutérent sommairement 70 et firent 300 à 400 prisonniers.
Les rebelles, quant à eux, ne tuèrent en tout qu’un civil blanc et deux sol-
dats noirs. Parmi les tactiques de répression des forces de l’ordre figuraient l'incendie et la destruction des cases et des jardins potagers des esclaves,
puis l’extermination indiscriminée des fuyards, y compris les femmes et les
enfants. Le gouverneur revint de Londres le 24 avril sans décret d’émancipation et prolongea la loi martiale jusqu’a la mi-juillet. Dans une première série de procès, 111 esclaves et 3 libres de couleur furent exécutés sur diverses places publiques réparties dans l’île, leurs corps ou leurs têtes étant ensuite exposés pour servir d'exemple, continuant la tradition macabre des siècles précédents. D’autres furent condamnés à des peines de flagellation publique et de déportation et dix-huit furent acquittés. Les procès en cour martiale se poursuivirent encore pendant plusieurs semaines, conduisant à 106 condamnations à mort supplémentaires que l’Assemblée de
la Barbade décida de commuer en péines de déportation. À la fin de jan-
vier par jou blée
1817, ces 106 esclaves et d’autres considérés comme trop dangereux leurs maîtres pour être réintégrés furent déportés dans les forêts d’acadu Bélize (Honduras britannique). Quelques mois plus tard, l’Assemde la Barbade adoptait son propre décret d'enregistrement des esclaves
dont la bonne exécution était confiés à la milice des planteurs. Et, en jan-
vier 1818, elle se résolut à publier un rapport officiel sur la révolte qu'elle envoya à Londres. Elle prit soin d'en imputer la responsabilité à l’abolition-
niste William Wilberforce et à des agitateurs extérieurs à la Barbade.
Toutefois, les insurgés avaient bien exprimé les espoirs qu’ils plaçaient dans leur mouvement sur les drapeaux de coton blanc couverts de slogans et d'illustrations qu'ils brandirent en avril 1816. Tout d’abord, ils l’appelaient 1 2
344
Michael Craton, Testing the Chains, op. cit., p. 258-262 ; Hilary McD. BECKLEs, « The slavedrivers’ war », art. cit., p. 90-95. Le chiffre de 3 900 rebelles est avancé par Beckles, p. 95.
Michael CRATON, Testing the Chains, op. cit., p. 254-266 ; Hilary McD. BECKLES, « The slave-
drivers’ war », art. cit., p. 93-101.
Révoltes et abolitionnisme
constamment une « endeavour » ou « endeavourance », un mot sans équivalent exact en français qui signifie « effort à accomplir par devoir ». Le slogan apparaissant en haut et en bas de la plupart des étendards disait : Happiness remains for ever with endeavourance (« Le bonheur reste pour toujours avec l’effort »), et insistait sur le soutien de « Brittanie », parfois aussi de Dieu, dans cet effort. Sur le côté gauche était le plus souvent dessiné un étendard fiché sur une longue pique où se lisait : « Royal G. R. [Georgius Rex, le roi George III du Royaume-Uni] endeavour(ance) for ever », avec au pied un lion et une femme blanche, et sur la droite un grand bateau à voiles battant pavillon britannique. Au centre de chaque drapeau, il y avait les scènes suivantes : un couple royal noir, deux fusils croisés et deux haches, un tambour
frappé des lettres GR et des couronnes royales. Et diverses scènes supplémentaires représentant un homme noir avec un bicorne à la main ou coiffé et armé, un grand militaire blanc tenant l’étendard aux initiales du roi George, un couple composé d’un homme noir et d’une femme mulâtresse ou blanche. La plantation était complètement absente de l'imagerie et du texte des drapeaux, mais la royauté et l’armée y étaient omniprésentes, tout... comme la mention du bonheur lié à l'effort. En recoupant cette iconographie avec les notes des interrogatoires sans doute brutaux de rebelles et la correspondance militaire britannique, l'historien David Lambert conclut que les insurgés étaient convaincus qu'ils avaient l’aval du roi de Grande-Bretagne et de l’armée britannique, laquelle arriverait en renfort avec le gouverneur sur un navire royal. Ils escomptaient aussi bénéficier du soutien du régiment des Indes occidentales, ce qui explique bien leur désarroi lorsqu’au deuxième jour de la révolte les soldats noirs les attaquèrent et les pourchassèrent. Le motif de l’homme noir avec la femme blanche, aussi mentionné dans la correspondance militaire britannique, évoquait un futur brisant tous les tabous et renvoyait au scénario tant redouté des Blancs qui traverse l’histoire de l’esclavage : le meurtre par les esclaves de tous les hommes blancs et leur appropriation des femmes blanches pour leurs désirs sexuels, en renversement des pratiques de violence sexuelle des hommes blancs à l'encontre des femmes esclaves de leurs demeures et plantations. Les drapeaux des insurgés « exacerbaient et jouaient sur la terreur des Blancs » tout en affirmant agir avec le soutien du roi, de son armée et de sa marine. C’était une habile maniére de convaincre les esclaves illettrés des plantations de les rejoindre dans leur « endeavour »?. 1
David LAMBERT, White Creole Culture, Politics, and Identity during the Age of Abolition, op. cit., p. 127-135 (citation p. 133). Voir aussi « Flag from the Barbados slave revolt », anonyme, avril 1816, National Archives of the United Kingdom.
345
Entre esclavagisme et abolitionnisme (1800-1838) Au Royaume-Uni, les nouvelles de la révolte servile de la Barbade com-
mencèrent par faire reculer les abolitionnistes, tel Wilberforce qui accepta de retirer sa motion d'établir un registre central des esclaves. Les Assemblées coloniales s’en acquittérent donc elles-mêmes, et toutes avaient fini par avoir leur propre registre en 1819. Mais les événements de la Barbade coïncidèrent avec la montée en Grande-Bretagne des protestations de paysans et d'ouvriers contre l'industrialisation et la dégradation de leur condition : grèves, émeutes, destructions de machines, manifestions de dizaines de milliers de personnes, souvent brutalement réprimées et suivies de lois
liberticides, se multipliaient. Progressivement les milieux politiques les plus radicaux s’intéressérent à ces divers soulèvernents populaires tant en métropole que dans les colonies, à leurs causes et possible bien-fondé. L'un
des premiers à établir un lien entre travailleurs et esclaves fut un journal activiste anglais qui, après la répression sanglante d'une manifestation populaire à Manchester en 1819, utilisa le médaillon abolitionniste créé en 1787 par Josiah Wedgwood, « Am I not a man and a brother ? » (« Ne suis-je pas un homme et un frère ? ») et remplaca l'esclave agenouillé qui y figurait par un tisserand. Alors que le lobby des planteurs esclavagistes insistait sur la magnitude et le caractère prétendu sauvage des destructions commises à la Barbade, tant pour justifier sa demande de dédommagements pour pertes subies que pour raviver les images toujours terrifiantes de la Révolution haïtienne et demander plus d'autonomie pour les colonies, les abolitionnistes soulignaient les différences entre Saint-Domingue et la Barbade ou, entre autres, peu d'esclaves étaient africains, et les insurgés n'avaient pas commis d'atrocités mais tué un seul Blanc. Par conséquent,
aux yeux
des abolitionnistes,- c'étaient les planteurs qui avaient
réagi de manière disproportionnée et qu'il fallait mieux contrôler. Les exécutions massives et l'exposition des corps de condamnés auxquelles ils avaient procédé, bannies à la fin du xvin* siècle de la panoplie répressive en Grande-Bretagne, contribuaient à diriger les accusations de barbarie sur les planteurs, et non plus sur leurs esclaves. En même temps, l'interdiction de la traite négrière dix ans auparavant changeait les perspectives des politiciens et des activistes : désormais ils devaient considérer les esclaves et leurs descendants, serviles ou libres, comme faisant partie de l’Empire britannique, auquel il fallait les « intégrer », certes comme subalternes. Alors que l’évangélisme itinérant se développait en Grande-Bretagne, des missionnaires protestants commencèrent à s’embarquer pour « civiliser » et
christianiser les esclaves des Indes occidentales !. 1
346
Gelien MATTHEW, Caribbean Slave Revolts and the British Abolitionist Movement, Louisiana State University Press, Baton Rouge, 2006, p. 58-70, 76-77; Robin BLACKBURN, The
Révoltes et abolitionnisme
Après
la révolte de la Barbade,
ces missionnaires,
souvent
issus des
milieux ouvriers, arrivaient pour « civiliser des sauvages » mais se retrou-
vaient face à des femmes et des hommes qui avaient développé une culture de résistance propre. En vivant au milieu de la violence des plan-
tations, plusieurs étaient amenés à considérer les esclaves à la fois comme des « autres » et comme des « frères en Jésus-Christ », aussi en raison de
leurs souffrances physiques. Non seulement les missionnaires convertissaient et baptisaient ces captifs, mais ils formaient des diacres parmi eux, lesquels contribuaient à leur tour à l'évangélisation des colonies. Les chapelles de mission devenaient parfois des lieux privilégiés où les esclaves pouvaient se réunir à l’abri des planteurs et des gérants, réinterpréter la Bible, adapter les notions de salut dans l’au-delà du Nouveau Testament à
leur propre spiritualité ou les transformer en promesses de liberté immédiate. Comme les esclaves évangélisés aux États-Unis, ceux des colonies britanniques se nourrissaient des passages de l'Ancien Testament sur Moise libérant son peuple de l'esclavage en Égypte. Et, comme eux, ils voulaient le royaume de Dieu sur Terre et maintenant, non pas l'enfer de
la plantation. Inquiets de l'interférence des évangélistes dans le monde de la plantation esclavagiste, les assemblées de planteurs multipliérent les
lois visant à les encadrer et à réduire leur action’.
Le soulèvement des « frères en Jésus-Christ »
à Démérara (1823)
Peu après, en janvier 1823, un groupe d’abolitionnistes comprenant Wilberforce et Thomas Clarkson fondait a Londres la Society for the Mitigation and Gradual Abolition of Slavery throughout the British Dominions, plus connue sous le nom d’Anti-Slavery Society, avec pour but de demander des mesures pour améliorer les conditions actuelles des esclaves et préparer leur émancipation graduelle ; des militants plus jeunes adressaient a la Chambre des communes des propositions inspirées des lois de manumission d’Amérique continentale. Bien que rejetées, ces propositions furent à l’origine d'une série d'instructions que le Conseil royal approuva quelques mois plus tard sur 1'« amélioration de l’esclavage » dans les colonies celles-ci encourageaient l'évangélisation des esclaves en interdisant le travail et la tenue de marchés le dimanche ; elles
favorisaient le mariage chrétien des esclaves et proscrivaient la séparation des enfants mineurs de leurs familles ; elles encourageaient l’achat de la
1
Overthrow of Colonial Slavery, op. cit., p. 322-326; Pieter SPIERENBURG, The Spectacle of Suffering, op. cit., p. 92, 204 ; Vincent BROWN, The Reaper's Garden, op. cit., p. 201-219. Mary Turner, Slaves and Missionaries, op. cit., p. 16-26, 65-70 ; Emilia Viotti da Costa, Crowns of Glory, Tears of Blood, op. cit., p. XVU-XVII.
347
Entre esclavagisme et abolitionnisme (1800-1838)
liberté par les esclaves, les autorisant à posséder des biens et prévoyant l'instauration de caisses d'épargne ; elles demandaient que des protecteurs des esclaves soient désignés pour enregistrer les plaintes pour mauvais traitements et que les esclaves soient habilités à témoigner dans certains procès ; elles interdisaient l'excés de chátiments,
toute flagellation des
femmes et celle, rituelle, des travailleurs dans les champs pour augmenter leur cadence. Cependant, à la différence des lois de manumission du nord des États-Unis et d'Amérique du Sud, elles n’envisageaient pas la liberté de principe des nouveau-nés de mère esclave (« ventre libre »). Lorsqu'il diffusa ces instructions aux gouverneurs des colonies, le Conseil royal laissa
leur application dépendre de la bonne volonté des Assemblées coloniales, mais il prévit de les tester dans les colonies administrées directement par
la Couronne, d’abord à Démérara, puis à Trinidad.
En général, les recommandations royales suscitérent l'ire des colons
peu enclins à la réforme - et, parmi les esclaves qui en étaient informés,
des espoirs parfois démesurés, nés de la confusion entre « amélioration » et émancipation ou abolition de l'esclavage. La Grande-Bretagne ne les appliqua qu’à Trinidad, qu’elle avait saisie à l'Espagne en 1797 et gouvernait sans l'interférence d'une Assemblée coloniale. Là, elle développa la plantation esclavagiste tout en conservant le Código Negro espagnol pour la gestion des esclaves, ce qui facilita l'acceptation des instructions par les planteurs?. À Démérara, pourtant considérée comme
prioritaire en raison de ses condi-
tions de vie particulièrement insalubres et de l’exploitation croissante à laquelle y étaient soumis les esclaves, le gouverneur transigea avec les instructions royales et céda aux récriminations des planteurs. Il limita notamment le droit des esclaves au repos deminical et à l’assistance aux services religieux des missionnaires protestants pour favoriser le travail sur les plantations, exacerbant ainsi le mécontentement des premiers. C'est dans ce contexte qu’en août 1823 une révolte servile de grande ampleur éclata à l’est du fleuve Démérara, en Guyane britannique, que l’historienne Emilia Viotti da Costa a minutieusement reconstituée. Durant la nuit du 18 août, entre 9 000 et 12 000 esclaves sur les 75 000 que comptait alors la colonie se soulevèrent - soit environ un esclave sur sept, en comptant les enfants et les vieillards. C'était donc un énorme mouvement pour un territoire où vivaient aussi 2 500 Blancs et 2 500 libres de couleur. La révolte était le fruit d’une longue préparation. Dès le début des débats entre le gouverneur et les planteurs, un petit groupe d'esclaves 1 2
348
Claude Levy, « Barbados : the last years of slavery, 1823-1833 », Journal of Negro History, vol. 44, n° 4, octobre 1959, p. 308-345. Noel Trrus, The Amelioration and Abolition of Slavery in Trinidad, op. cit., p. 115-128. Voir aussi chapitre 9.
Révoltes et abolitionnisme
d’élite commença Daniel,
un
à enquêter sur le contenu des instructions royales.
domestique
du
gouverneur
sachant
lire et écrire,
se char-
gea de fouiller dans les papiers de son maitre. L’artisan Quamina devait interroger le pasteur anglais John Smith, envoyé avec sa femme par la Société missionnaire de Londres en 1817 et installé sur la plantation Le Resouvenir, ou il évangélisait les esclaves et l’avait formé comme diacre. Le fils de Quamina, Jack Gladstone, également artisan, et Susanna, l'ex-
compagne de l’administrateur de la plantation, allèrent glaner des informations auprès de ce dernier. Ces quatre esclaves partageaient puis diffusaient renseignements et impressions dans leurs réseaux d’amis et de connaissances. Ils en vinrent à considérer les instructions royales comme de « nouvelles lois » qui, pour les uns, équivalaient à un décret de liberté immédiate et, pour d’autres, à trois jours de liberté par semaine, deux prismes à travers lesquels de plus en plus d'esclaves se mirent à interpréter toute information ou incident. Selon eux, puisque ces nouvelles lois royales n'étaient pas respectées par les planteurs, ils étaient en droit de protester. Jack Gladstone fut sans doute l'instigateur du mouvement,
mais des dizaines d’esclaves, créoles comme lui ou africains, tel son père Quamina, un Akan arraché au royaume Ashanti, s’engagérent dans sa pré-
paration!. Grâce à la liberté de déplacement et aux multiples liens familiaux de Gladstone, grâce aussi aux assemblées tenues dans la chapelle de Smith au Resouvenir et au système de catéchisation que le missionnaire avait mis en place en désignant un esclave instructeur par plantation, l’idée de la protestation se répandit dans une soixantaine de domaines. Si beaucoup d'esclaves étaient enthousiastes, d'autres craignaient un mouvement qui, à leurs yeux, ne pouvait que conduire à une répression cruelle. Chacun et chacune avaient des motifs pour se révolter : la possibilité de se venger d'une injustice, la peur d’être vendus et séparés de leur famille ou, plus largement, la perspective de la liberté. Mais chacun aussi
craignait la torture et la mort pour lui et ses proches.
