Dans les tourmentes du Tchad: 1973–2008 234315838X, 9782343158389

Ayant vécu dans sa jeunesse dans l'environnement politique des débuts du Tchad indépendant, l'auteur relate le

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French Pages 208 [203] Year 2019

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Dans les tourmentes du Tchad: 1973–2008
 234315838X, 9782343158389

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Hourmadji Doumgor Moussa a fait ses études primaires à Fort-Crampel en ex-Oubangui-Chari, secondaires au lycée Félix-Éboué de Fort-Lamy au Tchad et supérieures à l’École supérieure internationale de journalisme de Yaoundé au Cameroun. Journaliste et dirigeant de médias publics pendant des années, il est aussi ancien ministre porte-parole du Gouvernement de 2005 à 2008. Il a vécu cinq ans en exil au CongoBrazzaville, de 1982 à 1987. Il est l’auteur d’une quinzaine d’ouvrages.

ISBN : 978-2-343-15838-9

20 €

Hourmadji DOUMGOR MOUSSA

Ayant vécu dans sa jeunesse dans l’environnement politique des débuts du Tchad indépendant, l’auteur relate les péripéties qui ont jalonné l’histoire tumultueuse de ce pays de 1973 à 2008 en spectateur, observateur puis acteur mêlé à certains évènements inédits dont il décide de témoigner. Il s’agit ici de son cheminement politique depuis son premier contact avec le président François Tombalbaye, qui refusa de lui serrer la main à cause de son accoutrement, jusqu’à sa nomination au poste de porte-parole du Gouvernement par le président Idriss Déby, en passant par tous les évènements dont il a été témoin ou acteur sous les régimes, militaire du général Félix Malloum, révolutionnaire de Hissène Habré, et de transition de Goukouni Oueddei. Il aborde aussi son itinéraire à travers des sentiers tortueux à l’ombre du général Kamougué Wadel Abdelkader, alors chef de tendance politico-militaire et ancien vice-président du Gouvernement d’Union nationale de transition, en tant que conseiller politique de 1983 à 1987.

Hourmadji DOUMGOR MOUSSA

Dans les tourmentes du Tchad 1973-2008

Dans les tourmentes du Tchad

Dans les tourmentes du Tchad

Ecrire l’Afrique Ecrire l’Afrique

Dans les tourmentes du Tchad 1973-2008

Écrire l’Afrique Collection dirigée par Denis Pryen Romans, récits, témoignages littéraires et sociologiques, cette collection reflète les multiples aspects du quotidien des Africains. Dernières parutions Edmond BERTRAND, Des ONG de rêve, 2019. Yannick DUPAGNE, Gros temps dans la Mongala, Récit d’un séjour en République démocratique du Congo, 2018. Bernard N’KALOULOU, Sauvage toi-même !, Roman, 2018. Emmanuel Y. N’GORAN, Le parcours d’Emmanuel, Un garçon de brousse aux Nations unies, 2018. Philippe GÄRTNER, Poussière d’ivoire, Roman, 2018. Jean-Christophe ROUVET, Un jeune Toubab au Sahel, Nouvelles, 2018. Patrick Serge BOUTSINDI, Le voyage d’un Africain en Lorraine, 2017. Issa Yeresso SANGARE, La télévision ivoirienne (RTI) de 1963 à 2011, Média de développement ou instrument du pouvoir ?, 2017. Babacar dit KHALIFA NDIAYE, Les babouches du rat, 2017. Boubacar BA, Un périple pour l’amour d’une mère, La valeur de la parole donnée, 2017. Vincent ROBIN-GAZSITY, Enfermé à Libreville, Sept jours en Chinafrique, 2017. Yannick DUPAGNE, Deux mois à Bumba, Récit d’un enseignant bénévole en République démocratique du Congo, 2017. Marcel NOUAGO NJEUKAM, Et le prophète Odjokoro parla !, Roman, 2017. Boubacar Hama BEÏDI, Le bruissement des souvenirs. Récit d’un instituteur nigérien, 2017. Patrick Serge BOUTSINDI, Les amants de Bar-le-Duc, 2017. Paule FIOUX, Foudres d’Afrique. Les impostures d’une révolution, 2017. Guikou BILET ZAFLA, Un enfant du village, nouvelles, 2016. Gaston M’BEMBA NDOUMBA, Escale à Brazzaville, 2016. Moussa CISSE, Tombouctou à tout prix. Récit d’une passion pour le Mali, 2016. Joachim OLINGA, Les métis de ma mondialisation, 2016.

Hourmadji Doumgor Moussa

Dans les tourmentes du Tchad 1973-2008

Du même auteur Tchad, le Boulet tribal, Edi. Sao N’Djamena 2002. Séquences de vie, nouvelles, Ed. Edilivre 2010, Paris. Un destin fabuleux, récit, Ed. Edilivre 2010, Paris.

© L’HARMATTAN, 2019 5-7, rue de l’École-Polytechnique – 75005 Paris www.editions-harmattan.fr ISBN : 978-2-343-15838-9 EAN : 9782343158389

À toutes les victimes de la tragédie tchadienne. Que leur mort préserve à jamais le pays des guerres fratricides inutiles.

À Diane, mon amie de toujours pour son soutien indéfectible.

Avant-propos

Je retrace dans le présent ouvrage, en guise de mémoires politiques, mon cheminement pour rendre hommage à trois illustres hommes disparus : le général et ancien viceprésident du Gouvernement d’Union Nationale de Transition du Tchad, Kamougué Wadal Abdelkader, le Premier ministre Pascal Yoadimnadji et le professeur Nomaye Madana. Kamougué Wadal Abdelkader pour le modèle d’homme digne qu’il incarne dans le subconscient de tous les gens de ma génération, qui l’ont vu s’opposer à Habré pour défendre le Sud. Grâce à son action et à sa détermination, un certain équilibre s’était restauré entre le nord et le sud à travers l’Accord de réconciliation nationale signé le 21 août 1979 à Lagos au Nigéria, qui accoucha du Gouvernement d’Union Nationale de Transition (GUNT), dont il fut Viceprésident pour sauvegarder l’idée d’un Tchad indivisible et républicain renaissant de ses déchirures. Avec lui, j’ai appris à gérer des questions politiques ultra délicates. Il était un chef qui savait écouter ses collaborateurs et mettre en valeur leurs idées sans jamais les considérer comme des obligés corvéables. Malgré les distances que j’ai prises avec l’activisme politique militant, je lui suis resté fidèle en refusant de m’engager dans un parti politique, afin de lui laisser le champ libre dans notre fief politique tribal, jusqu’à sa mort. Je salue la mémoire d’un grand frère digne et d’un chef charismatique dont l’aura avait franchi les frontières du Tchad. Pascal Yoadimnadji, un ami, un confident qui avait une idée de lui-même et du Tchad. Il croyait en son destin national et avait toujours compté sur moi pour l’aider à le 11

réaliser. C’est moi qu’il avait choisi pour être son témoin de mariage ; nommé Premier ministre, c’est moi qu’il voulait comme Directeur de cabinet à défaut de me faire nommer ministre dans son premier gouvernement. J’avais refusé le poste pour lui être plus utile de façon discrète, vu l’influence que je pouvais avoir sur ses prises de décisions à cause de sa totale confiance placée en ma personne. Et c’est lui qui me proposa finalement au poste de ministre et porte-parole de son gouvernement au président de la République, qui l’a accepté ; ce dont je suis sincèrement reconnaissant envers le chef d’État. J’ai appris là ce que je n’aurais jamais expérimenté dans une université ou à l’initiation traditionnelle : le dédoublement de soi, l’enivrement en politique avec les basses tentations quotidiennes, et la capacité de rester soi-même en âme et conscience, si l’on a du caractère, de la lucidité et des convictions ancrées en son tréfonds. Je n’oublierai jamais ce que Pascal m’avait dit en tant que Premier ministre : « Tu es mon meilleur conseiller ; où que tu sois, tu auras toujours un droit de regard sur les grands dossiers que je traite. » Je ne pouvais mériter une confiance plus élevée. Je m’étais alors engagé totalement à le soutenir quand il était désigné président de la Commission Électorale Nationale Indépendante (CENI), malgré la réticence de certains de ses propres parents, parce qu’il acceptait de jouer un rôle qui, selon eux, cautionnait une élection truquée d’avance. J’étais considéré par les uns comme son mauvais inspirateur et les autres carrément comme une ombre malfaisante quand il fut Premier ministre. Je considérais bien au contraire que son échec en politique serait aussi le mien. Plus que tout, il avait su mettre nos relations personnelles au-dessus de toutes les hauteurs politiques et sociales qu’il avait atteintes. À trois jours de sa mort, Pascal tout Premier ministre qu’il était, me rendit visite à mon chevet à domicile, alors que j’étais alité, gravement malade. Nous étions restés ensemble 12

de 19 à 23 heures, comme s’il savait que c’était notre dernière rencontre. Il m’avait dit ce jour : « Ngolobaye, du surnom que nous nous sommes donné, j’ai des difficultés avec le ministre des Finances pour obtenir des fonds pour t’évacuer à l’extérieur. Les crédits d’évacuation sont épuisés. Je ne tiens pas à avoir ta mort sur ma conscience comme celle de Djimasta Koïbla. Il faut que tu partes dès cette semaine en France sur mes fonds politiques. » Il m’avait dit ce jour aussi de réfléchir, malgré mon état, à sa sortie de scène parce que, disait-il, le bail d’un Premier ministre était de deux ans et qu’il en avait déjà mis trois. « J’envisage une retraite politique après ça, parce que mon bilan est assez maigre » conclut-il. Il succomba sans avoir tenu sa promesse de me faire évacuer pour des traitements à l’extérieur du pays, mais il m’avait dit ce qu’un homme se sachant au bout de son rouleau vital pouvait dire à un intime, qualifiant lui-même le bilan de son action politique de maigre. Comme un testament ! Sans lui, je n’aurais peut-être jamais fait l’expérience de la gestion du pays au niveau gouvernemental. Je retiens de lui, pour la première fois, l’idée de conférence nationale souveraine pour résoudre les conflits politiques en Afrique, avant l’expérimentation de cette notion par le Benin en Afrique, puis sa duplication comme panacée politique dans tous les États africains en crise de légitimité. La devise politique de Pascal qui était mon Dieu, ma Conscience, mon Pays, résumait sa personne et le sens qu’il donnait à sa vie. Il était simplement un grand d’esprit dont j’avais profité de la compagnie pour m’affermir politiquement. Il doit s’emmerder là où il est sans ma compagnie toujours électrique, tant nos discussions enflammées ne s’épuisaient jamais ; mais n’a-t-il pas su partir à temps pour ne pas connaître un crépuscule plus assombri, d’autant que notre République ne semble pas toujours reconnaissante du mérite de ses grands fils ? Nomaye Madana, l’intime parmi les plus intimes, qui avait toujours cru en moi, en me poussant à entrer en politique 13

et en m’encourageant à coucher mes idées par écrit pour notre postérité dans des ouvrages. C’était un exemple de self made man qui gravit tous les échelons de sa profession d’enseignant émérite, en restant toujours modeste et humble, malgré son ascendance intellectuelle marquante. Fier de sa propre réussite professionnelle, le professeur Nomaye ne s’était jamais compromis en politique et n’avait jamais trahi ses idéaux. À l’issue d’une réunion politique en 1984 à Brazzaville où j’avais développé avec force mon point de vue sur un sujet controversé, il me prit à part et me prodigua ce conseil amical : « Tu as été brillant tout à l’heure, mais je tiens à te dire que les hommes pour la plupart chez nous n’aiment pas les gens qui affichent un certain talent par rapport aux communs des mortels. Il ne faut jamais donner l’impression d’en savoir plus que les autres. Tu vas être combattu pour cela par les faibles d’esprit et ceux qui manquent d’arguments à faire valoir ». Il m’a aidé à manier le langage politique, qui est de dire ce qui est nécessaire sans chercher à en rajouter pour paraître et impressionner. Ce conseil me revient toujours à l’esprit quand je prends la parole en public. Je fais depuis et en toute circonstance l’effort de rester humble et de prendre le temps d’écouter mes interlocuteurs avec considération. J’ai été vraiment l’ami intime d’un grand professeur qui m’avait éclairé de ses lumières transcendantes. Il fut assassiné comme tous les grands hommes de valeur de façon crapuleuse par des chiens errants et des despérados. Des marginaux sociaux dont les géniteurs ne peuvent que regretter d’avoir mis au monde. Lui et moi préparions la publication commune d’un ouvrage consacré à la résistance des codos1 au sud du Tchad quand la mort le surprit. Ce livre en tient lieu, et certainement qu’il se reconnaitrait dans certains passages essentiels. Avec Nomaye, nous avons imprimé notre complicité dans le gène de nos familles. Parrain de mon fils né après notre retour d’exil, il lui donna le nom, plein de sens, Melde, qui signifie : « Je leur ai 1

Diminutif de commandos désignant les rebelles Sudistes.

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dit ! » pour dire que nous avons averti de ce que sera le Tchad de demain. Une complicité inaltérable ! Je mettais la dernière main à mon manuscrit quand se tint le Forum National Inclusif pour la réforme des institutions du 19 au 27 mars 2018. Ma pensée est allée à ces trois grands disparus. Ils connaissaient ma position sur la forme de l’État et des institutions, puisqu’ils avaient lu et commenté ce que j’avais écrit à ce sujet dans mon premier livre : Le Boulet tribal publié en 2002. Je leur aurais dit à l’issue de ce forum que le débat restait entier et qu’il reviendrait tôt ou tard sur le tapis de la construction nationale. Mais à chaque génération suffit sa peine dans l’enfantement d’une nation. Je suis convaincu que les réformes profondes, structurelles ne peuvent être que l’œuvre d’invention et de création de penseurs et d’hommes politiques visionnaires, capables de déterminer l’idéal politique et social et de le mettre en perspective pour révolutionner le monde. C’est l’habillage juridique et les déclinaisons économiques qui doivent être confiés ensuite à ceux, justement, dont les métiers sont de gérer l’ordre établi et constitué, ou de défendre ses acquis. J’affirme cela, en pensant au siècle des lumières où les monarques en Europe s’étaient entourés de philosophes et autres penseurs pour les aider à humaniser et à civiliser leurs pouvoirs autocratiques. J’ai le sentiment que les réformes préconisées dans la plupart des pays africains ne visent qu’à « monarchiser » les Républiques par le mélange de genre entre pouvoirs traditionnels de type féodal, autocratique, et le vernis républicain pour faire moderne. Notre forum national inclusif sur les réformes institutionnelles y ajoute, en plus, un brin religieux avec le serment confessionnel pour confondre à contrario le principe de la laïcité. Cette réflexion nous aurait pris toute une journée de discussions passionnées avec Nomaye et Pascal. Kamougué, lui, en gendarme, n’était pas idéologue mais partisan d’un pouvoir républicain fort et juste. Pascal plus élitiste et Nomaye profondément humaniste étaient moins à gauche idéologiquement que moi. Ainsi pour 15

ma part, ce que j’ai exprimé dans Le Boulet tribal publié en 1982 aux éditions Sao, sur la vision de l’avenir du Tchad et du régime politique qui lui conviendrait pour cristalliser ses fondements après la guerre civile reste d’actualité. Je le réaffirme pour prendre date avec l’histoire avant de rejoindre un jour les autres dans l’au-delà du repos éternel : Le Tchad viable sera fédéral ou confédéral. C’est cette même conclusion que j’aurais pu tirer avec eux si leur disparition ne nous avait pas privés de l’opportunité de débattre de la réforme des institutions opérée par le Forum National Inclusif. Je suis certain que l’un d’eux m’aurait dit que le régime présidentiel intégral a le mérite de la clarté, car le pouvoir in fine ne se partage pas. Eux n’allaient pas en faire leurs soucis insurmontables, car le soleil continue de se lever à l’Est avec les mêmes problèmes cruciaux de survie quotidienne. Le peuple n’attend de tout régime quel qu’il soit, que de pouvoir offrir de l’eau potable à boire, de quoi se nourrir quotidiennement, se soigner, se loger et instruire les enfants pour la relève de demain. Les meilleurs diagnostics pour la renaissance du pays ont déjà été faits à la Conférence Nationale Souveraine de 1993. Que les gouvernants d’aujourd’hui et de demain y puisent les substances nécessaires pour faire disparaître à jamais le spectre des animosités refoulées dans nos subconscients claniques. Alors, que les âmes de Kamougué, Yoadimnadji et Nomaye reposent en paix ! D’autres Républiques sont à venir inéluctablement dans ce pays sans traditions institutionnelles originelles, pourvu que la vie de paisibles citoyens soit épargnée pour toujours des guerres fratricides comme mode de conquête du pouvoir ou de sa confiscation. Sûr que ces trois illustres disparus auraient partagé mon message d’espérance à travers ce récit de notre parcours inachevé mais rempli de leçons à conter à nos descendants autour du feu le soir comme du temps de nos anciens au village.

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Représentants du Pdt Hissein Habré au pré congrès de l'Unir à Doba en 1988 (de g à d : Doumgor, Bamaye Oumar et Djékila)

Chevalier de l'ordre national (1992)

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I La croisée des chemins

C’était en août 1973, en pleine révolution culturelle et sociale entreprise par le président François Tombalbaye. Les nouveaux initiés de l’opération Yondo2 sortaient déjà de brousse et se déplaçaient en groupes, gourdins en main, la peau ointe de kaolin, en pas cadencés, attirant la curiosité des enfants et même des personnes plus âgées non initiées. J’avais échappé à cet enrôlement forcé, que sincèrement je regrette aujourd’hui, mais j’aimais aussi m’attarder devant la grille de clôture de la radiodiffusion nationale, où j’effectuais mon stage pratique de 2ème année des études de journalisme, pour voir passer ces nouveaux initiés qu’on dit nés de nouveau avec des cerveaux reformatés pour affronter le monde, un nouveau regard et une nouvelle conscience des enjeux de l’existence humaine. J’étais curieux de savoir si mon ami et promo du lycée, Djimalngar Gédéon, fils de diacre protestant rigoureux, nouvellement initié, allait comme on l’affirme ne plus me reconnaître, ni comprendre le français que nous avions en partage jusqu’à ce que ses chefs initiatiques ne lui fissent ingurgiter une potion spéciale pour faire recharger son cerveau de ses connaissances et savoirs acquis avant sa renaissance supposée en brousse. Il ne faisait pas partie des groupes qui passaient devant moi ce jour. Son absence ainsi que celle de la plupart des amis qui n’avaient pas eu la chance d’obtenir une bourse d’études à l’extérieur du pays avait rendu mes vacances moroses. Aucun d’eux n’avait échappé à cette opération forcée, par laquelle le 2

Pratiques initiatiques de jeunes hommes en pays sara.

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président Tombalbaye, dans le sillage de son collègue Mobutu Sesse Secko du Zaïre, entendait libérer l’esprit de ses compatriotes de l’assujettissement et de la domination culturelle occidentale à travers le retour aux sources des valeurs culturelles et à la civilisation traditionnelle authentique. Je me faisais un complexe à l’idée que j’allais être considéré comme coï3, c'est-à-dire un homme imparfait sans connaissances initiatiques traditionnelles, toujours traité de mineur à tenir à l’écart des cérémonies rituelles pendant lesquelles se transmettent certains secrets. Cette dimension traditionnelle allait malheureusement me manquer pour toujours. Le Yondo incarne l’âme sara. La dimension de son authenticité et de son originalité culturelle manquera toujours à un Sara islamisé ou christianisé qui n’a pas été initié au Yondo.  Alors que j’arrivais en fin de stage et me préparais à repartir pour la dernière année en France, le rédacteur en chef, Maurice Bosquet, me fit appeler pour me confier deux derniers reportages à effectuer seul avec un technicien pour assurer l’enregistrement des éléments sonores, le premier reportage au ministère des Postes et Télécommunications pour couvrir la remise des diplômes aux étudiants en fin de formation à l’École nationale des Postes et Télécommunications de Sarh ; le second dans l’après-midi à la présidence de la République où le chef de l’État allait décorer un officier français, le colonel Helnaf, en fin de séjour dans le cadre de l’opération militaire, couplée avec une mission civile de réforme de l’administration tchadienne par la France. Mon avant-dernier reportage de stage en entreprise concernait donc la remise des diplômes aux étudiants formés 3 Non

initié.

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en télécommunication et se déroula dans la grande salle des cérémonies de la Grande Poste pouvant contenir une centaine de personnes. Étaient présents des ministres, des ambassadeurs et une délégation du ministère de la Défense dont des agents comptaient parmi les heureux récipiendaires. Parmi les officiers présents, un jeune capitaine en vareuse se tenait bien en retrait, les bras croisés, le regard impassible fixé sur la tribune où se relayaient les personnalités qui devaient prononcer des discours à cette occasion. Pendant que mon technicien enregistrait les différentes interventions, je me retournai entre deux prises de notes de repérage pour le montage des éléments, pour regarder je ne sais plus quoi, et perçus l’aura qui se dégageait du personnage du jeune capitaine, le regard inexpressif, impassible, distant comme un vigile de faction. À la fin de la cérémonie, mon oncle Joël Benane, l’un des cadres du ministère des Postes et Télécommunications s’approcha du jeune capitaine et me héla pour me présenter à lui. « C’est mon neveu, il s’appelle Moussa comme mon père, il est étudiant en journalisme, en stage à la RNT », ditil avec un petit air de fierté. - Je vois un trait de famille, aussi élégant et le regard vif, observa le capitaine. - Si c’est toi qui le dis, alors sans commentaires ! répliqua l’oncle Joël. Se retournant vers moi, le capitaine souffla : « J’espère que tu ne seras pas le griot de la cour ; ça ne nous ressemble pas. » Comme s’il s’était aperçu qu’il m’en avait dit plus qu’il ne fallait, il s’excusa auprès de l’oncle Joël en prétextant qu’il ne pouvait pas rester pour le cocktail ; il se retira sur la pointe des pieds pour ne pas attirer l’attention des hautes personnalités politiques présentes. Le président Tombalbaye venait de s’en prendre à la haute hiérarchie militaire dont les principaux chefs croupissaient déjà dans des geôles inconnues du public. Les hommes politiques se méfiaient des officiers, qui se gardaient eux-mêmes d’apparaître dans 21

des cérémonies organisées par des civils pour ne pas se faire remarquer par des agents de la police politique aux aguets. La présence du capitaine, même si elle se motivait par celle des stagiaires du corps militaire parmi les récipiendaires, était osée à cause de l’ambiance suspicieuse qui prévalait dans le pays. Mon oncle Joël s’approcha de plus près de moi après le départ du capitaine et murmura à mes oreilles : « Moussa, tu connais le capitaine qui vient de nous quitter ? Il s’appelle Vidal Kamougué. » Je secouai négativement la tête avant de dire que c’était ma première fois de le rencontrer. Je n’avais en effet jamais entendu parler de lui auparavant. L’oncle Joël me révéla qu’il était un parent. En fait de parent, il voulait dire un frère de la communauté mbaye dont les cadres étaient suspectés d’agents de Jules Pierre Toura Gaba en rupture politique avec le président Tombalbaye après leur long compagnonnage militant dans le PPT-RDA dont ils étaient deux des principaux leaders tchadiens aux côtés de Gabriel Lisette, l’un des fondateurs de ce parti avec Félix Houphouët Boigny. Le fait de me dire que le capitaine était mon parent n’était pas innocent. Un fort courant de solidarité traversait la communauté mbaye dont les membres s’appelaient frères ou parents en évitant de prononcer le mot mbaye, assimilable à barbare pour les tenants du pouvoir. L’image du capitaine ne me quitta plus jusqu’à mon retour à la rédaction. Je m’empressai de monter les éléments sonores du reportage et de rédiger les papiers de lancement pour le présentateur du grand journal parlé de 13H30. Djinati Yankal dit Piperlet, mon condisciple et parent lui aussi, m’attendait entretemps impatiemment pour aller manger, pendant la pause-café, les tripes frites de mouton pimentées et prendre notre dose d’équilibre de bière habituelle. En sortant de l’enceinte de la Maison de la Radio, une belle voiture style sport aux vitres fumées, une pièce unique dans la capitale, passa.

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- Tu connais celui qui est dans cette belle voiture ? me questionna Piperlet. - La voiture aux vitres teintées ? non ! - C’est un parent, jeune capitaine revenu récemment de Saint-Cyr en France. - Ah, bon ! Que des parents respectables aujourd’hui ! - C’est le capitaine Vidal Kamougué, fils de l’ancien combattant de l’armée française, l’adjudant Kamougué. - C’est le même parent que l’oncle Joël Benane venait de me présenter pendant le reportage à la Grande Poste. Son image s’est gravée dans ma tête, et des idées plutôt curieuses me traversent l’esprit à son sujet. Piperlet se garda de commenter ma dernière phrase et nous regagnâmes la rédaction après la pause-café, bien nourris de nos plats de tripes. Haoua Mawarka, l’amie de ma grande sœur, la propriétaire du bar-restaurant Le flamboyant, situé à dix minutes de marche de la Maison de la Radio au quartier Sabangali, tenait à nous offrir une tournée pour nous maintenir un peu plus longtemps, mais je devais enregistrer mon reportage pour la diffusion ; un verre en plus pouvait rendre ma langue pâteuse, ce qui allait se remarquer à l’antenne et salir une renommée que je tenais à entretenir. Balbutier au micro ne serait certainement pas apprécié par les frères mbayes dont j’avais déjà entendu l’un des cadres, professeur d’université, proclamer haut et fort que médiocrité ne rimait pas avec mbaye. J’avais trouvé cela assez excessif et présomptueux, mais pour ceux qui connaissaient mes parents mbayes, ce sentiment de supériorité tribale semblait bien refléter le trait dominant de leur caractère. Un frère mbaye doit toujours être parmi les meilleurs où qu’il se trouve, manœuvre ou contremaitre, autrement dit, en gardant toujours la tête haute. Le président Tombalbaye l’avait d’ailleurs dit dans une déclaration vilipendant Jules Pierre Toura Gaba tout en dépeignant sa communauté comme des gens qui ne se contentaient jamais de leur place dans la société, cherchant à arracher le bras quand on leur 23

tend la main. Donc, voix nouvelle sur les antennes de la radio nationale, et sachant que les auditeurs allaient naturellement chercher à savoir d’où je venais et de quelle ethnie j’étais, j’avais le souci de ne pas les décevoir par ma prestation radiophonique, surtout que Noumassei dit le Petit-fou, mon collègue de CM2, était déjà très populaire et une véritable coqueluche des auditrices dans ses émissions d’animation, une vraie star ! J’entrai en studio en pensant au capitaine Kamougué, qui allait peut-être m’écouter ce jour avec un peu plus d’attention et un intérêt tout particulier. Je ne doutais pas qu’il allait être fier de moi, parce que je faisais déjà l’objet de curiosité et d’une certaine admiration dès mes premières apparitions à l’antenne. Mes parents proches se précipitaient autour de leur récepteur radio et ne tarissaient pas d’éloges pour mes prestations orales et mon bon niveau de la langue française, parlée sans accent ethnique. J’espérai bien que le jeune capitaine allait être à l’écoute de mon journal. Je m’étais efforcé de ne pas écorcher un mot et de soigner ma diction. Piperlet avait la journée libre. Il me proposa de le retrouver après le journal parlé chez la tenancière Haoua comme promis dans la matinée, à la pause-café. Je m’ennuyais après l’enregistrement de mes éléments de reportage, car je pouvais être dispensé du passage à l’antenne. Que non, le leader du jour, Soumaïne Sadiga Tena, qui m’avait adopté dès mon premier jour de stage, me dit de le suppléer parce qu’il avait une urgence familiale. Je devais ainsi présenter tout seul le grand journal de la mi-journée pour la première fois. Mon vrai baptême de l’air, comme pour un pilote ! Il me restait une quinzaine de minutes avant d’entrer en studio et Petit-fou, tout fier, annonça dans son animation que le journal allait être présenté par « une personne sortie de la pépinière de la nouvelle dynamique journalistique », sans prononcer mon nom, mais ajouta : ce jeune futur cadre dynamique est mon frère ! Il fit balancer ensuite un intermède 24

musical de la chanson de l’orchestre Chari-jazz intitulée Moussa rachili. Un clin d’œil qui me fit chaud au cœur, car nous étions tous les deux, de grands fans de notre orchestre national de l’époque, tout frais revenu du Zaïre où il avait été envoyé en formation auprès des supers ténors de la rumba congolaise qu’étaient Seigneur Tabu Ley Rochereau d’Afrisa International, et Maître Franco Makiadi du Tout-puissant Ok-Jazz. C’était pour moi un conditionnement psychologique utile, mais j’essayais tout de même de faire du vide dans ma tête afin d’éviter la petite panique qu’on ressent toujours devant un micro ouvert. Mes encadreurs de radio, les grands journalistes camerounais, Henri Bandelo et Jean Vincent Tchinéom m’avaient exercé à dominer ce stress récurrent pour tous les professionnels, même rôdés par la pratique et l’expérience du métier. J’oubliai un moment mon tout prochain passage à l’antenne. C’est l’image du jeune capitaine qui me revint à l’esprit. Je me souvins d’avoir croisé le chemin de son père pendant l’une de mes vacances scolaires à Moïssala, cette belle bourgade coloniale créée au bord du fleuve Bahr Sara, que les lycéens mbayes avaient qualifié à cette époque de Tahiti pour magnifier la beauté de leurs sœurs. Des images du père Kamougué se mirent à défiler dans ma tête. Un personnage impressionnant, grand de taille, clair de peau, accoutrement soigné, regard haut et percutant, voix tonnante, charisme incontestable et un brin d’ascendance sur les autres retraités de l’armée française dont certains avaient le même grade d’adjudant. J’appris qu’il était le président de l’Association des Anciens combattants du Bahr Sara qui comptait, d’après certaines sources, en effet, un grand nombre d’anciens tirailleurs sénégalais du Tchad avec Bitkine dans le Guéra, Kyabé, le Bahr-ko et les pays Gor et Ngama. Je m’étais donc souvenu d’avoir vu de près le père du capitaine, un jour de paie de la pension des anciens combattants par des comptables blancs dans les locaux de la régie des recettes-perceptions créée à l’époque coloniale. La 25

cour attenante aux bureaux du sous-préfet et non loin de la brigade de gendarmerie, fourmillait de fiers anciens combattants habillés de leurs anciennes tenues militaires et bardés de galons. Chacun traînait derrière lui une cohorte d’épouses tenant les mains de nombreuses marmailles et des gardes rapprochés. Des commerçants auprès desquels ces anciens combattants se ravitaillaient à crédit, erraient par là pour se faire rembourser leurs dus. On se serait cru au jour de marchés hebdomadaires dans les villages. Ça rappelait les fêtes de la moisson d’antan. Le bar-dancing d’Obodo, un homme d’affaires nigérian, ouvert opportunément à l’entrée du quartier administratif et contigu au grand marché, en face de la tata du mythique chef Tatala Ngabou Doul, ne désemplissait pas. Et le vin rouge prisé par les anciens tirailleurs de Moïssala coulait à flots. Un grand jour de souvenir et de gloire pour ces galonnés supplétifs des résistants français, qui changèrent le visage de cet ancien poste colonial créé en 1911. Leurs nombreuses maisons en matériaux durables, aux toits de tôles scintillants au soleil et aux murs peints à la chaux vive faisaient de Moïssala, un ilot de modernité au bord du fleuve Bahr Sara, un petit paradis terrestre à la végétation verdoyante avec un doux climat neuf mois sur douze. J’avais ce jour de retrouvailles des rescapés de la Deuxième Guerre mondiale, accompagné ma tante maternelle, Tadjim Bayam, veuve d’un ancien adjudant comme le père Kamougué. Ce dernier se leva de sa chaise pour accueillir ma tante et la conduire lui-même auprès des payeurs français, auxquels il avait déjà remis son carnet de pension de veuve pour être servie en priorité. En effet, le défunt mari de ma tante était un ancien blessé de guerre, ayant perdu une jambe. Son ancien compagnon prit ainsi soin pour qu’elle fût traitée avec un certain égard à chaque session de paie des pensions par les services du consulat français. Il désigna ensuite l’un de ses gardiens personnels pour raccompagner ma tante en sécurité à domicile, parce 26

que de petits pickpockets tournoyaient autour pour dépouiller les anciens combattants fatigués ou imprudents, et surtout les veuves, de leurs petites fortunes trimestrielles. À mi-chemin du domicile, le fils aîné de ma tante, Etienne Koïdéré, déboula sur une bicyclette et proposa à sa mère de la ramener sur sa monture, car il faisait déjà chaud avec les nuages qui couvraient le ciel, et surtout que ma tante était hypertendue. Avant de monter sur le capot arrière du vélo, ma tante se tourna vers l’agent du père Kamougué, pour lui murmurer à l’oreille, qu’Etienne irait le soir pour le remercier à domicile. Telles sont les circonstances au cours desquelles mon chemin avait croisé celui du père Kamougué avant de faire la connaissance de son fils. En tout cas, tel père, tel fils, dans la prestance et le charisme, façonnés par la formation militaire et une fréquentation des Blancs qui avaient forcément imprégné leurs faits et gestes.  Mon premier grand journal parlé sur les antennes nationales se passa très bien, sans hésitation dans une présentation sereine, fluide et artistique. Plusieurs coups de téléphone suivirent à la fin du journal pour me féliciter, certains me donnant rendez-vous pour m’offrir un pot et faire ma connaissance. Je revins l’après-midi pour le deuxième dernier reportage, cette fois, aux bureaux de la Présidence des villas de l’OCAM, où le colonel français en fin de mission au Tchad devait être décoré par le président Tombalbaye. Mon accoutrement yéyé et mon abondante chevelure afro, attirèrent l’attention du président Tombalbaye, qui me toisa du regard avec un air de mépris. Sans me préoccuper de ce que l’entourage pensait de moi au regard de l’attitude du Président, je m’empressai aussitôt la décoration remise de sortir pour attendre le récipiendaire dans la cour et recueillir 27

ses sentiments. C’est le général Négué Djogo, alors chef d’État-major particulier du Président, qui le raccompagna jusqu’à mon micro pour livrer ses impressions à chaud. Trois questions pertinentes préalablement arrêtées avec le rédacteur en chef furent posées. Les réponses furent tout autant satisfaisantes. J’étais content de ma prestation. Quand le technicien remballait notre unité de reportage, le général Djogo m’apostropha après le départ du colonel français en compagnie de son ambassadeur : - Jeune homme, vous savez pourquoi le Président vous a toisé du regard et ne vous a pas serré la main comme d’habitude avec les journalistes ? me dit-il. - En tout cas, je ne suis pas venu pour saluer le Président mais pour effectuer un reportage ; autant vous contenter d’écouter le reportage à 20h et me juger ensuite ! - Non, petit frère, ne le prenez pas comme ça ; vous êtes très jeune et je veux seulement vous conseiller à réussir dans votre carrière. Taillez-vous un peu les cheveux et habillez-vous autrement en venant désormais à la Présidence. Les choses sont solennelles et bien réglées jusqu’aux tenues vestimentaires ici. Il était 18h30. Je n’avais plus d’oreilles pour écouter les conseils du général Djogo. Mon premier contact physique avec le président de la République ne fut pas de bon augure politique. Ma distance avec le milieu politique venait de ce premier regard déshabillant d’un homme d’État. Je rendis compte du reportage à Maurice Bosquet. Il me rassura que le Président ne ratait jamais les grands journaux parlés et qu’il allait faire la différence entre mon look yéyé et ma présence radiophonique. Kassara Maurice, le speaker en sara, considéré comme œil et oreille, c’est-à-dire agent, selon certains collègues, du Président à la Radio me fit savoir le lendemain, que le directeur de cabinet du Président l’aurait appelé après le journal de 20h pour s’informer de moi. Kassara dit avoir informé le directeur de cabinet, pour le Président, que j’étais le neveu de son ami Nguétoloum 28

Marcel de Koumra. « Tu auras, à ton retour des études, à coup sûr, une convocation à la Présidence pour entrer dans le sérail politique. Le Président ne te lâchera plus, sachant que tu es le neveu de son ami de toujours. » Je n’avais aucune autre ambition que de briller dans le journalisme où j’étais déjà perçu comme une future star dans le pays. Après cette dernière journée de stage anecdotique, je retrouvai Piperlet chez Haoua Mawarka, à l’heure de grande affluence en début de soirée. Nous nous mîmes à l’écart de cette ambiance grouillante, dans une pénombre, à l’abri de regards trop curieux pour discuter tranquillement. Le sujet de notre échange ce soir-là portait sur la famille Kamougué. - Ne soyons pas surpris demain si notre parent fomente un coup d’État ; il m’a tout l’air de quelqu’un qui dissimule ses ambitions pour faire mûrir ses prétentions, confiai-je à Piperlet. - Même les sous-officiers échafaudent quotidiennement des plans de putschs militaires en s’inspirant des sergents Do du Libéria et autres capitaines Ngouabi et Opango de la République populaire du Congo. Notre parent est de la promotion d’École d’enfants de troupe de Brazzaville, avec Yombi Opango et Marien Ngouabi, les capitaines révolutionnaires marxistes au pouvoir. Il faut être naïf pour ne pas croire qu’il ne mijote pas quelque chose dans sa tête, surtout que Tombalbaye lui en donne l’opportunité par le sort qu’il fait subir à son grand frère et supérieur hiérarchique, le général Félix Malloum. - Tombalbaye doit l’avoir à l’œil, hein ! - Tombalbaye ménage son père et en fait plutôt un allié dans notre communauté. En plus, il a épousé une fille de l’ethnie du Président. Il faut qu’il commette une imprudence gravissime pour se faire prendre. D’ailleurs il le sait si bien qu’il ne fréquente personne et consacre ses moments de détente en compagnie des filles dans des boîtes de nuit et en ses sorties de week-end en rase campagne. Un Don Juan

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comme son père et un bon vivant, difficile à prendre dans un piège politique par les agents chargés de le pister. Un mois après cette histoire de rencontre avec le capitaine Kamougué, la police politique interdit à Piperlet de prendre le vol d’Air Afrique avec moi pour Paris où nous devions aller pour notre dernière année de spécialisation. C’est notre grand frère Valery Gotingar, journaliste, directeur de l’Agence Tchadienne de Presse, considéré alors comme l’un des hommes de confiance du président Tombalbaye, qui vint nous informer au bar où il nous avait offert le pot du départ, que Piperlet ne pouvait pas embarquer avec moi. « Ça va s’arranger, ne vous inquiétez pas », avait-il tenté de nous rassurer tout en se gardant de nous dire les motifs de cette infortune de dernière minute. Nous n’étions pas inconscients de la chape de plomb qui pesait sur la tête des cadres et étudiants de notre communauté, mais nous ne nous doutions pas que la police politique suivait nos faits, propos et gestes. J’embarquai donc seul pour Paris, ce 9 octobre 1974. Le steward du bord était un frère et ancien condisciple de lycée, tout heureux de me voir. Il me gava de liqueurs au point que je ne sentis pas les heures passées en l’air. Le sommeil me prit. Mon frère steward était revenu me réveiller juste avant l’atterrissage de l’avion à Paris où il faisait 9 degrés Celsius, alors que la température était suffocante au moment de l’embarquement à Fort-Lamy. Heureusement, Piperlet m’avait cédé son manteau offert par un ancien étudiant de Paris, en me disant qu’il allait se débrouiller pour en avoir un autre s’il devait être autorisé à embarquer au prochain vol. Il ne s’inquiétait pas beaucoup parce que son père, un infirmier et homme politique, proche du chef de canton charismatique Tatala, était bien connu et considéré à Moïssala. Le président Tombalbaye qui avait passé une partie de sa traversée de désert en tant que syndicaliste et activiste politique sous l’administration coloniale à Moïssala devait bien le connaître. 30

