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French Pages 351 [350] Year 2012
Philippe Coussot
Rhéophysique La matière dans tous ses états
S A V O I R S
A C T U E L S
EDP Sciences/CNRS ÉDITIONS
Illustration de couverture : Mélange de peintures. Les différentes couleurs permettent de visualiser l’histoire de l’écoulement. La configuration finale est préservée grâce au caractère pâteux (fluide à seuil) de ces matériaux.
Imprimé en France.
c 2012, EDP Sciences, 17, avenue du Hoggar, BP 112, Parc d’activités de Courtabœuf, 91944 Les Ulis Cedex A et CNRS ÉDITIONS, 15, rue Malebranche, 75005 Paris. Tous droits de traduction, d’adaptation et de reproduction par tous procédés réservés pour tous pays. Toute reproduction ou représentation intégrale ou partielle, par quelque procédé que ce soit, des pages publiées dans le présent ouvrage, faite sans l’autorisation de l’éditeur est illicite et constitue une contrefaçon. Seules sont autorisées, d’une part, les reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective, et d’autre part, les courtes citations justifiées par le caractère scientifique ou d’information de l’œuvre dans laquelle elles sont incorporées (art. L. 122-4, L. 122-5 et L. 335-2 du Code de la propriété intellectuelle). Des photocopies payantes peuvent être réalisées avec l’accord de l’éditeur. S’adresser au : Centre français d’exploitation du droit de copie, 3, rue Hautefeuille, 75006 Paris. Tél. : 01 43 26 95 35. ISBN EDP Sciences 978-2-7598-0759-8 ISBN CNRS Éditions 978-2-271-07602-1
Préface De nombreux matériaux échappent à la distinction entre solide et liquide et nous les avons croisés dès notre plus tendre enfance : qui n’a jamais joué avec la purée dans son assiette, manipulé de la pâte à modeler ou construit des tas de sable ? Cette matière intermédiaire se retrouve dans de nombreux phénomènes naturels ou applications industrielles, depuis les écoulements de sang plus ou moins visqueux selon l’arrangement des globules rouges jusqu’aux bétons auto-plaçants qui se liquéfient sous vibration pour épouser la forme des coffrages, en passant par la mayonnaise, le ketchup et les mousses, ou les crèmes, gels ou émulsions cosmétiques. Santé, génie civil, agroalimentaire ! Tous les domaines sont concernés. Ces matériaux complexes sont d’une grande importance mais la science dans ce domaine est encore peu développée. Pourtant il s’agit de notre quotidien et c’est à travers ces substances que l’on peut toucher du doigt la réalité d’une multitude de phénomènes physiques, physicochimiques et mécaniques. Ces matériaux ont même initié une nouvelle forme d’enseignement scientifique à l’école, fondée sur une démarche d’investigation appelée « la main à la pâte »1 . De nombreux traités de rhéologie d’un niveau avancé rendent compte de la variété de ces systèmes et de leurs comportements en s’appuyant, le plus souvent, sur des mesures mécaniques. L’originalité de l’ouvrage de Philippe Coussot est de suivre un itinéraire inverse, dans l’esprit des recherches qu’ont menées ces dernières décennies des physico-chimistes inspirés par Pierre Gilles de Gennes, et qui s’appuient sur des descriptions physiques et chimiques pour expliquer dans une approche unifiée l’origine du comportement de ces systèmes qualifiés aujourd’hui de « matière molle ». Naturellement les développements scientifiques correspondant aux différents chapitres de ce livre ont connu des histoires diverses et autonomes ; à l’intérieur même de chaque chapitre on reconnaît des sources bien distinctes. Retenons un seul exemple, celui que je connais le moins mal : l’étude des milieux granulaires et des matériaux divisés. Les connaissances se sont construites de façon indépendante en génie civil, en science des sols, en agronomie, en génie chimique, en planétologie. . . et j’en oublie certainement. L’effort conduit depuis plusieurs décennies dans ce champ de recherche par une large 1. http ://www.lamap.fr/
iv
Rhéophysique
communauté de physiciens et physico-chimistes a consisté à faire rentrer ces avancées dans un cadre unifié. Dans ce but ils ont combiné des expériences modèles, souvent « de coin de table », parfois inspirées d’expériences classiques dans des domaines d’application spécifiques, des approches numériques, et des modèles théoriques s’inspirant de la physique statistique de systèmes microscopiques. L’ouvrage récent Les milieux granulaires - entre fluide et solide 2 écrit dans cette même collection témoigne de cette approche nouvelle et des progrès accomplis. Et l’on pourrait tenir un discours équivalent sur chacun des chapitres de ce livre ambitieux. Un des grands mérites du projet de Philippe Coussot est d’avoir réussi à conduire une description des divers types de matériaux considérés – polymères, colloïdes, suspensions, émulsions et mousses – en des termes physiques simples et avec un formalisme limité et commun à l’ensemble des chapitres. Tous ces matériaux ont pour point commun essentiel d’être des systèmes dispersés possédant des interfaces d’autant plus importantes que la granularité est fine. La compacité y apparaît comme un paramètre-pilote, et l’on retrouve dans chaque cas des états allant du dilué (sans interaction) au semi dilué ou au compact, pour lesquelles les problèmes d’encombrement imposent des limites qui dépendent le plus souvent des conditions d’élaboration. Si cette approche simplifiée néglige parfois les fortes fluctuations de taille ou d’organisation, le modèle de départ, que j’aime à caractériser comme la physique du sac de billes, permet de dégager les effets qualitatifs essentiels de ces diverses phases. Il est toujours possible ultérieurement de prendre en compte des détails géométriques des éléments constituants. À ces divers régimes correspondent des comportements mécaniques spécifiques tels que liquide, pâteux (cet adjectif ayant un sens physique encore assez flou, mais une définition mécanique beaucoup plus claire) ou solide. L’apparition de chacun de ces régimes dépend d’ailleurs des types des sollicitations imposées et de leurs échelles de temps – ce qui est bien le fondement de la rhéologie. Un intérêt supplémentaire de cet ouvrage est la mise en commun de thèmes a priori disjoints, ce qui permet des éclairages croisés entre les différents chapitres. L’écoulement de mousses par exemple peut être mis en regard de celui d’une suspension de grains déformables, les phénomènes d’élongation dans les solutions de polymères se rapprochent des problèmes de grains colloïdaux, etc. Philippe Coussot a la grande chance de travailler dans un milieu de recherches appliquées autour du génie civil. La rencontre, la confrontation pourrait-on dire entre des propriétés fondamentales et les propriétés d’usage des matériaux avec des effets d’échelles ou de durabilité permet d’apporter de meilleures réponses aux nécessités de la construction. Ce livre d’une grande clarté sera une référence indispensable pour tous les ingénieurs et les techniciens qui travaillent avec ces matériaux complexes. 2. Les milieux granulaires - entre fluide et solide, B. Andreotti, Y. Forterre, O. Pouliquen EDP Sciences – CNRS Editions, Collection Savoirs Actuels, 2011.
Préface
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Ils pourront faire usage des lois empiriques permettant de calculer ou de prévoir leurs comportements. Au-delà de ces bases utilitaires, ils pourront compléter leurs connaissances par une approche physique qui précise le sens et l’origine des phénomènes généralement décrits dans les ouvrages de rhéologie plus classiques. Le présent livre de Philippe Coussot offre donc une démarche multidisciplinaire et originale, susceptible d’intéresser un vaste public allant des ingénieurs aux chercheurs. Étienne Guyon
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Table des matières Préface
iii
Avant-propos
xiii
1 Introduction 1.1 Introduction . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 1.2 Les solides . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 1.3 Les liquides . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 1.4 Les suspensions . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 1.4.1 Séparation de phases . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 1.4.2 Impact de la présence de particules sur le comportement du mélange . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 1.4.3 Effets additionnels . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 1.5 Les colloïdes . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 1.5.1 Interactions colloïdales . . . . . . . . . . . . . . . . . . 1.5.2 Seuil de contrainte . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 1.5.3 Thixotropie . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 1.6 Les polymères . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 1.6.1 Propriétés des chaînes de polymère . . . . . . . . . . . 1.6.2 Mise en solution . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 1.6.3 Viscoélasticité . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 1.6.4 Autres propriétés des polymères . . . . . . . . . . . . 1.7 Les émulsions . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 1.8 Les mousses . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 1.9 Les granulaires . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 1.10 Les matériaux « réels » . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 2 Matériaux simples 2.1 Introduction . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 2.2 Interactions entre composants élémentaires et états de la matière simple . . . . . . . . . . . . . . . . . 2.2.1 Composants élémentaires . . . . . . . . . . 2.2.2 Agitation thermique . . . . . . . . . . . . .
1 . 1 . 2 . 6 . 11 . 11 . . . . . . . . . . . . . . .
12 13 18 18 19 21 24 24 25 26 29 30 33 34 37
39 . . . . . . . 39 . . . . . . . 40 . . . . . . . 40 . . . . . . . 41
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Rhéophysique
2.3
2.4
2.5
2.6
2.2.3 2.2.4 2.2.5 2.2.6 2.2.7 2.2.8 2.2.9 L’état 2.3.1 2.3.2 2.3.3 2.3.4 2.3.5 L’état 2.4.1 2.4.2 2.4.3 2.4.4 2.4.5 2.4.6 L’état 2.5.1 2.5.2 2.5.3 2.5.4 2.5.5 2.5.6 2.5.7 2.5.8 L’état 2.6.1 2.6.2 2.6.3 2.6.4
Potentiel d’interaction . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Forces de van der Waals . . . . . . . . . . . . . . . . . . Liaisons chimiques . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Force de répulsion de Born . . . . . . . . . . . . . . . . Bilan des forces . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Lien hydrogène et forces hydrophobiques . . . . . . . . . États de la matière simple . . . . . . . . . . . . . . . . . gazeux . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Distribution de vitesses . . . . . . . . . . . . . . . . . . Libre parcours moyen . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Entropie . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Loi d’état des gaz parfaits . . . . . . . . . . . . . . . . . Théorie cinétique . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . liquide . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Transition de l’état gazeux vers l’état liquide . . . . . . Structure . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Déformation . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Écoulement . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Modélisation rhéophysique du comportement . . . . . . Tension interfaciale . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . solide . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Structures et interactions . . . . . . . . . . . . . . . . . Microrhéologie dans le régime solide . . . . . . . . . . . Élongation . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Comportement en cisaillement simple . . . . . . . . . . Compressibilité . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Résistance mécanique maximum . . . . . . . . . . . . . Transition solide-liquide . . . . . . . . . . . . . . . . . . Transition solide-gaz . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . vitreux . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Les verres . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . La transition vitreuse . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Comportement mécanique associé à la transition vitreuse Viscosité des verres . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
3 Suspensions 3.1 Introduction . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 3.2 Préparation d’une suspension . . . . . . . . . . . . . . . . . . 3.2.1 Point de vue géométrique . . . . . . . . . . . . . . . . 3.2.2 Concentration volumique . . . . . . . . . . . . . . . . 3.2.3 Mise en suspension : point de vue énergétique . . . . . 3.2.4 Comment disperser les particules ? . . . . . . . . . . . 3.2.5 Combien de particules peut-on mettre en suspension ? 3.2.6 Résistance du liquide au déplacement d’une particule .
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42 42 43 44 44 45 46 47 47 49 50 51 53 59 59 63 64 65 67 69 70 70 71 72 74 75 76 79 79 80 80 80 82 83 85 85 87 87 89 89 91 92 94
Table des matières
3.3 3.4
3.5
3.6 3.7 3.8
3.2.7 Stabilité . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Effet de la présence de particules sur le comportement du mélange . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Effet de la concentration . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 3.4.1 Considérations générales . . . . . . . . . . . . . . . . . 3.4.2 Régimes de concentration . . . . . . . . . . . . . . . . 3.4.3 Suspension diluée . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 3.4.4 Suspension non diluée . . . . . . . . . . . . . . . . . . Effet de l’anisotropie des particules . . . . . . . . . . . . . . . 3.5.1 Des particules anisotropes idéales : les sphéroïdes . . . 3.5.2 Impact sur la viscosité de la présence de particules anisotropes (orientation uniforme et constante) . . . . 3.5.3 Rotation des particules dans un fluide en cisaillement simple . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 3.5.4 Effet de la concentration . . . . . . . . . . . . . . . . . Effet de l’hétérogénéité de la concentration en particules . . . Rhéoépaississement . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Suspensions dans un fluide à seuil . . . . . . . . . . . . . . . . 3.8.1 Déplacement d’un objet à travers un fluide à seuil . . 3.8.2 Stabilité . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 3.8.3 Comportement . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
4 Polymères 4.1 Introduction . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 4.2 Structure des polymères . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 4.2.1 Longueur apparente d’une chaîne . . . . . . . . . . . . 4.2.2 Distribution de longueur apparente des chaînes . . . . 4.2.3 Rayon de giration . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 4.2.4 Allongement d’une chaîne sous l’action d’une force . . 4.2.5 Longueur de persistence . . . . . . . . . . . . . . . . . 4.3 Mise en solution d’un polymère . . . . . . . . . . . . . . . . . 4.3.1 Énergie libre configurationnelle . . . . . . . . . . . . . 4.3.2 Énergie libre associée aux interactions entre molécules 4.3.3 Énergie libre totale et dimension de la chaîne . . . . . 4.4 Plusieurs chaînes en solution . . . . . . . . . . . . . . . . . . 4.4.1 Régime dilué . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 4.4.2 Régime semi-dilué . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 4.4.3 Régime concentré . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 4.4.4 Enchevêtrements . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 4.5 Polymères réticulés et gels de polymères . . . . . . . . . . . . 4.6 Comportement mécanique des polymères liquides . . . . . . . 4.6.1 Généralités . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 4.6.2 Régime dilué . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 4.6.3 Régime concentré . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
ix . 97 . . . . . . . .
100 102 102 104 106 107 109 110
. 110 . . . . . . . .
111 113 115 119 121 121 123 124
127 127 129 129 130 132 132 134 137 138 139 . 140 . 141 . 142 . 143 . 144 . 145 . 147 . 150 . 150 . 153 . 156
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x
Rhéophysique
4.7
4.6.4 Régime semi-dilué . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 161 Impact de la température . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 162
5 Colloïdes 5.1 Introduction . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 5.2 Mouvement brownien . . . . . . . . . . . . . . . . . 5.2.1 Principes de base . . . . . . . . . . . . . . . 5.2.2 Phénomène de diffusion . . . . . . . . . . . 5.2.3 Diffusion rotationnelle . . . . . . . . . . . . 5.2.4 Pression osmotique . . . . . . . . . . . . . . 5.2.5 Sédimentation et diffusion brownienne . . . 5.3 Forces de van der Waals . . . . . . . . . . . . . . . 5.4 Forces électrostatiques . . . . . . . . . . . . . . . . 5.5 Effets de polymères adsorbés . . . . . . . . . . . . 5.6 Interactions de déplétion . . . . . . . . . . . . . . . 5.7 Bilan des interactions . . . . . . . . . . . . . . . . 5.8 Comportement des systèmes répulsifs . . . . . . . . 5.8.1 Suspensions répulsives dures . . . . . . . . 5.8.2 Suspensions répulsives molles . . . . . . . . 5.9 Systèmes attractifs . . . . . . . . . . . . . . . . . . 5.9.1 Structure . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 5.9.2 Comportement des suspensions attractives . 5.10 Transition pâteux-hydrodynamique . . . . . . . . .
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6 Émulsions – mousses 6.1 Introduction . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 6.2 Propriétés physiques à l’échelle des inclusions . . . . . . . . . 6.2.1 Énergie . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 6.2.2 Différence de pression au passage d’une interface . . . 6.2.3 Déformation d’une inclusion fluide à vitesse nulle et volume constant . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 6.2.4 Déplacement d’une inclusion dans un liquide au repos 6.2.5 Sédimentation ou crémage . . . . . . . . . . . . . . . . 6.3 Préparation . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 6.3.1 Généralités . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 6.3.2 Formation d’inclusions par déformation . . . . . . . . 6.4 Stabilité . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 6.4.1 Coalescence et stabilisation . . . . . . . . . . . . . . . 6.4.2 Mûrissement d’Ostwald . . . . . . . . . . . . . . . . . 6.5 Comportement mécanique . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 6.5.1 Généralités . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 6.5.2 Régimes de concentration . . . . . . . . . . . . . . . . 6.5.3 Régime dilué . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 6.5.4 Régime semi-dilué . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 6.5.5 Régime concentré . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
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165 165 166 166 170 172 172 173 175 177 180 183 185 188 189 193 200 200 203 208
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211 211 212 213 213
. 214 216 . 217 . 217 . 217 . 219 . 222 . 222 . 227 . 229 . 229 . 231 . 233 . 235 . 236
Table des matières
xi
7 Matériaux granulaires 7.1 Introduction . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 7.2 Principaux types d’interactions directes . . . . . . . . . . . . 7.2.1 Contact « lubrifié » . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 7.2.2 Contact « frictionnel » . . . . . . . . . . . . . . . . . . 7.2.3 Collision . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 7.3 Le rôle de la configuration . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 7.3.1 Principe général . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 7.3.2 Dilatance . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 7.3.3 Tassement . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 7.3.4 État du système . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 7.4 Régimes de comportement . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 7.5 Régime frictionnel . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 7.5.1 Cisaillement simple . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 7.5.2 Loi de comportement . . . . . . . . . . . . . . . . . . 7.5.3 Applications à des écoulements quasi-statiques . . . . 7.6 Régime collisionnel . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 7.7 Régimes intermédiaires . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 7.7.1 Transition du régime frictionnel au régime collisionnel 7.7.2 Transition du régime frictionnel au régime lubrifié . . 8 Rhéométrie 8.1 Introduction . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 8.2 Géométries de base . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 8.2.1 Disques parallèles . . . . . . . . . . . . . . . . . 8.2.2 Cône-plan . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 8.2.3 Cylindres coaxiaux . . . . . . . . . . . . . . . . 8.2.4 Écoulement en conduite . . . . . . . . . . . . . 8.3 Phénomènes perturbateurs des mesures . . . . . . . . 8.3.1 Perturbations du volume de l’échantillon . . . . 8.3.2 Glissement aux parois . . . . . . . . . . . . . . 8.3.3 Migration . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 8.3.4 Bandes de cisaillement . . . . . . . . . . . . . . 8.3.5 Instabilité associée à une courbe d’écoulement décroissante . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 8.3.6 Autres phénomènes perturbateurs . . . . . . . 8.4 Procédures expérimentales . . . . . . . . . . . . . . . . 8.4.1 Choix de la géométrie . . . . . . . . . . . . . . 8.4.2 Préparation du matériau . . . . . . . . . . . . . 8.4.3 Courbe d’écoulement . . . . . . . . . . . . . . . 8.4.4 Seuil d’écoulement . . . . . . . . . . . . . . . . 8.5 Techniques de mesure pratiques . . . . . . . . . . . . . 8.5.1 Écrasement . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 8.5.2 Plan incliné . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
243 243 245 245 247 248 250 250 251 252 253 253 255 255 257 261 264 267 267 . 267 . . . . . . . . . . . . . . . . .
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Rhéophysique
Annexe A : Mécanique des fluides : principes de base et origines physiques A.1 Introduction . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . A.2 Les variables de l’écoulement . . . . . . . . . . . . . A.3 Continuité du milieu . . . . . . . . . . . . . . . . . . A.4 Les forces en jeu . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . A.5 Conservation de la masse . . . . . . . . . . . . . . . A.6 Conservation de la quantité de mouvement . . . . . A.7 Les fluctuations temporelles . . . . . . . . . . . . . . A.8 La turbulence . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . A.9 Résolution d’un problème d’écoulement . . . . . . . A.10 Lois de comportement . . . . . . . . . . . . . . . . . A.10.1 Généralités . . . . . . . . . . . . . . . . . . . A.10.2 Le tenseur des taux de déformation . . . . . . A.10.3 Forme simplifiée de la loi de comportement . A.10.4 Cisaillement simple . . . . . . . . . . . . . . . A.10.5 Élongation . . . . . . . . . . . . . . . . . . . A.10.6 Dissipations d’énergie . . . . . . . . . . . . . A.10.7 Principaux types de comportement . . . . . .
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Annexe B : Éléments de thermodynamique B.1 Premier principe . . . . . . . . . . . . . B.2 Entropie . . . . . . . . . . . . . . . . . . B.3 Second principe . . . . . . . . . . . . . . B.4 Énergie libre . . . . . . . . . . . . . . . B.5 Distribution d’énergie . . . . . . . . . .
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Liste des symboles
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Index
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Avant-propos
Notre compréhension de l’origine physique ou physico-chimique du comportement mécanique des matériaux, ce que j’appelle ici la rhéophysique, s’appuie sur des développements plus ou moins poussés selon les matériaux. Après les gaz, les liquides et les solides simples c’est dans le domaine des polymères que les avancées ont été les plus importantes durant les cinquante dernières années. Les ouvrages spécialisés sur ce thème ne manquent pas. Beaucoup plus récemment des livres abordant en détail la rhéologie des mousses, des milieux granulaires ou des colloïdes, ont vu le jour. Le présent ouvrage part de l’idée que, pour aborder la rhéophysique d’un matériau quelconque, il est particulièrement instructif voire nécessaire de maîtriser les outils de base qui permettent de comprendre le comportement d’une large gamme de matériaux. Une telle approche a progressivement émergé dans le cadre de mon cours Rhéophysique et matière et molle du Master Science des Matériaux pour la Construction Durable, une formation originale mise en place par le regretté O. Coussy à l’École des Ponts et Chaussées et à l’École Polytechnique et dont le responsable est désormais Xavier Chateau. J’ai donc souhaité rassembler dans un même recueil non pas les connaissances les plus avancées dans chaque domaine, mais les éléments de base de notre compréhension physique du comportement des principales grandes classes de matériaux dans une approche la plus « unifiée » possible. Cet ouvrage a bénéficié du soutien et des conseils de Michèle Leduc et Michel Le Bellac, directeurs de la collection Savoirs Actuels d’EDP Sciences. Je leur suis reconnaissant de la confiance qu’ils m’ont accordée. Étienne Guyon m’a fait l’honneur d’écrire la préface. J’en suis d’autant plus ravi qu’il a été, avec Pierre-Gilles de Gennes, l’un des initiateurs et moteurs des développements de cette physique des milieux hétérogènes dans laquelle s’inscrit cet ouvrage. Je tiens aussi à remercier chaleureusement plusieurs collègues qui ont accepté de relire certains chapitres et m’ont beaucoup apporté par leur suggestions : Jean-François Tassin, François Chevoir, Julie Goyon, Xavier Chateau, Guillaume Ovarlez, Jean-Noël Roux. L’apport de C. Ancey sur la partie de cet ouvrage concernant les matériaux granulaires, au cours de notre collaboration scientifique dans les années 90, a été essentiel. Et, une fois de plus, je dois une
xiv
Rhéophysique
fière chandelle à ma famille qui a accepté de voir entrer ce nouveau projet à la maison, au point même d’y participer puisqu’Émilie, ma fille, m’a aidé à mettre en scène et prendre des photos du premier chapitre et Valérie a relu les parties les plus « littéraires » du texte. P. Coussot
Chapitre 1 Introduction 1.1
Introduction
Entre le solide qui se déforme très peu et le fluide qui s’écoule largement, il existe une large gamme de matériaux aux propriétés mécaniques intermédiaires : polymères, émulsions, mousses, granulaires, etc. Cet ouvrage a pour objectif de fournir des connaissances de base permettant de comprendre l’origine physique des comportements mécaniques de ces matériaux intermédiaires. Pour des solides ou des liquides simples, la structure du matériau, à l’échelle des atomes ou des molécules qui le constituent, est homogène ; il est alors possible de déduire les propriétés macroscopiques du matériau à partir de ses propriétés à l’échelle de ces éléments. Dans de nombreux autres cas, cependant, ce ne sont pas les atomes eux-mêmes constitutifs de la matière, ni-même les molécules, qui sont directement à l’origine de ces déformations, mais les mouvements relatifs d’éléments comprenant un grand nombre d’atomes ou de molécules. Ces éléments « mésoscopiques » (c’est-à-dire ni macroscopiques, ni microscopiques) sont par exemple des bulles, des gouttes, des chaînes de polymère, des grains solides, des globules, des cellules, etc. Le comportement mécanique des matériaux correspondants tire son origine des interactions entre ces éléments mésoscopiques. Ce comportement macroscopique résulte, selon les cas, de la moyenne du comportement local, de phénomènes coopératifs impliquant un grand nombre d’éléments ou encore d’une structure collective. Les caractéristiques spécifiques des éléments constitutifs, leur déformabilité, leur élasticité, les interactions qu’ils développent à distance, et leur impact sur les phénomènes collectifs, conduisent à des propriétés macroscopiques très variées et originales qui sont intermédiaires entre celles des solides et celles liquides. Ce premier chapitre aborde ce domaine en passant en revue les grandes classes de matériaux et en suggérant les bases qualitatives d’une analyse rhéophysique. On commence par les matériaux solides (§ 1.2). Lorsqu’ils sont cristallins, ceux-ci constituent en effet une référence unique compte tenu de la
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Rhéophysique
simplicité de leur structure formée par la juxtaposition à l’identique d’un arrangement local particulier. Avec les liquides simples (§ 1.3), on commence déjà à aborder certaines difficultés de la rhéophysique des fluides, puisque leur comportement mécanique résulte de phénomènes physiques relativement complexes : le désordre et l’agitation thermique des atomes ou molécules. La plupart des fluides complexes sont formés en mélangeant des éléments mésoscopiques avec un liquide. Les matériaux les plus simples, du point de vue des composants et des interactions associées, sont les suspensions (§ 1.4), formées de particules solides immergées dans un liquide. En remplaçant des volumes de liquide par des particules solides, on augmente la résistance du mélange à l’écoulement. Lorsqu’en outre, ces particules développent des interactions à distance à travers le liquide, comme c’est le cas des particules colloïdales (§ 1.5), le mélange peut avoir des propriétés mécaniques plus complexes, intermédiaires entre celles d’un solide et celles d’un liquide simple. On retrouve des phénomènes analogues avec les émulsions (§ 1.7) ou les mousses (§ 1.8). Les polymères forment quant à eux une catégorie à part, du fait que les chaînes peuvent (i) occuper des volumes apparents très grands par rapport à leur volume effectif, (ii) s’allonger comme des ressorts et (iii) s’enchevêtrer. Ces différents phénomènes induisent des comportements mécaniques originaux : comportement apparent élastique dans certaines conditions, comportement liquide dans d’autres conditions (§ 1.6). Enfin les granulaires (§ 1.9), constitués par l’assemblée concentrée de grains solides susceptibles d’entrer en contact direct, forment une classe à part : ils peuvent rester coincés comme des solides ou s’écouler comme des liquides selon les circonstances, mais dans ce dernier cas, contrairement aux liquides, la pression joue un rôle critique.
1.2
Les solides
Nous sommes entourés de matériaux solides qui sont le gage de la réussite, la stabilité ou la pérennité de nos actions : le sol sur lequel nous nous appuyons est solide, nous construisons des maisons ou des immeubles solides (voir Fig. 1.1a), nous nous entourons de meubles également solides sur lesquels nous posons une multitude d’objets que nous souhaitons voir rester en place. Par ailleurs, nous utilisons toutes sortes de véhicules qui nous transportent heureusement sans se déformer. Le corps humain est lui-même constitué d’éléments solides, certains très peu déformables (les os), d’autres très déformables (la peau). Pour comprendre l’impact de la solidité de tous ces objets sur notre vie quotidienne, il suffit de s’imaginer un monde constitué d’objets liquides pendant quelques instants : nous nous enfoncerions progressivement dans le sol, nos maisons de déformeraient, nos lits s’aplatiraient et tous les objets s’écouleraient juste après leur fabrication. Bien entendu, tous ces matériaux restent solides dans une certaine limite qui varie d’un objet à l’autre : si on leur impose une déformation suffisamment grande, ils se brisent. Quand on y regarde de plus près, tous les matériaux
1. Introduction
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(a)
(b)
(c)
Fig. 1.1 – Le béton à différentes échelles : (a) Pont de l’île de Ré (construit en béton, le pont de l’île de Ré est le plus long pont de France avec ses 2926 m. Composé de 29 piles, il est courbé et joint l’île au continent ; (b) structure d’un béton à l’échelle du centimètre. Crédit : G. Grampeix et H. Delahousse (IFSTTAR) ; (c) structure de la pâte de ciment interstitielle (cryogénisée au MEB) à l’échelle du dixième de millimètres. Crédit J. Hot et C. Castella (IFSTTAR).
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Rhéophysique
solides sont élastiques lorsqu’ils sont soumis à de faibles déformations. Certains de ces objets sont ensuite capables de se déformer significativement avant de se briser, ils sont ductiles, alors que d’autres se brisent tout net au-delà d’une très faible déformation, ils sont fragiles (voir Fig. 1.2). Finalement le point commun de tous ces objets solides est le fait qu’ils ne peuvent pas se déformer indéfiniment sans finir par se briser. En dépit du fait que tous ces objets ont en commun leur caractère solide, leur composition ou leur structure sont extrêmement variées. Qu’y a-t-il de commun en effet entre la structure interne d’une roche constituée de cristaux agglomérés, celle d’une barre d’acier, d’un caoutchouc formée de polymères enchevêtrés, d’une planche de bois constituée de tissus végétaux ou encore d’un mur en béton constitué d’un empilement de grains de toutes tailles dans une matrice eau-ciment (voir Fig. 1.1b) ? En fait, pour tous ces matériaux il existe une échelle à laquelle les éléments constitutifs forment une structure constituée d’un réseau d’éléments en interaction forte. Souvent, c’est à l’échelle atomique ou moléculaire qu’existent les liaisons fortes assurant le comportement solide de l’ensemble (voir § 2.2). À cette échelle on peut notamment avoir des structures cristallines, dans lesquelles les atomes ou molécules sont distribuées de manière ordonnée. De telles structures caractérisent en général les corps purs ou les alliages simples, constitués de molécules de tailles comparables. Dans le cas des verres, la structure du matériau peut également être amorphe, sans ordre particulier. De nombreux solides que l’on rencontre dans notre vie quotidienne sont cependant beaucoup plus complexes : ils se composent d’éléments de tailles diverses (cellules, grains, particules d’argile, fibres, etc.) immergés dans des phases cristallines ou amorphes plus ou moins complexes (voir Fig. 1.1c) ou simplement compactés les uns contre les autres. C’est par exemple le cas d’une roche issue du refroidissement d’un magma initialement liquide : une cristallisation fractionnée s’opère, donnant lieu dans un premier temps à la formation de cristaux à partir de certaines espèces, puis au cours du temps à d’autres types de cristaux ; la structure finale est un ensemble de cristaux divers dispersés ou concentrés dans une matrice vitreuse, constituée d’une espèce qui s’est solidifiée sans cristalliser. Dans le domaine de la construction, la plupart des matériaux (plâtres, bétons, mortiers, terre crue ou cuite, etc.) sont également constitués d’une assemblée de grains de tailles diverses enrobés dans une matrice fine (ciment hydraté, pâte d’argile). La présence de ces grains a souvent pour effet de renforcer la résistance mécanique du matériau dans son état solide. Dans toutes ces structures les éléments sont coincés entre plusieurs voisins proches avec lesquels ils interagissent, autrement dit, ils exercent des forces mutuelles d’interaction. Au repos, chaque élément est dans une position d’équilibre des forces exercées sur lui, tout se passe comme si il était au fond d’un puits d’énergie potentielle. Que se passe t-il quand on impose un effort sur ce type de structure ? Un effort macroscopique, c’est-à-dire appliqué
1. Introduction
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à l’ensemble de l’échantillon de matériau solide, induit des efforts locaux entre les éléments qui s’ajoutent aux forces d’interaction. Les éléments se déplacent légèrement vers une nouvelle position d’équilibre associée à ce nouveau jeu de forces. Tout se passe en fait comme si ils grimpaient le long de leur puits de potentiel initial. Pour de petits efforts, les déplacements induits sont faibles, on reste dans un régime « linéaire » pour lequel la force est proportionnelle au déplacement. En outre lorsqu’on relâche l’effort les éléments reviennent naturellement dans leur position d’équilibre initial, ils retombent au fond de leur puits de potentiel. Le comportement macroscopique du matériau est analogue : soumis à des efforts suffisamment faibles, il est linéairement élastique. Pour des structures solides simples, il est possible de calculer directement la résistance mécanique à la déformation dans ce régime en fonction des forces d’interaction au niveau local entre les atomes (voir § 2.5). Au-delà d’une déformation critique, certains éléments peuvent sortir de leur puits de potentiel, ce qui implique que l’arrangement initial est définitivement détruit, car compte tenu de la complexité de la distribution des interactions, il n’est pas envisageable de retrouver la configuration d’origine par une déformation opposée. Dans certains cas, la structure se sépare en plusieurs parties, il s’agit d’une rupture fragile (voir Fig. 1.2b). Dans d’autres cas la structure se brise en quelques points seulement (dislocations) et le matériau conserve son intégrité apparente, il s’agit d’une rupture ductile (voir Fig. 1.2c). On dit que le matériau subit alors des déformations plastiques car elles sont associées à des évolutions irréversibles de la structure initiale (voir § 2.5.6).
(a)
(b)
Fig. 1.2 – Différents résultats (à droite) de l’application d’une force en flexion à un matériau solide initialement au repos (à gauche) au-delà du régime élastique : (a) clou ductile ; (b) biscuit fragile. Ainsi la propriété fondamentale des solides est qu’ils ne peuvent subir de déformation infinie sans se briser ou au moins perdre définitivement leurs caractéristiques initiales. Ceci les distingue des fluides, qui peuvent être déformés à l’infini sans perdre leurs caractéristiques mécaniques initiales.
6
1.3
Rhéophysique
Les liquides
Notre vie est également fondée sur des fluides : nous avons besoin de respirer de l’air et de boire de l’eau, et divers liquides coulent dans notre corps (sang, synovie). À la différence des solides, ces fluides (gaz, liquides simples) sont déformables à l’infini dès qu’on leur impose un effort aussi faible soit-il. C’est par exemple le phénomène qui se produit lorsqu’on renverse un verre d’eau sur une surface parfaitement plane : l’eau s’étale très largement jusqu’à former une couche d’une très petite épaisseur et d’une très grande surface. Dans ce cas, la force appliquée au fluide est due à la gravité, qui tend à abaisser le niveau du liquide tant que celui-ci ne rencontre pas d’obstacles. Finalement, lorsque l’épaisseur du film liquide est suffisamment faible des phénomènes d’interaction avec la surface (ce que l’on appelle les propriétés de mouillage) stoppent l’étalement du liquide. Une autre différence essentielle des liquides et des solides réside dans le fait que quelles que soient les déformations imposées au liquide, les propriétés mécaniques de ce dernier ne sont jamais modifiées, contrairement au solide susceptible de se briser au-delà d’une déformation critique. Finalement, les écoulements de ce type de liquide peuvent prendre des formes extrêmement diverses allant d’un écoulement massif dans un canal, un fleuve ou une conduite, à la pulvérisation en gouttelettes des produits phytosanitaires en passant par la condensation de vapeur formant des gouttes sur une vitre. À travers ces exemples, on constate que le liquide peut effectivement être indéfiniment déformé ou séparé en morceaux qui, en se regroupant, reforme une masse liquide dont les propriétés sont inchangées. Ces propriétés du liquide nous sont extrêmement utiles puisqu’elles nous permettent d’absorber des substances diverses et surtout de l’eau, qui va épouser la forme du verre puis celle de notre bouche pour ensuite circuler dans le tube digestif et diffuser dans tout l’organisme. Elles permettent également au sang de circuler dans nos veines ou nos artères et d’irriguer les plus petits vaisseaux sanguins. Les liquides sont aussi présents dans notre vie quotidienne sous la forme de produits détergents, d’essence, d’huiles, etc. Grâce à leurs caractéristiques spécifiques évoquées plus haut tous ces liquides peuvent être étalés sur de très grandes surfaces, ou bien largement brassés sans être dénaturés. Ces propriétés mécaniques proviennent de deux caractéristiques essentielles de la structure du liquide (voir § 2.2) : (i) comme dans un solide, les atomes ou molécules d’un liquide sont maintenus au contact les uns des autres par les forces de van der Waals ; cependant, une agitation spontanée (d’origine thermique) règne en permanence, ce qui permet à deux éléments voisins de s’écarter brutalement l’un de l’autre ; (ii) l’arrangement des éléments est désordonné mais les propriétés moyennes de cet arrangement restent constantes quelle que soit l’histoire des déformations de la structure. Même au repos, une agitation règne au sein du liquide, ce qui implique que, à l’échelle atomique ou moléculaire, l’arrangement des éléments change
1. Introduction
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continuellement et naturellement. Localement, il y a autant de mouvements relatifs dans une direction que dans une autre, ce qui explique l’absence de mouvement macroscopique. En revanche, lorsqu’on applique un effort cisaillant au liquide, on déséquilibre le système, il devient plus facile pour les éléments de sortir de leur puits de potentiel dans la direction de l’effort. Le liquide se déforme alors, et, comme ses propriétés ne changent pas au cours de la déformation, si on maintient cet effort, le liquide continue de se déformer à la même vitesse : il coule. Dans un tel mouvement la déformation est le rapport du déplacement de deux couches fluides et de la distance qui les sépare. L’effort (ou force) cisaillant appliqué par unité de surface est appelé contrainte tangentielle (voir Fig. 1.3a). Cette contrainte reflète la résistance (visqueuse) du fluide à l’écoulement. La caractéristique rhéologique de base d’un fluide est sa viscosité, qui est le rapport entre la contrainte tangentielle et la vitesse de déformation (voir Chapitre 2 et Annexe A). La particularité des liquides simples tels que l’huile, l’alcool, l’eau, le miel, le mercure à température ambiante, etc., est que la résistance au cisaillement, autrement dit la contrainte tangentielle, est simplement proportionnelle à la vitesse de déformation et ne dépend pas de l’histoire de l’écoulement : ce sont des fluides newtoniens (voir Chapitre 2 et Annexe A).
(a)
(b)
Fig. 1.3 – Lors d’une déformation en cisaillement simple tout se passe comme si les couches de liquides glissaient les unes parallèlement aux autres (a). L’outil privilégié pour mesurer la viscosité d’un liquide est le rhéomètre rotatif, qui utilise diverses géométries de mesure telles que des disques parallèles (b) qui, après s’être rapprochés en écrasant quelque peu l’échantillon, tournent l’un par rapport à l’autre autour du même axe.
La viscosité des liquides newtoniens est leur caractéristique mécanique essentielle. En général, elle augmente avec la longueur des molécules constitutives du liquide car ces dernières ont plus de mal à glisser les unes par rapport aux autres, de même qu’il est plus facile de faire s’écouler un mélange de billes qu’un paquet d’aiguilles enchevêtrées. La viscosité d’un liquide diminue en revanche lorsqu’on augmente sa température (voir Fig. 1.4) car les molécules
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Rhéophysique
Fig. 1.4 – Écoulement d’une lave volcanique : la surface supérieure de l’écoulement se refroidit rapidement par rayonnement, ce qui augmente la viscosité des régions près de cette surface et tend à former une croûte (en noir) qui se casse au cours de la déformation de l’ensemble ; les régions (en jaune) situées en-dessous de cette croute conservent une température élevée et restent très liquides.
sont plus excitées et sortent plus facilement de leur puits de potentiel pour se déplacer les unes par rapport aux autres (voir § 2.4.5). L’impact de la viscosité sur les caractéristiques de l’écoulement est essentiel. Pour le même volume de fluide sollicité de la même façon, c’est-à-dire en appliquant une même force, la vitesse d’écoulement induite est d’autant plus faible que la viscosité du fluide est grande (voir Fig. 1.5). Lorsque l’épaisseur de la couche ou du filet de liquide est faible, des phénomènes capillaires, résultant des interfaces liquide-air, peuvent jouer un rôle important. Par exemple un filet de liquide a tendance à se séparer rapidement en gouttes (voir Fig. 1.5a) pour minimiser l’aire de ces interfaces, mais ce phénomène peut disparaître si la viscosité du liquide est suffisamment grande (voir Figs. 1.5c,d). L’outil de base pour mesurer la viscosité d’un fluide est le rhéomètre (voir Fig. 1.3b). Le principe d’un tel appareil est le suivant : on place l’échantillon liquide entre deux surfaces solides dont l’une est fixe, puis on entraîne l’autre surface dans un mouvement parallèle à la première ; les « géométries » utilisées sont par exemple des cylindres coaxiaux ou des disques parallèles : l’un des cylindres ou l’un des disques tourne autour de son axe alors que l’autre pièce reste fixe ; finalement, l’écoulement induit (cisaillement simple) au sein du fluide, consiste en un mouvement relatif de glissement des couches de fluide les unes sur les autres (voir Fig. 1.3a). Le fait d’utiliser un mouvement relatif de rotation des outils permet d’imposer de très grandes déformations sans que l’échantillon ne sorte de la géométrie. On déduit la valeur de la contrainte tangentielle appliquée, de la mesure du couple imposé sur l’appareil pour induire un écoulement à une vitesse donnée (voir Chapitre 8).
1. Introduction
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(a)
(b)
(c)
(d)
Fig. 1.5 – Écoulements de liquides de viscosités croissantes sous l’action de la gravité : (a) eau le long d’une plante ; (b) alcool versé dans un verre ; (c) huile ; (d) miel.
Finalement, dans ce cadre, on mesure le frottement entre deux couches de liquide glissant l’une sur l’autre à une vitesse donnée. Le résultat obtenu correspond donc a priori à une propriété intrinsèque du matériau. Si on impose un écoulement dans des conditions différentes mais conduisant également au glissement relatif de couches liquides, les contraintes locales seront identiques à celles mesurées dans un rhéomètre pour la même vitesse de déformation. Précisons que l’approche des écoulements liquides ci-dessus n’est valable que pour des écoulements laminaires. Dans un écoulement de ce type, les éléments liquides restent effectivement dans des plans qui glissent les uns par rapport aux autres (voir Fig. 1.6a). Ce n’est en revanche plus le cas pour
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Rhéophysique
(a)
(b)
Fig. 1.6 – Régimes laminaire (a) et turbulent (b) : écoulement dans un tube d’un liquide newtonien dans lequel on injecte un colorant (ne modifiant pas les propriétés du liquide) ; à faible vitesse d’écoulement (a), les éléments liquide restent dans des couches qui glissent les unes sur les autres, le colorant se déplace donc avec la couche dans laquelle il a été injecté et forme une trace rectiligne ; à forte vitesse d’écoulement (b), les éléments d’une couche diffusent dans les autres couches, le colorant fait de même et tend à occuper progressivement tout l’espace disponible dans la conduite.
des écoulements plus rapides, que l’on appelle turbulents (voir § A.7-A.8). Dans ce cas, les forces d’inertie des éléments de fluide sont plus grandes que les frottements visqueux observés dans le régime laminaire. Ces forces d’inertie induisent des mouvements complexes dans toutes les directions autour du mouvement moyen, si bien que les éléments diffusent (voir Fig. 1.6b). En conséquence, l’effort à fournir pour induire l’écoulement du liquide est nettement supérieur à celui nécessaire en supposant un régime laminaire. Mais la plus grande difficulté induite par la turbulence est que le phénomène n’est pas intrinsèque au fluide : les caractéristiques de ces phénomènes ne sont pas comme dans le cas laminaire simplement liées aux vitesses locales, elles dépendent des caractéristiques macroscopiques de l’écoulement. On ne peut pas prédire la turbulence au niveau local sans prendre en compte les conditions aux limites de l’écoulement. Dans le reste de cet ouvrage, on ne considère que des écoulements laminaires, pour lesquels la turbulence est négligeable, c’est dans ce cadre seul que la rhéophysique prend tout son sens. En dépit de la simplicité apparente de la structure de ces liquides on ne dispose pas actuellement de modèle permettant de prédire leur viscosité dans tous les régimes d’écoulement à partir de la connaissance des interactions locales. Ceci suggère en particulier que l’analyse sera au moins aussi difficile dans des situations impliquant des liquides à structure et interactions plus complexes. On verra que l’on peut cependant rencontrer certaines structures dont l’organisation particulière autorise le développement d’approches rhéophysiques prédictives. En outre, il est possible de prédire le comportement
1. Introduction
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de certains matériaux formés en ajoutant des éléments dans un liquide de viscosité connue. Un très grand nombre de matériaux sont obtenus en mélangeant dans un liquide simple des éléments divers qui se distinguent nettement des atomes ou molécules de ce liquide : polymères, cellules, grains, bulles, gouttes, etc. Le comportement de ces éléments diffère de celui des molécules du liquide par leur taille, leur forme, leurs capacités à se déformer ou encore les interactions qu’ils développent entre eux. De façon générale, tant que ces objets sont éloignés les uns des autres le comportement du mélange est dicté par celui de la matrice liquide : le fluide a un comportement qualitativement proche de celui du liquide avec une résistance à l’écoulement qui varie en fonction du type ou de la quantité d’objets en suspension. Lorsque les objets se rapprochent les uns des autres et développent des interactions significatives, le comportement du mélange devient très différent de celui du liquide seul.
