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French Pages 381 [397] Year 2023
O R I E N TA L I A L OVA N I E N S I A A N A L E C TA Repenser l’œuvre antique Textes à plusieurs mains et transmission plurielle
édité par MEREDITH DANEZAN et ARNAUD PERROT
P E E T ERS
REPENSER L’ŒUVRE ANTIQUE
ORIENTALIA LOVANIENSIA ANALECTA ————— 316 —————
BIBLIOTHÈQUE DE BYZANTION
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REPENSER L’ŒUVRE ANTIQUE Textes à plusieurs mains et transmission plurielle Actes du colloque de Paris, 9 et 10 juin 2017
édité par
MEREDITH DANEZAN et ARNAUD PERROT
PEETERS LEUVEN – PARIS – BRISTOL, CT 2023
A catalogue record for this book is available from the Library of Congress. © 2023, Peeters Publishers, Bondgenotenlaan 153, B-3000 Leuven/Louvain (Belgium) All rights reserved, including the rights to translate or to reproduce this book or parts thereof in any form. ISBN 978-90-429-4697-2 eISBN 978-90-429-4698-9 D/2023/0602/69
À la mémoire de Françoise Frazier (1959-2016)
καὶ τὴν ἐπίνοιαν αὐτῆς ἐνδιαιτᾶσθαι καὶ συμβιοῦν ἡμῖν πλέον ἔχουσαν, μᾶλλον δὲ πολλαπλάσιον τὸ εὐφραῖνον ἢ τὸ λυποῦν (Plutarque, Consolation à sa femme 608 E-F)
TABLE DES MATIÈRES Meredith DANEZAN (KU Leuven) et Arnaud PERROT (Université de Tours) Verba volant, scripta volant. La mobilité des textes anciens : modèles et enjeux . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Nigel WILSON (Lincoln College, Oxford) Authors’ second thoughts and revised editions .
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Margherita LOSACCO (Université de Padoue) « Mutat culpatque probatque ». À propos des originaux mouvants de l’Antiquité jusqu’au Moyen Âge . . . . . . . . . . . . .
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Agnès BASTIT-KALINOWSKA (Université de Lorraine) Xenonophanes Christianus : Irénée de Lyon et quelques autres chrétiens témoins de la théologie de Xénophane . . . . . . . . . . .
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Philippe LE MOIGNE (Université de Montpellier III) ῥύομαι « délivrer » vs λυτροῦσθαι « racheter » dans la Septante d’Ésaïe : l’étude lexicale au service de la découverte du projet littéraire du traducteur . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
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Olivier MUNNICH (Sorbonne Université) Les livres bibliques à tradition multiple, reflet d’une lente émergence du textus receptus : le chapitre VI de Daniel . . . . . . . . . .
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Anne-Catherine BAUDOIN (Université de Genève) Pierre adultère, pierre angulaire. La péricope de la femme adultère comme paradigme . . . . . . . . . . . . . . . . . . 135 Christophe GUIGNARD (Université de Strasbourg) La recension B de la liste d’apôtres « Anonyme I » (BHG 153c) et sa tradition latine . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 151 Zbigniew IZYDORCZYK (Université de Winnipeg) On editing an elusive text: Evangelium Nicodemi and its culturally salient versions . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 175 Meredith DANEZAN (Katholieke Universiteit Leuven) Hippolyte et Apolinaire enrichis du bien d’un autre. Révision des éditions Richard sur les Proverbes à partir de deux témoins ignorés . . . . . 191
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TABLE DES MATIÈRES
Arnaud PERROT (Université de Tours) Fallait-il faire confiance au scholiaste ? Réflexion sur les éditions multiples des Ascetica attribuées à Basile de Césarée . . . . . . . . 263 Vincent DESPREZ (Abbaye de Ligugé) “Méchant démon”, passions hypostasiées en démons : critique d’établissement, critique d’authenticité sur deux loci uexati du corpus Macarianum . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 299 Francesca Prometea BARONE (IRHT, CNRS) La Synopse de la Sainte Écriture attribuée à Jean Chrysostome : un texte pluriel ? . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 311 Luciano BOSSINA (Université de Padoue) Croisements de genre et métamorphoses du texte épistolaire. Quelques observations à partir de Nil d’Ancyre . . . . . . . . . . . . 325 François DÉROCHE (Collège de France) Du rêve au cauchemar. La vocalisation comme source de la pluralité du texte coranique . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 351
VERBA VOLANT, SCRIPTA VOLANT LA MOBILITÉ DES TEXTES ANCIENS : MODÈLES ET ENJEUX MEREDITH DANEZAN Katholieke Universiteit Leuven (FWO)
ARNAUD PERROT Université de Tours (CESR)
Le présent ouvrage est issu d’un colloque international qui s’est tenu en Sorbonne les 9 et 10 juin 2017. À la croisée de la philologie, de l’histoire des idées, de l’histoire des religions et de l’histoire littéraire, il veut confronter le lecteur à la réalité plurielle de la transmission des œuvres de l’Antiquité. Alors que la figure de l’auteur « unique » est en général promue par la tradition, par les commentateurs et par les éditeurs, l’ensemble des contributeurs de ce volume entend montrer dans son domaine de compétence à quel point elle peut se diluer lorsqu’on envisage l’histoire réelle du texte telle qu’elle nous est racontée par les manuscrits. Face aux modèles explicatifs qui tentent d’inscrire la figure de l’auteur dans tous les états d’un texte transmis, les différents chapitres de l’ouvrage montrent que l’histoire d’un texte ne se confond pas nécessairement avec l’histoire d’un rédacteur unique et que, contrairement à une idée tenace, si les paroles s’envolent, les écrits ne sont pas pour autant des réalités figées. Dans l’histoire des études grecques, le polymorphisme a souvent été jugé comme un privilège de l’avant-texte. En témoigne le discours qui entoure encore souvent l’origine des poèmes homériques : composés à l’oral où ils auraient joui d’un état de fluidité maximale, ces poèmes n’auraient été capturés par l’écrit que dans un second temps et par ce cliché photographique que constitue l’écriture. Le passage à l’écrit ne rendrait compte que de quelques états possibles d’un avant-texte protéiforme sans matérialité. Une telle conception constitue pour le littéraire un vertige et peut-être un fantasme : celui de pouvoir penser la littérature sans les lettres. Selon cette perspective, l’histoire ultérieure de la vie des textes homériques continuerait d’être « écrite » par leur relation étroite avec l’oralisation. Les manuscrits de l’Iliade et de l’Odyssée, mais plus encore les papyrus que l’on dit « excentriques » ainsi que les citateurs anciens témoignent en effet d’un certain nombre de lieux variants (mineurs et limités). Pour expliquer ces variations, certains critiques ont recours à la seule théorie « oraliste » dont le principal promoteur est actuellement Gregory Nagy. Dans un ouvrage au titre significatif, La poésie en acte, le critique américain défend en effet l’idée que toute variante textuelle, pourvu qu’elle soit
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métrique et syntaxique, témoigne d’une exécution rhapsodique ancienne. En somme, la variance, si localisée soit-elle, serait l’indice de l’appropriation, au cours d’une performance orale, d’une trame poétique originale, par un « troubadour », soit que sa performance ait été prise en notes, soit qu’elle ait été préparée en amont à l’aide d’un « script ». Influencé par Albert Lord, qui voyait dans toute exécution un « original », Gregory Nagy est allé plus loin que lui en rehaussant chacun des témoignages divergents au statut de « texte d’auteur »1. Particulièrement audacieuse, cette réflexion témoigne de l’implosion très moderne de la « fonction auteur » au profit de la démultiplication des « instances autorisées » et de la notion de « multitexte » à laquelle seul l’outil numérique, plus fluide que l’imprimé, pourrait, selon certains, donner corps. Dans la perspective qui est celle de Nagy, c’est la voix vivante de l’oralité qui a la capacité d’infléchir l’écrit : si le texte bouge encore, c’est que, malgré sa mise par écrit, il continue d’être proféré oralement2. Ce serait là le privilège du chant poétique et, d’une manière plus générale, des œuvres à performance et à récitation. Mais ce modèle de mobilité, discutable dans telle ou telle de ses applications, ne saurait cantonner la vie plurielle d’un « texte » aux seules inflexions de la voix, quand le calame constituerait pour l’œuvre une forme de mise au tombeau. Le mythe de Teuth raconté par Platon dans le Phèdre pèse sans doute lourd dans les préjugés qui entourent la mise par écrit de la pensée, qui ne serait vivante que dans l’interaction du dialogue. L’ensemble des contributeurs réunis par ce volume souhaite déjouer l’association plus conceptuelle que réelle entre écriture et fixité, en montrant que les textes eux-mêmes ont une vie, qu’on l’impute aux pensées secondes du père de l’ouvrage ou aux interventions multiformes de la tradition textuelle. On ne dira jamais assez la valeur heuristique de l’étymologie : le texte est aussi textus, tissage, mais aussi rapiéçage d’éléments hétérogènes, dont il revient au philologue de faire apparaître les coutures et d’identifier les matières.
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La raison en est que les poèmes homériques constituent d’après Nagy un type de production dont le caractère intrinsèque est d’être ouvert à la variance et soumis à permanente réactualisation dans le cadre de sa performance orale. La possibilité même de cette réactualisation serait symbolisée, dans l’Odyssée, par la figure du rossignol, « une métaphore de la mimésis d’Homère », auquel est prêté, selon le texte reçu, « une voix aux inflexions variées » (πολυηχέα φωνήν, XIX, 521), mais selon une variante tardive, une πολυδευκέα φωνήν (Élien, De natura animalium V, 38). Littéralement traduit, il s’agit d’une voix « très douce », mais selon Élien, et Nagy qui lui emboîte le pas, il faudrait comprendre que le rossignol chante d’une voix « qui imite avec des caractères variants », le critique américain trouvant dans cette leçon concurrente et son interprétation discutable la clé d’un système où l’aède se désigne lui-même comme celui « qui suit son modèle de multiples façons ». 2 Pour une vue d’ensemble concernant la mobilité du texte homérique et ses modèles explicatifs, voir A. PERROT, « Les Suites d’Homère existent-elles ? Une introduction au colloque de Tours (10-11 mai 2021) », in D. CUNY – A. PERROT (éds.), Suites d’Homère de l’Antiquité à la Renaissance, Turnhout, Brepols (Recherches sur les Réceptions de l’Antiquité), à paraître.
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Nigel Wilson (Lincoln College, Oxford), spécialiste internationalement reconnu de l’édition des textes classiques, offre le regard rétrospectif du savant sur les cas de pluralité textuelle rencontrés au cours de sa carrière d’éditeur et propose une réflexion sur le partage entre réfections d’auteur (Hérodote, Aristophane, Dion Chrysostome) et interventions de la tradition. Margherita Losacco (Université de Padoue) étudie les attestations anciennes de « secondes éditions » dans la littérature grecque. Elle examine celles qui ont échappé à la sagacité d’Hilarius Emonds (Zweite Auflage im Altertum, 1949) et de Tiziano Dorandi (Le stylet et la tablette. Dans le secret des auteurs antiques, 2000), notamment une scholie à Euripide et une citation de Galien. Elle propose aussi une revue complète des mentions d’éditions secondes dans la Bibliothèque de Photius, mais envisage également l’œuvre du patriarche lui-même comme le carrefour de toutes les variances : édition seconde, textes pluriels et variantes d’auteurs. Agnès Bastit-Kalinowska (Université de Lorraine) retrace l’histoire textuelle d’un fragment du philosophe présocratique Xénophane de Colophon de l’époque impériale jusqu’à la période patristique et montre comment une pensée trouve à se frayer un chemin à travers différentes appropriations idéologiques. Mieux encore, elle met en lumière un « filon » xénophanien qui nourrit la pensée chrétienne chez les majoritaires comme chez les minoritaires dans les développements de théologie rationnelle non explicitement biblique et dont on pourrait apprécier les fruits jusqu’au Moyen Âge. Philippe Le Moigne (Université de Montpellier III) analyse les stratégies de traduction de plusieurs verbes hébraïques par un ou plusieurs verbes grecs. À travers cette étude de cas, il montre que le traducteur grec du Livre d’Isaïe n’est pas inféodé à son modèle, mais qu’il enrichit consciemment le matériel hébraïque en lui donnant une cohérence différente, mais aussi estimable que la Vorlage de la LXX, au point de pouvoir être tenu pour un auteur à part entière. Olivier Munnich (Sorbonne Université) s’appuie sur la pluralité des états de textes du Livre de Daniel pour reconstruire son histoire pré-massorétique et démontre que le textus receptus n’est pas seulement le point de départ d’une tradition plurielle, mais le point de concrétion de stratégies rédactionnelles elles-mêmes multiples, dont les enjeux littéraires ou idéologiques ne sont pas tous identiques, et dont le grec, réputé secondaire, atteste encore des étapes oubliées par le texte massorétique. Anne-Catherine Baudoin (Université de Genève) retrace l’histoire du statut de la péricope de la femme adultère, épisode néotestamentaire dont la présence dans les manuscrits est mobile, de la période patristique jusqu’à la critique biblique la plus récente, en mettant en avant les enjeux méthodologiques que comporte l’appréciation d’une pièce qui n’entre que de manière secondaire dans le texte « canonisé ». Elle se situe dans la perspective des reception studies et montre comment la connaissance de la péricope par les Latins (Rufin, Érasme) influence la lecture d’auteurs grecs qui, eux, l’ignoraient (Eusèbe, Chrysostome), et esquisse les contours d’une nouvelle philolo-
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gie qui articule l’état de texte biblique connu par une communauté et le type de christianisme qu’elle développe. Christophe Guignard (Université de Strasbourg) s’intéresse au polymorphisme d’un genre littéraire très productif dans l’Antiquité tardive et au Moyen Âge, les listes d’apôtres, et en particulier aux remaniements et aux versions de l’une des plus anciennes d’entre elles, voire la plus ancienne, l’« Anonyme I ». Sa contribution montre que les textes anonymes ouvrent un espace de mobilité particulière dans la mesure où l’autorité d’un auteur ne vient pas protéger l’intégrité du texte. Du point de vue de la méthode, on voit que la prise en compte des états intermédiaires, lorsqu’ils peuvent être documentés ou reconstruits, permet d’apprécier le lien génétique entre des états de textes qui, d’un point de vue phénoménologique, ont atteint leur point de dissemblance maximale, notamment, dans le cas de la liste considérée, par l’infléchissement de l’intérêt initial pour le lieu de mission apostolique vers le lieu de la sépulture des apôtres. Zbigniew Izydorczyk (Université de Winnipeg) présente la tradition tentaculaire de l’Évangile de Nicodème, œuvre apocryphe composée en grec et traduite en latin, mais aussi enrichie par ses versions dans de multiples langues vernaculaires : comment produire une édition critique satisfaisante pour un tel texte ? Meredith Danezan (Katholieke Universiteit Leuven) étudie un cas emblématique de textes à plusieurs mains en transmission plurielle, celui des chaînes exégétiques grecques aux Proverbes. Elle montre que, si, par elle-même, une telle tradition perturbe, en raison de ses lacunes et de ses flottements, l’identification des sources auctoriales, l’éditeur moderne, faute d’avoir accès à une documentation suffisante, peut lui-même contribuer à la démultiplication des instances auctoriales. C’est ce qu’elle vérifie avec les éditions de commentaires caténaires aux Proverbes données par M. Richard dont elle fait une revue complète qui redistribue les pièces entre Hippolyte, Apolinaire et Didyme (IIIe-IVe siècles). Arnaud Perrot (Université de Tours) s’empare du dossier des éditions multiples des Regulae fusius et brevius tractatae attribuées à l’auteur-même de cet ensemble littéraire complexe, Basile de Césarée (IVe siècle). Ces règlements monastiques, transmis par une pluralité de recensions brèves et longues, ont été conçus par la critique ancienne et moderne comme un texte enrichi par le père de l’ouvrage à la faveur de son expérience pastorale. Le contributeur montre que la scholie ancienne à l’origine de cette reconstruction a projeté, selon une logique hagiographique, la figure de l’auteur sur l’ensemble des états de textes produits par la tradition. Vincent Desprez (Abbaye de Ligugé) s’intéresse aux formes variées et contradictoires de la démonologie dans un corpus majeur pour l’histoire du monachisme oriental, le corpus du Pseudo-Macaire. Il montre ainsi combien la reconstruction d’une doctrine est tributaire de la complexité de la transmission d’un texte, voire des accrétions favorisées par la mise en corpus. Certains passages du Corpus Macarianum ont en effet fait l’objet de reprises éditoriales qui ont introduit des références étrangères au texte original, et cer-
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taines homélies, qui entrent en contradiction avec la doctrine du corpus, dénoncent une autre main que celle de l’auteur qui s’y trouve majoritairement représenté. Francesca Barone (IRHT, CNRS) étudie la Synopse de la sainte Écriture attribuée à Jean Chrysostome à travers un cas d’espèce, le Livre de Jérémie. Pour ce texte existant sous plusieurs états, elle propose une reconstruction généalogique en prêtant une attention particulière aux formes du texte biblique cité, qui indique des couches rédactionnelles superposées, d’origines géographiques différentes. Luciano Bossina (Université de Padoue) s’intéresse à la circulation des textes et aux croisements des genres littéraires dans les Lettres et Traités attribués à Nil d’Ancyre, moine galate obscur que l’on date du IVe-Ve siècle. Le contributeur démontre que lettres et traités sont en réalité composés de fragments empruntés à des auteurs antérieurs et que, loin d’être l’œuvre d’un auteur unique, ce sont, d’un point de vue littéraire, des textes à plusieurs mains : les lettres puisant au matériel des auteurs patristiques ou aux traités du Pseudo-Nil, et les traducteurs du Pseudo-Nil utilisant le texte pour construire leur propre fiction. François Déroche (Collège de France) montre comment les sources anciennes, ainsi que le matériel paléographique, viennent contredire la construction théologique musulmane des IXe et Xe siècles qui voit dans le Coran un texte immuable. Ce remarquable connaisseur de la philologie coranique décrit à grands traits l’histoire de la mobilité du texte, entre système d’écriture imparfait et oralisations concurrentes, autant qu’elle puisse être reconstruite. Au-delà du caractère parfois technique des contributions réunies, le lecteur pourra mesurer combien la vie des textes étudiés n’est pas qu’une affaire de philologues, mais qu’elle engage tous les usagers du texte. Les enjeux des formes plurielles d’un texte peuvent paraître dans certains cas d’une importance seconde et l’affaire de spécialistes : erreurs de lecture, substitution de mots par une sorte de dyslexie ou d’irruption semi-inconsciente d’un autre univers référentiel, incorporation de gloses marginales, mémoire défaillante du citateur, moralisation de passages jugés obscènes, restauration savante de traits de langue, récriture de lemmes poétiques ou bibliques d’après le textus receptus, etc. Mais les conséquences du polymorphisme textuel sont parfois considérables. Comme on le verra, pour le littéraire, la mobilité textuelle engage la juste connaissance des auteurs, la nature et l’interprétation de leurs œuvres. Pour l’historien, elle est la source d’une fragilité documentaire. Pour les croyants de tous horizons, elle est productrice de dissensus, de polémiques, voire d’hérésies, jusqu’à ce que, par un acte autoritaire, l’on cache ou l’on arrête la plurification du texte. Le colloque Repenser l’œuvre antique et ses Actes ont pu voir le jour grâce aux fonds alloués par l’équipe de recherche « Antiquité classique & tardive », l’UMR 8167 « Orient & Méditerranée », l’École Doctorale I « Mondes anciens et médiévaux » de Sorbonne Université et son Fonds d’Intervention pour la
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M. DANEZAN – A. PERROT
Recherche. Nous remercions chaleureusement pour leur précieux soutien à ce projet Véronique Boudon-Millot, Paul Demont et Olivier Munnich, qui était au moment de la mise en œuvre du projet le directeur de thèse des deux éditeurs de l’ouvrage. Nigel Wilson (Lincoln College, Oxford), Olivier Munnich (Sorbonne Université), Philippe Hoffmann (Académie des Inscriptions et BellesLettres, École Pratique des Hautes Études, Laboratoire d’Études des Monothéismes) et Luciano Bossina (Université de Padoue) ont accepté de présider les différentes sessions de ce colloque : qu’ils trouvent ici l’expression de notre gratitude. La publication de l’ouvrage a été rendue possible par le précieux soutien et la confiance de Peter Van Deun (KU Leuven) qui nous fait l’honneur de nous accueillir dans sa prestigieuse collection, la Bibliothèque de Byzantion. Nous lui sommes infiniment reconnaissants de manifester ainsi le lien très fort qui unit, depuis longtemps, les études de philologie en Belgique et en France.
AUTHORS’ SECOND THOUGHTS AND REVISED EDITIONS NIGEL WILSON Lincoln College, Oxford
My first encounter with the problems that are my theme in this paper took place many years ago when I was a student and read Aristophanes’ Frogs. As you are doubtless aware, at the end of the play, when Euripides and Aeschylus are asked to give their advice for dealing with the current crisis of the city, the text presented by the manuscripts is incoherent. Naturally this puzzle has been discussed by many scholars from Alexandrian times onwards. The prince of ancient critics Aristarchus claimed that lines 1437-14411 were “rather vulgar and cheap”2, which may be fair comment but is no solution to the puzzle; it is also, if one is to be frank, stupid, because there are many passages in Aristophanes which might be described as vulgar. But his colleague Apollonius was intelligent: he thought them “not relevant to the plot”3. This information comes from the scholia, which unfortunately provide no more than a brief summary of what may have been an interesting debate at Alexandria. Nowadays there is general agreement that what we read in the manuscripts is an amalgam of two versions of the text. This view is based on a statement in the ancient hypothesis, which cites Dicaearchus4, a leading pupil of Aristotle and probably reliable as a source Aristophanes, Ranae 1435-1442, ed. WILSON, Oxford, 2007: (1435) ἀλλ’ ἔτι μίαν γνώμην ἑκάτερος εἴπατον / περὶ τῆς πόλεως, ἥντιν’ ἔχετον σωτηρίαν. / Ευ. εἴ τις πτερώσας Κλεόκριτον Κινησίᾳ, / ἄρειεν αὔραις πελαγίαν ὑπὲρ πλάκα— / Δι. γελοῖον ἂν φαίνοιτο. νοῦν δ’ ἔχει τίνα; / Ευ. εἰ ναυμαχοῖεν, κᾆτ’ ἔχοντες ὀξίδας / (1441) ῥαίνοιεν εἰς τὰ βλέφαρα τῶν ἐναντίων. / (1451) Δι. εὖ γ’, ὦ Παλάμηδες, ὦ σοφωτάτη φύσις. / (1452) ταυτὶ πότερ’ αὐτὸς ηὗρες ἢ Κηφισοφῶν; / (1453) Ευ. ἐγὼ μόνος· τὰς δ’ ὀξίδας Κηφισοφῶν. / (1442) Ευ. ἐγὼ μὲν οἶδα καὶ θέλω φράζειν. For a translation, see J. HENDERSON (Cambridge MA – London, 2002): “DIONYSUS – […] So each of you tell me one more idea that you have about the city’s salvation. EURIPIDES – If someone were to wing Cleocritus with Cinesias, and send him aloft on the breezes o’er the watery plain— DIONYSUS – That would be a funny sight! / But what’s the point? EURIPIDES – If there were a naval battle in progress, and they carried vinegar cruets, they could spray it in the enemy’s eyes. DIONYSUS – By Palamedes, that’s good; you’re a genius! Did you think that up yourself, or was it Cephisophon? EURIPIDES – All by myself, but Cephisophon thought up the cruets. EURIPIDES – I’ve got one that I’d like to tell you.” 2 Scholia in ranas 1437-1441a, ed. CHANTRY, Groningen, 1999: ἀθετεῖ τοὺς πέντε ἐφεξῆς στίχους ἕως τοῦ “ῥαίνοιεν εἰς τὰ βλέφαρα τῶν ἐναντίων” Ἀρίσταρχος· ὅτι φορτικώτεροί εἰσι καὶ εὐτελεῖς, διὰ τοῦτο ὑποπτεύονται. 3 Scholia in ranas 1437-1441b: Ἀπολλώνιος οὐ διὰ τοῦτο, ἀλλ’ ὅτι οὐ πρὸς τὴν ὑπόθεσιν ἔχουσί τι. 4 Scholia in ranas, arg. ran., 1.40-44, ed. DÜBNER, Paris, 1877: Ἐδιδάχθη ἐπὶ Καλλίου τοῦ μετὰ Ἀντιγένη διὰ Φιλωνίδου εἰς Λήναια. πρῶτος ἦν· δεύτερος Φρύνιχος Μούσαις· Πλάτων 1
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of information. He reports that the play received the unusual, perhaps unique, honour of a second performance. It is a plausible to suppose that the poet made some alterations to his text for that second performance, and these alterations will have been entered in his master copy. After that, however, one can imagine that he failed to decide which version should be preferred when he authorised the preparation of copies for friends or for the book trade. In other words, all our copies go back to an author’s master copy which included the second thoughts but lacked final revision. It may be worth noting in passing that ancient critics invented various signs to be added in the margins of texts to indicate points of interest or textual problems, to be discussed in their commentaries, which at that time and indeed throughout antiquity were written on separate rolls5. But the critics do not appear to have invented a sign to indicate the possibility of an alternative version as the explanation of a difficulty. For many years I regarded the Frogs as an exceptional case, perhaps the only example of an author’s second thoughts. But some time ago I realised that this is not so, and it is curious, to say the least, that my next example is not better known. Not only does it concern another text of great importance, but the hypothesis of authorial revision was put forward almost 150 years ago by an eminent German scholar. In the preface to his editio maior of Herodotus, Heinrich Stein listed some passages where there seems to be unnecessary repetition or an interruption of the narrative6. One such interruption, not noticed by Stein, occurs in Book 1.18, the account of the war between Miletus and Lydia; here Paul Maas wished to delete § 2 of the chapter7. In theory this and other similar additions could be the work of interpolators, the derogatory term by which we commonly refer to ancient readers. But from a linguistic point of view, as Stein saw, there is no reason to suspect these passages, and he suggested that they may result from the author’s second thoughts. This intelligent suggestion has been largely ignored by more recent scholars, with the honourable exception of the notorious British politician Enoch Powell. In an unpublished conjecture made in 1948, recorded only by his friend Paul Maas in a copy of Hude’s Oxford Classical Text, which I am lucky enough to possess, Powell applied this solution to a famous difficulty in Book 6.121-123, in my opinion rightly. In my own edition I have adopted Stein’s suggestion in a number of passages and marked them with a special sign, a pair of asterisks at the beginning and τρίτος Κλεοφῶντι. οὕτω δὲ ἐθαυμάσθη τὸ δρᾶμα διὰ τὴν ἐν αὐτῷ παράβασιν, ὥστε καὶ ἀνεδιδάχθη, ὥς φησι Δικαίαρχος. 5 See L. D. REYNOLDS – N. G. WILSON, Scribes and Scholars. A Guide to the Transmission of Greek and Latin Literature, Oxford, Oxford University Press, 20134, p. 9-10. 6 H. STEIN, Herodoti Historiae, Vol. I, Berlin, Weidmann, 1869, p. XLII-XLIII. 7 I refer to Paul Maas’ unpublished conjectures in the margins of an exemplar of Hude’s edition. See N. G. WILSON, Herodotea. Studies on the Text of Herodotus, Oxford, Oxford University Press, 2015, p. 3-4.
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end of each passage in question8. It should be added that Stein appears to have changed his mind about some of the passages in his original list, since the text he prints in his later editions of single books designed for high-school pupils does not always agree with his earlier text. But this fact does not invalidate his observation. If we are right in supposing that Herodotus read portions of his text to audiences in various places, it is easy to understand that he may have wished to make minor modifications to suit the occasion. An example of such alteration made by a travelling lecturer or sophist can be seen in Dio Chrysostom’s Oratio Troiana §§ 22-24. This was a talk designed to suggest that Homer gave a totally false picture of Troy. A short passage discussing the allegedly different language spoken by the gods has been slightly enlarged for the second version. As the speech is specifically addressed to the inhabitants of the Roman city, and presumably not intended for other audiences, one might ask why a revised version was called for, and once again one might suggest that the first delivery was so well received that an encore was requested. Second thoughts of a much more drastic nature can be exemplified from Latin literature, the most notable case being Cicero’s Academica, which he rewrote entirely; we now have a part of each version, but the surviving texts do not overlap9. Another much discussed case is the Apologeticum of Tertullian, which is clearly a case of substantial revision10. But let me now revert to examples of less drastic authorial intervention. It is interesting to note that at least one ancient critic was aware of this phenomenon. Galen in his commentary on Hippocrates, De victu acutorum, states his belief that this badly arranged text is no more than a draft with additions made by the author, who did not complete his task11. It is worth emphasising that Galen was very alert to textual problems, and I am tempted to suggest that if he had been a Christian, he would surely have become the patron saint of bibliophiles. But classical scholars for the most part have failed to exploit his works for the light that they throw on matters non-medical. It was not until 1941 that a serious study of this topic appeared in Leipzig. The author, a German Benedictine called 8 See N. G. WILSON, Herodoti Historiae, Vol. I, Libri I-IV, Oxford, Clarendon Press (Scriptorum classicorum bibliotheca Oxoniensis), 2015, p. VIII. 9 See H. EMONDS, Zweite Auflage im Altertum: kulturgeschichtliche Studien zur Überlieferung der antiken Literatur, Leipzig, Otto Harrassowitz (Klassisch-Philologische Studien, 14), 1941, p. 265-277. 10 Ibidem, p. 137-187. 11 See Galen, De victu acutorum II, ed. HELMREICH (Corpus medicorum Graecorum, 5/9/1), Berlin, 1914, p. 216-217: Πολλάκις ἐνενόησα τοῦτο τὸ βιβλίον ἐν τύποις εὑρεθὲν ἐκδεδόσθαι μετὰ τὸν Ἱπποκράτους θάνατον. ἡ γὰρ ἀταξία τῶν λόγων οὐκ ἄλλως ἔοικεν ἢ οὕτως γεγονέναι, προσγραφομένων μὲν ὑπ’ αὐτοῦ τοῦ Ἱπποκράτους ἐν τῷ βιβλίῳ τῶν εὑρισκομένων αὐτῷ παραδειγμάτων εἰς τὴν τοῦ καθόλου πίστιν, ἐνίων μὲν ἐπὶ τοῦ μετώπου, ἐνίων δὲ κατὰ τοῦ νώτου, μὴ δυνηθέντος δὲ τοῦ ἐκγραφομένου τὴν οἰκείαν ἑκάστῳ τάξιν ἀποδοῦναι.
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Hilarius Emonds, published a monograph entitled Zweite Auflage im Altertum. In it he assembled evidence relating to a large number of texts in both the classical languages, and his book remains the starting point for research in this field. To my utter amazement, despite his wide coverage, he does not include Herodotus in his list. It is also disappointing to have to report that the book is not mentioned in the otherwise excellent recent work by Richard Tarrant, Texts, editors, readers (Cambridge, 2016), which is sub-titled Methods and problems in Latin textual criticism. Tarrant had already considered a difficult case, that of Ovid’s Metamorphoses, which he edited for the Oxford Classical Texts series in 2004. On pp. XXXIV-XXXV he lists twelve passages where repetitions might possibly be explained as the result of Ovid’s own attempts to improve his original draft. After careful consideration he rejected this explanation in eleven out of the twelve; the twelfth, at 8.655-656, puzzled him greatly, and he expressed the hope of returning to the question (which he has not yet done). But my late colleague Adrian Hollis in his commentary on that text was not willing to exclude the possibility that both versions are Ovidian12. Neither Tarrant nor Hollis has mentioned the possibility of an unusual type of interpolation: these variants might be the result of a practice in ancient schools, where pupils were sometimes asked to compose an improved version of the text that they were reading13. So far I have been considering works of literature, but one should also be concerned at least as much with other types of text, which by their nature invite a certain amount of revision in order to take account of advances in knowledge or a change in the nature of the group for which they were originally devised. These texts are handbooks or other material used by members of various professions, and it is not necessarily the original author who makes the revisions. I list a few examples. First an academic work that has been revised in order to facilitate its practical use, the herbal of Dioscorides, the doctor who served in the Roman army. This exists in two recensions; in one of them the plants are listed alphabetically, and this is the order found in the two oldest manuscripts. As they are both very early one might be tempted to assume that this is the original order, especially as Dioscorides was a practising doctor and alphabetical order had obvious advantages. But if that was the original order, one cannot imagine why the author would have revised it; it would be necessary to assume that the author had decided to convert his work into an academic treatise of less practical utility. In the standard edition Wellmann had to devise a kind of second apparatus to cope with the second recension, which in turn is occasionally subdivided, e.g. at 1.28 on Ἑλένιον, where the two lists of alternative names in C (Wien, 12 13
See A. S. HOLLIS, Ovid. Metamorphoses. Book VIII, Oxford, Clarendon Press, 1970, p. X-XI. Quintilian, Institutio oratoria 2.5.16, cf. 2.5.10.
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ÖNB, med. gr. 1, saec. VI) and N (Napoli, Biblioteca nazionale Vittorio Emanuele III, gr. 1, ex Wien, ÖNB, Supp. gr. 28, saec. VII) are quite different14. A second example is the collection known as Hippiatrica, which exists in five recensions. The task awaiting future editors is admirably summarised by Anne McCabe in her monograph A Byzantine encyclopaedia of Horse Medicine (Oxford, 2007), pp. 67-68. Separate editions will be required; I do not think it is feasible to imagine an editor following the example of Origen’s Hexapla and creating what we might call a “Quintupla”. Not the least of the difficulties is the existence of some translations, not just into Latin, but Oriental languages (Syriac for Anatolios, Arabic for Theomnestos). A further complication is that twelve chapters of the Anatolios recension figure also in the Geoponica. Thirdly we have the agricultural treatises known as the Geoponica, on which much work remains to be done. A complication here is that once again for some parts of the corpus there exists a version in an oriental language. Fourthly a curious case, the treatise on the vocabulary of Hippocrates by Erotian, which comments on words that were rare or characteristic of the Ionic dialect. The original version followed the order in which Erotian read the treatises of the corpus, but what we have is a reworking in alphabetical order. One wonders if Erotian himself intended that this should be the final version, since it might have been more useful. What is odder still is that two recensions in this order were known to the Swedish editor Nachmanson15, and now fragments of a third have been found in a palimpsest from St Catherine’s monastery on Sinai (NF Arab. 8). Finally I come to the texts designed principally for the teaching profession but no doubt occasionally consulted by the educated private reader – though it must be said that the latter category may have been rare in late antiquity and the middle ages. As to catenae on books of the Bible, I presume that they were used mainly in religious seminaries. One sees from time to time an attempt to modify or improve them. An example is a manuscript in the collection of Magdalen College Oxford, gr. 7, a fine calligraphic copy of the Pauline epistles in which a later reader has made a few additions that are ascribed to the patriarch Photius. There is doubtless room for further research into catenae, especially as they have one great advantage when compared with the scholia on classical authors; in many catenae, but not all, the individual notes are prefaced by the name of the original author. Certainly up until 1204, and perhaps even after that date, a wide range of early patristic literature was available, and there is potential to 14 M. WELLMANN, Pedanii Dioscuridis Anazarbei De materia medica libri quinque, Vol. I, Libri I-II, Berlin, Weidmann, 1907, p. 31-33. 15 E. NACHMANSON, Erotiani Vocum Hippocraticarum collectio cum fragmentis, Göteborg – Uppsala, Eranos – Appelberg, 1918, p. VII-XVII.
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recover interesting fragments of identifiable early commentaries. But in the scholia on classical literature the vast majority of contributions to the exegesis of the texts remain anonymous; specific indications of sources are the exception rather than the rule, and as a result the history of ancient scholarship devoted to the pagan classics is less well understood than it might be. It is also an unfortunate fact that the scholia were revised from time to time. A good example is provided by the Byzantine schoolmaster Demetrius Triclinius, active in Thessalonica c. 1315-1330; he revised the ancient commentaries on texts of ancient drama in order to make them more suitable for his pupils, doubtless because they were no longer able to appreciate the relatively rich material of the scholia that had been used hitherto (see fig. 1). So he deleted much that is of interest to us, and this therefore is a case of drastic revision. He does however help us to some extent by marking with his own name his notes on metre, a subject which he understood rather better than some of his predecessors. I hope to have offered sufficient evidence to show that the phenomenon of revision in classical texts is much more widespread than it might appear at first sight, and we should give credit to the two German scholars Stein and Emonds for having made a most important contribution to our studies.
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Fig. 1: Roma, Biblioteca Angelica, gr. 14, f. 53r.
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« MUTAT CULPATQUE PROBATQUE ». À PROPOS DES ORIGINAUX MOUVANTS DE L’ANTIQUITÉ JUSQU’AU MOYEN ÂGE MARGHERITA LOSACCO Université de Padoue
En avril 1908, en Argentine, le poète Dino Campana s’embarque en qualité de chef de chauffe sur l’Odessa, un navire marchand. Durant les semaines de navigation, lorsqu’il n’alimente pas la chaudière en charbon, Campana rêve d’aller à Paris. « Il fera n’importe quel travail, et restera ce qu’il faut pour pouvoir réaliser ce livre de “poèmes et nouvelles poétiques” qui devra être “le sens” et “la justification” de sa vie. Puis il rentrera en Italie pour l’imprimer. »1 Campana n’arrivera jamais à Paris, ayant été arrêté à Bruxelles par la police aux frontières. Mais en octobre 1913, il a désormais mis en ordre et au propre les poèmes et les textes en prose composés sur une décennie et a donné au recueil le titre Il più lungo giorno. De son village, Marradi, il se rend à pied à Florence, emportant avec lui le manuscrit dans un sac en toile de jute. Au début du mois de novembre, il rencontre Giovanni Papini, à qui il propose d’imprimer le livre ; Papini se dit intéressé mais il doit d’abord faire lire le manuscrit à son ami et collègue Ardengo Soffici, et il garde le manuscrit chez lui. Campana ne peut pas se permettre de rester à Florence et rentre à Marradi, d’où il écrira plusieurs fois, sur un ton courtois au début, agacé ensuite, à Papini et à Soffici, demandant la restitution de son manuscrit. Jamais il ne recevra de réponse. Dans les premiers mois de l’année 1914, Campana réécrira le livre, en partie de mémoire2, en partie d’après les notes prises durant la première rédaction, en modifiant en tout cas la structure, en ajoutant de nouveaux textes, en
1 S. VASSALLI, La notte della cometa. Il romanzo di Dino Campana, Turin, Einaudi, 1984, p. 112 : « Andrà a Parigi, la città appena intravista e sostanzialmente ignota da cui due anni fa è stato scacciato. Farà un lavoro qualsiasi e resterà quanto basta per realizzare quel libro di “poesie e novelle poetiche” che dovrà essere “il senso” e “la giustificazione” della sua vita. Poi tornerà in Italia per stamparlo ». Les détails de l’histoire éditoriale de l’œuvre de Campana évoqués dans ce texte sont traités par Vassalli aux p. 112-189 et 228-229. Pour un tableau d’ensemble, nous renvoyons à F. CASTELLANO (éd.), Dino Campana. Canti Orfici. 1914-2014. Manoscritti, documenti, libri, immagini. Catalogo della mostra. Firenze, Biblioteca Marucelliana, 27 novembre31 dicembre 2014, Florence, Comune di Firenze, 2014, p. 19-34. 2 Campana écrit à Emilio Cecchi : « mi decisi di riscriverlo [scil. il manoscritto] a memoria, giurando di vendicarmi se avevo vita » (Dino Campana. Lettere di un povero diavolo. Carteggio [1903-1931], con altre testimonianze epistolari su Dino Campana [1903-1998], G. CACHO MILLET [éd.], Florence, Polistampa, 2011, p. 130-133 et 137-140).
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changeant le titre, désormais Canti Orfici. Le livre est imprimé en juillet 19143, non sans avoir connu d’autres modifications, profondes, durant la correction des épreuves, lorsque Campana contraint le typographe à refaire des feuillets déjà pliés, tout comme lorsqu’il lui fait retirer l’index pour le remplacer par une citation anglaise d’un vers de Walt Whitman, alors que le livre est déjà prêt. Dans l’arrière-boutique de la librairie Gonnelli, Campana efface des copies imprimées la dédicace à « l’empereur des Germains » : avec patience, armé d’un canif et d’une gomme4. Et sur les copies données à ses amis ou à des gens de lettres, il apporte au fur et à mesure des modifications improvisées, différentes d’un exemplaire à l’autre, dictées par l’inspiration du moment. En 1928, date à laquelle Campana est interné depuis longtemps dans un asile, la seconde édition est publiée, sans qu’il en ait été averti, enrichie de poèmes publiés auparavant dans plusieurs revues littéraires5. Lorsqu’il voit la nouvelle édition imprimée à son insu, Campana commente : « Je ne suis plus en mesure de m’occuper de tâches littéraires, même si je vois bien qu’en l’état mon texte est perdu. Je te prierais – écrit-il à son frère – de rechercher l’édition originale de Marradi, pour la conserver pour mémoire. » Et consterné, il déclare à Bino Binazzi : « Je passe de longues heures à penser que tout est vain6. » En 1971, le premier manuscrit sera retrouvé parmi les archives d’Ardengo Soffici par la fille de ce dernier, Valeria. Il n’est pas certain en réalité que ce manuscrit soit resté enseveli durant des années dans le grand « sens dessus-dessous » dû à un déménagement, comme le disait Soffici7. En 1973, 60 ans après avoir été enseveli dans l’oubli, le premier livre de Dino Campana, Il più lungo giorno (Le plus long jour), paraît pourvu d’un apparat critique8. Mais notre époque offre une inépuisable moisson d’histoires d’originaux fluides, mouvants, multiples. On peut évoquer, pour la seule littérature italienne du XXe siècle, en plus du cas Campana, le roman de Carlo Emilio Gadda Quer pasticciaccio brutto de via Merulana : d’abord publié sous la forme d’un feuilleton en 1946, puis dans une rédaction plus longue mais encore inachevée en D. CAMPANA, Canti Orfici, Marradi, Tipografia F. Ravagli, 1914. S. VASSALLI, La notte della cometa…, op. cit., p. 178. 5 D. CAMPANA, Canti Orfici ed altre Liriche. Opera completa, con prefazione di B. Binazzi, Florence, Vallecchi, 1928. 6 D. CAMPANA, Lettere di un povero diavolo…, op. cit., respectivement p. 299 et 297. 7 M. LUZI, « Un eccezionale ritrovamento fra le carte di Soffici. Il quaderno di Dino Campana », Corriere della Sera, 17 juin 1971, p. 12, repris dans E. DE SIGNORIBUS – E. CAPODAGLIO – F. PAOLI (éds.), Desiderio di verità e altri scritti inediti e rari, Urbania, Istmi (Istmi. Tracce di vita letteraria, 33), 2014, p. 82-84. À vrai dire, l’histoire de cette découverte doit être moins linéaire et dès 1953 Ardengo Soffici devait très probablement connaître le contenu du manuscrit. Pour une reconstruction des faits synthétique mais efficace, voir Dino Campana. Canti Orfici. 1914-2014. Manoscritti, documenti, libri, immagini, op. cit., p. 19-20. Le manuscrit, vendu aux enchères le 18 mars 2004, est aujourd’hui conservé à la Biblioteca Marucelliana à Florence, et disponible en ligne à l’adresse : http://www.maru.firenze.sbn.it/CAMPANA/home.htm. 8 Dino Campana. Opere e contributi, E. FALQUI (éd.), Florence, Vallecchi, 1973. 3 4
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1957, il fait l’objet d’une édition critique sous la direction de Giorgio Pinotti en 2018, laquelle est fondée sur les deux cents feuillets autographes qui constituent les matériaux préparatoires du roman9. L’histoire éditoriale, nimbée de légendes, des Canti Orfici de Campana contient et évoque, de façon suggestive, nombre des facteurs d’instabilité textuelle que doit affronter le spécialiste de textes anciens et médiévaux : la perte d’un manuscrit, d’une copie unique ; la réécriture opérée en partie de mémoire, en partie d’après des notes prises précédemment, et l’inévitable restructuration ; les changements d’avis, les modifications, les interventions qui influencent la structure du texte, y compris lorsque celui-ci semble désormais avoir pris sa forme définitive ; l’édition supplémentaire produite à l’insu de son auteur (Campana est dans un asile : étant donné son caractère coercitif, l’internement équivaut à une sorte de mort et par conséquent l’édition produite alors que l’auteur est séparé des vivants revient, dans le champ des études classiques, à une édition posthume) ; et enfin l’édition posthume d’un texte originel, mais je dirais plutôt « primitif », et ne correspondant plus à la dernière volonté de l’auteur. Il peut sembler curieux qu’un spécialiste des textes de l’Antiquité, un philologue classique, doive se pencher sur les facteurs de mobilité des originaux. Traditionnellement, et à bon droit, la philologie classique est tenue pour – précisément – la philologie traditionnelle « de la copie » par opposition à la philologie « d’auteur », elle-même désignée comme le développement méthodologique de la première et reconnue comme discipline autonome depuis quelques années seulement10. Pourtant la littérature grecque ancienne offre aussi – quoiqu’en des proportions moindres que la littérature latine11 – des témoignages de réécritures analogues. Je n’en mentionnerai qu’un seul : la préface du De compositione medicamentorum per genera de Galien. Le passage est
9 Pour une introduction à la méthode de travail et d’écriture de Gadda, voir P. ITALIA, Come lavorava Gadda, Rome, Carocci, 2017, et d’une manière générale sur l’application des méthodes de l’ecdotique à la littérature contemporaine EAD., Editing Novecento, Rome, Salerno, 2013. Sur l’histoire éditoriale du Pasticciaccio (traduction française sous le titre L’Affreuse Embrouille de la via Merulana, Paris, Seuil, 2016), voir G. PINOTTI, « Nota al testo », in C. E. GADDA, Quer pasticciaccio brutto de via Merulana, Milan, Adelphi, 2018, p. 310-370. 10 Voir P. ITALIA – G. RABONI, Che cos’è la filologia d’autore, Rome, Carocci, 2010, p. 9. Une vision d’ensemble de la friction féconde entre philologie classique et philologie romane, notamment dans l’étude des variantes d’auteur, est désormais offerte par le bel article de C. CIOCIOLA, « “Storia della tradizione” e varianti d’autore (Barbi, Pasquali, Contini) », in C. CIOCIOLA – C. VELA (éds.), La Tradizione dei Testi. Atti del Convegno. Cortona, 21-23 settembre 2017, Florence, Società dei Filologi della Letteratura Italiana (Il testo nel tempo, 1), 2018, p. 3-22. 11 Une très riche reconstruction des multiples formes de « mobilité » des originaux dans la littérature latine est offerte par O. PECERE, Roma antica e il testo. Scritture d’autore e composizione letteraria, Rome – Bari, Laterza (Biblioteca Universale Laterza, 644), 2010.
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bien connu, et a été reproduit par Tiziano Dorandi dans son livre Le stylet et la tablette12. Ἤδη μοι καὶ πρόσθεν ἐγέγραπτο πραγματεία, δυοῖν μὲν ἐξ αὐτῆς τῶν πρώτων βιβλίων ἐκδοθέντων, ἐγκαταλειφθέντων δὲ ἐν τῇ κατὰ τὴν ἱερὰν ὁδὸν ἀποθήκῃ μετὰ τῶν ἄλλων, ἡνίκα τὸ τῆς Εἰρήνης τέμενος ὅλον ἐκαύθη, καὶ κατὰ τὸ παλάτιον αἱ μεγάλαι βιβλιοθῆκαι. Τηνικαῦτα γὰρ ἑτέρων τε πολλῶν ἀπώλοντο βιβλία καὶ τῶν ἐμῶν ὅσα κατὰ τὴν ἀποθήκην ἐκείνην ἔκειτο, μηδενὸς τῶν ἐν Ῥώμῃ φίλων ἔχειν ὁμολογοῦντος ἀντίγραφα τῶν πρώτων δυοῖν. Ἐγκειμένων οὖν τῶν ἑταίρων αὖθίς με γράψαι τὴν αὐτὴν πραγματείαν, ἀναγκαῖον ἔδοξέ μοι δηλῶσαι περὶ τῶν προεκδοθέντων, ὅπως μή τις προεντυχὼν αὐτοῖς ποτε ζητοίη τὴν αἰτίαν τοῦ δίς με περὶ τῶν αὐτῶν πραγματεύσασθαι.13 J’avais déjà écrit auparavant un traité, et les deux premiers livres en avaient été diffusés (ἐκδοθέντων) qui toutefois avaient été laissés avec les autres dans l’entrepôt sur la Via Sacra, lorsque brûla complètement le Temple de la Paix et avec lui les grandes bibliothèques du Palatin. À cette occasion, les livres de bien d’autres personnes furent perdus, mais les miens aussi – ceux qui, précisément, se trouvaient dans cet entrepôt –, car aucun de mes amis de Rome (ils l’ont admis) n’avait de copie des deux premiers livres. Mes familiers insistaient donc pour que je réécrive le même traité : aussi ai-je jugé nécessaire de d’avertir au sujet des livres déjà diffusés (περὶ τῶν προεκδοθέντων) pour éviter que quelqu’un qui serait tombé sur eux auparavant ne soit conduit à chercher la raison pour laquelle j’ai composé deux fois sur le même sujet.
Ce passage se comprend sous un jour nouveau depuis la découverte et l’édition du De indolentia de Galien14. Grâce à ce texte, extraordinaire à bien des égards, 12 T. DORANDI, Le stylet et la tablette. Dans le secret des auteurs antiques, Paris, Les Belles Lettres (L’Âne d’or, 12), 2000, p. 141 (en italien sous le titre Nell’officina dei classici. Come lavoravano gli autori antichi, Rome, Carocci, 2007, p. 110-111). Le traité De compositione medicamentorum per genera « fa parte di quell’area di testi galenici ancora privi di una edizione critica moderna » selon D. MANETTI, « Problemi di tradizione tardoantica e medievale di Galeno, De compositione medicamentorum per genera », in V. BOUDON-MILLOT – A. GARZYA – J. JOUANNA – A. ROSELLI (éds.), Storia della tradizione e edizione dei medici greci. Atti del VI Colloquio internazionale, Paris 12-14 aprile 2008, Naples, D’Auria, 2010, p. 130-142. 13 Galien, De compositione medicamentorum per genera I, 1, éd. KÜHN, p. 362, 1 – 363, 5. 14 Sur la question de la découverte du De indolentia par Antoine Pietrobelli, à l’époque doctorant de l’équipe CNRS/Paris IV de Médecine grecque, voir I. GAROFALO – A. LAMI, Galeno. L’anima e il dolore. De indolentia. De propriis placitis, Milan, Rizzoli – BUR, 2012, p. VI ; V. BOUDON-MILLOT et J. JOUANNA, avec la collaboration d’A. PIETROBELLI, Galien. Œuvres, Tome IV, Ne pas se chagriner, Paris, Les Belles Lettres (CUF, 472), 2010, p. VII ; A. PIETROBELLI – V. BOUDON-MILLOT, « De l’arabe au grec : un nouveau témoin du texte de Galien (le Vlatadon 14) », Comptes-rendus de l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres 149 (2005), p. 497-534 ; A. PIETROBELLI – V. BOUDON-MILLOT, « Galien ressuscité : édition princeps du texte grec du De propriis placitis », Revue des études grecques 118 (2005), p. 168-213 ; A. PIETROBELLI, « Variations autour du Thessalonicensis Vlatadon 14 : un manuscrit copié au xenon du Kral à Constantinople, peu avant la chute », Revue des études byzantines 68 (2010), p. 95-126. Pour une vision d’ensemble des problèmes posés par le traité, voir, parmi les recueils d’études les plus récents, les essais réunis par C. PETIT (éd.), Galen’s Treatise Περὶ Ἀλυπίας (De indolentia) in Context. A Tale of Resilience, Leyde – Boston, Brill (Studies in Ancient Medicine, 52), 2019 et par C. K. ROTHSCHILD – T. W. THOMPSON (éds.), Galen’s ‘De indolentia’: Essays on a Newly
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il est possible de donner au témoignage du De compositione un contexte clair : c’est dans l’incendie qui dévasta à Rome en 192 le quartier situé autour du Temple de la Paix et des entrepôts de la Via Sacra que Galien a perdu, entre autres, les deux premiers livres du De compositione, qui avaient déjà été diffusés et circulaient parmi les lecteurs (ἐκδοθέντων, προεκδοθέντων)15. Dans le De indolentia, Galien écrit : Οὐ μόνον οὖν ἀπώλοντο κατὰ τὴν πυρκαϊὰν αἱ διφθέραι πᾶσαι – καὶ γὰρ καὶ τοῦτο ἔτι μικρὸν ἐνόμιζον –, ἀλλὰ πραγματεία μοι γεγονυῖα μετὰ πολλῆς ἀκριβείας, ἡ περὶ συνθέσεως φαρμάκων ἐν ᾗ πῶς αὐτὸς αὖθις συνθείην φαρμάκων ἐμήνυον τὰ δοκιμώτατα· καὶ μόναι φαρμάκων σῴζονται ὀλίγων γραφαὶ φθάνουσαι δίδοσθαι τοῖς ἑταίροις.16 Eh bien donc, ce ne furent pas seulement tous les parchemins qui périrent dans l’incendie – de fait même cette perte je l’estimais encore petite –, mais aussi un traité que j’avais rédigé avec grande acribie sur la composition des remèdes dans lequel j’indiquais comment moi-même à mon tour j’avais composé les remèdes les plus réputés. Et seules sont sauvegardées les recettes d’un petit nombre de remèdes qu’avant l’incendie j’avais donné à mon disciples.
Discovered Letter, Tübingen, Mohr Siebeck (Studien und Texte zu Antike und Christentum. Studies and texts in Antiquity and Christianity, 88), 2014. Avant la découverte du De indolentia, le passage du De compositione avait posé bien des difficultés aux chercheurs : pour un exemple, et une revue des problèmes soulevés, voir G. W. HOUSTON, « Galen, His Books, and the Horrea Piperataria at Rome », Memoirs of the American Academy in Rome 48 (2003), p. 45-51. 15 Sur les termes ἔκδοσις et προέκδοσις pour désigner la circulation d’un texte littéraire, voir B. A. VAN GRONINGEN, « ΕΚΔΟΣΙΣ », Mnemosyne 16 (1963), p. 1-17 ; T. DORANDI, Le stylet et la tablette…, op. cit., p. 129-141 (= L’officina…, op. cit., p. 103-111). Sur ἔκδοσις, on doit renvoyer en outre à J. MANSFELD, Prolegomena: Questions to be Settled Before the Study of an Author, or a Text, Leyde – New York – Cologne, Brill, 1994, p. 117. Amneris Roselli a livré un premier recensement des occurences du terme ἔκδοσις chez Galien : A. ROSELLI, « Galeno e la filologia del II secolo », in E. BONA – C. LÉVY – G. MAGNALDI (éds.), Vestigia notitiai. Scritti in memoria di Michelangelo Giusta, Alessandria, Edizioni dell’Orso, 2012, p. 63-80. Pour les occurences et les valeurs d’ἔκδοσις, ἐκδίδωμι, προεκδίδωμι, voir désormais la vaste revue critique de J. A. LÓPEZ FÉREZ, Galeno: preparación y constitución de textos críticos, entrega y publicación de obras propias o ajenas, Madrid, Ediciones Clásicas (Estudios de Filología Griega, 16), 2018. Les formes de l’ἔκδοσις en tant que produit caractéristique de la philologie hellenistique ont été analysées par F. MONTANARI, « Ripensamenti di Aristarco sul testo omerico e il problema della seconda ekdosis », in M. CANNATÀ FERA – S. GRANDOLINI (éds.), Poesia e religione in Grecia. Studi in onore di G. Aurelio Privitera, Naples, Edizioni Scientifiche Italiane, 2000, p. 479-486 ; ID., « Aristarchus’ Conjectures (once) again », in M. TZIATZI-PAPAGIANNI – M. BILLERBECK – F. MONTANARI – K. TSANTANOGLOU (éds.), Lemmata: Beiträge zum Gedenken an Christos Theodoridis, Berlin – Boston, de Gruyter, 2015, p. 119-129 ; ID., « Ekdosis. A Product of the Ancient Scholarship », in F. MONTANARI – ST. MATTHAIOS – A. RENGAKOS (éds.), Brill’s Companion to Ancient Greek Scholarship, II, Between Theory and Practice, Leyde – Boston, Brill, 2015, p. 641-672 ; F. MONTANA, « Hellenistic Scholarship », ibidem, p. 60-183. 16 Galien, De indolentia 37, éd. BOUDON-MILLOT, p. 12.20 – 13.2 ; éd. GAROFALO – LAMI, p. 28.2-7. Nous suivons ici le texte de l’édition Boudon-Millot (mais voir aussi le texte proposé par Garofalo et Lami dans Galeno. L’anima e il dolore, op. cit., p. 28). La traduction est celle de V. Boudon-Millot et J. Jouanna dans Galien. Œuvres, Tome IV, Ne pas se chagriner, op. cit., p. 12-13.
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Comme l’a observé Jacques Jouanna, « les deux passages sont très proches par les données, comme par le vocabulaire, mais ils se complètent »17. Galien décrit avec une abondance de détails, dans le De indolentia, les conséquences collectives et personnelles de cet incendie. On peut noter que la polarité collectif/personnel (ἑτέρων τε πολλῶν / τῶν ἐμῶν) qui caractérise les chapitres du De indolentia correspondant à l’incendie réapparaît dans le passage du De compositione cité ci-dessus18. Galien décrit, dans le passage du De compositione, l’échec d’un double canal, d’une double modalité de conservation du texte, chez l’auteur et chez les lecteurs : chez l’auteur, qui n’a plus son exemplaire, lequel peut vraisemblablement être considéré comme l’original du traité ; chez les lecteurs – évidemment, dans un rayon d’action et un espace contrôlables par Galien19 – qui confessent ne pas en avoir de copie. Si les deux livres perdus avaient déjà été mis en circulation, d’autres copies devaient certainement exister quelque part dans l’Empire, mais dans le cercle des φίλοι, des amis lecteurs auprès desquels Galien pouvait s’en ouvrir, la perte, si elle paraît limitée à notre œil moderne, était irréparable. Les amis, qui déclarent n’être en possession d’aucune copie de l’œuvre, insistent – c’est un trait topique des lettres de préface – pour que Galien réécrive le traité, ce qui le contraint à quelques mises au point préliminaires pour éviter que le lecteur ne soit surpris s’il tombe sur deux traités portant sur la même matière. Toutefois, le locus parallelus du De indolentia permet d’enrichir et de nuancer cette description : Galien a pu se ressaisir d’un certain nombre de fragments du traité sur quelques préparations qu’il avait distribués auprès de ses amis et confrères, de toute évidence avant l’incendie20. Dans le monde antique, la réécriture est un phénomène multiforme qui embrasse ce que l’on nomme les variantes d’auteur, les changements affectant la structure du texte pour des œuvres et des genres exposés plus que d’autres à la redéfinition et à l’extension, les « éditions secondes » produites selon les cas du vivant de l’auteur ou après sa mort, enfin, au plan macroscopique, les plagiats et les fausses attributions ; ce dernier phénomène devait être très répandu dans l’Antiquité21. J. JOUANNA, Galien. Œuvres, Tome IV, Ne pas se chagriner, op. cit., p. 111, auquel nous renvoyons pour le commentaire. 18 Voir Galien, De indolentia 7-8 (éd. BOUDON-MILLOT, p. 4.6-13), 10 (p. 4.21-22) et 12b (p. 5.15-18). 19 Sur le « carattere non universale delle perdite » dans le monde antique, voir la réflexion de L. CANFORA, Il copista come autore, Palerme, Sellerio, 2002, p. 80. 20 Voir aussi J. JOUANNA, Galien. Œuvres, Tome IV, Ne pas se chagriner, op. cit., p. 111. 21 Pour cette liste, qu’il me soit permis de renvoyer à M. LOSACCO, « “Delevit Cicero”. Testimonianze antiche e riflessioni moderne sulle varianti d’autore nell’antichità », in M. CAPASSO (éd.), Sulle orme degli Antichi. Scritti di filologia e di storia della tradizione classica offerti a Salvatore Cerasuolo, Lecce, Pensa MultiMedia, 2016, p. 355-375, ici p. 365-366. 17
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Je commencerai ici par traiter du cas des éditions secondes, en évoquant surtout quelques exemples non recensés dans l’ouvrage, encore fondamental sous bien des aspects, d’Hilarius Emonds, Zweite Auflage im Altertum22, et restés à l’écart de la précieuse revue de Tiziano Dorandi23. Ensuite, j’étudierai les exemples d’éditions secondes d’Eunape, de Zosime et de Denis d’Halicarnasse attestées à l’intérieur des notices de la Bibliothèque de Photius. Enfin je prendrai le corpus de Photius lui-même comme case study dans lequel je mettrai en lumière trois types fondamentaux d’instabilité textuelle. I. Cas d’éditions secondes Nous examinerons trois cas, sélectionnés pour illustrer la continuité chronologique du phénomène des éditions secondes, du IIIe siècle avant J.-C. au IVe siècle après J.-C. 1. Dinias d’Argos Au IIIe siècle avant J.-C., Dinias d’Argos écrit au moins neuf livres d’Histoires d’Argos (Ἀργολικά). Il n’en reste que des fragments épars24. La scholie à Euripide, Oreste 872, qui commente un détail touchant à la topographie d’Argos, livre une citation du texte des Ἀργολικά : Schol. ad Eur. Or. 872 [= FGrHist 306F3] : θάσσοντ᾽ ἄκραν, / οὗ φασί πρῶτον Δαναὸν Αἰγύπτωι δίκας / διδόντ᾽ ἀθροῖσαι λαὸν ἐς κοινὰς ἕδρας] ἄλλως· οὗ παρῆκεν ὁ Δαναὸς Αἰγύπτωι δικάσασθαι. ἱστορεῖ δὲ περὶ τοῦ χωρίου Δεινίας ἐν θʹ τῆς πρώτης συντάξεως, ἐκδόσεως δὲ δευτέρας, γράφων οὕτως « ταχέως δὲ κυριεύσαντες τὸν Μέλαγχρον καὶ τὴν Κλεομήτραν βάλλοντες τοῖς λίθοις ἀπέκτειναν καὶ τὸν τάφον αὐτῶν δεικνύουσιν καὶ νῦν ἔτι ὑπεράνω τοῦ καλουμένου Πρωνός, χῶμα † παντελῶς, οὗ συμβαίνει τοὺς Ἀργείους δικάζειν ».
H. EMONDS, Zweite Auflage im Altertum. Kulturgeschichtliche Studien zur Überlieferung der antiken Literatur, Leipzig, Harrassowitz, 1941, auquel il faut ajouter l’article de S. HEYWORTH et N. WILSON, « Auflage, Zweite », in H. CANCIK – H. SCHNEIDER (éds.), Der neue Pauly. Enzyklopädie der Antike, II, Stuttgart – Weimar, Metzler, 1997, col. 272-275. 23 T. DORANDI, Le stylet et la tablette…, op. cit., p. 142-154 (= L’officina…, op. cit., p. 109118). Il serait inopportun de livrer ici une bibliographie complète sur le problème des éditions secondes et en général sur celui de l’instabilité textuelle dans l’Antiquité. Pour les années suivant la publication de L’officina, je me borne à renvoyer à la bibliographie indiquée dans M. LOSACCO, « “Delevit Cicero”… », art. cit., p. 365-366, n. 37. Des cas spécifiques particulièrement instructifs ont été étudiés par G. MARTIN, « Interpreting Instability: considerations on the Lives of the Ten Orators », The Classical Quarterly 64 (2014), p. 321-336 (pour ce qui est du genre biographique, d’autres exemples d’instabilité textuelle sont mentionnés ibid., p. 334 et par J. E. G. ZETZEL, Marginal Scholarship and Textual Deviance. The Commentum Cornuti and the Early Scholia on Persius, Londres, Institute of Classical Studies (Bulletin of the Institute of Classical Studies. Supplement, 84), 2005. 24 FGrHist 306F1-10. 22
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« qui allait s’asseoir sur la hauteur où le premier, Danaos, pour fornir réparation à Ægyptos, réunit, dit-on, le peuple en assemblée »25] Autrement dit : οὗ παρῆκεν ὁ Δαναὸς Αἰγύπτῳ δικάσασθαι. Dinias parle de ce lieu dans le neuvième livre de la première σύνταξις, seconde édition, en écrivant : « ils tuèrent, après les avoir rapidement soumis, Mélancre et Cléomètre en les lapidant »26. Aujourd’hui encore, on montre leur tombe sur ce que l’on nomme le Prôn […] où les Argiens rendent la justice.
Dans cette longue scholie, dont seule une partie est transcrite ici, le scholiaste commente le vers dans lequel le messager mentionne la colline où Danaos réunit le peuple en assemblée pour que celui-ci joue le rôle d’arbitre dans le procès pour l’assassinat des fils d’Ægyptos (v. 872 : θάσσοντ᾽ ἄκραν, / οὗ φασί πρῶτον Δαναὸν Αἰγύπτωι δίκας / διδόντ᾽ ἀθροῖσαι λαὸν ἐς κοινὰς ἕδρας). Le scholiaste précise aussi que la citation, de ταχέως à δικάζειν, est tirée du neuvième livre de la première σύνταξις « dans la seconde édition » (ἐκδόσεως δὲ δευτέρας). On l’a dit, il s’agit de la seule véritable citation des Ἀργολικά connue à ce jour ; elle donne des informations essentielles pour reconstruire la physionomie de l’œuvre : celle-ci se composait d’au moins neuf livres, était organisée en au moins deux συντάξεις et a connu plus d’une ἔκδοσις27. Toutefois, l’exacte physionomie de la σύνταξις citée par le scholiaste n’est pas claire : il a été suggéré que la σύνταξις en question doit être comprise comme « an organizational unit that falls between the individual book and the entire work »28, et qu’elle contenait donc à l’origine un corpusculum constitué d’un groupe de livres à l’organisation thématique ou chronologique. Étant donné toutefois que seul le fragment 306F3 mentionne l’existence d’une multiplicité de συντάξεις, il est impossible de reconstituer dans le détail la structure de l’œuvre et son articulation interne29. Jacoby concluait que la seconde édition devait être non une continuation, mais une révision et une restructuration de la première30. Il est impossible en effet de parvenir à une reconstitution sûre. J’ajouterai qu’à bien y regarder, l’instabilité du passage dans la tradition manuscrite n’aide pas à formuler des hypothèses solides. Dans les deux plus anciens témoins des scholies à l’Oreste, le Marcianus graecus 47131 et le 25 Traduction de L. MÉRIDIER dans Euripide. Tragédies, Tome VI/1, Oreste, Paris, Les Belles Lettres (CUF, 139), 1959, p. 67. 26 Sur les difficultés posées par les noms Mélancre et Cléomètre, voir H. TELL, « Deinias of Argos (306) », in I. WORTHINGTON (éd.), Brill’s New Jacoby et déjà F. JACOBY, Die Fragmente der griechischen Historiker (FGrHist), III, Geschichte von Staedten und Voelkern, b, Kommentar zu nr. 297-607 (Text), Leyde, Brill, 1955, p. 27. 27 Voir H. TELL, « Deinias of Argos (306) », art. cit. 28 Ibidem. 29 Ibidem. 30 F. JACOBY, Kommentar zu nr. 297-607, éd. cit., p. 25. 31 Pour la bibliographie, voir J. CAVARZERAN, Scholia in Euripidis Hippolytum. Edizione critica, introduzione, indici, Berlin, de Gruyter (Sammlung griechischer und lateinischer
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Parisinus graecus 273132, les mots cités ci-dessus se trouvent respectivement au f. 59v et au f. 43r. Pour la constitution du texte, en attendant la nouvelle édition des scholies à l’Oreste, au moins sous forme digitale33, il faut encore se fonder sur les éditions de Wilhelm Dindorf et d’Eduard Schwartz34 qui datent du XIXe siècle : c’est sur leur apparat critique que se fonde à son tour celui de Felix Jacoby pour la seule partie du texte contenant la citation de Dinias. Avant tout, comme le remarquaient déjà Dindorf et Schwartz, le codex de Paris omet complètement les mots ἐν θʹ τῆς πρώτης συντάξεως, ἐκδόσεως δὲ δευτέρας. Le codex conservé à la Marciana est donc le testis unicus pour le segment de texte qui fournit les informations pour ainsi dire éditoriales correspondant à l’œuvre de Dinias. Le texte du manuscrit de Venise n’est du reste pas dépourvu de difficultés, lesquelles ne peuvent être résolues que par des conjectures. Le codex vénitien comporte non pas δὲ δευτέρας, mais seulement δεύτερον ; par conséquent la leçon, manifestement erronée, mais aussi aisée à corriger, procurée par le manuscrit, est ἐκδόσεως δεύτερον. Bien plus, la mention du neuvième livre est déjà le fruit d’une emendatio due, comme on peut le lire dans l’apparat de Dindorf, à Carl Müller35. Le Marcianus graecus 471, en effet, comporte ἐνθ, où le thêta se trouve placé au-dessus du nu de la préposition ἐν. Dans ces conditions, on doit donc comprendre ἔνθα. C’est ce que l’on trouve, par exemple, au f. 49r du Vaticanus graecus 90936 du XIIIe siècle37. Un examen autoptique permet également d’observer que dans le manuscrit de Venise une succession de rasurae frappe les mots relatifs à l’œuvre de Dinias :
Grammatiker, 19), 2016, p. 30, n. 105, à quoi il faut ajouter D. J. MASTRONARDE, Preliminary Studies on the Scholia to Euripides, Berkeley, University of California (California Classical Studies, 6), 2017, p. 161-188 et passim. 32 Pour la bibliographie, voir J. CAVARZERAN, Scholia in Euripidis Hippolytum…, op. cit., p. 23, n. 82, à quoi il faut ajouter A. ROLLO, « Maiuscole greche in contesti latini: tra continuità e innovazione », Scripta 11 (2018), p. 93-110, ici p. 97, n. 4 et p. 98, n. 1 ; S. MARTINELLI TEMPESTA – D. SPERANZI, « Verso una ricostruzione della biblioteca greca di Francesco Filelfo. Un elenco di codici », in S. FIASCHI (éd.), Filelfo, le Marche, l’Europa: un’esperienza di ricerca, Rome, Edizioni di storia e letteratura (Temi e testi, 178), 2018, p. 181-212, ici p. 204. 33 Le travail de D. J. MASTRONARDE peut être consulté en ligne à l’adresse : https://euripidesscholia.org/. Voir également D. J. MASTRONARDE, Preliminary Studies…, op. cit. 34 W. DINDORF, Scholia Graeca in Euripidis tragoedias ex codicibus aucta et emendata, II, Oxford, Oxford University Press, 1863, p. 22 et E. SCHWARTZ, Scholia in Euripidem, I, Scholia in Hecubam Orestem Phoenissas, Berlin, G. Reimer, 1887, p. 185. 35 Voir C. MÜLLER, Fragmenta Historicorum Graecorum, III, Paris, Didot, 1849, p. 25. 36 Pour la bibliographie, voir J. CAVARZERAN, Scholia in Euripidis Hippolytum…, op. cit., p. 37, n. 114, auquel s’ajoute D. J. MASTRONARDE, Preliminary Studies…, op. cit., p. 199-223. 37 W. DINDORF, Scholia Graeca in Euripidis…, op. cit., p. 225, app. ad loc. Cobet, du reste, avait déjà proposé la correction bien moins économique ἐν τῷ πρώτῳ dans Euripidis Phoenissae cum commentario edidit J. Geelius. Scholia antiqua in Euripidis Tragoedias partim inedita partim editis integriora adiunxit C. G. Cobetius, Leyde, H. W. Hazenberg, 1846, p. 264.
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le delta de Δεινίας est érasé et πρώτης est presque entièrement érasé ; de plus, un espace d’une certaine importance sépare ἐκδόσεως de συντάξεως. Dans tous les cas, malgré les difficultés textuelles et interprétatives, on peut affirmer avec quelque certitude que deux éditions d’un ouvrage historiographique du IIIe siècle avant J.-C. – les Ἀργολικά de Dinias – sont attestées, et que l’une d’elle, la seconde, était connue et utilisée par les commentateurs auxquels remonte le corpus de ce que l’on nomme scholia vetera38. 2. Philosophe anonyme, De l’extraordinaire éternelle jeunesse À la fin du IIe siècle après J.-C., Galien, dans le De marcore, s’interroge sur les raisons du marcor, de la fatigue, de la faiblesse : la première d’entre elles et la plus inévitable est assurément l’âge. Galien, De marcore VII, éd. KÜHN, p. 670, 5 – 671, 2 : καί τοί τις τῶν καθ’ ἡμᾶς φιλοσόφων ἔγραψε βιβλίον, ἐπιδεικνὺς ὅπως ἔνεστιν ἀγήρων τινὰ διαμεῖναι τὸ πάμπαν. ἐξέδωκε μὲν οὖν τὸ βιβλίον ἔτι τεσσαρακοντούτης ὤν, παρέτεινε δὲ μέχρι καὶ τῶν ὀγδοήκοντα ἐτῶν, καὶ ἦν οὕτως ἰσχνός τε καὶ ξηρός, ὡς ἁρμόζειν ἐπ’ αὐτοῦ τὴν ἐκ τοῦ προγνωστικοῦ Ἱπποκράτειον ῥῆσιν, ῥὶς ὀξεῖα, ὀφθαλμοὶ κοῖλοι, κρόταφοι ξυμπεπτωκότες, ὦτα ψυχρά, καὶ συνεσταλμένα, καὶ οἱ λοβοὶ τῶν ὤτων ἀπεστραμμένοι, καὶ τὸ περὶ τὸ μέτωπον ξηρόν τε καὶ περιτεταμένον, καὶ καρφαλέον ἐόν. ἐπεὶ τοίνυν ἐγελᾶτο τοιοῦτος φαινόμενος, ὅτι ἄλλους ἀνθρώπους ἐπεχείρησε διδάσκειν, ὅπως ἄν τις ἀγήρως διαμείνῃ, δευτέραν ἔκδοσιν ἐποιήσατο περὶ τῆς θαυμαστῆς ἀγηρασίας, οὕτω γὰρ αὐτὴν καὶ ὠνόμασε διὰ τοῦ συγγράμματος, ἐπιδεικνύς, ὡς οὐ πᾶς ἄνθρωπος ἀγήρως δύναται διαμένειν, ἀλλὰ δέοι μὲν εἰς τοῦτο καὶ φύσιν ἔχειν ἐπιτηδείαν. Et, justement, un philosophe de notre temps a écrit un livre pour démontrer qu’il est possible de rester éternellement jeune. Il a donc publié son livre quand il avait 40 ans, et il a vécu jusqu’à 80 ; et il était si faible, si amaigri, que le passage du Pronostic d’Hippocrate aurait pu s’appliquer à lui : « nez effilé, yeux caves, tempes flétries, oreilles gelées et basses, leurs lobes tordus, la peau autour du front toute sèche, tendue, aride ». On raillait son aspect car il avait tenté d’enseigner aux autres comment rester éternellement jeune : alors il fit une seconde édition De l’extraordinaire jeunesse éternelle – ainsi la nommait-il dans son traité –, pour démontrer que ce ne sont pas tous les hommes qui peuvent rester éternellement jeunes, mais qu’il faut avoir une prédisposition naturelle à la jeunesse éternelle.
38 Sur la formation du corpus des scholies à Euripide, voir la synthèse de J. CAVARZERAN, Scholia in Euripidis Hippolytum…, op. cit., p. 1-11. Pour un tableau général des problèmes de méthode posés par le recensement et l’étude des citations conservées par les érudits de l’Antiquité, voir désormais F. MONTANARI, « Remarks on the citations of authors and works in ancient scholarship », Trends in Classics 8 (2016), p. 73-82. Sur les citations des œuvres historiographiques dans la littérature érudite, hellenistique notamment, voir F. MONTANA, « Storici, filologi, storicifilologi: intersezioni nella cultura ellenistica », in F. GAZZANO – G. OTTONE – L. SANTI AMANTINI (éds.), « Ingenia Asiatica ». Fortuna e tradizione di storici d’Asia Minore. Atti della prima giornata di studio sulla storiografia greca frammentaria. Genova, 31 maggio 2007, Tivoli, Tored (Themata, 3), 2009, p. 157-181.
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Galien ici n’indique pas le nom du philosophe de son temps contraint, par l’inexorable avancée du temps et de l’âge, à produire une seconde édition. Mais il ressort d’une autre mention de l’extravagante théorie de la jeunesse éternelle dans le De marasmo qui suit de près (VII, 678) le passage que nous venons de citer que le philosophe rêveur était probablement égyptien39. D’autres passages de Galien ont permis de conclure que l’auteur du traité s’appelait Philippe40. Une hypothèse séduisante l’identifie au médecin « Philippe » évoqué par Juvénal en Satires XIII, 124-125 : ce personnage, passé à la postérité pour de mauvaises raisons, était un « médecin » – ainsi le qualifierions-nous – tout juste capable de soigner un rhume41. L’identité de l’auteur du traité sur la jeunesse éternelle n’est pas seule à être obscure. Le titre de cette œuvre ayant fait l’objet d’une seconde édition pour des raisons pittoresques n’est pas plus certain : peut-être s’agit-il de Περὶ θαυμαστῆς ἀγηρασίας, comme on semble pouvoir le déduire du passage de Galien. Dans le premier livre du De sanitate tuenda, Galien revient sur ce « traité » (σύγγραμμα) « étonnant » (θαυμάσιον) en rappelant que son auteur, « le philosophe de son temps », qu’il appelle aussi σοφιστής, voulait enseigner « la voie de l’immortalité » (ἡ ὁδὸς τῆς ἀθανασίας)42. C’eût été, en tout cas, un beau titre.
39 Galien, De marasmo VII, éd. KÜHN, p. 678, 7-14 : εἰ μὲν οὖν οἷόν τε ἦν τῇ φύσει μέχρι τῆς ἀκμῆς προαγαγούσῃ τὸ ζῶον ἢ φυτὸν αὖθις ἑτέραν ἐνθεῖναι στοιχείωσιν ἀναλόγως ἴσην κατὰ δύναμιν, οὕτως ἂν μόνως ἀγήρων τε καὶ ἄφθαρτον ἔμεινεν αὐτῇ τὸ δημιούργημα, σοφοῦ τινος ἐπιστάτου τυγχάνον, οὐ γὰρ δὴ ἁπλῶς τε οὖν οὕτως ἄφθαρτον ἂν ἐγένετο κακῶς διαιτώμενον, καὶ τότε ἂν ἡμῖν ὁ Αἰγύπτιος ἐπεδείξατο τὴν ἑαυτοῦ τέχνην ἐπὶ δυνατῷ γενέσθαι πράγματι. 40 Voir TH. C. THEOHARIDES, « Galen on Marasmus », Journal of the History of Medicine and Allied Sciences 26 (1971), p. 369-390, ici p. 373-374, n. 22. Sur les problèmes posés par l’identification des différents personnages nommés Philippe dans le corpus de Galien, voir G. HARIG, « Bemerkungen zu Philippos », NTM Zeitschrift für Geschichte der Wissenschaften, Technik und Medizin 24 (1987), p. 129-132. 41 Juvénal, Satires XIII, 124-125 : Curentur dubii medicis maioribus aegri : / tu uenam uel discipulo committe Philippi, « Il faut de plus grands médecins pour soigner un malade en danger : mai toi, tu peux confier ta veine à un simple disciple de Philippe » (traduction de P. DE LABRIOLLE et F. VILLENEUVE dans Juvénal. Satires, Paris, Les Belles Lettres [CUF, 3], 1921, p. 162). M. WELLMAN, Die pneumatische Schule bis auf Archigenes in ihrer Entwickelung dargestellt, Berlin, Weidmann (Philosophische Untersuchungen, 14), 1895, p. 19, n. 2 semble distinguer les deux personnages. Voir aussi Paulys Realencyclopädie der classischen Altertumswissenschaft, XIX, 2, 1938, col. 2367-2368, ici col. 2368, s.v. « Philippos (50) ». L’identification a en revanche été soutenue dernièrement par V. NUTTON, s.v. « Philippos (33) », in H. CANCIK – H. SCHNEIDER (éds.), Der neue Pauly. Enzyklopädie der Antike, IX, Stuttgart – Weimar, Metzler, 2000, col. 811. 42 Galien, De sanitate tuenda VI, éd. KÜHN, p. 63, 1-4 : ἄφθαρτον μὲν γὰρ ποιῆσαι τὸ γεννητὸν οὐχ οἷόν τε, κἂν ὅτι μάλιστα τῶν καθ’ ἡμᾶς τις νῦν ἀνὴρ φιλόσοφος ἐπειρᾶτο δεικνύναι τοῦτο διὰ τοῦ θαυμασίου τούτου συγγράμματος, ἐν ᾧ διδάσκει τὴν ὁδὸν τῆς ἀθανασίας, « Il ne serait pas possible d’immuniser les créatures contre la corruption, bien qu’un philosophe, parmi nos contemporains notamment, ait tenté de le démontrer dans le traité étonnant où il enseigne la voie de l’immortalité ».