Comme dans un mauvais rêve, Piperlet mit six mois dans les geôles de la police politique. Le coup d’État militaire conduit comme par hasard par le capitaine Kamougué mit fin à son calvaire le 13 avril 1975 pendant que je me trouvais en stage à Montréal, au Canada. Piperlet était libéré en fait quelques jours avant le coup d’État, suite à une médiation discrète de monsieur Hervé Bourges, 1er directeur de l’ESIJY, mais l’année était perdue pour lui. Ce qui lui permit d’être témoin privilégié du changement intervenu à la tête de l’État au Tchad, avec l’entrée en force de ses proches au sein du cabinet du nouveau Président dont son parrain, l’éminent journaliste et avocat Ousmane Touadé. Deux semaines après ce putsch, je reçus une carte postale de Piperlet à l’image d’un lion rugissant, toutes griffes dehors. Je lis avec délectation le message : « Le lion effarouché a réagi. Je suis libre. Tu as vu juste, le frère mijotait en effet son coup pour laver l’affront. » J’appris déjà que le frère putschiste avait sorti son grand frère, le général bagnard Félix Malloum pour l’installer au pouvoir. Juste retour des choses, certainement, mais la mort de Tombalbaye m’attrista, parce que malgré le mariage de ma cousine avec Jules Pierre Toura Gaba, mon oncle Nguétoloum Marcel, gendre de Toura, était resté ami au président Tombalbaye, qu’il avait connu et fréquenté notamment à l’Église protestante de Fort-Archambault avant son engagement et son ascension en politique pour devenir chef d’État. Du fait de ce lien ancien, Tombalbaye fit de mon oncle, mbaye natif de Moïssala, le maire adjoint à Koumra, dans son fief en pays sara madjingaye. Mon oncle ne devait pas se réjouir du coup d’État mené par ses frères mbayes, et surtout pas de cette fin tragique de son ami de toujours, qui le considérait comme son agent politique local. La famille était par contre heureuse que Jules Pierre Toura Gaba, exilé en France, pût profiter de l’occasion pour lui ramener sa fille au bercail. En fait, si Piperlet n’avait pas été libéré et si le changement n’était pas intervenu à la tête de l’État, 31

certainement que je ne serais pas revenu au pays après l’obtention de mon diplôme, car les conditions d’exercice du métier de journaliste allaient être des plus risquées pour moi, dans l’ambiance politique délétère de l’époque de la révolution culturelle et sociale, et du retour aux sources des valeurs traditionnelles, n’offrant aucune liberté à personne individuellement, et surtout pas aux membres de ma communauté considérée comme base indécrottable de l’opposant Toura. L’année 1973 marquait en quelque sorte le début de mon engagement sur le sentier tortueux et plein d’épines de la politique. Dans une deuxième correspondance plus détaillée, Piperlet m’informa qu’il avait été arrêté à cause de la collection des exemplaires du journal gouvernemental, Le canard déchaîné, et des enregistrements des éditoriaux incendiaires diffusés à la radio nationale contre les opposants politiques et particulièrement contre la France à travers Jacques Foccart, conseiller pour les affaires africaines à l’Élysée, soupçonné par le président Tombalbaye de fomenter un complot avec les autres dirigeants de la Françafrique pour son éviction de la tête du Tchad. La collection documentaire découverte dans la valise de Piperlet était destinée d’après lui au journaliste Saleh Kebzabo, à l’époque proche du Dr Outel Bono qui créa le Mouvement Démocratique pour la Rénovation du Tchad, parti d’opposition à forte connotation sudiste, au régime de Tombalbaye. C’était le début du craquellement interne du pouvoir dominé par les Sudistes contre lequel les nordistes s’étaient rebellés. Piperlet était alors accusé d’intelligence avec l’opposition ou d’agent de Saleh Kebzabo. En vérité, je n’avais pas eu connaissance de cette documentation en possession de Piperlet. Il me savait peu porté vers le militantisme partisan, alors que lui était très influencé par le journaliste et avocat, un ancien activiste politique, Ousmane Touadé dont il était un protégé. Cela fait partie des grandes leçons que j’ai apprises dans mon parcours tant intellectuel 32

que journalistique, et finalement politique. Dans cette jungle, il ne faut jamais jurer de rien. Piperlet reconnut plus tard qu’il était un sympathisant du Mouvement Démocratique pour la Rénovation du Tchad et qu’il n’avait pas cherché à m’y impliquer. Il ne m’avait jamais informé des contacts qu’il entretenait avec certains leaders et activistes politiques. Compagnon de bringue et de drague, mais il ne me faisait certainement pas confiance en politique parce que trop indépendant pour militer et me reconnaître dans un leader politique et le suivre aveuglement. J’avais pourtant toujours évolué dans le sérail politique tout jeune, parce que mon oncle Nguétoloum, très actif dans la section locale du PPT-RDA à Koumra, recevait beaucoup d’hommes politiques en tournée ou simplement de passage pour Fort-Archambault ou Moundou. Il me présentait à ses illustres hôtes qui, souvent, m’encourageaient à bien travailler à l’école pour prendre la relève demain de mon oncle. J’eus ainsi l’occasion dès le lycée de serrer les mains des anciens ministres Bohiadi Bruno, Rarikingar Paul, Alahou Taher, Jules Pierre Toura Gaba, Baba Hassan pour ne citer que ceux-là. Le ministre Bohiadi m’avait ramené de l’une de mes grandes vacances de Koumra à Fort-Lamy pour la rentrée scolaire. Il m’avait même offert 500 francs CFA à l’arrivée. Une fortune à l’époque pour un gosse de mon âge ! Étant le premier bachelier dans ma famille, je m’attendais à entrer dans la cour des grands, en héritant de mon oncle ce que son ami Tombalbaye, devenu président de la République, aurait pu certainement lui réserver dans son équipe politique, s’il avait un niveau requis pour être ministre ou haut fonctionnaire. J’allais être coopté par Tombalbaye pour être le cadre mbaye de service, et être un instrument de sa campagne contre son opposant Jules Pierre Toura Gaba dont j’étais aussi beau-frère. Avec une telle perspective, les sirènes de l’opposition ne sonnaient pas à mes oreilles. Piperlet le savait et me cachait ses accointances avec les corbeaux avertis, regroupement d’étudiants sudistes de Paris 33

et Bruxelles opposés au régime de Tombalbaye, qui ne se reconnaissaient pas dans le Front de Libération Nationale du Tchad, Frolinat, d’obédience nordiste musulmane.  De retour au Tchad et après mon intégration à la radiodiffusion nationale, je connus un succès et un bonheur tels que mon souci était uniquement de me perfectionner professionnellement et de vivre de mon salaire, en toute indépendance d’esprit. Pour l’orphelin de père que j’étais, je me croyais au summum de ce qu’un enfant, qui n’avait au départ aucune chance d’aller à l’école, pouvait espérer de la vie. Je ne m’intéressais pas à la politique alors que tout le monde dans ce milieu m’accordait une attention bienveillante. Je ne fréquentais personne, surtout pas la nomenklatura mbaye constituée autour du président Malloum et de l’homme fort de son régime Kamougué, sauf Jules Pierre Toura Gaba, mon beau-frère et Laguerre Ngrabé Ndo dont le père avait épousé une cousine élevée par ma mère. En dehors du cercle familial et de quelques modestes amis de Lycée, j’aimais aller les après-midis prendre un verre dans les jardins de l’hôtel du Chari en admirant le coucher du soleil toujours éblouissant à cet endroit. Je prenais aussi du temps pour lire en weekend, enfermé dans ma chambre, les livres des grands auteurs que m’offraient ou me prêtaient les prêtres jésuites, Yves Daniel et André Martin, mes aumôniers du Lycée avec lesquels j’avais gardé des liens d’amitié très solides, et qui suivaient de très près mon évolution intellectuelle et sociale. Ils voyaient en moi des aptitudes à enseigner et une grande facilité de communication pour être avocat ou homme politique. Ayant lu Ronsard en seconde, j’embrassai la vie avec volupté pour ne pas rater ma jeunesse. Ainsi, je ne manquais jamais les boîtes de nuit en fin de semaine. Oui, je savais que tous les cadres mbayes étaient fiers de leur frère qui brillait comme 34

une étoile à la Radiodiffusion nationale. Le président Malloum lui-même avait plus d’une fois instruit son directeur de cabinet, Noudjalbaye Dolotan de me choisir pour certains de ses déplacements, alors qu’il avait été instauré un système de rotation de journalistes pour la couverture des voyages du Chef de l’État. Quand je fis savoir un jour à Dolotan que sur la liste de la rédaction, le tour revenait à André Nguissi de couvrir le prochain déplacement du Président en Suisse, il me rétorqua que ce n’était pas lui qui dressait la liste des accompagnateurs du Président, surtout s’agissant d’une visite privée et médicale. Je pris quand même le soin d’informer mon confrère et de lui proposer de voyager à ma place quand viendrait mon prochain tour. Compréhensif, Nguissi me répondit : « Ton grand frère ne te connait pas aussi bien qu’il me connait, il veut profiter du voyage pour t’observer et mieux te connaître. Ta bonne présence à l’antenne suscite la curiosité de tout le monde. Nous sommes des stars, ne l’oublie pas. » Par la suite, la directrice de la presse présidentielle, Mme Géraldine Mahamat Touadé, me sollicitait souvent pour finaliser avec elle les fiches de rencontres du Chef de l’État avec la presse, pour des interviews ou des conférences de presse. Je disposai ainsi d’un bureau virtuel à la Présidence. Pourquoi ? On me préparait peut-être à prendre la place de la directrice de la presse auprès de mon ‘frère’, parce que des journalistes aussi compétents et surtout plus expérimentés pouvaient valablement prendre le poste. Le secrétaire général de la Présidence, Mbaïlemdana, l’avait si bien compris qu’il avait refusé de faire signer l’arrêté m’affectant dans un premier temps en renfort d’effectif, proposé par Mme Touadé. Il e aurait dit sèchement qu’on n’allait quand même pas remplir la Présidence uniquement de cadres mbayes de l’ethnie du Président. Et pourtant, je n’avais rien demandé à personne. J’avais continué à remplir bénévolement et de bon cœur mon rôle d’assistant technique de la directrice de la presse présidentielle. J’affinais ainsi ma formation en journalisme 35

politique et gagnais en professionnalisme, tout en aidant indirectement mon ‘frère’ président du Conseil Supérieur Militaire, le général Malloum. Je me trouvais dans le bureau de Mme Touadé, en train de préparer la dernière grande conférence du Président quand le premier de feu partit du lycée technique commercial, investi par les hommes de Habré avant de prendre d’assaut la Radio nationale, déclenchant le début de la guerre civile. Je n’avais auparavant aucun contact personnel avec Kamougué durant notamment les quatre années de pouvoir du Conseil Supérieur Militaire jusqu’au déclenchement de la guerre civile le 12 février 1979 et à mon repli à Sarh. J’avais choisi de m’installer à Sarh au lieu de Moundou où siégeait le Comité Permanent, créé autour de Kamougué par les caciques sudistes rêvant de restaurer l’ordre démantelé par les révolutionnaires nordistes et se remettre en selle pour reconstituer les privilèges perdus. En fait, le Comité Permanent était créé pour s’opposer au Comité Général des cadres du sud, mis en place suite au déclenchement de la guerre civile pour résister aux velléités d’asservissement des chrétiens et animistes du Sud par les combattants islamisés du Frolinat massivement ralliés par les cadres coreligionnaires, originaires des régions du centre et du nord. C’est le Comité Général qui organisa le repli des sudistes dans leurs régions d’origine et entreprit de créer des cellules régionales dénommées Comités Politiques régionaux. Mon implication dans le drame du Tchad débuta au sein de ce Comité Général dont j’ai été l’un des membres très actifs. C’est moi, qui avais proposé les noms de l’équipe dirigeante à l’Assemblée générale tenue le 18 février 1979 à l’école Bellevue de Moursal. Un choix politique pour resserrer la cohésion sudiste face au péril commun. Le Président était le diplomate Saralta, un Madjingaye proche du défunt président Tombalbaye, qui serait réticent à s’engager si le président était un Mbaye ou un Gor. Vrai ou pas, la plupart des cadres Madjingayes prenaient pour 36

responsables globalement ces deux ethnies de la mort de Tombalbaye, du fait que c’était le général Milarew Odingar, alors chef d’État-major général des Forces Armées Nationales, qui avait annoncé la réussite du coup d’État ; et Kamougué l’auteur du putsch, qui sortit son frère, le général Félix Malloum de prison pour l’installer au pouvoir. J’étais allé personnellement voir mon collègue Djona Ngolo, un Banana4 authentique, fils de chef du village Maï Rigaza dans la région de Bongor dont les cadres s’étaient rebellés en 1977 contre ce qu’ils considéraient comme la domination Sara de leur région. Je lui promis que je ferais tout pour convaincre les autres de choisir un ressortissant du Mayo Kebbi comme président ou vice-président. Voyant l’étoile de Kamougué monter dans l’opinion sudiste, je proposai aussi son frère, l’agronome Guidingar comme chargé de l’autodéfense et des contacts avec les militaires et gendarmes déployés à Moursal. La liste proposée fut adoptée à l’unanimité ; je n’avais aucun titre officiel, mais le Président Saralta avait fait de moi son conseiller particulier de facto. Je fus ainsi corédacteur de la lettre ouverte des cadres du sud au général Malloum et au premier ministre Hissein Habré leur demandant de démissionner tous les deux. Je faisais aussi partie de la délégation du Comité Général constitué du diplomate Saralta, de l’administrateur civil Jules Mbaïmbikeel et de l’agronome Guidingar Kamougué qui avait été reçue le 24 février 1979 par les ambassadeurs de France et des États Unis, et ensuite par le président Malloum, suite à cette lettre ouverte. Les proches du président Malloum m’en avaient voulu, parce qu’ils pensaient que le Comité Général, à cause de la présence du petit-frère de Kamougué dans notre délégation, roulait pour son grand-frère, exclu du gouvernement de réconciliation issu de la charte fondamentale, qui prit le commandement à la gendarmerie

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Terme désignant les Massas de Bongor et signifiant ami.

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nationale pour affronter les FANS de Habré. (Lire Tchad : le Boulet tribal publié en 1982 aux Editions Sao.) Obligé de céder le terrain au Comité Permanent, devenu l’organe politique de la tendance des FATS déployées au sud dans le cadre de l’accord de démilitarisation de N’Djamena, le Comité Général se réunit en congrès après son repli au sud et décida de créer le Mouvement Démocratique du Tchad à Bedjiondo. C’est à ce congrès que le débat sur la fédération ou la « forte » décentralisation fut lancé. J’avais refusé le poste de secrétaire général chargé de l’idéologie et de la Communication, qui m’avait été proposé. J’étais plus à l’aise en électron libre, dont l’avis était souvent sollicité par tout le monde, que de m’emprisonner dans un carcan étouffant l’expression et l’initiative personnelles. Orphelin élevé par une mère, je n’avais jamais connu l’autorité d’une autre personne sur ma vie. Je n’avais pas connu de tuteur ni de parrain jusqu’à l’âge de treize ans. Je ne pouvais donc pas être un militant politique docile, obéissant aveuglement à un leader charismatique. J’attendais de reprendre mon métier de journaliste plutôt que de m’embarquer dans une aventure politique, devenue la mare de tous les despérados en mal de chute opportuniste dans l’arène. J’étais profondément politique dans l’âme mais les mesquins conciliabules politiciens et les coups bas inévitables dans ce monde politique me dégoutaient. Pour ne pas me laisser entraîner dans l’activisme politicomilitaire, tout en prenant ma part dans la résistance sudiste, je créai à Sarh l’hebdomadaire ronéotypé Mula (lutte), politiquement engagé contre la politique française au Tchad et contre le pouvoir des Forces Armées du Nord de Habré. J’avais assisté presqu’en direct à l’assassinat du magistrat Béassoum, pourchassé depuis le Rond-point de l’Union jusque dans une ruelle du quartier Kabalaye où sa voiture Peugeot 504 de couleur blanche fut bloquée par une motte de terre devant l’une des résidences du colonel Saleh Biani, ancien commandant en chef de la Compagnie Tchadienne 38

de Sécurité du défunt président Tombalbaye. J’étais arrivé quelques instants seulement après le départ des assaillants et avais vu le corps du magistrat gisant, alors qu’il se vidait de son sang. J’avais crié d’impuissance en appelant au secours le voisinage apeuré. « Mais il faut faire quelque chose pour le sauver! » Selguet, un cadre du ministère des Finances me répondit en se désolant qu’il n’y avait plus rien à faire pour lui, car abattu à bout portant, et l’hôpital central était déjà investi par les FANS, qui tiraient indistinctement sur les cadres sudistes à bord de voitures. Mon cousin François Moussa Ndodjim, qui se trouvait par-là, me conseilla d’aller moi aussi garer ma voiture Renault R4 chez son père, et tenter de regagner mon domicile à pied, pour me mettre à l’abri. Béassoum n’était ni ministre, ni militaire, ni parent de Malloum ou de Kamougué au pouvoir. Pourquoi l’avait-on spécialement ciblé ? La rumeur disait que c’est un ancien malfrat jugé et condamné pour détournement de fonds, qui aurait gagné les rangs du Frolinat et profité de la situation pour revenir régler le compte du président du tribunal, Béassoum, qui l’aurait condamné. Avec Béassoum, nous avions monté la troupe théâtrale « Chari-Culture » dont il était président d’honneur, et moi président exécutif en 1977, avec une première représentation publique au cinéma Normandie. Je ne pouvais pas ne pas m’engager auprès de Kamougué, qui avait décidé de relever le défi FAN, alors qu’il était sacrifié par Malloum pour convaincre Habré de sa volonté sincère de réconciliation nationale. Et pourquoi Habré ne voulait-il pas de ce dernier dans le gouvernement de la Charte fondamentale, qui le fit Premier ministre, alors que c’est Kamougué qui, en faisant le coup d’État contre Tombalbaye, avait fait de Malloum le Président qui lui avait tendu la main pour cette réconciliation et le partage du pouvoir ? Malloum était victime de sa propre naïveté politique, car Habré n’avait pas caché ses ambitions, même pendant les négociations, de conquérir tout le 39

pouvoir. Dans la grande interview que j’avais réalisée avec lui bien avant la signature de l’Accord de Khartoum entre son mouvement et le CSM au pouvoir, dans son fief rebelle de Maroné5, il avait clairement doigté ceux auprès de Malloum avec lesquels il ne souhaitait pas travailler. Le ministre de l’Information de l’époque, Ousmane Touadé, avait voulu censurer certains passages de cette provocation de Habré. J’avais fait comprendre au ministre, qui m’en avait voulu, que cela était contreproductif politiquement, parce qu’il fallait laisser le peuple découvrir les véritables intentions de Habré, afin de mieux apprécier son comportement et ses actions plus tard. Informé de mes réticences, Malloum avait demandé à écouter l’intégralité de l’interview avant de décider de la censurer ou pas. Le Président m’avait donné raison, l’intégralité de l’interview avait été diffusée. La suite des évènements m’avait totalement donné raison. C’est fort de cette expérience que j’avais proposé au Comité Politique du Moyen-Chari d’assurer la tutelle politique du journal Mula que j’avais créé initialement avec un don de matériels bureautiques d’un ami prêtre évalué à 23.000 CFA, et un soutien financier de 50.000 CFA du frère homme d’affaires Abdoulaye Djonouma. Le Comité Politique du Moyen-Chari me confia ensuite la direction de la Radio-Sarh que nous avions ouverte grâce à un émetteur FM de 500 watts, installé avant le coup d’État militaire par Tombalbaye pour brouiller les émissions de propagande du Frolinat, émises depuis la Libye. Le Comité Politique du Moyen-Chari avec son journal, sa radio, le niveau intellectuel élevé et l’expérience politique de ses membres concurrençait le Comité Permanent et se comportait en partenaire et non en structure sous autorité de Moundou. L’équipe de Kamougué à Moundou soupçonnait l’ancien Comité Général dissous tacitement d’être instigateur de cette indépendance affichée. Le Comité Permanent 5

Région montagneuse frontalière du Soudan

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soupçonnait aussi certains membres du Comité Politique du Moyen-Chari d’être des nostalgiques de Malloum, de Tombalbaye ou d’agents du général Négué Djogo, le viceprésident du gouvernement issu de la décision de démission du président Malloum et du premier ministre Habré à la conférence de réconciliation de Kano au Nigéria. On me classait certainement parmi les nostalgiques du Président Malloum. C’est vrai aussi que je ne faisais pas confiance aux membres civils du Comité Permanent, qui me prenaient pour le manipulateur à Sarh, parce que le Dr Ndem, président du CPMC et d’autres membres influents me consultaient souvent. Je m’employais toujours à émettre des points de vue désintéressés et à proposer deux ou trois alternatives de solutions sur des questions de fond. L’argumentation dialectique était mon arme. Le professeur de philosophie, Ngakoutou Gordja m’avait surnommé Spinoza, parce que, disait-il, j’étais capable de convaincre les gens sur des bases fausses, par la force de mon argumentation. J’aimais, en effet, particulièrement les cours de philosophie en classe terminale au lycée. Certains amis du Mouvement de la Jeunesse Etudiante Chrétienne (JEC), tel que l’ingénieur Julien Baïkam, m’avaient surnommé L’Intellectuel. Ma formation en journalisme m’avait aussi donné des outils d’analyses politiques consistants. Alors on m’aimait ou on me détestait, mais ce sont là les deux facettes de la vie politique pour qui s’y aventure. Pour le reste, en politique, il faut simplement se draper de ses propres convictions et rester lucide en toutes circonstances pour ne jamais avoir honte de se regarder dans le miroir de sa conscience.

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Avec le général Kamougué à sa résidence de Libreville, après la brouille de Moundou

2 Le traître subversif

Le gouvernement du tandem Loll-Djogo issu de l’accord de Kano de mars 1979, était contesté militairement par les tendances goranes de Habré et toubous de Goukouni à N’Djamena ainsi que par le Comité Permanent et les FATS réduites en tendance sudiste à Moundou. Une nouvelle guerre inter-Frolinat se déclencha à N’Djamena contre la tendance du Mouvement populaire de libération du Tchad (MPLT) d’Aboubacar Abdouramane, proche du président Loll, qui fut anéantie par les forces alliées du BET de Goukouni et de Habré. Avec l’aide de la Libye et son soutien déterminé, la tendance arabe du Conseil Démocratique Révolutionnaire d’Ahmad Açyl entra en jeu et s’approcha des FATS de Kamougué, créant ainsi une nouvelle donne, qui conduit à la convocation d’une nouvelle conférence inclusive à Lagos en août 1979. Je fis partie de la délégation des FATS/Comité Permanent partie de Moundou, entendu que le général Négué Djogo s’était aussi rendu avec une autre aile des FATS à Lagos. Il avait été invité par les organisateurs à rejoindre la délégation de Kamougué. Sur les 11 tendances présentes, il y avait 9 tendances nordistes et deux sudistes dont celle du vétérinaire Dr Facho Balam représentant à la fois son parti politique, l’Union Nationale Démocratique (UND), et des éléments armés se réclamant du Mayo Kebbi et de la Tandjilé. L’ancien commandant en chef de la Compagnie Tchadienne de sécurité (CTS) du défunt président Tombalbaye, Saleh Biani se remit en selle avec 43

l’UND pour se démarquer de Kamougué, le tombeur de son ancien patron, et défendre la spécificité de sa région par rapport au sud au moment du partage en perspective du pouvoir d’État. L’accord issu de la conférence de réconciliation de Lagos qui propulsa Goukouni Weddeye à la tête du Gouvernement d’Union nationale de transition avec Kamougué comme Vice-président, fit la part belle aux neuf tendances nordistes avec tous les postes ministériels de souveraineté : Affaires étrangères, Fonction publique, Intérieur, Forces armées etc. Les Finances étaient concédées à la tendance FAT/Comité permanent de Kamougué, avec un tout puissant Trésorier payeur général très proche de Goukouni, qui ne répondait exclusivement qu’aux instructions du Président sans faire trop cas de Michel Ngangbet Kosnaye, l’argentier titulaire. Le Comité Permanent en profita pour ne pas céder le contrôle des finances du sud au gouvernement central, créant de facto un gouvernement local sudiste. Je titrai dans le journal Mula au retour de Lagos que « le Frolinat avait gagné.» Le Comité Permanent adressa immédiatement un message par le biais de la gendarmerie au Comité Politique du Moyen-Chari traitant mon article de subversif et moi-même « d’élément travaillant pour la mafia en vue de la désunion du sud », tout en intimant l’ordre de m’emmener sous 24 heures à Moundou « pour des explications écrites et verbales. » Le Comité Politique du Moyen-Chari en était estomaqué. Il décida de me faire accompagner par une délégation politique de haut niveau composé du président du CPMC Dr Ndem Ngoïdi, du préfet Djimasta Koïbla, du diplomate Ilamoko Djel, chargé des Relations extérieures du CPMC. Kamougué fut impressionné par le niveau de la délégation et décida de nous recevoir immédiatement seul, presqu’en catimini pour ne pas se mettre à dos les cadres du Moyen-Chari pas toujours dociles. Il s’excusa auprès du Dr Ndem et du préfet Koïbla de les avoir fait déplacer alors que 44

la situation exigeait leur présence plutôt à Sarh. Puis, simulant une vive colère il se tourna vers moi, les mains tremblotantes comme s’il allait bondir sur moi et cria presque : « Que Moussa Doumgor me dise ce qu’il veut et quel jeu il joue. Une force occulte le manipule-t-elle pour écrire que le Frolinat a gagné à Lagos ? Il faut qu’il s’en explique, sinon c’est comme si nous nous amusions au sud ; comme si nous avions délibérément vendu le sud. En tout cas, je ne suis pas content de lui, et si c’est moi qu’il provoque, il va m’avoir en face. » Il sua ensuite à grosses gouttes en attendant mes explications, plutôt verbales parce que je n’avais rien écrit en me préparant intérieurement à quitter le Tchad si ma présence au sud devait poser problème. Je n’avais strictement rien à me reprocher vis-àvis de personne en particulier, et n’avais pas non plus d’ambitions politiques pour gêner l’action de quiconque. Me connaissant un peu et me sachant du même tempérament explosif que Kamougué, le préfet Koïbla n’avait pas souhaité que je répondisse immédiatement au président du Comité Permanent, chef d’État non proclamé du sud. Il demanda au président Ndem de transmettre le message des cadres du Moyen-Chari, qui s’étaient réunis en assemblée générale pour constituer cette délégation de très haut niveau. La fermeté des propos du Dr Ndem surprit Kamougué : « Les cadres du Moyen-Chari en général et le Comité Politique du Moyen-Chari en particulier sont, avaitil balancé à la figure du Lion du sud, très attristés par le contenu de votre message et le jugent unanimement injuste vis-à-vis de Moussa Doumgor, un cadre de valeur totalement engagé dans la lutte contre l’invasion qui menace le sud et l’esclavagisme qui la sous-tend. La délégation est venue vous transmettre leur mécontentement. Notre souhait est de repartir ce soir même après vous l’avoir transmis et vous laisser Moussa Doumgor pour faire de lui ce que vous voulez, puisque c’est vous l’autorité qui nous commande tous. » Kamougué savait que, quoi qu’il en fût, il ne pouvait 45

pas se mettre sur le dos ses frères du Moyen-Chari dans cette conjoncture politique confuse. Ce serait un suicide politique et une brèche ouverte à certains officiers et cadres politiques sudistes qui pactisaient déjà avec certaines tendances du Frolinat contre lui. - Non, Dr Ndem, personne, ni moi-même ne voulons aucun mal au jeune frère Moussa Doumgor, bien au contraire, nous avons besoin de lui dans ce contexte difficile. Nous lui reprochons son article qui peut démoraliser les soldats et surtout les populations, puisqu’il annonce ni plus ni moins notre défaite et, peut-être notre capitulation en fin de compte. Mettez-vous à ma place en tant que chef militaire et politique de cette région gravement menacée. - Nous n’avons peut-être pas lu le même article, alors il faut que l’auteur lui-même nous éclaire plus, rétorqua le Dr Ndem. Tous les regards se tournèrent vers moi. J’évitai de croiser celui de Kamougué et me mis à m’expliquer calmement, respectueusement. Je conclus qu’il fallait laisser du temps au temps pour que le colonel s’aperçût lui-même que le traitre, le subversif, le diviseur des Sudistes n’était pas moi, et que je ne le serais jamais. Je promis que je ne dirais et n’écrirais plus rien qui pût être interprété comme acte de sabotage de la politique du Comité Permanent. « Je m’excuse pour le mal qui est déjà fait », ajoutai-je en fixant Kamougué du regard, l’air de lui dire que je me soumettais à son autorité. Il jouissait d’une véritable vénération dans le sud, qui le considérait comme son protecteur en le surnommant Lion du sud. Ce n’est pas moi, qui allais être le grain de sable bloquant sa machine de mobilisation et de cohésion sudiste face au péril nordiste. Je pris la décision intérieurement, en cet instant, de quitter le Tchad et de m’effacer de la scène politique. Kamougué prit immédiatement la parole pour tenter de décrisper l’atmosphère, en disant que mon explication l’avait convaincu de ma bonne foi, et que l’équivoque était levée pour lui. Il nous proposa à boire en guise de réconciliation. 46

Je m’étais contenté d’un verre d’eau plate ; mon visage était resté fermé, tandis que Dr Ndem changea de sujet de conversation en abordant la situation militaire, marquée selon des rumeurs persistantes par des tensions qui opposeraient les deux frères ennemis, Hissein Habré et le président Goukouni. « Quelle est votre position et celle des FATS face à ce risque de reprise de la guerre ?» s’enquit le président du Comité Politique du Moyen-Chari. - Je suis en train d’évaluer cette nouvelle situation avant de prendre une position. Je consulterai tout le sud sur le sujet. La France et les États-Unis sont derrière ce qui se fomente avec Habré contre Goukouni, à cause de la présence libyenne envahissante. Il n’est pas question d’engager aveuglément les FATS dans de probables combats fratricides. Habré et Goukouni se sont alliés pour en découdre avec Malloum. Il ne faut pas avoir la mémoire courte. C’est une alliance de circonstance. Le crash entre les deux est inéluctable pour le contrôle du pouvoir. Rien ne se fera sur le dos du sud ! - Cela nous rassure, concéda Dr Ndem. - Nous apprenons aussi que Goukouni n’exclut pas de vous attaquer si vous continuez à hésiter à engager les FATS dans une fusion totale avec l’Armée Nationale Intégrée pour faire face à Habré éventuellement, affirma Koïbla - Ce sont nos frères qui l’y poussent en nous considérant comme une épine dont il faut se débarrasser préalablement, répondit Kamougué en lâchant un long soupir ; il y a des cadres sudistes qui ne comprennent rien aux enjeux actuels, mais les FATS sont prêtes pour parer à toutes éventualités. Les forces des tendances du Frolinat n’ont pas démilitarisé N’Djamena, bien au contraire, elles se renforcent et occupent aujourd’hui nos quartiers et maisons ; les prisonniers de guerre ne sont pas libérés et sont traités en esclaves au BET. Tout cela n’indique pas une volonté de consolider la paix et la réconciliation qui feraient de tous les Tchadiens des citoyens égaux en droits et devoirs. C’est nous 47

qui respectons l’Accord de Lagos ; les autres en font un tremplin pour asseoir leur domination et nous asservir, c’està-dire, faire de nous leurs esclaves. Les montagnards et les hommes du désert ne connaissent que le langage de la force. Sans établir un rapport de force dans ce pays, notre peuple ne peut avoir d’avenir, parce qu’on nous imposera une langue, une religion et une relégation à la périphérie sociale. Nous ne sommes pas si seuls que certains le pensent. Il faut comprendre toutefois les officiers et les ministres qui sont comme des otages à N’Djamena, leurs propos contre ma personne sont destinés à rassurer les nordistes pour ne pas être leurs cibles à la moindre déconvenue militaire. Des amis suivent l’évolution de la situation et nous prodiguent des conseils dont nous sommes obligés quelquefois de tenir compte. Je ne peux pas vous en dire plus pour l’instant, mais je ne prendrai aucune décision sur le dos du sud. La délégation du Dr Ndem toute contente d’écouter ces propos du chef militaire et politique lucide, décida de passer finalement la nuit à Moundou pour rassurer Kamougué que, pour eux, l’incident ou le malentendu avec moi était clos. Kamougué me donna une tape à l’épaule en rigolant, puis, me dit : « Oh ! Mon frère, comment tu peux être si dur ; tu seras de toute façon le dernier à me lâcher, j’en ai la conviction intime. » Et je lui soufflai en réplique, presque à l’oreille pour prendre date, qu’il ne me prendrait jamais en défaut de soutien dans la tourmente actuelle. Je compris qu’il ne voulait pas que les Sudistes montrent des signes de découragement, de renoncement et de capitulation. En écrivant que le Frolinat avait gagné sur le terrain de la négociation politique à Lagos, j’avais certainement donné des signes de désespoir et de défaite à beaucoup de sudistes. J’avais étudié la science politique pendant ma formation en journalisme. Je ne pouvais pas ignorer qu’en politique toute négociation est une question de rapports de force sur le terrain de l’action. La victoire du Frolinat à Lagos tenait du fait qu’avec le soutien de la Libye, du Soudan, de l’Egypte et 48

la réorientation de la politique française vers l’amadouement des pays arabes, les rapports de force militaire ne pouvaient tourner qu’en faveur du Frolinat avec des bases-arrières et des appuis logistiques, qui ne pouvaient que l’avantager. Ce n’est pas la République centrafricaine ni le Cameroun sous influence néocoloniale française qui s’opposeraient à la reddition du sud orchestrée par Paris en faveur des nordistes musulmans pour contenter la UMA islamique. Je ne pouvais pas le dire crument à Kamougué. Le mieux pour moi, c’était de m’effacer pour ne pas le gêner par mes réflexions géostratégiques troublantes. Un grand dîner fut offert avec l’ensemble du Comité Permanent à la délégation pour détendre le climat né de ma vigoureuse interpellation. Je n’y pris pas part. Certains membres du Comité Permanent dont celui représentant le Moyen-Chari, auteur en réalité du message incendiaire, crurent que mon absence s’expliquerait par le fait que j’aurais été durement sonné par Kamougué lors de notre rencontre. Dr Ndem me rapporta au contraire que Kamougué était très déçu de mon absence au banquet et lui avoua que c’étaient des membres représentant le Moyen-Chari au sein du Comité Permanent, qui avaient attiré son attention sur mon influence négative à Sarh et proposé de me ramener à l’ordre. J’appris ainsi que la politique, tout compte fait, n’était rien d’autre qu’un jeu sournois et souvent perfide de l’ombre. J’étais ainsi averti pour toujours et ne pouvais plus me fier aux sourires trompeurs des rapaces de la politique politicienne.  L’incident avec Kamougué venait en réalité s’ajouter à des propos malveillants dont j’avais été l’objet de la part de l’un des membres du Comité Politique du Moyen-Chari, me soupçonnant de vouloir faire de la situation de crise un tremplin pour réaliser mes propres ambitions politiques. 49

Mon malheur est que je disais toujours clairement les choses, et publiquement à haute voix, alors qu’il était connu du Moyen-Chari qu’une catégorie de ses cadres ne se prononçaient jamais sur rien en public, mais excellaient en critiques et dénigrements en privé dans des cercles restreints. Et puis, sans être membre du directoire du CPMC, j’étais mieux écouté que certains membres activistes exaltés. J’avais le sentiment dès lors de porter ombrage ou de faire de l’ombre quelque part. Je préférai alors me retirer de la scène en démissionnant à notre retour de Moundou de la direction du journal Mula, et prendre un temps de vacances sabbatiques. La direction technique de Mula était alors confiée par le CPMC à Togngar Guena Ngon Djass, mon ancien rédacteur en chef à la Radiodiffusion nationale. Au même moment, mon ami et condisciple du lycée et à l’école de journalisme, Mahamat Hissein créa l’hebdomadaire Sab’ha Yom, proche du pouvoir du Frolinat pour contrebalancer le journal Mula, résistant de Sarh, et l’hebdomadaire Bouclier de l’État régional, créé par le Comité Permanent à Moundou. C’était le bon moment pour me faire oublier quelque temps et observer lucidement de l’extérieur l’évolution de la crise du Tchad. Opportunément, mon ami David Yaïtan, cadre à Mobil Oïl, affecté provisoirement au siège de Douala du fait de la guerre civile, me fit parvenir un billet d’avion, m’invitant à aller me reposer un temps auprès de lui. Ma femme me rejoignit quelques jours après dans la capitale économique du Cameroun où l’image du Tchadien était assimilée à celle d’un sauvage barbare à cause des ravages de la guerre civile que vivait le Tchad. Certains Camerounais liaient cette image de sauvages à celle des soldats tchadiens qui avaient participé aux massacres de rebelles camerounais de l’Union des Populations du Cameroun (UPC). Je me souvins d’ailleurs de l’accueil que j’avais reçu chez une amie de l’ethnie bassa, alors que j’étais étudiant en journalisme à Yaoundé. La petite sœur de ma copine s’était écriée quand elle apprit que je me 50

nommais Moussa et j’étais Sara. « Tu sors avec un sauvage Sara du Tchad ? », avait-elle balancé à la figure de sa grande sœur, qui ne s’en était d’ailleurs pas offusquée. Elle lui répondit calmement que je n’étais pas un horrible massacreur, mais un gentil gentleman bien civilisé. Ma copine m’avoua plus tard que c’était malheureusement l’image que les soldats tchadiens, qui avaient combattu pour défendre le pouvoir du président nordiste Ahidjo, avaient laissée chez les populations particulièrement les Bassas et les Bamilékés des zones rebelles de l’UPC. Et j’avais perçu chez certains Camerounais encore marqués par cette histoire de massacreurs Saras, une grande admiration pour Hissein Habré, au moment de cette guerre l’opposant à Malloum, ancien sergent de l’Armée française au moment de la guerre civile du Cameroun. Je ne mis qu’un mois à Douala et je reçus une autre invitation, celle du professeur Adda Nodjigoto, exilé plus tôt en Côte d’Ivoire et qui avait juré en quittant le Tchad de ne plus y remettre pied, parce que sa bibliothèque personnelle avait été complètement pillée pendant la guerre civile de février 1979. « Je préfère aller vivre en esclave dans un pays civilisé que de subir les agissements de barbares d’une autre époque dans mon propre pays », me confia-t-il en traversant le fleuve Chari le jour de la démission du général Malloum, dont il était un intime. D’ailleurs c’est le coup d’État qui porta Malloum au pouvoir qui l’avait convaincu de rentrer au Tchad, alors qu’il était établi en Belgique où il travaillait et gagnait bien sa vie d’enseignant avec sa famille. Son ami, le professeur Laurent Gbagbo, l’aida à trouver rapidement un poste d’enseignant à l’École Normale Supérieure et un logement plus que décent à la Riviera dans la capitale ivoirienne. Il était très content de me savoir aussi hors du Tchad et me fit transmettre qu’il m’avait réservé une chambre chez lui à Abidjan. Notre frère Robert Tatala, chef d’agence d’Air Afrique à Douala m’offrit à son tour le billet d’avion pour le rejoindre. Comme quoi pendant cette galère, 51

la fraternité mbaye n’avait pas failli. C’est important de le mentionner pour la postérité. Quelques jours seulement après mon arrivée à Abidjan, mon confrère, Michel Kouémé, journaliste au quotidien Fraternité matin me recommanda au responsable de Fraternité Hebdo, animé alors par un français. Ce dernier me prit à l’essai, mais un mois après, je ne supportais plus la vie d’exil en pensant intensément à ma mère, restée à Sarh. Je pouvais tout abandonner dans ma vie, sauf ma mère, qui s’était occupée toute seule de moi dès l’âge de deux ans en veuve irréprochable après le décès de mon père. L’image virtuelle de ma mère gravement malade ou même morte me vint à l’esprit, et je ne voyais personne à son chevet. Je me convainquis que je n’avais rien à me reprocher politiquement au Tchad pour choisir l’exil. Tout pensé et soupesé, je décidai de rentrer à Sarh où j’avais déjà ouvert un petit café, le Grand monde, attenant au cinéma Shahrazade, qui marchait bien. Je pouvais en vivre dignement avec ma femme et ma mère, tout en me donnant le sentiment d’être un homme libre et indépendant d’esprit. Ma seule hantise était que je fusse réduit à tendre la sébile pour quémander à manger ou dépendre de quelqu’un. Aller faire la queue à l’antenne du Haut-Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés pour pointer et avoir la ration alimentaire était une perspective qui m’angoissait. Je pris contact avec mon collègue et condisciple à l’Institut français de presse de Paris, Martin Kakra, un ivoirien qui dirigeait le journal Afrique francophone à Londres pour réclamer mes piges d’articles que je lui envoyais du Tchad sous mon pseudonyme de Moussa Michel ou Hachemde. Il réagit aussitôt en me faisant parvenir un chèque certifié représentant le montant total de ce que son journal me devait. Une petite fortune en cette période d’assèchement des sources financières. C’est Adda Nodjigoto qui encaissa le chèque sur son compte bancaire. Je lui dis alors qu’il me fallait revenir à Douala m’entendre 52

d’abord avec ma femme pour déménager à Abidjan, mais surtout trouver le moyen de faire parvenir un peu d’argent à ma mère ; ce qui ne serait pas facile à partir de la Côte d’Ivoire. En fait, j’avais décidé de regagner le Tchad. Je n’étais pas reparti demander la pige que me devait FraternitéHebdo pour mon premier article publié. Je décidai de braver le destin en rentrant au Tchad, même en feu qui couvait à Sarh avec les rumeurs d’invasions des combattants du Frolinat. Je ne dormais plus, à l’idée d’y avoir abandonné ma mère. Les grands souvenirs que j’avais gardés de mon séjour ivoirien étaient ma rencontre avec Michel Kouémé, journaliste au desk politique de Fraternité matin, et les nombreux jeunes médecins tchadiens qui travaillaient dans les hôpitaux ivoiriens, faute de pouvoir rentrer après leurs diplômes pour se mettre au service de leur pays en manque de personnel soignant qualifié. En me promenant un après-midi à travers la ville, Michel Kouémé me dit, sans doute, pour me remonter le moral, que tout ce que je voyais de si splendide, et le beau discours que j’entendais sur le modèle ivoirien, n’étaient que du vernis qui cachait les mêmes réalités africaines tout aussi explosives qu’ailleurs, c’est-à-dire, le tribalisme, l’injustice et les disparités sociales, sources de crises sociopolitiques latentes. Tous les pays africains, affirma-t-il, connaîtront en plus ou moins violente la situation que vivait le Tchad par sa guerre civile toujours en cours en avril 1980. Pour lui, c’était peutêtre une chance pour les Tchadiens de connaître cette crise plus tôt que les autres pays africains, pour en tirer aussi plus tôt les leçons utiles pour l’avenir. Ces paroles étaient prémonitoires avec le gâchis que la notion d’ivoirité avait provoqué après la disparition d’Houphouët Boigny et tous les conflits tribaux qui continuent d’endeuiller les pays africains depuis lors. Un grand journaliste, suis-je convaincu, doit pouvoir lire et interpréter les signes du temps qui passe et les évènements qui le ponctuent, en restant toujours 53

distant et éveillé afin de les traiter avec lucidité et objectivité, même s’il est lui-même pris dans l’engrenage de la bêtise humaine comme je l’étais. Malheureusement, la guerre c’est la négation de tout, notamment de la raison et de la foi. C’est l’aveu que j’avais eu à faire à mon collègue ivoirien en pensant qu’il avait eu la chance de naître dans un pays comme la Côte d’Ivoire et d’être dirigé par un visionnaire comme le président Houphouët.  C’est de Douala sur la route de mon retour au Tchad que j’appris la nouvelle du déclenchement de la guerre de huit mois entre les tendances du Frolinat, particulièrement entre les FANS de Hissein Habré et les FAPS de Goukouni Weddeye, les deux frères ennemis du BET. Elle se termina par la défaite de Hissein Habré, contraint d’évacuer N’Djamena comme Malloum et de traverser les ponts de Chagoua et de Nguéli pour se réfugier de l’autre côté des fleuves Chari et Logone , précisément à Maroua, la capitale de la région de l’Extrême nord du Cameroun, d’où il repartirait pour reprendre le maquis avec la bénédiction de Paris et de Washington, inquiets de l’influence grandissante de la Libye sur les nouveaux maîtres de N’Djamena, à savoir Goukouni Weddeye, Ahmad Açyl. Mahamat Abba Seid et autres chefs de groupuscules du Frolinat. C’était le début d’un nouveau recommencement de la tragédie tchadienne, qui ne me fit pas renoncer à ma décision de rentrer à Sarh. L’équation Habré résolue, Goukouni devait s’attaquer à celle que représentaient les FATS de Kamougué, pourtant son Vice-président, qui continuait à gérer le sud en entité autonome sous l’autorité politique du Comité Permanent, et la menace de la coalition du Front d’Action Commune Populaire, FACP, composée d’autres tendances du Frolinat et du CDR d’Ahmad Açyl, le groupe arabe plutôt chouchouté par le nouvel allié libyen. Avec les officiers 54

sudistes des FATS qui n’avaient pas évacué N’Djamena pour le Sud et la complicité de certains ministres sudistes du GUNT, Goukouni entreprit de déstabiliser Kamougué dans son giron du sud. Des soldats subalternes à la tête desquels un certain surnommé Samuel Do montèrent une mutinerie pour réclamer des comptes au Comité Permanent sur sa gestion des finances de la zone méridionale. Des fonds avaient été saisis dans les régies financières et dans les caisses de la Société Cotonnière du Tchad, Cotontchad, par les mutins. Cette première mutinerie fut maîtrisée par Kamougué grâce au soutien des Comités Politiques Régionaux et à l’impopularité des mutins présentés comme des agents infiltrés du Frolinat et des traîtres. Cette mutinerie résulte du fait qu’il y avait une petite guerre sourde entre officiers supérieurs et généraux sudistes dans la grande guerre nord-sud. Certains grands galonnés sudistes frustrés par l’ascendance prise par Kamougué après le coup d’État contre Tombalbaye espéraient profiter du renversement du général Malloum par le Frolinat pour lui régler son compte d’arrogance. Et Goukouni entreprit d’utiliser cette guéguerre entre officiers sudistes pour affaiblir Kamougué et asseoir sa domination sur le pays sara. L’arme utilisée était de rallumer les instincts tribalistes et claniques pour briser la solidarité sudiste face aux nordistes. Il se trouve malheureusement pour Goukouni qu’il avait lui aussi à faire face aux contradictions tribalistes et claniques plus marquées dans son giron nordiste que le ciment religieux solidaire islamique n’avait pas apaisées. Dans sa lancée de déstabilisation du sud, Goukouni organisa en août 1980 la grande Conférence des cadres, présidée par une personnalité très consensuelle, Youssouf Saleh Abbas dont la tête allait rassurer les cadres sudistes du fait de son mariage avec une fille sara Madjingaye de la famille du défunt président Tombalbaye. En plus de sa formation de diplomate, Youssouf Saleh Abbas, par son calme et son entregent, était incontestablement le meilleur 55

dans le contexte de divisions nord/sud marquées, à pouvoir diriger les débats et à concilier les positions extrémistes passionnées. Étant moi-même marié dans la même famille que Youssouf Saleh Abbas, je n’avais pas hésité à entrer dans le Comité d’Organisation de cette Conférence des Cadres. Je ne sais toujours pas si c’est Youssouf Saleh Abbas, qui avait fait appel à moi ou si c’est Kamougué qui m’avait désigné au titre de la vice-présidence du GUNT. Ça pouvait aussi être Gali Ngoté Gata, le directeur de cabinet de Goukouni, avec lequel j’entretenais les meilleures relations personnelles. Youssouf Saleh Abbas avait comme attendu donné toute la mesure de son talent de diplomate et de fin politique. Imperturbable, serein, conciliateur mais aussi ferme pour contenir les débordements et dérives verbales, le président de la Conférence des cadres avait réussi un véritable coup de maître en évitant l’embrasement dans la grande salle de l’ancien palais des congrès du PPT-RDA de Tombalbaye, devenu siège du ministère des Affaires étrangères sous le Conseil Supérieur Militaire. C’était un ring où les délégations du sud voulaient en découdre verbalement avec les nordistes du Frolinat. Le sud était venu pour réclamer une forme de fédération afin de consacrer le statu quo des régions sous contrôle des tendances politico-militaires. Les nordistes forts de détenir la réalité du pouvoir dans la capitale par leur puissance militaire et les acquis de l’Accord de Lagos, avaient laissé les Sudistes déverser leurs amertumes, vider leurs rancœurs, défouler leurs frustrations, ravaler en somme leur défaite. En fin de conférence, le sud n’avait pas obtenu la fédération et le nord non plus la reddition pure et simple du sud. Le débat sur la forme de l’Etat et le contrat social acceptable pour tous restait ouvert comme pomme de discorde ardente. Le Comité Permanent n’était pas dissout et les structures créées par celui-ci étaient maintenues, notamment Radio Moundou et Radio Sarh, ainsi que la reconnaissance du bac organisé avec le concours académique de l’université du Cameroun. Et les FATS continuaient à 56

dépendre directement de Kamougué. Le contentieux nord/sud n’avait pas été vidé, maintenant la situation sur le terrain était explosive, et la perspective d’une autre guerre pratiquement inévitable. La désintégration pure et simple du pays n’était pas à exclure dans une vision pessimiste de l’avenir immédiat. Toutefois, les retrouvailles entre les anciens collègues du nord et du sud avaient ouvert des brèches dans les rangs sudistes. La vie au village devenant intenable pour certains cadres, ils profitèrent de ces brèches pour rompre les rangs et reprendre leur place dans l’administration centrale. Et l’hémorragie allait se poursuivre pour mettre à mal les atermoiements de Kamougué et du Comité Permanent. En cela Goukouni avait réussi son coup d’infiltration pour affaiblir Kamougué de l’intérieur. Les officiers restés à N’Djamena et les ministres sudistes du GUNT se désolidarisèrent des positions prises par les délégations du sud au cours de la Conférence des Cadres de N’Djamena et se rallièrent à Goukouni pour exiger la dissolution du Comité Permanent et le retour de l’administration de la zone méridionale à l’administration centrale avec reversement effectif des FATS à l’Armée Nationale Unifiée commandée par le colonel Alafi Ngolobaye, originaire du Sud, précisément Mouroum de la Tandjilé. Coincé par la nouvelle tournure des évènements, Kamougué se rapprocha de la tendance arabe du CDR sous l’instigation du colonel Kadhafi et entreprit une tournée de consultations populaires dans les cinq préfectures du sud. Unanimement les comités politiques régionaux refusèrent le rétablissement de l’ordre administratif ancien, sans avoir toutefois le courage politique de proclamer formellement l’autonomie régionale, ce qui aurait l’avantage de la clarté et fixerait un objectif politique majeur à la résistance du sud. C’est dans ce contexte que l’idée de fédération avait été lancée souterrainement par la France. Le président Giscard d’Estaing dira que les nordistes qui avaient été marginalisés 57

par le pouvoir de Tombalbaye étaient chez eux après leur victoire dans leur région du Nord, et que l’autorité nationale devrait en tenir compte. L’idée de deux États fédérés avec comme limite géographique le 16ème parallèle était ainsi lancée. Guy Georgi, le conseiller aux Affaires africaines du président Giscard d’Estaing effectua une mission dans le sud pour sonder les cadres à ce sujet. Échaudés par les manœuvres françaises responsables, selon les Sudistes de la victoire du Frolinat, ces derniers rejetèrent en bloc l’idée, simplement parce qu’elle venait de Paris. Il fallait pour eux plutôt s’allier à la Libye, même si c’était le diable, pour punir la France. L’idée de la République du Logone attribuée à Kamougué était une manœuvre des officines françaises. Kamougué était resté officier, attaché à l’intégrité territoriale du Tchad, sans bradage des intérêts particuliers des populations du sud. Cette position lui avait fait manquer le tournant politique du Tchad. La France et les États-Unis donnèrent dans cette confusion un coup de pouce décisif à Hissein Habré pour entreprendre la reconquête du pouvoir à partir du Soudan. L’argument anti-libyen prévalait alors sur tout le reste.