1.4
Les suspensions
Le cas le plus simple d’objets placés dans un liquide est celui de la dispersion d’éléments solides dans un liquide. On parle alors de suspensions. C’est le type de matériau que l’on obtient lorsqu’on prépare une soupe, qui consiste la plupart du temps en une dispersion de tout petits morceaux de légumes, de poisson ou de viande dans de l’eau, ou bien lorsqu’on prépare un chocolat chaud en dispersant, dans du lait ou de l’eau, un mélange de poudre de cacao et de sucre. Dans le domaine du génie civil, on utilise également toutes sortes de suspensions (céramiques, bétons, mortiers, ciments, chaussées bitumineuses, peintures, . . . ) car l’addition de particules solides est un moyen peu coûteux de renforcer la structure finale du matériau (après la prise ou le séchage). La nature utilise couramment le principe de la mise en suspension pour transporter les sédiments d’un point à un autre : les rivières ou les torrents en crue se chargent en particules solides qu’ils transportent sur des distances d’autant plus grandes que les particules sont petites.
1.4.1
Séparation de phases
En pratique il est rare que de tels mélanges restent homogènes très longtemps. En effet la densité des particules solides étant la plupart du temps différente de celle du liquide, les particules vont, soit tomber à travers le liquide, on parle alors de sédimentation (voir Fig. 1.7), soit remonter vers la surface, on parle alors de crémage. Le temps nécessaire à cette séparation de phases augmente proportionnellement à la viscosité du liquide et à l’inverse du carré de la taille des particules (voir § 3.2.6). Il suffit donc que les particules soient très petites ou le liquide très visqueux pour que cette séparation de phases n’ait pas le temps de se développer de façon significative pendant
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Rhéophysique
(a)
(b)
Fig. 1.7 – Sédimentation d’une boue formée en mélangeant un peu de terre argileuse avec de l’eau : (a) état initial après dispersion homogène ; (b) état final après quelques heures au repos, les particules sont progressivement tombées au fond du verre pour former un dépôt concentré.
l’expérience. Dans certains cas, la densité des particules est proche de celle du liquide, ce qui ralentit également la sédimentation ou le crémage.
1.4.2
Impact de la présence de particules sur le comportement du mélange
On s’intéresse ici spécifiquement à l’effet produit par l’ajout de particules sur le comportement des mélanges homogènes, ceux pour lesquels la séparation de phases est négligeable. Supposons par exemple que l’on verse un peu de sucre en poudre dans de l’huile. Le sucre ne se dissout pas dans l’huile et reste donc sous la forme de grains solides. Puis, on malaxe l’ensemble de façon à obtenir une dispersion homogène du sucre dans le liquide. Le mélange semble se comporter comme l’huile pure. En continuant d’ajouter du sucre, on ne change pas fondamentalement le comportement du mélange : celui-ci coule toujours facilement. En fait, une mesure précise permettrait de constater que sa viscosité augmente très lentement avec la fraction de sucre ajoutée. Un changement rapide intervient cependant autour d’une fraction particulière : le mélange devient très visqueux voire pâteux. Il semble que l’on ait alors atteint un seuil de percolation au-delà duquel les particules « se gênent ». Les effets observés pour ce mélange huile-sucre sont généralisables à bon nombre de matériaux : l’effet de la présence de grosses particules solides sur la viscosité du mélange ne dépend que de la fraction volumique ajoutée et non
1. Introduction
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des caractéristiques physico-chimiques des phases liquide et solide. Ces effets sont d’origine hydrodynamique. L’écoulement du mélange repose sur l’écoulement du liquide entre les particules solides. Ces dernières compliquent les caractéristiques de l’écoulement du liquide : lorsque la suspension est cisaillée entre deux plans solides, autour des particules le liquide ne peut pas s’écouler sous la forme de plans parallèles en mouvement relatif de glissement. Cependant, quel que soit le niveau de contrainte imposée, on provoque toujours un écoulement du mélange. Lorsque l’organisation du mélange, autrement dit la distribution spatiale des particules, ne change pas, on sait qu’augmenter la vitesse nécessite seulement des contraintes plus grandes car elles sont simplement proportionnelles à la vitesse locale. Ainsi, tant que la distribution des particules est identique dans toutes les directions et constante le mélange homogène d’un liquide newtonien et de particules est lui aussi newtonien (voir § 3.4). L’effet essentiel de la présence des particules solides est la « gêne » qu’elles occasionnent sur l’écoulement du fait qu’elles remplacent du liquide par une phase solide incapable de s’écouler. Il en résulte qu’il est également plus difficile de faire s’écouler une suspension que le liquide seul : la viscosité augmente avec la quantité de particules en suspension. On décrit cette quantité à l’aide du rapport entre leur volume et le volume total de l’échantillon, que l’on appelle concentration volumique. Cet effet de la concentration sur la viscosité s’explique par le fait que pour obtenir le même cisaillement apparent d’une suspension, c’est-à-dire le cisaillement calculé à partir des mouvements relatifs des frontières du matériau, il faut cisailler avec plus de force le liquide interstitiel car la phase solide en suspension ne contribue pas aux mouvements relatifs locaux. L’augmentation de la viscosité avec la concentration est cependant très lente aux faibles concentrations. La viscosité du mélange est seulement trois fois celle du liquide seul lorsque les particules occupent pratiquement 1/3 du volume de l’échantillon. Ceci explique qu’à l’œil on ne perçoive pas d’évolution particulière de la viscosité du mélange lorsqu’on commence à ajouter du sucre dans de l’huile.
1.4.3
Effets additionnels
Effets de taille Le chocolat est une suspension de particules de sucre, de cacao et de lait (à une concentration solide d’environ 45 %) dans de la matière grasse constituée de beurre de cacao. La matière grasse se liquéfie entre 30 et 35 ◦ C, ce qui explique que le chocolat « fonde dans la bouche ». À température donnée, la viscosité du mélange augmente, comme prévu, avec la concentration en particules solides. Par ailleurs, on constate une augmentation de la viscosité lorsqu’on réduit la taille des particules en suspension, par exemple en les brisant, tout en maintenant la concentration solide constante. Ce phénomène est souvent expliqué par l’augmentation des interactions solide-liquide associée
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Rhéophysique
à l’augmentation de l’aire des interfaces entre les deux phases résultant de la réduction de taille des particules. Ce raisonnement est faux. La réduction de taille des particules à concentration constante, induit effectivement une augmentation de la surface de contact entre le solide et le liquide, il suffit par exemple de penser à une particule sphérique coupée en deux morceaux, mais ceci n’a pas d’impact direct sur la viscosité du mélange. Dans le cadre de notre analyse actuelle, les interactions entre les deux phases ne jouent a priori aucun rôle, seules les caractéristiques de l’écoulement du liquide interstitiel influencent la viscosité de l’ensemble. Deux suspensions, contenant la même concentration volumique de particules de formes identiques avec des distributions relatives de tailles (granulométrie) analogues autour de deux valeurs moyennes différentes, ont des viscosités apparentes identiques. Ce résultat est fondamental : la viscosité d’une suspension de particules identiques dépend de la fraction volumique solide mais ne dépend pas de la taille des particules. Pour le comprendre, il suffit de penser que les deux suspensions ci-dessus apparaissent parfaitement identiques, et ont donc des viscosités identiques, si on observe chacune d’entre elle à une échelle proportionnelle à la taille moyenne des particules qu’elles contiennent. Cependant, si les particules ne sont pas identiques, la viscosité du mélange est d’autant plus faible que ces tailles sont distribuées dans une plus large gamme. Ceci résulte du fait que pour la même concentration solide, il est plus facile de répartir les particules dans l’espace si la distribution de ces tailles est étendue que si les particules ont une taille homogène. Une preuve simple de ce phénomène est qu’il est possible de mettre dans une boîte une concentration d’autant plus élevée de grains solides que la distribution de leurs tailles est étendue. On peut ainsi atteindre des concentrations en particules de l’ordre de 90 % alors qu’un tas de billes dans un seau a une concentration de l’ordre de 60 %. C’est notamment le cas du matériau constitutif des laves torrentielles (voir Fig. 1.8) ou encore des bétons frais, des matériaux qui coulent en dépit de ces concentrations très élevées. Pour en revenir à l’effet observé avec le chocolat, l’augmentation de viscosité lorsque la taille des particules diminue, résulte plus probablement de l’existence ou l’émergence (en deçà d’une certaine taille), d’interactions colloïdales (voir § 1.5), autrement dit d’interactions à distance entre les particules, qui s’ajoutent aux interactions hydrodynamiques. L’impact des forces associées aux phénomènes colloïdaux est en effet d’autant plus grand que les particules sont petites. Effets d’orientation Une particule sphérique en suspension dans un liquide en cisaillement simple avance avec le plan de glissement dont elle fait partie mais tourne également sur elle-même à une fréquence égale à la moitié de la vitesse de cisaillement. Ce résultat n’est pas surprenant : les différents niveaux au sein de la sphère sont associés à des plans de glissement de vitesses différentes ;
1. Introduction
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Fig. 1.8 – (a) Dépôt d’une coulée de boue (« lave torrentielle ») sortie du lit d’un torrent de montagne. (b) Aspect de la structure interne d’une telle coulée incluant une gamme granulométrique très large allant des particules d’argile d’une taille inférieure au micron à des blocs de quelques mètres de diamètre.
en particulier les deux pôles, le long d’un axe perpendiculaire à la direction d’écoulement, sont entraînés par le liquide à des vitesses différentes, ce qui induit un basculement de la sphère autour d’un axe perpendiculaire au plan d’observation. Pour une particule anisotrope, cet effet dépend de son orientation par rapport à la direction du mouvement. Par exemple, un bâtonnet est entraîné en rotation autour de son centre de gravité mais sa vitesse de rotation est d’autant plus grande que son axe principal est proche d’une direction normale à l’écoulement. En effet cette situation correspond aux cas où
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Rhéophysique
la différence de vitesse entre les régions liquides autour de chaque extrémité du bâtonnet est maximum. À l’inverse, la vitesse de rotation du bâtonnet est très faible lorsque son axe principal est presque aligné avec la direction de l’écoulement car alors la vitesse relative des zones liquides autour de chaque extrémité est très faible. Par conséquent, l’axe du bâtonnet passe beaucoup plus de temps près de la direction de l’écoulement (voir § 3.5), puisque dès qu’il s’en écarte significativement, il tourne rapidement pour se réaligner. En raisonnant sur des moyennes temporelles, tout se passe comme si les particules anisotropes avaient tendance à s’aligner dans cette direction. Ce phénomène facilite le mouvement relatif des couches liquides, ce qui a pour conséquence de diminuer la viscosité de la suspension par rapport à sa valeur dans le cas d’une distribution aléatoire de l’orientation des particules.
(a)
(b)
Fig. 1.9 – (a) Le sang est une suspension de globules rouges (environ 45 %) en forme de coussins aplatis, de globules blancs et de plaquettes dans du plasma, qui est un mélange d’eau (91 %), de protéines et de divers autres éléments. (b) Représentation schématique de l’écoulement d’une telle suspension, à une concentration cependant nettement plus faible que dans la réalité. Compte tenu de leur concentration élevée dans le mélange, les globules rouges jouent un rôle important sur la viscosité du sang. En particulier, ils ont tendance à s’empiler (agrégation) les uns derrière les autres pour former des rouleaux encore plus anisotropes et sont capables de se déformer largement (ce qui permet au sang de pénétrer dans de très petits capillaires). On peut réduire la viscosité du sang en empêchant l’agrégation et l’augmenter en empêchant les déformations des globules. À l’inverse, lorsque les particules anisotropes ne s’alignent pas, par exemple lorsque la concentration volumique est assez grande, la viscosité du mélange est plus élevée qu’une suspension de sphères à même concentration solide. La viscosité du mélange augmente alors avec le rapport d’aspect (rapport du grand et du petit axe) des particules. Cet effet joue par exemple un rôle crucial
1. Introduction
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dans le cas du sang (voir Fig. 1.5), lorsque les globules s’agrègent pour former des rouleaux anisotropes. Effets de configuration Les choses se compliquent aussi lorsque la concentration est telle que les particules sont très près les unes des autres car elles peuvent se gêner dans leurs mouvements relatifs voire entrer directement en contact. La viscosité du mélange augmente alors très rapidement avec la concentration, mais le comportement du mélange n’est plus newtonien à partir d’une certaine concentration et de nouveaux effets apparaissent. Lorsque les particules sont petites, dans une gamme qui semble être 10–50 μm, on observe parfois une sorte de blocage du système à partir d’un gradient de vitesse critique, ce qui se traduit par une augmentation très forte et brutale de la viscosité apparente, un phénomène que l’on appelle rhéoépaississement (voir § 3.7). Il semble que les particules se bloquent dans une configuration telle que leurs distances relatives sont très faibles, ce qui induit des résistances visqueuses plus importantes que si elles étaient dispersées de manière aléatoire. Ce phénomène se rencontre en particulier avec des suspensions aqueuses de fécule de maïs : lorsqu’on mélange lentement la suspension, celle-ci réagit comme un fluide peu visqueux (voir Fig. 1.10a), si en revanche on sollicite plus brutalement l’échantillon, il réagit comme un solide (voir Fig. 1.10b). Avec des particules plus grosses, un autre phénomène se produit à des concentrations proches de la concentration d’entassement maximal : le mélange se comporte comme un milieu granulaire à faible gradient de vitesse et comme une suspension newtonienne à fort gradient de vitesse. Cette transition est probablement liée au fait qu’à faible vitesse, les particules ont la possibilité de former un réseau de contacts directs à travers tout l’échantillon, si bien que la contrainte de cisaillement résulte essentiellement des frottements entre
(a)
(b)
(c)
Fig. 1.10 – Comportement d’un mélange d’eau et de fécule de maïs : (a) le mélange coule comme un liquide simple lorsqu’on le sollicite doucement, par exemple en penchant le verre qui le contient ; (b) en manipulant brutalement le même mélange, on peut former une boule solide pendant un court instant ; (c) en gardant cette boule dans la main, le matériau s’écoule à nouveau comme un liquide simple.
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Rhéophysique
les grains et le comportement apparent du mélange est celui d’un solide de Coulomb (voir § 1.9). À forte vitesse au contraire, ce réseau est brisé et les particules restent séparées par une couche de liquide si bien que le comportement apparent de l’ensemble est celui d’un fluide newtonien (voir § 7.7.2).
1.5
Les colloïdes
L’effet de la simple présence des particules dans le liquide peut devenir négligeable devant d’autres effets si les particules sont suffisamment petites car elles développent alors des interactions à distance, autrement dit des interactions colloïdales, au sein du liquide. Ces effets colloïdaux commencent à jouer un rôle lorsque la taille des particules est inférieure à environ 100 μm, mais ne deviennent prédominants de façon certaine que pour des particules d’une taille inférieure à 1 μm. On trouve des particules colloïdales dans une multitude de produits industriels. Il en est ainsi des particules de silice dans les dentifrices, des billes de latex et des pigments dans les peintures, des argiles dans les crèmes cosmétiques, des nanoparticules dans les pâtes de ciment, etc. Les particules colloïdales naturelles les plus répandues à la surface de la terre sont les argiles, issues de la décomposition chimique ou mécanique des roches. Les argiles sont un des composants fondamentaux des boues naturelles, des boues de forage, et entrent dans la composition de nombreux produits industriels (cosmétiques, céramiques, papeterie, enduits, etc.).
1.5.1
Interactions colloïdales
Les interactions colloïdales sont en premier lieu les forces de van der Waals qui tendent à faire s’agréger les particules entre elles, comme deux atomes ou deux molécules dans un liquide (voir § 1.3). Lorsque ces forces sont prédominantes, la suspension n’est pas stable, les particules tendent à se « coller » les unes aux autres pour finalement former un amas compact au fond du récipient contenant le liquide (voir § 5.7). Dans ce cas, un simple mélange ne suffit pas à disperser à nouveau les particules car les forces d’attraction dans ces collages sont très élevées. Pour assurer une dispersion homogène des particules dans le liquide, il est nécessaire d’introduire des forces de répulsion suffisantes entre les particules colloïdales. C’est notamment le cas lorsque des ions sont adsorbés à la surface des particules : des forces de répulsion électrostatiques peuvent ainsi se développer entre les surfaces chargées de particules voisines (voir § 5.4). Une autre solution consiste à couvrir les particules de polymères qui, attachés à la surface de la particule par l’une de leurs extrémités, forment une sorte de « chevelure ». Les chevelures de deux particules voisines s’interpénètrent difficilement et tendent à maintenir à distance ces particules, les empêchant de se coller les unes aux autres (voir § 5.5). La superposition de ces différentes interactions peut conduire à un mécanisme d’agrégation faible : les particules
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voisines se placent à une distance qui correspond à l’équilibre des forces répulsives et attractives ci-dessus. On peut alors considérer que les particules sont en lien les unes avec les autres mais ces liens peuvent facilement être brisés puis se reformer au cours de l’écoulement du matériau. Ces différentes techniques permettent d’assurer la stabilisation de la dispersion colloïdale. Ici on ne considèrera que cette situation.
1.5.2
Seuil de contrainte
Si les particules sont assez nombreuses, elles forment un réseau continu de liens à travers tout l’échantillon. Ce réseau conduit à un comportement complètement différent de celui du liquide seul. Désormais, au repos, on a affaire à une structure solide que l’on ne peut briser qu’en appliquant un effort supérieur à une valeur critique : le fluide possède ce que l’on appelle un seuil de contrainte. Tant que la contrainte appliquée est inférieure à ce seuil, le matériau se comporte comme un solide ; il se déforme de manière finie. Lorsqu’on applique une contrainte supérieure à ce seuil, le matériau s’écoule comme un fluide visqueux. Cependant, cette transition est réversible : si on abaisse progressivement la contrainte sous le seuil durant l’écoulement, le fluide s’immobilise ; il ne se remettra à couler que lorsqu’on imposera une contrainte supérieure au seuil. On est ainsi en présence d’un comportement assez déroutant par rapport au cadre de connaissances habituel qui sépare la matière en deux classes principales, les solides et les liquides. Ces fluides à seuil se comportent comme des solides dans certaines circonstances et comme des liquides dans d’autres circonstances. En dépit de ce comportement original, ces matériaux sont des fluides au sens où nous les avons définis plus haut : ils sont déformables à volonté sans perdre leurs propriétés mécaniques. Ce comportement à seuil n’est pas spécifique des suspensions colloïdales concentrées, on le rencontre également avec les mousses, les gels, les émulsions concentrées. Il présente l’intérêt pratique de pouvoir donner au matériau une forme quelconque que celui-ci conserve en dépit des effets de la gravité : placer un tronçon de dentifrice sur la brosse à dents (voir Fig. 1.11a), étaler une peinture sur un mur, étaler un béton (voir Fig. 1.11b), appliquer un mortier (voir Fig. 1.11c), décorer un gâteau avec de la crème chantilly, modeler des objets en pâte à sel, etc. Une propriété remarquable de ces particules colloïdales est qu’une faible fraction volumique de telles particules en suspension dans un liquide peut cependant donner un mélange ayant un seuil de contrainte élevé, du fait que les particules exercent des forces mutuelles à des distances qui peuvent être de l’ordre de leur propre taille. Cet effet est utilisé par exemple pour toutes sortes de produits de revêtement et en cosmétique : la dispersion d’une faible fraction de particules de laponite (une argile de synthèse) dans des peintures (voir Fig. 1.12), gels, ou crèmes, a poureffet d’augmenter leur viscosité voire
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Rhéophysique
(a)
(b)
Fig. 1.11 – Intérêt pratique des fluides à seuil : (a) le dentifrice étalé sur une brosse à dents ne s’écoule pas ; (b) la surface du béton dans un coffrage peut être lissée et conserver cette forme ; (c) un mortier-colle à carrelage peut être appliqué sur un mur et déformé sans couler.
leur donner un seuil de contrainte significatif ; mais ces particules très petites et en très faible concentration dans le mélange ont un impact négligeable sur les caractéristiques du produit final sec.
1. Introduction
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(a)
(b)
Fig. 1.12 – Les peintures (a) sont principalement composées de particules solides, les pigments, et de polymères, du latex, en suspension dans de l’eau ou un solvant organique avec divers additifs (surfactants et « agents anti-mousses »). Les pigments donnent sa couleur finale à la peinture tandis que les polymères assurent la cohésion du film après séchage. La microstructure d’une peinture apparaît complexe, comme on peut le voir sur cet exemple (b) d’un échantillon (de largeur totale environ 120 microns) des « Moissonneurs » de V. Van Gogh observé au Microscope Electronique à Balayage (J. Salvant, Centre de Recherche et de Restauration des Musées de France). On peut distinguer (grains et amas blanchâtres) du « blanc de plomb » et du carbonate de calcium (tâches noires), l’ensemble baignant dans une huile non-visible. Le praticien doit formuler le matériau pour lui donner un seuil de contrainte qui le conduit à s’arrêter rapidement de couler une fois étalé sur un mur. Cependant, pour faciliter l’imprégnation du pinceau et l’étalement sur le mur, ce seuil de contrainte ne doit pas être trop élevé. Dans certains cas on utilise des peintures thixotropes (voir § 1.5.3), qui deviennent plus liquides quand on les brasse et au contraire plus visqueuses lorsqu’elles s’écoulent lentement ou sont à l’arrêt. Ces peintures peuvent donc être manipulées facilement mais bien tenir sur un mur.
1.5.3
Thixotropie
Certaines suspensions d’argile ou de silice forment ce type de structure et se comportent comme des fluides à seuil, mais elles donnent l’impression de « se liquéfier » au-delà du seuil de contrainte : il est possible de les maintenir en écoulement en imposant une contrainte inférieure à celle qu’il a fallu appliquer pour briser la structure initiale. Contrairement à ce qu’on pourrait croire, cet effet est réversible : en laissant le matériau au repos, la structure initiale se reforme progressivement au cours du temps et le seuil de contrainte apparent du matériau augmente en conséquence (voir Fig. 1.13). On dit que ces matériaux sont thixotropes. Cette propriété étrange s’explique par un autre phénomène physique résultant de la petite taille des particules colloïdales : le mouvement brownien, du nom du botaniste R. Brown, l’un des premiers à avoir observé et décrit ce phénomène pour des grains de pollens. Du fait de l’agitation thermique, les molécules du liquide entrent en collision avec les particules solides
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Rhéophysique
(a)
(b)
(d)
(c)
(e)
Fig. 1.13 – Dans cette expérience une boue de bentonite (une argile naturelle très utilisée dans les boues de forage) a été préparée et mélangée vigoureusement puis placée derrière un barrage sur un plan incliné (a). Lorsque le barrage est ouvert après un très court temps de repos, la boue s’étale largement dans le canal comme un fluide peu visqueux (b). Si on recommence l’expérience en laissant la boue au repos pendant quelques minutes avant d’ouvrir le barrage (le séchage est négligeable), le même volume de boue s’étale en formant une langue qui s’arrête finalement au milieu du canal (c). La formation d’un tel dépôt est caractéristique d’un comportement de fluide à seuil. Si on laisse maintenant la boue au repos pendant une heure, les caractéristiques de l’écoulement sont plus complexes : un paquet de boue se détache et glisse rapidement le long du canal (d), comme dans un glissement de terrain. Dans ce cas, ce sont les effets de thixotropie qui sont prédominants : le matériau a désormais un seuil de contrainte relativement élevé mais il se liquéfie lorsque la contrainte appliquée est suffisamment élevée, c’est le phénomène qui se produit dans la mince couche cisaillée entre les deux blocs. Après un temps de repos préalable de quelques heures, la boue se déforme légèrement ou se fracture, il n’y a pas d’écoulement (d). Dans ce cas la boue s’est restructurée significativement au point que son seuil de contrainte apparent est trop élevé pour lui permettre de s’écouler dans le canal sous l’effet de son propre poids. En mélangeant à nouveau cette boue, on la replace dans son état liquide initial et on obtient les résultats observés précédemment (Crédit : H. Chanson). en suspension. La direction et l’amplitude des forces exercées sur la particule et résultant de ces chocs, sont imprévisibles si on les considère individuellement. En revanche, la moyenne de la force sur l’ensemble des collisions possibles à
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un instant donné, est reliée à la température du système, laquelle est associée à l’agitation des molécules du liquide. Cette force totale instantanée induit un mouvement de la particule à travers le liquide d’autant plus important que l’inertie de la particule est faible (voir § 5.2). Finalement, du fait des variations au cours du temps de la force totale, les particules sont animées de mouvements erratiques qui les conduisent à diffuser plus ou moins largement à travers le liquide. Cette agitation est d’autant plus importante que les particules sont de petite taille. Grâce au mouvement brownien couplé aux forces d’interaction entre particules, le réseau d’interactions à l’origine du seuil de contrainte du matériau se renforce progressivement au fil du temps : les particules explorent et atteignent des positions sans cesse plus stables, autrement dit associées à des puits de potentiel plus profonds ou bien forment un réseau d’interactions de plus en plus étendu (voir Fig. 1.14). Finalement la structure est de plus en plus résistante (voir § 5.9). Durant l’écoulement, ce réseau se brise en partie mais commence sa reconstruction dès que le matériau est arrêté.
Fig. 1.14 – Évolutions d’un lit de billes de latex (d’un diamètre d’environ 1 μm) dispersées à la surface d’une solution aqueuse lorsqu’on ajoute du sel (qui réduit les forces de répulsion électrostatique). Les images de gauche à droite et de haut en bas montrent la structure à différents temps après l’ajout de sel : 15, 75, 105, 135 min. Les particules soumises à l’agitation brownienne et à de fortes interactions attractives se rencontrent puis se lient pour former des agrégats de plus en plus étendus. La structure finale correspond à un agrégat s’étendant à travers tout l’échantillon, qu’il faudra briser pour induire l’écoulement du matériau [D.J. Robinson and J.C. Earnshaw, Phys. Rev. Lett., 71, 715 (1993) ; APS copyright ; http ://prl.aps.org/abstract/PRL/v71/i5/p715_1].
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Ce comportement thixotrope est utile en pratique lorsqu’on souhaite disposer d’un fluide très visqueux au repos mais offrant une très faible résistance à l’écoulement. C’est en particulier le cas des peintures (voir Fig. 1.12) : l’utilisateur préfère une peinture qui imprègne facilement le pinceau et qui s’étale sans effort sur le mur, mais aussi qui devienne rapidement plus visqueuse dès qu’elle a été étalée, autrement dit au repos, de façon à ce qu’elle ne coule pas sur le mur. La formulation des bétons dits auto-plaçants a des objectifs analogues : ces matériaux ont une faible viscosité apparente lorsqu’ils coulent, si bien qu’ils sont facilement pompables et épousent bien la forme des coffrages qui leur donnent leur forme finale. Dès que l’écoulement s’arrête, ils se restructurent rapidement, ce qui permet d’éviter que les particules grossières (sable, graviers) ne sédimentent. Les boues de forage offrent un autre exemple de matériau thixotrope : elles sont notamment utilisées pour faciliter le creusement et l’extraction de la roche. Elles doivent, par conséquent, pouvoir s’écouler facilement lors de leur injection dans le puits et pour la lubrification des outils de forage, mais il faut aussi qu’elles soient capables de supporter des éléments de roches en suspension lors d’un arrêt du système, ce qui est possible grâce à une augmentation suffisamment rapide du seuil de contrainte au repos.
1.6
Les polymères
Le XXe siècle a vu l’avènement de la « matière plastique », basée sur l’utilisation de polymères, c’est-à-dire de très grandes molécules formées par l’association en série d’un grand nombre de la même petite molécule de base. Notre vie quotidienne est peuplée de telles matières dites plastiques dans le langage courant : il s’agit par exemple des matériaux servant aux emballages, aux jouets, de certaines fibres textiles, de nombreuses pièces des véhicules, etc. La plupart du temps, nous utilisons les polymères sous leur forme solide mais ils sont liquides durant leur fabrication à des températures élevées, ce qui facilite leur mise en forme.
1.6.1
Propriétés des chaînes de polymère
Pour comprendre les propriétés des polymères il est essentiel de s’intéresser d’abord aux propriétés d’une chaîne. Une chaîne de polymère est un objet un peu particulier, constitué de la juxtaposition de milliers voire de millions de molécules identiques associées par l’un de leurs atomes de carbone. On s’attendrait naturellement à ce que cette chaîne se présente sous la forme d’une fibre droite d’une longueur proportionnelle au nombre d’atomes de l’enchaînement. En fait, la réalité est beaucoup plus complexe : trois molécules associées ne sont en général pas alignées et de surcroît leur orientation relative n’est pas unique. Il s’ensuit d’abord qu’une chaîne formée d’un nombre donné d’atomes peut prendre un très grand nombre de formes différentes dans l’espace, allant d’une forme apparente très étirée à une forme recroquevillée en pelote, en
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passant par des formes tortueuses indéfinies (voir exemple de la Fig. 1.15a) (voir § 4.2). Les propriétés originales des matériaux à base de polymères, notamment leur élasticité ou leur plasticité, proviennent du fait qu’une chaîne dans une configuration donnée peut évoluer vers une autre configuration en fonction des contraintes qu’elle subit, autrement dit les chaînes de polymère sont déformables (voir Fig. 1.15).
(a)
(b)
(c)
Fig. 1.15 – (a) Représentation d’une molécule de polypropylène dans une conformation peu étirée. (b) Déformation d’une bouteille « en plastique » (polyéthylène) obtenue en la plongeant dans de l’eau bouillante : les chaînes de polymères sont déformées et conservent leur forme après refroidissement. (c) Déformation réversible d’un élastomère (ballon « en caoutchouc »), qui revient dans sa position initiale lorsqu’on relâche l’effort.
La déformabilité des chaînes mérite un peu plus d’attention. Considérons une chaîne donnée dont on fixe la longueur apparente, autrement dit la distance entre ses deux extrémités. Plusieurs configurations permettent d’obtenir cette longueur apparente. Si maintenant on augmente la distance entre les deux extrémités, on réduit le nombre de configurations possibles de la chaîne. Par exemple, une chaîne étirée au maximum ne peut plus être que dans une seule configuration, celle correspondant à cette extension maximum. Il en résulte que l’entropie de la chaîne, c’est-à-dire le nombre d’états microscopiques permettant d’avoir cet état macroscopique, diminue lorsqu’on étire la chaîne, puisque le nombre d’arrangements ou de configurations possibles des différents atomes se réduit. Les principes de la thermodynamique nous indiquent que, pour abaisser l’entropie du système, il faut lui fournir de l’énergie. Ceci implique qu’il faut appliquer une certaine force à la chaîne pour l’étirer. Il s’avère que, pour des déformations suffisamment faibles, cette force est simplement proportionnelle à l’allongement, et lorsqu’on relâche l’effort, la chaîne reprend sa forme initiale. Ainsi, le comportement d’une chaîne est essentiellement élastique (voir § 4.2.4).
1.6.2
Mise en solution
Dans diverses applications ou durant la fabrication de certains matériaux, on place des polymères en suspension dans un liquide simple. L’effet de la
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Rhéophysique
présence de polymères sur le comportement du mélange dépend notamment de la forme que prennent les chaînes quand elles sont immergées dans le liquide. Lorsqu’elles ont une bonne « affinité » avec celui-ci, elles tendent à occuper un volume apparent assez grand ; cette affinité est liée à l’énergie d’interaction entre les éléments de la chaîne et les molécules du liquide ; lorsqu’au contraire elles ont une mauvaise affinité, elles tendent à se recroqueviller sur elles-mêmes (voir § 4.3). En première approximation, on peut considérer que les chaînes en solution occupent un volume délimité par les enveloppes sphériques qui englobent chacune d’elles. La densité de polymère est en général très faible à l’intérieur d’un tel volume mais tout se passe comme si la fraction de liquide comprise dans ce volume était coincée par la chaîne. Dans ces conditions, la viscosité d’une solution de polymères peut être assimilée à celle d’une suspension contenant des particules solides d’un volume égal au volume apparent des chaînes de polymère. On constate alors que la viscosité du mélange augmente avec la concentration en polymères beaucoup plus rapidement que si les chaînes de polymères se présentaient sous forme de petits objets solides et compacts (voir § 4.6). Ce comportement est largement utilisé en pratique : on parvient à « épaissir » des liquides en leur ajoutant une très faible fraction de polymères. On a ainsi pris l’habitude d’ajouter des polymères dans toutes sortes de produits, tels que des shampooings ou des liquides vaisselle, pour augmenter significativement leur viscosité sans grande modification de leur composition globale. On constate aussi que les solutions de polymères sont rhéofluidifiantes : leur viscosité apparente décroît avec le gradient de vitesse appliqué (voir § 4.6). Ceci résulte de l’allongement et de l’orientation des chaînes, des phénomènes qui ont un impact d’autant plus important que la contrainte est élevée. Lorsque la concentration en polymères est telle que les chaînes commencent à se gêner, voire à s’enchevêtrer, les évolutions de la viscosité sont beaucoup plus complexes. Finalement, à très forte concentration on est très proche d’un polymère pur, fondu. Dans ce cas, la structure présente une certaine analogie avec celle d’un plat de spaghettis (voir § 4.6.3). L’écoulement d’un tel système n’est pas possible par simple déplacement de couches parallèles, il implique des déplacements subtils des chaînes les unes par rapport aux autres, phénomène sur lequel nous reviendrons plus loin.
1.6.3
Viscoélasticité
La propriété la plus spectaculaire des polymères est leur viscoélasticité, autrement dit un comportement mécanique en partie élastique et en partie visqueux. On peut observer cette propriété avec des solutions diluées de polymères mais le caractère viscoélastique est particulièrement marqué pour des solutions concentrées ou des polymères fondus. En pratique, lorsqu’on impose une contrainte à un tel matériau on constate que sur un temps assez court,
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il se comporte comme un solide élastique. Si on maintient la sollicitation, il finit par s’écouler indéfiniment comme un liquide. Les conséquences pratiques de ce comportement sont observables avec un mélange d’huile de silicone et d’acide borique, une pâte commercialisée sous la forme d’un jouet appelé Silly-Putty. Lorsqu’on laisse tomber cette boule par terre, celle-ci rebondit aussi haut qu’un ballon ou une balle en caoutchouc (voir Figs. 1.11a,b). Si on applique par contre une sollicitation moins forte mais maintenue dans le temps, par exemple en posant la balle sur le sol et en la laissant évoluer sous l’action de la gravité, on constate qu’elle se déforme lentement jusqu’à s’étaler et former une flaque. On peut également la mettre en traction sous l’action de son propre poids, elle s’étire alors très largement (voir Figs. 1.11c,d). Enfin si on donne un coup de marteau dessus ou si on lui impose une traction brutale, elle peut littéralement se fracturer (voir Fig. 1.16e). Que se passe t-il dans le matériau durant cette expérience ? Lorsqu’on applique une contrainte au matériau, on déforme d’abord l’ensemble du réseau de chaînes, dont le comportement est, comme celui de chaque chaîne, essentiellement élastique. En effet, sur des temps trop courts, les chaînes n’ont pas le temps de glisser les unes par rapport aux autres pour permettre l’écoulement : elles s’étirent ou s’écrasent sous l’action de la sollicitation mécanique en maintenant leur organisation initiale (elles conservent leurs voisins). Si la sollicitation est trop rapide on ne laisse même pas le temps aux chaînes de se déformer, on peut alors briser la structure. À l’inverse, si on applique une sollicitation d’une durée suffisante, on laisse le temps au réseau de se réorganiser par divers mouvements relatifs des chaînes. Sous l’action de la contrainte, la structure va donc se déformer inexorablement comme le fait un liquide. Cette description a suggéré un mécanisme qui n’a pourtant pas d’explication évidente : comment un enchevêtrement de molécules peut-il s’écouler ? En fait les mouvements relatifs des chaînes sont possibles grâce à l’agitation thermique du système : chaque chaîne évolue dans un environnement constitué de chaînes voisines et qui lui-même évolue ; tout se passe comme si cette chaîne était enfermée mais libre de bouger dans un tube dont les parois évoluent au cours du temps au gré de l’agitation thermique du système. Finalement, ceci permet à la chaîne de se déplacer au bout d’un temps d’autant plus court que l’agitation thermique est grande, c’est-à-dire que la température est élevée. On peut rapprocher cela d’un grand panier de serpents plus ou moins emmêlés : chaque serpent se déplace selon sa propre volonté indépendante de celles des autres mais son parcours est contraint par la présence de ses voisins ; au gré des petits mouvements des uns et des autres, il peut finalement se déplacer de façon significative. En suivant cette analogie, il est naturel de considérer, comme P.G. de Gennes l’a proposé, que la chaîne est animée d’un mouvement de reptation. Dans ce contexte, une caractéristique essentielle du matériau est son temps de relaxation, qui correspond à peu près au temps nécessaire à une
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Rhéophysique
(a)
(b)
(c)
(d)
(e)
Fig. 1.16 – Réponses d’une pâte Silly-Putty à différents types de sollicitation : (a) et (b) rebond sur le sol ; (c) et (d) étirement progressif ; (e) étirement violent.
chaîne pour se déplacer d’une distance égale à sa propre longueur. Le type de réponse du matériau dépend du rapport entre la durée de sollicitation à partir du repos et le temps de relaxation : si ce dernier est plus court, le matériau aura le temps d’atteindre son régime liquide car les chaînes se seront déplacées largement à travers le réseau, le faisant évoluer de façon significative ; si
1. Introduction
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le temps de relaxation est plus long que la durée de sollicitation, le réseau n’a pas le temps de se modifier, les chaînes ne peuvent que se déformer. Compte tenu de l’impact de la température sur l’agitation thermique qui permet les mouvements de reptation, une augmentation de température tend à diminuer le temps de relaxation du système. Du coup, en termes de propriétés apparentes du matériau, une augmentation de température a un effet analogue à une augmentation de la durée de sollicitation. Il y a donc une équivalence des effets du temps et de l’inverse de la température (voir § 4.7). On peut également rigidifier la structure en soudant les chaînes en quelques points par des atomes de soufre, c’est le procédé qu’on appelle vulcanisation. Tant que ces liens ou les chaînes ne sont pas brisés, le matériau est solide mais il est déformable car sa structure est constituée de chaînes elles-mêmes déformables (voir Fig. 1.15c) (voir § 4.5). Le caoutchouc à l’état naturel est un polymère liquide que l’on solidifie par ce procédé. Evidemment lorsqu’on applique un effort trop important, associé à une déformation trop importante, on brise définitivement la structure en brisant soit des chaînes soit des points de jonction.
1.6.4
Autres propriétés des polymères
D’autres effets caractéristiques des matériaux polymères sont observés en écoulement. Un liquide newtonien a une viscosité identique quelles que soient les caractéristiques de la déformation. À l’inverse, la viscosité des polymères dans un écoulement d’élongation, qui correspond à l’étirement d’un cylindre dans la direction de son axe, peut être nettement plus élevée que leur viscosité en cisaillement simple. Ceci peut conduire à des effets étonnants puisque le matériau peut sembler liquide lorsqu’on le cisaille, mais rigide dès qu’on cherche à l’étirer. Ce phénomène provient du fait que la résistance à un cisaillement s’appuie essentiellement sur le glissement des chaînes les unes par rapport aux autres. Au contraire un écoulement d’élongation implique non seulement un glissement relatif des chaînes mais aussi un allongement de ces chaînes dans la direction de l’élongation, qui peut nécessiter des efforts nettement plus importants que le glissement. Le cisaillement simple des chaînes donne lieu à un autre phénomène original, encore une fois résultant des propriétés élastiques des chaînes qui tendent à la fois à s’étirer et à s’orienter dans la direction de l’écoulement. Il en résulte qu’un jet de polymère sortant d’une conduite gonfle, autrement dit son diamètre devient plus grand que le diamètre de la conduite. En effet, dans la conduite le fluide est cisaillé, et il faut appliquer des contraintes normales, c’est-à-dire perpendiculaires à la direction d’écoulement, pour maintenir le glissement relatif des chaînes étirées. À la sortie de la conduite, le jet est en contact avec de l’air, les contraintes normales disparaissent, les chaînes tendent alors à se rétracter ce qui induit un gonflement du jet. On observe également l’impact du développement de contraintes normales lorsqu’on fait
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Rhéophysique
tourner un cylindre dans un récipient contenant un polymère viscoélastique. Alors que pour un fluide newtonien, la force centrifuge tend à abaisser le niveau de la surface libre près du cylindre en rotation, le polymère viscoélastique a tendance à monter le long du cylindre, c’est l’effet Weissenberg. Ici les contraintes normales augmentent avec la vitesse de déformation, qui est d’autant plus grande que l’on est près du cylindre intérieur ; la poussée verticale sur le fluide est donc maximale le long du cylindre en rotation ce qui induit un mouvement vertical du fluide.
1.7
Les émulsions
Dans de nombreuses situations pratiques on souhaite répartir un liquide sur une surface solide ou le faire pénétrer dans un milieu poreux de façon progressive. C’est par exemple le cas de médicaments que l’on administre par voie cutanée. Si ce liquide a une faible viscosité, il ne sera pas aussi facile de le manipuler, de le répartir sur une surface ou de lui donner une forme quelconque. Pour remédier à ce problème, on utilise un procédé qui place le liquide dans un mélange globalement beaucoup plus visqueux : il s’agit de la mise en émulsion. Ce procédé consiste à disperser le liquide en gouttelettes au sein d’un autre liquide. Le mélange ainsi obtenu est une suspension de gouttelettes, dont la viscosité augmente en général avec la concentration, et qui est un fluide à seuil à des concentrations en gouttelettes suffisamment élevées. On utilise notamment cette technique en cosmétique (crèmes hydratantes), en pharmaceutique (baumes, crèmes diverses), en génie civil (fluides pétroliers), en agro-alimentaire (mayonnaise, vinaigrette, beurre) et dans le domaine des explosifs (émulsions explosives). En fait, la préparation d’une émulsion n’a rien d’évident. La division d’une goutte en deux plus petites gouttes augmente l’aire totale de leur interface avec le liquide ambiant. La création de gouttes à partir d’un volume compact de liquide implique donc une augmentation très importante de l’aire des interfaces entre les deux liquides, ce qui demande en général de fournir de l’énergie au système car on place un plus grand nombre de molécules de chaque phase en contact. En outre, lorsqu’on prépare une émulsion en la mélangeant vigoureusement, l’énergie nécessaire à la division des gouttes en plus petites gouttes est transmise via les forces visqueuses au sein du liquide ambiant. À une vitesse de cisaillement donnée, on atteint au bout d’un moment une taille de goutte critique, qui dépend de cette vitesse et du rapport des viscosités du liquide et des gouttes. À partir de cette taille, il n’est plus possible de diviser les gouttes sous la seule action des forces visqueuses (voir § 6.3). Le défaut majeur de ce type de mélange est son instabilité : deux gouttes qui se rencontrent fusionnent rapidement pour former une plus grosse goutte, de façon à minimiser l’énergie de surface. On appelle ce processus la coalescence (voir § 6.4). Il est donc nécessaire d’ajouter des produits stabilisants pour ralentir ce phénomène, les surfactants, qui se placent le long des interfaces et
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empêchent que les liquides de deux gouttes voisines ne coalescent. En réalité, il subsiste toujours des effets très lents de diffusion du liquide des gouttes les plus grosses vers les plus petites, mais si les surfactants sont efficaces, ce processus est extrêmement lent. La mayonnaise est une émulsion (voir Fig. 1.17a) élaborée en dispersant des gouttes d’huile dans une solution aqueuse de jaune d’œuf, constitué d’eau à 50 %, et de moutarde. Lorsque seuls les ingrédients de base (eau et huile) sont fouettés dans un récipient, on peut pendant quelques instants créer de grosses gouttes d’huiles mais celles-ci se regroupent à nouveau rapidement en remontant à la surface du mélange. Le jaune d’œuf et la moutarde contenant notamment de la lécithine, jouent le rôle de surfactant stabilisant l’émulsion. La consistance du produit final dépend ensuite du rapport des volumes d’huile et de solution aqueuse. Une faible proportion d’huile donne un mélange très liquide dont la viscosité est peu différente de celle de l’eau, car les gouttes d’huile sont éloignées les unes des autres. Pour que la viscosité du mélange augmente significativement, il faut que la proportion d’huile en volume par rapport au volume total soit de l’ordre de 80 %. Dans ce cas, les gouttes sont si près les unes des autres qu’elles sont obligées de se déformer pour tenir dans le volume de l’échantillon (voir Figs. 1.17b,c). Chaque goutte étant coincée entre ses voisines comme dans une cage, le réseau de gouttes forme finalement une structure solide qui ne peut être brisée qu’en lui appliquant une force suffisamment grande permettant à un certain nombre de gouttes de sortir de leur cage. En maintenant cette force, on va poursuivre le processus sur d’autres gouttes ce qui va induire au bout du compte une déformation macroscopique inexorable du matériau : il s’écoule. Ainsi une émulsion concentrée est un fluide à seuil : solide sous une certaine contrainte, liquide au-delà. Les origines microstructurelles de ce comportement présentent certaines analogies avec celles décrites dans le cas d’une suspension colloïdale. Cependant, ici on a affaire à des systèmes essentiellement répulsifs : les éléments ne s’agrègent pas mais se repoussent autant que faire se peut. De ce fait, les processus de restructuration évoqués dans le cas des colloïdes sont pratiquement instantanés et peu influencés par le mouvement brownien éventuel des gouttes. Finalement, les émulsions « pures », c’est-à-dire sans additifs particuliers autres que des surfactants, ne sont apparemment pas thixotropes. Le seuil de contrainte joue un rôle déterminant lors de l’utilisation de la mayonnaise car il conditionne la force nécessaire pour la manipuler et la forme qu’elle prendra sous l’action de la gravité : si le seuil est faible, les dépôts ne conserveront pas leur forme initiale, la mayonnaise forme une flaque dans l’assiette. La valeur de ce seuil est ajustable par la taille des gouttes. Cependant, contrairement à une idée reçue, on ne modifie pas la concentration en gouttes en réduisant leur taille, autrement dit en brassant plus longtemps ou plus violemment le mélange. En effet, en observant chaque système à une échelle proportionnelle à la taille des gouttes qu’il contient, on retrouve les mêmes caractéristiques géométriques, donc les mêmes rapports de volumes.