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II. Cas d’éditions secondes dans la Bibliothèque de Photius La réflexion autour des éditions secondes ne s’est pas assez appuyée, à ce jour, sur la vaste collection de comptes rendus de lecture offerte par la Bibliothèque de Photius. On y trouve en effet un certain nombre d’allusions à des cas d’éditions secondes. Photius témoigne toujours d’une grande attention à ce phénomène et, quand cela est possible, s’emploie à comparer les éditions successives. Je vais étudier ces témoignages dans l’ordre dans lequel ils se présentent dans le texte de la Bibliothèque43. 1. Eunape Au chapitre 77, Photius décrit la Chronique historique d’Eunape de Sardes (circa 347/8 – post 414)44, en quatorze livres. Transcrivant vraisemblablement l’inscriptio qui figure dans son exemplaire d’Eunape, il déclare en avoir lu une « nouvelle » édition (ἔκδοσις). Photius, Bibliothèque 77, éd. BEKKER, p. 53b34-35 : Ἀνεγνώσθη Εὐναπίου χρονικῆς ἱστορίας τῆς μετὰ Δέξιππον, νέας ἐκδόσεως, ἐν βιβλίοις τεσσαρεσκαίδεκα. Lue la Chronique historique d’Eunape, continuation de Dexippe, nouvelle édition en 14 livres.
À la fin du chapitre, Photius décrit les deux éditions de cette œuvre, qui nous est parvenue seulement par fragments, ce qui signifie que toutes deux étaient encore disponibles au IXe siècle : Ibidem, p. 54a26 – 54b4 : Δύο δὲ πραγματείας τὴν αὐτὴν περιέχουσας ἱστορίαν συνεγράψατο, πρώτην καὶ δευτέραν. Καὶ ἐν μὲν τῇ πρώτῃ πολλὴν κατὰ τῆς καθαρᾶς ἡμῶν τῶν Χριστιανῶν πίστεως κατασπείρει βλασφημίαν, καὶ τὴν Ἑλληνικὴν ἀποσεμνύνει δεισιδαιμονίαν, πολλὰ τῶν εὐσεβῶν βασιλέων καθαπτόμενος· ἐν δὲ τῇ δευτέρᾳ, ἣν καὶ νέαν ἔκδοσιν ἐπιγράφει, τὴν μὲν πολλὴν ὕβριν καὶ ἀσέλγειαν, ἣν κατὰ τῆς εὐσεβείας ἐσκέδαζεν, ὑποτέμνεται, τὸ δὲ λοιπὸν τῆς συγγραφῆς σῶμα συνείρας νέαν ἔκδοσιν, ὡς ἔφημεν, ἐπιγράφει, ἔτι πολλὰ τῆς ἐκεῖσε λύσσης ὑποφαίνουσαν. Ἀμφοῖν δὲ ταῖς ἐκδόσεσιν ἐν παλαιοῖς ἐνετύχομεν βιβλίοις, ἰδίως ἑκατέραν ἐν ἑτέρῳ τεύχει καὶ ἑτέρῳ 43
Il est désormais possible de lire la Bibliothèque dans une traduction italienne riche en commentaires, à laquelle nous renvoyons pour la bibliographie correspondant aux chapitres cités ici : Fozio. Biblioteca, introduzione di L. Canfora, nota sulla tradizione manoscritta di S. Micunco, a cura di N. Bianchi e C. Schiano, Pise, Edizioni della Normale, 2016. Un mémoire de master sur les occurrences du terme ἔκδοσις dans la Bibliothèque de Photius a été rédigé sous ma direction par B. TRONO, Per un lessico filologico dell’antichità: il termine ekdosis nella Biblioteca di Fozio, Corso di laurea triennale in Lettere, Università degli Studi di Padova, 2016-2017. Quelques-unes des réflexions menées dans les lignes qui suivent sont nées de la discussion avec Mme Trono autour de son mémoire, et je l’en remercie. 44 Voir R. J. PENELLA, Greek Philosophers and Sophists in the Fourth Century A.D.: Studies in Eunapius of Sardis, Leeds, Cairns (Arca, 28), 1990.
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συντεταγμένην· ἐξ ὧν αὐτῶν καὶ τὴν διαφορὰν ἀναλεξάμενοι ἔγνωμεν. Συμβαίνει οὖν ἐν τῇ νέᾳ ἐκδόσει πολλὰ τῶν χωρίων διὰ τὰς γεγενημένας τῶν ῥητῶν περικοπὰς ἀσαφῶς ἐκκεῖσθαι, καίτοι φροντιστής ἐστι τοῦ σαφοῦς· ἀλλ’ ὅτῳ τρόπῳ λέγειν οὐκ ἔχω, μὴ καλῶς κατὰ τὰς περικοπὰς ἁρμόσας τοὺς λόγους ἐν τῇ δευτέρᾳ ἐκδόσει τὸν νοῦν λυμαίνεται τῶν ἀναγινωσκομένων· ἐν οἷς καὶ τὸ τέλος. Eunape a composé deux traités présentant la même matière : un premier et un second. Dans le premier, il dissémine maintes calomnies infâmes contre la foi pure qui est la nôtre, celle des Chrétiens, et glorifie la superstition « grecque » païenne, attaquant constamment nos pieux empereurs. Dans la seconde, au contraire, qu’il désigne dans le titre comme « nouvelle édition », il élimine une grande partie des insultes et des blasphèmes abondamment formulés contre la vraie foi, reconstitue le reste du corps de l’œuvre et l’intitule « nouvelle édition », comme nous l’avons dit. Mais elle laisse encore voir bien des traces de sa colère originelle. Nous avons lu les deux éditions dans des exemplaires anciens, chacune d’elles étant disposée de façon séparée en deux tomes distincts. Nous avons pu, grâce à ces exemplaires, saisir la différence à la lecture. Il arrive donc, dans la nouvelle édition, que bien des extraits, à cause des coupes portées au texte, soient obscurs, bien qu’en général l’auteur s’efforce d’être clair. Quoi qu’il en soit, il est arrivé, je ne sais comment, que, n’harmonisant pas bien le texte avec les coupes, il a nui au sens de ce qui se lit dans la seconde édition. C’est tout.
Très récemment, une discussion vive et savante s’est ouverte autour de la nature, du contenu, de la chronologie et du rapport entre les deux éditions. Elle est allée jusqu’à s’interroger sur la paternité eunapienne de la seconde édition dont la perspective idéologique est si différente de la première, selon le compte rendu de Photius45. Il ne convient pas ici de parcourir en détail le débat historiographique46. Je me bornerai à quelques observations. Premièrement, dans les Excerpta Constantiniana, le titre des extraits tirés de la Chronique d’Eunape est accompagné de l’indication νέας ἐκδόσεως : Ἐκ τῆς ἱστορίας Εὐναπίου Σαρδιανοῦ τῆς μετὰ Δέξιππον νέας ἐκδόσεως (éd. BOISSEVAIN, p. 71.1-2). On 45 La paternité eunapienne de la seconde édition a été mise en cause dès 1929 par C. NIEBUHR dans Dexippi, Eunapii, Petri Patricii, Prisci, Malchi, Menandri historiarum quae supersunt, Bonn, Weber (Corpus Scriptorum Historiae Byzantinae, 19), 1829, p. XIX ; C. DE BOOR, « Die νέα ἔκδοσις des Eunapios », Rheinisches Museum 47 (1892), p. 321-323 ; voir ensuite J. C. VOLLEBREGT, Symbola in novam Eunapii Vitarum editionem, Amsterdam, 1929 ; on trouvera une synthèse dans W. R. CHALMERS, « The νέα ἔκδοσις of Eunapius’ Histories », Classical Quarterly 47 (1953), p. 165-170 ; A. BAKER, « Eunapius’ Νέα ἔκδοσις and Photius », Greek, Roman and Byzantine Studies 29 (1988), p. 389-402. Ont confirmé avec force l’attribution de chacune des deux éditions à Eunape, mais considèrent les informations fournies par Photius comme imprécises ou erronées A. BALDINI – F. PASCHOUD, « ΕΥΝΑΠΙΟΥ ΙΣΤΟΡΙΑ », in B. BLECKMANN – T. STICKLER (éds.), Griechische Profanhistoriker des fünften nachchristlichen Jahrhunderts, Stuttgart, Steiner (Historia. Einzelschriften, 228), 2014, p. 19-50. Nous renvoyons également à cette contribution pour la bibliographie. 46 Pour une synthèse, voir W. LIEBESCHUETZ, « Pagan Historiography and the Decline of the Empire », in G. MARASCO (éd.), Greek & Roman Historiography in Late Antiquity Fourth to Sixth Century A.D., Leyde – Boston, Brill, 2003, p. 179-185 et A. BALDINI – F. PASCHOUD, « ΕΥΝΑΠΙΟΥ ΙΣΤΟΡΙΑ », art. cit.
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pourrait peut-être en déduire que, à peine quelques décennies après Photius, les excerpteurs constantiniens ne disposaient probablement plus que du texte de la seconde édition, une hypothèse qui coïncide bien, de manière générale, avec la quantité extraordinaire de livres accessibles à Photius, et ensevelis après lui, comme le remarquait déjà Paul Maas dans les Schicksale der antiken Literatur in Byzanz47. Les caractéristiques bibliologiques données par Photius – qui lisait les deux éditions « dans de vieux livres » ou « dans des exemplaires anciens » – tendraient, malgré leur obscurité, à confirmer la rareté de la trouvaille du patriarche. J’ajoute que le témoignage de Photius est l’un des rares – avec celui sur le grammairien Aelius Denys d’Halicarnasse48 – à livrer une comparaison approfondie et systématique de deux éditions de l’Antiquité (ou plutôt, de l’Antiquité tardive). On a avancé l’hypothèse, peut-être avec un excès de scepticisme, selon laquelle Photius n’aurait jamais vu la première édition d’Eunape49. Il me semble que tout, dans sa description, incite à penser le contraire, à savoir qu’il a vu et consulté, sommairement du moins, l’une et l’autre éditions. Un autre chapitre de la Bibliothèque, dans lequel il est aussi question d’une seconde édition, corrobore d’une certaine manière la véracité de son témoignage. 2. Zosime Au chapitre 98, lorsqu’il discute de la dépendance de l’Ἱστορία νέα de Zosime (composée entre 498 et 518) vis-à-vis d’Eunape, Photius déclare : Photius, Bibliothèque 98, p. 84b32-34 : Εἴποι δ’ ἄν τις οὐ γράψαι αὐτὸν ἱστορίαν, ἀλλὰ μεταγράψαι τὴν Εὐναπίου, τῷ συντόμῳ μόνον διαφέρουσαν, καὶ ὅτι οὐχ, ὥσπερ ἐκεῖνος, οὕτω καὶ οὗτος Στελίχωνα διασύρει· τὰ δ’ ἄλλα κατὰ τὴν ἱστορίαν σχεδόν τι ὁ αὐτός, καὶ μάλιστα ἐν ταῖς τῶν εὐσεβῶν βασιλέων διαβολαῖς. Δοκεῖ δέ μοι καὶ οὗτος δύο ἐκδόσεις, ὥσπερ κἀκεῖνος, πεποιηκέναι. Ἀλλὰ τούτου μὲν τὴν προτέραν οὐκ εἶδον. Certains pourraient dire que Zosime n’a pas écrit une œuvre historique, mais a transcrit celle d’Eunape qui ne diffère d’elle que par sa concision et par le fait que Zosime, à la différence d’Eunape, n’a pas une attitude hostile à l’égard de Stilicon. Quant au reste, concernant la narration des faits, ceux-ci coïncident presque, surtout lorsqu’il s’agit de discréditer les empereurs chrétiens. Il me semble que Zosime, tout comme Eunape, a composé deux éditions. Mais de Zosime (τούτου), je n’ai pas vu la première.
47 P. MAAS, « Sorti della letteratura antica a Bizanzio [Schicksale der antiken Literatur in Byzanz, 1927] », in G. PASQUALI (éd.), Storia della tradizione e critica del testo, Florence, Le Monnier, 19522 [repr. anast. Florence, Le Lettere, 1988], p. 487-492, ici p. 488. 48 Voir infra, p. 24-25. 49 Selon A. BALDINI, « ΕΥΝΑΠΙΟΥ ΙΣΤΟΡΙΑ », art. cit., p. 38 et 42, Photius pourrait même ne jamais avoir vu la première édition de l’œuvre et avoir déduit son existence de la « nouvelle » édition qu’il avait entre les mains, autrement dit de l’exemplaire dont l’intitulé contenait la mention d’une « nouvelle édition ».
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Photius laisse donc entendre très clairement qu’il a vu et la première et la seconde éditions d’Eunape, mais (ἀλλά) non de Zosime, dont il n’a vu en revanche que la seconde. Et il poursuit : Ibidem, p. 85a34-36 : ἐξ ὧν δὲ ἣν ἀνέγνωμεν ἐπέγραφε « νέας ἐκδόσεως » συμβαλεῖν ἦν καὶ ἑτέραν αὐτῷ, ὥσπερ καὶ τῷ Εὐναπίῳ, ἐκδεδόσθαι. et toutefois, en se fondant sur le fait qu’il a intitulé celle que nous avons lue « nouvelle édition », il serait possible de déduire que, comme l’a fait Eunape, il en ait publié aussi une autre.
Ici la double édition de Zosime paraît le résultat d’une illusion d’optique, comme les spécialistes ont commencé à le soupçonner dès la fin du XIXe siècle50. Le titre de l’ouvrage de Zosime attesté par la tradition manuscrite dont nous disposons encore, aussi maigre soit-elle (elle se limite en effet au Vaticanus graecus 156, Xe-XIe siècle)51, est en effet Ἱστορία νέα, « Histoire nouvelle » dans un sens idéologique et non éditorial, comme cela a été reconstitué avec justesse52. Photius, au contraire, déclare que l’œuvre de Zosime avait pour titre (ἐπέγραφε) « νέα ἔκδoσις ». Il est très probable qu’en réalité l’exemplaire dont disposait Photius ait aussi eu pour titre Ἱστορία νέα et que le patriarche ait mal compris la signification de l’adjectif νέα, qu’il aura interprété au sens de « nouvelle » ἱστορία, c’est-à-dire de réédition d’une ἱστορία préexistante. Il aura donc superposé avec maladresse le concept d’ἱστορία νέα à celui de νέα ἔκδοσις (que Photius rappelle deux fois dans le chapitre sur Eunape)53. Au début du chapitre, Photius définit l’œuvre de Zosime comme un simple ἱστορικόν54. Il pourrait se référer avec quelque imprécision à l’intitulé du manuscrit (Ἱστορία νέα) dans le passage qui figure à la fin du chapitre où il parle de « nouvelle édition ». Mais, à bien y regarder, selon toute probabilité, il se borne à déduire, sur le plan purement théorique, l’existence d’une édition antérieure55. 50 Voir F. PASCHOUD, Zosime. Histoire nouvelle, Tome I, Paris, Les Belles Lettres (CUF, 401), 1971, p. XXI. Voir aussi L. MENDELSSOHN, Zosimi comitis et exadvocati fisci Historia Nova, Leipzig, Teubner, 1887, p. XIV. 51 Sur l’histoire tourmentée de ce manuscrit, et pour une première bibliographie, voir D. BIANCONI, Cura et studio. Il restauro del libro a Bisanzio, Alessandria, Edizioni dell’Orso (Hellenica, 66), 2018. 52 Sur la signification du titre (« histoire, dans une perspective inédite, d’un nouveau genre [storia dall’orientamento inedito, di un nuovo genere] »), en référence au paganisme militant qui la distinguait de l’historiographie ecclésiastique, voir F. PASCHOUD, Zosime. Histoire nouvelle, Tome III/2, Paris, Les Belles Lettres (CUF, 326), 1979, p. 104-105 et L. CRACCO RUGGINI, « Pubblicistica e storiografia bizantine di fronte alla crisi dell’Impero romano », Athenaeum 51 (1973), p. 146-183, ici p. 181-183. 53 Photius, Bibliothèque 77, p. 53b34 et 54a. 54 Photius, Bibliothèque 98, p. 84b4 : Ἀνεγνώσθη ἱστορικὸν λόγοις ἓξ Ζωσίμου κόμητος ἀπὸ φισκοσυνηγόρου. 55 Aux chapitres 112-113, Photius décrit l’œuvre intitulée Διαταγαὶ τῶν ἀποστόλων διὰ Κλήμεντος. Les spécialistes ont identifié cette œuvre comme relevant de la complexe tradition
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3. Aelius Denys d’Halicarnasse Un cas significatif est constitué par le chapitre 152, dont Tiziano Dorandi a traité dans Le stylet et la tablette56. Dans le chapitre consacré au Lexique attique du grammairien Aelius Denys d’Halicarnasse, Photius décrit, exactement comme il le fait pour Eunape, avec une grande attention, les deux éditions du Lexique. Toutes les deux, écrit-il, se composent de cinq livres, dont les entrées sont classées par ordre alphabétique, et dont la seconde édition inclut les mots manquant dans la première, ou qui y sont traités de façon incomplète57. Le chapitre s’achève sur ces mots : Photius, Bibliothèque 152, p. 99b36-40 : Ἐν γὰρ τῇ δευτέρᾳ ἐκδόσει πλατύτερόν τε καὶ ἀφθονέστερον αἱ μαρτυρίαι παρατέθεινται. Ὧν εἴ τις τὰς δύο πραγματείας εἰς ἓν συναγαγεῖν σύνταγμα βουληθείη, χρησιμώτερόν τε τὸ φιλοτέχνημα ἐπιδείξει καὶ μετὰ ῥᾳστώνης ἐκτελέσει. Dans la seconde édition, les citations présentées sont plus amples et plus riches. Si quelqu’un voulait fondre les deux œuvres en une seule, il rendrait ce travail encore plus utile et mènerait facilement pareille tâche à son terme.
On a là une véritable invitation de Photius à ses lecteurs. Elle met en lumière à la fois le climat de ferveur pour les études, les lectures et les activités de copie et d’exécution de livres qui devait l’entourer. Mais surtout, sur le plan de l’histoire de la tradition, il met en lumière le mécanisme – insidieux pour nous, modernes, et difficile à reconstituer – de la conflation, mécanisme par lequel, au IXe siècle encore, les textes de l’Antiquité – et en particulier ceux de la Gebrauchsliteratur, littérature de travail ou instrumentale, comme l’est gréco-latine dite des pseudo-clémentines. Photius, pour cette œuvre, émet l’hypothèse, comme le démontre la iunctura εἰκασμῷ διαλαβεῖν, de l’existence d’une double rédaction, afin de rendre compte des nombreuses différences (depuis le titre jusqu’au contenu) observables parmi les nombreux exemplaires qu’il a pu consulter. Photius écrit (Bibl., p. 90a28-29) : Ἔστιν οὖν εἰκασμῷ διαλαβεῖν ὡς δύο μὲν εἴησαν τῶν Πέτρου πράξεων ἐκδόσεις γεγενημέναι, τῷ δὲ χρόνῳ τῆς ἑτέρας διαρρυείσης ἐπεκράτησεν ἡ τοῦ Κλήμεντος, « Il est donc possible d’imaginer que deux rédactions des Actes de Pierre existaient, et qu’avec le temps, celle de Clément s’imposa, tandis que l’autre fut perdue ». Étant donné que Photius, dans ce cas, déclare conjecturer l’existence d’une pluralité d’éditions sans en trouver d’indication explicite dans les exemplaires qu’il a pu consulter, et compte tenu des problèmes spécifiques posés par la tradition dite des pseudoclémentines, les chapitres 112-113 exigeraient une analyse propre. Dans tous les cas, ces chapitres montrent que Photius n’ignorait pas le phénomène de mise en circulation d’éditions concurrentes d’une même œuvre. Sur les pseudo-clémentines, voir B. REHM – G. STRECKER, Die Pseudoklementinen, I, Homilien, Berlin, Akademie Verlag (GCS, 42), 19923 ; B. REHM – F. PASCHKE, Die Pseudoklementinen, II, Rekognitionen in Rufins Übersetzung, Berlin, Akademie Verlag (GCS, 51), 1965. Pour un aperçu de l’histoire la recherche, voir F. S. JONES, « The Pseudo-Clementines. A History of Research, I-II, The Second Century », A Journal of Early Christian Studies 2 (1982), p. 1-33 et p. 63-96 [réimpr. dans ID., Pseudoclementina Elchasaiticaque inter Judaeochristiana. Collected Studies, Leuven, Peeters, 2012]. 56 T. DORANDI, Le stylet et la tablette…, op. cit., p. 148-149 (= L’officina…, op. cit., p. 115). Voir à présent F. MONTANA, « Aelius (1) Dionysius », dans Lexicon of Greek Grammarians of Antiquity, . 57 Photius, Bibliothèque 152, p. 99b21-36.
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assurément un lexique – pouvaient changer, se modifier, croître58. Ce phénomène de « croisement » pouvait se faire non seulement à l’intérieur du corpus d’un même auteur, en l’occurrence celui d’Aelius Denys d’Halicarnasse, mais encore entre des auteurs différents. Dans le chapitre suivant, en effet, Photius suggère d’unifier le lexique d’Aelius avec celui de Pausanias59. On le sait, les conflations, les contaminations – au sens le plus vaste du terme – sont la norme dans la lexicographie ancienne, mais ne se limitent pas à ce seul champ littéraire. Cela est si vrai que l’opération de conflation serait, d’après Photius, facile à réaliser pour le compilateur, utile pour le lecteur (μετὰ ῥᾳστώνης et χρησιμώτερον), et, pourrions-nous ajouter, croix et délice, tourments et bonheurs pour le philologue d’aujourd’hui. III. Photius comme case-study On trouve aussi documentés dans le corpus de Photius des phénomènes analogues de variation, d’instabilité, de transmutation textuelles. J’irai plus loin : le corpus de Photius constitue lui-même, à de multiples égards, un cas exemplaire d’instabilité textuelle. Il s’agit d’un corpus vaste, inexploré sous bien des aspects, magmatique et mouvant. Pour mettre ce point en lumière, j’analyserai brièvement une sélection d’exemples puisés au corpus de Photius et répartis selon la typologie suivante : édition seconde, textes mouvants et variantes d’auteurs. 1. Édition seconde (et fausse attribution) On trouve une attestation claire d’édition seconde dans l’ἐπιγραφή de l’une des œuvres de Photius, le Contre les Manichéens60. Tel que les témoins conservés permettent de le reconstituer, le traité se compose de quatre livres, qui ne répondent pas en réalité à un projet organique de construction de l’œuvre, et sont, me semble-t-il, le fruit d’un assemblage posthume. Le dernier de ces quatre livres est précédé d’une « lettre d’envoi » qui en explique la genèse. 58 Pour une vision d’ensemble, voir les essais réunis par M. HORSTER et Ch. REITZ dans Condensing texts, condensed texts, Stuttgart, Steiner (Palingenesia, 98), 2010. 59 Photius, Bibliothèque 153, p. 100a8-12 : Εἰ δέ τις ἐκείναις ταῖς δυσὶν ἐκδόσεσι καὶ τὴν Παυσανίου ἐγκατατάξας ἓν ἀπεργάσαιτο σύνταγμα (ῥᾷστον δὲ τῷ βουλομένῳ), oὗτος ἂν εἴη τὸ κάλλιστον καὶ χρησιμώτατον τοῖς ἀναγινώσκουσι τὰς ἀττικὰς βίβλους σπούδασμα εἰσενηνεγμένος. 60 Pour l’illustration de ce cas, je me permets de résumer ici les remarques que j’ai formulées dans M. LOSACCO, « Photius, la Bibliothèque, et au-delà : l’état de la recherche, l’usage des classiques et les préfaces du corpus », in B. FLUSIN – J.-C. CHEYNET (éds.), Autour du Premier humanisme byzantin & des Cinq études sur le XIe siècle, quarante ans après Paul Lemerle, Paris, Association des amis du Centre d’histoire et civilisation de Byzance (Travaux et mémoires, 21/2), 2017, p. 235-308, ici p. 263-270 et particulièrement p. 269. Je renvoie aussi à cette contribution pour la bibliographie correspondante.
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Dans celle-ci, Photius déclare écrire alors qu’il est privé de ses livres, qui lui ont été confisqués, alors qu’il est malade et se trouve loin de ses amis: cela fait penser aux années de son premier exil. Il affirme par ailleurs avoir composé le traité, perçu par la tradition comme le « quatrième livre » du Contre les Manichéens, sur demande du moine Arsénios. Ce dernier a demandé à Photius une retranscription de ses discussions avec un certain Nicéphore sur le Paulicianisme. Mais ce texte, le traité qui réunissait ces discussions, a été confisqué, avec les autres livres de Photius, à la suite d’une punition injuste et démesurée. C’est pourquoi Photius a dû le réécrire. Photius n’explique pas de quelle manière, mais il s’appuie à l’évidence avant tout sur sa mémoire. Ce n’est pas un hasard s’il le nommera φάρμακον λήθης, une expression riche de sens et d’échos. Nous ne pouvons savoir s’il avait à sa disposition des notes, des documents provisoires de quelque nature que ce soit. Le Vaticanus Palatinus graecus 216 est le plus ancien des témoins du traité ayant survécu jusqu’à nous, et il est datable de la fin du IXe siècle : il est donc presque contemporain de Photius. Il porte, dans l’inscriptio du livre IV du Contre les Manichéens, après le titre, la formule δευτέρας ἐκδόσεως, « seconde édition ». Cette mention rappelle mot pour mot l’exemplaire d’Eunape lu par Photius et dont le contenu est résumé dans la fiche de lecture que nous avons étudiée plus haut. De fait, ce « quatrième livre » est d’une certaine manière la seconde édition du « traité » (συνταγμάτιον) qui avait été confisqué à Photius, dont le patriarche a dû réélaborer le contenu, c’est-à-dire le soumettre à une ἔκδοσις, à une nouvelle formulation61. Mais un élément mérite d’être mis en évidence. De tous les témoins ayant survécu, le Vaticanus Palatinus est le seul qui présente une fausse attribution du traité. Dans ce manuscrit, en effet, le traité Contre les Manichéens tout entier est attribué à Métrophane, archevêque de Smyrne, déposé par Photius et ignacien acharné62. Il s’agit assurément d’une « falsification délibérée »63, car ce Voir Photius, Epistula ad Arsenium de Manichaeis, éd. CONUS-WOLSKA, l. 19-20 : ταῦτα δὴ ταῦτα καθ’ ὅσον οἷόν τέ ἐστιν ἡμῖν καὶ ἡ τοῦ καιροῦ συγχωρεῖ βαρύτης καθυποβαλόντες ἐκδόσει (ἐν τούτοις γάρ, οἶμαι, περιγράφεταί σου καὶ τὸ αἴτημα), τῇ σῇ διεπεμψάμεθα ὁσιότητι, « Tout cela donc [c’est-à-dire le contenu de ces λόγοι momentanément perdus], autant qu’il nous est possible et que le permet ce moment difficile, nous l’avons résumé dans une nouvelle version (ἔκδοσις) – car c’est en cela, je pense, que consiste ta demande – et nous l’envoyons à ta sainteté ». 62 Voir PmbZ 4986, 25088. L’attribution du traité à Métrophane se lit dans l’inscriptio du premier livre au f. 76r. L’attribution du quatrième livre est implicite dans l’inscriptio du f. 161v (reproduit dans M. LOSACCO, « Photius, la Bibliothèque, et au-delà… », art. cit., p. 265). Le manuscrit qui attribue à Métrophane le Contre les Manichéens lui attribue aussi la Mystagogie : « Ô ironie », a écrit à juste titre P. VAN DEUN, « La chasse aux trésors : la découverte de plusieurs œuvres inconnues de Métrophane de Smyrne (IXe-Xe siècle) », Byzantion 78 (2008), p. 346-367, ici p. 364. 63 Voir P. LEMERLE, « L’histoire des pauliciens d’Asie Mineure d’après les sources grecques », Travaux et Mémoires 5 (1973), p. 1-147, ici p. 39. 61
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n’est pas seulement le nom de l’auteur qui a été modifié, mais encore celui du destinataire, de sorte que, dans le Palatinus graecus 216, l’œuvre est dédiée à Antoine, métropolite de Cyzique. Or on sait que Photius ordonna la mutilation des doigts d’Antoine et prononça sa déposition probablement en mars 85964. Le quatrième livre du Contre les Manichéens est donc, assurément, la « seconde édition » d’un traité encore une fois perdu. Mais le manuscrit qui a sauvé pour nous l’annotation précieuse de l’inscriptio comporte aussi une fausse attribution qui semble faire basculer la seconde édition dans le domaine du plagiat. 2. Cas de textes mouvants La Bibliothèque elle-même, d’après la reconstitution efficace qu’en ont donné les études les plus récentes, apparaît comme le résultat de la mise en forme à la hâte, et peut-être aussi provisoire, de documents de travail. Cette opération, qui a dû être effectuée non par Photius lui-même, mais par ses amis et familiers, s’est déroulée, au moins en partie, durant ses années d’exil, et pour une autre partie peut-être après la seconde déposition (sa déposition définitive), et dans ce cas du vivant de l’auteur, ou peut-être après sa mort65. L’exemple le plus célèbre de fluidité textuelle dans la Bibliothèque est constitué par les extraits de l’Histoire ecclésiastique de Philostorge qui ont échappé en quelque sorte à l’assemblage final des chapitres de la Bibliothèque : ces extraits manquent dans la structure définitive de l’ouvrage où ils devaient se trouver, mais ils ont été « sauvés » par le Bodleianus Barocci 14266. Il se trouve aussi des cas moins étudiés et toutefois révélateurs d’une méthode de travail et d’écriture. La très longue Ep. 284 contre l’hérésie des Théopaschites, incluse seulement tardivement dans le corpus de sa correspondance, contient des clusters de citations qui reviennent à l’identique dans les chapitres 229 et 230 de la Bibliothèque, où celles-ci sont présentés selon le même ordre de succession et maintiennent, pour l’une des séries, une erreur67. Des fiches 64 Voir PmbZ 566. Voir aussi P. LEMERLE, « L’histoire des pauliciens… », art. cit., p. 45. Amphiloque, le destinataire des Amphilochia (PmbZ 223, 20278), succéda à Antoine au siège métropolitain de Cyzique. 65 Voir L. CANFORA, « Thesaurus insignis, non liber », in Fozio. Biblioteca, op. cit., p. XILXIV ; F. RONCONI, « La Bibliothèque de Photius et le Marc. gr. 450 : recherches préliminaires », Segno e testo 10 (2012), p. 249-278 ; ID., « L’automne du patriarche : Photios, la Bibliothèque et le Venezia, Bibl. Naz. Marc., Gr. 450 », in J. SIGNES CODOÑER – I. PÉREZ MARTÍN (éds.), Textual transmission in Byzantium: between textual criticism and Quellenforschung, Turnhout, Brepols (Lectio, 2), 2014, p. 93-130. 66 Pour la bibliographie, je me permets de renvoyer à M. LOSACCO, « “La Biblioteca totale”: i libri, l’amicizia, la memoria », in V. D’ALBA – F. MAGGIORE – V. MARAGLINO (éds.), Enciclopedismo antico e moderno, Bari, Fondazione Gianfranco Dioguardi (I Quaderni di Varia Cultura, 12), 2019, p. 53-64, n. 57 et p. 62, n. 31. 67 Pour la liste des lieux, qu’il me soit permis de renvoyer à M. LOSACCO, « “La Biblioteca totale”… », art. cit., p. 57 et 62-63, n. 32-34.
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de travail – qui ont dépassé le stade du brouillon et des notes – semblent donc se répondre les unes les autres, d’un bout à l’autre de cet immense corpus. Une telle méthode de composition rappelle de très près celle qui a été mise en lumière pour Plutarque à partir du De tranquillitate animi68. Des exemples analogues peuvent aussi être identifiés hors de la Bibliothèque, dans la mine inexplorée du corpus de Photius. Ainsi, le Monacensis graecus 222, qui contient les Catégories d’Aristote, comporte des marginalia présentées comme étant de Photius, τοῦ Φωτίου69. Le corpusculum de ces annotations est très proche, par sa structure et son contenu, des Quaestiones ad Amphilochium 137-147, c’est-à-dire du groupe de quaestiones du commentaire aux Catégories inclus dans les Amphilochia, mais qui a dû connaître une circulation autonome. Les scholies attribuées à Photius dans le manuscrit de Munich semblent provenir d’une rédaction différente, probablement plus ancienne, des Amphilochia. Seule une collation systématique pourra éclairer définitivement le rapport entre les groupes des Amphilochia et le corpusculum des scholies. Mais dans ce cas aussi, comme pour les extraits de Philostorge, des portions importantes de textes inachevés semblent avoir échappé à l’élaboration au moment où les œuvres de Photius ont pris leur forme définitive. 3. Variantes d’auteur Reste un dernier type de texte « mouvant » dans le corpus de Photius : les variantes d’auteur. Un exemple très suggestif se lit à la fin de la Mystagogie dans le manuscrit Vaticanus graecus 2195 (fin IXe – début Xe siècle), p. 31770. Il s’agit précisément des lignes par lesquelles Photius promet, comme il le fait à la fin de la Bibliothèque, une sorte de supplément à l’œuvre, au moment même où il l’achève et la remet définitivement – du moins en apparence – au destinataire. Dans tout le reste de la tradition de la Mystagogie, lorsqu’il prend congé du destinataire et des lecteurs, Photius souhaite que le Seigneur « mette Voir L. VAN DER STOCKT, « A Plutarchan Hypomnema on Self-Love », American Journal of Philology 120 (1999), p. 575-599 ; ID., « Plutarch in Plutarch: The Problem of the Hypomnemata », in I. GALLO (éd.), La biblioteca di Plutarco. Atti del IX Convegno plutarcheo, Pavia, 13-15 giugno 2002, Naples, D’Auria, 2004, p. 331-340 ; ID., « Compositional Methods in the Lives », in M. BECK (éd.), A Companion to Plutarch, Malden MA, Wiley Blackwell, 2014, p. 321332, particulièrement p. 329. 69 Pour une illustration détaillée de cet exemple, je renvoie à M. LOSACCO, « “Tous les livres confluaient vers lui, telles les eaux d’un fleuve” : notes sur la bibliothèque de Photius », Medioevo greco 17 (2017), p. 107-135, ici p. 112-114. 70 J’ai illustré ce cas, avec tous les détails correspondants, dans M. LOSACCO, « Photius, la Bibliothèque, et au-delà… », art. cit., p. 290-291 (une reproduction de la p. 317 du manuscrit figure p. 291). Un cas de correction d’auteur a été présenté par Basileios Laourdas pour l’Ep. 234 de Photius, l. 123-127, c’est-à-dire la consolatio écrite par Photius à son frère Tarasius qui avait perdu sa fille : Photii patriarchae Constantinopolitani Epistulae et Amphilochia, II, Amphilochiorum pars altera recensuerunt B. Laourdas et L. G. Westerink, Leipzig, Teubner, 1984, p. 154, ad app. 68
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fin à la captivité de [s]es livres et de [s]es secrétaires » (τὴν αἰχμαλωσίαν ἐπιστρέψει τῶν βιβλίων καὶ τῶν ὑπογραφέων ἡμῶν). Dans le texte du manuscrit du Vatican, au contraire, toute allusion à l’affaire embarrassante – parce que liée à sa déposition et à son exil – de la confiscation de ses livres et de l’impossibilité de disposer de ses secrétaires, a disparue. Dans ce témoin, Photius prie pour être libéré d’une maladie : Εἰ δέ ποτε Κύριος ἡμῖν τὴν ὑγιείαν χαρίσεται καὶ ἐκ τῆς νόσου ἐπιστρέψομεν. Toutefois, en marge, ainsi que dans le corps même du texte, on trouve, maladroitement raccordées au texte principal, des traces de la leçon attestée dans tous les autres manuscrits. On peut en effet lire dans la marge, apposée par une autre main de la même époque, la leçon τὴν αἰχμαλωσίαν ἐπιστρέψει τῶν βιβλίων καὶ τῶν ὑπογραφέων ἡμῶν, précédée d’un καί qui permet de la relier au texte. Par ailleurs, on lit dans le texte, à la l. 12, les mots ἐν τάχει καὶ τῶν γραφέων ἡμῶν raccordés grossièrement aux mots précédents et exponctués par la même main que celle qui a écrit la note en marge. Comment ne pas imaginer que la préface contenait à l’origine une allusion à l’une et l’autre des difficultés, à savoir l’absence des livres et des secrétaires ainsi que la maladie ? Il est possible d’imaginer que le texte a été « nettoyé » très tôt par la suppression des mentions relatives aux livres et aux secrétaires, mentions liées à la situation politique défavorable dont Photius a fait l’expérience. Elles auraient été rétablies d’une certaine manière – et sauvées pour nous – par un lecteur anonyme. Hermann Diels a écrit : « La norme est que le texte d’une œuvre ancienne a été exposé aux altérations les plus fréquentes et les plus graves du vivant de l’auteur, ou dans la période qui suit immédiatement sa disparition. Le texte est vraiment, pour ainsi dire, encore in statu nascendi. »71 Lorsque le manuscrit perdu de Dino Campana est réapparu, il a semblé clair aux spécialistes que cette première rédaction ne constituait en réalité qu’une étape dans l’élaboration du texte des Chants orphiques ; la perte du manuscrit fut probablement une chance, car elle incita Campana à une restructuration profonde et à la réécriture de ce texte magmatique et puissant que sont les Chants. J’aime à penser que pour les textes anciens aussi, les traces suggestives et évanescentes de variantes d’auteur, d’éditions secondes, d’éditions et de restructurations posthumes ne sont rien d’autre que des moments successifs, essentiels à leur façon pour chacun d’entre eux, d’une plus longue histoire, de ce mécanisme délicat et difficile, résultat de cette combinaison de hasard et de ratio, que nous appelons tradition. 71 H. DIELS, « Hippokratische Forschungen V », Hermes 53 (1918), p. 57-87, ici p. 57. Les mots de Diels sont évoqués par L. CANFORA, « Traslocazioni testuali in testi greci e latini », in E. FLORES (éd.), La critica testuale greco-latina, oggi. Metodi e problemi. Atti del Convegno internazionale (Napoli 29-31 ottobre 1979), Rome, Edizioni dell’Ateneo, 1982, p. 299-315, ici p. 300-301.
XENONOPHANES CHRISTIANUS1 : IRÉNÉE DE LYON ET QUELQUES AUTRES CHRÉTIENS TÉMOINS DE LA THÉOLOGIE DE XÉNOPHANE AGNÈS BASTIT-KALINOWSKA Université de Lorraine
Non uidentur tibi hi, o dilectissime, homerici Iouis propter sollicitudinem non dormientis, sed curae habentis quando poterit honorare Achillen et multos perdere Graecorum, apprehensionem habuisse magis quam eius qui est uniuersorum Dominus ?2 Ne te semblent-ils pas, mon très cher, avoir une représentation du Zeus d’Homère, empêché de dormir par la préoccupation… plutôt que de celui qui est le Seigneur de toutes choses ?
Dans une première contribution parue en 20183, j’ai étudié la double transmission, verbale et nominale, de la sentence Diels-Kranz 21 B 24 de Xénophane, ou plus récemment 86 Strobel-Wöhrle4, qui correspond en réalité à un hexamètre cité sans nom d’auteur par Sextus Empiricus dans le cadre d’une démonstration de la non-existence de Dieu5 : οὖλος ὁρᾷ, οὖλος δὲ νοεῖ, οὖλος δέ τ’ ἀκούει tout entier il voit, tout entier il intellige, tout entier il entend6 1 Ce titre fait écho à celui d’un bref article, dont il sera entre autres question ici : M. J. EDWARDS, « Xenophanes Christianus? », Greek, Roman and Byzantine Studies 32/3 (1991), p. 219-228. Je propose ici une réponse positive à l’interrogation sceptique d’Edwards. 2 Irénée de Lyon, Contre les hérésies I, 12, 3, éd. ROUSSEAU – DOUTRELEAU (SC, 264), p. 182. Nous ne possédons que la dernière partie de la phrase (à partir de magis quam…) dans la reprise de l’original grec de cette phrase par Épiphane de Salamine. La présente contribution est dédiée à Richard Goulet, que je remercie vivement de m’avoir généreusement communiqué par anticipation l’ébauche de l’article concernant Xénophane dans le Dictionnaire des philosophes antiques. 3 A. BASTIT, « Simplicité de l’intellect et perception divine chez Pline l’ancien et Irénée de Lyon : aperçu de la réception d’une sentence de Xénophane à l’époque impériale », in E. GAVOILLE – S. ROESCH (éds.), Divina studia. Mélanges de religion et de philosophie anciennes offerts à François Guillaumont, Bordeaux, Ausonius (Scripta antiqua, 110), 2018, p. 139-153. 4 B. STROBEL – G. WÖHRLE (avec E. Wakelnig et Ch. Vassallo), Xenophanes von Kolophon, Berlin, de Gruyter (Traditio praesocratica, 3), 2018, p. 107-108 (pour le passage de Sextus). 5 Sextus Empiricus, Contre les professeurs IX, 144 = Contre les phycisiens I, 144. 6 « Is wholly seeing ». Une autre possibilité de traduction, avancée par W. Jaeger, serait « il voit etc… comme un tout » ou « en tant que globalité » : « (he) sees as a whole, thinks as a whole, hears as a whole » (W. JAEGER, The Theology of the Early Greek Philosophers, Oxford, Clarendon Press, 1947, p. 44), mais les analyses menées ci-dessous au point 2.3.2 montreront
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Le contexte de la polémique de Sextus indique que le sujet de ces trois verbes est Dieu7, doté ainsi d’intelligence et de perception, et l’attribution au penseur et poète qui illustra Colophon à la fin du VIe siècle avant J.-C. résulte de recoupements avec la tradition doxographique, particulièrement chez Diogène Laërce (sans doute quelque peu postérieur à Sextus)8. L’apport de ma première étude était de montrer que cette sentence, remarquable par sa portée théologique et dont l’expression, qui accumule trois verbes rapprochés, s’enracine dans un arrière-plan épique et didactique (Homère, Hésiode, Épicharme9), s’était trouvée majoritairement transposée, du moins à l’époque impériale où elle apparaît pour nous, sous une forme nominale. Celle-ci se rencontre à la fin du Ier siècle de notre ère chez le latin Pline l’Ancien, à la fin du IIe chez le grec Clément d’Alexandrie, et surtout vers la fin du même IIe siècle chez Irénée de Lyon10. qu’une telle traduction reste en-deçà des potentialités de la formule. L. REIBAUD, Xénophane de Colophon. Œuvre poétique, Paris, Les Belles Lettres (Fragments, 16), 2012, p. 44, dans un souci d’archaïsme étranger à l’époque impériale, dont date la plupart des doxographies envisagées ici, traduit νοεῖ par « perçoit ». 7 On ne fera pas ici de distinction entre « le dieu » et Dieu pour traduire ὁ θεός, mais ce nom sera toujours traduit par « Dieu », dans le contexte d’affirmation d’une unicité divine, qui est celui de l’œuvre de Xénophane aux yeux de ses lecteurs chrétiens, comme aussi, sous une modalité un peu différente, de ses lecteurs philosophes. Comme l’écrit Edwards à propos de Xénophane, « The evidence of the doxographers is unanimously in favor of one god » (qu’il écrit pour sa part avec une minuscule), M. J. EDWARDS, « Xenophanes Christianus? », art. cit., p. 220, n. 4. Cette vision n’est pas spécifique au judéo-christianisme, mais est compatible avec la forme que prend le polythéisme à l’époque impériale : pour Maxime de Tyr par exemple, le Dieu suprême et « un » (θεὸς εἷς) coexiste avec d’autres divinités inférieures qui lui font cortège (θεοὶ πολλοὶ… συνάρχοντες θεοῦ), cf. Maxime de Tyr, Discours XI, 5a, et déjà II, 10. 8 Il résulte des fréquentes allusions antiques à cette sentence fermement construite qu’elle était « fameuse » (cf. les expressions de Van den Broek : « One of Xenophanes’ most famous fragment » et « Xenophanes’ famous line on God as wholly seeing etc. (fg. 24) », R. VAN DEN BROEK, « Eugostus and Aristides on the ineffable God », in R. VAN DEN BROEK [éd.], Studies in Gnosticism and Alexandrian Christianity, Leyde – New York – Cologne, 1996, p. 22-41, ici p. 34 et 36). C’est sans doute ce qui explique que Sextus ici, comme la plupart des témoins, y fasse référence sans en indiquer explicitement l’auteur. 9 Les poèmes homériques présentent deux fois l’association πάντ᾽ ἐφορᾶν καὶ πάντ᾽ ἐπακούειν (Iliade III, 277 et Odyssée XI, 109) comme expression de la vigilance divine, et Hésiode, qui mentionne « l’œil » de Zeus, ajoute au « voir » le νοεῖν (πάντα ἰδὼν… καὶ πάντα νοήσας, Les Travaux et les Jours 267), toujours dans la perspective de la surveillance exercée par le dieu sur les actions humaines, en particulier sur l’exercice de la justice. Il semble que ce soit le poète comique Épicharme, un peu antérieur à Xénophane, qui, selon Maxime de Tyr, aurait associé le νοῦς aux deux perceptions, visuelle et auditive, avec la formule : νοῦς ὁρῇ καὶ νοῦς ἀκούει (DK 23 B 12, cité par Maxime, Discours XI, 9). 10 En préparant, dans les années 1960, l’apparatus fontium de son édition du livre IV de l’Adversus Haereses, B. Hemmerdinger pensait mentionner la référence à Xénophane, mais A. ROUSSEAU l’a supprimée du volume paru en 1965, en se justifiant postérieurement (1979, puis 1982) dans l’annotation aux livres I et II, au motif de la transposition nominale du patron verbal du vers de Xénophane : « la substitution systématique des substantifs aux verbes […] nous éloigne de Xénophane : on peut douter que celui-ci soit la source à laquelle ait puisé Irénée » (Irénée de Lyon. Contre les hérésies. Livre I, Tome I, Paris, Cerf [SC, 263], 1979, p. 238 ; cf. Irénée de Lyon. Contre les hérésies. Livre II, Tome I, Paris, Cerf [SC, 293], 1982, p. 242-243). Ce motif ne tient pas, et il résultait de notre première étude que la forme nominale était employée
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Chez cet auteur grec (mais dont l’original est majoritairement perdu), on la trouve dans une double version, grecque transmise grâce à un emprunt fait par Épiphane de Salamine, et latine dans la traduction ancienne du principal ouvrage d’Irénée qui nous soit parvenu, la Contestation et réfutation de la soidisant connaissance, couramment désignée depuis l’antiquité comme livre Contre les hérésies11. Le passage de la formulation verbale à l’expression nominale marque celui de la forme versifiée archaïque à une prose intellectuelle, volontiers hymnique. Les trois verbes du vers épique cité par Sextus deviennent alors, par leur mutation en noms, comme des attributs de Dieu ou des facettes de son être, et on lit, sans d’ailleurs que les témoins mentionnent l’auteur de la sentence, chez Pline, totus est sensus, totus visus, totus auditus12, chez Clément de manière éclatée entre deux lieux du septième Stromate : ὅλος νοῦς […] ὅλος ὀφθαλμός […] ὅλος ἀκοή13, enfin, chez Irénée (légèrement antérieur à Clément) une version grecque identique, et totus sensus et totus oculus et totus auditus14 pour la première occurrence dans la version latine. Ce qu’il y a de remarquable en effet avec Irénée, c’est qu’il ne se réfère pas moins de cinq fois à cette sentence, une fois au premier livre, trois fois au second livre, et une fois encore au quatrième et avant-dernier des cinq livres de l’Adversus haereses, de manière plus littérale au début, puis plus libre, comme s’il se livrait à des variations successives sur un thème initial15. Le propos de la présente contribution sera, dans un premier temps, de prendre en compte, non seulement le vers transmis par Sextus mais plus largement le matériau associé à Xénophane, et d’évaluer l’apport du témoignage d’Irénée sur le fond des autres attestations doxographiques de l’époque impériale. En un deuxième temps, dans le cadre de la réception de cette doctrine sur Dieu chez les chrétiens au IIe siècle, nous nous interrogerons sur l’intérêt et la portée de la référence d’Irénée à Xénophane, selon les deux axes de sa théologie que sont l’unité interne de Dieu, d’une part, et son activité, intellective en particulier, de l’autre. Enfin, nous présenterons de manière équivalente à la forme verbale, certains auteurs passant de l’une à l’autre, tels Diogène Laërce, Clément d’Alexandrie, bien conscients de l’origine de cette citation, ou encore Novatien qui explicite la forme nominale, plus difficile, par l’expression verbale correspondante. La toute récente édition des sources de notre connaissance de Xénophane en offre un exemple frappant, puisque les traducteurs allemands, s’appuyant sur des traductions plus anciennes, rendent les verbes du vers transmis par Sextus par des substantifs : « Er [Gott] ist ganz Auge, ganz Geist, ganz Ohr » (B. STROBEL – G. WÖHRLE, Xenophanes von Kolophon, op. cit., p. 107, n. 2). 11 Cet ouvrage est connu en totalité grâce à une traduction latine ancienne, mais la transmission indirecte permet d’avoir connaissance d’une partie non négligeable (environ un cinquième) du texte grec grâce à d’assez nombreux fragments. 12 Pline, Histoire naturelle II, 14. On notera qu’en II, 17, on a pu percevoir un autre emprunt à la matière xénophanienne, à propos de dieux « nègres » du fg. DK 16, cf. A. GOSTOLI, « Gli dei ‘neri’ (Plin. Hist. Nat. 2, 17 / Xenophan. Fr 18 Gentili-Prato) », Quaderni urbinati di cultura classica 92 (1999), p. 29-34. 13 CLÉMENT D’ALEXANDRIE, Stromate VII, 2 et Stromate VII, 37. 14 IRÉNÉE, Contre les hérésies I, 12, 2, p. 184. 15 On trouvera ces cinq occurrences d’Irénée ci-dessous (point 2.2).
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un aperçu de la présence d’un matériau similaire et de son utilisation chez des auteurs chrétiens proches d’Irénée dans le temps, comme Clément d’Alexandrie, ou par filiation (probable), Cyrille de Jérusalem, qui sont ici les principaux témoins grecs, en parallèle avec un témoin latin du IIIe siècle, Novatien. 1. La doctrine théologique de Xénophane : les données en présence 1.1 Aperçu général pour l’époque impériale Au préalable, il convient de faire l’inventaire de notre documentation, dont nous retiendrons ici non seulement ce qui concerne la transmission de la sentence sur l’intelligence et la perception divines, mais plus largement aussi les principales données de la théologie philosophique de Xénophane16. En dehors d’Irénée et de ses cinq occurrences, au dernier tiers du IIe siècle, nous disposons d’une dizaine de témoignages, dont la moitié environ sans référence explicite à Xénophane : en réalité, ne mentionnent le nom de l’auteur concerné que les textes qui ont une visée informative. Ces témoignages de deux types vont du IIIe siècle avant J.-C. au IIIe siècle après, de Timon de Phlionte (invoqué et cité par Sextus)17 jusqu’à Diogène Laërce au livre IX des Vies, en passant par deux indications de Cicéron, Pline l’Ancien, deux occurrences aussi chez Clément d’Alexandrie (Clément a et b), deux encore chez Sextus Empiricus (Sextus a et b), enfin l’Elenchos contre toutes les hérésies du Pseudo-Hippolyte (début IIIe siècle), sans oublier le traité pseudo-aristotélicien De Melisso Xenophane Gorgia, difficilement datable mais situé par la critique vers la fin du Ier siècle, à l’époque impériale. À ces noms, on peut ajouter ceux de Nicolas de Damas, Plutarque, ou Alexandre d’Aphrodise, connus indirectement par Eusèbe et Simplicius18. On le voit, la majeure partie de ces attestations se place entre la fin du Ier siècle de notre ère et le début du IIIe, soit au IIe siècle quelque peu anticipé d’une part et prolongé de l’autre. C’est dire que la référence d’Irénée, qui écrit 16
Pour les besoins de la présente recherche, qui n’a pas pour visée de reconstruire la pensée originale de Xénophane, mais se centre sur la reprise d’un (double) motif théologique d’origine xénophanienne chez des auteurs chrétiens des premiers siècles, nous laissons de côté les autres aspects de sa pensée, une théorie de la connaissance à tonalité sceptique et une physique assez complexe, évoquant la formation des corps à partir des éléments, et même la partie de sa théologie situant Dieu au-delà de l’opposition entre « limité et illimité, inactif et mobile », qui n’a pratiquement pas d’écho chez les auteurs étudiés ici. Sur les aspects sceptiques de la pensée de Xénophane, voir récemment Ch. VASSALLO, « Senofane e lo Scetticismo antico », in V. GYSEMBERGH – A. SCHWAB (éds.), Le travail du savoir. Philosophie, sciences exactes et sciences appliquées dans l’Antiquité, Trier, Wissenschaftlicher Verlag (AKAN-Einzelschriften, 10), 2015, p. 165-193. 17 Si on néglige l’indication de Simplicius, dans son Commentaire de la Physique d’Aristote, qui fait remonter à Théophraste, soit une cinquantaine d’années avant Timon, un contenu doxographique analogue à ce que nous trouvons dans le traité pseudo-aristotélicien De Melisso Xenophane Gorgia. 18 Voir DK A 31 et 32, p. 121-122.
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au cours du dernier quart du IIe siècle, n’est pas isolée19. Il convient de distinguer, parmi ces témoignages concentrés dans le temps, ce qui relève de la citation ou de l’emprunt occasionnel, intégré à un exposé qui poursuit son propre objectif (Pline, Irénée, Clément b, Sextus b) – dans ce cas le nom de Xénophane n’est pas indiqué –, et ce qui relève de l’intention proprement doxographique, mentionnant naturellement l’auteur documenté (Cicéron, Clément a, Sextus a, le Pseudo-Hippolyte, Diogène Laërce). Là encore, le traité pseudoaristotélicien constitue un cas à part, car s’il s’agit bien, dans sa première partie informative qui précède la réponse critique, d’un exposé doxographique, le nom de l’auteur discuté (pas plus que celui des deux autres, d’ailleurs) n’est pas spécifié. 1.2 Les principales doxographies Nous prendrons pour point de départ les doxographies explicites, mais il convient auparavant de faire une place au témoignage le plus ancien. La citation à double détente du Xénophane des Silles par Timon de Phlionte, ellemême citée et brièvement commentée par Sextus, permet en effet de remonter assez haut dans le temps, mais elle n’est pas très facile à utiliser, car Timon, qui cite les vers de Xénophane, les récrit en les commentant, comme le fait à son tour Sextus, si bien qu’il devient difficile de distinguer la part de l’auteur invoqué et celle du commentateur20. Il est patent néanmoins que, tout au long du passage, le motif du νοῦς est dominant, parfois de manière parodique, et le témoignage de Timon insiste sur l’égalité « de tout côté » (ἶσον ἁπάντῃ), sur l’homogénéité (μίαν εἰς φύσιν ὁμοίην) de ce Dieu « plus intelligent que l’intelligence » (νοερώτερον ἠὲ νόημα). Sextus semble traduire, en son langage plus moderne, cette dernière qualification par λογικόν. Outre ce passage de Sextus, les deux doxographies les plus développées, parmi cet ensemble, sont celle du traité pseudo-aristotélicien et celle de la doxographie « canonique » de Diogène Laërce. Leur confrontation nous permettra de dégager les principales lignes de la pensée cosmologico-théologique de Xénophane, telle qu’elle se transmettait à l’époque impériale :
19 Dans le tableau récapitulatif, en fin de cette partie, nous avons intégré le témoignage plus tardif de Théodoret de Cyr (première moitié du Ve siècle), qui peut dépendre du Pseudo-Hippolyte (et qui par ailleurs était lecteur d’Irénée), mais pouvait aussi tirer ses indications d’une éventuelle source indépendante, Aetius selon la supposition de Diels. 20 Il est caractéristique que les vers, cités par Sextus, du poème parodique des Silles qui étaient mis par Timon dans la bouche de Xénophane aient pour thème principal le νοῦς et sa perspicacité.
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Pseudo-Aristote21
Diogène Laërce22
ἀΐδιον μὲν οὖν διὰ ταῦτ’ εἶναι τὸν θεόν Οὐσίαν θεοῦ σφαιροειδῆ, μηδὲν ὅμοιον ἔχουσαν ἀνθρώπῳ· ὅλον δὲ ὁρᾶν καὶ Ἕνα δ’ ὄντα ὅμοιον εἶναι πάντῃ, ὁρᾶν ὅλον ἀκούειν, μὴ μέντοι ἀναπνεῖν· τε καὶ ἀκούειν, τάς τε ἄλλας αἰσθήσεις σύμπαντά τε εἶναι νοῦν καὶ φρόνησιν ἔχοντα πάντῃ […] πάντῃ δ’ ὅμοιον, καὶ ἀΐδιον. οὕτω σφαιροειδῆ εἶναι. Ainsi donc, de ce fait, Dieu est éternel. Étant unique23, il est identique de tout côté, il voit et entend, et ses autres facultés perceptives sont de tout côté, identique de tout côté, il est donc sphérique.
(Il enseigne que) l’essence de Dieu est sphérique, n’ayant rien de semblable à l’homme, que tout entier il voit et tout entier il entend, sans toutefois respirer, et qu’il est entièrement intellect et sagesse et éternel.
Du parallélisme de ces deux notices ressortent trois axes théologiques positifs, qui semblent confirmer ce que le Pseudo-Galien disait en substance de Xénophane, prudent et quasi sceptique par ailleurs : « il ne dogmatise qu’à propos de Dieu »24. On peut les résumer de la sorte : (1) Dieu25 est un et éternel (car non venu à l’être26) ; (2) il est parfaitement identique à lui-même, donc sphérique27 ; 21 De Melisso Xenophane Gorgia 977a, DK 28, p. 117 ; pour le parallélisme avec Diogène, j’ai rappelé au début de cet extrait la mention de l’éternité (ἀΐδιον), qui dans le traité conclut un premier moment de l’énoncé. 22 Vies, doctrines et sentences des philosophes illustres IX, 2 : sur Xénophane, § 19 (DK 21 A 1, p. 113). 23 Le traité pseudo-aristotélicien intègre, en l’attribuant directement à l’auteur (φησί), une démonstration par l’absurde de l’unicité divine, en 977a, à laquelle fait écho le témoignage résumé de Simplicius, dans son Commentaire à la Physique d’Aristote (22, 30-33, DK 21 A 31, § 3, p. 121). On en trouve une forme adaptée et condensée chez Irénée (à l’encontre de la prolifération divine des gnostiques), en Contre les hérésies II, 1, 2, éd. ROUSSEAU – DOUTRELEAU (SC, 294), p. 28 : « Ainsi, leur Père de toutes choses […] se trouvera inclus, enfermé et circonscrit par une autre Puissance, qui sera nécessairement supérieure, dans la mesure où ce qui contient est supérieur à ce qui est contenu, c’est-à-dire plus puissant et plus souverain ; et ce qui est plus grand, plus puissant et plus souverain, c’est cela qu’est Dieu ». 24 Pseudo-Galien, Historia philosopha 7, DK 21 A 35. 25 Ce Dieu semble s’identifier avec le tout du cosmos, comme l’indique Cicéron dans le Lucullus (voir la n. 32 ci-dessous), mais cet aspect n’apparaît que peu dans la doxographie d’époque impériale, et pas du tout chez les chrétiens (excepté dans la notice de Théodoret). 26 Le fait que Dieu n’ait connu aucun devenir et ne soit pas venu à l’être (ἀγένετος) est l’un des philosophèmes de la théologie de Xénophane qui devait être transmis par Théophraste, selon Simplicius (DK A 31, § 4, p. 121). Il est mis en avant en particulier au début du traité pseudoaristotélicien De Melisso Xenophane Gorgia (DK 21 A 28, § 1, p. 116-117). 27 La doxographie de Simplicius établit un lien entre ces deux éléments : « il (Xénophane) le dit limité et sphérique (σφαιροειδής), du fait qu’il est identique de tout côté (διὰ τὸ πανταχόθεν ὅμοιον) » (DK A 31, § 9, p. 122). Le raisonnement du traité pseudo-aristotélicien, qui par ailleurs ne parle pas de « sphère », mais simplement de « modèle sphérique » (σφαιροειδής), montre bien aussi que la sphéricité est une conséquence, et en quelque sorte une expression, de la parfaite homogénéité et identité à lui-même de Dieu. L’adjectif est absent des fragments conservés de Xénophane. En dépit du témoignage de Sextus, selon lequel Xénophane aurait conçu Dieu comme une « sphère impassible » (Hypotyposes pyrrhoniennes III, 218 = Str.-W. 93), certains critiques
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(3) il est doté de perceptions et d’intellect, auxquels il s’identifie28. L’exposé de Diogène fait aussi une place à des notations négatives : dissemblance par rapport à l’homme (forme non humaine)29, absence de respiration30. On obtient ainsi ce que J. Mansfeld désigne comme « the ontologico-theological nucleus of the Xenophanes vulgate »31. 1.3 Tableau indicatif des données d’époque hellénistique et (surtout) impériale Si l’on veut à présent intégrer les éléments provenant des autres sources d’époque hellénistique et impériale, on parvient à une synthèse plus large, mais assez concordante32 : sont sceptiques à cet égard, estimant qu’il s’agit d’une projection rétrospective de la « sphère » parménidienne, cf. W. JAEGER, Theology of the Early Greek Philosophers, op. cit., p. 211, n. 23, et plus récemment J. MANSFELD, « Theophrastus and the Xenophanes Doxography », Mnemosyne, Fourth Series, Vol. 40, Fasc. 3/4 (1987), p. 286-312, ici p. 300. Irénée gardera les notions d’homogénéité et d’identité, sans faire mention de la sphéricité, excepté par le biais de la transposition très épurée en perfectus in omnibus. 28 Diogène précise : ὅλον δὲ ὁρᾶν καὶ ὅλον ἀκούειν, qu’il reprend par la transposition nominale : σύμπαντά τε εἶναι νοῦν καὶ φρόνησιν. Dans le traité De Xenophane, à la reprise, au § 10, du ὁρᾶν τε καὶ ἀκούειν du § 4, on lit : πάντα ὁρᾶν τε καὶ ἀκούειν, que B. Cassin traduit par « que tout entier il voit et il entend ». On notera donc, particulièrement chez Diogène, une équivalence, ou au moins une alternative possible dans l’expression de l’identification de Dieu à son acte intellectif et perceptif, de ὅλος (lat. totus) et de πᾶς (lat. omnis). Le développement de Diogène montre que l’attribution des actes de perception à Dieu entraîne la reconnaissance de sa nature intellective : σύμπαντά εἶναι νοῦν. L’identification entre ὅλος et πᾶς ressort aussi de l’analyse faite par Maxime de Tyr, qui estime, dans son Discours XI, 8, que Dieu est parfaitement en acte, non seulement quand il a la faculté d’intelliger, mais quand « tout entier il intellige » (πάντα νοεῖν). La doxographie de Simplicius comporte aussi à propos de l’acte divin πάντα νοεῖν (DK A 31, § 9, p. 122). 29 Selon Sextus, Timon avait déjà indiqué que Xénophane avait « forgé » un Dieu éloigné des hommes (ἀπ’ ἀνθρώπων). Clément d’Alexandrie cite entre autres deux vers de Xénophane (DK 23), dont le second insiste sur la dissemblance par rapport aux mortels, aussi bien en ce qui concerne le « corps » (δέμας) que la pensée ou l’intellect (νόημα) (Stromate V, 14, 109). 30 Cette notation suppose que Dieu est conçu comme un vivant dont l’activité est plus intellective que biologique. Il est envisageable que cette précision, qui correspond à une fin d’hexamètre, provienne d’un vers qui était originellement associé à la sentence B 24, mais ce qu’il y a de sûr, c’est que l’ajout de Diogène se rapporte au lieu célèbre de Timée 33c 1-4, sur l’absence d’organes (œil, audition ou organe de respiration) dans le tout sphérique du monde. 31 J. MANSFELD, « Theophrastus and the Xenophanes Doxography », art. cit., p. 302. 32 À ces sources grecques, on pourrait ajouter l’apport des latins : Cicéron, dans le Lucullus ou Premiers académiques II, 37, mentionnant le panthéisme de Xénophane, qui pose un dieu « immuable, inengendré, éternel, de forme sphérique » (antiquior unum esse omnia, neque id esse mutabile, et id esse deum neque natum umquam et sempiternum, conglobata figura) et, dans le De natura deorum I, 28, crédite Xénophane d’avoir adjoint le νοῦς au tout infini (mente adiuncta), Sénèque peut-être, qui écrit dans le prologue des Questions naturelles 14 que Dieu est « tout entier raison » (totus ratio est), et surtout Pline l’ancien, qui résume ainsi, sans se référer explicitement à Xénophane, son apport théologique : Quisquis est deus […] et quacumque in parte, totus est sensus, totus uisus, totus auditus, totus animae, totus animi, totus sui (Histoire naturelle II, 14), insistant sur l’identité de Dieu à lui-même « de quelque partie que ce soit », sur la triade
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εἶναι νοῦν
+
Théodoret34
+
Pseudo-Hippolyte
+ +
Diogène Laërce
+ + + ὅμοιος πάντῃ (ἶσος ἁπάντῃ) ? αἰσθητικός (ἀμφοτερό(ὁρᾶν τε καὶ ἀκούειν) βλεπτος)35
Clément d’Alexandrie33
ἀΐδιος εἷς σφαιροειδής
Pseudo-Aristote
attributs de Dieu
Timon de Phlionte (apud Sextum)
A. BASTIT-KALINOWSKA
+
+ + +
+ + +
+ +
+ (πάντῃ)
+
+
+
νόημα/ νοῦς
+
+ +
Ce tableau appelle quelques remarques. Tout d’abord, on observera qu’aucun témoignage n’est absolument complet : cela tient à la nature fragmentaire des textes utilisables, qui parfois ne font allusion qu’en passant à l’un ou l’autre aspect de la théologie xénophanienne. Ensuite, il est clair que cette doctrine, tout en donnant une forte impression de cohérence, s’articule en deux parties relativement indépendantes, et complémentaires : un bloc portant sur l’unité d’un tout éternel en tout égal à lui-même, et donc de type sphérique d’une part, que nous appellerons pour la commodité de l’analyse « doctrine de Xénophane A » et l’affirmation de l’intelligence et de la sensibilité de cette entité divine globale, de l’autre, qui correspond à la « doctrine de Xénophane B ». Il convient par ailleurs d’observer que les caractéristiques de Dieu dégagées ici
de l’intellect et des deux principales perceptions, visuelle et auditive, sur la nature animée et spirituelle du divin, enfin sur son autonomie : il s’appartient tout entier à lui-même. 33 Cette colonne sur Clément combine deux sources, l’une correspond à la citation de deux vers de Xénophane en Stromate V, 14, 109 (pour la « doctrine A »), et l’autre, sans référence d’auteur, correspondant à la reprise élargie de la sentence DK B 24 en Stromate VII, 2 (cf. aussi Stromate VII, 37 pour la « doctrine B »). Voir ci-dessous point 2.5. 34 Les éléments doxographiques provenant de Théodoret de Cyr et utilisés ici sont issus de la Thérapeutique des maladies helléniques IV, 5, qui transmet un résumé classique de la théologie cosmologique de Xénophane (« doctrine A »). On peut soupçonner une allusion à la sentence DK B 24 sur les perceptions dans son Commentaire sur le psaume 129, 2, qui évoque la réversibilité des sens en Dieu, qui « voit par où il entend et entend par où il voit », voir ci-dessous point 4.2. 35 Sur ce point, le témoignage des Esquisses pyrrhoniennes demande à être complété par la citation de la sentence DK B 24, invoquée sans nom d’auteur (sans doute du fait de sa célébrité) par Sextus en Adversus Physicos, i.e. Adversus Mathematicos I, 144.
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correspondent, mutatis mutandis, à celles du monde sphérique conçu par le démiurge en Timée 33a-b, une référence classique de la cosmologie à l’époque impériale36. C’est sur cette double base qu’il est possible de prendre la mesure de l’intégration par Irénée et par d’autres auteurs chrétiens d’éléments théologiques d’origine xénophanienne. 2. La réception chrétienne au IIe siècle Si la physique, la cosmologie et la théologie de Xénophane, non sans lien sans doute avec l’importance attribuée au Timée, ont fait l’objet aux deux premiers siècles de l’époque impériale d’un indéniable intérêt chez les lecteurs cultivés, les chrétiens n’ont pas été en reste, surtout à partir de la seconde moitié du IIe siècle. Si l’Apologie d’Aristide (première moitié du IIe siècle ?) propose en son début un développement sur Dieu de nature philosophique où on lit que Dieu est « tout entier intellect »37, le premier document où, semble-t-il, la référence à Xénophane est nettement perceptible est le traité valentinien dit d’Eugnoste le bienheureux (vers 175) puis, à peu près dans les mêmes années, Irénée dans son Contre les hérésies (vers 180), qui assument l’un et l’autre une part non négligeable du patrimoine théologique hérité de Xénophane ; le dernier, Clément d’Alexandrie, à la toute fin du siècle ou au début du siècle suivant, fait écho à son tour, mais de manière, semble-t-il, plus limitée, à la vision de Dieu donnée par Xénophane. 2.1 Aristide, Eugnoste (NHC III, 1 = V, 1) et aperçus sur Ptolémée Avant d’aborder ce traité, il convient de s’arrêter un moment sur le plus ancien témoignage de théologie philosophique chrétienne, l’Apologie d’Aristide, qui en a été rapproché38. Après une identification de Dieu au Premier Moteur de l’univers, les désignations philosophiques accumulées (« inengendré », « constant », « parfait », « contenant tout », « tout entier… intellect »), pour 36 Selon Timée 33a et b, le κόσμος est unique, global, égal de toutes parts (πάντῃ ἴσον) et semblable à lui-même (ὁμοιότατος αὐτὸ ἑαυτῷ), en un mot parfait (τέλεος) ; en outre, il est doté d’intellect comme de sagesse (νοῦς καὶ φρόνησις, selon 30b et 34a). Le Dieu de Xénophane épousait, semble-t-il, le κόσμος tout en lui étant supérieur. Par l’intermédiaire d’Empédocle peutêtre, Platon reprend ce modèle pour son « dieu cosmique ». Cf. J. PALMER, « Xenophanes’ Ouranian God in the fourth century », Oxford Studies in Ancient philosophy 16 (1998), p. 1-34. 37 Aristide, Apologie I, 2, éd. POUDERON – PIERRE (SC, 470), p. 187. 38 R. VAN DEN BROEK, « Eugostus and Aristides on the ineffable God », in R. VAN DEN BROEK (éd.), Studies in Gnosticism and Alexandrian Christianity, Leyde – New York – Cologne, 1996, p. 22-41, suppose une source commune (perdue) aux deux développements (p. 27-28), en s’arrêtant en particulier sur trois points communs, pour lesquels les traités avancent des justifications similaires : la désignation de Dieu comme « sans commencement ni fin », l’absence de forme (humaine ?) et l’absence de nom (p. 28-32). Le critique insiste ensuite sur la provenance xénophanienne d’une bonne partie de la théologie d’Eugnoste (p. 33-36).
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la plupart positives même si quelques-unes contre-distinguent Dieu des représentations anthropomorphiques (« sans forme – humaine ? », « sans colère », « sans ignorance »), rendent un son discrètement xénophanien. Un seul qualificatif pointe vers le méso-platonisme : impossible à concevoir (ἀκατάληπτος). Par contraste, le bref traité gnostique doublement présent dans les collections de Nag Hammadi propose une synthèse de traits d’origine xénophanienne et de théologie négative à tonalité méso-platonicienne. Le texte est transmis essentiellement en copte39, mais un grand nombre de termes techniques ont été insérés directement en grec par le traducteur copte. Divisé en deux parties, il est précédé d’une adresse et scellé d’un envoi, par lequel « Eugnoste le bienheureux », selon l’incipit, « s’adresse aux siens ». Cette simple adresse suppose un groupe (ou une secte) bien défini, et la seconde partie du texte développe une doctrine des éons de tonalité valentinienne. La première partie en revanche se situe sur un terrain philosophique, et s’intéresse d’abord à l’« organisation » du monde. Après avoir récusé trois écoles (très vraisemblablement les sectes épicurienne, platonicienne et stoïcienne40), le maître se réfère au « Dieu de vérité ». Commence alors, avec le premier paragraphe, un discours sur Dieu qui a des accents hymniques. Celui-ci s’ouvre sur l’affirmation de l’ineffabilité et de l’incognoscibilité de Dieu, qui n’est connu que de lui-même. Sans solution de continuité pourtant, commence aussitôt un exposé de théologie à forte connotation xénophanienne41 : Dieu est éternel (ἀΐδιος), car non engendré (ἀγέννητος), et semblable à lui-même (ὅμοιος αὑτῷ). Il n’a pas apparence humaine, mais « embrasse tout » et se contemple lui-même. Il est parfait (τέλειος) et contient (περιέχει) tout, mais « n’est contenu par rien ». Celui 39 A. PASQUIER, Eugnoste. Lettre sur le Dieu transcendant (NH III, 3 et V, 1), Québec – Louvain – Paris, Presses de l’Université Laval – Peeters (Bibliothèque copte de Nag Hammadi. Section Textes, 26), 2000. On retrouve les mêmes expressions théologiques (y compris la désignation de Dieu comme « tout entier intellect »), mises dans la bouche du Sauveur, dans un autre traité gnostique en copte, la Sophia Iesu Christi (NHC III, 4), publiée en 1993 par C. BARRY, qui semble postérieur et en dépendance du traité d’Eugnoste, cf. D. M. PARROT, « Introduction », in ID. (éd.), Nag Hammadi Codices III, 3-4 and V, 1 with Papyrus Berolinensis 8502, 3 and Oxyrhynchus Papyrus 1081: Eugnostos and the Sophia of Jesus Christ, Leyde, Brill (Nag Hammadi Studies, 27), 1991. Une traduction française synoptique de ces traités a été donnée par M. TARDIEU, Écrits gnostiques. Codex de Berlin, Paris, Cerf (Sources gnostiques et manichéennes, 1), 1984, p. 167-215, suivie d’un commentaire, p. 347-402. 40 M. TARDIEU, Écrits gnostiques, op. cit., p. 351-352 propose d’identifier ces trois thèses respectivement comme épicurienne, stoïcienne et encore stoïcienne, mais il me semble plus satisfaisant de voir dans les tenants de la Providence des platoniciens. 41 Les termes grecs cités ici sont originaux, conservés en grec dans le texte copte, et attestent là encore de la stabilité de la tradition remontant à Xénophane. Ils sont indiqués en italiques dans la rétroversion due à D. TRAKATELLIS, Ο Υπερβατικός Θεός του Ευγνώστου, Athènes, 1977 (repris postérieurement sous le titre The transcendent God of Eugnostos, Brooklin Mass., Holy Cross Orthodox Press, 1991), p. 170-207, en particulier dans la première partie du traité, aux p. 170-177.
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qui est décrit ainsi est « le Père du Tout ». « II est tout entier intellect (ὅλος νοῦς) ». Quant à ses « puissances » internes, elles sont énumérées immédiatement en continuité avec l’intellect ou « νοῦς » : pensée, intention, réflexion, raisonnement et sens (ἔννοια, ἐνθύμησις, φρόνησις, λογισμός, δύναμις), et on apprend plus bas qu’elles en sont les « éons ». Elles sont égales entres elles (ἰσοδύναμοι) et « sources de toute chose ». Dans le même paragraphe, le traité mêle à un « noyau dur » xénophanien quelques traits aristotéliciens (Dieu est « pensée qui se pense lui-même », « bienheureux », « incorruptible ») et platoniciens (il est « d’une bonté immuable »), voire méso-platoniciens (l’accumulation de désignations négatives : « immortel », « inengendré », « ineffable », « innommé » ou « innommable » ?, « illimité », « insaisissable », « inconcevable », « incommensurable », « impénétrable », « indicible », « irréprochable »). En somme, le traité présente une théologie à fond xénophanien pour définir le « Dieu de vérité » par opposition aux divinités limitées à forme humaine du paganisme, mais il s’agit d’une vision complétée et renouvelée par le recours à l’intellect se pensant lui-même d’Aristote, d’une part, et aux qualifications négatives, à tonalité hymnique, de la théologie d’origine platonicienne, de l’autre. On remarque, comme on le verra chez Irénée, que la référence à Xénophane passe par un effacement, encore plus marqué que chez Irénée, des traits les plus « matériels » de l’évocation : nulle allusion à la « sphéricité », aucune mention de l’adverbe caractéristique « de tout côté » (πάντῃ) pour concrétiser la qualification « d’identique à lui-même », la notion d’égalité interne se retrouvant en aval à la « génération » des éons, tous « fils » du premier ou pro-Père, dont on insiste sur l’ἰσοδuναμία. On ne lit pas non plus de reprise de l’expression « tout entier œil et audition » (seule la formule principale « tout entier intellect » est invoquée), même si, on l’a vu, allusion est faite à la περιωπή divine42, à sa perception universelle. La théologie de la Lettre à Flora de Ptolémée pose de même, à propos du Dieu inengendré, que sa substance (οὐσία) est d’être « lumière en soi » (φῶς αὐτοόν), simple et unique dans sa forme (ἁπλοῦν τε καὶ μονοειδές)43. Le premier Dieu (ou « Abîme » originel) dans la conception de Ptolémée selon Irénée, possède quelques-uns de ces traits: il est éternel (ἀΐδιος) et inengendré (ἀγέννητος)44. Irénée lui-même, dans l’ensemble, partage avec le traité valentinien d’Eugnoste et avec son adversaire Ptolémée un tel héritage de provenance xénophanienne dans la représentation de Dieu. Chez lui, on note cependant un retrait Sur la περιωπή platonicienne, voir ci-dessous sur Clément (point 2.5). Le terme n’est pas dans le traité, qui dit seulement que Dieu « regarde de tout côté ». 43 Ptolémée, Lettre à Flora 7, 9 (SC, 24 bis), p. 70. 44 « ἀΐδιός τε καὶ ἀγέννητος », Adversus Haereses I, 1, 1 (SC, 164), p. 28. Ces qualifictifs, avec celui de « contenu par rien », seront aussi ceux de Dieu le Père en Irénée, Démonstration de la prédication apostolique 6. 42
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vers une vision moins spiritualisée, qui accepte encore la terminologie figurée de Xénophane (en particulier « l’œil » et « l’audition »), sans doute parce que ces formules étaient bien connues et que ses lecteurs étaient en mesure de faire la part des choses et n’étaient donc pas tentés de prendre au pied de la lettre ces expressions archaïques. Par rapport au traité valentinien, dont on ne peut savoir s’il l’a connu, il privilégie aussi les déterminations principalement positives : sans refuser les qualifications négatives, il s’en tient, en particulier dans les passages marqués par la théologie xénophanienne, à une représentation plus sobre et plus attachée à dire Dieu en lui-même. 2.2 Les cinq occurrences d’Irénée Comme le savait déjà dans la seconde moitié du XVIIe siècle le philologue J.-B. Cotelier45, Irénée a eu recours, de manière particulièrement récurrente, à la théologie xénophanienne, signalée par la mention de sa triade : intellect, œil et ouïe, mais la débordant46. Ces cinq occurrences se répartissent en une mention au livre I, en réponse directe à l’exposé des émanations valentiniennes – qui, au contraire du monisme xénophanien, développent le divin en une série ou succession –, trois développements au livre II, livre majoritairement consacré à un exposé de théologie naturelle qui s’oppose aux théories gnostiques (sans recourir encore aux Écritures révélées), et un dernier rappel enfin au livre IV, où le discours théologique fait désormais aussi usage de la source scripturaire. Nous donnons ici la majeure partie de ces textes sous forme de tableau, en indiquant à chaque fois en gras les éléments de la triade principale :
45 J.-B. COTELIER, Ecclesiae Graecae Monumenta, Paris, François Muguet, 1681. Ce savant a, semble-t-il, identifié l’arrière-plan xénophanien du motif de Dieu « tout entier vue et ouïe », qu’il mentionne chez Irénée, à partir de l’indication de Diogène Laërce, et a fait le rapprochement avec Pline : Quia Deus est totus oculus et totus auditus… juxta Irenaeum […] Apud Laertium in Xenophane « ὅλον ὁρᾶν καὶ ὅλον ἀκούειν » ; Totus est sensus, totus visus, totus auditus, Plinius, lib. E, cap. 7 De Deo (vol. II, p. 525). On remarquera qu’en se référant à Irénée il se limite à l’œil et à l’audition, en passant sous silence le νοῦς (sensus), dans la mesure où il annote la première Homélie d’Astérius sur le Psaume 5 qui ne parle que des perceptions (voir ci-dessous, point 4.2). Il cite cependant la sentence complète chez Pline, avec sensus. 46 On a vu ci-dessus, à propos du Dieu « un » (n. 23), qu’Irénée avait sans doute repris, différemment de son contemporain chrétien Athénagore (Supplique au sujet des chrétiens 8), la démonstration de la non-pluralité divine que le traité pseudo-aristotélicien attribue à Xénophane. Dans le rapide « jeu de massacre » auquel le polémiste se livre en Contre les hérésies II, 14, où il rattache successivement à divers points de doctrine d’origine philosophique diverses erreurs gnostiques, Xénophane est passé sous silence, comme s’il n’avait pu générer aucune erreur chez ses adversaires.