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3 L’imbroglio inextricable

Habré avait reconstitué ses FANS dans le Darfour soudanais en territoire Zakawa vivant à cheval entre le Soudan et le Tchad et constituant une base sûre de recrutement de nouveaux combattants et de repli stratégique. Puissamment armé par l’occident et soutenu par leurs alliés locaux, Habré commença à lancer ses premières attaques meurtrières contre les positions du GUNT et à reconquérir ses anciennes bases rebelles à l’intérieur du pays, les unes après les autres profitant de la désunion au sein des composantes du GUNT. Face à ce nouveau péril, Goukouni décida d’enlever l’épine Kamougué au sud pour mobiliser toutes les forces alliées du GUNT contre cette nouvelle rébellion. Mais contraint par l’Occident de demander le retrait des troupes libyennes sans s’assurer d’autres soutiens, Goukouni fut piégé. La Libye établit un pont aérien entre Sebha et Moundou pour ravitailler en armes et en argent Kamougué et Ahmad Açyl, afin de créer une nouvelle donne mettant dos à dos Goukouni et Habré, et espérer installer ses protégés Arabes du Front d’Action Populaire au pouvoir au Tchad. La France par l’intermédiaire du président Omar Bongo auquel Kamougué ne pouvait rien refuser, réussit à contrecarrer l’action déstabilisatrice de la Libye à partir du sud. Tiraillé de toutes parts, Kamougué convoqua une nouvelle assemblée générale des cadres du sud à Laï en mai 1981. Étaient présents tous les ministres sudistes frondeurs, les officiers des FATS et les délégations des comités 59

politiques régionaux. À cette ultime consultation pour adopter une nouvelle attitude face à l’avancée de Hissein Habré sur le terrain, Kamougué fut surpris par la réaction des délégations des comités politiques régionaux, qui avaient clairement affirmé qu’entre Goukouni et Habré, il n’y avait pas débat et qu’il fallait faire jouer la légitimité du GUNT en s’engageant sans hésitation dans la guerre contre Habré. Les présidents Bongo, Houphouët, Mobutu, Eyadema et les contacts français de Kamougué lui conseillaient de laisser tomber la carte Goukouni et d’envisager une nouvelle dynamique de règlement politique impliquant Habré. La délégation du Comité Politique du Logone occidental, certainement travaillé par les ministres Naïmbaye Lossimian et Ngangbet Kosnaye adopta une position tranchée en demandant la dissolution du Comité Permanent et le reversement immédiat des FATS à l’armée unifiée du GUNT. La cohésion sudiste était mise en branle. Les fissures s’ouvrirent et augurèrent des affrontements fratricides futurs inévitables. La délégation du Moyen-Chari dont je faisais partie décida de contrer la cabale de N’Djamena contre le Comité Permanent et son Président. Nabia Ndali, Nomaye Madana et moi, étions chargés de produire une déclaration de soutien sans équivoque au Comité Permanent et à Kamougué, déclaration lue solennellement par le chargé de l’Education du CPMC, Nabia Ndali. J’étais chargé de donner la réplique nécessaire aux amis de Moundou dans le débat général qui devait suivre les différentes déclarations. Tactiquement la délégation du Moyen-Chari avait obtenu d’intervenir le dernier dans le débat général par ma voix. Je devais donner le change à mon propre ami Pascal Yoadimnadji de la délégation du Logone Occidental. Je conclus donc tacitement le débat général en affirmant que les amis qui demandaient la dissolution du Comité Permanent n’avaient rien compris à la stratégie du Frolinat, et que, par rapport au sud, Goukouni et Habré partageaient 60

la même vision, celle de soumettre les Sudistes et de les asservir. « La nouvelle situation devrait plutôt permettre de replacer le débat national dans son véritable contexte par rapport aux grands enjeux existentiels du sud dans un Tchad égalitaire », terminai-je. Aussitôt après mon intervention, la garde rapprochée de Kamougué se déploya dans la salle pour la sécuriser au moment de son discours de clôture improvisé. Un brouhaha s’empara de la salle pour dénoncer une méthode dictatoriale quand Kamougué déclara que le complot contre le sud ne passerait pas, que l’Assemblée générale était close. Sa garde rapprochée l’encadra pour l’exfiltrer littéralement de la salle. J’entendis dans ce tohu-bohu général la voix en colère du ministre Naïmbaye Lossimian affirmant que « chacun allait repartir avec son morceau du sud. » Le ver était entré dans le fruit sudiste. Le pourrissement devenait inévitable. Les ministres sudistes du GUNT quittèrent précipitamment Laï, craignant le lynchage des éléments incontrôlés de l’entourage du président du Comité Permanent, qui avait pris aussitôt la direction de l’aérodrome où l’attendait son avion de commandement, les Ailes vertes. Très peu de participants étaient restés pour le banquet de clôture. Le sud était alors à la merci de toutes les contingences imprévisibles avec la division en public de ses principaux leaders représentatifs des différentes communautés ethniques. Le leadership symbolique de Kamougué en prit un sérieux coup. L’esprit tribaliste se raviva avec sournoiserie ambiante, envahissante, insidieuse. Pascal Yoadimnadji s’approcha de moi et me saisit le bras en disant que je lui devais une explication sur mon attitude pendant la séance. « Ngolobaye, ainsi tu décides de soutenir aveuglement ton frère, toi un esprit si pénétrant ? » Je lui répondis qu’en termes de frère, j’avais moi aussi senti qu’il était le porte-parole des frondeurs dont son grand frère Ngangbet et son alter égo Naïmbaye étaient les manœuvriers, manipulés par Goukouni. Et Pascal reconnut 61

que Kamougué avait joué son jeu avec panache, en grand chef, concluant avec grande autorité un débat à l’issue périlleuse et incertaine. Puis, il me tapa sur l’épaule en éclatant de rire : « Tu t’es révélé un contradicteur redoutable. Ton frère ne pouvait choisir meilleur avocat. » En tout cas, comme dans un théâtre, chacun avait joué sa partition. J’avais prouvé pour ma part à Kamougué qu’il ne me prendrait jamais en défaut de soutien, comme je le lui avais déjà dit à Moundou. Pascal me conduisit chez une célèbre tenancière de vente à domicile où d’autres personnalités s’étaient déjà retrouvées pour commenter le coup de Kamougué, notamment le colonel Roasngar, l’intime compagnon de ce dernier, qui en jubilait. Dès notre arrivée, tout le monde se tourna instinctivement pour nous regarder, surpris de nous voir ensemble en toute confiance après nos empoignades verbales pendant les débats. - Vous méritez tous les deux des félicitations parce que vous avez donné une vraie leçon de débat politique démocratique, nous lança le colonel Roasngar en faisant signe à la tenancière de s’occuper de nous, à sa charge financière. Vous ne payez rien aujourd’hui, ajouta-t-il. - Que le colonel nous offre à boire n’est que normal, car il ne peut qu’arroser le coup fourré de son ami, dit Pascal avec un brin d’humour, en ajoutant que son problème était moi, et non le coup de force réussi des colonels. L’ambiance redevenait bon enfant. Après quelques gorgées de bière, Pascal me dit que c’est ce jour qu’il me découvrait véritablement. « Ton éloquence, ton sens de la répartie et la pertinence de ton analyse, nous a tous ébranlés et mêmes confondus, nous qui avons demandé la dissolution du Comité Permanent. Je tiens à te dire sincèrement mon admiration même si nos visions de l’instant sont contradictoires. » Je pris un ton sérieux pour répliquer à Pascal que les gens ne retiendraient que le fait que je sois un Mbaye, qui défendait son frère, et non un intellectuel qui s’est exprimé en argumentant de bonne foi. Cette franche 62

explication scella une amitié sincère et inébranlable fondée sur le respect réciproque, l’honnêteté, la fidélité et une complicité jamais prise en défaut. Pascal se voyait un destin national, convaincu qu’il était de la classe des leaders en tant qu’ancien militant de la Fédération des Etudiants Africains francophones de France. J’étais tout autant imbu de ma personne et soucieux de mon image en public. Mon principe est de ne jamais donner d’occasion à quiconque de me manquer de politesse, et de ne choisir que des amis auprès desquels je dois me parfaire par la confrontation permanente d’idées. Et nous étions devenus si liés que les gens avaient fini par croire que nous étions des parents. Nos deux familles nous considéraient comme tels, particulièrement son grand-frère le ministre Ngangbet Kosnaye, qui ne m’appelait plus que par le terme intime de Petit frère. Je tire de mon amitié avec Pascal que, pour grandir en esprit ou en politique, il faut avoir une épouse qui soit une compagne éclairée et des amis qui ne soient pas des médiocres et des nains d’esprits.

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Avec le président Goukouni à la primature après son retour d’exil

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Kamougué attaqué à Moundou et Habré renverse Goukouni à N’Djamena

En application de l’accord de Lagos, le président Goukouni demanda à la France de retirer ses troupes du Tchad et concocta une nouvelle alliance stratégique avec la Libye de Kadhafi qui continuait d’occuper la bande d’Aozou. Le déploiement des contingents militaires libyens au Tchad dans le cadre de cette nouvelle alliance entraîna la réaction immédiate de l’Occident d’installer Hissein Habré au pouvoir à la place du président du GUNT. Les journaux occidentaux déclenchèrent une campagne médiatique sans précédent pour diaboliser la Libye, déstabiliser Goukouni et mettre en échec l’accord de réconciliation de Lagos. Les FANS de Hissein Habré se reconstituèrent en territoire soudanais et reprirent le maquis au Tchad avec le soutien de la France et des EtatsUnis. Entretemps c’est le président Oumar Bongo du Gabon qui se chargea de déconnecter Kamougué de Tripoli et de le préparer à admettre le nouvel ordre que la France allait imposer à N’Djamena. Sentant le danger se refermer sur son pouvoir, Goukouni encouragea les ministres sudistes du GUNT et les officiers des FATS restés à N’Djamena à régler les comptes de Kamougué et du Comité Permanent. Une délégation militaro-civile, fortement armée, se dépêcha à Moundou au mois de mai pour exiger le retour du contrôle des finances du sud au ministère des Finances sous l’autorité du ministre Ngangbet Kosnaye et l’intégration immédiate des FATS au sein de l’Armée Nationale Intégrée sous le commandement du colonel Alafi Ngolobaye. Rejetant l’ultimatum des 65

officiers qu’il connaissait bien et les ministres qu’il avait luimême désignés au sein du GUNT, Kamougué organisa la défense de sa résidence et laissa à ses dissidents l’initiative du déclenchement des hostilités. Ces derniers commencèrent effectivement par attaquer à l’artillerie lourde la résidence du président du Comité Permanent, qui résista pendant vingtquatre heures avant d’ordonner la contre-attaque avec le concours de miliciens venus à son secours des autres localités du sud, particulièrement de Moïssala. Le Comité Permanent reprit la situation en quelques heures de combat et mit en déroute totale les insurgés. Les ministres Ngangbet et Naïmbaye repartirent en ordre dispersé à N’Djamena, laissant derrière eux la composante militaire de leur délégation ; certains officiers dont le petit frère du ministre Ngangbet et de mon ami Pascal furent arrêtés et faits prisonniers. La victoire de Kamougué au sud coïncida avec la déconfiture du GUNT à N’Djamena. Les FANS de Hissein Habré reconquirent N’Djamena le 8 Juin 1982. Goukouni se sauva en traversant les ponts de Chagoua et de Nguéli pour se retrouver lui aussi refugié au nord Cameroun d’où il s’en irait pour Alger, comme Habré après sa défaite face aux forces coalisées du même président du GUNT, Goukouni. Les forces du Conseil Démocratique Révolutionnaire pourtant puissamment armée par la Libye ne résistèrent pas devant l’avancée des FANS et se replièrent au sud. Et La Libye échoua dans sa tentative de constituer un front anti Habré à partir du sud. Les négociations entre Kamougué et Ahmad Açyl pour la constitution de ce front anti-Habré n’aboutit pas parce que Kamougué était tiraillé entre les pressions du président Bongo pour empêcher son rapprochement avec la Libye et celles des cadres sudistes favorables à une nouvelle alliance révolutionnaire avec Kadhafi pour mettre en échec le complot occidental. C’est moi, nommé à mon retour d’Abidjan par le Comité Politique du Moyen Chari, 3e vice-président du Conseil de gestion de 66

la ville de Sarh, qui fus chargé d’accueillir et d’installer les responsables du CDR et leurs familles à Doyaba, à la sortie sud de Sarh, en attendant l’évolution de la situation à N’Djamena. Le président Bongo convainquit Kamougué de négocier son ralliement à Habré pour éviter la guerre dans le sud. Une réunion du Comité Permanent et des comités politiques se tint à Bongor pour en discuter et prendre les décisions conséquentes. Le sud écarta toute idée de ralliement à Habré et demanda à Kamougué de pactiser avec le diable s’il le fallait, pour rétablir un rapport de force militaire sur le terrain avant toute négociation politique. Kamougué voulut jouer sur le temps, mais la pression de Bongo fut plus forte. Il accepta le principe de la négociation à Libreville. Son étoile commença à partir de là à ternir auprès de ses admirateurs les plus engagés. Dans la discrétion, le vice-président du Comité Permanent Ngarnayal Mbaïlemdana constitua une commission ad hoc chargée de réfléchir et de proposer un canevas de négociation en août 1982. Cette Commission présidée par Khamis Madengar Béramadji comprenait Ousmane Touadé, Adamou Oumar, Nomaye Madana, Minandi Saguéna, trois autres personnalités dont je ne me souviens plus les noms et moi-même. La commission nous chargea, Bérémadji, Nomaye et moi de réfléchir et de soumettre un canevas de propositions à l’ensemble de la commission dans un délai d’une semaine. Bérémadji nous avoua avec Nomaye que le Comité Permanent était assommé par la prise de pouvoir à N’Djamena par Habré et ne pouvait plus rien concevoir. Il s’en remettait à nous deux pour élaborer un canevas réaliste et acceptable par le sud. Nomaye et moi revînmes à Sarh pour trois jours avant de repartir soumettre notre projet de canevas à Bérémadji chez lui à Békamba. Nous retrouvâmes le reste de la commission quatre jours plus tard à Doba, chez Mbaïlemdana. Notre proposition ne fut même pas analysée et débattue. Le vice67

président du Comité Permanent visiblement désemparé nous annonça que les choses se précipitaient et que la délégation du Comité Permanent était attendue à Libreville pour entamer la négociation avec une délégation de Hissein Habré. Il nous remercia de notre contribution et nous congédia. Nomaye et moi avions eu le sentiment de nous être creusé la tête pour rien. Le temps de revenir à Sarh et le cabinet de Mbaïlemdana nous convoqua par un message de la gendarmerie pour nous rendre illico à Moundou. Le souvenir de ma première convocation par Kamougué me revint à l’esprit, mais les termes étaient cette fois plus courtois. J’arrivai vers la fin de la journée à Moundou et débarquai chez mon ami Pascal. Informé de mon arrivée, Mbaïlemdana me fit dire que je faisais partie de la délégation de négociation, qui devait se rendre dès le lendemain à Franceville avec un avion spécial attendu du président Bongo. Je retrouvai à l’aéroport le lendemain matin : le Dr Baroum Jacques, Madengar Bérémadji, Ousmane Touadé, Minandi Saguena, colonel Roasngar, prêts à embarquer. Les visages étaient serrés. Pascal qui m’avait accompagné à l’aéroport était très gêné du fait de l’implication de ses frères dans l’attaque contre Kamougué. Les autres aussi semblaient ne faire aucun cas de sa présence, sauf Ousmane Touadé qui lui lança une pique, en insinuant que c’était lui, qui m’avait retardé exprès pour que je rate le voyage et ne participe pas à la rencontre avec Habré. Pascal lui répliqua que l’intérêt de son pays se situait au-dessus de toutes considérations mesquines. Pascal me fit une chaude accolade et se retira au même moment où apparut la voiture de Kamougué suivie de celle du Vice-président Mbaïlemdana. Pas le temps de s’échanger des salamalecs et tous dans l’avion ! Mbaïlemdana dans sa décontraction légendaire eut le réflexe de nous demander de lui ramener la paix dans l’honneur et la dignité. Étant en ce temps le plus jeune du groupe, j’attendais pour monter à bord en dernier. Le vice-président du Comité 68

Permanent en profita pour me souffler à l’oreille, qu’il comptait sur moi pour nous éviter l’humiliation. Je ne comprenais rien de l’intérêt subit que me portaient les cadres du sud. Mes papiers dans le journal Mula y étaient certainement pour quelque chose. Et si c’était mon article sur la victoire du Frolinat qui me valut l’ire du Comité Permanent ? Alors les gens voulaient-ils me mettre à l’épreuve en m’impliquant dans ce qui apparaissait comme la reddition finale ? Mais le dernier mot de Pascal en me quittant me revint à l’esprit : « Je n’en voudrai pas à Kamougué s’il signe un accord avec Habré pour nous faire l’économie d’une nouvelle guerre ! » Je gardai le silence pendant les deux heures de vol. À notre arrivée à Franceville, nous restâmes quarante-huit heures à l’hôtel pendant que le Président Bongo tentait de faire avaliser un accord préparé d’avance à Kamougué. La délégation de Habré conduite par lui-même attendait elle aussi dans le même hôtel. Au troisième jour, je croisai Habré lui-même et une partie de sa délégation dont le ministre Korom Ahmet, mon patron quand j’étais le chef de Service des Études et de Presse jusqu’au déclenchement de la guerre du 12 février 1979. Nous avions entretenu malgré la situation incendiaire de très bons rapports personnels. Il m’avait approché alors que Habré donnait l’impression de ne m’avoir pas vu ou reconnu. Korom me dit qu’il m’attendait pour reprendre le service à N’Djamena au lieu de perdre mon temps à Sarh. « Tu n’auras pas le choix », ajouta-t-il. « J’espère que notre rencontre m’ouvrira le chemin », lui répondis-je. Il me gratifia d’un sourire goguenard, l’air de me dire d’accepter et de reconnaître que mes frères (mbayes) ont perdu le pouvoir. Il m’avait d’ailleurs déjà averti au moment de la montée des tensions, dans son bureau, que si c’était la guerre que mon frère Malloum voulait, eh bien, qu’il l’aurait. Je dois reconnaître que nous avions toujours eu des échanges francs. C’est avec lui comme ministre que j’avais eu ma toute première promotion en tant que chef de Service des Etudes, 69

de la Documentation et de Presse. Il était sincère en disant qu’il m’attendait à N’Djamena. C’est à moi, en effet, qu’il avait confié l’organisation de la première grande rencontre du Premier ministre Habré avec la presse nationale et internationale, suivie de cocktail au ministère des Affaires étrangères. Le courant était bien passé ce jour-là parce qu’en matière de discours et de rhétorique, Habré était imbattable ; c’est ce que les journalistes aiment, un interlocuteur qui subjugue par ses propos, même démagogiques.  Comme les arrangements préalables entre Habré et Kamougué traînaient, le président Eyadema du Togo demanda à rencontrer Kamougué et sa délégation à Lomé. Un avion fut mis à notre disposition. Eyadema reçut Kamougué immédiatement à son arrivée et offrit un dîner à l’ensemble de la délégation le soir même. Au retour de Lomé, l’avion atterrit à Libreville au lieu de Franceville d’où nous étions partis. Le ministre gabonais des Affaires étrangères Martin Bongo nous invita ce même soir à dîner dans un restaurant huppé de la capitale gabonaise. La soirée se termina dans une boîte de nuit où avaient coulé à flots le champagne et le whisky. Je n’avais jamais pris autant de liqueur que ce jour amer de la reddition de Sarh. Au retour à l’hôtel vers trois heures du matin, Kamougué nous convoqua en séance de travail d’urgence dans son salon. J’étais pris d’un violent mal de tête dû à l’excès d’alcool et je ne suivais rien du développement qu’il faisait de la situation. Il nous annonça l’attaque de Sarh par les FANS et que les FATS alliées au CDR résistaient encore. Alors que faire ? La mauvaise nouvelle me remit l’esprit en place et me dessaoula. Je ne sentais plus les maux de tête qui semblaient quelques instants me faire exploser le cerveau.

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Le colonel Roasngar dit que trois généraux étaient en mesure de retarder la prise de Sarh. En fait de généraux, il parlait des trois ponts dont le contrôle par les FATS pouvait empêcher la prise de Sarh en cette période de crue. Bérémadji et Touadé proposèrent que nous publiions un communiqué pour suspendre notre participation à la rencontre avec la délégation de Habré, demander son report et exiger le retrait préalable des FANS du sud. N’étant ni diplomate, ni militaire, je m’emportai et déclarai que le président Bongo nous avait endormis en nous convoquant à Libreville pour permettre à Habré de réaliser le fait accompli militaire sur le terrain, et nous obliger à signer notre reddition dans l’humiliation. Kamougué fut piqué au vif par ma réaction. Il nous dit qu’il a demandé deux avions au Président Bongo pour ramener une partie de la délégation à Moundou pour y organiser la résistance, et l’autre partie dont lui-même et moi à Sarh pour aller conduire la contre-attaque si les FATS et le CDR continuaient de tenir les trois ponts. « Je ne signe aucun papier, fulmina-t-il. » Au lieu de deux avions, c’est un avion qui était mis à notre disposition très tard en après-midi, alors que toutes les radios du monde annonçaient déjà la reddition de la garnison de Sarh. Arrivés à Moundou la nuit tombante, la délégation se disloqua. Le colonel Roasngar à la tête d’un renfort se dépêcha à Doba pour organiser la défense de Moundou. Le préfet du Moyen-Chari Djimasta Koïbla qui attendait Kamougué à Moundou ainsi que Ngakoutou Valentin, le PDG de la SONASUT, décidèrent de se rapprocher de Sarh, leur base. Je profitai de leur occasion pour tenter de rentrer à Sarh en espérant que la présence de Kamougué galvaniserait les soldats pour repousser cette invasion, convaincu que les populations du sud soutiendraient les FATS. Habré dans une blitzkrieg fulgurante conquit tout le sud en moins de trois jours. Nous fûmes envahis le 3 septembre 71

à Doba de très bon matin. Kamougué prit le large le 4 et son avion s’écrasa non loin de Moundou. Légèrement blessé, c’est à bord d’une charrette qu’il aurait gagné la frontière camerounaise où il fut pris en charge avant que le président Bongo n’envoyât un avion pour le récupérer et le ramener à Libreville. De Doba, Ngakoutou Valentin et moi avions marché sous une pluie torrentielle jusqu’à atteindre au bout de deux jours les berges du Bahr Sara où des piroguiers nous attendaient pour nous faire traverser de l’autre côté en territoire centrafricain. Ce fut le début de mon long exil de cinq ans.

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5 Le calvaire de l’exil

En territoire centrafricain, je me retrouvai en famille dans un village mbaye de la même chefferie traditionnelle que d’autres villages situés du côté du Tchad dont le chef avait entendu parler de mon père, quand il avait décidé de quitter les siens pour aller en aventure. « C’est sous un arbre semblable à celui-ci, de l’ancien emplacement de ce village, que ton père s’était reposé un mois auprès de mon grandpère avant de poursuivre son voyage jusqu’à Fort-Crampel, malgré la proposition qui lui avait été faite de s’installer et refaire sa vie ici, car c’est à cause d’une querelle de chefferie qu’il s’était révolté pour choisir l’exil. Te voilà qui reprends son chemin cette fois à cause d’une guerre civile pour le pouvoir au Tchad. Tu es chez toi ici, parce que ton arrièrearrière-grand-mère paternelle était partie d’ici pour se marier à Kodjindoh et mettre au monde Robmougo qui était devenu Ngonkidja, le grand-père de Doumgor, ton père, qui avait été lui-même contraint à l’exil après une bataille perdue face à une coalition d’autres villages mbayes soutenue par le détachement armé de fusils du Blanc, qui commandait le poste colonial de Moïssala en 1936. Ngonkidja avait été accueilli dans ce même village, situé à cette époque plus près du fleuve. C’est son histoire qui s’était répétée avec l’exil de ton père, et qui se poursuit avec ce qui t’arrive aujourd’hui. Sois le bienvenu et prends ton temps pour te reposer et voir l’évolution de la situation au Tchad. Rien ne t’empêche de te réclamer de ce village et demander la nationalité centrafricaine. Ton père est mort en tant que résident de l’Oubangui-Chari et non en tant que tchadien, tout le 73

Moyen-Chari n’étant rattaché au Tchad qu’après le départ de ton père de cette partie du même territoire mbaye, séparé seulement par le fleuve. » En quelques minutes, mon histoire familiale me fut contée pour m’instruire que ce qui m’arrivait, relevait du destin congénital et non du hasard conjoncturel. Les restes de mon père reposent toujours en territoire centrafricain, à Fort-Crampel, devenu Kagabandoro ; et Robmougo alias Ngonkidja n’avait jamais été autorisé à revenir sur ses terres parce que, arrêté et déporté à Fort-Archambault, il fut ramené à Moïssala où il était assigné à résidence de l’autre côté du Bahr Sara pour finir ses jours dans l’anonymat. Sa chefferie de Kodjindoh fut disloquée. Le village de Sateigna actuel dans la souspréfecture de Bekourou est ce qui reste du reliquat de son héritage territorial. J’espérai après ce récit émouvant que je ne terminerais pas mes jours en exil comme mon père et mon arrière-grand-père Ngonkidja. D’autres frères dont Bemadjita Tatala, le fils du chef charismatique de Moïssala, un rescapé de la guerre du 12 février à N’Djamena, nous rejoignit dans notre refuge en territoire centrafricain. Ils profitèrent du cabri que le chef du village nous avait offert. De quoi nous refaire une petite santé avant de penser à l’avenir immédiat. De là, nous apprîmes que l’essentiel des soldats et officiers sudistes s’étaient repliés à Kabo en terre ngama de Centrafrique. Le maire de la commune rurale, l’équivalent de chef de canton en RCA, était un oncle du capitaine Galyam, le bras droit de Kamougué qui avait fait défection pour se rallier à Habré et conduire avec d’autres officiers, anciens compagnons de Kamougué, la conquête du Sud pour les FANS. Le maire de Kabo était un militant convaincu du Mouvement de Libération du Peuple Centrafricain d’Ange Patassé. Il lia le sort de ses frères sudistes Saras à celui que vivaient les dirigeants de son propre parti, exilés au Tchad, en France et en Afrique de l’Ouest. Patassé était accueilli à Lomé par Eyadema après un passage dans le sud du Tchad où 74

Kamougué l’avait aidé à s’échapper de la traque engagée par Kolingba avec le soutien de Habré pour le capturer. Nous décidâmes de rejoindre les autres réfugiés à Kabo. Il y avait là une partie du gratin intellectuel et technique de Sarh. Les officiers disaient se réorganiser pour repartir combattre les FANS. Ils n’attendraient que le mot d’ordre de Kamougué et ses instructions. Entretemps, le président défait du GUNT, Goukouni Weddeye, lança son appel du 28 septembre 1982 à Alger pour inviter tous ceux qui se reconnaissaient de la légitimité de l’Accord de Lagos à le rallier pour continuer la lutte de libération nationale. Il annonça la création d’une Armée Nationale de Libération. Les Sudistes étaient sceptiques quant à s’engager derrière Goukouni mais s’étaient résolus à suivre Kamougué faute de mieux pour se débarrasser de Habré. Les civils aidèrent les officiers à créer un front dénommé Front National de Refus du sud, favorable à cet Appel d’Alger, avec comme slogan mobilisateur : La raison vaincra ! J’avoue que je n’étais pas prêt à répondre personnellement à l’appel de Goukouni, car n’eussent été les massacres perpétrés par les combattants de Habré sur les cadres sudistes, j’aurais préféré de loin collaborer avec son régime que de suivre celui qui avait, dans une déclaration officielle, menacé d’attaquer le sud réfractaire à son régime, et de faire regretter les survivants. Mais, j’avais quand même aidé à rédiger les premiers tracts à envoyer sur le terrain au Tchad. Le Front National de Refus du sud annonçait clairement qu’il rejetait le fait accompli imposé à N’Djamena et se réclamait toujours de l’Accord de Lagos avec le vice-président du GUNT comme son représentant légitime. Entretemps, de petits foyers de résistance aux FANS se constituèrent avec les officiers qui avaient pris le maquis à l’intérieur et les anciens miliciens locaux. Ainsi se signalèrent les colonels Kotiga et Ngaryambaye, le sergent-chef Tokinon Pierre dans le Moyen-Chari ; les capitaines Danio et Djimet Ndodjim avec les brigades rouges de la protection de Kamougué dans le 75

Bahr Sara ; les codos verts dans le Logone oriental, les codos Espoir dans la région de Mbaïnamar, les codos nadjé dans la Tandjilé. Les codos cocotiers étaient aussi signalés dans le Mayo-Kebbi et se réclameraient plutôt de la tendance du Dr Facho Balam, créée pour canaliser les récriminations antiSara des cadres du Mayo Kebbi, dans le sillage de la création de la quatrième brigade Mayo Kebbi-Tandjilé, supplétive des FANS, par feu Mbangmadi, et d’autres cadres civils et militaires Bananas. Les exactions commises par les combattants FANS lors de leur première tentative d’infiltration au sud auraient déterminé les cadres du MayoKebbi à se regrouper dans une tendance autonome sous la bannière de l’Union Nationale Démocratique, mouvement politique fondé par le vétérinaire Facho Balam pour porter la voix du Mayo-Kebbi et une partie de la Tandjilé aux conférences nationales de réconciliation nationale entamées au Nigéria. Alerté par la rébellion sudiste qui se répandait dans toute la zone méridionale et le mouvement de retour de certains soldats refugiés en Centrafrique sur le terrain, Habré obtint de Kolingba qu’il éloignât les réfugiés tchadiens de la frontière. Ceux de Kabo devaient être transférés à Batangafo en attendant la création d’un camp à Bouca. Sentant le danger de l’étouffement, le Front de refus du sud décida que tous les officiers repartent sur le terrain pour encadrer le mouvement rebelle sudiste naissant. Le capitaine Ndilnodji regagna le Bahr-Sara avec la mission de mettre en place une structure de coordination et de relais avec la branche extérieure du mouvement. Les ressortissants Ngama et Sara rejoignirent les colonels Kotiga et Ngaryambaye dans leurs secteurs respectifs alors que Tokinon Pierre se signalait déjà par des actions sur le terrain dans les environs de Sarh en allant vers Moussafoyo et s’étendant vers Kyabé. Plus actifs et mieux organisés aussi étaient les codos verts des secteurs de Béti, Beboto et Bodo. N’eût été le verrouillage des frontières centrafricaines et camerounaises sous la pression 76

de la France, empêchant tout repli tactique et tout ravitaillement conséquent, l’histoire des rébellions du sud se serait écrite autrement, et on ne traiterait pas aujourd’hui les Sudistes de moins bons combattants que les maquisards nordistes du Frolinat.  Le Front National de Refus du sud constitua donc une délégation civile et militaire pour tenter d’aller à Bangui chercher les contacts de Kamougué et rétablir les liens avec une cellule du Comité Permanent mise en place à Brazzaville autour du Vice-président Mbaïlemdana et rejoint par le Dr Baroum, Madengar Bérémadji, Minandi Saguéna, Charles Djékourboua etc. Elle était constituée de Boukar Abdoul Nanasbaye, le colonel Roasngar et le capitaine Guilé, qui avait réussi à sortir du Tchad avec une voiture Peugeot 504 de Kamougué. Je m’embarquai avec eux avec l’intention de m’arrêter à Kagabandoro où réside toujours une partie de ma famille, sur le terrain attribué à mon père au quartier Sara bien avant l’indépendance de la RCA. C’est aussi dans cette localité que reposent les restes de mon père pour l’éternité. Trop de liens me rattachaient à cette terre et je revenais en quelque sorte chez moi en décidant sans le dire à personne de me détacher de ce Front de refus du sud pour m’établir en R.C.A, en attendant la tournure que prendraient les évènements. Sur le chemin et à la suite de la chaleur de l’accueil que nous avions reçu au quartier Sara à Kagabandoro, mes compagnons me supplièrent de les accompagner jusqu’à Bangui, afin de leur faciliter les contacts dans les milieux tchadiens que je semblais bien connaître. Et pour faciliter la communication avec les Centrafricains grâce à ma maîtrise de la langue sango nationale, on me passa le volant de la voiture pour en être le conducteur en territoire centrafricain. Nous arrivâmes sans anicroches au PK12, à l’entrée de Bangui. Les policiers, les 77

gendarmes et les douaniers, en grand nombre encerclèrent notre voiture. L’un de leurs chefs s’avança pour nous notifier que nous ne pouvions pas traverser la barrière, le passage étant désormais interdit jusqu’à nouvel ordre sur ordre des hautes autorités. Le colonel Roasngar se présenta en espérant que le sous-officier se mettrait au garde-à-vous pour lui ouvrir la route. - C’est un ordre, mon colonel, je peux toujours signaler votre présence, mais sans autorisation, je ne peux vous laisser franchir la barrière. - Faites savoir au colonel Guipy que c’est son ancien de l’École des enfants de troupe de Brazzaville. - Je suis très peiné, mon colonel, mais l’ordre émane du général lui-même, le général André Kolingba. Le sous-officier centrafricain dit à Roasngar qu’il pouvait descendre de voiture et aller avec sa délégation attendre la réaction des autorités dans une auberge en face de la barrière. Il nous y conduisit lui-même et nous offrit des rafraichissements. Il dit à la tenancière du coin de nous traiter avec égard. « Ce sont nos frères, mais c’est la haute politique qui dépasse mes épaules ; il faut leur servir aussi à manger, je reviendrai régler la facture. », instruisit-il la tenancière puis se mit au garde-à-vous avant de nous quitter. Nous étions donc bloqués là jusqu’à la tombée de la nuit et nous dûmes prendre chacun une chambre, à 2000 CFA la nuitée. Cela dura une semaine et le sous-officier qui venait chaque matin nous informa que notre cas était traité au haut nival et que le ministre de l’Intérieur lui-même attendait des instructions. Étant de la délégation, je ne pouvais plus négocier mon cas particulier, et informés de ma situation à Bangui, mes parents se relayaient pour m’apporter tous les jours à manger que je partageais avec les autres. Certains Tchadiens résidents venaient aussi nous laisser des enveloppes qui permettaient de payer nos chambres. Un courant de sympathie nous était aussi manifesté par les habitants de PK12, souvent des nordistes centrafricains qui n’hésitaient pas à lier notre sort 78

au leur, étant des militants ou sympathisants de Félix Ange Patassé et du général Mbaïkoua en cavale et que Kamougué et son ami Roasngar avaient accueillis et aidés. Le général Mbaïkoua aurait disparu dans le maquis, mais Patassé avait réussi à passer la frontière pour s’exiler à Lomé auprès du président Eyadema. L’explication des déboires du colonel Roasngar que nous partagions s’expliquait en partie par les facilités accordées aux opposants de Kolingba dans leur fuite par le sud du Tchad. Nous passâmes deux mois, d’octobre à début décembre, au PK12 avant que le colonel Guipy ne vienne un aprèsmidi, dit-il, pour s’enquérir des conditions dans lesquelles le colonel Roasngar vivait. Il nous offrit des rafraichissements, remit une enveloppe à Roasngar pour payer deux nuitées à chacun de nous. Il accepta aussi de transmettre une lettre que Roasngar avait adressée au président Kolingba. La lettre resta sans réponse et, quelques jours plus tard, le colonel Guipy était chassé du gouvernement et remplacé par Grelombé, venu on dirait avec la mission de régler les comptes des Tchadiens qui s’opposaient à Habré, surtout qu’il s’était rendu quelques jours après sa nomination en mission à N’Djamena. En application des mesures qu’il aurait concoctées lors de son séjour au Tchad, le ministre Grelombé débarqua un après-midi au PK12 à la tête d’un détachement renforcé de gendarmes et nous ordonna de prendre nos cliques et nos claques et d’embarquer avec ses éléments pour Bouca, au camp des réfugiés créé pour les Tchadiens. Je vis le colonel Roasngar essuyer une larme au coin d’un œil. Un attroupement de Centrafricains se forma et les propos que j’entendais de la foule avaient de quoi inquiéter les autorités centrafricaines. C’étaient des propos d’opposants prêts à en découdre avec le ministre. C’est à peine si le ministre centrafricain de l’Intérieur n’accusait pas Roasngar d’attiser par sa présence l’opposition au régime de Kolingba qui couvait à PK12. Je compris que Habré et Kolingba avaient 79

lié leur sort commun face aux frères Saras et assimilés du nord Centrafrique et du sud Tchad, militants ou sympathisants de l’opposant centrafricain Ange Félix Patassé et de son frère Kamougué, opposé à Habré au Tchad. Plus tard une tentative de rapt d’officiers tchadiens réfugiés pour un rapatriement forcé échoua suite à un accident de circulation au cours duquel plusieurs soldats centrafricains chargés de convoyer ces réfugiés nuitamment au Tchad trouvèrent la mort. Seul le capitaine Guilé du côté tchadien eut le pouce gauche arraché. L’opération secrète était éventée et l’opinion internationale en fut alertée. Une levée de boucliers chez les chefs d’État africains progressistes, mobilisés par Kadhafi contre le pouvoir imposé de Habré par les Occidentaux à N’Djamena, contraignit Kolingba à laisser partir les cadres civils et militaires tchadiens, qu’il ne voulait pas voir sur son territoire, à Brazzaville en République Populaire du Congo.  Dans le convoi qui nous ramenait de PK12 à Bouca, j’étais à bord d’une voiture des agents des renseignements généraux dont le Directeur général Passy était le frère du célèbre journaliste centrafricain Willy Buro Passy. Quelques mois plus tôt, en déplacement à Bangui, Willy m’avait invité dans son émission en langue sango au cours de laquelle j’avais évoqué mon enfance centrafricaine et donné mes impressions en refoulant le sol centrafricain en journaliste professionnel. Il m’avait présenté en début d’émission comme un frère et collègue centrafricain-tchadien revenu s’abreuver à la source de sa naissance. L’un des agents de renseignements à bord de notre voiture se souvint de cette émission et me demanda si je connaissais le journaliste qui était de passage à Bangui et qui avait parlé en sango à la radio. Je lui répondis que c’était moi. Il s’écria : « Non, ça ne peut pas être toi, tu es centrafricain 80

et tu es journaliste, on ne peut pas te traiter de la même manière que ces rebelles. Je vais informer le DG à notre arrivée de ta présence. » Aussitôt arrivé à Bouca, l’agent alla informer son DG de ma présence et lui rappela qui j’étais et surtout mon passage dans une émission de son frère. L’agent revint me dire que le DG et le ministre voulaient me voir. Dès que je m’approchai, le ministre dit que je n’avais même pas la tête d’un rebelle. Le DG me demanda en sango ce qui m’avait mêlé à ce groupe de militaires tchadiens. Je lui répondis dans un sango parfait que je voulais profiter de leur occasion pour me rendre à Bangui chez mes frères. - Dans quels quartiers sont vos frères ? me questionna le ministre. - Mon grand frère de même père et même mère, Al Hadj Abdoulaye, marabout, est résident au quartier Sambo au Km5 ; mon cousin chez qui je vais descendre est cuisinier d’un gérant blanc de la société Moura et Gouvea, au quartier Sara, Avenue de France. - Tu es chez toi, je te ramène avec moi à tes frères, trancha le ministre. - Je vais informer Willy de ton arrivée, ajouta le DG des renseignements généraux. Ainsi par le coup du destin, je me retrouvai libre dans ma famille éparpillée dans toute la Centrafrique par des liens de mariage notamment entre mes demi-sœurs et autres cousins de mères ou pères centrafricains, avec une multitude de nièces et neveux. J’avais même retrouvé les traces de mes amis de l’école St Joseph de Fort-Crampel et de l’école Maïdou de Bambari. Mes collègues et condisciples de l’École Supérieure de Journalisme de Yaoundé : Degoto Keita, Guy Tampon, Koazo Thomas, Soronhoul etc. m’accueillirent avec beaucoup de chaleur confraternelle et naturellement humaine. La presse privée était en balbutiement ; je pouvais y trouver un créneau pour m’occuper en attendant des jours meilleurs, surtout que mes frères m’assuraient l’essentiel vital 81

et le logis. C’était comme la fin du cauchemar tchadien pour moi, même si le sort de ma mère restée à Sarh m’empêchait de fermer l’œil la nuit. Elle pouvait toujours venir se réinstaller sur une partie du terrain de mon père que sa rivale centrafricaine occupait à Kagabandoro, puisqu’elle avait toujours sa carte de séjour centrafricaine renouvelable délivrée après l’indépendance. Je pris tout mon temps avant d’envisager d’aller me signaler au HCR et demander un statut de réfugié pour bénéficier de l’assistance humanitaire. Mais le capitaine Kodi, pilote d’hélicoptère basé à Sarh au moment de sa prise par les FANS me fit parvenir un message par ma femme, qui réussit entretemps à bazarder notre petite voiture R4 à 150.000CFA pour me rejoindre à Bangui. Mon ami et collègue de CM2, Kodi, me pria de ne pas envisager un retour précipité à Sarh, car mon nom figurerait sur une liste des cadres recherchés par les nouveaux maîtres de cette ville. Et j’appris plus tard que mon dessinateur au journal Mula, surnommé PICASS, comptait déjà parmi les disparus du sud dont la presse internationale commençait à parler. C’est moi qui lui donnais des idées pour ses caricatures. Je me considérai après le message de Kodi comme un miraculé, un rescapé d’un escadron de la mort. Cela me fit penser à un accident de la route que je connus en septembre 1974 sur la route Guélendeng-N’Djaména, de retour d’un voyage à Bongor, dont je fus le seul survivant. C’était un camion de transport de marque Berliet venant de N’Djamena avec un seul phare, qui percuta en pleine allure la voiture pick-up Peugeot 404 dans laquelle je me trouvais à côté du chauffeur. Je dus ma chance grâce à la portière du côté passager, qui se détacha sous le coup de la violence du choc et me projeta hors de la cabine. Je n’avais eu qu’une petite entorse au coude droit, mais tous les autres passagers y compris le chauffeur furent écrasés avec la camionnette, qui était entrée sous le gros camion. C’est la même baraka, qui me sauva sous les balles à Doba quand les FANS l’envahirent le 82

3 septembre 1982, et permit que je fusse absent de Sarh au moment de sa chute. Je vis dans tous ces évènements périlleux évités, les signes d’une protection divine, qui n’avait plus de doute dans mon esprit. Le mois de septembre n’est donc pas mon bon mois de l’année, car je perdis également ma mère pendant ce mois lugubre. J’échafaudai quelques projets personnels dans ma tête avec l’idée de m’éloigner le plus possible de la barbarie tchadienne. Je pensai à mes amis, devenus personnalités respectées dans les rédactions de Fraternité Matin d’Abidjan, du Soleil de Dakar ou des radios du Togo, du Gabon pour m’aider à trouver une planque de subsistance. J’envisageai aussi de reprendre des études à l’Université pour devenir enseignant ou avocat. Le sort de mon épouse, obligée de suspendre ses études à l’université du Tchad était le plus préoccupant. Plus modestement, je voulus proposer à ma femme de commencer un petit commerce avec le reliquat du produit de la vente de notre voiture. Nous pouvions nourrir quelques rêves, mon épouse et moi, surtout que notre union avait été un mariage d’amour. Elle m’encouragea de toute son énergie communicative. J’étais persuadé que le meilleur était à venir et ne perdis jamais espoir, ayant foi en moi-même et convaincu que j’étais un protégé de Dieu en tant qu’orphelin de père à deux ans.