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(a)
(b )
(c )
Fig. 1.17 – Émulsion typique : mayonnaise (a). Émulsion huile (dodécane) dans eau à concentration modérée (75 %) (b), les gouttes sont encore sphériques, et à concentration élevée (85 %) (c), les gouttes sont alors écrasées les unes contre les autres. (Crédit : L. Ducloué).
En revanche, en réduisant leur taille on augmente la résistance élastique de chaque goutte, qui est directement reliée au comportement macroscopique du système. On augmente ainsi le seuil de contrainte du matériau. Examinons un peu plus précisément l’origine de ce phénomène. La structure solide de l’émulsion est associée à l’existence d’un réseau de gouttes coincées les unes entre les autres. Pour briser ce réseau, il faut pouvoir décoincer au moins momentanément un certain nombre de gouttes. Pour cela, il faut les déformer suffisamment. La déformation d’une goutte induit une augmentation de l’aire de son interface avec le liquide ambiant proportionnelle au carré du diamètre de la goutte. Le gain d’énergie de surface est proportionnel à cette augmentation. De son coté, le volume d’émulsion concerné est de l’ordre du cube du diamètre de la goutte. En calculant le rapport entre l’énergie de surface ci-dessus et ce volume, on en déduit que l’apport d’énergie nécessaire par unité de volume est inversement proportionnel au diamètre de la goutte. Cette énergie exprime le travail à fournir pour provoquer l’écoulement de l’émulsion,
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elle est donc proportionnelle à la force à appliquer, qui est elle-même proportionnelle au seuil de contrainte. Lorsque la taille des gouttes diminue, le seuil de contrainte augmente donc comme l’inverse de cette taille (voir § 6.5.5). La mayonnaise est d’autant plus « solide », autrement dit son seuil est d’autant plus élevé, qu’on l’a fouettée longtemps ou vigoureusement, réduisant ainsi la taille des gouttes. Bien entendu, il n’est pas toujours souhaitable de préparer une mayonnaise la plus consistante possible. . .
1.8
Les mousses
Les mousses sont formées d’inclusions d’air dans un liquide. Elles ont une structure analogue à celle des émulsions : il s’agit encore d’inclusions fluides, cette fois-ci d’air, dans un liquide (voir Fig. 1.18a). Pour les préparer, il faut agiter et mélanger le liquide pour faire entrer des poches d’air. Ensuite, se posent les mêmes problèmes de stabilisation des inclusions que pour les émulsions : il faut utiliser des surfactants appropriés qui vont se placer le long des interfaces air-liquide. Dans le cas des gâteaux à base de mousse (voir Fig. 1.18b), c’est encore la lécithine de l’œuf qui assume cette fonction.
(a)
(b)
(c)
Fig. 1.18 – (a) Structure interne d’une mousse ; (b) mousse à raser ; (c) mousse au chocolat.
On utilise les mousses pour diverses applications mais bien souvent les mousses fluides ont pour but de former une pâte peu dense restant rigide sous son propre poids. C’est par exemple le cas de la mousse à raser : on souhaite placer sur la peau de l’eau savonneuse, le fait d’utiliser une mousse permet d’éviter que cette eau ne coule sur le visage pendant la durée du rasage. L’intérêt des mousses alimentaires (mousse au chocolat, meringue, soufflés, crème Chantilly, etc.) est de disperser les aliments dans un volume de matériau en apparence plus important, ce qui leur donne une texture onctueuse, qui va mieux diffuser leur goût dans la bouche et faciliter le broyage et la digestion. Pour cela, il faut que la mousse ait un seuil de contrainte suffisamment grand de façon à ce que les divers ingrédients ajoutés restent harmonieusement dispersés jusqu’à leur utilisation.
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Rhéophysique
Comme pour les émulsions, le comportement des mousses dépend principalement de la concentration en bulles et de leur taille lorsque la concentration est suffisamment élevée. Lorsqu’on monte des œufs en neige on commence par créer quelques inclusions qui augmentent légèrement la viscosité du mélange. Contrairement à une émulsion (voir ci-dessus), durant la préparation d’une mousse, la quantité de liquide est constante alors que le volume d’air ajouté augmente. Après un certain temps la concentration en bulles permet d’assurer l’existence d’un seuil de contrainte : on obtient alors l’effet souhaité, c’est-àdire une mousse qui n’est plus liquide mais au contraire a une apparence solide au repos. Dans ce cas, le seuil tire son origine d’un réseau de bulles coincées entre leurs voisines proches. On peut ensuite augmenter la résistance mécanique de cette mousse en modifiant la taille des bulles : comme pour les gouttes, plus la taille des bulles est petite plus le rapport surface/volume est grand et donc le seuil de contrainte est élevé. Durant cette phase, il faut davantage brasser la mousse sans introduire d’air supplémentaire. Le processus finit plus ou moins par s’équilibrer de lui-même : l’air a d’autant plus de mal à entrer dans le mélange que le seuil de la mousse est élevé. La particularité des mousses est que l’on peut atteindre une concentration très proche de 100 %, pour obtenir ce que l’on appelle des mousses sèches. Dans ce cas, l’épaisseur des films est très faible et les bulles n’ont plus vraiment d’existence propre : la structure de la mousse est basée sur un arrangement de films voisins qui suit des règles précises (règles dites de Plateau, du nom du scientifique qui les a comprises) notamment en ce qui concerne les angles le long de la ligne de contact entre films et l’angle entre deux lignes de contact. Lorsque le système s’écoule il ne s’agit plus, comme à des concentrations plus faibles, de décoincer chaque bulle de sa cage, mais de déformer les films, quitte à en faire disparaître certains, tout en continuant de respecter les règles de Plateau.
1.9
Les granulaires
Un autre type de matériau a des propriétés intermédiaires entre celles d’un liquide et celles d’un solide : le milieu granulaire, que l’on peut définir comme un matériau constitué d’un grand nombre de particules solides dont les interactions directes jouent un rôle primordial dans le comportement mécanique du matériau. En termes de comportement mécanique, il n’est pas facile de classer ces matériaux granulaires dans les catégories habituelles. En effet, une poudre est capable de couler comme un liquide, c’est ce qui se passe dans un sablier (voir Fig. 1.19a). Mais à l’inverse, un tas de sable semble se comporter comme un solide, il conserve sa forme conique avec une pente significative en dépit de l’action de la gravité, sans besoin de parois pour le tenir. C’est par exemple ce qui permet la formation des dunes de sable (voir Fig. 1.19b) ou la manipulation et le stockage du gravier (voir Fig. 1.19c). On sait aussi qu’il est possible de marcher sur la plage sans s’enfoncer, ce qui ne serait pas le cas si le
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sable était un liquide simple : puisque nous sommes moins denses, nous nous enfoncerions alors partiellement, un peu comme des icebergs. Par rapport aux fluides à seuil, l’aspect déroutant du comportement des milieux granulaires est que dans certaines circonstances, ils peuvent rester dans un état solide sous des contraintes très élevées mais aussi se comporter comme des liquides alors qu’ils sont soumis à des faibles contraintes (une simple vibration peut suffire). Enfin lorsqu’ils sont suffisamment rapides, les écoulements granulaires ont des caractéristiques qui rappellent celles de la propagation d’un gaz (voir Fig. 1.19d).
(a)
(b)
(c)
(d)
Fig. 1.19 – Différentes formes d’écoulements granulaires : dans un sablier (a), dunes de sable au repos (b), tas de graviers (c), nuées ardentes sur les flancs d’un volcan, formée de cendres (d). Ces caractéristiques originales s’expliquent par le fait qu’à l’échelle de ses constituants de base, les grains, un milieu granulaire a deux propriétés essentielles qui le distinguent des autres fluides : (i) deux éléments (particules) peuvent s’appuyer l’un sur l’autre avec une force normale très grande ; localement le milieu présente donc certaines propriétés d’un solide simple ; (ii) pour induire le mouvement d’un milieu granulaire au repos il faut dilater quelque peu la structure, de façon à extraire un grain de la cage formée par ses voisins, parce qu’il n’est pas possible comme pour une suspension colloïdale, une
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Rhéophysique
émulsion ou encore une mousse, de rapprocher momentanément deux éléments voisins ; lorsqu’il n’est pas possible de dilater le matériau, celui-ci ne peut pas s’écouler ; à moins de lui imposer un effort permettant de briser une certain nombre de grains, il reste coincé (voir § 7.3.2). À l’inverse, si un grain s’est extrait de cette cage plus aucune force ne s’exerce sur lui momentanément, il peut alors gagner de l’énergie au point de n’être plus capable de se coincer à nouveau de cette façon. Ces phénomènes sont à l’origine du fait que l’on puisse tout à la fois marcher sur un tas de sable et facilement provoquer des avalanches de grains très rapides à sa surface. Quand un milieu granulaire ne coule pas ou coule lentement, les particules forment à chaque instant un réseau de contacts qui évolue continuellement au fur et à mesure que le milieu se déforme. Localement, le mouvement relatif de deux particules implique une force tangentielle proportionnelle à la force normale appliquée au contact (voir § 7.2.2). C’est la loi de Coulomb. Il s’avère que cette loi valable pour deux solides en contact et en mouvement relatif est également valable pour un ensemble de grains en écoulement lent (voir § 7.5). Au premier abord, le fait qu’il faille dépasser une contrainte seuil pour induire un écoulement suggère une certaine analogie de comportement avec les fluides à seuil (colloïdes, émulsions mousses concentrées, gels). Pourtant ce comportement diffère fortement de ce que l’on observe pour les liquides ou tous les fluides complexes que nous avons passés en revue ci-dessus par le fait que la viscosité apparente dépend ici de la pression normale. Il s’agit bien là de la signature du milieu granulaire : le matériau s’écoule d’autant moins facilement qu’il est soumis à une force normale élevée. Ceci a une conséquence originale sur les écoulements dans certaines conditions. Dans un récipient cylindrique rempli d’un liquide et comprenant un petit orifice de sortie au fond, l’écoulement est d’autant plus rapide que la hauteur de liquide dans le récipient est grande ; la pression près de l’orifice, qui conditionne cette vitesse, est en effet simplement liée au poids de liquide situé au-dessus. Si on remplit ce récipient avec du sable ou des billes, on observe qu’à partir d’une certaine valeur, la hauteur de matériau n’a plus d’impact sur la vitesse d’écoulement, comme si la pression près de l’orifice de sortie restait constante (voir § 7.5.3). C’est effectivement ce qui se passe car le matériau granulaire est retenu par une force de frottement le long des parois à peu près proportionnelle au poids de matériau situé au-dessus de la région considérée. Il prend donc appui sur les parois comme un alpiniste grimpant dans une cheminée. Lorsque l’écoulement du milieu granulaire est suffisamment rapide, le réseau de contacts décrit ci-dessus n’existe plus et les transferts d’énergie entre les particules ont essentiellement lieu à travers des collisions. Dans ce cas, les contraintes de frottement résultant du mouvement sont analogues à celles que l’on trouve dans un gaz : dans un cisaillement simple, chaque particule d’une couche en mouvement échange de l’énergie avec les particules situées dans les couches adjacentes (voir § 7.6). Cependant, ce régime d’écoulement ne se
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rencontre que dans des conditions très particulières. Il faut à la fois que le système se dilate suffisamment pour que les particules puissent parcourir quelque distance entre deux collisions successives, et que l’inertie des particules soient suffisamment grande pour que les transferts d’énergie par collision soient prédominants devant d’autres phénomènes de dissipation d’énergie (viscosité du fluide interstitiel, plasticité des particules, frottements des particules). Lorsque le fluide interstitiel d’un milieu granulaire est un liquide, le système est analogue à une suspension très concentrée en particules noncolloïdales. Aux faibles vitesses, on s’attend donc à avoir un comportement de type frictionnel comme ci-dessus parce que les interactions hydrodynamiques sont négligeables. En revanche, à des vitesses plus élevées, les interactions hydrodynamiques peuvent prendre le pas sur les frottements, donnant le comportement plus classique d’une suspension concentrée : le matériau se comporte alors essentiellement comme un liquide de forte viscosité (voir § 7.7.2). Cependant, la présence de liquide a un impact important sur le comportement du milieu granulaire à faibles vitesses, dans le régime frictionnel. En effet, on a vu que la contrainte tangentielle dans un milieu granulaire sec en cisaillement simple lent était proportionnelle à l’effort normal, ce dernier résultant souvent simplement du poids de matériau situé au-dessus. Lorsque les grains baignent dans un liquide, la poussée d’Archimède qui s’exerce sur chacun des grains diminue d’autant le poids apparent des grains si bien que la force normale dans le réseau granulaire est plus faible. Ceci implique que la force tangentielle nécessaire pour induire un mouvement est également plus faible, le milieu est moins résistant si les grains baignent dans un liquide. Cet effet peut encore être accentué si le liquide circule verticalement à travers le milieu poreux que constitue l’empilement des grains. L’écoulement du liquide induit en effet un gradient de pression dans le liquide (de même que pour faire sortir le liquide d’une seringue, il faut pousser sur le piston), qui se répercute sur l’empilement granulaire et diminue encore d’autant les efforts normaux. Ajoutés à la poussée d’Archimède, ces effets peuvent finalement alléger le poids apparent des grains au point que le réseau granulaire n’offre plus aucune résistance au cisaillement. C’est ce qui se passe dans « l’effet renard », qui se produit au pied des barrages en terre : en circulant lentement à travers le barrage, l’eau peut affaiblir la résistance du matériau situé à l’aval au point que celui-ci se met à s’écouler. C’est également le phénomène à l’origine de certains sables mouvants pour lesquels l’eau circule lentement à travers un réseau granulaire constitué d’un sable très fin.
1.10
Les matériaux « réels »
Dans la nature ou l’industrie, les matériaux sont rarement composés d’un seul type d’éléments (polymère, grain, bulle, goutte, etc.). La plupart des matériaux contiennent plusieurs types d’éléments, chacun d’entre eux ayant souvent des caractéristiques diverses (taille, forme, ions adsorbés, etc.), par-
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Rhéophysique
fois au sein d’une même catégorie. Le béton est l’archétype de ce type de mélange : il comprend, en suspension dans de l’eau, des gros grains noncolloïdaux (sable, gravier), des particules (ciment, cendres volantes) de taille intermédiaire entre les gammes colloïdale et non colloïdale, des particules colloïdales (nano-silice par exemple), et des additifs polymères. De même, une boue naturelle contient une gamme très large de types des particules incluant différentes classes d’argile, du limon, du sable et parfois des rochers. On retrouve une situation analogue avec la plupart des crèmes, mortiers, peintures, céramiques, etc. Ceci résulte en général de l’histoire de la conception du matériau dans lequel on a au fil du temps ajouté divers ingrédients pour en ajuster le comportement. En dépit de cette complexité, on peut comprendre certaines propriétés rhéophysiques de tels matériaux en s’appuyant sur l’idée que si un type d’interaction prédomine, celui-ci impose à l’ensemble le type de comportement macroscopique qu’il induit quand il est seul. C’est par exemple le cas pour une boue naturelle : tant que la fraction de particules non-argileuses est suffisamment faible, la pâte formée par le mélange eau-argile constitue une matrice qui impose son type de comportement à l’ensemble, les grains pouvant être considérés comme simplement en suspension dans cette pâte, les interactions colloïdales entre particules d’argile sont donc prédominantes. Lorsque la concentration en grains est suffisamment élevée, les grains sont en contact frictionnel, le comportement du mélange se rapproche de celui d’un milieu granulaire. Selon les matériaux, il est plus ou moins facile de distinguer le type d’éléments qui joue un rôle prédominant mais c’est une approche très riche d’enseignements pour aborder la rhéophysique des systèmes complexes.
Pour en savoir plus Matière et matériaux – De quoi est fait le monde, sous la direction d’É. Guyon, A. Pedregosa, B. Salviat, Belin, 2010 Ce que disent les fluides, É. Guyon, J.P. Hulin, L. Petit, Belin, Pour la Science, Paris, 2010 Comprendre la rhéologie – De l’écoulement du sang à la prise du béton, P. Coussot et J.L. Grossiord (Eds.), EDP Sciences, Les Ulis, 2002 An introduction to rheology, H.A. Barnes, J.F. Hutton, K. Walters, Elsevier, Rheology Series, 1989.
Chapitre 2 Matériaux simples 2.1
Introduction
Nous nous intéressons ici aux matériaux composés d’un seul type de constituants élémentaires de la matière, atomes ou petites molécules identiques (on exclut donc ici les polymères). Ces matériaux sont « simples » par leur composition : un seul type d’élément, des éléments indéformables et indestructibles dans des conditions ordinaires. Ceci n’est cependant pas un gage de simplicité en rhéophysique, car le comportement mécanique ne dépend pas seulement des caractéristiques propres des éléments constitutifs de la matière. Il dépend aussi et surtout des interactions, autrement dit des différents types de forces pouvant s’exercer entre ces éléments, et de la structure du matériau, autrement dit de l’arrangement spatial relatif des éléments. Dans le cas des matériaux simples, on peut distinguer quelques grandes classes de structures, qui sont associées à différents états d’ordre et/ou de densité des éléments du matériau et dans lesquels prédominent certains types d’interaction. Les atomes ou les molécules exercent entre elles des forces dont l’intensité diminue lorsque la distance qui les sépare augmente. S’ajoute à cela un facteur qui joue un rôle crucial dans les systèmes constitués de petits éléments : l’agitation thermique, qui augmente avec la température du système. Chaque élément est continuellement soumis à ce phénomène qui tend à lui imposer des mouvements aléatoires dans toutes les directions. Lorsque cette agitation est plus forte que les forces d’interaction qui tendent essentiellement à rapprocher les éléments, ceux-ci se dispersent au maximum dans le volume qui leur alloué, et rentrent occasionnellement en collision les uns avec les autres. Il s’agit de l’état gazeux. Dans ce cas les propriétés mécaniques du matériau sont associées à ces chocs : la force nécessaire pour comprimer ou faire s’écouler le matériau dépend de la modification du nombre ou de l’intensité des chocs entre les éléments. Grâce à des outils statistiques, on peut alors obtenir des relations exactes entre la viscosité et les caractéristiques physiques du gaz (§ 2.2).
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Rhéophysique
Lorsque les forces d’attraction sont un peu plus grandes que l’agitation thermique, les éléments tendent à former un amas compact : c’est l’état liquide. Dans ce cas, du fait de l’agitation thermique, les éléments, tout en restant très proches, peuvent encore bouger les uns par rapport aux autres à condition qu’un nombre plus ou moins grand de leurs voisins changent également de position, un peu comme dans un jeu de Taquin. Ainsi, la structure d’un liquide, comme celle d’un gaz, n’est pas figée, mais elle reste statistiquement identique. Cependant, notre compréhension des liens entre les efforts internes et les évolutions de cette structure désordonnée en écoulement reste très partielle. Dès l’abord de ce matériau simple, on touche aux limites de la rhéophysique actuelle qui, sauf dans des cas particuliers, peine à expliquer le comportement de la matière condensée en écoulement (§ 2.3). On retrouvera cette problématique lorsqu’on abordera le régime liquide d’autres matériaux désordonnés a priori plus complexes, tels que les suspensions colloïdales, les mousses ou les émulsions. Dans certains cas, par exemple à plus basse température ou plus forte pression, le matériau peut se compacter légèrement plus que dans l’état liquide et s’organiser en une structure ordonnée, c’est l’état solide. L’agitation thermique n’est alors plus assez grande vis-à-vis des forces d’interactions pour induire des mouvements relatifs des éléments, la structure est figée. En revanche, il est possible de déformer, de manière limitée, le matériau et d’établir un lien direct entre la force nécessaire et les forces d’interactions au niveau local (§ 2.4). Du point de vue de la rhéophysique, cette situation fournit des informations significatives. Une problématique analogue nous permettra également de comprendre d’un point de vue rhéophysique le comportement dans leur régime solide de divers systèmes condensés tels que les mousses, les émulsions, les colloïdes, qui, sans posséder de structure cristalline, forment cependant une structure « coincée » dont les éléments ne peuvent sortir sous l’action de l’agitation thermique seule. Il existe enfin un état intermédiaire entre l’état solide et l’état liquide, l’état vitreux. Dans ce cas, la structure est désordonnée comme celle du liquide mais, comme dans un solide, l’agitation thermique est insuffisante pour permettre des mouvements spontanés (§ 2.4).
2.2 2.2.1
Interactions entre composants élémentaires et états de la matière simple Composants élémentaires
Toute matière est constituée d’un ensemble d’atomes ; à chaque espèce chimique correspond une espèce d’atome. Un atome est formé d’un noyau et d’un certain nombre d’électrons qui gravitent autour de ce noyau. Compte tenu des forces très élevées nécessaires pour arracher l’un de ces électrons, on peut considérer que dans toutes les transformations physiques qui nous
2. Matériaux simples
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intéressent ici, l’atome est un objet indestructible. Les atomes sont la plupart du temps associés par groupes, constituant des molécules. Dans une molécule, les atomes sont liés par des forces dites de valence provenant de la mise en commun des électrons de leur dernier niveau électronique. Ces forces sont également suffisamment grandes pour qu’une molécule ne soit pas détruite lors des transformations physiques ordinaires. Les nuages électroniques de deux atomes ou deux molécules ne peuvent pas s’interpénétrer, une force de répulsion très importante se développe lorsqu’on tente de réaliser cette opération. On pourra donc considérer qu’un atome ou une (petite) molécule d’une espèce chimique donnée, lorsqu’ils sont isolés, sont des objets définis par un certain volume indéformable, que nous supposerons sphérique pour simplifier. Dans la suite, on utilisera le terme générique de molécules lorsque les phénomènes physiques considérés sont indépendants de la structure interne des éléments (atomes ou molécules). Ces molécules interagissent de différentes manières selon la distance qui les sépare et les forces mutuelles d’interaction peuvent être de différentes natures.
2.2.2
Agitation thermique
Lorsqu’une molécule se trouve éloignée des autres molécules du système, elle ne subit aucune action (force) de leur part. Son mouvement dans le vide est alors régi par la loi fondamentale de la dynamique qui, en l’absence de forces extérieures (en négligeant également le rôle de la gravité), implique que sa vitesse est constante. Pour que la molécule ait acquis cette vitesse, il faut qu’une certaine impulsion, donc une certaine énergie, lui ait été transmise à un moment donné. Cette énergie est ce qu’on appelle l’agitation thermique. Si on considère un système constitué d’un grand nombre de molécules on constate que leurs vitesses, dont on notera le module c, sont toutes différentes, de même que les directions de leur mouvement. Pour quantifier cette agitation, on utilise l’énergie cinétique moyenne des molécules que l’on écrit pour les systèmes simples (gaz parfaits purs) sous la forme : 3kB T 1 mc2 = (2.1) 2 2 où T est appelée température et kB = 1,38 × 10−23 J.K−1 est la constante de Boltzmann. Dans cette expression, la masse m d’une molécule est supposée constante pour l’ensemble des molécules du système. L’équation (2.1) indique que la température quantifie l’agitation des molécules dans un système où celles-ci sont éloignées les unes des autres. Ce concept est plus général, pour tout système quel que soit l’arrangement et la proximité des molécules, la valeur kB T permet d’estimer l’énergie interne d’agitation thermique des composants élémentaires. Celle-ci vaut environ 0,6 × 10−20 J aux températures usuelles. L’agitation thermique tend à disperser le système. Pour maintenir les molécules à proximité les unes des autres comme c’est le
42
Rhéophysique F
Φ(x)
x
Fig. 2.1 – Force d’interaction (F ) et potentiel d’interaction (Φ(x)) défini comme l’énergie nécessaire pour rapprocher les particules depuis l’infini jusqu’à une distance donnée (x).
cas dans un liquide ou un solide, il faudra donc l’intervention d’interactions plus puissantes que l’agitation thermique.
2.2.3
Potentiel d’interaction
Pour décrire les forces d’interaction entre des objets quelconques, et en particulier des molécules, il est commode de raisonner en termes d’énergie. Il est en effet possible de définir pour chaque force une énergie particulière, de laquelle dérive cette force. Considérons un système formé de deux corps isolés en interaction, c’est-à-dire exerçant l’un sur l’autre une force F , dépendant de la distance x les séparant et bien entendu nulle lorsque les deux corps sont à une distance infinie l’un de l’autre (voir Fig. 2.1). En l’absence d’autres forces extérieures, on peut définir l’énergie potentielle d’interaction du système, Φ, comme l’énergie nécessaire pour approcher les deux corps depuis l’infini jusqu’à une distance x. Si on se place dans le repère du corps situé à l’origine, il s’agit de déplacer l’autre corps depuis l’infini jusqu’à la position x. Tout au long de ce chemin, il faut appliquer une force −F (ξ), où ξ est la distance entre les deux corps ; l’énergie est donc égale au travail fourni au cours x de cette opération, qui s’écrit Φ = − ∞ F dx. En dérivant cette expression on obtient : dΦ (2.2) F =− dx
2.2.4
Forces de van der Waals
Quelles que soient la nature et la structure des molécules et des atomes qui les constituent il existe une force d’attraction à courte distance entre deux molécules. Cette force résulte du fait que, bien que les électrons soient en moyenne distribués de manière uniforme au sein d’un atome ou d’une molécule, leur distribution instantanée est asymétrique. Il en résulte que la particule se comporte comme un dipôle électrique instantané. Ce dipôle induit un champ électrique dans l’atome voisin, qui lui-même acquiert un dipôle, et ces deux dipôles s’attirent.
2. Matériaux simples
43
On peut obtenir une idée de la forme de cette interaction à partir de l’approche très simplifiée suivante. Considérons un atome dont la distribution des charges forme un dipôle de moment p qui est la somme des produits des charges par leur distance à un point de référence situé au centre des charges. Ce dipôle induit, à une distance r grande devant sa taille, un champ électrostatique E qui varie comme r−3 . Un autre dipôle, situé à cette distance, est alors « polarisé », c’est-à-dire qu’il acquiert un dipôle de moment p = αE. L’énergie potentielle d’interaction des deux dipôles s’écrit Φ = p E, soit ici Φ = αE 2 . On trouve finalement que Φ est proportionnelle à r−6 . Cette expression n’est plus valable quand les molécules sont trop éloignées l’une de l’autre (à plus d’une dizaine de nanomètres), car alors le temps mis par le champ électrique pour agir sur l’autre particule est du même ordre que le temps de fluctuation typique conduisant à faire varier le dipôle dans la première particule. Il résulte de cet « effet retard » que le potentiel varie plutôt en r−7 . L’énergie d’interaction associée à ces forces de van der Waals pour des atomes ou molécules en contact correspond à des distances de séparation (r) égales à leur rayon, donc typiquement de l’ordre du dixième de nanomètre. La valeur obtenue, de l’ordre de 10−20 J, est proche de celle de l’énergie d’agitation thermique à température ambiante. Autrement dit, ces forces d’attraction, générées par des effets que l’on aurait tendance naturellement à négliger au premier abord, peuvent jouer un rôle important dans l’équilibre et la structure du système. Cependant cette force décroît très rapidement avec la distance : à une distance de séparation de l’ordre de la taille des molécules, elle est cent fois plus petite que lorsque les molécules sont en contact. Les forces de van der Waals interviennent donc essentiellement pour assurer la cohésion des molécules « en contact ».
2.2.5
Liaisons chimiques
Au sein de structures cristallines les molécules perdent en partie leur existence propre au profit d’arrangements ordonnés et de liaisons fortes entre les atomes qui les composent. Les atomes peuvent alors être liés par des liens de valence comme au sein d’une molécule. Les molécules peuvent aussi être liées par des liaisons ioniques. Quand deux atomes échangent un électron en vidant un niveau incomplet d’un des atomes pour compléter un niveau différent de l’autre atome, tout se passe comme si ils formaient deux ions de signes opposés en interaction. L’énergie d’interaction entre les deux ions est de type « coulombienne » et en général largement supérieure à l’énergie thermique, si bien que les atomes sont fortement attirés l’un par l’autre. En première approximation, le potentiel d’interaction correspondant décroît essentiellement comme l’inverse de la distance entre les éléments. L’ordre de grandeur de l’énergie d’une liaison covalente ou d’une liaison ionique est de 50 × 10−20 J,
44
Rhéophysique
donc largement supérieur à celui des forces de van der Waals ou de l’agitation thermique.
2.2.6
Force de répulsion de Born
Cet effet traduit l’impénétrabilité des nuages électroniques des atomes ou des molécules. Il n’y a pas d’expression générale décrivant cette force. Divers modèles empiriques ont été développés pour la décrire, qui ont en commun de prédire que la force tend vers l’infini plus rapidement que toutes les autres forces connues lorsque la distance entre les deux éléments tend vers zéro. Le modèle le plus couramment utilisé pour représenter cet effet est une loi de puissance : Φ(r) = β/rm , où m prend une valeur supérieure à 7 de façon à obtenir un potentiel beaucoup plus grand que toutes les autres forces possibles en dessous d’une certaine distance. Pour simplifier, on utilise également dans certains cas l’approximation de sphères dures qui consiste à considérer que le potentiel est infini en dessous d’une distance critique entre les molécules d, qui définit en quelque sorte leur diamètre apparent. En l’absence de forces attractives, ce potentiel s’exprime alors (voir Fig. 2.2a) : r < d ⇒ Φ(r) = ∞ ; r > d ⇒ Φ(r) = 0
2.2.7
(2.3)
Bilan des forces
Lorsque plusieurs types de forces s’exercent entre deux molécules, le potentiel d’interaction total est tout simplement la somme des potentiels correspondants. En particulier, lorsque ces forces sont les forces de van der Waals et la répulsion de Born, un modèle couramment utilisé pour représenter le potentiel total consiste à sommer les deux potentiels en prenant m = 12 pour le potentiel de répulsion (voir § 2.2.6), on obtient alors le potentiel dit de Lennard-Jones (voir Fig. 2.2c) : Φ(r) =
α β − 6 12 r r
(2.4)
On peut simplifier ce modèle en représentant la partie répulsive par un potentiel de sphères dures au-delà d’une distance critique, qui est alors la distance d’équilibre d des molécules associée au minimum de l’énergie potentielle réelle (voir Fig. 2.2b) : 6 d (2.5) r < d ⇒ Φ(r) = ∞ ; r > d ⇒ Φ(r) = −w r où w est le potentiel maximum d’attraction, ou potentiel d’adhésion, obtenu lorsque les molécules peuvent être considérées « en contact », soit lorsque r = d. En pratique, à température ambiante, w est typiquement de l’ordre de 0,5kB T . Les modèles (2.4) et (2.5) sont plus particulièrement utilisés pour décrire le comportement des liquides autour de la transition gaz-liquide.
2. Matériaux simples
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Φ
Φ
d
Φ
d
r
r
d
r
w (a)
(b)
(c)
Fig. 2.2 – Différents modèles pour représenter le bilan des interactions entre molécules : (a) potentiel de sphères de dures ; (b) potentiel de sphères dures avec attraction de van der Waals ; (c) potentiel de Lennard-Jones.
Pour des solides, on peut aussi utiliser une expression plus générale du potentiel total sous la forme d’une somme d’un potentiel attractif et d’un potentiel répulsif à courte distance : Φ(r) = −
β α + m n r r
(2.6)
où n = 1 et m = 9 pour un solide avec des liaisons entre atomes essentiellement ioniques, n = 6 et m = 12 pour un solide de van der Waals, et n = 1 et m = 2 pour des métaux monovalents (un seul électron dans leur dernière couche électronique).
2.2.8
Lien hydrogène et forces hydrophobiques
Le « lien hydrogène » intervient lorsqu’un atome d’hydrogène est en liaison covalente avec un atome électronégatif tel que l’oxygène ou l’azote. L’atome électronégatif a tendance à attirer fortement les électrons de l’hydrogène au plus près de lui, ce qui induit une distribution des charges déséquilibrée, au point que l’atome d’hydrogène apparaît chargé positivement. Comme deux charges de signes opposées s’attirent, l’atome d’hydrogène peut alors interagir électrostatiquement avec un autre atome électronégatif. L’énergie d’interaction correspondante est de l’ordre de de 1,5 à 6,5 × 10−20 J, c’est-à-dire intermédiaire entre celle d’une interaction de van der Waals et celle d’une liaison covalente. Du fait du phénomène décrit ci-dessus, les molécules d’eau en solution ont tendance à s’organiser pour former le maximum de liens hydrogène. Du coup, lorsqu’une molécule différente est immergée dans l’eau, les molécules peuvent réagir de différentes façons selon la taille de cette molécule et son affinité avec l’eau, autrement dit sa capacité à développer des liaisons hydrogène. Par exemple, une molécule qui n’a pas d’affinité particulière avec l’eau va conduire
46
Rhéophysique
les molécules autour d’elle à s’organiser de manière à préserver le maximum de liaisons hydrogènes entre elles. Ceci contribue à diminuer le nombre de possibilités d’arrangement des molécules, donc l’entropie du système (voir § 2.4). Lorsque plusieurs éléments de ce type sont placés dans l’eau, il est plus favorable, du point de vue de l’entropie du système, que ces éléments soient au contact l’un de l’autre, puisqu’on diminue ainsi la surface le long de laquelle les molécules d’eau doivent s’arranger de manière spécifique. Ceci revient à générer des forces attractives entre les éléments. Ces interactions peuvent déstabiliser un mélange de deux phases en tendant à rassembler les éléments de chaque phase dans certaines régions de l’échantillon.
2.2.9
États de la matière simple
Considérons un système constitué de molécules initialement éloignées les unes des autres. Un tel système est dans un état gazeux : les éléments sont très agités et très éloignés les uns des autres et ne se rencontrent que très rarement (voir Fig. 2.3). Dans cet état, le désordre règne. Lorsque deux molécules se rencontrent, une force attractive s’exerce entre celles-ci mais tant que l’agitation thermique est suffisamment grande, il n’est pas possible de les maintenir longtemps ensemble. Si maintenant on réduit le volume accordé au système ou sa température, les collisions deviennent plus fréquentes ou l’énergie cinétique des particules diminue, celles-ci restent alors ensemble plus longtemps lors de chaque contact. En dessous d’un volume ou d’une température critiques une phase condensée apparaît, en l’occurrence l’état liquide (voir Fig. 2.3). Dans cette phase les molécules sont encore agitées et la densité n’est pas optimale. Les molécules sont maintenues tout près les unes des autres grâce aux forces de van der Waals mais l’agitation thermique est encore suffisamment grande pour entretenir des mouvements relatifs spontanés des molécules. En dessous d’une certaine température les éléments se structurent de manière régulière, sous forme d’un cristal à l’organisation ordonnée, qui permet en général d’obtenir la densité optimale. Dans cet état solide les particules sont pratiquement figées dans leur position (voir Fig. 2.3), l’agitation thermique étant beaucoup plus faible que l’énergie associées aux liaisons chimiques qui se sont mises en place. Enfin, il existe un autre état intermédiaire entre le liquide et le solide, qui peut être atteint avec certains matériaux dans certaines conditions, notamment lorsqu’on cherche à obtenir le solide un peu trop rapidement en diminuant l’agitation des éléments sans leur laisser le temps de s’organiser de manière cristalline, on obtient alors un état amorphe (ou vitreux). Dans cet état, le verre obtenu a une structure désordonnée analogue à celle d’un liquide mais les éléments ne changent pratiquement pas de position, comme dans un solide.
2. Matériaux simples
GAZ
47
LIQUIDE
VERRE
SOLIDE
Fig. 2.3 – Représentations schématiques de la structure et de la mobilité des éléments constitutifs des différents états de la matière : les trajectoires des molécules représentées ici par des disques noirs sont matérialisées par des segments de droites ; de façon à les rendre visible sur cette image, les trajectoires des particules dans le cas du solide et du verre ont été amplifiées.
2.3
L’état gazeux
Un gaz est formé de molécules éloignées les unes des autres d’une distance nettement plus grande que leur propre taille. Ces molécules sont animées de vitesses d’amplitudes et de directions diverses. Chaque rencontre entre deux molécules ou avec une paroi solide, donne lieu à une collision. Il n’existe pas d’autre possibilité de transfert d’énergie dans le système. Les propriétés mécaniques, autrement dit la façon dont le matériau réagit à une échelle macroscopique à des forces qui lui sont appliquées, sont donc liées aux échanges d’énergie à travers ces collisions. En vue de préciser ces liens, il est d’abord utile de mieux caractériser l’état du système en termes de vitesses et de positions relatives des molécules. On pourra ensuite déterminer les propriétés mécaniques du matériau.
2.3.1
Distribution de vitesses
En supposant simplement que l’agitation des molécules dans un système donné est statistiquement « homogène », il est possible d’établir les caractéristiques moyennes de la vitesse des molécules sans faire d’hypothèse physique supplémentaire. Cette homogénéité statistique signifie que les vitesses moyennes des molécules, mesurées sur des volumes comprenant un nombre suffisamment grand de molécules ou sur des temps d’observation suffisamment longs, sont identiques dans toutes les directions et dans tout le volume d’échantillon. On décrit la distribution des vitesses à l’aide d’une fonction « densité de probabilité » P (c), telle que la probabilité d’avoir une vitesse de module compris entre c et c + dc vaut P (c)dc. Ici, il faut tenir compte du
48
Rhéophysique
fait que les vitesses peuvent avoir diverses orientations. Le vecteur vitesse peut par exemple être représenté par ses trois composantes dans un repère cartésien : u, v, w. La probabilité que la vitesse ait ses trois composantes comprises entre les valeurs u et u + du, v et v + dv et w et w + dw s’écrit alors f (u)f (v)f (w) du dv dw. Comme la distribution des vitesses est indépendante de la direction √ la fonction f (u)f (v)f (w) ne dépend que du module de la vitesse, c = u2 + v 2 + w2 , et on l’écrira F (c) (qui est différente de P (c) car ici on ne considère que des formes particulières de vecteurs vitesses). L’orientation de la vitesse étant indépendante de son module et les composantes de vitesse indépendantes les unes des autres, on a d’une part, en utilisant un changement de variable et l’expression de c en fonction de u : ∂ ln F /∂u = (u/c) (∂ ln F /∂c) et, d’autre part, d’après la relation entre F et f : ∂ ln F /∂u = d ln f /du. On en déduit : 1 df (u) 1 ∂F = (2.7) cF ∂c uf du On peut faire de même avec les deux autres composantes de la vitesse, ce qui conduit bien entendu à des résultats formellement analogues. Or, comme c et u peuvent être en partie variés indépendamment, chacun des membres de la relation (2.7) est en fait constant. En écrivant cette constante sous la forme −m/2B (où B est une constante) et en intégrant l’équation différentielle qui en résulte, df /du = − (m/2B) uf , on trouve : f (u) = A exp −
mu2 2B
(2.8)
où A est une constante. Si B était négatif, alors la probabilité d’avoir une vitesse dans une direction particulière tendrait vers l’infini lorsque cette vitesse tend vers l’infini, ce qui n’est pas réaliste. B est donc positif. On peut remarquer également que la fonction f est symétrique par rapport à la vitesse nulle, c’est-à-dire que comme attendu elle ne privilégie pas d’orientation particulière. On a finalement trouvé, en faisant simplement l’hypothèse d’une agitation ne privilégiant aucune direction, que la distribution des vitesses dans une direction est gaussienne, centrée autour de zéro. Ce résultat est conforme à celui que l’on obtient à partir d’une théorie plus complète en physique statistique. On peut maintenant calculer la probabilité P (c)dc d’avoir un module de vitesse compris entre c et c + dc, sachant que celle-ci est la somme des probabilités d’avoir un vecteur de module c et d’orientations quelconques θ et φ, variant respectivement entre 0 et π et entre 0 et 2π. On a alors du dv dw = c2 sin θdθ dφ dc, si bien que la densité de distribution du module de la vitesse s’écrit P (c) = u2 +v2 +w2 =c2 f (u)f (v)f (w)c2 sin θ dθ dφ, ce qui donne : P (c) = 4πA3 c2 exp(−mc2 2B). Les deux constantes A et B peuvent être déterminées ∞ en prenant en compte le fait que la probabilité totale est égale à 1, 0 P (c)dc = 1, et la valeur moyenne de l’énergie ∞ cinétique en fonction de la température (cf. équation (2.1)) : c2 = 0 c2 P (c)dc = 3kB T /m. Après plusieurs intégrations
2. Matériaux simples
49
∞ √ par parties et en utilisant la formule 0 (exp(−x2 ))dx = π/2, on trouve B = kB T et A = (m/2πkB T )1/2 . On en déduit finalement la distribution des vitesses : P (c) = 4πc2
m 2πkB T
3/2 exp −
mc2 2kB T
(2.9)
On peut alors calculer notamment la valeur moyenne de toute quantité dépendant de la vitesse (par exemple l’énergie cinétique). En particulier, la valeur moyenne de la vitesse s’écrit : ∞ kB T (2.10) cP (c)dc = 2 c = m 0
2.3.2
Libre parcours moyen
Les molécules d’un gaz sont en perpétuel mouvement, ce qui implique que même si elles sont très éloignées les unes des autres, elles finissent par se rencontrer, ce qui occasionne des chocs. Ces chocs sont nécessaires pour maintenir un état d’équilibre statistique garantissant l’homogénéité de la distribution des vitesses. Cette agitation conditionne les propriétés de transport du gaz (viscosité, diffusion, conductivité thermique) qui sont associées à la transmission de l’énergie d’un point à un autre du système. Dans ce cadre, une donnée de base est le temps caractéristique permettant un échange de quantité de mouvement entre deux molécules. Ce temps est égal au rapport de la distance entre les chocs et de la vitesse des molécules. Comme on connaît déjà la distribution de vitesses et la vitesse moyenne (équation (2.10)), il nous reste à définir la distance typique séparant deux chocs successifs d’une même molécule, c’est ce que l’on appelle le libre parcours moyen. Pour qu’il y ait choc, il faut que les molécules aient un diamètre apparent non-nul d. Alors toute autre molécule sur le chemin de celle-ci et dont le centre se trouve à une distance inférieure à d, entrera en collision avec elle (voir Fig. 2.4). Suivons le parcours d’une molécule en supposant que toutes les autres ne bougent pas en moyenne. Lorsque cette molécule a parcouru une distance L, elle a couvert un volume Lπd2 . n étant le nombre de molécules par unité de volume, le nombre de rencontres avec d’autres molécules est donc nLπd2 . La distance moyenne entre deux chocs est celle permettant d’avoir une seule rencontre, soit : λ=
1 nπd2
(2.11)
En fait la valeur exacte est bien celle donnée par l’équation (2.11) à un coefficient près pas trop éloigné de 1, car il faut prendre en compte la vitesse des autres molécules et les changements de direction induits par chaque collision.
50
Rhéophysique
d
d
Fig. 2.4 – Estimation du libre parcours moyen : il s’agit de la valeur moyenne de la distance parcourue par une molécule (en noir) avant d’entrer en collision avec une autre molécule (en gris) dans une direction donnée.
2.3.3
Entropie
Décrire directement la distribution spatiale des molécules n’a pas de sens car, compte tenu de l’agitation qui règne au sein du système, chaque configuration est en moyenne équiprobable. En revanche, le nombre de degrés de liberté dans le positionnement des éléments au sein du volume considéré permet de différencier un système d’un autre. Pour décrire cette notion de façon précise, on calcule le nombre d’états microscopiques Z que peut occuper le système lorsqu’il est dans un état macroscopique donné. On définit ensuite une fonction de ce nombre d’états microscopiques, l’entropie, sous la forme S = kB ln Z. Comme on le montre dans l’Annexe B, l’entropie est reliée à l’énergie libre du système, ce qui s’avèrera particulièrement utile pour décrire les évolutions des systèmes moléculaires ou de systèmes plus complexes. Dans le cas d’un gaz parfait, en supposant que les états internes des molécules sont constants, on peut calculer l’entropie en faisant le bilan des différents états microscopiques définis par les positions et les vitesses des molécules dans l’espace. Cherchons d’abord à compter le nombre de configurations spatiales possibles pour les molécules d’un gaz constitué de N molécules dans un volume Ω. Dans un volume quelconque, le centre de chaque molécule peut bien entendu occuper une infinité de positions. Pour simplifier le calcul, on considère d’abord que les centres des molécules ne peuvent occuper qu’un nombre fini de positions dans un espace divisé en autant de petits volumes élémentaires υ associés par exemple au volume typique d’une molécule. Notons que pour se rapprocher de la réalité, on pourrait évidemment choisir des volumes beaucoup plus petits. En négligeant le volume occupé par les autres molécules par rapport au volume disponible, ce qui revient à supposer que N υ Ω, il y a en première approximation Ω/υ façons différentes de placer chaque molécule dans le volume considéré. Le nombre de configurations spatiales possibles N pour les N molécules est donc (Ω/υ) . Comme pour des molécules identiques (indiscernables), on ne peut pas distinguer deux états ne différant que par
2. Matériaux simples
51
une permutation des molécules, il nous faut diviser le nombre ci-dessus par le nombre de permutations possibles (N !) entre cesmolécules. Le nombre de configurations spatiales distinctes est donc (Ω/υ)N N ! Le nombre de configurations possibles pour les vitesses des molécules pourrait être calculé à partir de la distribution des vitesses. Puisque les caractéristiques de cette distribution sont reliées à l’agitation thermique, il nous suffira ici de retenir que ce nombre est une fonction f de l’énergie du système U et du nombre
de molécules. On obtient finalement : S = kB ln f (U, N )(Ω/υ)N N ! , expression qui peut se simplifier en utilisant la formule de Stirling, qui s’écrit au premier ordre ln N ! ≈ N ln N , et on obtient finalement : Ω S = kB N ln + ln f (U, N ) + C (2.12) N où C = −N ln υ. Dans l’expression (2.12), le paramètre υ induit donc seulement des variations de la constante additive C. Pour un système donné, le nombre N est fixé et on s’intéresse aux évolutions relatives des variables du système : S, Ω, et U . Ces évolutions ne dépendent pas du choix initial du volume υ.