Le dimanche 17 août 1823, Jack Gladstone tint une réunion où une partie des conjurés décidèrent de lancer la protestation le lendemain, 1
2
On retrouve donc dans la révolte de Démérara de 1823 la même dynamique que celle de la révolte de Louisiane de 1811. Voir chapitre 9. D'autres révoltes dans lesquelles les Akans jouèrent un rôle important sont celles des marrons de Jamaïque dans la première moitié du xvur" siècle, d'Antigua en 1736, de Tacky en Jamaïque en 1760, de Berbice ou du Suriname en 1763, et la révolte de Bussa à la Barbade en 1816.
Emilia Viotti da Costa, Crowns of Glory, Tears of Blood, op. cit., p. 167-197. Sur la révolte
de Démérara, voir aussi Michael CRATON, Testing the Chains, op. cit., p. 267-290. Robin Blackburn, sur la base de sources secondaires, minimise cette révolte et ses consé-
quences en Grande-Bretagne (Robin BLACKBURN, The Overthrow of Colonial Slavery, op. cit., p. 428-431).
349
Entre esclavagisme et abolitionnisme (1800-1838) alors que d’autres, tel Quamina, voulaient envoyer une délégation auprès
du gouverneur. Pour tous, il s'agissait de manifester pour obtenir leurs « droits » octroyés par le roi de Grande-Bretagne, non pas de tuer les Blancs. Le soir du 18, des esclaves se soulevèrent dans plusieurs plantations à l’est de Georgetown. Ils contraignirent leurs camarades hésitants à se joindre à eux, encerclèrent les maisons des Blancs, puis mirent administrateurs et planteurs au pilori avant de saisir les armes et munitions qu'ils trouvaient et d'attaquer d'autres domaines. Les rebelles incendiérent quelques demeures et tuérent trois Blancs’. Mais ils ignoraient que, ce lundi matin, un des conspirateurs les avait dénoncés à son maître, lequel avait immédiatement averti le gouverneur. Avant même que la rébellion n'éclatát, les colons étaient donc sur le qui-vive. Brièvement arrêtés par un détachement envoyé de Georgetown, Quamina et son fils eurent la chance d’être libérés par un groupe de rebelles. Mais, ce même soir du 18, le gouverneur décréta l’état d'urgence et mobilisa tous les hommes blancs aptes au combat. Les femmes blanches de la capitale furent mises en sécurité sut des navires. Établi près de la plantation Le Resouvenir, le missionnaire Smith refusa de rejoindre la milice ; sa femme Jane et lui suivaient les évé-
nements avec angoisse mais restaient chez eux, certains de ne pas devenir la cible des esclaves. Le mercredi 20, Smith commença à écrire une lettre détaillée au secrétaire de la Société missionnaire de Londres, dans laquelle il condamnait l'esclavage et justifiait la révolte des captifs. Mais il fut interrompu par les forces gouvernementales qui l’arrêtèrent avec sa femme et les emprisonnèrent à Georgetown. Mis sous scellés, sa lettre et tous ses papiers allaient servir de preuves pour l’accuser d’être l’agent extérieur qui avait corrompu les esclaves par ses prêches antiesclavagistes
et les avait poussés à se rebeller?.
Pendant ce temps, le gouverneur achevait de mobiliser les troupes régulières, la marine et la milice, soit plus d'un millier d'hommes, avec armes et munitions. L'armée quitta Georgetown le lundi soir; la milice suivit peu après. En chemin, toutes deux sommaient les rebelles de se rendre, mais, comme
ceux-ci fuyaient, elles abattaient souvent une par-
tie d’entre eux. De son côté, le gouverneur lançait des proclamations contradictoires, promettant des mesures d'amélioration de l'esclavage et la punition sans pitié des rebelles. Le mercredi, les soldats avaient déjà tué ou blessé 255 esclaves. Pendant les jours suivants, des unités militaires reprirent le contrôle des plantations les unes après les autres, conduisant à des jugements expéditifs suivis d’exécutions exemplaires devant les autres 1
2
350
Emilia Viotti da Costa, Crowns of Glory, Tears of Blood, op. cit., p. 197-206.
Ibid. p. 208-216.
Révoltes et abolitionnisme
esclaves qui devaient ensuite décapiter le mort et mettre sa téte sur une pique. Simultanément, à Georgetown, depuis le 25 août la cour martiale jugeait les esclaves faits prisonniers. Des récompenses importantes étaient offertes pour la capture de Jack Gladstone, de son père Quamina, et de dix-huit autres fugitifs des deux sexes. Le premier fut pris le 6 septembre, mais Quamina préféra être abattu que capturé vivant ; son corps fut néanmoins exposé pendant des mois accroché à une chaîne devant la plantation où il avait travaillé. Les jugements se poursuivirent jusqu'au début de 1824. En tout, soixante-douze esclaves furent jugés : cinquante-deux furent condamnés à la mort par pendaison, seize à des peines de flagellation et les autres acquittés. De fait, sur les cinquante-deux condamnés à la peine capitale, trente-trois furent exécutés, puis le corps ou la tête d’une dizaine d’entre eux furent exposés, pendus ou fichés sur une pique. Mais les dix-neuf autres furent graciés et déportés comme esclaves, parmi lesquels Jack Gladstone que le gouverneur préféra bannir à Sainte-Lucie plutôt que risquer d’en faire un martyr. Les pendaisons donnèrent lieu à des cérémonies publiques dans la capitale, tandis que les peines de flagellation (jusqu’à 1 000 coups de fouet sur plusieurs jours) furent exécutées sur les plantations. Partout, le but était de terroriser pour longtemps la popu-
lation esclave !.
Cependant, le gouverneur et les planteurs voulaient aussi terrifier les missionnaires et défier les abolitionnistes à Londres. Le procès en cour martiale de John Smith servit à cela. Il dura vingt-sept jours et fut largement médiatisé par la presse locale qui reproduisit aussi des pages compromettantes du journal intime du pasteur. Le but de l'élite coloniale de Démérara était d’incriminer Smith pour avoir sciemment utilisé sa mission évangélisatrice et ses sermons dominicaux pour inciter les esclaves à se révolter contre l'autorité légale de leurs maîtres et, par conséquent, contre la paix du roi et de son royaume. Se sachant condamné d'avance,
John Smith fit de sa défense une plaidoirie contre l'esclavage qu'il accusa de violer la morale chrétienne, dénonçant les péchés des propriétaires d'esclaves, des gérants de plantation et des autorités coloniales. Il conclut
son plaidoyer en ces termes : « Moi, en tant que ministre de l'Évangile, en présence de mon Dieu, je déclare le plus solennellement mon innocence. » Mais, comme les juges avaient conçu à l'avance ce procès comme un procès politique pour conspiration contre le système esclavagiste de Démérara, ils n'avaient pas besoin de preuves tangibles de la culpabilité de Smith. L'absence de preuves servit donc à renforcer la thèse de la 1
Ibid., p. 234-245 ; Gelien MATTHEWS,
Movement, op. cit., p. 114.
Caribbean Slave Revolts and the British Abolitionist
351
Entre esclavagisme et abolitionnisme (1800-1838)
conspiration. Le 24 novembre 1823, Smith fut jugé coupable d'avoir fait de sa congrégation une association clandestine visant à subvertir l'ordre social de la Guyane britannique. Il fut condamné à mort par pendaison - une peine toutefois susceptible d'une grâce royale, puisqu'il était blanc. Celle-ci finit par arriver, mais trop tard pour John Smith, qui était mort
d’épuisement et de maladie dans sa cellule au début de février 1824. Il fut enterré en grand secret et la Société missionnaire rapatria Jane Smith à Londres”. Les méthodes des juges de Georgetown pour incriminer Smith eurent néanmoins des conséquences inattendues à Londres, où le procès fut largement diffusé et débattu, surtout après le décès de Smith. En effet, les magistrats avaient fait défiler de nombreux témoins à charge, parmi les-
quels figuraient exceptionnellement des esclaves ayant prêté serment, comme à New York en 1741. C'était là une brèche dans le système esclavagiste, selon lequel un esclave voire un Noir libre n'avaient pas le droit de témoigner contre un Blanc. Ensuite, les juges laissèrent transparaître leur ambiguïté face au christianisme, puisque certains épisodes de la Bible, notamment les pages de l’Ancien Testament dédiées à Moïse libérant son peuple de l'esclavage en Égypte, servirent de pièces à conviction. En même temps, les esclaves diacres ou instructeurs sommés de déclarer quelles sections de l'Ancien ou du Nouveau Testament Smith leur recommandait montraient non seulement qu’ils étaient de bons chrétiens, mais aussi qu’ils savaient lire et parfois écrire. Ils étaient donc
des êtres humains à part entière, des « frères en Jésus-Christ », comme disait Smith.
Enfin et surtout, la répression brutale de la révolte de Démérara exa-
cerba les opinions en Grande-Bretagne, car les esclaves et Smith ne furent pas ses seules victimes. À Démérara, des Blancs s’en étaient pris aux missionnaires et aux pasteurs baptistes, méthodistes et même anglicans de leurs paroisses et avaient incendié certaines églises. De plus, les attaques contre les prédicateurs et les missionnaires s’étendirent aux autres colonies britanniques, notamment à la Barbade où, en octobre 1823, des colons détruisirent la chapelle des méthodistes et firent fuir son pasteur, provoquant la colère de plusieurs communautés protestantes en métropole’. Pour beaucoup, John Smith était innocent et son calvaire révélait la corruption fondamentale des sociétés esclavagistes. Alors que le lobby colonial exigeait des réparations pour les destructions commises 1
2
352
Emilia Viotti da Costa, Crowns of Glory, Tears of Blood, op. cit., p. 251-274 (citation p. 270).
David Lampert,
White Creole Culture, Politics, and Identity during the Age of Abolition, op.
cit., p. 140-142, 148-156.
Révoltes et abolitionnisme
par les rebelles, un strict encadrement des missionnaires et la fin de la politique d’« amélioration de l'esclavage », méthodistes, wesleyens et baptistes commencèrent à dénoncer le soutien coûteux de Londres au régime des colonies esclavagistes qu'ils estimaient illégal, antichrétien et insoutenable politiquement et économiquement. En même temps, le calvaire des esclaves de Démérara était utilisé par des politiciens soucieux de calmer les revendications croissantes d'améliorations sociales et d’accés au suffrage des ouvriers et paysans en Grande-Bretagne. Même l’abolitionniste Clarkson se mit à comparer la situation relativement favorable des prolétaires britanniques avec celle des esclaves qui eux pouvaient
être vendus,
fouettés
ou
séparés
de leur famille.
Pourtant,
ces comparaisons suscitèrent surtout l’empathie. Les travailleurs britanniques, dont les conditions se dégradaient, virent des parallèles entre les différents systèmes d'exploitation et se mirent à considérer les esclaves comme des êtres humains égaux. En réalité, et en contradiction avec la plupart des révoltes serviles précédentes, celle de Démérara et sa cruelle répression relancèrent le mouvement abolitionniste britannique, avec deux nouveautés : la participation massive des femmes et la demande d’abolition immédiate de l'esclavage. Les publications et les pétitions se multiplièrent. L’abolition de l'esclavage était devenue une demande
populaire”.
Simultanément, les mouvements de protestation des planteurs se multipliaient dans les Caraïbes britanniques depuis les tentatives londoniennes d'imposer des mesures d'amélioration de l'esclavage. Certaines Assemblées coloniales s’opposaient à l’idée de toute réforme empiétant sur la domination
des planteurs. Ainsi, à Antigua,
suivi l'instruction royale de supprimer les marchés
ces derniers avaient
dominicaux
pour
favoriser le repos et l'évangélisation des esclaves, mais avaient sciemment
omis de remplacer le dimanche par un autre jour de marché. Les esclaves résistèrent à ce qu'ils considéraient comme une atteinte à leur maigre autonomie et à leur survie alimentaire et comme la violation d’un droit coutumier - celui d’avoir une journée tant pour cultiver et vendre le surplus de leurs jardinets, de leur élevage ou de leur artisanat que pour se rencontrer et se divertir. Alors que les marchés avaient été interdits à partir du 18 mars 1831, des hommes et surtout des femmes s’assemblérent en masse ce jour-là sur la place du marché de St. John’s pour manifester
leur refus d'obtempérer. Il fallut l’arrivée d'un régiment pour les disperser, 1
Emilia Viotti da Costa, Crowns of Glory, Tears of Blood, op. cit., p. 275-292; Robin BLACKBURN, The Overthrow of Colonial Slavery, op. cit., p. 421-423, 434-436; Seymour DRESCHER,
Capitalism
and
Antislavery.
British
Oxford University Press, New York, 1987.
Mobilization
in Comparative
Perspective,
353
Entre esclavagisme et abolitionnisme (1800-1838)
mais durant la semaine suivante les protestataires incendièrent plusieurs plantations. Après avoir déclaré la loi martiale, les autorités condamnèrent un esclave à la pendaison et d’autres à la flagellation. Les actes de mécontentement se poursuivirent néanmoins, forçant le gouverneur à proclamer que le roi n'avait pas aboli l'esclavage - et les planteurs à autoriser informellement la tenue de marchés le samedi.
La rébellion baptiste de 1831-1832 à la Jamaïque
Cependant, les rumeurs d’abolition ne cessaient pas, et ce fut à la Jamaïque qu’éclata une nouvelle révolte encore plus importante que les précédentes, à Noël de cette année 1831. Selon l'historien Michael Craton,
elle aurait mobilisé quelque 60 000 esclaves, un chiffre sans doute surestimé puisqu'il équivaut à un cinquième de tous les captifs de la Jamaïque ; mais, même
en s’en tenant au nombre de 20 000 insurgés (et autant de
sympathisants) avancé par le sociologue Orlando Patterson, la « rébellion de Noël » ou « guerre baptiste » de 1831-1832, qui secoua l'ouest de l’île près de Montego Bay, fut la plus importante que connut l’île. Comme à la Barbade en 1816, les esclaves rebelles accusaient les planteurs de leur cacher un édit d’émancipation que le Parlement londonien aurait voté. Comme à Démérara en 1823, l'évangélisation y jouait un rôle, mais cette fois l'instigateur supposé du mouvement n'était pas un missionnaire blanc, mais un diacre noir et esclave, Samuel « Daddy » Sharpe*. A la Jamaïque, depuis l'abolition de la traite, la population des esclaves avait diminué de 350 000 en 1808 à 310 000 en 1834, et la proportion de ceux qui étaient nés en Afrique était tombée de 45 % à 25 %. Toutefois, l'espoir des abolitionnistes, selon lequel les planteurs allaient mieux traiter leurs esclaves puisqu'ils ne pouvaient plus les renouveler, ne se réalisait pas, comme en témoignaient les taux de mortalité élevés et la décroissance naturelle de cette population *. Depuis 1823, l’Assemblée jamaicaine résistait à la plupart des mesures d'amélioration de l'esclavage demandées par Londres, mais, en décembre
1830, elle avait accordé les droits civils aux
Noirs et mulâtres libres, et, au début de 1831, elle avait fini par concéder 1
Claude Levy, « Barbados », art. cit., p. 316; David Barry Gaspar, « Slavery, amelioration, and Sunday markets in Antigua, 1823-1831 », Slavery & Abolition, vol. 9, n° 1, 1988, p. 1-28.