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AH I, 12, 247 cum sit […] et totus sensus et totus oculus et totus auditus et totus fons omnium bonorum
AH II, 13, 3 et simplex et non compositus et similimembrius et totus ipse sibimetipsi similis et aequalis est, totus cum sit sensus et totus spiritus et sensibilitas et totus ennoia et totus ratio et totus auditus et totus oculus et totus lumen et totus fons omnium bonorum, quemadmodum adest religiosis ac piis dicere de Deo
AH II, 13, 8 In eo autem qui sit super omnes Deus, totus nus et totus logos cum sit, […], sed toto aequali et simili et uno perseverante, […]. Quemadmodum qui dicit eum totum visionem et totum auditum […] non peccat, sic et qui ait illum totum sensum et totum verbum
AH II, 28, 4 Deus autem cum sit totus mens, totus ratio et totus spiritus operans et totus lux, et semper idem et similiter exsistens, sicut et utile est nobis sapere de Deo et sicut e Scripturis discimus
43 AH IV, 11, 2 Deus quidem perfectus in omnibus, ipse sibi aequalis et similis, totus cum sit lumen et totus mens et totus substantia, et fons omnium bonorum
Ces développements étant à chaque fois très riches et très denses, je propose, pour en faciliter l’analyse, de les subdiviser : au centre se trouve l’énumération, sous forme nominale, des facultés propres à la nature divine (en particulier l’intelliger, le voir et l’entendre), suivie dans trois cas d’une clausule (« et source de tout bien ») et précédée ou accompagnée d’une caractérisation de Dieu, sous forme adjective, comme « en tout égal et semblable à lui-même », adjectifs présents dans la doxographie et décrivant sous un mode plus abstrait ce que le philosophe de Colophon exprimait, semble-t-il, par l’affirmation de la sphéricité divine. Enfin, en trois occasions, le développement s’achève, chez Irénée, sur une évocation de l’instance qui accorde son assentiment à cette doctrine. Si on veut à présent interroger le donné irénéen en fonction des catégories et des éléments qui ressortaient des diverses doxographies plus ou moins contemporaines évoquées au point précédent, en intégrant aussi le traité valentinien, on obtient le tableau suivant, sachant que l’unicité (εἷς) divine, son éternité (ἀΐδιος), et sa qualité d’inengendré (ἀγέννητος) sont des acquis pour Irénée comme pour son lectorat, ce qui explique qu’il ne les mentionne pratiquement pas, si ce n’est allusivement ; en revanche, l’identité à soi-même et la 47 Pour le parallélisme avec les autres occurrences, je donne ici le texte de cette référence en latin, mais grâce à Épiphane, nous disposons aussi d’une version grecque (voir ci-dessous au point 4.1).
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cohésion lui paraissent des qualifications importantes à retenir, tout comme l’identification de Dieu avec l’acte d’un intellect percevant : Eugnoste εἷς/ ἀΐδιος ὅμοιος πάντῃ (ἶσος ἁπάντῃ) αἰσθητικός (ὁρᾶν τε καὶ ἀκούειν) εἶναι νοῦν
AH I, 12, 2
AH II, 13, 3
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+
AH II, AH II, 13, 8 28, 4 uno semper idem perseve- et similiter rante existens
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AH IV, 11, 2
(+)48
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On notera le large accord avec la doxographie impériale, qui rend incontestable la présence de la référence à Xénophane chez Irénée49, ainsi que le parallèle avec le traité d’Eugnoste. On remarquera aussi que le seul élément présent dans toutes les occurrences, et donc sans doute l’élément principal, est l’identification de Dieu avec le νοῦς, tandis que les mentions plus concrètes du « voir » et de l’« entendre » ne réapparaissent plus aux deux dernières occurrences. En revanche, l’insistance sur l’identité de Dieu à lui-même, absente de la première intervention du motif au livre I, se trouve systématiquement associée ensuite au rappel de la sentence, de manière plus ou moins apparente ou discrète. Comme annoncé, nous aborderons successivement ce dernier point, la « doctrine de Xénophane A », puis le premier, la « doctrine de Xénophane B ».
48 La mention idem et similiter, que j’ai citée à la première ligne, peut valoir aussi pour cette deuxième ligne. 49 Les éditeurs d’Irénée dans la collection des Sources chrétiennes, A. Rousseau et L. Doutreleau, étaient d’ailleurs isolés dans leur attitude sceptique. Chez les historiens de la théologie chrétienne, après Cotelier au XVIIe siècle, c’est à Grant, en 1965, que revient le mérite d’avoir à nouveau identifié la présence de la citation de Xénophane chez Irénée. Il s’est trouvé principalement relayé par Meijering, en 1975, puis par Osborn en 2001, et y est revenu lui-même plus récemment, en 1997. La référence à Xénophane est bien mise en valeur dans la synthèse d’A. BRIGGMAN, God and Christ in Irenaeus, Oxford, Oxford University Press (Oxford Early Christian Studies), 2019, en particulier aux p. 90-97. Du côté des historiens de la philosophie, selon B. HEMMERDINGER, « Observations critiques sur Irénée IV (SC 100) ou les mésaventures d’un philologue », Journal of Theological Studies. N. S. 17/2 (1966), p. 308-326, ici p. 309, J. A. FABRICIUS (Sextus Empiricus, Leipzig, 1718, p. 584, n. c), puis C. WEIMAN (Wochenschrift für klassische Philologie XI, 1894, p. 1030), et H. DIELS (Poetarum graecorum fragmenta, Berlin, 1901, fg. 24, p. 42) indiquaient déjà la présence de la sentence DK 21 B 24 chez Irénée.
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2.3 Le traitement du matériau xénophanien chez Irénée 2.3.1 L’autonomie et la cohésion divines (doctrine de Xénophane A) Excepté la première occurrence, qui s’en tient à la triade du vers transmis par Sextus légèrement expansée, les quatre autres reprises font une place à la théologie cosmologique de Xénophane, dont les expressions les plus imagées, comme celle de la sphéricité, se trouvent remplacées par des définitions plus épurées : Dieu est « parfait en tout », « simple et non composé ». Doxai σφαιροειδής ἐὸν αἰεί (Timon) ἶσος ἁπάντῃ (Timon) ὅμοιος εἶναι πάντῃ (Ps-Aristote)
AH II, 13, 3 Et simplex et non compositus
et aequalis est
AH II, 13, 8
AH II, 28, 4
uno semper idem perseverante […] exsistens sed toto aequali
similimembrius et simili (ὁμοιομερής) et totus sibimetipsi similis
et similiter exsistens
AH IV, 11, 2 perfectus in omnibus50
ipse sibi aequalis et similis51
On peut distinguer ainsi trois aspects de ce premier moment théologique, tous exprimés par des adjectifs compris dans leur usage philosophique : • la perfection divine (livre IV), qui correspond à sa nature simple et non composée, et traduit donc en termes plus abstraits, chez Irénée, le modèle de la « sphéricité »52 ; 50 On peut supposer, sur la base de Clément d’Alexandrie (voir ci-dessous), que perfectus in omnibus traduisait quelque chose comme πάντῃ δὲ ὢν τέλειος, qui conserve un écho de la terminologie xénophanienne. 51 Cette expression, qui fait écho à celles de Timée 33b, correspond très exactement à ce qu’on lit chez Philon d’Alexandrie, De aeternitate mundi 41 : ἶσος γὰρ αὐτὸς ἑαυτῷ καὶ ὅμοιος ὁ θεός, qui devait être l’original grec de la formulation irénéenne. Voir A. LEBEDEV, « Xenophanes on the Immutability of God: A Neglected Fragment in Philo Alexandrinus », Hermes 128/4 (2000), p. 385-391, ici p. 387. Empédocle reprenait peut-être déjà à Xénophane sa définition du tout sphérique, ἴσος ἑαυτῷ (DK 31 B 29). 52 De la même façon, Clément d’Alexandrie « traduit » en termes plus abstraits et contemporains les deux vers de Xénophane qu’il cite, en écrivant « Xénophane a enseigné que Dieu était unique et incorporel » (διδάσκων ὅτι εἷς καὶ ἀσώματος ὁ θεός, Stromate V, 14, 109). Edwards, dans son article de 1991, a supposé, en partie pour des raisons métriques, que les vers correspondant au fg. DK 23 cités par Clément en Stromate V, 109 auraient été inventés, ou du moins trafiqués, par des juifs ou chrétiens utilisant des florilèges pour illustrer leur monothéisme. On ne peut exclure cette possibilité, néanmoins elle suppose de faire abstraction de la convergence des doxographies, que la présente étude fait apparaître, me semble-t-il, par leur rapprochement même. En outre, en ce qui concerne les fragments DK 14 et 15 cités par Clément au Stromate V dans le prolongement de DK 23, et le fg. DK 16, cité au Stromate VII, ils trouvent respectivement un écho chez Cicéron (De natura deorum I, 27, 77), pour DK 14, et chez Pline l’Ancien (Histoire
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• la persévérance dans son être et dans son identité (Contre les hérésies II, 13, 8 et 28, 4) ; • l’homogénéité de sa nature, qu’exprime le terme technique ὁμοιομερής (ou peut-être ὁμοιομελής), que le traducteur latin a, en Contre les hérésies II, 13, 3, transposé en similimembrius : c’est ce que rend moins techniquement le doublet aequalis et similis (ἶσον καὶ ὅμοιον) qui se rencontre dans les doxai sur Xénophane. L’usage que fait Irénée de ce matériau est intéressant, et il me semble indéniable, comme la forme de son expression l’indique, qu’il y attache de l’importance. Dans l’une des séquences les plus abouties, à la première mention au livre II (13, 3), l’attribut théologique de simplicité divine se voit ensuite explicité par les qualifications empruntées à Xénophane qui insistent sur l’identité de Dieu à lui-même et sa similitude interne, en une accumulation de cinq adjectifs de sens très voisin ; au livre IV, le procédé est similaire, mais plus sobre, la mention de la « perfection » se trouvant simplement glosée par le doublet xénophanien « égal et semblable à lui-même ». Le souci de la variation, que nous avons noté dans le cadre de l’ouvrage entier d’Irénée, est présent aussi dans le détail de ces textes, où la succession synonymique renforce l’énoncé de la thèse théologique. En répondant aux valentiniens, Irénée recherchait naturellement une pensée « moniste », qui nie le pluralisme et le devenir introduits selon lui par les gnostiques au cœur du monde divin : on voit ainsi Irénée, qui relevait l’aspect de succession temporelle des émissions valentiniennes, insister sur l’absence en Dieu d’antériorité et de postérité, au profit d’une coïncidence parfaite53. On se tromperait cependant, selon moi, si on en restait à l’interprétation polémique de ces textes : ainsi, la négation de tout décalage temporel en Dieu n’est là que pour préparer l’affirmation (sed…) de son identité permanente. La terminologie xénophanienne correspond en effet à une théologie positive, c’est-à-dire que les désignations entendent dire quelque chose de leur objet et qu’il ne s’agit pas de simples adjectifs négatifs ou relevant d’une théologie « négative », tel l’adjectif ἀσύνθετος, non compositus, qui n’est utilisé ici que pour doubler et renforcer la mention positive de la simplicité divine54. En lien avec ce premier point, on notera d’autre part que ces désignations permettent à Irénée de parler de Dieu en lui-même, d’approcher sa nature interne, et non seulement de décrire ses relations ad extra en tant que créateur et sauveur. naturelle II, 17) pour DK 16, dans des contextes peu suspects de christianisme. De manière générale, la critique d’Edwards n’a pas été suivie. 53 Irénée, Contre les hérésies II, 13, 8, p. 124 : Neque aliud antiquius, neque posterius aut aliud anterius habente in se, sed toto aequali et simili et uno perseuerante, iam non talis huius ordinationis sequetur emissio. 54 Cette remarque n’est pas exclusive, car en d’autres moments Irénée recourt à des désignations négatives reprises plutôt à la théologie méso-platonicienne, cf. par exemple Contre les hérésies II, 13, 4 cité ci-dessous en conclusion, qui qualifie Dieu d’inenarrabilis (ἄρρητος ?).
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Enfin, on observera que la technicité philosophique (qui atteint son comble avec la reprise probable de l’adjectif ὁμοιομερής55) n’apparaît pas comme un obstacle : au contraire, la conviction confessante d’Irénée transforme l’énumération de qualifications abstraites en une sorte de répétition hymnique, que le traducteur latin rend soit par la reprise anaphorique de et, soit par des appositions. Cet aspect d’utilisation valorisante et quasi lyrique des qualificatifs abstraits n’en constitue pas un détournement : en recherchant la rigueur des termes et la cohérence de la pensée, Irénée s’efforce d’approcher son objet de la manière la plus adéquate et la plus transparente possible, tout en étant conscient, comme l’exprime la mise en forme même de son discours, du décalage entre la prédication et son objet. On notera par ailleurs, comme nous le verrons à la partie suivante, que la triade xénophanienne cèdera bientôt la place, par le biais des variations, à trois pôles divins : il convenait donc, dans l’exposé d’Irénée, que le développement trinitaire s’intègre au préalable dans le cadre fortement marqué de l’unique substance divine. 2.3.2 Les facultés propres à la nature divine (doctrine de Xénophane B) AH I, 12, 2 (356) totus sensus et totus oculus et totus auditus (et totus fons omnium bonorum)
AH II, 13, 3 (8) totus […] sensus et totus spiritus et totus sensibilitas et totus ennoia et totus ratio et totus auditus et totus oculus et totus lumen (et totus fons omnium bonorum)
AH II, 13, 8 (4) totus nus et totus logos […] Quemadmodum qui dicit eum totum visionem et totum auditum […], sic et qui ait illum totum sensum et totum verbum
AH II, 28, 4 (3) totus mens, totus ratio et totus spiritus operans et totus lux
AH IV, 11, 2 (3) totus […] lumen et totus mens et totus substantia (et fons omnium bonorum)
55 S’il faut bien lire ὁμοιομερής, on peut se demander si Xénophane recourait déjà à ce terme technique, ou plutôt s’il ne s’agit pas ici d’une modernisation de son langage due à la doxographie postérieure. L’auteur du traité pseudo-aristotélicien De Melisso Xenophane Gorgia emploie le terme à propos de Melissos. En ce qui concerne Irénée, A. Rousseau a voulu restituer ὁμοιομελής (SC, 293), p. 241, sur la base d’un strict décalque du latin. Ce terme est extrêmement rare, et on ne voit pas pourquoi Irénée l’aurait employé plutôt que le terme philosophique courant d’ὁμοιομερής, à moins qu’il n’ait correspondu à la terminologie gnostique valentinienne, qui parlait des facultés intellectives divines comme de ses « membres » (μέλη), ainsi qu’on peut le constater dans le traité d’Eugnoste (78, 9). Voir à ce propos A. ORBE, Estudios valentinianos, Vol. I/1, Hacia la primera teologia de la procesion del Verbo, Rome, Pontificia Università Gregoriana (Analecta Gregoriana, 99), 1958, p. 375-376 ; M. TARDIEU, Écrits gnostiques, op. cit., p. 366-368, et plus récemment R. VAN DEN BROEK, « Eugnostus », art. cit., p. 37-39. 56 Ces chiffres entre parenthèses correspondent au nombre d’éléments énumérés par Irénée.
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Le premier temps de la reprise par Irénée du matériau doxographique (« doctrine A ») consistait en une accumulation, plus ou moins insistante, d’adjectifs abstraits, à usage philosophique bien défini, pour qualifier Dieu. Ce qui caractérise le second moment qui prolonge la reprise anaphorique, c’est que les adjectifs laissent la place aux noms. Par eux se trouvent substantivés les actes ou facultés de Dieu (acte d’intellection, de vision et d’audition avant tout), ses fonctions (éclairer, par exemple), en lien aussi avec son essence (Dieu est lumière). On trouve enfin des noms correspondant à sa nature propre (intellect, verbe ou raison, i.e. λόγος, esprit) et même « être » ou « substance », lorsqu’Irénée dit de Dieu qu’il est totus substantia (ὅλος οὐσία)57. Le passage de la forme verbale initiale archaïque (Homère, Hésiode, Épicharme, Xénophane) à la désignation nominale, analogue à celle qu’on rencontre chez Pline (totus sensus etc.), est porteuse d’un progrès, ou tout du moins d’une complexification de la pensée : les noms désignant Dieu par ses divers aspects ou facultés sont pour la plupart des noms d’actions58 (provenant donc de verbes), mais les formulations nominales suggèrent qu’en Dieu il n’y a pas de différence réelle, juste une distinction sémantique, entre l’être et l’agir, comme l’exprime l’usage répété et déterminant de l’adjectif ὅλος ou totus : si Dieu est « tout entier intellect », « tout entier esprit actif » (spiritus operans, πνεῦμα ἐνεργόν), « tout entier substance » etc., cela signifie que son être s’identifie à ses actes, avant tout à son acte d’intellection, qui est à la fois plénier, simple et parfait59.
On pense aussi aux désignations d’Aristote en Métaphysique Λ 7 à propos de Dieu (qui est dit νοῦς en 1072b20) : ἀΐδιον καὶ οὐσία καὶ ἐνέργεια οὖσα (1072a25). Aristote donne en même temps comme exemple d’actes sources de plaisir, comme l’est l’acte de Dieu, la veille, l’intellection et les sensations : ἐγρήγορσις, αἴσθησις, νόησις. 58 L’exception est l’expression « tout entier œil » (ὅλος ὀφθαλμός contre totus visus chez Pline), qui devait être traditionnelle puisqu’on la retrouve chez Clément d’Alexandrie et Cyrille de Jérusalem, mais où « œil » a par métonymie le sens de « perception visuelle ». 59 Un texte à peu près contemporain de Maxime de Tyr (Discours XI, 8) donne un commentaire paraphrastique de la sentence de Xénophane (en privilégiant la forme participiale, où s’exprime l’activité du sujet), qui va dans le même sens : « à propos du νοῦς, (on peut envisager) qu’il ait la faculté naturelle d’intelliger, mais ne soit pas en train d’intelliger (νοῶν), mais ainsi il ne serait pas encore parfait (τέλειος), si tu n’ajoutais encore à son propos le fait d’intelliger toujours, de tout entier intelliger (πάντα νοεῖν), et non certaines choses certaines fois, de sorte que serait pleinement parfait (ἐντελέστατος) celui qui est toujours en acte d’intelliger, et ce tout entier, et tout d’un coup ». L’expression νοῶν ἀεί semble faire écho à un passage similaire de la Métaphysique d’Aristote : οὕτως δ’ ἔχει… ἡ νόησις τὸν ἅπαντα αἰῶνα (1075a). 57
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En dehors de la reprise du livre IV, la série commence à chaque fois par le νοῦς60, qui est la faculté principale caractérisant Dieu61. Cette référence à l’intellect, présente dans chacune des cinq reprises, est complétée, lors des trois premières occurrences, par oculus et auditus62 (ou l’inverse) ou, plus abstraitement, visio et auditus. Les reprises suivantes délaissent ces expressions imagées et concrètes de la sentence, qui pouvaient sembler archaïques à la fin du IIe siècle, comme on le voit par une remarque de Clément d’Alexandrie, de peu postérieur à Irénée63. Elles leur substituent des termes philosophico-théologiques plus abstraits qui, contrairement aux adjectifs de la « doctrine A », bénéficient en outre, pour les plus importants, d’un enracinement scripturaire. Les trois occurrences – centrales – proposent ainsi ratio64 (II, 13, 3 et 28, 4) ou verbum (II, 13, 8) translittéré aussi en logos, mais il est facile de restituer le substrat grec λογός dans les trois cas. À deux reprises, s’ajoute encore à cette série spiritus, qui devait traduire πνεῦμα, pour exprimer la nature spirituelle de Dieu, telle qu’elle se trouve caractérisée en Jn 4, 24 (« Dieu est esprit »). Par le jeu des variations sur les noms provenant de la sentence de Xénophane, on constate ainsi l’émergence d’une autre triade, celle qu’énonce Irénée en Contre les hérésies II, 28, 4, en accolant νοῦς, λόγος et πνεῦμα65 : on s’approche alors d’une formulation trinitaire, où l’Intellect engendre le Verbe dans l’activité de l’Esprit. La seconde occurrence (II, 13, 3), la plus développée, présente encore l’originalité de proposer sensibilitas66, qui rappelle la mention des αἰσθήσεις dans la doxographie xénophanienne, et ennoia (terme simplement translittéré par le traducteur), en référence directe, pour cette dernière expression qui se rattache au νοῦς, aux émanations valentiniennes. La longue série accumulative 60 La version latine ancienne traduit le terme, dans les deux premières occurrences, par sensus (en tête donc comme chez Pline), mais il est translittéré en nus à la troisième reprise, puis traduit par mens lors des deux dernières occurrences. On peut se demander s’il faut envisager un changement de traducteur, ou plutôt une variation du traducteur délaissant le terme le plus recherché, philosophique et technique, de sensus pour mens, qui était plus courant. Cf. E. CATTANEO, « Elementi per uno studio di sensus nel latino cristiano », Orpheus 19-20 (1998-1999), p. 28-58. 61 À la suite de Xénophane et depuis Anaxagore de Clazomènes et Aristote, la désignation de Dieu comme νοῦς s’est imposée et est devenue canonique à l’époque d’Irénée. Voir par exemple Alcinoos, Enseignement des doctrines de Platon X, 164. 62 On comparera à totus visus et totus auditus chez Pline. 63 En Stromate VII, 37, 6 (éd. LE BOULLUEC, p. 136), Clément ajoute un « s’il convient d’user de ces termes » qui marque une certaine distance avec l’archaïsme de la formule xénophanienne : ὅλος ἀκοὴ καὶ ὅλος ὀφθαλμός, ἵνα τις τούτοις χρήσηται τοῖς ὀνόμασιν, ὁ θεός (cf. aussi ἅμα νοήματι πάντα γινώσκει, qui montre que la seule mention du νοῦς suffirait). 64 Sextus Empiricus, traduisant l’information fournie par Timon, écrivait à la fin de sa notice que le Dieu de Xénophane était λογικός. Sénèque, dans les Questions naturelles (prologue, 14), dit de Dieu qu’il est totus ratio. 65 L’analogie entre la production du verbe mental et l’engendrement du Verbe est fortement suggérée par Irénée, cf. Contre les hérésies II, 13, 8. 66 Je choisis le texte du manuscrit de Salamanque (Salmanticensis 202), qui donne ici un sens satisfaisant, cf. éd. ROUSSEAU – DOUTRELEAU (SC, 294), p. 116, apparat critique à la l. 69 du paragraphe.
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de II, 13, 3, avec ses huit éléments, semble en effet, au moins pour les cinq premiers, faire écho aux séries valentiniennes, qui font se succéder des moments de la vie de l’intellect divin67. Enfin, la reprise du livre IV, plus abstraite et philosophique, introduit le terme substantia (οὐσία), sur lequel nous nous sommes arrêtés ci-dessus, comme désignation de la nature divine. Tout se passe en effet comme si, au fur et à mesure que progresse le grand ouvrage d’Irénée, les désignations poétiques du maître de Colophon cédaient peu à peu la place à une théologie à la fois plus biblique et plus philosophique. Irénée scelle en outre son énumération, au terme de trois occurrences sur cinq, par la formule « source de tout bien » (πηγὴ πάντων ἀγαθῶν) : comme une sorte de charnière, elle marque la fin de la série des caractérisations de Dieu quant à ce qu’il est en lui-même, empruntées au monisme xénophanien, et le début de la prise en compte de ce que représente Dieu pour les autres êtres, c’est-à-dire non plus ad intra, mais désormais ad extra. Cette clausule, qui semble correspondre au plus ancien exemple connu d’un tel syntagme dans la littérature philosophique et théologique de l’Antiquité, pose un certain nombre de problèmes, dont je ne traiterai pas dans le cadre de la présente recherche, dans la mesure où elle ne relève pas du matériau xénophanien, mais plutôt d’une inspiration méso-platonicienne68. Je laisse aussi de côté pour le moment l’insertion de lumen – une fois de lux –, qui apparaît trois ou (selon le fragment grec 14) quatre fois dans ces cinq développements69. Nous la retrouverons cidessous chez Clément d’Alexandrie.
67 On peut interpréter cette rhétorique comme une argumentation ad hominem, puisque les gnostiques valentiniens faisaient se succéder, dans leur mythe, des entités abstraites (ἐννοία, νοῦς, λόγος, ἐνθύμησις, etc.) et qu’ils se référaient aussi, s’il faut en croire le traité d’Eugnoste et la Sophia Jesu Christi entre autres, à la théologie xénophanienne. La proximité de l’énumération du Contre les hérésies II, 13, 3 (νοῦς, ἐννοία, ἐνθύμησις, φρόνησις, διαλογισμός, le latin intercalant consilium entre les deux derniers), pour aboutir au λόγος ἐνδιαθετός et enfin au λόγος προφορικός, avec celle de textes gnostiques, en particulier du traité d’Eugnoste (νοῦς, ἔννοια, ἐνθύμησις, φρόνησις, λογισμός, θέλησις, λόγος), pose la question, soit de la connaissance des sources gnostiques par Irénée, soit de l’existence d’une source commune, voir A. ORBE, Estudios Valentinianos, I/1, Hacia la primera teologia de la procesíon del Verbo, op. cit., « Excursus: Las actividades mentales en la procesión del Logos », p. 366-386, en particulier p. 367-374 ; R. VAN DEN BROEK, « Eugnostus », art. cit., p. 37 et n. 32, ainsi que, dans une perspective plus philosophique, Cl. PANACCIO, Le discours intérieur. De Platon à Guillaume d’Ockham, Paris, Seuil (Des Travaux), 1999, p. 87, n. 2. 68 Voir A. BASTIT, « ‘Dieu, source de tous biens’ dans la théologie philosophique grecque et la première pensée chrétienne », in G. GOLFIN (éd.), De l’action à l’acte, Paris, Presses universitaires de l’IPC (Recherches, 40), 2020, p. 175-200. 69 Le parallèle grec de la première occurrence (Contre les hérésies I, 12, 2) insère ὅλος φῶς après ὅλος νοῦς, mais la traduction latine ancienne de ce passage ne présente que la triade sensus – oculus – auditus.
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2.3.3 L’instance assertive envisagée Comme je l’indiquais ci-dessus, dans trois des occurrences d’Irénée, celles qui scandent le deuxième livre du Contre les hérésies, le développement s’achève par une référence au critère qui recommande ces affirmations. AH II, 13, 3 AH II, 13, 8 AH II, 28, 4 quemadmodum adest qui dicit eum […] non pec- sicut et utile est nobis religiosis ac piis dicere de cat sapere de Deo et sicut e Deo Scripturis discimus
Arrêtons-nous un moment sur ces trois remarques, où le théologien interrompt son propre exposé pour s’intéresser à son auditoire potentiel et prendre discrètement à partie ses lecteurs : tout d’abord, l’enjeu n’est autre que la (juste) connaissance de Dieu (sapere de Deo) et le discours sur Dieu (dicere de Deo). Ce qui est en jeu, plus fondamentalement encore, est l’erreur (peccat) ou la vérité attachées aux énoncés (qui dicit, qui ait) sur Dieu, erreur qui apparaît implicitement comme pernicieuse, puisque la vérité est donnée comme profitable (utile). Le locuteur supposé (qui) reste très général : il s’agit, semble-t-il, de l’homme face à la conception de Dieu. La première interruption est plus précise : la thèse qu’Irénée vient d’énoncer, sous forme d’accumulation laudative, est associée (adest) aux hommes « religieux et pieux » (religiosis ac piis). Ce doublet reste encore très large dans son acception, me semble-t-il : sont signifiés ainsi tous ceux qui pensent droit à propos de la divinité, que ce soit sur le plan de l’exposé philosophique, comme chez ceux qui reçoivent l’héritage théologique de Xénophane, ou plus précisément sur celui de la théologie confessante judéo-chrétienne, c’est-à-dire concrètement les lecteurs chrétiens d’Irénée. La troisième variante apporte du nouveau : d’abord, Irénée adopte ici un discours en « nous », où l’auteur s’associe à ses lecteurs (nobis) ; ensuite, il s’agit d’une double remarque, comme l’indique le balancement insistant (sicut et… et sicut) : le premier volet prend donc en compte l’utilité ou le bienfait qui revient à ceux qui pensent droitement à propos de Dieu – et selon moi ce premier volet est aussi ouvert que la déclaration visant les hommes « religieux et pieux » –, mais Irénée ajoute ici un second volet où pour la première fois intervient le critère de la révélation scripturaire (et sicut e Scripturis discimus). Les Écritures donc, qui restaient à l’écart du livre II du Contre les hérésies, livre consacré à la réfutation rationnelle des doctrines gnostiques, sont désormais invoquées à titre de confirmation de ce qu’il est possible de connaître déjà par la raison. Nous sommes ici, au § 28, vers la fin du deuxième livre. Au livre suivant, le troisième livre de son grand ouvrage, Irénée passera à l’argumentation sur la base des Écritures, et cette remarque du Contre les hérésies II, 28, 4 pointe déjà vers la partie suivante. Nous avons d’ailleurs relevé que cette dernière occurrence du livre II, qui commence certes par le νοῦς comme
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la triade xénophanienne, mais qui lui substitue une nouvelle triade, νοῦς, λόγος et πνεῦμα, complétée encore par la mention de la lumière (ὅλος φῶς), recourrait ainsi à des termes qui font certes partie de la terminologie philosophique, mais qui déjà, pour les trois derniers (λόγος, πνεῦμα, φῶς), bénéficiaient d’un ancrage dans les Écritures, en particulier dans l’Évangile de Jean. Ainsi, la sentence et, plus largement, la théologie inspirée de Xénophane correspond non seulement à une option vraie et bénéfique, mais s’accorde aussi avec les Écritures saintes, sur des points essentiels comme l’unicité divine, son éternité, la nature spirituelle de Dieu et sa plénitude perceptive. 2.4 Clément d’Alexandrie Clément d’Alexandrie, que nous avons vu situer et citer Xénophane dans ses Stromates I et V70, écrit le Stromate VII environ une vingtaine d’années après l’œuvre d’Irénée, vers la toute fin du IIe siècle ou le début du IIIe. C’est au Stromate VII, en effet, que nous trouvons deux échos de la sentence de Xénophane, le premier plus développé et plus proche de ce qu’on trouve chez Irénée, le second, qui n’est qu’un simple rappel, beaucoup plus succinct, mais plus proche aussi du modèle xénophanien. Il convient d’abord de prendre acte du fait que l’exposé de Clément, lors de la première et principale occurrence, concerne le « Fils de Dieu », alors que les développements d’Irénée semblaient viser plutôt le Dieu unique, à la fois intellect, verbe et esprit. Clément commence en effet ainsi : « Il ne sort pas de son poste d’observation, le Fils de Dieu… »71. Une première partie du développement se rattache à la « doctrine A » à la fois par la présence de l’adverbe πάντῃ72 et par la négation du déplacement en 70 Au Stromate I, 29, Clément situe Xénophane dans le cours de la chronologie de la pensée grecque ; au Stromate V, 109, il l’invoque en tant que garant de l’unicité et de l’incorporéité divines, citant à cet effet trois extraits du maître de Colophon, dont DK 23 mentionné ci-dessus (n. 29) ; en Stromate VII, 22, 1, il cite explicitement les vers de Xénophane sur les « Éthiopiens représentant les dieux noirs et camus » (DK 16). On notera donc que, si Clément ne mentionne pas le nom de Xénophane en Stromate VII, 2, 5 étudié ici (non plus qu’en VII, 37), il en cite un vers rapporté à son auteur dans le même livre VII. 71 Clément d’Alexandrie, Stromate VII, 2, éd. LE BOULLUEC (SC, 428), p. 48 : Οὐ γὰρ ἐξίσταταί ποτε τῆς αὑτοῦ περιωπῆς ὁ υἱὸς τοῦ θεοῦ. 72 Il est à noter que ce terme n’a pas ici le caractère centré, évoquant la sphère, qu’il possédait chez Xénophane, et exprime plutôt la présence « de tous côtés » (πάντοτε) du Fils, dans le prolongement de l’évocation par Clément, en termes platoniciens, de la vigilance ou περιωπή exercée par l’œil divin « de tout côté ». Cette image du poste d’observation d’où un guetteur jouit d’une vue panoramique, désignant aussi par métonymie une telle vue générale, était utilisée dans le Politique (Platon, Politique, 272e). La perspective de Clément rappelle l’origine de la sentence, et se rattache au thème du dieu « qui voit tout », tel qu’on le trouve chez les chrétiens dans la seconde moitié du IIe siècle avec Théophile d’Antioche (À Autolycus II, 3), qui cite la formule homérique du dieu qui « voit et entend tout », puis au début du IIIe dans le Commentaire sur Daniel (I, 33) d’Hippolyte, qui insère l’expression « Dieu tout entier œil » (ὅλος ὀφθαλμός) dans une mise en garde sur la vigilance et le châtiment divins.
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ce qui concerne Dieu qui n’est « contenu par rien ». Le rejet du déplacement en particulier rappelle un distique de Xénophane cité par Simplicius : « il demeure toujours au même lieu, sans être mû, car il ne lui convient pas d’aller tantôt ici tantôt là »73. AH II, 1, 274 Deum […] omnia circumcontinere et circumcontineri a nemine
Stromate VII, 2, 5, 5 οὐ μεταβαίνων ἐκ τόπου εἰς τόπον, πάντῃ δὲ ὢν πάντοτε καὶ μηδαμῇ περιεχόμενος75
Sans césure, la reprise de la sentence B 24 ou « doctrine B » suit immédiatement ce rappel de la « doctrine A », formant ainsi un bloc, articulé en deux moments, de forte connotation xénophanienne : AH I, 12, 2 ὅλος νοῦς, ὅλος φῶς, ὅλος ὀφθαλμός, ὅλος ἀκοή, ὅλος πηγὴ πάντων τῶν ἀγαθῶν
Stromate VII, 2, 5, 576 ὅλος νοῦς, ὅλος φῶς πατρῷον, ὅλος ὀφθαλμός, πάντα ὁρῶν, πάντα ἀκούων, εἰδὼς πάντα
Stromate VII, 37, 677 ὅλος […] ἀκοὴ καὶ ὅλος ὀφθαλμός […] ὁ θεός
DK 21 B 26 : Αἰεὶ δ’ ἐν ταὐτῷ μίμνει κινούμενος οὐδέν / οὐδε μετέρχεσθαί μιν ἐπιπρέπει ἄλλοτε ἄλλῃ (= Str.-W. 229, à la différence près que cette dernière édition choisit d’éditer, entre les deux variantes possibles, κινούμενον). 74 Irénée écrit, en s’adressant aux valentiniens au début en Contre les Hérésies II, 1, 2, éd. ROUSSEAU – DOUTRELEAU (SC, 294), p. 26 : cum oporteat Deum… omnia circumcontinere et circumcontineri a nemine, « alors qu’il convient [selon vous] que Dieu… contienne tout et ne soit contenu par rien ». 75 On lit aussi dans le traité d’Eugnoste que (Dieu) « contient (περιέχει) tout, mais n’est contenu par rien » (73, 6-8 ; cf. 85, 15), une indication qui se rencontre encore dans la « Lettre valentinienne » citée par Épiphane en Panarion 31, 5, 3, cf. M. TARDIEU, Écrits gnostiques, op. cit., p. 356. L’affirmation de Clément ici, en amont de la reprise de la sentence B 24, laisse entendre que cette thèse serait liée à la théologie xénophanienne ou à une de ses versions. C’est sans doute à cette vision qu’Aristote fait allusion quand il évoque, au seuil du développement sur le Premier Moteur, une « tradition issue des anciens », selon laquelle « le divin contient la nature entière » (περιέχει τὸ θεῖον τὴν ὅλην φύσιν, Métaphysique Λ 8, 1074a38). Deux échos à ce motif se retrouvent postérieurement chez des lecteurs d’Irénée. Chez Épiphane, l’ajout οὐδενὸς εἴσω πάθους περιεχόμενος vient clore la reprise développée de la sentence B 24 (Panarion 33, 2, 5 ; voir ci-dessous point 4.1). Cyrille de Jérusalem écrit un peu différemment, dans le prolongement de son exposé de théologie à connotation xénophanienne : ἐν πᾶσιν ὤν, καὶ ὑπὸ μηδενὸς περιγραφόμενος (Catéchèses baptismales 6, 8 ; voir ci-dessous point 3.1). La περιγραφή intervenait aussi chez Irénée, en plusieurs lieux du livre II (II, 4, 2 ; II, 8, 3 ; II, 31, 1, etc.), pour évoquer négativement l’idée d’une limitation de Dieu (en lien avec le mythe valentinien de la « limite » du Plérôme). 76 L’arrière-plan xénophanien (sentence B 24) était noté par A. Le Boulluec, Clément d’Alexandrie. Stromate VII, Paris, Cerf (SC, 428), 1997, p. 50, n. 2. 77 En ce cas, Clément ajoute un « s’il convient d’user de ces termes » qui marque une certaine distance avec l’archaïsme de la formule xénophanienne, et insiste sur l’identité de l’acte de perception avec celui d’intellection : ὅλος ἀκοὴ καὶ ὅλος ὀφθαλμός, ἵνα τις τούτοις χρήσηται τοῖς ὀνόμασιν, ὁ θεός. 73
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Clément insère donc, en Stromate VII, 2, 5, son emprunt à Xénophane dans un éloge du Verbe, d’où l’allusion à la « lumière venant du Père ». On remarquera que la citation nominale de la formule, quasi identique à ce qu’on trouve chez Irénée, porte Clément en un second temps, dans la même phrase, à une reprise du motif sous forme participiale, selon un ordre ternaire croissant qui mène du voir et de l’entendre au « savoir » (εἰδὼς πάντα étant ici à peu près l’équivalent du πάντα νοήσας que nous trouvions chez Hésiode)78. Là encore, l’accumulation laudative doublement ternaire prend une allure hymnique. Et l’ajout de « tout entier lumière », inséré entre la mention du νοῦς et celle ensuite de « l’œil », est commun à Irénée et à Clément. Même si on ne peut exclure que Clément ait eu une connaissance directe du traité d’Irénée, qui s’est répandu très vite, en particulier en Égypte79, on peut légitimement se demander s’il n’a pas existé un intermédiaire, relevant du courant méso-platonicien par exemple, entre le poème de Xénophane et sa doxographie d’une part et les deux auteurs chrétiens de la fin du IIe siècle, de l’autre. 3. Les échos postérieurs (IIIe-IVe siècles) 3.1 Écho grec : Cyrille de Jérusalem Cyrille a prêché les catéchèses prébaptismales à Jérusalem autour de 350, soit un siècle et demi après les œuvres d’Irénée et de Clément. Le contexte du développement où intervient la doctrine de Xénophane est celui d’une catéchèse, parmi les premières, consacrée à Dieu en lui-même, et plus précisément d’un commentaire du début de la confession de foi : « je crois en un seul Dieu ». Notre passage fait suite à une déclaration théorique sur l’impossibilité de connaître Dieu tel qu’il est. Prévenant un éventuel reproche d’incohérence puisqu’il s’apprête à parler de Dieu, l’évêque se justifie en invoquant la connaissance qu’il est néanmoins possible d’avoir de Dieu, au moins pour une médiocre part, et l’obligation de le louer. Après cette déclaration d’impuissance, Cyrille se rabat sur « ce qui suffit pour la piété, c’est-à-dire de savoir que nous avons un Dieu ». Mais à peine l’évêque a-t-il posé cette affirmation fondamentale qu’il inaugure une énumération qui vise à magnifier Dieu, en un 78 C’était le cas aussi chez Pline, qui écrivait sur un mode participial, en se référant explicitement au modèle homérique : omnia intuens, omnia etiam exaudiens, ut principi litterarum Homero placuisse… video (Histoire naturelle II, 13). 79 On a trouvé parmi les papyri d’Oxyrrhinchus un fragment de l’Adversus haereses daté du tout début IIIe siècle ou même de la fin du IIe siècle, ce qui atteste de la rapidité de la diffusion en Égypte du traité d’Irénée, écrit autour de 180. Cf. B. P. GRENFELL – A.S. HUNT, The Oxyrhynchus Papyri, Vol. 3, Londres, Egypt Exploration Fund, 1903, p. 11, et plus récemment P. ANDRIST, « À propos de la citation de Mt 3, 16-17 dans le Papyrus Oxyrhynque 405 : rapports avec le codex Bezae ; diplai marginales », in A. BASTIT – J. VERHEYDEN (éds.), Irénée de Lyon et les débuts de la Bible chrétienne, Turnhout, Brepols (Instrumenta patristica et mediaevalia, 77), 2017, p. 91-98.
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exercice de théologie laudative80. Or celle-ci part d’une réactualisation du matériau xénophanien, qui sera amplement exploité, sous ses deux faces (doctrines A et B) au long des paragraphes 7 et 8 de la catéchèse. Dans cette page, les références à la théologie xénophanienne sont particulièrement denses : tout d’abord avec l’expression de l’unicité divine et de l’identité de Dieu à luimême, en première partie, puis avec l’insistance sur l’égalité des facultés divines, jusqu’à la reprise de la formule sous une forme nominale très proche de celle d’Irénée, excepté l’ordre qui monte cette fois de la vue et de l’ouïe jusqu’à l’intellect, avec en un second moment (mais à distance) la transposition participiale comme chez Clément. Nous présentons l’apport de Cyrille en deux tableaux, correspondant respectivement aux deux aspects de la théologie provenant de Xénophane (sur le fond de la doxographie, pour le premier point, et du parallèle avec Clément pour le second). 3.1.1 Doctrine A Doxai (synthèse) ἐὸν αἰεί (Timon) ἶσος αὐτὸς ἑαυτῷ καὶ ὅμοιος (Philon)
Irénée (synthèse) Cyrille, Cathéchèses 6, 7 uno perseverante, semper θεὸν ἕνα, θεὸν ὄντα, ἀεὶ idem […] exsistens ὄντα ipse sibi aequalis et similis ὅμοιον ἀεὶ ἑαυτῷ ὄντα […] ἐν πᾶσιν ὅμοιος ὢν αὐτὸς ἑαυτῷ (μονοειδής81) perfectus in omnibus τέλειος ἐν πᾶσιν
Toutes ces perfections se résument en une expression rappelée ici par Cyrille, et qui était fréquente, pour ne pas dire obsédante, chez Irénée : εἷς ὢν καὶ ὁ αὐτός (unus et idem). On observera pourtant que les notions de simplicité (et simplex et non compositus) et d’identité substantielle de Dieu, très importantes chez Irénée, ne sont plus mises en avant par Cyrille, qui en revanche fait le lien entre les deux moments de la doctrine xénophanienne (qui n’est évidemment pas invoquée nommément) en expliquant que l’égalité parfaite de Dieu avec luimême réside dans le fait de ne pas avoir plus d’un côté, selon une de ses facultés, que d’un autre, mais d’être tout entier ses facultés mêmes (ce qui rappelle l’ἰσοδυναμία d’Eugnoste). En prolongement, Cyrille invalidera la compréhension corporelle de la divinité, soit dans le paganisme gréco-romain, 80 Voir Cyrille, Catéchèses baptismales 6, 6 (fin) et 7 (début). Cette perspective confirme notre interprétation de la tonalité hymnique des énumérations d’Irénée. 81 Ptolémée, dans la Lettre à Flora, parle d’essence divine comme de quelque chose de « simple et unique dans sa forme » (ἁπλοῦν καὶ μονοειδές), Lettre à Flora 7, 7 (SC, 24bis), p. 70. On comparera avec Grégoire de Nysse, Contre Eunome I, 1, 276, selon lequel la nature divine est simple (ἁπλῆ), unique dans sa forme (μονοειδής), non composée (ἀσύνθετος). Le qualificatif μονοειδής était peut-être pour les chrétiens un équivalent moins spatial du σφαιροειδής xénophanien.
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soit dans la lecture des anthropomorphismes bibliques (y compris néotestamentaires). 3.1.2 Doctrine B
ὅλος ὅλος ὅλος ὅλος
Irénée AH I, 12, 2 νοῦς, φῶς, ὀφθαλμός, ἀκοή
Clément d’Alexandrie Stromate VII, 2, 5, 5 ὅλος νοῦς, ὅλος φῶς πατρῷον, ὅλος ὀφθαλμός, (ὅλος ἀκοή, § 37, 6) πάντα ὁρῶν, πάντα ἀκούων, εἰδὼς πάντα
ὅλος πηγὴ πάντων τῶν ἀγαθῶν
Cyrille Catéchèses 6, 7 et 9 ὅλος ὢν ὀφθαλμός, ὅλος ἀκοὴ καὶ ὅλος νοῦς (§ 7) φῶς ἀΐδιον (§ 9) πάντα βλέπων, πάντα νοῶν (§ 9) πηγὴ παντὸς ἀγαθοῦ (§ 9)
Il est frappant de retrouver chez Cyrille, mais en ordre un peu dispersé (même si le bloc correspondant au matériau xénophanien proprement dit est bien unifié), tous les éléments présents dans la première occurrence irénéenne, y compris la référence à la « lumière » et la qualification de Dieu comme « source de tout bien ». Cyrille mentionne explicitement Irénée, plus loin, à la catéchèse 1682, à propos de notices hérésiologiques se rapportant au livre I du Contre les hérésies. Or nous avons vu que la première occurrence de la sentence, et la plus fidèle au schéma originel de la triade, intervenait chez Irénée au livre I (en Contre les hérésies I, 12, 2), mais les éléments associés à la « doctrine A » (Dieu en tout semblable à lui-même, etc.) n’apparaissent qu’au livre II de l’Adversus haereses. Faut-il alors supposer que Cyrille aurait luimême regroupé ces éléments liés à Xénophane, ou plutôt envisager l’existence d’une source commune à Irénée et Cyrille, voire un intermédiaire entre les deux auteurs ? Il pourrait s’agir alors d’un traité de théologie sommaire correspondant à « ce qu’il suffit de connaître pour la piété », qui aurait été élaboré par un lecteur d’Irénée (ou par un chrétien reprenant indépendamment à son compte la théologie xénophanienne) et utilisé par Cyrille. On se contentera d’observer la constance de ce filon théorique dans la littérature chrétienne, du côté latin également comme nous allons le voir à présent.
82 Cyrille de Jérusalem, Catéchèses 16, 6, PG 33, 924-925. On peut supposer qu’un manuscrit de l’Adversus Haereses se trouvait au IVe siècle dans la bibliothèque épiscopale de Jérusalem, ce qui est probable si on pense aux nombreux extraits de l’œuvre, dispersés sur les cinq livres, reproduits par le palestinien Eusèbe de Césarée dans son Histoire Ecclésiastique.
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3.2 Écho latin : Novatien Novatien, qui a une bonne connaissance de la littérature philosophique grecque, écrit son traité communément appelé De Trinitate au cours de la première moitié du IIIe siècle, dans les années 240 probablement (soit une soixantaine d’années après le Contre les hérésies d’Irénée). Pour cet auteur, la question envisagée est, plus encore que cela ne sera le cas chez Cyrille, celle des anthropomorphismes bibliques. Tout se passe comme si la théologie xénophanienne était appelée à jouer, pour les textes scripturaires, le rôle de dés-anthropomorphisation qu’elle a joué initialement pour les poèmes homériques ou, plus généralement, dans la mise en scène des dieux par les poètes. Au chapitre VI du De Trinitate, on trouve un sommaire très complet de théologie xénophanienne, analogue à ce qui se rencontre chez Irénée, mais sans dimension hymnique – il s’agit ici d’un exposé didactique –, et plus concentré. Ces données avaient été anticipées par une première allusion au chapitre IV. Irénée (synthèse) Semper idem […] existens Ipse sibi aequalis et similis Totus aequalis et similis Totus oculus et totus auditus Et simplex et non compositus
Novatien, De Trinitate IV, 7 et VI, 8 in Deo manet semper status suus (IV, 7) semper sui et similis et aequalis est (IV, 7) quicquid illud est83, totus aequalis est et totus ubique est (VI, 8) ipse totus oculus, quia totus uidet, et totus auris, quia totus audit… (VI, 8) quod enim immortale est, quicquid est, illud ipsum unum et simplex et semper est (VI, 8) (cf. V, 6 : est simplex)
Dans la mesure où la préoccupation principale de Novatien ici est de s’opposer à une représentation anthropomorphe de Dieu, celui-ci insiste sur l’égalité de Dieu avec lui-même et sur son absence d’organes. Dans son souci de repousser toute représentation corporelle, il rappelle que « Dieu est esprit » (Jn 4, 24). Son exposé semble faire écho assez fidèlement aux formulations d’Irénée, qu’il pouvait connaître sans doute dans l’original grec. En ce qui concerne l’élément essentiel de l’argumentation irénéenne, à savoir la nature intellective (νοῦς) de Dieu, traduit généralement en latin par sensus, parfois par mens, mais exprimé par Novatien à l’aide du terme cogitamen84, il est dissocié de la reprise de la 83
On rapprochera cette expression et, au même paragraphe, quicquid est, de celle de Pline, qui écrivait : quisquis est deus… totus est sensus,… (Histoire naturelle II, 12) et parlait de Dieu comme d’un illud, quicquid est, summum (II, 13). Faut-il supposer chez Novatien un souvenir de la lecture du deuxième livre de l’Histoire naturelle ou, encore une fois, supposer une source (latine ?) commune à Pline (fin du Ie siècle de notre ère) et à Novatien (milieu du IIIe siècle) ? 84 Novatien emploie aussi cogitare, qui se trouve dans la traduction latine ancienne d’Irénée.
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sentence xénophanienne (totus oculus… et totus auris). La substantivation du cogitare reste discrète, et ce verbe intervient plutôt dans l’identification en Dieu du penser et du vouloir, qui ne connaissent aucun décalage mais sont simultanés, comme l’affirmait déjà Irénée, en une formule de réversibilité sur laquelle nous allons nous arrêter un instant. 4. La réversibilité du penser et du vouloir et la commutabilité des facultés Nous avons jusqu’à présent laissé de côté cet aspect qui apparaît peu dans les doxographies xénophaniennes, mais qu’il convient néanmoins de mentionner, car il joue un rôle non négligeable dans la présentation de la thématique de l’unité divine chez les chrétiens. L’intercommutabilité des actes divins, exprimée au moyen de propositions en miroir, va de pair avec leur non-temporalité, présentée souvent comme une instantanéité. Cette idée peut trouver un ancrage dans la pensée même de Xénophane, dont le fg. DK 21 B 25, rapporté par Simplicius dans son Commentaire de la Physique d’Aristote, met en évidence l’immédiateté de l’efficacité dans la pensée divine : « il (Dieu) met toutes choses en branle sans aucun effort par l’intention de sa pensée »85. La dimension volitive apparaît alors comme un complément permettant de faire le lien entre le moteur qu’est le νοῦς divin et son efficience externe86. Nous présenterons ce dernier moment en deux tableaux complémentaires, l’un centré sur le lien entre penser et vouloir, l’autre intégrant la dimension de perception. 4.1 Association et réversibilité du penser et du vouloir Novatien, De Trinitate VI, 6-7 qui simul ut cogitauit cui (Deo) cogitare iussisse perfecit id quod cogitauit, est (VI, 6 fin) et simul ac uoluit et cogitat cuius uoluntatem non hoc quod uoluit, tunc tantum sine aliqua cogitans cum uult et tunc molitione opera uolens cum cogitat, cum sit subsequuntur, sed ipsa totus cogitatus (et totus statim opera cum uoluntate sensus…) procedunt (VI, 7) Irénée, AH I, 12, 2
Épiphane, Panarion 33, 2, 4-5 ὃς ἅμα τῷ ἐννοηθῆναι καὶ ἐπιτετέλεκε τοῦθ’ ὅπερ ἠθέλησεν, καὶ ἅμα τῷ θελῆσαι καὶ ἐννοεῖται τοῦθ’ ὅπερ καὶ ἠθέλησεν, τότε ἐννοούμενος ὅτε θέλει καὶ τότε θέλων ὅτε ἐννοεῖται, ὅλος ἔννοια ὤν, ὅλος θέλημα ὤν, (ὅλος νοῦς…)
85 DK 21 B 25 (cité par Simplicius en Commentaire de la Physique d’Aristote 23, 19) : Ἀλλ ̓ ἀπάνευθε πόνοιο νόου φρηνὶ πάντα κραδαίνει. 86 Voir à ce propos les analyses de Fr. ARONADIO, « La componente volizionale del noos divino e umano in Senofane », Methodos 2016, Open Edition Journals, et déjà, du même, « Il campo semantico di ‘noein’ fra epos e filosofia: il caso emblematico di Senofane », in E. CANONE (éd.), Per una storia del concetto di mente, I, Florence, Olschki (Lessico Intellettuale Europeo), 2005, p. 1-25, en particulier p. 21-25.
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On partira, pour l’étude de ces témoignages, de la version de Novatien87, qui reprend les trois éléments de l’analyse irénéenne, le penser (cogitare chez Novatien comme dans la traduction latine ancienne d’Irénée), le vouloir (voluntas alors qu’Irénée utilisait probablement le verbe θελῆσαι) et l’accomplir (perficere chez Irénée, distendu chez Novatien entre l’expression de l’ordre, iubere, et son résultat concret, les œuvres réalisées, opera). L’assimilation chez Irénée de la pensée et de l’accomplissement (cogitare = perficere), puis semblablement de la pensée et de la volonté (cogitare = velle), laisse clairement entendre que, dans son développement, le penser est premier et principal, si bien que la phrase aboutit, dans la traduction latine, à cum sit totus cogitatus… Ce même motif se limite chez Novatien à l’identification du penser et de l’injonction : cui cogitare iussisse est (cogitare = iubere), et l’accent se porte ensuite sur la volonté, le terme voluntas se trouvant deux fois répété, avec polyptote88. On constate ainsi, dans le passage d’Irénée à Novatien, un infléchissement au bénéfice de la volonté et du résultat de l’opération divine, au détriment de l’intellect qui passe, semble-t-il, au second plan. De même, l’unique statim, qui concerne d’ailleurs la réalisation immédiate de la volonté, constitue un écho atténué des deux simul ut ou simul ac qui insistaient davantage sur la contemporanéité, et en réalité l’intemporalité, de ces actions en Dieu89. Pour Irénée, penser et vouloir, avec leur conséquence qui est l’accomplissement de ce qui est pensé et voulu par Dieu, ne sont pas des actes séparés, mais des moments, qu’il nous est possible de distinguer par l’analyse, d’un unique acte où Dieu s’exprime tout entier ([…] tunc cogitans cum uult et tunc uolens cum cogitat, cum sit totus cogitatus […]). Aussi l’insistance sur la réversibilité et l’équivalence des principaux actes divins fonctionne-t-elle, dans le discours d’Irénée, qui répond ici à la distinction réelle des émanations successives chez les valentiniens, comme une introduction, une sorte de prélude à l’émergence de la reprise développée de la sentence de Xénophane. Ce processus rhétorique en dit long sur le statut quasi canonique de cette sentence dans la pensée du théologien. 87 Par commodité linguistique, je confronte l’exposé latin de Novatien à la version latine ancienne d’Irénée, sans présumer de sa connaissance par Novatien. 88 Cette insistance sur la volonté correspond à la caricature de la conception de la création biblique exposée par Galien, contemporain d’Irénée, dans le De usu partium (XI, 14), où il affirme que, « pour Moïse, il suffit que Dieu ait voulu (βουληθῆναι)… pour qu’immédiatement (εὐθύς) la matière soit ordonnée », trad. L. BRISSON, « Le démiurge du Timée et le créateur de la Genèse », in M. CANTO-SPERBER – P. PELLEGRIN (éds.), Le style de la pensée. Recueil en hommage à Jacques Brunschwig, Paris, Les Belles Lettres, 2002, p. 25-39, ici p. 28. L’auteur du Traité du Sublime cite au contraire de manière laudative, au même titre que l’arrivée puissante de Poséidon au début du chant XIII de l’Iliade, l’ordre donné par le créateur en Gn 1, 3 (qu’il transcrit « Εἶπεν ὁ θεός » φησί· τί ; « Γενέσθω φῶς, καὶ ἐγένετο ») comme une noble expression de la puissance divine (Du Sublime IX, 9). 89 Au début du livre II, Irénée, à l’encontre de l’hypothèse gnostique de l’intervention d’un démiurge, présente la pensée créatrice comme immédiatement efficace, en recourant à un substrat grec de simul ac (ἅμα τῷ ?) : simul ac mente concepit Deus, et factum est hoc quod mente conceperat (Contre les hérésies II, 3, 2, éd. ROUSSEAU – DOUTRELEAU [SC, 294], p. 42).
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L’accord entre Épiphane (dernier tiers du IVe siècle, soit deux siècles après le Contre les hérésies) et l’Irénée latin est en revanche textuel, et permet d’apprécier la fidélité du traducteur latin, qui rend le double ἅμα τῷ en mettant en valeur simul et va jusqu’à traduire le balancement grec τότε… ὅτε par tunc… cum90. Il est clair qu’Épiphane, qui dans l’ensemble de ce passage paraphrase Irénée, en développant en particulier l’allusion au Zeus de l’Iliade91, insère ici dans son exposé une phrase reprise telle quelle à Irénée. Cependant il faut noter qu’il s’agit, dans cette notice consacrée au gnostique Ptolémée, de l’unique citation littérale d’Irénée, la première partie d’exposition de ce système valentinien étant empruntée au traité (Syntagma) d’Hippolyte, et la seconde partie réfutative étant exclusivement construite autour de l’antithèse, beaucoup plus discrètement évoquée par Irénée, entre le Zeus d’Homère (assimilé au Dieu suprême des valentiniens) d’un côté et le « Seigneur de toutes choses » de l’autre, auquel s’applique la sentence de Xénophane. 4.2 Identité et commutabilité des facultés perceptives Dans l’affirmation, que nous avons rencontrée plus haut, selon laquelle « celui qui le dit (Dieu) tout entier vision et tout entier audition ne fait pas erreur », Irénée insère une incise à forme commutative92 qui se retrouvera chez d’autres auteurs grecs : Irénée AH II, 13, 8
Astérius le sophiste Hom. 6, 15 sur Ps 5, 293
in quo autem videt, in ipso ὡς ὁρᾷς ἀκούεις καὶ ὡς et audit, et in quo audit, in ἀκούεις βλέπεις· ipso et videt ἀνόργανον γὰρ καὶ ἀμερὲς καὶ ἁπλοῦν τὸ θεῖον
Théodoret de Cyr Com. sur Ps 129, 2 (PG 80, 1900C) ὁ δὲ θεὸς ᾗ ἀκούει, ταύτῃ καὶ βλέπει, καὶ ᾗ βλέπει, ταύτῃ καὶ ἀκούει
90 L’absence dans l’Irénée latin d’un équivalent à ὅλος θέλημα, donné par Épiphane, peut soit s’expliquer par une omission du traducteur ou du copiste, comme le suppose A. ROUSSEAU dans une note justificative (SC, 263), p. 237, soit par l’intention d’Irénée d’unifier davantage son propos autour du νοῦς. Le passage d’Épiphane était rapporté à Irénée par K. HOLL, l’éditeur du Panarion dans le Corpus de Berlin (GCS, 31), 1922, p. 450, mais sans mention de l’écho xénophanien. 91 En réalité, même le Zeus de l’Iliade, qui pourtant se heurte à plusieurs reprises et dès le chant I à l’opposition de son entourage et a fort à faire pour imposer sa volonté, est dit posséder une pensée puissante et efficace, par exemple en Iliade XVI, 688-690, repris en XVII, 176 ; en tout cas Eschyle dans Les Suppliantes, v. 100-103, affirme qu’il réalise aussitôt son φρόνημα (101), voir D. BABUT, « Sur la ‘théologie’ de Xénophane », Revue philosophique 164 (1974), p. 401-440, en particulier aux p. 421-424. 92 Il s’agit ici d’une incise, subordonnée à l’affirmation de la globalité et de la concentration exprimées par la répétition de ὅλος (lat. totus) : quemadmodum qui dicit eum totum uisionem et totum auditum – in quo autem uidet, in ipso et audit, et in quo audit, in ipso et uidet –, non peccat (Contre les hérésies II, 13, 8). 93 Astérius, in M. RICHARD, Asterii sophistae commentariorium in psalmos quae supersunt, Oslo, Brogger (Symbolae Osloenses. Suppl., 16), 1956, p. 52.8-9.
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Ce second motif, qui pour Irénée s’enracine dans l’unité et la concentration des facultés divines, se trouve associé par la suite, comme déjà chez Clément d’Alexandrie, à la réflexion sur le mode de réception par Dieu des prières qui lui sont adressées, en lien avec le commentaire des appels du psalmiste chez Astérius et Théodoret : par opposition à une représentation anthropomorphique, la divinité n’a pas besoin d’organes de perception pour connaître et percevoir les prières. On voit comment cette problématique se rapproche de celle transmise par la doxographie de Xénophane. Elle aboutit chez Astérius, au-delà du rappel de son absence d’organes physiques ou de parties distinctes, à l’affirmation de la simplicité divine, qui était déterminante pour Irénée. D’un point de vue stylistique, ce que Clément, qui refuse explicitement l’anthropomorphisme (οὔκουν ἀνθρωποειδὴς ὁ θεός), énonce par ailleurs en termes conceptuels par « il connaît toute chose par son seul intellect » (ἅμα νοήματι πάντα γινώσκει)94, se trouve exprimé à l’aide d’énoncés symétriques et inverses par Irénée, et à sa suite Astérius et Théodoret, qui mettent en œuvre la même réversibilité stylistique entre vision et audition que celle qui identifie penser et vouloir : la symétrie des énoncés rend perceptible le caractère centré, et comme la circularité en Dieu des diverses facettes de son acte. Au terme de cette recherche, nous proposons un tableau récapitulatif de la matière provenant de Xénophane, ou pouvant y être rattachée, dans les textes chrétiens étudiés. Dieu (ὁ θεός) est : un (εἷς) toujours existant (ἀεὶ ὤν) éternel (ἀΐδιος) égal et semblable à lui-même (ἶσος αὐτὸς ἑαυτῷ καὶ ὅμοιος) tout entier intellect (ὅλος νοῦς)
Irénée, Cyrille, cf. Eugnoste Irénée, cf. Novatien (permanent) Ptolémée, Eugnoste, cf. Clément, Cyrille95 Philon, Irénée, Novatien, Cyrille
Aristide, Irénée, Eugnoste, Clément, Cyrille, Épiphane tout entier œil (ὅλος ὀφθαλμός) Irénée, Clément, Novatien, Cyrille, Épiphane tout entier audition (ὅλος ἀκοή) Irénée, Clément, Novatien, Cyrille, Épiphane sans forme humaine (οὐκ ἀνθρωποειδής) Eugnoste, Clément, Novatien, Cyrille
On remarque, encore une fois, que ces attributs sont majoritairement positifs (à l’exception de « non circonscrit » et « non de forme humaine ») et indiquent 94 Clément d’Alexandrie, Stromate VII, 37, 1 (SC, 428), p. 134 : Οὔκουν ἀνθρωποειδὴς ὁ θεὸς τοῦδ’ ἕνεκα, [καὶ] ἵνα ἀκούσῃ, οὐδὲ αἰσθήσεων αὐτῷ δεῖ […], μάλιστα ἀκοῆς καὶ ὄψεως […]· ἀλλὰ […] ἄνευ τῆς αἰσθητῆς ἀκοῆς ἅμα νοήματι πάντα γινώσκει. 95 On trouve chez Cyrille l’adjectif ἀΐδιον des notices doxographiques, mais dans l’expression φῶς ἀΐδιον, et à une certaine distance du « bloc » de tonalité xénophanienne.
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des perfections qui caractérisent l’être de Dieu comme simple, unifié et actif, d’une activité principalement noétique. Tableau complémentaire récapitulant les ajouts qui apparaissent dans les textes chrétiens, en lien avec la matière de Xénophane : contient tout, mais n’est contenu par rien (οὐδενὸς… περιεχόμενος) n’est circonscrit par rien (ὑπὸ μηδενὸς περιγραφόμενος) parfait en tout (τέλειος96 ἐν πᾶσιν) simple (ἁπλοῦς) pense et veut en un seul acte tout entier lumière (ὅλος φῶς) source de tout bien ([ὅλος] πηγὴ πάντων τῶν ἀγαθῶν)
Irénée, Eugnoste, Clément, Épiphane Irénée, Cyrille Aristide, Irénée, Eugnoste, Cyrille Ptolémée, Irénée, Novatien, Astérius Irénée, Novatien, Épiphane Irénée, Clément, (Cyrille) Irénée, Cyrille, Épiphane
Le premier point est associé à la dimension cosmique de la théologie de Xénophane, les trois éléments suivants représentent une expression plus abstraite de la doctrine xénophanienne, et l’identification du penser et du vouloir en particulier peut être considérée comme une application aux actes divins de la représentation de Dieu « égal en toutes ses parties » ; les deux dernières insertions ont une tonalité platonisante, et posent la question d’une source intermédiaire méso-platonicienne qui aurait transmis l’essentiel de la théologie de Xénophane, en l’infléchissant dans un sens moins archaïque. Conclusion Dans un article récent97, je notais que la dimension philosophique d’Irénée se trouvait à l’intersection de deux ensembles qui ne se recoupaient que peu : les études d’histoire de la philosophie antique d’une part, et celles portant sur les premiers textes chrétiens de l’autre. Les études portant sur la philosophie grecque et sa transmission, si elles intègrent souvent Clément d’Alexandrie, ne font que peu de place à un auteur comme Irénée (avec les exceptions notables
96 Ce qualificatif, qui se trouve en Timée 33a et b, était aussi utilisé, on l’a vu, de façon insistante par Maxime de Tyr, en lien avec une allusion à la sentence DK B 24, dans son Discours XI, 8. 97 A. BASTIT, « Irénée philosophe ? L’arrière-plan philosophique grec de l’œuvre d’un polémiste et théologien chrétien », in S. AUBERT – Ch. GUÉRIN – S. MORLET (éds.), La philosophie des non-philosophes dans l’Empire romain du Ier au IIIe siècle, Paris, De Boccard (Orient & Méditerranée, 32), 2019, p. 237-269.
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de J. Mansfeld98 et surtout de Cl. Panaccio99), et moins encore à Cyrille de Jérusalem100. Inversement, les travaux sur les auteurs chrétiens laissent le plus souvent de côté la dimension philosophique, surtout lorsque celle-ci n’est pas mise en évidence, chez l’auteur envisagé, par des références explicites ou par la revendication d’un discours philosophisant. Les analyses proposées ici font apparaître, me semble-t-il, un pan jusqu’ici peu mis en valeur de la première pensée chrétienne. Autour du noyau de théologie philosophique remontant à Xénophane, complété parfois par des touches aristotélisantes ou surtout platonisantes, nous avons vu se constituer chez les chrétiens un filon qui, diachroniquement, va pour nous des apologies d’Aristide et d’Athénagore à Cyrille de Jérusalem, du début du IIe au milieu du IVe siècle, en passant par les traités gnostiques d’Eugnoste et apparentés. Ces références interviennent principalement dans le cadre d’exposés didactiques, éventuellement polémiques (discours apologétiques, traité théologique d’Eugnoste, controverse d’Irénée, Stromates de Clément, Traité sur Dieu de Novatien, Catéchèse De Deo uno de Cyrille). Dans cet ensemble, le bloc constitué par la théologie d’origine xénophanienne chez Irénée, particulièrement au deuxième livre de l’Adversus haereses, est quantitativement et qualitativement le plus important. Certes, il ne s’agit que de simples sondages qui conduisent à des résultats partiels : une étude plus systématique de la présence du matériau xénophanien dans la littérature chrétienne antique, et peut-être au-delà dans le Moyen Âge chrétien, reste à mener101. D’ores et déjà, il convient de prendre acte de l’existence de ce courant – une quinzaine d’occurrences mentionnées ici – qui, même dans un contexte gnostique, met en valeur des éléments de théologie rationnelle et positive, complétés par les correctifs de désignations négatives. Ce constat conduit à deux prolongements complémentaires. D’une part, la prise en compte du filon xénophanien dans la première littérature chrétienne apporte un complément, certes limité, à l’histoire de la réception de ce corpus telle que la présentent les doxographies explicites102. De l’autre, la prise en considération de cet ensemble jette une lumière nouvelle sur l’assimilation par la théologie chrétienne d’éléments 98 J. MANSFELD, « Compatible alternatives: Middle-Platonist Theology and the Xenophanes Reception », in R. VAN DEN BROEK – T. BAARDA – J. MANSFELD (éds.), Knowledge of God in the Graeco-Roman world, Leyde – New York, Brill (Études préliminaires aux religions orientales dans l’Empire romain, 112), 1988, p. 92-117, ici aux p. 112-113. 99 Cl. PANACCIO, Le discours intérieur…, op. cit., à diverses reprises, et en particulier aux p. 85-90. 100 À l’exception de E. HEITSCH, Xenophanes. Die Fragmente, Munich – Zürich, Artemis (Sammlung Tusculum), 1983, p. 54. 101 L’une des surprises de la collection des textes réunis par Strobel et Wöhrle est l’importance – via Aristote – de la discussion de Xénophane chez Albert le Grand (Str.-W. 323, qui occupe pas moins de 14 pages dans cette édition). 102 En ce sens, le choix des éditeurs successifs de ne mentionner que les citations ou références explicites pose un problème épistémologique, surtout étant donné ce que nous savons des habitudes des anciens en matière de citations et d’allusions. Une telle conception restreint évidemment
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non négligeables de théologie philosophique, c’est-à-dire non explicitement biblique. Comment expliquer ce phénomène ? Dès à présent, il me semble possible de dégager deux lignes de force dans la réception chrétienne de ces éléments. Premièrement, une utilisation herméneutique, fidèle à un aspect majeur des intentions de Xénophane telles que nous pouvons les deviner, qui prolonge sa tentative de dés-anthropomorphisation des représentations divines : il s’agit alors pour les auteurs chrétiens de rejeter toute prise en compte littérale des anthropomorphismes bibliques, et naturellement aussi des représentations païennes anthropomorphes. Le second axe est plus proprement théologique, et constituait l’objet principal de notre recherche : nous avons vu la tradition chrétienne, depuis le IIe siècle, intégrer des éléments fondamentaux de la conception de Dieu promue par Xénophane, sans se limiter à la reprise de la sentence B 24, mais en assumant d’autres aspects, tels la complétude divine, sa perfection, sa transtemporalité, sa plénitude de vie et d’acuité : Dieu est un, toujours existant, égal et semblable à lui-même, tout entier intellect, tout entier perception, non circonscrit et distinct de la forme humaine. Tous ces attributs archaïques se retrouvent chez les chrétiens, qui ajoutent de manière plus abstraite et plus élaborée que Dieu est simple et parfait en tout. Il semble que la tradition chrétienne ait trouvé chez Xénophane un mode de discours sur Dieu qui permette de l’approcher en lui-même, en tant qu’intellect simple et en acte. On a vu en particulier que, chez Irénée, ce discours proprement théologique, au sens strict de la prédication sur ce que Dieu est, pointait déjà, avec l’évolution de son traité, vers la réflexion trinitaire. Néanmoins, l’assomption de la théologie xénophanienne reste, au moins chez les premiers témoins et avant Clément, en deçà de la christianisation explicite (mais c’est aussi l’impression qu’on retire de la catéchèse de Cyrille) : le donné élémentaire sur Dieu qui s’exprime ainsi constitue un noyau dur de la théologie qu’on qualifiera par la suite de « naturelle ». Synchroniquement, il est recevable par les païens cultivés comme par les chrétiens, qu’ils soient d’obédience gnostique (Eugnoste) ou ecclésiale (Irénée, Clément, Novatien). En ce sens, on a relevé le triangle formé par Xénophane, Ptolémée ou Eugnoste et Irénée, qui s’appuie sur le premier pour répondre aux seconds. Il s’agit de fait de disposer d’une sorte de socle commun partagé par tous103, sur lequel il est possible d’argumenter, et au-delà d’élaborer une théologie plus riche, qui intègre aussi le donné révélé.
beaucoup le champ exploitable et prive les lecteurs d’une partie non négligeable de la réception du philosophe dans l’Antiquité. 103 Une telle appropriation chrétienne du matériau philosophique suppose la conviction que le Dieu ainsi approché et qualifié en termes empruntés à la sagesse des anciens de la Grèce s’identifie au Dieu unique confessé par les juifs et les chrétiens. D’une certaine façon, la reprise de la théologie de Xénophane dans une partie de la première théologie chrétienne a ainsi joué, mutatis mutandis, le rôle de la référence au « Dieu inconnu » dans le discours de Paul aux Grecs en Ac 17, 23 (« ce Dieu que vous vénérez sans le connaître, je vous l’annonce »).
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Car, chez Irénée particulièrement, la reprise de Xénophane va à l’évidence audelà des préoccupations apologétique et polémique, même si celles-ci sont indéniables. En privilégiant la prédication positive, dont la forme accumulative et multipliée prend une dimension hymnique, Irénée s’engage dans la voie de la théologie positive, qu’il nuancera aussitôt par le correctif de la privation et complètera par l’extension à la suréminence : Il (Dieu) est simple, non composé, uniforme, tout entier semblable et égal à luimême, dans la mesure où il est tout entier intellect (ὅλος νοῦς) […], comme il convient à des hommes pieux et religieux de le dire de Dieu. Mais il est aussi plus que cela, et de ce fait inexprimable (inenarrabilis). On fait bien en effet de le dire « intellect embrassant tout », mais non d’une façon semblable à celle de l’intellect humain, et c’est à très juste titre qu’on le dit « lumière », mais il n’est en rien semblable à notre lumière. De la même façon, en tout le reste, le Père de toutes choses ne sera en rien semblable à la petitesse humaine. On lui donne en effet ces désignations du fait de son amour, mais on l’intellige au-dessus de tout cela du fait de sa grandeur.104
Ce faisant, Irénée reprend le rythme ternaire des voies d’origine platonicienne105, et ce qu’écrivait J. Mansfeld à propos de l’intégration d’une théologie d’origine xénophanienne dans le méso-platonisme vaut en partie aussi pour l’élaboration de la première théologie chrétienne : The combination of positive qualifications of the divine according to the viae analogiae and eminentiae (as in the vulgate concerned with Xenophanes) with qualifications according to the via negationis (as in Theophrastus’ criticism of Xenophanes, creatively misunderstood by the interpretive tradition followed by Simplicius), at any rate, is a standard feature of Middle Platonist theology.106
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Irénée, Contre les hérésies II, 13, 4 (je traduis). Voir Alcinoos, Enseignement des doctrines de Platon X, 165, 16-35, éd. WHITTAKER (je traduis) : « Telle est la première manière d’intelliger Dieu, par abstraction de ces choses (ce qu’il n’est pas) […], la deuxième manière d’intelliger Dieu se fait par analogie, à peu près de cette manière (suit l’exemple analogique de la lumière et de la vue), la troisième est telle… (l’exposé décrit alors une remontée depuis la beauté sensible) […] par cela on comprend aussi Dieu, du fait de sa suréminence dans ce qui a du prix ». 106 « La combinaison de qualifications positives du divin selon les voies de l’analogie et de l’éminence (comme dans la vulgate doxographique de Xénophane) avec des qualifications relevant de la via negationis (comme dans la réception critique faite par Théophraste, telle que déformée de manière créative par la tradition suivie par Simplicius) correspond, de toute façon, à un aspect standard de la théologie méso-platonicienne. » J. MANSFELD, « Theophrastus… », art. cit., p. 312. 105
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A. BASTIT-KALINOWSKA
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TÉMOINS DE LA THÉOLOGIE DE XÉNOPHANE
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ῬΥΟΜΑΙ « DÉLIVRER » VS ΛΥΤΡΟΥΣΘΑΙ « RACHETER » DANS LA SEPTANTE D’ÉSAÏE : L’ÉTUDE LEXICALE AU SERVICE DE LA DÉCOUVERTE DU PROJET LITTÉRAIRE DU TRADUCTEUR PHILIPPE LE MOIGNE Université Paul-Valéry Montpellier III, Centre de recherches CRISES (Montpellier), Groupe de recherches sur la Septante et le judaïsme ancien (Strasbourg)
Les organisateurs du colloque qui a donné le jour à ce volume m’ont demandé, je les cite, de parler « du traducteur [d’Ésaïe] comme auteur enrichissant le substrat textuel ». Ce cahier des charges rejoint de très près le type de démarches que je tente de mener depuis ma première année d’inscription en thèse, en 1996 – thèse précisément consacrée à la LXX d’Ésaïe, et sous-titrée « pour une poétique de la LXX ». Cependant cette même formulation ne laisse pas d’être problématique. Si le traducteur « enrichit » son substrat textuel, c’est que c’est un mauvais traducteur, si l’on part du principe que la tâche de ce traducteur doit être de rendre dans la langue cible ledit substrat textuel tel qu’il se présente dans la langue source, sans omissions, sans ajouts ni autres fantaisies de la même eau tirées de sa propre imagination. Et s’il est un mauvais traducteur, combien a fortiori ne saurait-il être un auteur, bon ou mauvais, si l’on part d’un deuxième principe, qui est qu’un auteur est une personne qui produit un écrit tout en ayant dans l’esprit un projet littéraire bien déterminé, et non une personne qui accumule les mots sans trop savoir ce qu’il fait, ce qui serait le cas de notre traducteur qui ne rend pas fidèlement son original. Dans ces conditions, les organisateurs du colloque se sont-ils mal exprimés, et personnellement, dans mes tentatives de recherche, suis-je sur une piste aberrante depuis plus de vingt ans ? En réalité les choses sont plus complexes. La plupart d’entre nous, je suppose, en tant qu’enseignants-chercheurs, avons peut-être, suivant les années ou les besoins de nos établissements, à assurer un cours de version grecque ou latine destiné à des étudiants. Si ces derniers « enrichisse[nt] le substrat textuel », alors ils font mal leur travail, puisque la version, grecque ou latine, est un exercice destiné précisément à évaluer la compréhension d’un texte original et la façon de le rendre dans une langue cible. Et je conviens parfaitement que les rédacteurs de la LXX, qui est la première version grecque de la Bible hébraïque (mais qui contient aussi d’autres livres, qui ne sont pas présents dans la Bible hébraïque) seraient très mal notés par vous et moi si nous leur faisions passer l’épreuve de version hébraïque. La LXX est parfois, ou plutôt souvent, différente pour ce qui est du son sens de la Bible hébraïque. Ce n’est pas une traduction fidèle.