2.3.4
Loi d’état des gaz parfaits
Volume et pression Considérons un échantillon de gaz placé par exemple dans une boîte solide et hermétiquement close sauf le long d’une de ses faces qui est en fait un piston mobile. La première variable la plus naturelle pour caractériser le matériau constitutif de cet échantillon est son volume Ω, qui est ici tout simplement le volume de l’espace intérieur de la boîte car, compte tenu de l’agitation des molécules, on peut assez naturellement penser que le gaz se répartit dans l’ensemble de cet espace. Si maintenant on injecte un supplément de gaz dans cette boîte, on se rend compte que soit le piston bouge, permettant au volume de la boîte d’augmenter, soit on maintient le piston en place mais alors l’effort à fournir dans la direction de l’axe du piston, c’est-à-dire une force F , pour le maintenir dans sa position initiale, augmente au cours de l’injection. Il y a donc un lien entre la force et le volume de gaz. On constate également que dans un tel système, si on parvient à augmenter l’aire de la surface du piston en contact avec le gaz tout en maintenant constant le volume de gaz, la force croît proportionnellement à cette aire. Il est donc naturel de définir une nouvelle variable, la pression p, qui ne dépend pas de l’aire (A) de la surface en contact avec le gaz et caractérise donc l’état du système, de la manière suivante : p = F /A. Pour un tel système, si chacune des faces de la boîte était constituée de la même façon d’un piston mobile, il faudrait imposer une pression identique
52
Rhéophysique
F
A Ω n ΔA Fig. 2.5 – Forces induites par le changement de volume d’un gaz. sur chacune de ces faces. En fait, cette même pression s’applique sur chaque face de la boîte et ce serait le cas également pour une boîte ayant la forme d’un polyèdre de forme quelconque. Ceci implique que quel que soit l’élément de surface considéré au sein du gaz, on pourrait déformer la boîte de façon à ce que l’une de ses faces corresponde à cet élément et on retrouverait la même pression. Ainsi, on peut définir la pression en tout point du gaz, et cette pression est uniforme dans le gaz. À partir de cette pression, on peut finalement écrire la force exercée par le gaz sur une facette d’un élément (virtuel) de surface (d’aire ΔA) située dans le gaz. Cette force vaut −pΔAn où n est le vecteur normal à l’élément de surface (voir Fig. 2.5). Température Une autre caractéristique physique d’un tel système est sa température (T ). En pratique, cette variable dérive d’une appréciation sensorielle : en comparant deux systèmes, on est capable de dire si l’un a une température plus élevée que l’autre. La propriété remarquable du gaz est que quelles que soient les manipulations que l’on opère sur la boîte ci-dessus, on peut vérifier que le produit de la pression et du volume est seulement proportionnel au nombre (N ) de molécules de gaz du système tant que la température du système ne change pas. En prenant finalement pour définition de la température une valeur proportionnelle à une mesure de ce produit, on aboutit à : pΩ = N kB T
(2.13)
L’équation (2.13) est une équation d’état du matériau puisqu’elle exprime une relation générale entre les variables physiques fondamentales du matériau. En outre, c’est un premier pas vers la rhéophysique puisqu’elle exprime la valeur de la pression (qui décrit les forces essentielles au sein du système) en fonction de caractéristiques physiques du système, en particulier la température. Dans
2. Matériaux simples
53
la suite, nous allons voir qu’il est effectivement possible de quantifier ces différents phénomènes en fonction des propriétés physiques de la matière à une échelle microscopique. Ceci nous permettra notamment de montrer la cohérence entre cette approche macroscopique et la description microscopique de la température (via l’équation (2.1)). Notons également au passage la cohérence de l’équation d’état pour un gaz parfait avec une approche thermodynamique. En effet, en utilisant p/T = (∂S/∂Ω)U (équation (B.14)) et en y insérant l’expression (2.12) de l’entropie, nous trouvons directement l’équation (2.13).
2.3.5
Théorie cinétique
Pour établir le lien entre les forces exercées sur le gaz et les mouvements macroscopiques de ce gaz, il nous faut maintenant prendre en compte plus précisément les interactions entre les molécules ou entre les molécules et une surface solide. Pour aborder ce problème, on fera l’hypothèse essentielle que ces interactions sont uniquement des collisions élastiques. Autrement dit, on suppose que lors de la rencontre entre molécules ou avec une surface solide, il n’y a pas de phénomène d’agrégation résultant de forces d’interactions à courte distance. En outre, le caractère élastique de ces collisions implique que les dissipations d’énergie sont négligeables. Les collisions sont donc caractérisées à la fois par la conservation de la quantité de mouvement et par la conservation de l’énergie cinétique du système. Pression sur une surface solide Considérons une particule arrivant avec une vitesse u au niveau d’une paroi solide P de surface totale A. Cette vitesse comprend une composante normale u le long de la normale n à la paroi et une composante tangentielle qui se décompose selon deux axes perpendiculaires avec pour composantes v et w. Durant un tel choc élastique, compte tenu du fait que la paroi ne bouge pas, la particule rebondit sur cette paroi et repart avec une vitesse u de mêmes composantes tangentielles v et w mais de composante normale opposée −u (voir Fig. 2.6). Les particules qui entrent en collision avec la paroi pendant une durée Δt se trouvent dans une épaisseur Δx = uΔt au-dessus de la paroi. S’il y a nu particules par unité de volume ayant une vitesse comprise entre u et u + du, il y a nu AΔx particules dans cette épaisseur pendant une durée Δt et il y a donc nu Au chocs par unité de temps. D’après la loi fondamentale de la dynamique, la force résultante sur la paroi est égale à la quantité de mouvement totale transmise à la paroi par unité de temps : f (t) = mdv/dt. Pour une collision telle que celle décrite ci-dessus, la molécule a une vitesse constante (u) jusqu’au moment où elle rencontre la paroi. Sa vitesse varie alors rapidement jusqu’à une nouvelle valeur u . La force associée à cette collision en fonction du temps a donc la forme d’un pic centré autour de l’instant de contact : avant le contact, la force vaut zéro, puis au début du contact, la vitesse de la molécule diminue, ce qui induit une
54
Rhéophysique
u u n u' P Fig. 2.6 – Collision d’une particule ayant une vitesse initiale u avec une paroi P. force positive jusqu’au moment où la molécule s’arrête (vitesse nulle), la force atteint alors sa valeur maximum, ensuite le mouvement s’inverse et la force diminue de manière symétrique. La force moyenne subie par la paroi dans la direction de la normale n du fait de cette collision entre deux instants avant et après le choc et séparés de Δt, s’écrit : Δt Δt 1 2mu 1 (2.14) f dt = mdv = f = Δt 0 Δt 0 Δt La paroi subit un grand nombre de chocs de particules de vitesse identique, la force moyenne totale est donc la somme des forces moyennes associées (équation (2.14)) à chaque choc : F = nu AuΔtf . Les mesures courantes de la pression sont réalisées sur des surfaces et des temps tels que le nombre de chocs pris en compte est extrêmement élevé. De ce fait, on ne perçoit pas les fluctuations résultant de la succession de collisions à des vitesses diverses et la force apparente mesurée est très proche de la force moyenne totale calculée ci-dessus. La pression exercée par cet ensemble de chocs vaut finalement : p = F /A = 2nu mu2
(2.15)
Calculons maintenant l’énergie cinétique d’une molécule : c2 = u2 + v 2 + w2 , et considérons que le nombre de particules par unité de volume et ayant une vitesse (en module) c s’écrit nc . Cet ensemble est formé des sous-ensembles ayant différents niveaux de vitesse u. Cependant les moyennes des carrés de chaque composante de la vitesse sur l’ensemble des molécules ayant une vitesse c sont identiques car aucune direction n’est elles valent donc
privilégiée, nu u2 = c2 /3. Calculons main1/3 de c2 , ce qui nous donne notamment n1 u
tenant la pression exercée sur une paroi par l’ensemble des molécules ayant une vitesse c. Parmi cet ensemble seules les molécules ayant une vitesse dirigée vers la paroi entrent en collision avec elle, ce qui représente la moitié de l’ensemble. La pression totale exercée par les particules de l’ensemble ayant une vitesse, s’écrit donc : 1 1 2 2m nu u = mnc c2 (2.16) p= 2 3 u
2. Matériaux simples
55
A
F, V
H
Fig. 2.7 – Cisaillement simple : le matériau est cisaillé entre les deux surfaces solides (en gris), les couches de fluide glissent les unes sur les autres parallèlement à ces surfaces.
Puisque par définition c2 = (1/n)
nc c2 , la pression totale, résultant de
c
l’impact de l’ensemble des particules, vaut : p=
1 mnc2 3
Pour un volume Ω contenant au total N particules, on a n = N /Ω et l’équation ci-dessus devient : 1 (2.17) pΩ = mN c2 3 En utilisant l’expression de l’énergie cinétique moyenne d’une molécule issue de l’agitation thermique et donnée par l’équation (2.1), on constate que l’expression (2.16) n’est rien d’autre que la loi d’état des gaz parfaits (équation (2.12)). Ainsi, on a pu relier directement la pression au sein d’un gaz à la cinétique des molécules dont il est formé. Viscosité Dans les développements ci-dessus, le gaz était au repos macroscopique, c’est-à-dire que tous ses mouvements éventuels se faisaient « en bloc », sans modification de la forme de son volume apparent. Examinons maintenant ce qui se passe lorsque certaines régions du volume de gaz sont en mouvement relativement à d’autres. Dans ce cadre, la situation la plus simple est celle où une couche de gaz plane se déplace dans une direction comprise dans ce plan et relativement aux couches de gaz adjacentes. Pour maintenir un tel mouvement relatif des deux couches à une certaine vitesse, il s’avère qu’il faut, et ceci est valable quel que soit le matériau considéré, exercer une force tangentielle F dans la direction du déplacement. Si on découpe par la pensée le système en un grand nombre de couches identiques d’épaisseur Δy et que l’on applique une force F à la couche supérieure, cette force va s’appliquer également à toutes les couches et déplacer chacune d’entre elles à la vitesse relative Δu par rapport à sa voisine de dessous. Ce type de mouvement est ce qu’on appelle un cisaillement simple (voir Fig. 2.7).
56
Rhéophysique
Dans un tel écoulement, la vitesse relative entre les deux surfaces solides séparées d’une distance H s’écrit comme la somme des vitesses relatives entre les H/Δy couples de couches adjacentes : V = (H/Δy) Δu. En répétant cette approche avec une série de couches d’une autre épaisseur Δy , on obtiendrait le même résultat, le rapport entre la vitesse relative des couches et leur épaisseur (Δu/Δy) est donc constant et égal à V /H. On appelle cette quantité le gradient de vitesse et on l’écrit : γ˙ =
du dy
(2.18)
Le rapport entre la force tangentielle et la surface des couches est la contrainte tangentielle τ = F /A. La contrainte tangentielle a la dimension d’une pression, elle s’exprime donc en Pascals (Pa). On s’attend à ce que cette variable, qui exprime la résistance au frottement des couches les unes sur les autres, dépende de la vitesse relative des couches, donc du gradient de vitesse. On peut alors définir la viscosité apparente du matériau : η=
τ γ˙
(2.19)
En pratique, on peut obtenir ce type d’écoulement en mettant le fluide entre deux parois solides parallèles et en imposant un mouvement relatif parallèle à ces deux parois (voir Fig. 2.7). Les couches de gaz à proximité des parois ont tendance à être emportées à une vitesse égale à celle des parois, ce qui induit un mouvement relatif des différentes couches. La force tangentielle appliquée aux parois se transmet aux différentes couches du matériau et en régime stationnaire, on s’attend à obtenir le cisaillement simple homogène. Il peut paraître étrange qu’il soit nécessaire d’exercer une force pour cisailler un gaz. En fait, on peut le comprendre mieux à l’aide de l’image suivante : deux couches de gaz voisines se comportent comme deux trains roulant dans la même direction mais à des vitesses différentes (V1 < V2 ), et dont les voyageurs excités (les molécules) courraient dans tous les sens à l’intérieur du train (du fait de l’agitation thermique) et sauteraient d’un train à l’autre, de temps en temps. Même si chaque train conserve le même nombre de voyageurs, des voyageurs arrivent avec une vitesse V1 dans le train le plus rapide alors que des voyageurs parviennent avec une vitesse V2 dans le train le plus lent. Dans ces conditions, le train le plus rapide aurait tendance à ralentir si on ne lui fournissait pas un peu d’énergie supplémentaire, et le train le plus lent à accélérer si on ne retirait pas un peu d’énergie. C’est l’origine de la force tangentielle à appliquer entre les deux couches de fluide pour maintenir constante leur vitesse relative. Compte tenu de ce mécanisme, on peut calculer la viscosité d’un gaz en s’appuyant sur la théorie cinétique développée ci-dessus. Un calcul complet implique un formalisme complexe, nous utiliserons ici une approche simplifiée. Pour cela, on se représente le gaz en écoulement de cisaillement simple comme
2. Matériaux simples
57 V
λ
Fig. 2.8 – Échanges de quantité de mouvement par transfert de molécules d’une couche à l’autre lors d’un cisaillement simple. constitué de couches glissant les unes sur les autres, chaque couche échangeant de l’énergie avec ses voisines comme les deux trains ci-dessus. L’épaisseur de ces couches est de l’ordre du libre parcours moyen, puisqu’il faut en moyenne une distance de cet ordre à chaque molécule pour échanger de l’énergie avec une autre molécule. On suppose que, dès qu’une molécule arrive dans la couche voisine, elle transmet sa quantité de mouvement à cette couche à travers une collision, on néglige ainsi la possibilité que la molécule traverse cette couche sans collision. En outre, on suppose que la distribution de vitesse est la distribution d’équilibre déterminée ci-dessus, autrement dit les échanges de quantité de mouvement sont instantanés. Considérons deux couches de gaz d’épaisseurs λ (libre parcours moyen) en mouvement relatif (voir Fig. 2.8) : en se plaçant dans le repère lié à la couche inférieure, celle-ci est fixe tandis que la couche supérieure se déplace à une vitesse V = γλ. ˙ Chacune des couches « éjecte » et « absorbe » continuellement des molécules à un taux q (nombre de molécules traversant l’interface par unité de temps). Une molécule en provenance de la couche inférieure et entrant dans la couche supérieure, a une vitesse égale à sa vitesse d’agitation au sein du gaz au repos macroscopique. Chaque molécule sortant de la couche supérieure et entrant dans la couche inférieure, a une vitesse d’agitation ordinaire à laquelle s’ajoute la vitesse de groupe de la couche, V . La variation de quantité de mouvement induite dans la couche supérieure par unité de temps dans la direction du mouvement relatif des couches est donc −qmV . Par un calcul analogue à celui effectué pour la pression, il en résulte que la force appliquée par la couche inférieure sur la couche supérieure est −qmV . On en déduit la contrainte tangentielle à appliquer à la couche supérieure pour maintenir le mouvement : τ = qmV /A. Calculons maintenant le flux de molécules à travers une surface par unité de temps q : d’après les développements des sections précédentes, on sait que nu Au particules de vitesse u traversent la surface A par unité de temps ; le nombre total de molécules traversant A par unité de temps est donc obtenu en sommant sur l’ensemble des amplitudes de vitesse possibles, ce qui nous
nu u. On peut déterminer directement donne nAu+ , où u+ = (1/n) u>0
la valeur de u+ à partir de la distribution des vitesses (voir § 2.3.1), plus précisément grâce à l’équation (2.8), ce qui nous donne : ∞ 1 (2.20) u+ = uf (u)du = c 4 0
58
Rhéophysique
On en déduit que q = nAc/4. Finalement, la viscosité apparente du gaz (τ /γ˙ = qmV /Aγ) ˙ vaut : μ = αmnλc =
2α mkB T πd2
(2.21)
où α est un coefficient qui vaut 1/4 d’après ce calcul simplifié mais dont la valeur peut être déterminée par des calculs prenant en compte la réalité plus complexe des échanges de quantité de mouvement au sein du gaz, on trouve alors α = 1/2. L’ordre de grandeur de la viscosité des gaz à température ambiante est 10−5 Pa.s. D’après l’équation (2.21), on remarque que la viscosité d’un gaz parfait augmente avec la température. Cette tendance, contraire à celle observée en général pour les liquides (voir § 2.4.5), provient du fait que les mécanismes de frottement interne dans les gaz sont directement liés à l’agitation interne, qui augmente avec la température. Une autre propriété remarquable est qu’en première approximation (d’après l’équation (2.21)) la viscosité du gaz ne dépend pas de sa densité, ce qui confirme que l’origine physique des frottements visqueux est essentiellement l’énergie d’agitation des molécules quel que soit leur nombre. Enfin, un dernier point important est que le coefficient de viscosité obtenu ci-dessus ne dépend pas de l’intensité du cisaillement (via le gradient de vitesse γ), ˙ le gaz parfait est un fluide 1 newtonien . Dissipation visqueuse Il est utile de calculer l’énergie à fournir pour maintenir le mouvement relatif de cisaillement simple décrit ci-dessus. Compte tenu du fait que le mouvement est maintenu, on peut calculer l’énergie par unité de temps, autrement dit la puissance fournie au système. La puissance nécessaire pour déplacer deux couches adjacentes l’une par rapport à l’autre est le produit de la force appliquée par la vitesse relative, qui s’écrit τ Aγλ. ˙ La puissance totale à fournir pour cisailler un volume de gaz d’épaisseur H est donc la somme de τ Aγλ ˙ sur l’ensemble des couches d’épaisseur λ, soit τ AγH, ˙ ou encore : P = τ γΩ ˙
(2.22)
où Ω = AH est le volume de l’échantillon cisaillé. Cette puissance fournie est souvent considérée comme une puissance dissipée, et appelée dissipation visqueuse. En pratique, effectivement, l’énergie correspondante doit être fournie continuellement pour maintenir le mouvement en dépit des frottements des couches les unes par rapport aux autres. D’après le premier principe de la thermodynamique, cette énergie contribue à augmenter l’énergie interne du système, et donc finalement à augmenter la 1. On utilisera dans cet ouvrage le symbole μ pour la viscosité lorsqu’il s’agira d’un fluide newtonien, et le symbole η décrivant la viscosité apparente lorsque celle-ci n’est pas nécessairement constante.
2. Matériaux simples
59
température du gaz, mais les échanges thermiques avec l’extérieur, notamment avec les parois solides peuvent permettre de maintenir la température à son niveau. Quoi qu’il en soit, ces effets sont généralement négligeables pour les gaz parce les vitesses de cisaillement imposées en pratique sont très faibles devant la vitesse de base des molécules au sein du gaz au repos macroscopique, qui caractérise l’énergie interne du matériau. Ces effets peuvent cependant devenir significatifs pour des liquides visqueux très rapidement cisaillés.
2.4 2.4.1
L’état liquide Transition de l’état gazeux vers l’état liquide
Possibilité d’existence d’un état condensé La description de l’état gazeux dans le cadre de la théorie cinétique des gaz parfaits, cohérente avec l’équation d’état (2.13), supposait que l’on avait affaire à des molécules incapables de s’associer et en moyenne très éloignées les unes des autres. Si les effets de volume ou les forces d’interaction jouent un rôle significatif, cette approche n’est plus valable. Lorsque les molécules d’un gaz se rencontrent, elles ont une certaine probabilité de rester collées l’une à l’autre ; cette probabilité augmente quand la température diminue, puisqu’alors l’énergie cinétique des molécules diminue, et quand la densité de molécules augmente, car la probabilité de rencontres augmente. Pour mieux comprendre ce phénomène, il est instructif de suivre les évolutions de l’énergie d’un système lorsqu’on approche les molécules les unes des autres. Considérons un matériau formé de molécules apolaires, c’est-à-dire ne portant ni charge électrique nette ni dipôle permanent, comme par exemple les huiles (hydrocarbures ou silicones). Dans ces conditions, les seules forces entre molécules sont l’attraction de van der Waals et les forces de répulsion. Pour décrire le potentiel d’interaction mutuelle résultant, nous utiliserons ici le potentiel de sphères dures modifié défini par l’équation (2.5). Calculons maintenant l’énergie potentielle d’interaction totale (ΦT ) d’une molécule avec toutes les autres molécules du système. Pour cela, il faut faire la somme des potentiels en prenant en compte la distribution spatiale des particules environnantes. Cependant, on sait que le potentiel d’interaction mutuelle décroît très rapidement avec la distance relative entre molécules. En première approximation, on peut donc simplement prendre en compte les molécules très proches de la molécule considérée, autrement dit à une distance égale à leur taille, d. En supposant les molécules sphériques, il y a en moyenne (4/3) πd3 n molécules en contact avec la molécule considérée, le potentiel total s’écrit donc ΦT = − (4/3) πd3 nw. En ajoutant les potentiels ainsi calculés sur l’ensemble des molécules, on obtiendrait un potentiel total qui compterait deux fois le potentiel associé à chaque interaction mutuelle. Le potentiel moyen
60
Rhéophysique
par molécule vaut donc en fait ΦT /2, que l’on choisit d’écrire plus simplement en utilisant α = 2πd3 w 3 et Ωm = 1/n : Φ=−
α Ωm
(2.23)
Ici Ωm est le volume moyen disponible par molécule. Si les molécules sont empilées les unes contre les autres comme dans un empilement granulaire désordonné compact (voir § 3.2), la fraction volumique ϕ, i.e. rapport du volume des molécules et du volume total, est de l’ordre de 64 %. Le volume disponible par molécule est donc le volume d’une molécule divisée par 0,64, soit Ωm = πd3 (6 × 0,64). L’énergie par molécule vaut alors de l’ordre de 6w, soit quelques kB T . Dans cette situation, le potentiel total d’attraction d’une molécule avec ses voisines est nettement supérieur à son énergie associée à l’agitation thermique. L’agitation thermique ne lui permet donc plus de se décoller facilement de l’ensemble de ses voisines. Ceci montre qu’il est tout à fait envisageable qu’il existe un état condensé stable, dans lequel les molécules seraient toutes très proches les unes des autres. Nous allons maintenant étudier dans quelles conditions la transition vers cet état peut s’opérer. Pour cela, on va suivre les évolutions de l’énergie libre du système qui dépend notamment de l’entropie (voir Annexe B). Entropie du système Si l’on envisage la possibilité d’avoir des états condensés, on ne peut plus supposer, comme on le faisait pour calculer l’entropie d’un gaz (cf. § 2.3.3), que le volume des molécules est négligeable vis-à-vis du volume du système. Il faut désormais prendre en compte la réduction de volume accessible au sein du système résultant de la présence des autres molécules. On supposera, par ailleurs, que le second terme du membre de droite dans l’équation (2.12), lié aux configurations des vitesses, n’est quant à lui pas sensiblement affecté par l’augmentation de densité des molécules et leurs interactions (une étude détaillée permet en fait de démontrer la validité générale de cette hypothèse). Supposons à nouveau que l’on place successivement les molécules dans le volume Ω. Le nombre de positions possibles pour la première molécule est toujours égal au nombre de volumes élémentaires, soit Ω/υ. Cette molécule occupant l’un des volumes élémentaires, le volume disponible pour la seconde molécule est maintenant Ω − υ. Cependant, il faut aussi tenir compte du volume « exclu » autour d’une molécule du fait de l’impossibilité d’approche d’une autre molécule à une distance entre leurs centres, inférieure à leur diamètre. Pour une molécule sphérique de volume υ, il est facile de montrer que le volume total exclu pour positionner le centre d’une autre molécule est 8υ. Pour la second molécule, le nombre de positions possibles est donc seulement (Ω − 8υ)/υ. Dans ces conditions, en continuant d’ajouter les molécules il n’y aura plus pour la molécule k que (Ω − 8βk (k − 1)υ)/υ positions possibles.
2. Matériaux simples
61
Dans cette expression, βk prend en compte le fait que les volumes exclus calculés à chaque étape peuvent se recouvrir et donc avoir un impact plus faible sur la diminution de volume disponible. Ce facteur est égal à 1 pour les premières molécules mais diminue ensuite lorsque le nombre de molécules ajoutés augmente. En prenant en compte les permutations possibles des N molécules dans une configuration donnée, le nombre de configurations s’écrit maintenant : Z ∝ (1/N !)
N
(Ω − 8βk (k − 1)υ)/υ
k=1
Pour estimer ce produit, il est commode de prendre une sorte de valeur moyenne des termes en facteur dont on sait qu’ils varient entre Ω et Ω − 8βN (N − 1)υ. En première approximation, on considèrera donc que l’on peut réécrire l’expression ci-dessus sous la forme : N
Z ∝ (1/N !) (Ω/υ − βN )
(2.24)
en introduisant un facteur « moyen » β. En utilisant le volume disponible par molécule Ωm = Ω/N , l’entropie par molécule Sm = S/N s’écrit finalement à une constante près : (2.25) Sm = kB ln (Ωm − βυ) Équation d’état du système Pour établir l’équation d’état d’un tel système, il n’est plus possible d’étudier les variations de l’entropie seule car les variations de volume disponible ont désormais un impact sur l’énergie interne. Il nous faut calculer l’énergie libre de Helmoltz (voir Annexe B). L’énergie interne totale du système (U ) est ici la somme de l’énergie cinétique des éléments constitutifs du système (soit 3kB T /2 par molécule) et de l’énergie potentielle interne donnée par l’équation (2.23). Le second terme de l’énergie libre se déduit de l’expression obtenue pour l’entropie (2.25) et l’énergie libre moyenne par molécule s’écrit finalement : 3 α − kB T ln (Ωm − βυ) (2.26) Fm = kB T − 2 Ωm En utilisant l’équation (B.15), soit p = − (∂F /∂Ω)T = − (∂Fm /∂Ωm )T , on obtient alors : kB T α (2.27) p=− 2 + Ωm Ωm − βυ équation dans laquelle on peut utiliser le volume total pour obtenir la forme plus commune de l’équation d’état dite de van der Waals : p=
N kB T αN 2 − 2 Ω − βN υ Ω
(2.28)
62
Rhéophysique
p
P P'
M p0
N
M'
O 1,5Nυ
Ω0
Ω
Fig. 2.9 – Isothermes (T = cst.) typiques obtenus à partir de l’équation de van der Waals (2.28) : la courbe du haut correspond à une température élevée ; la courbe du bas à une faible température. Ces courbes permettent de définir les états liquides et gazeux du matériau (voir texte). Cette équation décrit qualitativement bien le comportement d’un ensemble de molécules dans une gamme assez large d’états. Examinons ses prédictions en suivant notamment les variations de la pression en fonction du volume pour différentes valeurs de la température. Lorsque la température est suffisamment élevée, le second terme de l’équation (2.28) est négligeable quelle que soit la valeur du volume car il n’est pas possible de faire tendre le volume vers zéro. Dans ce cas, la pression diminue donc continûment lorsque le volume augmente (voir Fig. 2.9) : on n’observe pas, sur les variables du système, de signe apparent de changement d’état. À noter cependant que la pression tend vers l’infini lorsque le volume du système tend vers βN υ, il n’y a donc pas d’état possible pour un volume inférieur. On peut considérer que l’état désordonné le plus dense possible est atteint pour cette valeur. Or, on sait, par ailleurs, que la concentration d’entassement maximale d’un ensemble désordonné de billes est 64 %. Ici, la concentration est le rapport entre le volume effectif occupé par les molécules, soit N υ, et le volume disponible, soit V . Il est donc logique de prendre β = 1, 5, qui conduit à une divergence de la pression pour une concentration N υ/Ω ≈ 0,64. Lorsque la température est suffisamment peu élevée, il existe une région, située entre les points O et P’, dans l’exemple de la Figure 2.9, où la pression croît lorsque le volume augmente. Cette région ne correspond pas à un état stable. En effet, s’il y a, au sein de l’échantillon considéré, de légères fluctuations des caractéristiques du système, celles-ci dégénèrent rapidement : leur amplitude tend à augmenter, ce qui induit de fortes hétérogénéités de l’état du
2. Matériaux simples
63
système. Considérons par exemple un point N de coordonnées (p0 , Ω0 ) dans cette région de la courbe. Si, dans une partie du système, le volume disponible par molécule est à un moment donné légèrement supérieur à Ω0 /N , la pression y est plus grande que p0 . Dans le reste du système le volume par molécule est alors en moyenne plus petit que Ω0 /N , et la pression y est inférieure à p0 . Pour tenter de rétablir un équilibre de la pression dans les différentes parties du système, la région de forte pression aura tendance à se dilater encore plus, en montant largement au-delà du point N sur la courbe, tandis que la région de plus faible pression aura tendance à s’effondrer sur elle-même, en descendant largement en-dessous du point N. Le fait que la moindre fluctuation locale des variables s’amplifie ainsi signifie que le système est instable. Les deux autres régions de la courbe du bas de la Figure 2.9, pour lesquels la pression décroît lorsque le volume augmente, correspondent quant à elles à des régimes stables. La région stable associée à la première partie de la courbe (jusqu’au point O), est ce que l’on appellera l’état liquide du matériau. Le volume disponible par molécule est faible, du même ordre que celui d’une molécule, et peu sensible aux variations de pression. Dans ce régime, le terme associé aux interactions et le terme entropique de l’équation (2.28) jouent tous deux un rôle important dans l’expression de la pression. La seconde région stable (au-delà du point P’) est associée à l’état gazeux. Le volume est largement supérieur au volume total des molécules et varie rapidement avec la pression. Dans ce cas, le terme d’interaction est négligeable, les effets de cohésion sont presque nuls, l’agitation thermique et les effets entropiques dominent, la densité est faible. Compte tenu de l’instabilité de la région intermédiaire entre les deux états, il n’est pas possible de passer continûment de l’état liquide à l’état gazeux. Lorsqu’on abaisse progressivement la pression en partant d’un point dans la partie haute de la courbe, on reste naturellement dans l’état liquide, le volume augmente lentement. Dès que l’on atteint un état (par exemple au point M) situé en dessous du point P associé au niveau de pression maximum de la région instable, le système peut passer dans l’état gazeux (au point M’ dans notre exemple) situé sur l’autre partie stable de la courbe à la même pression. Le point exact auquel cette transition de phase s’opère, dépend de la vitesse avec laquelle on abaisse la pression. Si on l’abaisse très lentement, la transition aura lieu autour du point P, si on l’abaisse rapidement, il est possible d’atteindre le point O avant que la transition ne se produise. Entre les points P et O, on dit que le liquide est métastable.
2.4.2
Structure
Un liquide est formé par l’empilement dense et désordonné de molécules plus ou moins sphériques. À courte distance, autrement dit en ne considérant que les proches voisins d’une molécule, il existe une organisation proche de celle que l’on observe dans un solide cristallin, car il n’existe alors qu’un
64
Rhéophysique
F
tθ
Fig. 2.10 – Déformation et relaxation au sein d’un liquide soumis à une contrainte (représentation schématique) à partir de l’instant t = 0 : à gauche, le liquide au repos, au centre, le liquide déformé sans réarrangement après un temps court, à droite, réarrangement.
nombre restreint de possibilités d’empilement. En revanche, à plus longue distance, les petits écarts successifs à une structure organisée conduisent à une structure totalement désordonnée. Dans l’état liquide, les molécules sont caractérisées, d’une part, par le fait qu’elles sont en quelque sorte « collées » les unes aux autres du fait de la force attractive de van der Waals et, d’autre part, par le fait qu’elles sont soumises à une agitation thermique permanente qui leur permet de tourner autour de leurs voisines voire même de s’en « décoller » de temps à autre.
2.4.3
Déformation
Examinons ce qui se passe lorsqu’on impose une déformation de cisaillement simple à un liquide. Supposons d’abord que cette déformation est imposée extrêmement rapidement au point que l’agitation thermique n’a pas le temps de jouer un quelconque rôle. Dans ces conditions, pour une faible déformation, une molécule donnée (voir Fig. 2.10) garde le même ensemble de voisines mais leurs distances relatives augmentent légèrement : certaines molécules voisines se rapprochent, d’autres s’éloignent. Ceci implique que la distance relative des molécules ne correspond plus à la distance associée au minimum d’énergie potentielle associée aux forces d’interaction (voir Fig. 2.2), et l’énergie potentielle d’interaction totale augmente. Comme dans le cas d’un solide subissant une petite déformation (voir § 2.6), la contrainte nécessaire est proportionnelle à la déformation et le système revient dans sa position initiale dès que l’on relâche la contrainte : le comportement du liquide dans ce régime peut être considéré comme essentiellement élastique. Ce régime n’est observé que si les sollicitations ci-dessus sont appliquées sur des temps extrêmement courts. En effet, dans les conditions habituelles, au contraire d’un solide cristallin, un liquide a le temps de se réorganiser grâce aux mouvements fluctuants des molécules associés à l’agitation thermique et permettant à celles-ci d’explorer très rapidement diverses configurations spatiales. Ce réarrangement permet de « relaxer » les contraintes internes
2. Matériaux simples
65
résultant de l’énergie potentielle stockée lors des petits déplacements relatifs des molécules. Finalement, en pratique, l’effort à imposer pour maintenir une déformation se réduit à zéro après un court instant, le liquide retrouvant une structure équivalente à sa structure initiale (avant déformation). Il existe donc un temps caractéristique, ou temps de relaxation θ, au-delà duquel on peut considérer que l’agitation thermique a permis aux molécules d’explorer les différentes configurations proches de leur état initial. Le régime élastique ne peut être observé que sur des temps plus courts que θ. Pour les liquides simples, on trouve que θ a une valeur comprise entre 10−12 et 10−10 s. Ces matériaux n’ont donc des comportements apparemment solides que pour des sollicitations extrêmement rapides, et apparaissent comme des fluides simples dans la plupart des durées expérimentales usuelles. En revanche, les matériaux qui ont des temps de relaxation comparables aux temps d’observation habituels ont dans ces mêmes conditions des propriétés rhéologiques plus complexes que les liquides : c’est en fait le cas de l’ensemble des matériaux que l’on considère dans les autres chapitres de cet ouvrage. On verra plus loin que la relaxation rapide des liquides simples est aussi à l’origine de leur comportement mécanique simple (newtonien), ce qui suggère que le comportement non-newtonien des fluides complexes résulte de phénomènes de relaxation lents.
2.4.4
Écoulement
Lorsqu’on impose une déformation suffisamment grande, il n’y a pas d’autre solution que de forcer des molécules voisines à se décoller définitivement. On fait, pour l’instant, l’hypothèse que l’agitation thermique est négligeable. Supposons que les molécules sont et restent alignées en couches parallèles et que l’on impose un cisaillement simple dans la direction de l’une de ces couches (voir Fig. 2.11). Le cisaillement imposé induit un mouvement relatif des couches dans cette direction. Au cours de ce mouvement on commence par rapprocher certaines molécules les unes des autres tandis que d’autres s’éloignent (voir Fig. 2.11). Ceci induit une augmentation de l’énergie potentielle associée aux interactions à courte distance puisque la position d’équilibre initiale (a) était vraisemblablement associée à un minimum d’énergie potentielle. Au-delà d’un certain déplacement associé à une valeur maximum (située en (b)), l’énergie potentielle diminue, puis revient à zéro (position (c)) lorsqu’on a retrouvé une configuration analogue à la configuration initiale. Les évolutions de la force à appliquer pour suivre un tel parcours peuvent être estimées à partir du gradient de l’énergie potentielle (équation (2.2)) (voir Fig. 2.11). Lorsque la force nécessaire est négative, il n’est pas utile d’appliquer une force quelconque, le système revient de lui-même dans la configuration initiale. La force moyenne à imposer est l’intégrale des valeurs positives de force. On peut remarquer que, dans ce raisonnement, seules les énergies potentielles d’interaction comptent, la valeur moyenne de force obtenue ne dépend donc pas de la vitesse relative des couches, donc du gradient de vitesse.
66
Rhéophysique
Φ
(b) (a) (a)
(c)
γ F
(b)
γ
(c)
Fig. 2.11 – Modélisation du comportement en écoulement d’un liquide en l’absence d’agitation thermique : mouvements relatifs d’une molécule et de deux de ses voisines et évolutions de l’énergie potentielle d’interaction et de la force nécessaire pour imposer ce mouvement. Différentes positions relatives des molécules (a,b,c) (à droite) associées à différents niveaux d’énergie d’interaction et force (à gauche).
Ceci correspond à un comportement (plastique) du type τ = Cst, qui diffère évidemment du comportement visqueux que nous nous attendons à trouver pour un liquide : plus le gradient de vitesse est élevé, plus les efforts à fournir pour maintenir l’écoulement sont grands. Ce décalage provient du fait que nous n’avons pas pris en compte l’agitation thermique, qui permet à l’ensemble des molécules de se réorganiser rapidement à chaque instant. Il n’est, en effet, pas nécessaire de fournir au système toute l’énergie associée aux décollements des molécules voisines, leur propre énergie cinétique peut y contribuer largement. Pour mieux comprendre ce phénomène, on peut d’abord examiner l’impact de l’agitation sur la structure du liquide au repos macroscopique (sans sollicitation dans un récipient indéformable). Du fait de la concentration élevée du système, chaque molécule est comme emprisonnée dans une cage formée par ses voisines ; mais la position des parois de cette cage fluctuent au cours du temps du fait de l’agitation des molécules aux alentours et il est possible de réduire la densité locale en reconfigurant quelque peu le système ; ainsi, de temps à autre, apparaît un « trou » dans la cage, suffisant pour que la molécule s’en échappe ; si à ce moment-là son énergie cinétique est suffisante pour vaincre la force d’attraction avec ses voisines, elle s’échappe alors de sa cage. Lorsque le liquide est au repos macroscopique, de tels mouvements d’une molécule dans une direction ou une autre, se compensent.
2. Matériaux simples
67
En revanche, lorsqu’on impose une contrainte au système, on favorise les mouvements dans une direction particulière en réduisant l’énergie nécessaire aux molécules pour sortir de leur cage dans cette direction. Dans ce contexte, l’écoulement est une sorte de déstabilisation d’une situation d’équilibre, dans une direction particulière. L’ampleur de cette déstabilisation augmente avec l’amplitude de la contrainte qui réduit la hauteur de la barrière d’énergie, et s’exprime à travers la vitesse de déplacement relatif des couches, autrement dit le gradient de vitesse. En pratique, on observe pour les liquides simples, comme pour les gaz, un comportement newtonien : τ = μγ˙ (2.29) où μ est la viscosité du liquide. Au-delà de l’augmentation de la contrainte avec le gradient de vitesse argumentée ci-dessus, l’équation (2.29) exprime également le fait qu’un écoulement à vitesse constante se met en place instantanément lorsqu’une contrainte donnée est appliquée. Compte tenu de ce qui a été dit plus haut, ceci est valable dans la mesure où le temps caractéristique de l’écoulement, qui est le temps nécessaire pour atteindre une déformation de 100 %, autrement dit 1/γ, ˙ est nettement supérieur au temps de relaxation du système θ, ce qui est évidemment le cas la plupart du temps. Un autre aspect, exprimé par l’équation (2.29), est le fait que le comportement du matériau ne dépend pas de l’histoire de l’écoulement : le gradient de vitesse atteint ne dépend que de la contrainte appliquée à l’instant considéré. Ces propriétés proviennent toutes de la relaxation très rapide du liquide qui, grâce à l’agitation thermique des molécules, « oublie » presqu’instantanément les déformations qu’il vient de subir.
2.4.5
Modélisation rhéophysique du comportement
Le modèle de Eyring s’appuie sur les principes qualitatifs ci-dessus. Il suppose que, du fait des interactions avec ses voisines, tout se passe comme si chaque molécule était à chaque instant dans un puits de potentiel de profondeur moyenne ε et, du fait de l’agitation thermique, tentait régulièrement de sortir de ce puits. Pour sortir de ce puits de potentiel, la molécule doit avoir une énergie cinétique plus grande que ε, on cherche donc à connaître la probabilité qu’une molécule du système ait une telle énergie. On peut faire l’hypothèse que la distribution des vitesses des molécules est la même que dans un gaz. La probabilité recherchée s’écrit alors (1/2)mc2 >ε P (c)dc qui, d’après l’équation (2.9), est proportionnel à exp −ε/kB T . La fréquence de sortie de puits, autrement dit le nombre de sauts d’une molécule donnée par unité de temps, est proportionnelle à cette probabilité et à la fréquence des tentatives de saut, C : ε (2.30) C exp − kB T Eyring a suggéré que C est une fréquence de vibration qui vaut approximativement kB T / où est la constante de Planck (6,63 × 10−34 m2 .kg.s−1 ). Notons
68
Rhéophysique
τ τb3/2
Fig. 2.12 – Mouvements d’une molécule hors de son puits de potentiel du fait de l’agitation thermique : (à gauche) mouvements également probables dans toutes les directions, (à droite) déséquilibre des mouvements par modification du niveau de la barrière de potentiel dans une direction particulière du fait de l’application d’une contrainte.
que, comme ε correspond à l’énergie à fournir pour extraire une molécule de son environnement liquide, on peut s’attendre à ce qu’elle corresponde à la chaleur latente de vaporisation par molécule ε (voir § 2.4.6). En pratique, pour beaucoup de liquides, on a plutôt une relation du type ε ≈ 0,4ε . Par ailleurs, on peut remarquer que l’expression (2.30) peut être interprétée comme l’inverse d’un temps caractéristique du système pour réaliser une modification élémentaire de sa configuration. Il s’agit donc également du temps de relaxation (θ) du système, au-delà duquel ce dernier oublie les déformations qu’il a subies (voir § 2.4.3). Quand aucune contrainte n’est appliquée au système, la probabilité de sortir d’un puits est égale à la probabilité qu’une molécule y entre, si bien que le système est au repos macroscopique. Supposons maintenant qu’on applique une contrainte tangentielle au système. Les sauts, dans la direction de la force correspondant à cette contrainte, ne se compensent plus car il est plus facile de sortir du puits dans le sens de la force que dans le sens inverse. On note b la distance moyenne entre les centres de deux molécules voisines. Durant un déplacement élémentaire de la longueur nécessaire typique pour arriver en haut d’un puits, c’est-à-dire b/2 (voir Fig. 2.12), le travail fourni à une molécule est le produit de la force appliquée (τ b2 ) et du déplacement, soit τ b3 2. Le niveau de la barrière d’énergie à franchir pour accomplir un tel saut est diminué de cette énergie. À l’inverse, le niveau de la barrière d’énergie dans le sens opposé est augmenté de cette valeur, si bien que la fréquence de saut par unité de temps dans le sens de la force appliquée, qui est la différence des fréquences de saut dans les deux sens s’écrit désormais : τ b3 ε τ b3 kT − exp − exp − exp f= kB T 2kB T 2kB T Lorsque τ b3 2kB T , cette expression se simplifie au premier ordre en : f≈
ε τ b3 exp − kB T
(2.31)
2. Matériaux simples
69
Considérons maintenant deux couches de molécules parallèles en mouvement relatif et situées à une distance b l’une de l’autre sous l’action d’une contrainte tangentielle τ selon la direction des plans. Les mouvements instantanés des différentes molécules de chaque couche ne sont pas identiques mais en moyenne leur vitesse est uniforme et se déduit de l’équation (2.31). La vitesse relative de déplacement de l’une des couches par rapport à l’autre et induite par ce mouvement s’écrit en effet V = bf . On en déduit que le gradient de vitesse vaut V /b = f . On peut finalement calculer la viscosité apparente du liquide : η=
2 ε τ = exp γ˙ Ωm kT
(2.32)
en utilisant le volume alloué à chaque molécule Ωm ≈ b3 . Le membre de droite étant indépendant du gradient de vitesse, la viscosité apparente η est constante et ce modèle prédit effectivement qu’un liquide simple a un comportement newtonien. Notons cependant que l’expression (2.32) n’est a priori valable que lorsque l’énergie visqueuse associée à une déformation unitaire est beaucoup plus faible que l’énergie thermique (τ Ωm 2kB T ). Ceci est vrai dans la plupart des cas pour les liquides constitués de petites molécules (d’un diamètre de l’ordre de quelques angströms) et à des températures pas trop faibles. L’expression (2.32) reproduit effectivement assez bien les variations observées de la viscosité des liquides en fonction de la température. On peut remarquer, qu’à la différence des gaz, la viscosité diminue avec la température, autrement dit on fluidifie le liquide en augmentant l’agitation thermique, parce qu’on augmente la fréquence des sauts naturels des éléments d’une cage à une autre. À titre d’exemple, la viscosité de l’eau est de 1,787 × 10−3 Pa.s à 0 ◦ C et de 0,295 × 10−3 Pa.s à 100 ◦ C, soit une valeur environ cent fois supérieure à celle d’un gaz. On a des valeurs du même ordre pour l’alcool éthylique et le mercure. En revanche le glycérol a une viscosité de 12 Pa.s à 0 ◦ C et de 1,5 Pa.s à 50 ◦ C. Remarquons également que la pression n’intervient pas dans l’expression de la viscosité ci-dessus. Effectivement dans les conditions usuelles, la pression influe assez peu sur la viscosité des liquides, parce qu’une augmentation de pression induit une légère réduction de la distance intermoléculaire et donc de l’énergie d’interaction, mais ne modifie pas sensiblement la fréquence de saut déterminée plus haut.