2
Orlando Patterson, The Sociology of Slavery, op. clt., p. 273 ; Michael Craton, Testing the
3
Ibid., p. 375-376, note 2 ; David GEGGUS, « The enigma of Jamaica in the 1790s », art. cit.,
4
Chains, op. cit., p. 291.
p. 294-295. Barry W. HIGMAN, Slave Populations of the British Caribbean, op. cit., p. 72-77, 303 ; Vincent Brown, The Reaper’s Garden, op. cit., p. 223. Entre 1820 et 1832, les taux de mortalité
annuels moyens des esclaves de la Jamaïque oscillérent entre — 2.1 %o et — 4.8 %o (Barry
W. HIGMAN, Slave Populations of the British Caribbean, op. cit., p. 308).
354
Révoltes et abolitionnisme
quelques réformes en faveur des esclaves devant la menace du gouvernement britannique de réduire l'autonomie de l’île’. Ces maigres progrès avaient été arrachés à des planteurs toujours plus irrités contre Londres depuis le lancement d'une campagne pour l'abolition immédiate de l'esclavage par la Chambre des communes en avril 1831. L'exécutif londonien jugea prudent d'envoyer en juin une circulaire á toutes les colonies précisant qu'aucune émancipation n'avait été décrétée et sommant les esclaves de rester calmes ; mais le gouverneur de la Jamaïque ne la publia pas, et la colère des esclavagistes continua de monter. Ces derniers étaient convaincus que le Parlement était sur le point de voter une loi d'émancipation immédiate et multipliaient les protestations publiques. Selon eux, cette abolition imminente produirait la ruine de la colonie, le viol des femmes blanches et le massacre général des Blancs : tous les fantasmes qui hantaient les esclavagistes depuis le xvi‘ siècle étaient à nouveau brandis, rendus plus réels par la Révolution haitienne. Certains planteurs proposaient de réagir avant la catastrophe, de prendre les armes et de faire sécession de l’Empire britannique en sollicitant le soutien des esclavagistes du sud des Etats-Unis. D’autres assuraient qu'il fallait dès à présent mater toute velléité de liberté des esclaves, par exemple en tuant préventivement les esclaves hommes, tout en gardant les femmes et les enfants.
Un maître aurait même dit à l’un de ses esclaves « que la liberté allait venir d'Angleterre, mais qu'il tirerait pour tuer chaque maudit vaurien
noir avant qu'il ne puisse l'avoir? ».
Des propos de cet ordre résonnaient autant lors des débats de 1'Assem-
blée jamaicaine qu’au cours des réunions et des dîners des Blancs, pour
être ensuite repris par la presse locale, ce qui donnait un crédit formidable aux rumeurs d’émancipation parmi les esclaves. Déjà depuis une quinzaine d'années, les espoirs de ces derniers étaient alimentés par les nouvelles de l’abolitionnisme britannique qui leur parvenaient indirectement et déformées à travers les protestations virulentes des esclavagistes. En 1815, 1816, 1823 et 1824, les autorités de la Jamaïque avaient cru découvrir des complots serviles visant au massacre des Blancs et à la fondation d'un royaume noir et les avaient réprimés par l'exécution, la déportation et la flagellation des présumés conspirateurs. Par ailleurs, au coeur de l’amélioration de l’esclavage demandée par Londres se trouvaient l'évangélisation et la « civilisation » des esclaves. Plusieurs sociétés missionnaires anglaises et écossaises - des moraviens, des presbytériens, des méthodistes et des baptistes, notamment - étaient actives à la Jamaïque 1
Michael Craton, Testing the Chains, op. cit., p. 294.
2
Ibid. p. 295 ; Mary TURNER, Slaves and Missionaries, op. cit., p. 150-151.
355
Entre esclavagisme et abolitionnisme (1800-1838)
malgré la méfiance ou l'opposition des planteurs, et leurs chapelles servaient de lieux de réunion pour les esclaves. Parmi ces missionnaires, les baptistes se distinguaient des autres en ce qu'ils ne privilégiaient pas les Ecritures et la bonne conduite mais l'expérience spirituelle du SaintEsprit, et qu’ils considéraient le baptême comme une véritable renaissance. Ils étaient surtout établis dans les paroisses moins développées de l'ouest de l’île et s’attachaient en priorité à former des diacres parmi les esclaves et les libres de couleur pour qu'ils diffusent le christianisme dans les régions les plus rurales. Ces missions trouvèrent donc des alliés chez les baptistes noirs, dont l’origine remontait à la fin du xvur siècle, quand George Leile, un affranchi de Georgie, s'était réfugié à Kingston pour éviter d’être remis en esclavage après la défaite de la Grande-Bretagne lors de l'indépendance des Etats-Unis et y avait établi la première chapelle. Les évangélisateurs britanniques intégrèrent aussi dans leurs missions les Native Baptists jamaïcains, qui pratiquaient une version syncrétique du baptisme, étendant les manifestations de la spiritualité divine à celle des ancêtres et offrant ainsi une passerelle aux croyances africaines. Pour les Native Baptists, la conversion et le baptême étaient non seulement une libération spirituelle, mais aussi une garantie d'égalité pour tous après la mort, qu'ils soient esclaves, contremaitres ou propriétaires !. Dès mai 1831, face à la mobilisation sans précédent des planteurs contre
l'abolitionnisme,
des esclaves
crurent
que
le Parlement
britan-
nique ou le roi avaient effectivement décrété l'émancipation générale. Des dictons confirmaient leurs espoirs : par exemple, en référence à la récente extension des droits civiques aux libres de couleur, il se disait que « le Brun est déjà libre, le Noir le sera bientôt” ». Selon un missionnaire,
tout l’ouest de la Jamaïque était alors traversé par « de grandes effusions de l'Esprit », et les esclaves se pressaient dans les chapelles pour célébrer leur liberté prochaine. Cette ferveur était particulièrement manifeste parmi les Native Baptists de la paroisse de St. James, dirigée par Thomas Burchell, un baptiste anglais installé à Montego Bay depuis 1824. En sept ans, Burchell avait réussi à fonder plusieurs chapelles dans la paroisse de Hanover, qu’il avait confiées à des diacres, eux-mêmes souvent des esclaves lettrés et Native Baptists. Et, en 1831, ces derniers diffusèrent leur propre version de
leur libération, qui rappelait celle des insurgés de la Barbade quinze ans plus tôt : ils l’imaginaient arrivant sous la forme d'un document décrétant l'émancipation générale, que Burchell, parti pour la Grande-Bretagne en 1 2
356
Ibid., p. 10-30, 7-59 ; Vincent Brown, The Reaper's Garden, op. clt., p. 223-230. Sur George Leile, voir chapitre $. Michael Craton, Testing the Chains, op. cit., p. 294-295.
Révoltes et abolitionnisme
mai 1831, rapporterait par bateau à Noël ; mais, ajoutaient-ils, les planteurs feraient tout pour s’y opposer, et donc les esclaves devraient se mobiliser pour obtenir leur émancipation. Progressivement, diacres noirs et esclaves d'élite organisérent un réseau d'activistes reliant les plantations de l’intérieur de la Jamaïque occidentale, comprenant les paroisses de Hanover et de St. James et débordant sur le nord de St. Elizabeth et
le nord-est de Westmoreland (là même où s'était produite la principale révolte de 1760). L'organisateur principal était Samuel « Daddy » Sharpe, premier diacre de la chapelle de Burchell mais aussi un esclave domestique lettré basé à Montego Bay et jouissant d’une mobilité exceptionnelle, puisqu'il pouvait circuler librement jusqu'aux confins de la paroisse de
St. James.
Prédicateur
passionné
et captivant,
proche
des
Native
Baptists, bien informé sur l’abolitionnisme britannique et lecteur assidu de la Bible, selon plusieurs dépositions Sharpe avait retenu de ses lectures que « les Blancs n'avaient pas plus le droit de maintenir les Noirs en esclavage que les Noirs de faire des Blancs leurs esclaves ». I] prêchait aussi que « l’homme ne peut pas servir deux maîtres », une phrase souvent répétée. par ses fidèles qui sous-entendait qu’un esclave ne pouvait à la fois obéir à Dieu et à son propriétaire. Les compagnons avec lesquels Sharpe se préparait à l’arrivée de l'émancipation étaient tous des hommes esclaves, commandeurs ou artisans et membres d’une chapelle baptiste, wesleyenne ou moravienne tout en appartenant parfois aussi aux Native Baptists ou à une autre secte syncrétique. Ensemble, ils représentaient une centaine de plantations et, dès octobre 1831, ils discutaient de stratégie. Peu avant
Noël, les leaders avaient établi leur plan, auquel ils avaient juré sur la Bible de se conformer. Selon eux, ils devaient être libérés à Noël : si désormais leurs maîtres acceptaient de leur payer un salaire, ils travailleraient comme avant, sinon le mot d'ordre était de s'asseoir jusqu’à obtenir la liberté et de ne riposter qu’en cas d'attaque. Mais, comme ils s'attendaient aussi à l'opposition violente des esclavagistes, les organisateurs avaient pensé à se défendre en constituant un « régiment noir » de 150 hommes commandés par un esclave d’une plantation de l’intérieur’. Simultanément, les planteurs jamaïcains affichaient leur rejet des réformes demandées par la métropole. En novembre, l’Assemblée refusa de débattre de l’interdiction de la flagellation des femmes esclaves demandée depuis 1823. Puis vint l'annonce que, bien que le 25 décembre 1831
tombât un dimanche de toute façon férié, les esclaves ne disposeraient pas d’un jour de congé en plus des trois habituellement concédés pour 1
Mary Turner, Slaves and Missionaries, op. cit., p. 151-155; Michael CRATON, Chains, op. cit., p. 297-301.
Testing the
357
Entre esclavagisme et abolitionnisme (1800-1838)
cette fête et devraient se remettre au travail à l’aube du 28. Enfin, une semaine avant Noël, un grave incident éclata sur une plantation près de Montego Bay, quand des esclaves désarmèrent deux agents venus contraindre un esclave commandeur de fouetter sa propre femme (déjà fustigée par le gérant) et prirent la fuite. Informé de cette atteinte à l’ordre public, le gouverneur de la Jamaïque publia enfin la circulaire royale de juin démentant que le Parlement ait voté l'abolition immédiate de l’esclavage, puis il dépêcha sur place des troupes supplémentaires et somma les milices d’être sur le qui-vive. Ce fut sans doute cette annonce, s’ajoutant au fait que le pasteur Burchell n’était toujours pas rentré d'Angleterre avec le prétendu décret d'émancipation, qui incita les leaders à se rassembler après le culte de Noël prêché par son remplaçant et à convenir de lan-
cer leur mouvement de protestation ?.
La rébellion des esclaves de l'Ouest jamaïcain commença donc le soir du 27 décembre, veille de la reprise contestée du travail. Des esclaves allumèrent des incendies dans plusieurs plantations situées sur des collines pour signaler le début de leur mouvement. Mais dès le lendemain, tandis que beaucoup de Blancs fuyaient vers les villes, les insurgés faisaient preuve de peu de cohésion : dans certaines plantations, les esclaves s'en tenaient au mot d’ordre de grève non violente; ailleurs, ils dévalisaient les garde-manger et saisissaient tout ce qui pouvait servir d’arme. La milice fut la première à réagir. Dans les plantations proches du port de Falmouth, elle jugula rapidement les insurgés en parvenant à arrêter plusieurs dizaines d'hommes, de femmes et d'enfants. Dans la province de St. James, au contraire, le « régiment noir » des rebelles parvint à chas-
ser la milice et à patronner l’organisation de deux nouvelles bandes d’es-
claves révoltés. Ainsi, le 3 janvier 1832, des milliers d'esclaves insurgés
contrôlaient toute la région centrale au sud de Montego Bay (soit entre un sixième et un dixième du territoire de l'île) face à des milices incapables de prévenir les destructions et le pillage des plantations. Selon un missionnaire, les rebelles passaient d’une plantation à l’autre et mobilisaient les esclaves en clamant : « On a déjà assez travaillé... On mène une vie de chiens. On ne sera plus esclaves ; on ne labourera plus ; on ne supportera plus le fouet. On est libres maintenant, on est libres maintenant,
plus jamais esclaves? ! »
Mais entre-temps le gouverneur avait proclamé la loi martiale, et lentement l’armée, soutenue par des détachements de marrons, commençait à encercler les rebelles. Quatre semaines après le début de la révolte, les 1 2
358
Mary Turner, Slaves and Missionaries, op. cit., p. 150, 156. Ibid., p. 156-160 (citation p. 160) ; Michael Craton, Testing the Chains, op. cit., p. 302-312.
Révoltes et abolitionnisme
troupes et les milices étaient venues à bout des derniers insurgés, et la loi martiale était levée le 7 février, même si les escarmouches se prolongèrent
encore un mois. En tout, les esclaves détruisirent partiellement ou totalement quelque 230 plantations et tuèrent 14 Blancs. La répression fut sans commune mesure avec ce bilan. Plusieurs centaines d'esclaves furent tués pendant les combats ou abattus en dehors de toute procédure judiciaire. En tout, 626 ou 627 personnes furent arrêtées et jugées, la plupart par des cours martiales entre le 3 janvier et le 7 février, et pour les autres par des cours civiles réunies après le 7 février. L’historienne Mary Turner comptabilise un total de 312 exécutions « légales », et Michael Craton, 344. Pour
les deux, la majorité des exécutions eurent lieu sous la loi martiale et par pendaison, et les deux tiers d’entre elles dans les paroisses les plus affectées de St. James et Hanover. À Montego Bay, où le plus grand nombre de procès se tinrent, les exécutions se succédèrent les unes aux autres, avec
trois ou quatre hommes pendus ensemble à la même potence et dont les corps restaient exposés quelques jours avant d’être jetés dans une fosse commune pour faire place à d’autres pendaisons. Comme le but était non seulement de réprimer mais aussi de terroriser, il n’était pas rare que les condamnés a mort soient transportés, la corde au cou, jusqu’à leur plantation pour y étre exécutés devant leurs compagnons. Les tétes décapitées de nombreux
pendus,
fichées sur des perches,
furent exposées
sur
les places publiques, le long des routes et devant les plantations. Sur les 626 ou 627 accusés qui ne furent pas exécutés, presque tous, hommes ou femmes, furent condamnés à des peines de 50 à 500 coups de fouet et/ou au pénitencier ; dix furent déportés et vingt-cinq acquittés*. Lors de son procés, Samuel Sharpe dénonça l'esclavage comme contraire à la Bible ; il fut jugé et exécuté en 1832. Selon un témoin, sa dernière phrase aurait été : « Je préfère mourir sur une potence que vivre en esclavage. » Des missionnaires blancs - dont Burchell dès son retour en janvier 1832 furent emprisonnés, jugés et acquittés, mais les Blancs de la Jamaïque les conspuèrent, les déportèrent et brûlèrent leurs chapelles.
La liberté grâce à la dynamique des révoltes serviles et du mouvement abolitionniste
Les trois révoltes serviles qui secouèrent les colonies britanniques entre 1816 et 1831 furent initiées par des rumeurs d’émancipation 1
Mary TURNER, Slaves and Missionaries, op. cit., p. 160-162, 176 (note 45) ; Michael CRATON, Testing the Chains, op. cit., p. 314-315.