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Figure 1 : dans le maquis des codos du sud (Mbaïnamar 1986)

6 La politique comme un aimant

Avec mon projet de quitter Bangui pour m’éloigner de la barbarie tchadienne, je m’étais abstenu de demander un statut de réfugié à Bangui. Ma femme commença à faire de petites affaires de survie notamment la fabrication et la vente de beignets, qui nous procuraient de quoi assurer notre petitdéjeuner chaque matin. Elle tressait aussi et la clientèle commença à se multiplier. La cohabitation avec la femme de mon cousin Pascal Boulo, orphelin de mère à sa naissance et nourri au lait de ma mère, était parfaite. Nous avions repris goût à la vie, en cessant de penser à tous ces cadeaux de mariage que nous avions abandonnés dans notre maison en fuyant N’Djamena en février 1979. Nous avions fêté avec pompe rare le 23 décembre 1978, notre union, à trois mois du déclenchement de la guerre civile. Les présents offerts par mes beauxparents pour notre installation étaient restés dans les cartons. Tous les petits souvenirs d’enfance et de jeunesse furent perdus pour toujours. Toute une vie gâtée par la politique que nous voulions refaire hors politique à jamais. Mais quels projets pouvions-nous mettre en œuvre en terre étrangère ? Mon épouse et moi étions trop imbus de nous-mêmes pour nous résoudre à vivre d’aumônes. Comme un aimant, la politique vint frapper à notre porte au quartier Sara de Bangui un après-midi. Je vis débarquer d’un taxi mon ami Nomaye Madana, ancien secrétaire général du Comité Politique du Moyen-Chari. J’étais heureux de le retrouver alors que je pensais qu’il était tombé dans la nasse des FANS à Sarh. Juste le temps de lui offrir un verre 85

d’eau fraiche avant de lui proposer une bouteille de bière Mocaf nationale centrafricaine, il me dit qu’il venait droit de l’aéroport en provenance de Brazzaville et qu’il avait une urgence absolue à partager avec moi, à son hôtel. Le pot d’accueil et de retrouvailles serait pour plus tard. Ma femme me sourit et m’autorisa à aller avec lui à son hôtel, mais ajouta-t-elle plus sérieusement : « prudence et surtout pas de saoulerie ! » « Je reviens demain manger avec toi, Jacqueline », dit Nomaye en se levant. - Que voudras-tu manger ? - Mets tchadien, ça commence à me manquer. - Ça sera la sauce longue de gibier boucané et boule de mil de Sarh. Le gluant sera une poudre de fruit sauvage typique de la forêt. - Parfait, même si c’est moitié tchadien et moitié centrafricain comme plat ! Nous reprîmes le taxi qui attendait Nomaye pour son hôtel. Nous montâmes aussitôt arrivés dans sa chambre et restâmes debout. Nomaye ouvrit son attaché-case, y extrait un billet d’avion en mon nom et une enveloppe pour ma femme, qui ne devait donc pas voyager avec moi. Elle me suivrait plus tard. - Le Président Kamougué a besoin de toi; il m’a chargé de te convaincre pour te ramener avec moi, si possible aprèsdemain. Même si on m’enlève d’ici là, prend l’avion et oubliemoi. Il faut que tu partes même seul, au besoin, le rejoindre. - Je dois réfléchir et demander l’avis de Jacqueline. - Le devoir nous appelle, Moussa, tu es au courant de ce qui se passe à Sarh, quand même ! C’est l’humiliation suprême. Vaut mieux résister à cela et mourir que d’abandonner. Kamougué ne croit plus en la capacité de résistance de ses anciens collaborateurs du Comité Permanent ; il a besoin de sang neuf, des gens déterminés et convaincus que c’est l’enfer qui est en train de s’enfermer sur le sud, sur nos parents. Avant mon départ, il a pris une 86

décision pour me nommer Directeur de cabinet, et toi, Conseiller politique. Il y a un grand défi à relever, un challenge, mon ami ! - Sincèrement, je voulais m’écarter définitivement de tout ça ; tu connais mes déboires avec le Comité Permanent et avec Kamougué lui-même au sud. - Il en a tiré la leçon, je te l’assure devant témoin, le Dr Ndem avec lequel nous sommes allés le rencontrer à Brazzaville. Et le Dr Ndem lui a vivement recommandé de se rapprocher de toi. Moi, j’ai accepté de rester à ses côtés. C’est une mission historique. - Bon, message bien reçu ! Je vais repartir voir Jacqueline, et nous deux, on se revoit plus tard pour prendre un pot. Nomaye en psychopédagogue avait su m’atteindre sur des points sensibles. L’enfer qui menaçait d’engloutir Sarh, menaçait aussi ma mère et la vie de ma fille de trois mois que je venais d’avoir d’une relation extra-conjugale. Cette enfant n’avait pas demandé à naître ; je n’avais pas le droit de l’abandonner dans le feu, même si je n’avais pas l’intention d’être polygame. Et puis, je m’étais toujours dit qu’on n’était jamais rien sur la terre des autres. Je ne suis pas homme à vivre en rasant le mur et en cherchant là où mettre ses pieds. On est quelqu’un chez soi, sinon je n’aurais pas été traité à mon arrivée en RCA où j’avais des attaches familiales notoires comme un presque rien, un dangereux barbare sorti de nulle part. J’avais mordu à l’hameçon de Nomaye. Sur la question de la dignité, Jacqueline avait une position plus tranchée que moi. J’étais convaincu qu’elle ne s’opposerait pas à mon départ à Brazzaville. Elle avait en plus de très bons rapports personnels avec Kamougué à travers sa femme Eve dont elle était parente. Je m’attardai au bord de l’Avenue de France et fis appeler Jacqueline par l’une de mes nièces, qui s’en étonna : - Papa, y a-t-il quelque chose ? me demanda-t-elle. 87

- Non, ma fille, je veux montrer quelqu’un à ta tantine, une amie à elle, qui nous attend dans le bar là-bas. Jacqueline me rejoignit au bord de l’Avenue de France et me suivit sans poser la moindre question. Elle savait d’instinct que je voulais lui confier quelque chose d’important en dehors du cercle familial. C’était d’ailleurs un grand honneur que je lui faisais et un signe de confiance totale entre nous. On s’assit dans un coin du bar, à l’abri d’oreille indiscrète et de regard insidieux. Je lui tendis le billet d’avion et l’enveloppe toujours fermée. Elle me rendit l’enveloppe et me demanda de l’ouvrir moi-même. Sur l’enveloppe était écrit Madame Doumgor, mais je l’ouvris et annonça le contenu : vingt billets de dix milles à l’effigie du président Bongo du Gabon. Elle me dit de remettre l’enveloppe en poche. Je lui rétorquai qu’elle ne m’était pas destinée. Elle sourit et prit l’enveloppe, la rangea dans son sac en murmurant : « De gros billets à l’effigie de Bongo, ça va nous rendre suspects ! » - Alors comment tu vas t’y prendre pour dépenser en mon absence et ne pas être suspectée d’agent, surtout qu’on saura que j’ai suivi Kamougué ? - Je vais les envoyer à une cousine en Afrique de l’Ouest pour m’acheter de petits articles à revendre tout en continuant mon commerce de beignets. - Parfait, chérie ; et si je te comprends, tu acceptes que je voyage après-demain ? - Ta présence ici me donne du souci quotidien, et puis, tu n’es quand même pas l’homme qui se cache dans un petit coin pour laisser embraser sa concession. Rejoins Vidal (Kamougué) avec toute ma bénédiction. Nous nous contentâmes de deux petites bouteilles de bière Mocaf chacun et je fus libéré pour rejoindre Nomaye à son hôtel. Le taximan m’attendait. Je revins à la maison à trois heures du matin sans avoir trop bu comme le redoutait mon épouse ; nous avions tellement de choses à nous dire 88

que nous avions oublié le temps qui s’égrenait et nos verres qui se vidaient avec peine. Et Jacqueline m’attendait aussi pour deviser jusqu’à l’aube. Je n’avais pas fermé l’œil cette nuit-là. Très tôt, je me présentai chez mon grand frère, le marabout, Al Hadj Abdoulaye, pour l’informer de mon intention d’aller rejoindre Kamougué à Brazzaville et continuer la lutte contre Habré. Il me déconseilla en me prédisant que notre lutte n’aboutirait nulle part, et que nous serions obligés de repartir au Tchad travailler sous Habré. Il ajouta que rien ne m’arriverait personnellement là où je voulais partir. Je sentis qu’il souhaiterait mieux me voir repartir travailler sous Habré que de m’aventurer avec Kamougué dans l’opposition politico-militaire. Mon grand frère n’avait rien compris au drame du Tchad. Peut-être avait-il un penchant pour un musulman comme lui au lieu d’être solidaire avec l’engagement de son frère de sang ? Mon cousin et hôte que je consultai quelque temps après, m’encouragea au contraire en me remettant un peu d’argent de poche pour mon voyage. Lui était chrétien et percevait dans la crise tchadienne sa dimension confessionnelle, qui ne pouvait le rapprocher que de Kamougué. J’en étais troublé, à l’idée de m’engager sur des bases confessionnelles alors que je suis né de parents islamisés, mais mon choix fut définitif. Et mon grand-frère n’assista pas à mon départ, alors que tous les autres parents de Bangui avaient tenu à me voir prendre l’avion.  De l’aéroport Maya-Maya de Brazzaville nous débarquâmes directement à la résidence de Kamougué, qui nous attendait dans son salon en regardant des émissions à la télévision. Kamougué se leva et cria de joie ou de victoire en voyant entrer Nomaye, puis en fixant son regard sur moi, les lèvres 89

frémissantes. Il me dit gravement : « Merci, mon frère Moussa de me rejoindre. Les évènements te donnent raison ; ta place est auprès de moi. J’ai pensé immédiatement à toi et à Nomaye en arrivant à Brazzaville que j’avais indiqué comme point de ralliement de tous ceux qui n’acceptent pas le fait accompli de N’Djamena. Je compte sur vous sans vous cacher que le combat sera plus dur et plus difficile. Mais la cause est noble. La mort vaut mieux que notre abdication.» Il se retourna vers Nomaye et avoua qu’il avait eu peur que les services secrets de Habré introduits massivement à Bangui et ceux de Kolingba ne l’enlevassent pour le faire disparaître ou l’extrader au Tchad. - Je n’ai quitté mon hôtel que pour aller manger chez Jacqueline ; je n’ai vu aucun autre tchadien. - Félicitations pour mission accomplie. Je ne vous retiens pas davantage. Allez souffler pour vous décompresser un peu. On se revoit demain pour déjeuner et échanger. Limitez quand même la quantité de Primus ou de Kronenbourg pour rester lucide demain. En sortant de chez Kamougué, Nomaye caressa sa gorge et sourit. Je lui dis que la mienne aussi était sèche. La bière Mocaf la veille à Bangui manquait de saveur, car notre esprit était ailleurs. Nous nous arrêtâmes dans un petit bar du quartier Mongali. Nomaye en profita pour me faire le point de l’ambiance délétère qui prévalait au sein des anciens membres du Comité Permanent à Brazzaville. « Les camarades congolais nous logent tous à l’hôtel des hôtes du Parti Congolais du Travail. Il faut te préparer à subir les contrecoups de leurs sourdes querelles », m’avertit Nomaye. Nous retrouvâmes notre gaité après quelques rasades de Kronenbourg pour moi, et de Primus pour Nomaye. Dans les moments de tourmentes, rien de plus réconfortant pour le moral qu’une telle parenthèse d’évasion de l’esprit ! Je me mis à rigoler. Nomaye s’en étonna. Je lui dis que je riais du terme camarade qu’il venait d’employer pour désigner les dirigeants congolais. Nomaye éclata d’un fou rire 90

à son tour. Les bourgeois du Comité Permanent étaient devenus des Camarades et s’étaient mis à l’apprentissage du langage révolutionnaire. Le modèle de Kamougué était Charles De Gaulle, pas Karl Max. Ma mission de Conseiller politique commençait bien ! Les présidents Bongo, Houphouët, Eyadema, Mobutu, Diouf savaient bien qu’il n’était pas un révolutionnaire et le recevaient avec beaucoup d’égards en lui facilitant ses déplacements et contacts, notamment en France. Kadhafi aussi le savait mais il le ménageait pour légitimer son intervention au Tchad et son soutien aux adversaires de Habré, en brandissant l’Accord de Lagos. Après l’Appel d’Alger lancé par Goukouni, les tendances signataires de l’Accord de Lagos se retrouvèrent à Sebha pour reconstituer un nouveau gouvernement. Il avait été proposé de remplacer le Gouvernement d’Union Nationale de Transition (GUNT) par le Gouvernement de Salut National (GSN) avec Goukouni, Président, et Kamougué, Vice-président. Le CDR d’Acheik Ibn Oumar posa ses conditions en exigeant de revoir la structure et la composition du dit GSN. Une commission technique fut mise en place pour étudier les propositions du CDR. Il avait été décidé de garder l’appellation GUNT pour préserver la légitimité consacrée par l’Accord de Lagos, mais créer à la demande du CDR, un poste de Premier ministre pour son leader, le CDR considérant qu’il disposait de plus de combattants que les autres tendances en Libye. Goukouni rejeta en bloc les conclusions des travaux de la commission technique et chargea Kamougué d’ouvrir des négociations avec la tendance CDR pour trouver un compromis acceptable. Dans une correspondance N 018 /PR du 22 décembre 1982, Acheik Ibn Oumar abattit les cartes : « … Compte tenu du temps précieux que nous avons perdu, nous estimons qu’il ne serait guère responsable de continuer à nous complaire dans une guérilla dialectique, car nous avons tous déjà amplement prouvé que, pour être de piètres 91

gestionnaires de l’État et de médiocres dirigeants du peuple, nous n’en savons pas moins être des brillants polémistes. » Sous la pression de la Libye, les tendances s’accordèrent pour reconstituer le GUNT dans son ancienne structure en choisissant clairement sa ligne idéologique. La Direction politique et militaire du CDR était installée à Benghazi tandis que celle des FAPS de Goukouni avait sa base arrière à Sebha. Les autres tendances du Frolinat flottaient entre ces deux grandes puissantes tendances tandis que les FATS de Kamougué avait établi leur état-major à Brazzaville. Le GUNT était officiellement réinstallé à Bardaï, chez Goukouni mais, c’est à Tripoli ou Sebha que les conseils des ministres et les réunions des tendances se tiennent. Tout comme la Radio-Bardaï du GUNT émettait en réalité de Sebha. Constatant cette situation qui n’augurait pas un avenir immédiat favorable à une unité d’action dans la lutte pour renverser Habré, après une première séance de travail avec Kamougué et des contacts informels que j’avais tenté d’établir avec les anciens membres du Comité Permanent, je compris qu’il fallait préciser un certain nombre de points essentiels avant de m’engager plus en avant. Je pris un weekend pour m’enfermer et produire une longue fiche à l’attention du Vice-président du GUNT auprès duquel je fus nommé Conseiller, par décision N°02 du 4 janvier 1983. Je suggérai alors à Kamougué de dissoudre formellement le Comité Permanent et de créer une nouvelle structure dans laquelle se reconnaîtraient les cadres sudistes qui, de partout, manifestaient leur intention de le rejoindre pour continuer la résistance contre le régime dictatorial de Habré. Je proposai la convocation d’un congrès des cadres du sud, si possible à Brazzaville, sinon à Tripoli, qui déboucherait sur la constitution d’un mouvement révolutionnaire d’obédience sudiste, tenant le même langage de gauche et offrant des perspectives vraiment révolutionnaires pour le Tchad, par rapport à la vision étriquée du Frolinat. Je suggérai en outre 92

de donner des gages de notre adhésion dans la mouvance révolutionnaire de l’Afrique conduite par Kadhafi, Mengistu, Sankara, Sassou soutenue par certains présidents modérés comme Kountché, Modibo Keita, Nyerere, Kenyatta, qui n’avaient pas reconnu le pouvoir de Habré imposé par les impérialistes et les néocolonialistes. Je demandai clairement à Kamougué de faire le choix entre ses relations personnelles avec le président Bongo et certains milieux français, et de s’engager clairement dans le camp de ceux, qui voulaient en finir avec le néocolonialisme français et l’exploitation capitaliste de l’Afrique. Contre toute attente, Kamougué accepta l’ensemble de mes suggestions. Il nous chargea, Nomaye et moi, de réfléchir en urgence sur la convocation et l’organisation du congrès des cadres du sud à Brazzaville et d’identifier les participants à inviter d’autres pays africains et d’Europe, avec un projet de budget à la clé. Le projet du congrès obtint l’aval du gouvernement congolais qui nous autorisa à le tenir à Brazzaville, avec le soutien financier de Kadhafi. Bongo que Kamougué était parti consulter ne s’y opposa pas, non plus, et aurait même financé les frais de transport de certains participants. Et, pendant que nous préparions le congrès qui allait se tenir à Kintelé, à la sortie nord de Brazzaville au mois de novembre 1983, Kamougué fut invité par Kadhafi au congrès populaire libyen pour y prendre la parole. C’était l’occasion rêvée pour moi de faire mes preuves, en tant que conseiller politique à travers le projet de déclaration que Kamougué devait prononcer devant le congrès populaire libyen, en présence de tous les grands révolutionnaires d’Afrique et du monde conviés. Les extraits du discours de Kamougué avaient été diffusés pendant plusieurs jours à la télévision libyenne. Kamougué y avait donné le ton et l’autorité qui convenaient, et cela nous avait mis, nous ses proches collaborateurs, plus à l’aise dans nos rapports avec les autres composantes du GUNT. Nous avions, à la suite de cette intervention, eu tout le soutien financier libyen pour la 93

tenue effective de notre congrès, boycotté par les anciens compagnons de Kamougué du Comité Permanent. Ces derniers se réunirent autour de l’ancien Vice-président du Comité Permanent et sortirent un communiqué pour destituer leur ancien président Kamougué et le remplacer par Mbaïlemdana. Les choses s’étaient pour ainsi dire clarifiées pour moi, à savoir que d’un côté, il y avait les opposants sudistes préoccupés par la restauration de l’ordre ancien, et de l’autre ceux de la nouvelle équipe de Kamougué convaincus que le Tchad doit se libérer du carcan néocolonialiste et trouver les voies de sa renaissance. En tout cas, Nomaye et moi étions devenus les hommes à abattre par l’ancienne nomenklatura sudiste, parce qu’ils étaient aussi conscients que sans Kamougué à cette époque-là, leur voix ne porterait pas loin, ni à l’intérieur du pays, ni sur l’échiquier international. Nous avions apporté du sang neuf pour mettre Kamougué hors de leur portée. Avant la tenue du congrès, des cadres militaires et civils nous rejoignirent à Brazzaville, mais certains, pour des liens familiaux avec certains membres du Comité Permanent, avaient hésité à s’engager ouvertement dans la mutation que nous voulions opérer dans la classe politique sudiste. J’avais convaincu mon ami Pascal Yoadimnadji et son petit frère, le capitaine Nadjidoumgar d’assister au congrès et d’y dire ce qu’ils pouvaient avoir sur le cœur pour sauver le sud. Pascal accepta de faire une déclaration pour l’histoire, et pour se démarquer des petites querelles de clans préjudiciables globalement à tout le sud. Nomaye de son côté, avait démarché le professeur Biré Titinan, enseignant à l’École normale de Brazzaville pour qu’il acceptât de jouer le rôle de modérateur du congrès en tant que personnalité neutre, sans passé politique gênant. En choisissant Biré, nous avions fait un clin d’œil au colonel Kotiga, son parent Ngama, qui menait la résistance sur le terrain et que les anciens membres du Comité Permanent cherchaient à récupérer et à manipuler contre Kamougué. 94

Le Mouvement Révolutionnaire du Peuple Tchadien (MRP) fut créé à l’issue de ce congrès. La présidence en revint naturellement à Kamougué, mais Nomaye et moi, avions convaincu Kamougué de laisser la vice-présidence à notre ami Pascal, et le secrétariat général à Biré. En contrepartie, Nomaye et moi ne briguerions aucun poste dans le Bureau pour rassurer le colonel Roasngar et le commandant Nadjita que Kamougué voulait imposer comme Vice-président et Secrétaire général. Roasngar se chargerait de la coordination de l’action militaire sur le terrain avec les différents codos, et Nadjita serait le représentant permanent du MRP et des FATS au sein du GUNT à Bardai et en Libye. J’avoue que nous avions bien joué, puisque, quelques mois après, Ngangbet Kosnaye, le grand frère du Vice-président Pascal et du capitaine Nadjidoumgar, se réconcilia avec Kamougué à Brazzaville, et que Kamougué, lui renvoyant l’ascenseur, lui rendit visite à sa résidence à Paris. J’étais témoin de ces deux rencontres de réconciliation arrosées avec force bouteilles de champagne. Et tous les deux savaient que mon rôle était déterminant dans leurs retrouvailles fraternelles et politiques. Ngangbet alla jusqu’à dire à Kamougué qu’il me considérait comme son petit frère de sang au même titre que son frère Pascal. Kamougué rétorqua qu’il regrettait de ne m’avoir pas appelé à ses côtés quand il était ministre des Affaires étrangères dans le gouvernement du général Malloum, malgré mon jeune âge à l’époque. Il n’y a rien de plus valorisant et stimulant pour un jeune homme de mon âge qui s’engageait à peine dans la vie publique d’être perçu utile, compétent et sérieux. Je me devais de ne pas décevoir cette haute estime et de donner toujours le mieux de moi-même. Le nouveau bureau du M.R.P constitua deux équipes, l’une dirigée par Kamougué lui-même, et l’autre composée du Vice-président Pascal, du colonel Roasngar et moi-même pour mener une mission d’informations et de plaidoyer auprès des gouvernements du Nigéria, du Mali et de l’Algérie 95

en ce qui nous concerne. Nous fûmes bien accueillis par les ministres des Affaires étrangères du Nigéria et du Mali. L’ambassade de l’Algérie à Lagos nous demanda de reporter notre mission d’Alger parce que les responsables ne recevaient pas en période de jeûne du Ramadan. N’ayant donc pas reçu une réponse à notre demande d’audience avec les autorités algériennes, nous avions improvisé un détour par Abidjan pour rencontrer la diaspora tchadienne, très nombreuse, bien que l’escale de la Côte d’Ivoire fût dans le programme de la délégation conduite par Kamougué luimême. C’était ma première expérience diplomatique et je n’oublierai jamais les mots d’accueil d’un policier malien en me remettant mon passeport : « Frère tchadien, soyez le bienvenu en terre malienne, vous êtes chez vous.» Et, comble de tout, le directeur de cabinet du ministre des Affaires étrangères Alioune Blondin Beye, était mon condisciple à l’Institut français de presse à Paris. Le ministre fut très heureux de l’apprendre et avait instruit son cabinet pour que tous les frais de notre séjour soient entièrement à sa charge. J’appris là que les relations personnelles avaient leur pesant d’or dans la vie publique. J’appris aussi que dans une délégation officielle, seul le chef devait autoriser un autre membre à prendre la parole, si l’hôte lui-même, compte tenu de l’ambiance, souhaite ouvrir le débat de façon plus large. Pascal a été si brillant dans le marketing politique que le colonel Roasngar et moi-même n’avions pas à intervenir. Je m’étais contenté de prendre des notes de façon exhaustive de nos entretiens riches et encourageants, parce que les dirigeants africains rencontrés nous disaient de continuer le combat pour rendre la souveraineté et la dignité à notre peuple. L’imposition de Hissein Habré à la tête du Tchad par la France et les États-Unis, sous prétexte de contrecarrer la politique expansionniste de Kadhafi, était une imposture à ne pas accepter.

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 Sous la pression de la France et à l’initiative de l’OUA, Denis Sassou Nguesso accepta d’organiser une première conférence de réconciliation nationale entre le GUNT et le Gouvernement de Habré à Brazzaville en 1984. Le MRP qui, bien que membre du GUNT, avait élaboré son propre plan de paix à l’issue de son congrès constitutif, s’était quelque peu démarqué de la délégation officielle du GUNT, en faisant accréditer une délégation autonome. Cela créa une faille au sein du GUNT, qui allait se creuser avec de nombreuses dissidences au sein des différentes tendances. La notion de nuba ou noir désignant les non-Arabes apparut au sein du CDR dont les combattants n’avaient jamais fusionné avec ceux des autres tendances au sein de l’Armée nationale de Libération dirigée par le général Négué Djogo et Oki Dagache. C’est pour prendre avantage sur les forces du CDR, que L’Armée Nationale de Libération majoritairement constituée par les forces de Goukouni, décida d’engager avec le soutien de l’artillerie libyenne la reconquête du Tchad et libéra dans un premier temps le Tibesti dont une partie, la bande d’Aozou était occupée depuis 1973 par les forces libyennes. Mais en tentant de mener son avantage plus au sud jusqu’à Abéché, pour permettre aux combattants non goranes et toubous de retrouver aussi leurs terroirs pour mieux se mouvoir, l’ANL se heurta à la réaction fulgurante des FANTS de Habré, appuyés par l’aviation française et bénéficiant des renseignements déterminants fournis par les services spéciaux. Les Libyens savaient que la France n’allait pas laisser franchir le 16e parallèle aux forces du GUNT. Le 1er Conseiller de l’Ambassade de la Libye au Congo me l’avait dit, quand le front avancé du GUNT avait été stoppé à Abéché et repoussé à sa base du Tibesti. «On n’a pas dit à Goukouni d’engager ses forces jusqu’à Abéché», me l’avaitil révélé, comme s’il mettait sur le compte de l’État-major de l’ANL et du GUNT leur déconfiture sur le terrain. 97

7 Idéologue malgré moi

Le Gouvernement d’Union Nationale de Transition défait par les troupes de Hissein Habré dans la capitale se reconstitua donc et élit son siège à Bardai, la capitale régionale du Tibesti, fief du président Goukouni, réinvesti par les combattants en grande majorité Toubous originaires de la région. Le président Goukouni pouvait se prévaloir du contrôle d’une partie du territoire national pour imposer ses vues aux autres signataires de l’Accord de Lagos composant le GUNT. Les forces armées populaires (FAP) installèrent leur base arrière à Sebha tandis que les combattants arabes du Front d’Action Populaire (FACP) d’Ahmat Açyl notamment élisaient la leur à Benghazi. Les autres tendances du Frolinat devinrent des supplétifs de l’une ou l’autre de ces grandes tendances disposant l’une du contrôle d’un territoire, et l’autre d’un soutien déterminant du parrain Kadhafi. Le GUNT était devenu en réalité une coquille vide. Sous la pression libyenne et de la gauche africaine, qui ne reconnaissait pas le pouvoir de Habré, les principaux chefs des tendances signataires de l’Accord de Lagos se réunirent à Tripoli pour jeter les bases d’une alliance et de l’unification de leurs forces respectives au sein d’une nouvelle armée dénommée Armée Nationale de Libération (ANL). La légitimité du GUNT devait être préservée, mais il y avait urgence à redistribuer les cartes au sein de la coalition reconstituée. Kamougué était chargé de trouver un compromis entre Acheik Ibn Oumar, le nouveau patron du Conseil Démocratique Révolutionnaire, successeur d’Ahmat Açyl tué dans un accident d’avion à Laï au sud du Tchad et 99

Goukouni, qui ne voulait rien savoir de la réduction de son pouvoir pour faire plaisir aux Arabes. Le CDR exigea en effet la création d’un poste de Premier ministre pour son leader. Goukouni rejeta cette demande avec mépris. On créa une Commission d’études idéologiques pour doter le GUNT d’une base idéologique claire mais, dans l’esprit des initiateurs de cette commission, il s’agissait simplement de réunir les principaux cadres des tendances du GUNT pour déclarer solennellement l’adhésion à l’idéologie de la Troisième Théorie universelle de Kadhafi, contenue dans son livre vert et proclamant l’avènement de la Jamahiriya ou Gouvernement des masses dirigé par un commandement révolutionnaire issu des comités populaires. Les membres de cette Commission au nombre d’une soixantaine dont trois sudistes représentant le MRP/FAT de Kamougué et l’UND du Dr Facho Balam furent soumis à une formation idéologique de deux mois, animée par Ahmad Béchari, l’idéologue officiel de la nouvelle théorie Kadhafienne. C’est l’homme politique originaire de la région de l’ancien sultanat Ouaddaï, plusieurs fois ministre sous Tombalbaye, devenu militant du Conseil Démocratique Révolutionnaire qui était désigné à l’unanimité président de cette Commission. Charles Djékourboua, un haut cadre du ministère des Postes et télécommunications et moi-même représentions la tendance de Kamougué. À l’issue des deux mois de formation, une proposition nous a été faite, je ne sais plus par qui, mais l’initiative venait sans doute de notre formateur, de prendre une résolution proclamant la Troisième Théorie universelle de Kadhafi comme base idéologique du GUNT et fustigeant l’impérialisme occidental. J’étais le premier à demander la parole pour dire que je n’étais pas mandaté par ma base pour choisir une idéologie politique en son nom et que, sans y être opposé, je souhaiterais disposer du temps pour rendre compte au bureau du MRP/FATS et plus spécialement à son président Kamougué. Charles Djékourboua et le 100

représentant du Dr Facho Balam prirent aussi la parole pour appuyer ma réserve. Aucun cadre des tendances du Frolinat ne se prononça ni contre, ni pour le report de l’adoption de la résolution de reconnaissance et de l’allégeance du GUNT à la Troisième Théorie universelle que j’avais proposée. Notre formateur se mit alors en colère et nous pria, nous trois sudistes réfractaires et responsables des réserves, de quitter la salle pour le laisser en tête-à-tête avec les cadres des tendances du Frolinat. Un cadre de la tendance de Goukouni me souffla, dans le bus qui nous ramenait à l’hôtel Foundouk Al Kébir de Tripoli, que si j’étais Gorane, Toubou ou Arabe, les Libyens allaient me faire payer mon affront, en me considérant comme un dangereux contre-révolutionnaire, suppôt de l’impérialisme français. J’avais surtout la chance d’être représentant de la tendance de Kamougué. Je compris que je devais quitter au plus vite le territoire libyen parce qu’un accident n’était pas à exclure pour me faire payer mon outrecuidance. D’ailleurs, j’avais déjà été mise en garde par Mahamat Ourada, un cadre ouaddaïen du CDR avec lequel je partageais une chambre à l’hôtel Al Kébir, suite à un commentaire que je m’étais permis de formuler à propos d’une déclaration à la télévision de Kadhafi, relative à la situation politique au Tchad et aux ingérences françaises. Kadhafi disait ce jour que la France perdait son temps au Tchad, qui n’était pas un État, mais une juxtaposition de petites tribus condamnées à se faire la guerre longtemps pour survivre. C’est la Libye, conclut-il qui connaît mieux ces Tchadiens épars pour les aider à former un État. J’avais alors dit à Ourada qu’après avoir écouté ce discours, j’avais honte d’être Tchadien et cadre réduit à quémander le soutien de quelqu’un qui traite avec autant de mépris mon pays et mon peuple. Ourada me répondit sagement que des micros cachés pouvaient nous enregistrer, et qu’il ne tenait pas à disparaître avec moi pour mes propos irrévérencieux vis-àvis du Guide. Je compris que je n’avais pas ma place à 101

Tripoli. Je le fis comprendre à Kamougué après mon compte-rendu de l’incident avec notre formateur. Entretemps, les chefs des tendances se mirent d’accord pour recomposer le GUNT après avoir rejeté l’idée proposée par le CDR de changer le GUNT en GSN avec création de poste de Premier ministre avec de larges pouvoirs. Kamougué proposa Nomaye au poste de ministre charge de l’Éducation et de la Culture, qui déclina l’offre. Kamougué tenta de me refiler le poste par défaut, mais je lui fis comprendre que je lui serais plus utile dans son cabinet, et que je ne souhaitais pas être ministre dans ces conditions insolites. Le poste échoua à Gatengar, qui n’en avait certainement pas rêvé et qui en fut comblé. Mon incident avec l’idéologue du Livre vert, obligea Kamougué à me faire prendre un billet pour le vol d’Air France, le lendemain, aux premières heures de la journée pour Paris. Mon aventure libyenne s’était arrêtée ce jour, mais aucune résolution n’avait été prise par les autres membres de la Commission pour sanctionner les travaux. Kamougué avait dû comprendre aussi que lui-même n’était qu’un instrument qu’utilisait tout le monde, Libyens et membres nordistes du GUNT compris. Contre lui, toutes les tendances du Frolinat allaient toujours faire alliance pour l’empêcher d’accéder au pouvoir. Il n’en était point dupe, mais il voulait par sa présence au sein du GUNT faire admettre le principe du partage du pouvoir entre le nord et le sud sur le modèle libanais, nigérian, belge ou suisse. Il ne se mêlait donc pas des contradictions internes aux tendances du Frolinat, en se ménageant une marge de manœuvre pour exprimer la spécificité du sud au sein de la coalition gouvernementale. Il savait aussi que si le GUNT reprenait le pouvoir avec le soutien de la Libye, cela ne mettrait pas fin à la guerre des factions pour le contrôle du pouvoir. La Libye allait tenter d’imposer un Arabe au pouvoir et se heurterait aux antagonismes ataviques entre certaines communautés du nord et à l’opposition du sud. 102

Face au refus catégorique de Goukouni de rebattre les cartes politiques au sein du GUNT, et sous la pression libyenne, les forces du GUNT majoritairement constituées de combattants Arabes et Toubous, attaquèrent et reconquirent la grande palmeraie de Faya Largeau, avec le soutien aérien de l’aviation libyenne et de l’artillerie lourde. Elles tentèrent de mener l’avantage plus au sud, car les combattants des autres ethnies ne voulaient pas se contenter de contribuer à la libération du Borkou Ennedi Tibesti, qui n’était pas leur fief. Leur percée fut stoppée avant la ville d’Abéché en territoire ouaddaïen par les forces de Habré appuyé par la France, décidée à faire respecter une ligne de démarcation entre les forces soutenues par Kadhafi et celle du gouvernement de Habré qu’elle avait mise en place à N’Djamena au-delà du 16e parallèle. Habré réussit ainsi à repousser les forces du GUNT jusqu’au-delà de FayaLargeau au prix d’un véritable massacre notamment des cadres du GUNT redéployés à Faya pour y réorganiser l’administration et consolider les bases arrières de l’Armée Nationale de Libération sous commandement du général Négué Djogo et de son adjoint, Dagache, dans sa reconquête du pouvoir au Tchad. Suite à leur confrontation indirecte par l’Armée Nationale de Libération (ANL) du GUNT et les Forces Armées Nationales Tchadiennes (FANTS) de Habré sur le terrain, la France et la Libye décidèrent de changer de stratégie et d’envisager une solution politique. La Libye devait contenir Goukouni dans son réduit du Tibesti tandis qu’Habré ne bénéficierait pas du soutien aérien de la France pour s’aventurer au-delà du Borkou. La France poussa alors Habré à négocier le ralliement des codos du sud tandis que la Libye décida d’accorder un soutien direct à ces derniers afin de mener des actions de déstabilisation du pouvoir de N’Djamena à partir du sud du pays. C’est ainsi que fut décidé de faire larguer des armes sur la position des codos verts dans le Logone Oriental. Les préparatifs de cette opération de 103

largage étaient confiés à une commission composée par le colonel Roasngar, le capitaine Nadjidoumgar, le capitaine d’aviation Kodi, moi-même et un commandant libyen spécialiste de ce genre d’opération, qui assurait la coordination. L’opération devait être menée à l’insu de Goukouni et du général Négué Djogo, qui l’auraient fait capoter pour ne pas renforcer Kamougué selon le coordonnateur libyen. L’opération de largage, menée à partir d’une base libyenne, réussit à moitié, car une partie des colis d’armes et de munitions tombèrent en territoire centrafricain et l’un des deux convoyeurs, le capitaine Kodi y trouva la mort, parce que son parachute aurait été défaillant. Le général Jeannou Lacaze, alors Chef d’État-major des Armées françaises, dira quelques mois plus tard à Kamougué en ma présence, au cours d’un entretien, que l’avion qui avait largué les armes et les munitions au sud aurait pu être détruit par l’aviation française en deçà du 16e parallèle, au-dessus de Ziguey où il avait été repéré, mais, s’étant assuré qu’il n’y avait pas de soldats libyens à bord, l’État-major français l’avait laissé passer pour, dit-il, donner une petite assurance au colonel Kotiga, déjà en négociation de paix avancée avec le gouvernement de N’Djamena. Je compris ce jour que les codos du sud étaient infiltrés, et leur champ d’évolution aussi miné par la France pour donner un avantage politique et militaire décisif à Habré. Et c’est dans ce contexte que Mitterrand et Kadhafi se rencontrèrent à Crête en Espagne pour s’entendre sur une porte de sortie de la crise tchadienne. Et on parla d’un Troisième Homme pour mettre hors-jeu les deux frères ennemis, Goukouni et Habré. Après le sommet de Crête, Kadhafi reçut Kamougué à Tripoli et l’informa de l’entente conclue avec Mitterrand sur le choix d’un Troisième Homme pour diriger le Tchad réunifié. Il ajouta que les Français ne voulaient pas de Kamougué mais qu’il pouvait proposer quelques noms de candidats originaires du Sud au poste dans le cadre de négociations entre Tchadiens. 104

De retour à son hôtel, Kamougué nous appela, Nomaye et moi, pour nous donner la primeur de cette information brutale et recueillir notre réaction à chaud. Nous fûmes pétrifiés par le point de vue des Français sur notre chef, lui qui se croyait produit fini sorti des moules françaises et, de surcroît, fils d’un ancien adjudant de l’armée coloniale française. Étant encore sous le choc de la nouvelle, nous avions demandé un peu de temps pour réfléchir à tous les aspects politiques, psychologiques, diplomatiques et personnels de cette nouvelle donne, conscients que nous n’avions pas beaucoup de marge de manœuvre sinon garder la tête froide et suivre l’évolution de la situation avec philosophie et réalisme. Sans soutien de l’une de ces deux puissances, nous savions que notre lutte n’apporterait pas de changement structurel souhaité dans notre pays. Nous avions perdu sommeil et appétit, mais nous avions beaucoup réfléchi pour convenir que la mise hors-jeu de Goukouni et Habré était un moindre mal acceptable pour nous. Nous regrettions seulement qu’on nous ait mis dans la même eau sale à jeter après le nettoyage qu’on voudrait faire du Tchad. Kamougué qui n’avait certainement pas dormi aussi, nous convia à son petit-déjeuner. Il nous reçut avec un sourire, signe qu’il était parvenu à la même conclusion que nous, c'est-à-dire rester digne et serein pour voir venir les choses. D’ailleurs, qu’est-ce que peut faire un Troisième Homme, tout seul dans le contexte tchadien, miné par les divisions claniques et des rancœurs ataviques ? Kamougué m’interpella instantanément : « Alors, Conseiller politique, que t’inspire l’entente MitterrandKadhafi ? » - Trouver un Troisième Homme pour se débarrasser de Goukouni et de Habré n’est pas une mauvaise chose mais déclarer officiellement qu’on ne veut pas de la tête de Kamougué me parait désobligeant et mérite une réponse de notre part, même si les rapports de force nous sont défavorables. Je pense qu’il faut prouver à Mitterrand et à 105

Kadhafi que nous sommes aussi des gens dotés d’intelligence, capables de créer la zizanie dans leur camp. Il nous faut un baroud d’honneur. Kamougué vida sa tasse de thé vert et me fixa d’un regard déterminé, comme piqué au vif. Nomaye prit la parole pour proposer que nous informions nos camarades du MRP et les chefs des codos sur le terrain avant d’envisager notre réplique éventuelle. Ma réaction était toujours instantanée et Nomaye me contenait souvent en proposant un temps de réflexion et de mûrissement d’une idée avant d’agir. Et Kamougué se faisait un plaisir de trancher en chef de façon à prouver que nous nous complétions chacun selon son tempérament spontané ou retenu. Kamougué se détendit et se servit une autre tasse de thé avant de nous répondre avec un peu d’affectation dans le ton. « Je suis d’accord avec vos deux propositions. Nomaye connait bien les pistes qui mènent à la position du colonel Kotiga et de certains chefs codos sur le terrain. Toi, Moussa, ton frère le général Malloum serait content de te recevoir dans son exil de Lagos pour le tenir informé de l’évolution de la situation pourrie qu’il a laissée. Moi, je vais me remettre un peu de mes émotions auprès de ma famille à Paris. Vous me retrouverez là-bas pour faire le point avant que je ne redescende à Brazzaville pour voir Denis Sassou Nguesso et à Libreville pour m’entretenir avec Bongo. Ne perdons plus notre temps ici. Si nous pouvions tous partir le même jour, ce serait idéal. On se donne dix jours. Nomaye s’occupe du reste : billets d’avion, frais de mission et visas éventuellement, messages au Directeur de cabinet de Malloum et à nos contacts du Cameroun, du Nigéria et de Centrafrique pour vous annoncer, dès ce matin.» Kamougué libéra Nomaye en lui remettant une enveloppe pour les préparatifs de notre départ et me retint pour en savoir plus sur la stratégie dont j’avais commencé à décrire les contours. 106

- Tu sais, Doumgor, quand tu me parles d’un baroud d’honneur, c’est comme si tu m’avais donné un coup de fouet. Cela a réveillé tous mes sens pour me rendre prêt à engager mon dernier combat, quitte à y laisser ma peau. - Ma stratégie est simple. Certains penseurs matérialistes disent que le monde est né de l’éclatement d’un atome, et que c’est à la suite des chocs que les grandes mutations sociales et les révolutions politiques se font. Nous pouvons créer le choc le moins attendu pour brouiller tout ce qui se concocte sur notre dos. Mitterrand et Kadhafi ont créé la surprise de se rencontrer à propos de notre pays. Créons aussi la surprise en rencontrant de notre propre initiative Habré. L’effet de cette rencontre sera immédiat, parce qu’il prendra tout le monde de court. Il désarçonnera Kadhafi et mettra dans l’embarras Mitterrand. Les autres opposants dont Goukouni et les anciens compagnons du Comité Permanent seront déboussolés. Et vous pouvez devenir la pièce maitresse dans la recherche d’une solution politique comme à Lagos après l’échec des accords de Kano où on avait voulu vous marginaliser. Nous utiliserons le président Bongo pour mettre en œuvre cette stratégie. Je souhaiterais que personne en dehors de vous-même, Nomaye et moi, ne soit au parfum de cette stratégie à quitte ou double jusqu’au jour de votre rencontre éventuelle avec Habré. Il ne s’agira pas de conclure un accord mais de créer un choc et laisser se produire naturellement les effets inévitables. Vous serez alors courtisé ou combattu de toutes parts, j’en suis intimement convaincu. Toutes les cartes seront brouillées et je ne vois pas une autre personnalité sudiste que vous pour incarner l’espoir de renaissance communautaire. - Tu m’as convaincu. Si Nomaye pouvait terminer sa mission en trois ou quatre jours et nous retrouver à Paris ou à Brazzaville, ce serait bien ; il faut battre le fer maintenant qu’il est encore chaud. En tout cas, je vais me remettre au lit

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pour essayer de dormir un peu. Avant de partir, est-ce que vous avez discuté de cette stratégie, ton ami et toi ? - Oui et nous sommes tombés d’accord sur tous ses aspects. Même sur sa proposition de consulter préalablement nos camarades du MRP, surtout les colonels Nadjita et Roasngar, le Vice-président Pascal et les gens de terrain. - Cela me rassure ! Pendant que nous nous préparions à prendre l’avion, moi pour Lagos, Nomaye pour Douala et Kamougué pour Paris, nous apprenions que le chef d’État-major de l’Armée Nationale de Libération du GUNT, le général Négué Djogo Ngatougou Jibril était à Brazzaville, logé dans la même villa des hôtes du Parti Congolais du travail où Kamougué avait été accueilli à son arrivée et qu’il organisait des rencontres politiques avec les membres dissidents du Comité Permanent. Ngangbet, me semblait-il et d’autres cadres réfugiés en France et en Afrique de l’Ouest dont Gali Ngoté Gata s’étaient donné rendez-vous dans la capitale congolaise, la base arrière de Kamougué et siège provisoire du MRP à la même période, après avoir créé un nouveau parti politique. Kamougué décida de descendre immédiatement à Brazzaville pour suivre de près ce qui se tramait et qui ne pouvait être qu’une manœuvre tendant à le déstabiliser ou à le prendre de court par rapport aux tractations entre Kadhafi et Mitterrand relativement à cette idée de Troisième Homme. Et nous ne nous étions pas trompés d’analyse, car les rumeurs commençaient à se propager que le Troisième Homme proposé par Kadhafi à Mitterrand était Acheik Ibn Oumar, et que son Vice-président devait être recherché dans le camp des leaders sudistes. C’est ainsi que les grands leaders sudistes de Paris et les anciens collaborateurs de Kamougué au sein du Comité Permanent s’étaient entendus pour confier la présidence de leur nouveau parti politique au général Négué Djogo, le seul à même de faire face à Kamougué dans la course au poste de vice-président du Troisième Homme forcément nordiste. Kamougué en tant 108

que filleul du général Djogo à l’École d’Enfants de Troupe de Brazzaville où Djogo était déjà encadreur à cette époque, avait en réalité une grande admiration et un profond respect pour son parrain. Mais les deux officiers se menaient une lutte sourde sans merci depuis le coup d’État du 13 Avril 1975, mené par Kamougué pour renverser Tombalbaye et placer le général Félix Malloum à sa place. Comble d’humiliation pour le général Djogo, c’est le colonel Djimet Mamari Ngakinar, alors commandant de la Gendarmerie nationale du même clan familial que le général qui fut désigné Vice-président du Conseil Supérieur Militaire au pouvoir. Le général n’avait pas non plus digéré que, désigné enfin Viceprésident de Mahamat Loll Choua, suite à l’Accord de réconciliation de Kano pour remplacer Malloum et Habré à la tête du GUNT, c’est encore son filleul qui lui ravit le poste quelques mois plus tard à la faveur du nouvel Accord plus inclusif signé par toutes les tendances belligérantes à Lagos en août 1979. Le général continuait de ruminer sa triple humiliation et n’attendait que son heure de revanche. L’entente entre Kadhafi et Mitterrand était donc une aubaine pour lui de donner enfin le change à son filleul pour son ombrage récurrent. Comme si l’histoire se mettait à s’accélérer et à bégayer, la nouvelle du ralliement des codos verts du lieutenant Koulangar, dans le secteur desquels les armes et les munitions avaient été larguées, à Habré tomba comme une foudre et provoqua un cinglant étourdissement en notre sein. C’était le plus mauvais coup pour Kamougué après tous les efforts qu’il avait consentis pour trouver des fonds et les faire convoyer aussi régulièrement que possible sur les positions des chefs des codos du sud, plus particulièrement à Koulangar, qui était toujours le premier à être servi. C’est ce chef codo choyé qui se rallia le premier avec toutes les armes et munitions qu’il avait récupérées pour le seul compte de sa troupe, alors que l’un de ses parents, le capitaine Kodi avait trouvé la mort au cours de l’opération de largage. 109