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Est-ce à dire que ce n’est pas une bonne traduction ? C’est ici précisément que se situe le nœud de la problématique. La LXX, je viens de le dire, présente de nombreuses différences, en ce qui concerne les livres traduits, c’est-à-dire ceux qui sont présents dans la Bible hébraïque. Esquissons ici une rapide typologie de l’étiologie de ces différences. (1) Le traducteur n’a pas compris son modèle, soit parce qu’il ne connaissait pas le mot à traduire, soit parce que le sens qu’il devinait lui paraissait incohérent ; il a donc tiré du sentiment qu’il avait du texte en général un nouveau sens, qui n’est pas en adéquation avec celui de l’original. C’est ici qu’il mérite une mauvaise note en version hébraïque. (2) Il faut aussi prendre en considération tous les accidents relevant de la critique textuelle du grec. Je veux dire que le traducteur a pu bien comprendre et bien rendre son texte, à partir du milieu du IIIe siècle avant J.-C., mais qu’il s’est produit entre la date de la rédaction et la date du témoin manuscrit considéré une altération textuelle due à une erreur scribale, voire à une intervention consciente du copiste qui jugeait qu’il fallait modifier son modèle. Notre pauvre traducteur n’y est pour rien et, pour reprendre une image biblique, ne doit pas avoir les dents agacées parce que les copistes ont mangé du raisin vert. (3) Corollaire de l’étiologie précédente, l’évolution du texte hébreu luimême. Il faut savoir en effet qu’il n’existe toujours pas, à l’heure actuelle, d’édition critique de la Bible hébraïque. Le chantier est en cours en RoyaumeUni, mais pour le moment, et ce depuis très longtemps, nous ne disposons que d’une édition diplomatique de la Bible hébraïque, c’est-à-dire d’un texte qui se contente de reproduire le contenu d’un manuscrit bien particulier, appelé le codex de Leningrad, qui date du début du XIe siècle de notre ère. Il existe bien entendu des éditions scientifiques de ce texte, mais celles-ci se contentent de signaler en note les variantes, essentiellement d’après les données issues des versions anciennes de la Bible hébraïque : la LXX bien entendu, mais aussi la version syriaque dite Peschitto et la Vulgate de Jérôme, au début du Ve siècle de notre ère. Il y a aussi les suggestions des massorètes, c’est-à-dire des savants hébreux qui ont transmis le texte, et qui distinguent entre ketiv « ce qui est écrit » et le qere « ce qu’il faut lire ». Mais de même qu’il est écrit en Genèse 3 que la femme accouchera dans la douleur, ce qui explique en partie que l’anesthésie péridurale est une pratique assez récente dans les maternités, de même il est écrit quelque part dans la Torah que l’on ne doit pas modifier le texte sacré. D’où le retard dans l’établissement – sacrilège – d’une édition critique au sens contemporain du terme. Donc si l’on achète une Bible hébraïque, elle reproduit un texte du XIe siècle. Or les rédacteurs de la LXX ont travaillé entre 250 avant J.-C. et 50 après J.-C. Le texte hébreu qu’ils avaient sous les yeux, et que les spécialistes nomment du terme technique, venu de l’allemand, « Vorlage », a donc au moins mille ans de moins que notre témoin de référence. Il est évident qu’entre l’époque de
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la Vorlage et celle du codex de Leningrad des changements sont intervenus dans la tradition textuelle de la Bible hébraïque. Cela ne charge en rien notre rédacteur de la LXX. (4) Apparenté au cas précédent, celui-ci : la Vorlage des traducteurs était un texte purement consonantique. L’hébreu ne notait pas les voyelles (et ne le note toujours pas, en dehors précisément du texte de la Bible hébraïque). La vocalisation, i.e. l’introduction de voyelles, s’est faite progressivement, mais pas avant l’ère chrétienne ; différents systèmes ont été expérimentés et celui qui a été retenu, dit celui de Tibériade, ne date pas d’avant le VIIe siècle de notre ère. Or à texte consonantique égal, les rédacteurs de la LXX ont pu, plus ou moins inconsciemment, se représenter une vocalisation différente de celle qui allait être par la suite retenue et notée dans le codex de Leningrad. En d’autres termes, les consonnes du texte hébreu sont antérieures au texte grec, mais ses voyelles lui sont postérieures. Or, et c’est bien pour ceci qu’elles ont été introduites dans le texte sacré, les voyelles peuvent changer le sens d’un groupe de consonnes (passif vs actif, nom vs verbe, etc.). C’est pour une histoire de vocalisation erronée (au sens de différente de celle qui allait être retenue plus tard) que le Moïse de Michel-Ange est cornu, puisque Jérôme, qui comme les LXX ne disposait que des consonnes, a lu que son visage avec des cornes, le substantif qeren, alors que le texte actuel dit simplement qu’il rayonnait, avec le verbe qaran. Ici nous ne pouvons pas reprocher au traducteur de ne pas avoir lu dans le marc de café ni deviné la vocalisation qui allait être retenue des siècles après lui. (5) Mais c’est le dernier item de notre étiologie qui va nous intéresser le plus. Une différence entre la LXX et la Bible hébraïque actuellement connue peut provenir d’une intervention volontaire du traducteur. Le traducteur aura compris son modèle mais aura choisi de le rendre différemment, pour toutes sortes de raisons. Ce n’est donc pas qu’il mérite une mauvaise note en version hébraïque, puisqu’il a compris ; c’est au contraire qu’il doit être considéré comme un auteur, puisqu’il existe une idée, une intention, une conscience derrière le changement qu’il opère – en connaissance de cause. C’est en ce sens que la LXX, entre autres statuts, est essentielle dans la connaissance de l’évolution de la théologie juive. Le traducteur a délibérément choisi de s’éloigner de la Vorlage, parce qu’il estimait que le message biblique devait changer. Je n’en donnerai qu’un seul exemple, mais parlant, pour ne pas dire criant, et il se situe dans notre livre. En Ésaïe 54, 6 le texte officiel de la Bible hébraïque, dit texte massorétique (désormais TM), dit : « Car l’Éternel t’a appelée comme une femme délaissée et affligée d’esprit » ; or la LXX traduit ainsi : « Ce n’est pas comme une femme abandonnée et découragée que le Seigneur t’a appelée ». Selon toute probabilité, c’est le traducteur lui-même qui a introduit une négation là où son modèle n’en possédait pas. Pourquoi ? Parce qu’à son époque, que l’on peut dater de la moitié du IIe siècle avant notre ère, il devenait inconcevable de présenter Israël dans la métaphore d’une femme abandonnée.
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Dieu aime trop son peuple pour l’abandonner, ne serait-ce qu’un instant. D’un point de vue syntaxique ou paléographique, il suffisait d’introduire les deux lettres de la négation pour aboutir au sens désormais théologiquement correct. C’est ce dernier type de modifications qui nous intéressera ici. C’est en ce sens que l’on peut parler de « traducteur comme auteur enrichissant le substrat textuel ». C’est un auteur car il possède une idée précise de ce qu’il veut exprimer, il a donc ce que j’ai nommé tout à l’heure un projet littéraire ; et il enrichit le substrat textuel car il le modifie, mais de manière concertée et consciente. Nous sommes très loin ici des hasards de la tradition textuelle ou des choix de vocalisation à la façon de Madame Soleil. Il y a un auteur, parce qu’il y a une vision très précise du livre à traduire. Or le livre d’Ésaïe est particulièrement spectaculaire à cet égard. Il fait en effet partie des trois livres de la LXX, avec celui des Proverbes et celui de Job, qui sont traduits de manière remarquablement « libre », i.e. qu’ils s’écartent très fortement du modèle massorétique que nous connaissons. En outre, dans le cas particulier d’Ésaïe, nous disposons d’un rouleau hébreu pour ainsi dire complet bien antérieur au codex de Leningrad, puisque, dans la première grotte de Qumrân, découverte juste après le second conflit mondial, et qui contenait une partie de la bibliothèque de la secte essénienne disparue après la destruction du Temple en 70 de notre ère, on a retrouvé une copie du texte hébreu qui ne présente que des différences le plus souvent minimes avec le modèle massorétique du codex de Leningrad. Il est donc fort peu vraisemblable que les divergences constantes qui séparent l’Ésaïe grec et celui, hébreu, du codex de Leningrad proviennent d’une Vorlage différente, puisque nous possédons, à peu près au moment où la traduction a eu lieu, un texte hébreu très proche du texte massorétique. Les divergences sont dues au cinquième item de notre typologie, c’est-à-dire que c’est le traducteur qui en est responsable, et ce parce qu’il avait en tête un projet littéraire bien précis. Certains ont par le passé émis l’hypothèse que les différences entre les deux versions s’expliquaient par une mauvaise connaissance de l’hébreu de la part du traducteur – ce qui nous ramènerait au premier item de la typologie ; il aurait bien connu le grec – de fait son grec est élégant et moins teinté d’hébraïsmes que celui d’autres livres de la LXX –, mais il aurait fort mal connu l’hébreu, d’où les différences, qui proviendraient de mauvaises interprétations. Mais cette vue est aujourd’hui abandonnée. D’une part l’opposition entre « bon grec », i.e. proche des canons attiques ou de ceux de la seconde sophistique, vs « mauvais grec », i.e. farci d’hébraïsmes et de tournures vulgaires, a fait son temps dans les études sur la LXX. Il ne s’agit plus de noter la correction du grec des auteurs de la LXX comme si nous lisions un thème grec d’agrégation. D’autre part, les divergences entre les deux textes, si nombreuses, donnent à la version grecque du livre d’Ésaïe un visage cohérent, même s’il est fort différent
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de celui du TM. Or qui dit « cohérence » dit « projet littéraire ». C’est une vision assez nouvelle dans les études sur la LXX, et sur la LXX d’Ésaïe en particulier ; nous pouvons citer par exemple le livre récent de Mirjam Van der Vorm-Croughs, consacré aux « plus » et au « moins » de la LXX d’Ésaïe par rapport au TM1 ; lorsqu’elle étudie par exemple l’origine des doublets, i.e. des passages où un mot hébreu est traduit deux fois dans la LXX, elle conclut que ces doublets résultent le plus souvent d’une intentionnalité du traducteur2. De manière encore plus récente, une jeune chercheuse néo-zélandaise, Clare Knowles, s’apprête à rédiger une thèse sur le sujet suivant : « Intertextuality as Translation Strategy and Literary Device : A Study of Old Greek Isaiah 40-55 ». Le traducteur d’Ésaïe est donc un auteur, et nous allons tenter de voir s’il « enrichit son substrat textuel ». Pour ce faire, et pour partir d’un exemple concret, j’avais dans un premier temps pensé à l’étude du verbe σῴζω « sauver », puisqu’il s’agit d’un procès essentiel dans la Bible entière – Nouveau Testament compris. Mais un regard sur la concordance d’Hatch et de Redpath3 est assez décevant. Cette concordance liste tous les emplois de tous les mots de la LXX, avec l’indication du mot hébreu auquel chacun d’eux correspond. Or, si l’auteur d’Ésaïe-LXX traduit par ce même verbe σῴζω plusieurs termes hébreux différents, ces derniers ont globalement un sens analogue à celui du mot grec. On ne peut donc pas déceler d’intentionnalité particulière dans l’emploi de ce verbe chez notre auteur. Je me suis alors tourné vers une autre piste, qui est celle de la comparaison des emplois de ῥύομαι « délivrer » vs λυτροῦσθαι « racheter », en essayant de déceler le principe qui a guidé le traducteur dans le choix de l’un ou de l’autre mot, sachant que souvent c’est le même verbe hébreu qui est sous-jacent. Je vais donc proposer successivement la lecture des emplois de ῥύομαι dans le corpus, puis ceux de λυτροῦσθαι. L’hypothèse de lecture sera la suivante : l’auteur emploie ῥύομαι, quel que soit le substrat massorétique considéré, quand il est question d’ennemis dont il faut se défaire ; il emploie λυτροῦσθαι, toujours quel que soit le substrat massorétique, évidemment dès qu’il est question d’argent, puisque le verbe grec signifie « racheter », mais aussi et surtout quand la perspective s’élargit à une dimension cosmique, qui contextualise les liens privilégiés existant entre Dieu et le peuple d’Israël. 1 M. VAN DER VORM-CROUGHS, The Old Greek of Isaiah. An Analysis od Its Pluses and Minuses, Atlanta, Society of Biblical Literature (Septuagint and Cognate Studies, 61), 2014. 2 Ibidem, p. 184-185. 3 E. HATCH – H. A. REDPATH, A Concordance to the Septuagint and the other Versions of the Old Testament (including the apocryphal books), Oxford, 1897, réimpr. Graz, 1954, 1975 ; deuxième édition, augmentée d’un « Introductory Essay » par R. A. KRAFT et E. TOV, et d’un « Hebrew-Aramaic Index to the Septuagint », par T. MURAOKA, Grands Rapids, Baker Books, 1998.
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I. ῥύομαι : « délivrer », c’est-à-dire « délivrer d’ennemis » 1. Cas où la LXX et le TM n’offrent guère de différences notables, du moins en ce qui concerne le point étudié4 Dans un cas, l’ennemi est un animal ou, plus exactement, il assimilé à un animal : 1 5, 29 נצלhi : arracher ; délivrer, protéger, sauver
ὁρμῶσιν ὡς λέοντες καὶ παρέστηκαν ὡς σκύμνος λέοντος· καὶ ἐπιλήμψεται καὶ βοήσει ὡς θηρίον καὶ ἐκβαλεῖ, καὶ οὐκ ἔσται ὁ ῥυόμενος.
ils s’élancent comme des lions, ils sont là comme un petit de lion. Et il saisira, il rugira comme un fauve, il fera le vide ; et il n’y aura personne pour délivrer.
il a un rugissement de lionne, il rugit comme des lionceaux ; il gronde et saisit sa proie, il ravit, et personne pour délivrer ! ואין מציל
L’ennemi en question est plus précisément décrit dans le verset qui précède immédiatement (5, 28), que je cite d’après la LXX : « eux dont les flèches sont acérées et les arcs bandés ; les pieds de leurs chevaux ont été pris pour de la roche dure, et les roues de leurs chars pour un tourbillon ». Mais ailleurs, bien sûr, l’ennemi est une force humaine. 2 48, 20 גאל: racheter, délivrer
Ἔξελθε ἐκ Βαβυλῶνος φεύγων ἀπὸ τῶν Χαλδαίων· φωνὴν εὐφροσύνης ἀναγγείλατε, καὶ ἀκουστὸν γενέσθω τοῦτο, ἀπαγγείλατε ἕως ἐσχάτου τῆς γῆς, λέγετε Ἐρρύσατο κύριος τὸν δοῦλον αὐτοῦ Ιακωβ.
Sors de Babylone, fuis loin des Chaldéens. Annoncez une parole de joie, et qu’on l’entende, annoncez jusqu’aux confins de la terre, dites : Le Seigneur a délivré celui qui est à lui, Jacob.
Sortez de Babel, sauvezvous de chez les Chaldéens ! Avec des cris de joie annoncez, faites entendre ceci, exposez-le à l’extrémité de la terre, dites : Yahvé a racheté son serviteur Jacob.
L’ennemi en question est ici le peuple de Babylone. Nous sommes dans ce qui est dans le TM la deuxième des trois grandes parties du Livre d’Ésaïe, à savoir le Deutéro-Ésaïe, qui est postérieure à la première partie (laquelle court des chapitres 1 à 35, avec plusieurs interpolations tardives). Le Deutéro-Ésaïe 4 Dans les tableaux synoptiques, la première colonne est le numéro de l’exemple ; la deuxième porte le numéro du ou des versets étudié(s), ainsi que le verbe hébreu correspondant d’après la concordance de Hatch & Redpath ; la troisième donne le texte grec de la LXX, cité d’après l’édition de Ziegler ; la quatrième donne une traduction de ce grec, extraite du livre Vision que vit Isaïe ; la cinquième est la traduction du TM d’après la Bible Osty : J. ZIEGLER, Septuaginta. Vetus Testamentum Graecum, XIV, Isaias, Göttingen, Vandenhoeck & Ruprecht, [1939] 19672, p. 123-370 ; A. LE BOULLUEC – Ph. LE MOIGNE, Vision que vit Isaïe. Traduction du texte du prophète Isaïe selon la Septante. Index littéraire des noms propres et glossaire, Paris, Cerf, 2014 ; E. OSTY – J. TRINQUET, La Bible. Traduction française sur les textes originaux par Émile Osty avec la collaboration de Joseph Trinquet. Introductions et notes d’Émile Osty et de Joseph Trinquet, Paris, Seuil, 1973.
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hébreu date de la fin du VIe siècle avant notre ère, et il célèbre le retour de l’Exil ; en effet, Jérusalem a été prise en 587 par Nabuchodonosor le Babylonien, et l’élite du peuple a été déportée en Babylonie ; une fois parvenu au pouvoir Cyrus le Perse, dans un édit de 538, a permis aux juifs de retourner en Terre Promise. D’où les tournures ablatives du début du verset cité. 3 36, 20 bis נצלhi : arracher ; délivrer, protéger, sauver
τίς τῶν θεῶν πάντων τῶν ἐθνῶν τούτων ἐρρύσατο τὴν γῆν αὐτοῦ ἐκ τῆς χειρός μου, ὅτι ῥύσεται ὁ θεὸς Ιερουσαλημ ἐκ χειρός μου ;
Lequel des dieux de toutes ces nations a délivré sa terre de ma main, pour que le dieu de Jérusalem la délivre de ma main ?
Parmi tous les dieux de ces pays, quels sont ceux qui ont délivré leur pays de ma main, pour que Yahvé délivre Jérusalem de ma main ?
Les chapitres 36 à 39 du Livre d’Ésaïe massorétique sont une sorte de copiercoller de passages analogues dans le deuxième livre des Rois. À la fin du règne de Salomon, vers 930, s’est produit un schisme qui a abouti à la création de deux royaumes juifs différents, celui du nord, appelé Israël ou Ephraïm, avec Samarie pour capitale, et celui du sud, appelé Juda, qui a conservé Jérusalem pour capitale. Ces deux royaumes étaient indépendants et parfois opposés. Le premier à tomber fut celui du nord, conquis par les Assyriens en 721. Quelques années plus tard, ces mêmes Assyriens tentèrent de s’emparer du royaume du sud, et firent le siège de Jérusalem. Nous avons ici le discours de l’envoyé du roi des Assyriens, qui tente de dissuader le roi juif de résister. Dans les faits, l’ange du Seigneur passa de nuit et fit un grand massacre dans le camp assyrien, ce qui provoqua le départ des assiégeants5. 4 36, 14.15 נצלhi : arracher ; délivrer, protéger, sauver
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Τάδε λέγει ὁ βασιλεύς Μὴ ἀπατάτω ὑμᾶς Εζεκιας λόγοις, οἳ οὐ δυνήσονται ῥύσασθαι ὑμᾶς· 15καὶ μὴ λεγέτω ὑμῖν Εζεκιας ὅτι Ῥύσεται ὑμᾶς ὁ θεός, καὶ οὐ μὴ παραδοθῇ ἡ πόλις αὕτη ἐν χειρὶ βασιλέως Ἀσσυρίων· 14
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Le roi parle ainsi : Qu’Ézékias n’aille pas vous tromper avec des paroles qui ne pourront 15 et vous délivrer, qu’Ézékias n’aille pas vous dire : Dieu vous délivrera, et cette ville ne sera pas livrée aux mains du roi des Assyriens.
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Ainsi parle le roi : Qu’Ézéchias ne vous dupe pas : il ne pourra vous délivrer. 15Et qu’Ézéchias ne vous amène pas à vous fier en Yahvé en disant : Yahvé nous délivrera sûrement, cette ville ne sera pas livrée aux mains du roi d’Assour.
Il y a trois passages, dans le même mouvement du texte, qui présentent la même correspondance entre le verbe grec et son équivalent hébreu ; nous pouvons ici nous contenter de citer la traduction grecque : « Qu’Ézékias n’aille pas vous tromper en disant : Votre Dieu vous délivrera. Les dieux des nations ont-ils délivré chacun sa propre contrée de la main du roi des Assyriens ? » (36, 18) ; « Où est le dieu d’Emath et d’Arphad ? Et où, le dieu de la ville de Seppharim ? Pouvaient-ils délivrer Samarie de ma main ? » (36, 19) ; « Les dieux des nations les ont-ils délivrés, eux que mes pères firent périr, Goza, Kharra et Raphes, dans la contrée de Thelsad ? » (37, 12).
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Le passage est analogue dans le ton à celui que nous venons de voir et à ceux que nous avons cités en note ; on remarque cependant une petite différence au verset 14 : dans le TM, c’est le roi Ézéchias qui est censé ne pas pouvoir délivrer ses sujets de la menace assyrienne ; dans la LXX, il y a l’ajout de λόγοις, à quoi rien ne correspond dans le TM. Cela confère dans la LXX une note de dérision, puisque bien évidemment, face à la force des armes, les paroles, qui deviennent le sujet de la proposition relative, sont impuissantes. Cet exemple nous conduit à la deuxième partie de cette première étape de notre parcours, celle où nous allons nous pencher sur des cas où la LXX et le TM ne sont pas superposables. 2. Cas où la LXX diverge du TM 5 1, 17 †
λούσασθε, καθαροὶ γένεσθε, ἀφέλετε τὰς πονηρίας ἀπὸ τῶν ψυχῶν ὑμῶν ἀπέναντι τῶν ὀφθαλμῶν μου, παύσασθε ἀπὸ τῶν πονηριῶν ὑμῶν, 17μάθετε καλὸν ποιεῖν, ἐκζητήσατε κρίσιν, ῥύσασθε ἀδικούμενον, κρίνατε ὀρφανῷ καὶ δικαιώσατε χήραν· 16
16
Lavez-vous, devenez purs, ôtez de vos âmes les méchancetés devant mes yeux, cessez vos méchancetés, 17apprenez à bien agir, recherchez le droit, secourez la victime de l’injustice, faites droit à l’orphelin et rendez justice à la veuve.
16
Lavez-vous, purifiezvous ; ôtez de devant mes yeux la méchanceté de vos actions ; cessez de faire le mal, 17apprenez à faire le bien ; recherchez le droit, secourez l’opprimé ( אשׁרו חמוץlitt. « rendez heureux ») ; rendez justice à l’orphelin, défendez la veuve.
Nous sommes donc dans la première page du Livre d’Ésaïe, celle où Dieu reproche à son peuple de ne pas suivre rigoureusement ses voies. Les deux versions sont très analogues dans le ton, mais nous constatons la présence du verbe ῥύομαι, « délivrer », là où le TM dit « rendre heureux ». C’est la raison pour laquelle la concordance de Hatch et Redpath a signalé ce passage par une croix : elle pense qu’il n’y pas de concordance possible à établir entre les deux verbes, de sémantismes trop différents. La présence du participe passif ἀδικούμενον sous-entend un adversaire qui est l’agent de l’injustice subie, aussi cet extrait rentre bien dans notre hypothèse selon laquelle ῥύομαι s’emploie dès qu’il s’agit de lutter contre des adversaires. Mais ailleurs les ennemis sont bien précisés. Ainsi dans l’exemple suivant : 6 49, 25-26 ישׁעhi : aider, sauver, délivrer bis
μὴ λήμψεταί τις παρὰ γίγαντος σκῦλα ; καὶ ἐὰν αἰχμαλωτεύσῃ τις ἀδίκως, σωθήσεται ; 25 οὕτως λέγει κύριος 24
24 Prendra-t-on des 24Au brave enlèvera-t-on dépouilles sur un géant ? sa prise ? le captif du Et si quelqu’un fait violent s’échappe-t-il ? injustement un prison- 25Eh bien ! ainsi parle nier, sera-t-il sauvé ? Yahvé : même le captif
ῬΥΟΜΑΙ « DÉLIVRER » VS ΛΥΤΡΟΥΣΘΑΙ « RACHETER »
Ἐάν τις αἰχμαλωτεύσῃ γίγαντα, λήμψεται σκῦλα· λαμβάνων δὲ παρὰ ἰσχύοντος σωθήσεται· ἐγὼ δὲ τὴν κρίσιν σου κρινῶ, καὶ ἐγὼ τοὺς υἱούς σου ῥύσομαι· 26 καὶ φάγονται οἱ θλίψαντές σε τὰς σάρκας αὐτῶν καὶ πίονται ὡς οἶνον νέον τὸ αἷμα αὐτῶν καὶ μεθυσθήσονται, καὶ αἰσθανθήσεται πᾶσα σὰρξ ὅτι ἐγὼ ὁ ῥυσάμενός σε καὶ ἀντιλαμβανόμενος ἰσχύος Ιακωβ.
25
Ainsi parle le Seigneur : Si quelqu’un fait prisonnier un géant, il prendra ses dépouilles, et, s’il les prend sur quelqu’un de fort, il sera sauvé. Mais c’est moi qui jugerai ton procès, moi qui délivrerai tes fils. 26Et ceux qui t’oppriment mangeront leurs propres chairs et boiront, comme un vin nouveau, leur sang, et ils s’enivreront, et toute chair s’apercevra que c’est moi qui t’ai délivrée et qui prends soin de la force de Jacob.
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du brave lui sera enlevé, et la prise du violent lui échappera. Celui qui t’incrimine, c’est moi qui l’incriminerai, et tes fils, c’est moi qui les sauverai. 26À tes oppresseurs, je ferai dévorer leur chair, ils s’enivreront de leur sang comme de jus de raisin. Et toute chair saura que moi, Yahvé, je suis ton sauveur, et que ton rédempteur est le Fort de Jacob.
Compte tenu du substrat massorétique, le verbe ישׁעau hiphil, qui est le principal terme signifiant « sauver » en hébreu biblique, on se serait attendu à trouver σῴζω dans la LXX. Mais la présence de ῥύομαι dans le texte grec, dans deux versets consécutifs, s’explique selon moi par la présence très marquée des « ennemis », en l’occurrence οἱ θλίψαντές σε, « ceux qui t’oppriment ». Il s’agit donc d’un choix du traducteur, qui fait donc preuve d’initiative, choix motivé par le contexte. Nous sommes très loin d’une traduction automatique, terme pour terme. L’auteur de la LXX d’Ésaïe prend en compte le sens global du passage à traduire (et l’on pourrait même étendre cette prise en compte à l’ensemble du livre, mais cela est une autre question), et ne se contente pas de rendre de façon myope un mot par un mot. 7 48, 17 גאל: racheter, délivrer
καὶ συναχθήσονται πάντες καὶ ἀκούσονται. τίς αὐτοῖς ἀνήγγειλε ταῦτα ; ἀγαπῶν σε ἐποίησα τὸ θέλημά σου ἐπὶ Βαβυλῶνα τοῦ ἆραι σπέρμα Χαλδαίων. 15 ἐγὼ ἐλάλησα, ἐγὼ ἐκάλεσα, ἤγαγον αὐτὸν καὶ εὐόδωσα τὴν ὁδὸν αὐτοῦ. 16προσαγάγετε πρός με καὶ ἀκούσατε ταῦτα· οὐκ ἀπ’ ἀρχῆς ἐν κρυφῇ ἐλάλησα· 14
14
Ils se rassembleront tous et ils écouteront. Qui leur a annoncé cela ? C’est parce que je t’aime que j’ai fait ta volonté contre Babylone, supprimer la descendance des Chaldéens. 15 C’est moi qui ai parlé, moi qui ai appelé, je l’ai conduit et j’ai fait prospérer sa voie. 16Venez à moi et écoutez ceci. Depuis le commence-
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Rassemblez-vous tous, et écoutez. Qui parmi eux a annoncé ces choses ? Celui qu’aime Yahvé accomplira sa volonté contre Babel et la race des Chaldéens. 15 Moi, moi j’ai parlé, et je l’ai appelé, je l’ai fait venir et j’ai fait réussir son entreprise. 16Approchez-vous de moi, écoutez ceci : Dès le début je n’ai point parlé en secret,
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ἡνίκα ἐγένετο, ἐκεῖ ἤμην, καὶ νῦν κύριος ἀπέσταλκέ με καὶ τὸ πνεῦμα αὐτοῦ. 17οὕτως λέγει κύριος ὁ ῥυσάμενός σε ὁ ἅγιος Ισραηλ Ἐγώ εἰμι ὁ θεός σου, δέδειχά σοι τοῦ εὑρεῖν σε τὴν ὁδόν, ἐν ᾗ πορεύσῃ ἐν αὐτῇ.
ment, je n’ai pas parlé en secret ; lorsque les choses advinrent, j’étais là. Et maintenant le Seigneur m’a envoyé, et son souffle. 17Ainsi parle le Seigneur, lui qui t’a délivré, le Saint d’Israël : Moi je suis ton Dieu ; je t’ai montré la voie, que tu la trouves, où marcher.
depuis que c’est arrivé, je suis là. – Et maintenant le Seigneur Yahvé m’a envoyé, ainsi que son esprit. 17Ainsi parle Yahvé, ton rédempteur, le Saint d’Israël : Je suis Yahvé, ton Dieu, qui t’instruit pour ton profit, qui te fait cheminer sur le chemin où tu marches.
Nous avons déjà parlé de Cyrus le Grand et de son rôle dans le retour d’Exil des juifs déportés à Babylone. C’est de lui dont il s’agit ici, dès le verset 14b en hébreu : « Celui que l’Éternel a aimé exécutera son bon plaisir sur Babylone, et son bras sera sur les Chaldéens ». Mais il n’apparaît qu’au verset suivant dans la LXX, sous la forme de l’anaphorique αὐτόν puis αὐτοῦ. En effet, le verset 14 présente dans la LXX un visage fort différent du TM ; le grec comporte l’expression forte τοῦ ἆραι σπέρμα Χαλδαίων, « supprimer la descendance des Chaldéens ». On ne saurait mieux montrer, ou rappeler pour être plus exact, le statut d’ennemis des Babyloniens à l’égard des juifs. 8 52, 9 גאל: racheter, délivrer
οὕτως λέγει κύριος Εἰς Αἴγυπτον κατέβη ὁ λαός μου τὸ πρότερον παροικῆσαι ἐκεῖ, καὶ εἰς Ἀσσυρίους βίᾳ ἤχθησαν· 5καὶ νῦν τί ὧδέ ἐστε ; τάδε λέγει κύριος. ὅτι ἐλήμφθη ὁ λαός μου δωρεάν, θαυμάζετε καὶ ὀλολύζετε· τάδε λέγει κύριος. Δι’ ὑμᾶς διὰ παντὸς τὸ ὄνομά μου βλασφημεῖται ἐν τοῖς ἔθνεσι. […] 9ῥηξάτω εὐφροσύνην ἅμα τὰ ἔρημα Ιερουσαλημ, ὅτι ἠλέησεν κύριος αὐτὴν καὶ ἐρρύσατο Ιερουσαλημ. 10 καὶ ἀποκαλύψει κύριος τὸν βραχίονα αὐτοῦ τὸν ἅγιον ἐνώ-πιον πάντων τῶν ἐθνῶν, καὶ 4
4
Ainsi parle le Seigneur : Mon peuple est descendu jadis en Égypte, pour y séjourner, et ils furent conduits avec violence chez les Assyriens. 5 Et maintenant, pourquoi êtes-vous ici ? Le Seigneur parle ainsi : Puisque mon peuple a été pris pour rien, étonnez-vous et gémissez. Le Seigneur parle ainsi : À cause de vous, tout le temps, mon nom est blasphémé parmi les nations. […] 9Que les déserts de Jérusalem laissent éclater leur joie tout ensemble, car le Seigneur l’a prise en pitié, il a délivré Jérusalem. 10Et le Seigneur
4
Car ainsi parle le Seigneur Yahvé : Mon peuple descendit d’abord en Égypte pour y résider ; puis Assour, pour rien du tout, l’opprima. 5 Mais maintenant, qu’aije à faire ici – oracle de Yahvé –, puisque mon peuple a été enlevé gratuitement ? Ses dominateurs poussent des hurlements – oracle de Yahvé – et constamment, tout le jour, mon nom est méprisé. […] 9 Éclatez toutes en cris de joie, ruines de Jérusalem ; car Yahvé console son peuple ; il a racheté Jérusalem. 10Yahvé met à nu son saint bras aux yeux de toutes les
ῬΥΟΜΑΙ « DÉLIVRER » VS ΛΥΤΡΟΥΣΘΑΙ « RACHETER »
ὄψονται πάντα τὰ ἄκρα dévoilera son bras saint τῆς γῆς τὴν σωτηρίαν devant toutes les nations, τὴν παρὰ τοῦ θεοῦ. et toutes les extrémités de la terre verront le salut qui vient de Dieu.
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nations, et tous les confins de la terre verront le salut de notre Dieu.
Bien que notre verbe ῥύομαι se situe au verset 9, nous sommes remonté dans l’extrait aux versets 4 et 5, car c’est le premier d’entre eux qui mentionne les ennemis, les Assyriens en l’occurrence. Le verset 5 est également intéressant à citer, car il met en accusation le peuple élu lui-même : c’est à cause des juifs, δι’ ὑμᾶς, que le nom divin est blasphémé. Cette culpabilité d’Israël ne fait que rehausser la tendresse du Seigneur (verset 9 : « car le Seigneur l’a prise en pitié, il a délivré Jérusalem »). Une nouvelle fois, ῥύομαι est en lien avec la mention d’ennemis, et la LXX finit par une notion plus universaliste, car à « notre Dieu » du TM ( )את ישועת אלהינוcorrespond, sans déterminant restrictif, « Dieu » tout simplement dans la LXX. 9 25, 4 —
διὰ τοῦτο εὐλογήσει σε ὁ λαὸς ὁ πτωχός, καὶ πόλεις ἀνθρώπων ἀδικουμένων εὐλογήσουσίν σε· 4ἐγένου γὰρ πάσῃ πόλει ταπεινῇ βοηθὸς καὶ τοῖς ἀθυμήσασιν διὰ ἔνδειαν σκέπη, ἀπὸ ἀνθρώπων πονηρῶν ῥύσῃ αὐτούς, σκέπη διψώντων καὶ πνεῦμα ἀνθρώπων ἀδικουμένων. 5ὡς ἄνθρωποι ὀλιγόψυχοι διψῶντες ἐν Σιων ἀπὸ ἀνθρώπων ἀσεβῶν, οἷς ἡμᾶς παρέδωκας. 3
3
C’est pourquoi le peuple pauvre te bénira, et les villes des victimes de l’injustice te béniront. 4 Car tu as été, pour toute ville humble, un secours, et pour ceux que l’indigence décourageait, un abri ; tu les délivreras des hommes mauvais, abri pour les assoiffés, souffle pour les victimes de l’injustice, 5comme des hommes exténués, assoiffés à Sion, à cause d’hommes impies auxquels tu nous avais livrés.
3 Voilà pourquoi un peuple fort te glorifie, יכבדוך עם־עז, une cité de nations redoutables te craint קרית גוים עריצים ייראוך. 4 Car tu as été un refuge pour le faible, un refuge pour l’indigent dans sa détresse, un abri contre l’orage, une ombre contre la chaleur. Car le souffle des violents est comme un orage d’hiver, 5comme la chaleur dans un lieu aride. Tu feras taire le vacarme des étrangers ; [comme] la chaleur à l’ombre d’un nuage l’hymne des violents faiblira.
Cette fois-ci, la concordance de la LXX indique non plus une croix, mais un tiret, ce qui veut dire qu’elle est désespérée devant la comparaison des deux textes, hébreu et grec. Le tiret de la concordance indique une divergence plus grave encore que la †. Dès le premier verset, on constate la mention, dans la LXX, d’ennemis dont il n’est pas du tout question dans le TM ; nous retrouvons le participe passif ἀδικουμένων que nous avions dans l’exemple 5 ; le
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« peuple fort » du TM est remplacé par « le peuple pauvre », et « la cité des nations terribles » par « les villes des victimes de l’injustice » ; conformément à ces changements, de manière cohérente (et donc du fait d’un auteur, qui a un projet littéraire conscient), le verbe « craindre » du TM est remplacé par le verbe « bénir » en grec. Tous ces changements vont de pair et ne sauraient être dus à des accidents de la tradition textuelle, quel que soit le niveau où l’on voudrait les situer. Mais c’est au verset 4 que les différences sont les plus criantes. Tentons d’en établir une synopse précise : Car tu as été, pour toute ville humble, un secours, et pour ceux que l’indigence décourageait, un abri ; tu les délivreras des hommes mauvais, abri pour les assoiffés, souffle pour les victimes de l’injustice,
Car tu as été un refuge pour le faible un refuge pour l’indigent dans sa détresse, un abri une ombre contre la chaleur. Car le souffle des violents est comme un orage d’hiver,
On voit l’étendue des divergences entre les deux versions. Ce qui nous retiendra, bien évidemment, c’est la co-présence des « hommes mauvais », ἀπὸ ἀνθρώπων πονηρῶν, et du verbe ῥύομαι. Les deux vont de pair, selon l’hypothèse émise ici. Le TM parle d’éléments naturels, qu’ils soient à prendre au sens métaphorique ou non – et d’ailleurs le verset s’achève sur une comparaison explicite. Rien de tel dans la LXX, où il est bel et bien question d’ennemis humains. Dans une occurrence, les ennemis qui conditionnent, selon les termes de la présente analyse, l’emploi de ῥύομαι sont mentionnés après l’occurrence du verbe. 10 63, 16 גאל: racheter, délivrer
15 Ἐπίστρεψον ἐκ τοῦ οὐρανοῦ καὶ ἴδε ἐκ τοῦ οἴκου τοῦ ἁγίου σου καὶ δόξης· ποῦ ἐστιν ὁ ζῆλός σου καὶ ἡ ἰσχύς σου ; ποῦ ἐστι τὸ πλῆθος τοῦ ἐλέους σου καὶ τῶν οἰκτιρμῶν σου, ὅτι ἀνέσχου ἡμῶν ; 16 σὺ γὰρ ἡμῶν εἶ πατήρ, ὅτι Αβρααμ οὐκ ἔγνω ἡμᾶς, καὶ Ισραηλ οὐκ ἐπέγνω ἡμᾶς, ἀλλὰ σύ, κύριε, πατὴρ ἡμῶν· ῥῦσαι ἡμᾶς, ἀπ’ ἀρχῆς τὸ ὄνομά σου ἐφ’ ἡμᾶς ἐστιν. 17τί ἐπλάνησας
15 Retourne-toi, du ciel, et vois, depuis ta maison sainte et depuis ta gloire. Où est ton ardeur et où ta force ? Où est l’abondance de ta tendresse et de tes compassions, que tu nous aies soutenus ? 16 Car c’est toi notre père, car Abraam ne nous a pas connus, et Israël ne nous a pas reconnus ; oui c’est toi, Seigneur, notre père. Délivrenous, depuis l’origine ton nom est sur nous. 17 Pourquoi nous as-tu
15
Regarde du haut des cieux et vois, de ta résidence sainte et glorieuse. Où sont ta jalousie et ta vaillance, le frémissement de tes entrailles et ta miséricorde ? Vers moi ils se sont contenus. 16 Car tu es notre père, car Abraham ne nous connaît pas, Israël ne nous reconnaît pas ; c’est toi, Yahvé, qui es notre père, תאה אבינו יהוה, « notre Rédempteur » est ton nom depuis toujours
ῬΥΟΜΑΙ « DÉLIVRER » VS ΛΥΤΡΟΥΣΘΑΙ « RACHETER »
ἡμᾶς, κύριε, ἀπὸ τῆς ὁδοῦ σου, ἐσκλήρυνας ἡμῶν τὰς καρδίας τοῦ μὴ φοβεῖσθαί σε ; ἐπίστρεψον διὰ τοὺς δούλους σου, διὰ τὰς φυλὰς τῆς κληρονομίας σου, 18 ἵνα μικρὸν κληρονομήσωμεν τοῦ ὄρους τοῦ ἁγίου σου, οἱ ὑπεναντίοι ἡμῶν κατεπάτησαν τὸ ἁγίασμά σου. 19ἐγενόμεθα ὡς τὸ ἀπ’ ἀρχῆς, ὅτε οὐκ ἦρξας ἡμῶν οὐδὲ ἐπεκλήθη τὸ ὄνομά σου ἐφ’ ἡμᾶς.
égarés, Seigneur, loin de ta voie, pourquoi as-tu endurci notre cœur à ne te craindre pas ? Retourne-toi pour ceux qui sont à toi, pour les tribus de ton héritage, 18 que nous héritions d’une modeste part de ta montagne sainte. Nos adversaires ont piétiné ta sainteté ; 19nous sommes devenus comme à l’origine, lorsque tu n’avais pas été notre souverain et que ton nom n’avait pas été invoqué sur nous.
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גאלנו מעולם שׁמך. 17Pourquoi, Yahvé, nous égares-tu loin de tes voies, endurcis-tu nos cœurs loin de ta crainte ? Reviens, à cause de tes serviteurs, des tribus de ton héritage. 18Pour peu de temps ton peuple saint a possédé ; nos adversaires ont piétiné ton sanctuaire. 19Nous sommes depuis longtemps ceux que tu ne gouvernes pas, ceux qu’on n’appelle pas de ton nom.
Ce passage, prière empreinte d’un certain pathos, possède une unité indéniable, renforcée dans la LXX par le rappel en 17 du ἐπίστρεψον de l’incipit de l’extrait, alors que le TM possède deux verbes différents ( הבטpuis )שׁוב. Ce ne sont pas les seules divergences que l’on peut constater à l’aide de la synopse : la LXX dessine en effet un premier mouvement aux versets 15 et 16, puisque les interrogations pressantes et le rappel de la filiation divine du peuple juif sont encadrés par deux impératifs – ce qui n’est pas le cas dans le TM –, dont le dernier est précisément ῥῦσαι ἡμᾶς. La justification de cette prière instante est marquée de manière forte par l’asyndète ἀπ’ ἀρχῆς τὸ ὄνομά σου ἐφ’ ἡμᾶς ἐστιν, où le syntagme ἐφ’ ἡμᾶς, qui établit ou rétablit précisément le lien entre les juifs et Dieu est un « plus » de la LXX, i.e. qu’il n’a aucun correspondant formel dans le TM. Dans le même esprit, la causale ὅτι ἀνέσχου ἡμῶν, qui achève le verset 15 et présente le secours divin comme réel et ayant déjà eu lieu, fait face à une question supplémentaire dans le TM selon certains, ou à une affirmation de portée négative selon d’autres6, dans tous les cas à une profération de l’absence de Dieu, i.e. le contraire de ce que dit la LXX. La suite du passage va dans le même sens, et se rattache aux deux premiers versets par la mention, précisément, d’ennemis (οἱ ὑπεναντίοι ἡμῶν, verset 18). Ici encore, les différences entre les deux textes sont dans le détail mais apparaissent comme significatives, c’est-à-dire que la LXX, dans ses divergences, offre un visage cohérent. Le TM, au début du verset 18, évoque une réalité passée, négative dans sa brièveté : « Pour peu de temps ton peuple 6 La traduction donnée dans la synopse est celle qu’Osty donne en note, puisqu’il corrige le texte dans sa propre traduction ; Bible de Jérusalem : « Le frémissement de tes entrailles et ta pitié pour moi se sont-ils contenus ? » ; Segond : « Le frémissement de tes entrailles et tes compassions ne se font plus sentir envers moi » ; Jérôme : Super me continuerunt se.
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saint a possédé »7 ; la LXX présente une proposition finale qui ouvre sur un avenir positif : « que nous héritions d’une modeste part de ta montagne sainte ». Quant au verset final, alors que le TM constate la rupture, de vieille date, du pacte abrahamique (« nous sommes depuis longtemps ceux que tu ne gouvernes pas, ceux qu’on n’appelle pas de ton nom »), la LXX évoque simplement un temps limité, signifié par l’aoriste, et surtout introduit la particule comparative ὡς, portant sur l’ἀρχή pré-abrahamique, ce qui euphémise considérablement l’affirmation8. 11 63, 5 ישׁעhi : aider, sauver, délivrer
καὶ τῶν ἐθνῶν οὐκ ἔστιν ἀνὴρ μετ’ ἐμοῦ, καὶ κατεπάτησα αὐτοὺς ἐν θυμῷ καὶ κατέθλασα αὐτοὺς ὡς γῆν καὶ κατήγαγον τὸ αἷμα αὐτῶν εἰς γῆν. 4ἡμέρα γὰρ ἀνταποδόσεως ἐπῆλθεν αὐτοῖς, καὶ ἐνιαυτὸς λυτρώσεως πάρεστιν. 5καὶ ἐπέβλεψα, καὶ οὐδεὶς βοηθός· καὶ προσενόησα, καὶ οὐθεὶς ἀντελαμβάνετο· καὶ ἐρρύσατο αὐτοὺς ὁ βραχίων μου, καὶ ὁ θυμός μου ἐπέστη. 6καὶ κατεπάτησα αὐτοὺς τῇ ὀργῇ μου καὶ κατήγαγον τὸ αἷμα αὐτῶν εἰς γῆν. 3
3
Et parmi les nations il n’est pas un homme qui m’accompagne, et je les piétinai avec emportement, et je les écrasai comme de la terre, et je fis tomber leur sang à terre. 4Car le jour de la rétribution est venu pour eux, et voici l’année du rachat. 5Et j’ai regardé, et nul secours ; et j’ai observé, et il n’était nul soutien ; et mon bras les délivra, et mon emportement s’apaisa. 6 Et je les avais piétinés dans ma colère, et j’avais fait tomber leur sang à terre.
3
Et des peuples personne n’était avec moi. Je les ai foulés dans ma colère, je les ai écrasés dans ma fureur ; leur jus a jailli sur mes habits, et j’ai souillé tous mes vêtements. 4Car j’avais au cœur un jour de vengeance, et l’année de ma rédemption était venue. 5 Je regardai : point de secours ! je fus stupéfait : point de soutien ! Alors mon bras m’a secouru et ma fureur m’a soutenu ; 6j’ai piétiné des peuples dans ma colère, je les ai brisés dans ma fureur, j’ai fait couler leur jus à terre.
Les ennemis dont il est question ici sont les « nations », le τῶν ἐθνῶν du verset 3, alors que le TM lit en regard « ומעמיםet parmi les peuples » avec le mot עםqui désigne en principe, et de manière générale, le « peuple » d’Israël en face des « nations », les non-juifs, les גוים. La clef du passage réside dans la valeur à attribuer à l’anaphorique αὐτούς du verset. D’après la suite du passage, qui est un hymne à la tendresse du Seigneur (verset 7 : « Je me suis souvenu de la tendresse du Seigneur, des mérites du Seigneur dans tout ce que le Seigneur nous donne en rétribution »), il ne peut s’agir que du peuple d’Israël. On notera la différence frappante avec le TM au verset 5, où le complément d’objet
למצצר ירשׁו עם־קדשׁך, texte discuté. Il faut croire que ce pessimisme massorétique n’a pas dérangé que notre auteur, puisque Jérôme suit ici la LXX, en écrivant facti sumus quasi in principio. 7 8
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direct est un pronom de la première personne en hébreu, et donc cet anaphorique renvoyant à Israël dans la LXX. De manière concomitante, les aoristes du verset 6 sont à comprendre au sens du plus-que-parfait français, puisque depuis le verset précédent l’anaphorique renvoie au peuple d’Israël. 3. Le participe du verbe ῥύομαι Pour poser la question, examinons le verset suivant : 12 44, 6 גאל: racheter, délivrer
Οὕτως λέγει ὁ θεὸς ὁ βασιλεὺς τοῦ Ισραηλ ὁ ῥυσάμενος αὐτὸν θεὸς σαβαωθ Ἐγὼ πρῶτος καὶ ἐγὼ μετὰ ταῦτα, πλὴν ἐμοῦ οὐκ ἔστι θεός.
Ainsi parle Dieu, le roi d’Israël, lui qui l’a délivré, Dieu Sabaoth : C’est moi le premier, moi qui suis ensuite, en dehors de moi il n’est pas de dieu.
Ainsi parle Yahvé, le roi d’Israël, son rédempteur, Yahvé des armées : « Je suis le Premier et je suis le Dernier, et en dehors de moi il n’est point de Dieu ».
À première vue, on ne comprend pas l’emploi du verbe ῥύομαι dans ce verset d’après l’hypothèse qui sous-tend toute cette étude, selon laquelle le choix de ce verbe se fait en fonction de la mention d’ennemis évoqués dans le contexte immédiat. On notera que ce verbe est cité au participe avec article, comme apposition au théonyme. Je suis ici amené à citer une précédente étude de ma plume, proposée lors d’un colloque tenu à Leiden en 2008, et spécialement consacré à la LXX d’Ésaïe9. Dans cette communication, j’étudiais précisément les participes apposés aux noms divins, en me penchant plus précisément sur le choix du thème verbal (aoriste vs présent) du participe. Il faut en effet savoir que le participe hébreu n’a pas de temps défini. Quand le traducteur rencontre un participe hébreu, il doit effectuer un choix entre les quatre thèmes verbaux disponibles en grec (présent, futur, aoriste, parfait), puisque rien dans la Vorlage ne le conduit directement à rendre littéralement ce participe. La thèse principale de cette étude était que le choix du thème verbal du participe apposé au théonyme est dicté par le sémantisme du verbe ; ainsi pour caractériser la « vie » de Dieu, son habitat, sa force ou les sentiments qu’il éprouve, nous avons le présent, sur le modèle de 37, 4 ὀνειδίζειν θεὸν ζῶντα, « outrager le Dieu vivant », ou de 33, 5 ἅγιος ὁ θεὸς ὁ κατοικῶν ἐν ὑψηλοῖς, « qui habite dans les hauteurs » ; lorsque qu’en revanche l’on s’intéresse ensuite à l’action créatrice de Dieu, on trouve toujours le participe aoriste ; ainsi en 45, 18 Οὕτως Ph. LE MOIGNE, « “C’est moi qui établis la lumière et fis l’obscurité, qui fais la paix et fonde les malheurs” : théologie du choix des thèmes verbaux des participes (présent vs aoriste) se rapportant à Dieu, dans la Septante d’Ésaïe », in A. VAN DER KOOIJ – M. N. VAN DER MEER (éds.), The Old Greek of Isaiah: Issues and Perspectives. Papers read at the Conference on the Septuagint of Isaiah held in Leiden 10-11 April 2008, Leuven – Paris – Walpole, Peeters (Contributions to biblical exegesis and theology, 55), 2010, p. 71-106. 9
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λέγει κύριος ὁ ποιήσας τὸν οὐρανόν, « lui qui a fait le ciel », ou en 40, 28 ὁ θεὸς ὁ κατασκευάσας τὰ ἄκρα τῆς γῆς, « lui qui a façonné les extrémités de la terre ». Pour le procès « sauver », nous avons le présent : le Seigneur juge, console, pardonne, a de la tendresse, sauve, tout cela est au présent. La seule exception est précisément notre verbe ῥύομαι, qui est toujours – à une seule exception près – à l’aoriste, et ce indépendamment du substrat protomassorétique. Il convient donc de faire la double hypothèse suivante : • le traducteur a employé ῥύομαι dans des contextes précis, en lui donnant un sens particulier ; • ces conditions justifient la violation de la règle, c’est-à-dire l’usage exceptionnel du participe à l’aoriste pour faire référence à un procès concernant l’idée de « salut ». Cette double hypothèse conduit à la proposition suivante : l’auteur emploie ce verbe spécialement quand il s’agit de présenter le retour de l’Exil comme un nouvel Exode. On sait qu’il s’agit là d’un aspect, reconnu depuis longtemps, du Deutéro-Ésaïe ; notre hypothèse est que le traducteur, par le jeu sur les thèmes verbaux, a souligné cet aspect ; il aurait alors « sélectionné », en quelque sorte, parmi les emplois de גאלnotamment, les passages où la typologie exodique était la plus nette à ses yeux. Les « ennemis » dont il est alors question, ennemis venus du passé puisque l’on a le participe aoriste, sont les hordes du Pharaon, auxquelles a échappé Moïse en traversant la mer Rouge à pied sec. Ainsi dans notre auto-proclamation de la divinité du Seigneur du verset 44, 6, Dieu rappellerait, par le biais de l’aoriste du participe, qu’il a vaincu les ennemis égyptiens. Nous sommes toujours, mais de manière implicite, dans le cadre de notre hypothèse, qui veut que ῥύομαι soit employé dès qu’il est question d’ennemis. Il faut juste supposer que, dans l’esprit du lecteur de la LXX d’Ésaïe, soit présente l’histoire du peuple saint, et notamment son exode de la servitude d’Égypte. Ainsi en va-t-il dans le passage suivant : 14 49, 7 גאל: racheter, délivrer
καὶ νῦν οὕτως λέγει κύριος ὁ πλάσας με ἐκ κοιλίας δοῦλον ἑαυτῷ τοῦ συναγαγεῖν τὸν Ιακωβ καὶ Ισραηλ πρὸς αὐτόν· συναχθήσομαι καὶ δοξασθήσομαι ἐναντίον κυρίου, καὶ ὁ θεός μου ἔσται μου ἰσχύς. 6καὶ εἶπέ μοι Μέγα σοί ἐστιν τοῦ κληθῆναί σε παῖδά μου τοῦ στῆσαι τὰς φυλὰς Ιακωβ καὶ τὴν ἐθνῶν τοῦ εἶναί σε εἰς
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Et maintenant ainsi parle le Seigneur, lui qui dès le sein m’a façonné pour être à lui, afin de rassembler près de lui Jacob et Israël : je serai rassemblé et je serai glorifié devant le Seigneur, et mon Dieu sera ma force. 6Et il m’a dit : C’est une grande chose pour toi que d’être appelé mon serviteur, pour établir les tribus de lumière des nations,
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Et maintenant Yahvé a parlé, lui qui m’a façonné dès le sein maternel pour être son Serviteur, pour lui ramener Jacob et pour qu’Israël ne soit pas balayé – car j’ai de la valeur aux yeux de Yahvé et mon Dieu a été ma force. 6 Il a dit : « C’est peu que tu sois mon serviteur pour relever les tribus de des nations, pour que Jacob et ramener les
ῬΥΟΜΑΙ « DÉLIVRER » VS ΛΥΤΡΟΥΣΘΑΙ « RACHETER »
διασπορὰν τοῦ Ισραηλ ἐπιστρέψαι· ἰδοὺ τέθεικά σε εἰς φῶς σωτηρίαν ἕως ἐσχάτου τῆς γῆς. 7Οὕτως λέγει κύριος ὁ ῥυσάμενός σε ὁ θεὸς Ισραηλ Ἁγιάσατε τὸν φαυλίζοντα τὴν ψυχὴν αὐτοῦ τὸν βδελυσσόμενον ὑπὸ τῶν ἐθνῶν τῶν δούλων τῶν ἀρχόντων· βασιλεῖς ὄψονται αὐτόν, καὶ ἀναστήσονται, ἄρχοντες καὶ προσκυνήσουσιν αὐτῷ ἕνεκεν κυρίου· ὅτι πιστός ἐστιν ὁ ἅγιος Ισραηλ, καὶ ἐξελεξάμην σε.
pour Jacob et faire revenir la dispersion d’Israël ; voici, j’ai fait de toi la que tu deviennes un salut jusqu’aux confins de la terre. 7 Ainsi parle le Seigneur, lui qui t’a délivré, le Dieu d’Israël : Sanctifiez celui qui méprise sa vie, celui qu’abominent les nations, la créature des souverains. Des rois le verront, des souverains se lèveront et se prosterneront devant lui par égard pour le Seigneur, car il est fidèle, le Saint d’Israël, et je t’ai choisi.
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préservés d’Israël ; je te destine à être la lumière mon salut parvienne jusqu’à l’extrémité de la terre. » 7Ainsi parle Yahvé, le rédempteur et le Saint d’Israël, à celui dont la personne est méprisée et que les gens abhorrent, à l’esclave des despotes : « Des rois verront et se lèveront, des princes se prosterneront, à cause de Yahvé qui est loyal, du Saint d’Israël qui t’a choisi. »
Il n’est guère question d’ennemis dans ce passage. Il faut ici s’appuyer sur le fait que le participe ῥυσάμενος est à l’aoriste, c’est-à-dire qu’il renvoie à un ancien ennemi, l’Égyptien. On notera la personnalisation du salut, obtenue par l’ajout du pronom personnel σε, absent du TM, ainsi que la différence entre la LXX au verset 6, « C’est une grande chose pour toi que d’être appelé mon serviteur », face au TM « C’est peu que tu sois mon serviteur ». Tout cela va dans le sens d’une dilection particulière de Dieu pour Israël dans la LXX, dont il sera question dans la seconde partie de l’étude. Le verset suivant peut appuyer ce qui vient d’être dit : 15 54, 8 גאל: racheter, délivrer
οὐχ ὡς γυναῖκα καταλελειμμένην καὶ ὀλιγόψυχον κέκληκέ σε κύριος οὐδ’ ὡς γυναῖκα ἐκ νεότητος μεμισημένην, εἶπεν ὁ θεός σου· 7 χρόνον μικρὸν κατέλιπόν σε καὶ μετὰ ἐλέους μεγάλου ἐλεήσω σε, 8 ἐν θυμῷ μικρῷ ἀπέστρεψα τὸ πρόσωπόν μου ἀπὸ σοῦ καὶ ἐν ἐλέει αἰωνίῳ ἐλεήσω σε, εἶπεν ὁ ῥυσάμενός σε κύριος. 6
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Ce n’est pas comme une femme abandonnée et découragée que le Seigneur t’a appelée, ni comme une femme haïe dès sa jeunesse, dit ton Dieu. 7Je t’avais abandonnée pour peu de temps, et je te prendrai en pitié avec une grande tendresse ; 8dans un moment d’emportement j’avais détourné ma face de toi, et avec une tendresse éternelle je t’ai prise en pitié, a dit celui qui t’a délivrée, le Seigneur.
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Oui, comme une femme abandonnée, dont l’âme est dans la peine, Yahvé te rappelle ; la femme de la jeunesse, peut-on la dédaigner ? dit ton Dieu. 7 Un court instant je t’avais abandonnée, mais en grande pitié je te recueille ; 8dans un déchirement d’irritation je t’avais un instant caché ma Face, mais dans une fidélité éternelle j’ai pitié de toi, dit ton rédempteur, Yahvé.
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P. LE MOIGNE
On peut rattacher cet exemple à la démonstration qui vient d’être rappelée, ou bien se pencher plus précisément sur ce passage. Ici l’ennemi dont il est question n’est autre que Dieu, qui a changé d’avis. On notera la différence frappante, qui avait été évoquée dans l’introduction, dans le verset 6 : l’auteur de la LXX d’Ésaïe ne peut plus considérer que le peuple d’Israël a été délaissé comme une femme abandonnée, et il introduit la négation, même au sein de la comparative. Dieu a délaissé Israël, mais le rappelle dans sa tendresse infinie. Mais ailleurs les ennemis sont bel et bien nommés : 16 59, 20 גאל: racheter, délivrer
καὶ φοβηθήσονται οἱ ἀπὸ δυσμῶν τὸ ὄνομα κυρίου καὶ οἱ ἀπ’ ἀνατολῶν ἡλίου τὸ ὄνομα τὸ ἔνδοξον· ἥξει γὰρ ὡς ποταμὸς βίαιος ἡ ὀργὴ παρὰ κυρίου, ἥξει μετὰ θυμοῦ. 20καὶ ἥξει ἕνεκεν Σιων ὁ ῥυόμενος καὶ ἀποστρέψει ἀσεβείας ἀπὸ Ιακωβ. 19
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Et les hommes du couchant craindront le nom du Seigneur, et les hommes du lever du soleil, le nom glorieux ; car comme un fleuve violent la colère viendra du Seigneur, elle viendra avec emportement. 20Et il viendra par égard pour Sion, le libérateur, et il détournera de Jacob les impiétés.
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Depuis le couchant, on craindra le nom de Yahvé, et sa gloire, depuis le soleil levant ; car il viendra comme un fleuve resserré que chasse le souffle de Yahvé. 20Mais il viendra en rédempteur pour Sion, ובא לציון גואלet pour ceux de Jacob convertis du forfait – oracle de Yahvé.
Ici, exceptionnellement, le participe de ῥύομαι n’est pas à l’aoriste, car il s’agit d’un procès en cours ; il s’agit de délivrer en ce moment le peuple d’Israël d’ennemis ; quels sont-ils ? Ils n’apparaissent pas dans la synopse ici présentée, mais ils sont bien nommés dans les versets qui précèdent immédiatement ; citons ici la LXX : « 17Et il a revêtu la justice comme une cuirasse, il a mis le casque du salut sur sa tête, il a revêtu le manteau de la vengeance, et le vêtement, 18pour verser en salaire l’outrage aux adversaires ». Ici la typologie exodique s’efface au profit de l’action présente de l’Éternel, et notre verbe, ici au présent, est parfaitement à sa place. 17 47, 4 גאל: racheter, délivrer
ἀνακαλυφθήσεται ἡ αἰσχύνη σου, φανήσονται οἱ ὀνειδισμοί σου· τὸ δίκαιον ἐκ σοῦ λήμψομαι, οὐκέτι μὴ παραδῶ ἀνθρώποις. 4 εἶπεν ὁ ῥυσάμενός σε, κύριος σαβαωθ ὄνομα αὐτῷ, ἅγιος Ισραηλ 5 Κάθισον κατανενυγμένη, εἴσελθε εἰς τὸ σκότος, θυγάτηρ 3
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Ta confusion sera dévoilée, tes opprobres paraîtront. Je ferai justice de toi, je ne laisserai plus ce soin aux hommes. 4Celui qui t’a délivré, le Seigneur Sabaoth est son nom, le Saint d’Israël, a dit : 5 Assieds-toi, pénétrée de douleur, entre dans l’obscurité, fille des
3
Que ta nudité soit découverte et que soit vu ton opprobre ! Je tirerai vengeance et nul n’inter4 notre viendra, dit rédempteur, dont le nom est Yahvé des armées, le Saint d’Israël. 5 Assieds-toi en silence et entre dans les ténèbres, fille des Chaldéens ! Car on ne t’appellera plus
ῬΥΟΜΑΙ « DÉLIVRER » VS ΛΥΤΡΟΥΣΘΑΙ « RACHETER »
Χαλδαίων, οὐκέτι μὴ κληθῇς ἰσχὺς βασιλείας. 6παρωξύνθην ἐπὶ τῷ λαῷ μου, ἐμίανας τὴν κληρονομίαν μου· ἐγὼ ἔδωκα εἰς τὴν χεῖρά σου, σὺ δὲ οὐκ ἔδωκας αὐτοῖς ἔλεος, τοῦ πρεσβυτέρου ἐβάρυνας τὸν ζυγὸν σφόδρα.
Chaldéens, on ne t’appellera plus « force de la royauté ». 6Je m’étais exaspéré contre mon peuple, tu as souillé mon héritage. Moi j’avais donné dans ta main – mais toi tu ne leur as pas donné – la tendresse, sur le vieillard tu as rendu le joug très lourd.
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« souveraine des royaumes ». 6Je m’étais irrité contre mon peuple, j’avais profané mon héritage, je te les avais livrés ; tu ne leur as pas témoigné de pitié ; sur le vieillard tu as fait peser ton joug lourdement.
Ici on voit bien quel est l’ennemi, et la typologie exodique coïncide ici avec son – dirait G. Genette – hyper-texte, qui est le nouvel Exode, à savoir le retour d’Exil. L’ennemi dont il est question ici est le nouvel Égyptien, à savoir le Chaldéen, c’est-à-dire le Babylonien. On remarque dans la LXX l’importance de l’intervention de Dieu ; comparer le verset 3 dans la LXX, « je ne laisserai plus ce soin aux hommes », face au TM « et nul n’interviendra ». 18 54, 5 גאל: racheter, délivrer
μὴ φοβοῦ ὅτι κατῃσχύνθης, μηδὲ ἐντραπῇς ὅτι ὠνειδίσθης· ὅτι αἰσχύνην αἰώνιον ἐπιλήσῃ καὶ ὄνειδος τῆς χηρείας σου οὐ μὴ μνησθήσῃ. 5ὅτι κύριος ὁ ποιῶν σε, κύριος σαβαωθ ὄνομα αὐτῷ· καὶ ὁ ῥυσάμενός σε ἅγιος θεὸς Ισραηλ, πάσῃ τῇ γῇ κληθήσεται. 4
4
Cesse de craindre parce que tu as été couverte de confusion, et ne renonce pas parce que tu as été outragée ; car tu oublieras la confusion éternelle, et de l’opprobre de ton veuvage tu ne te souviendras pas, 5car c’est le Seigneur qui te fait, le Seigneur Sabaoth est son nom. Et celui qui t’a délivrée est le Saint, le Dieu d’Israël, il sera proclamé pour toute la terre.
4
Ne crains pas, car tu n’auras point honte כי לא תבושׁי, ne sois pas confuse, car tu n’auras pas à rougir כי לא ; תפריריtu oublieras la honte de ton adolescence, et de l’opprobre de ton veuvage tu ne te souviendras plus. 5Car ton mari est Celui qui t’a fait, Yahvé des armées est son nom, et ton rédempteur est le Saint d’Israël, qui s’appelle le Dieu de toute la terre.
Nous retrouvons ici la démonstration, rappelée plus haut, que nous avions faite au colloque de Leiden. On remarquera en particulier qu’en face des yiqtol du verset 4 dans le TM, qui auraient fait attendre plutôt une traduction au futur en grec, on a des aoristes, qui peuvent renvoyer aux outrages passés, se situant ainsi sur le même plan que l’apposition ὁ ῥυσάμενος. 4. Transition Un problème plus difficile est posé par le passage suivant :
88 19 50, 2 פדה: racheter, délivrer, sauver
P. LE MOIGNE 1 Οὕτως λέγει κύριος Ποῖον τὸ βιβλίον τοῦ ἀποστασίου τῆς μητρὸς ὑμῶν, ᾧ ἐξαπέστειλα αὐτήν; ἢ τίνι ὑπόχρεῳ πέπρακα ὑμᾶς ; ἰδοὺ ταῖς ἁμαρτίαις ὑμῶν ἐπράθητε, καὶ ταῖς ἀνομίαις ὑμῶν ἐξαπέστειλα τὴν μητέρα ὑμῶν. 2τί ὅτι ἦλθον καὶ οὐκ ἦν ἄνθρωπος ; ἐκάλεσα καὶ οὐκ ἦν ὁ ὑπακούων ; μὴ οὐκ ἰσχύει ἡ χείρ μου τοῦ ῥύσασθαι ; ἢ οὐκ ἰσχύω τοῦ ἐξελέσθαι; ἰδοὺ τῇ ἀπειλῇ μου ἐξερημώσω τὴν θάλασσαν καὶ θήσω ποταμοὺς ἐρήμους, καὶ ξηρανθήσονται οἱ ἰχθύες αὐτῶν ἀπὸ τοῦ μὴ εἶναι ὕδωρ καὶ ἀποθανοῦνται ἐν δίψει. 3 καὶ ἐνδύσω τὸν οὐρανὸν σκότος καὶ θήσω ὡς σάκκον τὸ περιβόλαιον αὐτοῦ.
1
Ainsi parle le Seigneur : Quel est le livret de répudiation de votre mère, par lequel je l’ai renvoyée ? À quel débiteur vous ai-je vendus ? Voici, pour vos fautes vous avez été vendus, et pour vos transgressions j’ai renvoyé votre mère. 2 Comment se fait-il que je suis venu et qu’il n’y avait personne ? Que j’ai appelé et que nul n’était prêt à écouter ? Ma main n’aurait-elle pas la force de délivrer ? N’ai-je pas la force de libérer ? Voici, d’une menace je ferai de la mer un désert et je rendrai les fleuves déserts, leurs poissons se dessécheront, faute d’eau, et ils mourront de soif. 3Et je revêtirai le ciel d’obscurité, et je ferai de son enceinte comme un haillon.
1Ainsi parle Yahvé ; Où donc est la lettre de répudiation de votre mère par laquelle je l’aurais renvoyée ? Ou bien, quel est celui de mes créanciers auquel je vous aurais vendus ? Non, c’est à cause de vos fautes que vous avez été vendus, à cause de vos forfaits que votre mère a été renvoyée. 2Pourquoi, en arrivant, n’ai-je trouvé personne, [pourquoi], quand j’ai appelé, personne n’a répondu ? Ma main serait-elle trop courte pour libérer, n’y aurait-il pas en moi la force de sauver ? Voici que par ma menace je dessèche la mer, je fais des fleuves un désert, leurs poissons pourrissent faute d’eau et meurent de soif. 3Je revêts les cieux de noir et leur met un sac pour couverture.
Vu le contexte du verset 1, où il est question d’argent et, nous le verrons, la dimension cosmique du verset 3, on se serait attendu à l’emploi du verbe λυτροῦσθαι, d’autant que dans ces lignes l’on ne voit guère d’ennemis dont il faudrait se défaire. Nous pouvons émettre l’hypothèse de lecture suivante. On remarquera le chiasme au verset 1 (renvoyer / vendre / vendre / renvoyer). Or le chiasme est une figure de la clôture. On passe donc à un autre sujet, avec le double parallélisme synonymique du verset 2 où il n’est plus question de vente ni d’achat. Le premier parallélisme du verset 2 reprend les deux dernières affirmations du verset précédent. Il convient à ce sujet de noter que celles-ci ne répondent pas aux questions posées au début du passage. En effet, la question portait sur l’identité de l’acheteur (« à qui vous ai-je vendus ? ») ; et la réponse donne la raison de cette vente, raison qui n’est autre que l’infidélité d’Israël à l’égard du Seigneur. Face à la passivité du peuple élu, Dieu, à l’inverse, fait étalage de sa puissance ; ce qui est significatif, c’est la construction absolue
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des infinitifs ῥύσασθαι et ἐξελέσθαι : l’absence de COD mime grammaticalement ce qui est dit littéralement, c’est-à-dire l’absence de locuteurs avec qui l’Éternel pourrait engager un dialogue. Non sans peut-être une certaine ironie, la force que le Seigneur se propose de manifester va dans le sens de l’apostasie du peuple élu, avec le polyptote ἐξερημώσω et ἐρήμους du verset 2. En dehors de ces quelques remarques stylistiques, on ne peut que supposer que ῥύομαι est en quelque sorte la traduction « par défaut », c’est-à-dire celle qui est employée quand il n’y a pas de raison de recourir à λυτροῦσθαι. C’est sur ce dernier verbe que va porter la seconde partie du parcours. II. λυτροῦσθαι : « racheter » 1. Quand il y a une idée d’argent De manière très triviale, ce verbe qui signifie « racheter » se lit quand il est question d’argent. Ainsi dans ce premier exemple : 20 52, 3 גאל: racheter, délivrer
ἐκτίναξαι τὸν χοῦν καὶ ἀνάστηθι κάθισον, Ιερουσαλημ· ἔκδυσαι τὸν δεσμὸν τοῦ τραχήλου σου, ἡ αἰχμάλωτος θυγάτηρ Σιων. 3ὅτι τάδε λέγει κύριος Δωρεὰν ἐπράθητε καὶ οὐ μετὰ ἀργυρίου λυτρωθήσεσθε. 2
2
Secoue la poussière et lève-toi, tiens ta position, Jérusalem ; dévêtstoi des chaînes de ton cou, captive, fille de Sion, 3car le Seigneur parle ainsi : Vous avez été vendus pour rien, et vous serez rachetés sans argent.
2
Secoue ta poussière, debout ! Jérusalem, captive. Dégage ton cou de tes liens, fille de Sion, captive ! 3Car ainsi parle Yahvé : C’est gratuitement que vous avez été vendus et c’est sans argent aussi que vous serez rachetés.
Autre passage où la LXX et le TM n’offrent pas de divergence notable sur le point qui nous intéresse : 21 62, 12 גאל: racheter, délivrer
ἰδοὺ γὰρ κύριος ἐποίησεν ἀκουστὸν ἕως ἐσχάτου τῆς γῆς Εἴπατε τῇ θυγατρὶ Σιων Ἰδού σοι ὁ σωτὴρ παραγίνεται ἔχων τὸν ἑαυτοῦ μισθὸν καὶ τὸ ἔργον πρὸ προσώπου αὐτοῦ. 12 καὶ καλέσει αὐτὸν λαὸν ἅγιον λελυτρωμένον ὑπὸ κυρίου, σὺ δὲ κληθήσῃ ἐπιζητουμένη πόλις καὶ οὐκ ἐγκαταλελειμμένη. 11
11
Car voici, le Seigneur l’a fait entendre jusqu’aux confins de la terre : Dites à la fille de Sion : Voici, le sauveur vient à tes côtés avec son présent, et son ouvrage est devant lui. 12Et il l’appellera « Peuple saint, racheté du Seigneur » ; et toi, on t’appellera : « Ville recherchée et non pas délaissée ».
11
Voici ce que Yahvé fait entendre jusqu’à l’extrémité de la terre : « Dites à la fille de Sion : Voici que ton Sauveur arrive, voici son salaire avec lui, et devant lui sa rétribution. 12On les appellera : « Peuplesaint » « Rachetés-deYahvé », et toi, on t’appellera « Recherchée », « Ville-non-abandonnée ».
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On pourrait surtraduire les thèmes verbaux des participes du grec au verset 12, respectivement parfait et présent, en proposant ; « Peuple définitivement racheté par le Seigneur », « Ville qui es en train d’être recherchée et non pas délaissée à jamais ». 2. Perspective cosmique Pour introduire ce nouvel élément, partons de la « petite Apocalypse d’Ésaïe », selon une manière parfois adoptée pour parler des chapitres 34 et 35 de notre livre, bien postérieurs au prophète hébreu, mais incorporés dans le volume de ses dits et, comme tel, traduit de même par l’auteur de la LXX. Ce que j’appelle « perspective cosmique » est la mention d’éléments naturels qui sont appelés à jouer à un certain rôle dans ce qu’en termes techniques on appelle « l’économie de Dieu », i.e. ce qu’il veut pour les humains. Ainsi lisons-nous aux deux premiers versets du chapitre 35 d’après la LXX : « 1Réjouis-toi, désert assoiffé ! Que le désert exulte et qu’il fleurisse comme un lys ! 2Et les déserts du Jourdain s’épanouiront en fleurs et exulteront, et la gloire du Liban lui a été donnée, et l’honneur du Karmèl, et mon peuple verra la gloire du Seigneur et la grandeur de Dieu. » Ou encore le verset 7 : « Et le sol aride deviendra un marais, et sur la terre assoiffée coulera une source d’eau ; là, joie des oiseaux, domaine du roseau et marais ». C’est ici que prend place la synopse : 22 35, 9 גאל: racheter, délivrer
8 ἐκεῖ ἔσται ὁδὸς καθαρὰ καὶ ὁδὸς ἁγία κληθήσεται, καὶ οὐ μὴ παρέλθῃ ἐκεῖ ἀκάθαρτος, οὐδὲ ἔσται ἐκεῖ ὁδὸς ἀκάθαρτος· οἱ δὲ διεσπαρμένοι πορεύσονται ἐπ’ αὐτῆς καὶ οὐ μὴ πλανηθῶσιν. 9καὶ οὐκ ἔσται ἐκεῖ λέων, οὐδὲ τῶν θηρίων τῶν πονηρῶν οὐ μὴ ἀναβῇ ἐπ’ αὐτὴν οὐδὲ μὴ εὑρεθῇ ἐκεῖ, ἀλλὰ πορεύσονται ἐν αὐτῇ 10 καὶ λελυτρωμένοι. συνηγμένοι διὰ κύριον ἀποστραφήσονται καὶ ἥξουσιν εἰς Σιων μετ’ εὐφροσύνης, καὶ εὐφροσύνη αἰώνιος ὑπὲρ κεφαλῆς αὐτῶν· ἐπὶ γὰρ κεφαλῆς αὐτῶν αἴνεσις καὶ ἀγαλλίαμα,
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Là sera une voie pure, et on l’appellera « voie sainte ». Et il n’y passera pas d’impur, et il n’y aura pas là de voie impure : ce sont les dispersés qui y marcheront, et ils ne seront pas égarés. 9Et il n’y aura pas là de lion, et aucune bête malfaisante ne montera sur elle et on n’en trouvera pas là : ce sont des rachetés qui y marcheront 10Et, rassemblés à cause du Seigneur, ils reviendront et arriveront à Sion dans la joie. Joie éternelle sur leur tête ! Oui, sur leur tête louange et exultation, et la joie s’emparera d’eux, et souffrance, chagrin et gémissement ont fui.
8
Il y aura là une route pure, on l’appellera « Voie sacrée », nul impur n’y passera, elle sera pour son peuple quand il fera route et les fous n’y erreront pas. 9Il n’y aura pas de lion et aucune bête de proie ne la prendra, aucune ne s’y rencontrera, les rachetés y marcheront, 10les libérés de Yahvé reviendront, ils entreront à Sion avec des cris de joie, une joie perpétuelle sur leur tête, l’allégresse et la joie les accompagneront, l’affliction et les gémissements s’enfuiront !
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καὶ εὐφροσύνη καταλήμψεται αὐτούς, ἀπέδρα ὀδύνη καὶ λύπη καὶ στεναγμός.
Découpé ainsi, le passage exhibe une certaine cohérence : d’abord les juifs sont « dispersés » au verset 8, οἱ δὲ διεσπαρμένοι, sans correspondant clairement discernable dans le TM, puis ils seront « rassemblés » au verset 10, συνηγμένοι, là où le TM dit « libérés », ; ופדוייentre-temps ils ont été définitivement « rachetés », λελυτρωμένοι, au v. 9. Le choix de λυτροῦσθαι pour rendre גאל peut aussi s’expliquer par l’absence explicite d’ennemis, telle qu’on la lit au verset 9. La perspective cosmique est fort nette également dans cet extrait : 23 44, 22.23 גאל: racheter, délivrer
Μνήσθητι ταῦτα, Ιακωβ καὶ Ισραηλ, ὅτι παῖς μου εἶ σύ· ἔπλασά σε παῖδά μου, καὶ σύ, Ισραηλ, μὴ ἐπιλανθάνου μου. 22ἰδοὺ γὰρ ἀπήλειψα ὡς νεφέλην τὰς ἀνομίας σου καὶ ὡς γνόφον τὰς ἁμαρτίας σου· ἐπιστράφητι πρός με, καὶ λυτρώσομαί σε. 23 εὐφράνθητε, οὐρανοί, ὅτι ἠλέησεν ὁ θεὸς τὸν Ισραηλ· σαλπίσατε, θεμέλια τῆς γῆς, βοήσατε, ὄρη, εὐφροσύνην, οἱ βουνοὶ καὶ πάντα τὰ ξύλα τὰ ἐν αὐτοῖς, ὅτι ἐλυτρώσατο ὁ θεὸς τὸν Ιακωβ, καὶ Ισραηλ δοξασθήσεται. 21
21
Souviens-t’en, Jacob et Israël, car tu es mon serviteur ; j’ai façonné en toi mon serviteur. Et toi, Israël, ne m’oublie pas ! 22 Car voici, j’ai effacé comme un nuage tes transgressions, et comme un brouillard tes fautes. Reviens à moi, et je te rachèterai. 23Réjouissez-vous, cieux, parce que Dieu a eu pitié d’Israël ; sonnez de la trompette, assises de la terre, poussez, montagnes, des cris de joie, collines et tous les arbres qui s’y trouvent : Dieu a racheté Jacob, et Israël sera glorifié.