2
Ibid. p. 291-321; Thomas
C. Hott,
The Problem of Freedom, op. cit, p. 13-21; Vincent
Brown, The Reaper’s Garden, op. cit., p. 232-234. Citation de Samuel Sharpe dans Michael Craton, Testing the Chains, op. cit., p. 321.
359
Entre esclavagisme et abolitionnisme (1800-1838)
ou d'amélioration des conditions de vie des esclaves. Toutes trois montrèrent qu’une partie au moins des esclaves considéraient leur situation comme inacceptable, inhumaine, injuste et révoltante. Elles éclatérent alors qu’en Grande-Bretagne nombre d'Anglais et d’Ecossais commençaient à considérer l'esclavage comme immoral. En effet, l’abolitionnisme
y avait connu une lente évolution. La lutte contre la traite négrière, commencée dans les années 1780 et suspendue durant l'insurrection de Saint-Domingue, reprit ensuite avec l'argument supplémentaire que cette dernière avait été lancée par des captifs amenés d'Afrique, et fut gagnée à la fin de 1807. Suivit une phase d’attentisme qui dura jusqu’à la fin des guerres napoléoniennes, durant laquelle les abolitionnistes pensaient que l'abolition de la traite entraînerait automatiquement l’« amélioration » de l’esclavage, puisque les planteurs devraient désormais prendre soin de leurs esclaves pour assurer la continuité de leur main-d'œuvre captive. Mais en 1815, devant la persistance de la cruauté des maîtres, des aboli-
tionnistes exigèrent des mesures concrètes et l'intervention de Londres pour évangéliser et améliorer les conditions de vie des esclaves, provoquant l'opposition des colons esclavagistes. Ce fut alors, à la Barbade en 1816, que des esclaves montrérent par la rébellion qu'ils étaient non seulement des victimes, mais aussi des acteurs de leur propre destinée et qu'ils ne voulaient rien moins que la liberté immédiate. Les abolitionnistes rejetèrent l'accusation selon laquelle c'était la propagande antiesclavagiste qui fomentait les révoltes serviles. Comme l'explique l’historienne Gelien Matthews, à partir de 1816 les activistes britanniques ne purent plus considérer les esclaves comme de simples bénéficiaires de leurs actions et ils durent prendre en compte la possibilité de leur révolte. Effectivement, ce fut la révolte de la Barbade qui contraignit les abolition-
nistes et une partie des parlementaires à exiger de Londres des mesures réelles d'amélioration et, après la fondation de l’Anti-Slavery Society en 1823 à Londres, l'abolition graduelle de l'esclavage sans plus attendre la coopération volontaire des colons. Ensuite, ce fut la révolte à Démérara en 1823, elle aussi avec son exigence de liberté immédiate, qui démontra les contradictions patentes entre christianisme et esclavagisme, alors que les planteurs dénonçaient l'action déstabilisante des missionnaires. Ceci obligea les abolitionnistes à contre-attaquer en imputant toute la responsabilité de la révolte aux maîtres inhumains et à l'institution même de l'esclavage. Par ailleurs, ils purent s'appuyer sur les faits et démontrer que, dans la plupart des cas, les esclaves révoltés ne cherchaient pas à tuer tous les Blancs et à tout détruire pour établir un royaume noir, mais qu’au contraire ils ne s'attaquaient pas directement à leurs maîtres. Certes, les révoltes serviles provoquaient la destruction de propriétés, mais les 360
Révoltes et abolitionnisme
quelques morts parmi les Blancs qu’elles causaient étaient accidentelles. Elles n'étaient pas des manifestations de sauvagerie, mais des protestations contre les conditions infrahumaines de l'esclavage. En revanche, la répression par le massacre et les exécutions de centaines d'esclaves rebelles par les forces coloniales étaient cruelles et démesurées, et devinrent la preuve tangible que les abolitionnistes pouvaient avancer pour exposer le caractère inhumain de l'esclavage et de ses partisans. Le fait que quelques Blancs, en particulier des prédicateurs tels que John Smith à Démérara, aient aussi été victimes d’exactions ou de condamnations à mort par les esclavagistes les aida à prendre plus en compte le sort des esclaves révoltés. Chaque fois, les activistes britanniques validérent la révolte des esclaves, peut-être moins parce qu'elle démontrait leur capacité à prendre en main la lutte contre l'esclavage que parce que les souffrances que les forces de l’ordre leur infligeaient lors de la répression révélaient l’amplitude de la décadence de la société coloniale esclavagiste. Finalement, les abolitionnistes présentèrent la répétition des révoltes serviles comme preuve de la nécessité d'une intervention accrue de Londres dans un système colonial esclavagiste qui rendait la révolte inévitable. En 1830, ils renonçaient au réformisme pour réclamer l'abolition totale et immédiate.
Presque en écho, en décembre
1831, la
rébellion de la Jamaïque confirma leur récente conviction que l'esclavage devait être immédiatement et complètement aboli. Leur argument dorénavant fut que l'esclavage n'était pas seulement contraire à la religion, à la morale et à l'humanité, mais qu'il était la source même de la révolte ?. Alors que, pour les planteurs, c'était l'évangélisation mal comprise qui déstabilisait l'esclavage, pour un nombre croissant d'abolitionnistes, dont des milliers de femmes, c'était précisément l'esclavage qui contenait les germes de sa propre destruction. Le Parlement britannique était à nouveau assailli de pétitions et, dans les classes populaires, les demandes d’abolition immédiate se juxtaposaient souvent avec celles de réforme sociale et de démocratisation du suffrage au Royaume-Uni. Quant aux planteurs, ils tentèrent de mettre en avant leur contribution essentielle à l’économie de l’Empire britannique - bien que cette contribution déclinât à mesure que l'empire s'étendait en Asie et conquérait de nouveaux marchés en Amérique latine. Finalement, en 1833, le Parlement approuva l'émancipation graduelle, à partir d'août 1834, de tous les 670 000 esclaves de ses colonies américaines, avec dédommagement de leurs propriétaires. 1 2
Gelien MATTHEWS, Caribbean Slave Revolts and the British Abolitionist Movement, op. cit., p. 180-183. Ibid., p. 4-17.
361
Entre esclavagisme et abolitionnisme (1800-1838)
C'était le Mighty Experiment (« grandiose expérience »). Concrètement, les maîtres recevraient en compensation un montant total de 20 millions de livres, auquel s'ajoutait le droit au travail de leurs esclaves - renommés « apprentis » - pendant encore six ans, à la suite desquels ces derniers seraient enfin libres. Les affranchis, eux, n'étaient en rien dédommagés pour le travail impayé fourni depuis l'enfance ni pécule, ni lopin de terre, ni programme d'éducation. Ils ne disposaient face à l'avenir que de ce qu'il leur restait de force de travail. Accueilli sans grand enthousiasme par les esclaves, l'apprentissage s'avéra fort semblable à l'esclavage. De plus, certains de ses instruments, comme la punition du treadmill, un énorme rouleau m4 par des dizaines d’« apprentis » soumis au fouet, reproduisaient tous les abus de l'esclavage. Les gréves se multipliérent et le mécontentement monta. Craignant une nouvelle révolte d’envergure et une intervention accrue du Parlement londonien, la plupart des Assemblées des colonies renonçaient, en 1838, à l'apprentissage, mettant ainsi fin à l’esclavage dans l'Amérique britannique. Certes, les planteurs élaborèrent de nouvelles formes de subordination des anciens esclaves pour attacher ces derniers et leurs enfants aux plantations, les obligeant à poursuivre leur lutte pour une pleine liberté !. Mais tous étaient désormais des hommes, des femmes et des enfants libres.
1
Thomas C. Hour, The Problem of Freedom, op. cit., p. 55-112; Robin BLACKBURN, The Overthrow of Colonial Slavery, op. clt., p. 421-457 ; David LAMBERT, White Creole Culture, Politics, and Identity during the Age of Abolition, op. cit., p. 204-206.
Conclusion
Lorsque j'ai décidé d'entreprendre ce travail historiographique sur la libération des esclaves par eux-mêmes, je savais qu'il serait de longue haleine. La lecture critique et croisée de centaines de monographies et d'articles écrits en anglais, français, espagnol et portugais prendrait du temps. Je n'avais pas non plus de modèle, puisque j'étais la première à entreprendre cette analyse diachronique et transversale sur l'ensemble du continent et des Caraïbes. Je n’avais qu’une certitude. Elle était issue d'un renouveau de l’historiographie étatsunienne, latino-américaine et anglo-antillaise à partir des années 1980. Produit de recherches approfondies dans des archives locales, provinciales et nationales des deux côtés
de l’Atlantique, nombre de ses publications s'étaient focalisées sur les esclaves comme acteurs historiques. C'était lá un apport majeur. Il fut à l’origine de cet inventaire analytique et critique. La perspective « d'en bas », qu'il impliquait par définition, mit en lumière le rôle pionnier et
continu des esclaves dans un long processus de lutte contre l'esclavage sur tout le continent américain et dans les Caraïbes, et ce dès le début du
xvr* siècle jusqu’à l’ère des révolutions incluse. Sa cartographie, la chronologie de ses luttes sur plus de trois siècles, puis l'établissement de sa typologie ainsi que son analyse comparative dans le temps et l’espace, s'avérèrent extrêmement féconds. Il en ressortit bien des surprises sur lesquelles cette conclusion revient. En particulier, il apparaît nettement que, dans la première moitié du xvin* siècle, une autre Amérique
s’est construite discrètement quand la
plantation sucrière esclavagiste semblait dominer : celle de vastes régions frontières et d’arriére-pays habités par des esclaves fugitifs qui s’intégreraient progressivement dans la population libre; celle aussi de villes, dont une grande partie des habitants était composée d'esclaves affranchis et de leurs descendants « libres de couleur ». Tous ces hommes et toutes ces femmes s'étaient donc libérés de l'esclavage, seuls ou en petits groupes. Une autre découverte de cette étude comparative sur le long terme est que les esclaves ne se révoltèrent massivement que de façon 363
Plus jamais esclaves !
exceptionnelle, quand plusieurs conditions tout aussi exceptionnelles étaient réunies. Loin de mettre en question la capacité des esclaves à agir pour façonner leur destin, cette découverte montre au contraire qu'ils connaissaient bien leur environnement,
guettant le moment
où des fis-
sures se creuseraient dans le système de domination pour les mettre à profit, plutôt que d’improviser une rébellion dont l'issue ne pouvait être qu’une mort cruelle. Ceci explique que, de tout temps, les esclaves africains et afrodescendants cherchant à se libérer choisirent plutôt la fuite, le marronnage et l’achat de la liberté. Cependant, après la guerre de Sept Ans, les failles se multiplièrent dans le système-de domination, et des esclaves s’empressérent de les investir pour les agrandir. La révolte, en particulier, devint une option dans un contexte de révolutions, d’affaiblissement
de la position des planteurs ou d’émergence d’un courant abolitionniste susceptible de soutenir les demandes de liberté des esclaves. Ainsi, en participant de manières diverses mais autonomes aux mouvements qui bouleversèrent les Amériques d’un siècle à l’autre, les esclaves furent aussi
des agents de l’histoire de ce continent.
Fuir, encore et toujours
La fuite et le marronnage représentèrent le mode de rejet le plus logique et le plus radical de la captivité qu'était l'esclavage, car il signifiait (re)prendre possession de soi, de son corps et de son temps. Cette stratégie était peut-être la plus expéditive pour gagner la liberté, mais toujours très risquée. Des esclaves y recoururent tout au long des siècles durant lesquels l’esclavage fut légal et dans toutes les Amériques, comme en témoigne le vocabulaire varié qui la désigne. Même si la fuite et le marronnage ne s'attaquaient pas à l'esclavage en tant qu'institution, ils l'affaiblissaient, parce qu'ils représentaient une menace pour la sécurité des propriétés et des habitants, de même que des coûts militaires pour la poursuite des fugitifs. Ils la déstabilisaient aussi en, raison de l’archétype du Noir libre et maître de lui-même qu'ils offraient aux esclaves. Le marronnage accompagna constamment la traite négrière et la colonisation à mesure qu'elles affectaient les Antilles et le continent américain. Il fut toujours une stratégie utilisée par les hommes plus que par les femmes, presque exclusivement par les Africains au début, puis progressivement aussi par les créoles. Les esclaves fuyaient pour se cacher le long des rivières, dans les montagnes,
les forêts et les zones
marécageuses d'immenses arrière-pays non colonisés. Certains n'hésitaient pas à franchir une frontière, un lac ou la mer, s’enfuyant sur des canoés vers les îlots voisins, se cachant ou s’engageant comme mousses 364
Conclusion
sur des navires marchands ou pirates pour gagner la liberté. Comme les villes se développaient grâce à des esclaves employés aux côtés de libres, souvent afro-descendants, elles devinrent aussi des lieux de refuge où les marrons tentaient de passer pour libres. Même
au xix‘ siècle, la reprise
de la traite par Cuba, le Brésil et les colonies de la France s’accompagna d'une recrudescence du marronnage. A cette époque, la seule région où les planteurs parvinrent à prévenir les fuites d'esclaves fut le sud et l’ouest des Etats-Unis, lors de l'expansion de la culture du coton au-delà du Vieux-Sud. Le marronnage prit diverses formes et s’adapta à des époques et des terrains très différents. Sans doute,
son expression
la plus extrême
fut
l'établissement de sociétés ou communautés marronnes dans des zones difficiles d'accès, entre les années 1670 et 1740. Celles-ci regroupaient une majorité d'hommes mais aussi des femmes et des familles, organisés en royaumes ou fédérations dirigés par un chef autoritaire et protégés par des systèmes de défense complexes. La plus notoire fut le quilombo de Palmares, au Brésil, mais d’autres collectivités marronnes dans l’intérieur brésilien, au sud de Carthagène en Colombie, dans les montagnes de la
Jamaïque et dans les forêts du Suriname néerlandais, comptaient aussi des centaines, voire des milliers de marrons. Pendant la révolution de Saint-Domingue, des milliers de bossales s’enfuirent vers les zones montagneuses ou ils établirent des communautés placées sous l'autorité de chefs militaires, tel le royaume des Platons au sud-ouest. Des centaines de fugitifs vivaient dans des regroupements - moins peuplés et structurés que les sociétés marronnes - dispersés dans l’immense arrière-pays du Brésil, de la Colombie,
du Venezuela,
de l'Équateur, du
Panama, du Mexique et de la Louisiane. Méme si la plupart n'abritaient que quelques dizaines ou centaines d'individus, ensemble ils en totalisaient des milliers, représentant en général prés du quart de la population de ces régions au xvur* siècle. Quant au « Great Dismal Swamp », entre la Virginie et la Caroline du Nord, il cachait alors des centaines de fugitifs. Au début du xix* siècle, des palenques et des camps de marrons s'étaient aussi établis dans les montagnes de l’est de Cuba, à Basse-Terre en Guadeloupe et à la frontière sud du Canada. Un peu partout, ce marronnage de frontière affecta les populations amérindiennes qui résistaient à la conquête. Dans les Guyanes, notam-
ment, le territoire non colonisé était si vaste que les marrons étaient parvenus, non sans conflits, à accaparer une partie des terres des autochtones pour s’y établir. Dans tout l’arrière-pays du Venezuela et de la Colombie, en Louisiane et en Floride, les regroupements de fugitifs étaient rarement homogènes. Souvent ils comprenaient non seulement des esclaves 365
Plus jamais esclaves !