Entretemps, le bureau du MRP en l’absence de Kamougué décida d’envoyer une mission périlleuse de haut rang dans les maquis des codos en vue d’y organiser si possible un congrès, mission conduite par le Vice-président Pascal luimême et composée des capitaines Guilé et Nadjidoumgar, le sergent Madjilengar, le chargé de liaison avec les codos sur le terrain. La mission de Nomaye était suspendue au retour de celle du Vice-président Pascal. J’ai donc voyagé seul pour aller informer le général Malloum de l’évolution de la situation sur le terrain militaire et politique et surtout de l’entente Kadhafi-Mitterrand, d’autant plus que Kadhafi avait dit à Kamougué que les Français n’étaient pas opposés à ce que Malloum puisse jouer un rôle, à nouveau, dans une ultime phase de réconciliation nationale au Tchad. Notre moral était au plus bas, car c’était pratiquement tout le sud qui se rendait, qui capitulait, à croire que la France avait mis les bouchées doubles pour nettoyer la partie du Tchad sous son contrôle pour le prochain remariage avec celle sous influence libyenne.  J’effectuai ma mission d’information auprès du général Malloum à Lagos. Je pris à mon arrivée une chambre à l’hôtel Ikoyi, non loin de la villa mise à sa disposition par le président Obasanjo et passai une nuit tranquille et reposante avant de me signaler le lendemain à Noudjalbaye Dolotan, le directeur de cabinet du général, qui l’avait suivi dans son exil. Le général Malloum demanda à Noudjalbaye et à son aide de camp de me tenir compagnie pour me permettre de me reposer pendant deux jours avant de me recevoir en audience pour lui transmettre le message de Kamougué en main propre. Il avait aussi pris en charge mon alimentation hors de l’hôtel dans les gargotes grouillantes de la capitale économique du Nigeria. Cela m’avait vraiment décompressé après mes nuits blanches de Tripoli où l’incertitude, le 110

découragement et le désespoir commençaient à prendre le dessus avec les mauvaises nouvelles des ralliements des codos au sud. Les collaborateurs du général Malloum me confièrent qu’il avait gardé ses habitudes et le même rythme de sa vie quotidienne chronométrée à la seconde près. Le premier repas que j’ai pris avec lui dura une trentaine de minutes puis il se retira à l’étage, peut-être dans sa chambre ou dans son second salon particulier. Il prit soin de rappeler à son aide de camp de me faire découvrir Lagos pour me détendre, car il savait que je devais être sous pression quotidienne et sous menaces physiques dans la situation d’opposants qui était la nôtre. « Il faut qu’il s’amuse un peu comme un soldat revenant d’un front en permission auprès de sa famille ! » En tout cas, je ne m’étais pas interdit quelques virées pour noyer mes soucis cauchemardesques. L’ancienne diva de la politique sous le régime du président Tombalbaye et cousine du général Malloum, l’ancienne présidente de l’Organisation des femmes du parti progressiste tchadien, section de Rassemblement Démocratique Africain, Kaltouma Nguébang, m’offrit un dîner somptueux la veille de ma rencontre formelle avec le général. Elle fut accusée par le président Tombalbaye de maraboutage pour permettre au général Malloum de prendre le pouvoir, en enterrant des moutons noirs, et condamnée au cours d’un procès retentissant à une lourde peine d’emprisonnement tandis que le général Malloum fut mis aux arrêts suite à cette affaire de maraboutage sans jugement et sauvagement torturé. Elle avait conservé son réflexe de politicienne et n’avait pas manqué l’occasion de le démontrer. Elle me dit qu’elle était de cœur avec notre lutte, et qu’elle n’oubliait que c’est grâce au coup d’État mené par Kamougué qu’elle-même et son cousin Malloum étaient encore en vie. Pour elle, Tombalbaye avait payé pour les sacrifices qu’elle avait consentis pour la consolidation de son régime, en étant pendant de longues années présidente de 111

l’Organisation des femmes du PPT/RDA. Elle me livra son témoignage politique avec une certaine aigreur : « Après moi, se réjouissait-elle, aucune autre femme n’a réussi à mobiliser les femmes de toutes les régions, de toutes les classes sociales et de toutes les confessions religieuses derrière un régime comme je l’ai fait. Moi, je savais materner les femmes avec la même disponibilité, le même égard et le même esprit de partage des dividendes politiques. Que le Bon Dieu ramène la paix et l’entente d’antan au Tchad mais mon frère et moi ne nous mêlerons plus de vos querelles. C’est mon frère qui, sous son commandement en tant qu’officier supérieur, chef des opérations militaires puis chef d’État-major de l’Armée nationale, avait contenu les rebelles du Frolinat pendant que je ne dormais pas pour maintenir la flamme du soutien populaire de notre parti. C’est Dieu qui nous récompensera, pas les hommes, créés fourbes, ingrats, et jaloux de nature. Mêmes mes sœurs et camarades de parti qui me vénéraient du temps de ma splendeur, en m’appelant tendre Yaya Kaltouma ou grande-sœur et maman, ont retourné leur langue pour me cracher dessus comme une chienne galeuse. Mon seul réconfort en pensant à tout cela, c’est d’avoir eu le courage de désavouer le président Tombalbaye quand il s’en était pris aux étudiants, nos enfants en supprimant leurs bourses. Aucune mère responsable ne pouvait accepter cela, surtout dans une position politique où sa voix peut être entendue. Il ne faut jamais accepter ni tolérer l’inacceptable, même si cela doit coûter ses propres intérêts politiques ou physiques. C’est la leçon que je te donne, mon fils Moussa que je n’ai pas connu du temps où je pouvais t’ouvrir toutes les portes de la République. Ouvre bien les oreilles pour écouter ce que ton grand-frère va te dire demain. C’est lui qui m’a demandé de te recevoir avant lui. Il ne s’ouvre pas beaucoup, mais il ne m’a toujours dit que du bien de toi. » Me voilà donc conditionné pour ne pas tenir de propos qui vexeraient le général-président reclus et désabusé à notre prochaine rencontre. Il me fallait absolument lui faire oublier 112

les propos irrévérencieux que je lui avais tenus le 18 février 1979 quand il avait rencontré la délégation des cadres du Tchad, venus lui remettre une lettre ouverte l’enjoignant de démissionner pour n’avoir pas empêché la guerre d’embraser la capitale avec les massacres et les destructions qui s’en étaient découlés. Je passai la nuit à tourner dans tous les sens la meilleure manière d’aborder ma rencontre avec l’ex général-président. En me désignant pour cette mission, Kamougué avait sans doute mesuré le degré de méfiance de Malloum vis-à-vis de lui et des autres cadres sudistes, qui l’avaient voué aux gémonies après son départ du pouvoir.  C’est après un déjeuner copieux avec tout son staff que Malloum me convia seul à son bureau pour lui remettre la correspondance de Kamougué et transmettre le message verbal sur la situation qui prévalait au Tchad, de notre point de vue. Je me contentai de relater les propos de Kadhafi tels que Kamougué nous les avait révélés, puis décris comment la résistance au sud était en train de fondre. Je lui dis aussi qu’il n’y avait rien à attendre du côté de nos alliés du front nord, qui n’hésiteraient pas à refaire leur unité pour nous anéantir complètement en cas de nouvelles confrontations. Je compris personnellement ses réserves, mais je pensais aussi qu’il était temps que Malloum sortisse de son mutisme, qui ressemblait à un abandon de ses enfants dans le feu de la géhenne. J’osai lui faire une réflexion personnelle compte tenu du climat de confiance rétabli entre nous : - Permettez-moi, en tant que petit frère, de vous demander de prendre la parole et dire quelque chose au peuple tchadien ; quelque chose comme : « J’ai abandonné le pouvoir pour permettre à ceux qui en étaient assoiffés de vous apporter la paix et le bonheur. Je constate avec 113

amertume qu’ils sont arrivés avec le seul instinct de tout détruire et transformer tout le pays en désert incontrôlé pour favoriser tous les trafics mafieux. Que leurs commanditaires et soutiens, particulièrement la France prennent leurs responsabilités pour sauver le peuple tchadien. Je me rends disponible pour contribuer à l’œuvre de réconciliation et de reconstruction nationales. Que Dieu bénisse le Tchad. » Ma proposition de déclaration étant écrite, je me mis debout avant de lui remettre respectueusement la copie. - Merci, Moussa, assieds-toi, dit le général à voix presque inaudible mais émue tout en vidant sa pipe pour la rembourrer à nouveau de tabac. Après quelques minutes d’hésitation comme s’il cherchait par quel bout introduire pour me répondre, il dit être heureux et honoré de l’initiative prise par son petit-frère Kamougué de m’envoyer, moi, pour l’informer de l’évolution de la situation du pays et des tractations qui se concoctaient sur le dos du Tchad. Puis, il se livra à un développement qu’il n’avait jamais osé depuis sa démission forcée de la tête de l’État : « Je t’ai bien compris et tu n’es pas le premier à me demander de rompre le silence que je me suis imposé en demandant asile dans ce pays. Même des Français avaient tenté de reprendre contact avec moi, mais je les ai éconduits en informant le président Obasanjo que je m’en tenais à l’engagement pris de ne pas me mêler aux querelles qui opposent ceux qui ont décidé d’embraser tout le pays pour assouvir leurs ambitions personnelles et claniques. Le Tchad reste mon pays et je déciderai un jour de rentrer si les conditions de sécurité et de paix pour tous sont réalisées. Et, peut-être, à partir du pays donner des conseils, si ça peut servir à consolider la réconciliation et l’unité nationales. D’ici, pas question de parler pour complexifier le jeu ou brouiller les cartes. D’ailleurs qui est aujourd’hui disposé à m’écouter ? La paix véritable viendra après Kadhafi. Les Français n’ont que leurs intérêts à défendre, et ces intérêts 114

sont plus intéressants avec Kadhafi qu’avec n’importe quel tchadien à la tête du pays. Donc, tu diras à Kamougué que je ne veux et n’attends rien, ni de la Libye, ni de la France que j’ai servie en tant que soldat en Algérie et en Indochine. Si j’ai un conseil à vous donner, c’est de continuer à vous battre pour réduire la circulation massive et incontrôlée des armes de guerre, faire repartir les bouviers derrière leurs troupeaux, ramener les cultivateurs dans leurs champs pour y produire en paix, remettre une administration moderne en place tout en refondant une nouvelle armée, une gendarmerie et une police nationales formées et encadrées, avec des moyens et des missions définies dans la tradition de ces différents corps. Sinon Le Troisième Homme de Kadhafi et de Mitterrand n’est pas encore né du ventre de sa mère, comme le Messie pour sauver le Tchad. Les cadres formés et expérimentés pour remettre le pays en ordre dans tous les secteurs de la vie économique et sociale sont là, malheureusement éparpillés partout. Il reste seulement aux chefs illuminés de la rébellion armée de se convaincre qu’il est plus facile d’armer des gens ne sachant vivre que de rezzou pour tuer et détruite. Diriger un pays vaste comme le Tchad et fonder une nation sur des bases totalement nouvelles exige une volonté politique, une ouverture d’esprit et une vision d’avenir. Je crains que le chemin soit encore long à parcourir. Quant à la tête de Kamougué dont ne voudraient pas les Français dans leurs simulations pour dénicher le Troisième Homme pour le Tchad, il faut que Kamougué n’ait pas la mémoire courte. C’est lui ministre des Affaires étrangères et moi président du CSM, qui avions demandé le retrait des troupes françaises du Tchad pensant qu’en nous rapprochant de Kadhafi, nous allions trouver une solution à la question de la rébellion qu’il soutenait et entretenait. Les Français nous l’ont fait payer cash en laissant occuper le nord du pays par les troupes du Frolinat et en convoyant les combattants de Goukouni par avion pour soutenir Habré à N’Djamena et nous chasser du pouvoir. La 115

France porte l’entière responsabilité de l’anéantissement actuel du Tchad. S’il y a lieu de dire votre mot dans le règlement final de la crise, n’hésitez pas mais ne vous fiez ni à la France, ni à la Libye. Je vous encourage et vous souhaite bonne chance. Il faut que toi et moi, nous partagions un dernier repas et un dernier verre de vin avant ton départ. Fais en tout cas attention à toi, ne t’ouvre pas à n’importe qui, et ne t’expose pas trop. Je suis heureux de te revoir et d’échanger ce petit moment de confiance. Restons en contact. Prochainement, il faut descendre directement ici, le domaine est assez vaste, ce n’est pas un lit qui va te manquer. » La joie de la rencontre pouvait se lire sur le visage du président Malloum. Je fus pris d’une forte et soudaine émotion en pensant à son conseil sur le soin que je devais prendre pour ma personne. Le goût du vin mousseux qu’il m’avait offert me revint sur le palais et paraissait plus délicieux que d’habitude. L’atmosphère se détendit complètement et il en profita pour me demander des nouvelles de quelques personnalités et cadres sudistes : le Dr Jacques Baroum, Mbaïlemdana, Bérémadji et Guidingar Kamougué entre autres. Il n’avait pas oublié non plus que je m’étais marié deux mois seulement avant le déclenchement de la guerre civile du 12 février 1979. - Que devient ma belle-sœur ? s’enquit-il. - Elle a repris les études à l’Université Marien Ngouabi de Brazzaville. - Quelles études ? - Le Droit au lieu de l’Anglais entamé à N’Djamena. - Je n’ai pas oublié que je lui dois son cadeau de mariage. - Je vous remercie, Président de votre accueil fraternel, de vos conseils et de vos amabilités en direction de mon épouse. Je n’oublierai jamais cet instant passé ensemble. Que Dieu Tout-puissant vous accorde une longue vie pour

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revenir un jour au Tchad et y terminer paisiblement vos jours. - Merci Moussa ! C’est ton frère qui t’a reçu, pas l’ancien Président défaillant du Tchad. - J’ai changé mon jugement sur l’ancien Président. Je suis fier de mon grand-frère. Aux autres maintenant de faire leurs preuves pour faire renaître le Tchad de ses cendres fumantes.  Mon avion devait décoller dans la matinée, encore très tôt, pour aller dire au revoir à Malloum, surtout que Noudjalbaye et le capitaine Harou avaient tenu à m’offrir une dernière soirée bien arrosée avant mon départ. En m’accompagnant à l’aéroport, l’un des gardes du corps de Malloum m’apprit que le colonel Kotiga venait de signer un accord de paix séparé avec Habré. Je m’étais contenté alors de sourire. Peut-être que Malloum était déjà informé et n’a pas voulu l’évoquer avec moi. J’eus seulement peur pour le Vice-président Pascal et les camarades qui l’avaient accompagné dans le secteur de Baïnamar, dans le Logone occidental où opérait un jeune capitaine de gendarmerie à la tête du groupement des codos Espoir. Leurs camarades ralliés à Habré pouvaient bien diriger une force hostile pour les obliger à se rendre, à se faire décimer ou à traverser la frontière camerounaise proche pour aller en exil. Dans l’histoire des codos du sud, les codos Espoir en pays Ngambaye étaient parmi les plus fidèles à Kamougué. D’ailleurs ce n’était pas par hasard si Kamougué avait décidé d’installer sa base à Moundou pour y organiser la résistance contre Habré. La fidélité et l’énergie combattive des éléments Ngambayes étaient déterminantes dans le choix de faire de Moundou le siège du Comité Permanent et capitale autoproclamée du sud.

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Je retrouvai Kamougué calme et serein à mon retour de Lagos. Il ne m’écoutait que d’une oreille discrète lui faire le compte rendu de ma mission et de mes entretiens avec Malloum. Il se contenta de dire que la position de l’ancien Président était sage pour clore le chapitre Malloum de l’ordre du jour d’une réunion de crise consacrée entre autres au ralliement de Kotiga, à la sortie du maquis de Tokinon Pierre, commandant de la Force Mobile d’Intervention des codos rouges dans le secteur du Moyen-Chari, à la création du Front Démocratique du Tchad du général Djogo et aux pressions faites par la France sur les personnalités sudistes pour négocier des accords de paix séparés avec Habré, et enfin au maintien ou non de Kamougué au sein du GUNT avec Goukouni et Acheik Ibn Oumar sous tutelle de Kadhafi. Kamougué évacua le ralliement de Kotiga, le considérant comme un épiphénomène parce que ce dernier n’avait pas réussi à fédérer les groupements codos, créés spontanément par des officiers subalternes ou sous-officiers, chacun avec des amis et des frères dans les villages et régions de leur repli, après la débâcle subie face aux tendances du Frolinat dans le nord et suite à la démilitarisation de la capitale par les seules Forces Armées Nationales. C’est donc le ralliement du lieutenant Koulangar des codos Espoirs et l’accord de cessez-le-feu signé par le sergent-chef Pierre Tokinon qui étaient plus préoccupants et nécessitaient une réaction urgente de Kamougué. Comment réagir alors ? C’était la question centrale posée au comité de crise, visiblement désemparé par l’avalanche des nouvelles alarmantes provenant du front sud. Le Vice-président Pascal tentait parallèlement de réunir les chefs des autres groupements codos fidèles à Kamougué, notamment les codos Espoirs du Logone occidental basé à Baïnamar, Nadjé du commandant Kemsamé de la Tandjilé et quelques éléments des codos rouges réfractaires à toute

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idée de ralliement, tant que Kamougué n’était pas terrassé pour de bon par le Frolinat. Le comité de crise décida de dépêcher une délégation en renfort au vice-président sur le front sud, composée de l’idéologue Gondjé Jacques et moi-même pour aller livrer un message personnel de Kamougué et organiser des débats de fond sur la nature et les objectifs de notre combat politique et sur les perspectives d’un nouvel accord politique inclusif au Tchad en nous faisant violence de reconnaitre que Habré détenait la réalité du pouvoir à N’Djamena. Toute autre initiative devait être suspendue jusqu’au retour de la délégation du vice-présent Pascal et des autres émissaires dont le journaliste Yonaroum Sou Konde envoyé pour remettre une correspondance de Kamougué à Goukouni à Bardaï et inviter les camarades sudistes de la coalition du front nord à garder le moral pour ne pas se laisser décourager par les dernières nouvelles troublantes. Kamougué et Nomaye devaient entretemps répondre à la convocation d’une réunion du GUNT à Cotonou, inspirée par la Libye suite aux ralliements continus de certains alliés à l’ennemi. C’est la longue absence de Kamougué au siège théorique du GUNT à Bardaï qui posait problème et sur lequel on voulait l’entendre. Kamougué devait ainsi saisir l’occasion de mettre certains points sur les i avec ses alliés du GUNT. Sur son instruction personnelle, on lui prépara un discours critique musclé sur le bilan du GUNT en relevant tous les dysfonctionnements et les incohérences qui minaient l’unité d’action et la cohésion au sein de ce gouvernement dit de transition, mis en place pour créer les conditions d’un retour véritable à la paix et à la stabilité. C’était un discours de rupture déguisée en une autocritique acerbe. La délégation libyenne qui supervisait cette rencontre qualifiée de dernière chance dans les couloirs en fut effarée. À la fin de la réunion Kamougué avait refusé de remonter à Tripoli pour clarifier davantage sa position. Il prit l’avion pour Paris en laissant Nomaye à Cotonou pour recevoir une 119

enveloppe promise à l’ambassade de la Libye. Nomaye passa une dizaine de jours à faire des va-et-vient quotidiens à la représentation libyenne sans rien voir venir, alors que le chargé d’Affaires lui répétait chaque fois qu’il attendait des instructions supplémentaires de Tripoli. Au dixième jour, alors que Nomaye était à bout de patience, et tout à fait par hasard, un agent libyen eut la malencontreuse idée de le critiquer en arabe, disant que cet esclave-là commençait à l’indisposer par ses visites intempestives. Or, Nomaye s’était mis à l’apprentissage de l’arabe littéraire depuis plus de deux ans pour tuer le temps pendant ses séjours en Libye, avec un équipement adapté et des cassettes audio de cours accélérés. Nomaye refusa la tasse de thé vert qu’on lui servait automatiquement à chaque visite, donna un coup de poing sur la tablette devant lui, et se leva pour répondre à l’agent libyen dans un arabe bien travaillé dans sa tête. « C’est la dernière fois que vous verrez l’esclave venir vous importuner par sa sale présence. Personne de ma famille de Yomi n’a jamais été emmené en esclavage chez les Arabes. » Le chargé d’Affaires en écoutant les propos rageurs de Nomaye, sortit lui-même de son bureau pour tenter de le calmer en lui promettant qu’il lui remettrait l’enveloppe promise dans les quarante-huit heures. Nomaye lui répliqua que toute la Libye connaissait où contacter Kamougué pour lui remettre personnellement quoi que ce soit, et qu’il ne souhaitait plus servir de commissionnaire. La fissure au sein du GUNT devint béante après cet incident et la distance vis-à-vis de la Libye définitivement amorcée par nous les plus proches et hommes de confiance du vice-président du GUNT, Kamougué.  Comme par hasard, nous nous retrouvâmes avec Nomaye dans le même hôtel à Douala, en transit pour Brazzaville où Kamougué nous attendait impatiemment. Nomaye me 120

confia que la parenthèse avec la Libye était fermée pour lui personnellement. Ce fut mon cas après l’incident de la fin précipitée des cours de formation idéologique avec mon formateur. Nous nous sentions alors libres de toutes obligations vis-à-vis du GUNT et de la Libye et prêts à nous retirer tous les deux, si Kamougué voulait continuer l’aventure avec Goukouni et se plier à certaines conditions humiliantes pour bénéficier des aides dérisoires libyennes. Nous nous étions accordés deux jours d’évasion en esprit pour souffler à Douala, grouillante d’ambiance, en attendant que le Vice-président Pascal ne nous retrouve pour continuer ensemble le voyage à Brazzaville. On s’était laissé noyer dans cette ambiance chaude avec des maquereaux braisés et des rasades glacées de différentes variétés de bières des Brasseries du Cameroun. Le cœur n’était plus à la lutte armée pour en finir avec les FANS de Habré. Un sentiment d’impuissance et de défaite programmée s’était installé après cinq ans de lutte en laquelle nous avions sincèrement cru et donné le meilleur de nous-mêmes. Il nous fallait maintenant envisager une sortie moins humiliante de scène, pas pour nous, mais davantage pour Kamougué, auquel des millions de sudistes continuaient à faire confiance dans le face-à-face nord-sud pour espérer refaire une vie tranquille. Il était temps de s’interroger sur notre propre avenir en dépassant déjà la trentaine. Nomaye avait cinq enfants en bas âge. Moi, je pensais à nos cinq ans perdus avec mon épouse après seulement trois de mariage. Pourquoi devions-nous sacrifier notre jeunesse et compromettre tous les espoirs placés en nous par nos parents ? Qui se souviendra demain de notre sacrifice au Tchad ? Fallait-il vraiment croire en ce pays aux contradictions ataviques offert comme un cadeau empoisonné par la France ? C’était, à n’en point douter, le crépuscule de nos illusions révolutionnaires. Certains sudistes continuaient à croire, malgré tout, qu’avec le seul courage et son charisme Kamougué pouvait tenir face à la machine infernale dont étaient dotés les combattants du 121

Frolinat pour écraser le sud et le soumettre à l’état d’esclave. Il s’imposait à nous, Nomaye et moi, comme une mission particulière d’enrayer cette illusion, car de toutes parts le combat s’annonçait déjà perdu. À l’issue de la réunion du Bureau, il était décidé que le commandant Nadjita monte à Tripoli pour assurer l’intérim de Kamougué tandis que Kamougué convainquit le Bureau qu’il se devait d’aller consulter le président Bongo, en charge du dossier tchadien pour le pré carré francophone. On nous confia, Nomaye et moi, la mission d’information et de marketing politique auprès des médias et des partis politiques à Paris. Curieusement Kamougué nous reçut différemment, l’un après l’autre après la réunion de crise du Bureau élargie à son cabinet. À Nomaye, il dit que son flair lui faisait douter du sergent Madjilengar et qu’il fallait le remplacer par un autre sous-officier, Laomaye, plus proche des codos ngambayes de Mbaïnamar pour la nouvelle mission programmée par la réunion de crise. Nomaye insista pour que ce soit Madjilengar, parce qu’il interpréterait son remplacement comme une perte de confiance due au ralliement de son parent Koulangar. Comme par prémonition de Kamougué, le sergent Madjilengar fut assassiné au cours de cette dernière mission par l’un de ses camarades codos, suite à une dispute, dit-on, autour du montant de l’argent qu’il devait remettre à son groupement. Cela nous paraissait très flou, mais Kamougué nous aurait avertis qu’il ne faisait plus totalement confiance à notre émissaire. Ce dernier, un compagnon motivé, déterminé et courageux aurait pu être proclamé héros de la résistance, si les codos du sud avaient vaincu les FANS, car c’est lui qui avait sauté avec les armes et munitions larguées sur les positions des codos verts. Peutêtre que les chefs ont réellement un sixième sens plus développé que le commun des mortels. Cet assassinat de notre martyr, était pour nous l’un des signes avant-coureurs de notre défaite programmée au sud. 122

Quand Kamougué me reçut après Nomaye avant notre départ pour Paris, c’était davantage pour m’écouter donner mon opinion sur les décisions arrêtées par la réunion de crise du Bureau élargie à son cabinet en tant que son conseiller politique. Je lui dis, sans hésitations et crûment, que j’avais eu l’impression au cours de la réunion d’avoir affaire avec des illuminés, des extraterrestres, des théoriciens de café. Je m’expliquai ainsi : « il faut que nous ayons vraiment prise sur les réalités de terrain. Vous devez créer un choc pour réveiller tout le monde et provoquer une nouvelle dynamique, sinon nous serons bientôt dépassés par les évènements. La résistance au sud est compromise, le front nord est une mare de contradictions inopérantes. Je propose comme première étape du séisme politique qu’il faut provoquer, votre démission du GUNT ; comme deuxième étape, une déclaration solennelle à l’intention des sudistes pour les mettre devant leurs responsabilités individuelles et collectives et envisager de vous retirer provisoirement de la scène et vous mettre en réserve de la République, en attendant le dénouement, qui se produirait tout seul et plus vite qu’il n’y parait. Pour moi, la lutte dans sa phase actuelle, en comptant uniquement sur le soutien libyen est sans issue profitable pour le sud. » Kamougué semblait être piqué au vif. Il répliqua gravement : - Bon, Moussa, je crois moi aussi que nous tournons en rond et perdons notre temps au sein du GUNT, mais me mettre en réserve de la République, il n’en est pas question, aujourd’hui et demain. Autant me mettre une balle dans la tête, car ce serait une trahison du sud et des millions de gens, qui espèrent toujours en moi. Comment enclencher un processus qui redonne de l’espoir à tous ? Voilà ma préoccupation qui doit faire suite à ta première étape, qui me semble urgente. - Bon, je vous suggère de profiter de votre rencontre avec le président Bongo pour faire éclater le tonnerre. 123

Demandez à rencontrer Habré en tête-à-tête, sans préalable et sans aucun engagement pour laisser l’onde du choc de votre tête-à-tête se propager naturellement. Nous nous retrouverons pour envisager la suite avec méthode et intelligence. Nous devons prouver que Dieu nous a dotés des mêmes facultés intellectuelles que les autres. - Parfait ! c’est ce que je vais demander au président Bongo en lui faisant bien comprendre qu’il s’agit de créer une dynamique et non pour un accord de réconciliation immédiat avec Habré. - Je souhaite que personne ne soit mis au parfum de cette dynamite politique avant que la bombe n’explose.  À Paris nous nous étions partagé la mission. Nomaye, en pédagogue, irait visiter les principales rédactions des journaux français en compagnie de l’ex-conseiller culturel de l’ambassade du Tchad, Altoubam ; moi je solliciterais des audiences avec les partis politiques pour les sensibiliser à notre cause et tenter de les convaincre que la politique du gouvernement français au Tchad desservirait les liens futurs avec les Sudistes tchadiens. J’étais accompagné du représentant personnel de Kamougué à Paris, le géologue et grand militant estudiantin Salibou Garba. Nomaye réussit à faire publier les photos de codos du sud pour la première fois dans les colonnes d’Afrique-Asie, de Libération et quelques entrefilets dans d’autres journaux. J’eus aussi un entretien éclairant avec Abdelaziz Damani de Jeune Afrique sur la problématique du conflit tchadien avec ses causes internes et les interférences étrangères. À travers des dépêches de l’Agence France Presse, nous avions donné, pour la première fois, de la visibilité à la résistance sudiste dans la presse française. Avec les milieux politiques, Salibou et moi, avions rencontré le chargé des relations extérieures du 124

Rassemblement Pour la République (RPR) pendant que le président de ce grand parti gaulliste et premier ministre Jacques Chirac se trouvait en mission en Allemagne. L’accueil fut très chaleureux parce que notre interlocuteur affirma bien connaitre Kamougué, considéré comme ancien ami de l’ancien ministre de la coopération Robert Galley. Il dit avoir servi la cause africaine en initiant les pas des premiers diplomates issus des indépendances africaines à l’ONU. L’homme politique français nous avoua avec force que son pays soutenait par défaut Hissein Habré, car aucun français n’avait oublié que ce dernier et Goukouni étaient responsables de l’assassinat d’un plénipotentiaire français en mission, le commandant Galopin et du rapt humiliant de l’ethnologue française Françoise Claustre. « Le soutien de la France à Habré n’a pour objectif uniquement stratégique que de contrer l’expansionnisme libyen en Afrique francophone. Tout leader tchadien qui se met dans cette posture anti Kadhafi aura le soutien français de toutes tendances politiques confondues. » Pour bien marquer sa maîtrise du dossier tchadien, il cita de mémoire les noms des principaux leaders sudistes qui auraient déjà défilé dans son bureau avant moi : Naïmbaye, Ngangbet, Alingué, Djimet Mamari et d’autres leaders d’autres régions du Tchad. Il ajouta que si le président du parti et Premier ministre Jacques Chirac n’était pas en mission en Allemagne, il lui aurait proposé de me recevoir personnellement, parce que je tenais, selon lui, un langage nouveau et différent de celui qu’il avait toujours entendu jusqu’alors. À la différence des autres interlocuteurs, je n’étais pas venu pour demander le soutien de la France mais pour exposer notre perception de la crise tchadienne et de la politique que nous attendions de la France pour aider à la résoudre durablement. En fait, il a été ému de m’entendre affirmer que c’était la France qui nous poussait, nous cadres sudistes, dans les bras de Kadhafi par leur parti pris en faveur des nordistes de Habré, alors que nous nous sentions plus à 125

l’aise à Paris qu’à Tripoli. « Le colonel Kamougué m’envoie vous demander de rectifier votre tir au Tchad ; votre soutien aveugle à Habré ne paiera pas à termes logiques parce que le sud, en désespoir de cause, peut se laisser islamiser, remplacer le français par l’arabe et vivre tranquille sous influence de la Libye, de l’Arabie Saoudite ou de l’Algérie. La donne changerait pour les puissances musulmanes qui soutiennent les Nordistes tchadiens contre les Sudistes chrétiens et animistes au nom de la fraternité islamique.» - En tout cas, considérez-vous toujours comme chez vous en France ; transmettez-le à Kamougué. Et si vous avez des problèmes de visas d’entrée, vous avez mon numéro personnel. Nous, gaullistes, n’oublierons jamais que le Tchad a été la première colonie d’Afrique à répondre à l’appel du général de Gaule pour la libération de la France contre l’occupation nazie. Nous ne laisserons pas Kadhafi occuper le Tchad. - Nous sommes ravis de votre accueil et vous en remercions très sincèrement. - Je suis aussi ravi de vous rencontrer et surtout d’entendre un excellent français dans votre bouche. C’est un signe de confiance ! La rencontre avec le monsieur Afrique du Parti Socialiste, Guy Labertit se tint en privé chez un compatriote autour d’un dîner. Il prit tout son temps pour m’écouter vendre Kamougué et le MRP et ne me posa que quelques questions d’informations et d’éclaircissements pour comprendre les enjeux de la crise tchadienne tels que nous les percevions de notre point de vue. À la fin du repas et de notre entretien, le compatriote me souffla de le laisser seul raccompagner notre hôte pour recueillir éventuellement ses impressions. Il me rapporta que Guy Labertit aurait apprécié ma façon de poser les problèmes, de les analyser et d’en dégager les substances, mais que je défendais Kamougué avec ses attaches trop droitières en France, qui ne pouvaient pas le convaincre. Dans l’affaire du Tchad, le Parti Socialiste avait ses amis qui 126

étaient entre autres Gali Ngoté Gata, Acheik Ibn Oumar, Manassé Nguéalbaye etc. « C’est dommage, mais notre ami, si brillant, a choisi de miser sur un mauvais cheval pour nous. » aurait-il conclu. Il avait en partie raison parce que Kamougué lui-même n’avait aucun penchant pour les gens de gauche. Au pouvoir, il ne prendrait probablement pas comme Conseiller politique sur la base de convictions idéologiques. Je n’avais pas pu être reçu au siège du Parti Communiste, mais Abdraman Djasnabaille, alors doctorant au Mans, m’invita pour un dîner-débat avec quelques élus communistes de sa ville. On me posa beaucoup de questions sur les interférences étrangères dans le dossier tchadien. J’appris ce jour que la majorité des Français, tous courants politiques confondus, soutenaient la position officielle de leur gouvernement sur l’expansionnisme libyen, qui menaçait les intérêts de leur pays en Afrique francophone. Je m’étais efforcé de nuancer cette appréciation en tentant de mettre en facteur la dimension tchado-tchadienne du conflit, qu’il fallait absolument prendre en compte pour aider à le résoudre durablement. Je tirai de mes différentes rencontres en France que l’opinion publique française se préoccupait peu de ceux qui se disputaient le pouvoir au Tchad. Le GUNT considéré comme sous influence libyenne avait très peu de chance de faire valoir sa légitimité de l’accord de réconciliation nationale de Lagos. Essayer dans cet imbroglio de faire connaître la spécificité de la position du sud était une tâche ardue. J’avais eu le sentiment d’avoir semé sur un sol diplomatiquement aride.  Notre déplacement à Paris avait fait une heureuse, alors oubliée dans un lugubre studio, l’épouse française du colonel Kotiga Guérina à laquelle Nomaye avait transmis une 127

correspondance de son mari maquisard. Les photos de ce dernier avec ses combattants à la chevelure hirsute publiées dans les journaux lui avaient redonné le goût à la vie. Elle nous convia à dîner un soir pour avoir de plus amples informations sur son mari dont l’état de santé précaire depuis sa sortie des geôles de Tombalbaye la préoccupait plus que tout. « Boit-il de l’eau potable ? Reçoit-il les médicaments que je lui fais parvenir par des amis à partir de Bangui et de Douala ? Que mange-t-il et combien de fois par jour ? Pourquoi ne se décide-t-il pas à sortir comme Kamougué, Djogo et Malloum ? » Nomaye ne pouvait pas avoir réponses à tous les soucis de Mme Kotiga. Elle voulut nous retenir le plus longtemps possible, mais un compatriote qui savait que nous étions chez elle, l’appela au téléphone et la pria de me passer le combiné téléphonique. C’est à peine si le compatriote ne m’avait pas injurié au bout de la ligne. « RFI vient d’annoncer que Kamougué et Habré se sont rencontrés ce matin à Libreville. Qu’est-ce que vous êtes venus chercher à Paris et qu’est-ce que votre chef est en train de concocter avec Bongo ? » - Doucement, mon frère, je suis à Paris et Kamougué est à Libreville. Si la rencontre était préparée, il ne me laisserait pas effectuer ce déplacement, en tant que son conseiller politique. Cela doit relever de la haute politique qui nous dépasse. Je ne peux ni te confirmer la nouvelle ni la démentir. Je sais seulement que beaucoup de tractations sont en cours depuis la rencontre de Crète entre Mitterrand et Kadhafi. » - En tout cas, nous à Paris, sommes assommés par ce coup de massue ; il faut que toi et Nomaye, qui êtes les proches collaborateurs de Kamougué trouviez un moment dans votre programme pour nous expliquer ce que j’appelle déjà une trahison de votre part. Le ton de cette interpellation musclée m’avait énervé et j’eus envie de répondre que personne ne m’avait mandaté pour combattre le pouvoir de N’Djamena à sa place, afin que 128

lui vive tranquillement avec sa famille en France et philosopher sur la crise tchadienne autour du bon vin avec ses amis. Nomaye s’impatienta et m’arrêta pour en savoir plus sur cet appel. Je lui répondis que notre chef aurait rencontré Hissein Habré ce matin selon une information diffusée sur RFI. - Nous sommes tombés dans notre propre piège, dit Nomaye avec un air de dépit ; on ne peut pas se dire révolutionnaire et se faire biberonner par la Françafrique. Cela me donne la nausée en fin de compte ! Le type qui parle de trahison n’a peut-être pas tort. - Tu oublies peut-être que l’idée de créer un choc par une rencontre inattendue entre Kamougué et Habré était lancée par moi depuis l’affaire du Troisième Homme de Kadhafi et de Mitterrand. - En tout cas je reçois le choc comme tout le monde. Et je ne sais plus… Je ne savais que dire à mon ami, visiblement bouleversé lui aussi par la nouvelle inattendue. Je ne pouvais surtout pas lui avouer que l’idée de ce coup de tonnerre venait encore de moi. Il devait s’en douter intérieurement, en me soupçonnant d’avoir été dans la combine, mais n’avait pas souhaité faire d’autres commentaires avec moi devant Mme Kotiga. Nous quittâmes Mme Kotiga les yeux fermés et nous séparâmes à la première station de métro en nous donnant rendez-vous, le lendemain après-midi à l’aéroport, pour le retour à Brazzaville. En fait, il nous restait deux nuits à passer à Paris mais le climat était très lourd pour convenir de prendre un dernier pot ensemble avant notre départ. Le tout Paris tchadien s’empara de la nouvelle de la rencontre de Libreville et nous recherchait pour nous questionner à ce sujet. Finalement un groupe de compatriotes de l’entourage familial de Nomaye réussit à le convaincre de m’inviter dans un café à la Place Clichy, non 129

loin de mon hôtel. Je ne pouvais pas refuser de répondre à cette invitation amicale, mais j’étais décidé à soutenir le débat avec n’importe qui que ce soit ce soir-là. Je ne supportais plus les donneurs de leçons, ces révolutionnaires de salon, qui ne prenaient aucun risque pour leur vie, alors que j’avais gâté cinq années de ma jeunesse derrière Kamougué pour la cause de la dignité du sud. En présence des autres, Nomaye et moi avions adopté une attitude digne et solidaire. Pas question de critiquer notre chef, ni d’affirmer que tout était concocté sur notre dos. Le compatriote, qui prit l’initiative de nous retrouver dans le café, souleva son verre pour nous inviter à nous rafraîchir la gorge avant de nous poser la question suspendue à ses lèvres. - Nomaye et Moussa ! Nous voulons savoir de votre bouche ce qui s’est passé hier à Libreville, puisqu’aucun communiqué officiel n’a été diffusé à l’issue de la rencontre entre Kamougué et Habré. Il ne s’agit pas de condamner, mais tout simplement de savoir pour comprendre. Malgré la circonspection avec laquelle le parent de Nomaye a introduit le débat, je savais que la question m’était adressée, car ce serait étonnant que lui et Nomaye n’aient pas évoqué la question toute la nuit de la veille et la journée suivante, en étant ensemble sous le même toit. Je me lançai alors dans une explication méthodique et plausible pour relativiser la portée de la rencontre de Libreville. Une plaidoirie sans concession, en avocat déterminé de Kamougué: «Je savais avant notre départ de Brazzaville que le Conseiller du président Bongo en charge du dossier tchadien, pressait Kamougué pour une rencontre urgente avec le chef de l’État gabonais. Je crois que même Kamougué ne savait pas pourquoi on l’avait fait appeler au départ. Je sais aussi que la création à Paris du Front Démocratique du Tchad par certains sudistes, l’activisme du général Djogo désigné Président de ce nouveau regroupement politique ainsi que la question du Troisième 130

Homme, mettent Kamougué sous pression insupportable, sans oublier les ralliements des chefs codos du sud. Seul face à Bongo avec des pressions éventuelles de Houphouët Boigny de la Côte d’Ivoire et de Gnassingbé Eyadema du Togo, il a dû concéder de rencontrer en catimini son pire ennemi Habré. Pour moi, c’est un homme d’État qui a dû se résoudre à assumer la solitude du pouvoir face à des circonstances où, des fois, on est obligé de se jeter dans le feu. Je n’en sais pas plus mais les intéressés eux-mêmes n’ont fait aucune déclaration, sinon qu’ils auraient promis de se rencontrer à nouveau. Je crois qu’il faut garder la tête froide. Le coup le plus dur pour les Sudistes devrait être le ralliement de Koulangar avec armes et munitions larguées dans son secteur après des années de tractations difficiles avec les Libyens pour soutenir le front sud. En tout cas, je n’accepterai pas qu’on jette l’anathème sur Kamougué, car pendant que nous spéculons dans un café à Paris, les villages continuent d’être incendiés, nos parents vivent comme des rats dans des buissons, sans eau potable, sans nourriture adéquate, sans soins médicaux et sans avenir pour les enfants. Le niveau de responsabilité face à ce drame n’est pas le même. Tout le sud compte sur Kamougué pour mettre fin à cela. Contre le soutien de la France et des États-Unis à Habré, Kamougué peut faire quoi, malgré son courage et sa détermination ? Il ne prendra jamais une initiative par un coup de tête hasardeux. Moi, je continue à lui faire confiance jusqu’à ce qu’il nous informe lui-même sur ce qui s’est passé à Libreville. Après, chacun prendra ses responsabilités de continuer à le suivre ou de prendre son propre chemin. N’étant pas investi de la mission de sauver le sud, je me réserve personnellement le moment de me désengager de la politique. Je rentrerai peut-être en vaincu soumis ou choisirai une terre d’asile pour y refaire ma vie. Je vous prends tous à témoin de ma position d’aujourd’hui.» Un silence assommant suivit mon intervention d’avocat défenseur de

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Kamougué à laquelle même mon ami Nomaye, visiblement effaré, ne s’attendait pas. L’initiateur de notre rencontre d’explication, parent de Nomaye, d’une voix émue, peut-être de déception, peut-être de compréhension, me répondit très calmement : « si Kamougué rencontre Habré aujourd’hui, c’est qu’il se sent dépassé par les évènements ou contraint par des pressions imparables de Bongo et des Français. Il ne peut pas nous trahir pour des intérêts personnels sordides. Il est urgent que Nomaye et Moussa repartent pour l’encadrer dans cette période très incertaine pour notre communauté. Je propose que nous en restions là en levant nos verres au renforcement de nos liens, à notre fraternité inébranlable ! » Nous quittâmes le café, Place Clichy, pour nous retrouver chez Golsinda, le cousin de Nomaye où sa femme nous attendait pour un grand festin, en compagnie de quelques autres compatriotes venus prendre un dernier pot avec Nomaye avant son retour à Brazzaville. Nous veillâmes jusqu’au matin à faire couler de la bière et du vin avec soubassements alimentaires de mets variés pour neutraliser les effets nocifs de l’alcool. Personne n’avait osé évoquer des questions politiques si tentantes en milieu tchadien de Paris. Nous nous séparâmes, Nomaye et moi, en nous donnant rendez-vous pour le retour à l’aéroport Charles De Gaulle. Il fallait éviter d’autres assauts de compatriotes désarçonnés par la rencontre surprenante de Kamougué avec Habré.  La réceptionniste de mon hôtel m’informa qu’elle avait reçu des dizaines d’appels au standard me concernant. - Vous êtes très connu, Monsieur, dit-elle. - Ce sont des compatriotes qui voulaient juste me dire au revoir parce que je quitte Paris aujourd’hui. - Vous faites de la politique ?