2.4.6
Tension interfaciale
Créer une interface liquide-gaz nécessite un apport d’énergie. Les forces de cohésion (van der Waals) entre les molécules du liquide sont à l’origine de ce phénomène. Une molécule immergée dans le liquide, donc entourée uniquement d’autres molécules du liquide, a une énergie potentielle d’interaction totale (énergie de cohésion) n0 w, résultant des interactions avec ses n0
70
Rhéophysique
voisins proches. En pratique, il est plus simple d’utiliser l’énergie de cohésion par unité de surface : wL = n0 w/s. Par ailleurs les molécules situées le long de l’interface liquide-air interagissent en moyenne (sur l’ensemble des arrangements locaux) avec un nombre de molécules liquides deux fois plus faible. On peut négliger leur énergie d’interaction avec les molécules du gaz qu’elles ne rencontrent que très occasionnellement. L’énergie de cohésion des molécules le long de cette interface est donc wL /2. Remarquons au passage que wL est l’énergie qu’il faut fournir pour séparer une molécule de l’ensemble de ses voisins, donc pour vaporiser le liquide. En fait, comme chaque séparation élémentaire concerne deux molécules, l’énergie à fournir par molécule, autrement dit la chaleur latente de vaporisation par molécule vaut ε = wL /2. Quand on accroît l’aire d’une interface liquide-gaz, on augmente le nombre de molécules placées le long de cette interface tandis que les autres molécules restent complètement immergées. En moyenne, chaque molécule initialement immergée et parvenant à cette interface perd une énergie de cohésion wL /2, ce qui représente le travail élémentaire à fournir au système pour réaliser cette opération. Le travail total à fournir pour agrandir l’aire de l’interface d’un incrément dA est dW = (wL /2)dA. En définissant la tension interfaciale, communément appelée tension de surface pour une interface liquide-gaz, comme σLG = wL /2, l’énergie de surface à fournir au système s’écrit : dW = σLG dA
(2.33)
La tension de surface de l’eau dans l’air à 20 ◦ C est 0,073 Pa.m. Elle varie de moins de 10 % autour de cette valeur entre 0 et 50 ◦ C. Pour d’autres liquides, elle varie entre 0,02 et 0,08 Pa.m. Cette approche peut être étendue à deux autres phases quelconques A et B en contact, il peut alors s’avérer utile de tenir compte des interactions entre molécules des deux phases, ce qui modifie la définition de la tension interfaciale σAB (voir § 3.2.3 et § 6.2.1).
2.5 2.5.1
L’état solide Structures et interactions
En abaissant la température d’un liquide, l’agitation thermique diminue, réduisant ainsi les possibilités de mouvements relatifs spontanés des molécules. Dans certains cas, la structure reste désordonnée, on obtient alors un verre (voir § 2.8). Dans le cas le plus fréquent avec un corps simple, les molécules s’organisent pour former une structure ordonnée au sein de laquelle elles bougent encore légèrement du fait de l’agitation thermique mais occupent en moyenne une position fixe. En général, sauf pour l’eau, la structure obtenue est plus dense que celle de la phase liquide et l’énergie d’interaction de chaque molécule est significativement plus grande que dans l’état liquide. Pour une
2. Matériaux simples
71
pression donnée, cette transition relativement brutale se produit à une température spécifique. Cependant, pour se produire, elle doit démarrer à partir d’un « germe » qui va croître et envahir l’ensemble de l’échantillon. De la même façon il n’est pas possible d’obtenir un pavage régulier pour fabriquer une mosaïque en bougeant dans tous les sens un ensemble de pavés à la surface du sol, il faut partir d’un petit groupe de pavés disposés selon le schéma choisi ; on pourra ensuite faire croître cette structure selon le même schéma en plaçant successivement les autres pavés à la périphérie du germe, opération qui deviendra de plus en plus rapide avec la croissance de la structure. Un tel germe se développe souvent près d’une surface solide le long de laquelle les molécules sont plus ordonnées, au sein d’un liquide ce germe peut aussi être une impureté en suspension. Les structures cristallines résultantes ont diverses caractéristiques bien connues que nous ne détaillerons pas ici. Rappelons seulement les principales d’entre elles : la structure Hexagonale Compacte (HC) et la structure Cubique Face Centrée (CFC), les plus denses (74 %) et pour lesquelles le nombre de proches voisins de chaque atome est n0 = 12 ; la structure Cubique Centrée (CC), moins dense et telle que n0 = 8. Dans la description ci-dessus, nous n’avons envisagé que le cas particulier d’un solide formé par la structuration ordonnée de la même molécule que dans la phase liquide. Or, il y a des cristaux où les particules sont des atomes ou des ions, alors que dans le gaz correspondant, ce sont des molécules. Les principaux types d’interaction au sein d’un solide cristallin sont donc les suivantes : – de simples attractions de van der Waals (c’est le cas pour de l’hydrogène solide, les gaz rares, les paraffines), dans ce cas les atomes sont simplement juxtaposés ; – des interactions ioniques, plus fortes (c’est le cas par exemple dans les cristaux de sels, NaCl), les ions de signes opposés sont alors associés dans des configurations préservant la neutralité de charge ; – des interactions covalentes, telles que dans le diamant ou la silice ; ce sont des molécules géantes avec des liens orientés, dont l’empilement est déterminé par le nombre de valence et les directions de valence ; – dans les métaux, les atomes abandonnent leurs électrons de valence, laissant les ions dans une mer d’électrons ; les forces entre ions et électrons sont centrales, donnant un empilement serré, les attractions sont fortes. Dans ces conditions, par souci de simplification du propos, on utilisera dans la suite systématiquement le terme « atome » pour qualifier les particules élémentaires constituant la structure de base d’un solide quelconque.
2.5.2
Microrhéologie dans le régime solide
Dans l’état solide, les atomes sont dans des positions d’équilibre du point de vue des interactions avec l’ensemble des atomes environnants. Lorsqu’on impose un effort au matériau, on déplace légèrement les atomes par
72
Rhéophysique
rapport à leur position d’équilibre. De cette façon on stocke de l’énergie. Lorsqu’on relâche l’effort, les atomes reviennent naturellement dans leur position d’équilibre, la déformation est réversible, on a donc essentiellement un comportement élastique. Supposons pour simplifier que chaque atome est dans une position d’équilibre du point de vue des interactions mutuelles avec chacune de ses z voisins proches. Autrement dit, si le potentiel d’interaction mutuelle est Φ, celui-ci a un minimum relatif pour la distance de séparation entre atomes voisins b, donc Φ (r = b) = 0. Lorsqu’on exerce une force sur un solide, on déplace légèrement les atomes les uns par rapport aux autres et la distance entre les deux atomes considérés ci-dessus est maintenant r, telle que |r − b| b, le potentiel d’interaction s’écrit alors : Φ(r) = Φ(b) + (1/2)(r − b)2 Φ (b) + O((r − b)3 )
(2.34)
La force associée à ce potentiel vaut : F = −Φ (r) ≈ (b − r)Φ (b)
(2.35)
Une déformation quelconque du matériau conduit à un allongement ou un raccourcissement (r − b) de la distance séparant les atomes, proportionnel à cette déformation. Le facteur de proportionnalité ne dépend que de la structure cristalline et des caractéristiques de la déformation. Par conséquent, d’après l’équation (2.35), la force nécessaire pour imposer une déformation est proportionnelle à cette déformation. La contrainte totale à appliquer, qui est la somme de forces de ce type avec différents coefficients de proportionnalité, est aussi proportionnelle à la déformation. Le matériau est donc linéairement élastique dans la limite des faibles déformations. Dans la suite, on s’intéresse plus précisément aux liens entre les caractéristiques physiques locales et les propriétés macroscopiques des solides pour des déformations spécifiques suffisamment simples.
2.5.3
Élongation
On considère un cylindre solide de section A et de longueur l auquel on applique une force F à chaque extrémité de l’axe du cylindre. Ce cylindre s’allonge alors d’une longueur Δl. La déformation est définie comme l’allongement relatif dans la direction principale : ε= Δl/l. La contrainte normale dans la direction principale est le rapport de la force et de la section du cylindre : σ = F /A. Comme on sait que, pour une faible déformation, σ est proportionnelle à ε, on peut définir le module d’Young du matériau : E=
σ ε
(2.36)
Lorsqu’on déforme ainsi le matériau selon un axe spécifique il se déforme également dans le plan perpendiculaire à cet axe : le rayon du cylindre passe
2. Matériaux simples
73
x
b b y
Fig. 2.13 – Évolution de la position des atomes relativement à l’atome central (en gris) dans le cas d’une élongation conduisant ici à un rapprochement des atomes le long de l’axe vertical et un éloignement des atomes dans le plan perpendiculaire.
de R à R + ΔR. Si son volume se conserve on a πR2 l = π(R + ΔR)2 (l + Δl). Pour de faibles déformations (ε 1), on en déduit ΔR/R = −Δl/2l = −ε/2. Supposons, par commodité, que dans ce solide cristallin, les atomes sont alignés le long de plans parallèles à l’axe du cylindre et rangés selon des lignes parallèles distantes de b dans une section perpendiculaire à l’axe du cylindre (voir Fig. 2.13). Il y a l/b atomes le long de l’axe du cylindre et, tant que le cylindre se déforme de manière homogène, aucune section n’est privilégiée, si bien que l’allongement se répercute au niveau de chaque atome, qui se déplace, par rapport à ses voisins, d’une quantité x telle que (l/b)x = Δl. Dans le plan perpendiculaire, les atomes se déplacent d’une distance y telle que (R/b)y = ΔR, soit y = x/2. à l’axe Il y a 1 b2 atomes par mètre carré dans une section perpendiculaire du cylindre et la force appliquée sur chaque atome vaut f = F b2 A. Considérons le volume élémentaire délimité par deux surfaces élémentaires comme celle représentée sur la Figure 2.13 et séparées d’une distance b. Lorsqu’on déforme ce volume de ε comme décrit ci-dessus, on rapproche les particules selon l’axe des x et on les éloigne dans les directions radiales. L’énergie à fournir est donc égale à la somme de l’énergie stockée du fait des rapprochements de deux atomes (un atome central et quatre quarts d’atome dans les coins de la surface) d’une distance x, et du fait de l’éloignement de quatre atomes. D’après l’équation (2.34), le potentiel total s’écrit au premier ordre : Ψ = 6Φ(b) + 2(x2 /2)Φ (b) + 4(y 2 /2)Φ (b). On en déduit l’amplitude de la force dans la direction x : f = −Ψ (x) = 3εbΦ (b) et compte tenu de la surface d’application (2b2 ), le module d’Young vaut :
E=
3 Φ (b) 2 b
(2.37)
74
Rhéophysique
b
(i)
y (ii)
r-
r+
b
Fig. 2.14 – Déplacement des atomes distribués dans des plans parallèles dans le cas d’un cisaillement simple dans la direction de l’un de ces plans : (i) configuration initiale, (ii) configuration après un petit déplacement y.
2.5.4
Comportement en cisaillement simple
On considère ici un cisaillement simple induisant une déformation γ. Pour de faibles déformations (γ 1), on sait que la contrainte tangentielle (τ ) est proportionnelle à la déformation, ce qui permet de définir le module de cisaillement : τ (2.38) G= γ Supposons par exemple que les atomes sont alignés dans des plans parallèles et décalés d’un angle π/4 (voir Fig. 2.14i). La structure est constituée d’atomes disposés de manière analogue dans des plans parallèles à celui présenté sur la Figure 2.14 et distants de b. Cette structure est identique à celle utilisée dans la Section √2.6.3. La distance entre deux couches dans le plan de cisaillement étant b 2, la déformation induit un déplacement relatif des √ molécules dans la direction principale de x = γb 2. La distance entre deux molécules voisines passe alors de r = b à r± = b2 /2 + b2 (1 ± γ)2 /2 où les signes plus et moins correspondent respectivement aux atomes s’éloignant et se rapprochant (voir Fig. 2.14ii). Pour une petite déformation (γ 1), on obtient alors r± ≈ b (1 ± γ/2). La contrainte tangentielle macroscopique est identique à la contrainte tangentielle obtenue en divisant la force (f ) à appliquer√ sur chaque atome √par2 la surface qui lui est associée au sein d’une couche, 2b . En ne prenant en compte que les interactions de soit 2b × b : τ = f l’atome avec ses voisins dans le plan d’observation, l’énergie potentielle d’interaction totale s’écrit d’après l’équation (2.34) : Ψ(x) = Φ(r+ ) + Φ(r− ) = 2Φ(b) + x2 Φ (b) 2. L’amplitude de la force à appliquer sur chaque molécule vaut alors f = Ψ (x) = xΦ (b) et le module de cisaillement : G=
1 Φ (b) 2 b
(2.39)
2. Matériaux simples
75
On constate donc que le module de cisaillement est égal à 1/3 du module d’Young. Ce résultat, établi ici dans le cas d’une structure cristalline particulière, est général pour un matériau solide incompressible.
2.5.5
Compressibilité
En fait, cette approche n’est pas tout à fait générale car, lors d’une déformation, le matériau peut réussir à minimiser l’apport d’énergie en s’effondrant quelque peu sur lui-même. En particulier, ceci implique que le matériau est susceptible de se comprimer lorsqu’on lui applique une force homogène, c’està-dire une pression. On peut décrire ce phénomène à partir du module de compression uniforme défini comme le rapport entre la pression imposée et la réduction relative de volume ω = ΔΩ/Ω : K=
p ω
(2.40)
Supposons que la pression induit un rapprochement homogène (x) des atomes les uns par rapport aux autres. La force exercée sur chaque atome vaut pb2 et le travail fourni est pb2 x. L’énergie stockée, du fait du déplacement analogue des n0 voisins de l’atome considéré et des interactions entre les atomes, est n0 (1/2)x2 Φ (b). L’énergie associée au volume disponible autour d’un atome Ωm ≈ b3 est la moitié de cette valeur puisque chaque interaction intervient dans le volume associé à chaque atome. On en déduit p = n0 xΦ (b) 4b2 . Par ailleurs, le volume occupé par un atome peut s’écrire Ω ∝ 4πr3 3 où α est un coefficient dépendant de l’arrangement des atomes. On en déduit ΔΩ/Ω = dΩm /Ωm = 3x/b, et finalement : K=
n0 Φ (b) 12 b
(2.41)
On peut remarquer la similitude des expressions de K et de E obtenues à partir d’une approche microscopique. En fait, il existe entre ces deux paramètres des relations tout à fait générales, déduites d’une approche macroscopique s’appuyant sur les relations linéaires entre contraintes et déformations : K=
E E et G = 3(1 − 2ν) 2(1 + ν)
(2.42)
où ν, appelé coefficient de Poisson, introduit une correction prenant en compte la compressibilité. Pour un matériau incompressible, on a ν = 1/2, ce qui implique que K est indéfini puisqu’il n’y a pas de compression possible, et G = E/3. Cette situation est celle que l’on rencontre avec les élastomères et avec la plupart des fluides. En revanche, un coefficient de Poisson différent de 1/2 signifie que le matériau se dilate ou se comprime. Pour la plupart des solides, ν a une valeur comprise entre 1/4 et 1/3, ce qui implique une réduction du volume lors de l’élongation.
76
2.5.6
Rhéophysique
Résistance mécanique maximum
Le comportement d’un solide pour des déformations significatives n’est en général plus linéaire, à la fois parce que les variations des potentiels d’interaction sont plus complexes pour de larges mouvements relatifs des atomes et parce que, pour des cristaux imparfaits, certaines liaisons peuvent se briser. Il est difficile de traiter de ce régime de façon générale. Lorsqu’on déforme plus largement encore un solide, par exemple en traction, deux types de comportement sont observés en pratique (voir Fig. 2.15) : (a) les matériaux ductiles : il est possible de les déformer assez largement sans rupture, la déformation augmentant avec la contrainte ; pour de faibles déformations (partie OY, Fig. 2.15), on a d’abord une partie linéaire élastique, la déformation est réversible si on relâche la contrainte, puis au-delà d’une déformation critique (associée au point Y), les déformations sont en partie irréversibles, on est dans le régime ductile (ou plastique) : si à partir du point P, par exemple, on relâche la contrainte, on ne revient pas le long de la courbe PO, la déformation diminue le long de la courbe PO’ puis, si on augmente à nouveau la contrainte à partir du point O’, on remonte le long de la même courbe, ce qui signifie que le comportement est bien élastique dans ce régime mais le matériau a subi au préalable une déformation irréversible (plastique) Δε. (b) les matériaux fragiles, qui se déforment élastiquement jusqu’à une valeur critique de déformation (associée au point F sur la Fig. 2.15) ou de manière équivalente une contrainte critique, à partir de laquelle le matériau se fracture, c’est-à-dire qu’il se sépare en deux morceaux dont les éléments n’interagissent plus comme dans le matériau homogène ; cette partie est représentée par la droite horizontale pointillée sur la Figure 2.15.
F
Régime plastique
Y Régime élastique
F Fracture
P
Matériau ductile Matériau fragile
Δε
Ο
O'
ε
Fig. 2.15 – Évolution de la force en fonction de la déformation au sein des deux principaux types de solide : ductile et fragile.
2. Matériaux simples
77
Il est intéressant d’estimer la contrainte critique correspondant au passage à une déformation plastique pour un matériau ductile ou celle correspondant à la rupture d’un matériau fragile, puisque cette contrainte critique est la résistance maximum du matériau à une déformation. En fait, même si les deux phénomènes ont des caractéristiques macroscopiques différentes, on s’attend à ce que ces phénomènes se produisent pour des mêmes raisons analogues : lorsqu’on a induit une modification de la structure qui l’a fragilisée de manière irrémédiable. Solide ductile Considérons la situation décrite dans la Figure 2.14 : on impose un cisaillement simple à un matériau constitué d’atomes répartis selon des couches parallèles à la direction du cisaillement. Comme on l’a vu, la déformation induit le rapprochement de certaines atomes et l’éloignement de certains autres, et l’énergie potentielle d’interaction augmente. Ce phénomène se prolonge jusqu’au moment où l’atome en se déplaçant passe à la hauteur de l’atome voisin situé dans la couche inférieure et continue son chemin vers une position équivalente à sa position initiale, située entre les deux atomes de la couche inférieure. Durant cette dernière phase, l’énergie potentielle diminue jusqu’à retrouver sa valeur minimale. Ainsi, il existe une déformation critique (γc , de l’ordre de 1/4 dans notre exemple) au-delà de laquelle il n’est plus nécessaire d’appliquer un effort pour maintenir la déformation, la structure évolue d’ellemême vers une nouvelle configuration associée au décalage des deux couches. En maintenant l’effort nécessaire pour atteindre cette déformation critique, on est donc a priori capable de déplacer indéfiniment la couche d’atomes relativement à l’autre couche, par une succession de sauts comme celui décrit ci-dessus. La contrainte critique correspondante, qui est en fait associée au point d’inflexion de l’énergie potentielle, peut être estimée grossièrement en considérant que le matériau conserve son module de cisaillement (déterminé dans le régime linéaire) jusqu’à la déformation critique, si bien que : τc ≈ Gγc
(2.43)
En pratique, on se rend compte que cette valeur surestime très largement (d’un facteur de l’ordre de 100 ou 1000) la valeur réelle. L’approche ci-dessus peut être corrigée en prenant en compte la décroissance du module de cisaillement avec la déformation, mais ceci ne permet pas de réduire aussi largement que nécessaire la valeur de la contrainte critique. Ceci signifie qu’il faut chercher une autre explication à ce décalage : des « faiblesses » localisées dans le matériau, permettant des mouvements de groupe, que l’on appelle dislocations. Ces dislocations prennent la forme de plans d’atomes partiellement insérés entre deux couches. Lors d’un cisaillement dans une direction perpendiculaire à ces plans, une contrainte nettement plus faible que celle nécessaire à la sortie d’un puit de potentiel comme ci-dessus, permet au plan inséré de
78
Rhéophysique
se décaler pour se mettre en face d’un autre plan, et le décalage latéral obtenu est pourtant de l’ordre b, ce qui permet à de faibles contraintes de générer des déformations significatives. Cependant, le prolongement de ce raisonnement, pour expliquer la déformation complète du matériau, est un sujet complexe qui sort du cadre de cet ouvrage. Solide fragile Dans le cas d’un matériau fragile, la rupture intervient lorsque deux couches d’atomes se séparent littéralement. Dans ce contexte, le plus simple est de s’intéresser à l’effet d’une traction. Ici encore la force à appliquer va d’abord augmenter avec la distance puis chuter au-delà du point d’inflexion du potentiel. En faisant encore l’hypothèse de la constance du module d’Young dans cette large gamme de déformations, on trouve que la contrainte critique est de l’ordre de σc = γc E (avec γc de l’ordre de 1/4). En prenant en compte les variations du module d’Young avec la déformation, on trouverait une contrainte critique un peu plus faible, mais de toute façon largement supérieure (d’un facteur de l’ordre de 10 à 100) à la valeur réelle. Ici ce sont des faiblesses locales au sein du matériau qui permettent d’expliquer ce résultat. Des irrégularités de la surface extérieure du solide conduisent à ces faiblesses. Si, par exemple, on a un petit trou à la surface du solide (voir Fig. 2.16), la contrainte locale près de l’extrémité du trou est beaucoup plus élevée que la contrainte macroscopique. Un calcul complet en supposant le matériau linéairement élastique montre que, pour un trou de rayon r et de profondeur l, la contrainte à la pointe du trou vaut : s=σ
1/2 l r
(2.44)
σ
ρ l
σ Fig. 2.16 – Irrégularité (« trou ») à la surface d’un solide à l’origine de la formation d’une fracture sous l’action d’une contrainte de traction.
2. Matériaux simples
79
où σ est la contrainte appliquée à l’échantillon. Comme le rapport l/r est en général grand, ceci permet d’obtenir localement une contrainte élevée, proche de la valeur théorique attendue d’après les estimations ci-dessus, et qui va donc générer une fracture se propageant ensuite au sein du matériau, alors que la contrainte macroscopique reste beaucoup plus faible.
2.5.7
Transition solide-liquide
Quand on augmente la température d’un solide, l’agitation des molécules augmente et ce sont les molécules de surface, qui sont dans des puits de potentiel moins profonds, puisqu’elles sont liées à moins de molécules que celles situées à l’intérieur du matériau, qui sortent de l’état solide les premières. Ceci se produit à une température légèrement inférieure à une température que l’on appellera la température d’équilibre solide-liquide. Il se forme donc une couche liquide à la surface libre du solide. À la température d’équilibre solideliquide, la phase liquide progresse au sein du matériau à mesure qu’on apporte de la chaleur au système. En augmentant ainsi la température, on augmente l’amplitude d’agitation des molécules autour de leur position d’équilibre dans l’état solide jusqu’au moment où cette amplitude est telle qu’elle ne permet plus à la structure ordonnée de se conserver. Pour un cristal, ceci se produit lorsque l’amplitude d’agitation vaut environ 20 % de la distance entre les molécules les plus proches au sein de la structure.
2.5.8
Transition solide-gaz
La chaleur latente de sublimation, c’est-à-dire l’énergie à fournir pour vaporiser une unité de masse de matériau solide, peut être reliée, en première approximation, à l’énergie de cohésion entre les atomes wS = n0 w. Le calcul est analogue à celui effectué pour la chaleur latente de vaporisation (voir § 2.4.6), l’énergie nécessaire par molécule pour écarter l’ensemble des éléments à grande distance les uns des autres, autrement dit l’énergie de sublimation, vaut : 1 (2.45) LS = wS 2 Pour les matériaux tels que le néon, l’argon, le krypton, ce calcul fournit une valeur très proche de la valeur réelle. Pour les autres matériaux les choses sont plus complexes : par exemple, pour les solides ioniques, la sublimation préserve l’interaction entre certains atomes (par exemple Na et Cl) ; pour les métaux il faut prendre en compte les interactions entre électrons. Il en résulte que LS vaut la plupart du temps entre 1/3 et 1/6 de l’énergie d’interaction (ws ) entre les éléments de base de la structure. Il est intéressant de remarquer que la chaleur latente de fusion est de l’ordre de 1/10 de la chaleur latente de sublimation, ce qui suggèrerait que la fusion conduit à une légère diminution du nombre des liaisons. En fait, il n’y a pas de justification physique bien précise à ce résultat, on peut juste dire que
80
Rhéophysique
qualitativement on a besoin d’une certaine énergie pour agiter les molécules au point de liquéfier le système mais il faut une énergie bien supérieure pour les écarter définitivement.
2.6 2.6.1
L’état vitreux Les verres
La plupart des éléments minéraux forment, en fondant, des liquides dont la viscosité est peu élevée. À l’inverse, lorsqu’on abaisse leur température, ces liquides cristallisent rapidement au passage par le point de fusion, ils se solidifient, et ceci même si la vitesse de refroidissement est élevée. Il existe cependant des matériaux qui donnent, en fondant, des liquides dont la viscosité est relativement élevée, de l’ordre de 104 à 106 Pa.s. Lorsqu’on refroidit suffisamment rapidement de tels matériaux, on peut éviter totalement la cristallisation, et la viscosité du liquide augmente progressivement pour atteindre des valeurs telles, qu’en apparence, on peut considérer que l’on a affaire à un solide. Ces matériaux sont des verres (ou amorphes) et le phénomène qui permet d’aboutir à ce type de matériau est appelé transition vitreuse. Divers matériaux présentent une phase vitreuse : les oxydes (tels que SiO2 , Na2 O), les sulfures, phosphores, des molécules organiques tels que le toluène, le méthanol, le glucose ou le sucrose, les polymères (voir Chapitre 3), ou encore les verres métalliques si ils sont refroidis très rapidement. La structure d’un verre est analogue à celle d’un liquide : les éléments sont très proches les uns des autres et il n’y a pas d’ordre à longue distance. En revanche, comme dans un solide, les atomes ou molécules ne peuvent se déplacer significativement les uns par rapport aux autres, leurs déplacements sont restreints à de petits mouvements d’agitation thermique autour de positions moyennes. Du point de vue de sa structure interne, on peut donc voir un verre comme un liquide figé.
2.6.2
La transition vitreuse
Expérimentalement, on peut suivre cette transition à travers les évolutions du volume du matériau en fonction de la température à pression constante. Lorsqu’on refroidit un liquide, son volume se réduit d’abord progressivement suivant la branche A associée au comportement liquide. Lorsqu’on atteint la température de cristallisation (TS ), le volume se réduit brutalement et les évolutions suivent ensuite la branche B associée au comportement solide. Dans certains cas, il est cependant possible de refroidir le liquide en-dessous de TS sans qu’il cristallise, soit parce qu’on l’a refroidit très rapidement soit parce ses caractéristiques moléculaires ne lui permettent pas de cristalliser. Dans ce cas, les évolutions du liquide se poursuivent d’abord sur la branche A. Puis, à une certaine température (Tg1 ), la courbe connaît un changement de
2. Matériaux simples
81
pente brutal associé à un changement de comportement du système : c’est la température de transition vitreuse. En fait, pour un liquide donné, cette température n’est pas unique, elle varie avec la vitesse de refroidissement ; par exemple, en refroidissant plus lentement le système, la transition se produit à une température Tg2 < Tg1 . Notons que si on réalise des expériences à des vitesses de refroidissement de plus en plus faibles, la courbe du verre finit par rejoindre la courbe du cristal ; ceci se produit à une température critique (température de Kauzmann, Tk ) qui est la température de transition vitreuse la plus faible qu’on puisse obtenir pour un système donné. En pratique, on étudie plus souvent la transition vitreuse en suivant les évolutions de la chaleur spécifique. La transition vitreuse est alors caractérisée par une chute de chaleur spécifique. Comme, par ailleurs, la chaleur spécifique à pression constante est reliée à l’entropie par cp = T (∂S/∂T )p , on obtient, par intégration, les évolutions de l’entropie du système en fonction de la température. Celles-ci sont qualitativement analogues à celles du volume (voir Fig. 2.17). Volume ou Entropie Liquide (A) Verre (1) Verre (2)
Cristal (B)
Tk
Tg2
Tg1 TS
Température
Fig. 2.17 – Transition vitreuse : évolution de l’entropie ou du volume en fonction de la température pour différents types de matériaux ou différentes vitesses de variation de la température. On constate ainsi que l’entropie d’un verre reste finie même lorsque la température tend vers zéro, le verre possède donc une entropie résiduelle de type configurationnel qui reflète son désordre. On constate également que l’entropie d’un verre n’est pas une simple fonction d’état thermodynamique puisqu’elle s’avère dépendre notamment de l’histoire de la température et de la pression. Cela signifie que, dans un état vitreux, le matériau n’est plus capable d’explorer toutes les états possibles à un niveau microscopique, on dit qu’il y a rupture de l’ergodicité.
82
2.6.3
Rhéophysique
Comportement mécanique associé à la transition vitreuse
Du point de vue du comportement mécanique, on ne peut cependant pas simplement considérer un verre comme un liquide extrêmement visqueux. En effet, dans les conditions ordinaires d’observation, les verres possèdent certaines propriétés habituellement observées pour des solides, en l’occurrence un module élastique non nul. Ce type de comportement a déjà été mentionné pour les liquides, mais sur des temps extrêmement courts (voir § 2.4.3). Avec les verres, on doit donc commencer à envisager une « matière intermédiaire », susceptible de se comporter dans des conditions ordinaires comme un solide ou comme un liquide selon les circonstances, autrement dit selon les conditions aux limites ou les conditions d’observation. Une façon commode dans le cadre d’une description physique cohérente consiste à considérer qu’ils ont un comportement viscoélastique. Lorsqu’il est soumis à une contrainte τ à partir de l’instant initial (alors qu’il était au repos jusque-là), un matériau viscoélastique réagit d’abord comme un solide élastique, la déformation qu’il subit est finie et augmente avec le niveau de la contrainte appliquée, et il reprend sa forme initiale si on relâche la contrainte. Cependant, si on maintient l’effort appliqué au-delà d’un certain temps caractéristique (qui s’avèrera dans la suite être le temps de relaxation θ), le matériau va se déformer plus largement et la déformation finira par augmenter linéairement avec le temps (voir Fig. 2.17), il s’écoule alors comme un liquide. Si on caractérise grossièrement le régime solide par un module élastique constant G et le régime liquide par une viscosité newtonienne μ, la transition entre les deux régimes s’opère aux alentours de l’intersection entre le plateau de déformation du régime solide (γ = τ /G) et la droite associée à l’écoulement dans le régime liquide γ = γt ˙ = τ t/μ. On en déduit que cette transition solide-liquide se produit après une durée égale au temps caractéristique θ tel que τ /G = τ θ/μ, soit : θ = μ/G
(2.46)
En fait ce comportement correspond à celui d’un liquide, tel que nous l’avions décrit qualitativement et avec un temps caractéristique très court. Le prolongement de cette analogie suggère que le temps de relaxation θ est le temps caractéristique de réorganisation spontanée du matériau du fait de l’agitation thermique. La relation ci-dessus est particulièrement intéressante car elle montre que si le module élastique ne varie pas trop avec la température, ce qui semble assez réaliste puisque l’agitation thermique n’est pas directement impliquée dans le comportement du système dans son régime solide, la viscosité du matériau doit avoir les mêmes variations, en fonction de la température, que le temps de relaxation. Il faut néanmoins garder à l’esprit que cette description de la réalité est très grossière car elle ne prend pas en compte diverses caractéristiques observées
2. Matériaux simples
83
γ
γc
η θ
t
Fig. 2.18 – Comportement viscoélastique : deux phases dans les variations de la déformation au cours du temps, lorsque la contrainte est fixe. avec les verres. Ainsi, les dépendances temporelles de la déformation semblent devoir être décrites en prenant en compte plusieurs temps de relaxation. Par ailleurs des phénomènes de fracture, ou de localisation suggérant un comportement plastique, ont été également observés.
2.6.4
Viscosité des verres
Compte tenu de la réduction de l’agitation thermique, on s’attend à ce que le temps de relaxation du système, et donc également sa viscosité, augmente lorsqu’on abaisse la température. En pratique, il s’avère que ce temps de relaxation augmente brutalement à partir de la température Tg . En fait les phénomènes de relaxation dans les verres peuvent rarement être décrits par un seul temps de relaxation. Par conséquent, la description simplifiée ci-dessus n’est pas strictement valable, en réalité le temps nécessaire pour atteindre l’équilibre, associé au plus grand temps de relaxation, est largement supérieur au temps de l’expérience, ce qui fait que l’on a affaire à un système horséquilibre. Néanmoins, dans les développements essentiellement qualitatifs ci-dessous, on continuera de raisonner sur la base d’un seul temps de relaxation du système. Empiriquement, on observe que la viscosité des verres, représentée dans un diagramme log(η) vs. Tg /T , suit une courbe qui semble diverger en Tg . Dans ce contexte particulier, on définit arbitrairement Tg comme la température pour laquelle la viscosité atteint la valeur 1013 Pa.s. Dans ce même diagramme, les différents matériaux vitreux ne donnent pas des courbes identiques. Pour les matériaux les plus résistants, typiquement composés de réseaux tétraèdriques tels que SiO2 , la courbe peut être assez bien représentée par une droite, si bien que le modèle utilisé pour les décrire a la forme suivante : Ea μ = μ0 exp (2.47) RT
84
Rhéophysique
Pour les matériaux fragiles, typiquement des liquides ioniques ou moléculaires, la courbe a une pente qui augmente progressivement jusqu’à tendre vers une asymptote verticale quand Tg /T → 1. Un modèle utilisé pour décrire celle-ci est le modèle dit de Vogel-Fulcher-Tammann-Hesse : B (2.48) μ = μ0 exp T − T0 Les descriptions rhéophysiques existantes des verres (modèle de volume libre, mouvement coopératif, couplage de modes) reposent sur des approches encore assez spéculatives et relativement techniques qui dépassent le cadre de cet ouvrage.
Pour en savoir plus Gases, liquids and solids, D. Tabor, Cambridge University Press, Cambridge, 3rd edition, 1991 La structure de la matière, A. Guinier, Hachette, Paris, 1980 Liquides – Solutions, dispersions, émulsions, gels, B. Cabane et S. Hénon, Belin, Paris, 2003 Soft Condensed Matter, R.A.L. Jones, Oxford University Press, Oxford, 2002 Intermolecular and Surface Forces, J. Israelachvili, 2nd edition, Academic Press, London, 1991 Kinetic theory of gases, L.B. Loeb, McGraw-Hill, New York, 1927 Thermodynamique et physique statistique, B. Jancovici, Nathan, Paris, 1996 Chaleur - Thermodynamique - États de la matière, P. Fleury et J.P. Mathieu, Eyrolles, Paris, 1954 The mechanical properties of matter, A.H. Cottrell, Wiley, New York, 1964 Les verres et l’état vitreux, J. Zarzycki, Masson, Paris, 1982 Cours de Physique Statistique, F. Chevoir, Presses de l’École des Ponts, 2012
Chapitre 3 Suspensions 3.1
Introduction
On a vu dans le chapitre précédent que les liquides simples, constitués de petites molécules identiques, sont newtoniens. Dans l’industrie ou la nature, on rencontre une multitude de matériaux formés en ajoutant dans un liquide simple des éléments de plus grande dimension que les molécules de ce liquide. Les différents chapitres de cet ouvrage sont consacrés aux principales catégories de matériaux de ce type, associées aux principaux types d’éléments (polymères, colloïdes, gouttes, bulles, grains). Le comportement de ces matériaux dépend des interactions des éléments entre eux et avec les molécules du liquide, de la déformabilité de ces éléments, et des structures collectives éventuellement induites par leur présence dans le liquide. Dans ce premier chapitre consacré à de tels matériaux, on s’intéresse à la situation la plus simple, celle de particules solides (indéformables) et très grandes par rapport aux éléments constitutifs (atomes ou molécules) du liquide dans lequel elles sont immergées. L’immersion d’une particule solide dans un liquide donne lieu à des interactions spécifiques entre les molécules du liquide et celles de la particule solide. En général, les molécules du solide et du liquide ne développent pas entre elles de liens ioniques, de valence, ou de liens hydrogène. Les interactions entre molécules solides et molécules liquides le long de l’interface sont donc essentiellement des forces de van der Waals. Des interactions à distance (dites « colloïdales ») entre particules solides, résultant des forces de van der Waals ou de la présence de diverses espèces additionnelles en solution ou adsorbés à la surface des particules (ions, polymères), peuvent également exister. Enfin les collisions entre les molécules du liquide et les particules solides du fait de l’agitation thermique peuvent induire une certaine agitation spontanée (mouvement brownien) des particules. Dans ce chapitre, on supposera que les particules solides sont suffisamment grosses pour que les interactions colloïdales et le mouvement brownien soient négligeables. Ces phénomènes et leurs
86
Rhéophysique
Interface Fig. 3.1 – Vue d’une suspension à l’échelle « locale » : une particule est entourée d’un grand nombre de molécules de liquide (à gauche) qui forment, pour elle, du point de vue mécanique, un milieu continu (à droite). Les interactions entre les deux phases ont principalement lieu entre les molécules situées de part et d’autre de l’interface.
conséquences sur le comportement du système feront l’objet du Chapitre 5. D’autres types d’interaction entre particules, associées à leurs contacts directs, peuvent intervenir lorsque les particules sont très près les unes des autres, cette situation sera abordée dans le cadre du chapitre sur les milieux granulaires (cf. Chapitre 7). Comme les molécules du liquide sont beaucoup plus petites que les particules (voir Fig. 3.1), à l’échelle d’une particule le liquide apparaît comme un milieu continu dont les propriétés mécaniques sont identiques à celles qu’il aurait en l’absence des particules. Tout espace entre deux particules étant occupé par du liquide on parle de liquide interstitiel. L’écoulement d’un mélange de particules et d’un liquide se produit grâce à l’écoulement du liquide interstitiel et aux mouvements relatifs des particules. Tant que les particules ne sont pas en contact direct entre elles, les dissipations d’énergie visqueuse sont seulement d’origine hydrodynamique, c’est-à-dire liées à l’écoulement du liquide interstitiel. Jusqu’ici (cf. Chapitre 2) on s’est intéressé à des corps purs constitués d’un seul type de molécules en grand nombre dans un certain volume. Avec les suspensions, on aborde un nouveau type de matériau, constitué de plusieurs types d’éléments très différents. Dans ce cadre, on a décrit ci-dessus les caractéristiques du matériau au niveau local, à l’échelle de la particule, il nous faut maintenant définir le matériau à une échelle macroscopique, c’està-dire l’échelle de l’échantillon considéré par l’expérimentateur. Nous aborderons donc d’abord les différentes caractéristiques d’une suspension homogène et stable de particules dans un liquide newtonien (cf. § 3.2). Nous verrons comment la présence de particules influence le comportement du mélange (cf. § 3.3). On passera ensuite en revue l’effet spécifique de la concentration en particules (cf. § 3.4), de l’orientation de particules anisotropes (cf. § 3.5), de l’hétérogénéité de distribution spatiale des particules (cf. § 3.6) ou encore
3. Suspensions
ΩL
87
Ω
ΩS
A
ω0 ω1
Fig. 3.2 – Mise en suspension d’objets sphériques (au centre) dans un liquide (à gauche). Le mélange obtenu (à droite) n’est pas homogène à l’échelle locale : par exemple la masse volumique varie beaucoup d’un petit volume ω0 à un autre identique mais positionné différemment. À partir d’une certaine échelle d’observation (par exemple un volume ω1 ), si la suspension est homogène, la masse volumique est à peu près constante quelle que soit la région de l’échantillon considérée pour un tel volume. de la structure de cette distribution (cf. § 3.7). Enfin on abordera le cas des suspensions de particules dans un fluide à seuil (cf. § 3.8).
3.2 3.2.1
Préparation d’une suspension Point de vue géométrique
Le premier pas vers la fabrication d’une suspension consiste à placer un objet dans un volume de liquide. Un tel système ne peut pas être considéré comme un matériau homogène, c’est-à-dire ayant des propriétés analogues en tous ses points, puisqu’il est constitué de deux régions bien spécifiques : un grand volume liquide entourant un volume solide. Pour obtenir une suspension homogène, il faut donc placer, dans le volume liquide, un nombre suffisamment grand de particules (voir Fig. 3.2). En outre, il faut que ces particules soient bien réparties dans l’espace. Enfin, comme à l’échelle de la particule, le système n’est jamais homogène, on doit définir un volume minimum d’observation des propriétés du système qui permet de vérifier son homogénéité. C’est ce qu’on appelle le volume élémentaire représentatif. Le matériau pourra être considéré comme homogène si ses caractéristiques sont identiques d’un volume élémentaire à un autre. Plus précisément, en mécanique, on souhaite en fait avoir un matériau continu, c’est-à-dire dont les caractéristiques physiques varient continûment dans l’espace et dans le temps. Cette notion de continuité est très délicate à définir d’un point de vue quantitatif, mais le volume élémentaire représentatif joue un rôle crucial : il s’agit du volume à l’échelle duquel on peut commencer à faire des mesures pertinentes d’une propriété quelconque ; on étudie donc les variations spatiales et temporelles des caractéristiques physiques à
88
Rhéophysique
q
Volume
ω0
ω1
Ω
Fig. 3.3 – Mesure de la valeur moyenne d’une variable q sur un certain volume : lorsque le volume est faible, cette valeur fluctue largement ; à partir d’un volume suffisamment grand, elle atteint un plateau ; pour des volumes plus grands, elle peut dépendre de variations macroscopiques de q dans l’échantillon. Les repères ω0 , ω1 et Ω correspondent à ceux du schéma de la Figure 3.2.
une échelle supérieure à ce volume. Il en résulte que pour que l’hypothèse de continuité puisse être respectée, il faut que les dimensions de l’échantillon de matériau soient grandes devant celles du volume élémentaire représentatif. Chaque volume élémentaire contenant au moins une particule, les dimensions de l’échantillon doivent donc être nettement plus grandes que celles des particules. Considérons par exemple la variable masse volumique ρ, et calculons celleci sur des volumes de plus en plus grands (voir Fig. 3.2). Partant d’un volume beaucoup plus petit que celui d’une particule, ρ varie largement (autant que la différence de masses volumiques entre les deux phases) lorsqu’on augmente le volume considéré (voir Fig. 3.3) et selon la position initiale considérée, car ce volume se trouve d’abord, soit dans le liquide, soit dans le solide, puis englobe des volumes variables de chaque phase. Lorsque ce volume augmente au point d’englober un grand nombre de particules, ρ tend vers un plateau associé à la valeur moyenne de la masse volumique (voir Fig. 3.3). Un volume élémentaire représentatif est un volume pour lequel on est suffisamment près de ce plateau. Ces considérations peuvent être étendues à d’autres variables telles que les contraintes, la température, la vitesse, etc. ; mais dans certains cas, il est encore plus difficile de définir les conditions permettant de satisfaire l’hypothèse de continuité. En effet, pour des matériaux aux comportements complexes (« non-linéaires »), les variations spatiales de certaines variables étant conditionnées par le comportement du matériau peuvent s’avérer également fortement non linéaires. Un exemple typique est celui du fluide à seuil, qui ne s’écoule qu’au-delà d’une contrainte critique. Pour des écoulements lents de ce type de matériau dans des conduites de diamètre largement supérieure à
3. Suspensions
89
la dimension des éléments constitutifs du matériau, la résolution du problème d’écoulement (voir Annexe A) s’appuyant sur les hypothèses de la mécanique des milieux continus peut prédire un cisaillement localisé dans une couche de très faible épaisseur, de l’ordre de la dimension des éléments constitutifs du matériau. Cette dimension est inférieure à la taille du volume élémentaire représentatif, si bien que l’hypothèse du milieu continu n’est plus satisfaite. Par conséquent, en pratique il est difficile d’énoncer strictement les conditions suffisantes à la validité de cette hypothèse de continuité, il est nécessaire de vérifier a posteriori sa validité.
3.2.2
Concentration volumique
La première caractéristique physique d’une suspension est la quantité de particules placées dans un certain volume de liquide (voir Fig. 3.2), que l’on décrit à l’aide de la concentration volumique solide, φ. Celle-ci est le rapport entre le volume total occupé par les particules, ΩS , et le volume total de l’échantillon de suspension, autrement dit la somme des volumes de la phase solide et de la phase liquide, Ω = ΩL + ΩS : φ=
ΩS Ω
(3.1)
Dans certains domaines, il est d’usage de caractériser la quantité de solide en suspension en utilisant d’autres variables telles que la densité ou encore le rapport de la masse de solide et de la masse de liquide. Comme ces variables dépendent à la fois de φ et des densités des différents composants, elles ne caractérisent le rapport des volumes occupés par les différentes phases que de manière relative et dans un domaine précis pour lequel les composants du matériau ont des densités à peu près fixes. Comme on le verra dans la suite, le comportement mécanique d’une suspension stable dépend uniquement du volume et de la forme des éléments qui la composent, et non de leur densité. Par conséquent, la variable essentielle pour caractériser une suspension en vue d’une approche rhéophysique quel que soit le domaine est la concentration volumique solide.