bossales et créoles, mais aussi quelques Indiens échappés des pueblos et un ou deux libres de couleur, immigrants européens ou soldats fuyant la justice. Si ces marrons étaient surtout des hommes, il y avait aussi parmi eux des femmes de diverses origines, fugitives volontaires ou kidnappées, ainsi que des enfants. Bien que s’efforçant d’être aussi autosuffisants que possible, ils ne vivaient pas en autarcie mais étaient insérés dans des réseaux de contrebande ou écoulaient leurs surplus sur les marchés locaux. Une autre catégorie importante de marrons était celle des bandes mobiles vivant du vol et de la rapine. Composées presque exclusivement d'hommes, elles agissaient près des villes et des ports, dans les campagnes et les régions minières. Ainsi, les alentours de Lima ou de Salvador de Bahia et le Minas Gerais furent-ils menacés d’un siècle à l’autre par des bandes d'esclaves marrons. Ces derniers attaquaient aussi les voies de commerce et de contrebande entre l’intérieur et la côte. Dans les années 1820, des esclaves devenus bandits étaient aussi actifs le long du fleuve Mississippi. D’autres bandes surgirent pendant les guerres d'indépendance dans les Carolines, au Mexique et au sud de la Colombie. Plus discrets étaient les esclaves qui avaient fui leur maître, seuls ou en famille,
pour s'installer dans des huttes le long d’une rivière, dans des fourrés à proximité d’une plantation, sur des terrains marécageux ou aux abords d'une ville. Ces hommes,
ces femmes
et ces enfants travaillaient contre
un peu d'argent, de nourriture ou de vêtements, toujours à la merci d'une dénonciation, mais loin de leur propriétaire. D’autres, tant des hommes
que des femmes, souvent créoles, se réfugiaient dans une ville, où ils s’efforçaient de passer pour libres en chängeant d'identité et en accomplissant des petits métiers. Si de tout temps des esclaves tentèrent de se libérer en prenant la fuite,
beaucoup préféraient attendre une fissure opportune dans le système de domination pour le faire. Entre la fin du xvn* siècle et 1791, des esclaves
des colonies protestantes de Curaçao ou des Carolines et de la Georgie
s’enfuirent ainsi, les premiers vers le Venezuela, les seconds vers la Floride,
pour bénéficier de l’asile et la liberté offerts par le roi d’Espagne s'ils se convertissaient au catholicisme et lui juraient fidélité. Là, ces marrons officiellement affranchis fondèrent des villages et des bourgs fortifiés. Après la guerre de Sept Ans, d’autres esclaves réalisèrent que les guerres d'indépendance et les conflits armés qui agitaient la côte est de l’Amérique du Nord, les Antilles françaises (en particulier Saint-Domingue) et l'Amérique continentale espagnole leur fournissaient des occasions sans précédent d'échapper à leurs maîtres. Partout, le déplacement des troupes et de la population civile et la décomposition économique permirent 366
Conclusion
à de nombreux esclaves de s'enfuir pour s'établir ailleurs comme libres ou se réfugier dans les zones frontières. Quelques-uns, presque tous des hommes, s’engagérent volontairement dans une des armées belligérantes avec la promesse d’être affranchis à terme. Parfois, ils furent même appelés par l'ennemi de leur maitre à s'enfuir pour affaiblir ce dernier. Le premier à lancer une telle proclamation fut le gouverneur général écossais Dunmore en 1775, quand il appela les esclaves des indépendantistes des treize colonies britanniques continentales à fuir vers les bastions loyalistes contre une vague promesse de liberté. En 1812, lors de la guerre angloaméricaine, l’armée britannique somma à nouveau les esclaves étatsuniens de combattre à ses côtés contre la promesse de les faire émigrer et de leur donner des terres arables. Toujours en 1812, les royalistes du Venezuela appelèrent aussi les esclaves des plantations de la province de Caracas à fuir leurs maîtres indépendantistes et à détruire leurs domaines en leur promettant la liberté. Dans les trois cas, des milliers d'esclaves firent cause commune avec la monarchie européenne dans l'espoir de se libérer de leur maître colon. Cependant, seule une partie de ces fugitifs échappèrent pour de bon à leur condition. En effet, tous les empires coloniaux et la plupart des États indépendants soutenaient l'institution de l'esclavage et n'avaient de cesse de lutter contre le marronnage’. Pour cela, ils promulguérent quantité de Codes
esclavagistes ; ils mobilisèrent
et financérent
des
troupes,
des
milices et même des forces spécialisées dans la capture de marrons. Les fugitifs repris étaient soumis à des châtiments atroces destinés à terroriser les autres esclaves. Mais, malgré ces dispositifs, le marronnage ne fut jamais éradiqué. Dans certains cas, les communautés marronnes résistèrent si fortement que les autorités coloniales furent contraintes de signer des traités de paix avec leurs chefs, par lesquels elles reconnaissaient la liberté de tous leurs membres. En retour, ces derniers s’engageaient à ne plus accueillir de nouveaux esclaves fugitifs et à participer à la défense militaire de la colonie. Ainsi, Espagne signa de tels traités avec des palenques au Mexique au début du xvi‘ siècle et en Colombie cent ans après ; la Grande-Bretagne fit de même avec les communautés marronnes de la Jamaïque dans les années 1730 ; et les Pays-Bas avec une partie des Bush Negroes du Suriname trois décennies plus tard. La fuite et le marronnage furent donc une stratégie qui permit à des centaines de milliers d'esclaves de devenir libres. Certains, comme ceux 1
Les États du nord des États-Unis qui avaient aboli l'esclavage, Haïti, le Chili et le Mexique
après l'indépendance firent exception mais n'encouragérent pas les esclaves marrons a se réfugier sur leur territoire.
367
Plus jamais esclaves !
des communautés qui signèrent un traité de paix avec les autorités, ceux qui reçurent l’asile du roi d'Espagne, ou les milliers que les Britanniques évacuèrent de New York en 1783 et du Sud en 1812, furent officiellement affranchis de leur vivant. En revanche, les esclaves qui fuirent en amont des rivières ou dans l’arrière-pays en petits groupes ou solitaires vécurent souvent jusqu'à leur mort avec la peur d’être repris et renvoyés à leur maître. En même temps, ils contribuèrent à faire avancer la frontière de la colonisation à la périphérie et à l’intérieur du continent, souvent aux dépens des populations amérindiennes restées insoumises. Malgré les attaques successives lancées contre eux, deux voire trois générations plus tard les descendants souvent métis de-ces marrons s’insérérent discrètement dans la population de couleur libre pour composer l’immense majorité des habitants de vastes régions, de la Louisiane au Brésil et à Cuba, quand celles-ci ne furent plus des arrière-pays ou des zones frontières, mais passèrent sous le contrôle de l’État. Ils légalisèrent alors définitivement la victoire sur l'esclavage déjà remportée par leurs ancêtres marrons, tout en redessinant la carte ethnique et démographique des Amériques. Plusieurs sociétés marronnes s'inscrivirent de façon permanente sur le territoire américain dès leur établissement aux xvu* et xvur* siècles, et
aujourd’hui fique. C'est quable. Le Bush Negro
leurs descendants continuent d’y occuper une place spécisans doute au Suriname que cette continuité est la plus remarmarronnage y fut si puissant et soutenu qu'aujourd'hui six Tribes composées des descendants des esclaves fugitifs sont
officiellement reconnues, chacune avec son territoire, son histoire, sa culture et sa langue’. À la Jamaïque, les descendants des esclaves mar-
rons du Cockpit Country et des Montagnes bleues possèdent toujours les terres accordées par les traités signés avec la monarchie britannique
en 1739-1740, où ils continuent de pratiquer une agriculture vivriére?. Au Brésil, le processus de reconnaissance
des quilombos débuta avec la
création par le ministère brésilien de la Culture de la Fondation culturelle Palmares en 1988. En collaboration avec le ministère de la Réforme agraire, elle a mis en place un programme d'authentification des communautés afro-brésiliennes se reconnaissant comme descendantes des quilombos, conduisant à la démarcation de leurs terres et à leur régularisation foncière. De plus modestes palenques et quilombos constitués 1 2
3
368
Richard PRICE, The Guiana Maroons, op. cit., p. 3-6. Carol J. WILLIAMS, « Jamaica’s island of isolation », Los Angeles
Times,
3 février 2007,
http://articles.latimes.com/2007/feb/03/world/fg-maroons3. En portugais, «comunidades remanescentes de quilombos ». Voir le site officiel de la Fundaçäo Cultural Palmares, ministère de la Culture, Brésil, http://www.palmares.gov.br ;
Conclusion
au xvir‘ siècle se retrouvent aussi aujourd’hui sur la carte des Amériques comme communautés afro-descendantes disposant de la propriété collective de leurs terres ou en lutte pour des droits territoriaux, notamment en Colombie et en Équateur. En même temps, toutes font face avec difficulté à la convoitise des industries minières, forestières, agricoles et de l'élevage, mais plusieurs parviennent à résister en se projetant sur la scène internationale. Néanmoins, le fait qu'aujourd'hui plusieurs États reconnaissent la propriété terrienne collective et la culture spécifique des héritiers des esclaves fugitifs témoigne du succès sur le long terme de la
stratégie de libération que fut le marronnage?.
Acheter sa liberté, avant et après la reconnaissance des droits individuels
Partout légalement possible, l’affranchissement était beaucoup plus accessible aux esclaves de l'Amérique hispanophone et lusophone, où il était un droit immuable hérité des Romains, qu'ailleurs. En effet, les colonies de la Grande-Bretagne, des Pays-Bas et de la France élaborèrent
leurs Codes noirs à partir du xvi‘ siècle et restreignirent l'affranchissement par divers moyens l'approbation par le gouverneur et/ou l’Assemblée coloniale, le paiement par le maître d'une caution ou d'une annuité pour le cas où l’affranchi tomberait dans l'indigence, l’interdiction pour un maitre d'émanciper sa concubine esclave, l'imposition d'une lourde taxe sur tout achat de la liberté par l'esclave ou le transport de l’affranchi hors du territoire. À l'opposé, les esclaves du Brésil et de l'Amérique hispanophone, avant et après l'indépendance, purent acheter leur liberté, même par acomptes après un dépôt initial, dans une procédure appelée coartación (ou coartaçäo), et leurs maîtres disposaient de divers moyens de les affranchir. Par ailleurs, dans toutes les Amériques, l’affranchissement fut
exceptionnellement accordé à un esclave pour avoir dénoncé une révolte ou une conspiration présumées, ou pour avoir sauvé la vie de son maître. De tels cas étaient très rares, et plus encore ceux d'esclaves des territoires espagnols émancipés après jugement parce que leur maître les maltraitait atrocernent. Jean-François VÉRAN, L’Esclavage en héritage (Brésil) marrons, Karthala, Paris, 2003. 1
Voir,
par
exemple,
Miriam
JIMENEZ
ROMAN,
le droit à la terre des descendants de
« Africa’s
legacy
in Mexico.
What
is a
Mexican ? », ; Armin SCHWEGLER, « Bantu elements in Palenque (Colombia) anthropological, archaeological and linguistic evidence », in Jay B. HAVISER et Kevin C. MACDONALD
(dir.), African
Re-Genesis : Confronting Social Issues in the Diaspora, University College London Press, Londres, 2006, p. 204-222 ; Tomas Dario GUTIÉRREZ Hinojosa, Cultura vallenata : Origen, teoría y pruebas, Bogota, Plaza & Janes, 1992.
369
Plus jamais esclaves !
De façon générale, l'affranchissement, octroyé par le maitre ou acheté par l’esclave, était le fruit d'un engagement sur le long terme démontrant, une fois de plus, la volonté et la capacité des esclaves de tout faire pour s’approprier leur destin. En effet, il exigea à toutes les époques un investissement énorme en temps et en travail de la part de l’esclave. Celui qui espérait être affranchi par son maitre, en général après la mort de celui-ci, dédiait tout son temps et sa force de travail au bon service de son propriétaire en échange d’une promesse d’inscrire son émancipation (et le cas échéant celle des enfants nés du concubinage) dans son testament. L’esclave n’avait toutefois aucune protection contre les fausses promesses, et il pouvait arriver qu’au moment de la lecture du testament l’affranchissement ne soit pas consigné ou donne matiére 4 contestation par les héritiers du maitre. L’esclave qui s’engageait dans une procédure d’achat de sa liberté, en particulier dans les Amériques ibériques, avait plus de contrôle sur le processus, mais il ne pouvait pas non plus s’aliéner le bon vouloir du maitre ; il devait faire preuve d’ardeur au travail doublée de détermination, de prévoyance et d'un grand sens des économies ; il avait aussi besoin d’appuis parmi les Blancs pour diverses démarches. L'excédent qu'il pouvait gagner le dimanche ou en dehors du temps dû à son propriétaire était tellement maigre qu’il lui fallait consacrer une grande partie de sa vie 4 accumuler de quoi payer sa liberté *. C'est pourquoi les esclaves recouraient souvent à la coartaciôn ou à des stratégies familiales impliquant la mise en commun des surplus et l'affranchissement prioritaire de celui ou celle le plus à même de gagner de quoi aider les autres à se libérer ensuite. Mais il y avait aussi les cas poignants de mères esclaves qui achetaient la liberté de leur bébé à la naissance pour l’inscrire comme libre sur le registre de baptêmes et, s’il ou elle survivait à la petite enfance, lui offrir un avenir de personne libre. Là où l’achat de la liberté était particulièrement ardu, comme dans le sud des États-Unis ou les colonies françaises au début du xix* siècle, les esclaves élaborèrent d’habiles stratagèmes pour y parvenir, comme se faire acheter par un maître complaisant, souvent un libre de couleur, que l'esclave remboursait ensuite peu à peu jusqu’à obtenir un certificat d’affranchissement. Mais quand, à partir de la fin des années 1820, 1
À titre d'exemple, l'historien Liman Johnson a calculé qu’à Buenos Aires, vers 1800, un esclave homme ou femme vivant séparément de son maître, auquel il devait verser des
gains fixes pour six jours de travail hebdomadaire, devait fournir l'équivalent de 240 à 600 journées supplémentaires de travail pour acheter sa liberté - en plus de ce qu'il
devait dépenser pour subvenir à ses besoins (Liman L. JOHNSON, « Manumission in colo-
nial Buenos Aires, 1776-1810 », art. cit., p. 274-276).
370
Conclusion
l'affranchissement fut encouragé par Londres, puis par Paris, contre l'avis des planteurs, ces derniers, opposés à tout affaiblissement de l’institution de l'esclavage, élaborérent leurs propres stratagèmes pour bloquer les velléités des esclaves en ce sens, notamment en fixant des prix inaccessibles. Malgré ces multiples obstacles, du xvi‘ au xix° siècle, beaucoup d'esclaves réussirent à obtenir leur certificat de liberté. Bien qu’il soit impossible de donner des chiffres précis, des tendances se dégagent de l'historiographie. Au Brésil et dans l'Amérique hispanophone, il semble que près d’un tiers des esclaves des villes (moins dans les campagnes) furent affranchis au cours de leur vie ; dans le reste des Amériques, cette
proportion était bien plus faible, oscillant entre 3 % et 7 %'. Là où c'était légalement possible, des milliers d'esclaves trimaient pour se libérer, et chaque année des centaines y parvenaient. L'impact de toutes ces actions individuelles ou familiales fut extraordinaire. Progressivement, ces affran-
chis et leurs descendants nés libres bouleversèrent les projets initiaux des monarchies européennes, qui voulaient reproduire en Amérique les trois ordres européens de l'Ancien Régime pour les colons et leurs enfants, tout en maintenant les esclaves africains ou afro-descendants en marge de la société. En effet, ces affranchis furent à l’origine de la formation de la
classe socioraciale des « libres de couleur », qui brouilla la démarcation raciale qui séparait les Européens libres des esclaves afro-descendants, et donc l’idée d'un esclavage racial. Plus encore, cette population libre de couleur enregistrait une croissance naturelle plus rapide que celle des esclaves et des Blancs, au point de devenir prépondérante quand l'immigration européenne stagnait et que de nouveaux captifs n’étaient pas importés pour renouveler la population esclave. Ainsi, en 1800, dans toutes les colonies continentales et antillaises de l’Espagne, sauf au Pérou et a Cuba, les Afro-descendants étaient dans leur grande majorité libres face à une minorité d’esclaves et de Blancs. A Curacao, ce renversement démographique se produisit entre 1800 et 1833 : de minoritaires dans la société, les libres de couleur commencèrent à être plus nombreux que les
Blancs, puis que les esclaves À.