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- Je ne suis pas un inconnu dans ma communauté, alors les gens me témoignent leur fraternité tout simplement. - Ah ! que c’est beau et fantastique d’avoir une grande famille si attentionnée. - C’est notre plus grande richesse. L’argent, le pouvoir, tous les mirages de la vie sont secondaires pour nous, au regard de ce que représente une famille. - Je rêve d’un tel monde ! - Si je n’étais marié, je vous aurais proposé de rentrer avec moi pour vivre les réalités de ce monde où avec le seul sourire vous pouvez venir à bout de toutes les tracasseries quotidiennes. - Moi aussi, je vis en couple, mais sans parents qui appellent à minuit simplement pour prendre des nouvelles. Heureuse de vous avoir comme client ! je vous souhaite un bon retour dans votre pays. Le téléphone sonna. C’était encore pour moi. Au bout du combiné, la voix d’une dame qui lâcha : enfin ! - Bonjour Moussa, je me suis inquiétée parce que tu n’étais pas de retour à ton hôtel à minuit, alors je rappelle pour me rassurer. - C’est votre mari qui m’a donné du travail. Les compatriotes m’ont séquestré pour exiger des explications après sa rencontre avec Habré. - C’est pour ça aussi que j’ai insisté toute la journée et toute la nuit pour t’avoir au téléphone ou t’avoir à la maison. Je suis assaillie moi aussi d’appels téléphoniques. Et ton patron est injoignable. Impossible d’entrer en contact avec lui depuis avant-hier. Même Koumba Mweti, mon contact officiel à Libreville refuse de me donner sa position exacte, se contenant de me rassurer de ne pas me faire du souci pour lui. - Il ne s’expliquera certainement pas au téléphone. Et je ne suis pas autorisé à prendre la parole à sa place à partir de Paris. 133

- Nous t’attendons quand même pour déjeuner à la maison. - Désolé, madame Kamougué, je dois faire mes formalités du retour dans trois heures. - J’ai invité pourtant d’autres amis qui tiennent à te dire bonjour. Il y a des vols tous les jours, ne peux-tu pas reporter ton voyage à demain ? - Désolé, le patron m’attend sur ce vol ; il y a urgence. Madame Kamougué ne savait pas où donner de la tête, tellement elle était sollicitée de toutes parts pour donner des éclaircissements sur l’attitude de son mari et sur ses intentions politiques. Je savais que mon patron, partagé entre deux épouses attitrées et d’autres concubines, ne traitait pas de ses initiatives politiques avec ces dernières. Il m’avait personnellement conseillé de ne pas trop confier à ma femme certaines questions délicates que nous traitions. Les femmes avait-il dit, peuvent inconsciemment laisser échapper des informations délicates, par exemple indiquer notre lieu de retraite alors que nous y sommes en cachette pour éviter des dérangements inopportuns. Il était tellement méfiant parce que sa première épouse était parente de ma femme, tandis que la seconde était ma nièce par sa mère et cousine par son père. Mon épouse entretenait de très bons rapports avec elles. Toute fuite de secret ne pouvait que partir de moi par inadvertance à travers des confidences faites à mon épouse et pouvant tomber dans l’oreille de l’une de ses épouses. Dans l’avion en fin de matinée, et après le déjeuner arrosé de vin, Nomaye et moi fûmes pris d’un profond sommeil jusqu’à l’escale de Bangui, en Centrafrique. Nous ne nous serions pas rendu compte si, suite à un incident de vol, le pilote avait décidé d’atterrir d’urgence à N’Djamena, et si Habré décidait de faire contrôler les identités des passagers. Et on ne saurait pas ce qui nous serait advenu, malgré la rencontre très commentée de Libreville entre notre chef et le dictateur de N’Djamena. 134

8 À quitte ou double

Le bureau du MRP se retrouva au grand complet dans une atmosphère électrique après la rencontre surprenante de Libreville pour laquelle Kamougué n’avait pas été mandaté par le Mouvement. Mais la réunion était consacrée à la synthèse des rapports des différentes missions, à l’analyse des informations et à l’adoption d’une nouvelle stratégie adaptée à l’évolution de la situation. Assistaient à cette rencontre de crise le commandant Nadjita Béassoumal et le colonel Roasngar. Mon esprit personnellement était ailleurs, car certains membres du Bureau me donnaient toujours l’impression de n’avoir vraiment pas prise sur les réalités sociologiques et politiques du moment. Ils proposaient que nous restions coûte que coûte au sein du GUNT en comptant sur la Libye pour redynamiser la lutte sur de nouvelles bases. Ils intimaient pratiquement à Kamougué de repartir occuper son poste de Vice-président de façon permanente à Bardaï, et de laisser le Bureau du MRP gérer le mouvement à partir de Brazzaville. Ils avaient aussi proposé la nomination d’un deuxième chargé de liaison avec le front sud pour relayer de temps en temps le sergent Madjilengar, très efficace, certes, grâce à ses liens familiaux avec le lieutenant Koulangar des codos verts ralliés à Habré, mais susceptible de céder à la tentation de nouveaux gains sonnants et trébuchants et aux pressions exercées sur lui par ses parents ralliés pour se démarquer de Kamougué et suivre l’exemple de ses premiers compagnons des codos verts. Je m’étais interdit de parler au cours de cette réunion de crise appelée à prendre des grandes décisions, tant je me 135

trouvais en déphasage total avec les camarades. Kamougué lui aussi se contenta de faire la synthèse des propositions des autres membres du Bureau et de les faire adopter sans commentaires en donnant le sentiment de se soumettre entièrement à l’autorité du Bureau. Nomaye avait adopté aussi un profil bas sachant que les autres membres du Bureau allaient profiter d’une petite incartade de notre part pour nous remettre à notre place de simples membres de cabinet du Président. Ils étaient frustrés que Kamougué prît certaines décisions sans leurs avis préalables, conformément aux statuts et règlement intérieur du Mouvement. Ils n’avaient pas totalement tort, mais dans la situation particulière de Kamougué, il était illusoire d’attendre de lui qu’il soit leur prisonnier et qu’il leur soumette tous ses secrets politiques. En plus, le discours de Kamougué à la réunion de crise de Cotonou et son refus de remonter à Tripoli leur faisaient penser à juste titre que ce dernier préparait un coup fourré sur leur dos. Sa rencontre impromptue avec Habré ne leur laissait plus de doute sur son projet secret. Kamougué conclut la réunion de crise par des propos volontairement ambigus : « Nous devons aller de l’avant. Je crois comme Moussa l’a déjà dit, qu’un chef face à son propre destin et à l’étau de certains évènements qu’il ne peut desserrer, est toujours seul à décider. Je vais aller de l’avant dans l’intérêt exclusif du sud. Ceux qui veulent continuer avec moi me suivront ; ceux qui veulent s’arrêter sont libres de leur choix. » En me citant dans ses propos, Kamougué m’avait sacrifié sur l’autel de la méfiance qui s’était installée au sein du Bureau. Les visages étaient fermés et personne ne me jeta le moindre coup d’œil. Gondjé Jacques, l’idéologue, prit à part Nomaye pour le cuisiner pour en savoir plus sur les intentions de son chef. Le Vice-président Pascal, comme à l’Assemblée générale explosive du Comité Permanent de Laï, me proposa de le retrouver à son domicile pour un pot en tête-à-tête.

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Kamougué fit appeler le Vice-président Pascal aussitôt pour un tête-à-tête dans son bureau. Le Vice-président en ressortit les lèvres serrées, le regard droit et me fit signe tout en demandant au chauffeur de la voiture de liaison de le déposer immédiatement chez lui. Comme Nomaye qui avait remplacé Pascal dans le bureau du chef tardait à en ressortir, je m’embarquai avec le vice-président non pas pour aller à son domicile mais pour nous arrêter mais pour nous arrêter dans un café tranquille pour échanger sur les confidences à lui faites par le Président. Comme à son habitude, il me considéra comme son souffre-douleur et se mit à vomir sur moi ses désillusions refoulées. - Toi et ton frère-là, vous nous prenez pour des idiots ou quoi ? Moi, je savais depuis longtemps qu’il ne croyait plus à notre combat dans sa phase actuelle. Ce qu’il ne sait pas ce que je partage le même souci que lui. Je veux te rassurer que je suis d’accord avec lui de quitter le GUNT et de créer une nouvelle dynamique. Le Bureau sera contre, mais moi je soutiens l’initiative. Allons au processus de négociation avec Habré. - Comment y aller ? - Ne me prends pas pour un imbécile, Ngolobaye, le Président m’a dit qu’il passait à la phase deux de l’initiative prise de rencontrer Habré, tu es mieux placé que moi pour situer cette phase deux. Je me contente de suivre parce qu’il n’y a plus d’autre issue. - Moi, je suis conseiller politique du Président, pas conseiller du Bureau, alors je ne suis pas censé rendre publiques mes confidences avec lui. Même pas à toi, mon ami. C’est un principe d’éducation et de responsabilité. Te prendre pour un imbécile ? C’est pour moi une insulte d’affirmer cela. - Moi, je te dévoile une confidence en tant qu’ami intime. C’est peut-être ma faiblesse, mais je préfère être loyal avec toi. Accompagne le Président à Paris pour l’organisation d’une conférence de presse de démission du 137

GUNT. J’ai dit que j’en assumerai les conséquences avec lui jusqu’au bout. Gardons le secret jusqu’au Jour J. Je m’attends à la foudre des autres membres du Bureau, mais j’ai la carapace de l’édredon. Kamougué prouve une fois encore qu’il est un vrai chef Bien que perturbés intérieurement par la tournure des évènements, nous changeâmes de sujet pour passer à des frivolités. Pascal me dit qu’après avoir passé son temps à militer en France sans jamais se donner le temps de se taper des minettes comme moi, le voilà qui prend de l’âge à courir derrière une hypothétique victoire politique sans songer à se marier et à faire des enfants. Je lui répondis que le Bon Dieu ne donnait jamais tout à un homme et que chaque homme avait une mission particulière en naissant. La preuve c’est qu’Il peut donner tous les pouvoirs ou toutes les fortunes du monde à quelqu’un tout en le rendant stérile ou incapable de jouissances charnelles. - Ah non ! si c’est à choisir, je dirai au Bon Dieu, non merci pour le pouvoir et les richesses matérielles sans jouissances charnelles. Que vaut la vie si tu ne peux pas soulever de minettes et en être comblé ? - J’ai lu quelque part qu’Hitler pour jouir auprès d’une femme se faisait flageller lors de ses rapports sexuels. Il en est de même des femmes frigides qui ne peuvent jouir qu’avec des partenaires violents. C’est cette frustration qui explique certains comportements humains irrationnels. Le fait de faire gazer des hommes ou de lancer des bombes de destructions massives sur des foules en est la parfaite illustration. - Malheureusement le pouvoir échoit toujours à ce genre de personnage ! - Tu crois qu’un homme normal, après avoir gagné un combat, rassemble ses ennemis vaincus pour les faire noyer ou brûler pour assouvir ses bas instincts inhumains ? - Et pourtant Dieu qui donne et retire le pouvoir est Bon et Miséricordieux ! 138

- La lecture de l’Ancien Testament est édifiante. L’histoire de Noé et d’autres sorts jetés sur les mécréants et les infidèles sont illustratifs de la vie contradictoire des êtres humains sur terre. En même temps que Dieu protège les orphelins et les veuves, sa colère peut produire du feu pour embraser tout un pays. Il faut s’en remettre à lui dans tous les cas. - C’est ce qui nous arrive ! - Nous avons notre Hitler, seul Dieu sait quand il nous en débarrassera. C’est ce que Kamougué a peut-être compris. - Les prières et les pleurs ainsi que les essaims d’abeilles que nos ancêtres jetaient sur les ennemis pour les vaincre sont devenus inopérants. Alors nous, fragiles créatures, que pouvons-nous contre la volonté de Dieu, quelle qu’elle soit ? Notre court débat sur le pouvoir et la volonté de Dieu nous a décompressés. Alors que nous voulions prendre le dernier verre et nous séparer, la voiture de liaison débarqua Nomaye, l’air fatigué, abattu mais content de nous retrouver, si décontractés et plaisantins comme d’habitude. - Ah, non ! Vous ne partez pas, j’ai la gorge sèche et besoin de votre compagnie pour me remettre les esprits en place après cette grande tension, qui nous sape le moral. - Calme-toi Nomaye. Moussa et moi, nous nous sommes remis à Dieu. Advienne ce qui pourra ! Je peux vous offrir à boire à votre satiété aujourd’hui. - Pascal, le Président m’a remis une enveloppe en me disant de vous retrouver pour prendre un pot et échanger à tête reposée sur la suite des évènements qui s’annoncent. - Le Président m’a reçu avant toi et connaît ma position. Je viens d’en faire part à Moussa. Laissons passer la journée pour laisser la situation mûrir dans nos têtes. Prends d’abord ta Primus pour t’étancher la soif. Nomaye nous proposa de changer de cadre pour aller à un bar-restaurant plus animé où nous avions quelques connaissances d’ambiance au sein des réfugiés rwandais, avec lesquels nous aimions échanger de temps en temps en 139

anglais par évasion d’esprit. La cuisine y était aussi bonne. Ainsi nous nous offrîmes une fête, mais de quoi ? Peut-être celle des paras commandos avant une mission périlleuse. C’était notre saut vers l’inconnu. Cela méritait bien de partager un petit moment de bonheur inédit. Après, effectivement, qu’advienne que pourra ! En attendant que nos repas commandés ne nous soient servis, Nomaye se redressa, et d’un ton gravement, nous annonça : « Après vous, j’ai été à la banque où j’ai retiré de l’argent pour payer les frais de deux déplacements à Libreville et à Paris à l’issue desquels le Président donnera une conférence de presse dont le sujet principal ne peut être dévoilé avant. Je suis aussi chargé de remettre une enveloppe pour le fonctionnement du Bureau au Vice-président. Moussa part avec le Président à Libreville, et moi je les précède à Paris pour les dispositions à prendre avec Altoubam pour l’organisation de la conférence de presse. » Pascal prit immédiatement la parole pour confirmer les informations données par Nomaye et qu’il instruira le trésorier du Bureau pour aller décharger l’enveloppe à domicile. Repoussant ensuite l’offre de Nomaye de payer toutes nos notes par l’argent que le Président lui a remis pour cela, le vice-président dit qu’un chef doit supporter le poids de son chapeau et qu’il ne doit pas grignoter sur le peu que le cabinet reçoit de temps en temps, alors qu’il gère aussi un petit fonds politique. Nomaye prit alors soin de demander au chauffeur d’aller confier son sac contenant l’enveloppe du Bureau à sa femme à la maison. Nous finîmes alors très tard notre journée, un peu éméchés. Nomaye fut appelé très tôt le lendemain par le Président. Ne voulant pas me réveiller, il remit mon billet d’avion pour Libreville et une enveloppe à mon épouse pour me remettre à mon réveil. Je décidai après le petit-déjeuner de m’accorder une journée complète de repos au lit pendant que mon épouse était allée prendre ses cours à l’université. Comme à notre habitude, quand nous recevions un peu d’argent, nous nous offrions une sortie de couple pour briser 140

l’inconfort de l’exil, en allant manger dans un restaurant et en finissant dans une boîte de nuit, même en jour ordinaire. Façon de nous rappeler le carpe diem de Ronsard : cueillir sa jeunesse comme on cueille une rose avant qu’elle ne fane le soir. C’était un rituel qui nous avait permis de tenir déjà cinq longues années d’exil qui s’étaient passées si vite que nous ne nous rendions pas toujours compte. L’occasion de cette dernière sortie me permit de rappeler à mon épouse que nous avions déjà cinq ans à Brazzaville sans nous y être vraiment intégrés. Je ne fis aucun effort pour parler lingala parce que tout mon temps était pris par la lutte de libération du joug de la dictature de Habré. - Nous vieillissons sans prendre le temps de vivre notre bonheur, ça commence à être trop long ! dit mon épouse. - Nous allons à Libreville pour monter ensuite à Paris et annoncer notre décision de mettre fin à ce calvaire. J’y pousse un peu Kamougué pour toi. - Mais vous rallier purement et simplement sera un coup dur à avaler, Moussa ! - Dis-moi comment pouvons-nous en sortir autrement ? - Question piège ! - Et nous sommes tous piégés ! les autres se refont une vie en exil. Nous, non ! voilà notre dilemme. Personnellement, je veux mettre fin à tout ça ; me désengager de la lutte et de la politique pour m’occuper de toi et de nous. Je ne t’ai pas mariée pour te faire vivre cet enfer éternellement. - Tu ne peux pas abandonner Kamougué. - Il n’en est pas question, je vais l’accompagner jusqu’à un nouveau port d’attache avant de décider de notre sort. Mais pas en politique ! - On verra bien ! Mon épouse avait bu ce soir du Martini, et moi du mazout, whisky-Coca. Agréable soirée comme pour fêter un évènement particulier ! 141

Le lendemain, j’embarquai pour Libreville avec Kamougué pour annoncer à Bongo notre intention de démissionner du GUNT. Kamougué était particulièrement heureux de ce voyage, comme s’il s’attendait à se décharger d’un poids devenu trop lourd à porter. Le président Bongo nous reçut quelques heures après notre arrivée en présence de son Directeur de cabinet Ping. Kamougué annonça qu’après sa rencontre avec Habré en présence du président Bongo, le temps était venu de passer à une deuxième phase pour créer une nouvelle dynamique conduisant à la réconciliation sous les auspices du chef de l’État gabonais. Visiblement ému et honoré, le président pinça ses lèvres en répondant : « je t’écoute Georges en langue sango de Centrafrique qu’il utilisait souvent pour s’adresser à Kamougué. » - Je veux annoncer ma démission officielle du GUNT et engager le processus de négociation avec Habré. Pour ne pas vous mettre dans l’embarras avec Kadhafi, j’ai l’intention d’annoncer cette décision au cours d’une conférence de presse à Paris. - Tu as ma bénédiction ! Mais il faut aller informer Houphouët, Eyadema, Abdou Diouf Mobutu et Kountché si tu le juges utile. Ils vont m’accuser d’avoir monté ta démission sans les y associer. Nous les chefs d’État sommes susceptibles et certains, dans l’affaire du Tchad ont chacun son poulain. Ils te considèrent tous comme mon poulain, alors tu vois ? Va toi-même les honorer de la primeur de ta décision. Mon Directeur de cabinet va s’occuper de la logistique et des mesures de sécurité pour ta personne à Paris. Je te conseille toutefois d’éviter Ouagadougou, car les deux frères ennemis sont en conflit larvé et peuvent s’affronter à tout moment. Tu peux mal tomber ! Tu vois ce que je dis ? Le Président Bongo me donna trois numéros de téléphone. L’un à n’utiliser que quand la vie de Kamougué serait gravement menacée ; le deuxième pour transmettre un 142

message au Directeur de cabinet à son intention, et le dernier, celui de son aide de camp, pour solliciter une assistance pour un billet d’avion, payer les, frais d’hôtel etc. Il me remit à la fin de l’audience, après le départ du Directeur de cabinet, une enveloppe assez consistante pour Kamougué. Le lendemain, nous primes l’avion pour Paris. Kamougué y fit des allers retours à Abidjan, à Lomé et à Dakar. Mobutu se trouvait à Lausanne en Suisse. C’est son ambassadeur qui me contacta pour informer Kamougué de la mise à sa disposition d’un billet d’avion aller-retour pour une audience privée avec le Président en Suisse. Il prit soin de me dire qu’il irait seul et dans la totale discrétion. Nomaye nous rejoignit à Paris. Nous finalisions le texte de la déclaration que j’avais déjà rédigé tandis qu’Altoubam s’occupait des invitations pour la presse, de la location de la salle de conférence et du cocktail. Nous avions convenu d’informer l’ambassadeur de Libye en France une heure avant la conférence de presse, afin d’éviter toutes interférences et mettre Kadhafi devant le fait accompli. Altoubam avait informé également le colonel Gouet, le chargé du dossier tchadien au ministère français des Affaires étrangères, qui était souvent sollicité pour l’obtention de nos visas. Paniqué, l’ambassadeur de Libye me pria au téléphone de faire annuler la conférence de presse et de reporter la décision de Kamougué de quitter le GUNT. - Le Guide tient à recevoir Kamougué en toute urgence. Un avion spécial est prêt à décoller pour venir le chercher. Ne commentez pas l’erreur de refuser, vous le regretterez. Faites l’impossible, frère Conseiller de Kamougué. Je compte sur vous. On m’attend à Tripoli pour la suite. Ne commettez surtout pas de bêtise irréparable. - Les journalistes sont déjà installés et n’attendent que l’arrivée de Kamougué. À ce stade, je ne peux absolument rien.

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Il raccrocha le téléphone avec rage. Je décrochai à mon tour la ligne pour ne plus recevoir d’autres appels. Je constatai que dans la salle de conférence, deux Blancs s’étaient installés, l’un au fond de la salle à côté du secrétaire et garde du corps de Kamougué, et l’autre à l’entrée. Ils n’étaient pas des journalistes invités. Altoubam m’apprit qu’ils étaient en mission, autrement dit, des détectives privés. Certainement des agents payés par le président Bongo. Et la conférence se passa sans incident, mais Kamougué n’était pas dans sa meilleure forme. Avait-il bu un verre de champagne de trop pour surmonter ses appréhensions inavouées ou s’avouait-il simplement vaincu par des contingences défavorables ? Je fus un peu déçu par sa prestation, car il avait balbutié sur plusieurs réponses à des questions, donnant l’impression de n’avoir pas totalement mûri sa décision, alors que je le connaissais dialecticien hors pair, maîtrisant parfaitement la langue française et dominant ses sujets dans des débats publics. Après la conférence, Kamougué avait intégré aussitôt son domicile privé en France auprès de sa famille. Nous ne nous étions pas retrouvés pour partager nos impressions comme d’habitude. Nomaye et moi, nous donnâmes rendez-vous dans une dizaine de jours pour notre retour à Brazzaville. Je déclinai l’invitation du Dr Fidèle Moungar, président du parti ACTUS, exilé et soignant en France. Je pris le même jour le train pour aller me cacher pour quelques jours à Reims auprès de mon ami d’enfance, Jeff Manassé Ngarwate, enseignant d’économie dans un institut de formation professionnelle. Il m’apprit à jouer au PMU et aux autres jeux de hasard, espérant que je gagnerais un gros lot pour m’offrir un exil moins chaotique. Je n’ai malheureusement jamais été chanceux aux jeux de hasard, mais j’avais passé une bonne semaine tranquille. Ngarwate me présenta à l’un de ses amis élus de Reims, qui m’offrit un vin sorti de sa cave, de même âge que moi. Quel honneur ! Un souvenir inoubliable qui marqua le début 144

d’une nouvelle aventure encore plus incertaine. Le même Ngarwate me fit rencontrer l’un de ses amis parieurs de courses hippiques, un militant d’extrême droite qui votait Jean Marie Le Pen. Comment un militant d’Extrême droite, forcément raciste, pouvait-il être mon compagnon de bringue, même de circonstance, m’interrogeai-je, intérieurement avant de finir par lui balancer à la figure s’il n’était pas gêné en ma compagnie, moi, peut-être un travailleur immigré, venu lui voler son job ? - Monsieur, ça c’est un cliché, ne vous y fiez pas. Défendre les valeurs fondamentales de son pays ne veut dire exterminer tous les étrangers. Les valeurs que je défends s’appliquent aux Noirs français comme votre frère ou ami Ngarwate. Et tel que vous vous exprimez et comportez, vous avez votre place en France comme Ngarwate, et j’ai du plaisir à être en votre compagnie. Je compris que le combat politique est à dissocier des relations normales que des hommes normaux peuvent entretenir au-delà de toutes leurs divergences et différences. Parler à un ennemi est un pas vers une compréhension de ces différences et leur tolérance pour une cohabitation pacifique. Dieu a créé les hommes et toutes les espèces vivantes diverses et différentes en leur léguant le même espace vital. À elles d’user de l’intelligence dont Il les a dotées pour cohabiter en harmonie. Le pas de Kamougué fait en direction de Habré peut-il s’interpréter autrement ? Je ne regrette pas d’en être l’inspirateur. Je décidai de repartir à Brazzaville pour assurer mon rôle ingrat d’avocat-défenseur de Kamougué. À Brazzaville, le Bureau du MRP, sans l’avis du Viceprésident Pascal, publia une décision signée du secrétaire général Bire Titinan, destituant Kamougué et réaffirmant son appartenance au GUNT, avec le colonel Nadjita comme nouveau chef des FATS/MRP évoluant en Lybie et dans le Tibesti. Le Vice- président fut ainsi destitué lui aussi de facto. Kamougué, en apprenant la nouvelle de sa destitution à la radio, se contenta de sourire et de souhaiter bonne chance au 145

nouveau patron du MRP, Bire Titinan, enseignant exilé au Congo, inconnu au Tchad et sans carnet d’adresses, s’il croyait sincèrement en son destin de nouveau libérateur du sud. « Il ne faut pas répondre à cette farce ; moi, je vais de l’avant et l’avenir tranchera. Vivement que Bire soit le messie que le sud attend », nous dit-il au cours d’une réunion en présence du Vice-président Pascal et du colonel Roasngar. Pascal proposa de convoquer une assemblée générale en séance d’explication avec les militants désemparés et la colonie tchadienne de Brazzaville, qui attendait le retour de Kamougué pour l’entendre avant de se prononcer dans un sens ou un autre. La proposition fut acceptée. Kamougué se contentera de réaffirmer sa décision de quitter le GUNT en prenant simplement acte de celle le destituant du MRP. Je fus chargé de motiver devant l’assemblée le nouveau tournant pris après la démission du GUNT. La suite se passa dans la dignité et la grande sérénité, sans condamnation, ni de la position de Kamougué, ni de celle du Bureau du MRP. Il ne fallait surtout pas se tromper d’ennemis et de perspectives. Le Viceprésident Pascal annonça qu’il restait à côté de Kamougué pour rechercher la meilleure voie de sortie de crise et abréger les souffrances des populations du sud. Il prit ensuite l’initiative personnelle de rencontrer les autres membres du Bureau du MRP, afin de leur notifier officiellement sa position, mais ces derniers déclinèrent son offre d’explication. C’est donc le secrétaire général Bire et ses comparses du Bureau qui fermèrent la porte du dialogue avec Kamougué et Pascal dans l’inconscience de l’étau qui se resserrait de toutes parts sur le sud pour le contraindre à capituler. J’étais personnellement très désolé de ne pas apprécier les réalités politiques du moment avec la même perception que mon parent Ali Gabriel Golhor et mon ami et collègue Gondjé Jacques du Bureau du MRP. Je compris alors qu’en politique comme en amour, il faut se fier à son propre flair pour se déterminer et non aux on-dit des autres, quels que soient les liens particuliers au sein d’un groupe ou d’une famille. 146

9 Le coup de génie politique

Après la démission du GUNT, il ne restait plus qu’à emprunter le chemin du ralliement à Habré ou de sortie de scène par la petite porte et se faire oublier, le temps du pourrissement prévisible de la situation politique intérieure. En faisant de son clan familial la nouvelle race aryenne pour régner sur les autres communautés nationales à coups d’intimidations et de glaives meurtriers, Habré creusait luimême les fissures de l’écroulement à terme de son pouvoir totalitaire. Après l’élimination de son allié Hadjaraï, Idriss Miskine, mort dans des conditions inexpliquées, des rumeurs commençaient à se propager de façon insidieuse et persistante sur ses mésententes étouffées avec ses principaux chefs militaires Zakawa, ceux-là qui lui avaient assuré sa victoire militaire sur le terrain et la conquête du pouvoir d’État. C’est cette nouvelle donne qu’il fallait prendre en compte dans l’analyse que je me proposai de faire le moment venu pour me situer par rapport aux nouvelles initiatives que Kamougué voulait prendre à la suite logique de sa démission du GUNT. Le lendemain de l’assemblée générale de Brazzaville, on sentit que les évènements s’embrayaient dans tous les sens. Certains dirigeants du Front Démocratique tchadien de Djogo débarquèrent à Brazzaville pour tenter de récupérer les nouveaux dissidents de Kamougué. Nomaye et moi avions approché Gali Gata Ngoté pour l’inviter à la maison un après-midi pour signifier que pour nous la politique ne doit pas nuire à nos relations fraternelles et amicales d’antan. Nous nous étions contentés de raconter nos souvenirs et nos 147

aventures de jeunesse. Personne ne prononça, ni le nom de Kamougué ni celui de Djogo. Black-out total sur les questions politiques qui pouvaient donner aux uns et aux autres la mauvaise conscience. Nous ne sûmes rien du départ le lendemain de Gali à Bagdad où des délégations du Conseil Démocratique Révolutionnaire d’Acheik Ibn Oumar et du Front Démocratique Tchadien de Djogo se trouvaient pour entamer des pourparlers avec celle de Hissein Habré sous les auspices de Saddam Hussein. C’est l’onde de choc de la rencontre de Kamougué avec Habré et de sa démission du GUNT qui produisait son effet comme je l’avais prévu. Et la nouvelle du ralliement en masse des cadres exilés en France tomba quelques jours plus tard alors que Kamougué était attendu à Libreville pour actionner l’entremise du président Bongo en vue de négocier son propre retour au bercail.  Comme le président Bongo n’avait pas été associé aux tractations entre Kadhafi et Mitterrand à propos de l’hypothétique Troisième Homme, il entreprit sa propre médiation pour se maintenir dans le jeu en acceptant de recevoir Moussa Medela et Abdelkader Yassine des tendances résiduelles des Forces Armées Occidentales du Kanem-Lac et du Frolinat original du Dr Abba Sidik basé en Algérie. Les deux leaders du Frolinat attendaient notre arrivée pour nous proposer de constituer une délégation commune pour négocier avec Habré sous l’égide du président Bongo. La délégation de Kamougué était composée du Vice-président Pascal, de Nomaye et de moimême. Nous avions pris l’avion sans nous entendre sur les points à négocier, ni sur la stratégie à adopter. C’est le viceprésident qui devait conduire notre délégation pour concevoir un canevas de négociation avec Moussa Medela et Abdelkadre Yassine. Kamougué ne nous donna aucune 148

instruction particulière pour notre prise de contact avec les autres. Je proposai aux autres de concevoir rapidement un document de travail au lieu d’aller à leur rencontre les mains vides. En une demi-journée, Nomaye et moi, avions produit un document dactylographié, créant un Comité d’Action Patriotique (CAP) d’alliance entre ce qui restait du MRP à Kamougué et les deux tendances marginalisées du Frolinat, les Forces Armées Occidentales de Moussa Medela et le Frolinat originel d’Abdelkadre Yassine, en vue de nouvelles initiatives coordonnées de négociations de paix avec Habré. C’est le conseiller Koumba Mwéti qui nous accueillit à l’aéroport pour nous briefer dès notre descente d’avion de l’initiative du président Bongo et de la présence des deux leaders du Frolinat à l’hôtel Mont Cristal réservé pour notre séjour. Kamougué était logé au grand hôtel Okoumé Palace et mit deux jours sans nous rendre visite à notre hôtel pour rencontrer officiellement les autres délégations, et faire le point de l’ambiance et de l’avancée de nos échanges. Nous le rencontrions pour le déjeuner et le diner chaque jour chez l’ancien directeur de cabinet du président Bongo, ministre et hommes d’Affaires, Mayila. Le Vice-président Pascal et Nomaye croyaient en notre mission et avançaient quelques idées ; moi, j’étais réservé, l’air plutôt circonspect. Mon silence pendant tout l’entretien avec Moussa Medela et Abdelkadre Yacine surprit mes compagnons, qui me savaient machine à produire des idées et à faire des propositions de solutions alternatives en d’autres circonstances similaires. Kamougué se déplaça finalement à notre hôtel où une chambre lui avait été aussi réservée pour servir de bureau pendant la négociation. Il nous reçut vers 21 heures. - Alors les discussions avancent ? vous avez trouvé un compromis ? l’histoire s’accélère. Il me faut quelque chose, même de schématique en main pour présenter au président Bongo.

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Le Vice-président Pascal voulut répondre quand la porte qui restait entrebâillée, peut-être à dessein, s’ouvrit. C’est le conseiller Koumba Mweti qui fit son entrée, en sueur et pressé. Kamougué demanda au vice-président de poursuivre, malgré la présence du conseiller Koumba. Pascal exposa brièvement et conclut que plusieurs questions d’éclaircissements restaient en suspens et pas d’avancée substantielle. Kamougué un peu perplexe intervint : « Bon, il faut quand même conclure demain matin, au plus tard. Le Président m’attend l’après-midi. C’est urgent. Ne nous laissons pas devancer par des opportunistes revanchards. » Le conseiller Koumba renchérit : « je vous en prie petitsfrères, le président Bongo veut vous aider, placer Georges au centre des tractations en cours. Les Français sont dans nos murs pour connaître la position du président Bongo. » Le conseiller Koumba sortit puis revint précipitamment comme pour transmettre ou recevoir un message urgent. Il souffla à l’oreille de Kamougué puis nous demanda, Nomaye et moi de le suivre. C’est dans la voiture qu’il nous révéla l’objet de l’urgence : « Le ministre français de la Coopération, Guy Penne, nous attendait à l’ambassade de France. Il sait que c’est vous deux qui pouvez amener Georges à plus de souplesse dans l’opération en cours. Soyez positifs, constructifs, petits-frères ; le Tchad a besoin de paix et de réconciliation. Le moment est venu. Vous en êtes acteurs incontournables.» De nuit, nous ne connaissions pas le lieu où Koumba Mweti nous avait conduits pour la rencontre avec le ministre français. Peut-être à l’ambassade de France, peut-être dans un bureau de la présidence de la République gabonaise. Nous y sommes arrivés comme des moutons qu’on trainait à l’abattoir. La lumière était tamisée et nous distinguions à peine les visages des gens engoncés dans des fauteuils rembourrés. 150

C’est le ministre Guy Penne qui prit la parole pour introduire lui-même la rencontre : - Le Gouvernement français a pris l’initiative d’aider les Tchadiens à se retrouver pour faire la paix et reconstruire leur pays. Cette initiative a eu des échos favorables au sein des leaders du sud qui s’y préparent déjà à Paris. C’est dans ce contexte que nous sommes venus solliciter le soutien du président Bongo et en profiter pour encourager Kamougué à se joindre aux autres leaders pour engager ensemble le processus de réconciliation. Le président Hissein Habré a donné son accord et est disposé à recevoir ses compatriotes. Vous êtes les deux principaux conseillers de Monsieur Kamougué et c’est à ce titre que nous avons souhaité nous entretenir avec vous. Le conseiller Koumba compléta le ministre Guy Penne en affirmant que le président Bongo soutenait l’initiative française et était disposé à faciliter les déplacements de monsieur Kamougué et de sa délégation. L’implication de Kamougué dans le processus donnera du poids et un retentissement à l’initiative, insista-t-il. Nomaye me jeta un coup d’œil et je lui répondis par un mouvement de la tête d’y aller. - Si je vous comprends bien, monsieur le Ministre, c’est que vous nous demandez de convaincre Kamougué de se rallier à Habré ? La question apparemment naïve de Nomaye fit fulminer le ministre français, qui s’emporta : « La France veut aider, elle ne force personne. Nous pensions nous adresser à des responsables adultes, pas à des étudiants. » Nomaye rétorqua aussi vivement : « Mon premier fils à 17 ans, monsieur le Ministre et j’ai totalisé plus de 20 ans d’enseignement. J’étais directeur de l’École normale supérieure avant d’être forcé à entrer en opposition à Hissein Habré et à prendre le chemin d’exil. » Avec l’amertume que nous nourrissions vis-à-vis du gouvernement français, je mis fin à la rencontre en affirmant 151

qu’étudiants ou pas, nous connaissions le chemin qui mène à N’Djamena. « Kamougué n’a pas besoin de s’allier aux autres leaders sudistes pour se rallier à Habré », monsieur le Ministre. Le ministre français se leva et se retira sans nous dire au revoir. Le conseiller de Bongo ferma les yeux et nous lança : « partons, petits-frères ! J’en rendrai compte au Président qui rencontrera Kamougué lui-même demain après-midi. » Kamougué et le Vice-président Pascal nous attendaient à l’hôtel pour le compte-rendu de notre rencontre avec le ministre français. Je le fis bref. Kamougué nous félicita d’avoir dit cette vérité crue à un ministre français. Et il maugréa : « Qu’ils courent après leur Troisième Homme, je n’ai pas besoin de quelqu’un pour me montrer la route de mon pays. Finalisons notre rencontre avec Moussa Medela et Abdelkadre Yassine. La pendule tourne, on ne l’arrête. » Kamougué ordonna de nous commander à boire. Nomaye et Pascal prirent du whisky et moi toujours ma bière de préférence. Kamougué resta fidèle à son champagne. C’est dans la détente et pour faire oublier la parenthèse avec le ministre français que nous reprîmes notre discussion au sujet des entretiens avec les deux leaders du Frolinat. Et Kamougué relança le débat : « Alors, à quelle sauce veut-on nous manger ? Je pose la question à Moussa, qui a toujours réponses prêtes à toutes les situations difficiles. » M’ayant personnellement interpellé, j’allai droit au but en surprenant mes compagnons que je ne voulais pas décourager en gardant mon mutisme pendant les entretiens avec Moussa Medela et Abdelkadre Yassine. Je me mis à développer mon point de vue : « Sincèrement je ne crois pas aux négociations séparées avec Habré parce que je ne crois pas à la signature d’un accord, qui sera respecté par ce dernier dans un tel contexte. Nous n’avons plus de forces combattantes sur le terrain, le front sud est en train de 152

s’effondrer avec les ralliements continus des chefs codos. Le Front nord avec Goukouni et Acheik est terminé pour nous définitivement avec notre démission du GUNT. Il ne nous reste qu’une seule arme redoutable, la personne du colonel Kamougué, dans ce cafouillis conjoncturel. J’ai deux propositions à faire au colonel Kamougué : faire une déclaration pour se retirer momentanément et se mettre en réserve de la République ou se rallier sans accord signé à Habré. L’avantage d’un ralliement sans accord, c’est ce que Kamougué restera en travers de la gorge de Habré comme une arête de poisson. Il ne pourra pas le narguer pour l’humilier en piétinant son accord pour mettre ses nerfs à feu et faire monter sa tension artérielle. Habré vient de signer des accords avec chacun des chefs codos ralliés ; il va en signer d’autres avec ceux qui s’agitent à Paris, à Cotonou et à Bagdad. Habré sera obligé de ménager Kamougué comme caution de sa politique de réconciliation nationale. Il faut donc arrêter de nous fatiguer avec les Moussa Medela, Abdelkadre Yassine et autres. Ils n’ont pas besoin de nous pour signer un accord avec Habré. » Mes compagnons tombent des nues avec ma proposition inattendue. Le Vice-président Pascal faillit s’étouffer de colère. Nomaye éclata de rire pour me dire que c’était une plaisanterie de mauvais goût. Chacun de nous vida son verre et se resservit. L’atmosphère devint lourde. La confiance sembla s’ébranler. Kamougué m’avait bien compris. Il se garda de réagir à chaud et nous demanda d’aller nous reposer et de nous retrouver au petit-déjeuner pour la conclusion définitive avant son audience de l’après-midi avec le président Bongo. Nous nous retirâmes dans la chambre du Vice-président Pascal et continuâmes à nous enivrer jusqu’au petit matin en nous chahutant. Ils me traitèrent de tous les noms indésirables. Je savais qu’en leur for intérieur, ils devaient reconnaître que mon analyse ne manquait pas de pertinence, mais c’est ma proposition qui était trop grosse à avaler. Je m’attendais aussi à ce que notre aventure politique 153

commune prît fin et que chacun pût prendre son propre chemin après cinq ans de lutte sans issue en perspective. Et puis, en pensant aux sudistes, dont les villages ont été incendiés, les sœurs, les épouses et les mères violées, les frères et amis exécutés et jetés dans des fosses communes, qui chantaient, dansaient et animaient au sein des groupes chocs d’animation politique pour le bon plaisir de leurs bourreaux, j’éprouvai un profond sentiment de révolte contre moi-même. Suis-je plus sudiste et plus concerné que ceux-là par l’invasion barbare du sud et les supplices qu’il subit ? M’interrogeai-je en songeant à ce que j’aurais pu entreprendre, même hors du Tchad, pendant les cinq longues années que j’ai perdues en courant derrière Kamougué comme son ombre, alors que lui, en chef militaire et politique avait des raisons de relever un défi personnel. Et tous ces cadres sudistes qui combattaient ou se révoltaient contre Kamougué en se trompant d’ennemis n’étaient-ils aussi responsables des souffrances du sud ? Le temps était venu pour moi de me débarrasser du boulet tribal qui m’attachait à Kamougué. C’est vrai, j’avais mis trop de temps pour m’en rendre compte. Rien ne pouvait plus me retenir. Plus question donc de ménager les susceptibilités de quiconque, quitte à me faire rejeter par mes amis Nomaye et Pascal.  L’assistant de Kamougué, le maréchal des logis chef, Doyo, frappa à ma porte avec insistance à six heures du matin, alors que le sommeil venait juste de me prendre. Je me levai en maugréant : « Je suis très fatigué, il faut me laisser me reposer un peu ! » - Je m’excuse, monsieur Doumgor, mais le patron vous attend à son salon. Le vice-président et monsieur Nomaye sont déjà avec lui. - Bon, je vais sous la douche et j’arrive ! 154

Quand je fis mon entrée, Kamougué sirotait sa tasse de thé, le visage fermé, attitude distante, l’air grave à dessein comme pour nous intimider et imposer son autorité incontestable. Pascal et Nomaye remuaient leur café si longuement qu’on ne savait si c’était pour le sucrer ou le refroidir. Kamougué ne me laissa pas le temps de m’asseoir et introduisit cette réunion très matinale. « Je n’ai pas fermé l’œil de la nuit, commença-t-il avant de développer pourquoi il nous avait convoqués de si bon matin : je pense que le moment est venu de se décider en son âme et conscience face à l’enlisement de notre lutte et à l’étau qui se resserre autour de nous. J’ai décidé de me sacrifier pour que Habré cesse de massacrer les cadres et de brûler nos villages à cause de moi. Je vais me rendre. Qu’il me décapite si c’est le prix que je dois payer pour arrêter sa folie meurtrière. Je me rends seul, sans accord négocié et sans conditions. Je crois que c’est l’une des deux alternatives proposées hier soir par Moussa avant de nous séparer. Abandonner la lutte et me mettre en réserve de la République, c’est insulter la mémoire de tous ceux qui sont massacrés depuis cinq ans au sud. Oui, je ne signe aucun accord qu’Habré ne respectera pas pour me faire voir mes limites et me narguer comme un lion en cage. Je ne vous demande pas de me suivre, mais je n’oublierai jamais le sacrifice que vous avez consenti à mes côtés en croyant que nous pouvions par la force chasser les FANS du sud. Ce sacrifice ne restera pas vain. Habré partira un jour. Comment ? Je n’ai pas la réponse mais vous en serez témoins parce que rien n’est éternel, et vous êtes jeunes pour voir les choses venir. Il faut contribuer à abréger les souffrances de nos parents. Je vous remercie du fond de mon cœur pour votre confiance et votre soutien indéfectible dans les moments difficiles que nous avons traversés. J’irai cet aprèsmidi demander au président Bongo d’informer Habré de ma décision et de convenir de la date de mon retour au bercail. Ainsi va la vie ! Ne soyez surtout pas ébranlés et découragés par ma décision. Je suis convaincu que ma décision va 155

marquer un nouveau tournant dans la crise tchadienne. Après l’audience avec le président Bongo, je vais demander un avion spécial pour nous ramener demain matin à Brazzaville où je me dois d’informer aussi le président Sassou Nguesso et le remercier de tout ce qu’il a fait pour nous pendant ces cinq dernières années en nous donnant asile et en soutenant notre lutte. Je me dois aussi d’informer nos compatriotes et les rassurer que je ne les trahis pas. » Le Vice-président Pascal soupira. Ses lèvres frémissaient. Ses doigts tremblaient. Comme un conjoint trompé, il lâcha en fixant Kamougué droit dans les yeux : « Je ne vous suivrai pas. Notre aventure commune s’arrête ici. J’abandonne aussi la lutte, mais je saurai me rendre utile pour moi-même. Dommage d’abandonner ainsi les millions de gens qui croyaient et espéraient en nous. Je vous souhaite bonne chance et ne regretterai jamais le sacrifice que nous avons consenti ensemble. Vous resterez le héros de notre résistance. » Nomaye, la voix presque morte, dit qu’il accompagnerait Kamougué jusqu’à l’avion pour son retour au bercail, mais qu’il ne rentrerait pas dans ces conditions. Moi, je me tus. Kamougué se leva et nous serra vigoureusement la main sans un mot de plus. Il se sentit lâché. Il nous en voulait intérieurement. Une page était définitivement tournée comme ce fut le cas avec ses anciens collaborateurs du Comité Permanent. Nous nous retrouvâmes dans la chambre du Viceprésident Pascal. Nomaye et Pascal se précipitèrent sur la bouteille de whisky qui traînait sur une tablette. Il n’y avait qu’un verre. Pascal proposa à Nomaye de se servir et me demanda de descendre au bar-restaurant commander le petit-déjeuner et d’autres verres ainsi que ma bière préférée. Je me contentai d’une bouteille de coca cola parce qu’il était encore tôt pour moi de boire de l’alcool. Nous avions mangé en silence. Personne n’osa aborder la décision-boumerang de notre chef. 156

C’est Nomaye qui, après quelques rasades de whisky, laissa éclater son amertume : « Ainsi notre chef nous jette comme des chiffons et se lave la main de tout pour repartir à la sauvette trinquer avec Habré sur les ossements de nos parents et de nos amis ? Pascal profita de la brèche ouverte pour m’attaquer frontalement : « Ngolobaye, c’est toi qui lui a mis l’idée de ralliement sans accord dans la tête dans ton développement d’hier soir. Ta responsabilité est totale dans cette honteuse capitulation. Tu savais que Kamougué n’allait pas dire le contraire de ce que tu avançais. Je vous annonce que je vais demander à aller m’installer à Conakry. C’est mon ancien président de la FEANF en France, le professeur Alpha Conde qui est au pouvoir là-bas, après une longue lutte sans compromission, qui a fini par triompher de la dictature dans son pays. La dignité ne se marchande jamais ! » Bien que profondément piqué au vif, je m’efforçai pour répondre calmement afin que, malgré tout, nos relations personnelles d’amitié pussent être préservées. « Chacun va ou doit choisir son chemin parce que notre destin politique n’est pas lié pour l’éternité. Je ne regretterai jamais le rôle que j’ai pu jouer, mais je ne suivrai plus aveuglément quelqu’un en politique. Kamougué m’a fait confiance et j’ai été tout le temps loyal sans aucun calcul personnel. C’est aujourd’hui que je vais penser à moi-même. J’ai appris un métier que la guerre m’a empêché d’exercer. Avec mon micro ou ma plume désormais, vous ne m’échapperez pas, nos chemins se recroiseront toujours. Alors trinquons quand même à notre défaite, que dis-je, à la capitulation de notre chef, car la vie ne s’arrête pas là. Je vous en prie, n’en voulons pas à Kamougué. C’est peut-être la mort qui l’appelle à N’Djamena. Que la volonté du Toutpuissant soit exaucée ! Amen ! Moi, je suis chrétien, baptisé, confirmé. Tout ce que Dieu fait est bon ! » Kamougué me fit appeler par le MDLC Doyo. Il me reçut en pyjama. « Moussa, ne te saoule pas trop aujourd’hui, le Président Bongo nous reçoit à 16 heures. Je te laisserai le 157

soin de lui expliquer le bien fondé de ma décision de rentrer sans accord, puisque c’est toi qui m’as donné cette géniale idée. » Il ne me retint pas plus et n’avait visiblement envie de deviser avec moi sur le sujet. Il n’était que 9 heures et je me retirai dans ma chambre pour essayer de dormir un peu et récupérer mon déficit de sommeil. Deux compatriotes, enseignants à Libreville, attendaient entretemps à la réception de l’hôtel pour nous inviter à sortir. Une bonne occasion d’évasion pour Nomaye et Pascal, qui allaient noyer leur chagrin dans l’alcool sans moi. Doyo toqua à ma porte à 15 heures. Je venais de remonter du restaurant et attendais le signal pour le départ à la Présidence. Il m’informa que c’était le conseiller Koumba qui souhaitait s’entretenir avec moi avant l’audience. Je le rejoignis donc dans un salon de la réception. - Petit-frère, la nuit a porté conseil, j’espère, me lançat-il. - Moi, je n’ai aucun problème, monsieur Koumba. - Petit-frère, Georges vous fait entièrement confiance ; il apprécie votre franchise et votre intelligence. Il compte sur vous ; il faut l’aider à sortir de cette situation devenue intenable. Les Français mettent les grands moyens pour promouvoir ses opposants sudistes et les amener à négocier avec Habré sans lui. Si vous ne jouez pas bien, il va être marginalisé. Pour le moment, il a le soutien total du Président Bongo. Aidez le président Bongo à l’aider à son tour. C’est très important ce que je vous dis. - Je sais que Kamougué ne décevra pas le Président Bongo. - Vous allez donc rassurer le Président ? - Il me semble que oui ! - Je suis heureux de vous l’entendre dire Il me quitta pour aller faire descendre Kamougué, à cinquante minutes environ de l’heure de l’audience avec le Président, la Présidence étant à une quinzaine de minutes de l’hôtel. 158

Kamougué apparut détendu, l’air de s’être bien reposé. Il me serra la main en m’entraînant vers la voiture qui attendait déjà le départ. Nous prîmes la même voiture officielle. Le Conseiller Koumba nous suivit, seul, dans sa voiture privée personnelle. On nous conduisit directement au salon d’honneur d’attente. Une dame nous invita à nous asseoir et nous offrit un rafraîchissement. Une coupe de champagne pour Kamougué et un verre de jus de fruit pour moi. Mais le protocole ne nous laissa pas le temps de porter les verres à notre bouche. - Votre honneur, veuillez bien me suivre. Le président nous attendait, seul, debout, en grand boubou comme un sultan. Il donna des accolades à Kamougué et me serra la main en nous invitant à nous asseoir. - Alors ça va ? Le ministre Mayila s’occupe bien de vous ? - Il nous gâte, répondit Kamougué - C’est bien, ils se sont disputés, Martin et lui, votre accueil. Comme c’est son avion qui est allé vous chercher à Brazzaville, il vous a retenus chez lui. - J’ai rendez-vous avec Martin après l’audience. - Tu es quand même chez toi, toi le natif de Bitam6, tu ne peux qu’être choyé ici. Mais revenons aux choses sérieuses. Le Ministre Guy Penne est reparti mécontent de sa rencontre avec tes conseillers. L’Afrique ne finira pas de les surprendre, ces Français ! bon où en sommes-nous ? Ne nous laissons pas déborder par les évènements qui s’accélèrent. Certains de vos amis ont choisi d’aller négocier avec Habré à Bagdad, préférant la médiation de Saddam Hussein. On vient de m’annoncer aussi que votre représentant7 à Paris a déjà regagné N’Djamena. 6 7

Kamougué est né à Bitam au Gabon. Il s’agit de Salibou Garba.