3.2.3
Mise en suspension : point de vue énergétique
En plaçant des particules solides dans un liquide, on modifie la nature de certaines interfaces, ce qui change l’énergie potentielle d’interaction du système. On a vu au Chapitre 2 qu’au sein d’une phase liquide ou d’une phase solide, les molécules ont une énergie d’interaction essentiellement due aux interactions avec leurs voisins proches. On peut décrire ces interactions par le biais de l’énergie de cohésion nécessaire pour écarter, jusqu’à une distance infinie, deux parties du même matériau initialement en contact le long d’une surface unitaire, que l’on note wL pour le liquide et wS pour le solide (voir § 2.4.6). Lorsqu’on met en contact une phase solide et une phase liquide, les
90
Rhéophysique
-wLS
+wL /2 (a)
(b)
(c)
Fig. 3.4 – Apports d’énergie nécessaires lors de l’immersion d’une particule solide dans un liquide en découpant le processus en trois étapes : état initial, la particule de surface unité et le liquide sont séparés (a), création d’une ouverture le long d’une surface demi-unité (b), mise en contact de la particule solide avec l’interface créée par l’ouverture dans le liquide (c). molécules des deux phases le long de l’interface ont une nouvelle énergie d’interaction. L’énergie d’interaction par unité de surface entre les deux phases (wLS ), nécessaire pour les écarter à une distance infinie, est alors appelée énergie d’adhésion. Les phases solides ou liquides considérées sont la plupart du temps en contact avec un gaz mais les énergies d’interaction avec les phases gazeuses sont en général négligeables devant celles associées aux interactions le long des interfaces liquide ou solide. Considérons maintenant un ensemble de particules solides au départ à l’air libre et dont l’aire totale de l’interface air-solide est A (voir Fig. 3.2). Lorsque l’on immerge ces particules dans un liquide, il faut d’abord créer des ouvertures de surface totale A. Ceci implique de séparer le liquide sur une surface totale A/2, car en séparant deux molécules l’une de l’autre on génère une interface totale égale au double de l’aire d’une section des molécules (voir Fig. 3.4). L’énergie à fournir pour cette étape vaut AwL /2. Dans un second temps, il faut placer les particules solides en contact avec le liquide le long de l’interface d’aire A, ce qui nécessite de fournir une énergie −AwLS . Par ailleurs, on peut s’attendre à ce que l’aire de l’interface entre le liquide et le récipient qui le contient augmente légèrement durant cette opération mais cette variation de surface est négligeable si le volume de suspension est grand devant le volume d’une particule, ce qui est le cas général. Finalement, l’énergie totale à fournir pour réaliser cette mise en suspension s’écrit : ΔW = A(wL /2 − wLS )
(3.2)
La mise en suspension sera aisément réalisée si ΔW est négatif et beaucoup plus difficilement si ΔW est positif, puisqu’il faut alors fournir de l’énergie pour mettre en contact les deux phases. On peut connaître le signe de wL /2 − wLS , qui détermine le signe de ΔW , à partir d’une expérience simple. Un petit volume de liquide déposé sur une surface solide plane prend la forme d’une sphère tronquée. L’angle θ entre le plan tangent à la sphère et la surface solide, le long de la ligne de contact entre le gaz, le solide et le liquide, est
3. Suspensions
91
θ
π−θ
θ
Fig. 3.5 – Aspect selon un plan de coupe médian d’une goutte avec différents angles de contact : bon mouillage (à gauche), mauvais mouillage (à droite).
déterminé par les énergies de cohésion et d’adhésion des différentes phases selon la relation dite de Young-Dupré qui résulte d’un bilan des forces le long de la ligne triple (où les trois phases se rencontrent) : wLS = wL (1 + cos θ) /2. Cet angle caractérise le mouillage du solide par le liquide (voir Fig. 3.5) : un bon mouillage est associé à une valeur faible de θ, la goutte est alors largement étalée ; un mauvais mouillage est associé à une valeur de θ supérieure à π/2, la goutte garde alors une forme compacte qui réduit l’aire de l’interface de contact liquide-solide. On en déduit finalement une nouvelle expression de l’énergie à fournir pour mettre en suspension les particules : ΔW = −(1/2)AwL cos θ
(3.3)
La mise en contact des éléments solides avec le liquide est donc favorable lorsque l’angle de contact est inférieur à π/2, puisqu’il faut fournir une énergie négative, et au contraire défavorable lorsque θ > π/2. Par ailleurs on peut écrire la surface totale des particules solides sous la forme A = N s, où N est le nombre de particules et s la surface moyenne des particules. On peut aussi écrire le volume total des particules solides sous la forme ΩS = φΩ = N υ, où υ est le volume moyen des particules. La surface totale des particules solides s’écrit donc également : A = φΩ/d
(3.4)
où d = υ/s est une dimension caractéristique des particules. Par exemple, dans le cas de sphères identiques de rayon R, on a d = R/3 ; pour des particules en forme de plaquettes carrées de coté a et d’épaisseur b, on a d = υ/s ≈ b/2. D’après l’équation (3.4), à concentration solide donnée, le module de ΔW (cf. (3.2)) augmente donc comme l’inverse d’une dimension caractéristique des particules. Ainsi, la difficulté ou la facilité de mettre en suspension les particules augmente respectivement selon que l’angle de contact est supérieur ou inférieur à π/2, lorsque la taille des particules diminue.
3.2.4
Comment disperser les particules ?
Lorsqu’elles viennent d’être placées dans un récipient contenant du liquide, les particules ne sont en général pas dispersées de manière homogène. Un cisaillement simple ou un écoulement élongationnel ne permettent pas de disperser correctement les particules, car celles-ci restent sur des trajectoires
92
Rhéophysique
distinctes associées à leur position initiale. Pour disperser au mieux les particules dans le liquide et obtenir une suspension homogène, il est nécessaire de générer un écoulement complexe que l’on appelle mélange. Pour amener en contact des régions contenant très peu de particules avec des régions contenant beaucoup de particules, il faut que les trajectoires se croisent, ce qui correspond bien à l’idée qualitative que l’on se fait d’un mélange : classiquement on cherche à déplacer un outil dans le liquide suivant un chemin qui forme des boucles. Au-delà de ces considérations qualitatives il n’existe pas pour décrire les principes du mélange de cadre suffisamment simple pour être présenté au sein de cet ouvrage.
3.2.5
Combien de particules peut-on mettre en suspension ?
Bien entendu, la réponse à cette question n’a de sens qu’en termes de concentration volumique solide. On cherche donc ici la concentration d’entassement maximal, φm , qui est la valeur maximum de φ que l’on peut atteindre pour un type de particules solides. Cette concentration d’entassement maximal constitue aussi un repère utile à des concentrations bien inférieures car alors les particules sont déjà susceptibles de se gêner, et il s’avèrera commode de traduire cet effet de gêne par une fonction de « l’éloignement » de φ par rapport à φm . La présence du liquide interstitiel ne change rien au problème, que l’on peut formuler ainsi : « Quelle est la concentration maximum de particules que l’on peut mettre dans un volume donné ? ». On supposera pour l’instant que toutes les longueurs caractéristiques du volume considéré (ΩT ) sont très grandes devant la taille des particules, de façon à ce que la forme exacte de ce volume ne joue aucun rôle. La première approche, la plus simple, consiste à chercher à remplir l’espace de particules jusqu’à ne plus pouvoir en ajouter une seule. Par exemple, pour des sphères, un arrangement cristallin parfait (hexagonal compact ou cubique face centrée) conduit à φm = 74 % (voir Fig. 3.6c). Il s’agit du remplissage optimal. En revanche, si l’on place successivement chaque bille au hasard dans le volume laissé libre par les billes précédentes, on remplit de façon très peu optimale l’espace et la concentration est de quelques dizaines de pourcents seulement (voir Fig. 3.6a). Ainsi en répartissant au hasard on remplit très mal l’espace. C’est durant la phase de préparation d’une suspension, par une action mécanique quelconque (mélange, vibration, tassement) qui permet d’explorer différentes configurations jusqu’à se placer dans une configuration optimale, que l’on va tendre à rapprocher les particules les unes des autres de façon à occuper mieux l’espace. Ainsi, on peut considérer le cas d’un empilement simple de billes dans un récipient sous l’action de la gravité, par exemple en versant en vrac les billes. On obtient alors une valeur de φm de l’ordre de 55 % mais cette valeur varie encore selon la façon dont on a versé la poudre (voir Fig. 3.6b). De façon plus générale, la valeur obtenue
3. Suspensions
(a)
93
φ=φ c
(b)
φ=φ m
(c)
φ=φ m'
Fig. 3.6 – Répartition de disques dans une aire carrée selon différentes procédures : (a) successivement l’un après l’autre au hasard jusqu’à ce que cela ne soit plus possible sans bouger les autres ; (b) par tassement naturel sous l’action de la gravité, jusqu’au coincement ; (c) en les répartissant de manière optimale, selon un ordre cristallin. On obtient des résultats analogues en répartissant des sphères dans un volume, mais les concentrations critiques résultantes, qui sont celles mentionnées dans le texte, sont plus faibles qu’en deux dimensions.
dépend, dans des proportions significatives, de l’histoire de l’écoulement subie. Par exemple, si après avoir versé le mélange, on vibre suffisamment le récipient, les particules s’arrangent encore un peu mieux et on obtient une concentration d’entassement maximal de l’ordre de 64 %. On a raisonné ici sur une valeur d’empilement maximum sous l’action de la gravité. Quel sens physique cette valeur a-t-elle ? Elle correspond à la formation d’un réseau de contacts directs entre les grains qui peut soutenir son propre poids. Cette notion est intéressante car elle nous fournit un critère physique de concentration maximum : si on l’élargit à une suspension quelconque sans action de la gravité, on peut concevoir une autre concentration critique, φc , telle qu’un réseau de contacts continu se forme pour la première fois à travers l’ensemble de l’échantillon. Lorsque ce réseau se forme, on peut s’attendre à ce que le comportement mécanique de la suspension diffère significativement de celui observé lorsqu’un tel réseau n’existe pas. Cependant, même si cette notion physique semble prometteuse du point de vue rhéologique, il reste que, comme pour φm , la valeur critique associée n’est pas unique : elle dépend fortement de la configuration des particules, qui, elle-même, dépend de l’histoire de l’écoulement à travers la préparation du matériau et les sollicitations qu’il a subies ensuite. Remarquons que l’empilement maximum varie également avec la distribution granulométrique des particules. De façon générale, plus cette distribution est étalée, c’est-à-dire plus la gamme de tailles couvertes est large, plus φm est grand. Ceci se comprend assez facilement : si on place d’abord les plus grosses particules dans le volume, on peut ensuite ajouter de plus petites particules dans les espaces laissés vides, puis des particules encore plus petites dans les tout petits espaces à nouveau laissés libres par les particules précédentes. En poussant à l’extrême ce raisonnement, c’est-à-dire en ayant une distribution granulométrique s’étalant jusqu’à des tailles infiniment petites, on
94
Rhéophysique
Fig. 3.7 – Déplacement d’un objet (ici une sphère) à la vitesse V à travers un liquide macroscopiquement au repos. L’écoulement du liquide autour de l’objet induit une résistance visqueuse F .
pourrait ainsi remplir tout l’espace avec des particules solides. En pratique, ceci n’est évidemment pas réalisable, mais simplement avec des distributions granulométriques assez étendues comme celles que l’on rencontre dans des bétons ou des boues naturelles (particules de taille inférieures au micron jusqu’à des particules centimétriques ou métriques), on parvient assez vite à des concentrations solides de l’ordre de 95 %. Bien évidemment φc augmente aussi avec l’étalement de la distribution granulométrique.
3.2.6
Résistance du liquide au déplacement d’une particule
Comme la préparation et l’écoulement d’une suspension induisent des mouvements relatifs des particules solides et du liquide porteur, il est utile à titre de repère de commencer par se poser la question, plus simple, de savoir ce qui se passe lorsqu’on cherche à déplacer une particule à travers un liquide macroscopiquement au repos (la moyenne des déplacements des éléments liquides par rapport au récipient est nulle) (voir Fig. 3.7). Même si le liquide reste globalement au repos dans le récipient, le déplacement de la particule induit des déformations du liquide autour de cet objet : le liquide exerce une résistance visqueuse qui tend à ralentir le mouvement de l’objet. Cette force est fonction de la viscosité du liquide, de la forme et de la taille de la particule, et de la vitesse du mouvement relatif. On suppose que la particule reste très loin des parois du récipient, si bien que la présence de ces parois ne joue aucun rôle sur l’écoulement autour de la particule. Les mouvements induits au sein du liquide par ce mouvement sont plus complexes que ceux résultant d’un cisaillement simple. Considérons une particule se déplaçant à travers le liquide sous l’action d’une force F constante. Le mouvement résultant du liquide peut être décrit par sa distribution (ou champ) des vitesses, c’est-à-dire la valeur de la vitesse en tout
3. Suspensions
95
point de l’espace. Après la phase initiale (inertielle) de mise en mouvement, la particule se déplace à une certaine vitesse V constante, la force appliquée est alors exactement égale à la résistance visqueuse. On s’attend donc à ce que dans un repère associé à la particule le champ de vitesse autour d’elle ne varie plus. Ce champ de vitesse est associé, via la loi de comportement du matériau, à un certain champ de contraintes décrit par le tenseur σ (cf. Annexe A). En régime stationnaire la somme des forces s’exerçant sur l’objet est nulle, ce qui signifie que la force extérieure (en général liée à la gravité) exercée sur la particule pour la maintenir en mouvement compense exactement les contraintes exercées par le liquide le long de la surface externe (A) de l’objet solide : F = A σ.nds, où n est le vecteur unitaire normal au petit élément de surface ds. Dans l’expression ci-dessus, on peut remplacer le tenseur des contraintes par la somme du terme de pression et du déviateur T (équation (A.12)). Ceci nous donne un premier terme de force associé strictement à la pression dans le fluide et en général indépendant de la vitesse, il s’agit de la poussée d’Archimède, que nous étudierons plus en détail dans le paragraphe suivant, et qui s’ajoute à la force extérieure exercée sur l’objet. Le second terme, i.e. la force de traînée visqueuse, est quant à lui strictement associé aux frottements visqueux sur l’objet, il s’écrit dans le cas d’un fluide newtonien : F = A 2μD.nds, où D est tenseur des taux de déformation, qui exprime le cisaillement local du fluide dans toutes les directions. Supposons maintenant que l’on impose une force αF sur la particule, où α est un facteur quelconque. Considérons le champ de vitesse obtenu en multipliant par le facteur α toutes les vitesses locales du champ de vitesse cidessus. Alors, tous les gradients de la vitesse (rapports d’une vitesse et d’une longueur) sont multipliés par le même facteur puisque la géométrie du système n’a pas changé. Dans ces conditions, toutes les contraintes locales qui, pour un fluide newtonien, sont proportionnelles au gradient de vitesse local (voir § A.10), sont multipliées par le facteur α. Ceci est en particulier vrai pour le liquide situé le long de l’interface solide-liquide A, si bien que la force exercée sur l’objet vaut effectivement αF . Comme on sait qu’il n’y a qu’une solution pour les caractéristiques de l’écoulement du fluide autour de la particule, on en déduit que cette solution, en termes de champs de vitesses et de contraintes, est la solution. Comme les vitesses locales le long de la particule ont été multipliées par α, la vitesse de la particule pour ce champ de vitesse est αV . Ce calcul étant valable quelle que soit la valeur de α on en conclut que F est proportionnel à V . Puisque les contraintes au sein du liquide sont proportionnelles à sa viscosité, on peut montrer par un raisonnement analogue que la force est proportionnelle à la viscosité. Si maintenant on augmente, sans modifier sa forme, toutes les dimensions de la particule par un facteur α, la solution pour le champ de vitesse est naturellement obtenue en multipliant toutes les vitesses du champ de vitesses initial et les distances par ce même facteur.
96
Rhéophysique
Dans ce cas les gradients de vitesse locaux en des points équivalents (après homothétie) ne changent pas. De même, les contraintes en des points équivalents ne changent pas. En revanche, la force totale exercée sur la particule et calculée à l’aide de l’intégrale ci-dessus, augmente, comme l’aire de l’objet solide, d’un facteur α2 . Puisque la vitesse a augmenté dans le même temps d’un facteur α, on en déduit que la force contient aussi un facteur indépendant de la vitesse et proportionnel à une dimension caractéristique (d) de la particule. Le seul aspect que l’on n’a pas pris en compte est la forme de la particule : pour une même dimension caractéristique, la traînée visqueuse dépend d’un facteur supplémentaire adimensionnel, k, que l’on appelle facteur de forme. En tenant compte de toutes les variations observées ci-dessus, on en déduit1 que la force résistant au mouvement de la particule s’écrit finalement : FD = kμV d
(3.5)
Pour calculer k, il est nécessaire de résoudre les équations du mouvement (voir Annexe A) qui donnent le champ de vitesses, duquel on déduit le champ de contraintes, ce qui permet en particulier de calculer la force totale liée au frottement visqueux s’exerçant sur l’objet. Pour une sphère se déplaçant dans un fluide newtonien, un tel calcul conduit à k = 6π (avec d = R). Pour un disque d’épaisseur négligeable et de rayon R qui se déplace le long de son axe, on trouve k = 5, 1π. Pour le même disque se déplaçant le long d’un de ses diamètres, on a k = 3, 4π (avec toujours d = R). Enfin, pour une fibre d’épaisseur caractéristique b et de longueur L, on a k = 4aπ/log(2L/b), avec d = L et a = 1 pour un mouvement dans une direction perpendiculaire à l’axe principal de la fibre et a = 1/2 dans la direction de l’axe de la fibre. Bien entendu, puisque la rotation d’un objet sur lui-même induit un mouvement du liquide environnant, un couple résistant et résultant des frottements visqueux s’exerce dans ce cas sur cet objet. À partir de raisonnements analogues à ceux proposés pour un mouvement de translation, on arrive à la conclusion que ce couple s’exprime sous la forme : M = k d3 μΩ
(3.6)
où k est un facteur de forme de l’objet. Par exemple, pour une sphère, on a k = 8π avec d = R. 1. Une démonstration mathématique plus directe consiste à remarquer que l’on peut exprimer la vitesse sous la forme u = V u+ et les termes de longueur sous la forme x = dx+ . Les termes de surface s’expriment alors s = d2 s+ et les gradients de vitesse (composantes + . La force de traînée s’écrit donc F = 2μV d A+ D+ .nds+ . Dans de D), γ˙ ij = (V /d) γ˙ ij cette expression, l’intégrale est calculée à partir de variables sans dimension (x+ ,u+ , etc.) et ne dépend donc que de la forme de l’objet. Lorsqu’on modifie l’un des paramètres du système (la vitesse ou la taille de l’objet), on trouve une solution du problème, qui est la solution, en utilisant la solution en fonction des variables sans dimension et en multipliant les longueurs ou les vitesses par le facteur approprié.
3. Suspensions
3.2.7
97
Stabilité
En général, la masse volumique des particules (ρS ) diffère de celle du liquide (ρL ). Il est donc naturel de se demander si elles peuvent rester suspendues dans le liquide. Faisons le bilan des forces s’exerçant sur une particule immergée dans un liquide. Il y a d’abord la force de gravité, simplement proportionnelle au volume de la particule : ρS Ωg, qui est dirigée vers le bas. Il y a ensuite la force résultant du contact de la surface solide avec le liquide. Lorsque le système est au repos, les molécules du liquide interagissent avec la surface solide sans direction privilégiée, comme dans le cas du gaz en contact avec une paroi (voir § 2.3). L’effort par unité de surface exercé par le liquide sur le solide est donc une pression p et la force totale résultant de ces contacts s’écrit ici F = − A pnds. Cette force n’est pas nulle car la pression n’est en général pas uniforme dans un liquide au repos, elle varie avec la profondeur, du fait du poids du fluide situé au-dessus. Comme cette force serait la même dans le liquide à proximité de l’objet quelle que soit sa nature, pour calculer cette force, on peut remplacer par la pensée l’objet par un volume de liquide de forme identique. Considérons un récipient large contenant seulement du liquide au repos. Isolons par la pensée un volume cylindrique de liquide de section A et situé entre les cotes verticales y et y + dy (voir Fig. 3.8). Faisons le bilan des forces sur ce volume : la force verticale liée à la gravité, −ρL gAdy ; la force de pression sur les parois verticales du cylindre, dont la résultante est nulle puisque chaque composante locale a sa symétrique en un point opposé du cylindre ; et les forces résultant, d’une part, de la pression sur la face inférieure, p(y+dy)A, qui tend à pousser le liquide vers le haut, et d’autre part, la pression sur la face supérieure −p(y)A. L’équilibre des forces nous donne alors dp/dy = ρL g. On peut, par exemple, intégrer cette équation entre la profondeur y et la surface libre où règne la pression atmosphérique p0 pour obtenir l’expression de la pression en tout point : p(y) = p0 + ρL gy
(3.7)
Il s’agit de ce qu’on appelle une répartition hydrostatique des pressions. On a en général une telle distribution au sein des liquides au repos dans des récipients ouverts mais également dans des écoulements à surface libre pour lesquels la profondeur de liquide varie lentement. Une particule cylindrique de longueur h et de section A immergée dans un liquide est donc soumise, d’une part, à la force de gravité −ρS gΩ et, d’autre part, à la résultante des forces de pression sur les faces inférieure et supérieure : ρL ghA, qui s’écrit aussi ρL gΩ. Ce dernier résultat que nous avons démontré cidessus dans un cas simple est également valable pour une particule de volume Ω et de forme quelconque. La force totale s’établit donc à : Fsed = (ρL − ρS )gΩ
(3.8)
98
Rhéophysique
Fig. 3.8 – Distribution de pression sur la surface extérieure d’un cylindre liquide ou solide immergé dans un liquide.
La force de gravité ordinaire est donc diminuée d’une force équivalente au poids du liquide déplacé lorsque la particule est immergée, il s’agit de la poussée d’Archimède, qui exerce une force dans le sens opposé à la gravité. Ainsi une particule de densité différente de celle du liquide ne peut pas rester suspendue dans ce liquide. Pour des vitesses pas trop élevées on peut considérer que, si la particule est en mouvement vertical à travers le liquide, les forces de surface qu’exercent le liquide sur le solide sont la superposition des forces de pression et de la force de traînée qui freine la particule dans ses déplacements par rapport au liquide (lorsqu’il est macroscopiquement au repos) et dont l’expression est donnée par l’équation (3.5). En outre, on fait l’hypothèse que la pression conserve une répartition hydrostatique autour de la particule en dépit des mouvements du liquide. Dans ces conditions, pour une chute libre, à travers le liquide le bilan des forces s’écrit (ρL − ρS )gΩ + kμVchute d = 0. On en déduit la vitesse de déplacement stationnaire : Vchute =
ΔρgΩ kμd
(3.9)
où Δρ = ρS − ρL . Dans le cas d’une particule sphérique, on obtient Vchute = 2gR2 Δρ/9μ. La vitesse de chute est dirigée vers le bas lorsque la densité de la particule est supérieure à la densité du liquide (Δρ > 0), c’est le cas de la grande majorité des suspensions de particules solides, on parle alors de sédimentation. Elle est dirigée vers le haut lorsque la densité de la particule est inférieure à celle du liquide (Δρ < 0), c’est le cas des suspensions de bulles, c’est-àdire des mousses, ou de certaines émulsions ou suspensions, on parle alors de crémage. La sédimentation ou le crémage sont recherchés dans certaines applications mais, en général, ces phénomènes ont plutôt tendance à dénaturer le matériau du fait des hétérogénéités qu’ils induisent. En pratique, il est donc important
3. Suspensions
99
de savoir si une suspension sédimente (ou crème) de manière significative pendant une expérience. On peut, par exemple, considérer que ce sera le cas à partir du moment où le temps pour sédimenter (ou crémer) d’une distance égale à 10 % de la hauteur caractéristique de l’échantillon H est inférieur à la durée de l’expérience Δt, car alors plus de 10 % de l’échantillon (près de la surface supérieure ou de la surface inférieure) ne contiendra en principe plus de particules. Dans ces conditions, la durée maximum d’expérience avant que la sédimentation ne devienne significative est de l’ordre de : Δtc =
0,1kμHd gΩ |Δρ|
(3.10)
Par exemple, pour des billes de polystyrène de rayon 100 μm de densité 1,05 dans de l’huile de viscosité égale à 100 fois celle de l’eau dans un récipient de 10 cm de profondeur, on trouve Δtc = 15 min. Ces considérations s’appliquent bien à des particules isolées dans un liquide. Dès que deux particules se trouvent à une distance de l’ordre de deux fois leur diamètre, elles interagissent « hydrodynamiquement », c’est-à-dire que le champ de vitesse du liquide autour d’une d’entre elles est significativement différent de celui que l’on aurait autour d’une particule seule dans le liquide. La force de traînée peut alors être significativement différente et comme cet effet n’est pas le même sur chacune des particules qui ne sont jamais dans des positions exactement symétriques l’une par rapport à l’autre, il en résulte des évolutions complexes d’un tel binôme, tels que des effets d’alignement, d’entraînement mutuel, etc. Lorsque la concentration en particules est grande, disons supérieure à une valeur de l’ordre de φm /2, il y a de nombreuses interactions impliquant plus de deux particules, ce qui conduit à des effets encore plus complexes. De façon générale, tant que le matériau reste homogène, on s’attend à ce que la sédimentation globale (d’un grand nombre de particules) soit ralentie lorsque la concentration augmente, car les dissipations visqueuses augmentent du fait que le liquide doit se frayer des chemins de plus en plus tortueux à travers les particules, alors que la force appliquée à chaque particule reste à peu près constante (si on admet que la distribution de pression reste proche d’une distribution hydrostatique). Finalement, par des considérations dimensionnelles analogues à celles présentées ci-dessus dans le cas d’un objet seul dans un liquide, on peut montrer que la vitesse de chute des objets d’une suspension s’écrit sous la forme : Vchute (φ) = α(φ)Vchute (0)
(3.11)
où α est un facteur fonction de la concentration en particules, égal à 1 lorsqu’on a affaire à une seule particule. À faible concentration, pour une suspension désordonnée, la théorie prévoit que α = 1 − 6,55φ. Il existe également des relations empiriques prédisant la vitesse de sédimentation en fonction de la concentration, par exemple α = (1 − φ)n , où n = 5,1, qui décrivent très
100
Rhéophysique
F V
H
. γapp
Fig. 3.9 – Cisaillement simple d’une suspension contenant des particules de tailles et de formes quelconques. Le champ de vitesses moyen représenté à droite ne correspond pas au champ de vitesses local car l’écoulement induit dans le liquide par les plans en mouvement relatif est perturbé par la présence des particules. grossièrement l’évolution de la vitesse de sédimentation jusqu’à des concentrations élevées2 . Cependant, de façon générale, de nombreux effets perturbateurs sont susceptibles de se produire dès que la suspension n’est plus diluée : écoulement préférentiel du liquide le long des parois du récipient, mouvement en masse de groupes de particules rapprochées, etc. Finalement, en pratique, la vitesse de sédimentation dans une suspension non-diluée dépend fortement des conditions aux limites, c’est-à-dire de la taille et la forme du récipient.
3.3
Effet de la présence de particules sur le comportement du mélange
Considérons une suspension comprise entre deux plans solides parallèles en mouvement relatif dans une de leurs directions. On négligera ici les extrémités des plans, ce qui revient à supposer les plans infiniment larges. La présence des particules au sein du liquide empêche d’obtenir un cisaillement simple à l’échelle locale, l’écoulement ne peut plus avoir la forme d’un glissement relatif de couches liquides planes (voir Fig. 3.9). On peut cependant estimer la viscosité apparente du système en calculant le rapport entre des valeurs moyennes de la contrainte tangentielle et du gradient de vitesse. En pratique, si l’hypothèse de milieu continu est satisfaite, ces valeurs moyennes correspondent à la contrainte apparente (τapp ), définie comme la force tangentielle appliquée à l’un des deux plans par unité de surface, et au gradient de vitesse apparent (γ˙ app ), défini comme le rapport entre la vitesse relative des deux plans et la distance les séparant. La viscosité apparente, μ, de la suspension est alors égale à τapp /γ˙ app . 2. J.F. Richardson and W.N. Zaki, Sedimentation and fluidisation, Part 1, Trans. Inst. Chem. Eng., 32, 35-53 (1954)
3. Suspensions
101
Pour établir les variations de la viscosité apparente en fonction des paramètres du système, on peut reprendre une approche analogue à celle développée dans le cas du déplacement d’une particule dans un liquide (cf. § 3.2.6). En appliquant une force F sur l’un des plans, on induit un champ de vitesses au sein du liquide, qui dépend de la distribution de tailles et de formes de particules (voir Fig. 3.9), et qui conduit à un déplacement relatif des parois à la vitesse V . Si maintenant on applique une force différente αF , on obtient la solution du problème d’écoulement en multipliant chaque contrainte et chaque vitesse par le facteur α, ce qui donne une vitesse relative des parois αV . Si on augmente la viscosité, on obtient le même champ de vitesse en augmentant proportionnellement toutes les contraintes locales. Finalement, on en déduit que la contrainte tangentielle est proportionnelle à la vitesse relative des parois, donc au gradient de vitesse apparent, et à la viscosité du liquide interstitiel. Si la distribution de tailles et de formes des particules est fixée, on a donc μ ∝ μ0 . Par ailleurs, pour un système analogue mais pour lequel toutes les échelles de longueur, et en particulier la taille des particules, sont multipliées par un facteur α, le champ de vitesses initial multiplié par α est solution du problème, avec un champ de contraintes identiques en des points équivalents par homothétie. La vitesse relative des parois est maintenant αV et l’écartement des parois αH, si bien que le gradient de vitesse apparent est inchangé. Comme, en outre, la contrainte tangentielle est inchangée, la viscosité apparente de la suspension est identique. On en déduit une propriété fondamentale des suspensions : à partir du moment où l’hypothèse de continuité du milieu est vérifiée, la viscosité est indépendante de l’échelle de taille des objets en suspension. La viscosité d’une suspension est donc une fonction de la quantité de particules en suspension et de la distribution de tailles, de formes et de positions relatives des particules. En supposant que les particules ont toutes la même forme, on peut exprimer ces caractéristiques à travers la distribution des volumes de chacune des N particules par rapport à leur volume moyen : {Ωi /Ω}i=1...N (où Ω est le volume moyen des particules) ; la distribution de leurs positions (xi ) et orientations (θi ) dans l’espace : {xi , θi }i=1...N ; et la fraction de volume occupé par les particules dans le mélange : N Ω/ΩT , qui n’est autre que la fraction volumique φ. La viscosité apparente de la suspension s’écrit donc : μ = μ0 F ({Ωi /Ω}i=1...N ; {xi , θi }i=1...N ; φ)
(3.12)
Comme, dans cette expression, les variables décrivant la distribution des volumes des particules sont fixées pour une suspension donnée, nous en déduisons le résultat fondamental suivant : une suspension est newtonienne, autrement dit sa viscosité est constante, si et seulement si la distribution des positions et des orientations des particules est indépendante de l’histoire de l’écoulement. En fait, nous avons établi ce résultat dans des conditions aux limites particulières : un cisaillement simple. Pour qu’une suspension soit effectivement
102
Rhéophysique
newtonienne, il faut, en outre, que la distribution spatiale des particules et de leurs orientations soit indépendante des conditions aux limites, autrement dit indépendante du type d’écoulement imposé, ce qui n’est possible que si cette distribution est et reste isotrope3 . Dans le cas général, tout l’enjeu de la rhéologie des suspensions est de calculer la fonction F en fonction des caractéristiques des particules solides et des évolutions éventuelles de leurs positions et orientations au cours du temps. Compte tenu de la diversité des caractéristiques possibles des particules solides, il n’existe évidemment pas de relation générale directe de ce type et pour cerner le problème au mieux, nous serons amenés à passer successivement en revue des situations mettant l’accent sur des caractères spécifiques de la distribution relative des particules : concentration volumique, distribution de tailles, formes et orientations. Dans chaque cas, on considèrera une situation permettant d’isoler un aspect, c’est-à-dire telle que l’effet potentiel des autres aspects est négligeable. On verra, dans certains cas, comment il est possible d’identifier l’impact cumulé de plusieurs de ces aspects.
3.4 3.4.1
Effet de la concentration Considérations générales
On s’intéresse pour commencer au cas le plus simple, celui d’une suspension de sphères de taille uniforme. Dans ce cas, Ωi /Ω = 1 et l’orientation des particules ne joue aucun rôle, F dépend donc seulement de φ et de la distribution spatiale des particules. Si cette dernière ne varie pas en moyenne, la suspension est newtonienne et sa viscosité apparente est une fonction de la concentration volumique en particules. Comme le champ de vitesses au sein d’une telle suspension en cisaillement simple reste complexe, nous allons estimer la viscosité de la suspension en supposant que les particules solides sont distribuées d’une façon telle que le champ de vitesses qui en résulte est beaucoup plus simple : nous remplaçons les billes par une couche solide d’épaisseur h parallèle aux plans, centrée autour du plan médian situé en y = H/2 (voir Fig. 3.10). Dans ce cas, par raison de symétrie, l’écoulement des deux régions liquides entre chaque plan et l’inclusion solide est un cisaillement simple à un gradient de vitesse γ. ˙ En revanche, il n’y a pas de cisaillement dans la couche solide. En supposant qu’il n’y a pas de glissement le long des différentes parois solides, la vitesse est continue aux interfaces et le champ de vitesse s’exprime donc ainsi : ˙ 0 < y < (H − h)/2 ; vx = γy (H − h)/2 < y < (H + h)/2 ; vx = γ(H ˙ − h)/2 ˙ − h)/2 + γ˙ [y − (H + h)/2] = γ(y ˙ − h) (H + h)/2 < y < H ; vx = γ(H 3. G.K. Batchelor, The stress system in a suspension of force-free particles, J. Fluid Mech., 41, 545-570 (1970)
3. Suspensions
103
H
φ
h
φm V
.
γ Fig. 3.10 – Effet de la présence de particules solides sur le comportement d’une suspension (en haut) par le biais d’une approximation consistant à supposer que les particules sont rassemblées dans une couche d’épaisseur h à une concentration d’entassement maximal φm (au centre) ; le profil des vitesses (en bas) n’est pas linéaire (trait pointillé) mais a la forme d’une ligne brisée (trait continu), du fait que la couche centrale reste rigide.
Compte tenu de ce champ de vitesses, pour que la condition à la limite vx (H) = V soit respectée, il faut que γ˙ = V /(H − h), ce qui implique que la contrainte tangentielle le long des plans solides est μ0 V /(H − h). Il en résulte que la viscosité apparente du mélange vaut : μapp =
τapp 1 = μ0 γ˙ app 1 − h/H
(3.13)
L’équation (3.13) nous montre plusieurs tendances importantes qui restent vraies dans le cadre d’une approche plus complète : – L’impact de la présence d’une inclusion solide est d’augmenter la viscosité apparente du mélange, et ce d’autant plus que la proportion de solide est grande ; – Lorsque le volume de solide tend à occuper l’ensemble du volume disponible (h/H → 1) la viscosité du mélange tend vers l’infini. Il est maintenant possible d’avoir une idée approximative de la viscosité d’une suspension de particules sphériques en fonction de la concentration solide volumique en utilisant l’approche ci-dessus et en supposant que les particules se rassemblent toutes au centre de l’écoulement pour former un amas
104
Rhéophysique
dense de grains à une concentration d’entassement maximal φm . En supposant que le liquide compris dans cet empilement granulaire est bloqué, c’està-dire qu’il ne s’écoule pas à travers la structure poreuse formée par l’empilement, cette couche granulaire peut être assimilée à un bloc solide d’épaisseur h. Cette épaisseur est telle que le volume total de particules est conservé : φm hA = φHA, donc h = Hφ/φm . Dans ces conditions, l’approche ci-dessus, ayant conduit à l’équation (3.13), nous donne ici : −1
μapp = μ0 (1 − φ/φm )
(3.14)
Ce résultat montre la viscosité d’une suspension d’objets tend vers l’infini lorsque la concentration volumique de ces objets tend vers la concentration d’entassement maximal (φm ). Les calculs précédents nous ont permis de dégager les tendances essentielles et d’en comprendre l’origine. Maintenant, nous allons nous intéresser à l’impact de la présence de particules sur la viscosité d’une suspension de façon plus précise. En contrepartie, nous serons amenés à admettre des résultats qui ne peuvent être obtenus que par des calculs relativement complexes.
3.4.2
Régimes de concentration
En ajoutant progressivement des inclusions fluides de même taille dans un liquide, on passe successivement dans trois régimes de concentration associés à différents types d’interactions entre les inclusions. Régime dilué Lorsque la concentration volumique solide est suffisamment faible, c’està-dire lorsque φ est au maximum de l’ordre de quelques pourcents, les particules sont suffisamment éloignées les unes des autres (voir Fig. 3.11) pour que les perturbations induites par la présence de l’une d’entre elles affectent de manière négligeable le champ de vitesse autour de ses voisines. On peut finalement considérer que les particules n’interagissent pas d’un point de vue hydrodynamique : tout se passe comme si chaque particule ignorait totalement la présence d’autres particules. Ceci est rendu possible parce que la perturbation de l’écoulement, induite par la présence des particules, s’atténue avec la distance à la particule, et devient du second ordre au-delà d’une certaine distance. Si les particules sont suffisamment espacées, ces perturbations « n’interfèrent pas ». Le régime semi-dilué Lorsque la concentration en inclusions n’est pas suffisamment faible (φ 1 %) mais pas encore trop élevée (voir ci-dessous), la distance de perturbation de l’écoulement du liquide induite par la présence d’une inclusion est bien supérieure à la distance séparant deux inclusions voisines (voir Fig. 3.11). Tout
3. Suspensions
105
Dilué
Semi-dilué
φ Nc
(4.49a) (4.49b)
158
Rhéophysique
où Nc est une longueur critique de chaîne délimitant les deux régimes. En fait, Nc varie en première approximation comme l’inverse de la concentration (Φ), la transition est donc associée à une valeur critique de N Φ. Ceci suggère, en accord avec le diagramme de la Figure 4.10, que la transition entre les deux régimes se produit à partir d’un enchevêtrement critique. Les tendances observées concernant la viscosité au plateau peuvent alors s’expliquer très qualitativement. Lorsque les chaînes sont courtes, elles sont suffisamment mobiles les unes par rapport aux autres pour qu’un cisaillement s’appuie sur le mouvement relatif de chaînes voisines, éventuellement suivant des chemins tortueux. Si un incrément de déformation donné est directement associé au mouvement relatif de deux chaînes voisines, le frottement associé est proportionnel à la longueur des chaînes, et l’on obtient une formule du type (4.49a). Lorsque les chaînes sont enchevêtrées, l’écoulement nécessite que les molécules se frayent un chemin à travers le réseau selon un processus beaucoup plus complexe, s’appuyant en particulier sur des phénomènes coopératifs. Ceci explique que la résistance à l’écoulement augmente alors beaucoup plus rapidement avec la longueur des chaînes. Viscoélasticité Dans le régime concentré, le caractère élastique du matériau peut être très marqué. On l’observe, par exemple, lorsqu’on impose une contrainte à un matériau initialement au repos. La déformation résultante augmente rapidement vers un plateau, que l’on appelle plateau caoutchoutique. Dans cette phase, la réponse du matériau est donc essentiellement celle d’un solide élastique, qui subit une déformation finie pour une contrainte donnée. Cette phase s’étend sur une durée θ, puis la déformation augmente linéairement avec le temps, ce qui correspond à un écoulement à vitesse constante (voir Fig. 4.16). Le matériau s’écoule alors comme un liquide visqueux de viscosité μ. Le modèle de Maxwell simple ou bien le modèle de Rouse, décrits plus haut, prédisent effectivement un incrément de déformation initial suivi d’un écoulement à viscosité apparente constante, mais il ne prédisent pas le temps de retard associé au plateau caoutchoutique (voir Fig. 4.16). Ici, le temps caractéristique de fin de plateau, θ, peut être très long, donnant l’impression que le matériau va rester dans un état solide. Ce temps est néanmoins relié à la viscosité et au module élastique par la relation : θ=
μ G
(4.50)
Avec ce type de matériau, on observe également un plateau dans la courbe de G en fonction de la fréquence (voir Fig. 4.17). Ce plateau est d’autant plus marqué que les chaînes sont longues. Il s’avère que la fréquence critique d’apparition du plateau de G est à peu près égale à 1/θ, ce qui est en accord avec les observations ci-dessus : le matériau réagit essentiellement comme un solide élastique tant que la durée caractéristique de sollicitation dans une
4. Polymères
159
σ0
t
γ σ0 /μ
σ0 /G
θ
t
Fig. 4.16 – Allure de la réponse en déformation (en bas) lorsqu’un créneau de contrainte est imposé (en haut) à un polymère fondu ou une solution concentrée. La courbe en pointillée correspond à l’allure de la réponse d’un fluide de Maxwell simple soumis à la même sollicitation.
G' G
Μ 1/θ
ω
Fig. 4.17 – Allure du module élastique d’un polymère fondu ou une solution concentrée en fonction de la fréquence (à température constante) pour différentes masses moléculaires.
direction donnée est inférieure à θ. Ceci est à la base de la loi (empirique) de Cox-Merz selon laquelle la viscosité apparente √ à un gradient de vitesse γ˙ est égale au module de la viscosité complexe ( G2 + G2 /ω) à la fréquence ω = γ. ˙ Jusqu’ici on avait envisagé comme source essentielle d’élasticité l’allongement des chaînes prises individuellement. En régime concentré les choses sont un peu plus compliquées. La nature aléatoire de la conformation des chaînes implique que celles-ci sont totalement enchevêtrées, un peu comme dans un plat de spaghettis. Dans le cas du plat de spaghettis, l’enchevêtrement bloque
160
Rhéophysique
Fig. 4.18 – Reptation d’une chaîne à travers un réseau de polymères enchevêtrés. La position initiale de la chaîne est la ligne noire continue, sa position finale est la ligne pointillée épaisse. Le tube fictif dans lequel se déplace cette chaîne est matérialisé en pointillés.
le système qui se comporte comme un solide viscoélastique. En effet, chaque chaîne ne peut se déplacer par rapport aux autres qu’à travers un chemin complexe suivant essentiellement sa propre conformation, il n’est donc pas possible d’imposer un mouvement relatif des chaînes selon une direction particulière sans les casser. Dans le cas des polymères, s’ajoute cependant la possibilité pour les chaînes de se déplacer les unes par rapport aux autres du fait de l’agitation thermique, à travers des mouvements coopératifs, impliquant plusieurs chaînes à la fois. Ce type de mouvement a été qualifié de reptation par Pierre-Gilles de Gennes, parce qu’il présente une certaine analogie avec celui d’un serpent sur le sol : un méandre de la chaîne se déplace progressivement vers l’avant grâce à une série de déformations simultanées de la chaîne et du réseau dans lequel elle est incluse ; lorsque ce méandre parvient à l’extrémité de la chaîne, cette dernière s’est globalement déplacée à travers le réseau (voir Fig. 4.18). Puisque pour de petites déformations le réseau enchevêtré n’est pas modifié, dans ce régime tout se passe comme si les points de contacts au sein du réseau enchevêtré étaient fixés. Le module élastique d’un tel système peut donc être estimé en utilisant une approche similaire à celle développée pour un polymère réticulé (voir § 4.5) qui conduit à (4.36). En utilisant la longueur moyenne des morceaux, exprimée en nombre d’unités de répétition, Ne , et en remarquant que n = Φ/a3 Ne , on peut réécrire le module sous la forme : G=
kB T Φ N e a3
(4.51)
En pratique, les valeurs typiques de Ne sont de l’ordre de quelques centaines de liaisons carbone. Le temps caractéristique pour sortir du plateau caoutchoutique peut être estimé en considérant qu’il correspond au moment où le réseau change de
4. Polymères
161
configuration. En quelque sorte, la structure élastique initiale a été brisée, dans le sens où elle ne pourra plus retrouver sa configuration initiale. Cette notion est assez qualitative. À un niveau local on associe la reconfiguration du réseau au moment où une chaîne vient juste de parvenir à sortir de son tube initial à travers le réseau. Autrement dit cette chaîne s’est déplacée d’une distance égale à sa propre longueur. Compte tenu du fait que l’agitation thermique est à l’origine de ces phénomènes, on peut supposer que ce mouvement se produit sous la forme d’une diffusion de la chaîne à travers le réseau, avec un coefficient de diffusion D. En première approximation, la molécule se déplace dans son tube à travers un milieu ayant une certaine viscosité apparente μc . Ce frottement viqueux peut être décomposé en frottements élémentaires sur chaque tronçon, avec un coefficient μ0 , tel que μc = N μ0 . Le coefficient de diffusion s’écrit alors D = kT /μc b. Dans ce cas, on sait (Chapitre 5) que le temps de diffusion pour un déplacement sur une distance égale à la longueur du tube, L = N b, vaut : μ0 b3 3 L2 = N (4.52) θ= D kB T Au terme d’un temps θ, on peut considérer que l’enchevêtrement initial a été oublié au profit d’un nouvel enchevêtrement. Notons que θ est, à une constante près, N fois plus grand que le temps de retour à l’équilibre d’une chaîne seule dans le liquide (équation (4.44)) associé en première approximation au temps caractéristique viscoélastique d’une solution diluée. En utilisant les équations (4.50) et (4.52), on peut estimer la viscosité du milieu, qui s’avère proportionnelle à N 3 . Le modèle de reptation prédit donc globalement une augmentation rapide de la viscosité avec la taille des chaînes, ce qui suggère qu’il prend bien en compte les phénomènes physiques essentiels. Cependant, les résultats expérimentaux (équation (4.49), i.e. μ ∝ N 3,3 ) ne sont pas en accord exact avec les prédictions du modèle. Ceci peut s’expliquer par le fait que ce dernier ne prend pas en compte les fluctuations de longueur du tube et les mouvements de ses parois, du fait de l’agitation thermique des molécules du réseau. Dans les polymères branchés, la reptation est évidemment beaucoup plus difficile : la molécule doit d’abord retirer une de ses branches du tube dans lequel elle est incluse. De Gennes (1979) a notamment montré que le temps de relaxation varie alors exponentiellement en fonction de la longueur des chaînes.