Autre manifestation de la volonté des esclaves de se libérer, dans l’ensemble des Amériques 60 à 80% des affranchis achetèrent eux-mêmes leur liberté ou l'obtinrent grace au paiement d'un parent. Seule une minorité d'esclaves « reçurent » l'affranchissement de leur propriétaire au 1
2
Robin BLACKBURN, « Introduction », art. cit., p. 3 ; Herbert S. KLEIN, African Slavery in Latin America and the Caribbean, op. cit., p. 229-230.
George Reid ANDREWS, Afro-Latin America, op. cit., p. 41; Harry HOETINK, « Surinam et Curacao », art. cit., p. 67-68,
371
Plus jamais esclaves !
cours de la vie de ce dernier ou par voie de testament. Partout, la probabilité pour un esclave d’être affranchi était bien plus élevée dans les villes que dans les campagnes et les plantations, car les petits métiers y abondaient et beaucoup d'esclaves y vivaient séparément de leur maître. Le surplus de travail dans une mine d'or ou de diamants pouvait aussi fournir les gains nécessaires pour se libérer. A partir du xvur* siècle, la plupart des affranchis étaient créoles et souvent mulátres, plus rarement africains. En effet, le processus de manumission demandait une bonne connaissance de la langue et de la culture locales et le soutien de Blancs, ce qui
était plus difficile pour les survivants de la traite négrière. Par conséquent, les Africains qui réussissaient à s'émanciper le faisaient presque toujours en payant leur valeur à leur maître (ou occasionnellement, au Brésil, en lui fournissant un bossale de valeur équivalente), tandis que, parmi les
esclaves créoles, l’affranchissement était aussi octroyé par le propriétaire de son vivant ou par testament. Mais, au Brésil après 1800, la traite prit une ampleur telle que peu à peu les Africains furent presque aussi nombreux que les créoles à s'affranchir. Dans l’Amérique ibérique, de tout temps la majorité de ceux qui obtinrent un certificat de liberté étaient des femmes. Cette tendance s’explique par leur surreprésentation dans les villes, où le service domestique leur permettait de forger les liens indispensables à l’affranchissement par le propriétaire, et où diverses activités laborieuses plus souvent féminines se prêtaient bien à l'accumulation progressive d'un capital. Les femmes esclaves se distinguaient comme excellentes colporteuses et vendeuses sur les marchés, des métiers où elles pouvaient gagner le précieux surplus. Ces qualités expliquent par exemple que, parmi les Africains parvenant à s'affranchir au Brésil, les femmes aient été plus nombreuses que les hommes, alors qu’elles étaient minoritaires dans la population bossale. La prédominance des femmes parmi les affranchis de l'Amérique ibérique favorisa aussi la croissance rapide de la population libre de couleur, puisque là, de par le principe du partus sequitur ventrem, les enfants auxquels elles donneraient la vie après leur affranchissement (mais pas avant, ni en cours de coartaciôn) seraient libres. S'il y eut une région où les femmes esclaves furent plus souvent affranchies que les hommes parce que leurs maîtres se les appropriaient comme concubines, ce fut dans les colonies françaises. Au cours du xvii" siècle, les affranchissements de concubines et d'enfants nés de ces unions se développérent tant qu’en
1685 le Code noir les interdit, sauf si le maître n’était pas déjà marié et
épousait son esclave à l’église.
Enfin, tous les esclaves qui, du xvr* au xvin* siècle, travaillérent pour
acheter leur affranchissement anticipèrent la modernité sans le savoir. 372
Conclusion
Comme le souligne Caroline Oudin-Bastide, ils et elles passèrent du travail forcé non rémunéré au travail pour soi, et ceci déjà sous l'Ancien Régime, au temps.où le travail manuel était encore considéré comme le destin de la plèbe, plus encore comme une souillure héréditaire dans le monde ibérique. L'achat de la liberté par l'esclave devançait donc la conception moderne du travail comme source de progrès et de bien-être et comme monnaie d’échange’. Il transcendait la définition matérialiste d'Adam Smith, selon laquelle « le prix réel de chaque chose, ce que chaque chose coûte réellement à celui qui veut se la procurer, c'est le travail et la peine qu'il doit s'imposer pour l'obtenir? ». Car les esclaves qui accomplissaient sur des années le travail supplémentaire pour s’affranchir ne cherchaient pas à se procurer une « chose », mais un droit naturel : la liberté. Globalement, l’achat de la liberté et l’affranchissement par le maître
concernérent plus de femmes que d'hommes. L’affranchissement pour service des armes fut en revanche réservé à ces derniers. Tantôt imposé,
tantôt volontaire, il était périlleux puisque l'esclave soldat y risquait sa vie ; de plus, il était souvent conditionnel, lié à une promesse d’affran-
chissement à la fin de la guerre, au terme d'années supplémentaires de service ou pour actes héroïques, et donc soumis à de nombreux aléas. Peu d'hommes parvinrent à s'affranchir de cette manière, déjà parce que très peu d'esclaves furent enrólés comme
soldats, colons et gou-
vernants craignant qu'ils ne retournent leurs armes contre eux. Certes, pendant les premières décennies de la conquête des Amériques, des esclaves venus de la péninsule Ibérique puis d'Afrique participèrent aux guerres et à la soumission des Indiens, et plusieurs gagnérent ainsi leur liberté, voire même des terres dotées d’autochtones. Mais, à mesure que la colonisation et la traite négrière se développèrent, les Blancs perçurent le recrutement et l'armement d'esclaves comme dangereux. Pourtant, dès 1560, les milices de colons et les troupes envoyées d’Europe ne suffirent plus pour faire face aux attaques de pirates, aux raids d'Indiens, à la progression du marronnage ou à l'occupation néerlandaise du Pernambouc, dans les années 1630 en particulier. Les autorités durent donc occasionnellement demander la participation d'esclaves aux combats et, en cas de victoire, elles décidèrent parfois d’affranchir les plus valeureux pour récompenser leur loyauté - souvent en conditionnant l'affranchissement effectif à des années supplémentaires dans 1
2
Caroline OUDIN-BASTIDE, Travail, capitalisme et société esclavagiste, op. cit., p. 215.
Cité dans André Liescn, Le Libéralisme classique, Presses de l’université du Québec, Sillery, 1985, p. 277.
373
Plus jamais esclaves ! l'armée. Quant aux esclaves « chasseurs d'esclaves », certains furent suf-
fisamment efficaces pour accumuler des primes grâce auxquelles ils purent acheter leur liberté, et quelques-uns furent émancipés pour avoir accompli un exploit. Durant
l'ère des révolutions,
les conflits entre puissances coloniales
et les guerres d'indépendance, qui ravagèrent une partie du continent américain et des Caraïbes entre 1775 et 1825, dépassèrent largement les capacités militaires des troupes et milices présentes sur place. Pour défendre leurs intérêts, les métropoles envoyèrent d'Europe des dizaines de milliers de soldats, tandis que sur place chaque parti mobilisait des hommes libres dans des armées souvent improvisées. Mais, les guerres se prolongeant, les soldats eux-mêmes vinrent à manquer aux armées, ce qui obligea toutes les factions à recruter des esclaves. Autant que possible, ces derniers étaient affectés aux tâches qui n’impliquaient pas le port d’une arme mais une minorité participa tout de même aux combats. Un tel enrólement avait pour contrepartie la promesse d'affranchissement, ouvrant donc une nouvelle voie de libération pour les hommes esclaves. Si beaucoup d'esclaves se présentèrent volontairement, d'autres furent enrólés de force, capturés ou confisqués à l'ennemi. Tous découvrirent une discipline militaire proche de celle de l'esclavage que nombre d'entre eux cherchaient alors à fuir. Mais beaucoup saisirent l’opportunité de leur mobilisation pour se distinguer militairement et obtenir leur libération. Parmi ceux qui survécurent comme soldats, tous ne gagnèrent pas l’affranchissement, malgré les promesses qui leur avaient été faites. Après la guerre d'indépendance des États-Unis, les esclaves fugitifs servant militairement dans les troupes britanniques furent évacués mais, si ceux de la Black Brigade, transférés au Canada, furent immédiatement affranchis,
les Dragons noirs de la Caroline du Sud durent encore servir plusieurs années dans les régiments des Indes occidentales pour l'être enfin. Dans l'Armée continentale, les soldats esclaves des unités spéciales formées par les États du Rhode Island et du Massachusetts furent affranchis et reçurent une solde de guerre. Lors des guerres d'indépendance de l’Amérique du Sud contre l'Espagne, les esclaves mobilisés tant par les royalistes que les indépendantistes durent le plus souvent attester de leur participation aux combats pour étre affranchis, ce qui les contraignit 4 de longues procédures auprès de l’armée et contre leur ancien maitre pour obtenir leur certificat de liberté. Beaucoup se le virent refuser ou furent assujettis à des années supplémentaires de service avant d’être enfin affranchis. En somme, les esclaves émancipés pour leur participation aux guerres 374
Conclusion
d'indépendance furent peu nombreux, alors que ceux qui avaient fui la mobilisation réussirent souvent à passer pour libres. Quant aux esclaves hommes
des colonies françaises, ils furent sollici-
tés plus que tous les autres dès le début de la Révolution française, et ce fut bien pour pouvoir les mobiliser contre l'invasion des armées royales espagnole et britannique que les commissaires révolutionnaires de SaintDomingue décrétèrent l'abolition de l'esclavage en 1793. Auparavant, dans leurs conflits mutuels, républicains et royalistes, libres de couleur et Blancs avaient recruté des esclaves soldats pour grossir leurs rangs, en leur promettant l’affranchissement six à huit ans plus tard, ce qui avait amené des esclaves à lutter les uns contre les autres dans ce but. Mais, lorsqu'ils
s'étaient massivement révoltés en 1791, les esclaves de la plaine du Nord avaient révélé qu'ils voulaient la liberté immédiate et qu'ils étaient dorénavant les protagonistes du destin de la colonie. Face à la menace monarchiste, les commissaires n’eurent donc pas d’autre choix que de décréter que tout esclave qui « se battrait pour la République » serait libre et jouirait de «tous les droits appartenant aux citoyens français »!, Opéré par des commissaires opposés par principe à l'esclavage, ce premier tournant décisif allait en produire un autre : pour juguler la crise née de la révolte servile de 1791, il n’était pas seulement urgent de recruter des hommes pour défendre la colonie contre l’ennemi, il fallait aussi rediriger l'ensemble des esclaves, hommes
et femmes, vers les plantations. Les com-
missaires comprirent que, sans l'octroi immédiat de la liberté, les esclaves de Saint-Domingue ne reprendraient pas le travail. Leurs décrets d’abolition de l’esclavage étaient donc, en quelque sorte, une émancipation collective anticipée pour service militaire et rural. Le décret d'abolition de l'esclavage du 4 février 1794 voté par l'Assemblée nationale à Paris signifia l'émancipation massive des 600 000 esclaves des colonies françaises de Saint-Domingue, de Guadeloupe et de Guyane. C'était la toute première fois dans les Amériques qu’une métropole libérait par voie législative l’ensemble des esclaves de ses colonies (à l'exception de la Martinique et de Sainte-Lucie, occupées par les Britanniques). Cette émancipation fut aussi une avancée politique majeure, parce qu’elle étendit à ces « nouveaux libres » l'égalité et la citoyenneté qu'elle avait accordées aux libres de couleur en 1792. Toutefois, elle ne se concrétisa pas par la distribution de certificats d’émancipation. De plus, elle était tacitement conditionnelle : elle obligeait indéfiniment les « nouveaux libres » à travailler dans les plantations ou à devenir soldats, comme le stipulaient tous les règlements de 1
Cité dans Laurent Dubois, Avengers of the New World, op. cit., p. 157.
375
Plus jamais esclaues !
travail promulgués par les différents commissaires des Antilles françaises et de la Guyane et par Toussaint Louverture entre 1793 et 1801. Avec les hommes souvent engagés dans l’armée, le travail honni de la plantation retomba de façon disproportionnée sur les femmes. La conscription rurale ou militaire entraîna donc la résistance d'esclaves, en particulier à Saint-Domingue. D'une certaine façon, la restauration officielle de l'esclavage par Napoléon Bonaparte en 1803, peu contestée en France, rappela le caractère conditionnel de cette première émancipation massive et souligna l’importance cruciale des certificats d’affranchissement. Napoléon annula brutalement le décret d’abolition générale de 1794 et décréta que tous les Noirs et gens de couleur qui ne pouvaient pas fournir d'attestation de liberté datée d'avant 1789 seraient considérés comme esclaves. Enfin, l'achat de la liberté par les esclaves connut un nouvel avatar après l’indépendance de la plupart des colonies de la Grande-Bretagne, de l’Espagne et du Portugal sur le continent américain. Le rejet de la monarchie au profit du système républicain par ces nouvelles nations (sauf le Brésil) posa la question de la compatibilité de l'esclavage avec la république et sa reconnaissance de la liberté parmi les droits fondamentaux individuels. Mais, à quelques exceptions près, les États indépendants ne décrétèrent pas l'émancipation générale de leurs esclaves. Alors que tout le sud des Etats-Unis et l'empire du Brésil restaient résolument esclavagistes, plusieurs États du Nord puis la plupart des républiques hispanophones au sud du Costa Rica adoptaient des lois d’« abolition graduelle » de l'esclavage. Partout, ces lois déclarérent la liberté des nouveau-nés de mère esclave (loi du « ventre libre »), tout en obligeant ceux-ci à travailler sans rémunération pour le maitre de leur mère jusqu'à un âge situé entre 21 et 28 ans. En réalité, elles ne libérèrent donc pas un seul esclave pendant les deux premières décennies qui suivirent leur adoption - sauf quand elles déclarérent aussi l'affranchissement des esclaves âgés de 60 ans et plus. Mais elles imposèrent à tous les esclaves nés après l'indépendance le principe de l'achat de leur liberté, puisque ces enfants ne seraient effectivement affranchis qu'une fois parvenus à l’âge adulte, quand ils auraient fourni des années de travail impayé pour indemniser leur maître de leur valeur marchande. Toutefois, partout des esclaves nés avant l'indépendance accélérèrent le processus d’abolition graduelle qui aurait dû se poursuivre jusqu’aux
années 1860 au nord des Etats-Unis et jusqu'aux années 1880 dans les
républiques sud-américaines - quand le dernier esclave né avant la loi du «ventre libre » mourrait ou atteindrait 60 ans. En effet, comme ces lois avaient pour résultat de reporter a longue échéance le terme de l’esclavage, 376
Conclusion
beaucoup d'esclaves réalisèrent que, s'ils voulaient connaître la liberté de leur vivant, il leur fallait s'engager sans tarder dans un processus d'achat de leur affranchissement. Le nombre d’affranchis alla croissant, souvent encouragés par des maîtres soucieux d'être indemnisés avant qu'il ne soit trop tard. Et, partout où des lois d’abolition graduelle avaient été adoptées, l'esclavage fut définitivement aboli vingt à trente ans avant son terme prévu, quand le nombre d'esclaves était devenu insignifiant. Cette dynamique se reproduisit d’ailleurs dans les colonies britanniques à la fin des années 1820, quand le Parlement leur imposa de lever les restric-
tions à l’affranchissement, puis dans les colonies françaises, lorsque la monarchie de Juillet fit de même en 1831. Sachant que la fin de l'institution de l'esclavage approchait, mais trop lentement pour qu'ils la vivent, de plus en plus d'esclaves voulurent gagner eux-mêmes leur liberté. Par la multiplication de leurs actions et la diminution toujours plus rapide du nombre d'esclaves qui en résultait, ils contribuérent à faire avancer la date de l'abolition définitive.