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- Eh bien, nous allons les surprendre tous ! insinua Kamougué - Comment ? - Je viens vous annoncer ma décision de rentrer immédiatement, sans accord et sans conditions au Tchad. Je veux seulement votre bénédiction. - Comment ça ! - C’est mon conseiller Moussa devant vous, qui m’a convaincu de cette démarche surprenante. Il peut vous l’expliciter. Le président se redressa de son fauteuil et me fusilla du regard étonné. - Petit, je vous écoute ! - Excellence, je ne vous ferai pas l’injure de dire que toute négociation en politique est une question de rapports de force, surtout dans un contexte politico-militaire. Kamougué n’a pas les moyens de faire respecter un accord avec Habré. Autant qu’il se rallie à lui sans accord négocié et se mette en travers de sa gorge comme une arête de poisson. Si c’est vous qui parrainez cette reddition, Habré sera obligé de ménager Kamougué en lui accordant un égard particulier par rapport aux autres qui signent des accords à la chaine. On ne sait quel est l’accord qui primera devant Habré. D’où la suggestion que j’ai faite humblement au président Kamougué. Le président dit en sango à Kamougué que ma suggestion était géniale et qu’avant toute fuite, il allait l’annoncer séance tenante à Habré. Il décrocha son téléphone et joignit Habré : « Monsieur le Président, je suis avec Kamougué. Il préfère faire l’économie de négociation et d’accord formel pour rentrer immédiatement dans son pays, si vous acceptez de le recevoir. » Le président Bongo transmit la réponse de Habré à Kamougué. Gouara Lassou, le ministre sudiste des Affaires étrangères, ancien membre du Conseil Supérieur Militaire, rallié le 12 févier 1979 à Habré contre le général Malloum, viendrait à Libreville pour le raccompagner au 160

pays, le temps nécessaire pour organiser dignement son accueil. Le président Bongo étreignit longuement Kamougué et lui dit que l’avion spécial était à sa disposition pour le ramener à Brazzaville afin d’informer lui-même le président Sassou avant de revenir à Libreville pour les modalités pratiques de son retour au Tchad, mettant un terme à son opposition à Habré. Nous avions fini la soirée chez le ministre gabonais des Affaires étrangères, Martin Bongo où le champagne avait coulé à flots. Notre délégation embarqua le lendemain pour Brazzaville, les mines tristes. Kamougué n’arrêta pas de boire son champagne jusqu’à l’atterrissage. Il ne nous dit rien avant de monter dans la voiture à côté de sa femme, qui était venue pour la première fois l’attendre à l’aéroport à son retour de voyage. Notre chef n’avait plus besoin de nous. Ce fut la dernière image forte de la déconfiture de la résistance sudiste. Je devais me cacher pour éviter les regards interrogateurs et intrigants des compatriotes de Brazzaville. C’est à la télévision que nous avions vu les images de Kamougué après une audience avec le Président Sassou. Il y était allé seul. Nous comprîmes qu’il ne faisait plus aucun cas de nous ses collaborateurs. Les liens étaient rompus, même avec moi qui jouais à le rassurer de mes bons sentiments fraternels. Je ne l’intéressais plus et mes conseils ne lui étaient d’aucune utilité. Comme quoi, il ne faut jamais confondre les relations politiques conjoncturelles et d’autres sentiments. On ne vaut pour un homme politique et surtout un chef politique que quand on le sert. Autrement dit, j’appris à considérer qu’un parent ou un ami parvenu au sommet de l’État ne s’embarrasse pas de considérations liées à la parenté ou à l’amitié qui ne confortent pas son pouvoir. C’est mon épouse qui était informée par celle de Kamougué que son mari repartait le lendemain à Libreville pour son retour au Tchad. Il allait être accompagné par son petit oncle, le journaliste Yonaroum Sou Konde, qui eut 161

quand même la gentillesse de venir m’informer de sa décision : « Moussa, je ne suis pas d’accord avec la décision de mon neveu, mais je ne peux pas l’abandonner ; je vais l’accompagner à mes risques et périls. C’est toi que tout le monde accuse, mais moi, je ne te condamne pas. Il y a une fin à toute aventure humaine. » Nomaye et moi étions à l’aéroport Maya-Maya de Brazzaville pour dire au revoir à Kamougué. Il nous serra les mains à la volée, l’esprit ailleurs. Nomaye comprit que je n’étais si complice de sa décision qu’il le pensait. La preuve est qu’il m’avait ignoré tout autant que lui. Je lui proposai après le décollage de l’avion spécial de Kamougué d’aller tirer la leçon de tout cela avec le Vice-président Pascal chez lui. Notre présence ramena Pascal à des sentiments plus raisonnables alors qu’il semblait déprimé, désemparé perdu. - Et nous voilà tous les trois orphelins ! dit Pascal en éclatant de rire pour détendre l’atmosphère morose. - Ainsi va la vie, qui doit continuer quand même ! répliquai-je. Il faut seulement savoir rebondir. - Avec quel soutien politique et quels moyens d’action ? Je saisis la perche tendue par Nomaye à travers sa question pour faire ma mise au point : « ça dépend de ce que chacun veut devenir maintenant. Moi, je ne vais pas traîner à Brazzaville et courir derrière les subsides du HCR ou du gouvernement congolais. J’ai un métier et ne suis pas plus sudiste que tous les autres cadres qui déposent les armes et se rallient. Je décide de repartir au Tchad avec un billet du HCR et tenter de me faire oublier hors du champ politique. Je vais dans la semaine faire un tour à Bangui informer mon grand-frère, le marabout, qui avait prédit que je repartirais au Tchad travailler sous Habré ainsi que mes deux demi-sœurs de mère Ngama de Centrafrique. Kamougué espère peutêtre nous voir végéter après lui à Brazzaville, nous sachant sans le moindre sou en poche. Je tiens à dire à mon ami Nomaye de penser à ses quatre enfants en bas âge ; il peut reprendre la craie pour leur assurer un meilleur avenir que 162

celui du combat politique. Ignorons maintenant Kamougué. Nous ne sommes pas investis d’une mission spéciale par Dieu pour le Tchad. Voilà ma mise au point que je tiens à vous faire aujourd’hui que Kamougué a décollé pour le Tchad. Ma page est ainsi tournée. Vous resterez toujours mes amis. » Mes amis prirent seulement acte de ma mise au point. Nous sortîmes après pour aller prendre un pot dans un coin habituel au quartier Poto-poto. Un opposant centrafricain, ami de Pascal qui dirigeait un bureau d’études à Brazzaville, nous y rejoignit. C’est lui qui nous prit totalement en charge. Dans les échanges avec lui, il nous surprit en affirmant qu’il ne nous voyait pas en train de chercher à recoller les morceaux abandonnés par notre chef. « Cherchez à faire autre chose pour survivre comme moi, sinon rentrez au Tchad. Vous n’êtes pas plus redevables des bêtises du Tchad que vos chefs qui déposent l’un après l’autre les armes. Si Patassé décidait de se réconcilier avec Kolingba, je ne resterais pas un jour de plus après lui à Brazzaville. J’ai plus d’atouts dans mon pays qu’ailleurs. » Je sentis que le message de l’opposant centrafricain était reçu cinq sur cinq par Pascal. Il alluma cigarette sur cigarette, et la bière descendait agréablement dans sa gorge. Son horizon politique semblait s’éclaircir après le désespoir qui l’avait envahi après la décision unilatérale de Kamougué. Une semaine plus tard, c’est Pascal qui vint nous trouver avec Nomaye pour nous annoncer qu’il allait solliciter son rapatriement au HCR, et qu’il souhaitait rentrer le même jour que moi. Nomaye lui répondit qu’il attendrait les vacances pour ramener aussi les enfants au pays. L’onde de choc de la rencontre de Kamougué avec Habré produisit ainsi tous les effets que j’avais prévus. Je n’étais peut-être pas un génie, mais mes amis ne peuvent pas s’empêcher de me traiter de sorcier visionnaire. J’avais le sentiment d’avoir vidé ma conscience de toutes les incompréhensions et soupçons déshonorants. 163

Pascal et moi, primes l’avion d’Air Afrique le 17 avril 1987, jour anniversaire de mon épouse, pour N’Djamena. Mais avant notre départ, j’avais vendu à l’un des collègues centrafricains de mon épouse, étudiant à l’université Marien Ngouabi, une paire de chaussures, tout cuir de marque italienne, que j’avais ramenée de mon dernier séjour à Paris. C’est cette somme que je lui avais remise pour tenir le coup quelque temps après moi. Nomaye était aussi obligé de vendre à un épicier malien, un combiné radiocassette pour faire un peu de réserve de riz et de macayabo ou poissons salés pour nourrir ses enfants, le temps de pouvoir frapper à d’autres portes pour sa survie. Tel se résumait le bilan misérable de nos cinq années d’exil et d’opposition contre Habré.

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10 Les tracas de la réinsertion

Pascal et moi avions débarqué à N’Djamena sans un rond

en proche et aucune disposition particulière n’était prise pour notre accueil. C’est Kamadji Kaya Whorr Marcelin, cadre à la Société Tchadienne d’Assurances et de Réassurances Nationale, qui m’accueillit chez lui. Quelques jours après, je fus convoqué au consulat de France pour recevoir une aide financière pour ma réinsertion, aide négociée, semble-t-il, par l’ancien ambassadeur du Tchad en France, Jean Bawoyeu Alingué, au nom du Front Démocratique du Tchad. Magnanime, Alingué avait inscrit sur la liste des bénéficiaires les anciens collaborateurs de Kamougué ralliés. J’avais eu une somme de 1.500.000 Cfa qui me permit d’acheter un lopin de terre rural à Chagoua, une moto et d’effectuer un déplacement à Sarh pour revoir ma mère. Nomaye nous rejoignit deux semaines plus tard avec sa famille. Nous décidions d’aller saluer Kamougué qui venait d’être nommé ministre de l’Agriculture avec d’autres personnalités sudistes ralliés notamment du Front Démocratique Tchadien du général Négué Djogo. Nous trouvâmes Kamougué isolé dans une résidence de la société cotonnière du Tchad mise à sa disposition au quartier fortifié non loin du palais présidentiel. Il fut heureux de nous revoir ensemble et se pressa de nous dire que notre arrivée était une bonne chose pour lui parce qu’il avait besoin de nous pour l’aider à diriger son nouveau ministère dans un contexte où les cadres semblaient l’éviter pour ne pas avoir des ennuis avec les agents de la police politique déployés pour surveiller ses fréquentations et ses relations. 165

Chacun de nous trois avait déjà repris sa place dans son ministère d’origine. Nomaye intégra une cellule d’études au ministère de l’Éducation nationale. Pascal fut affecté au service des dépenses de l’armée à la direction du Budget au ministère des Finances. Mon collègue et ami Adoum Moussa Seif, l’une des figures de proue du régime Habré, ministre de l'information et de l’orientation civique me reçut avec un large sourire en me disant que mon service m’attendait. Immédiatement, le Directeur général, Emmanuel Touadé, me fit signer un arrêté m’affectant en renfort d’effectif au service de la Presse, la Documentation et des Études dont j’étais le chef au moment du déclenchement de la guerre civile. Pour me mettre en confiance, Adoum Moussa Seif, m’invita à manger chez lui et me sortit régulièrement les après-midis à prendre des pots chez une dame sudiste, propriétaire d’un caférestaurant à domicile. Je me rendis très vite compte que c’était le repère des hommes du pouvoir, miné par les agents de la police politique. Le ministre lui-même me conseilla de tenir ma langue et de me contenter de boire ma bière. Il me faisait déposer par son chauffeur chaque fois que je commençais à bâiller de fatigue par excès d’alcool. J’apparus alors comme le protégé du membre du Conseil de commandement des Forces Armées du Nord et du bureau politique du nouveau parti de Habré, l’Union Nationale pour l’Indépendance et la Révolution (UNIR), qui me facilitait ma réinsertion et tentait de me faire oublier que nous nous étions combattus au sein de tendances politico-militaires farouchement opposées et proches des deux principaux leaders charismatiques, Kamougué et Habré. Nomaye Pascal et moi, nous retrouvâmes, à la fin de la journée courte du vendredi où le travail s’achevait à douze heures au lieu de quinze heures pour prendre un pot. C’était l’occasion d’échanger sur la proposition de Kamougué d’avoir l’un de nous à ses côtés comme directeur de son 166

cabinet ministériel. Comme s’ils s’étaient entendus avant de me rencontrer, c’est Nomaye qui me proposa d’accepter le poste avec un argument fort : « C’est plus facile pour Pascal et moi de nous faire oublier dans nos fonctions à l’Éducation nationale et aux Finances que toi à la Communication. On risque de faire appel à toi pour rédiger des éditoriaux d’encensement de Habré. Rappelle-toi le rôle éminent que tu as joué au sein du Comité Général des cadres du sud, à la tête de Mula puis auprès de Kamougué en exil. Tu es plus à portée des griffes vengeresses de Habré que nous. Kamougué a profité de nous hier, pour nous abandonner après, comme des va-nu-pieds. C’est toi qui dois profiter de lui aujourd’hui pour te mettre à l’abri des provocations de ceux qui chercheraient à avoir ta tête. » Pascal ajouta que je n’avais pas d’autres choix que d’accepter le poste de directeur de cabinet de Kamougué, ne serait-ce que le temps de voir évoluer la situation politique du pays de l’intérieur. J’acceptai la proposition en posant deux conditions à exiger de Kamougué : Que Nomaye accepte que sa femme Rachel, notre compagne d’exil, soit la secrétaire de Direction du cabinet et qu’un de mes cousins maternels soit mon planton. Après hésitation, Nomaye donna son accord en disant que son épouse partirait le même jour que moi du cabinet si le devoir m’appelait ailleurs. « Kamougué n’avait pas pensé à nos enfants quand nous devions nous séparer. Ma femme ne doit pas lui assurer le rôle de souffre-douleur dans son cabinet, mais j’accepte qu’elle aille t’aider à déceler des peaux de bananes inévitables dans le milieu politique. » Kamougué accepta mes conditions, mais avant de prendre un arrêté de nomination, j’exigeai qu’il adressât une correspondance à mon ministre de tutelle pour solliciter mon détachement. Pour être correct avec le ministre Adoum Moussa Seif, je pris soin de l’informer de la proposition de Kamougué moi-même avant de recevoir sa correspondance. - Tu as mieux à faire ici que dans son cabinet, mais comme nous devons le ménager, je vais accepter mais tu 167

reviendras très vite pour prendre en main le ministère et me laisser un peu de temps de m’occuper des grandes affaires politiques au sein du parti. - Je n’ai pas l’intention de m’enfermer plus d’un an dans un cabinet ministériel. Je n’ai pas refusé l’ENA pour faire le journalisme et revenir me perdre dans des tâches administratives. - C’est parfait ! Le Président en sera informé. Fais seulement attention à tes fréquentations et aux propos que tu tiens en public et en privé. Rien ne nous échappe. Les conseils du ministre Adoum Moussa Seif recoupèrent ceux que mon ami Marcellin me donna en m’accueillant chez lui à mon arrivée de Brazzaville. Il m’avait dit de me méfier de tout le monde notamment des filles que j’avais connues avant mon exil, dont la plupart se faisaient entretenir par les redoutables agents de la DDS et servaient d’indicatrices en milieux sudistes. Garde-toi de prononcer le nom de Habré ni de parler de l’UNIR, et évite certains milieux et certaines personnes, me prévint-il. Au cabinet, je me rendis compte de l’isolement de Kamougué. Le seul ministre qui le fréquentait et bavardait souvent avec lui était Senoussi Wadack, originaire de Biltine et homme d’Affaires, proche des Zakawas qui partageaient avec les Goranes le pouvoir de Habré. Kamougué s’aperçut que Habré ne lui laissait aucune initiative. Il ne répondit même pas à une fiche par laquelle Kamougué avait proposé quelques noms de cadres sudistes à responsabiliser, dont Nomaye et Pascal. Kamougué en fut ulcéré et me confia un jour : « Il me reçoit, me donne des instructions et ne fait jamais cas des fiches que je lui adresse en dehors des questions administratives de fonctionnement du ministère. » Je lui répondis que c’était une façon de lui indiquer quelle était sa place désormais dans le pays, qu’il n’y avait qu’un seul chef qui décide et choisit ceux qu’il veut promouvoir. Personne ne doit rien devoir à quelqu’un d’autre que lui. Et ça va continuer comme cela jusqu’à quand ? dit Kamougué 168

instinctivement. Je lui rétorquai qu’il ne fallait se poser cette question mais adapter son comportement avec lui dans cette logique. Par exemple, attendre que le Président proposât des noms de cadres à nommer pour le renouvellement à la tête des directions de service et autres organismes sous tutelle. Il ne fallait donc pas chercher à faire nommer des cadres de ses propres connaissances, comme c’était souvent le cas après chaque remaniement ministériel dans un pays normal. Je conseillai aussi d’instaurer la rigueur dans la gestion du personnel et des ressources allouées et s’imposer une discipline et une diligence dans le traitement des dossiers, en instaurant une réunion hebdomadaire de suivi des dossiers avec tous les directeurs techniques. Le rythme de travail fut infernal pour certains directeurs, mais cela semblait motiver les collaborateurs, qui cherchaient à prouver qu’ils ne laissaient traîner aucun parapheur sur leur bureau. Kamougué réussit ainsi à créer un climat de confiance et de respect mutuel avec les directeurs techniques dont la plupart avaient la parfaite maîtrise des dossiers et souvent formés dans des meilleures universités et écoles d’agronomie. J’avais aussi su me faire apprécier et respecter en tant que chef de cabinet rigoureux et dévoué, qui n’emmerdait pas les directeurs techniques pour des tickets d’essence ou d’autres avantages matériels. Il ne fallait surtout pas laisser des failles qui pussent être exploitées pour humilier de manière sournoise Kamougué. Comme tout le monde était supposé militant engagé les cellules des structures de l’Etat, je fus désigné chargé de la Communication au sein de la cellule d’animation politique du ministère de l’Agriculture. Kamougué était surpris de voir mon nom sur la décision de nomination des représentants personnels du Présidentfondateur de l’UNIR délégués dans les préfectures pour la supervision des précongrès, signée de Habré lui-même. Une autre façon de lui faire comprendre qu’il n’avait pas besoin de son avis pour faire appel à n’importe quel cadre qu’il 169

voulait. J’étais donc désigné en binôme avec le membre du comité central Oumar Bamaye pour superviser le précongrès du Logone Oriental à Doba, au grand dam de certains leaders politiques de cette région qui venaient aussi de se rallier à Habré. Mais, ne me connaissant pas et redoutant que ce soit un collaborateur de Kamougué qu’Habré désigne pour l’adjoindre à lui, le chef de mission Oumar Bamaye, me contourna pour aller nuitamment concocter un discours d’ouverture du précongrès avec certains cadres politiques de la région. J’étais surpris que ce fut à moi que le trésorier général de la commission chargée de l’organisation des précongrès remît la somme destinée au Logone Oriental. Arrivés à Doba, nous tînmes une première réunion avec le secrétaire général du Comité régional de l’UNIR, monsieur Djékila, un natif de Goré et le préfet Açyl, un Arabe très disponible et d’une courtoisie désarmante. Nous nous mîmes d’accord sur la gestion de la somme allouée suivant une stricte et transparente répartition des lignes de dépenses arrêtées. J’avais exigé que chaque sortie d’argent fasse l’objet d’un reçu justificatif et toutes les interventions des différentes délégations sous-préfectorales soient soumises à l’appréciation préalable des deux représentants personnels du Président-fondateur. Le chef de la délégation, Bamaye nous sortit à l’occasion un discours déjà écrit et le soumit à notre appréciation. J’avais déploré sur le champ le fait de n’y avoir pas été associé en tant que membre de la délégation officielle. Je proposai de le réécrire moi-même pour en être coresponsable devant le Président-fondateur. Bamaye s’y plia et admit le lendemain après avoir pris connaissance du nouveau texte à lui soumis, qu’il avait commis un impair, et qu’il s’en excusait. Vu le grand enthousiasme que le discours d’ouverture avait suscité au sein des délégations, le chef de mission me fit totalement confiance pour conduire les travaux jusqu’à la clôture, marquée par un match de football et un grand banquet. Je remis aussitôt à notre retour à N’Djamena le rapport de mission et le reliquat de la somme 170

allouée avec tous les justificatifs des dépenses effectivement faites. Je ne m’étais pas occupé de la suite notamment de l’appréciation du Bureau politique et plus particulièrement du Président-fondateur. Je savais que des fiches devaient être faites au sujet de ma contribution au précongrès par les agents de la DDS ou les responsables politiques et administratifs de la région, ils ne seraient que très favorables. C’est à partir de cette mission que je commençais à me sentir en confiance dans le pays, sans trop me préoccuper de l’épée de la DDS suspendue sur la tête de tous les cadres. Je pris part au grand congrès qui s’ensuivit, ainsi que mon ami Nomaye désigné dans la commission Education. Kamougué devait annoncer publiquement son adhésion à l’UNIR devant les congressistes par un discours dont Nomaye et moi avions été les corédacteurs. En fait, nous ne voulions rien laisser au hasard, afin de lever toute suspicion politique à notre égard. Je décidai aussi après ce congrès de quitter Kamougué et m’éloigner de la politique pour espérer vivre tranquille. Je me confiai au ministre Adoum Moussa Seif qui se chargea d’écrire à Kamougué pour lui signifier que le ministère de l’Information avait besoin de mes compétences professionnelles pour rehausser le niveau des productions de la Radio et de la Télévision naissante. Je pris là aussi le soin d’informer Kamougué de la démarche avant que la correspondance du ministre Adoum Moussa Seif ne lui parvienne. Il le prit malheureusement très mal en me traitant de traître devant Nomaye et Pascal, qui m’avaient accompagné pour l’informer poliment à domicile. « Tu peux partir ! Avec ou sans toi, je continuerai à faire de la politique », me balança-t-il à la figure, tout furieux. Nomaye et Pascal en furent atterrés. Je lui répondis simplement que je n’avais pas l’âme de traître et que je ne reconnaissais pas non plus avoir signé un pacte de sang que j’aurais trahi. Madame Nomaye décida sur injonction de son mari, de démissionner le même jour de mon départ du cabinet pour aller s’occuper de ses enfants. Malgré le manque de fair-play 171

de Kamougué à mon égard, je ne lui en avais jamais voulu, et quand tout le monde continuait à penser que je roulais toujours dans l’ombre pour lui, je m’étais refusé de tenter de leur prouver le contraire. J’avais aussi le sentiment que mon étoile n’allait pas s’arrêter là, à ce nouveau croisement des chemins de mon existence.  Le ministre Adoum Moussa Seif décida de me remettre immédiatement dans le bain de la profession en m’affectant à la Télévision nationale naissante pour remplacer Aldom Nadji Tito, plus spécialisé en presse écrite qu’en radiotélévision comme moi, au poste de chef de service des Nouvelles et des Programmes. Je renouais ainsi avec le micro et la caméra que j’avais abandonnés pendant six ans, mais j’avais le métier dans le sang et n’eus aucun mal à confectionner les nouveaux programmes et à m’investir dans le journalisme télévisuel, en encadrant les jeunes recrues sans formation, pour professionnaliser leurs traitements des nouvelles et les réalisations d’émissions. Mon succès et ma popularité à la télévision commencèrent rapidement à poser problème, tant au niveau de la corporation que chez certains hommes politiques, qui admettaient mal mon ascension inexorable dans le paysage politico-médiatique. Des journalistes, sans envergure professionnelle mais introduits dans la cour des dirigeants influents, entreprirent de me détruire par tous les moyens. C’est par une menace directe que l’un d’eux m’apostropha un jour : « Ne te crois pas plus important que Kamougué et Djogo que nous avons soumis. Si tu continues sur ta lancée, tu vivras le même sort que Saleh Gaba8 dont on a arraché les dents avant de le laisser mourir à petit feu ? » On me suspendit ensuite de l’écran parce que d’aucuns ne supportaient pas de voir ma tête apparaître. 8

Un journaliste assassiné sous Habré.

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J’acceptai de coordonner la rédaction, apprêter les journaux et de laisser venir Topona Célestin, alors rédacteur en Chef à l’Agence Tchadienne de presse, pour les présenter à ma place. Une situation qui finit par déconcerter la journalisteprésentatrice Achta Abdéramane. Elle me témoigna son affliction et sa sympathie avec des larmes aux yeux : « Chef, pourquoi te torture-t-on ainsi ? » Je lui répondis que c’était le jeu minable de petites personnes, qui n’avaient pas ma pointure intellectuelle et professionnelle. Ils vont le regretter eux-mêmes un jour, ajoutai-je. Et puis un jour, c’est mon ami et condisciple, Mahamat Hissène qui me conseilla de négocier avec Adoum Moussa Seif mon affectation à un autre organe que la Télévision, parce qu’un haut responsable sudiste de l’UNIR et du Gouvernement lui avait clairement dit, en tant que directeur de la presse présidentielle et coordonnateur de la Télévision nationale, de s’arranger avec le ministre pour m’affecter ailleurs, car mon visage l’indisposait à la Télévision. Un vieux caméraman de la Présidence, Bourma, m’avait prié aussi de prendre garde, parce que les feux de la DDS étaient braqués sur moi. Je n’entrepris pas encore une démarche auprès du ministre pour obtenir mon affectation ailleurs qu’il fut témoin luimême d’une altercation avec un militant sudiste très zélé de l’UNIR, alors qu’il m’avait invité à prendre un pot avec lui chez la vendeuse de bière à domicile de Sabangali. Nous avions trouvé là ce jour, entre autres, Manassé Nguéalbaye, un sudiste militant du Frolinat originel du Dr Abba Sidik, Adoum Yacoub, bras droit de Goukouni rallié à Habré et nommé chef d’État-major adjoint des FANTS, mon jeune confrère journaliste Madjirangar Fakir et le militant zélé qui m’avait agressé. Ce dernier m’avait dit, avec l’air de me narguer, s’étonner de me voir à leur table prendre un pot tranquillement avec ceux que j’avais combattus aux côtés de Kamougué. Pour lui, j’avais eu la chance de disparaître de Sarh avant sa prise par les FANS, autrement j’allais être abattu et trainé dans les rues comme un chien. La raison en 173

serait ma plume, qui était aussi assassine que les balles de kalachnikov pour eux, combattants FANS. En l’écoutant, c’est l’image des victimes des massacres de septembre 1984, qui défila dans ma tête. Adoum Moussa retira mon agresseur pour lui parler en aparté, certainement pour le conseiller de cesser de m’attaquer parce que j’étais son invité. Adoum Yacoub me conseilla de ne pas répondre aux provocations irresponsables d’un soulard. J’avais quand même été sérieusement alerté sur la précarité de ma situation sécuritaire dans le pays, toujours en proie aux règlements de comptes politiques, aux disparitions de personnes et aux assassinats crapuleux. L’altercation parvint aux oreilles de mon cousin Pascal Bemadjim Toldang, fonctionnaire au Trésor public, qui s’en inquiéta au point de me proposer de repartir en exil avec une enveloppe de 430.000CFA qu’il voulait me remettre le jour de mon départ. J’ai décliné sa proposition fraternelle, car le goût amer de l’exil m’était resté sur la langue. Mais j’étais allé faire part à Adoum Moussa de mes inquiétudes face aux menaces plus ou moins directes dont j’étais l’objet, depuis mon retour au ministère de l’Information. Je l’informai du conseil de Mahamat Hissène de me faire muter à un autre service du ministère et d’autres alertes qui m’étaient parvenues. Adoum Moussa Seif s’enflamma en disant que c’était irresponsable de la part des gens se réclamant proches du pouvoir, qui semaient par ailleurs la peur dans l’esprit des compatriotes, qui décidaient librement d’enterrer la hache de guerre pour se mettre au service de leur pays. « Il ne faut pas céder à cela, tu n’as rien à craindre, surtout de cet imbécile qui t’a importuné en ma présence. D’ailleurs on lui a déjà demandé des explications sur son attitude. Le Camarade-Président ne tolère pas ces genres de comportement irresponsable. » J’appris quelques semaines plus tard que le zélé qui voulait me faire peur était en situation de disgrâce et rasait les murs de peur pour sa propre sécurité physique. 174

C’est dans ce climat de peur collective que la nouvelle de la défection des chefs militaires Zakawas tomba comme une bombe un 1er avril 1988. Une partie des dissidents, avec l’ancien Chef d’État-major général des Armées, Idriss Deby, avait repris le maquis à l’Est, avec base arrière au Soudan, c’est-à-dire le même maquis utilisé par Habré pour sa conquête du pouvoir. Le chef d’État-major général des Armées en fonction aurait eu moins de chance de s’évader et serait tué dans la tentative de putsch manqué. L’image du chef d’État-major général Hassan Djamous me revint à l’esprit, car je l’avais croisé un après-midi sur l’Avenue Mobutu, à Moursal, au niveau du Building du ministère de l’Education nationale. Il était seul, en vareuse, dans une belle voiture et roulait lentement comme s’il mijotait des choses dans sa tête en conduisant. J’eus le même sentiment que celui que j’avais éprouvé lors de ma première rencontre avec le capitaine Kamougué à la Grande poste en 1973. Quelque chose me dit en mon for intérieur qu’il tenterait un jour de prendre le pouvoir. Je n’avais partagé ce sentiment avec personne, parce que ce n’était pas une idée à partager avec quelqu’un, à cette période où chacun avait peur de son ombre. Je connaissais par contre mieux le ministre de l’Intérieur Mahamat Itno, lui aussi impliqué, et qui serait diton arrêté. Il avait l’habitude de me saluer et de plaisanter avec moi, quand je venais à la Banque Internationale de l’Afrique de l’Ouest (BIAO), où il travaillait, pour mes retraits. Il m’avait même conseillé pour ne pas me faire bousculer le jour de virement des salaires, de passer quelques jours avant faire des découverts, en attendant que les comptoirs de la banque soient plus dégagés, et que les opérations redeviennent plus fluides. Le pouvoir se durcit alors et une grande campagne de dénigrement des dissidents se déclencha, mobilisant surtout la Radio et la Télévision. Le directeur du journal officiel Al Watan, Madjirangar Fakir, eut des ennuis avec le bureau politique de l’UNIR pour avoir publié les photos 175

présentables des dissidents. Il fallait plutôt les caricaturer en petits diables méprisables. Le pouvoir organisa sur la lancée, un grand meeting populaire à la Place de l’Indépendance. Nous étions mobilisés à la Télévision pour assurer une couverture par retransmission en semi-direct, parce que nos équipements sommaires et artisanaux ne nous permettaient pas le live. Nous avions pris alors un retard de montage de quelques minutes et avions repassé un bout d’images de la précédente cassette déjà diffusée, en attendant de la changer par une autre. Habré s’en rendit compte et, immédiatement, appela à la Télévision pour s’en prendre vertement à son directeur de presse et coordonnateur de la Télévision nationale, Mahamat Hissène. « Je considère cela comme du sabotage, aurait-il dit. » Mahamat me prit à part pour m’en informer et de dire que son sort était maintenant entre les mains de Dieu. Nous avions continué à superviser le montage sans rien dire à d’autres agents, surtout pas au monteur, qui aurait certainement paniqué. Le lendemain Mahamat Hissène était révoqué et remplacé par le tandem Edouard Sailly/Moustapha Ali Alifei, qui me rendit la vie intenable par diverses frustrations et humiliations. Ils voulaient certainement me faire réagir et profiter de l’occasion pour me faire subir le même sort que mon ami Hissène c’est-à-dire m’éjecter de la Télévision. Je revis le ministre Adoum Moussa et le convainquis de l’urgence de m’affecter à un autre service. Il accepta de me muter à la Radio comme rédacteur en chef du Journal parlé. Je trouvai là de jeunes journalistes fraîchement revenus des études, Sosthène, Fakir, Koumbo, Adamou etc. qui voulaient révolutionner le métier par leur enthousiasme débordant, que je devais canaliser pour éviter toutes dérives que le pouvoir allait me faire payer cher. Je créai pour prouver ma maîtrise du métier la rubrique, Le Billet du vendredi, diffusé en début des journaux parlés et traitant des questions de société et rarement de politique, qui pouvait susciter des interrogations insidieuses. Plus qu’à la télévision qui ne 176

couvrait que la capitale, ma popularité à travers Le Billet du vendredi eut un retentissement à travers tout le pays. Une personnalité proche de Habré me dit un jour que j’avais réussi à fidéliser le Président, qui lui aurait demandé le sujet que j’avais traité dans l’un de mes billets, qu’il aurait manqué d’écouter. Ensuite, la couverture parfaite du référendum constitutionnel et des élections législatives dont j’avais assuré la coordination à la Radio m’imposèrent définitivement dans le paysage médiatique national. Les petits esprits, qui cherchaient à me créer des ennuis avec le pouvoir, s’étaient creusé les méninges finalement pour rien. C’est eux qui continuaient à patiner dans leurs boues nauséabondes. Mon étoile reluisait de façon plus éclatante. Ma réinsertion dans le pays était accomplie pour me faire oublier mes cinq ans de galère en exil. Et je le devais pour l’essentiel au ministre Adoum Moussa Seif, qui m’avait protégé au mieux qu’il avait pu. Je renouai avec la politique le temps d’une élection en intégrant l’équipe de campagne de Jean Bawoyeu Alingué, candidat aux élections législatives pour le 5e Arrondissement de Moursal. Une manière pour moi de lui renvoyer l’ascenseur pour l’argent qu’il avait obtenu des Français pour ma réinsertion à mon retour d’exil. Avec Madjioudou Laoundam Laoumaï et Koumbo Singa, nous avions constitué une véritable équipe modèle de communicateurs. Notre candidat gagna contre d’autres candidats dont l’un soutenu par mon ami Nomaye. Mahamat Hissène gagna aussi avec son candidat Adoudou Artine dans un autre arrondissement contre un candidat tout-puissant de l’UNIR. Habré avait verrouillé pour sa propre élection mais fit jouer la démocratie interne pleine pour les législatives où des candidats de poids de son système avaient mordu la poussière. Ces élections législatives avaient fait naître l’espoir d’un retour au jeu politique parfaitement contrôlé, mais ouvert aux débats contradictoires en interne.