4.6.4
Régime semi-dilué
Les approches rhéophysiques de ce régime intermédiaire sont beaucoup plus délicates que dans les deux régimes extrêmes ci-dessus. Une approche très grossière consiste à considérer que ce type de matériau a des propriétés mécaniques qui peuvent être décrites en supposant qu’il s’agit d’un polymère fondu dont les tronçons seraient les blobs de la solution semi-diluée. Dans ces
162
Rhéophysique
conditions, le module élastique peut être estimé à partir de la formule (4.51) en prenant en compte la concentration effective en blobs dans le mélange, Φ = Φ/N ∗ , ce qui nous donne compte tenu des résultats de la Section 4.4.2 : G=
kB T Ne ξ 3
(4.53)
Le temps de relaxation complète de la structure peut être estimé en extrapolant la formule (4.52), en considérant que les tronçons ont maintenant une longueur ξ : 3 μ0 3 N ξ (4.54) θ= kB T N La viscosité se déduit alors de l’équation (4.50) en utilisant les équations (4.53) et (4.54).
4.7
Impact de la température
Les évolutions des propriétés mécaniques des matériaux polymères avec la température dépendent de la façon dont les molécules peuvent s’organiser (structure amorphe, cristalline, etc.). Nous nous contenterons, ici, d’évoquer quelques tendances générales concernant les polymères dans le régime concentré sans liaisons chimiques ou physiques entre molécules. Tant que la température est suffisamment élevée, ces matériaux sont dans un état liquide, tel que nous l’avons envisagé et décrit jusqu’à présent. À une température suffisamment basse, au contraire, ils sont dans un état solide ou amorphe. Or, on a vu qu’un polymère liquide se comporte en apparence comme un solide à des fréquences de sollicitation suffisamment grandes. Ceci suggère que l’impact sur le comportement apparent d’un polymère, d’une diminution de la température et d’une augmentation de la fréquence de sollicitation, présente une certaine analogie. Lorsqu’on abaisse la température d’un polymère (ou lorsqu’on augmente la fréquence de sollicitation), le temps de désenchevêtrement (τt ) devient supérieur au temps caractéristique d’écoulement, les chaînes n’ont plus assez de temps pour se désenchevêtrer, tout se passe comme si ces enchevêtrements étaient permanents pendant la durée de l’écoulement. Dans ces conditions, le comportement apparent du matériau est analogue à celui du même polymère vulcanisé (voir § 4.5), il réagit essentiellement comme un solide élastique. Le module élastique est de l’ordre de 105 Pa. Lorsqu’on continue d’abaisser la température ou d’augmenter la vitesse de sollicitation, les rotations spontanées des liaisons C-C n’ont plus le temps de se produire dans le temps caractéristique d’écoulement. Les déformations des chaînes ne sont donc plus de nature entropiques, elles doivent être forcées par la contrainte appliquée. Les quelques mouvements relatifs des chaînes impliquent aussi des rotations forcées et dissipent donc une énergie très élevée.
4. Polymères
163
Dans ce cas, le module élastique est de deux à trois ordres de grandeur plus grand que dans l’état précédent. À des températures plus faibles ou des temps de sollicitation encore plus courts, les rotations des liens C-C deviennent pratiquement impossibles. Le matériau est très dur et fragile. À une température critique, une discontinuité dans le taux de variation du volume spécifique se produit, c’est la température de transition vitreuse. Le module élastique pour de petites déformations vaut typiquement 4 × 109 Pa. Pour un polymère semi-cristallin, le comportement reste gouverné par la phase interstitielle de polymère amorphe si bien que le module élastique n’est guère plus élevé. L’équivalence des variations du comportement apparent avec l’augmentation de la température ou la diminution de la fréquence de sollicitation résulte du fait que le comportement apparent du matériau est essentiellement gouverné par le rapport entre son temps de relaxation (intrinsèque) et le temps caractéristique d’écoulement. Augmenter la fréquence de sollicitation (inverse du temps caractéristique d’écoulement) ou abaisser la température (qui varie comme l’inverse de la température) induisent donc qualitativement le même type de variation sur le comportement apparent. Ces considérations peuvent être formalisées à propos des évolutions du module de relaxation en fonction du temps et de la température : G(t, T ) = F (aT t, T0 )
(4.55)
où F (t, T0 ) est le module de relaxation à une température de référence T0 et aT est un coefficient dépendant de la température. Il a été montré empiriquement que aT pouvait s’écrire sous la forme (expression de Williams, Landel, Ferry) : log(aT ) =
−α(T − T0 ) β + (T − T0 )
(4.56)
En prenant pour T0 la température de transition vitreuse, on a α = 17,4 et β = 51,6 K. Remarquons que si le comportement du matériau était régi par un seul temps de relaxation, d’après les équations (4.44), (4.45) et (4.55), aT devrait être simplement inversement proportionnel à la température. Les variations plus complexes observées (équation (4.56)) montrent qu’il y a plusieurs temps de relaxation.
Pour en savoir plus Scaling concepts in polymers physics, P.G. de Gennes, Cornell University Press, Ithaca, 1979 Physique des polymères à l’état fondu, Initiation à la science des polymères (Volume 16), Publications du Groupe Français des Polymères Viscoélasticité linéaire des polymères fondus, J. Guillet et C. Carrot, Techniques de l’Ingénieur, AM 3620, 2000
164
Rhéophysique
Viscoélasticité non-linéaire des polymères fondus, J. Guillet et C. Carrot, Techniques de l’Ingénieur, AM 3630, 2000 Gases, liquids and solids, D. Tabor, Cambridge University Press, Cambridge, 3rd edition, 1991 Rheology of polymeric liquids, M. Tirrell, Chapter 11, 475-512, in Rheology, principles, measurements and applications, C.M. Macosko, Wiley, New York, 1994 Les polymères, J.L. Tassin, Chapitre 2, in Comprendre la rhéologie – De la circulation du sang à la prise du béton, P. Coussot et J.L. Grossiord (Eds.), EDP Sciences, Les Ulis, 2001 Statistical Mechanics of Chain Molecules, P.J. Flory, Hanser Publishers, New York, 1988 Initiation à la rhéologie, G. Couarraze et J.L. Grossiord, Tec&Doc Lavoisier, 3e édition, 2000 Soft Condensed Matter, R.A.L. Jones, Oxford University Press, Oxford, 2002 Rheology for chemists – an introduction -, J.W. Goodwin and R.W. Hughes, RSC, Cambridge, 2000 La juste argile, M. Daoud et C. Williams (Eds.), Les Éditions de Physique, Les Ulis, 1995 Rhéophysique – ou comment coule la matière, P. Oswald, Belin, Paris, 2005 The structure and rheology of complex fluids, R.G. Larson, Oxford University Press, Oxford, 1999
Chapitre 5 Colloïdes 5.1
Introduction
La sédimentation ou l’effet inverse, le crémage, que l’on observe avec des suspensions, des mousses ou des émulsions (voir Chapitres 3 et 6) sont considérablement réduits voire négligeables si les particules ou les inclusions placées dans le liquide sont très petites, disons d’une taille comprise entre 10 nm et 1 μm. Ceci provient du fait que des éléments dans cette gamme de taille, dite colloïdale, d’une part sont sensibles aux effets de l’agitation thermique des molécules du liquide interstitiel et, d’autre part, peuvent interagir à des distances du même ordre que leur taille à travers divers types de forces répulsives ou attractives. Ces effets colloïdaux peuvent contrecarrer les effets de la gravité. Ils peuvent aussi jouer un rôle majeur dans le comportement mécanique du mélange. Il n’est pas rare que quelques pourcents seulement de particules colloïdales en suspension dans un liquide pur permettent d’obtenir un fluide de viscosité apparente supérieure de plusieurs ordres de grandeur à celle du liquide interstitiel, alors que l’impact sur la viscosité du mélange d’une concentration analogue de particules non-colloïdales est presque négligeable. En outre, les interactions à distance entre particules colloïdales donnent lieu à des comportements mécaniques souvent fortement non-newtoniens. Divers types d’éléments donnent lieu à des effets colloïdaux : micro-gouttes au sein de certaines émulsions, micelles géantes formées par l’association d’un grand nombre de molécules, etc. ; le cas le plus fréquent est cependant celui de particules solides. Dans la suite, nous nous concentrons sur ce dernier type d’éléments mais les caractéristiques physiques qui seront présentées sont généralement applicables à d’autres types d’éléments. En effet, le caractère colloïdal d’un élément provient fondamentalement de sa taille. Il peut être significatif dès que la dimension des particules selon au moins un de leurs axes entre dans la gamme de dimensions ci-dessus. On peut ainsi avoir des effets colloïdaux avec des fibres de longueur supérieure à 1 μm mais d’épaisseur nettement inférieure. Par ailleurs, la limite supérieure de la gamme colloïdale
166
Rhéophysique
n’est qu’indicative : en réalité, les effets colloïdaux diminuent progressivement lorsque la taille des particules augmente. Il n’est donc pas exclu, dans des circonstances particulières, d’avoir des effets colloïdaux significatifs avec des particules de taille bien supérieure au micromètre. Le premier effet de la petite taille des particules colloïdales est la sensibilité à l’agitation thermique, qui conduit à des mouvements erratiques de la particule, que l’on appelle mouvement brownien (§ 5.2). On fait, en général, l’hypothèse que les particules sont à l’équilibre thermique avec le liquide ambiant, si bien que le mouvement brownien est en quelque sorte un descripteur de la température des particules. Comme pour les polymères (cf. Chapitre 4), cet effet joue un rôle essentiel dans les évolutions spontanées du système : relaxation après une sollicitation, structuration progressive au repos macroscopique (§ 5.10). Comme les molécules d’un liquide, les petites particules développent entre elles des interactions essentiellement attractives liées aux forces de van der Waals entre leurs constituants atomiques (§ 5.3). Cet effet est primordial, il tend à faire se rapprocher, et donc s’agréger, les particules colloïdales. À leur surface, se trouvent cependant toujours des ions adsorbés qui donnent lieu à des forces de type électrostatiques (§ 5.4), qui peuvent permettre d’empêcher cette agrégation. Il est aussi possible d’empêcher l’agrégation des particules par adsorption de longues chaînes moléculaires à leur surface (§ 5.5). Enfin, la présence de polymères en solution dans le liquide interstitiel peut conduire à des effets d’attraction supplémentaires (§ 5.6). On dit que le système est stable lorsque les interactions entre particules permettent aux particules de se répartir de manière homogène dans le liquide. Le cumul de ces interactions peut prendre des formes plus ou moins complexes mais on peut distinguer deux grandes catégories de systèmes : ceux pour lesquels le bilan des forces entre les particules (§ 5.7) est essentiellement de type répulsif, et ceux pour lesquels le bilan des forces est essentiellement de type attractif. Des arguments rhéophysiques permettent de comprendre l’origine du comportement mécanique en général fortement non-newtonien de ces deux types de système (§ 5.8 et 5.9) lorsque les effets de ces interactions colloïdales prédominent. Lorsque les interactions hydrodynamiques liées à l’écoulement du liquide interstitiel sont prédominantes, les propriétés de ces systèmes se rapprochent de celles des liquides simples (§ 5.10).
5.2 5.2.1
Mouvement brownien Principes de base
Généralités Une particule solide placée dans un liquide est entourée d’un grand nombre de molécules constamment agitées thermiquement (voir § 2.2.2), mais elle est,
5. Colloïdes
167
Fig. 5.1 – Molécules du liquide (en noir) entrant en collision avec une particule colloïdale (en gris) en suspension dans ce liquide. Seuls les mouvements des molécules conduisant à un contact avec la particule ont été représentés (par des flèches).
elle-même, constituée d’atomes ou de molécules soumises à une agitation thermique. Considérant que les mouvements des éléments de la particule ont des amplitudes beaucoup plus faibles que ceux du liquide, on décrit classiquement la situation en considérant que la particule est un corps rigide parfaitement homogène dont la surface est soumise à d’incessantes collisions avec des molécules du liquide (voir Fig. 5.1). Lorsque le système est au repos d’un point de vue macroscopique, par exemple pour une suspension au repos dans un récipient, les molécules ne privilégient, en moyenne, aucune direction dans leurs mouvements. Par conséquent, la moyenne dans le temps de la force totale exercée par les molécules sur la particule du fait de ces chocs est nulle. En revanche, sur des échelles de temps de l’ordre du temps caractéristique de choc (qui est de l’ordre de θ = 10−13 s), la force totale fluctue significativement en fonction des modules et directions instantanées de la vitesse des molécules. Le mouvement de la particule est donc gouverné à chaque instant par une force d’amplitude et de direction différente de celle à laquelle elle était soumise à l’instant précédent. La particule suit finalement une trajectoire imprévisible (voir Fig. 5.2) à travers le liquide, que l’on appelle mouvement brownien. Bien que le mouvement brownien soit, à une échelle locale et instantanée, tout à fait imprévisible, il est possible de quantifier certaines caractéristiques de ce mouvement sur des temps suffisamment longs en s’appuyant sur deux hypothèses physiques essentielles. La première d’entre elles est l’« indépendance » ou la « décorrélation », des variations successives de vitesse et de position de la particule, qui résulte de la décorrélation des valeurs successives de la force totale instantanée. Supposons alors que l’on décrive le mouvement de la particule par les positions successives qu’elle occupe après des intervalles de temps successifs ( θ). Le mouvement résultant est caractéristique d’une
168
Rhéophysique
r
Fig. 5.2 – Trajectoire (trait continu) aléatoire suivie par une particule au cours du temps du fait de l’agitation brownienne et conduisant à un déplacement total r (trait pointillé). Compte tenu des fluctuations de la force totale sur des temps très courts, chaque tronçon linéaire représenté ici, est une représentation simplifiée du mouvement à cette échelle d’observation. À une échelle d’observation plus fine, la trajectoire de la particule sur un tel tronçon apparaîtrait, en fait, composée de plus petits segments de directions diverses. marche au hasard (voir § 4.2.2) : à chaque étape le déplacement de la particule est totalement aléatoire, en particulier il est tout à fait indépendant de sa position actuelle et de l’histoire de son mouvement. Par conséquent, au bout d’un temps assez long, le déplacement moyen est nul car la particule a autant de chances d’occuper deux positions opposées quelconques. En revanche, la distance moyenne entre la particule et sa position initiale augmente au cours du temps, car la particule explore de plus en plus de positions dans l’espace entourant sa position initiale. La seconde hypothèse essentielle est que la particule est à l’équilibre thermique dans le liquide : elle possède la même énergie mécanique que le milieu dans lequel elle baigne ou, plus précisément, son énergie est distribuée selon une loi de Boltzmann (voir § 2.3.1) avec la même température. Or, l’énergie mécanique du liquide se traduit entièrement par l’agitation des molécules qui possèdent en moyenne une énergie cinétique 3kB T /2 (voir § 2.4), expression indépendante de la masse de l’objet considéré. On supposera donc que l’énergie cinétique moyenne (d’agitation) de la particule est également 3kB T /2. Déplacement moyen Intéressons nous maintenant au déplacement r(t), c’est-à-dire le vecteur reliant la position initiale de la particule à sa position à l’instant t (voir Fig. 5.2). La longueur de ce vecteur est la √ distance parcourue par la particule depuis l’instant initial, qui s’écrit |r| = r2 . On cherche la distance moyenne atteinte au cours du temps. Compte tenu du caractère aléatoire des collisions, si on suit une seule particule, cette distance est très variable. En considérant un
5. Colloïdes
169
grand nombre de particules identiques et dans les mêmes conditions au sein du liquide, on obtient une distribution de probabilité (p(r)) des déplacements des particules. Pour quantifier le déplacement des particules sous l’action de l’agitation thermique, il faut donc considérer une certaine moyenne du déplacement des particules prenant en compte cette distribution. Dans le cas présent, compte tenu des phénomènes de diffusion auxquels le mouvement brownien donne lieu, il s’avère plus commode de s’intéresser aux évolutions de la distance quadratique moyenne : r2 = p(r)r2 dr3 , qu’à la moyenne de la distance. Le mouvement de chaque particule est régi par la loi fondamentale de la dynamique. À chaque instant, celle-ci est soumise à une force fluctuante Ffluc résultant des chocs avec les molécules du liquide. Par ailleurs, au cours de son déplacement à travers le liquide de viscosité μ, une particule est soumise à une force de traînée visqueuse. En première approximation, c’est-à-dire en négligeant les effets d’inertie, on peut décrire cette force comme celle associée à un mouvement stationnaire à la vitesse instantanée de la particule (˙r(t)) (voir § 3.2.6) : kdμ˙r (où d est une dimension caractéristique de la particule). L’équation du mouvement de la particule s’écrit donc : m
dr d2 r = Ff luc − kdμ dt2 dt
(5.1)
Pour simplifier l’analyse, on peut décomposer le mouvement dans l’espace selon trois axes perpendiculaires, et décrire la position de la particule en fonction de ses trois composantes x, y, z dans ce repère. L’équation (5.1) se décompose alors en trois équations analogues selon ces directions. Notons au passage 2 2 2 que r2 = x + y2 + z , 2et comme aucune direction n’est privilégiée, on en 2 déduit x = y = z = r2 /3. Intéressons nous, par exemple, à l’équation (5.1) selon la composante x ; en multipliant cette équation par x et en remarquant que d(x2 )/dt = 2xdx/dt, on obtient : d(x2 ) d2 x 1 kdμ (5.2) = xF − x,fluc dt2 2 dt dx dx 2 2 d x dt − dt puis en passant à la En utilisant le développement x ddt2x = dt moyenne, on peut réécrire l’équation (5.2) sous la forme1 : ! " 2 dx d 2 1 d dx x = xFx,fluc − kdμ m x −m dt dt dt 2 dt mx
Les premiers termes de chaque membre sont nuls car les vitesses, positions et force fluctuante sont décorrélées, donc la moyenne de leur produit est égale au produit de leurs moyennes, qui sont elles-mêmes nulles. En écrivant un développement analogue pour les deux autres composantes, en les sommant et 1. Notons que df /dt =
p(r) (df /dt) dr 3 = d[ p(r)f dr 3 ]/dt = d f /dt
170
Rhéophysique
en utilisant les hypothèses d’équilibre thermique et d’équipartition de l’énergie (l’énergie cinétique moyenne de chaque $ # particule $ vaut 3kB T /2), ce qui se # 2 2 traduit ici par m (dx/dt) = (1/3) m (dr/dt) = kB T , on trouve finale ment d r2 /dt = 6kB T /kμd, que l’on peut intégrer sous la forme : 2 6kB T t r = kμd
(5.3)
en supposant que la particule est dans la position r = 0 à l’instant initial. Cette expression nous permet de constater que la distance quadratique moyenne est simplement proportionnelle au temps écoulé depuis l’instant initial, et qu’elle est d’autant plus grande que la température du milieu est grande ou que sa viscosité est faible.
5.2.2
Phénomène de diffusion
L’expression très simple que nous avons trouvée pour la distance quadratique moyenne cache une réalité individuelle plus complexe : chaque particule se déplace spontanément dans toutes les directions dans le liquide, et les positions atteintes en moyenne sur l’ensemble des particules sont de plus en plus éloignées de leur point de départ. Il s’agit d’un mouvement diffusif. Le coefficient de proportionnalité D = kB T /kμd
(5.4)
qui intervient dans l’expression de la distance quadratique moyenne (5.3), est le coefficient de diffusion. De cette dernière équation, on déduit également le temps mis pour atteindre une distance de l’ordre de la taille des particules ( r2 ≈ d2 ) : kμd3 (5.5) t0 ≈ kB T Pour des billes de rayon d = R = 0,1 μm dans de l’eau à température ambiante, on trouve un temps de l’ordre de 4×10−3 s, autrement dit, par rapport à leur dimension, de petites particules diffusent extrêmement rapidement dans un liquide. Ce temps augmente fortement avec la taille des particules, il est de 4 s pour des billes de 1 μm, et de 4000 s pour des billes de 10 μm. Ainsi, en pratique la diffusion brownienne pour des particules d’une taille supérieure à quelques dizaines de microns est négligeable puisqu’aucun mouvement perceptible ne peut être enregistré sur les durées d’expérience habituelles. Compte tenu de la variabilité du mouvement d’une particule à l’autre, c’est à partir d’un grand nombre de particules en suspension que l’on peut facilement observer ce phénomène de diffusion : un groupe de particules placées dans une région particulière d’un liquide pur formera ainsi une sorte de nuage s’étendant plus ou moins rapidement dans le liquide. Mais il n’est pas possible d’identifier un « front » de déplacement car la probabilité d’avoir une particule en un
5. Colloïdes
171
point donné décroît progressivement avec la distance et il est statistiquement toujours possible d’avoir des particules très loin de la position initiale même après une très courte durée de diffusion. Voyons, par exemple, comment se répartit au cours du temps un ensemble de particules dans une suspension dans le cas d’une diffusion unidirectionnelle. On décrit la quantité de particules dans un petit élément de volume par sa concentration φ, qui permet d’obtenir le nombre de particules dans un volume dΩ : φdΩ. Pour simplifier l’approche on suppose que φ ne varie que selon l’axe x. On sait d’après l’équation (5.3) que pendant un intervalle de temps dt les particules parcourent une distance dx telle que dx2 = 2Ddt. Considérons une tranche d’épaisseur dx située en x. Comme l’équation (5.3) ne fait intervenir que la distance au carré, les particules de cette tranche ont une probabilité 1/2 de se déplacer de dx dans chaque direction, il en est de même des particules situées dans les deux tranches voisines situées en x − dx et x + dx. Il s’ensuit que la variation, au bout de dt, du nombre de particules dans la tranche située en x s’écrit : 1 [φ(x − dx) − 2φ(x) + φ(x + dx)] dΩ 2 Par ailleurs, en utilisant la définition de la concentration, la variation du nombre de particules dans cette tranche peut également s’écrire [φ(t + dt) − φ(t)] dΩ. En égalisant ces deux expressions puis en divisant le membre de droite par 2Ddt, le membre de gauche par dx2 , et en passant à la limite dt → 0, on obtient l’équation suivante (dite « seconde loi de Fick ») : ∂φ ∂2φ =D 2 ∂t ∂x
(5.6)
Plus généralement, cette équation décrit la façon dont une suspension initialement hétérogène devient homogène au fil du temps du fait du rééquilibrage progressif de la concentration résultant de la diffusion des particules. Pour se donner une idée de la façon dont les choses se passent, on peut considérer le cas particulier d’un pic de concentration situé initialement en zéro (φ(x, 0) = δ(x), où δ(x) est une distribution de Dirac2 ) et observer la diffusion des particules à partir de ce pic. Cette situation représente bien ce qui se passe lorsqu’on place une goutte d’un liquide contenant une forte concentration en particules dans le même liquide pur. On peut vérifier facilement que dans ce cas la solution de l’équation (5.6) s’écrit : φ(x, t) =
exp −x2 /4Dt (4πDt)1/2
(5.7)
L’allure du profil de concentration décrit par cette équation est présentée Figure 5.3. Au cours du temps, le pic central s’affaisse progressivement, sa −1/2 , et la distribution des particules se rapproche prohauteur vaut (4πDt) gressivement d’une répartition uniforme. 2. δ est la fonction telle que δ(x = 1) = 0 et
δ(x)dx = 1.
172
Rhéophysique
Fig. 5.3 – Profils de diffusion unidirectionnelle à différents temps pour des particules situées initialement au point zéro. Les profils sont représentés en fonction des variables position et temps sans dimension X = x/R2 et T = Dt/R2 = t/t0 ; l’équation (5.7) qui régit cette diffusion s’écrit alors φ(X, T ) = (4πT )−1/2 exp −X 2 /4T . Le profil initial est un pic de Dirac placé en X = 0, les profils représentés correspondent (du plus élevé au plus étalé) aux temps T = 0,05 ; 0,25 ; 1 ; 2 ; 5.
5.2.3
Diffusion rotationnelle
La direction des forces résultant des collisions des molécules du liquide avec une particule ne passe pas nécessairement par le centre d’inertie de la particule. Il en résulte des mouvements de rotation de la particule autour de son centre d’inertie. Formellement, l’équation décrivant ces mouvements de rotation est analogue à l’équation (5.1) à un facteur de longueur près, le terme de gauche étant remplacé par le moment cinétique de la particule, le premier terme de droite par le couple fluctuant, et le second terme de droite par le couple visqueux résistant. Le traitement mathématique de ce phénomène est donc analogue au mouvement brownien de translation et on aboutit à une équation de diffusion pour l’angle de rotation θ dans un plan donné : θ2 = Drot t, où le coefficient de diffusion rotationnelle s’écrit de façon générale : kB T Drot = α (5.8) μL3 où L est la longueur de l’axe dont la rotation est observée et α un facteur fonction de la forme de l’objet considéré.
5.2.4
Pression osmotique
Comme les éléments colloïdaux en suspension dans un liquide diffusent sous l’effet de l’agitation thermique, ils tendent à occuper au maximum
5. Colloïdes
173
l’espace liquide qui leur est alloué. Les mouvements incessants de ces éléments présentent des ressemblances avec ceux des molécules d’un gaz : leur énergie cinétique est d’origine thermique et aucune direction de mouvement n’est privilégiée. En s’appuyant sur des calculs analogues à ceux du § 2.3.4 pour la pression exercée par un gaz parfait sur une paroi solide, on peut donc calculer la pression exercée spécifiquement par des particules colloïdales, ce $ # 2 qui nous donne p = (1/3)nm (dr/dt) , où n est le nombre de particules par unité de volume (n = φ/υ où υ est le volume moyen # $ des particules). D’après l’hypothèse d’équilibre thermique, on a (dr/dt)2 = 3kB T /m, d’où l’on déduit la valeur de la pression spécifique exercée par les particules colloïdales que l’on appelle pression osmotique : Posm = nkB T
(5.9)
On peut mesurer cette pression dans une suspension en bloquant l’accès d’une région aux particules tout en laissant le passage libre pour le liquide, typiquement à l’aide d’un filtre dont les mailles sont nettement plus grandes que la taille des molécules du liquide mais plus petites que celle de particules. La phase liquide contenant les particules exerce une pression sur le filtre plus importante que la phase liquide pure, car elle est augmentée de cette pression osmotique.
5.2.5
Sédimentation et diffusion brownienne
La diffusion permet de contrecarrer en partie la sédimentation ou le crémage des particules. Sous l’action de la gravité, les particules tendent à se rassembler dans une région donnée. Au contraire, la diffusion brownienne tend à les redistribuer de manière homogène dans le liquide. Quand les deux effets prennent place en même temps, un profil d’équilibre est obtenu, qui est associé à l’équilibre des deux tendances (voir Fig. 5.4). Dans un récipient cylindrique vertical, le profil d’équilibre est décrit par la concentration en fonction de la hauteur : φ(x). Considérons une section située en x et d’épaisseur dx. La variation du nombre de particules dans cette section pendant un intervalle de temps dt et résultant de la sédimentation est égale à la différence entre la quantité de particules arrivant de la couche supérieure et celle partant de cette couche, soit Δsedimentation = Vchute (φ(x + dx) − φ(x))dt = Vchute (∂φ/∂x) dt. Dans cette expression, on utilisera pour simplifier la vitesse de chute d’une particule en régime stationnaire qui s’exprime à partir de l’équilibre entre la force de gravité (gυΔρ) et la force de traînée (kdμVchute ) (voir § 3.2.5), soit Vchute = gυΔρ/kdμ. La variation du nombre de particules dans cette couche, résultant de la diffusion, est directement déduite de l’équa tion (5.6) : Δdiffusion = D∂ 2 φ/∂x2 dt. Le profil d’équilibre est obtenu lorsque la concentration en particules dans la couche ne varie plus, c’est-à-dire lorsque
174
Rhéophysique
x x0 c Fig. 5.4 – Aspect d’une suspension de particules browniennes plus denses que le liquide : la concentration dans le récipient (ici représentée par le niveau de gris) diminue avec l’altitude (x). Δdiffusion + Δsedimentation = 0. Cette dernière équation se résout facilement, la solution s’écrit : gυΔρx (5.10) φ(x) = φ0 exp − kB T Il est à première vue surprenant que ce profil soit indépendant du frottement du liquide sur les particules en mouvement (μ n’apparaît plus dans l’équation (5.10)), mais cela s’explique facilement par le fait que les effets visqueux ralentissent de la même façon les différents types de mouvement. Ce résultat apparaît encore plus naturel en remarquant que la forme de ce profil est du type « distribution de Boltzmann » (voir § B.5) où le rôle de l’énergie potentielle est joué par l’énergie potentielle mécanique associée à la gravité, i.e. gυΔρ. Tout se passe donc comme si, à l’équilibre, les particules se plaçaient dans différents niveaux d’énergie potentielle associés à différentes hauteurs par rapport au fond, tout en maintenant des échanges permanents (par diffusion) entre les différents niveaux. Regardons de plus près ce profil de concentration : sur une épaisseur de l’ordre de x0 = kB T /gυΔρ, la concentration est de l’ordre de la concentration maximum ; un peu au-delà de cette distance, la concentration est proche de zéro. Cette épaisseur est d’autant plus grande que les particules sont petites, et varie très rapidement avec la taille des particules (comme d−3 ). Pour des billes de 0,1 μm et d’une densité double de celle de l’eau, l’épaisseur critique est d’environ 100 μm, autrement dit dans cette situation la sédimentation est très significative dans les conditions expérimentales usuelles (hauteur de récipient de l’ordre de 10 cm). En revanche, pour des billes analogues de 0,01 μm cette épaisseur passe à 10 cm, dans ce cas les effets de la sédimentation sont négligeables.
5. Colloïdes
175
dx r
dz z
O
x
d Fig. 5.5 – Calcul de l’interaction due aux forces de van der Waals entre une molécule (O) et un matériau occupant tout l’espace à partir du plan situé à la distance d de cette molécule : on somme l’énergie d’interaction entre cette molécule et l’ensemble des molécules contenues dans des disques de rayon x et situés à la distance z > d.
5.3
Forces de van der Waals
Nous avons vu (cf. § 2.2.4) que les atomes ou molécules sont soumises aux forces d’attraction de van der Waals, dont l’intensité diminue rapidement quand la distance augmente. Une particule colloïdale est constituée d’un très grand nombre d’atomes, susceptibles d’interagir à distance avec l’ensemble des atomes constitutifs d’une particule voisine. Pour calculer l’interaction résultante, on peut en première approximation faire la somme des interactions mutuelles entre paires composées d’atomes de chacune des particules. Pour cela, on suppose que le potentiel d’interaction entre atomes est de la forme −C/r6 (voir § 2.2.3). On considère d’abord le cas d’un atome situé au point O et une particule occupant tout l’espace à partir du plan situé à la distance d de cet atome (voir Fig. 5.5) et formée d’atomes dont le nombre par unité de volume est ρ. Le potentiel d’interaction entre l’atome seul et un anneau, de rayon x, d’épaisseur dz et de largeur dx, et dont le centre est situé à la dis 3 tance z > d de l’atome, s’écrit : −Cρ2πxdxdz/ x2 + z 2 . En intégrant sur tous les anneaux inclus dans le demi-plan x ∈ [0; ∞[ et z ∈ [d; ∞[ on trouve le potentiel total : U =−
πρC 6d3
(5.11)
176
Rhéophysique
Si à la place de l’atome seul, on à une particule de surface A et d’épaisseur infinie (voir Fig. 5.5), le potentiel se trouve par intégration de l’expression (5.11) sur d ∈ [h; ∞[ : KA U =− (5.12) 12πh2 où K = π 2 ρ2 C est la constante de Hamaker, qui a la dimension d’une énergie et est, en fait, une propriété du matériau. L’expression ci-dessus permet d’estimer le potentiel d’interaction entre deux particules de surfaces planes A parallèles et situées à une distance h bien inférieure à leurs dimensions dans la direction z. En effet, dans ce cas, les éléments situés aux extrémités dans les directions perpendiculaires à z et ceux situés à des distances bien supérieures à h, contribuent de façon négligeable au potentiel total, et la majeure partie des éléments des particules « voient » donc une surface solide infinie en face d’eux. Dans le cas de deux particules sphériques dont la distance entre les centres est r = 2R + h, le calcul est un peu plus compliqué et aboutit à : K 2R2 r2 − 4R2 2R2 + + ln Φa = − 6 r2 − 4R2 r2 r2 qui, pour de faibles distances (h R) se simplifie en : Φa ≈ −
KR 12h
(5.13)
En fait, les hypothèses à la base de ces calculs ne sont pas tout à fait valides dans le cas général. Notamment, l’hypothèse d’additivité des interactions entre les dipôles : ceux-ci s’influencent tous mutuellement entre particules et à l’intérieur même de chaque particule. En outre, pour de suffisamment grandes distances, l’effet retard mentionné au § 2.2.4 joue un rôle non négligeable, ce qui implique que le potentiel d’interaction ne varie plus en h−6 mais en h−7 . Finalement, des calculs précis et complets (s’appuyant par exemple sur la théorie de Lifchitz) requièrent une connaissance approfondie des propriétés électriques des matériaux considérés. On obtient, cependant, une bonne approximation de la réalité en négligeant l’effet retard et en utilisant les expressions simples du type (5.11) ou (5.13) avec des valeurs de la constante de Hamaker dérivées de la théorie de Lifchitz. La valeur de la constante de Hamaker, K, est cruciale dans ce schéma, elle peut être estimée à l’aide la valeur de C déterminée au Chapitre 2 : prenant en compte le fait que la polarisabilité d’un atome (ou d’une molécule sphérique) de rayon R s’écrit α = 4πε0 R3 on a : 3 K = − νR6 π 2 ρ2 4 −3
Pour des atomes rangés sous forme cubique, on a ρ = (2R) , et par ailleurs ν est de l’ordre du potentiel de première « ionisation » soit 5 × 10−10 eV. On
5. Colloïdes
177
trouve alors que, pour la plupart des matériaux, K est compris entre 0,4 et 4 × 10−19 J, les valeurs les plus élevées étant notamment obtenues avec des métaux. Sous l’action de l’interaction attractive de van der Waals, deux particules ont tendance à se rapprocher jusqu’à entrer en contact. En pratique, elles ne peuvent, cependant, s’approcher à des distances inférieures à la distance interatomique, de l’ordre de h = 10−10 m, du fait de la répulsion de Born, liée à l’impossibilité d’interpénétration des nuages électroniques. Le potentiel d’interaction maximum est donc atteint à cette distance. Pour deux sphères de diamètre 100 nm en contact avec K = 10−20 J, on trouve alors Φa = 3 × 10−19 J, soit environ 70kB T . On en déduit que lorsque deux particules de ce type se touchent, elles ne peuvent ensuite plus se séparer sous la simple action de l’agitation thermique, puisque l’énergie qui les attire l’une vers l’autre est nettement supérieure à leur énergie cinétique d’origine thermique. En revanche, on peut éviter qu’elles entrent en contact, et donc qu’elles acquièrent une telle énergie d’interaction, en les maintenant à une certaine distance. Pour cela, il faut introduire des forces répulsives. Il existe deux moyens principaux : en ajoutant des ions en solutions, qui vont développer des forces électrostatiques entre particules (cf. § 5.4), ou en adsorbant des polymères à la surface des particules qui vont développer des interactions « stériques » (cf. § 5.5). Notons que si l’on applique le calcul ci-dessus concernant l’énergie maximum à de grandes particules, c’est-à-dire telles que A est de l’ordre de quelques millimètres, on obtient des valeurs extrêmement grandes, notamment pour des particules planes en contact le long de leur plus grande surface car le rapport A h2 est très grand. Cependant, en pratique, on n’obtient pas de telles forces d’attraction entre deux corps solides macroscopiques car leur surface est toujours rugueuse, si bien que les points de contact effectifs n’occupent qu’une surface négligeable par rapport à la surface totale (voir § 7.2.2). Un contact effectif entre deux corps solides sur une large surface est en revanche possible avec des solides déformables, tels que les « cling-films » qui épousent mieux la surface des objets avec lequel ils sont en contact et adhèrent ainsi sur toutes sortes de surfaces solides.
5.4
Forces électrostatiques
Pour la plupart des systèmes colloïdaux naturels, les forces interparticulaires répulsives sont liées à la présence d’espèces ionisées à la surface des particules. Ces charges de surface ont diverses origines. Elles peuvent provenir d’irrégularités de la structure interne conduisant à un déficit de charges compensé par des charges opposées en surface. C’est notamment le cas des argiles. On peut aussi avoir des groupements ionisables qui n’existent qu’en surface des particules, tels que des groupes Si-OH à la surface de la silice. Enfin, des ions présents en solution peuvent s’adsorber à la surface des particules. Ces différentes origines montrent au passage la difficulté de maîtriser
178
Rhéophysique
x Concentration en ions
Contre-ions
Co-ions Distance/Longueur de Debye
Fig. 5.6 – (en haut) Distribution spatiale des ions positifs et négatifs dans la double-couche formée à partir de la surface du solide (ligne noire épaisse) ; (en bas) concentration en co-ions et contre-ions et concentration totale en fonction de la distance de la surface.
la charge de surface des particules qui peut être très sensible à des impuretés d’origine ou de composition mal connues. En dépit de ces charges superficielles, les suspensions colloïdales restent neutres électriquement mais on pourrait s’attendre à ce que les particules aux surfaces chargées développent des interactions électrostatiques de type coulombiennes entre elles. En fait, dans des solutions polaires, autrement dit aqueuses, des ions en solution jouent le rôle de contre-ions : ils sont attirés par la surface alors que des ions de signe opposé sont repoussés par la surface (voir Fig. 5.6). Ce phénomène, appelé double-couche, tend à neutraliser les surfaces solides de manière plus ou moins diffuse au sein de la solution. Loin de la surface, les concentrations en ions s’équilibrent toujours. Les interactions entre particules dépendent finalement de la façon dont les charges se distribuent ainsi dans l’espace. Examinons comment se répartissent les charges dans le liquide dans le cas d’une surface solide plane, infiniment large et uniformément chargée. Dans une telle configuration, les variables du problème ne dépendent que de la distance par rapport au plan solide, x. La distribution des charges dans l’espace est à l’origine d’un potentiel dans la solution, ψ, qui répond aux lois de l’électrostatique. Par ailleurs, la distribution de charges est gouvernée par les lois
5. Colloïdes
179
de la thermodynamique. La combinaison de ces deux phénomènes permet de déduire la valeur de ψ. On suppose que les ions dans le solvant sont des charges ponctuelles (de nombre uniforme z et de charges ±e). On considère le champ électrostatique dérivant de ψ : E = −∇ψ. La force, résultant du champ électrostatique, qui s’exerce sur un ion donné s’écrit F = zeE, zeψ est donc l’énergie potentielle électrostatique de cet ion dans l’espace. En introduisant la relation ci-dessus entre E et ψ dans le théorème de Gauss exprimant la relation entre le champ électrostatique et la distribution de charges dans l’espace, c’est-à-dire ∇ · E = ρ/ε où ε est la permittivité du milieu, on obtient la loi de Poisson, qui relie le potentiel électrostatique et la répartition des charges dans l’espace : Δψ = −ρ/ε. Dans notre cas, compte tenu de la symétrie du problème, ψ ne dépend que x et on a donc : ρ ∂2ψ (5.14) =− 2 ∂x ε On suppose maintenant que les lois de la thermodynamique statistique s’appliquent au système constitué par les ions, ce qui implique qu’ils se répartissent dans le solvant selon une distribution de Boltzmann (voir § B.5) en fonction de l’énergie potentielle locale. La probabilité d’avoir un ion lorsque le potentiel est ψ est donc proportionnelle à exp −(±zeψ)/kB T . Si la concentration en ions dans la solution est n0 , on en déduit que la concentration en ions positifs ou négatifs en un point particulier vaut : ±zeψ (5.15) kB T On peut remarquer que cette expression est cohérente avec les conditions aux limites puisque, loin de la surface solide, le potentiel est nul et les ions positifs et négatifs sont en égale concentration (n0 ). La densité de charge est reliée aux concentrations en ions de la façon suivante : zeψ zeψ − exp ρ = ze (n+ − n− ) = zen0 exp − (5.16) kB T kB T n± = n0 exp −
En combinant les équations (5.14) et (5.16) on obtient l’équation décrivant la distribution du potentiel ψ : zeψ ∂2ψ 2zen0 sinh = 2 ∂x ε kB T
(5.17)
que l’on doit résoudre avec les conditions aux limites suivantes : ψ et ∂ψ/∂x tendent vers zéro quand x tend vers l’infini. Dans la limite des faibles potentiels (zeψ/kB T 1), la solution s’exprime : ψ = ψ0 exp −κx où ψ0 est le potentiel à la surface de la particule et 2 2 1/2 2e z n0 −1 κ = εkB T
(5.18)
(5.19)
180
Rhéophysique
est la longueur de Debye. On peut voir les variations des concentrations en charge et la forme du potentiel prédites par ce résultat sur la Figure 5.6. On constate que les variations du potentiel sont faibles à des distances nettement supérieures à κ−1 . Ceci implique que cette longueur représente en quelque sorte une longueur d’écrantage du champ électrique associé aux charges de surface de la particule. Le potentiel de surface ψ0 peut être relié à la densité de charge de surface en égalisant la charge de surface avec ∞la charge totale par unité de surface au sein de la double couche (σ0 = − 0 ρdx). En introduisant la valeur de ψ dans l’expression de la charge (5.16), on trouve alors : σ0 = (8n0 εkB T )1/2 sinh
zeψ0 2kB T
(5.20)
qui se réduit à σ0 = εκψ0 aux faibles potentiels. On voit ainsi que le potentiel de surface dépend à la fois de la densité de charge σ0 mais aussi (à travers κ) de la composition ionique du milieu. Lorsque deux surfaces chargées sont à proximité l’une de l’autre au sein d’un liquide polaire leurs double-couches ne peuvent plus conserver la forme ci-dessus, en quelque sorte elles « interagissent ». Mais cette interaction n’est pas directe, les ions doivent se répartir d’une autre manière en prenant en compte la proximité des deux surfaces solides. C’est donc essentiellement un effet de type osmotique lié à ce confinement qui conduit à une force répulsive entre les surfaces solides. Les calculs correspondants sont hors du cadre de cet ouvrage mais on peut mentionner les expressions résultantes : dans la limite des faibles potentiels et des grandes distances entre particules (exp −κh 1) dans le cas de deux surfaces planes, le potentiel d’interaction par unité de surface s’écrit : (5.21) Φe = 2κεψ02 exp −κh et dans le cas de sphères on a : Φe = 2πRεψ02 exp −κh
(5.22)
On trouve donc, pour le potentiel d’interaction électrostatique, le même type de variation que pour le potentiel électrostatique autour d’une surface solide : une exponentielle décroissante avec la longueur de Debye pour longueur caractéristique.
5.5
Effets de polymères adsorbés
Une technique couramment utilisée pour stabiliser les colloïdes consiste à couvrir de polymères la surface des particules. Les chaînes sont adsorbées à la surface par l’une de leurs extrémités tandis que l’autre extrémité est en partie libre de se mouvoir dans la solution. La présence de chaînes de polymères adsorbés à la surface de particules implique qu’il est beaucoup plus difficile d’approcher les particules à courte distance. La force de répulsion
5. Colloïdes
181
s l θ x
Fig. 5.7 – Diminution du nombre de positions possibles d’un bâtonnet fixé à une surface solide (à gauche) par l’une de ses extrémités résultant de l’approche d’une autre surface solide (à droite). correspondante provient de l’énergie nécessaire pour réduire l’entropie configurationnelle (voir § 4.3) des chaînes situées entre les deux surfaces solides : en rapprochant les particules, on réduit l’espace disponible pour les polymères et, de ce fait, le nombre de configurations géométriques qui leur sont accessibles. On peut comprendre cet effet à partir de la description très simplifiée suivante. Considérons une molécule rigide (un bâtonnet cylindrique de longueur l et de section s) accrochée à une surface plane (voir Fig. 5.7). Cette molécule peut occuper différentes positions dans l’espace, caractérisées par la position de son extrémité sur la demi-sphère de rayon l. Pour simplifier, on divise la surface de cette demi-sphère en éléments de surface s et on suppose que l’extrémité de la molécule ne peut occuper que les positions correspondant à ces emplacements. Il y a donc 2πl2 /s positions possibles pour la molécule. Si, maintenant, on approche une surface solide (voir Fig. 5.7) à une distance x < l de la surface initiale, le nombre de positions possibles se réduit. La portion de surface de la demi-sphère encore disponible pour l’extrémité du bâtonnet se calcule en intégrant les éléments de surface situés entre y et y + dy, pour y ∈ [0 ; x]. Ces éléments, associés à un angle θ par rapport à la surface solide, ont pour circonférence 2πl cos θ et pour largeur dy/cos θ. La surface x totale vaut alors 0 2πldy = 2πlx. On en déduit que le nombre de positions possibles varie de Z0 = 2πl2 /s à Z1 = 2πlx/s, ce qui implique que l’entropie configurationnelle s’écrit à une constante près : S = kB ln Z1 /Z0 = kB ln (x/l) L’énergie libre strictement associée à cette variation d’entropie configurationnelle est F = −T S. Le travail à effectuer pour approcher les deux surfaces s’écrit, quant à lui, δW = f ∗ dx où f ∗ est la force imposée par l’extérieur sur les plaques. Ce travail est égal à la variation d’énergie libre du système à
182
Rhéophysique
Rg
L
Γ d. Pour des éléments n’interagissant pas dans le liquide, la pression osmotique dans le reste du solvant est donnée par l’expression (5.9). Les éléments en suspension peuvent être vus comme les molécules d’un gaz dont on diminuerait le volume disponible en écartant les deux particules colloïdales dans cette gamme de distance (tant que les éléments ne peuvent pénétrer dans la région intermédiaire). L’énergie d’interaction correspond alors
5. Colloïdes
185
au travail nécessaire pour passer de la distance h à la distance d, que l’on peut estimer en utilisant le travail de la pression sur un gaz (−pdΩ) : Φ = −Posm dΩ(h)
(5.27)
où dΩ(h) est le volume « déplacé », qui est aussi le volume d’intersection des deux couches de déplétion lorsque la distance est h. Pour des particules et des éléments sphériques, dΩ(h) est le double du volume d’une « calotte » (voir Fig. 5.9) √ que l’on peut calculer en sommant des disques d’épaisseur dx et de rayon R2 − x2 entre x = R − d/2 − h/2 et R, si bien que l’on obtient, lorsque d R et h R : dΩ(h) ≈ π2 R(d − h)2 , et finalement : Φd =
π nkB T R(d − h)2 2
(5.28)
Cette interaction n’est jamais très forte mais elle peut être de l’ordre de kB T si la concentration en éléments est suffisamment importante, d’où une tendance accrue à l’agrégation.