21
Souviens-toi de cela, Jacob, Israël ! Car tu es mon serviteur. Je t’ai façonné : tu es mon serviteur, Israël, tu ne seras pas oublié de moi לא תנשׁני. 22J’ai effacé tes forfaits comme un nuage et tes péchés comme une nuée. Reviens vers moi, car je t’ai racheté. 23 Cieux, criez de joie, car Yahvé a agi ; acclamez, profondeurs de la terre ! Éclatez, montagnes, en cris de joie, forêts et tous les arbres ! Car Yahvé a racheté Jacob et dans Israël il se glorifie.
Si au verset 23 les éléments sont invités à s’associer à la joie du peuple racheté, cette perspective cosmique était anticipée, dans l’un et l’autre texte, par la double comparative du verset 22. Ce qui est propre à la LXX, en revanche, et qui prépare notre dernière sous-partie, c’est « que Dieu a eu pitié d’Israël » dans la LXX, là où le TM simplement qu’il a « agi » ; par ailleurs les parallélismes synonymiques finaux ne sont pas strictement superposables ; dans le TM on observe plutôt une insistance, conformément à la variante précédente, sur l’action de l’Éternel ; dans la LXX, c’est Israël lui-même qui sera glorifié, en conséquence du rachat. La version grecque s’intéresse davantage au sort du peuple de Dieu.
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Perspective cosmique ici, de manière brève : 24 44, 24 גאל: racheter, délivrer
Οὕτως λέγει κύριος ὁ λυτρούμενός σε καὶ ὁ πλάσσων σε ἐκ κοιλίας Ἐγὼ κύριος ὁ συντελῶν πάντα ἐξέτεινα τὸν οὐρανὸν μόνος καὶ ἐστερέωσα τὴν γῆν.
24
24 Ainsi parle le Seigneur, lui qui te rachète et qui te façonne dès le sein : Moi le Seigneur, qui accomplis tout, seul j’ai étendu le ciel et j’ai affermi la terre.
24
Ainsi parle Yahvé, ton rédempteur, celui qui t’a façonné dès le sein maternel. C’est moi, Yahvé, qui fais toutes choses, qui étends les cieux moi seul, qui étale la terre : qui donc avec moi ?
La re-création ou restauration d’Israël, opérée par son rachat, s’inscrit dans un plan divin commencé lors de la création du monde. Le passage suivant mérite d’être discuté : 25 43, 14 גאל: racheter, délivrer
Οὕτως λέγει κύριος ὁ θεὸς ὁ λυτρούμενος ὑμᾶς ὁ ἅγιος Ισραηλ Ἕνεκεν ὑμῶν ἀποστελῶ εἰς Βαβυλῶνα καὶ ἐπεγερῶ πάντας φεύγοντας, καὶ Χαλδαῖοι ἐν πλοίοις δεθήσονται. 15ἐγὼ κύριος ὁ θεὸς ὁ ἅγιος ὑμῶν ὁ καταδείξας Ισραηλ βασιλέα ὑμῶν. 14
14
Ainsi parle le Seigneur Dieu, lui qui vous rachète, le Saint d’Israël : Par égard pour vous j’enverrai un émissaire à Babylone et je relèverai tous les exilés ; et les Chaldéens seront enchaînés dans des navires. 15C’est moi le Seigneur Dieu, votre Saint, lui qui a fait paraître Israël votre roi.
14
Ainsi parle Yahvé, votre rédempteur, le Saint d’Israël : À cause de vous j’envoie [quelqu’un] à Babel ; je ferai tomber tous les verrous, et les Chaldéens se lamenteront à grands cris. 15Je suis Yahvé, votre saint, le créateur d’Israël, votre roi.
À première vue, on ne comprend pas pourquoi le traducteur a choisi de rendre le participe hébreu par ὁ λυτρούμενος plutôt que par ὁ ῥυόμενος, puisqu’il est question explicitement d’ennemis dans cet extrait. On pourrait penser à un conflit de règles, c’est-à-dire la règle voulant « délivrer » dès qu’il est question d’ennemis s’opposant à une autre règle qui voudrait « racheter » quand il est fait mention de l’Exil – mention propre à la LXX dans ce passage, ne manquons pas de le remarquer. Mais il est inutile de compliquer la description, et nous pouvons très bien interpréter cette occurrence de λυτρούμενος par le petit nombre d’éléments déjà dits. En effet, il suffit de poursuivre la lecture de la LXX, suite que nous n’avons pas intégrée à la synopse en vue de gagner de la place, pour s’apercevoir que nous sommes bien dans une perspective cosmique : « 16Ainsi parle le Seigneur, lui qui donne une voie dans la mer, et dans la force de l’eau un chemin, 17lui qui fit sortir chars, cavaliers et forts en foule tout ensemble ; ils se couchèrent et ne se relèveront pas, ils se sont éteints comme une mèche éteinte : 18Ne vous souvenez pas des choses premières, ne considérez pas les anciennes ; 19voici, je fais des choses nouvelles qui
ῬΥΟΜΑΙ « DÉLIVRER » VS ΛΥΤΡΟΥΣΘΑΙ « RACHETER »
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maintenant vont se lever, et vous les connaîtrez ; et je ferai dans le désert une route, et dans la terre aride, des fleuves. 20Les bêtes des champs me béniront, les sirènes et les filles des autruches, parce que j’ai donné, dans le désert, de l’eau, et des fleuves dans la terre aride, pour abreuver ma lignée, celle que j’ai choisie, 21mon peuple, que j’ai épargné pour qu’il conte mes mérites ». Les ennemis sont néantisés (voir en particulier le verset 17), le passé est aboli (verset 18) au profit du plan bénéfique de Dieu envers Israël, plan reconnu par les animaux d’un désert désormais devenu accueillant. Mais il existe une troisième et, selon la typologie ici présentée, dernière catégorie d’emplois du verbe « racheter » dans la LXX d’Ésaïe, c’est lorsque l’auteur évoque la spécificité du lien qui unit le Dieu de l’alliance à la postérité d’Abraham. 3. Un lien privilégié entre Dieu et son peuple 26 43, 1 גאל: racheter, délivrer
Καὶ νῦν οὕτως λέγει κύριος ὁ θεὸς ὁ ποιήσας σε, Ιακωβ, ὁ πλάσας σε, Ισραηλ Μὴ φοβοῦ, ὅτι ἐλυτρωσάμην σε· ἐκάλεσά σε τὸ ὄνομά σου, ἐμὸς εἶ σύ. 2 καὶ ἐὰν διαβαίνῃς δι’ ὕδατος, μετὰ σοῦ εἰμι, καὶ ποταμοὶ οὐ συγκλύσουσίν σε· καὶ ἐὰν διέλθῃς διὰ πυρός, οὐ μὴ κατακαυθῇς, φλὸξ οὐ κατακαύσει σε. 3ὅτι ἐγὼ κύριος ὁ θεός σου ὁ ἅγιος Ισραηλ ὁ σῴζων σε· ἐποίησά σου ἄλλαγμα Αἴγυπτον καὶ Αἰθιοπίαν καὶ Σοήνην ὑπὲρ σοῦ. 1
1
Et maintenant ainsi parle le Seigneur Dieu, lui qui t’a fait, Jacob, qui t’a façonné, Israël : Cesse de craindre, car je t’ai racheté : je t’ai appelé par ton nom, tu es mien. 2Et si tu traverses l’eau, je suis avec toi, et les fleuves ne te submergeront pas ; et si tu traverses le feu, tu ne seras pas consumé, la flamme ne te consumera pas. 3 Car c’est moi le Seigneur ton Dieu, le Saint d’Israël, celui qui te sauve ; pour toi, j’ai fait de l’Égypte, de l’Éthiopie et de Soènè une monnaie d’échange, en ta faveur.
1
Et maintenant ainsi parle Yahvé, qui t’a créé, Jacob, qui t’a façonné, Israël : Ne crains pas, car je t’ai racheté. Je t’ai appelé par ton nom, tu es à moi. 2Quand tu traverseras les eaux, je serai avec toi et les fleuves ne te submergeront pas ; quand tu marcheras dans le feu, tu ne te brûleras pas et la flamme ne te consumera pas. 3Car je suis Yahvé, ton Dieu, le Saint d’Israël, ton sauveur. Je donne l’Égypte pour ta rançon, Kouch et Seba à ta place.
Bien que le verset 3 contienne une idée d’argent, il me semble que ce qui justifie le choix de λυτροῦσθαι dans ce passage soit plutôt l’expression de la tendresse particulière de Dieu à l’égard de son peuple ; très significative à cet égard est la double asyndète du premier verset, « je t’ai appelé par ton nom, tu es mien ». Il semble donc que dans l’esprit de l’auteur d’Ésaïe, la dilection spécifique de Dieu pour son peuple appelle, dans les contextes où elle
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s’observe, l’emploi de notre verbe. C’est avec cette idée qu’il a remodelé les données textuelles de son modèle, pour aboutir à une nouvelle version, qui a son visage et sa cohérence propres. Autre exemple : 27 63, 9 גאל: racheter, délivrer
7 Τὸν ἔλεον κυρίου ἐμνήσθην, τὰς ἀρετὰς κυρίου ἐν πᾶσιν, οἷς ὁ κύριος ἡμῖν ἀνταποδίδωσι· κύριος κριτὴς ἀγαθὸς τῷ οἴκῳ Ισραηλ, ἐπάγει ἡμῖν κατὰ τὸ ἔλεος αὐτοῦ καὶ κατὰ τὸ πλῆθος τῆς δικαιοσύνης αὐτοῦ. 8καὶ εἶπεν Οὐχ ὁ λαός μου τέκνα οὐ μὴ ἀθετήσωσιν ; καὶ ἐγένετο αὐτοῖς εἰς σωτηρίαν 9ἐκ πάσης θλίψεως. οὐ πρέσβυς οὐδὲ ἄγγελος, ἀλλ’ αὐτὸς κύριος ἔσωσεν αὐτοὺς διὰ τὸ ἀγαπᾶν αὐτοὺς καὶ φείδεσθαι αὐτῶν· αὐτὸς ἐλυτρώσατο αὐτοὺς καὶ ἀνέλαβεν αὐτοὺς καὶ ὕψωσεν αὐτοὺς πάσας τὰς ἡμέρας τοῦ αἰῶνος. 10αὐτοὶ δὲ ἠπείθησαν καὶ παρώξυναν τὸ πνεῦμα τὸ ἅγιον αὐτοῦ· καὶ ἐστράφη αὐτοῖς εἰς ἔχθραν, καὶ αὐτὸς ἐπολέμησεν αὐτούς.
7
Je me suis souvenu de la tendresse du Seigneur, des mérites du Seigneur dans tout ce que le Seigneur nous donne en rétribution. Le Seigneur est un juge plein de bonté pour la maison d’Israël, ce qu’il fait venir sur nous naît de sa tendresse et de l’abondance de sa justice. 8Et il a dit : Mon peuple, n’est-ce pas des enfants qui ne trahiront pas ? Et il fut leur salut 9dans toute oppression. Ce n’est pas un légat ni un messager, mais le Seigneur lui-même qui les sauva, parce qu’il les aime et les épargne. Luimême, il les a rachetés, il les a adoptés, il les a élevés tous les jours d’éternité. 10Mais eux, ils désobéirent et ils exaspérèrent son souffle saint ; et son hostilité se tourna contre eux, et il leur fit lui-même la guerre.
7
Je veux rappeler les faveurs de Yahvé, les exploits de Yahvé, selon tout ce que Yahvé a fait pour nous, selon sa grande bonté pour la maison d’Israël, qu’il nous a témoignée selon sa miséricorde et selon l’abondance de ses grâces. 8Il avait dit : « Vraiment, ils sont mon peuple, des fils qui ne tromperont pas ! » Et il devint pour eux un sauveur. 9Dans toute leur détresse il ne fut pas dans l’angoisse, et l’ange de sa Face les sauva ; dans son amour et dans sa compassion lui-même les racheta ; il les releva, les porta, tous les jours antiques. 10Mais eux se rebellèrent, ils affligèrent son esprit saint, et il se changea pour eux en ennemi, luimême combattit contre eux.
Au verset 9, face à un TM sans doute textuellement perturbé (il a fallu chercher dans ses notes la traduction qu’Osty propose de l’hébreu, car il traduit la LXX en pleine page), la LXX offre un sens clair et divergent : c’est Dieu qui est intervenu en personne (οὐ πρέσβυς οὐδὲ ἄγγελος, ἀλλ’ αὐτὸς κύριος). La LXX accentue donc l’aspect d’amour privilégié qui justifie, selon les termes de l’analyse, la présence de ἐλυτρώσατο. Corollairement, l’absence d’adversaires nommés explicitement induit l’évitement de ῥύομαι. Ainsi dans l’exemple suivant :
ῬΥΟΜΑΙ « DÉLIVRER » VS ΛΥΤΡΟΥΣΘΑΙ « RACHETER »
27 41, 14 גאל: racheter, délivrer
ἰδοὺ αἰσχυνθήσονται καὶ ἐντραπήσονται πάντες οἱ ἀντικείμενοί σοι· ἔσονται γὰρ ὡς οὐκ ὄντες καὶ ἀπολοῦνται πάντες οἱ ἀντίδικοί σου. 12ζητήσεις αὐτοὺς καὶ οὐ μὴ εὕρῃς τοὺς ἀνθρώπους, οἳ παροινήσουσιν εἰς σέ· ἔσονται γὰρ ὡς οὐκ ὄντες καὶ οὐκ ἔσονται οἱ ἀντιπολεμοῦντές σε. 13 ὅτι ἐγὼ ὁ θεός σου ὁ κρατῶν τῆς δεξιᾶς σου, ὁ λέγων σοι Μὴ φοβοῦ, 14 Ιακωβ, ὀλιγοστὸς Ισραηλ· ἐγὼ ἐβοήθησά σοι, λέγει ὁ θεὸς ὁ λυτρούμενός σε, Ισραηλ. 11
11
Voici, ils seront pris de confusion et de remords, tous tes opposants ; car ils seront comme s’ils n’étaient pas et ils périront, tous tes adversaires ; 12tu les chercheras et tu ne les trouveras pas, les hommes qui t’insulteraient comme pris de vin ; car ils seront comme s’ils n’étaient pas, et il ne sera personne pour faire la guerre contre toi. 13 Car c’est moi ton Dieu, qui prends ta droite, qui te dis : Cesse de craindre, 14Jacob, tout petit Israël ; c’est moi qui t’ai secouru, dit Dieu, celui qui te rachète, Israël.
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11
Voici qu’ils seront honteux et confus, tous ceux qui s’enflammaient contre toi ; ils seront comme rien et périront, ceux qui t’incriminaient. 12 Tu les chercheras et ne les trouveras pas, ceux qui te chicanaient, ils seront comme rien, comme rien du tout יהיו כאין וכאפס, ceux qui te faisaient la guerre. 13Car Moi, Yahvé, ton Dieu, je saisis ta main droite, je te dis : Ne crains pas, Moi, je viens à ton secours. 14Ne crains pas, vermisseau de Jacob, larve d’Israël. Moi je viens à ton secours – oracle de Yahvé – et ton rédempteur est le Saint d’Israël.
Au verset 12 la LXX dit explicitement qu’il n’y aura pas d’ennemis tandis que le TM se contente de les comparer à des néants, sans affirmer pour autant qu’ils n’existent pas. Sans ennemi, pas de ῥύομαι. Par ailleurs on pourra être sensible au jeu sur les thèmes verbaux dans le dernier verset cité : l’indicatif est à l’aoriste mais le participe est au présent ; il y a là en germe toute une théologie du salut continué d’Israël qu’il ne m’appartient pas de développer ici, mais qui mériterait le détour. III. Vérification des hypothèses Il ne me reste plus qu’à citer un passage où les deux verbes qui ont constitué l’objet de l’étude non seulement se trouvent dans le même contexte, mais même sont coordonnés : 28 51, 10-11
9 Ἐξεγείρου ἐξεγείρου, Ιερουσαλημ, καὶ ἔνδυσαι τὴν ἰσχὺν τοῦ βραχίονός σου· ἐξεγείρου ὡς ἐν ἀρχῇ ἡμέρας, ὡς γενεὰ αἰῶνος. οὐ σὺ εἶ 10 ἡ ἐρημοῦσα θάλασσαν, ὕδωρ ἀβύσσου
9 Réveille-toi, réveilletoi, Jérusalem, et revêts la force de ton bras ; réveille-toi, comme au jour qui commence, comme une génération d’éternité. N’est-ce pas toi 10qui dévastes la mer,
9 Réveille-toi, réveilletoi, revêts-toi de force, bras de Yahvé ! Réveille-toi comme aux jours anciens, lors des âges antiques. N’est-ce pas toi qui pourfendis Rahab, transperças le
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πλῆθος; ἡ θεῖσα τὰ βάθη τῆς θαλάσσης ὁδὸν διαβάσεως ῥυομένοις 11καὶ λελυτρωμένοις ; ὑπὸ γὰρ κυρίου ἀποστραφήσονται καὶ ἥξουσιν εἰς Σιων μετ’ εὐφροσύνης καὶ ἀγαλλιάματος αἰωνίου· ἐπὶ γὰρ τῆς κεφαλῆς αὐτῶν ἀγαλλίασις καὶ αἴνεσις, καὶ εὐφροσύνη καταλήμψεται αὐτούς, ἀπέδρα ὀδύνη καὶ λύπη καὶ στεναγμός.
la masse d’eau de l’abîme, qui des profondeurs de la mer fis une voie de passage pour ceux qui sont délivrés 11 et rachetés ? Car le Seigneur les fera revenir et ils arriveront à Sion dans une joie et une exultation éternelles : sur leur tête liesse et louange, et la joie se saisira d’eux. Au loin souffrance, chagrin et gémissement !
Dragon ? 10N’est-ce pas toi qui desséchas la mer, les eaux du grand Abîme, qui fis des profondeurs de la mer un chemin pour le passage des rachetés ? נאולים 11 Les libérés de Yahvé פדויי יהוהreviendront, ils entreront à Sion avec des cris de joie, une joie perpétuelle sera sur leur tête, l’allégresse et la joie les accompagneront, l’affliction et les gémissements s’enfuiront.
Il convient de vérifier chacune de nos hypothèses sur les deux verbes respectivement en jeu. En ce qui concerne ῥύομαι, l’ennemi implicite qui conditionne le choix de ce verbe est bien sûr le Babylonien qui a emmené l’élite de la population de Jérusalem en exil, à la chute du premier temple. Pour λυτροῦσθαι, nous retrouvons la dimension cosmique (voir notamment le verset 10) dont j’ai fait l’hypothèse qu’elle pouvait conditionner le choix de ce verbe. Le choix du thème verbal du présent est cohérent avec la puissance agissante prêtée ici, et c’est une originalité de la LXX, à Jérusalem et non à Dieu lui-même. Nous retrouvons le thème verbal du parfait, puisque l’on n’insiste pas sur les modalités et le déroulement de la transaction financière, mais bien sur le fait que, désormais, les juifs sont « rachetés », une bonne fois pour toutes. Conclusion Je devais parler « du traducteur [d’Ésaïe] comme auteur enrichissant le substrat textuel ». J’espère avoir montré qu’il s’agit bel et bien d’un auteur, qui opère des choix littéraires – celui de rendre par le même verbe plusieurs verbes hébreux différents, ou au contraire de traduire différemment le même verbe hébreu. L’étude qui a été proposée n’est qu’un exemple parmi bien d’autres possibles. En voici une présentation synthétique : ῥύομαι
נצלnsl 5, 29 36, 14.15.18.19.20 37, 12
גאלg’l 44, 6 47, 4 48, 17.20 49, 7
ישׁעysh‘ פדהpdh ’ אשׁרshr – / † 49, 25.26 50, 2 1, 17 25, 4 63, 5
ῬΥΟΜΑΙ « DÉLIVRER » VS ΛΥΤΡΟΥΣΘΑΙ « RACHETER »
λυτροῦσθαι
51, 52, 54, 59, 63, 35, 41, 43, 44, 52, 62, 63,
10 9 5.8 20 16 9 14 1.14 22.23.24 3 12 9
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51, 11
Et l’auteur « enrichit son substrat textuel » parce que cette redistribution des données aboutit à donner à son œuvre un visage cohérent, qui a sa logique propre, différente certes de celle, tout aussi estimable, de son modèle, mais qui peut se justifier en elle-même. En cela nous touchons ici du doigt le changement qui est en train de s’opérer – qui s’opère en fait depuis les années 1980, mais cette date, à l’échelle de la recherche, est relativement récente – dans la manière de considérer les études sur la LXX. Je ne peux pas ici ne pas citer le nom de Marguerite Harl qui, à la fin de sa carrière, alors qu’elle était professeur de patristique à l’université de Paris-Sorbonne, s’est tournée vers le texte source que citaient les Pères de l’Église, à savoir la LXX, en la lisant comme elle le mérite, i.e. comme un « livre », comme une œuvre littéraire de plein droit. Si la démonstration que j’ai tenté d’exposer est convaincante, cela permettrait de relativiser fortement l’emploi principal qui fut celui de la LXX depuis fort longtemps, c’est-à-dire une discipline ancillaire de la critique textuelle de la Bible hébraïque. On se servait de la LXX pour corriger le texte hébreu quand celui-ci paraissait ne pas offrir de sens satisfaisant. En d’autres termes, on supposait que la Vorlage de la LXX était un texte de meilleure qualité que celui du codex de Leningrad. Or toute cette vision mécaniste tombe comme un château de cartes dès que l’on admet l’idée que, même si la Vorlage et le TM sont identiques, les raisons d’une divergence entre LXX et TM sont d’une autre nature que celle qui touche uniquement l’histoire de la tradition textuelle. Il suffit simplement d’accepter l’idée – mais je reconnais qu’elle est parfois difficile à admettre – que les traducteurs sont des auteurs, au plein sens du terme. Revenons à l’ouvrage de M. Van der Vorm-Croughs cité en introduction, dont je rejoins parfaitement les conclusions. Si le texte grec s’écarte de la version source, ce n’est pas que l’auteur ne comprenait pas son original ; c’est qu’il voulait le rendre différemment. Sinon on ne comprendrait pas, ou, qui pis est, l’on ne voudrait pas voir, que l’Ésaïe grec produit du sens, et un sens pensé. On voit là que ce livre dépasse largement le point de départ, strictement quantitatif, pour aboutir à une
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présentation qualitative du texte étudié. Ce qui est perdu du point de vue de la critique textuelle est gagné, avec bénéfices, du côté stylistique et poétique. Il suffira de citer l’auteur, dans la conclusion de son parcours des figures de rhétorique présentes dans le texte étudié : « I have tried to show that the translator of Isaiah was fully conscious of and deeply appreciated the poetic character of the text that lay before him » (op. cit., p. 297).
LES LIVRES BIBLIQUES À TRADITION MULTIPLE, REFLET D’UNE LENTE ÉMERGENCE DU TEXTUS RECEPTUS : LE CHAPITRE VI DE DANIEL OLIVIER MUNNICH Sorbonne Université
La Bible grecque présente différents modes de polymorphisme textuel : dans certains cas, une traduction a été diversement retouchée dans le sens du littéralisme sur la base d’un même substrat hébreu (textes A et B des Juges)1; dans d’autres, la reformulation se situe au stade du seul grec (Tobit, dans ses recensions ডI et ডII)2; pour le livre d’Esther, le grec, doté de sept expansions par rapport à l’hébreu, reflète éventuellement des additions hébraïques sans qu’on puisse l’établir avec fermeté3. Bien plus important pour la présente étude est le cas des livres où la différence quantitative ou qualitative entre l’hébreu et le grec renvoie au modèle hébreu de la traduction grecque : aux ch. 17-18 du premier livre des Règnes, le grec a trente-quatre versets de moins que l’hébreu ; de ce fait, la présentation du personnage de David n’est pas dans les deux narrations exactement la même4; pour le livre de Jérémie, le grec, d’un huitième plus court que l’hébreu, reflète dans quelques cas une formulation identique à celle d’un témoin hébreu découvert à Qumrân5. Le livre de Daniel manifeste, à une échelle plus grande encore, des phénomènes de ce type et, preuve selon nous de l’instabilité du substrat sémitique, une première traduction grecque (la « Septante » = Dan.-o’) a été suivie d’une seconde, celle de Théodotion (Dan.-θ’), plus proche du texte hébréo-araméen présent dans la Bible, le texte dit massorétique (ै). On tentera de comprendre la différence entre celui-ci et le substrat sémitique de Dan.-o’ en sélectionnant l’une des sections où ils Claudine Cavalier et Avital Cohen nous ont, pour cette étude, fait des remarques judicieuses : qu’elles en soient ici vivement remerciées. 1 Cf. W. R. BODINE, The Greek Text of Judges. Recensional Developments, Chico, Scholars Press (Harvard Semitic Monographs, 23), 1980. 2 R. HANHART, « Gruppierung der Textzeugen », Septuaginta, Vetus Testamentum Graecum, VIII/5, Tobit, Göttingen, Vandenhoeck & Ruprecht, 1983, p. 31-36. 3 C. CAVALIER, « Les “additions” des formes grecques », in Esther, Paris, Cerf (La Bible d’Alexandrie, 12), 2012, p. 37-44. 4 P.-M. BOGAERT, « Septante et versions grecques », in Supplément au Dictionnaire de la Bible, XII, 68, Paris, Letouzey & Ané, 1993, col. 536-692, ici col. 594. 5 Ibidem, p. 638-639 et R. D. WEIS, « Textual History of Jeremiah », in A. LANGE (éd.), Textual History of the Bible, Leyde – Boston, Brill, 2016, p. 495-513. Sur l’histoire de ce livre, Avital Cohen (Paris-Jérusalem) prépare actuellement une thèse sous ma direction et celle du Prof. N. Mizrahi.
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divergent le plus, le chapitre 6. À l’exception de R. H. Charles6 et plus récemment de R. Albertz7 pour qui Dan.-o’ repose sur un substrat sémitique plus ancien que ै, la critique a disqualifié la traduction de la Septante en mettant ses divergences envers le texte massorétique au compte de négligences du traducteur, de libertés qu’il prend par rapport à son modèle et même d’un « retravail » du texte-source8. Récemment, M. Segal a adopté une position nuancée mais complexe : il cherche à distinguer en Dan.-o’ les divergences envers ै qui relèvent de libertés prises par le traducteur ou d’une réécriture au stade de la transmission du grec d’une part et celles qui renvoient à une différence de substrat araméen d’autre part9. Sa méthode consiste à dégager (« peeling away ») le texte massorétique et le substrat de Dan.-o’ des éléments secondaires qu’ils comportent afin d’identifier le noyau originel (« original core ») du texte. Une telle démarche nous paraît incertaine et exposée au risque d’un certain subjectivisme10: en critique textuelle, lorsqu’on établit un texte, on peut s’appuyer sur son contenu global pour départager, selon les règles communes à l’histoire des 6 A Critical and Exegetical Commentary on the Book of Daniel, Oxford, Clarendon Press, 1929. 7 Der Gott des Daniel. Untersuchungen zu Daniel 4-6 in der Septuagintafassung sowie zu Komposition und Theologie des aramäischen Danielbuches, Stuttgart, Katholisches Bibelwerk (Stuttgarter Bibelstudien, 131), 1988. 8 Selon A. BLUDAU, la comparaison de Dan.-o’ avec le texte massorétique montre au chap. 6 « mit welch sorgloser Freiheit das Original durchweg behandelt ist und mit welchem Recht der griechische Text dieser Kapitel eher eine Bearbeitung als Uebersetzung gennant zu werden verdient », Die alexandrinische Übersetzung des Buches Daniel und ihr Verhältniss zum massoretischen Text, Freiburg im Breisgau, Herder (Biblische Studien, 2, 2-3), 1897, p. 154. Point de vue repris à l’identique par J. A. MONTGOMERY, A Critical and Exegetical Commentary on the Book of Daniel, Édimbourg, T. & T. Clark (International Critical Commentary), 1927, p. 280-281 ; néanmoins, ce dernier note que « the LXX to cc. 3-6 is a translation of a variant Aramaic text… which accounts for the eccentricities of the LXX in these chapters » : « The ‘Two youths’ in the LXX to Dan. 6 », Journal of the American Oriental Society 21 (1941), p. 317 et A Critical and Exegetical Commentary, op. cit., p. 37. Selon E. TOV, le substrat de Dan.-o’ est, aux chap. 4-6, un retravail du texte massorétique : « Three Strange Books of the LXX: 1 Kings, Esther, and Daniel Compared with Similar Rewritten Compositions from Qumran and Elsewhere », in M. KARRER – W. KRAUS (éds.), Die Septuaginta – Texte, Kontexte, Lebenswelten, Tübingen, Mohr Siebeck (Wissenschaftliche Untersuchungen zum Neuen Testament, 219), 2008, en particulier « Comparison of the Three LXX Books with Rewritten Bible Compositions in Hebrew », p. 386-390. 9 M. SEGAL, « The Old Greek Version and Masoretic Text of Daniel 6 », in S. KREUZER – M. MEISER – M. SIGISMUND (éds.), Die Septuaginta – Orte und Intentionen, Tübingen, Mohr Siebeck (Wissenschaftliche Untersuchungen zum Neuen Testament, 361), 2016, p. 404-428 (ici, p. 406). Un même type de réduction du texte à son « Core Narrative » par élimination des expansions présentes en ै et en Dan.-o’ chez E. ULRICH, « The Parallel Editions of the Old Greek and Masoretic Text of Daniel 5 », in E. F. MASON (éd.), A Teacher for all Generations: Essays in Honor of James C. VanderKam, Leyde – Boston, Brill (Supplements to the Journal for the Study of Judaism, 153), 2012, p. 201-217. 10 Selon M. Segal (« The Old Greek Version and Masoretic Text of Daniel 6 », art. cit., p. 411), la formulation de Dan.-o’ mentionnant, au début du récit, les succès de Daniel sur les affaires du roi dont il avait la charge (v. 4fin.) résulte d’une réorganisation du chapitre, puisque ै
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textes, la leçon originelle et la variante secondaire. En revanche, distinguer, dans une analyse littéraire, un élément secondaire et un « original core » se heurte au fait qu’on ne dispose pas de critère pour départager ce qui est original et ce qui est secondaire. Dans ces conditions, la démonstration ne peut éviter le risque de la circularité, puisque l’identification du « core » dépend de ce qu’on aura tenu pour des éléments secondaires. On en dira autant des explications reposant sur l’harmonisation : elles partagent le caractère arbitraire des analyses faisant intervenir les notions de gloses et de doublets (on songe ici à l’approche de J. A. Montgomery). La perspective adoptée dans notre étude consiste à examiner les données textuelles sans identifier prématurément la forme originale du texte hébréo-araméen au texte massorétique ou au substrat de Dan.-o’ ou même aux éléments qui leur sont communs. Elle consiste aussi à ne pas départager les lieux variants mais, au contraire, à les envisager de façon concomitante pour les comprendre comme des indices de la mobilité du substrat sémitique. Face aux risques d’une méthode littéraire qui, sur le modèle de l’eliminatio en critique textuelle, entreprend de « filtrer » un texte pour identifier son noyau originel, on se propose d’inverser entièrement la démarche : dans un chapitre où les narrations s’opposent tant, peut-on repérer un segment premier et comprendre l’ensemble des données comme des développements successifs d’un tel noyau ? Cela revient à procéder de façon, non régressive comme le fait la critique, mais progressive. La démarche est évidemment hypothétique et seule son aptitude à rendre compte de l’ensemble des données peut lui conférer une validation. Elle contraint à une réflexion analytique et presque phénoménologique qui suit le texte, non selon sa linéarité, mais d’après ce qu’on pense être les étapes de ses expansions successives. Dans ce qui suit, on accordera une grande importance à Dan.-o’, témoin selon nous d’un état ancien du substrat sémitique. Si notre analyse se fonde majoritairement sur ce texte grec, elle a toujours pour perspective son modèle sémitique et l’histoire du texte araméen de Daniel 611. Le chapitre 6 de Daniel raconte comment, à la suite d’un complot, Daniel est jeté dans une fosse aux lions, dont il sort indemne. Lorsqu’on lit cette histoire dans la Bible hébraïque (ce chapitre y est rédigé en araméen), le récit se développe de façon simple. On n’en dira pas autant de la première traduction grecque (dite Septante) où la narration semble parfois hésiter et où elle ne pas mentionne pas les éléments au même endroit que le texte massorétique12. Elle mentionne un tel succès au dernier verset (6, 29) : comme tout argument du même type, une telle remarque est réversible. 11 Présenter en rétroversion les étapes du texte araméen que nous conjecturons n’est pas, au stade actuel de notre réflexion, une étape nécessaire. Nul doute qu’une telle rétroversion donnerait plus de légitimité à notre enquête. 12 En Daniel 6, la numérotation du texte massorétique diffère d’une unité par rapport à celle des versions grecques ; en effet, la séparation entre la fin du chapitre 5 et le début du chapitre 6
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connaît, en particulier, au v. 19 une conclusion13, suivie d’une relance du récit ; le héros est deux fois jeté dans la fosse aux lions (v. 15 et 18) et, plus étonnant encore, rien ne signale qu’on l’en sort, à la différence de ce qu’on lit dans le texte massorétique (v. 24). Quant à l’introduction du récit, elle répète deux ou même trois fois les mêmes données (v. 1-5init.). De tels phénomènes ne peuvent, selon nous, être réduits à des initiatives du traducteur pas plus qu’on ne peut les tenir pour des gloses : on fera l’hypothèse qu’ils remontent tous au substrat araméen de la version o’. Lorsque nous avons édité le texte de la première version grecque, nous avons signalé comme des doublets les excédents du grec par rapport au texte massorétique14; sans supprimer des segments unanimement attestés par la tradition manuscrite, de tels crochets droits marquent une suspicion envers un élément du texte, parce qu’il en heurte la logique ou qu’il ne possède pas d’équivalent en ै. Compréhensible dans une édition critique, une attitude si conservatrice doit être dépassée, lorsqu’on envisage pour lui-même le texte de la première version grecque. La critique textuelle accorde une grande importance à la lectio difficilior ; dans l’analyse rédactionnelle qu’on propose ici, on se concentrera sur ce qu’on pourrait nommer la « versio difficilior » : seule l’analyse de Dan.-o’ permet de comprendre la complexité des données, non comme le résultat d’une « excentricité » due au traducteur (Bludau, Montgomery), mais comme les traces d’une réélaboration au stade du substrat araméen lui-même. Le présent volume porte sur la diversification qu’un texte peut connaître au cours de son histoire. Le matériel étudié ici conduit à inverser la perspective : le texte reçu, que ce soit dans la Bible hébraïque ou dans le modèle sémitique de la Bible grecque, est le résultat d’une préhistoire textuelle ; au cours de celle-ci, les différentes formes textuelles ont moins coexisté qu’elles ne se sont succédé les unes aux autres. Pour la clarté de l’analyse, on commencera par résumer le récit à grands traits en suivant la narration du texte massorétique : accédant au trône à un âge avancé, le roi Darius nomme cent vingt satrapes et, au-dessus d’eux, trois ministres pour les diriger et ménager sa quiétude. Daniel fait partie des trois se fait différemment : à Daniel 6, 1 (ै) correspond dans l’édition de Göttingen (Dan.- o’ et θ’) le dernier verset du chap. 5 (5, 31) ; on reviendra plus bas sur la cause de cette disparité. Pour la clarté de la comparaison avec le texte massorétique, on s’en tiendra dans ce qui suit, à la numérotation de ै, notée entre parenthèses dans chacune des deux versions grecques, J. ZIEGLER – O. MUNNICH, Septuaginta. Vetus Testamentum Graecum, XVI/2, Susanna-Daniel-Bel et Draco, Editio secunda Versionis iuxta LXX interpretes texte plane novum constituit Olivier Munnich. Versionis iuxta « Theodotionem » fragmenta adiecit Detlef Fraenkel, Göttingen, Vandenhoeck & Ruprecht, 1999. Notre choix pragmatique de la numérotation massorétique correspond au choix éditorial d’A. Rahlfs qui, dans son édition ne mentionne, pour Daniel 6, que la numérotation du texte massorétique. 13 « Mais le dieu de Daniel, montrant de la prévoyance pour lui, ferma la gueule des lions et ils ne causèrent pas de tourments à Daniel. » 14 C’était l’option de J. Ziegler, premier éditeur du texte dans la collection de Göttingen (1954) ; en revanche, nous nous sommes souvent écarté de lui dans la localisation des doublets.
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hommes et, doté d’un esprit extraordinaire, il l’emporte sur eux ainsi que sur les satrapes. Le roi projette donc de le mettre à la tête de tout son royaume (v. 2-4). Ministres et satrapes cherchent alors vainement un grief contre Daniel ; ils se disent qu’ils n’en trouveront pas sinon en lien avec la loi de son dieu. Tous, ils se rendent auprès du roi et lui soumettent l’interdit qu’ils ont élaboré : personne ne pourra pendant trente jours adresser une prière à quiconque sinon au roi, sous peine d’être jeté dans la fosse aux lions ; le roi signe le rescrit et l’interdit (v. 5-10). Daniel l’apprend et, selon son habitude, il prie son dieu trois fois par jour en direction de Jérusalem. Ses adversaires le surprennent et vont trouver le roi pour lui rappeler son interdit ; le roi le confirme, conformément à la loi irrévocable des Mèdes et des Perses. Les hommes dénoncent alors Daniel (v. 11-14). Chagriné, le roi tente de sauver Daniel mais ses adversaires rappellent à Darius le caractère irrévocable de la loi des Mèdes et des Perses. Le roi ordonne de jeter Daniel dans la fosse aux lions ; puis il lui affirme que son dieu le sauvera ; une pierre est placée sur l’orifice de la fosse. Le roi retourne à son palais et passe la nuit sans se nourrir ni trouver le sommeil (v. 15-19). Dès l’aurore, il se rend à la fosse et avant de l’atteindre il interpelle Daniel pour savoir si le dieu qu’il sert l’a sauvé des lions. Daniel lui répond que son dieu a envoyé son ange pour fermer la gueule des lions sans qu’il subît le moindre dommage, car il n’avait commis aucun méfait. Heureux, le roi fait hisser Daniel hors de la fosse : il est entièrement indemne. Les dénonciateurs de Daniel sont jetés dans celle-ci avec toute leur famille et aussitôt dévorés par les lions (v. 20-25). Le roi adresse une lettre à tous ses peuples pour louer le dieu de Daniel et imposer à tous de trembler devant lui (v. 26-28). Daniel prospère sous les règnes de Darius et de Cyrus le Perse (v. 29). Si fameux, un tel récit se développe de façon harmonieuse. Pourtant, loin d’être originelle, cette aisance est le résultat ultime d’un processus rédactionnel que la première version grecque et, à un moindre degré, la seconde permettent de documenter. En effet, outre les divergences majeures de Daniel-Septante par rapport au texte massorétique, Daniel-Théodotion, ailleurs si fidèle à ै, présente des variantes propres ou communes à o’. Face à de telles données, on se trouve en présence d’une alternative : doit-on partir des lieux variants et, une fois écartée l’hypothèse d’initiatives des traducteurs ou d’accidents textuels, déterminer, dans chaque cas, comment une forme ancienne du texte a secondairement été réécrite ? Cette méthode, propre aux commentaires bibliques, aboutit à une dispersion des résultats et ne facilite pas une réflexion d’ensemble. Comme on l’a dit plus haut, on voudrait essayer une démarche inusuelle et réfléchir à l’histoire rédactionnelle du texte à partir d’un passage spécifique à Daniel-Septante, la plus problématique des formes textuelles. De tels passages, du fait de leur isolement, sont généralement tenus pour secondaires, parce qu’aberrants. L’hypothèse qu’on adopte ici part de l’idée que ce genre de passages constitue le noyau à partir duquel s’explique la diversité des données
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et se comprend l’histoire rédactionnelle du texte. Procéder ainsi revient, on le répète, à partir d’une hypothèse sur la préhistoire du texte. La validité d’une telle hypothèse ne pourra être établie que par sa capacité à rendre compte du détail des données. On espère arriver ainsi à comprendre, dans ses mouvements profonds, la « gestation » d’une narration biblique. I. Un noyau narratif (les v. 5-6 de Dan.-o’) et le début de son expansion (v. 7-14) Sur le plan narratif, l’attention est attirée par le segment suivant : ὅτε δὲ ἐβουλεύσατο ὁ βασιλεὺς καταστῆσαι τὸν Δανιηλ ἐπὶ πάσης τῆς βασιλείας αὐτοῦ, τότε βουλὴν καὶ γνώμην ἐβουλεύσαντο ἐν ἑαυτοῖς οἱ δύο νεανίσκοι πρὸς ἀλλήλους λέγοντες, ἐπεὶ οὐδεμίαν ἁμαρτίαν οὐδὲ ἄγνοιαν ηὕρισκον κατὰ τοῦ Δανιηλ περὶ ἧς κατηγορήσουσιν αὐτοῦ πρὸς τὸν βασιλέα, 6καὶ εἶπαν Δεῦτε στήσωμεν ὁρισμὸν καθ᾿ ἑαυτῶν ὅτι πᾶς ἄνθρωπος οὐκ ἀξιώσει ἀξίωμα καὶ οὐ μὴ εὔξηται εὐχὴν ἀπὸ παντὸς θεοῦ ἕως ἡμερῶν τριάκοντα, ἀλλ᾿ ἢ παρὰ Δαρείου τοῦ βασιλέως· εἰ δὲ μή, ἀποθανεῖται· ἵνα ἡττήσωσι τὸν Δανιηλ ἐναντίον τοῦ βασιλέως, καὶ ῥιφῇ εἰς τὸν λάκκον τῶν λεόντων. ᾔδεισαν γὰρ ὅτι Δανιηλ προσεύχεται καὶ δεῖται κυρίου τοῦ θεοῦ αὐτοῦ τρὶς τῆς ἡμέρας. 5
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Et lorsque le roi eut le projet d’établir Daniel sur tout son royaume, alors les deux jeunes hommes eurent au fond d’eux-mêmes un projet et une résolution, en parlant ensemble, car ils ne trouvaient aucune faute ni méprise à l’encontre de Daniel, dont ils l’accuseraient auprès du roi. 6Et ils dirent : « allons, établissons de nous-mêmes une restriction selon laquelle tout homme n’adressera une demande ou ne fera une prière à aucun dieu durant trente jours sinon au roi Darius ; s’il n’en va pas ainsi, l’homme mourra » ; leur but était qu’ils aient auprès du roi le dessus sur Daniel et qu’il soit jeté dans la fosse aux lions. En effet, ils savaient que Daniel priait et implorait le Seigneur son dieu trois fois par jour.
Contrairement à la logique dramatique d’une narration, ces deux versets anticipent la suite et mentionnent des éléments qui, dans le texte massorétique, n’interviennent qu’ultérieurement : l’interdit, la fosse aux lions (v. 8), la triple prière quotidienne de Daniel (v. 11 et 14), son envoi dans la fosse aux lions (v. 17). Une telle technique de prolepse narrative est étrangère au livre de Daniel et, plus généralement, à la Bible15. Pour ces versets, la formulation du texte massorétique, plus brève, ne fait état que de la recherche, par les
15 En revanche, elle est courante dans la poésie épique, ainsi chez Homère : annonce par Zeus en Iliade XV, v. 61-68 de tout ce qui se produira dans les neuf chants suivants ou celle qui est faite par le cheval d’Achille, Xanthe : le destin du héros est d’être dompté par un dieu et non par un homme (Iliade XIX, 408-417). Autres exemples : les prédictions de Patrocle (Iliade XVI) et d’Hector (Iliade XXII) avant de mourir, les lamentations d’Andromaque sur le sort réservé à son fils Astyanax (Iliade XXIV). Dans l’Odyssée, les deux assemblées des dieux (chants I et V) ainsi que les propos que tiennent à Ulysse Tirésias (chant XI), puis Athéna (fin du chant XIII) ont la même fonction.
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adversaires de Daniel, d’un motif pour le dénoncer16. En outre, la caractère répétitif de ै17 et les divergences considérables de Dan.-θ’ par rapport à lui18 suggèrent que leurs substrats ont connu une réfection et qu’ils résultent éventuellement de celui de Dan.-o’ au prix de réfections hésitantes et successives. Aux v. 5-6 tout incite à donner de l’importance à la formulation de Dan.-o’ : selon nous, le contenu de ces deux versets constitue moins en o’ un segment à l’intérieur de la narration qu’un noyau argumentatif qui la porte comme en germe19. Cependant, alors que « l’argument » procède d’ordinaire du texte qu’il résume20, on suppose ici une forme narrative particulièrement ancienne qui fixe le sujet de l’histoire21, « le squelette de l’action »22, pour qu’il soit ultérieurement amplifié23. En apparence surprenante, notre hypothèse peut s’appuyer sur un parallèle : au chapitre précédent (Daniel 5), la narration est précédée, dans l’ensemble de la tradition de Dan.-o’ par une sorte de « préface » qui raconte en neuf lignes l’histoire du festin de Baltazar, et comporte des éléments des cinq premiers versets, puis de l’un des derniers. Quels que soient la nature de cette narration contractée ainsi que ses liens avec le texte long, un tel fait documente, pour le livre de Daniel, l’existence de formulations courtes.
16 Son texte aux v. 5-6 est le suivant : « Alors les ministres et les satrapes désiraient trouver un grief contre Daniel par rapport à la royauté ; mais ils ne pouvaient trouver ni grief ni faute (יתה ָלא־יָ ְכ ִלין ְל ַה ְשׁ ָכּ ָחה ָ וּשׁ ִח ְ ל־ע ָלּה ִ )וְ ָכcar il était fidèle et aucune négligence ni aucune faute ne fut trouvée contre lui (לוֹהי ִ יתה ָלא ִה ְשׁ ְתּ ַכ ַחת ֲע ָ וּשׁ ִח ְ ל־שׁלוּ ָ )כ. ָ Alors ces hommes dirent : “nous ne trouverons contre ce Daniel aucun grief, à moins que nous n’en trouvions contre lui un qui soit relatif à la loi de son dieu” ». 17 « Ils ne pouvaient trouver ni grief ni faute » fait double emploi avec « aucune négligence ni aucune faute ne fut trouvée ». 18 v. 5 ֱא ַדיִ ן: καί θ’ ; כוּתא ָ ִמ ַצּד ַמ ְל: om. θ’ ; יָ ְכ ִלין: om. θ’ ; κατ᾿ αὐτοῦ θ’ Pesh. : om. ै ; לוֹהי ִ יתה ָלא ִה ְשׁ ְתּ ַכ ַחת ֲע ָ וּשׁ ִח ְ ל־שׁלוּ ָ וְ ָכ: om. θ’ ; v. 6 ֱא ַדיִ ן: καί θ’ ; גֻּ ְב ַריָּ א ִא ֵלְּך: οἱ τακτικοί θ’ ; ְדּנָ ה: om. θ’ ; ָכּל: om. θ’. 19 Sensible à l’expansion du v. 6 en Dan.-o’ par rapport à sa formulation en ै, M. Segal a une explication entièrement différente de la nôtre : « The scribe responsible for OG (or its Vorlage) copied the text of their statement to the king from v. 8 and pasted it into v. 6, when it was presumed to have been decided » ; sa conclusion est ici la suivante : « There is no doubt here that OG is secondary » (« The Old Greek Version and Masoretic Text of Daniel 6 », art. cit., p. 415-416). Assimiler ici l’histoire du texte de Dan.-o’ aux phénomènes d’harmonisation du Pentateuque samaritain (ibid., p. 416) ne clarifie pas l’analyse des données textuelles. 20 On songe à la tradition des grammairiens alexandrins qui résument en quelques lignes l’histoire développée par telle ou telle tragédie. 21 On pense ici à ce qu’Aristote désigne par τὸ καθόλου, « la ligne générale » (La poétique 17, 1455b3). Toutefois, alors qu’il s’agit chez lui d’une idée de récit, présente dans la tête du poète à titre de projet, nous faisons l’hypothèse d’un texte écrit mais à l’état embryonnaire. 22 Formule employée par F. FRAZIER pour désigner le « sujet » (λόγος) que, selon Aristote, le poète doit d’abord définir de façon « abstraite » (ἐκτίθεσθαι, Poétique 17, 1455b1), Poétique et création littéraire en Grèce ancienne, Besançon, Presses universitaires de Franche-Comté (Institut des sciences et techniques de l’Antiquité), 2009, p. 102. Aristote prend l’exemple de l’Odyssée dont il caractérise le λόγος en huit lignes (1455b17-23). 23 Cela correspond chez Aristote aux « épisodes » (τὰ ἐπεισόδια, 1455b24) de la tragédie.
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On fait l’hypothèse que, au chapitre 6, un noyau textuel très bref (v. 5-6) a été développé de différentes façons (aux v. 7-14) et à différentes reprises (aux v. 15-25), comme le montrent, dans un cas, les variantes entre les formulations de ै, o’ et θ’ et, dans l’autre, le texte même de Dan.-o’ : celui-ci sédimente des développements alternatifs. On étudiera d’abord le cas relativement simple des v. 7-14, en essayant de déterminer, dans l’expansion du noyau, les différences entre o’ et ै. Preuve de son caractère très ancien, le substrat araméen de Dan.-o’ demeure, à partir du v. 7, proche dans sa formulation de ce qu’on lit dans le noyau textuel de Dan.-o’ (les v. 5-6, cités plus haut) : les conjurés savent que Daniel adresse à son dieu une triple prière quotidienne ; ils cherchent à avoir le dessus sur Daniel et à le faire jeter dans la fosse aux lions : toute la fin du v. 9 répète les termes présents aux v. 5-6 en un ordre plus logique24 ; au v. 14, les propos que tiennent au roi les dénonciateurs de Daniel reprennent littéralement ce qui était dit de sa prière au v. 6 et 1125. Quant à la réécriture dont témoigne ै, elle manifeste une dissimilation destinée à rendre la narration plus fluide en réduisant les répétitions du substrat de Dan.-o’26. En outre, l’expansion du noyau reste, en Dan.-o’, conforme à la logique des v. 5-6 : ce sont les deux hommes (οἱ ἄνθρωποι ἐκεῖνοι) qui se rendent auprès du roi pour réclamer la proclamation d’une restriction (v. 7-9), prennent Daniel en flagrant délit (v. 12), vont le dénoncer au roi (v. 13-14) et sont jetés, avec leur famille, dans la fosse aux lions (v. 25). En revanche, il n’est nullement question en ै des deux « jeunes hommes » ou des « hommes » mais le complot, moins personnel et plus institutionnel, est fomenté par les « ministres et les satrapes », soit près de cent trente personnes. C’est que le texte massorétique généralise à la totalité du récit une perspective « institutionnelle », présente – à des degrés divers – dans l’introduction du récit (v. 2-4), sur laquelle on reviendra : ce sont les « ministres » et les « satrapes » qui ourdissent le complot (v. 5-6), se rendent auprès du roi et lui soumettent la restriction (v. 7-9)27.
24 καθότι ᾔδεισαν ὅτι Δανιηλ εὔχεται καὶ δεῖται τρὶς τῆς ἡμέρας, ὅπως ἡττηθῇ ἐν ταῖς χερσὶ τοῦ βασιλέως καὶ ῥιφῇ εἰς τὸν λάκκον τῶν λεόντων v. 9, cf. ἵνα ἡττήσωσι τὸν Δανιηλ ἐναντίον τοῦ βασιλέως, καὶ ῥιφῇ εἰς τὸν λάκκον τῶν λεόντων. ᾔδεισαν γὰρ ὅτι Δανιηλ προσεύχεται καὶ δεῖται κυρίου τοῦ θεοῦ αὐτοῦ τρὶς τῆς ἡμέρας v. 6. 25 εὐχόμενον καὶ δεόμενον o’ v. 14, cf. προσεύχεται καὶ δεῖται o’ v. 6 et וּמוֹדא ֵ ै ְמ ַצ ֵלּא v. 11 ; τοῦ προσώπου τοῦ θεοῦ αὐτοῦ o’ v. 14 (παρὰ τοῦ θεοῦ αὐτοῦ θ’ v. 14), cf. κυρίου τοῦ θεοῦ αὐτοῦ o’ v. 6 et ק ָדם ֱא ָל ֵההּ ֳ ै v. 11. Dans les deux cas, ै dissimile le v. 14 par rapport au v. 6 : un seul verbe de prière (עוּתהּ ֵ )בּ ֵעא ָבּ ָ et non deux, omission de ק ָדם ֱא ָל ֵההּ ֳ. 26 Dans un cas, une notation, commune à o’ et à ै s’explique à partir de la formulation du « noyau » : Daniel prie trois fois par jour, « comme il le faisait auparavant » (v. 11). La précision s’explique en o’ par une première mention du fait à la fin du v. 6, alors qu’elle perd de sa nécessité en ै, qui n’a auparavant pas signalé la prière de Daniel. 27 En revanche, dans la suite, la réfection massorétique cesse de les mentionner : il est question de « ces hommes » ( )גֻּ ְב ַריָּ א ִא ֵלְּךqui espionnent Daniel (v. 12) et l’on envoie dans la fosse « ces
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La réfection massorétique manifeste d’autres facteurs de dissimilation par rapport au « noyau narratif » : comme celui-ci (v. 6), la narration de Dan.-o’ demeure centrée sur la « restriction » (ὁ ὁρισμός, qui rend )א ָסר ֱ : v. 8, 9, 11, 28 13, 12a . En revanche, ै introduit un thème sans équivalent en Dan.-o’, celui d’une lettre que le roi doit signer : « (établis la restriction) et signe la lettre » ( )וְ ִת ְר ֻשׁם ְכּ ָת ָבאv. 9 ; le roi « signa la lettre et la restriction » () ְר ַשׁם ְכּ ָת ָבא וֶ ֱא ָס ָרא v. 10 ; Daniel apprend que « la lettre a été signée » ( ) ְר ִשׁים ְכּ ָת ָבאv. 1129. Un autre élément, peu présent dans la narration de Dan.-o’, prend dans le texte massorétique une importance nouvelle : la « loi ( ָ)דתdes Mèdes et des Perses » par laquelle les deux hommes adjurent le roi en Dan.-o’ au v. 2a est mentionnée trois fois en ै (v. 9, 13 et 16)30. Selon nous, la reformulation massorétique est, dans les deux cas, influencée par le livre d’Esther : le motif d’une lettre ()כּ ָתב ְ royale y est central : elle ordonne, dans un cas, l’extermination des juifs (3, 12-15) et, dans l’autre, leur libération et leur droit de se venger de leurs ennemis (8, 9-14) ; dans ce livre, la mention de la Perse et de la Médie est fréquente31; en 3, 8, le réquisitoire d’Haman contre les juifs repose sur la différence entre « leurs lois » (יהם ֶ ָ)ד ֵתet celles de tout autre peuple et sur le fait qu’ils n’obéissent pas aux « lois du roi » ()דּ ֵתי ַה ֶמּ ֶלְך. ָ Sur ces différents points et, en particulier, dans la tension qu’elle introduit entre la « loi » du dieu de Daniel (דת ֱא ָל ֵההּ,ָ v. 6) et celle des Mèdes et des Perses, la dissimilation massorétique par rapport au substrat de Dan.-o’ s’explique par une assimilation au livre d’Esther.
hommes qui calomnièrent Daniel » (צוֹהי ִדּי ָדנִ יֵּ אל ִ י־א ַכלוּ ַק ְר ֲ )גֻּ ְב ַריָּ א ִא ֵלְּך ִדּ, v. 25. Un tel fait suggère que « l’institutionnalisation » du récit n’a pas entièrement effacé en ै la formulation ancienne. 28 Tout au plus redouble-t-elle au v. 8 le terme par un synonyme : Ὁρισμὸν καὶ στάσιν ἐστήσαμεν ; le second traduit, dans son substrat, l’araméen קיָ ם, ְ cf. ै : וּקיָ ם ְ ל־א ָסר ֱ כ, ָ « tout interdit et édit » (v. 16). 29 Au v. 10, la formule ὁ βασιλεὺς Δαρεῖος ἔστησε καὶ ἐκύρωσεν, « le roi Darius fixa ainsi (les choses) et les entérina » ne constitue pas en Dan.-o’ une traduction libre d’un substrat mentionnant, comme ै, une lettre ; la formulation correspond à un substrat qui comportait comme ै au v. 8 un redoublement : « fixer » ()ל ַת ָקּ ָפה ְ un édit et « entériner » ()ל ַקיָּ ָמה ְ une restriction. On notera que, au v. 10, Dan.- θ’ (ἐπέταξεν γραφῆναι) comporte, comme Dan.-o’, deux verbes et non un seul (ै). 30 Quant à Dan.-θ’, il repose sur un substrat qui, pour ces deux motifs, présente des écarts par rapport à ै. Au v. 9, le roi donne l’ordre que soit écrite la « loi » (τὸ δόγμα) ; ce terme rend, non )ै( ְכּ ָת ָבא, mais ( ָדתcf. θ’ 2, 13) ou, plus probablement, ְטּ ֵעם: cf. θ’ 3, 10, 12, 29(96) ; 4, 3(6) ; au même v. 9, il est question en Dan.-θ’ de « la loi des Mèdes et des Perses », alors que ै aligne la formulation sur celle du v. 13 (« la loi des Mèdes et des Perses qui ne passera pas » ; au v. 14, c’est l’élément ancien, lié à la restriction, qui est absent du substrat de Dan.-θ’ : dans l’expression de ै, Daniel « n’a pas tenu compte ()ט ֵעם ְ de toi ni de l’interdit que tu as signée (ל־א ָס ָרא ִדּי ְר ַשׁ ְמ ָתּ ֱ )ע ַ », Dan.-θ’ laisse de côté tout le second élément. Très inusuelle chez un traducteur aussi littéraliste que θ’, une telle succession de divergences est caractéristique de lieux où le substrat a connu une reformulation. 31 1, 3, 14, 18 ; 10, 2 ; en 1, 19, il est question des « lois » de la Perse et de la Médie (ְבּ ָד ֵתי ס־וּמ ַדי ָ )פ ַר. ָ
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Sur les versets qui suivent, on s’en tiendra aux remarques suivantes : au v. 14, les deux auteurs du complot apprennent au roi l’infraction commise par Daniel, son « ami » ; l’expression « ton ami » (τὸν φίλον σου) traduit éventuellement חברך, faisant songer à la désignation du héros au début de Bel et Draco : Daniel y est le « compagnon » (συμβιώτης, o’ et θ’, v. 2) du roi de Babylone ; toutefois, il est plus probable que ὁ φίλος rende en 6, 14 l’araméen ה ָדּ ַבר, ַ « ministre », « conseiller », puisqu’on trouve ailleurs en Dan.-o’ une telle équivalence32. En revanche, les dénonciateurs parlent en ै de Daniel comme de « l’un des fils de la déportation de Juda » (לוּתא ִדּי יְ הוּד ָ ָן־בּנֵ י ג ְ )מ. ִ Autant la réécriture massorétique procédait auparavant par assimilation avec un autre livre biblique, autant elle rapproche ici une narration d’abord autonome des autres chapitres du livre de Daniel : on trouve une formulation identique à celle de ै en Daniel 2, 25 et 5, 1333. II. Deux prolongements successifs de la narration en Dan.-o’ (v. 15-25) On a vu jusqu’ici comment le noyau narratif avait été développé de différentes façons, d’abord dans le substrat de Dan.-o’, puis dans le texte massorétique qui le retouche ; l’étude des versets qui suivent illustre le fait qu’il l’a été à deux reprises. En effet, Dan.-o’ « sédimente » lui-même deux fins alternatives, tandis que la lettre du roi y témoigne d’une troisième amplification (v. 26-28). On envisagera d’abord le texte de Dan.-o’ aux v. 15-19 car la narration y présente un nombre considérable de difficultés qui disparaissent dans le texte massorétique. Paradoxalement, l’analyse de Dan.-o’ offre ici les moyens d’éclairer l’histoire rédactionnelle du chapitre ; pour la commodité, on cite encore le texte selon la numérotation de ै et l’on traduit au plus près : καὶ λυπούμενος ὁ βασιλεὺς εἶπε ῥιφῆναι τὸν Δανιηλ εἰς τὸν λάκκον τῶν λεόντων κατὰ τὸν ὁρισμὸν [ὃν ἔστησαν κατ᾿ αὐτοῦ]. τότε ὁ βασιλεὺς σφόδρα ἐλυπήθη ἐπὶ τῷ Δανιηλ καὶ ἐβοήθει τοῦ ἐξελέσθαι αὐτὸν ἕως δυσμῶν ἡλίου ἀπὸ τῶν χειρῶν τῶν σατραπῶν 16καὶ οὐκ ἠδύνατο ἐξελέσθαι αὐτὸν ἀπ᾿ αὐτῶν. 17 ἀναβοήσας δὲ ὁ βασιλεὺς Δαρεῖος εἶπε τῷ Δανιηλ Ὁ θεός σου, ᾧ σὺ λατρεύεις ἐνδελεχῶς τρὶς τῆς ἡμέρας, αὐτὸς ἐξελεῖταί σε ἐκ χειρὸς λεόντων· ἕως πρωὶ θάρσει. 18τότε Δανιηλ ἐρρίφη εἰς τὸν λάκκον τῶν λεόντων, καὶ ἠνέχθη λίθος καὶ ἐπετέθη ἐπὶ τὸ στόμα τοῦ λάκκου, καὶ ἐσφραγίσατο ὁ βασιλεὺς ἐν τῷ δακτυλίῳ αὐτοῦ καὶ ἐν τοῖς δακτυλίοις τῶν μεγιστάνων αὐτοῦ, ὅπως μὴ ὑπ᾿ αὐτῶν ἀρθῇ ὁ Δανιηλ ἢ ὁ βασιλεὺς αὐτὸν ἀνασπάσῃ ἐκ τοῦ λάκκου. 19τότε ὑπέστρεψεν ὁ βασιλεὺς εἰς τὰ βασίλεια αὐτοῦ καὶ ηὐλίσθη νήστης καὶ ἦν λυπούμενος περὶ τοῦ Δανιηλ. ὁ δὲ θεὸς τοῦ Δανιηλ πρόνοιαν ποιησάμενος αὐτοῦ ἀπέκλεισε τὰ στόματα τῶν λεόντων, καὶ οὐ παρηνώχλησαν τῷ Δανιηλ. 15
32 3, 24(91) רוֹהי ִ ै ְל ַה ָדּ ְב, τοῖς φίλοις αὐτοῦ o’ ; 3, 27(94) ै וְ ַה ָדּ ְב ֵרי ַמ ְל ָכּא, καὶ οἱ φίλοι τοῦ βασιλέως o’. 33 Dans le second cas, Dan.-o’ aliter.
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Et, chagriné, le roi dit d’envoyer Daniel dans la fosse aux lions conformément à la restriction [qu’ils avaient établie à son encontre]. Alors le roi fut très chagriné pour Daniel et, jusqu’au coucher du soleil, il aidait à le sauver des mains des satrapes 16et il ne put le sauver d’elles. 17En s’exclamant, le roi Darius dit à Daniel : « ton dieu que toi tu sers sans discontinuer trois fois par jour, c’est luimême qui te sauvera d’une main de lions ; aie courage jusqu’au matin ! » 18Alors Daniel fut jeté dans la fosse aux lions et une pierre fut apportée et posée contre l’orifice de la fosse et le roi y apposa son sceau avec son anneau et avec les anneaux de ses dignitaires, afin que Daniel ne fût pas tué par eux ou bien que le roi ne le retirât pas de la fosse. 19Alors le roi retourna dans son palais et il passa la nuit à jeun et il était chagriné pour Daniel. Mais le dieu de Daniel, montrant de la prévoyance pour lui, ferma la gueule des lions et ils ne causèrent pas de tourments à Daniel ».
Dans la narration de Dan.-o’, Daniel semble deux fois envoyé dans la fosse : εἶπε ῥιφῆναι τὸν Δανιηλ εἰς τὸν λάκκον (v. 15), τότε Δανιηλ ἐρρίφη εἰς τὸν λάκκον (v. 18)34 ; le salut miraculeux du héros (« les lions ne causèrent pas de tourments à Daniel », οὐ παρηνώχλησαν τῷ Δανιηλ, v. 19) fait double emploi avec la fin de l’histoire : le roi et toute sa cour découvrent le fait (« les lions ne lui causèrent pas de tourments », οὐ παρηνώχλησαν αὐτῷ, v. 25). L’attitude du roi surprend : il donne un ordre qui condamne Daniel (v. 15), puis passe sa journée à « aider à le sauver » (ἐβοήθει τοῦ ἐξελέσθαι αὐτόν, ibid.) des satrapes, qui sont pourtant ses inférieurs et les subordonnés des ministres35. Dans la narration du texte massorétique, de telles difficultés disparaissent36 ; les divergences entre Dan-θ’ et ै au v. 15 montrent que le substrat araméen si embarrassé de Dan.-o’ a connu, au prix de divers tâtonnements rédactionnels, une profonde réfection37. Aux v. 15-19, deux logiques narratives paraissent coexister en Dan.-o’ : l’une est centrée sur Daniel (son épreuve et son salut) ; l’autre, sur le personnage du roi (sa soirée, sa nuit, son réveil). Pour démêler les fils, on partira d’une gaucherie littéraire que Dan.-o’ est seul à présenter : l’expression (ἦν) 34
Sensible à ce fait P. RIESSLER tient la première partie du v. 15 (l’ordre royal d’envoyer Daniel dans la fosse aux lions) pour un doublet, Das Buch Daniel, Vienne, Von Mayer & Co., 1902, p. 57. R. ALBERTZ met ici la complexité du texte au compte de l’attitude ambiguë à laquelle la situation contraint le roi, Der Gott des Daniel, op. cit., p. 115-116. 35 La peur qu’ils lui inspirent fait songer à celle du roi dans Bel et Draco : il doit céder à la « foule » qui lui reproche « d’être devenu juif » (v. 28) et il lui abandonne Daniel (v. 30) pour qu’elle le livre aux lions. 36 M. Segal adopte un raisonnement inverse : il suppose que la mention par Dan.-o’ des satrapes aux v. 4-5, 15 et 20 est l’effet d’un alignement secondaire sur la narration du texte massorétique (« The Old Greek Version and Masoretic Text of Daniel 6 », art. cit., p. 424-425 et p. 427-428). 37 Le roi « eut à cœur » ()שׂם ָבּל ָ ै, « il lutta » (ἠγωνίσατο) θ’ ; « le coucher du soleil » ()מ ָע ֵלי ִשׁ ְמ ָשׁא ֶ ै o’, « le soir » (ἑσπέρας) θ’ ; en Dan-θ’, la seconde occurrence de « pour le sauver » (τοῦ ἐξελέσθαι αὐτόν) suppose dans son substrat une répétition de בוּתהּ ֵ ָל ֵשׁיז,ְ tandis que, par souci de dissimilation, ै présente un synonyme (לוּתהּ ֵ )ל ַה ָצּ ְ ; le substrat de la Peshitta, comme celui de θ’, reflète un substrat araméen où le même verbe (zÎÙøóæx) est répété deux fois.
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λυπούμενος, le roi était « chagriné », revient trois fois en quelques lignes, v. 15 (bis) et 19, mais une seule en ै : לוֹהי ִ שׂגִּ יא ְבּ ֵאשׁ ֲע, ַ litt. « cela fut très mauvais pour lui (i.e. le roi) », v. 15init.. Si l’on recherche, en un tel lieu, le substrat de Dan.-o’ (καὶ λυπούμενος ὁ βασιλεὺς εἶπεν ῥιφῆναι τὸν Δανιηλ εἰς τὸν λάκκον τῶν λεόντων), on le trouve dans des éléments qui sont disjoints en ै : לוֹהי ִ ( ַשׂגִּ יא ְבּ ֵאשׁ ֲעv. 15init.) et אַריָ וָ ָתא ְ ֲא ַמר וְ ַהיְ ִתיו ְל ָדנִ יֵּ אל ְוּרמוֹ ְלגֻ ָבּא ִדּי (v. 17). Ce fait impose la reconstitution suivante : • une première formulation mentionnait la condamnation prononcée par le roi malgré son chagrin : « et, chagriné, le roi dit d’envoyer Daniel dans la fosse aux lions conformément à la restriction [qu’ils avaient établie à son encontre] » : elle correspond en Dan.-o’ à la première phrase du v. 15. La suite de cette formulation se lit en Dan.-o’ à la fin du v. 19 : « mais le dieu de Daniel, montrant de la prévoyance pour lui, ferma la gueule des lions et ils ne causèrent pas de tourments à Daniel » ; • une reformulation de ce texte a adopté un angle tout différent : à la suite de la dénonciation, le roi, chagriné, cherche à sauver Daniel de la main des satrapes (Dan.-o’ v. 15fin. et 16) ; il réconforte Daniel et l’encourage à tenir « jusqu’au matin » (v. 17) ; le héros est jeté dans la fosse qui est obstruée par une pierre où chacun appose son sceau (v. 18) ; le roi passe une mauvaise nuit (v. 19init.). Un élément du texte de Dan.-o’ prouve que cette seconde formulation est postérieure à la première : elle débute (τότε ὁ βασιλεὺς σφόδρα ἐλυπήθη, v. 15fin.) et s’achève (καὶ ἦν λυπούμενος, v. 19init.) par l’expression même qui constituait le début de la première formulation : καὶ λυπούμενος ὁ βασιλεύς (= לכא ַשׂגִּ יא ְבּ ֵאשׁ ָ )וּמ, ַ v. 15init.. En notant ce « mot-crochet » au début et à la fin de sa reformulation, son auteur la délimite nettement. Loin d’écarter la première formulation, sa réécriture s’introduit dans le texte primitif au seul endroit où elle pouvait le faire : entre la première et la seconde phrase de la première formulation. On s’étonnait des maladresses qu’accumule dans ses versets Dan.o’ (répétition de thèmes ou d’une même expression, versatilité du roi). Tout s’éclaire si l’on suppose qu’une reformulation (v. 15fin.-19init.) a pénétré une narration particulièrement courte, réduite à l’envoi de Daniel dans la fosse et à la πρόνοια divine qui lui épargne tout dommage38. L’auteur de la réécriture n’est pas le même que celui à qui l’on doit la forme brève de la narration : le v. 15init. demeure dans la logique du noyau narratif des v. 5-6 : il est question
38 Selon J. J. COLLINS, « There are some signs of secondary development in the OG… The idea that God uses πρόνοια (v. 18) rather than his angel to rescue Daniel has a Hellenistic flavour », A Commentary of the Book of Daniel, Minneapolis, Fortress Press (Hermeneia), 1993, p. 263. L’élégance de l’équivalent n’exclut nullement qu’il rende une expression araméenne.
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de la restriction « qu’ils avaient établie (ἔστησαν) à son encontre »39 ; le verbe, sans sujet exprimé, renvoie aux deux auteurs de la dénonciation (καὶ εἶπαν, v. 14). En revanche, la reformulation mentionne une polémique entre le roi et des « satrapes » (v. 15fin. et 16) : un tel élargissement des intervenants, entièrement étranger au noyau narratif et à sa première expansion, est déjà proche de la logique collective du texte massorétique : Daniel y est en butte au complot fomenté par les deux ministres et les cent vingt satrapes. On sera attentif à la formule « Aie courage jusqu’au matin (πρωί) » (v. 17) : elle est prononcée par le roi, avant que Daniel soit jeté dans la fosse. Si de tels propos appartiennent, non à la première formulation, mais à la seconde, une conséquence majeure en résulte : toute la suite du texte (le roi « se leva le matin, πρωί, à l’aube », v. 20), intimement liée au cadre temporel du v. 17, n’appartient pas à la première formulation mais à sa réécriture40. En conclurat-on qu’une première expansion du noyau narratif s’achevait sur le salut miraculeux de Daniel sans mentionner le sort des conjurés ? Un élément de la narration permet de répondre par la négative. Au v. 25, Dan.-o’ lit ceci : τότε οἱ δύο ἄνθρωποι ἐκεῖνοι οἱ καταμαρτυρήσαντες τοῦ Δανιηλ… ἐρρίφησαν τοῖς λέουσι καὶ οἱ λέοντες ἀπέκτειναν αὐτοὺς καὶ ἔθλασαν τὰ ὀστᾶ αὐτῶν, « alors ces deux hommes qui avaient témoigné contre Daniel… furent jetés aux lions et les lions les tuèrent et broyèrent leurs os ». Alors que ce qui précède obéissait à une logique « collective » (le roi réunit toutes ses troupes – δυνάμεις – et elles constatent que Daniel ne porte aucun dommage, v. 24), le v. 25 revient à la logique « singulative » du noyau narratif où le complot est le fait de deux hommes. Ainsi, la seconde formulation (v. 15fin.-19init.) se poursuit aux v. 20-24 ; quant à la première formulation, elle passait directement du v. 19 au v. 25 et lisait donc : 19τότε ὁ θεὸς τοῦ Δανιηλ πρόνοιαν ποιούμενος αὐτοῦ ἀπέκλεισε τὰ στόματα τῶν λεόντων, καὶ οὐ παρηνώχλησαν τῷ Δανιηλ. 25 τότε οἱ δύο ἄνθρωποι ἐκεῖνοι οἱ καταμαρτυρήσαντες τοῦ Δανιηλ… ἐρρίφησαν τοῖς λέουσι, καὶ οἱ λέοντες ἀπέκτειναν αὐτοὺς καὶ ἔθλασαν τὰ ὀστᾶ αὐτῶν. Un tel texte met l’accent sur des hommes jetés aux lions et sauvés dans un cas mais anéantis dans l’autre. C’est le texte massorétique qui, du fait de la dramatisation autour de « la fosse aux lions » (v. 17, 18, 20, 21, 24) réécrit au v. 25 le substrat de Dan.-o’ et mentionne qu’ils furent jetés, non « aux lions », mais « dans la fosse aux lions » (אַריָ וָ ָתא ְ )לגֹב. ְ À titre de synthèse, on mettra en colonnes la première et la seconde formulation de Dan.-o’ aux v. 5-25 :
39 À la différence de J. Ziegler, nous avons, dans notre seconde édition, placé ces mots entre crochets droits (« Einleitung », p. 60) ; notre choix nous semble aujourd’hui fautif. 40 Dans la suite du récit, on trouve un élément caractéristique de la seconde formulation : le roi part vers la fosse (v. 20), accompagné de ses « satrapes », cf. v. 15fin.-16.
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1ère formulation
2e formulation
καὶ λυπούμενος ὁ βασιλεὺς εἶπε 15fin.τότε ὁ βασιλεὺς σφόδρα ἐλυπήθη ἐπὶ ῥιφῆναι τὸν Δανιηλ εἰς τὸν λάκκον τῷ Δανιηλ καὶ ἐβοήθει τοῦ ἐξελέσθαι τῶν λεόντων κατὰ τὸν ὁρισμὸν [ὃν αὐτὸν ἕως δυσμῶν ἡλίου ἀπὸ τῶν χειρῶν ἔστησαν κατ᾿ αὐτοῦ]. τῶν σατραπῶν 16καὶ οὐκ ἠδύνατο ἐξελέσθαι αὐτὸν ἀπ᾿ αὐτῶν. 17ἀναβοήσας δὲ ὁ βασιλεὺς Δαρεῖος εἶπε τῷ Δανιηλ Ὁ θεός σου, ᾧ σὺ λατρεύεις ἐνδελεχῶς τρὶς τῆς ἡμέρας, αὐτὸς ἐξελεῖταί σε ἐκ χειρὸς λεόντων· ἕως πρωὶ θάρσει. 18τότε Δανιηλ ἐρρίφη εἰς τὸν λάκκον τῶν λεόντων, καὶ ἠνέχθη λίθος καὶ ἐπετέθη ἐπὶ τὸ στόμα τοῦ λάκκου, καὶ ἐσφραγίσατο ὁ βασιλεὺς ἐν τῷ δακτυλίῳ αὐτοῦ καὶ ἐν τοῖς δακτυλίοις τῶν μεγιστάνων αὐτοῦ, ὅπως μὴ ὑπ᾿ αὐτῶν ἀρθῇ ὁ Δανιηλ ἢ ὁ βασιλεὺς 19fin. ὁ δὲ θεὸς τοῦ Δανιηλ πρόνοιαν αὐτὸν ἀνασπάσῃ ἐκ τοῦ λάκκου. 19init.τότε ποιησάμενος αὐτοῦ ἀπέκλεισε τὰ ὑπέστρεψεν ὁ βασιλεὺς εἰς τὰ βασίλεια στόματα τῶν λεόντων, καὶ οὐ παρη- αὐτοῦ καὶ ηὐλίσθη νήστης καὶ ἦν λυπούνώχλησαν τῷ Δανιηλ. μενος περὶ τοῦ Δανιηλ. 20καὶ ὁ βασιλεὺς Δαρεῖος ὤρθρισε πρωὶ καὶ παρέλαβε μεθ᾿ ἑαυτοῦ τοὺς σατράπας καὶ πορευθεὶς ἔστη ἐπὶ τοῦ στόματος τοῦ λάκκου τῶν λεόντων. 21 τότε ὁ βασιλεὺς ἐκάλεσε τὸν Δανιηλ φωνῇ μεγάλῃ μετὰ κλαυθμοῦ λέγων Ὦ Δανιηλ, εἰ ἄρα ζῇς, καὶ ὁ θεός σου, ᾧ λατρεύεις ἐνδελεχῶς, σέσωκέ σε ἀπὸ τῶν λεόντων, καὶ οὐκ ἠχρείωκάν σε ; 22τότε Δανιηλ ἐπήκουσε φωνῇ μεγάλῃ καὶ εἶπε 23 Βασιλεῦ, ἔτι εἰμὶ ζῶν, καὶ σέσωκέ με ὁ κύριος ἀπὸ τῶν λεόντων, καθότι δικαιοσύνη ἐν ἐμοὶ εὑρέθη ἐναντίον αὐτοῦ· καὶ ἐναντίον δὲ σοῦ, βασιλεῦ, οὔτε ἄγνοια οὔτε ἁμαρτία εὑρέθη ἐν ἐμοί· σὺ δὲ ἤκουσας ἀνθρώπων πλανώντων βασιλεῖς καὶ ἔρριψάς με εἰς τὸν λάκκον τῶν λεόντων εἰς ἀπώλειαν. 24τότε συνήχθησαν πᾶσαι αἱ δυνάμεις καὶ εἶδον τὸν Δανιηλ, ὡς οὐ παρηνώχλησαν αὐτῷ οἱ λέοντες. 25 τότε οἱ δύο ἄνθρωποι ἐκεῖνοι οἱ καταμαρτυρήσαντες τοῦ Δανιηλ, αὐτοὶ καὶ αἱ γυναῖκες αὐτῶν καὶ τὰ τέκνα αὐτῶν, ἐρρίφησαν τοῖς λέουσι, καὶ οἱ λέοντες ἀπέκτειναν αὐτοὺς καὶ ἔθλασαν τὰ ὀστᾶ αὐτῶν. καὶ Δανιηλ κατεστάθη ἐπὶ πάσης τῆς βασιλείας Δαρείου. 15init.