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Ministre porte-parole du Gouvernement (2005-2008)

Avec l'ex Pdt Félix Malloum

11 Mon ascension politique

Le 30 septembre 1990, aux environs de 9H30, Moussa Mahamat Dago, le directeur de la Radio, me fit appeler par sa secrétaire pour m’informer qu’on avait besoin de moi à la Présidence de la République. Rédacteur, en chef, je crus que c’était pour un reportage important où souvent le protocole d’Etat exigeait que la couverture des évènements présidés par le Chef de l’État soit assurée par les directeurs ou les rédacteurs en chef eux-mêmes. Je fis apprêter la Nagra de reportage par le technicien de permanence et me rendis à la maison pour me changer pour être présentable devant le Président avant de me faire déposer devant l’entrée de la Présidence à 11 heures. Le directeur général du protocole d’État, Mahmoud Hadji, qui aimait plaisanter avec un ami m’accueillit avec un large sourire et me demanda de déposer la Nagra dans un coin de son bureau, car il ne m’avait pas appelé pour un reportage mais pour un entretien avec le Président. Mon cœur se mit à battre fortement. Je demande à Mahmoud Hadji s’il ne s’était pas trompé de nom parce qu’une confusion pouvait être faite entre Moussa Doumgor (MD) et Moussa Dago (MD). « Le Président m’a dit d’appeler Moussa Doumgor. À la place où je suis, je n’ai pas droit à l’erreur sur les noms des gens que le Président luimême me demande de convoquer. Je ne resterai pas un jour de plus à mon poste si je me trompe de nom. » À 11h15, il m’introduisit derrière le Président, très occupé à lire un parapheur. Je dus attendre debout quelques minutes qui paraissaient une éternité. Le Président se leva et se déplaça pour m’inviter à m’asseoir en face de lui dans un fauteuil. Je 179

me crus en train de rêver. Il me demanda si son directeur de cabinet m’avait fait part de l’objet de ma convocation. Je lui répondis non. Il s’en étonna et dit que ce n’était pas grave. Puis il me demanda si j’avais des problèmes avec certaines personnes au sein de mon ministère. Je lui répondis que je n’avais jamais eu de problèmes ni avec mes chefs hiérarchiques, ni avec mes collègues. « Donc, on m’a induit en erreur, alors ? » J’insistai en disant que je n’avais aucun souvenir d’un incident avec quiconque au sein du ministère. « Et avec Edouard Sailly ? ». Là, le souvenir d’une dispute autour d’un montage d’élément du journal télévisé me vint à l’esprit. « Avec Edouard Sailly, Excellence, nous pouvons avoir des points de vue différents ou divergents autour des images d’information. Lui en spécialiste de prise de vue, il contemple les images ; pour moi, journaliste, les images ne valent que par le message qu’elles portent, mêmes si elles ne sont pas belles ou floues. Nous n’avons pas de problèmes personnels. » Le Président semblait séduit par mon explication. Il changea de sujet en me disant qu’il me connaissait bien et me suivait tant pendant mon exil que depuis mon retour au pays. « Je suis tous les cadres valables de ce pays, monsieur Doumgor ! Vous en êtes un et vous pouvez rendre service à votre pays et aussi à l’Afrique. » Je ne croyais pas mes oreilles en écoutant le Président. À la fin de l’audience qui dura 23 minutes, il m’offrit 200.000 CFA « pour le coca » et, me dit en conclusion que nous devions garder le contact, car il allait avoir besoin de moi. Il me raccompagna comme un ami jusqu’à la porte et me serra vigoureusement la main. Ce qui attira l’attention des nombreux agents de sécurité rapprochée qui pullulaient dans et autour du bâtiment abritant son bureau. Ce geste pouvait être interprété comme gage d’une assurance-vie par tous ceux qui connaissaient l’homme pour son sadisme et sa cruauté. Après la Présidence, je filai droit à l’École du Centre où Nomaye avait son bureau de chef de projet des Instituteurs 180

bacheliers financé par le Fonds européen de développement avec un luxueux pick-up de service. Je lui présentai le cadeau du Président et lui fis part en quelques mots de mon audience. Nomaye réfléchit longtemps et me livra son interprétation avec une certaine gravité : « Certainement qu’on lui a raconté des histoires sur toi et il a voulu te voir de près pour se faire sa propre opinion. Donc, tu as ouvert, ou la porte de l’enfer ou celle du paradis. Si c’est celle de l’enfer, cette somme, qu’il t’a donnée, doit servir à organiser ton propre sacrifice. Je crois qu’il faut en faire l’aumône aux gens. À commencer par moi ! Allons prendre une bière pour calmer aussi tes émotions. » J’offris à boire à la volée à tous ceux que nous avions rencontrés ce jour. Mes parents, informés, n’en étaient pas rassurés. Pour eux, Habré ne pouvait pas me recevoir pour me dire simplement qu’il me suivait et qu’il avait de l’intérêt pour moi, qui avais combattu son régime pendant cinq ans auprès de Kamougué. Un cousin pasteur de l’Église protestante pria même pour me confier à Dieu. Au ministère, à la Radio et au protocole d’État, on commençait à me regarder de façon différente. J’étais élevé en considération et on s’adressait désormais à moi avec un peu plus de retenue et d’égards respectueux. On pouvait imaginer que j’étais moi aussi devenu agent de la DDS comme certains confrères journalistes bien connus. J’avais, pour ainsi dire, renoué complètement avec mon métier de journaliste à la Radio et j’en étais heureux avec plein de projets dans la tête, dont celui de reprendre des études à l’université et finir ma vie en avocat comme Ousmane Touadé. Et voilà qu’un jour, en l’absence du reporter de service, je décidai d’aller couvrir une audience de la cour spéciale de Justice à sa place. Avant de monter dans la voiture de reportage, un technicien courut après moi et me souffla à l’oreille que sa cousine, secrétaire à la présidence de la République, venait de lui dire qu’elle avait vu un décret me nommant ambassadeur à Bangui en Centrafrique, en 181

remplacement de Bogo, rappelé pour raisons de santé. Le technicien était Sara Kaba comme Bogo. Il me supplia de l’emmener avec moi, si je le pouvais, même pour me servir d’huissier. Je pris cela comme une blague et lui rétorquai que je souhaiterais qu’il fût mon chauffeur et garde du corps. Nous en avions ri et je me rendis au palais de Justice où le procès avait été passionnant au point de me faire oublier la nouvelle inédite de ma nomination comme ambassadeur. Et à 13h30, au journal parlé, dans la rubrique des actes présidentiels diffusés en début du journal, on annonça mon nom sur un décret signé le même jour m’élevant à la fonction de Directeur général du ministre de l’Information et de l’Orientation civique, à la place de mon grand-frère Emmanuel Touadé, considéré alors comme le sphinx et la référence absolue en journalisme au Tchad. J’avoue que je n’avais pas exulté de joie. Je me sentais capable d’assurer la fonction, mais remplacer Emmanuel ne m’enchantait pas beaucoup. Même si je n’étais pour rien dans ma nomination, les parents allaient me soupçonner d’avoir vendu Emmanuel comme c’était courant pour prendre sa place. À la passation de service, le visage de mon prédécesseur était fermé et le chauffeur de service, qui était son parent, m’avait boudé jusqu’à ce qu’un jour je fusse obligé de lui dire qu’il n’était pas tenu de travailler avec moi, et que j’étais prêt à le libérer pour aller conduire son parent. Le chauffeur lui rapporta ma mise au point et nos relations personnelles en avaient été marquées pour toujours, à mon grand regret. À la Direction générale du ministère, tous les signes montraient que j’étais dans les bonnes grâces du pouvoir. Non seulement je coprésidais les conférences éditoriales quotidiennes des organes publics avec le ministre, on me conviait à certaines manifestations officielles et politiques. Je fus ainsi désigné pour accompagner Habré à sa première rencontre avec Kadhafi organisée par le roi Hassan II, en invité personnel du Président et non en journaliste puisque je ne figurais pas sur la liste des responsables de presse 182

chargés de la couverture de cet évènement historique. C’est à moi toutefois que Habré avait donné des instructions fermes pour que toutes les images dans lesquelles on le voyait sourire à Kadhafi soient censurées au montage. Ce qui fut fait par le chef monteur Nehoul de la Télévision nationale avec un commentaire très sobre du journaliste pour ne pas donner une importance particulière à l’évènement. J’étais aussi désigné à la dernière minute pour faire partie du voyage d’État effectué par Habré en République populaire de Chine, alors que la liste des membres de la délégation était envoyée aux Chinois un mois plus tôt, avant le déplacement avec le nom de Moussa Dago. À l’aéroport, le jour du départ, l’équipage de l’avion présidentiel prêté par le Président Paul Biya constata qu’il y avait un passager de trop et qu’il fallait faire descendre un membre de la délégation. Ça devrait être moi dont le nom ne figurait pas sur la liste initiale, mais informé, Habré décida que je remplace Dago. Toutes les réservations de chambre, de voiture et les cartons d’invitation étaient faits au nom de Dago. Je faisais partie de la délégation sous fausse identité, sans statut particulier et sans mission précise, n’assurant ni la couverture médiatique, ni participant aux rencontres officielles. La seule chose que j’avais eu à faire était de faire une prise de vue de la délégation avec l’appareil photographique du fils du Président, à sa demande pendant la visite de la Muraille de Chine. Je m’étais appliqué pour que le fils, le Président et son épouse soient dans le cadre. Mes cours de prises de vue à l’école de journalisme furent ainsi mis à l’épreuve. Mais le ministre Naïmbaye Lossimian finit par me demander ce que j’étais venu faire dans la délégation en Chine. L’occasion était aussi donnée à Korei Guihini, le puissant patron de la DDS, de faire ma connaissance de près. Il me dit qu’il avait entendu parler de moi, qu’on lui aurait fait savoir que j’étais compétent mais têtu comme lui. Il ajouta à ma grande surprise que nous allions nous entendre, en se tournant vers le ministre des Affaires étrangères, Acheik Ibn Oumar, pour 183

lui demander quand il allait faire signer notre décret de nomination. Acheik lui répondit qu’il attendait une confirmation des instructions du Président. Comme je jouais à l’étonné, c’est Adoum Moussa Seif qui m’éclaira en m’informant qu’il y avait un projet de nomination de Guihini comme ambassadeur au Maroc et que j’allais être son Premier conseiller pour assurer les fonctions de chargé d’affaires, en son absence. C’est donc en Chine que j’avais appris pourquoi le Président m’avait désigné dans la délégation pour sa rencontre avec Kadhafi au Maroc. C’était ma mise en observation pour mes nouvelles fonctions de diplomate. Adoum Moussa Seif avait concédé de me laisser quitter le ministère de l’Information. Nomaye avait bien vu en disant que ma rencontre avec Habré allait m’ouvrir la porte de l’enfer ou du paradis. Habré avait décidé de me confier de hautes fonctions dans la diplomatie et peut-être dans le gouvernement. Je compris que Habré préparait l’effacement en douceur de Kamougué du paysage politique et que j’allais être son Mbaye de service. Je n’étais pas naïf de ce jeu politique subtil. Sinon je ne serais pas comme j’étais devenu, le seul ancien proche collaborateur de Kamougué, à être approché de façon aussi sérieuse par Habré.  La rébellion engagée par les dissidents du 1er avril prit de l’ampleur et Habré dut employer tous les moyens pour l’enrayer, en s’engageant personnellement au front pour galvaniser ses troupes. Les rumeurs provenant du front devenaient de plus alarmantes mais personne ne devait l’insinuer sous peine d’y laisser sa propre peau. J’étais avec le ministre Adoum Moussa Seif dans son bureau avant qu’il ne parte pour le dernier conseil des ministres, qui était ce jour un conseil de guerre. J’avais présidé seul la conférence éditoriale. À son retour du conseil, le ministre n’écoutait que d’une oreille le compte rendu de la conférence éditoriale en 184

indiquant les points sur lesquels les rédacteurs en chef devaient mettre un accent particulier pour mobiliser la population contre la rébellion de l’Est. Le ministre me quitta sans me proposer de le retrouver l’après-midi à notre coin habituel pour notre pot journalier. C’est en déposant la rédactrice en chef de la Radio, mon ancienne adjointe, Koumbo Singa Gali pour le journal de Six heures que nous constatâmes l’abandon de la Radio nationale par le détachement blindé de sécurité renforcée qui la protégeait. Et la capitale se mit à se vider de toutes les voitures de luxe vers le pont de Chagoua, en fuite pour le Cameroun voisin. C’est sur les antennes de la Radio France Internationale que j’appris la fin lamentable du régime toutpuissant de Habré. Contre le conseil de Koumbo de me retirer pour me mettre à l’abri des règlements de compte politique, je décidai de rester, quitte à répondre des conférences éditoriales que je présidais contre la rébellion des nouveaux maîtres du pays. Non seulement je restais mais j’allais continuer à venir au bureau jusqu’à la nomination d’un nouveau ministre et de mon remplaçant. Comme un pied-de-nez de l’histoire, c’est mon ancien compagnon d’exil et membre du MRP/FATS, qui refusa de se rallier avec Kamougué à Habré, le commandant d’aviation Nadjita Béassoumal, qui fut nommé ministre de la Communication et de la Culture. Je ne m’attendais pas à un cadeau de sa part. Mais Valery Gotingar qui rallia la rébellion avant sa victoire déclina l’offre qui lui était faite de me remplacer. Il aurait dit qu’il n’avait pas soutenu la rébellion pour venir remplacer son petit-frère à la direction générale de l’Information. Le ministre Nadjita me maintint à mon poste. Quelques jours plus tard, Mahamat Outman, l’un des ténors de l’UNIR de Habré, me convia à une rencontre avec les nouveaux maîtres du pays au domicile de Mahamat Ali Abdallah. Devant plus de deux cents cadres dont des anciens caciques du pouvoir Habré, le nouveau maître du Tchad, le 185

colonel Idriss Deby tint un discours apaisant en disant qu’il n’y aurait pas de chasse aux sorcières, et qu’il aurait besoin de toutes les compétences du pays pour reconstruire le pays, réconcilier les Tchadiens et instaurer la démocratie. J’adhérai totalement à son appel en me rendant disponible aux propositions éventuelles du nouveau pouvoir, sans aller grossir les rangs de ceux qui se bousculaient au portillon de l’hôtel La tchadienne où le vice-président du Mouvement Patriotique du Salut, Moldom Bada Abbas s’était installé en attendant l’arrivée triomphale du Président Deby, pour se faire remarquer et coopter. Même ceux qui avaient mis le feu à l’effigie des chefs rebelles au cours du grand meeting de la Place de l’Indépendance, s’étaient mis en première ligne pour assurer le protocole et servir les rafraichissements aux libérateurs. Le retournement de veste de certains thuriféraires de Habré a été si rapide qu’on peut se demander s’il y a une morale ou une éthique en politique. Cela fait penser à un ancien opposant à Tombalbaye qui, sortant de prison et de retour en grâce au sein du pouvoir, avait refusé les ovations folkloriques des populations venues l’accueillir, les traitant de peuple de tous les régimes, sans idéal politique. Je compris alors pourquoi un politologue a affirmé dans une émission politique que la trahison en politique n’était pas une question morale mais simplement d’opportunités. Difficile de se mettre à la place de ceux qui combinent politique et religion en alliant Machiavel avec son Le prince et Moïse dans ses dix commandements bibliques. Le changement de régime remit mon ami Mahamat Hissène, marginalisé à la fin du règne de Habré, en selle avec son retour à la Direction de la presse présidentielle. Il m’introduisit auprès des frères Irdimis qui s’étaient succédé à la Direction du cabinet du Président Deby, et avaient la haute main sur le placement des cadres à différents rouages de l’État. C’est ainsi que j’avais battu les records de longévité tant à la direction générale, au secrétariat général du ministère de la Communication qu’à la direction de la 186

Télévision nationale. Je continuais tout de même à m’en tenir à l’engagement que j’avais pris de ne pas chercher à faire de la politique une carrière, en m’acquittant de façon irréprochable des fonctions techniques qu’on me confiait. Une position que j’ai maintenue malgré toutes les sollicitations qui m’étaient faites avec l’ouverture politique et l’éclosion des partis d’opposition. Je savais que très peu de personnes croyaient à ma neutralité politique en voyant mon ombre derrière le parti d’opposition créé par Kamougué. Cela avait quelque peu freiné mon ascension politique, au point que ma nomination probable dans le gouvernement du Premier ministre Joseph Yodeyman avait été bloquée. J’étais en effet l’un des premiers cadres qui avaient été reçus par Yodeyman après sa nomination et invités au déjeuner offert à ses amis et soutiens politiques. Il m’avait dit que sa nomination marquait le début d’une véritable prise de responsabilité des cadres de notre génération, et qu’il allait compter sur moi pour l’aider à mener à bien sa mission. Je lui avais exprimé mon entière disponibilité, mais c’est par une autre personne bien introduite dans le cercle du pouvoir que j’appris que j’étais marqué de la croix de ma collaboration antérieure avec Kamougué, dont certains se méfieraient là-haut. J’optai alors de me tenir dignement là où le nouveau pouvoir voudrait me placer. Et je suis resté immuable, sans me laisser entraîner dans le camp de l’opposition, ni verser dans la dévotion du pouvoir pour espérer me faire coopter un jour ou l’autre. Ne gênant pas le pouvoir, on m’a laissé tranquille dans mon coin technique, à des postes de direction. J’en sais gré à tous les ministres sous lesquels j’ai exercé mes différentes fonctions. On pouvait me reprocher autre chose que d’être traité de fainéant ou d’incompétent. Et je ne me plains pas des petites déconvenues que j’ai pu subir de mon positionnement, car j’ai aussi su tirer tous les plaisirs dont peut jouir un homme intelligent dans toutes situations.

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 En annonçant dans son premier discours du 4 décembre 1990 qu’en renversant Habré, il n’apportait ni or ni argent mais la démocratie, le président Idriss Deby avait fait sauter le couvercle de la marmite qui bouillonnait sous le régime précédent. N’importe quel quidam qui ne s’était pas particulièrement illustré nulle part, se découvre une âme de messie politique. On ne donna même pas le temps de panser ses plaies au Mouvement Patriotique du Salut et de pleurer ceux qu’il avait perdus sur le chemin de la conquête du pouvoir. Les jeunes journalistes de la Radio oublièrent que quand on est fonctionnaire, on est forcément limité par le devoir de réserve. J’en eus pour mon grade en conseillant que la presse devrait accompagner de façon intelligente les gens qui ont le pouvoir par les armes, à civiliser leurs pratiques du pouvoir et à s’approprier les principes et les mécanismes qui fondent une véritable démocratie pluraliste. Le plus urgent pour moi, c’était d’abord de reconstruire l’État sur des bases modernes en tenant compte que le Tchad est une mosaïque de groupuscules nationaux disséminés sur un territoire trop vaste, avec des cultures et des histoires limitées aux terroirs claniques et des visions plurielles du monde aux antipodes parfois antagoniques pour ne pas dire inflammables. Je ne réussis pas à faire partager mon approche des réalités tchadiennes à mon collègue, ami et ancien ministre Adoum Moussa, de retour de son exil avec Habré. Homme de principes et de convictions, il pensait qu’après avoir perdu sur le plan militaire, il fallait continuer le combat sur le terrain politique, puisque les nouveaux maîtres avaient invoqué la démocratie pour mobiliser l’opinion nationale et internationale à les soutenir dans leur entreprise de déstabilisation du régime, dont il était l’un des plus fervents animateurs. Il créa son parti en espérant rassembler les orphelins du régime Habré. Or, c’est chaque famille ou clan qui créait sa propre organisation politique 188

pour revendiquer sa voix sur l’échiquier politique national derrière l’un des siens. Adoum Moussa Seif apparut alors comme leader des Boulalas et simplement nostalgique du régime Habré. Après les ennuis subis par certains de ses camarades de l’UNIR d’hier, et surtout après la disparition de Mamadou Bisso, l’autre ténor du régime Habré, il décida de reprendre le chemin de l’exil pour continuer à combattre le nouveau régime de l’extérieur. Il m’informa de ses intentions à l’occasion du pot d’adieu qu’il avait tenu à m’offrir à l’hôtel du Chari. - Ils finiront par m’avoir si je reste plus longtemps dans le pays. Moi, je les connais ; ils ont une revanche à prendre. Il ne faut pas être naïf et croire aux discours, me dit-il pour justifier sa décision. . - Nous pouvons être plus utiles pour ce pays sans nous mêler de politique politicienne, homo ! Tu as un capital à investir pour le bien collectif ; tu peux contribuer à faire tourner la page de la guerre et de la violence politique. Pense à tes enfants en bas âge. - Dieu veillera sur eux ! Ma décision est prise. Tu ne peux pas me convaincre de revenir en arrière. - Ou que tu sois tu resteras mon ami. Moi, j’ai décroché définitivement de la lutte politique, mais donne-moi de tes nouvelles de temps en temps. Sois prudent et vigilant. Que Dieu t’accompagne ! - Toi, même ton silence ne rassure pas, alors sois prudent toi aussi. Quelques jours plus tard, j’appris que mon protecteur était aux États-Unis, suivi de sa famille. D’autres personnes me signalèrent sa présence à Cotonou où il militerait au sein d’un groupe d’opposants. Et c’est la nouvelle de sa mort par maladie qui m’ébranla par la suite. Oui, la politique mène plus souvent en enfer qu’au paradis. Adoum Moussa Seif était de nature un peu renfermée, paisible et altruiste. Il s’est laissé comme beaucoup d’autres amis dévorer par l’ogre politique. Je me souviens de notre rencontre en marge de la 189

conférence de réconciliation nationale avortée d’AddisAbeba en 1985, lui faisait membre de la délégation de Habré, et je venais de Tripoli avec la délégation de Goukouni. Un journaliste de RFI nous surprit en train de deviser dans un coin du bar de l’hôtel en sirotant de la bière. Ce journaliste avait dit dans son reportage par la suite que les Tchadiens étaient des êtres étonnants, pouvant s’étriper sans merci sur le champ de bataille et se retrouvant pour bavarder en hommes normaux autour d’un thé ou une bouteille de bière. C’est là, en effet, le grand gâchis que nous avions connu au Tchad. Puis-je personnellement continuer à résister à l’attrait de cet ogre sans pitié ? C’était mon défi quotidien en pensant à tous ceux que la grande marée politico-militaire a emportés depuis le déclenchement de la guerre civile du 12 février 1979.  De nous les trois anciens collaborateurs de Kamougué ralliés à Habré, seul Pascal végétait toujours dans son trou du ministère des Finances, en se rongeant les ongles, alors qu’il ne rêvait que de jouer un rôle politique dans le pays. Son compagnon de l’UGEST, Manassé Nguéalbaye, devenu ministre des Finances sous le pouvoir MPS, ne lui trouva pas mieux que de l’élever au poste de chef de service par promotion interne. Je parlai de lui à Mahamat Hissène, qui le connaissait aussi à la Maison d’Afrique à Paris où il venait avec d’autres dirigeants estudiantins tchadiens nous sensibiliser à adhérer à l’Union Générale des Etudiants et Stagiaires Tchadiens, section de France. Mahamat Hissène parla de lui aux frères Irdimis. Faute de mieux, Pascal tenta d’aller à une nouvelle aventure politique en adhérant au parti d’Abdraman Djasnabaille, qui lui permit de prendre part à la Conférence nationale souveraine de 1993 en tant que délégué. Avec l’appui de Moussa Faki et de Mahamat Hissène, il fut coopté dans la commission institutionnelle 190

créée à l’issue de la CNS pour acter les réformes préconisées. Puis, le connaissant mieux, les frères Irdimis le cooptèrent dans la CENI et l’imposèrent président à la surprise générale. Ses parents du Logone Oriental qui s’étaient opposé à sa nomination comme ministre des Finances par le Premier ministre Dr Fidèle Moungar en lui opposant un autre cadre, en étaient médusés. Et Pascal entra ainsi par un sentier très étroit dans le cercle restreint du pouvoir, qui le conduisit à la présidence du Conseil Constitutionnel, à divers postes ministériels, puis à celui plus convoité et éminent de Premier ministre Chef du Gouvernement en 2005.  C’est entre dix-hui-heures et dix-neuf-heures que Pascal m’appela pour savoir où j’étais. Je lui dis que je venais d’arriver à la maison. « Ne bouge pas Ngolobaye, attendsmoi, devant le portail. Je t’en dirai plus à mon arrivée. » Dans sa voix, je sentis de l’émotion. Quelques minutes après, il s’arrêta devant mon portail et me demanda de monter avec lui. Le temps de redémarrer, il me lâcha instantanément : « je sors de la Présidence. Je suis nommé Premier ministre. Le décret tout à l’heure au journal parlé. Comme il reste encore plus d’une heure, on va prendre un verre derrière le pont à la Plantation avant que je n’aille attendre à la maison et informer ma femme. Je te dis tout de suite, je n’ai pas réussi à te faire entrer au Gouvernement. Tu vas te contenter d’être le directeur de cabinet. » Je lui présentai mes félicitations et surtout mes encouragements en le rassurant que, où que je sois, il pouvait compter sur moi autant qu’il le jugera utile et nécessaire. Nous avions trinqué un seul verre de bière et il me ramena chez moi pour attendre l’officialisation de la bonne nouvelle à la radio. Le lendemain à six heures, mon téléphone sonna. Au bout du fil, le Premier ministre, Chef du Gouvernement. « Le travail commence, je t’attends pour le café et on attaque 191

avant que je ne sois envahi. » Je devais commencer à recevoir les demandes d’audience, les filtrer, assister à certains entretiens tout en réfléchissant sur les contours de son programme politique. J’étais obligé d’ouvrir un cabinet officieux chez moi pour ne pas me laisser noyer dans la frénésie de ses parents, qui croyaient leur moment venu de se tailler la meilleure part du pouvoir. Je tenais surtout à ne pas faire de l’ombre à l’ancien directeur de cabinet, un monsieur sérieux, compétent et discret, à l’étoffe sur mesure de Directeur de cabinet d’un Premier ministre. Pascal me reçut pour faire le point de certaines de ses préoccupations avant la passation de service avec son prédécesseur et ami Moussa Faki. Nous étions revenus sur sa proposition de me nommer directeur de cabinet auquel unanimement tout le monde s’attendait. Il me surprit en me confiant que certains dans le cercle restreint du pouvoir me redoutaient parce que je serais trop proche de Kamougué, un opposant lui-même redouté. Je lui répliquai que si, à ce niveau, on ne me faisait pas totalement confiance, autant ne pas m’imposer à eux. En scrutant mes faits et gestes au cabinet, ses détracteurs éventuels allaient déceler de quoi l’incriminer pour le déstabiliser. Je refusai le poste en lui faisant comprendre que je le soutiendrais où que je sois, et surtout à mon poste de Secrétaire général du ministère de la Communication. Il le prit mal en regrettant de m’avoir fait part de la réticence de certaines personnalités à mon égard. « Débarrasse-toi, Ngolobaye, de la marque de Kamougué qui te colle à la peau. Tu réagis toujours mal quand on évoque cela. » Là, le Premier ministre m’avait touché là où il ne fallait pas. Je lui répondis que je ne renierais jamais mon sang mbaye, pour prouver aux gens que je n’étais pas un obligé de Kamougué. Je ne ramperais pas non plus devant quelqu’un pour me faire bien voir. « Pascal, nos relations amicales aussi solides qu’elles soient ne doivent pas te porter préjudice au niveau où tu es arrivé. Si je dois m’effacer, je dois le faire, par fidélité pour toi. » On se sépara dans un climat de grande 192

désillusion et d’amère déception. Il me bouda quelques semaines tout en continuant à me faire parvenir les documents et toutes les correspondances qu’il recevait pour tri et lui adresser les éléments de réponses. Comme mon absence auprès de lui commençait à lui poser un problème de conscience, c’est sa femme qui m’appela au téléphone pour m’inviter à manger un plat que j’aimais bien, et spécialement préparé pour moi. J’eus la surprise de retrouver notre ami centrafricain, réfugié politique et consultant de Brazzaville. C’est Pascal qui l’informa que j’avais pris mes distances avec lui en l’abandonnant, alors que j’étais considéré comme son principal ressort politique. L’ami centrafricain dit qu’il n’y croyait pas. « Mon cousin Doumgor, dit le centrafricain, est un monsieur très réfléchi. Il y a une raison à son comportement, qui ne peut pas être de nature à te nuire, toi Pascal. » Nous trinquâmes avec notre ami centrafricain pour sceller devant lui notre réconciliation A peu près deux mois plus tard, le Premier ministre, me rendit visite à la maison. Nous avions discuté du fonctionnement du Gouvernement, de ses rapports avec certains ministres qui donnaient l’impression de ne pas recevoir leurs instructions de lui. Je lui conseillai de proposer une nouvelle ossature du Gouvernement au Président avant le remaniement. Je lui fis comprendre que la vision d’un gouvernement devrait se lire à sa structuration et à sa composition. Je lui proposai de faire la différence avec les Gouvernements précédents, en situant clairement ses grandes priorités. À cet effet, je lui avais suggéré de faire reposer son gouvernement sur quatre piliers : l’Éducation nationale, les Infrastructures, la Défense nationale et les Droits de l’homme. Que les deux premiers piliers soient érigés en ministères d’État confiés à des personnalités éminentes avec des ministères délégués pour bien marquer le lien entre Éducation nationale et Infrastructure dans la mise en perspective du développement durable. Je proposai aussi que le ministère de la Défense nationale soit délégué à 193

la Présidence pour une raison évidente, et que celui des Droits de l’homme soit rattaché à la Primature pour bien indiquer l’importance qu’il accordait à cette problématique des droits humains. Six mois après sa nomination, le Premier ministre m’appela une heure avant le journal parlé de 14h30 et me demanda d’être à l’écoute. « Le Président m’a demandé de te proposer dans le gouvernement qui va être annoncé tout à l’heure. Tu refuses encore ? » Il raccrocha le téléphone sans attendre ma réaction. Je demandai alors à une sœur, chez qui je prenais tranquillement ma bière au bord du Chari, de me prêter sa radio. D’autres clients se turent quand le journaliste annonça que le journal allait être retardé de quelques minutes pour attendre une communication très importante de la présidence de la République. Toute la République était suspendue à la radio quand le directeur de cabinet du président de la République apparut pour égrener les noms des nouveaux ministres. J’étais le 22e par ordre protocolaire. Le premier coup de téléphone que je reçus aussitôt après fut celui de Naïmbaye Lossimian : « Je suis de l’opposition, mais ta nomination m’a fait chaud au cœur, toutes mes félicitations ! » L’ancien président de la République, Loll Mahamat Choua, le suivit pour me dire qu’il valait mieux tard que jamais, car j’avais ma place dans le gouvernement depuis longtemps. Puis, de la part de mes parents, c’est le général Ngartokété Tatola et Valéry Gotingar, qui me joignirent au téléphone pour m’exprimer leur joie en écoutant mon nom. Kamougué ni aucun autre ancien ministre et dignitaire mbaye ne m’appela pour me féliciter ou m’encourager. Kamougué avait dû avaler de travers l’ascension de Pascal puis la mienne à la fonction gouvernementale. Cela est dans la nature de tout homme ; voir son assistant d’hier se hisser au-dessus de soi n’est jamais applaudi. C’est une autre leçon de vie. Les ministres délégués auprès des deux ministres d’État n’avaient pas compris l’enjeu de cette structuration et se 194

mirent à les combattre pour revendiquer leur autonomie totale et entière en tant que comptables de leurs départements. Les ambitions personnelles avaient été plus fortes que la volonté de doter le pays d’institutions plus transcendantes. L’expérience échoua. Personnellement, je m’étais mis dans le costume gouvernemental comme taillé à ma mesure. Le secrétaire général de la présidence, Joseph Djimrangar Dadnadji me dit un jour que je lui donnais l’impression d’avoir toujours été au gouvernement, alors que d’autres nouveaux ministres hésitaient et tâtonnaient longtemps avant de prendre leur marque. Le Premier ministre lui-même m’informa pour m’encourager que le chef de l’État était satisfait de mes prestations, surtout pendant la période de grande confrontation avec le Soudan et des assauts rebelles sur N’Djamena. C’est donc, sans surprise, que je fus maintenu dans le gouvernement après la mort de mon ami Pascal. Le nouveau Premier ministre Kassiré Delwa Koumakoye me traita avec le même égard que le défunt, lui qui m’avait toujours appelé Moïse au lieu de Moussa depuis que nous sommes connus au lycée Félix Eboué de Fort-Lamy. Une seule personne m’avait fait part de sa déception en me voyant entrer dans le Gouvernement. Il s’agit d’un cadre que je ne connaissais pas, mais qui avait les cicatrices des Ouaddaïens. Il s’était arrêté avec voiture à mon niveau, devant la Grande Poste pour me dire qu’il était mon admirateur de toujours en journalisme et qu’il était déçu de me voir quitter ce métier pour le gouvernement. « Est-ce pour de l’argent et les honneurs ? » me questionna-t-il. Surpris, j’avais souri, sans plus. C’est dire que ma notoriété était antérieure à celle de ministre porteparole du Gouvernement. Le Premier ministre l’avait relevé lui-même un jour en disant que ça l’emmerdait que les gens ne voyaient en moi que le journaliste et non son ministre et homme politique de valeur.

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J’ai totalisé 33 mois au gouvernement en tant que Porteparole dans une période où le pouvoir avait chancelé face aux attaques répétées de rebelles déterminés et puissamment armés ayant leurs bases au Soudan. A part les opposants déclarés ou de l’ombre, personne ne m’avait reproché ma manière de défendre les Institutions et l’image du pays dans mes interventions publiques. Professionnel reconnu, j’ai été intraitable avec certains journalistes débutants, sans maturité, qui confondaient liberté d’expression et laisser-aller langagier, information et propagande, afin de contenir autant les dérives de la presse que les instincts dictatoriaux de certains dirigeants, qui parlaient de démocratie tout en ne tolérant pas des propos contradictoires. Il fallait, pour ainsi dire, tempérer les fougues des uns et des autres et établir des relations civilisées avec ceux qui avaient le droit de marquer leurs différences avec le pouvoir. Je n’avais jamais manqué de politesse, ni tenu de propos malveillants ou injurieux à l’égard des activistes de la société civile dont certains, souvent en panne d’idées, s’en prenaient aux personnes ou usurpaient les rôles des opposants politiques pour paraître en libérateurs et justiciers. Je m’étais assumé sans état d’âme, même si certains esprits chagrins ne voyaient en moi que le griot du pouvoir et non un ministre solidaire de l’action gouvernementale. Je devais quitter le gouvernement au moment où le nouveau Premier ministre Youssouf Saleh Abbas avait voulu constituer une nouvelle équipe de grande ouverture pour recoller les morceaux du pays, après les dégâts causés par les rebelles en 2006 et 2007, en amenant la guerre dans la capitale. Kamougué devait y faire son entrée. Logiquement, je devais en sortir, parce que deux Mbayes dans un même gouvernement, ce n’était pas acceptable dans le contexte tchadien. Le Premier ministre Youssouf Saleh Abbas me fit l’honneur de m’appeler pour me le faire savoir expressément, et m’annoncer ma nomination auprès de lui comme Conseiller spécial. Je ne pouvais mériter meilleurs 196

égards. Je considérais intérieurement que j’avais atteint le sommet de la colline et que je me devais de négocier ma descente dans la plaine encore fleurie, par des pistes moins sinueuses. Je repris simplement mes habitudes de vie moins contraintes par les exigences protocolaires. En faisant mon bilan personnel, je mesure le grand bénéfice que j’ai tiré de mon expérience politique. Je connais mieux les hommes et les grandes contradictions du pays. Et quand je revis mon parcours depuis la paillote où j’ai passé mon enfance avec ma mère jusqu’au duplex de ministre que j’ai pu construire et habiter, en passant des sentiers tortueux jusqu’à circuler sur des boulevards en limousine ministérielle, la conscience sereine, tranquille et apaisée, je ne peux que crier alléluia ! Et rendre gloire au Tout-puissant qui a guidé mes pas sur tous les sentiers tortueux et évité des accidents sur les grandes routes en bitume. Mon grand bonheur réside dans le sentiment que j’ai d’avoir servi mon pays loyalement, honnêtement sans chercher à amasser plus que je ne mérite, sans chercher à nuire à quelqu’un pour le remplacer ou par méchanceté gratuite comme c’est souvent le cas. Je n’ai jamais adressé une fiche à un supérieur hiérarchique contre un collègue ou collaborateur subalterne. J’avais toujours eu le souci de me percevoir aux fonctions que j’occupais comme un cadre tchadien, au service du pays, et non comme représentant de son clan. Le plus grand cadeau que j’ai reçu en politique, c’est la visite que le Premier ministre Pascal a effectuée à Kodjindoh/Sateigna, le village de mon père qu’il avait quitté pour l’exil et finir ses jours chez les autres en terre étrangère. Le souvenir de cette visite d’un Premier ministre restera gravé dans la mémoire collective de ma famille, de génération en génération. Sans nul doute que ce cadeau du Premier ministre avec la grande fête qui avait marqué son passage, symbolise l’esprit de mon père que ma longue marche sur les chemins tortueux a ramené au bercail. C’est 197

plus sublime que le puits maçonné de briques cuites, les quelques manguiers plantés et les deux petites salles de classe que j’ai offerts à mon village avec mon salaire de ministre. C’est avec fierté, tout compte fait, que j’admire aujourd’hui mes deux médailles de chevalier puis d’officier de l’ordre du mérite national au titre du ministère de la Communication, remis solennellement par le président Idriss Deby Itno le 1er décembre 1992 et en septembre 2005. Finalement, ma rencontre avec Habré ne m’avait pas ouvert la porte de l’enfer comme s’en doutait mon ami feu Nomaye Madana, c’était un passage prescrit sur le chemin de mon ascension sociale et politique. Si cela peut servir d’exemple à ma postérité tant mieux ! Et la personne qui doit s’en réjouir plus dans sa tombe, c’est Koro Kor Khadîdja, ma mère, qui, en m’élevant seule après la mort de mon père, ne rêvait pas de me voir gravir la colline jusqu’à son splendide sommet sans aucune entorse.

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12 Mon message politique

On n’arrive pas aux hautes fonctions d’État parce qu’on est le plus doué ou le plus intelligent. Cela est le résultat d’une conjonction d’évènements et d’opportunités qui relèvent du destin particulier de chacun. Dieu élève et abaisse qui Il veut. Alors on doit savoir qu’il y a une fin en tout, et qu’on ne doit pas se considérer comme indispensable ou irremplaçable. La Bible fixe la durée de vie de l’homme à soixante-dix ans et à quatre-vingts ans pour les plus robustes. Les hommes passent comme les Institutions, mais le pays restera éternel tant qu’un autre déluge ne vient pas l’engloutir. Être ministre ne doit pas être une fin en soi, mais un don qu’on reçoit pour être au service du pays et des hommes comme un berger conduisant ses animaux au pâturage, en veillant sur eux contre des attaques de prédateurs et contre les maladies. Le premier souci à avoir en s’asseyant dans le fauteuil ministériel, c’est penser à tous ceux qui l’ont occupé avant soi. Quels souvenirs le pays garde-t-il de leur passage ? Que sont-ils devenus par la suite et comment certains ont-ils fini leur vie ? On doit, en cet instant, se fixer une ligne de conduite, identifiant les actions importantes à réaliser et se faire une idée de l’état dans lequel on laissera le ministère à la fin de sa mission. J’ai connu, admiré et approché des hommes que je croyais demi-dieux dans mon enfance et durant ma longue carrière professionnelle, administrative et politique. J’ai vu des monuments détruits. J’ai vu Mobutu, Habré, Kadhafi, Idi Amine, Bokassa, Moubarak, Bourguiba, Compaoré, Ben Ali, quitter le pouvoir lamentablement, devenant du jour au 199

lendemain, des hommes ordinaires, chassés comme des indésirables, hués par leurs populations qui les avaient vénérés la veille comme des dieux. Au lycée, je prenais Tombalbaye et ses ministres comme des surhommes. Il y en a dont le simple rappel du nom ne dit plus rien à personne. C’est à croire qu’aucun honneur, aucun bien bâti ne survit à l’homme quelle que soit sa puissance, sa grandeur et son influence passées. À ce propos, je jette toujours un coup d’œil en traversant Bessada sur la tombe du 1er Président du Tchad qui ne ressemble à rien, et à son palais en ruine, en me posant toujours la même question : « Qu’est devenu son héritage personnel et quels sont ses héritiers politiques aujourd’hui ? Beaucoup de Tchadiens ne se posent pas la même question parce qu’ils ont oublié que c’est cette petite bourgade de Bessada, qui ne paie plus de mine aujourd’hui, qui donna un fils prodigieux et prestigieux au Tchad. Comme Bérango où Bokassa fut sacré empereur en Centrafrique ou Gbadolité à l’Ex-Zaïre de Mobutu aussi en ruine. Comme si tout n’est en fin de compte que vanité volatile pour s’inspirer de la Bible ! Même les enfants que le destin a mis sur les fauteuils ou sur les trônes de leurs pères ne cherchent, en étant au pouvoir, qu’à effacer leurs traces pour y laisser leurs empreintes personnelles. Alors pourquoi tue-t-on des êtres humains pour le pouvoir qui ne dure que le temps d’une existence éphémère de quelques dizaines d’années ? Pourquoi les leçons du passé, l’expérience des anciens ne servent-elles pas quand on accède au pouvoir ? La politique est-elle vraiment une drogue dont l’accoutumance ne peut conduire qu’à la folie ou à la mort ? Je pense comme tout le monde à ce que sera le Tchad de demain. Des monuments seront détruits et d’autres s’érigeront à la place. Des hommes continueront à se relayer à la tête du pays. Donc autant ne désespérer de rien et avoir foi en la capacité des Tchadiens à surpasser leurs faiblesses 200

du moment pour s’inspirer de ce qui se passe de meilleur ailleurs pour construite une grande nation dont toutes les composantes sociales seront fières. La pépinière des bâtisseurs de demain est déjà là, en croissance vers la maturation. Elle n’a besoin que de la bonne éducation et des meilleures formations pour assurer la relève. Les tâtonnements, les erreurs et les échecs d’aujourd’hui sont conjoncturels et passagers. Ils ne doivent pas décourager ceux qui entendent en leur for intérieur l’appel de leur destin pour réaliser le meilleur de ce qu’ils peuvent au cours de leur vie pour le bien de tous. Je suis tombé tout à fait par hasard sur une vidéo du jeune docteur en Économie et Finances, Succès Masra, présentant sa vision du Tchad en créant son mouvement les Transformateurs. J’ai été fortement et agréablement impressionné par la densité de ses propos et la maturité de son esprit. Ils sont nombreux comme lui à nourrir des ambitions pour leur pays. C’est un gage d’avenir. Ils ne peuvent pas être ignorés. L’avenir d’un pays est tributaire de ses enfants ayant une vision prospective d’avenir et une bonne connaissance des enjeux présents et futurs. Ceux qui vivent en magnifiant le passé sont des morts-vivants. Il faut les oublier pour avancer. Pour s’engager en politique, il faut avoir dans sa tête l’idéal de société à bâtir pour le bien commun, une vision d’avenir nourrie des leçons du passé, des réalités du moment et une mise en perspective des étapes à franchir sur son cheminement politique. Un homme politique doit être riche de ses idées et peu friand d’argent, de femmes et de louanges des griots. Ce sont les idées qui triompheront de l’avenir, non point les richesses accumulées et les honneurs passagers et trompeurs, qui s’envoleront avec l’âme à l’instant de la mort. Quant à la démocratie, elle est une œuvre de longue haleine, qui se construit avec des citoyens instruits, politiquement motivés, à l’abri des besoins essentiels, dont la non-satisfaction peut 201

Table

Avant-propos .............................................................................11 1. La croisée des chemins .........................................................19 2. Le traître subversif ................................................................43 3. L’imbroglio inextricable .......................................................59 4. Kamougué attaqué à Moundou et Habré renverse Goukouni à N’Djamena ...........................................................65 5. Le calvaire de l’exil ................................................................73 6. La politique comme un aimant ...........................................85 7. Idéologue malgré moi ..........................................................99 8. À quitte ou double ............................................................. 135 9. Le coup de génie politique ............................................... 147 10. Les tracas de la réinsertion ............................................. 165 11. Mon ascension politique ................................................. 179 12. Mon message politique ................................................... 199

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TCHAD AUX ÉDITIONS L'HARMATTAN Dernières parutions L'EXPLOITANT DE BANQUE ET LE DROIT AU TCHAD Thomas Dingamgoto De toutes les activités entrepreneuriales, le secteur bancaire est de celles qui font l'objet d'un encadrement législatif scrupuleux et d'une veille règlementaire permanente. Si l'histoire du droit bancaire tchadien est étroitement liée à celle du droit bancaire français, les textes législatifs et règlementaires des activités bancaires au Tchad ont connu des évolutions internes notables. Pour l'exploitant de banque comme pour l'ensemble des acteurs de la chaîne économique et financière, ces mutations rendent indispensables l'appropriation de ces normes nouvelles. (Coll. Études Eurafricaines, 674 p., 49 euros) ISBN : 978-2-343-16034-4, EAN EBOOK : 9782140104879

LA VOLONTÉ DE CHANGEMENT AU TCHAD Textes de protestation réunis Zorrino Haroun Le Tchad est plongé actuellement dans une grave crise économique, politique et sociale. S'appuyant sur des propositions pratiques et des méthodes simples et applicables, Zorrino Haroun décèle des économies réalisables au palais Rose, au gouvernement, au parlement, à la fonction publique et dans les collectivités locales. Ce livre présente la situation dans laquelle se trouve le Tchad et s'efforce de proposer quelques éclairages et dispositifs pour aider le pays. (162 p., 17,5 euros) ISBN : 978-2-343-15811-2, EAN EBOOK : 9782140104459

L'ÉPOPÉE DE TAGUILA La vie d'une jeune fille réduite en esclavage au milieu du XIXe siècle Abdoullay Saleh Lamine L'auteur a puisé dans les propos entendus de la bouche des anciens qui évoquaient, aux détours de conversations, des anecdotes survenues dans le passé où des jeunes gens étaient enlevés par les esclavagistes décrits souvent comme des hommes de couleur blanche. Il a puisé dans les ouvrages des explorateurs du XIXe siècle qui ont laissé des témoignages poignants sur la traite des esclaves dans le bassin tchadien. Certains de ces esclaves ont pu retourner dans leur village. Ce fut justement le cas de l'héroïne de ce roman qui, par les soins d'un généreux européen, fera le voyage de retour. (Coll. Pour mieux connaître le Tchad, 166 p., 13 euros) ISBN : 978-2-343-15758-0, EAN EBOOK : 9782140103742

LE PROVERBE : FORME, FONCTION ET SENS EN PAYS TUPURI (TCHAD-CAMEROUN) La famille Adamawa-oubanguienne au rythme de la "langue de la danse" Jean-Paul Balga Dans la communauté linguistique tupuri, il n'existe pas un terme réservé au genre littéraire : "proverbe". Celui-ci n'est qu'une des illustrations possibles du syntagme jag-joo, littéralement « langue de la danse ». De cette étude ethnosociolinguistique portant sur la forme, la fonction et le sens des proverbes, cinq types d'énoncés apparaissent : énoncé équatif, énoncé constatif, devinette, vérité d'expérience et opposition de deux points de vue. Ces énoncés traduisent la vision du peuple tupuri des grandes thématiques existentielles : la condition humaine, la mort, la religion, le matérialisme, le mariage, la condition de la femme, etc. (Coll. Études africaines, 206 p., 21 euros) ISBN : 978-2-343-15215-8, EAN EBOOK : 9782140100499

DJ L'INFILTRÉ Roman Adji Moussa Je suis Clandoman, c'est-à-dire chauffeur de moto-taxi à Hayena, la capitale de Bourie. Mais personne ne sait que je suis agent secret de l'ASN (Agence de la Sécurité Nationale). Pas même Aïcha, ma chère amie, qui soupçonnait mes connivences avec le Directeur général de la Sécurité nationale ne comprend réellement cette situation. Je dois répondre ce matin à la convocation de mon DG. Je ne sais pas de quel sujet il s'agit. Est-ce par rapport au Yédjé ? Est-ce par rapport à la grève illimitée des fonctionnaires bouriens ? (Coll. Harmattan Tchad, 88 p., 12 euros) ISBN : 978-2-343-15221-9, EAN EBOOK : 9782140101151

LE DROIT MARITIME DANS LA ZONE CEMAC Eric Dibas-Franck Volontairement limité au Droit maritime dans la communauté économique et monétaire de l'Afrique centrale (CEMAC), cet ouvrage a pour ambition de faire le point sur la construction du droit maritime dans cette zone en scrutant le Code communautaire de la marine marchande. Les grands problèmes contemporains du Droit maritime comparé ou international y trouvent des réponses précises. Le livre est également enrichi d'une jurisprudence inédite. (Coll. Affaires maritimes et Transports, 258 p., 26 euros) ISBN : 978-2-343-14948-6, EAN EBOOK : 9782140096082

L'APPEL ET LES ENFANTS DU MONDE : DE L'HUMANITAIRE AU DÉVELOPPEMENT Jacques Lalande et Marie-Hélène Touzalin (coord.) Née d'un élan de solidarité en faveur des enfants victimes de la guerre du Vietnam, L'APPEL est une association de solidarité internationale qui mène aujourd'hui des actions de développement en faveur des enfants sur trois continents, dans onze pays du Sud. Par le biais de récits parfois drôles, parfois poignants, le lecteur percevra la voix et l'engagement des multiples acteurs de terrain qui ont tenté de répondre le mieux possible aux problèmes de l'enfance. (Coll. Inter-National, 250 p., 26 euros) ISBN : 978-2-343-15032-1, EAN EBOOK : 9782140093173

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Achevé d’imprimer par Corlet Numérique - 14110 Condé-sur-Noireau N° d’Imprimeur : 155966 - Mars 2019 - Imprimé en France

Hourmadji Doumgor Moussa a fait ses études primaires à Fort-Crampel en ex-Oubangui-Chari, secondaires au lycée Félix-Éboué de Fort-Lamy au Tchad et supérieures à l’École supérieure internationale de journalisme de Yaoundé au Cameroun. Journaliste et dirigeant de médias publics pendant des années, il est aussi ancien ministre porte-parole du Gouvernement de 2005 à 2008. Il a vécu cinq ans en exil au CongoBrazzaville, de 1982 à 1987. Il est l’auteur d’une quinzaine d’ouvrages.

ISBN : 978-2-343-15838-9

20 €

Hourmadji DOUMGOR MOUSSA

Ayant vécu dans sa jeunesse dans l’environnement politique des débuts du Tchad indépendant, l’auteur relate les péripéties qui ont jalonné l’histoire tumultueuse de ce pays de 1973 à 2008 en spectateur, observateur puis acteur mêlé à certains évènements inédits dont il décide de témoigner. Il s’agit ici de son cheminement politique depuis son premier contact avec le président François Tombalbaye, qui refusa de lui serrer la main à cause de son accoutrement, jusqu’à sa nomination au poste de porte-parole du Gouvernement par le président Idriss Déby, en passant par tous les évènements dont il a été témoin ou acteur sous les régimes, militaire du général Félix Malloum, révolutionnaire de Hissène Habré, et de transition de Goukouni Oueddei. Il aborde aussi son itinéraire à travers des sentiers tortueux à l’ombre du général Kamougué Wadel Abdelkader, alors chef de tendance politico-militaire et ancien vice-président du Gouvernement d’Union nationale de transition, en tant que conseiller politique de 1983 à 1987.

Hourmadji DOUMGOR MOUSSA

Dans les tourmentes du Tchad 1973-2008

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