5.7
Bilan des interactions
Quelles que soient les caractéristiques du système, les particules colloïdales sont soumises aux forces d’attraction de van der Waals, qui tend à les rapprocher à très courte distance les unes des autres. Par ailleurs, le phénomène de déplétion associé à la présence en suspension dans le liquide d’une autre espèce (souvent des polymères) peut aussi contribuer à l’attraction entre les particules. Pour contrecarrer cette tendance, on dispose essentiellement de deux solutions : placer à la surface des particules des ions induisant une répulsion électrostatique, ou adsorber des polymères sur leur surface pour induire une répulsion stérique. Lorsque plusieurs des effets décrits ci-dessus coexistent, le potentiel total d’interaction entre particules est simplement la somme des potentiels résultant de chacune des interactions : Φ = Φ a + Φe + Φs + Φd
(5.29)
La Figure 5.10 illustre ce principe avec seulement deux types d’interaction (van der Waals et électrostatique). Le potentiel lié aux interactions de van der Waals est la plupart du temps attractif : dans une représentation en fonction de la distance entre les particules, l’énergie est croissante, donc la force d’interaction qui dérive de ce potentiel (f = −dΦ/dh) est négative. La force attractive tend vers l’infini à l’approche des petites distances, elle est alors largement supérieure à la force de répulsion électrostatique, mais comme on l’a vu plus haut, la distance d’approche des particules est limitée par l’étendue des nuages électroniques (répulsion de Born). À l’inverse, le potentiel électrostatique est répulsif, mais à courte distance, il prend une valeur finie (d’après les équations (5.21) et (5.22)). Finalement, le potentiel
186
Rhéophysique
Fig. 5.10 – Aspect typique des deux principaux potentiels d’interaction (Φa et Φe ) et du potentiel d’interaction total en fonction de la distance entre deux particules colloïdales en suspension dans un liquide. Les courbes tracées ici ont été obtenues à partir des formules (5.11) et (5.20) avec des coefficients arbitraires.
total est dominé par l’attraction de van der Waals aux courtes et très grandes distances mais la répulsion peut être dominante aux distances intermédiaires. Dans l’exemple de la Figure 5.10, on a ainsi une barrière de potentiel, située en h0 , qui tend à empêcher les particules de s’approcher trop près les unes des autres. En fait, le potentiel total peut prendre différentes formes selon les valeurs des potentiels attractifs et répulsifs. Lorsque le potentiel attractif domine le potentiel répulsif à toutes les distances, le potentiel total reste évidemment attractif (cas A de la Fig. 5.11). Les particules s’approchent à très courte distance et l’agitation thermique ou une action mécanique ordinaire sont alors incapables de les séparer. On dit qu’elles s’agrègent, ce qui les conduit à occuper un volume réduit au sein du liquide, la suspension est donc instable, on parle alors de floculation. Lorsque le potentiel répulsif est plus élevé, une barrière d’énergie apparaît (cas B et C, Fig. 5.11). Si cette barrière est de l’ordre de plusieurs fois kB T , les particules ne pourront la franchir que très rarement. Elles resteront donc à quelque distance les unes des autres, on dit que la suspension est stable. Pour déstabiliser une suspension, on peut ajouter du sel à une suspension stabilisée de façon électrostatique, on réduit ainsi la longueur de Debye ce qui réduit l’amplitude des forces électrostatiques par rapport aux forces de van der Waals. On peut aussi ajouter un mauvais solvant à une suspension stabilisée à l’aide d’un polymère, de cette façon les interactions entre polymères induisent une force d’attraction entre les particules. On peut également supprimer physiquement ou chimiquement les chaînes de polymère adsorbées à la surface des particules colloïdales. On peut enfin ajouter un polymère ne
5. Colloïdes
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Fig. 5.11 – Différents aspects possibles du potentiel total d’interaction entre deux particules, somme d’un potentiel attractif de van der Waals (équation (5.13)) et d’un potentiel répulsif électrostatique (équation (5.22)) avec des valeurs de paramètres arbitraires.
s’adsorbant pas sur les particules, de façon à augmenter les interactions de déplétion. Dans la suite, on ne s’intéressera qu’aux suspensions stables, pour lesquelles la barrière de potentiel est suffisamment grande pour empêcher les phénomènes d’agrégation irréversibles (suspension stable). On peut alors avoir, soit une répulsion jusqu’à de grandes distances (cas C), soit un minimum secondaire à relativement courte distance (cas B). Dans un système dans lequel domine le cas C, les particules tendent à s’éloigner à grande distance, dans la limite permise par la présence des autres particules. Elles se dispersent donc de manière homogène dans le liquide. Dans la suite, on qualifiera ce type de suspension de système répulsif. Dans le cas B, les particules se placent dans les positions de minimum secondaire (puits de potentiel local). Elles sont ainsi maintenues à quelque distance les unes des autres et peuvent assez facilement s’extraire de ces positions par agitation thermique ou par un effort mécanique ordinaire. On parle d’agrégation faible. Dans la suite, on qualifiera ce type de suspension de système attractif. Il faut garder à l’esprit que la description ci-dessus n’est valable que sur des échelles de temps limitées. En effet, même si leur énergie moyenne est inférieure au niveau de la barrière de potentiel, il est toujours possible qu’à un moment où à un autre, une particule ait une énergie supérieure qui lui permette de franchir cette barrière. Compte tenu de la profondeur des puits de potentiel attractifs, la probabilité que cette particule franchisse ensuite la barrière dans l’autre sens est en général beaucoup plus faible. Par conséquent, toute suspension colloïdale, est instable sur des temps suffisamment longs. En pratique, la stabilité d’une suspension est donc associée à un temps d’observation particulier.
188
Rhéophysique
Fig. 5.12 – Deux formes typiques d’un potentiel d’interaction essentiellement répulsif : (a) décroissance rapide autour d’une certaine distance ; (b) décroissance progressive de l’énergie avec la distance.
Notons enfin que, dans le cas général, on a affaire à des particules de tailles et de formes diverses en interactions simultanées avec plusieurs particules, donnant lieu, par exemple, à des interactions attractives avec une extrémité d’une particule et répulsives avec le centre. Dans ces conditions il est délicat de décrire le système par un simple potentiel d’interaction entre deux particules et fonction d’un seul scalaire. Les principaux types d’interaction identifiés cidessus permettent néanmoins de décrire qualitativement les grandes catégories de bilan net moyen des interactions entre particules voisines pour un système homogène complexe.
5.8
Comportement des systèmes répulsifs
On considère, ici, les systèmes tels que deux particules seules dans le liquide tendraient à se repousser jusqu’à de grandes distances de séparation. Cette situation correspond au cas où les forces répulsives sont suffisamment élevées par rapport aux forces attractives. Dans le cas général, la force et l’énergie décroissent progressivement avec la distance (voir courbe (b) Fig. 5.12). On parlera alors de suspensions répulsives molles. Dans certains cas, la force décroît très rapidement autour d’une certaine distance (voir courbe (a) Fig. 5.12) si bien que deux particules peuvent difficilement s’approcher à une distance inférieure et interagissent de manière négligeable au-delà. On parlera alors de suspensions répulsives dures. Bien entendu, en réalité, il n’est pas possible de distinguer strictement ces deux types de système, la transition entre les deux est continue et en partie arbitraire, mais cette classification permet de mieux appréhender l’origine physique de certains comportements.
5. Colloïdes
5.8.1
189
Suspensions répulsives dures
Généralités Cette situation se rencontre principalement (i) lorsque les particules interagissent à travers un potentiel électrostatique assez élevé, ou bien (ii) lorsqu’elles sont couvertes d’une brosse de polymères assez dense. Le modèle dit « de sphère dure » consiste alors à représenter le potentiel d’interaction sous la forme d’une marche d’escalier de hauteur infinie en-dessous de la distance εR (voir Fig. 5.12) et de hauteur nulle au-delà, de façon analogue au potentiel (2.3) (voir § 2.2.6). Dans ces conditions, les particules ne peuvent pas s’approcher à une distance inférieure à 2εR. Dans le cas (i), l’écoulement du liquide à l’intérieur de la couche d’épaisseur εR autour d’une particule est possible mais la présence d’ions en interaction avec la surface solide freine les mouvements qui tendraient à les déplacer hors de cette couche. En première approximation, tout se passe comme si cette couche avait une viscosité nettement plus grande que la viscosité du liquide suspendant. L’ampleur de cet effet (appelé « premier effet électrovisqueux ») dépend notamment de la force ionique, de la concentration en ions et de la taille des particules. Dans le cas (ii), les polymères adsorbés gênent aussi notablement l’écoulement du liquide à travers la couche d’épaisseur εR autour d’une particule. Dans les deux cas, on peut finalement, prolonger l’approximation de sphères dures en considérant que le liquide contenu dans la couche d’épaisseur εR forme une zone rigidement liée à la particule, ce qui revient finalement à considérer que l’on a affaire à des particules solides de rayon effectif r = R(1 + ε). Dans ces conditions, le comportement des suspensions de sphères répulsives dures peut être bien décrit à l’aide des principes mis en place pour les suspensions de particules non-colloïdales (voir Chapitre 3). Ces suspensions sont newtoniennes dans une large gamme de concentrations, avec une viscosité croissant d’abord très lentement avec la concentration selon la loi d’Einstein (équation (3.16)), puis plus rapidement dans le régime semi-dilué suivant, par exemple, le modèle de Krieger-Dougherty (cf. équation (3.19)). Cependant, la concentration solide à prendre en compte dans ce cadre n’est pas la concentration volumique en particules solides φ mais la concentration apparente φ en sphères dures impénétrables de rayon r. Pour un volume de suspension donné (Ω), le volume de particules présent dans la solution s’écrit Ωφ. Le volume 3 de sphères dures vaut donc Ωφ (r/R) , qui s’écrit aussi Ωφ . On en déduit 3 φ = φ(1 + ε) . Impact du mouvement brownien L’analyse ci-dessus ne tient pas compte de l’une des caractéristiques essentielles des particules colloïdales, le fait qu’elles peuvent diffuser dans le liquide sous l’effet de l’agitation thermique (mouvement brownien). Cette agitation
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Rhéophysique
induit, par rapport à l’écoulement macroscopique imposé par les conditions extérieures (e.g. cisaillement simple), des mouvements supplémentaires du liquide interstitiel et donc des dissipations d’énergie supplémentaires, qui augmentent la viscosité apparente du mélange. On peut s’attendre à ce que ce phénomène soit important aux faibles gradients de vitesse car alors, sur une période de temps donné, les particules ont le temps de diffuser sur des distances beaucoup plus grandes que le déplacement induit par l’écoulement macroscopique imposé. En revanche, pour des gradients de vitesse élevés, les effets de la diffusion seront négligeables. Qualitativement, l’effet du mouvement brownien est analogue à celui de l’agitation des molécules dans un gaz (voir Chapitre 2). On est, ici, en présence d’un « gaz » de particules immergées dans un liquide. La viscosité d’un tel système résulte des échanges de quantité de mouvement lorsque les particules migrent d’une couche à l’autre. En revanche, ici, le processus permettant le transfert de quantité de mouvement au sein d’une couche n’est plus, comme avec un gaz standard, les collisions entre molécules, mais la dissipation visqueuse liée aux mouvements des particules à travers le liquide. Par conséquent, ce n’est pas directement l’agitation thermique, et donc la valeur de la température (voir équation (2.21)), qui conditionne ces dissipations mais l’amplitude des phénomènes de diffusion par rapport à l’écoulement imposé. Pour décrire ce phénomène, on peut donc lui associer une viscosité apparente, ηB , qui décroît lorsque le rapport, que l’on appellera P e (nombre de Peclet), entre le temps caractéristique de diffusion et le temps caractéristique d’écoulement, augmente. Considérons le cas d’un cisaillement simple. Sous l’effet de ce seul écoulement, une particule se déplace relativement à sa voisine située à la distance b, à une vitesse de l’ordre de bγ˙ ; le temps caractéristique pour parcourir une ˙ Sous l’effet de la seule agitation distance de l’ordre de b est donc Th = 1/γ. thermique une particule parcourt une distance de l’ordre de b, en un temps qui, d’après l’équation (5.3), vaut à peu près : Tb ≈ kμb2 /kB T . On trouve donc : kμγb ˙ 2 Tb (5.30) = Pe = Th kB T Quelle que soit la valeur du gradient de vitesse, des dissipations visqueuses sont associées au mouvement macroscopique imposé au fluide. En première approximation, on peut supposer que ces dissipations s’ajoutent simplement à celles résultant de la diffusion brownienne et conduisent à une viscosité totale du système égale à la somme des viscosités strictement associées à chaque phénomène : η = μ(φ ) + ηB (P e) (5.31) où μ(φ ) est la viscosité d’une suspension de particules non-colloïdales à la concentration φ . Dans cette expression, la viscosité additionnelle liée à la diffusion des particules, ηB , est une fonction qui décroît lorsque P e croît et tend vers zéro lorsque P e → ∞ (diffusion brownienne négligeable).
5. Colloïdes
191
lnμ
φ
Pe
Fig. 5.13 – Variation de la viscosité apparente d’une suspension colloïdale en fonction du nombre de Péclet P e et de la concentration solide. Ce résultat est représenté sur la Figure 5.13 : lorsque P e 1, les particules diffusent de manière négligeable par rapport aux mouvements induits par l’écoulement macroscopique de la suspension, la viscosité est donc celle de la suspension non-brownienne équivalente ; lorsque P e 1, les particules diffusent à des distances bien plus grandes que les mouvements relatifs induits par l’écoulement macroscopique, la viscosité apparente est plus élevée que celle de la suspension non-brownienne équivalente. Lorsque la concentration solide augmente, le nombre de particules susceptibles de diffuser augmente, ce qui tend à augmenter les échanges de quantité de mouvement, mais la diffusion est ralentie du fait de la gêne occasionnée, sur le mouvement d’une particule, par la présence des particules environnantes. Ces deux effets se compensent donc plus ou moins mais le second, visible à travers l’augmentation de μ en fonction de φ dans l’équation (5.30), prend le dessus lorsque la concentration est supérieure à quelques pourcents. Finalement, le nombre de Peclet associé à un gradient de vitesse donné reste constant ou augmente avec la concentration en particules, et ηB reste constant ou diminue. En parallèle, les dissipations visqueuses induites par l’écoulement macroscopique augmentent. Le niveau du plateau de viscosité, aux fortes valeurs du nombre de Peclet, s’élève donc (voir Fig. 5.13). Il s’ensuit que la valeur critique du nombre de Peclet, correspondant à la transition entre les deux régimes, diminue. Finalement, en pratique, l’augmentation de la viscosité associée directement au mouvement brownien disparaît lorsque la concentration augmente. Comportement des suspensions concentrées de sphères de taille uniforme Lorsque la concentration apparente est suffisamment grande, on observe avec ce type de suspensions un effet spécifique de leur caractère colloïdal. À
192
Rhéophysique
Fig. 5.14 – Suspension de billes de PMMA fluorescentes de 2,2 μm observée par microscopie confocale, dans un état ordonné (à gauche) après un temps de repos suffisant, et dans un état désordonné (à droite) après une légère agitation du système. [Reproduit avec autorisation, à partir de Habdas and Weeks, Current Opinion in Colloid and Interface Science, 7, 196 (2002). Copyright 2002 Elsevier.]
partir d’une concentration φ supérieure à 55 % on obtient une phase cristalline, adoptant l’une des configurations d’entassement maximal Hexagonale Compacte (HC) ou Cubique Face Centrée (CFC). Ceci est surprenant puisqu’il s’agit pratiquement de la concentration minimale d’un empilement désordonné de sphères non-browniennes et que l’on peut obtenir facilement des empilements désordonnés jusqu’à des concentrations de l’ordre de 64 % (voir Chapitre 3). En fait, les propriétés de ces systèmes sont encore plus originales : lorsqu’on augmente progressivement la concentration on observe, lorsque φ a atteint 49,4 %, la formation brutale d’un cristal de concentration 54,5 % (voir Fig. 5.14). Il s’agit d’une véritable transition de phase liquide-solide : si on prépare une suspension à une concentration intermédiaire, elle se sépare en deux phases qui coexistent. Notons qu’en général ce cristal adopte une configuration HC ou CFC lorsque ε < 1,7 et cubique centrée lorsque ε > 1,7. Ce phénomène est d’origine entropique : en se rangeant de manière cristalline, les particules perdent de l’entropie de désordre collectif (à longue portée), mais elles gagnent de l’entropie de désordre local, car elles ont beaucoup plus de place pour bouger autour de leur position d’équilibre. En effet, dans un empilement désordonné, les particules forment un réseau de contacts au sein duquel les possibilités de (légers) mouvements relatifs des particules sont très réduites. Le rôle du mouvement brownien dans cette transition est donc fondamental : il permet aux particules d’explorer différentes configurations pour finir par choisir celle dont l’entropie est la plus grande. Une telle transition est impossible au sein d’un système de particules non-browniennes laissé au repos. Si on laisse suffisamment de temps au matériau pour s’organiser durant sa préparation, on obtient une structure cristalline à partir de 49,4 % et jusqu’à une concentration de 74 %. Il est, cependant, également possible d’obtenir
5. Colloïdes
193
Dilué
Semi-dilué
φ' 2y 2 , autrement dit lorsque x > xc = 9/2. Pour minimiser son énergie potentielle interfaciale, une inclusion cylindrique d’un rapport d’aspect suffisamment grand, aura donc intérêt à se diviser en plus petites inclusions sphériques. Cette approche ne fournit cependant pas la taille réelle critique du cylindre qui se déstabilise car le chemin conduisant à la séparation met en jeu des formes d’interfaces plus complexes. Le calcul exact doit prendre en compte les évolutions d’une petite perturbation de la forme du cylindre et étudier dans quelles conditions il est plus favorable énergétiquement que le cylindre continue de se déformer jusqu’à se séparer. On obtient alors la valeur critique xc ≈ 6,3. Revenons maintenant à la dynamique du phénomène : la déformation de l’inclusion résulte des contraintes (visqueuses) exercées par la phase continue en écoulement ; l’inclusion résiste cependant à la déformation du fait, d’une part, des phénomènes élastiques associés à l’augmentation de la surface de son interface, et d’autre part, de la résistance (visqueuse) à l’écoulement du fluide inclus (dans le cas d’une bulle, cette résistance est évidemment négligeable dans la plupart des cas). Les dissipations visqueuses au sein de l’inclusion tendent essentiellement à ralentir sa déformation. Celle-ci atteindra au bout d’un temps plus ou moins long une valeur associée à l’équilibre entre la résistance élastique à la déformation et les frottements visqueux issus de la phase continue. Lorsque la résistance élastique est nettement supérieure aux effets visqueux, l’inclusion se déforme très légèrement. Dans le cas contraire, elle se déforme largement et finit par se séparer comme décrit ci-dessus. Pour calculer précisément la déformation induite, il faut décrire en détail le champ de contraintes, et donc le champ de vitesse à l’intérieur et à l’extérieur de l’inclusion. On peut, cependant, faire un calcul approximatif, par exemple en cisaillement simple, en considérant que l’inclusion (de dimension caractéristique R et de surface αR2 ) est soumise, sur l’ensemble de sa surface, à la contrainte visqueuse associée à un cisaillement simple de la phase continue (μγ), ˙ soit Fv = αR2 μγ, ˙ et à une résistance élastique du type donnée par l’équation (6.5), Fe = 2βRσAB γ, que l’on extrapole ici à des déformations
6. Émulsions – mousses
221
Fig. 6.4 – Comportement d’une inclusion dans un écoulement d’élongation ou de cisaillement simple : l’inclusion se divise en plus petites inclusions pour un nombre capillaire supérieur à la valeur associée au rapport des viscosités λ sur la courbe continue correspondante. de type et d’amplitude quelconques. Si un équilibre est atteint (Fv = Fe ), la déformation s’exprime γ ≈ αμRγ/2βσ ˙ AB . Un calcul analogue en élongation conduit à ε ≈ αμε/βσ ˙ AB . De ces expressions, on retient qu’en cisaillement simple, la déformation atteint à un facteur près la valeur suivante, que l’on appellera nombre capillaire : Ca =
μγR ˙ σAB
(6.8)
On peut définir de la même façon un nombre capillaire associé à une élongation en remplaçant γ˙ par ε˙ dans l’équation (6.8). Dans ces conditions, comme suggéré initialement par Taylor, la séparation de l’inclusion en plus petits éléments est conditionnée par la valeur de ce nombre capillaire : un nombre capillaire nettement supérieur à 1 implique de grandes déformations des inclusions amenant à leur séparation. À l’inverse, si le nombre capillaire est petit devant l, les inclusions ne se brisent pas au cours de l’écoulement. Les conditions exactes de brisure d’une inclusion initialement sphérique au sein d’un écoulement d’élongation et d’un cisaillement simple ont été déterminées expérimentalement1 . En fait, la brisure ne dépend pas seulement du nombre capillaire mais également du rapport des viscosités des deux phases (voir Fig. 6.4). On constate d’abord que la courbe critique pour l’élongation est située bien en-dessous de la courbe critique pour le cisaillement simple. Ceci provient essentiellement du fait que l’élongation est plus efficace en termes d’allongement de l’inclusion que le cisaillement simple qui inclut en 1. H.P. Grace, Dispersion phenomena in high-viscosity immiscible fluid systems and applications of static mixers as dispersion devices in such systems, Chem. Eng. Comm., 14, 225-277 (1982)
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Rhéophysique
outre une composante de rotation sans effet sur la forme de l’inclusion. Dans le cas de l’élongation, l’influence du rapport des viscosités est relativement faible, le nombre capillaire critique varie entre 0,2 et 1 dans la gamme de λ considérée. Dans le cas du cisaillement simple le rapport des viscosités joue un rôle critique. Il est d’autant plus difficile de diviser l’inclusion que les viscosités des deux phases sont très différentes. Il existe même un rapport de viscosités critique (de l’ordre de 4) pour lequel cette brisure n’est plus possible. Ces calculs permettent aussi d’estimer la taille finale des inclusions. En effet, pour un rapport de viscosité donné, tant qu’une inclusion a une taille telle que le nombre capillaire est supérieure à la valeur critique définie par les courbes de la Figure 6.4, l’écoulement va à terme la diviser en plus petits éléments. Lorsque sa taille a atteint une valeur telle que le nombre capillaire est égal ou inférieur à la valeur critique, elle ne se divise plus. En pratique, en cisaillement simple, comme le nombre capillaire critique vaut à peu près 1 dans la gamme de rapports de viscosités de 0,1 à 1, on en déduit une valeur approximative de la taille moyenne des inclusions en régime établi en fonction du gradient de vitesse : σAB (6.9) Rf ≈ μγ˙
6.4
Stabilité
En mélangeant deux phases initialement séparées, on crée des inclusions d’une certaine phase (dispersée) au sein de l’autre phase (continue). Ce mélange est stable2 si les inclusions de la phase dispersée se maintiennent sous cette forme, et au contraire instable si des inclusions tendent à disparaître au profit de plus grosses inclusions, ce qui conduit à terme à la séparation complète des deux phases. Ceci peut se produire par la jonction directe des inclusions (coalescence) ou par un phénomène plus subtil et beaucoup plus lent de diffusion des molécules de certaines inclusions vers d’autres (mûrissement). Il est donc essentiel d’empêcher la coalescence qui tend à déstabiliser rapidement le système. Une technique couramment utilisée pour cela consiste à couvrir la surface des inclusions d’un produit dit tensio-actif qui, en quelque sorte, isole la phase dispersée de la phase continue.
6.4.1
Coalescence et stabilisation
Lorsque deux inclusions sont voisines, elles sont séparées par un certain volume de la phase continue (voir Fig. 6.5a). Au cours des mouvements macroscopiques du système, donc en particulier lors de la préparation, ces inclusions 2. Plus précisément, ce type de système est métastable car la configuration d’énergie minimum est celle d’une séparation complète des deux phases. Les configurations, que nous appelons ici stables pour simplifier, correspondent à des minima locaux d’énergie, ce qui explique d’ailleurs que, dans certains cas, le système évolue lentement vers un autre état (mûrissement).
6. Émulsions – mousses
223
R h
(a)
(b)
(c)
Fig. 6.5 – Différentes étapes de l’approche de deux inclusions au sein d’un liquide : dispersion (a), approche et formation d’un film (b), coalescence (c). peuvent être amenées à se rapprocher. Par ailleurs, lorsque la concentration en phase dispersée est grande, les inclusions sont naturellement poussées les unes contre les autres. Lorsque deux inclusions se rapprochent l’une de l’autre, l’épaisseur de liquide qui les sépare se réduit mais la force normale visqueuse (force « hydrodynamique »), résultant de l’expulsion du liquide de l’intervalle, amène les inclusions à se déformer. Un film se forme alors, défini comme une couche de liquide d’épaisseur faible devant son diamètre (Fig. 6.5b). En l’absence de forces spécifiques permettant de contrecarrer le rapprochement (et donc de stabiliser le mélange), les deux inclusions finissent par fusionner, on dit qu’elles coalescent (voir Fig. 6.5c). Pour comprendre le phénomène de coalescence et les moyens de le contrecarrer, il nous faut étudier de quelle façon les forces d’interaction entre les deux inclusions varient lors de cette approche. Force hydrodynamique L’écoulement de la phase continue, hors de l’espace compris entre les deux inclusions qui se rapprochent l’une de l’autre, présente une forte analogie avec celui décrit dans le cas de l’approche de deux surfaces solides. Dans ce cas, on sait (cf. § 7.2.1) que la force qui doit s’exercer sur les deux volumes latéraux augmente avec la vitesse et avec l’inverse de la distance. Cependant, l’expression exacte de cette force est plus difficile à calculer avec des inclusions fluides car il faut maintenant prendre en compte l’écoulement du fluide au sein même des inclusions et la déformation des interfaces. On peut facilement estimer cette force dans le cas limite où la viscosité du fluide constitutif des inclusions est très faible (pour une mousse) et en supposant que les interfaces conservent une forme (fixe) de disques parallèles. La résistance à l’écoulement de la phase continue le long de ces interfaces étant nulle, le déplacement relatif des interfaces induit l’écrasement du film selon un écoulement d’élongation simple (voir § 8.5.1). Dans ce cas, la contrainte normale visqueuse s’exprime sous la forme με, ˙ donc la force normale s’écrit μεπR ˙ 2 , où ε˙ = V /h est le taux d’élongation. On en déduit que la force varie proportionnellement à 1/h, c’est-à-dire beaucoup moins vite que dans le cas d’inclusions solides pour
224
Rhéophysique
lesquelles cette variation est en 1/h3 . Lorsque la viscosité du fluide de la phase dispersée n’est pas négligeable, la force d’approche des deux inclusions est intermédiaire entre ces deux situations limites. Dans tous les cas, on constate qu’il est plus « facile » d’approcher deux bulles d’une mousse ou deux gouttes d’une émulsion que d’approcher deux particules solides immergées dans un liquide. Cependant, en l’absence d’autres effets, la force à appliquer pour approcher deux inclusions à vitesse constante jusqu’à ce qu’elles entrent en contact (h → 0), tend théoriquement vers l’infini. En réalité, lorsque les deux interfaces sont très proches, les forces de van der Waals entrent en jeu. Forces de van der Waals Lorsque l’épaisseur du film de liquide séparant deux inclusions est suffisamment faible, les interactions de type van der Waals entre les éléments des inclusions peuvent devenir importantes. On peut estimer (voir Everett (1988)) l’énergie d’interaction entre deux telles inclusions séparées par un film liquide, à l’aide de la formule (5.12) avec ici : 2 1/2 1/2 K = Kd0 − Kc0
(6.10)
où Kd0 (resp. Kc0 ) est la constante de Hamaker pour l’interaction entre deux éléments de la phase dispersée (resp. continue) dans le vide. Dans ces conditions, la force résultante, dérivée du potentiel d’interaction, varie en 1/h3 . Remarquons que, cette expression étant valable quel que soit le type de milieu, elle s’applique, en particulier, à un film liquide séparant deux inclusions gazeuses. À vitesse d’approche donnée, pour des distances suffisamment faibles, la force de van der Waals prend donc le dessus sur la répulsion hydrodynamique, et tend à rapprocher les deux interfaces l’une de l’autre et à faire coalescer les inclusions. Stabilisation Pour éviter que les films ne disparaissent, et donc pour stabiliser le système, il faut introduire des éléments conduisant à des forces répulsives entre les interfaces, plus élevées que la répulsion hydrodynamique. De telles forces sont absentes dans des liquides purs, qui ne peuvent donc pas former de films stables. En revanche, des forces répulsives existent si des tensioactifs sont adsorbés le long des interfaces. Il s’agit de molécules (amphiphiles) qui possèdent des affinités pour deux milieux incompatibles ; elles sont formées de plusieurs groupes chimiques dont certains se mélangent spontanément avec les molécules d’un des milieux mais pas avec celles de l’autre, tandis que les autres groupes de la même molécule ont le comportement inverse. Le cas le plus fréquent est celui pour lequel ces molécules sont constituées d’une « tête » hydrophile et d’une « queue » hydrophobe. Ces molécules tendent donc à se localiser le long des interfaces entre deux liquides ou bien à la surface libre
6. Émulsions – mousses
225
B A
A
h
h
A
B (i)
h
A
A
B
A
(ii)
Fig. 6.6 – Différents phénomènes permettant la stabilisation de deux inclusions proches (à une distance h) à l’aide de molécules de tensio-actifs (en haut) : (i) répulsion électrostatique des double-couches, (ii) répulsion stérique des molécules.
d’un liquide. Notons que pour stabiliser les émulsions, on peut aussi utiliser des polymères ou des particules qui s’adsorbent le long des interfaces. La présence de tensioactifs en solution présente, cependant, un autre avantage, celui d’abaisser l’énergie interfaciale du système, ce qui, d’après l’équation (6.1), favorise la dispersion d’une phase dans l’autre et facilite donc la préparation du mélange. Les forces qui résultent de la présence de tensioactifs le long des interfaces peuvent être d’origine électrostatique : quand un tensioactif ionique est adsorbé à la surface des inclusions, une double-couche (voir § 5.4) se forme au sein du liquide, les double-couches, ainsi établies de chaque coté, se repoussent (voir Fig. 6.6i) et donnent lieu à un potentiel d’interaction répulsif qui croît exponentiellement lorsque la distance diminue. On peut aussi avoir un phénomène de répulsion stérique (voir § 5.5) lorsque la chaîne de polymère du surfactant est hydrophile et attachée à une tête hydrophobe (voir Fig. 6.6ii). Dans ce cas, l’énergie de répulsion augmente très rapidement à partir du moment où les chaînes des deux interfaces commencent à se recouvrir. Finalement, l’énergie potentielle totale associée à l’ensemble des interactions (notamment attraction de Van der Waals + répulsion via les tensio-actifs) prend des formes analogues à celles décrites pour les particules colloïdales (voir Fig. 5.11), avec éventuellement l’existence d’une distance d’équilibre (épaisseur d’équilibre du film) associée à un minimum d’énergie potentielle.
226
Rhéophysique
Formation d’une émulsion Lorsqu’on mélange deux phases en présence de tensioactifs, le type de mélange obtenu, autrement dit le « choix » de la phase dispersée et de la phase continue, dépend de l’affinité des molécules amphiphiles avec les deux phases principales. On quantifie le « pouvoir amphiphile », à l’aide d’un paramètre que l’on appelle HLB (Balance Hydrophile-Lipophile), qui évalue de manière en partie qualitative, car il n’existe pas de cadre théorique sous-jacent à cette définition et plusieurs approches existent, la différence ou le rapport entre les affinités des parties lipophile et hydrophile de la molécule. La valeur « équilibrée » est 10 ou 7 selon la définition retenue. Une valeur proche de zéro signifie qu’on a affaire à une molécule plus soluble dans l’huile que dans l’eau et une valeur supérieure à la valeur équilibrée signifie l’inverse. On obtient alors une émulsion eau (phase dispersée) dans huile (phase continue) en ajoutant progressivement une phase aqueuse dans de l’huile dans laquelle ont été placées des molécules amphiphiles solubles dans l’huile et avec une HLB suffisamment basse. À l’inverse, en dispersant de l’huile dans une solution aqueuse dans laquelle ont été placées des molécules amphiphiles avec une HLB suffisamment élevée, on obtient une émulsion huile dans eau. Finalement, de façon générale, lorsqu’on mélange de l’eau, de l’huile et un amphiphile pour obtenir une émulsion, la phase continue est celle dans laquelle le tensioactif se mélange préférentiellement. C’est la règle dite de Bancroft. Coalescence La coalescence des inclusions peut se produire même lorsque celles-ci sont stabilisées par des molécules amphiphiles. En effet, ces molécules sont soumises à l’agitation thermique, qui les amène à se déplacer le long de la surface ou de temps à autre vers l’intérieur de la goutte, et la couverture de molécules à la surface de l’inclusion ne reste donc pas uniforme et constante. Deux inclusions très proches peuvent alors voir leur liquide se mettre en contact grâce à la formation, du fait des fluctuations de mouvements des molécules, d’une ouverture momentanée dans la couverture amphiphile, c’est-à-dire d’une petite étendue libre de tout tensioactif. Une coalescence complète se développe alors rapidement. Cette situation se produit d’autant plus rarement que l’interface est couverte d’une forte concentration de tensio-actifs. La coalescence est donc un phénomène essentiellement surfacique. Le volume qui coalesce par unité de temps est, en fait, simplement proportionnel à la surface d’une des inclusions (pour une dispersion d’inclusions de taille uniforme). En effet, par unité de volume d’émulsion on a, à un coefficient près, Ω/R3 inclusions, qui ont chacune une probabilité de coalescer par unité de temps proportionnelle à la surface qu’elles offrent, c’est-à-dire proportionnelle à R2 . Le volume total coalescé par unité de temps est donc proportionnel à (Ω/R3 ) × R2 × R3 , soit proportionnel à R2 . Ceci implique qu’il est possible de ralentir la coalescence en diminuant la taille des inclusions. En pratique, la
6. Émulsions – mousses
227
coalescence est un phénomène très lent, à notre échelle d’observation, pour des inclusions de diamètres inférieurs à 100 nm et très rapide pour des inclusions de diamètres supérieurs à 10 μm. Une autre possibilité pour freiner la coalescence est de diminuer la température de l’émulsion. En effet, l’ouverture de la couverture amphiphile, associée à la rupture d’un film, dépend de l’agitation thermique des molécules de tensio-actifs, il s’agit donc d’un phénomène d’activation, comme le déplacement des molécules dans un liquide (voir § 2.4.2), dont la fréquence suit une loi du type f0 exp −W/kB T .
6.4.2
Mûrissement d’Ostwald
Les interfaces ne sont, en fait, jamais totalement imperméables : la phase dispersée, étant toujours un tant soit peu soluble dans la phase continue, les molécules de la phase dispersée, contenues dans les inclusions, sont naturellement en concentration très élevée par rapport à la phase continue et tendent donc à diffuser dans la phase continue. Dans le même temps, des molécules tendent à revenir vers cette inclusion par diffusion. Un équilibre finit par s’établir, si bien que chaque inclusion a autour d’elle un nuage de molécules dissoutes. Cependant, du fait du saut de pression à travers l’interface entre l’inclusion et la phase continue (voir § 6.2.2) l’énergie des molécules des petites inclusions est plus grande que celle des molécules des grosses inclusions. Un plus grand nombre de molécules diffusent donc dans la phase continue à partir des petites inclusions. Ceci conduit à un déséquilibre de la teneur en molécules dans une zone proche de deux inclusions de tailles différentes, qui donne lieu à un transfert de molécules de la plus petite inclusion vers la plus grosse. À terme, les inclusions les plus grosses grossissent, tandis que les plus petites disparaissent : c’est le phénomène de mûrissement. Considérons une inclusion de fluide A, de rayon R, immergée dans un liquide dans lequel la concentration en A dissoute est initialement c0 . Près de l’inclusion, à la distance r R, la concentration en A, c(r), est supérieure à c0 , du fait de la diffusion des molécules depuis l’inclusion (voir Fig. 6.7). En particulier, dans le liquide tout près de l’interface avec le fluide A, des considérations énergétiques montrent que la concentration en A vaut : 2σAB Vm cR = c exp (6.11) 8,3RT où Ωm est le volume molaire du fluide A et c la concentration en A près d’un très grand volume de A (avec une interface localement plane telle que R → ∞). On constate donc que la concentration en fluide A, aux alentours de l’inclusion, est d’autant plus grande que la tension interfaciale est grande et que le rayon de l’inclusion est petit, deux facteurs essentiels vis-à-vis du mûrissement. Considérons maintenant la cinétique du phénomène. La diffusion se produit par des mécanismes décrits au paragraphe 5.2.2, ce qui implique que la
228
Rhéophysique
A (molécules)
A
A
Fig. 6.7 – Diffusion des molécules de A à travers B et transfert d’une petite inclusion vers une plus grosse.
seconde loi de Fick (5.6) sphériques, cette équa s’applique. En coordonnées tion s’écrit ∂c/∂t = D ∂ 2 c/∂r2 + 2∂c/r∂r . Pour simplifier, on résout le problème uniquement en régime stationnaire, ce qui constituera évidemment une approximation grossière lorsqu’on traitera des variations de taille de l’inclusion, au cours du temps. Ceci équivaut à supposer que l’on a une source de molécules inépuisable dans l’inclusion : la distribution de concentration reste constante mais il y a un flux de molécules non nul. Dans ce cas, ∂c/∂t = 0 et la solution de l’équation ci-dessus est de la forme c(r) = A/r + B. Sachant que c(r → ∞) = c0 , puisque loin de l’inclusion, la concentration n’a pas changé, on trouve : R (6.12) c(r) = c0 + (cR − c0 ) r D’après la première loi de Fick, valable pour un phénomène de diffusion et que nous ne démontrerons pas ici, le flux de molécules traversant la surface de la sphère de rayon r, s’exprime Φ = −4πr2 D∇c. On obtient donc, par exemple à la distance R : Φ = 4πDR2 (cR − c0 ). On peut ainsi estimer à quelle vitesse se vide une goutte, puisque ce flux peut aussi s’écrire d(4πR3 /3)/dt, et on obtient : D dR = (cR − c0 ) (6.13) dt R Considérons, maintenant, un mélange contenant deux populations d’inclusions de tailles différentes R0 et R0 /10. Le taux de variation de la taille des petites inclusions est nettement plus grand que celle des grandes inclusions, du fait de la présence dans l’équation (6.13) du terme cR qui d’après l’équation (6.11) augmente rapidement lorsque le rayon de l’inclusion diminue. Les petites inclusions se vident donc au profit des grosses . En pratique, le mûrissement est souvent très rapide pour des gouttes de diamètres inférieurs à 100 nm et très lent pour des gouttes de diamètres supérieurs à 10 μm. On peut ralentir le phénomène en utilisant une phase dispersée très peu soluble dans la phase continue (ce qui implique que c est
6. Émulsions – mousses
229
petit). On peut aussi dissoudre dans la phase dispersée des solutés qui ne peuvent pas être transférés dans la phase continue. Le mûrissement est alors empêché par le fait qu’il conduirait à une augmentation de la concentration de ce soluté dans les inclusions.
6.5 6.5.1
Comportement mécanique Généralités
Dans la suite, on supposera que les inclusions, formées lors de la préparation du matériau, ne coalescent pas ou ne se brisent pas durant les écoulements considérés. Ainsi, le matériau ne subit pas d’évolutions irréversibles de sa structure. D’un point de vue rhéophysique, les émulsions et les mousses sont des systèmes qui présentent de fortes analogies avec les suspensions, constituées d’inclusions solides dispersées dans un liquide. Les différences essentielles proviennent, d’une part, de la déformabilité des inclusions et, d’autre part, du caractère fluide du matériau constitutif de ces inclusions. À faible concentration en inclusions ces deux phénomènes peuvent limiter, voire inverser l’effet « habituel » de la présence d’inclusions (lorsque celles-ci sont solides) sur la viscosité apparente du système. De plus, compte tenu de la déformabilité des inclusions, il est possible d’obtenir des mélanges fluides à des concentrations en inclusions proches de 100 %. Dans ce cadre, les agents stabilisants des interfaces qui sont dispersés dans le mélange peuvent jouer un rôle significatif, d’une part, en abaissant l’énergie interfaciale, ce qui facilite la déformation des inclusions et, d’autre part, en augmentant la viscosité des films séparant les phases dispersée et continue. Cependant, les caractéristiques essentielles du comportement des émulsions ou des mousses peuvent être passées en revue en s’intéressant au cas idéal d’inclusions fluides pures dans une phase liquide continue pure, avec une tension interfaciale donnée, autrement dit en négligeant l’existence de films de tensio-actifs assurant la stabilité du système. Comme pour les suspensions, les calculs exacts, même dans des cas très simples (très faible concentration, inclusions sphériques), sont trop complexes pour qu’il soit possible d’analyser finement l’origine physique des effets induits à partir d’arguments simples. On peut, cependant, facilement comprendre l’impact qualitatif du caractère fluide et de la déformabilité des inclusions sur le comportement du mélange en reprenant le calcul effectué dans le cas d’une suspension (voir § 3.4.1), cette fois-ci avec des inclusions fluides déformables. On suppose que le comportement du mélange est inchangé si on rassemble toutes les inclusions dans une couche d’épaisseur h parallèle aux plans, centrée autour du plan médian situé en y = H/2 (voir Fig. 6.8). On simplifie, alors, le problème en considérant que la couche centrale est un fluide homogène de viscosité μ ¯. Cette hypothèse est importante puisqu’elle signifie qu’on néglige pour l’instant le rôle éventuel des interfaces. Les couches inférieure et
230
Rhéophysique
φ
H
y 0
φm
h V
μ0 μ μ0 Fig. 6.8 – Effet de la présence d’inclusions sur le comportement d’une suspension (en haut) par le biais d’une approximation consistant à supposer que les inclusions sont rassemblées dans une couche d’épaisseur h à une concentration d’entassement φm (au centre) ; le profil des vitesses (en bas) n’est pas linéaire (trait pointillé) mais a la forme d’une ligne brisée (trait continu), du fait que les différentes couches n’ont pas la même viscosité. supérieure sont cisaillées à un gradient de vitesse γ˙ 0 et la couche centrale à ¯˙ On obtient alors le champ de vitesse suivant : un gradient de vitesse γ. 0 < y < (H − h)/2 ; vx = γ˙ 0 y ¯˙ − (H − h)/2) (H − h)/2 < y < (H + h)/2 ; vx = γ˙ 0 (H − h)/2 + γ(y ¯˙ + γ˙ 0 (y − h) (H + h)/2 < y < H ; vx = γh La conservation de la quantité de mouvement implique que la contrainte tangentielle est constante dans toute l’épaisseur fluide, ce qui nous donne τapp = ¯˙ Le gradient de vitesse apparent est obtenu en divisant la vitesse μ0 γ˙ 0 = μ ¯γ. ¯˙ + γ˙ 0 (H − h)]/H. On en maximum par l’épaisseur totale de fluide : γ˙ app = [γh −1 μ)ε) où déduit la viscosité apparente : μapp = τapp /γ˙ app = μ0 (1 − (1 − μ0 /¯ ε est égal à h/H. Cette expression peut, comme avec une suspension, être extrapolée au cas général en utilisant la concentration d’entassement maximal, ce qui nous donne : μ)φ/φm )−1 μapp = μ0 (1 − (1 − μ0 /¯
(6.14)
La différence avec l’expression obtenue pour une suspension solide (cf. équation (3.13)) est que le facteur de −φ/φm (c’est-à-dire 1 − μ0 /¯ μ) est inférieur μ est inférieur à 1 et peut être positif ou négatif selon que le rapport μ0 /¯
6. Émulsions – mousses
231
Dilué
Semi-dilué
Concentré
Compact
φ