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Comme on le voit, la seconde formulation amplifie considérablement la première et elle adopte une dramatisation, comparable à celle qu’on retrouvera dans le texte massorétique : le roi est entouré de ses satrapes (v. 15fin.-16 et 22), de ses « grands » (τῶν μεγιστάνων, v. 18) et de toutes ses « troupes » (v. 24). La seconde narration revient à la première, lorsqu’il est question de l’exécution des deux dénonciateurs (v. 25). La première narration met les personnages sur le même plan et accorde une certaine importance aux conjurés ; en revanche, la seconde narration se focalise sur les paroles et les gestes du roi, qui devient le personnage principal. III. La refonte massorétique des deux formulations Remarquablement conservateur (maintien intact de la première narration) et innovateur (ajout d’une seconde narration, plus ample que la première), le texte de Dan.-o’ sédimente, pour la fin du récit, deux couches alternatives. Il convient désormais de voir comment le texte massorétique, à partir de ces données mêmes, réagence la narration pour intégrer les deux formulations présentes dans le substrat de Dan.-o’. Au v. 15, autour duquel se noue la réfection du texte, ै introduit, avec l’emploi de l’adverbe א ַדיִ ן, ֱ « alors » (v. 15init.)41, une logique temporelle absente du substrat de Dan.-o’42. ै inverse la première narration de Dan.-o’ (envoi immédiat de Daniel dans la fosse aux lions, v. 15init.) et la seconde, v. 15fin. et 16 (tentative royale de sauver Daniel de la main des satrapes). Il en résulte en ै une séquence heureuse, où l’envoi du héros dans la fosse suit les efforts faits par le roi pour l’en sauver. Le rédacteur massorétique a supprimé les répétitions (double envoi de Daniel dans la fosse, triple mention de son chagrin) ; il a substitué au motif d’un conflit entre le roi et les satrapes, propre à la seconde narration (Dan.-o’ v. 15-16), la mise en garde récurrente faite au nom de la loi des Mèdes et des Perses ; du fait de cette prise de parole, l’admonestation du roi à Daniel suit son envoi dans la fosse (v. 18), alors qu’elle le précède en Dan.-o’ (v. 17)43. Selon nous, l’analyse montre ici que la formulation facilitante de ै résulte d’un retravail du substrat de Dan.-o’, si problématique du fait qu’il sédimente deux formulations différentes. En revanche, il est impossible d’expliquer le substrat de Dan.-o’ à partir du texte massorétique.
41 Dans la suite, ֱא ַדיִ ןet אדיִ ן ַ ֵבּmarquent en ै le début de toutes les étapes : v. 16, v. 17, 19, 20, 22, 24. 42 Celui-ci ne comporte que la copule de liaison (καὶ λυπούμενος v. 15init., ὁ δὲ θεὸς τοῦ Δανιηλ πρόνοιαν ποιούμενος v. 19). 43 Au v. 25, ै parle, non de « ces deux dénonciateurs » envoyés au lions (Dan.-o’), mais de « ces dénonciateurs » : la logique « singulative » de Dan.-o’ est ici aussi soigneusement gommée.
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IV. La lettre royale et la fin du récit (v. 26-29) Grâce au témoignage du meilleur témoin textuel de Dan.-o’, le pap. 967, on sait désormais que la lettre de Darius était précédée par la formule suivante : 25fin. καὶ Δανιηλ κατεστάθη ἐπὶ πάσης τῆς βασιλείας Δαρείου, « et Daniel fut établi sur tout le royaume de Darius »44. Une telle expression renvoie au début de ce que nous avons tenu pour le noyau narratif : 5ὅτε δὲ ἐβουλεύσατο ὁ βασιλεὺς καταστῆσαι τὸν Δανιηλ, « 5Et lorsque le roi eut le projet d’établir Daniel (sur tout son royaume) ». Étant donné le lien entre un tel début et une telle fin, comment interpréter en Dan.-o’ les quatre versets qui suivent ? Ils constituent une lettre de Darius aux habitants de toutes ses provinces leur enjoignant de vénérer le dieu de Daniel (v. 27) et expliquant pourquoi il en fera lui-même autant (v. 28). Entièrement centrée sur le roi Darius, cette profession de foi cadre mal avec la première narration, où celui-ci tient une place réduite ; en revanche, elle s’accorde parfaitement à la seconde qui, on l’a vu, se focalise sur les actes et les propos du roi. On en conclura qu’il a existé une premier expansion du noyau narratif qui s’achevait sur les mots (καὶ Δανιηλ κατεστάθη ἐπὶ πάσης τῆς βασιλείας Δαρείου, v. 25fin.) ; quant aux v. 26-28, ils appartiennent à la logique de la seconde narration, centrée sur Darius, et ils conforment le récit au recueil daniélique : en Dan.-o’, plusieurs des chapitres s’achèvent sur des paroles d’allégeance au dieu de Daniel prononcées ou écrites par les différents rois45. Le chapitre s’achève au v. 29 sur un verset qui fournit des éléments dynastiques et constitue une note éditoriale rattachant ce chapitre à ceux qui le suivent : καὶ ὁ βασιλεὺς Δαρεῖος προσετέθη πρὸς τοὺς πατέρας αὐτοῦ· καὶ Κῦρος ὁ Πέρσης παρέλαβε τὴν βασιλείαν αὐτοῦ, « et le roi Darius fut adjoint à ses pères ; et Cyrus le Perse reçut en héritage son royaume », v. 29. Dans ces versets, le texte massorétique réagence, une fois encore, le substrat de Dan.-o’ : ै améliore l’intégration de la lettre en supprimant la conclusion du récit qui la précédait en Dan.-o’ (« et Daniel fut établi sur toute le royaume de Darius », v. 25fin.)46. En outre, ै modifie profondément la formulation du v. 2947 : « et ce Daniel réussit ()ה ְצ ַלח ַ dans le royaume de Darius et dans le 44
Leçon du papyrus 967 (les deux témoins hexaplaires n’attestent pas ces mots). 3, 28-29 (= ै) ; 4, 37 (= ै), suivi, dans la lettre encyclique, d’une longue prière de reconnaissance, propre à Dan.-o’ (v. 34a-b-c) ; cf. aussi Bel et Draco, v. 41. 46 Signalons que ै abrège également le contenu de la lettre : si le roi continue à imposer à tous ses sujets la crainte et le tremblement envers le dieu de Daniel (v. 27), le motif de sa conversion personnelle et de sa dévotion envers lui est gommé du v. 28. Au chapitre 4, ce même thème, présent en Dan.-o’ au v. 34a, est absent de ै ; il apparaît également en Bel et Draco, v. 28 : Πάλαι Ἰουδαῖος γέγονεν ὁ βασιλεύς, « cela fait longtemps que le roi est juif », protestent ses sujets. 47 Celle-ci est connue de Dan.-θ’ (ou de son substrat) qui s’en inspire au début de Bel et Draco : Καὶ ὁ βασιλεὺς Ἀστυάγης προσετέθη πρὸς τοὺς πατέρας αὐτοῦ, καὶ παρέλαβε Κῦρος 45
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royaume de Cyrus le Perse » : par rapport au substrat de Dan.-o’ les éléments nominaux sont conservés (le royaume, Darius, Cyrus le Perse) mais non les éléments verbaux ; désormais il n’est plus question d’une mort de Darius et ce fait, en apparence indifférent, a une portée considérable : dans les derniers chapitres du recueil, ै mentionne Darius au début des chapitres 9 et 11, alors que Dan.-o’ ne le fait pas48 ; ainsi, les différences ponctuelles engagent les changements qui affectent la structure globale du recueil. En dépit de sa réécriture, ै semble encore sensible à l’inclusion autour de laquelle était construite la première narration de Dan.-o’ (ὅτε δὲ ἐβουλεύσατο ὁ βασιλεὺς καταστῆσαι τὸν Δανιηλ v. 5init. – καὶ Δανιηλ κατεστάθη ἐπὶ πάσης τῆς βασιλείας Δαρείου, v. 25fin.) : avec ַה ְצ ַלח, « il réussit » (v. 29), ै emploie un verbe qui était présent au v. 4 dans le substrat de Dan.-o’ : καὶ εὐοδούμενος ἐν ταῖς πραγματείαις τοῦ βασιλέως, « il réussissait dans les affaires du roi »49. Adoptant une conclusion qui revient à l’introduction du substrat de Dan.-o’, le texte massorétique paraît conserver la mémoire de l’état ancien du texte araméen (en Dan.-o’, le noyau narratif et sa première expansion). V. Le début du récit (v. 1-4) Par rapport à notre hypothèse selon laquelle un noyau narratif a subi en Dan.-o’ deux amplifications successives, harmonisées entre elles par la rédaction massorétique, comment interpréter le début du récit ? Peut-on imaginer un noyau narratif qui laisse de côté le début d’une histoire ? En Daniel 5 (le festin de Baltazar), la forme brève du récit, présente dans la seule Septante, consacre l’essentiel de ses neuf lignes aux cinq premiers versets du texte long (festin, ivresse du roi, louanges adressées aux dieux des nations mais non au TrèsHaut), puis passe directement à la fin du récit (l’inscription sur le mur). Étonnante, cette narration brève conserve, sur le plan littéraire, une logique. Il en va tout autrement au chapitre 6 et notre hypothèse doit affronter la question des liens entre ce que nous tenons pour le noyau narratif (v. 5-6) et le début de la narration (v. 1-4) ; ce point étant le plus délicat, nous le traitons en dernier. Aux v. 1-4, le nombre des divergences entre Dan.-o’ et le texte massorétique mais également entre celui-ci et Dan.-θ’ suggère que la formulation a connu, sur le plan rédactionnel, un développement complexe. Par ailleurs, notre analyse a fait apparaître que les développements relatifs au personnage du roi mais ὁ Πέρσης τὴν βασιλείαν αὐτοῦ, « Et le roi Astyage fut adjoint à ses pères et Cyrus le Perse reçut en héritage son royaume ». 48 En 11, 1 Dan.-o’ et Dan.-θ’ évoquent Cyrus ; quant à la mention de Darius en 9, 1, elle n’appartient pas au texte authentique de Dan.-o’ : ce point mériterait une démonstration, mais cela excède la présente étude. 49 La phrase paraît refléter l’araméen suivant : י־מ ְל ָכּא ַ וְ ַה ְצ ַלח ַעל ֲע ִב ְיד ָתּא ִדּ. Autres emplois de εὐοδοῦσθαι pour rendre צלחdans les chapitres hébreux : Dan.-o’ 8, 24, 25 ; 11, 27, 36.
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également aux satrapes appartenaient à la seconde formulation de Dan.-o’ et non à la première, qu’il s’agisse du noyau narratif (v. 5-6) ou de sa première expansion (v. 7-14, 15init., 19fin., 25). On tient là deux critères fermes pour évaluer les rapports de l’introduction avec la forme la plus ancienne de la narration (le noyau narratif, suivi de cette première expansion). 1. Les v. 2-4 En Dan.-o’, l’introduction comporte deux présentations successives des personnages du récit : Daniel, les deux hommes nommés par le roi en même temps que lui et cent vingt-sept satrapes. La première se trouve aux v. 2-4init. et la seconde au v. 4fin.. Pour la clarté on rappellera le texte de ces versets : 2 κατέστησε σατράπας ἑκατὸν εἴκοσι ἑπτὰ ἐπὶ πάσης τῆς βασιλείας αὐτοῦ 3καὶ ἐπ’ αὐτῶν ἄνδρας τρεῖς ἡγουμένους αὐτῶν, καὶ Δανιηλ εἷς ἦν τῶν τριῶν ἀνδρῶν 4ὑπὲρ πάντας ἔχων ἐξουσίαν ἐν τῇ βασιλείᾳ. καὶ Δανιηλ ἦν ἐνδεδυμένος πορφύραν καὶ μέγας καὶ ἔνδοξος ἔναντι Δαρείου τοῦ βασιλέως, καθότι ἦν ἐπιστήμων καὶ συνετός, καὶ πνεῦμα ἅγιον ἐν αὐτῷ, καὶ εὐοδούμενος ἐν ταῖς πραγματείαις τοῦ βασιλέως, αἷς ἔπρασσε. [τότε ὁ βασιλεὺς ἐβουλεύσατο καταστῆσαι τὸν Δανιηλ ἐπὶ πάσης τῆς βασιλείας αὐτοῦ καὶ τοὺς δύο ἄνδρας, οὓς κατέστησε μετ’ αὐτοῦ, καὶ σατράπας ἑκατὸν εἴκοσι ἑπτά].
« 2Il [le roi] établit cent vingt-sept satrapes sur tout son royaume 3et, au-dessus d’eux trois hommes à leur tête, et Daniel était l’un des trois hommes, 4ayant sur tous pouvoir dans le royaume. Et Daniel était revêtu de pourpre, grand et glorieux devant le roi Darius, parce qu’il était savant et intelligent et [qu’]un esprit saint était en lui et [qu’]il réussissait dans les affaires du roi qu’il faisait. Alors le roi eut le projet d’établir Daniel sur tout son royaume et les deux hommes qu’il avait établis avec lui et cent vingt-sept satrapes ».
Dans le premier cas (v. 2-4init.), la présentation est verticale : elle part du bas (les satrapes) vers le haut (les trois hommes qui leur commandent) culminant sur le plus éminent d’entre eux (Daniel) ; dans le second (v. 4fin.), elle est horizontale, même si l’énumération adopte un ordre descendant : Daniel, les deux hommes établis avec lui par le roi et cent vingt-sept satrapes. Les deux présentations sont, non seulement redondantes, mais exclusives l’une de l’autre : si elles se succédaient dans un récit suivi, on aurait, après la première mention des satrapes, logiquement à l’indéfini (σατράπας ἑκατὸν εἴκοσι ἑπτά, « cent vingt-sept satrapes », v. 2), la reprise du même élément avec l’article défini (« les cent vingt-sept satrapes ») ; or la seconde présentation est également à l’indéfini (καὶ σατράπας ἑκατὸν εἴκοσι ἑπτά, v. 4fin.)50. Il semble donc que 50 Le texte de Dan.-o’ est ici problématique et difficile à établir ; dans notre apparat critique nous avons noté ceci : « μετ᾿ αὐτοῦ, καί] με[… |τους 967 : cf. praef. p. 13s. » (J. ZIEGLER – O. MUNNICH, Susanna-Daniel-Bel et Draco, ad loc.). La lacune comportait μετ’ αὐτούς et nous avons supposé que le copiste (ou son substrat) avait omis καί devant τοὺς σατράπας ; face à une
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les satrapes sont ici mentionnés pour la première fois51. Un tel fait, contraire à la logique de tout récit, a échappé aux traducteurs et commentateurs modernes du texte52 ; il nous a nous-même conduit à éditer entre crochets droits la seconde présentation (v. 4fin.)53. Une telle perspective était trop influencée par la logique du texte massorétique. En réalité, Dan.-o’ sédimente deux introductions alternatives. Au v. 15 sq., on avait distingué une première narration et une seconde, plus récente, centrée sur le roi. Peut-on faire ici la même hypothèse ? Non, car, aux v. 2-4, les deux présentations mentionnent les satrapes, absents de la première narration. On doit conclure que, en dépit des apparences, le noyau narratif des v. 5-6 a été adopté comme début du texte par l’auteur de la première expansion. Ce noyau ne débutait probablement pas par un subordonnant de temps (ὅτε δὲ ἐβουλεύσατο ὁ βασιλεὺς καταστῆσαι τὸν Δανιηλ ἐπὶ πάσης τῆς βασιλείας αὐτοῦ κτλ. = כל-וכדי מלכא עשית להקמה לדניאל על … )? מלכותהmais plutôt par une phrase conforme à celle qu’on retrouve en ै au v. 4 : כוּתא ָ ל־מ ְל ַ ל־כּ ָ מוּתהּ ַע ֵ וּמ ְל ָכּא ֲע ִשׁית ַל ֲה ָק, ַ « et le roi eut le projet de l’établir sur tout son royaume », à ceci près que le nom du Judéen était formulé54.
telle situation, nous avons édité la leçon des manuscrits hexaplaires. D’une façon assez conjecturale, A. GEISSEN suppose que le pap. 967 omet ὑπέρ, et non καί, devant τοὺς σατράπας (Der Septuaginta-Text des Buches Daniel. Kap. 5-12 zusammen mit Susanna, Bel et Draco sowie Esther Kap. 1, 1a-2, 15 nach dem Kölner Teil des Papyrus 967, Bonn, Habelt [Papyrologische Texte und Abhandlungen, 5] 1968, p. 163) ; hypothèse reprise par R. ALBERTZ, Der Gott des Daniel, op. cit., p. 113. 51 L’article présent avant l’élément précédent (καὶ τοὺς δύο ἄνδρας, οὓς κατέστησε μετ᾿ αὐτοῦ, καὶ σατράπας…) n’est pas employé « ἀπὸ κοινοῦ » : il ne détermine pas σατράπας. 52 « And the one hundred twenty-seven satraps » (T. MCLAY, « Daniel », in A. PIETERSMA – B. G. WRIGHT [éds.], A New English Translation of the Septuagint, New York – Oxford, Oxford University Press, 2007, p. 1010). Même traduction chez M. SEGAL, « The Old Greek Version and Masoretic Text of Daniel 6 », art. cit., p. 426. « And the hundred twenty-seven satraps » (J. J. COLLINS, A Commentary of the Book of Daniel, op. cit., p. 257). « Und die 127 Satrapen » (H. HENGEL – H.-D. NEEF, « Das Buch Daniel », in W. KRAUS – M. KARRER [éds.], Septuaginta Deutsch. Die griechische Alte Testament in der deutscher Übersetzung, Stuttgart, Deutsche Bibelgesellschaft, 2009, p. 1445). On ne peut résoudre un problème aussi considérable au prix d’une conjecture facilitatrice, comme le fait M. SEGAL : « it suggests that the mention of the two ministers and the 127 satraps were added secondarily to OG in this verse », ibid., p. 427 ; on doit, au contraire, partir de la tradition textuelle qui est ici unanime. 53 « Das aber läuft dem Sinn völlig entgegen » (O. MUNNICH, « Einleitung », Susanna-DanielBel et Draco, op. cit., p. 55). Face au doublet, J. ZIEGLER adoptait, dans sa première édition, un choix différent et plaçait ὅτε δὲ ἐβουλεύσατο ὁ βασιλεὺς καταστῆσαι τὸν Δανιηλ ἐπὶ πάσης τῆς βασιλείας αὐτοῦ (v. 5init.) entre crochets droits, Septuaginta, Vetus Testamentum Graecum, XVI/2, Susanna-Daniel-Bel et Draco, Göttingen, Vandenhoeck & Ruprecht, 1954, p. 157. M. SEGAL n’a pas tort de remarquer que ni le choix de J. Ziegler ni le nôtre ne sont « completely satisfactory », « The Old Greek Version and Masoretic Text of Daniel 6 », art. cit., p. 427 ; sa formule est un euphémisme : les crochets droits sont, dans un cas comme dans l’autre, inutiles. 54 Dans ce qui suit, on rendra Ἰουδαῖος par « juif » (sans majuscule) plutôt que par « Judéen » car les occurrences ont une forte connotation religieuse ; cependant, la traduction est parfois malaisée ; sur ce point, cf. O. MUNNICH, « Remarques sur un faux ami : le terme “judéen” », Pallas 104 (2017), p. 169-183.
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L’actuelle introduction de Dan.-o’ doit donc être rattachée à ce que l’on a nommé sa seconde expansion, qui amplifie considérablement le premier prolongement du noyau narratif. Il est probable que, dans un premier temps, celleci a doté le noyau d’une introduction réduite à la présentation « horizontale » : cette première introduction (= v. 4fin.) se contentait de mentionner les personnages du récit. Ultérieurement, une introduction alternative a été rédigée dans le substrat de Dan.-o’ (v. 2-4) ; plus développée, sa présentation horizontale permettait de mettre toute la lumière sur le personnage éminent qu’est Daniel55 ; ici encore, elle s’est substituée à la première introduction sans la supprimer. Alors que l’analyse nous avait amené à distinguer, par rapport au noyau narratif, deux expansions successives, les données de l’introduction révèlent que la seconde expansion elle-même s’y est faite en deux étapes, elles aussi successives : les lourdeurs et même les incohérences de Dan.-o’ résultent du fait que son texte archive ou sédimente deux formulations au lieu de remplacer la première par la seconde : avec Dan.-o’, on se trouve moins en présence d’un « texte » que d’un conservateur textuel. Aux v. 2-4, des termes ou motifs reviennent à l’identique ou presque : « il [le roi] établit (κατέστησε) cent vingt-sept satrapes sur tout son royaume (ἐπὶ πάσης τῆς βασιλείας αὐτοῦ) » (v. 2) ; « alors le roi eut le projet d’établir (ἐβουλεύσατο καταστῆσαι) Daniel sur tout son royaume (ἐπὶ πάσης τῆς βασιλείας αὐτοῦ) et les deux hommes qu’il avait établis avec lui ainsi que cent vingt-sept satrapes (καὶ σατράπας ἑκατὸν εἴκοσι ἑπτά) » (v. 4fin.). Dans les deux cas, l’expression est remarquablement proche du début du noyau narratif (« lorsque le roi eut le projet d’établir – ἐβουλεύσατο καταστῆσαι – Daniel sur tout son royaume – ἐπὶ πάσης τῆς βασιλείας αὐτοῦ –, v. 5) ; comme aux v. 5-6 où il est question de deux νεανίσκοι, le complot est le fait de deux
55 On mentionnera sans les détailler les problèmes posés en Dan.-o’ par le v. 4 : parmi les qualificatifs de Daniel, le premier et le dernier, au participe, sont d’ordre politique (ἔχων ἐξουσίαν ἐν τῇ βασιλείᾳ… εὐοδούμενος ἐν ταῖς πραγματείαις τοῦ βασιλέως) ; les autres, décrivant l’allure et les qualités intellectuelles et spirituelles du personnage, sont introduits par un tour personnel : « et Daniel était » (καὶ Δανιηλ ἦν), alors même que le nom propre était inutile, le personnage étant le sujet de ce qui précède. Les deux participes de sens politique peuvent rendre le même verbe צלח: (ὑπὲρ πάντας) ἔχων ἐξουσίαν (ἐν τῇ βασιλείᾳ) v. 4, cf. Daniel 3, 30 (97) ישְׁך וַ ֲע ֵבד נְ גוֹ ַ מ ְל ָכּא ַה ְצ ַלח ְל ַשׁ ְד ַרְך ֵמ, ַ ὁ βασιλεὺς τῷ Σεδραχ, Μισαχ, Αβδεναγω ἐξουσίαν δούς ; pour l’équivalence צלח/ εὐοδοῦσθαι, cf. les chapitres hébreux de Daniel : 8, 24-25 ; 11, 27. On fera l’hypothèse qu’en 6, 4 un premier état de l’introduction lisait ceci : « et au-dessus d’eux trois hommes pour les diriger, et Daniel était l’un des trois hommes, qui réussissait (εὐοδούμενος = )וְ ַה ְצ ַלחdans les affaires du roi dont il s’occupait ». Une reformulation est ultérieurement intervenue pour expliquer cette réussite : « réussissant ( )וְ ַה ְצ ַלחplus que tous dans le royaume, et Daniel, vêtu de la pourpre, était grand et renommé face au roi Darius, parce qu’il était savant et intelligent et qu’un esprit saint était en lui », rapprochant ainsi sa présentation des chap. 5, 29 (vêtement de pourpre), 1, 17 et 6, 11 (connaissance et intelligence), 4, 8 ै, 5, 12 et Suzanne 45 (« esprit saint »). Une telle reconstitution n’est que conjecturale.
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« hommes » (ἄνδρας)56 : reprenant nombre d’éléments présents aux v. 5, les v. 1-4 de Dan.-o’ résultent d’un élargissement narratif qui s’est produit en deux temps, au stade de ce que nous avons nommé la seconde expansion du récit. Par ailleurs, les différents textes divergent sur le moment où se produit le complot : lorsque le roi « projeta de l’établir » (מוּתהּ ֵ )ע ִשׁית ַל ֲה ָק ֲ sur tout son royaume (ै), qu’il « l’y établit » (κατέστησεν αὐτόν, Dan.-θ’) ou que le roi « projeta d’y établir Daniel, les deux hommes qu’il avait établis avec lui et cent vingt-sept satrapes » (Dan.-o’). À elle seule, cette triple formulation du v. 4fin. révèle que l’introduction a été différemment rédigée à partir d’un élément du noyau narratif (le v. 5init.). La reprise du matériel lexical provenant du noyau narratif et les différences temporelles relatives à un élément tiré de celui-ci confirment notre hypothèse : un noyau narratif, à l’origine autonome, a connu une expansion en aval des v. 5-6 mais aussi, comme on vient de le voir, en amont. 2. La reformulation du texte massorétique au v. 2-4 Alors que l’introduction de Dan.-o’ restait proche de la logique singulative du noyau narratif (ἄνδρας τρεῖς, τῶν τριῶν ἀνδρῶν v. 3), le texte massorétique élimine la double mention du mot « hommes » et renforce la perspective collective ainsi que la titulature institutionnelle des personnages : les « satrapes », mentionnés en Dan.-o’ aux v. 2 et 4, le sont en ै aux v. 2, 3, 4 et 557. Il ne semble pas que, dans le substrat de Dan.-o’, le qualificatif « à leur tête » (ἡγουμένους αὐτῶν) rende au v. 3 un titre hiérarchique58. En revanche, le texte massorétique introduit le terme institutionnel « ministres » (ס ְר ִכין, ָ τακτικούς θ’) pour désigner Daniel et ses deux homologues59 ; en outre, alors que Dan.-o’ 56 Selon nous, la distinction entre ἄνδρας (v. 3 [bis], v. 4) et νεανίσκοι (v. 5) s’explique en Dan.-o’, non par une différence de substrat araméen, mais par un souci de variatio de la part du traducteur. Les νεανίσκοι font évidemment écho à 1 Esdras 3-4 : la joute intellectuelle entre les trois « garçons, gardes du corps de Darius » (3, 4) et la suprématie du troisième, Zorobabel (chap. 4). On n’envisagera pas ici la question du substrat araméen du terme en Daniel 6. 57 Le terme araméen א ַח ְשׁ ַדּ ְר ְפּנַ יָּ א, ֲ « avec ses onze lettres, constitue le synthème le plus long de la Bible », comme le remarque J. MARGAIN, Le livre de Daniel. Commentaire philologique du texte araméen, Paris, Beauchesne (Les classiques bibliques, 4), 1994, p. 29. On le trouve aussi en 3, 2 et 27. Ce mot a un équivalent hébreu en Esther 3, 12 ; 8, 9 ; 9, 3. 58 On imagine difficilement, dans le substrat de Dan.-o’, un titre institutionnel coordonné à un terme aussi vague que ἄνδρας (= )גֻּ ְב ַריָּ א. Si Dan.-o’ repose au v. 3 sur un substrat différent, on conjecturera גובריא תלתא דיבראשיהם, « trois hommes à leur tête », cf. 2 Esdras 5, 10 : גֻּ ְב ַריָּ א ִדּי אשׁיהֹם ֵ ै ְב ָר, τῶν ἀνδρῶν τῶν ἀρχόντων αὐτῶν o’. Cependant, en Daniel 2, 48, le mot ἡγούμενος donne une valeur intensive au substantif auquel il est coordonné : ימי ָב ֶבל ֵ ל־ח ִכּ ַ ב־סגְ נִ ין ַעל ָכּ ִ ר,ַ « chef des préfets sur tous les sages de Babel » (ै) ; ἄρχοντα καὶ ἡγούμενον πάντων τῶν σοφιστῶν Βαβυλωνίας (idem en 4, 15 (18), mais o’ est, en ce lieu, différent de ै). On supposera donc en 6, 3 à Dan.-o’ le substrat suivant : גבריא תלתא ודניאל הוה חד מגבריא אלך ועלא מנהון. 59 D’origine perse, le terme ַס ְר ָכןn’apparaît dans la Bible que dans ce chapitre ; on en trouve quelques occurrences dans les targumim comme équivalent de l’hébreu נָ גִ יד.
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mentionne la supériorité de Daniel « sur tous » (ὑπὲρ πάντας = כ ְלּהוֹן-ל ָ )ע ַ et Dan.-θ’ « sur eux » (ὑπὲρ αὐτούς = ) ֲע ֵליהוֹן, ै lève l’ambiguïté d’un tel substrat (s’agit-il d’une supériorité sur les deux autres ministres ou sur les ministres et les satrapes ?) et explicite le pronom : ל־ס ְר ַכיָּ א וַ ֲא ַח ְשׁ ַדּ ְר ְפּנַ יָּ א ָ ע, ַ « sur les ministres et les satrapes » (v. 4). La logique d’une telle fluidité fait apparaître ै comme l’étape la plus récente sur le plan rédactionnel. Outre l’accent mis sur la désignation institutionnelle des personnages, le texte massorétique souligne la présentation verticale, présente en Dan.-o’ dans ce que nous avons nommé la seconde formulation de l’introduction : la réécriture massorétique détaille – de façon assez lourde – l’organisation politique : au v. 2, la nomination des nombreux satrapes « dans le royaume » vise à « ce qu’ils soient dans tout le royaume » ; Dan.-o’ ne reflète ni la première expression ni le subordonnant final. Plus important encore, ै explique doublement le lien des satrapes et des ministres : les premiers doivent « rendre des comptes » aux seconds (v. 3), dans le but que le roi « ne soit pas dérangé » (ibid.)60. De telles précisions, absentes du substrat de Dan.-o’ ont rendu nécessaire en ै de souligner l’identité des personnages : en l’espace de deux lignes, il est question en ै – mais non en Dan.-θ’ – de « ces satrapes » (ֲא ַח ְשׁ ַדּ ְר ְפּנַ יָּ א ִא ֵלּיןv. 3) et de « ce Daniel » ( ָדּנִ יֵּ אל ְדּנָ הv. 4) ; dans ce dernier cas, la Peshitta, comme Dan.-θ’, ne reflète pas le démonstratif. Au chap. 6, ce même démonstratif se rencontre en ै – mais non en Dan.-θ’ – dans des versets où ै manifeste aussi une réfection par rapport au substrat de Dan.-o’ : דנִ יֵּ אל ְדּנָ ה,ָ v. 6 et 29 (dans ce dernier cas, l’omission est partagée par la Peshitta). Indifférentes pour le sens, les variantes des v. 3 et 4 corroborent sur le plan textuel le point suivant : le texte massorétique constitue, aux v. 2-4, la strate la plus récente d’un texte dont Dan.-o’ reflète les états les plus anciens61. 3. Le v. 1 L’analyse nous contraint de finir en envisageant le premier verset du chapitre. Une fois encore, il faut, pour comprendre les données textuelles, partir de la formulation de Dan.-o’ : « Et Darius, empli de jours et réputé dans sa vieillesse (établit cent vingt-sept satrapes) »62. Une telle expression rappelle des tournures bibliques, en particulier la description de la mort de David : « et il 60 On traduit ici Dan.-θ’ dont le substrat va, avec ὅπως, plus loin que ै qui se contente d’une coordination. 61 On passera ici sur le nombre des satrapes qui, au v. 2, diffère en Dan.-o’ (cent vingt-sept) et dans le texte massorétique (cent vingt). Dans le premier cas, le nombre converge avec celui des satrapies que compte le royaume de Darius en 1 Esdras 3, 2 (la parenté entre ce livre et Dan.-o’ a été soulignée par la critique) ou celui d’Assuérus dans le livre d’Esther (8, 9 ; autre occurrence dans le grec seulement : addition E1). Est-ce à la suite d’un accident textuel ou pour une raison délibérée que le texte massorétique a modifié ce nombre ? Il est difficile de le dire. 62 πλήρης ἡμερῶν καὶ ἔνδοξος ἐν γήρει rend probablement סבע יומין ויקיר בסיבו.
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mourut dans une belle vieillesse, comblé de jours, de richesses et de réputation »63. Cette formule initiale trouve un écho dans celle qui clôt la narration : « et le roi Darius fut adjoint à ses pères » (προσετέθη πρὸς τοὺς πατέρας αὐτοῦ) (v. 29), soit un tour qu’on retrouve dans la Bible pour des personnages positifs64. La réfection massorétique manifeste, dans cette introduction, deux caractéristiques : ै substitue à la phraséologie biblique de Dan.-o’ une notation factuelle (« à l’âge de soixante-deux ans ») ; supprimant au v. 29 la mention de la mort de Darius, ै élimine au v. 1 toute indication relative à une vie finissante et lui substitue une notation absolue65. Bien plus important, avec la tournure « Et Darius, le Mède reçut la royauté à l’âge de soixante-deux ans »66, le texte massorétique construit son introduction à partir de la fin du chapitre 5, telle qu’on la lit en Dan.-o’ seulement : « Et Xerxès le roi des Mèdes reçut la royauté »67. En somme, le rédacteur de ै a connu un état du substrat sémitique conforme à celui de Dan.-o’ et, là où celui-ci juxtaposait deux narrations indépendantes, il a utilisé le dernier verset du chap. 5 pour en faire, à la faveur d’une substitution du nom propre (Xerxès o’, Darius ै), une introduction au chap. 668. Du fait de cette réfection, le rédacteur de ै a également introduit une formule de transition entre le sujet (Darius) et le verbe (« établit cent vingt-sept satrapes ») du premier verset de Dan.-o’ (et de son substrat) : « et il parut bon à Darius et il établit… »69. Au total, l’ensemble de l’introduction présente en ै une formulation qui ne s’explique que comme une réécriture du substrat de Dan-o’.
63 1 Chroniques 29, 28 : טוֹבה ְשׂ ַבע יָ ִמים ע ֶֹשׁר וְ ָכבוֹד ָ וַ יָּ ָמת ְבּ ֵשׂ ָיבה, καὶ ἐτελεύτησεν ἐν γήρει καλῷ πλήρης ἡμερῶν πλούτῳ καὶ δόξῃ. 64 La génération de Josué (Juges 2, 10), le roi Josias (2 Rois 22, 20 et 2 Chroniques 34, 28) et Matthatias (1 Maccabées 2, 69). 65 On s’explique mal l’âge choisi par ै (soixante-deux ans). 66 כוּתא ְכּ ַבר ְשׁנִ ין ִשׁ ִתּין וְ ַת ְר ֵתּין ָ וְ ָד ְריָ וֶ שׁ ָמ ָדיָ א ַק ֵבּל ַמ ְל. 67 Daniel 5, 31 : καὶ Χέρξης ὁ τῶν Μήδων παρέλαβε τὴν βασιλείαν. « Darius’s Median descent is not mentionned again anywhere in chapter 6, and many scholars take the opening verse as an editorial gloss », note M. SEGAL, Dreams, Riddles, and Visions. Textual, contextual, and intertextual Approaches to the Book of Daniel, Berlin – Boston, de Gruyter (Beiheft zur Zeitschrift für die alttestamentliche Wissenschaft, 455), 2016, p. 160, n. 12. On partage la remarque de M. Segal sur le premier point, mais on ne s’accorde pas avec l’opinion de la critique (« many scholars ») sur le second. 68 La numérotation massorétique des versets, donnée entre parenthèses dans l’édition de Göttingen, a sa pertinence pour Dan.-θ’ : le v. 1 y marque effectivement, comme en ै, le début d’un récit. En revanche, cette numérotation ne convient nullement à Dan.-o’, où le récit débute avec ce qui constitue le v. 2 du texte massorétique. Le papyrus 967 fait débuter le chapitre 6 en 5, 31 mais sa division est sûrement tardive : avec la mention ὅρασις ζ (« septième vision ») avant 5, 31, elle suppose Suzanne avant Daniel 1 (ordre de Dan.-θ’), alors que le papyrus place cette histoire à la fin du livre, après Bel et le Dragon. 69 ק ָדם ָדּ ְריָ וֶ שׁ וַ ֲה ִקים ֳ שׁ ַפר. ְ Comme souvent, l’addition se signale par l’absence (ै) ou la présence (καὶ ἤρεσεν θ’, üóý{ Pesh.) d’une copule devant l’élément glosé.
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VI. Bilan de l’enquête Nous sommes parti d’une hypothèse : une formulation minimale correspondant au texte des v. 5-6 aurait préexisté et ce noyau textuel aurait ultérieurement été développé. En fait, cette hypothèse est confirmée par le fait suivant : elle rend compte de toutes les données du texte sous sa forme Septante aussi bien que massorétique. Ce noyau narratif évoquait une « Palasintrige »70, une querelle de cour opposant à Daniel deux rivaux qui imaginent un moyen de le dénoncer à un roi dont le nom n’est que latéralement mentionné71. Cet « argument » a connu deux expansions successives, toutes deux documentées par Dan.-o’ : la première (v. 7-15init., 19fin., 25) conserve au conflit sa dimension privée et maintient le roi à une place secondaire en le mentionnant comme « le roi »72 et parfois par son nom73 ; en revanche, la seconde expansion (v. 1-4, 15fin.-19init., 20-24, 26-29) modifie la perspective : Daniel n’est plus en butte à deux rivaux mais aux « cent vingt-sept satrapes » et aux « grands » du royaume ; le roi, devenu le point de focalisation, prend une importance inédite : accompagné de toutes les forces de son royaume, il est témoin du salut de Daniel et il adresse à tous les peuples de la terre une lettre où il leur impose de rendre au dieu de Daniel un culte qu’il pratiquera lui-même. Le texte massorétique creuse l’inflexion apportée par la seconde expansion de Dan.-o’ : l’ensemble de l’appareil d’État se dresse désormais contre Daniel74 ; l’affrontement prend une dimension ethnico-nationale75 et même théologique76. En définitive, une rivalité de cour (Dan.-o’) est reformulée sous une forme proche d’un récit de martyre comparable à celui du chapitre 3 de Daniel (les jeunes gens dans la fournaise)77. Mentionnons une dernière initiative du texte massorétique : introduisant une transition entre la fin du chapitre 5 et le début du chapitre 6, ै présente Darius comme le roi mède qui succède à l’empire babylonien de Baltazar. Par rapport aux thèmes majeurs du livre de Daniel, le noyau narratif présente un intérêt assez faible : il souligne chez le personnage un attachement
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R. ALBERTZ, Der Gott des Daniel, op. cit., p. 119. Trois mentions, dans ces deux versets, du nom βασιλεύς et une de l’expression Δαρείου τοῦ βασιλέως. 72 Voir Daniel 7, 9, 13ter, 15. 73 « Darius le roi » (v. 8), « le roi Darius » (v. 10), « Darius roi » (v. 13), « Darius » (v. 25). 74 Cf. v. 8 וּפ ֲחוָ ָתא ַ כוּתא ִסגְ נַ יָּ א וַ ֲא ַח ְשׁ ַדּ ְר ְפּנַ יָּ א ַה ָדּ ְב ַריָּ א ָ כֹּל ָס ְר ֵכי ַמ ְל, « tous, ministres du royaume, préfets, satrapes, conseillers, gouverneurs » ; la liste rappelle le chapitre 3 de Daniel (v. 2, 3). 75 Les adversaires de Daniel invoquent la « loi des Mèdes et des Perses » (v. 9, 13, 16), motif presque absent en Dan.-o’ (une seule mention dans la première expansion : Ὁρκίζομέν σε τοῖς Μήδων καὶ Περσῶν δόγμασιν, « nous te faisons le serment au nom des lois des Mèdes et des Perses », v. 12a). 76 À la loi des Mèdes et des Perses (וּפ ַרס ָ ת־מ ַדי ָ ד,ָ v. 9, 13, 16), s’oppose celle du dieu de Daniel (דת ֱא ָל ֵההּ,ָ v. 6). 77 Cf. R. ALBERTZ, Der Gott des Daniel, op. cit., p. 133 : « eine Hofintrigen-Erzählung nachträglich in Richtung auf eine Märtyrerlegende umgearbeitet worden ist ». 71
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à sa religion qu’a déjà souligné le chapitre 1 ; on en dira autant de la première expansion : le salut qui couronne un tel comportement apparaissait déjà dans l’histoire des enfants dans la fournaise (Daniel 3). En revanche, la seconde expansion introduit des éléments centraux dans le livre de Daniel : la succession des empires (v. 29) même si Darius n’est pas dans le texte de Dan.-o’ qualifié de mède, l’importance de la figure du roi et la reconnaissance par lui de la supériorité du dieu de Daniel. L’intégration du récit au recueil est puissamment renforcée par le texte massorétique : celui-ci donne à l’histoire la dimension d’un conflit entre un juif et un état qui lui est radicalement hostile, comme le décriront les chapitres hébreux de la fin du recueil ; il thématise un affrontement entre la loi du dieu de Daniel et celle des Mèdes et des Perses : la confrontation entre désormais en résonance avec celle que suscite Antiochus Épiphane, symbolisé par la petite corne, qui veut changer « temps et loi » (זִ ְמנִ ין וְ ָדת, Daniel 7, 25). Enfin, le texte massorétique construit le thème de la succession des empires : le substrat de Dan.-o’ juxtaposait une histoire de Baltazar s’achevant sur le transfert de son royaume à un roi mède (chap. 5) et une histoire d’un roi, identifié – probablement à un stade tardif – à Darius (chap. 6)78. Le texte massorétique, lui, enchaîne les deux récits : c’est Darius le Mède qui s’empare du royaume de Baltazar, le Babylonien, et auquel succède, à sa mort, Cyrus le Perse. Pour mettre en place le thème, central dans le recueil, de la succession des empires, la réécriture massorétique introduit le problème historique le plus épineux du recueil79 : Darius n’est pas mède mais perse80. En dépit des tentatives de conférer une historicité au « Darius le Mède » de Daniel (6, 1 78 Comme le note J. J. COLLINS, « We may infer from frequent references to “the king” that he was originally anonymous, but we have no way to determine at what point the name Darius was introduced », A Commentary of the Book of Daniel, op. cit., p. 263. L’ordre courant dans l’araméen d’Ezra (5, 6, 7 ; 6, 1, 13, 15) comme dans l’hébreu (Aggée 1, 1, 15 ; Zacharie 7, 1) est ( ָדּ ְריָ וֶ שׁ ַמ ְל ָכּאDaniel 6, 7, 26) ; la séquence inverse ()מ ְל ָכּא ָדּ ְריָ וֶ שׁ ַ surprend beaucoup en Daniel 6, 10. Dans de nombreux cas, le nom propre Darius est présent en Dan.-o’ mais non en ै (v. 8, 13, 17, 20, 25, 28). En 6, 29 (ै aliter), Dan.-o’ reflète, avec ὁ βασιλεὺς Δαρεῖος, la séquence inusuelle ַמ ְל ָכּא ָדּ ְריָ וֶ שׁde ै en 6, 10. Enfin, là où ै lit en 6, 26 דּ ְריָ וֶ שׁ ַמ ְל ָכּא,ָ Dan.-o’ n’a que le nom propre (Δαρεῖος). Tout suggère donc qu’une narration comportant le seul nom commun « le roi » a été retouchée pour y ajouter le nom commun (et, dans le dernier cas, l’y substituer). Plus massif en Dan.-o’ qu’en ै, le phénomène est, en Dan.-o’, très probablement à mettre au compte de la seconde expansion. On fait donc l’hypothèse que le noyau narratif (au v. 6) et la première expansion (aux v. 8, 10, 13 et 25) ne contenaient originellement pas le nom Darius. 79 Après avoir écarté toute identification de celui-ci avec telle ou telle figure historique liée aux Mèdes, H. H. ROWLEY conclut : « There is no reliable evidence for any Darius the Mede », Darius the Mede and the Four World Empires in the Book of Daniel. A historical Study of Contemporary Theories, Cardiff, University of Wales Press, 1964, p. 44-53. 80 Cf. Ezra 4, 5 ְך־פּ ָרס ָ ( ָדּ ְריָ וֶ שׁ ֶמ ֶלidem 4, 24 ; 6, 14 ; Néhémie 12, 22). En revanche, dans la version de Théodotion, la chronologie de Bel et Draco est correcte : Καὶ ὁ βασιλεὺς Ἀστυάγης προσετέθη πρὸς τοὺς πατέρας αὐτοῦ, καὶ παρέλαβεν Κῦρος ὁ Πέρσης τὴν βασιλείαν αὐτοῦ, « et le roi Astyage fut adjoint à ses pères ; et Cyrus le Perse reçut en héritage son royaume » (v. 1). Astyage, dernier roi mède, est effectivement renversé par son petit-fils et vassal Cyrus II le Grand.
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et 9, 1), il faut admettre qu’on se trouve ici face à un personnage fictif. On ne supposera pas, pour autant, que le rédacteur du texte massorétique a construit, avec Darius le Mède, « a conflation of confused traditions »81 : il n’a pas réuni des figures historiques mais des histoires auparavant autonomes. L’Histoire ici reconstruite est le produit d’un travail sur des histoires. Notre analyse fait apparaître un développement rédactionnel en quatre étapes : un noyau narratif (Dan.-o’ v. 5-6), une expansion, d’abord commune (Dan.-o’ v. 7-14), puis en deux formulations successives (Dan.-o’ v. 15-28) et une formulation finale (ै). D’une étape à l’autre, le texte ne se modifie pas pour des raisons fortuites et la reformulation n’obéit pas à des considérations littéraires ou esthétiques. Au cours de son histoire rédactionnelle, le texte semble évoluer pour prendre progressivement la forme qui restera la sienne. De la forme brève de Dan.-o’ (noyau narratif et première expansion) à la forme longue (ce texte et la seconde expansion), puis à la rédaction finale de ै, une réflexion mûrit, comme un fœtus prend peu à peu forme. L’évolution rédactionnelle est marquée par la continuité, comme le révèle le constat suivant : un élément caractéristique d’une étape nouvelle est déjà esquissé dans la précédente : la « loi des Mèdes et des Perses », importante en ै, est déjà présente mais latéralement en Dan.-o’ (v. 12a) ; l’élargissement de l’affrontement, si caractéristique de la narration massorétique, affleure déjà dans la seconde expansion : aux deux rivaux succèdent la masse des satrapes et toutes les troupes sont réunies autour de la fosse (v. 24). Enfin, la transition entre les chapitres 5 et 6 est propre au texte massorétique, mais Dan.-o’ témoigne déjà du lien entre eux par la contiguïté dans laquelle elle les dispose82 ; la fin même du chap. 5 en Dan.-o’ (καὶ Ξέρξης ὁ τῶν Μήδων βασιλεὺς παρέλαβε τὴν βασιλείαν, « et Xerxès, le rois des Mèdes, reçut en héritage le royaume », v. 31) témoigne déjà de la connexion entre Babel et les Mèdes. Là où la critique oppose les deux traditions textuelles en privilégiant ou en disqualifiant l’une par rapport à l’autre, nous parvenons à une conclusion entièrement différente : Dan.-o’ et ै mais aussi les strates rédactionnelles repérables en Dan.-o’ représentent les étapes successives dans un développement homogène visant à une intégration du récit dans le recueil daniélique. Depuis son noyau narratif, celuici est rattaché au personnage de Daniel, mais il se reformule progressivement pour s’adapter aux thèmes majeurs du livre de Daniel. Même à un stade inachevé, la perspective finale paraît présente à l’esprit des rédacteurs successifs : 81 H. H. ROWLEY, Darius the Mede and the Four World Empires in the Book of Daniel…, op. cit., p. 54-66. Cette hypothèse est partagée par toute la critique, comme le signale J. C. WHITCOMB, mais sa tentative d’identification historique du personnage ne convainc pas (Darius the Mede. A Study in Historical Identification, Grand Rapids, The Presbytarian and Reformed Publishing Company, 1959, p. 51). 82 La seconde expansion renforce ce lien en mentionnant la pourpre que revêt le personnage (6, 4), conformément à celle qu’il reçoit de Baltazar en 5, 29.
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elle n’est pas présente en acte dans les premières étapes, mais elle paraît animer en puissance les reformulations successives. Telle est la différence entre ce récit et ceux de Suzanne ou de Bel et Draco : dans le premier cas, la constance du héros ne dépasse pas l’affrontement avec sa propre communauté ; dans le second cas, la réprobation, plus vive et désormais réciproque, oppose Daniel à toute la population de Babylone83 ; la conversion du roi (v. 28) et sa confession du dieu de Daniel (v. 41) sont mentionnées mais sans que la narration insiste sur ce point. S’agissant de ces deux suppléments, on suggère un lien entre le caractère inabouti de leur « daniélisation » (entendue au sens d’une reformulation en fonction des thèmes majeurs de la collection) et leur position hors du canon. La présence de ces suppléments en Dan.-o’ confirme que cette tradition reflète, comme au chapitre 6, un état plus ancien et plus mobile de la tradition rédactionnelle84 : en Dan.-o’, le texte daniélique, mainte fois reformulé, côtoie encore des matériaux para-daniéliques, alors que le texte massorétique poursuivra le retravail du texte daniélique et écartera tout ce qui n’entre pas dans une telle collection. VII. Ouvertures sur d’autres récits bibliques ou parabibliques Dans notre reconstitution de l’histoire rédactionnelle du chapitre 6, les v. 5-6 ne constituent pas un premier état de la narration mais ce que nous avons nommé un noyau narratif, c’est-à-dire un « sujet de narration », au sens de « la ligne générale » (τὸ καθόλου) que le poète doit, selon Aristote, définir avant de la développer en « épisodes »85. Le statut de ce noyau – qui est déjà un texte – doit être rapproché, non de la narration brève qui, en Dan.-o’, précède le chapitre 5, mais plus spécifiquement de ses huit premières lignes (elle en compte neuf)86. Ces huit lignes correspondent fidèlement aux v. 1-5 de Dan.-o’. On fait donc l’hypothèse qu’il a existé, pour le chap. 5, un noyau narratif plus concis encore que le « texte court » de Dan-o’, et mentionnant le festin de
83 Dan.-o’ : οἱ ἀπὸ τῆς χώρας πάντες (v. 28) ; ὁ ὄχλος τῆς χώρας (v. 30). Dan.-θ’ : οἱ Βαβυλώνιοι (v. 28). 84 La place distincte des deux suppléments dans la tradition o’ va aussi dans le sens d’une telle fluidité : Daniel 12 – Bel et Draco – Suzanne (pap. 967), Daniel 12 – Suzanne – Bel et Draco (88-Syh). On laisse ici de côté le problème que pose la présence de ces suppléments en Dan.-θ’. 85 Cf. supra, n. 21. Aristote ne nomme pas cette « ligne générale » ὑπόθεσις, « argument » : ce terme est employé par les grammairiens alexandrins pour désigner le résumé d’une œuvre dramatique – tantôt en vers, tantôt en prose –, placé avant celle-ci dans la plupart des témoins manuscrits. 86 Nous ne partageons pas l’opinion de la critique qui définit ces lignes comme un « résumé » du chap. 5, cf. D. AMARA, « The Third Version of the Story of Belshazzar’s Banquet (Daniel 5) » (in Hebrew), Textus 23 (2007), p. 11-41 ; E. TOV : « the LXX inserts a summary of the chapter that is neither matched by MT nor Theodotion’s version », « Three Strange Books of the LXX… », art. cit., p. 386 et 390.
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Baltazar et une inscription sur le mur87. Le substrat de Dan.-o’ a intégré ce noyau narratif au cycle daniélique en introduisant le personnage de Daniel (absent de la narration brève) et le thème de la vaisselle du Temple, dérobée à Jérusalem par Nabuchodonosor ; le texte court l’a lui-même développé en mentionnant le contenu de l’inscription sur le mur, absent de Dan.-o’. Le texte massorétique harmonise ces expansions rédactionnelles en les combinant entre elles. Sans être l’objet de notre étude, le chapitre 5 corrobore notre hypothèse de formes nucléaires des récits. On prendra aussi en considération les données qu’apporte un texte deutérocanonique comme Bel et Draco. Le titre lui-même indique que le texte est structuré autour de la superposition de récits plus brefs dont le premier débute ainsi : καὶ ἦν εἴδωλον, Βηλ, ὃ ἐσέβοντο οἱ Βαβυλώνιοι, « et il y avait une statue, Bel, que révéraient les Babyloniens » (Dan.-o’ v. 3init.) ; le début du second est le suivant : Καὶ ἦν δράκων ἐν τῷ αὐτῷ τόπῳ, καὶ ἐσέβοντο αὐτὸν οἱ Βαβυλώνιοι, « et il y avait, au même endroit, un serpent et les Babyloniens le révéraient » (Dan.-o’ v. 23). L’apposition maladroite du nom propre dans le premier cas et le fait que Dan.-θ’ omet ἐν τῷ αὐτῷ τόπῳ dans le second amènent à supposer que ces narrations dérivent de formulations réduites à un titre : « la statue adorée à Babylone », « le serpent adoré à Babylone » ; toutefois, on ne peut dépasser ici le stade de la conjecture. Il en va différemment de la troisième étape du récit. La seconde s’achève sur le fait que, face à la colère de sa population, le roi lui livre Daniel et consent à sa perte (v. 30). La dernière séquence – Daniel dans la fosse aux lions – débute alors (v. 31-42). La transition, différente en Dan.-o’ et en Dan.-θ’, suggère qu’on est en présence d’une unité originellement distincte88. Après avoir mentionné les six jours que passe Daniel dans la fosse (v. 33init.) le texte comporte l’assez long épisode d’Ambakum, transporté dans les airs par un ange pour lui apporter un repas (v. 33fin.-39). Aux v. 38-39, on lit ceci en Dan.-o’ : 38καὶ εἶπε Δανιηλ Ἐμνήσθη γάρ μου κύριος ὁ θεὸς ὁ μὴ ἐγκαταλείπων τοὺς ἀγαπῶντας αὐτόν. 39καὶ ἔφαγε Δανιηλ· ὁ δὲ ἄγγελος κυρίου κατέστησε τὸν Αμβακουμ ὅθεν αὐτὸν ἔλαβε τῇ αὐτῇ ἡμέρᾳ. [ὁ δὲ κύριος ὁ θεὸς ἐμνήσθη τοῦ Δανιηλ], « Et Daniel dit : ‘c’est donc que le Seigneur Dieu s’est souvenu de moi, lui qui n’abandonne pas ceux qui l’aiment’ ; et Daniel mangea. L’ange du Seigneur replaça Ambakoum là où il l’avait pris le même jour. [Et le Seigneur Dieu se souvint de Daniel] ». Sensible au fait que la dernière phrase avait sa place au v. 33 mais non au v. 39, nous l’avons tenue pour un doublet et éditée entre crochets
87 Dans son établissement du « Core Narrative », E. ULRICH (« The Parallel Editions of the Old Greek and Masoretic Text of Daniel 5 », art. cit.) ne tient pas compte de la narration brève propre à Dan.-o’. 88 Dan.-o’ présente un cadrage assez long (v. 31-32) que Dan.-θ’ abrège pour faciliter la transition (v. 31).
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droits89. La maladresse du texte ne peut s’expliquer qu’ainsi : il a existé une forme du récit où la mention de Daniel dans la fosse était immédiatement suivie par celle de la sollicitude et du salut divins. L’expansion ultérieure de la narration (addition de « l’épisode Ambakoum ») a conduit à reformuler la mention de l’intervention divine : le segment ancien « et le Seigneur Dieu se souvint de Daniel » est transformé en une exclamation de Daniel (« Et Daniel dit : “c’est donc que le Seigneur Dieu s’est souvenu de moi…” ») en réponse à la proclamation d’Ambakoum. Une fois encore, Dan.-o’ témoigne de la formulation ancienne à côté de la nouvelle, alors que Dan.-θ’ écarte la première. Même si Bel et Draco n’est plus attesté qu’en grec, le développement du texte est très semblable à celui du chapitre 6 et la conjecture d’un noyau narratif à la base du récit actuel trouve ici un appui textuel. Par rapport à la formulation très brève à laquelle notre analyse de Bel et Draco permet de remonter, il apparaît que ce que nous avions tenu en Daniel 6 pour un « noyau narratif » (les v. 5-6) est déjà une forme amplifiée. On songe ici au mot d’H.-I. Marrou lors de ses cours à la Sorbonne : « à force de creuser le texte, on perce le papier » ! Il faut pourtant supposer ici qu’une forme réduite à quelques mots définissant le motif narratif (« Daniel dans la fosse aux lions », comme on a pour Bel et Draco supposé « la statue adorée à Babylone », « le serpent adoré à Babylone ») a été développée dans deux directions différentes : une querelle de cour en Daniel-o’ au chap. 6 et une querelle relative au culte des idoles en Bel et Draco90 ; à nouveau, on peut dire que, au chap. 6, le texte massorétique combine ces deux lignes. Autant le motif minimal, réduit à la situation (Daniel dans la fosse aux lions), appartient sans doute à un stade oral, autant le noyau narratif de Daniel 6 (Dan.-o’ v. 5-6) et la forme la plus ancienne de l’histoire de la fosse aux lions en Bel et Draco forment deux arguments écrits : dans le second cas, le texte ne comporte pas l’épisode d’Ambakoum mais il mentionne très probablement déjà la reconnaissance par le roi de la vérité du monothéisme. Permettant de prolonger notre analyse de Daniel 6, les données de Bel et Draco corroborent, après celles de Daniel 5, notre hypothèse : l’histoire rédactionnelle du texte scripturaire correspond à l’expansion d’un noyau narratif que l’analyse de la forme Septante permet, dans ces trois cas, d’identifier. Envisageant les textes dans leur état actuel, J. J. Collins reconnaît « the common framework » entre Daniel 6 et Bel et Draco91, mais il met légitimement l’accent sur ce qui oppose les deux textes92. Considérant ceux-ci
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J. ZIEGLER – O. MUNNICH, Susanna-Daniel-Bel et Draco, op. cit., p. 60-61. La formulation minimale semble encore perceptible en Dan.-o’ à travers des éléments stylistiques : καὶ ἦν εἴδωλον, Βηλ (v. 3), Καὶ ἦν δράκων ἐν τῷ αὐτῷ τόπῳ (v. 23), ἦν δὲ λάκκος (v. 31). Toutefois, en l’absence du substrat sémitique, on ne peut exploiter cet élément. 91 J. J. COLLINS, A Commentary of the Book of Daniel, op. cit., p. 417. 92 Ibidem, p. 263-264. 90
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au stade de leur « préhistoire », nous sommes conduit à les rapprocher et à les faire dériver d’un thème commun. Une semblable divergence de perspective se retrouve dans notre appréciation des relations entre les chapitres araméens de Daniel et la Prière de Nabonide, un texte araméen connu de façon fragmentaire (treize lignes lacunaires) par un manuscrit de la mer Morte. J. J. Collins en a assuré la publication et l’analyse dans la collection des « Discoveries in the Judaean Desert »93. On citera le début du texte (fragments 1-3) dans l’excellente reconstitution d’É. Puech94 ; les restitutions conjecturales sont notées par lui en italique et les numéros indiquent les lignes du document : 1. Parole de la pr[i]ère qu’a priée Nabunay, l[] roi d[e Ba]bylone, le [grand] roi [lorsqu’il fut frappé] 2. de l’ulcère malin, sur l’ordre de D[ie]u à Teyman. [Moi, Nabunay, de l’ulcère malin] 3. j’ai été frappé sept années durant. Et com[me] j[e] devins semblable [à une bête, Dieu écouta ma voix (?)] 4. et mon péché Il le pardonna. Un devin – et c’était un juif d’ent[re les membres de la déportation – vint chez moi et dit :] 5. ‘Fais savoir et écris95 de rendre gloire et gra[ndeu]r au nom du D[ieu Très-Haut des cieux.’ (Et ?) Ainsi j’écrivis : ‘Moi-même, 6. J’avais été frappé d’un ulcère m[alin] à Teyman, [sur l’ordre du Dieu Très-Haut et moi,] 7. sept années durant, je priais [devant] les dieux d’argent et d’or, [de bronze, de fer,] 8. de bois, de pierre, d’argile, parce [je pen]sais qu’ils étai[ent] des dieux [qui, ma prière(?),] 9. entend(r)aient. J’[ai imploré] leur [miséri]corde [devant eux. 9a , [et…
On conserve quatre lignes d’un fragment 4, séparés des précédents par « plusieurs colonnes disparues »96 et où il est apparemment fait mention d’un « rêve » de Nabonay97 ; elles détaillaient probablement le contenu de sa prière. J. J. Collins note l’ampleur du capital commun aux deux textes, mais il souligne aussi leurs divergences avant de conclure : « The fragmentary state of the document does not permit us to claim a direct literary relationship. The stories may be different developments of a common tradition »98. Même si toutes les remarques de ce critique sont justes, il nous semble que son analyse doit être prolongée. Les contacts entre la Prière et Dan.-o’ sont nets99 : la séquence ׄהחוי 93 4Q242, « 4QPrayer of Nabonidus ar », éd. COLLINS, in Qumran Cave 4 XVII. Parabiblical Texts, Part 3, Oxford, Clarendon Press (Discoveries in the Judaean Desert, XXII), 1996, p. 83-93. La critique date le manuscrit des années « 75-50 BCE », ibid., p. 85. 94 É. PUECH, « La prière de Nabonide (4Q242) », in K. J. CATHCART – M. MAHER (éds.), Targumic and Cognate Studies: Essays in Honour of Martin McNamara, Sheffield, Sheffield Academic Press (Journal for the Study of the Old Testament. Supplement series, 230), 1996, p. 208-227 (p. 211-212 pour la reconstruction du texte araméen et sa traduction). 95 Et non « Fais savoir par écrit… », É. PUECH, « La prière de Nabonide (4Q242) », art. cit., p. 211. 96 Ibid., p. 225. 97 Ibid., p. 223-224. 98 J. J. COLLINS, A Commentary of the Book of Daniel, op. cit., p. 218. 99 J. J. Collins ne tient pas compte des spécificités de Dan.-o’ pour envisager les liens entre la Prière de Nabonide et le chapitre 4 de Daniel ; dans son étude, légèrement antérieure, É. Puech n’y prête pas non plus d’attention.
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וכתב )…( לשם א]להא עליא, « proclame et écris… en l’honneur du nom du Dieu Très haut » correspond au vaste finale de Dan.-o’ ; Dan.-o’ y reflète une proclamation adressée au Très haut – τῷ ὑψίστῳ – (v. 34(37)-34a), suivie d’une lettre encyclique (v. 34b-c) ; ै réduit la première (v. 34) ainsi que la seconde qu’il déplace à la fin du chapitre 3100. En outre, le thème de la prière, essentiel dans la Prière de Nabonide101, n’est explicite qu’en Dan.-o’102, tandis que le texte massorétique ne fait que suggérer une prière de pénitence (« je levai mes yeux vers le ciel », v. 31) et évoquer une prière de reconnaissance (v. 34). Or, prise sous un autre angle, la Prière de Nabonide constitue pour notre enquête un document essentiel : comme l’écrit J. J. Collins, « we are fortunate to have the title and introductory lines of the text. It is entitled : “The word of the prayer which Nabonidus, king of Babylon, the great king, prayed” »103. Selon nous, l’élément initial se prolonge plus loin et inclut tout ce qui précède le développement à la première personne : « 1. Parole de la pr[i]ère qu’a priée Nabunay, l[] roi d[e Ba]bylone, le [grand] roi [lorsqu’il fut frappé] 2. de l’ulcère malin, sur l’ordre de D[ie]u à Teyman ». En outre, il ne s’agit pas d’un « titre »104 : on a ici un noyau narratif dont les termes sont repris dans les lignes qui suivent105. Certes, on ne conserve qu’une partie du texte de la Prière, mais on peut supposer qu’il se développait entièrement à la première personne ; à cet égard, la formulation liminaire à la troisième personne se détache de la suite comme un élément autonome. Selon J. J. Collins, « the Prayer supplies the missing link between the Babylonian traditions and the biblical book »106. Dans notre perspective, la Prière de Nabonide fournit, à côté de Daniel 5 et de Bel et Draco, un nouvel élément de comparaison avec notre étude rédactionnelle de Daniel 6 : dans les différents cas, le texte se développe à partir d’une forme minimale du récit107. Notre analyse d’un texte canonique (Daniel 6) nous 100
ै 3, 31-33 = Dan.-θ’ 3, 98-100. מלי צ]ל[תא די צלי, « Parole de la pr[i]ère qu’a priée » l. 1, שנין שבע מצלא הוי]ת, « sept années durant, je priais » l. 7 (dans ce second cas, la prière est adressée aux idoles). 102 Dan.-o’ 4, 30a : καὶ μετὰ ἔτη ἑπτὰ ἔδωκα τὴν ψυχήν μου εἰς δέησιν καὶ ἠξίωσα περὶ τῶν ἁμαρτιῶν μου κατὰ πρόσωπον κυρίου τοῦ θεοῦ τοῦ οὐρανοῦ καὶ περὶ τῶν ἀγνοιῶν μου τοῦ θεοῦ τῶν θεῶν τοῦ μεγάλου ἐδεήθην, « Et après sept ans je livrai mon âme à une supplication et j’adressai des demandes pour mes fautes à la face du Seigneur Dieu du ciel et, pour mes ignorances, je suppliai le grand Dieu des dieux » ; 4, 30c : καὶ ἐδεήθην περὶ τῶν ἀγνοιῶν μου τοῦ θεοῦ τῶν θεῶν τοῦ μεγάλου, « et j’adressai au grand Dieu des dieux une prière pour mes méprises ». 103 J. J. COLLINS, « 4QPrayer of Nabonidus ar », éd. cit., p. 85. 104 É. PUECH parle aussi d’un « titre de la composition » et il le compare au début de la prière d’Esdras (4 Esdras 8, 20) et à celui de la prière du roi Manassé (2 Chroniques 33, 18-19), « La prière de Nabonide (4Q242) », art. cit., p. 209. 105 L. 1 צ]ל[תא די צלי: l. 7 ( מצלאprière aux idoles) ; l. 2 בשחנא באישא: l. 6 [בשחנא ב]אישא ׄ ; l. 2 ׄ בתימן: l. 6 ; בתימןl. 1 כתיש הוא: l. 6 ( כתיש הויתmais les termes ne sont, à la fin de la l. 1, qu’une conjecture plausible). 106 J. J. COLLINS, « 4QPrayer of Nabonidus ar », éd. cit., p. 86. 107 Notre perspective est ici proche de ce que, pour l’histoire rédactionnelle de Jérémie, W. MCKANE nomme « a type of “kernel” concept as a point of departure » : de ce noyau dérivent 101
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a conduit à prendre en considération un texte deutérocanonique (Bel et Draco) ; ici, l’étude d’un texte biblique nous oriente vers un texte parabiblique. Le noyau narratif de la Prière ne fait état que d’une maladie (un ulcère malin), tandis que le texte massorétique n’évoque qu’une sorte de folie, liée, sinon à une métamorphose animale, du moins à une vie semblable à celle des animaux108. Dan.-o’ n’ignore pas la première perspective : la chair du roi est transformée109 ; si la reconstitution d’É. Puech est exacte, la Prière de Nabonide ne méconnaît pas la seconde perspective110. Cependant, même sous sa forme selon nous la plus ancienne (Dan.-o’), le texte biblique ne repose pas au chapitre 4 sur le seul noyau narratif de la Prière mais déjà sur une expansion comparable ou conforme à celle-ci : outre la structure fondée, dans les deux cas, sur une reconnaissance suivie d’une lettre, la durée de la relégation royale est la même (sept ans, v. 13, 30a, 30c, cf. Prière, l. 3 et 7) ; quant au culte des dieux faits de main d’homme (Prière, l. 7-8), il se retrouve en Daniel mais au chap. 5 ; en outre, il semble être question dans la Prière d’un rêve du roi (fg. 4, l. 1), cf. Dan.-o’ (4, 2, 15, 16)111. Le rapprochement le plus net tient à la présence d’un « devin » probablement anonyme (Prière, l. 4 et sans doute fg. 4, l. 2) qui en Dan.-o’ porte le nom de Daniel. L’anonymat du personnage dans la Prière rappelle la forme courte de Daniel 5, où dans la Septante, il est question du roi Baltazar mais non de Daniel. La critique a souligné combien une tradition araméenne pré-daniélique avait été reformulée pour en faire une histoire liée aux exilés juifs de Babylone. La présente analyse a montré qu’un noyau narratif encore repérable dans la Prière (ses lignes 1-2) – comparable au noyau perceptible en Dan.-o’ dans la dernière partie de Bel et Draco – avait connu une première expansion (la « Prière de Nabonide », partiellement conservée dans un manuscrit qumrânien) et comment on pouvait considérer les chapitre 4 et 5 de Daniel eux-mêmes comme une expansion d’une source identique ou presque à une telle composition. Dans tous les cas examinés ici, le mouvement rédactionnel est indissolublement conservateur et innovateur : rien ne se perd et tout se crée ou, pour le dire autrement, c’est avec du vieux qu’on fait du neuf. « small pieces of pre-existing text [which] trigger exegesis or commentary », A Critical and Exegetical Commentary on Jeremiah, 1, Édimbourg, T. & T. Clark (International Critical Commentary), 1986, p. LXXXII. 108 Cf. É. PUECH, « La prière de Nabonide (4Q242) », art. cit., p. 225. 109 v. 30b : ἠλλοιώθη ἡ σάρξ μου καὶ ἡ καρδία μου, « ma chair fut changée ainsi que mon cœur ». 110 l. 3 [ומן ]די[ שוי א]נה לחיות שמע אלהא בקולי, « Et com[me] j[e] devins semblable [à une bête, Dieu écouta ma voix (?)], éd. PUECH, p. 211. COLLINS (p. 89) restitue autrement la lacune : [ומן ]די[ שוי א]להא עלי אנפוהי ואסא לי, « and sin[ce] G[od] set [his face on me, he healed me] ». La fin de la restitution d’É. Puech est assez aléatoire, mais sa compréhension du verbe שויet sa conjecture de לחיותnous semble supérieures à la restitution de J. J. Collins. 111 La reconstitution de ce passage est discutée : « j’ai consulté comme interprète des songes » (É. Puech), « I was made strong again » (J. J. Collins).
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Conclusions Cette étude est partie de l’hypothèse que dans un texte (Daniel 6) tous les éléments n’étaient pas sur le même plan, telles les pièces d’un puzzle, mais que la rédaction résultait du développement d’un noyau préexistant. Cela nous a conduit à considérer d’abord le texte de façon suivie à partir de ce noyau (les v. 5-6), puis, comme le mauvais orateur dont parle Platon, à « nager sur le dos à reculons »112 ; nous avons en effet fini en envisageant l’introduction et en remontant du v. 4 au v. 1. Il fallait procéder ainsi pour confirmer notre hypothèse et établir qu’un noyau textuel avait connu deux expansions successives, la seconde s’étant faite pour l’introduction en deux temps. Tout au long du chapitre, c’est Daniel-o’ qui a permis de comprendre le mouvement rédactionnel qu’a suivi l’expansion du récit : la formulation récente s’ajoute à l’ancienne ou se mêle à elle, alors que le texte massorétique, pour sa part, les réécrit afin de les harmoniser. Notre enquête s’est interdit toute appréciation sur les données textuelles (doublets, gloses, assimilations) mais elle a recherché une logique présidant à la dynamique des reformulations. Les expansions successives n’ont en Dan.-o’ rien de décoratif ou d’anecdotique : elles orientent la narration dans le sens des perspectives majeures du livre (la succession des royaumes, la polémique contre l’idolâtrie, la tension entre les juifs et les nations). Même dans les états les plus anciens du récit, ces perspectives ne sont pas absentes, mais elles n’ont pas encore trouvé une claire formulation ; ainsi, Darius « le Mède » ne succède pas en Dan.-o’ au Babylonien Baltazar (c’est un autre roi mède qui le fait) mais la succession des chap. 5 et 6 est déjà opérée par le substrat de Dan.-o’. En somme, le mouvement rédactionnel que nous avons décrit permet de suivre comment un texte parvient à ce qui constitue son aboutissement. Lorsqu’il s’agit du cours de la vie humaine, un topos scolaire de la tradition grecque évoque les morts successives113 ; le propre de Dan.-o’ tient à ce que chaque strate n’y élimine pas celle qui la précède ; le processus rédactionnel apparaît ici comme une création continuée. Dans sa réflexion sur la tâche du traducteur, W. Benjamin a des pages fortes sur des traductions qui, bien après le texte original, en marquent l’accomplissement. Dans la « survie » de l’œuvre que constituent de telles traductions, « l’original se modifie » et il
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Phèdre 264a6-7. Philon d’Alexandrie, De Josepho 128 : « Cet homme a été à un moment nourrisson, après cela enfant, puis éphèbe puis jeune homme puis homme jeune puis homme dans la force de l’âge et en dernier lieu vieillard, mais où est tout cela ? N’est-il pas vrai que le nourrisson s’est peu à peu effacé dans l’enfant, l’enfant dans l’adolescent, l’éphèbe dans le jeune homme, le jeune homme dans l’homme jeune, l’homme jeune dans l’adulte, l’adulte dans le vieillard, tandis que finalement la mort suit la vieillesse ». Un développement très comparable figure chez Plutarque dans le De Epsilon 392 C-D. 113
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connaît, écrit-il, « une post-maturation »114. Notre étude a mis l’accent sur une telle vie de l’œuvre, non au stade de sa transmission, mais de son élaboration : le texte a une tradition multiple comme un être vivant connaît nombre de transformations contribuant à son accession à la forme adulte. Cette multiplicité textuelle est bien connue de la critique biblique. Certains auteurs constatent qu’un même livre a circulé selon deux rédactions distinctes, ainsi pour Jérémie une recension brève, connue par le texte grec, et une recension longue, présente dans le texte massorétique ; ils étudient alors les procédés par lesquels le texte long a supplémenté le texte court115. Plus précis, d’autres chercheurs, tel N. Mizrahi, estiment que le processus rédactionnel ne va pas simplement d’un texte A à un texte B. « Rather, one ought to hypothesize intermediate stages, in which the various components were added, bit by bit, before accumulating to the conglomerate represented by ै »116 ; la tâche du critique est dès lors de trouver des indices textuels permettant de reconstruire « every link in the chain »117. Pour le chapitre 6 de Daniel, J. J. Collins n’ignore pas la nécessité d’une telle perspective, mais il la tient pour irréalisable118. Notre point de vue est différent et il nous a semblé qu’on pouvait suivre les étapes de l’expansion rédactionnelle depuis un noyau dont différents éléments nous ont permis d’affirmer qu’il avait déjà lui-même connu des expansions. Alors que N. Mizrahi estime que, pour Jérémie, « the endeavor to reconstruct the full sequence of events becomes crucially dependent upon conjectures »119, le cas de Daniel 6 nous a paru plus simple et notre impression est que toutes les étapes demeurent repérables. S’il en est ainsi, c’est que nous avons cru 114 W. BENJAMIN, Charles Baudelaire, Tableaux Parisiens. Deutsche Übertragung mit einem Vorwort über die Aufgabe des Übersetzers, Heidelberg, 1923, repris dans ID., « La tâche du traducteur », in Œuvres. 1, Mythe et violence, Paris, Denoël (Les Lettres nouvelles), 1971, p. 264-265. 115 Voir P.-M. BOGAERT : « Trois solutions sont théoriquement possibles pour expliquer les rapports de la réd. A (LXX) avec la réd. (TM) : la réd. B glose la réd. A ; la réd. A abrège la réd. B ; les deux remanient un commun modèle » (« Les mécanismes rédactionnels en Jér 10, 1-16 (LXX et TM) et la signification des suppléments », in ID., Le livre de Jérémie. Le prophète et son milieu. Les oracles et leur transmission, Louvain, Peeters [Bibliotheca ephemeridum theologicarum lovaniensium, 54], 1981, p. 222-238 [p. 223 pour la citation]). Une position identique avait été formulée par E. TOV, qui invitait à se garder de « simplifier le problème » et ajoutait : « Le TM a amplifié un texte semblable à la Vorlage de la LXX » (« L’incidence de la critique textuelle sur la critique littéraire dans le livre de Jérémie », Revue Biblique 79 [1972], p. 189-199 [p. 191 pour la citation]). 116 N. MIZRAHI, Witnessing a Prophetic Text in the Making. The Literary, Textuel and Linguistic Development of Jeremiah 10:1-16, Berlin – Boston, de Gruyter (Beiheft zur Zeitschrift für die alttestamentliche Wissenschaft, 502), 2017, p. 9-10. 117 Ibidem, p. 23. 118 J. J. COLLINS, A Commentary of the Book of Daniel, op. cit., p. 263 : « The tradition history behind Daniel 6 involves a much longer process than the differentiation of the two forms of the text, but precisely for that reason there is little point to trying to identify earlier form of the story ». 119 N. MIZRAHI, Witnessing a Prophetic Text…, op. cit., p. 23.
LE CHAPITRE VI DE DANIEL
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pouvoir repérer dans le texte même de Dan.-o’ plusieurs couches de sédimentation : elles font apparaître un processus rédactionnel cohérent dont le texte massorétique constitue l’achèvement120. Notre démarche s’écarte du reste de la critique sur un dernier point : depuis plus d’un siècle, celle-ci s’efforce de départager les deux formes du texte en identifiant des détails narratifs comme indice de la supériorité de l’une sur l’autre : comme le montre bien R. Albertz, la mise à mort des deux rivaux de Daniel avec leur famille étant plus plausible que l’envoi dans la fosse de cent trente magistrats avec leur famille respective, le « balancier » (« die Ausleger ») a fait pencher un critique comme N. Porteous en faveur d’une authenticité du texte massorétique dont la narration grecque constituerait une facilitation secondaire (« eine nachträgliche Erleichterung »)121. Quand ce critique adopte, à l’inverse, la thèse d’une antériorité du substrat de Dan.-o’ sur le texte massorétique, il demeure attentif à des détails narratifs : le sceau du roi et celui des grands de sa cour, apposés sur la pierre qui obstrue la fosse aux lions (v. 18), ou le vœu de salut qu’exprime le monarque (v. 17) s’expliquent mieux par l’amitié entre lui et Daniel, soit un thème propre à Dan.-o’. Quelle que soit la forme textuelle qu’on privilégie par rapport à l’autre, une telle perspective, fondée sur des éléments ponctuels, échoue à rendre compte des différences constantes, au chap. 6, entre Dan.-o’ et ै. Ici encore, notre perspective rejoint celle de N. Mizrahi : « small details, which may easily be dismissed as mere minutia, are sometimes revealed to preserve precious clues about the past. Their testimony deserves to be heard, even if it takes greater patience to make their sound audible »122. De tels détails de formulation, qu’il s’agisse en Dan.-o’ du double envoi de Daniel dans la fosse, de la triple mention du chagrin du roi (v. 15 et 19) ou, au v. 4, de la présentation à l’indéfini de cent vingt-sept satrapes, déjà mentionnés au v. 2, nous ont permis de reconstituer la dynamique du processus rédactionnel123. C’est que, pour des problèmes d’une telle
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Nous parvenons à une conclusion opposée à celle d’E. TOV, selon qui « The Hebrew sources of the translations of 1 Kings, Esther, and Daniel freely rewrote their source texts in a manner resembling other rewritten Bible compositions » (« Three Strange Books of the LXX », art. cit., p. 386, n. 8). La démarche que nous adoptons mais aussi les textes qumrâniens auxquels nous nous référons (longues compositions comme l’Apocryphe de la Genèse ou le livre des Jubilés dans l’analyse d’E. Tov, textes paradaniéliques dans la nôtre) sont tout différents. 121 R. ALBERTZ, Der Gott des Daniel, op. cit., p. 147. Point de vue comparable chez J. J. COLLINS, A Commentary of the Book of Daniel, op. cit., p. 263 : « The Greek writer may have the problems in the hyperbole of the text and set out to moderate it ». 122 N. MIZRAHI, Witnessing a Prophetic Text…, op. cit., p. 23. 123 À cet égard, notre perspective se distingue de celle de M. SEGAL selon qui, aux chap. 4-6, la masse des divergences entre ै et Dan.-o’ « do not allow for one-dimensional solutions » (« The Old Greek Version and Masoretic Text of Daniel 6 », art. cit., p. 406). Certes, on ne passe pas d’une forme (le substrat de Dan.-o’) à une autre (ै), mais la dynamique qui mène, au stade de leur substrat araméen, du noyau de la narration o’ à ses expansions successives et, pour finir, à la réfection massorétique suit une évolution homogène et bien identifiable.