Se révolter, quand les conditions s’y prêtent
Restait la révolte pour se libérer de l'esclavage, une voie un temps célébrée par l’historiographie comme la stratégie émancipatrice par excellence. Pourtant, la lecture des études les plus récentes montre qu'entre le xvi siècle et les années 1830 il y eut peu d'insurrections serviles suffisamment importantes pour permettre à des esclaves de se libérer. En réalité, pour qu’une révolte réussisse, il fallait que de multiples conditions soient réunies, telles que l'organisation secrète d'un grand nombre d'esclaves dans une vaste région, la division des élites régionales et l’affaiblissement des forces militaires et de maintien de l’ordre, entre autres. Il n’est donc pas fortuit que non seulement les révoltes aient été peu nombreuses, mais qu’elles aient aussi tendu à se produire dans des contextes de grandes tensions internationales ou de rapides changements à l’intérieur d'une colonie. La révolte était d'autant moins privilégiée par les esclaves en quête de liberté que le marronnage fut longtemps envisageable, les frontières restant peu contrôlées et l'arriére-pays non colonisé très étendu. En même temps, l'affranchissement était réalisable dans plusieurs sociétés américaines assez souples pour accepter qu'une partie des esclaves achètent leur liberté, surtout si les nouveaux affranchis allaient
grossir les rangs des journaliers et travailleurs manuels, au bas de l'échelle sociale des libres. La révolte libératrice par excellence fut, bien sûr, celle qui mobilisa en 1791 des dizaines de milliers d'esclaves dans la plaine du Nord de Saint-Domingue et se réinventa sous diverses formes jusqu’à déboucher 377
Plus jamais esclaves !
sur leur victoire militaire contre la France et sur l'abolition définitive de l'esclavage en 1804 pour 350 000 a 400 000 femmes, hommes et enfants naguère esclaves. Ainsi, deux décennies après les États-Unis, Haïti devint la deuxième nation indépendante des Amériques, la première à ne plus avoir d'esclaves et la seule à définir tous ses citoyens comme « noirs ». Pour apprécier à sa juste valeur l'ampleur de cette victoire, il faut se rappeler que ces anciens esclaves et libres de couleur se battirent seuls, sans aucun
appui
extérieur,
alors que
les Étatsuniens
gagnèrent leur indépendance contre la Grande-Bretagne après huit ans de guerre, dont les derniers avec l’aide navale et militaire de la France
monarchique, et que les Hispano-Américains reçurent le soutien privé de Britanniques au cours de leur guerre de quatorze ans contre l’Espagne. À Saint-Domingue, ce fut bien la persistance de la révolte des esclaves - émancipés en 1793 - durant treize ans qui permit cette victoire,
toutefois
à un
énorme
coût
en
vies
humaines
et destructions
matérielles. Les conditions qui favorisèrent son lancement et son déroulement furent uniques : en métropole, la Révolution française renversa la monarchie, puis elle divisa profondément la minorité libre de la colonie entre libres de couleur et Blancs, royalistes et révolutionnaires. Les structures du pouvoir et la défense militaire de Saint-Domingue s’en retrouvèrent affaiblies de façon irrémédiable, permettant qu’une révolte servile s'organise et s'étende. Si la révolte massive de la plaine du Nord en 1791 fut bien à l’origine, deux ans plus tard, de la décision des commissaires dépêchés par Paris de décréter l’abolition de l’esclavage pour pouvoir mobiliser les « nouveaux libres » comme soldats et cultivateurs, ce fut la perspective de la restauration de l'esclavage par Napoléon qui causa la révolte tout aussi cruciale de ces « nouveaux libres » contre le débarquement des troupes françaises en 1802. Beaucoup de ces hommes et de ces femmes, en majorité africains (dont des vétérans de guerre, notamment du royaume du Kongo), avaient continué l'insurrection malgré l'abolition de 1793 et sous le règne de Toussaint Louverture, en refusant de retourner sur les plantations. Ce furent ces insoumis qui, par leurs tactiques de guérilla et leur intransigeance, attaquèrent l’armée du général Leclerc quand Louverture, Dessalines et les autres leaders historiques pactisèrent. Ce fut leur rébellion incessante qui sauva le processus d’abolition définitive de l'esclavage à Saint-Domingue jusqu'à sa confirmation dans la première Constitution haïtienne de 1805.
À partir de 1791, la répétition des événements de Saint-Domingue
devint la hantise des planteurs et des gouvernants dans toutes les Amériques. Car la victoire de la Révolution haïtienne fut, d’une certaine 378
Conclusion
façon, la matérialisation du scénario de complot tant redouté par les colons depuis le xvi‘ siècle : le massacre ou le départ de tous les Blancs, la destruction des plantations, l’incendie des villes et le couronnement d’un roi noir régnant sur un peuple noir. Simultanément, « faire comme à Saint-Domingue » devint l'espoir d'esclaves en quête de liberté, un espoir tantôt secret, tantôt proféré comme une menace. « Faire comme à Saint-Domingue » était une sorte de slogan pouvant entraîner des concessions de la part des Blancs, mais aussi une répression féroce. Mais « faire comme à Saint-Domingue » se révéla impossible, parce que le contexte et la dynamique révolutionnaire qui y avaient présidé ne se répétèrent pas, comme en témoigne l'échec parallèle de la révolte des « nouveaux libres » de la Guadeloupe contre la réimposition brutale de l'esclavage par Napoléon. De même, les 2 000 esclaves de Curaçao qui se révoltèrent en 1795 pour exiger l’application du décret d’abolition français quand les Pays-Bas étaient sous occupation de la France furent trop peu nombreux et organisés pour faire face efficacement au front uni des planteurs et des forces de l’ordre de l’île, qui les réprimérent par un énorme massacre et de nombreuses exécutions. Quant aux mutineries d'esclaves qui, après 1795, mobilisèrent quelques dizaines, parfois quelques centaines d’esclaves en Louisiane, à Cuba ou ailleurs, elles étaient trop locales et improvisées pour se transformer en révoltes d'envergure. Il en résulta des destructions et la mort de quelques Blancs, mais aussi des centaines d’arrestations et de nombreuses exécutions qui chaque fois mirent fin au mouvement rebelle. Avant la révolution de Saint-Domingue, la révolte la plus massive et la plus violente avait été celle qui ravagea la colonie néerlandaise de Berbice entre 1763 et 1764. Elle mobilisa plus d’un tiers de ses 4 500 esclaves pour la plupart africains qui détruisirent des plantations et des forts et tuèrent une centaine de ses 350 colons. Durant les premiers mois, son dirigeant, Coffy, sembla près de parvenir à chasser les Blancs et d’établir une société de Noirs libres sur une grande partie du territoire. Mais le gouverneur néerlandais feignit d'entrer en négociation jusqu’à l’arrivée de renforts. Entre-temps, les rebelles commencèrent à se diviser et à souffrir de la faim, ce qui provoqua des défections et facilita la répression, si terrible qu’une bonne partie des insurgés moururent d’épuisement ou furent exécutés. Sans doute Coffy et ses partisans perdirent-ils l'initiative parce qu'ils n'adoptérent pas une stratégie de marronnage collectif dans l’immense arrière-pays non colonisé mais restèrent sur place. Peu avant, entre 1760 et 1761, une série de révoltes avaient rassemblé à la Jamaïque plusieurs centaines d'esclaves qui espéraient profiter du contexte de diminution des troupes britanniques en raison de la guerre de Sept Ans. Mais, même si ces rébellions touchèrent 379
Plus jamais esclaves !
plus d'une province et se prolongèrent sur lisèrent qu’une infime partie des 170 000 nérent par le massacre, l'exécution ou la rebelles aux mains des forces de l’ordre. Ces rébellions serviles furent les plus
dix-huit mois, elles ne mobiesclaves de l’île et se termidéportation de centaines de importantes
jusqu'aux
trois
révoltes des colonies britanniques de 1816, 1823 et 1831, dont le contexte
nouveau est rappelé plus bas. Certes, entre 1492 et 1838, des émeutes ou des soulèvements ponctuels éclatèrent dans les Amériques, mais ils furent rapidement jugulés de façon parajudiciaire par les maîtres, parfois avec l’aide de milices locales. D’autres petites révoltes furent l’objet de procés médiatisés suivis d’exécutions publiques, comme
a New York en 1712, à
la Guadeloupe et en Caroline du Sud dans les années
1730, en Georgie
en 1774 ou à Cuba dans les années 1790, parce qu’elles provoquèrent la mort de Blancs et/ou des destructions, même si elles ne mobilisèrent que
quelques dizaines d'esclaves. De façon surprenante, au cours de ces trois longs siècles, les révoltes
d'esclaves furent moins nombreuses que les complots serviles décelés ou dénoncés avant leur matérialisation. Combien d’entre eux étaient-ils des plans concrets à même de devenir des révoltes ? Il est impossible de le savoir, mais, même
si beaucoup
l’étaient, le fait qu’ils aient été décou-
verts témoigne bien de la difficulté pour des esclaves de culture et d’origines différentes, soumis à des hiérarchies internes et à plusieurs niveaux de vigilance, répartis sur des plantations distantes les unes des autres ou dans divers quartiers d'une ville, de concevoir puis d'organiser dans le plus grand secret une révolte avec quelque chance de succès. En même temps, qu'il y ait eu complot déjoué avant sa matérialisation ou révolte entraînant des destructions et la mort de Blancs, la répression était similaire et se traduisait par de nombreuses exécutions cruelles, des flagellations publiques et des déportations, dans le but de terrifier l’ensemble de la population esclave. Pour mémoire, les captifs africains punis dans la ville de Mexico en 1537, les quarante-deux esclaves exécutés à la Barbade en 1675 puis les quatre-vingt-quinze mis à mort dans cette même île en 1692, les quatre-vingt-huit captifs pendus, écartelés ou brûlés à Antigua à la fin de 1736 et au début de 1737, les vingt-quatre
qui subirent des sorts similaires à la Guadeloupe à la même période ainsi que les trente esclaves et les quatre Blancs mis à mort à New York en 1741 n'avaient tué ou blessé personne et n'avaient rien détruit. De même, à partir de la révolte de 1791 à Saint-Domingue, des complots décelés avant toute matérialisation furent réprimés par des dizaines d’exécutions en Louisiane en 1795, à Cuba en 1806 et à la Martinique en 1811. 380
Conclusion
En effet, pendant ces trois siècles, penser ou parler secrètement de tuer son maître ou un Blanc était aussi grave que de commettre l'acte et pouvait entraîner la même cruelle mise à mort. Les méthodes d'enquête ne fixaient pas de limites à l’obtention d’aveux et visaient surtout à la révélation des noms de complices, d’où le nombre élevé d'exécutions. Cependant chaque conspiration apparaissait dans un contexte fragilisant pour les planteurs et les Blancs en général augmentation rapide des captifs africains, tensions avec la métropole ou dans les relations internationales. Dans ces moments,
les Blancs prenaient d'autant plus
conscience de leur vulnérabilité qu'ils se savaient minoritaires. Dès lors, ils interprétaient toute manifestation inhabituelle, toute « insolence incontrôlée » de leurs esclaves comme une menace de révolte. Celle-ci n'était pas nécessairement inexistante, puisque les esclaves espéraient toujours mettre à profit la moindre faille dans le système qui les dominait. Les espoirs des uns et les peurs des autres se renforçaient mutuellement, créant un climat favorable à l'émergence d'un complot, réel ou fictif, et à des vagues de répression terrifiante. Déjà en 1537 à Mexico, des juges arrachaient sous la torture le scénario de prise du pouvoir par les esclaves qui hanterait une partie des colons au moins jusqu’à la révolte de la Barbade de 1816, avec une acuité renouvelée par la révolution de Saint-Domingue : celui du meurtre de tous les Blancs (quelquefois en préservant les jeunes femmes),
de l'incendie des villes et de la
destruction des plantations pour établir à leur place un royaume africain ou noir. Ce scénario nourrissait aussi les espoirs de liberté des esclaves,
parfois leurs plans de révolte, et leur fournissait toujours un canevas de réponses s'ils étaient soumis à la question. Parallèlement, toutefois, dès les années 1720 des esclaves découvraient que l’esclavagisme n'était plus intouchable. Des méthodistes et des quakers en Grande-Bretagne et dans les colonies nord-américaines commençaient à débattre de la compatibilité de l'esclavage avec le christianisme et des effets libérateurs du baptême sur les esclaves convertis, au point que la justice royale britannique dut intervenir pour affirmer que les esclaves baptisés demeuraient esclaves, même en métropole. Ces débats et le refus
véhément de nombre d’esclavagistes d’évangéliser leurs captifs alimentèrent à leur tour l’imaginaire et les conversations des esclaves, suscitant diverses rumeurs. Les plus récurrentes prétendaient que le roi de GrandeBretagne avait ordonné aux maîtres d'affranchir leurs esclaves dès qu'ils étaient baptisés, ou bien qu'il avait signé un décret d'émancipation générale. Les planteurs comprirent rapidement la portée subversive de ces rumeurs et accusèrent les esclaves qui s’y référaient de conspirer. Entre 1730 et 1741, des complots avérés ou supposés d'esclaves mentionnant 381
Plus jamais esclaues !