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complexité, la recherche d’une logique rendant raison de la mobilité du texte araméen est plus féconde qu’une analyse fondée sur des détails ponctuels de la narration. Cette logique une fois mise en lumière, il apparaît que tout ce que nous avons tenu, dans notre édition critique du chap. 6, pour des doublets en Dan.-o’ appartient authentiquement à son texte : nous les avons signalés sur des critères de logique narrative, alors qu’il faut envisager le texte à partir de la logique de son développement124. Les organisateurs du colloque dont est issu le présent volume ont souhaité « explorer la notion de tradition textuelle comme processus actif, qui remet en cause l’intégrité du texte ». La présente enquête offre le cas d’une tradition rédactionnelle qui mûrit le texte pour le faire lentement accéder à ce qui est, sinon son intégrité, du moins la forme qui est tenue pour telle parce qu’elle marque l’aboutissement de son évolution ; telle la chouette de Minerve qui, selon Hegel, ne prend son vol qu’à la tombée de la nuit125, ce qu’on tient aujourd’hui pour l’archétype, le texte massorétique de Daniel 6, constitue le stade ultime d’une longue préhistoire rédactionnelle.
124 Cette mobilité du texte sémitique varie d’un livre à un autre, mais son existence même contribue à rendre aléatoire le modèle interlinéaire proposé par A. PIETERSMA : selon lui, la Bible grecque ne peut être lue en dehors de l’hébreu dont elle fournit des équivalents mot-à-mot (« A New Paradigm for Addressing Old Questions: the Relevance of the Interlinear Model for the Study of the Septuagint », in J. COOK [éd.], Bible and Computer, Leyde – Boston, Brill, 2002, p. 337-364). Sur le modèle « interlinéaire », une réflexion solide figure chez G. DORIVAL, « La lexicographie de la Septante », in E. BONS – J. JOOSTEN (éds.), Die Sprache der Septuaginta. The Language of the Septuagint, Gütersloh, Gütersloher Verlag (Handbuch zur Septuaginta. Handbook of the Septuagint, 3), 2016, p. 271-305 (en particulier p. 296-299). 125 Principes de la philosophie du droit, Préface.
PIERRE ADULTÈRE, PIERRE ANGULAIRE. LA PÉRICOPE DE LA FEMME ADULTÈRE COMME PARADIGME ANNE-CATHERINE BAUDOIN Université de Genève, Faculté de théologie
S’il y a une œuvre antique dont on voudrait qu’elle présente un texte normé, c’est-à-dire à la fois régulier et canonique, c’est bien le Nouveau Testament. Et pourtant il est évident que le Nouveau Testament n’est pas une œuvre conçue comme telle : c’est une œuvre du point de vue de la réception, car nous disposons aujourd’hui d’un volume « monobiblique » intitulé Nouveau Testament ; mais pas du point de vue de l’élaboration – aucun auteur antique n’a jamais entrepris de rédiger « le Nouveau Testament ». Bien plus, rares sont les manuscrits grecs qui transmettent les vingt-sept livres de ce qui constitue notre Nouveau Testament dans l’ordre qui s’est imposé ; et l’habitude de penser un codex du Nouveau Testament ne date guère que de l’époque carolingienne1. C’est à ce moment-là que se rejoignent l’objet – le codex – et le concept – le canon du Nouveau Testament, comme ensemble de livres dont le rassemblement fait autorité2. Le Nouveau Testament est donc par nature une œuvre à plusieurs mains, puisque composée de plusieurs écrits ; et l’histoire de sa tradition est à la fois l’histoire de l’ensemble et l’histoire de chaque texte. À ce propos, on peut se demander ce qu’il en est du processus de composition de tel ou tel texte du Nouveau Testament : chacun des textes, évangile, actes, lettres ou apocalypse, est-il à considérer comme une œuvre à tradition multiple ? Comment peut-on appréhender l’écart qui existe, s’il existe, entre ce qui pourrait être l’archétype du texte, l’œuvre composée par un auteur, et le texte qui circule aujourd’hui sous son nom dans une forme qui fait autorité ? Pour aborder cette question de la pluralité textuelle d’un écrit du Nouveau Testament, nous prendrons l’exemple d’un passage particulièrement Je remercie M. Danezan et A. Perrot, organisateurs du colloque « Repenser l’œuvre antique. Textes à plusieurs mains et transmission plurielle », pour leur invitation et pour les réflexions qu’elle a suscitées ; ma reconnaissance amicale et respectueuse va aussi à A. Dettwiler, F. Dupuigrenet Desroussilles et H. Houghton qui ont bien voulu prendre le temps de relire cet article et de me faire part de leurs remarques. 1 H. A. G. HOUGHTON, The Latin New Testament: a Guide to its Early History, Texts, and Manuscripts, Oxford, Oxford University Press, 2016, p. 69. 2 Une « authoritative collection of books » plutôt qu’une « collection of authoritative books », pour reprendre l’expression de B. M. METZGER, The Canon of the New Testament: its Origin, Development, and Significance, Oxford – New York, Clarendon Press – Oxford University Press, 1987, p. 282.
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problématique et intéressant de l’évangile de Jean, la péricope de la femme adultère. Celle-ci est en effet bien connue dans la tradition chrétienne : Jésus est mis en demeure par les pharisiens et les scribes de se prononcer sur le sort réservé à une femme saisie en flagrant délit d’adultère – le texte stimule ainsi tant l’imagination débrouillarde, comment se sortir du piège, l’imagination sexuelle, qu’était-elle exactement en train de faire et où est son acolyte, et l’imagination créatrice, qu’écrit Jésus dans le sol quand par deux fois il se penche ? La chute, en deux temps, ne frappe pas moins les esprits, avec d’abord l’exhortation de Jésus à ce que celui qui n’a jamais péché jette le premier la pierre, ce qui provoque le départ des accusateurs « en commençant par les plus âgés », ensuite avec l’entretien entre Jésus et la femme adultère, seul à seule (ce qui pose la question du témoignage, qui a rapporté l’entretien ?), avec la conclusion : « Personne ne t’a condamnée ? […] Moi non plus je ne te condamne pas. Va, et désormais ne pèche plus. » La péricope est aussi bien connue des philologues néotestamentaires et des spécialistes de critique textuelle : elle a la caractéristique d’être absente de la plupart des plus anciens témoins de l’évangile de Jean. L’enjeu sera donc, ici, de réfléchir sur ce qu’est un texte, en l’occurrence l’évangile de Jean, quand il est transmis par des manuscrits dont les contenus peuvent diverger au point d’inclure ou d’omettre la péricope, et de se demander s’il faut considérer cette péricope comme une pierre adultère, qui, issue d’une autre construction ou d’une autre carrière, viendrait percuter l’évangile de Jean, peut-être pour le jeter à bas, ou comme une pierre angulaire de cet évangile, qui en soutiendrait la composition. Dans la forme que nous connaissons aujourd’hui de l’évangile de Jean, la péricope couvre les versets de Jn 7, 53 à Jn 8, 11 ; elle est donc insérée entre les débats sur l’identité de Jésus comme prophète ou comme Christ et le discours de Jésus sur son identité : « je suis la lumière du monde » (Jn 8, 12). La présence ou l’absence de la péricope de la femme adultère entraînent donc une compréhension différente de l’évangile de Jean pour les communautés qui le lisent dans tel ou tel exemplaire. Je propose de rappeler dans un premier temps les éléments qui attestent l’existence au cours des siècles de diverses formes de l’évangile de Jean, en réduisant l’approche à la question de la présence ou non de la péricope ; cela permettra de passer en revue quelques éléments de l’histoire de la tradition manuscrite, du lexique et de la réception dans la littérature ancienne chrétienne qui sont des indices de l’histoire de cette péricope. Enfin, la péricope sera examinée à la lumière de trois techniques caractéristiques des méthodes récentes de la recherche en philologie pour essayer de déterminer si la péricope est une pierre adultère qu’il faudrait rejeter, ou n’accepter qu’en la débarrassant de sa tare, ou bien une pierre angulaire, pouvant soutenir notre compréhension de la composition des textes canoniques.
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La plupart des études portant sur la péricope de la femme adultère, et elles sont nombreuses, commencent par présenter les plus anciens manuscrits contenant l’évangile de Jean, pour voir si la péricope s’y trouve ou non, et où. Pourtant, aujourd’hui, rares sont les lecteurs de l’évangile de Jean qui choisissent d’avoir accès au texte par sa forme manuscrite : c’est généralement sur un livre ou sur un écran qu’ils le liront. Dans le texte mental du lecteur contemporain, la péricope de la femme adultère fait partie intégrante de l’évangile de Jean, et couvre les versets Jn 7, 53 à Jn 8, 11. Cette situation est due au fait que l’évangile de Jean a été transmis avec la péricope de la femme adultère dans la majeure partie des deux grandes traditions du monde chrétien, la tradition orientale grecque et la tradition occidentale. La tradition occidentale chrétienne dépend largement de la Bible latine, et particulièrement de la Vulgate. Or toutes les formes imprimées de la Vulgate3, et partant toutes les traductions réalisées à partir d’elle, contiennent la péricope de la femme adultère à la place que nous lui connaissons. À la suite du concile de Trente4, la Vulgate révisée, dite sixto-clémentine (1592), est devenue la forme de référence pour la Bible catholique ; et les décrets du concile spécifient que l’évangile de Jean, par exemple, est à lire dans la forme qu’il a dans la Bible latine, donc avec la péricope (même si les Pères conciliaires ont refusé de mentionner explicitement ce passage5). La péricope est aussi présente dans les grandes bibles protestantes de Luther (Nouveau Testament, 1522), Olivétan (1535), dans la Bible du roi Jacques (1611).
3 Sur le texte de la Vulgate et son histoire, il convient toujours de se référer à H. QUENTIN, Mémoire sur l’établissement du texte de la Vulgate, Rome – Paris, Desclée et Cie – J. Gabalda (Collectanea Biblica Latina, 6), 1922. 4 Concile de Trente, Session IV, Decretum de canonicis Scripturis, dans Canones et decreta Sacrosancti œcumenici et generalis Concilii Tridentini sub Paulo III, Iulio III, et Pio IIII, Pontificibus Max., Rome, Paul Manuce, 1564, p. 26-27 : Si quis autem libros ipsos integros cum omnibus suis partibus, prout in Ecclesia catholica legi consueverunt, et in veteri vulgata latina editione habentur, pro sacris et canonicis non susceperit, […] anathema sit, « Si quelqu’un ne reçoit pas pour sacrés et canoniques ces livres en entier avec toutes leurs parties, telles qu’on a coutume de les lire dans l’Église catholique, et tels qu’ils sont dans l’ancienne édition latine de la Vulgate, […] qu’il soit anathème ». 5 On peut lire à ce sujet le compte rendu des délibérations précédant la définition du canon tel que cité à la note précédente ; il a été analysé par A. LOISY dans son Histoire du canon du Nouveau Testament : leçons de l’Écriture sainte professées à l’École supérieure de théologie de Paris pendant l’année 1890-1891, Paris, J. Maisonneuve, 1891, p. 241-250 ; certains Pères conciliaires avaient demandé que soient explicitement mentionnés dans le décret les fragments problématiques – la finale dite longue de Marc (Mc 16, 9-20), la mention de la sueur de sang en Lc 22, 43-44 et la péricope de la femme adultère : An quia de quibusdam particulis evangeliorum Marci cap. ult. et Lucae cap. 22 et Joannis 8 a quibusdam est dubitatum, ideo in decreto de libris evangeliorum recipiendis sit nominatim habenda ratio harum partium, et exprimendum ut cum aliis recipiantur, an non (cité dans Loisy, p. 245, n. 1). Finalement les Pères votèrent de ne pas citer nommément ces passages.
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Si on remonte des imprimés aux manuscrits, on voit que, dans leur très grande majorité, les manuscrits latins de la Bible transmettent la péricope de la femme adultère à la place que nous lui connaissons. Selon l’étude sur les manuscrits latins de la Bible antérieurs au Xe siècle de Bonifatius Fischer, c’est le cas pour 392 sur 396 manuscrits6 ; en d’autres termes, on ne trouve que quatre manuscrits latins antérieurs au Xe siècle, et pour ce cas précis il est très probable qu’il faille dire que « quatre manuscrits latins », tous siècles confondus, ne contiennent pas la péricope7. Quant aux écrivains latins chrétiens, ils connaissent la péricope de la femme adultère et, pour la plupart, ne considèrent pas qu’il y ait de problème à son sujet ; les exceptions notables sont Jérôme et Augustin, qui mentionnent, pour le premier, que l’on trouve des manuscrits, grecs comme latins, qui contiennent l’épisode8 (ce qui impliquerait qu’une majorité ne le contient pas), et, pour le second, que des maris jaloux auraient fait supprimer de leurs exemplaires des évangiles un épisode par trop favorable aux infidélités de leur épouse – comme si, dit Augustin, le Seigneur, par sa mansuétude envers la femme adultère, avait donné toute licence pour pécher9. Mais la plupart du temps, notamment dans son commentaire de l’évangile de Jean, Augustin fait référence à la péricope sans évoquer cette question de transmission, qui ne semble pas problématique pour lui. La tradition chrétienne latine dans son ensemble connaît donc la péricope de la femme adultère, qu’il s’agisse des imprimés, des manuscrits ou de la tradition indirecte – des citations patristiques. Dans la tradition orthodoxe, la situation est légèrement plus compliquée. Tous les Nouveau Testament imprimés contiennent la péricope. Cela reflète cet ensemble de manuscrits byzantins que l’on appelle « tradition majoritaire », 6 B. FISCHER, Die lateinischen Evangelien bis zum 10. Jahrhundert, 4, Varianten zu Johannes, Fribourg, Herder (Vetus Latina, 18), 1991, p. 242. 7 Ces manuscrits sont, dans la classification par familles de Fischer, Xa (Vercelli, Biblioteca capitolare, s. n., 2e moitié du IVe siècle), Xq (München, Bayerische Staatsbibliothek, Clm 6224, VIe-VIIe siècle), Xl (Berlin, Stiftung Preussischer Kulturbesitz, Staatsbibliothek, Depot Breslau 5, 1ère moitié du VIIIe siècle) et Jg (Brescia, Biblioteca Queriniana, s. n., VIe siècle). 8 Jérôme de Stridon, Adversus Pelagianos 2, 17, éd. MORESCHINI (CCSL, 80), p. 76 : In euangelio secundum Iohannem in multis et Graecis et Latinis codicibus inuenitur de adultera muliere, quae accusata est apud Dominum. 9 Augustin d’Hippone, De conjugiis adulterinis 2, 6, 7, trad. COMBES, Problèmes moraux, Paris, Desclée de Brouwer et Cie (Bibliothèque augustinienne, 2), 1937, p. 183-185 : Sed hoc uidelicet infidelium sensus exhorret, ita ut nonnulli modicae fidei uel potius inimici uerae fidei, credo, metuentes peccandi inpunitatem dari mulieribus suis, illud, quod de adulterae indulgentia dominus fecit, auferrent de codicibus suis, quasi permissionem peccandi tribuerit qui dixit : Iam deinceps noli peccare, « Je n’ignore pas, évidemment, que les païens ont horreur de ce pardon. Il y a même des chrétiens de peu de foi, ou plutôt ennemis de la vraie foi, qui, craignant, je pense, de voir la liberté de pécher impunément donnée à leur femme, sont allés jusqu’à retrancher de leur exemplaire de l’Évangile la page où le Seigneur pardonne à la femme adultère. Comme si Celui qui a dit : Ne pèche plus désormais avait donné la permission de pécher. »
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« texte majoritaire » ou « texte byzantin », qui s’est imposé quand Constantinople est devenu le centre principal et quasi unique de production des manuscrits grecs bibliques – cependant, si le texte majoritaire du Nouveau Testament contient la péricope, celle-ci n’est toutefois jamais lue dans la liturgie : elle est manifestement absente de la majorité des lectionnaires orthodoxes10, qui proposent pour le dimanche de Pentecôte la lecture de Jn 7, 37 à 52, suivis de l’unique verset de Jn 8, 12. Ajoutons que cette forme textuelle tardive de Nouveau Testament, que la tradition allemande d’édition d’un textus antiquissimus a tendance à négliger, trouve aussi de fervents défenseurs, tel le baptiste américain Maurice Robinson : selon lui, il faut partir du constat que cette forme du texte est la plus largement diffusée, et que l’Esprit saint, depuis la Pentecôte, ne cesse de souffler ; le texte biblique s’est donc constitué petit à petit, et sa vérité est la forme dans laquelle il est le plus largement transmis. Cette position n’est finalement pas si loin de celle de l’Église catholique, qui prend comme texte de référence une édition de la Bible du XVIe siècle. Enfin, Érasme, dans son Nouveau Testament en grec, avec traduction latine, publié en 1516, inclut la péricope de la femme adultère11. Du point de vue de la tradition, y compris la plus humaniste, il n’est donc pas faux de dire que la péricope de la femme adultère fait partie de l’évangile de Jean. L’affaire est cependant moins claire lorsqu’on aborde les textes bibliques par un autre point de vue, celui de « l’original ». Ce point de vue est celui qui s’est développé depuis le XVIIIe siècle, malgré les critiques qui n’ont cessé de lui être adressées. Il a été exprimé avec de nombreuses nuances, dont l’exposé reviendrait à faire une histoire de la critique textuelle du Nouveau Testament ; on peut simplement mettre en lumière ici quelques traits. Au cours des derniers siècles sont apparues dans la critique textuelle du Nouveau Testament des familles de textes, asiatique et africain (Bengel, 1734), puis alexandrin, occidental et byzantin (Griesbach, 1774), alexandrin, occidental, syrien et neutre (Westcott-Hort, 1881), puis s’ajoutent un texte césaréen, un protoalexandrin… avec toujours l’idée que ces familles dérivent d’un archétype et qu’il faut pouvoir remonter au plus près possible d’une forme du texte commune à toutes ces familles, selon une méthode que l’on commençait déjà à appeler lachmannienne. Cette idée a été renforcée avec la découverte par Tischendorf, au milieu du XIXe siècle, du codex Sinaïticus, dans des conditions particulièrement romanesques. Ce manuscrit biblique, en onciales sur quatre colonnes, est daté du IVe siècle. Légitimement enthousiasmé par sa découverte, Tischendorf prend le 10 Dans le lectionnaire catholique, la péricope est lue le 5e dimanche de Carême dans l’année C, et le lundi de la 5e semaine de Carême dans les années A et B. 11 ÉRASME, Novum Testamentum omne, Bâle, Johann Froben, 1516, p. 212-213.
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Sinaïticus comme témoin majeur pour son édition du Nouveau Testament ; du point de vue de l’édition de textes, il est tout aussi bédiériste que lachmannien, en ce qu’il confère une primauté au Sinaïticus comme forme la plus proche de l’Urtext ; or le Sinaïticus ne contient pas la péricope de la femme adultère. Tischendorf propose donc une édition dans laquelle on passe directement, comme dans le Sinaïticus, de Jn 7, 52 à Jn 8, 1112. Dans cette omission, le Sinaïticus rejoint un autre manuscrit tout aussi ancien, connu depuis plus longtemps, le Codex Vaticanus. Il en est proche sur bien des points. L’association de ces deux superbes manuscrits du IVe siècle est le texte dit « neutre » par Westcott et Hort qui publient en 1881 une édition au titre révélateur, The New Testament in the Original Greek – à entendre comme The Original New Testament. Mais alors que Tischendorf incluait la péricope dans son apparat critique, ceux-là adoptent une autre présentation : ils passent directement de Jn 7, 52 à Jn 8, 12, et signalent par une note de bas de page que le texte se trouve p. 241 du volume, c’est-à-dire après les derniers mots de l’évangile de Jean (p. 240)13. En cela Westcott et Hort suivent exactement la disposition présentée par certains manuscrits, notamment le manuscrit de Bâle, dit manuscrit 1 dans la liste de Gregory-Aland14 : dans ce manuscrit la péricope est présentée à part, après l’évangile de Jean, sur une page qui lui est propre, avec une disposition qui indique qu’elle forme un tout15. L’omission de la péricope de la femme adultère dans le corps du texte se retrouve aussi, sans surprise, dans une des éditions de référence du Nouveau Testament grec, celle de Nestle et Aland, qui jusqu’à la 25e édition en 1963 se fonde explicitement sur les éditions de Tischendorf, Westcott-Hort et Weymouth. À partir de l’édition de 1963, les entrées de l’apparat ont pour source les manuscrits et les citations patristiques, et non plus le travail des prédécesseurs ; et à partir de 1979, dans la 26e édition, sont inclus de nouveaux témoins anciens découverts à la fin du XIXe et au cours du XXe siècle, les papyrus. Mais ces deux évolutions fondamentales ne changent rien au statut de la péricope de la femme adultère, qui est reléguée dans l’apparat critique. Cela
12 C. TISCHENDORF, Novum Testamentum Graece. Editio octava critica major, I, Leipzig, Giesecke & Devrient, 1869, ad loc. : Tischendorf donne le texte du codex de Bèze sur la page de gauche, celui de l’édition de Robert Estienne (1550) sur celle de droite, afin de fournir en apparat les variantes des nombreux manuscrits, mais la péricope est insérée après quatre pages de notes (p. 826-829) et le début du chapitre 8 n’est marqué en chiffre romain qu’après ce passage (p. 836). 13 B. F. WESTCOTT – F. J. A. HORT, The New Testament in the Original Greek, New York, Harper & Brothers, 1881. 14 Il s’agit d’une liste établie par C. R. GREGORY, Die griechischen Handschriften des Neuen Testaments, Leipzig, J. C. Hinrichs, 1908, complété par K. ALAND, Kurzgefasste Liste der griechischen Handschriften des Neuen Testaments, Berlin, de Gruyter (Arbeiten zur neutestamentlichen Textforschung, 1), 1963, rév. 1994. 15 Basel, Universitätsbibliothek, A.N. IV 2 (= ms. 1, famille f1), XIIe siècle, f. 303v.
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rend l’utilisation de l’édition difficile : est mis en place un apparat de l’apparat, pour rendre compte des variantes dans la péricope. L’ancienneté du document est ainsi intuitivement liée à l’ancienneté du texte16 : plus le document est ancien, plus il reflète une forme du texte proche de l’original, et c’est cette proximité qui est valorisée. La conséquence pour la péricope de la femme adultère est qu’elle disparaît du corps du texte. Il faut souligner que cette façon de valoriser le textus antiquissimus n’est pas universelle ; elle est issue des travaux de critique textuelle des XIXe et XXe siècles, elle s’affirme à partir du milieu du XXe siècle, ancrée dans un lieu – plutôt l’Europe –, et même dans une tradition, la tradition protestante. Ainsi, par exemple, dans son commentaire sur Jean paru en 1941, Rudolf Bultmann a développé un modèle diachronique complexe pour interpréter Jean à l’aide des instruments de la critique littéraire ; sans s’appuyer sur la documentation manuscrite, il expose plusieurs hypothèses de transpositions textuelles qu’il suit pour son commentaire, traitant par exemple du chapitre 6 avant le chapitre 5 – mais, sur ces mêmes critères, il ne retient pas la péricope de la femme adultère et ne la commente donc pas : elle est remisée dans une note de bas de page de trois lignes17. Trente ans plus tard, l’œuvre d’Oscar Cullmann sur le milieu johannique (1976) ne mentionne pas non plus la péricope18. La plupart des commentateurs adoptent une position moins radicale, mais tout aussi discutable, quand ils écrivent que la péricope de la femme adultère « n’appartient pas au texte original de l’évangile de Jean ». Cette affirmation est généralement accompagnée par la mention – tout à fait juste – que « les plus anciens manuscrits, et les meilleurs, ne contiennent pas cette péricope », soit l’exposé rédigé du choix de Nestle-Aland de faire glisser la péricope vers l’apparat19. 16
Intuitivement, car en réalité l’absence de la péricope ou sa présence à d’autres endroits dans le texte n’empêche pas qu’elle puisse remonter à une haute époque et avoir été insérée plus tardivement à la place que nous lui connaissons aujourd’hui. 17 R. BULTMANN, Das Evangelium des Johannes, Göttingen, Vandenhoeck & Ruprecht (Kritisch-exegetischer Kommentar über das Neue Testament, 13), 1941, p. 236, n. 2 : « 7,53-8,11 hat, wie die Textüberlieferung zeigt, zum Joh-Evg weder in seiner ursprünglichen Form, noch in seiner kirchlich redigierten Gestalt gehört und scheidet deshalb aus ». Il renvoie ensuite à W. BAUER, Das Johannesevangelium, 3, Tübingen, Mohr (Siebeck) (Handbuch zum Neuen Testament, 6), 1933, qui met la traduction de la péricope entre crochets, indique « Die Textgeschichte lehrt, daß diese Perikope nicht zum urspünglichen Bestand des 4. Evangeliums gehört haben kann » (p. 115) et indique les témoins manuscrits, patristiques et les versions, mais commente tout de même la péricope (p. 115-118). 18 O. CULLMANN, Le milieu johannique : sa place dans le judaïsme tardif, dans le cercle des disciples de Jésus et dans le christianisme primitif. Étude sur l’origine de l’évangile de Jean, Neuchâtel – Paris, Delachaux et Niestlé (Le monde de la Bible, 4), 1976. Dans le commentaire de L. MORRIS, The Gospel According to John, Grand Rapids, W. B. Eerdmans (The New International Commentary on the New Testament), 1972, rév. 1995, p. 778, le commentaire est relégué en appendice. 19 E.g. R. E. BROWN, The Gospel According to John (i-xii), New York, Doubleday & Company (The Anchor Bible), 1966, p. 335 : « This passage is not found in any of the important early Greek textual witnesses of Eastern provenance » ; M. THEOBALD, Das Evangelium nach
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Qu’implique cette attitude ? Épistémologiquement, elle renvoie au mythe du texte original : alors même que l’on a renoncé depuis longtemps à l’idée d’un autographe de « l’auteur de l’évangile de Jean », certains commentateurs décident ainsi de donner la préséance à un texte reconstruit, celui justement dont ils supposent qu’il est le plus proche possible du « texte original ». On a aussi renoncé, au fil de l’émergence des différentes familles de textes, et devant l’impossibilité de constituer des stemmata codicum, à l’archétype. Pourtant, les entreprises d’édition du Nouveau Testament et les commentaires de leur forme originelle sont fondés sur la fiction d’un tel texte. Quand Genette a voulu commenter À la recherche du temps perdu, il s’est heurté à la multiplicité des formes du texte disponibles et à l’impossibilité d’en définir une comme la forme originale de l’œuvre de Proust – mais au moins a-t-il fini par faire le choix d’une édition, d’un support matériel précis, d’un document qui définissait le texte20. Bultmann et d’autres, en revanche, commentent un texte sans document, dégagé de toute existence matérielle, un texte qui n’existe pas plus que les signes que Jésus trace dans le sol. La péricope a été rejetée par les bâtisseurs du texte biblique des XIXe et XXe siècles. Mais moi non plus je ne les condamne pas ; je voudrais simplement mentionner trois points qui peuvent inviter à remettre en cause ce geste pour donner un nouveau statut à la péricope – ou à la pierre – adultère. Ils sont liés à trois axes de la critique littéraire, néotestamentaire ou pas, de la fin du siècle dernier et du début de celui-ci, les théories sur la genèse des évangiles, la « Nouvelle philologie », et une forme de « réponse du lecteur ». Les théories sur la genèse des évangiles ont grandement bénéficié, depuis les années 1980, du renouvellement des études sur les apocryphes chrétiens anciens, notamment sur la transmission de ces textes et de ces traditions. Helmut Koester (1926-2016) a mis en évidence la volatilité des citations des évangiles avant le dernier tiers du IIe siècle. Il a montré la lenteur avec laquelle Johannes, Ratisbonne, F. Pustet (Regensburger Neues Testament), 2009, p. 549 : « Die Erzählung fehlt in allen alten griechischen Handschriften, erst der Cantabrigiensis (D) aus dem frühen 5. Jh., sodann eine große Anzahl griechischer Minuskeln » ; J. ZUMSTEIN, L’Évangile selon Saint Jean (1-12), Genève, Labor et Fides (Commentaire du Nouveau Testament, 4a), 2014, p. 277 : « L’épisode de la femme adultère est une interpolation tardive dans l’œuvre joh. : elle ne figure, en effet, pas dans les manuscrits les plus anciens ». 20 G. GENETTE, Discours du récit, Paris, Seuil (Points), [1972] 2007, « avant-propos », p. 9-10 : « L’objet spécifique de cette étude est le récit dans À la recherche du temps perdu. Cette précision appelle immédiatement deux remarques d’inégale importance. La première porte sur la définition du corpus : chacun sait aujourd’hui que l’ouvrage ainsi dénommé, et dont le texte canonique est établi depuis 1954 par l’édition Clarac-Ferré, n’est que le dernier état d’une œuvre à laquelle Proust a travaillé pendant pour ainsi dire toute sa vie […]. Notre travail portera donc essentiellement sur l’œuvre ultime, mais non sans parfois tenir compte de ses antécédents, considérés non pas pour eux-mêmes, ce qui n’a guère de sens, mais pour la lumière qu’ils peuvent ajouter. »
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la forme écrite des évangiles apparaissait comme un repère pour les croyants21. François Bovon (1938-2013) a beaucoup travaillé notamment sur l’évangile de Luc, mais aussi sur l’ensemble des textes chrétiens anciens, et ses études révèlent la porosité des œuvres que nous désignons comme apocryphes ou canoniques : les unes empruntent aux autres, et seule une approche sans la frontière moderne placée entre écrits apocryphes, patristiques et canoniques permet d’en rendre compte22. Dans le cas de l’évangile de Jean, ces méthodes ont été mises en œuvre par William Petersen (1950-2006), qui a proposé un rapprochement entre deux épisodes de l’évangile de Jean et du Protévangile de Jacques23 ; le premier est relatif à la péricope de la femme adultère, qu’il propose de rapprocher de la scène du jugement de Marie et de Joseph par le grandprêtre au chapitre 16 du Protévangile de Jacques24. En effet, dans les deux cas, il s’agit d’une scène de confrontation : la femme adultère est présentée à Jésus par les Juifs qui veulent qu’il rende compte de l’application de la loi de Moïse, et Joseph et Marie sont devant le grand-prêtre qui veut savoir pourquoi Marie est visiblement enceinte, alors qu’il l’avait confiée, vierge, à la garde de Joseph. Dans les deux cas, l’accusation est en lien avec une inconduite sexuelle, l’accusée ou une des accusées est une femme, déférée devant un homme qui doit la juger ; l’accusation est portée par des représentants de l’autorité du judaïsme ; et dans les deux cas, la femme est acquittée bien que sa culpabilité soit évidente, et la tension de la scène se dissout dans la parole finale, prononcée par Jésus dans l’évangile de Jean et par le grand-prêtre dans le Protévangile de Jacques : « moi non plus je ne te / vous condamne pas ». Petersen conclut à une dépendance entre l’évangile de Jean et le Protévangile de Jacques, sans s’aventurer à déterminer le type de dépendance, et note que les éléments constitutifs des deux épisodes, le caractère sexuel, l’accusation d’une femme par la foule devant une figure de juge masculine, et la formule « moi non plus je ne te condamne pas », étaient connus dans la deuxième moitié du IIe siècle. Ce rapprochement fondé sur la similarité de deux épisodes invite à repenser le matériau originel des premiers écrits chrétiens en dehors de la question de 21 Voir par exemple sa thèse : H. KOESTER, Synoptische Überlieferung bei den Apostolischen Vätern, Berlin, Akademie-Verlag (Texte und Untersuchungen zur Geschichte der altchristlichen Literatur, 65), 1957. 22 Cette posture intellectuelle est clairement définie dans F. BOVON, « Évangiles synoptiques et Actes apocryphes des apôtres », in F. BOVON – H. KOESTER (éds.), Genèse de l’écriture chrétienne, Turnhout, Brepols (Mémoires premières), 1991, p. 107-138, réimpr. in F. BOVON, Dans l’atelier de l’exégète. Du canon aux apocryphes, Genève, Labor et Fides (Christianismes antiques), 2012, p. 181-199. 23 W. L. PETERSEN, « ΟΥΔΕ ΕΓΩ ΣΕ [ΚΑΤΑ]ΚΡΙΝΩ. John 8:11, the Protevangelium Jacobi, and the History of the Pericope Adulterae », in W. L. PETERSEN – J. S. VOS – H. J. DE JONGE (éds.), Sayings of Jesus: Canonical and Non-Canonical. Essays in Honour of Tjitze Baarda, Leyde – New York – Cologne, Brill (Novum Testamentum. Supplements, 89), 1997, p. 192-221. 24 Le second rapprochement est entre la scène de l’apparition à Thomas en Jn 20 et l’examen de la sage-femme dans le Protévangile.
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l’Urtext. Il me semble fertile pour la réflexion sur l’émergence des textes canoniques. Pour revenir à des questions textuelles et documentaires, je reprends un point de l’argument de Petersen : celui-ci considérait que le choix de l’une ou l’autre forme verbale, κρίνω (Prot. Jac. 16) et κατακρίνω (Jn 8, 11), n’était pas un obstacle à sa démonstration, mais se reposait sur Tischendorf pour l’attestation de κατακρίνω dans au moins un manuscrit du Protévangile25. Or on peut aujourd’hui vérifier ce point grâce à des manuscrits disponibles en ligne, comme par exemple sur le manuscrit Paris, BNF, gr. 1468, XIe s., qui transmet le Protévangile de Jacques26 ; et cela nous amène à une seconde piste de réflexion, la Nouvelle philologie. Pour les tenants de la Nouvelle philologie, il n’y a pas de texte sans document, ou bien, autrement dit, il y a autant de textes que de documents. On voit vite les limites que cela impose dans le domaine de la critique textuelle du Nouveau Testament : quand on a deux mille manuscrits de l’évangile de Jean complet, on aurait donc deux mille évangiles de Jean – et encore, c’est sans compter les imprimés, qui pourraient fort bien entrer en ligne de compte, notamment avec la notion de textus receptus ; et de fait, les penseurs qui ont contribué à un essor de la Nouvelle philologie vers 1990 étaient des médiévistes francisants souvent confrontés à une poignée de manuscrits d’une même œuvre27. Cela implique pour les philologues néotestamentaires de penser une nouvelle manière d’éditer le texte. Cela a été mis en œuvre ces dernières années par les instituts de Birmingham et de Münster, avec deux grands principes, la transcription et le rapprochement assisté par ordinateur, une forme moderne du stemma codicum. Le premier travail de base auquel se sont attelés ces deux instituts, et qu’ils ont mis en œuvre sur des plateformes en ligne de production participative (crowdsourcing) dans le cas des Allemands28, est d’abord un travail de transcription. Celui-ci a considérablement changé depuis que les manuscrits de bien des bibliothèques sont disponibles en libre accès sur les sites internet. La W. L. PETERSEN, « ΟΥΔΕ ΕΓΩ ΣΕ [ΚΑΤΑ]ΚΡΙΝΩ… », art. cit., p. 205, n. 50. Paris, BNF, gr. 1468, XIe siècle, f. 362v, en ligne sur https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/ btv1b107218498/F385.item, consulté le 9 avril 2019. 27 On voit souvent dans le numéro 65 de la revue nord-américaine Speculum. A Journal of Medieval Studies (1990) l’acte de naissance de la « Nouvelle philologie » ; il faut y associer l’ouvrage de B. CERQUIGLINI, Éloge de la variante : histoire critique de la philologie, Paris, Seuil (Des Travaux, 8), 1989. Dans cette acception, l’expression semble être née avec M. BARBI, La nuova filologia e l’edizione dei nostri scrittori: da Dante al Manzoni, Florence, G. C. Sansoni, 1938, et la pratique a été développée dans l’œuvre du critique et philologue Gianfranco Contini. 28 Les manuscrits retenus pour l’Editio critica major (ECM) du Nouveau Testament grec sont transcrits par les équipes membres du projet (cf. https://www.uni-muenster.de/INTF/Projects. html#NTtranscripts, page consultée le 16 avril 2019), mais tout un chacun peut contribuer à la transcription des autres témoins dans la New Testament Virtual Manuscript Room, accessible sur http://ntvmr.uni-muenster.de. 25
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transcription peut être effectuée à n’importe quel endroit, à n’importe quel moment – on dira aussi : par n’importe qui, dans le cas de la production participative, et c’est vrai, même si le travail de veille et de vérification est une des préoccupations majeures de l’institut de Münster. L’autre intérêt de ce procédé est de réduire les intermédiaires pour éviter les fautes de copie dans le passage d’un support à l’autre : on renoue avec l’utopie d’une transcription diplomatique parfaite, effectuée sur ordinateur, et relue de multiples fois par les collaborateurs. Dans un second temps, ces transcriptions sont rapprochées et confrontées, pour mettre en lumière des liens de parenté qui n’ont plus grand chose à voir avec le modèle de l’arbre généalogique ; et si tout internaute avait une âme de philologue du Nouveau Testament, chacun pourrait proposer ses transcriptions et expérimenter ses théories. Malheureusement, bien que l’accès aux manuscrits et aux textes et les usages qu’il est possible d’en faire se soient considérablement développés, le nombre de paléographes et de critiques généticiens néotestamentaires ne semble pas avoir autant augmenté. L’intérêt de la Nouvelle philologie pour le sujet traité ici et pour les études du Nouveau Testament en général est, me semble-t-il, de rappeler que chacun des manuscrits de l’évangile de Jean a été lu par la communauté qui en disposait comme livrant le texte de l’évangile de Jean, qu’il possède ou non la péricope de la femme adultère et quelle que soit la forme qu’y prenne celle-ci. Cela permet d’abandonner la fiction de l’accès au texte original pour se concentrer sur des milieux de transmission (copie et lecture) : où et quand lisait-on telle ou telle forme ? Quelles en sont les conséquences ? Comment peut-on croiser ces informations avec la critique indirecte ? Néanmoins, dans sa richesse, cette approche a toujours ses limites ; j’en relève une qui fait le lien avec mon troisième point, le rôle joué par le lecteur dans l’existence du texte en tant que tel. Ainsi, sur le site de l’Université de Birmingham consacré aux versions de l’évangile de Jean, Iohannes.com, on peut consulter la transcription diplomatique d’un certain nombre de manuscrits, par exemple le manuscrit en minuscule de Bâle évoqué plus haut (1 dans la classification de Gregory-Aland29). On accède aussi à la base de données préparée par un doctorant sur l’évangile de Jean dans la famille f13 pour son PhD30. La transcription du second manuscrit de cette famille (69 dans la classification de Nestle-Aland31) se présente ainsi : la péricope de la femme adultère, suivie de Ἐν ἀρχῇ ἦν ὁ λόγος (Jn 1, 1) ; plus précisément, il est indiqué que la péricope se trouve aux feuillets 66-67 du 29 http://iohannes.com/transcriptions/index.html?witness=1&language=greek# consulté le 9 avril 2019. 30 Le travail a été soutenu et publié : J. D. PERRIN, Family 13 in St. John’s Gospel: a computer assisted phylogenetic analysis, Leyde – Boston, Brill (New Testament Tools, Studies, and Documents, 58), 2018 ; la base de donnée est disponible sur http://iohannes.com/family13/, consultée le 9 avril 2019. 31 Leicester, Leicestershire Record Office, 6 D 32/1, XVe siècle.
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manuscrit, alors que Jn 1, 1 est au f. 72v32. De fait, c’est un trait bien connu de la famille f13 : la péricope de la femme adultère s’y trouve insérée dans l’évangile de Luc, après Lc 21, 37-38 : Ἦν δὲ τὰς ἡμέρας ἐν τῷ ἱερῷ διδάσκων, τὰς δὲ νύκτας ἐξερχόμενος ηὐλίζετο εἰς τὸ ὄρος τὸ καλούμενον Ἐλαιῶν· καὶ πᾶς ὁ λαὸς ὤρθριζεν πρὸς αὐτὸν ἐν τῷ ἱερῷ ἀκούειν αὐτοῦ, « Pendant le jour, il enseignait dans le Temple, et la nuit il sortait pour aller bivouaquer vers le Mont dit des Oliviers. Et, dès l’aurore, tout le peuple venait à lui dans le Temple pour l’écouter ». D’une manière compréhensible, la mention de Jésus passant la nuit au mont des Oliviers et du peuple se rassemblant pour l’écouter dans le Temple a amené le copiste à insérer ici la péricope de la femme adultère. L’enchaînement n’est toutefois pas franchement meilleur qu’en Jn 7, 52-53, mais les exégètes ont fait remarquer que stylistiquement le résultat était plus homogène, car de nombreux termes ou formules de la péricope sont lucaniens plutôt que johanniques. Mais c’est la dimension peut-être anecdotique de la présentation de la transcription et, à terme, de l’édition, qui retient notre attention : qui cherche une transcription de l’évangile de Jean selon la forme de la famille f13 se trouve amené à lire un passage attribué dans ces manuscrits à l’évangile de Luc : « Quand l’eau courbe un bâton ma raison le redresse ». Le chercheur a considéré que la péricope sur la femme adultère faisait partie de l’évangile de Jean ; il l’édite donc dans son travail, alors même que son corpus de manuscrits lui affirme le contraire. Je retiens comme troisième et dernier point des éléments liés à la pratique des lecteurs. Cette dimension de la transmission indirecte est depuis longtemps présente dans les apparats critiques du Nouveau Testament, à côté d’un autre élément qui sera brièvement mentionné ici, les traductions anciennes des textes. Par transmission indirecte on entend les citations des Écritures chez les auteurs chrétiens anciens, mais aussi, pour la péricope de la femme adultère, toute forme d’allusion qui permet de considérer que tel ou tel auteur connaît le passage. Dans notre cas, l’enjeu est traditionnellement la confrontation entre la documentation manuscrite et le corpus patristique. Certaines œuvres semblent présenter des allusions à cette péricope : c’est le cas notamment de la Didascalie des apôtres (IIIe siècle)33 ou du Commentaire sur l’Ecclésiaste de Didyme
32 http://iohannes.com/transcriptions/index.html?witness=69&language=greek# consulté le 9 avril 2019. 33 Ce témoignage et tous les autres sont étudiés dans la monographie qui fait toujours autorité, U. BECKER, Jesus und die Ehebrecherin. Untersuchungen zur Text- und Überlieferungsgeschichte von Joh. 7,53-8,11, Berlin, A. Töpelmann (Beiheft zur Zeitschrift für die neutestamentliche Wissenschaft und die Kunde der älteren Kirche, 28), 1963 ; l’étude a été renouvelée par J. KNUST – T. WASSERMAN, To Cast the First Stone. The Transmission of a Gospel Story, Princeton, Princeton University Press, 2018.
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l’Aveugle (IVe siècle), retrouvé en 1941 parmi les papyrus de Toura34. Mais je reviens plus particulièrement sur deux œuvres, dont la coïncidence m’a frappée. Un des premiers témoignages invoqués pour l’antiquité de la péricope est celui d’Eusèbe. Dans l’Histoire ecclésiastique, celui-ci cite Papias, évêque de Hiérapolis dans la première moitié du IIe siècle, et dit de lui : ἐκτέθειται δὲ καὶ ἄλλην ἱστορίαν περὶ γυναικὸς ἐπὶ πολλαῖς ἁμαρτίαις διαβληθείσης ἐπὶ τοῦ κυρίου, ἣν τὸ καθ᾿ Ἑβραίους εὐαγγέλιον περιέχει35, « Il expose aussi une autre histoire au sujet d’une36 femme accusée de nombreux péchés devant le Seigneur, que renferme l’Évangile selon les Hébreux ». Papias connaîtrait donc une histoire de « femme accusée de nombreux péchés » ; il ne s’agit pas nécessairement de la femme adultère, même si la traduction par Bardy, « de la femme », laisse penser qu’il a effectué cette identification – peut-être à raison. Quant à la fin de l’allusion, elle ne permet pas de déterminer si Papias connaît la péricope sur cette femme par l’Évangile des Hébreux ou s’il connaît une histoire qui ressemble à celle qu’Eusèbe connaît par l’Évangile des Hébreux. Mérite ici de retenir l’attention l’histoire de la transmission de ce passage, en l’occurrence sa traduction en latin par Rufin d’Aquilée, à la fin du IVe siècle : Simul et historiam quamdam subiungit de muliere adultera, quae accusata est a Iudaeis apud Dominum. Habetur autem in euangelio, quod dicitur secundum Hebraeos, scripta ista parabola37, « En même temps, il ajoute aussi une histoire au sujet d’une femme adultère accusée par les Juifs devant le Seigneur. On a cette parabole mise par écrit dans l’évangile dit selon les Hébreux. » Rufin a pris sur lui de désigner les « nombreux péchés » mentionnés par Eusèbe sous le terme d’adultère, induisant ainsi une référence à l’évangile de Jean. Latin, Rufin connaît l’évangile de Jean dans sa forme incluant la péricope de la femme adultère ; quand il se trouve face à un texte qui évoque une femme accusée pour ses péchés devant le Seigneur, il synthétise les « nombreux péchés » en un seul, l’adultère, et fait ainsi de l’Histoire ecclésiastique, dans sa version latine, un témoin pour ainsi dire apocryphe de l’existence de la péricope. Curieusement, mille ans plus tard, un procédé semblable se reproduit dans les Annotationes in Novum Testamentum d’Érasme. Comme celles du Nouveau Testament, les éditions des Annotationes se sont succédé rapidement (1516, 34 Sur ce témoin, voir notamment B. D. EHRMAN, « Jesus and the Adulteress », New Testament Studies 34 (1988), p. 24-44, réimpr. in B. D. EHRMAN, Studies in the Textual Criticism of the New Testament, Leyde – Boston, Brill (New Testament Tools and Studies, 33), 2006, p. 196-220. 35 Eusèbe de Césarée, Histoire ecclésiastique 3, 39, 17, éd. SCHWARTZ (GCS, 9/1), trad. et notes BARDY, Eusèbe de Césarée. Histoire ecclésiastique, Tome I, Livres I-IV, Paris, Cerf (SC, 31), [1952] 2011, p. 157. 36 Bardy traduit « de la ». 37 Éd. MOMMSEN (GCS, 9/1), p. 293.
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1519, 1522, 1527, 153538). Dans l’édition de 1527, à propos de la péricope de la femme adultère, Érasme tient des propos très intéressants sur la valeur des apocryphes, mais surtout il explique que les Pères grecs, et notamment les deux grandes références que sont Jean Chrysostome et Théophylacte, ne commentent pas la péricope. En revanche, dans l’édition de 1535, Érasme est plus nuancé ; il rappelle cette absence et poursuit en disant : Unde mirum est Chrysostomum alibi, uidelicet homilia 60, huius historiae meminisse. Sic enim scribit inter caetera : Ut quum rogarunt, an liceret censum dare Caesari, et an lapidanda esset adultera. Nisi forte putandum est, alterum exemplum a studioso quopiam adjectum esse. C’est pourquoi il est étonnant que Chrysostome fasse mention de cette histoire quelque part – dans son homélie 60. Voici ce qu’il y écrit notamment : « Ils lui demandent s’il est permis de payer l’impôt à César, et de lapider la femme adultère » (à moins peut-être qu’il ne faille considérer que le second exemple ait été ajouté à cet endroit par un homme plein de zèle).39
Érasme est troublé par cette évocation de la femme adultère par Chrysostome, dont jusqu’alors il considérait qu’il ne connaissait pas cette péricope. Quelle nouvelle source a-t-il donc à disposition, qui entraîne cet ajout scrupuleux entre 1527 et 1535 ? En l’absence d’indication précise, on peut penser que l’homélie à laquelle il se réfère appartient à la série sur Jean. Et vraisemblablement, c’est en latin qu’il dispose des homélies de Chrysostome. Or dans le Chrysostomus latinus, la numérotation des homélies est décalée ; l’homélie grecque 60 correspondrait donc à l’homélie 61, qui de fait mentionne l’impôt payé à César : Καὶ γὰρ ὅτε προσῆλθον ἐρωτῶντες, εἰ Ἔξεστι δοῦναι κῆνσον Καίσαρι, ἢ οὔ· καὶ ὅτε περὶ ἀφέσεως γυναικὸς διελέγοντο· καὶ ὅτε περὶ ἐκείνης ἐπυνθάνοντο, ἣν ἔφασαν ἑπτὰ ἄνδρας ἐσχηκέναι, ἑάλωσαν, οὐκ ἀπὸ φιλομαθείας, ἀλλ’ ἀπὸ γνώμης σκαιᾶς πεύσεις αὐτῷ προσάγοντες. Ἀλλ’ ἐκεῖ μὲν αὐτοὺς ἐλέγχει λέγων· Τί με πειράζετε, ὑποκριταί ; δεικνὺς ὅτι οἶδεν αὐτῶν τὰ ἀπόρρητα.40 Et quand on venait lui demander s’Il est permis de payer l’impôt à César, ou non, et quand ils discutaient du fait de renvoyer sa femme, et quand ils interrogeaient au sujet de celle dont ils disaient qu’elle avait eu sept maris, ils étaient pris sur le fait en train de lui présenter des questions non par l’amour de la science mais par la perversité de leur esprit. Et lui les accusait en disant : Pourquoi me mettez-vous à l’épreuve, hypocrites ? montrant qu’il connaissait leurs pensées secrètes.
Dans la forme du texte grec dont nous disposons grâce à la Patrologia Graeca, l’expression qui suscite la discussion est περὶ ἀφέσεως γυναικός. Pas question ici de lapidation ; ἄφεσις désigne le fait de renvoyer, éventuellement de 38 A. GODIN, Érasme lecteur d’Origène, Genève, Droz (Travaux d’Humanisme et de Renaissance, 190), 1982, p. 120. 39 ÉRASME, Annotationes in Novum Testamentum, 1516, 1535, ad loc. 40 Jean Chrysostome, Homélies sur Jean 61, PG 59, 337.
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divorcer, mais l’adultère non plus que la lapidation ne sont mentionnés. Si Érasme a lu cette homélie en latin, sans doute est-ce la traduction qui l’a induit en erreur. De quelle traduction s’agit-il ? Évidemment pas de celle de Montfaucon (1718-1738), reprise dans la Patrologie (de repudianda uxore) ; deux traductions sont antérieures à Érasme, et il a bien connu celle de Francesco Griffolini, dit l’Arétin, dont la première édition est de 1470, puisqu’il a édité en 1530 les œuvres de Chrysostome à partir de plusieurs traductions préexistantes, dont celle-ci. La consultation de l’ouvrage montre que l’Arétin est bien responsable de cette traduction fautive par an lapidanda esset adultera41 ; et la diffusion de cette traduction, reprise par de grands savants, stigmatise ceux qui n’ont pas eu recours au texte grec, y compris Lenain de Tillemont42. Mais surtout, l’Arétin a été victime, comme Rufin, de sa connaissance de la Bible latine : familiers de l’épisode de la femme adultère, tous deux ont considéré que c’était à cette péricope que renvoyait, l’un le passage d’Eusèbe, l’autre le passage de Jean Chrysostome. Grâce à eux, deux auteurs grecs se trouvent, dans l’Occident latin, au nombre des commentateurs d’une péricope dont ils ignoraient l’existence : c’est Jean Chrysostome lecteur de la Vulgate. Au cours des siècles le texte biblique a été construit et déconstruit : l’évangile de Jean est exemplaire de ce processus en ce que la péricope de la femme adultère, agrégée progressivement au texte, s’en est retrouvée mise à l’écart aux XIXe et XXe siècles. Rejetée par les éditeurs dans la lignée de Tischendorf, sous l’influence de la famille textuelle à laquelle appartient le Sinaïticus, comme par les exégètes soucieux de commenter la forme la plus ancienne de l’évangile de Jean, cette pierre fait toutefois partie aujourd’hui de l’édifice johannique : le passage se trouve dans les commentaires récents du Nouveau Testament et dans les bibles en langue vernaculaire ; il a été réintégré au texte principal du NestleAland dans la 27e édition – entre crochets bien sûr. On pourrait désormais envisager la péricope de la femme adultère comme la pierre angulaire d’une forme de nouvelle philologie appliquée au texte du Nouveau Testament : dans l’Antiquité, des communautés chrétiennes ont eu accès à un évangile de Jean 41 Jean Chrysostome, Homélies sur Jean 60, trad. GRIFFOLINUS, Rome, in S.Eusebii monasterio scripte & dilige[n]ter correcte [Georg Lauer], 1470, f. 194r. L’imputation à l’Arétin a été aussi repérée par l’éditeur moderne des Annotationes d’Érasme (Opera omnia Desiderii Erasmi Roterodami: recognita et adnotatione critica instructa, notisque illustrata, vol. 6.6, Amsterdam [etc.], 2003, note sur 699-706, p. 105), qui n’explique pas l’origine de l’expression dans la traduction latine. 42 Mémoires pour l’histoire des sciences et des beaux-arts, décembre 1707, art. 154, recension du 11e tome de Lenain de Tillemont, Mémoires pour servir à l’histoire ecclésiastique des six premiers siècles…, p. 2057 : « Apparemment Mr de Tillemont sçavoit le grec, et il en mêle quelques mots dans ses notes. Mais s’il avait lu le texte grec de saint Jean Chrysostome hom. 60 sur saint Jean, il n’auroit point dit que l’histoire de la femme adultère y est citée. Il y a en cet endroit-là περὶ ἀφέσεως γυναικός, ce qui se rapporte à ce que (sic) saint Matthieu chap. 19, v. 3 et saint Marc ch. 10. »
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contenant la péricope de la femme adultère, d’autres pas ; en d’autres termes, pour certains lecteurs, le discours de Jésus, lors de la fête des Tentes, sur son identité (chapitres 7 et 8) était interrompu par le récit d’un piège tendu par les scribes et les pharisiens et par l’expression d’un pardon accordé à une femme adultère, alors que pour d’autres l’évangile de Jean ne contenait aucun récit de mise à l’épreuve par les Juifs, aucun passage évoquant clairement une faute d’ordre sexuel, ni aucune invitation à ne plus pécher adressée spécifiquement à une femme. Ainsi, par l’absence de la péricope de la femme adultère dans leur copie de l’évangile de Jean, Jean Chrysostome ou Cyrille d’Alexandrie ont été conduits à commenter un texte significativement différent de celui d’Augustin : envisager l’évangile de Jean à partir des exemplaires qui ont circulé et de leur lien avec une région ou une communauté pourra permettre de mieux comprendre la manière dont l’exégèse et la théologie chrétiennes ont été élaborées dans l’Antiquité.
LA RECENSION B DE LA LISTE D’APÔTRES « ANONYME I » (BHG 153c) ET SA TRADITION LATINE CHRISTOPHE GUIGNARD Faculté de théologie catholique, Université de Strasbourg
Les personnages de la Bible ont suscité dans l’Antiquité tardive une production importante de textes et de traductions, souvent anonymes et, à ce titre, volontiers modifiés, mis à jour, abrégés ou amplifiés. Cette production a notamment pris la forme d’opuscules constitués de séries de brèves notices individuelles consacrées aux Prophètes et aux Apôtres ou encore à d’autres personnages néotestamentaires. On les désigne respectivement comme Vies des Prophètes et listes d’apôtres. Même si les premières sont généralement plus développées que les secondes, cette différence de désignation est quelque peu trompeuse : les « vies » sont bien plus brèves que ce nom ne le donnerait à penser, tandis que la plupart des « listes » ne sont pas de simples énumérations de noms, mais compilent un certain nombre de données, telles que le champ de mission ou le lieu de mort et/ou de sépulture de l’Apôtre. Ces listes ont pris des formes diverses et ont circulé dans à peu près toutes les langues de la chrétienté ancienne et médiévale. Elles représentent une production foisonnante, qui est encore très loin d’être inventoriée de façon exhaustive. Beaucoup de textes demeurent inédits et ceux qui sont édités ne le sont pas toujours de façon satisfaisante. Les inventaires tels que les Bibliothèques hagiographiques des Bollandistes ou les Claves des textes patristiques ne permettent guère plus qu’une orientation sommaire et il faudra sans doute encore de longues années avant qu’il soit possible de présenter un classement plus complet et plus satisfaisant. La famille de listes connue sous le nom d’« Anonyme I » (BHG 153c) L’une des plus anciennes listes d’apôtres, sinon la plus ancienne, est celle qui est aujourd’hui désignée comme « Anonyme I ». Comme beaucoup de listes
Cette contribution s’inscrit dans un projet d’édition critique des listes grecques d’apôtres en lien avec l’Association pour l’étude de la littérature apocryphe chrétienne. Un subside du Fonds national suisse m’a permis de recenser les manuscrits. Mon système de sigles pour les manuscrits (initiale du lieu de conservation et numéro) se réfère à une liste encore inédite constituée dans le cadre de ce projet de recherche.
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d’apôtres, elle est connue sous des formes variées, qui se distinguent par des ajouts, des suppressions, des modifications dans l’ordre des notices, etc. Ces différences permettent d’identifier sans peine un certain nombre de recensions et d’esquisser une histoire du texte. Ces caractéristiques font de l’Anonyme I un exemple très clair de « texte à plusieurs mains », expression à entendre évidemment dans un sens diachronique, et à « transmission plurielle ». J’ai exposé les grandes lignes de l’histoire du texte de l’Anonyme I dans un article paru en 2015, où j’ai également publié le texte des trois recensions grecques connues sous forme synoptique1. J’y recourais à un langage essentiellement descriptif pour désigner ces formes textuelles (plus ancien état connu du texte, premier remaniement, second remaniement), sans introduire de nomenclature particulière. Mes recherches récentes m’ont rendu de plus en plus sensible aux différences qui existent entre elles, au point que, sans relativiser en rien l’importance du fonds commun, j’incline à considérer l’Anonyme I non tant comme une liste que comme une famille de listes2. Aussi ai-je jugé indispensable de proposer une nomenclature précise, qui permette de rendre compte de la variété des recensions, sans toutefois bouleverser l’usage établi, afin de ne pas ajouter de confusion dans un domaine déjà fort complexe. J’utiliserai donc ici les appellations de recension A (ou Anonyme I A) pour l’état du texte le plus ancien (version latine de Vérone et Vat. gr. 1506 [V12]), de recension B (ou Anonyme I B) pour le « premier remaniement » (Vatopédi 853 [AV3] et autres versions anciennes) et de recension Bb pour le « deuxième remaniement », qui représente en fait une forme abrégée de la recension B plutôt qu’une recension à part entière. Par-delà leurs différences, l’Anonyme I A et l’Anonyme I B représentent une liste très sommaire, qui comprend les Douze, Paul et quelques disciples, ainsi que des indications sur les quatre évangiles. La recension A est en tout cas antérieure au VIe siècle, car le plus ancien témoin connu, un manuscrit d’origine arienne conservé à Vérone, qui en contient une version latine, a été copié aux environs de 5003, mais elle pourrait remonter plus haut 1 Voir C. GUIGNARD, « La tradition grecque de la liste d’apôtres “Anonyme I” (BHG 153c), avec un appendice sur la liste BHG 152n », Apocrypha 26 (2015), p. 171-209. 2 De fait, la différence entre la recension A et la recension B est au moins aussi grande que la différence qui existe entre la recension B et la liste anonyme éditée par B. DONATO (Ἐξηγήσεις παλαιαὶ καὶ λίαν ὠφέλιμοι… ὑπὸ Οἰκουμενίου καὶ Ἀρέθα συλλεχθεῖσαι… Expositiones antiquae ac ualde utiles ab Oecumenio et Aretha collectae…, Vérone, 1532, f. 4r-5r), qui forme le fonds ancien de la liste publiée par T. SCHERMANN sous le nom d’Épiphane à partir de deux recensions plus récentes (Prophetarum vitae fabulosae, indices apostolorum discipulorumque Domini, Dorotheo, Epiphanio, Hippolyto aliisque vindicata, Leipzig, Teubner [Bibliotheca scriptorum Graecorum et Romanorum Teubneriana], 1907, p. 107-126). 3 Il s’agit du ms. Verona, Biblioteca capitolare, LI (49). Pour la date, voir R. GRYSON, Le Recueil arien de Vérone (ms. LI de la Bibliothèque capitulaire et feuillets inédits de la collection Giustiniani Recanati) : étude codicologique et paléographique, Steenbrugge – La Haye, Abbaye Saint-Pierre – M. Nijhoff (Instrumenta patristica, 13), 1982, p. 60-66.
LA RECENSION B DE LA LISTE D’APÔTRES « ANONYME I »
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(IVe-Ve siècle4). Quant à la recension B, qui en dépend, on ne se trompera guère en la plaçant entre la fin du IVe siècle et le milieu du VIe, car, comme on le verra, il semble qu’elle existait déjà en traduction latine et éthiopienne au plus tard à la fin du VIe siècle. Pour donner une vue d’ensemble de la tradition de l’Anonyme I, je résumerai rapidement les conclusions de mes précédents travaux sur les différentes recensions du texte, mais je m’attacherai surtout à poursuivre l’étude en me concentrant sur la recension B dont la postérité latine s’est avérée, au fil de mes recherches, plus importante que prévu. Ce parcours sera l’occasion de vérifier l’intérêt potentiel de branches parfois négligées de la tradition d’un texte, à la fois pour son histoire, sinon pour son établissement, et pour sa Wirkungsgeschichte. Recensions grecques et versions anciennes de l’Anonyme I Les diverses recensions de l’Anonyme I sont connues par un nombre restreint de témoins directs et de versions anciennes, mais leur dispersion géographique, entre l’Éthiopie et l’Europe occidentale, témoigne de la large diffusion qu’a dû avoir à haute époque cette famille de listes – et tout particulièrement la recension B –, avant de se voir supplantée par des listes plus développées. De fait, l’un des intérêts de la tradition de l’Anonyme I est l’importance des versions anciennes. C’est d’ailleurs à la découverte de la première d’entre elles, celle de Vérone, qu’est liée l’identification même de l’Anonyme I. En effet, quand bien même il en connaissait déjà deux manuscrits (V12 et AV3), le dernier éditeur des listes grecques d’Apôtres, Theodor Schermann, ne s’était pas aperçu de leur parenté et les avait considérés comme des représentants de listes déjà connues5. C’est l’historien anglais Cuthbert Hamilton Turner, à qui l’on doit l’editio princeps de la version latine, qui en a le premier reconnu l’indépendance de l’Anonyme I, son ancienneté et son importance6. Turner a mis en lumière la parenté entre cette version latine et V12 (copié en 1024). Tous deux représentent fondamentalement la même forme textuelle, à savoir la recension A, même si V12 présente quelques ajouts, dont l’un ou l’autre se retrouve dans la recension B7, tandis que d’autres sont isolés8. 4
Un terminus post quem est fourni par l’utilisation par le rédacteur de l’Histoire ecclésiastique d’Eusèbe, déjà signalée par C. H. TURNER, « A Primitive Edition of the Apostolic Constitutions and Canons. An Early List of Apostles and Disciples », Journal of Theological Studies 15 (19131914), p. 53-65, ici p. 61 sq. 5 Voir T. SCHERMANN, Prophetarum vitae fabulosae…, op. cit., p. 126-128 (Vatoped. 635, revera 657, nunc 853 = AV3) et 163-167 (Vat. gr. 1506 = V12). 6 Voir C. H. TURNER, « A Primitive Edition of the Apostolic Constitutions and Canons… », art. cit. 7 V12 a déjà les mêmes ajouts que les autres manuscrits grecs à propos de Jacques fils de Zébédée (§ 3) et de Jacques fils d’Alphée (§ 9). 8 Voir les notices sur Barthélemy (§ 6) et Matthieu (§ 8).
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L’Anonyme I A reste avant tout une liste de champs de mission des apôtres. Les indications relatives à leur mort ou à leur sépulture ne sont pas systématiques ; elles ne concernent que Pierre, Philippe, Thaddée (en tout cas dans V12), Simon, Paul, l’Eunuque, auxquels s’ajoutent dans V12 les deux Jacques et Barthélemy. Malheureusement, l’état déplorable des folios qui nous conservent la liste d’apôtres dans le manuscrit de Vérone ne permet pas toujours de déterminer avec certitude la lettre de son texte9. Autre manuscrit connu depuis longtemps10, AV3, un peu plus ancien que V12, puisqu’il est datable du Xe siècle, est l’unique représentant grec d’un texte remanié, l’Anonyme I B, qui constitue la recension la plus riche de détails, notamment sur la mort des apôtres. Ce manuscrit sert donc de point de repère essentiel dans la tradition de l’Anonyme I et aide à relier entre eux les divers témoins non grecs de cette forme textuelle. Cette recension se caractérise notamment par l’ajout d’une notice sur Marc en neuvième position, juste après Matthieu. Cette insertion de Marc, sans addition parallèle concernant Luc, et le contenu de la notice, riche en détails sur Alexandrie, suggèrent une provenance égyptienne. Les autres témoins de la recension B se répartissent entre deux aires linguistiques. Il y a d’une part une version éthiopienne, sans doute très ancienne, ce qui tend à confirmer l’origine égyptienne de la recension B. Cette version est conservée dans trois manuscrits canonico-liturgiques, dont l’unique témoin connu à ce jour de la plus ancienne collection de ce type, à laquelle Alessandro Bausi a donné le nom de Collection aksoumite11. Cette version est de toute évidence une traduction faite directement sur le grec. Elle semble remonter aux Ve ou au VIe siècle12. Sa parenté avec AV3 est évidente. D’autre part, deux textes latins ont été signalés : une compilation tardo-antique à laquelle François Dolbeau a attribué le sigle Epi, et une brève liste connue sous le nom de Laterculus. C’est cette tradition latine, qui se rattache également à la recension B, qui retiendra surtout mon attention. Je relève un fait assez remarquable : quatre des témoins mentionnés jusqu’ici attestent un lien avec la tradition manuscrite des Constitutions et Canons apostoliques. Non seulement le manuscrit de Vérone et V12 sont des témoins de 9
Voir C. GUIGNARD, « La tradition grecque de la liste d’apôtres “Anonyme I”… », art. cit., p. 174 sq. 10 R. A. LIPSIUS en avait fourni une collation presque complète, apôtre par apôtre, dans le volume complémentaire (1890) de ses Apokryphen Apostelgeschichten und Apostellegenden (Braunschweig, 1883-1890) ; pour le détail des références, voir C. GUIGNARD, « La tradition grecque de la liste d’apôtres “Anonyme I”… », art. cit., p. 173, n. 8. 11 Voir A. BAUSI, « La Collezione aksumita canonico-liturgica », Adamantius 12 (2006), p. 43-70, et ID., « Una “lista” etiopica di apostoli e discepoli », in C. BAFFIONI et al. (éds.), Æthiopica et Orientalia. Studi in onore di Yaqob Beyene, Naples, Università di Napoli « L’Orientale » (Studi Africanistici. Serie Etiopica, 9), 2012, vol. I, p. 43-67. 12 Voir A. BAUSI, « Una “lista” etiopica di apostoli e discepoli », art. cit., p. 46.
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ces textes, mais ce lien se devine encore dans deux témoins de la recension B. En effet, bien qu’il s’agisse d’un Praxapostolos13, AV3 garde la trace de l’origine de son texte de l’Anonyme I : au titre originel de la liste s’est substitué un intitulé qui était à l’origine la souscription des Constitutions ; la comparaison avec V12 montre que la liste d’AV3 a été reprise à un manuscrit qui présentait la même succession de textes14. Enfin, le fait que la version éthiopienne soit transmise au sein d’une collection canonique qui présente des contacts significatifs avec le Veronensis15 suggère la même provenance. Ces liens avec la tradition des Constitutions apostoliques ne donnent aucune indication sur l’origine ultime de l’Anonyme I (A), qui peut fort bien avoir eu une existence indépendante avant d’être joint à cette œuvre. En revanche, ils montrent que les premiers développements du texte – en tout cas les premiers que nous puissions saisir – et en particulier le remaniement qui a produit la recension B ont été réalisés au cours de la transmission de l’Anonyme I comme annexe aux Constitutions apostoliques. Pour que cet aperçu de l’histoire du texte soit complet, je mentionnerai rapidement la recension Bb, fruit d’un remaniement de la recension B. Cette (sous-) recension, qui est transmise dans trois manuscrits néotestamentaires (B2, SP2, C116), élimine les notices relatives aux membres des Soixante-dix et aux Évangiles (§ 17-28), mais ajoute une ligne sur Jean-Baptiste (§ 16a). Pour le reste, elle ne se différencie guère de B du point de vue du contenu, mais s’attache surtout à rendre la formulation un peu moins laconique. Le plus ancien des manuscrits que j’ai pu identifier remonte au XIe siècle, mais, en tout cas à ce stade, il est impossible de la situer plus précisément entre l’Antiquité tardive et le début du deuxième millénaire. À ma connaissance, il n’en existe aucune version dans une autre langue. 13 Gregory-Aland 1720 ; voir C. GUIGNARD, « The Content of Vatopedinus 853 (= Minuscule 1720 Gregory-Aland) », Novum Testamentum 53/4 (2011), p. 388-389. 14 Voir C. GUIGNARD, « La tradition grecque de la liste d’apôtres “Anonyme I”… », art. cit., p. 187. 15 A. BAUSI, « La Collezione aksumita canonico-liturgica », art. cit., p. 45, remarque : « Il fatto che un certo numero di testi della Collezione aksumita, e alcuni dei più significativi…, si ritrovino in antiche versioni latine in manoscritti della Biblioteca Capitolare di Verona [en particulier les volumes cotés LI (49), LV (53) et LX (58)] non può certo essere attribuito al caso: si deve invece alla sopravvivenza parallela di testi ‘arcaici’ in due ‘aree laterali’ opposte della cristianità, latina ed etiopica, e alla storia particolare dei testi conservati a Verona. » Outre l’Anonyme I (texte no 7 de la Collection aksoumite), il relève des contacts avec le ms. LI (49) à propos des textes no 5 et 11. 16 Il s’agit respectivement du Berolinensis Ham. 625 (413), du XIe siècle (Praxapostolos, Greogry-Aland 1311), Petropolitanus gr. 211 (308), de la fin du XIIIe siècle (Praxapostolos, GreogryAland 2143) et du Cantabrigiensis S. Trinitatis B. 10. 16, daté de 1316 (Nouveau Testament sans l’Apocalypse, Gregory-Aland 449) ; voir C. GUIGNARD, « La tradition grecque de la liste d’apôtres “Anonyme I”… », art. cit., p. 182-185. Le manuscrit de Cambridge présente la particularité de compléter cette recension de l’Anonyme I par une liste dorothéenne de disciples pour constituer la liste BHG 152n (sur la liste de disciples, voir ibidem, p. 207-209).
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Une autre tradition latine – une autre traduction latine ? L’importance du manuscrit de Vérone, l’antiquité de la version qu’il contient et la fenêtre qu’il ouvre sur ce qui pourrait être l’Urtext de l’Anonyme I ont eu tendance à éclipser les données plus lacunaires du reste de la tradition latine de cette liste. Il faut cependant saluer l’apport considérable des recherches de François Dolbeau sur cette autre tradition. Ses travaux sont désormais rassemblés dans le recueil Prophètes, apôtres et disciples dans les traditions chrétiennes d’Occident17. On lui doit notamment l’editio princeps d’une compilation importante (Epi)18, dont il a mis en évidence la dépendance par rapport à l’Anonyme I sous une forme proche de celle du manuscrit du Vatopédi et clarifié les rapports avec le De ortu et obitu patrum d’Isidore de Séville, dont il est une source19. Il a également reconnu un représentant de cette même tradition dans une très brève liste couramment désignée comme Laterculus apostolorum (BHL 653). Je me propose de poursuivre ici la recherche sur cette tradition en montrant que ces deux textes dérivent d’une même traduction latine de l’Anonyme I B (version latine B) et qu’il est possible d’en repérer des traces dans un troisième texte. Il apparaît ainsi que les deux principales recensions de l’Anonyme I ont circulé en latin. La compilation Epi Tel qu’il se présente dans le Paris. lat. 4886 (P), un manuscrit du IXe siècle d’origine septimanienne20, le Libellus sancti Epiphani… priorum prophetarum comprend deux grandes sections : l’une sur les prophètes (sigle Epi1 ; version latine de la Recensio anonyma des Vies des prophètes) ; l’autre sur les apôtres (dont les différentes parties sont désignées par les sigles Epi2 [apôtres], Epi3 [Marc et Luc] et Epi4 [disciples, évangiles]). Pour cette dernière, le compilateur
17 F. DOLBEAU, Prophètes, apôtres et disciples dans les traditions chrétiennes d’Occident. Vies brèves et listes en latin, Bruxelles, Société des Bollandistes (Subsidia hagiographica, 92), 2012. 18 F. DOLBEAU, Prophètes, apôtres et disciples…, op. cit., I. 19 Voir l’édition de C. CHAPARRO GÓMEZ, Isidoro de Sevilla, De ortu et obitu patrum. Vida y muerte de los santos, Paris, Les Belles Lettres (Auteurs latins du Moyen Âge), 1985. Sur Isidore et ses sources grecques, voir J. FONTAINE, Isidore de Séville et la culture classique dans l’Espagne wisigothique, vol. II, Paris, Études augustiniennes (Série Antiquité, 102), 19832, p. 852-854. Je signale par ailleurs la récente publication d’une liste latine dont Isidore constitue une source importante ; voir M. L. GANGEMI, « Una lista latina di apostoli in cerca d’autore », in M. PACIFICO et al. (éds.), Memoria, storia e identità. Scritti per Laura Sciascia, vol. I, Palerme, Associazione Mediterranea (Quaderni Mediterranea ricerche storiche, 17/1), 2011, p. 325-356 (d’après le ms. Bruxelles, Bibliothèque royale Albert Ier, IV, 62). 20 Sur ce manuscrit, voir F. DOLBEAU, Prophètes, apôtres et disciples…, op. cit., p. 9 sq.
LA RECENSION B DE LA LISTE D’APÔTRES « ANONYME I »
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utilise surtout deux sources21 : la principale est le Breviarium apostolorum (BHL 652), une liste d’apôtres qui figure notamment dans certains manuscrits du martyrologe hiéronymien, dont il reproduit les notices ; un témoin de l’Anonyme I B lui fournit des indications complémentaires qu’il interpole dans les notices du Breviarium22. Ce texte n’incluait pas Marc, mais, pour ce dernier, il trouvait une notice dans son texte de l’Anonyme I B. La correspondance précise avec la notice sur Marc qu’on trouve dans le manuscrit du Vatopédi (y compris une interpolation manifeste23) atteste suffisamment la parenté entre le modèle d’Epi2-4 et cette recension. Le compilateur semble aussi avoir privilégié l’ordre des apôtres de l’Anonyme I, à ceci près qu’il place Simon le Zélote avant Thaddée-Lebbée24. Cependant, sur ce point, on pourrait également voir l’influence de l’ordre de la liste des Douze que donne Mt 10, 2-4, puisque c’est cet ordre que suit l’Anonyme I. Le fait qu’Isidore utilise dans son De ortu et obitu patrum aussi bien la partie sur les prophètes que la partie sur les apôtres montre, comme l’écrit François Dolbeau, que « l’unité d’Epi […] est […] fort ancienne, sinon primitive »25. L’hypothèse d’une unité primitive impliquerait qu’Epi sous sa forme unitaire résulte du projet d’un traducteur compilateur œuvrant à partir de matériaux grecs (Vies des prophètes, Anonyme I B) et du Breviarium. François Dolbeau reste d’ailleurs prudent : … Epi1, qui est seul annoncé par le titre initial et qui dérive d’autres sources [qu’Epi2-4], pourrait avoir connu une existence indépendante. Son association, à l’intérieur de P, à l’ensemble Epi2-4 ne permet pas d’affirmer que la compilation […] est imputable à un traducteur unique.26
De fait, le titre général d’Epi donne à penser que celui-ci appartenait à l’origine à une version des Vies des prophètes transmise sous le nom d’Épiphane, sans addition d’autres matériaux : Libellus sancti Epiphanii episcopi priorum proph[a]etarum quis ubi passus sit martyrium et sancta eorum corpora quiescunt. L’existence d’un second manuscrit où le texte se limite à Epi1 – donc à la partie annoncée par ce titre – constitue un indice supplémentaire. Il est donc plus vraisemblable qu’Epi1 représente une version des Vies des prophètes, qui se trouvait déjà intégrée à un ensemble plus large (Epi) à l’époque d’Isidore (début du VIIe siècle), mais qui, à l’origine, en était indépendante et qui a continué à circuler de façon autonome. Il n’y a d’ailleurs aucun indice qu’au 21 La notice sur Luc, qui n’était traité par aucune de ces deux sources, fait exception : elle est inspirée de prologues évangéliques ; voir F. DOLBEAU, Prophètes, apôtres et disciples…, op. cit., p. 8. 22 Voir ibidem, p. 29. 23 Voir C. GUIGNARD, « La tradition grecque de la liste d’apôtres “Anonyme I”… », art. cit., p. 197, n. 122. 24 Voir F. DOLBEAU, Prophètes, apôtres et disciples…, op. cit., p. 7. 25 Ibidem, p. 30. 26 Ibidem, p. 8.
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XIIe
siècle Pierre Comestor, qui fait d’Epi1 un usage abondant27, ait connu plus que cette partie, car on ne trouve chez lui aucun écho d’Epi2-4 ; il faut toutefois relever que son Historia scholastica fait une place bien plus grande aux prophètes qu’aux apôtres. Quoi qu’il en soit, rien n’indique, en revanche, que la compilation des matériaux fournis par le Breviarium et l’Anonyme I (Epi2-4) ait jamais été conçue comme un texte indépendant. Le fait que la partie néotestamentaire n’ait pas de titre peut être interprété dans ce sens. En effet, dans le Paris. lat. 4886, Epi1 et Epi2-4 se suivent sans solution de continuité. Si cette partie n’a été réalisée que comme un complément aux Vies des prophètes, il est évidemment possible que le compilateur ait eu accès au texte grec de l’Anonyme I, mais il est plus économique de supposer qu’il a travaillé à partir de matériaux qu’il trouvait déjà en traduction latine. Ces considérations donnent corps à l’hypothèse selon laquelle il a existé à date haute une seconde traduction latine de l’Anonyme I, réalisée sur un modèle grec apparenté à AV3. Le Laterculus (BHL 653) Est-il possible d’étayer cette hypothèse ? Pour ce faire, il faut se tourner vers le Laterculus apostolorum (BHL 653). Particulièrement sèche, cette liste se limite généralement au lieu de sépulture des apôtres, tels que les indique l’Anonyme I B. Jusqu’à ces dernières années, ce texte a été édité et étudié sur la base de deux manuscrits seulement28. Ce petit nombre n’est pas dû au fait qu’il s’agit d’un texte rare, mais plutôt au fait que sa brièveté, son caractère anonyme et l’absence de titre29 ont longtemps découragé les rédacteurs de catalogues. Il est, en réalité, très répandu. En effet, tous les témoins identifiables se rattachent à la tradition de l’Historia scholastica de Pierre Comestor. Plus précisément, le Laterculus apparaît dans une partie des manuscrits après l’Historia libri actuum apostolorum30, qui constitue la dernière partie de l’Historia scholastica, mais qui est en réalité une continuation due à une autre main31, peutêtre celle de Pierre de Poitiers, chancelier de Paris32. Ce complément est en tout 27
Cet usage est signalé par F. DOLBEAU, ibidem, p. 13-15. Mss P et M de la liste donnée dans la n. 37. 29 Du moins dans la plupart des manuscrits ; le ms. Aarau, Aargauer Kantonsbibliothek, MsWettF 9 (2e quart du XIVe s.), f. 235rb-235va a la particularité d’avoir un titre : Ubi apostoli sepulti sunt (voir C. BRETSCHER-GISIGER – R. GAMPER, Katalog der mittelalterlichen Handschriften des Klosters Wettingen, Dietikon-Zürich, Graf, 2009, p. 107-110). 30 Voir A. SYLWAN, Petri Comestoris Scolastica historia. Liber Genesis, Turnhout, Brepols (Corpus Christianorum. Continuatio Mediaevalis, 191), 2005, p. XXXIV. 31 L’Historia scholastica allait initialement jusqu’à l’Ascension (voir l’épître dédicatoire à Guillaume de Champagne, PL 198, 1053-1054), mais l’Historia libri actuum apostolorum est présente dans la plupart des manuscrits. 32 Voir F. STEGMÜLLER, Repertorium biblicum medii aevi, IV, Commentaria. Auctores N-Q, Matriti, Consejo superior de investigaciones centíficas, Instituto Francisco Suárez, 1954, p. 369 (no 6785) ; P. S. MOORE, The Works of Peter of Poitiers, Master in Theology and Chancellor of 28
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cas antérieur à 118333. C’est en se greffant sur cette œuvre très diffusée – on en connaît plus de 800 manuscrits34 ! –, que le Laterculus s’est répandu à partir du XIIIe siècle, et sans doute ce texte serait-il resté inconnu sans cela. Il est évidemment intéressant de voir ressurgir un texte lié à l’Anonyme I sur les franges de la tradition de l’Historia scholastica, vu l’usage que Pierre Comestor lui-même faisait d’Epi (ou en tout cas d’Epi1) dans cette œuvre. Il faudra revenir sur ce point. La meilleure édition disponible reste celle de Lipsius35, mais on peut désormais aussi tenir compte du texte publié par Thomas Frenz et Peter Herde dans leur édition du Memorialbuch d’Albert de Bohème (Albert Behaim, 1180?1259?), où le Laterculus figure en compagnie d’extraits de l’Historia scholastica36. En attendant une nouvelle édition critique, le texte suivant, fondé sur l’édition de Lipsius, mais avec quelques modifications37, suffira aux besoins de la présente enquête : [1-2] [3] [4] [5] [6] [7] [8] [9]
Petrus et Paulus Romae sepulti sunt. Andreas Patras38 ciuitate Achaiae. Iacobus Zebedaei in arce Marmarica. Iohannes in Epheso. Philippus cum filiabus suis in Hierapoli Asiae. Bartholomaeus in Albano39 ciuitate maioris Armeniae. Thomas in Calamia40 ciuitate Indiae. Matthaeus in montibus Parthorum.