le scénario du royaume noir ou la rumeur du décret royal émancipateur se multiplièrent et transcendèrent les frontières coloniales et religieuses, passant de la Virginie à la Louisiane, du Mexique aux Antilles françaises et britanniques et à New York. Après la guerre de Sept Ans, quand les gouvernements royaux entreprirent de mieux contrôler les esclavagistes de leurs colonies à coups de réformes et de règlements, la rumeur d'une émancipation générale décrétée par le roi se consolida parmi les esclaves. Elle contribua à la fuite de milliers de captifs des treize colonies britanniques après la proclamation de Dunmore
en 1775 : elle motiva des marches revendicatives d’es-
claves en Colombie et à la Martinique ; elle fut clairement à l’origine de la révolte servile massive de la plaine du Nord à Saint-Domingue en 1791. Alors que les élites et les Blancs en général se divisaient face aux nouvelles exigences des métropoles, des esclaves, en se réclamant d’un édit du roi
de Grande-Bretagne, de France, d'Espagne ou du Portugal, transformaient leurs espoirs de liberté fondés sur une rumeur en actes d’obéissance à l'autorité suprême bafouée par leurs maîtres. Cela leur permettait aussi de mieux convaincre les esclaves hésitants de les suivre. Après le décret d’abolition de 1794 par la France républicaine, la rumeur eut un véritable ancrage légal, et des esclaves fondèrent de plus en plus leurs demandes sur une législation réelle ou attendue : la « loi des Français ». Lorsque le Parlement britannique commença à débattre sur le fait d’abolir la traite négrière et plus tard d’« améliorer » l'esclavage, les rumeurs de décrets d’émancipation générale auxquels les planteurs refusaient de se conformer se multiplièrent. Au même moment, l'évangélisation protestante des esclaves des ÉtatsUnis et des colonies britanniques se développait parallèlement à l'accès de quelques-uns à l'écriture et la lecture de la Bible. Des esclaves se mirent à revendiquer la liberté en se basant sur l'Ancien Testament et les Evangiles, tels Gabriel Prosser et les siens en Virginie en 1800, une partie des rebelles de la Barbade en 1816 ou de Démérara en 1823, Nat Turner en Virginie ou Samuel Sharp et ses fidèles à la Jamaïque en 1831. Le dogme de la toutepuissance du Dieu chrétien avec lequel ils se familiarisaient relativisait l'autorité du maitre esclavagiste, tandis que le message chrétien de l'égalité spirituelle sapait les fondements mêmes de l'esclavage. Désormais, pour eux, c'était à Dieu que les esclavagistes désobéissaient en leur refusant la liberté. Ces esclaves ne faisaient donc plus mention d’une rumeur, mais se référaient bien à des paroles écrites dans la Bible, qu'ils pouvaient réciter par cœur. Ce recours à la parole divine plaçait leurs revendications au-delà des lois humaines, tandis que leur foi pouvait peut-être les aider à faire face aux juges et à mourir sur l'échafaud. 382
Conclusion
Ce fut donc en se réclamant à la fois d'un décret royal d'émancipation générale et de la Bible que des dizaines de milliers d'esclaves des colonies britanniques lancèrent les trois révoltes de 1816 à la Barbade, de 1823 à Démérara et de 1831 à la Jamaïque, qui allaient conduire à l'émancipation des 670 000 esclaves de ces territoires en 1838. Toutes trois furent réprimées par le massacre, la pendaison, la flagellation et la déportation de centaines d'esclaves. Mais, si ces esclaves s'étaient révoltés, c'était bien parce
qu'ils avaient réalisé que de sérieuses failles avaient commencé à fragiliser l’esclavagisme. Ils avaient aussi compris qu'ils n'étaient plus seuls, que quelques missionnaires près d’eux et certains Blancs en Grande-Bretagne trouvaient l’esclavage révoltant. Chaque révolte servile demandant la fin de l'esclavage au nom du roi et de la Bible engendra une répression plus barbare que la précédente, laquelle à son tour radicalisa et propagea l’abolitionnisme en métropole. Sans doute la répression féroce de la révolte de Démérara en 1823, au cours de laquelle les juges planteurs condamnèrent un missionnaire anglais à la pendaison pour avoir incité ses ouailles à la rébellion, puis sa mort en prison dans l'attente d'une éventuelle grace du roi furent-elles un moment clé dans la prise de conscience des abolitionnistes. Il permit leur empathie, laquelle allait progressivement englober les esclaves évangélisés. À partir des événements de Démérara, il devint évident pour les abolitionnistes que c'était l'esclavage en tant que tel qui était la source des révoltes. Ils cessèrent de recommander des réformes et l'abolition graduelle et présentérent comme seule solution l'émancipation immédiate des esclaves. Le programme des abolitionnistes avait donc rejoint la demande des esclaves des colonies britanniques : la liberté immédiate et inconditionnelle, Dorénavant, les deux mouvements se renforcèrent dans une dynamique commune. Le mouvement abolitionniste se popularisa et mobilisa des centaines de milliers d'hommes et de femmes en Grande-Bretagne, lesquels commencèrent à considérer les esclaves comme des travailleurs, comme eux-mêmes : des êtres humains exploités. Quant aux esclaves des
colonies, ils ne cachaient plus leur volonté d’être libres. Il fallut cependant encore que des dizaines de milliers d'esclaves de la Jamaïque protestent en liant christianisme et liberté durant les fêtes de Noël de 1831 pour que le Parlement britannique vote l'abolition graduelle en 1833. Connue sous le nom de Mighty Experiment (« grandiose expérience »), cette dernière indemnisait les maîtres pour leurs pertes en propriété humaine, non seulement en leur accordant une généreuse compensation monétaire, mais aussi en obligeant tous leurs esclaves, renommés « apprentis », à effectuer encore six ans de travail forcé sur leurs plantations. Devant la menace de nouvelles révoltes serviles et d’une intervention accrue de Londres dans 383
Plus jamais esclaves ! leurs affaires, dans le courant de 1838 les diverses Assemblées coloniales
britanniques abolirent définitivement l'esclavage. Les 670 000 « apprentis» de l’Empire britannique étaient libres. Mais, en réalité, tous ces hommes, ces femmes et ces enfants avaient acheté leur liberté par d’innombrables heures de travail comme esclaves puis comme « apprentis ». Ils avaient largement payé leur émancipation générale. Ainsi, même si le contexte avait profondément changé depuis la fin de la guerre de Sept Ans, les stratégies de libération mises en place par les esclaves des Amériques dès 1492 étaient toujours celles qui les libérèrent dans les années 1830. Au cours de cette longue période et tant sur le continent américain que dans les îles Caraïbes, plusieurs millions d’esclaves réussirent à se libérer de l’esclavage en fuyant, en achetant leur liberté par divers moyens, en se révoltant ou en combinant ces stratégies. Pendant près de trois siècles, ils menèrent cette lutte seuls, sans défenseurs dans la société coloniale et sans espoir de mettre fin à l'institution de l'esclavage. À partir de la fin du xvin siècle, ils commencèrent à avoir des alliés dans certains milieux protestants. Les guerres d'indépendance et les affrontements entre empires dans les Caraïbes favorisèrent aussi l'émancipation des esclaves, souvent plus par opportunisme militaire que par conviction humaniste. Mais ce fut toujours grâce aux mêmes stratégies que les esclaves firent progressivement disparaître l'esclavage d'une grande partie du continent et des îles. En 1838, toutefois, quand l'esclavage fut définitivement aboli dans les
colonies du Royaume-Uni, il demeurait solidement établi dans celles de la France et des Pays-Bas, au sud des États-Unis, à Puerto Rico, à Cuba et au
Brésil ; il était encore légal mais plus marginal dans les républiques sud-
américaines. Pour se libérer, les esclaves de ces régions durent toujours
compter avant tout sur eux-mêmes. Même si les diverses histoires nationales de ces pays ont longtemps attribué la fin de l'esclavage américain, entre 1848 et 1888, aux Blancs - Victor Schælcher, Abraham Lincoln ou Isabelle du Brésil, entre autres — qui signèrent les décrets d'abolition définitive, une multitude d'esclaves de ces territoires avaient gagné la liberté bien avant, en l'achetant eux-mêmes, en s'enfuyant ou en participant à
la guerre de Sécession aux États-Unis, à la guerre de Dix Ans à Cuba. Et,
comme cela avait été le cas en 1838 pour les esclaves des colonies britanniques, ceux qui furent affranchis à la suite de ces décrets avaient en réalité acheté leur liberté à leur maître au prix de nombreuses années de travail non rémunéré. Certes, les abolitionnistes et leurs alliés parlementaires soutinrent les esclaves en militant pour mettre un terme à Vinstitution de l'esclavage. Mais pour y parvenir, à l’exception des États-Unis 384
Conclusion
après 1865, ils acceptérent d’indemniser les maîtres pour la perte de leur
propriété humaine, alors qu'ils laissèrent les « nouveaux libres » sans
compensation pour le travail impayé fourni depuis l'enfance : ni pécule, ni lopin de terre, ni programme d'éducation”. Partout et de tout temps, les anciens esclaves se retrouvérent sans appui face à l'avenir, munis seulement de ce qui restait de leur force de travail et des espoirs qu'ils avaient
placés dans la liberté.
1
Pour une étude comparative, voir Frédérique BEAUVOIs, Indemniser les planteurs pour abolir l'esclavage ? op. cit.
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Table
Remerciements
4
Introduction
9
Première parte
Territoires et périodes Chapitre1
La traite et l'esclavage dans les Amériques. Les grandes tendances transcontinentales
29
Le Pérou et le Brésil : après les Amérindiens, les Africains (1492-1650) 36 La plantation sucrière, nouveau modèle mortifère aux Caraïbes, au Brésil et en Amérique du Nord (1650-1775)
39
Coton, sucre et café, broyeurs d'esclaves aux Etats-Unis, à Cuba et au Brésil (1775-1870) 45
D'un système esclavagiste à l’autre : points de convergence et de divergence
54
Deuxième partie
De la conquête à la fin de la guerre de Sept Ans (1492-1763)
Chapitre2
Le marronnage, une voie risquée mais possible vers la liberté Le marronnage, première forme de révolte contre l'esclavage
Des palenques et des quilombos irréductibles
63 65
70 415
Plus jamais esclaues ! Gloires et déboires du grand marronnage dans les Antilles sucrières 76 Les territoires encore non colonisés, meilleurs alliés
du marronnage
Chapitre3
82
L'achat de la liberté et l'engagement militaire, voies de libération légales mais d’accés inégal
91
La libération planifiée : acheter sa liberté et s'affranchir
dans l'Amérique ibérique
92
Du côté britannique et néerlandais, vers l'interdiction Code noir et restrictions dans les colonies françaises
99 103
Le service militaire, une autre voie pour la conquête de la liberté 108 Chapitre 4
La conspiration et la révolte, des stratégies exceptionnelles
113
Crime et châtiment selon la justice coloniale
114
Peurs et rumeurs avant 1700 : vers la formation d'un scénario
de complot d'esclaves
118
Des révoltes sporadiques à travers le prisme du scénario
de complot d'esclaves
124
Une orgie de feu, de sang et de tortures...
130
Les révoltes de la Jamaïque et de Berbice à la faveur de la guerre de Sept Ans 137 La terreur esclavagiste, révélatrice de la pleine humanité des esclaves 146
Troisième partie
L'ére des indépendances (1770-1825) Chapitre 5
Les esclaves, acteurs du processus d'indépendance
des États-Unis
153
Prêche, écriture, pétition : de nouveaux moyens de propagande pour la liberté 155 La fuite de milliers d'esclaves à l'appel de l’armée britannique 416
159
Table
Les esclaves des territoires indépendantistes aux prises avec les tensions Nord-Sud
166
Quid des promesses de liberté après la défaite
de la Grande-Bretagne...
170
Liberté à l'horizon pour les esclaves du nord des États-Unis après l'indépendance
176
Les esclaves du Sud face au renforcement de l'esclavage racial Chapitre 6
183
De la révolution servile de Saint-Domingue à la république noire d'Haïti
188
Le premier choc : l'insurrection massive de la plaine du Nord
189
Enrólement militaire et marronnage collectif à l’ouest et au sud de la colonie
198
La lutte jusqu’à l'obtention de l'abolition de l'esclavage (1793-1794) 201 La résistance des « nouveaux libres » aux règlements du travail 205
Les bandes marronnes, fers de lance de la victoire contre les troupes napoléoniennes 209 Le sens de la liberté pour les nouveaux citoyens de la république noire d’Haiti
Chapitre 7
214
Les ondes de choc de la Révolution haitienne
219
Les esclaves des colonies françaises dans le tourbillon de la révolution 221 Les « nouveaux libres » de Guadeloupe et de Guyane en lutte contre la restauration de l'esclavage 228 La grande révolte des esclaves de Curaçao en 1795
233
Le Cédigo Negro espagnol de 1789, une réforme vite oubliée 235
L'impact de Saint-Domingue dans les colonies espagnoles
239
La conspiration de Gabriel Prosser et la révolte de Louisiane, deux mouvements sans lien avec Saint-Domingue 248 Les esclaves du Brésil et des colonies britanniques en marge des révoltes 254 La Révolution haitienne, un tournant ?
258 417
Plus jamais esclaves !
Chapitre8
Les guerres d'indépendance de l’Amérique ibérique : de nouvelles opportunités de libération
261
Le monarque, un protecteur des esclaves contre les maîtres colons ? 261
Libération des esclaves au Mexique insurgé
264
Les esclaves du Venezuela en quête de liberté au service du roi d’Espagne
266
Simón Bolivar et l'esclavage
270
Recrutement et affranchissement au Rio de la Plata
275
Complots et révoltes d'esclaves dans les Caraïbes fidèles
al’Espagne
283
Quatriéme partie
Entre esclavagisme et abolitionnisme (1800-1838)
Chapitre 9 Le marronnage et l’achat de la liberté, des stratégies toujours réinventées
293
S'enfuir, une entreprise de plus en plus difficile au sud
des États-Unis
294
Continuité et réinvention du marronnage dans les Caraïbes et en Amérique du Sud 298
La manumission aux États-Unis : du Nord graduellement abolitionniste au Sud résolument esclavagiste
304
S'affranchir pour accélérer l'abolition dans les républiques
hispanophones
309
L’affranchissement, de l'interdiction à encouragement
dans les colonies britanniques, néerlandaises et françaises
314
L'achat de la liberté face à la traite négrière a Cuba et au Brésil 321
Chapitre 10 Révoltes et abolitionnisme Des révoltes sans relais dans les Antilles françaises et au Brésil 328 De la conspiration de Denmark Vesey à la révolte de Nat Turner
au sud des États-Unis 418
335
327
Table
La révolte de 1816 à la Barbade, un « effort à accomplir par devoir » 341 Le soulèvement des « frères en Jésus-Christ » à Démérara (1823) 347 La rébellion baptiste de 1831-1832 à la Jamaïque
354
La liberté grâce à la dynamique des révoltes serviles et du mouvement abolitionniste 359
Conclusion Fuir, encore et toujours
363 364
Acheter sa liberté, avant et après la reconnaissance des droits individuels
369
Se révolter, quand les conditions s'y prêtent
Bibliographie
377
387
CP
BUSSIÈRE
Composition Facompo, Lisieux. Impression réalisée par CPI Bussière à Saint-Amand-Montrond (Cher) en février 2016. Dépôt légal : mars 2016 Numéro d'imprimeur : 2021259 Imprimé en France
Longtemps, l'émancipation des esclaves fut considérée comme l’œuvre des abolitionnistes, libéraux et blancs. Dans cet ouvrage, qui fait pour la première fois le grand récit des insoumissions et des rébellions d'esclaves dans l’ensemble des Amériques et sur plus de trois siècles, Aline Helg
déboulonne cette version de l’histoire. En s'appuyant sur une très riche historiographie fondée sur des sources états-uniennes, latino-américaines, antillaises, britanniques, françaises et néerlandaises, elle montre que, bien avant la naissance des mouvements abolitionnistes, une partie des millions d'esclaves arrachés à l’Afrique par la traite négriére et de leurs descendants était parvenue à se libérer, le plus souvent en exploitant les failles du système, à l’échelle locale ou globale. Cette étude pionnière par son ampleur dans le temps et l’espace met en lumière le rôle continu des esclaves eux-mêmes dans un long processus de lutte contre l'esclavage sur tout le continent américain et dans les Caraïbes, du début du xvi? siècle à l’ère des révolutions. Elle dévoile les stratégies qu’ils ont élaborées pour renverser subrepticement — et parfois violemment — un rapport de forces qui, dans son écrasant déséquilibre, ne leur laissait a priori rien espérer. Sans magnifier le rôle des esclaves ni occulter les limites de leurs actions, ce grand récit montre que l’esclavagisme déshumanisant n’est pas parvenu à empêcher que des hommes, des femmes et des enfants accèdent, par leurs propres moyens, à la liberté.
Après avoir enseigné à l’université du Texas à Austin, l’historienne Aline Helg est professeure à l’université de Genève. Elle a publié Liberty and Equality in Caribbean Colombia, 1770-1835 (2004) et Our Rightful Share. The Afro-Cuban Struggle for Equality, 1886-1912 (1995), tous deux lauréats de prix de l’American Historical Association.
En couverture : A Ride for Liberty - The Fugitive Slaves by Eastman Johnson © Brooklyn Museum/ Corbis.
éditions la découverte www. editionsladecouverte. fr
26€
9 "782707"188656