Paris (1193-1205), Notre Dame, University Press (Publications in Medieval Studies, 1), 1936, p. 7 et 118-122 ; A. SYLWAN, « Petrus Comestor, Historia Scholastica : une nouvelle édition », Sacris erudiri 39 (2000), p. 345-382. G. LOBRICHON évoque pour sa part un disciple anonyme ; voir « Le Mangeur au festin. L’Historia scholastica aux mains de ses lecteurs : Glose, Bibles en images, Bibles historiales (fin XIIe-XIVe siècle) », in G. DAHAN (éd.), Pierre le Mangeur ou Pierre de Troyes, maître du XIIe siècle, Turnhout, Brepols (Bibliothèque d’histoire culturelle du Moyen Âge, 12), 2013, p. 289-312, en l’occurrence p. 291 sq. 33 G. LOBRICHON, « Le Mangeur au festin… », art. cit., p. 291, propose une datation vers 1190-1195, mais il faut s’en tenir à la datation de P. S. MOORE, The Works of Peter of Poitiers…, op. cit., p. 118-122, car elle repose sur une donnée solide : le Paris. lat. 16943, qui contient déjà ce supplément, a été copié en 1183 (voir aussi A. SYLWAN, Petri Comestoris Scolastica historia…, op. cit., p. XL-XLV). 34 Voir A. SYLWAN, Petri Comestoris Scolastica historia…, op. cit., p. XXXI sq. 35 R. A. LIPSIUS, Die apokryphen Apostelgeschichten und Apostellegenden… Ergänzungsheft, Braunschweig, Schwetschke und Sohn, 1890, p. 17. 36 T. FRENZ – P. HERDE, Das Brief- und Memorialbuch des Albert Behaim, Munich, Monumenta Germaniae Historica (Briefe des späteren Mittelalters, 1), 2000, p. 84-86. Ces deux savants ne font pas référence aux manuscrits déjà connus ou aux éditions existantes, mais, outre le Memorialbuch, ils tiennent compte d’un manuscrit de Francfort (voir n. 39). 37 Ces modifications sont signalées en note. Voici les sigles des manuscrits : P = Paris, BNF, latin 9562, fin du XIIe siècle ; M = Venezia, BNM, class. XXI, 10, XIIIe siècle ; B = München, BSB, lat.- 2574 b, sans doute écrit en 1246 (Memorialbuch d’Albert de Bohème) ; F = Frankfurt/ Main, Stadt- und Universitätsbibliothek, Barth. 56, 1ère moitié du XIIIe siècle. Ce manuscrit omet les notices 14-16. 38 Leçon de BP (Patrae M). 39 Leçon de F (Albone BMP). 40 Leçon de BP (colamia M). Lipsius corrige en Calaminia d’après le Breviarium.
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[10] [11] [12] [13] [14] [15] [16]
Marcus Alexandriae in Buolis41. Iacobus Alphaei iuxta templum. Thaddaeus et Iudas in Beryto Edessenorum. Symon Cleopas42, qui et Iudas, post Iacobum episcopus CXX annorum crucifixus est in Hierusalem, Traiano mandante. Tytus Cretae. Crescens in Galliis. Eunuchus Candacis reginae unus ex septuaginta apostolis43 in Arabia quae felix dicitur passus est, ut ait Clemens in quinto libro Hypotyposeon, id est Informationum.
On notera l’absence de Matthias, soit par inadvertance, soit parce que la notice du modèle n’indiquait pas de lieu de sépulture. La relation entre Epi2-4 et le Laterculus L’appartenance du Laterculus à la tradition de l’Anonyme I B est évidente, puisque cette liste se focalise sur les lieux de sépulture (généralement absents de l’Anonyme I A). Elle contient d’ailleurs la notice sur Marc à la même place que dans AV3, à savoir après Matthieu. La notice sur l’Eunuque fournit un excellent point de comparaison entre les deux textes latins, puisque, dans ce cas, le texte d’Epi dépend exclusivement de l’Anonyme I : AV3
Epi4 44
Laterculus
Ὁ εὐνοῦχος Κανδάκης Eunucus Candacis τῆς βασιλίσσης Αἰθιόπων regine Aethiopum
Eunuchus Candacis reginae unus ex septuaginta apostolis ἐν Ἀραβίᾳ τῆ εὐδαίμονι in Arabia que felix uocatur in Arabia quae felix dicitur καὶ ἐν τῆ Προβάνῃ νήσῳ et in Taprobana insula τῇ ἐν τῇ Ἐρυθρᾷ· rubri maris. λόγος δὲ ἔχει ὡς Fertur autem quod καὶ μεμαρτυρηκέναι illic et martyr effectus sit. passus est, αὐτὸν ἐκεῖ. Ἐκ τῶν ἀποστόλων τοῦ Ex LXXa saluatoris cf. supra σωτῆρος τῶν oʹ γεγόνασιν, apostolis45 erat,
41
Correction de Lipsius (in buolis P, M omet ces mots). Leçon de B (Cleophas MP). 43 Leçon de M (discipulis BP). Dans la tradition occidentale, contrairement à l’usage grec, les Soixante-dix ou Soixante-douze sont généralement désignés comme des disciples et non comme des apôtres. La leçon authentique du Laterculus doit donc être apostolis, tandis que discipulis résulte d’un alignement sur l’usage latin. 44 Je restitue ici le texte tel qu’il se présente dans le manuscrit. 45 Ce mot a été oublié dans le texte imprimé par F. Dolbeau. Je le rétablis d’après le manuscrit (consultable sur Gallica.fr). 42
LA RECENSION B DE LA LISTE D’APÔTRES « ANONYME I »
ὡς ἱστορεῖ Κλήμης ἐν πέμπτῃ τῶν Ὑποτυπώσεων·
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sicut narrat Clemens in V libro Ypotirseon
ut ait Clemens in quinto libro Hypotyposeon
Informationum.
id est Informationum.
Même dans cette notice exceptionnellement développée, le Laterculus condense fortement son modèle, en supprimant la référence, sans doute trop exotique, à Taprobane (Ceylan), et en abandonnant la prudente réserve qui introduisait l’information relative au martyre (λόγος δὲ ἔχει ὡς…). Il réorganise aussi la notice en déplaçant l’information relative à l’appartenance aux Soixante-dix. Quelle relation littéraire le Laterculus entretient-il avec Epi2-4 ? François Dolbeau avait d’abord conclu à une provenance indépendante (le Laterculus dériverait directement du grec)46, mais il a par la suite infléchi sa position : Je suis désormais hésitant, car il me semble que BHL 653 subit aussi l’influence du Breviarium et fait souvent les mêmes choix lexicaux que le Parisinus latinus 4886. Je serais donc tenté d’admettre qu’il s’agit d’un simple abrégé sans lien direct avec le grec, mais reflétant un état plus archaïque de [la] liste [Epi2-4].47
J’incline pour ma part en faveur d’une troisième hypothèse : Epi2-4 et le Laterculus dérivent indépendamment d’une même version latine de l’Anonyme I B. Cette hypothèse explique aisément les contacts lexicaux. Bien que la brièveté du Laterculus les réduise à fort peu de choses et que le caractère peu recherché du vocabulaire les rende souvent peu signifiants, quelques accords sont révélateurs : • sepultus est (Epi2, 24 [Pierre] et 25 [Paul]) et sepulti sunt (Lat., 1-2), alors qu’AV3 a le présent (θάπτεται, 1 et 13) ; • dans la notice sur André, les deux textes latins qualifient Patras de ciuitate Achaiae, alors que le grec a simplement ἐν Πάτρᾳ τῆς Ἀχαΐας48 ; • dans la notice sur Jacques fils d’Alphée, tous deux rendent παρὰ τῷ ναῷ par iuxta templum ; • ils indiquent de façon semblable (quoiqu’avec un verbe différent) le nom d’Arabie heureuse (ἐν Ἀραβίᾳ τῆ εὐδαίμονι) dans la notice sur l’Eunuque : in Arabia que felix uocatur (Epi4), in Arabia quae felix dicitur (Lat., 16) ; 46
Voir F. DOLBEAU, Prophètes, apôtres et disciples…, op. cit., p. 13 (texte paru en 1986) : « … la place dans cet abrégé de l’évangéliste Marc […] coïncide, non avec l’ordre de P, mais avec celui du Vatopedinus 853. On est donc forcé d’admettre que BHL 653 dérive du grec directement, c’est-à-dire indépendamment d’Epi. » Cette conclusion était loin de s’imposer : cette place accordée à Marc parmi les Douze n’est guère satisfaisante et le compilateur d’Epi, qui voulait en outre ajouter Luc, aura préféré ranger ces évangélistes non apôtres après les Douze et Paul. 47 F. DOLBEAU, Prophètes, apôtres et disciples, op. cit., p. 204 sq. ; voir aussi p. 372 (additions et corrections au texte de 1986). 48 Le Breviarium a également ciuitate, mais, ayant déjà mentionné l’Achaïe dans la notice, ne répète pas le nom de la province.
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• enfin, ils glosent tous deux le titre d’Hypotyposes au moyen d’Informationum, comme le faisait Rufin dans l’Histoire ecclésiastique49. La parenté entre les deux textes latins est encore prouvée par des corruptions communes : • Epi2 situe la sépulture de Jacques fils de Zébédée in archa marmorica, et le Laterculus in arce Marmarica. Bien que divergentes, ces deux leçons présentent la caractéristique commune et unique d’avoir un r dans le nom (archa, arce). Sans s’accorder complétement sur ce qui semble être en fait un toponyme, les témoins grecs et la version éthiopienne reflètent au contraire une structure phonétique ἀκ-. En fait, la leçon d’Epi2 n’est sans doute rien d’autre qu’une corruption de la leçon attestée par le Laterculus (laquelle est évidemment une tentative de donner un sens à une forme qui, dans le modèle grec, pourrait avoir été Ἄκη, comme dans AV3 : puisque la liste nommait des cités, ne pouvait-il pas y avoir aussi une citadelle ?) Ne comprenant pas l’adjectif Marmarica (qui renvoie à une région aujourd’hui située à cheval entre la Libye et l’Égypte), quelque copiste l’aura rapproché de marmor en comprenant l’expression comme désignant non pas un lieu, mais le sarcophage de l’apôtre : « dans un coffre de marbre50 » ;
49 Voir Rufin, Histoire ecclésiastique VI, 13, 12 : sunt et alii eiusdem (scil. Clementis) Ὑποτυπώσεων libri octo, quos nos possumus informationum vel dispositionum nominare ; et 14, 1 : in libris vero Ὑποτυπώσεων, id est informationum… Je signale par ailleurs que, dans les dernières décennies du XIIIe siècle, le franciscain Pierre de Jean Olivi cite dans sa Lectura super Lucam (1, 44, éd. IOZZELLI [Collectio Olivana, 5], p. 166.103-105) un passage du ch. 8, 1 du De viris inlustribus de Jérôme en remplaçant par ce terme Ὑποτυπώσεων utilisé par Jérôme : sicut scribit Clemens in sexto Informationum libro ; cette équivalence figurait peut-être dans son manuscrit de l’œuvre de Jérôme (cf. le parallèle offert par le manuscrit de Hereford [sigle δ], qui glose le titre grec par cognationum ; voir l’apparat de l’édition de CERESA-GASTALDO [Biblioteca patristica, 12], p. 90). 50 L’adjectif marmoricus n’est pas enregistré par les dictionnaires, sinon conjecturalement par le Thesaurus linguae Latinae (vol. VIII, 1939, p. 413.77), qui renvoie à l’entrée brittaneum, elle aussi accompagnée d’un point d’interrogation. Le britanium marmoricum d’un glossaire (G. GÖTZ, Corpus glossariorum Latinorum, vol. V, Leipzig, 1894, p. 613, 4) semble en effet devoir être rapproché de l’entrée brittaneum deambulatorium marmorat[or]um d’un autre glossaire (ibid., p. 171, 9), le terme brittaneum ou britanium cachant sans doute, comme le veut Götz, le mot prytaneum (voir Thesaurus linguae Latinae, vol. II, p. 2199.63 sq.). Un autre exemple est fourni par une chronique rédigée dans le diocèse d’Autun en 801. À l’an 4557/5798, on lit notamment : Tunica Christi […] in civitate Zaphat procul a Hierusalem in arca marmoricam (sic) posita repperitur ; quam Gregorius Anthiocenus et Thomas Hierusolimorum, Iohannes Constantinopolitanus episcopi […] exinde condigne cum arca marmorica leve effecta, quasi ex ligno fuisset, […] Hierusolimam perduxerunt (éd. WAITZ, Monumenta Germaniae Historica. Scriptores, 13, p. 12, 39-43). Enfin, on peut relever que Pierre Abélard, dans son Sic et non, cite la notice d’Isidore sur Jacques fils de Zébédée (De ortu et obitu patrum 70) avec une variante non signalée dans l’apparat de Chaparro Gómez (p. 203) : sepultus in techa marmorica, expression qui signifie manifestement « dans un reliquaire (theca) de marbre ». Bien que marmoricus soit rarissime, ces exemples attestent assez qu’un copiste médiéval a pu être tenté de corriger marmarica en marmorica en faisant de ce terme un équivalent de marmoreus.
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• dans la notice sur Thomas, alors que les manuscrits grecs ont ἐν πόλει Καλαμίνῃ, Epi2 et le Laterculus ont tous deux la forme Calamia ; • le déplacement déjà signalé de la référence aux Soixante-dix dans la notice sur l’Eunuque du Laterculus témoigne d’une méprise qui apparaît aussi dans Epi4, à la fois dans le singulier erat (en face de γεγόνασιν) et dans la disposition du texte51. Il est probable que le rédacteur du Laterculus ait aussi lu erat. Face à ces convergences remarquables, on ne note aucun désaccord significatif. La différence la plus notable concerne l’implication de Trajan dans la mort de Simon Cléophas : alors qu’Epi rend fidèlement le grec ἐπὶ Τραϊανοῦ par sub Traiano, le Laterculus dit mandante Traiano. Cette formule étonne, mais elle est susceptible de s’expliquer soit par une mauvaise compréhension du sens de sub comme signifiant « en présence de » – or un supplice qui a lieu en présence de l’empereur est logiquement un supplice ordonné par l’empereur –, soit, plus vraisemblablement, de l’influence d’une tradition historiographique mettant directement en relation la mort de Simon fils de Cléophas avec une persécution ordonnée par Trajan, comme on peut le lire par exemple chez Prosper d’Aquitaine : Traiano adversum Christianos persecutionem movente Simon filius Cleopae qui in Hierosolimis episcopatum tenebat, cruci figitur52. La parenté est donc indéniable, ce qui amène à écarter résolument la première hypothèse émise par François Dolbeau. Il reste toutefois à déterminer si le Laterculus dérive d’Epi2-4, c’est-à-dire d’un texte du Breviarium interpolé au moyen de l’Anonyme I, ou s’il dépend directement de l’Anonyme I. Dans ce dernier cas, les similitudes relevées ci-dessus imposeront l’hypothèse qui en fait des témoins indépendants d’une même traduction latine. Car il est impossible de faire dépendre Epi du Laterculus, puisque le premier texte est parfois plus complet que le second, comme le prouve par exemple le cas de l’Eunuque présenté ci-dessus. Il faut maintenant examiner les éléments qui pourraient relier le Laterculus à Epi ou au contraire montrer son indépendance par rapport à ce texte. Je commence par l’influence du Breviarium évoquée par François Dolbeau. En supposant qu’elle s’exerce par l’intermédiaire d’Epi, elle se limiterait, me semble-t-il, 51
Voir F. DOLBEAU, Prophètes, apôtres et disciples…, op. cit., p. 49, n. 19 : « D’après la mise en page et la ponctuation, le copiste de P interprétait le renvoi à Clément comme s’appliquant à l’eunuque de Candace et non, comme il convenait, aux disciples nommés ensuite. L’auteur de l’abrégé BHL 653 a réagi de même. » 52 Prosper d’Aquitaine, Epitoma chronicon 558 (éd. MOMMSEN, p. 420). Cette notice a été reprise par diverses chroniques médiévales, qui pourraient également avoir influencé l’abréviateur, s’il faut placer celui-ci au Moyen Âge ; voir par exemple Bède le Vénérable, De temporum ratione 66.1104-1106 (éd. JONES [CCSL, 123B]). La source ultime de l’information est à chercher dans un extrait d’Hégésippe cité par Eusèbe (Rufin), Histoire ecclésiastique III, 32, 3.6, qui situe la persécution dont fut victime Simon fils de Cléophas à l’époque de Trajan, mais sans attribuer à ce dernier de rôle dans sa mort.
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aux deux éléments suivants53 : (1) absence du nombre des filles de Philippe (μετὰ τῶν δʹ αὐτοῦ θυγατέρων AV3) ; (2) la localisation de la sépulture de Matthieu in montibus Parthorum, à rapprocher du in montibus Portorum du Breviarium, alors que l’Anonyme I évoque une ville de Parthie dont le nom est mal transmis : εἰς Ῥεεῖ τῆς Παρθίας (AV3) ou ἐν Ἱερέϊ τῆς Παρθίας (manuscrits de la recension Bb54). Le premier cas pourrait être le fruit du hasard et, en tout état de cause, ne paraît guère significatif. Le cas de Matthieu a nettement plus de poids : à première vue, il semble prouver que le Laterculus dépend ici non pas de l’Anonyme I, mais du Breviarium par l’intermédiaire d’Epi. Cependant, cette conclusion est loin de s’imposer. Tout d’abord, il faut remarquer que tous les manuscrits anciens du Breviarium ont Portorum, tandis que Parthorum n’est donné que par une poignée de recentiores55. Il n’est donc pas évident que ce soit du Breviarium qu’Epi ait tiré sa leçon. Or, contrairement aux apparences, une autre provenance est tout à fait possible, car la leçon in montibus peut être reliée à la tradition de l’Anonyme I. En effet, in montibus correspondrait en grec à ἐν ὄρεσι et il se trouve qu’en onciale la leçon ®²¼º®®² d’AV3 présente une indéniable similitude graphique avec ®¶¸º®¼². Dès lors, Epi2 et le Laterculus ne dépendent pas nécessairement du Breviarium sur ce point, mais représentent plus vraisemblablement une traduction faite sur un manuscrit grec qui lisait ἐν ὄρεσι. Ce cas singulier ne saurait donc prouver une dépendance du Laterculus par rapport au Breviarium, mais il est néanmoins intéressant ; j’y reviendrai. 53 Un autre point sur lequel on pourrait songer à une influence du Breviarium sur le Laterculus est le regroupement de Paul avec Pierre, qui correspond à l’ordre des notices du premier (Paul entre Simon Pierre et André). Cependant, en tout état de cause, cette influence ne s’exercerait pas par l’intermédiaire d’Epi, puisque Paul y garde la place qui était la sienne dans l’Anonyme I (après Matthias). Ce regroupement a sans doute une cause toute simple : Pierre et Paul ont le même lieu de sépulture ; mais le rapprochement souvent fait entre les deux apôtres et leurs martyrs l’a certainement favorisé. 54 SP2 fait exception : il a ἐν Ἱεραπό(λει) τῆς Συρίας, leçon tirée d’une autre tradition ; voir C. GUIGNARD, « La tradition grecque de la liste d’apôtres “Anonyme I”… », art. cit., p. 195. 55 L’apparat négatif de l’édition de J. CARRACEDO FRAGA, « Breviarium Apostolorum (BHL 652): una edición », Compostellanum 50/1-4 (2005), p. 503-520, en l’occurrence p. 515, donne à penser que les manuscrits HXYZ, dont la leçon n’est pas indiquée, lisent le Parthorum retenu dans le texte. Une vérification dans H (St. Gallen, Stiftsbibliothek, 110, IXe siècle [http://e-codices. ch/fr/csg/0110/280/0/Sequence-302]) a montré que ce n’est pas le cas : ce témoin lit portorum. En revanche, pour Y (Paris, BNF, Latin 2543, XIIIe siècle, f. 91v-92r) et pour Z (Barcelona, Biblioteca de la Universitat, 574, XVe siècle, f. 83r), l’apparat de T. SCHERMANN, Prophetarum vitae fabulosae…, op. cit., p. 210 (l. 9) et l’édition de F. DOLBEAU, Prophètes, apôtres et disciples…, op. cit., p. 276, respectivement, lui donnent raison. Je n’ai pu faire la vérification pour X (Paris, BNF, Latin 610, XIIIe siècle, f. 88v-89v). Il semble donc que la leçon Parthorum ne soit pas attestée avant le XIIIe siècle, ce qui donne à penser qu’elle pourrait représenter une conjecture de copiste (éventuellement sous l’influence d’Epi2 ou plus vraisemblablement du Laterculus, qui commence justement à se répandre au XIIIe siècle). Cependant, en l’absence de reconstruction stemmatique de la tradition du Breviarium, la question de l’origine de cette leçon reste ouverte.
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Une fois ce cas expliqué, on n’est surtout frappé par le fait que les accords entre le Laterculus et Epi concernent systématiquement les données que cette seconde source tire de l’Anonyme I. Qui plus est, plusieurs exemples indiquent que le Laterculus reflète une tradition de l’Anonyme I non interpolée à l’aide du Breviarium et parfois plus proche du grec que ne l’est Epi2-4 : • comme je l’ai signalé, le Laterculus place la notice sur Marc après Matthieu, c’est-à-dire à la même place que dans AV3 – place fort peu naturelle, qui plus est –, alors qu’Epi regroupe Marc avec Luc et les place après Paul (§ 38 et 39). Ce cas est particulièrement significatif, car le déplacement de Marc opéré par Epi est évidemment solidaire de l’introduction de Luc par le compilateur. En d’autres termes, il y a là une donnée certainement originaire, ce qui disqualifie d’emblée toute explication qui voudrait que le Laterculus représente un état plus primitif d’Epi2-4 ; • la tombe de Philippe est située in Hierapoli Asiae, comme dans les manuscrits grecs (ἐν Ἱεραπόλει τῆς Ἀσίας), et non à Hiérapolis de Phrygie comme le veut Epi2 sur la foi du Breviarium ; • de même pour Barthélémy : in Albano ciuitate maioris Armeniae correspond en substance à la leçon d’AV3 (ἐν Ἀλβανοπόλει τῆς Μεγάλης Ἀρμενίας56), tandis qu’Epi2 reprend le in Albano maioris Arminiae urbe du Breviarium, mais en omettant ce dernier mot ; • concernant Simon Cléophas, la précision qui et Judas du Laterculus n’est pas présente dans Epi2, mais équivaut au (ὁ) καὶ Ἰούδας des manuscrits grecs. Il peut difficilement s’agir d’une lacune de notre unique témoin d’Epi2, car le compilateur a manifestement choisi de ne retenir de l’Anonyme I que l’identification avec le fils de Cléophas, en laissant de côté l’étrange identification avec Jude qu’il trouvait dans cette source57, préférant emprunter au Breviarium les surnoms de Zélote et de Cananéen. La conclusion s’impose : le Laterculus ne dépend pas d’Epi2-4, mais dérive indépendamment d’une même traduction latine de l’Anonyme I, aujourd’hui perdue, mais qui, surtout par l’intermédiaire d’Epi et du De ortu et obitu patrum d’Isidore, dont cet opuscule est une source, a laissé des traces dans le Moyen Âge occidental. A priori, le fait que le Laterculus apparaisse, en tout cas pour nous, dans le sillage de l’œuvre de Pierre Comestor, grand utilisateur de la première partie d’Epi, pourrait suggérer que cette compilation circulait dans son milieu, mais, Il semble que le traducteur latin ait lu ἐν Ἀλβανῷ πόλει, leçon qui pourrait représenter une sorte de chaînon manquant entre celle d’AV3 et celle des manuscrits de la recension Bb, qui ont : ἐν Ἀλβανῷ· ἐκοιμήθη ἐν πόλει τῆς Μεγάλης Ἀρμενίας. 57 Cette identification, qui se trouve déjà dans la notice précédente (!) de l’Anonyme I, a également perturbé certains copistes grecs ; voir C. GUIGNARD, « La tradition grecque de la liste d’apôtres “Anonyme I”… », art. cit., p. 201 sq., n. 133. 56
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comme je l’ai relevé, les éléments à disposition pointent plutôt vers une circulation séparée des Vies des prophètes (Epi1) et de la traduction de l’Anonyme I utilisée par le compilateur d’Epi2-4. Le fait que ces textes se retrouvent dans la seconde moitié du XIIe siècle dans le même cercle parisien n’est sans doute pas un hasard. Elles ont probablement continué à circuler, quoique de façon très limitée, dans les mêmes manuscrits. Il reste une question, que je me contenterai de poser : le Laterculus est-il une production de l’Antiquité tardive ou du haut Moyen Âge ? ou ce condensé de l’Anonyme I a-t-il été réalisé à la fin du XIIe siècle par un disciple ou un continuateur de Pierre Comestor ? Quoiqu’il en soit, étant donné que l’Historia libri actuum apostolorum se conclut avec un chapitre sur le lieu d’exécution de Pierre et de Paul (ch. 123, PL 198, 1721), le Laterculus, qui résume les lieux de sépultures de l’ensemble des apôtres, formait un complément assez naturel. Le Breviarium (BHL 652) Il est temps de revenir sur la leçon in montibus Portorum du Breviarium. La leçon Portorum est appuyée par les plus anciens témoins58 et pourrait bien avoir été dès l’origine la leçon du Breviarium. Les recherches de François Dolbeau ont clarifié la place de ce texte dans la tradition qui mène au De ortu et obitu Patrum d’Isidore en passant par Epi59 et permis d’établir une chronologie relative : Breviarium → Epi → De ortu et obitu Patrum d’Isidore60. À l’encontre de la tendance à situer le Breviarium vers 600, cette séquence suppose une datation plus haute61. Quant aux sources de cette liste, elles comprennent en tout cas des ouvrages de Jérôme (De viris inlustribus, Chronique, Liber interpretationis Hebraicorum nominum62) et François Dolbeau a suggéré, non sans vraisemblance, l’usage du De ortu et obitu Prophetarum et 58
Voir n. 55. Voir F. DOLBEAU, Prophètes, apôtres et disciples…, op. cit., p. 29-31. 60 D’après F. DOLBEAU, ibidem, p. 32. 61 Pour la datation vers 600, voir B. DE GAIFFIER, « Le Breviarium apostolorum (BHL 652). Tradition manuscrite et œuvres apparentées », Analecta Bollandiana 81 (1963), p. 89-116, ici p. 113 sq. Dans le sillage des travaux de F. Dolbeau, J. CARRACEDO FRAGA (« Los apócrifos en la biblioteca de Isidoro de Sevilla. El testimonio del tratado De ortu et obitu Patrum », Euphrosyne n. s. 22 [1994], p. 147-169, ici p. 162) et C. CHAPARRO GÓMEZ (« El De ortu et obitu patrum de Isidoro de Sevilla. El problema de su composición y transmisión », in M. A. ANDRÉS SANZ – J. ELFASSI – J. C. MARTÍN [éds.], L’édition critique des œuvres d’Isidore de Séville : les recensions multiples. Actes du colloque organisé à la Casa de Velazquez et à l’Université Rey Juan Carlos de Madrid (14-15 janvier 2002), Paris, Études Augustiniennes [Moyen Âge et Temps Modernes, 44], 2008, p. 49-62, ici p. 58) optent pour une date plus haute : les liens entre le Breviarirum et la recension gallicane du martyrologe hiéronymien les incitent à situer l’origine du Breviarium dans un milieu proche du monde ecclésiastique gaulois dans la seconde moitié du VIe siècle. Si l’on retient cette proposition, le fait qu’Epi s’interpose entre le Breviarium et Isidore incite à privilégier le début de cette période. 62 Voir B. DE GAIFFIER, « Le Breviarium apostolorum… », art. cit., p. 108 et 110. 59
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Apostolorum (Doopa), un texte qu’il situe conjecturalement mais avec assez de vraisemblance au Ve siècle et dont il a montré qu’il utilise pour certaines notices une source grecque inconnue, qui pourrait même remonter au dernier tiers du IVe siècle63. Pour autant, la question des sources et en particulier des sources grecques du Breviarium est loin d’être tranchée. À ce stade, la seule certitude, hormis l’influence de Jérôme, est que ce texte combine plusieurs sources64. Lipsius relevait déjà des liens entre le Breviarium et le Laterculus, jugeant les deux textes « nahe verwandt65 ». De fait, cette parenté, dans laquelle on peut aujourd’hui aussi inclure Epi2-4, apparaît suffisamment dans des leçons précises telles que in montibus Portorum / in montibus Parthorum pour Matthieu ou in Achaia marmarica / in arce marmarica / in arca marmorica. Cependant, à ma connaissance, personne ne s’est risqué jusqu’ici à émettre une hypothèse pour expliquer ces contacts, hormis celle qui ferait dépendre le Laterculus du Breviarium par l’intermédiaire d’une forme plus primitive d’Epi2-4. Les observations faites jusqu’ici m’incitent à en avancer une autre. Pour rendre compte de cette proximité, la leçon relative à la mort de Matthieu me paraît particulièrement significative. J’ai relevé plus haut qu’in montibus représentait une leçon perdue dans la tradition grecque, ἐν ὄρεσι. Pour expliquer ce cas et les autres similitudes entre ces textes, on pourrait imaginer que la source commune à Epi2-4 et au Laterculus et la source du Breviarium utilisent simplement des sources grecques apparentées. Cependant, dans ce cas, un détail incite à considérer cette explication comme insuffisante. En effet, l’accord d’Epi et du Laterculus avec le Breviarium est d’autant plus remarquable que l’on s’attendrait à ce que ἐν ὄρεσι τῆς Παρθίας soit rendu par « in montibus Parthiae », mais que l’on trouve au contraire Parthorum (ou Portorum). Cette traduction non littérale s’explique peut-être par un souci de clarté : si le nom Parthes était bien connu, il n’en allait pas de même en ce qui concerne le nom de leur pays (Parthia)66. En tout état de cause, le Breviarium et la source commune à Epi2-4 et au Laterculus partagent ici deux caractéristiques remarquables : une leçon perdue dans la tradition grecque et une traduction libre de Παρθίας par Parthorum. C’est à n’en pas douter l’indice d’une parenté étroite ; qui plus est, la seconde caractéristique pointe vers un texte latin. Ces remarques m’amènent donc à proposer l’hypothèse selon laquelle la traduction latine de 63
Voir F. DOLBEAU, Prophètes, apôtres et disciples…, op. cit., en particulier p. 68-74. Sur les relations littéraires entre le Breviarium et d’autres ouvrages latins sur les apôtres, voir B. DE GAIFFIER, « Le Breviarium apostolorum… », art. cit., p. 102-113. Sur certains points, ses hypothèses sont à corriger à la lumière des conclusions de F. Dolbeau. 65 R. A. LIPSIUS, Die apokryphen Apostelgeschichten und Apostellegenden… vol. 1, Braunschweig, Schwetschke und Sohn, 1883, p. 214. 66 Les bases latines de Brepolis.net (LLT-A et B) permettent de compter, pour les périodes antique et patristique (jusqu’au début du VIIIe siècle) 733 occurrences de Parthi, mais seulement 75 de Parthia (recherche effectuée le 4 août 2018). 64
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l’Anonyme I utilisée par Epi2-4 et le Laterculus est aussi une source du Breviarium. La proximité plus grande entre les deux premiers textes (Parthorum contre Portorum, arce ou arca contre Achaia) s’expliquerait naturellement par le fait qu’Epi2-4 et le Laterculus d’une part et le Breviarium d’autre part dépendraient de deux branches différentes de la tradition de ce texte. Des points de contacts entre l’Anonyme I B et le Breviarium se laissent aisément identifier. Il est intéressant d’examiner quelques exemples. J’ajouterai le témoignage d’Epi, tout en relevant que, si mon hypothèse est exacte, il est parfois impossible de déterminer par quel canal il dépend de la version latine B, puisque celle-ci constitue à la fois sa source directe et l’une de celles du Breviarium, comme le montre le schéma ci-dessous :
Diverses sources sur les Apôtres
Anonyme I B
Version latine B
Breviarium
Epi2-4
Isidore, De ortu et obitu Patrum Laterculus
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La mort de Pierre est un cas intéressant. Le Breviarium omet étrangement le détail de sa crucifixion la tête en bas, ce qui, comme le remarque de Gaiffier, ôte son sens à ut uoluit67. En comparant cette partie de la notice avec l’Anonyme I, on constate cependant que cette expression en provient sans doute et que, d’une manière générale, il existe entre les deux textes une grande proximité. AV3 ἐπὶ Νέρωνος σταυροῦται κατὰ κεφαλὴς, αὐτοῦ τοῦτο ἀξιώσαντος κἀκεῖ θάπτεται
Breviarium
Epi2
sub Nerone Cesare, ut sub Nerone Caesare, uerso uoluit, cruce suspensus est capite, sicut uoluerat et poposcerat, cruce suspensus ibique sepultus est
Bien qu’il soit difficile de démêler avec certitude ce qu’Epi2 doit respectivement à ces deux sources, il doit à l’Anonyme I au moins uerso capite et ibique sepultus est, ce qui laisse envisager que, pour la partie située entre ces mots, la ressemblance soit due non pas à l’usage du Breviarium, mais à la version latine de l’Anonyme I que l’auteur de ce dernier avait aussi exploitée68. La mort de Paul fournit un autre exemple de correspondance littérale. AV3
Breviarium
ἐπὶ δὲ Νέρωνος ἐν Ῥώμῃ sub Nerone, Romae, eodem die quo et Petrus τὴν κεφαλὴν ἀποτέμνεται capite truncatus ibique καὶ θάπτεται ἐν αὐτῇ sepultus est
Epi2 sub Nerone in Roma eodem die quo et Petrus crucifixus, capite truncatus ibique sepultus est
L’ajout relatif à la coïncidence avec l’exécution de Pierre a été repris dans Epi2. Pour le reste, le texte du Breviarium correspond littéralement au texte grec de l’Anonyme I B. La correspondance avec Epi est très étroite et pourrait évidemment s’expliquer par le fait que le compilateur copierait le Breviarium. Il y a cependant au moins un détail qui provient directement de l’Anonyme I : le in Roma d’Epi, transposition mécanique d’ἐν Ῥώμῃ, que le Breviarium semble avoir corrigée en Romae. Dans le cas de Jacques, fils de Zébédée, la correspondance ne se limite pas à celle que j’ai déjà relevée à propos du lieu de sa sépulture :
67
B. DE GAIFFIER, « Le Breviarium apostolorum… », art. cit., p. 108. Le témoignage d’Epi2 éclaire peut-être l’étrange omission du détail de la crucifixion à l’envers. En effet, si l’auteur du Breviarium a lu sub Nerone Caesare uerso capite dans la version latine B, l’omission des deux derniers mots est susceptible de s’expliquer par un saut du même au même en raison d’une certaine ressemblance entre caesare et capite, accident sans doute dû non pas au compilateur, mais à un copiste de l’Anonyme I B latin. 68
170 AV3 ὑπὸ Ἡρῴδου τοῦ τετράρχου ἀναιρεῖται μαχαίρῃ· ἐκοιμήθη ἐν Ἄκῃ τῆς Μαρμαρικῆς
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Breviarium sub Herode gladio caesus occubuit sepultusque est in Achaia Marmarica
Epi2 sub Erode tetarcha gladio cesus occubuit […] sepultusque est in archa marmorica (in arce Marmarica Laterc.)
Ici encore, le recours au moins partiel d’Epi2 à la version latine de l’Anonyme I est prouvé par la présence de la précision tetharca, qui correspond au grec, mais n’a pas d’équivalent dans la tradition du Breviarium69. Aucune ville du nom d’Achaia n’étant recensée en Marmarique70, cette leçon est sans doute, comme arce71, une tentative de donner un sens au texte transmis, peut-être inspirée par la mention de l’Achaïe dans la notice sur André. Puisque les manuscrits du Breviarium n’attestent aucune autre leçon72, le rédacteur de ce texte l’aura sans doute trouvée dans la version latine B73. Il faut encore remarquer le sub Herode, qui paraît supposer la leçon ἐπὶ Ἡρῴδου, mais il serait sans doute imprudent d’en déduire que telle était la leçon du modèle grec dont dépendent les textes latins. En effet, il n’est pas exclu que la leçon du latin soit simplement le produit d’une équivalence mécanique entre ὑπό et sub, comme on le constate, quelques siècles plus tard, dans la traduction par Moïse de Bergame du passage équivalent de la liste du Pseudo-Épiphane74. Ces exemples me semblent suffisamment attester que le compilateur du Breviarium a recours à l’Anonyme I B, plus précisément à la version latine B dont j’ai été amené à postuler l’existence. Qu’il s’agisse bien de l’Anonyme I B et non d’une liste proche, telle que la liste anonyme connue comme « PseudoÉpiphane » (BHG 15075), des leçons remarquables telles qu’Achaia Marmarica 69
Cette précision est d’ailleurs erronée ; voir L.-M.-O. DUCHESNE, « Saint Jacques en Galice », Annales du Midi 12 (1900), p. 145-179, p. 156 sq. 70 Plusieurs villes portent ce nom dans diverses régions ; voir Diccionario Griego-Español (http://dge.cchs.csic.es/xdge), s.v. Ἀχαία. 71 Voir ci-dessus, p. 162. 72 Les rares variantes tournent toutes autour d’Achaia : Achaiam, Achagia, Ahaica (voir l’apparat de l’édition de J. CARRACEDO FRAGA, « Breviarium Apostolorum… », art. cit., p. 512). 73 Il faut encore faire entrer dans l’équation la leçon d’Isidore dans le De ortu et obitu Patrum, qui est probablement Acha (voir F. DOLBEAU, Prophètes, apôtres et disciples…, op. cit., p. 374 ; voir également C. CHAPARRO GÓMEZ, « El lugar de enterramiento de Santiago el Mayor en el De ortu et obitu Patrum isidoriano », in Socidedad española de estudios clásicos [éd.], Unidad y pluralidad en el mundo antiguo. Actas del VI congreso español de estudios clásicos, Madrid, Gredos, 1983, p. 355-362, en l’occurrence p. 356 sq. et 361, qui évoque Aca et Aci comme alternatives). Il n’est pas aisé de déterminer de quelle source elle provient : si ma reconstruction est juste, elle pourrait représenter une corruption soit d’Achaia (Breviarium), soit d’archa (Epi2). 74 Au ὑπὸ… Ἡρώδου du manuscrit grec le plus proche de son modèle (P13, soit le ms. A de T. SCHERMANN, Prophetarum vitae fabulosae…, op. cit., p. 109) correspond sub Herode dans la version de Moïse (éd. DOLBEAU, p. 235). Par ailleurs, dans la mesure où Epi combine le Breviarium et la version latine B, on ne saurait complètement exclure qu’il copie ici le Breviarium et que sub ne soit qu’une liberté prise par l’auteur de ce texte en exploitant la version B. 75 Voir n. 2.
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ou in montibus Portorum l’attestent, car elles ne s’expliquent qu’en relation avec des leçons propres à la tradition de l’Anonyme I B. Je tiens néanmoins à souligner que mon hypothèse ne clôt en aucun cas la recherche de sources grecques du Breviarium, car on relève aussi des contacts avec d’autres matériaux grecs. Ainsi, pour la tombe de Philippe, le Breviarium ne retient pas la formule in Hierapoli Asiae (ἐν Ἱεραπόλει τῆς Ἀσίας), que nous conserve le Laterculus, et lui préfère in Hierapuli Frigiae provinciae, détail que, bâtissant sur une suggestion de François Dolbeau, on peut rapprocher de Doopa : Doopa76
Breviarium [7] Philippus qui interpraetatur os lampadis a Bethsaida civitate ortus, unde et Petrus, Gallis praedicavit Christum, deinde in Hierapuli Frigiae provinciae crucifixus et lapidatus obiit ibique cum filiabus suis quiescit; cuius natalicium kalendis maii celebratur.
VI. Philippus, prouinciae Galileae uico Bethsaida, aput Hieropolim prouinciae Frigiae Pacatianae crucifixus lapidatusque uitam exalauit rectoque cadauere sepultus usque in hodiernum diem sistit.
La mention des filles de l’apôtre pourrait être tirée de la version latine B, car cum filiabus suis se retrouve dans le Laterculus ; en revanche, la similitude avec Doopa pour les mots placés en italique suggère l’usage de ce texte ou de sa source. Il est clair, cependant, qu’un tel rapprochement ne permet pas non plus de résoudre entièrement la question des sources grecques, comme le montre l’exemple de la notice sur Thomas. Dans ce cas, ni les données de l’Anonyme I, ni celles de Doopa ne permettent de rendre compte de l’ensemble des données que le Breviarium paraît tirer de sources grecques. C’est ce qui ressort de la comparaison avec une autre notice grecque, tirée d’un manuscrit de Vienne (W477) qui représente une recension particulière la liste dite du « Pseudo-Épiphane » (BHG 150) : Anonyme I (AV3) ζʹ. Θωμᾶς
Doopa78 VIII. Thomas, qui et Didymus,
Breviarium Thomas interpraetatur abysus, Didimus, hoc est Christi similis;
W4 Θωμᾶς
καθὼς ἡ παράδοσις περιέχει,
76 77 78
Éd. DOLBEAU, p. 87. Wien, ÖNB, Theol. gr. 40 (olim 77), XIIIe siècle, f. 259v. Éd. DOLBEAU, p. 88.
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Πάρθοις, Μήδοις, Πέρσαις, Καρμανοῖς, Οὐρβανοῖς, Βάκτροις, Μάρδοις· (+τὸ εὐαγγέλιον κηρύττει B2 C1 SP2)
hic Partis et Medis praedicatur et distinans orientalem plagam, ibique evangelium praedicavit,
ἐκοιμήθη ἐν πόλει in Calamina Indiae Καλαμίνῃ τῆς ciuitate lanceis Ἰνδικῆς. quidem confossus occubuit,
lancea enim ibi transfixus occubuit in Calaminicae Indiae civitate; ibi sepultus est in honore.
Πάρθοις καὶ Μήδοις καὶ Πέρσαις ἐκήρυξε τὸ εὐαγγέλιον τοῦ κυρίου ἡμῶν Ἰησοῦ χριστοῦ· ἐκήρυξε δὲ καὶ Γερμανοῖς καὶ Ὑρκανοῖς καὶ Βάκτροις καὶ Μάγοις· ἐκοιμήθη δὲ ἐν πόλει Καλαμίνῃ τῆς Ἰνδικῆς. Καλάμῃ τῇ λεγομένῃ λόγχῃ ἀναιρεθείς· ἔνθα καὶ ἐτάφη ἐνδόξως.
sed expositae eius reliquiae aput Edesam Oroenes ciuitatem sepultae sunt.
Dans ce cas, la notice du Breviarium donne l’impression de résumer une notice grecque plus complète que celle de l’Anonyme I et différente de celle de Doopa (ou de son modèle), qui partage certes la donnée relative à la lance (quoiqu’au pluriel), mais suit une autre tradition quant au lieu de sépulture. Je n’entends pas suggérer qu’il existerait une affinité particulière avec la recension représentée par W4, mais les correspondances entre lancea […] transfixus et λόγχῃ ἀναιρεθείς et entre ibi sepultus est in honore et ἔνθα καὶ ἐτάφη ἐνδόξως prouvent dans ce cas la connaissance par le rédacteur du Breviarium d’une notice grecque apparentée ou au moins semblable par sa structure et certaines formulations. Il faut donc compter avec l’usage d’au moins une autre source grecque ou traduite du grec à côté de la version latine de l’Anonyme I B et de Doopa (ou de sa source), ce qui illustre assez la complexité du problème. Conclusions Bref et dépourvu de la protection d’un nom prestigieux, l’Anonyme I illustre le sort de nombreux textes anonymes de nature essentiellement technique, que l’on se sentait souvent libre de modifier, de corriger ou de compléter79. De tels 79 Concernant plus particulièrement les opuscules sur les prophètes ou les apôtres, C. CHAPARRO GÓMEZ, « El De ortu et obitu patrum de Isidoro de Sevilla… », art. cit., p. 53, met à juste titre la capacité du texte à subir des additions, surpressions, interpolations ou gloses en rapport avec le
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textes sont en quelque sorte toujours en mouvement, comme le prouvent par exemple les menues modifications qui émaillent les manuscrits de la recension Bb et dont, plus généralement, la tradition des listes d’apôtres fournit maints exemples. Cependant, au-delà de ce mouvement en quelque sorte naturel et particulièrement accentué dans le cas des textes anonymes, la tradition de l’Anonyme I permet d’identifier des moments qui marquent des tournants dans l’histoire du texte : alors que l’évolution entre l’état supposé par le modèle de la première version latine et celui que représente V12 est peu sensible, la recension B est le produit d’un remaniement important, véritable editio auctior, qui a enrichi le texte et a sans doute contribué à son succès, bien supérieur à celui de la recension A, comme le montre l’importance de sa postérité80. Nous avons par ailleurs la chance de pouvoir identifier dans quel contexte il se produit : il est intervenu dans un scriptorium où l’on copiait les Constitutions apostoliques, presque certainement en Égypte et peut-être plus précisément à Alexandrie, vu sa diffusion à la fois vers l’Occident latin et vers l’Éthiopie. C’est cette nouvelle recension qui assurera l’influence du texte, en tout cas à date haute, car le peu de manuscrits conservés, aussi bien pour le texte grec que pour les versions, prouve que l’Anonyme I B a dû être assez tôt concurrencé et supplanté par d’autres listes, plus complètes ou plus au goût du jour, dont beaucoup étaient ses (plus ou moins) lointaines descendantes. Le sort de la recension B dans la chrétienté latine est particulièrement significatif. Nous pensons avoir montré qu’il a existé une version latine de cette recension (latin B), dont aucun exemplaire ne nous est parvenu en tradition directe, mais qui a influencé des textes qui, pour la plupart, furent largement diffusés : le Breviarium apostolorum, la compilation Epi, le De ortu et obitu Patrum d’Isidore de Séville et le Laterculus. Si cet abrégé de l’Anonyme I, qui peut fort bien être beaucoup plus ancien, mais qui, à l’heure actuelle, n’est pas attesté avant la fin du XIIe siècle, représentait une réalisation destinée à compléter l’Historia actuum apostolorum jointe à l’Historia scholastica de Pierre Comestor, il faudrait en conclure que cette version latine de l’Anonyme I, bien que certainement très rare, était encore accessible à cette époque. La comparaison entre le Laterculus et la version du manuscrit de Vérone (latin A) montre à quel point le texte de l’Anonyme I a évolué : dans la mesure où le latin A reflète un état du texte (recension A) qui s’intéressait avant tout aux champs de mission et que le Laterculus a éliminé presque complètement ces informations pour ne retenir que celles qui concernaient la mort ou la caractère très fragmentaire et, pour ainsi dire, ouvert, de ces textes composés de notices simples et brèves. 80 L’Anonyme I B représente, directement ou indirectement, la source de la plus grande partie des listes grecques d’apôtres ; cf. A. VINOGRADOV, « Апостольские списки [Listes d’apôtres] », in Православная энциклопедия [Encyclopédie orthodoxe], Tome 3, 2001, p. 121-124, ici p. 123 (type 3 в).
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sépulture des apôtres et qui constituaient pour la plupart des ajouts de la recension B, les deux textes n’ont plus grand-chose à voir et il peut arriver que le seul point commun subsistant soit le nom de l’apôtre, comme dans le cas d’André : Veronensis LI (49), f. 156v81 II. Anḍr[ea]ṣ [Scytis Ogdoanis] eṭ Sạc̣[i]s.
AV3 βʹ. Ἀνδρέας Σκύθαις, Σογδιανοῖς καὶ Σάκαις· ἐκοιμήθη ἐν Πάτρᾳ τῆς Ἀχαΐας
Laterculus Andreas Patras ciuitate Achaiae.
Sans connaître le texte d’AV3 (ou celui de la version éthiopienne), il serait impossible de comprendre la relation entre ces notices ou même de la percevoir. Cependant, même si elle se réduit parfois à fort peu de choses, comme dans cet exemple, ou est souvent impossible à reconstituer dans le détail, la tradition latine B n’en fournit pas moins des leçons « nouvelles » – c’est-à-dire des leçons qui remontent au modèle grec dont elle dépend, mais qui ne sont pas attestées dans les autres témoins – et de précieuses indications sur des évolutions du texte de la recension B non enregistrées par AV382. Cette étude de la tradition latine montre bien quelle a été l’importance culturelle de la recension B. Le manuscrit de Vérone nous donne un aperçu de ce que l’Anonyme I a dû être sous sa forme la plus simple et la plus primitive (recension A), ce qui est évidemment du plus haut intérêt pour comprendre la genèse des listes d’apôtres. La recension B, cependant, ne présente pas moins d’intérêt pour l’historien. En effet, elle témoigne d’un développement de l’intérêt pour les lieux de sépultures qui restait en grande partie étranger aux préoccupations du texte primitif. Par sa postérité latine – que ce soit par l’intermédiaire d’Epi et d’Isidore ou grâce à cet ultime avatar que constitue le Laterculus – elle a ainsi contribué, à façonner les traditions occidentales sur le sort des apôtres.
81 J’associe les données de ma propre collation et la reconstitution proposée par C. H. TURNER, « A Primitive Edition of the Apostolic Constitutions… », art. cit., p. 63.6 sq. 82 Un exemple particulièrement significatif en est fourni par l’ajout dans la notice sur Jacques fils de Zébédée d’une référence aux douze tribus de la diaspora (XIIcim tribubus que in dispersione sunt, Epi2, cf. Jc 1, 1). Cette référence – absurde au demeurant puisqu’elle témoigne d’une confusion entre le fils de Zébédée et le frère du Seigneur, à qui est traditionnellement attribuée l’épître de Jacques – n’est attestée ni dans AV3 ni dans la recension Bb, mais son appartenance à la tradition de l’Anonyme I B est confirmée par la version éthiopienne. Avec cette dernière version, le latin B fournit ici le chaînon manquant entre la recension B et la liste anonyme éditée par Donato (voir n. 2), qui dérive de cette dernière et témoigne aussi de cette addition.
ON EDITING AN ELUSIVE TEXT: EVANGELIUM NICODEMI AND ITS CULTURALLY SALIENT VERSIONS ZBIGNIEW IZYDORCZYK Université de Winnipeg
The so-called Evangelium Nicodemi (EN), or the Gospel of Nicodemus, is a multiepisodic apocryphal narrative about the Passion of Jesus and the events that transpired in its aftermath. It was conceived, at least partly, in Greek, translated into Latin, and repeatedly amplified in the course of late antiquity and the early Middle Ages. Although it has been edited and printed repeatedly since the eighteenth century, none of those early editions, which shaped the modern conception of it, has managed to capture its true textual character and narrative range. The reasons for this failure lie in the early modern editorial assumptions and in the character of the apocryphon’s textuality. In the ensuing essay, I will briefly comment on both and propose a new approach to preparing a comprehensive edition of the Latin apocryphon. Early modern editions The most familiar form of the EN (with its accounts of the Passion, Joseph of Arimathea’s Christophany, the witnesses to the Ascension, the Harrowing of Hell, and Pilate’s letter) as well as the prevalent conception of its textual character and scope emerged gradually under the influence of its early modern editions by Fabricius (1703), Thilo (1832), and Tischendorf (1853, 1876)1. The apocryphon attracted their attention primarily because of the light it might potentially shed on the character of Christianity in the apostolic and patristic periods. It was viewed as a relic of Christian antiquity and valued insofar as it illuminated Christian origins. Understandably, the early editors, and especially Thilo and Tischendorf, used philological methods in an effort to uncover the oldest, original or authorial form of the apocryphon, or at least to reconstruct a text as close to the authorial intention and its early Christian context as possible.
1 J. A. FABRICIUS, Codex apocryphus Novi Testamenti, Hamburg, B. Schiller, 1703, p. 238298; J. C. THILO, Codex apocryphus Novi Testamenti, Vol. I, Leipzig, F. C. G. Vogel, 1832, p. 491-800; C. VON TISCHENDORF, Evangelia apocrypha [1853], 2 nd rev. ed., Leipzig, H. Mendelssohn, 1876, p. 333-434.
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Apart from the assumptions about the apocryphon’s value as an early Christian witness, the work of Fabricius, Thilo, and Tischendorf was also profoundly affected by the practices, attitudes, and assumptions inherent in the culture of print. Disseminating almost identical copies, print promotes the ideas of stability, linguistic uniformity, firm and permanent boundaries. It arrests change, separates the activities of text reading from those of text producing, and prevents readers from re-launching altered texts back into circulation. All three scholars were deeply invested in and reliant on print, which shaped their textual views and attitudes. They were intimately familiar with the sixteenth-century printings of the EN and owed to them their own preconceptions about the apocryphon. Fabricius, in fact, was content to reprint the vulgate text issued earlier by Montanus (1538), Gaultherot (1545), Herold (1555), and Grynaeus (1569)2, without consulting, it seems, any actual manuscripts. Thilo consulted four manuscripts, in addition to several print sources, and reconstructed what he considered to be the authoritative version of the Evangelium based, to a large extent, on a partial transcript of the codex Einsiedlensis as printed by Hess3. Tischendorf, who in contrast to Thilo valued Fabriucius’s edition and based himself on it, listed among his sources eleven manuscripts, although he did not know them all in detail. To reconstruct the authorial Latin version, he used a similarly reconstructed Greek antecedent as a guide. All three editors relied on earlier printings as their points of departure, none was aware of the full extent of the EN’s textual range and attestation in medieval manuscripts, and probably none was interested in them, because, as Thilo put it, what scholar would waste time on “insulsa monachorum oscitantium mendaciuncula et interpolamenta”4. The medieval EN was of no interest to the early editors. Apocryphal textuality Underpinned by the assumptions dominant in the culture of print, the early modern editions not only failed to reconstitute the original, authorial version of the EN but also distorted the picture of its pre-modern, pre-print mode of 2 Gesta Saluatoris nostri Iesu Christi secundum Nicodemum, quę inuenit Theodozius magnus Imperator in Ierusalem, in prætorio Pontii Pilati, ex hebraica lingua in latinam translata, hactenus non excusa, Antwerp, Guilielmus Montanus, 1538; Gesta Salvatoris nostri Iesu Christi, secundum Nicodemum, quæ inuenit Theodozius magnus Imperator in Ierusalem, in prætorio Pontii Pilati, ex Hebraica lingua in Latinam translata, hactenus non excussa, Paris, Viuantius Gaultherot, 1545; J. B. HEROLD (ed.), Orthodoxographa theologiae sacrosanctæ ac syncerioris fidei Doctores numero LXXVI…, Basel, Heinrich Petri, 1555, p. 9-24; J. J. GRYNAEUS (ed.), Monumenta S. Patrum Orthodoxographa, hoc est, theologiae sacrosanctae ac syncerioris fidei Doctores, numero circiter LXXXV…, Basel, Heinrich Petri, 1569, Vol. II, p. 643-658. 3 J. J. HESS, Bibliothek der heiligen Geschichte. Beyträge zur Beförderung des biblischen Geschichtstudiums, mit Hinsicht auf die Apologie des Christenthums, Erster Teil, Zürich, Drell – Gesner – Füssli und Comp., 1791, p. 437-483. 4 J. C. THILO, Codex apocryphus…, op. cit., p. CXXXVI.
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existence. The EN was a popular parabiblical work, and such works were often pseudoepigraphical, that is, their authors deliberately concealed their own identities and true intentions, and circulated their writings under the names of biblical figures. They were frequently disseminated through translation that altered or obscured social, cultural, and cognitive assumptions inherent in the originallanguage versions. Conditioned partly by the scribes’ linguistic, socio-cultural, and situational knowledge and partly by the nature of the writing technology itself, copying practices tended to remove the successive iterations of a work even further – and in multiple directions – away from its textual point(s) of origin. Finally, the textual habits of compiling and amplifying continuously rearranged the narrative structures and shifted their boundaries. Even a glance at Western manuscript traditions of such abundantly attested apocrypha as the Gospel of pseudo-Matthew, the Dormition of Mary (Dormitio Mariae), or the Vision of Paul (Visio Pauli), reveals the extent of their linguistic, cultural, and narrative fluctuations5. Such apocrypha existed – that is, were read, transmitted, and disseminated – with little regard for the authorial or translatorial intention or authority; instead, they were generated and regenerated in response to local and temporal circumstances and needs through an accumulation of scripting acts, each scribe reshaping, more or less creatively, the work of his or her predecessors. This constant textual motion and narrative “elasticity” – or “multiformity” – of apocryphal works extended diachronically across their entire transmission history in manuscript culture6. The origins of the Evangelium Nicodemi The origins of the Latin EN are as complex as they are opaque. About half of its text, including the accounts of the trial of Jesus, Joseph of Arimathea’s encounter with the risen Christ, and the Ascension, originated in the mid- or late-fifth century as an anonymous Latin translation of the likewise anonymous Greek Acts of Pilate, a fourth-century work whose textual roots may extend even earlier7. The title and the Prologue in the extant manuscripts of the Greek 5 See, for example, J. GIJSEL – R. BEYERS (eds.), Libri de nativitate Mariae, Turnhout, Brepols (Corpus Christianorum. Series Apocryphorum, 9-10), 1997; S. J. SHOEMAKER, Ancient Traditions of the Virgin Mary’s Dormition and Assumption, Oxford, University Press (Oxford Early Christian Studies), 2002; L. JIROUŠKOVÁ (ed.), Die Visio Pauli: Wege und Wandlungen einer orientalischen Apokryphe im lateinischen Mittelalter unter Einschluss der alttschechischen und deutschsprachigen Textzeugen, Leiden, Brill (Mittellateinische Studien und Texte, 34), 2006. 6 S. F. JOHNSON, “Apocrypha and the Literary Past in Late Antiquity”, in H. AMIRAV – B. TER HAAR ROMENY (eds.), From Rome to Constantinople: Studies in Honor of Averil Cameron, Leuven, Peeters (Late Antique History and Religion, 1), 2007, p. 51-59. 7 For recent hypotheses about the origins of the Greek Acts of Pilate, see C. FURRER – C. GUIGNARD, “Titre et prologue des Actes de Pilate : nouvelle lecture à partir d’une reconstitution d’un état ancien du texte”, Apocrypha 24 (2013), p. 139-206; and R. GOUNELLE, “Un nouvel évangile judéo-chrétien ? Les Actes de Pilate”, in J. SCHRÖTER (ed.), The Apocryphal Gospels
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source apocryphon, which may have once belonged together as a bipartite title8, claim that the work contains a record of the proceedings in Pilate’s court against Jesus and a report on the events that took place in its aftermath, the latter penned by Nicodemus9. The Prologue asserts that Nicodemus transmitted those events in Hebrew and, therefore, implies that at least a part of the Greek apocryphon was, in fact, a translation. Thus, translation – both feigned and real – plays an important role in the work’s reception and propagation across centuries and regions. The original fourth-century Greek Acts of Pilate was already a composite work, and it was further expanded in the fifth century (after 425 or after 440) through an addition of the Preface by one Ananias10. Ananias picks up on the allusion to Hebrew as the original language of Nicodemus’s narrative and represents himself as the Greek translator of the Hebrew original. The freedom with which later medieval scribes altered the apocryphon may relate to its perceived status as a translation, that is, as a text already different from the ur-document. The surviving Greek manuscripts of the Acts of Pilate – dating from the twelfth century and later – exhibit not only many traces of accidental variation but also entire layers of intentional editorial interventions, some of considerable antiquity11. The discrepancies between the corresponding readings in the Coptic and Armenian translations of the Greek Acts of Pilate, broadly coeval with the Latin one, testify to the diversity of Greek texts already in the fifth century12. It is almost certain, then, that the core of the Latin EN was translated not from the authorial version but from a text that had already been re-conceived and re-constituted by several Greek scribes. The Latin translation was probably rendered some time in the mid- to latefifth century, definitely after the Greek source-text had acquired the Preface of Ananias. The oldest surviving fragments of the Latin translation are preserved in the lower, uncial layer of the so-called Vienna palimpsest, MS 563 of the
within the Context of Early Christian Theology, Leuven, Peeters (Bibliotheca Ephemeridum Theologicarum Lovaniensium, 260), 2013, p. 364-366. For the oft-reprinted Greek text of the Acts of Pilate, see C. VON TISCHENDORF, Evangelia apocrypha…, op. cit., p. 210-286; a new edition is being currently prepared by the members of the Acta Pilati Research Team under the auspices of the Association pour l’Étude de la Littérature Apocryphe Chrétienne for the Corpus Christianorum, Series Apocryphorum (Brepols). 8 See C. FURRER – C. GUIGNARD, “Titre et prologue…”, art. cit., p. 179-189. 9 Cf. Jn 3.1-21, 7.50-51, 19.39-42. 10 C. FURRER – C. GUIGNARD, “Titre et prologue…”, art. cit. 11 R. GOUNELLE, “Editing a Fluid and Unstable Text: The Example of the Acts of Pilate (or Gospel of Nicodemus)”, Apocrypha 23 (2012), p. 83-86. 12 Cf. B. OUTTIER, “The Armenian and Georgian Versions of the Evangelium Nicodemi”, Apocrypha 21 (2010), p. 49-55; J.-D. DUBOIS – G. ROQUET, “Les singularités de la version copte des Actes de Pilate”, Apocrypha 21 (2010), p. 57-71.
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Austrian National Library in Vienna13. The underwriting containing the translation has been dated to the fifth century and tentatively localized in Italy14. The Greek source-text of the translation has not survived, but what has been deciphered of the palimpsest – which antedates the earliest Greek manuscripts by some seven centuries – reveals that, like the Greek and Eastern versions, the earliest form of the Latin Evangelium Nicodemi comprised the Preface (which may have originally served as a colophon at the end of the Latin translation)15, the Prologue, a retelling of the Christ’s Passion, and the story of Joseph of Arimathea, ending with the Jewish bafflement at the reports of Christ’s Ascension (ch. 16). Although not far removed in time from the autograph of the translation, the Vienna palimpsest is not identical with it, judging by the number of inadvertent errors, such as misspellings and eye skips, more likely to have originated through scribal inattention than through translatorial design or negligence. About the Latin translator, nothing is known beyond what the translation itself reveals. He appears to have rendered his Greek exemplar – no longer extant – very literally, resorting to lexical calques on Greek words and to occasional imitation of Greek syntax16. Such literal approach to translation was common in late antiquity and early medieval periods (for instance, in hagiography17) but gave way to freer, more creative renditions of source texts in the centuries that followed. It reflects the early translators’ perception and relative valuation of Greek and Latin and, at least in some cases, the relative degree of facility in the two languages. The Latin translator of the Acts of Pilate was not intimately familiar with the Latin Bible because he translated most biblical quotations and 13 Census 393 in Z. IZYDORCZYK, Manuscripts of the Evangelium Nicodemi: A Census, Toronto, Pontifical Institute of Mediaeval Studies (Subsidia Mediaevalia, 21), 1993. 14 M. DESPINEUX, “Une version latine palimpseste du Ve siècle de l’Évangile de Nicodème (Vienne, ÖNB MS 563)”, Scriptorium 42 (1988), p. 176-183. The Vienna palimpsest was known to Tischendorf, who extracted from it some fragments (Evangelia apocrypha…, op. cit., p. LXXV, 334); he did not, however, identify it by shelfmark. The manuscript was first described in detail by G. PHILIPPART, “Fragments palimpsestes latins du Vindobonensis 563 (Ve siècle ?). Évangile selon S. Matthieu. Évangile de l’enfance selon Thomas. Évangile de Nicodème”, Analecta Bollandiana 90 (1972), p. 391-411 ; a diplomatic transcription of the EN from the palimpsest has been published by G. PHILIPPART, “Les fragments palimpsestes de l’Évangile de Nicodème dans le Vindobonensis 563 (Ve s. ?)”, Analecta Bollandiana 107 (1989), p. 171-188. 15 G. PHILIPPART, “Les fragments palimpsestes de l’Évangile de Nicodème…”, art. cit., p. 175, n. 12. 16 M. DESPINEUX, “Une version latine palimpseste…”, art. cit., p. 180; A.-C. BAUDOIN – Z. IZYDORCZYK (eds.), The Oldest Manuscript of the Acts of Pilate: A Collaborative Commentary on the Vienna Palimpsest, Strasbourg, Université de Strasbourg (Proceedings of International Summer Schools on Christian Apocryphal Literature, 2), 2019. 17 C. V. FRANKLIN, “Hagiographic Translations in the Early Middle Ages”, in J. HAMESSE (ed.), Les traducteurs au travail : leurs manuscrits et leurs méthodes. Actes du Colloque international organisé par le “Ettore Majorana international Centre for Scientific Culture” (Erice, 30 septembre – 6 octobre 1999), Turnhout, Brepols (Textes et Études du Moyen Âge, 18), 2001, p. 8-10.
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allusions using his own idiosyncratic wording. He was, therefore, unlikely to have been an active member of a Latin religious community, and, like some hagiographic translators, he may, in fact, have been a native speaker of Greek18. However, the questions of who exactly he was and where exactly he worked have not yet been answered. The scribe of the palimpsest likewise reveals nothing beyond his linguistic and writing habits: he apparently wrote as he spoke, with little concern for the phonemic, orthographic, or morphological norms of classical Latin19. Textual dynamics of the Evangelium Nicodemi Between the sixth and the ninth centuries, the Latin apocryphon almost completely disappears from view. It seems to have resurfaced in Gregory of Tours’ Historiae Francorum, which invokes “Gesta Pilati ad Tiberium imperatorem missa” and recounts the story of Joseph of Arimathea. However, although highly suggestive, this reference is not unproblematic. Gregory’s account of Joseph, based on the “Gesta Pilati”, shows several discrepancies from the accounts preserved in the extant versions of the EN20, so it appears Gregory worked from memory, or revised the material for rhetorical purposes, or used a different translation from Greek. The idea that more than one translation of the Greek Acts of Pilate may have once existed is not far-fetched. In fact, a three-way comparison between the Vienna palimpsest, the ninth-century Latin copies, and the Greek and Eastern versions reveals that the Latin translation attested in later medieval manuscripts was indeed either corrected against a Greek text that differed from that available to the translator of the palimpsest, or that it was overlaid with Latin readings from a separate translation project21. Unfortunately, no copy of the EN has been preserved in manuscripts of the sixth to eighth centuries, either of the palimpsest type or of an alternative translation. A.-C. BAUDOIN, “Le premier témoin manuscrit des Actes de Pilate (ÖNB, Cod. 563) : Antiquité et autorité de la traduction latine d’un texte grec”, Revue des études grecques 129 (2016), p. 363-366; A.-C. BAUDOIN – Z. IZYDORCZYK, The Oldest Manuscript…, op. cit. 19 M. DESPINEUX, “Une version latine palimpseste…”, art. cit., p. 181-182; A.-C. BAUDOIN – Z. IZYDORCZYK, The Oldest Manuscript…, op. cit. 20 For example, Gregory departs from the known versions of the EN when he represents Joseph’s imprisonment as parallel to Christ’s entombment, “ut cum ille a militibus, hic ab ipsis sacerdotibus custodiretur”; when he suggests that the priests themselves guarded Joseph in prison, “ab ipsis sacerdotum principibus custoditur”; when he makes no mention of Joseph’s return to Jerusalem or his Christophany; when he mentions Joseph’s deliverance before the exchange between the priests and the soldiers who guarded the sepulchre; and when he amplifies the soldiers’ reply with “neque vos benefactorem Dei neque nos Dei filium reddere nunc valemus” (Gregorii episcopi Turonensis Libri historiarum X, 2nd ed., B. KRUSCH – W. LEVISON [eds.], MGH, Script. rer. Mer., Vol. I/1, 1951; repr., Hannover, Hahn, 1965, p. 17-18). 21 Z. IZYDORCZYK, “On the Evangelium Nicodemi before Print: Towards a New Edition”, Apocrypha 23 (2012), p. 107-110. 18
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Gregory makes no mention of Christ’s Descent into Hell as part of the apocryphon’s narrative, but it may have been during his lifetime that a redactor altered the conclusion (ch. 16) of the fifth-century Latin translation and appended to the new transitional narrative an account of the Descensus Christi ad inferos, almost doubling the apocryphon in length22. Tischendorf recognized that the Descensus must be a later addition and printed it separately from the Greek-based portion of the apocryphon. However, the Descensus is unattested as a self-standing work and may, from its inception, have been attached to the preceding narrative of the Passion. It is a compilation recycling portions of other writings, such as Vita Adae et Evae and pseudo-Augustinian Sermo 16023. This process of expansion was, perhaps, not much different from the one that – at an earlier time and in a different language – combined the proceedings of the trial of Jesus with the accounts of the events that transpired after the Crucifixion, or from the one that appended the Preface to both. Probably somewhat later, another Latin redactor-scribe revised the apocryphon’s title to foreground the role of emperor Theodosius in discovering the document in Pilate’s archives: Gesta Saluatoris Domini Nostri Iesu Christi inuenta Theodosio Magno imperatore in Hierusalem in pretorio Pontii Pilati in codicibus publicis24. This may be a reflex of the Preface, which he completely suppressed. Possibly the same scribe added also a transitional sentence after the Descensus and appended a copy of Pilate’s letter to Claudius, apparently to enhance the impression of the work’s imperial context. The letter likely antedates the EN as it is also found embedded in the Passio Petri et Pauli25. It is in this recast and repeatedly amplified form – with the Descensus, new title, and Pilate’s letter – that the EN found favour with the ninth and tenthcentury scribes, whose manuscripts are the first tangible witnesses to the apocryphon’s revival more than three centuries after the Vienna palimpsest. However, the EN did not cease to change and expand. On the contrary, a late ninth-century Iberian redactor inserted – between the conclusion of the Descensus and Pilate’s letter – an account of the discussions in the temple between Pilate and the Jewish leaders, in which the latter admit that Christ was indeed 22 See R. GOUNELLE – Z. IZYDORCZYK, L’Évangile de Nicodème ou les Actes faits sous Ponce Pilate (recension latine A), suivi de La lettre de Pilate à l’empereur Claude, Turnhout, Brepols (Apocryphes : Collection de poche d’AELAC, 9), 1997, p. 73-76. 23 R. GOUNELLE, Les recensions byzantines de l’Évangile de Nicodème, Turnhout, Brepols (Corpus Christianorum. Series Apocryphorum, Instrumenta, 3), 2008, p. 44-50; ID., “La Vie d’Adam et Ève et l’Évangile de Nicodème”, in F. AMSLER – A. FREY – J.-D. KAESTLI – A.-L. REY (éds.), La Vie d’Adam et Ève et les traditions adamiques, Lausanne, Éditions du Zèbre (Publications de l’Institut romand des sciences bibliques, 8), p. 145-160. 24 Einsiedeln, Stiftsbibliothek, 326 (Census 75); H. C. KIM (ed.), The Gospel of Nicodemus. Gesta Salvatoris, Toronto, Centre for Medieval Studies (Toronto Medieval Latin Texts, 2), 1973, p. 13. 25 R. A. LIPSIUS – M. BONNET, Acta apostolorum apocrypha, pt. 1 [1891], repr. Darmstadt, Wissenschaftliche Buchgesellschaft, 1959, p. 134-139 and 196-197.
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the Messiah (Tischendorf’s ch. 28)26. For many medieval scribes, as for Tischendorf centuries later, this passage became an integral part of the EN. In the tenth century, two manuscripts of the EN acquired a new continuation, published by Ernst von Dobsachütz as Somnium Neronis27 and consisting of an exchange between emperor Nero and Peter, the reading of the Gesta Salvatoris, and Nero’s vision of the bleeding Christ28. Although its editor gave it a modern title and edited it as a self-standing work, the Somnium Neronis, like the Descensus, always occurs in manuscripts absorbed into the EN, and does not appear to have had any independent existence in the medieval manuscript culture. A different continuation of Pilate’s letter, today usually referred to as Cura sanitatis Tiberii29, made an appearance in the eleventh century. It contains clear echoes of the EN, but it may have been originally intended as a self-standing piece: that is how two scribes copied it in the late eighth- and early ninthcenturies30. It tells the stories of the healing of emperor Tiberius by the miraculous image of Christ brought to Rome by Veronica, Pilate’s exile, and the contest before Nero between Peter and Simon Magus. However, from the eleventh century onwards, medieval scribes frequently fused the Cura sanitatis Tiberii with the EN and typically placed the colophons announcing the end of the EN only after the conclusion of the Cura31. Such integrative perception of the EN and such willingness to embrace its expanding forms persisted into the age of print as is evident from the editio princeps (Augsburg, G. Zainer, 1473), which shows the text of the Cura sanitatis Tiberii as fully merged with the EN. The apocryphon was thus a living, malleable textual entity that expanded or contracted as the circumstances of its copying required. It easily accommodated not only various continuations but also internal amplifications, within the body of its narrative, such as additional details about characters or events, and even entire episodes. One twelfth-century copy, for example, incorporates an account of Peter’s denial32; three copies from the thirteenth to fifteenth centuries include 26
Barcelona, Archivio de la Corona de Aragón, Ripoll 106 (late 9th c.; Census 12). Einsiedeln, Stiftsbibliothek, 169 (Census 73); and Paris, BNF, Latin 5327 (Census 268). 28 E. VON DOBSCHÜTZ, “A Collection of Old Latin Bible Quotations: Somnium Neronis”, Journal of Theological Studies 16 (1915), p. 1-27; W. SPEYER, “Neue Pilatus-Apokryphen”, Vigiliae Christianae 32 (1978), p. 53-59 (without the knowledge of Dobschütz’s edition). 29 E. VON DOBSCHÜTZ, Christusbilder. Untersuchungen zur christlichen Legende, Leipzig, Hinrichs (Texte und Untersuchungen zur Geschichte der altchristlicher Literatur, 18, N. F. 3), 1899, p. 209-214, 157**-203**. 30 Lucca, Biblioteca Capitolare Feliniana, 490 (late 8th or early 9th c.; from Lucca); and Paris, BNF, Latin 2034 (8th c., 4th quarter; from north-eastern France). 31 For example, in Bologna, Biblioteca Universitaria, 2601 (dated 1465; Census 26); Cambridge, University Library, Dd.III.16 (14th c.; Census 57); or London, Lincoln Inn Library, Hale 73 (late 14th c.; Census 169). 32 Genève-Cologny, Bibliothèque Bodmer, Bodmer 127 (12th c.; Census 89). 27
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witnesses testifying before Pilate about the miracles Jesus performed at Cana-in-Galilee and Capernaum33; and two copies from the fourteenth and fifteenth centuries interpolate a meeting between Judas and the high priests and the arrest of Jesus34. The apocryphon’s openness to change and expansion antedated its arrival in Latin Christendom and continued unabated throughout the medieval period. On the linguistic plane, the Latin EN exhibited the same – if not greater – propensity for constant fluctuations. Many later medieval scribes – though, admittedly, not all – must have felt that there was nothing inevitable or compelling about the wording of the apocryphon. The original translator may have attempted to stay true to his source by imitating Greek lexis and syntax, but his literaliness resulted in sometimes awkward, strained, or unclear Latin. The problems were, no doubt, compounded by the confusions and ambiguities arising from the use of scriptio continua and by the unstable character of preCarolingian Latin, heavily influenced by spoken language35. It was Carolingian scribes, much more conscious of classical grammar, who applied the classical norms when copying the apocryphon, in effect giving it an appearance more polished and literary than it had ever had before. The smoother, more literary versions supplanted the earlier, more literal ones; the latter survive only in fossilized fragments absorbed into later text-types36. A similar process of stylistic and linguistic upgrading affected also many saints’ lives (e.g., Passio Pelagiae, Passio S. Abbibi)37. This Carolingian dressing up, or facelift, of the EN definitely appealed to the classically trained nineteenth-century editors, who hailed the Carolingian codex Einsiedlensis as the best manuscript of the apocryphon, no doubt on the assumption that the original Latin work adhered – and if it did not, then it should have – to classical standards.
33 Oxford, Bodleian Library, Addit. A 367 (ca. 1200; Census 220); Klagenfurt, Archiv der Diözese Gurk, Maria Saal 16 (14th-15th c.; Census 114); Prague, Statni knihovna, Osek 33 (14th c.; Census 300). 34 Paris, BNF, Latin 5559 (15th c.; Census 273) and 10586 (14th c.; Census 279). 35 See, for example, J. HAYNES’ comments on the EN in Census 12, “New Perspectives on the Evangelium Nicodemi Latin C: Manuscripts on the Way to a Modern Critical Edition”, Apocrypha 21 (2010), p. 103-112, here p. 111. An instructive perspective on pre-Carolingian Latinity is offered by M. HERREN, “Is the Author Really Better than his Scribes? Problems of Editing PreCarolinian Latin Texts”, The Ars edendi Lecture, Given at the Centre for Medieval Studies, University of Toronto, 21 September, 2010 (available online). 36 Such as Kraków, Biblioteka Jagiellońska, 1509 (late 15th c.; Census 127); and Kraków, Biblioteka Polskiej Akademii Umiejętności, 1713 (dated 1471; not in Census); see Z. IZYDORCZYK – W. WYDRA, A Gospel of Nicodemus Preserved in Poland, Turnhout, Brepols (Corpus Christianorum. Series Apocryphorum, Instrumenta, 2), p. 20-25, and M. PIACENTINI, “Un importante contributo allo studio degli apocrifi. Il Vangelo di Nicodemo in Polonia: tradizione latina e traduzione polacca”, Studi Slavistici 8 (2011), p. 195-201. 37 C. V. FRANKLIN, “Hagiographic Translations…”, art. cit., p. 14.
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The goal of the new edition Like many other apocrypha, the EN was perpetually in statu nascendi. Rooted in the Greek Acts of Pilate, it was repeatedly improved as a translation; ceaselessly reconceived and expanded beyond its original scope; and always grammatically, lexically, and stylistically reconfigured. Where, in this tangle of compiled, translated, grafted, amplified, revised, and improved Christian narratives does the “original” or “authorial” version, sought by the early modern editors, reside? Which of the apocryphon’s temporary, transitional states should be privileged in print and presented as “the” work that careless scribes distorted and corrupted with their “insulsa […] mendaciuncula et interpolamenta”? It could well be argued that the text preserved in the Vienna palimpsest should be considered as the closest to the original Latin version. Although not identical with the ancient translator’s exemplar, the palimpsest text could not have been removed from it by more than a few copies. However, its value as the point of origin for the Latin tradition of the EN is diminished by the fact that the palimpsest preserves only small fragments of the apocryphon as attested in Greek, other Eastern, and especially later Latin versions. It confirms the availability of the apocryphon in Latin Christendom in late antiquity, but it offers only limited evidence of its actual linguistic form. Any attempt at reconstructing the missing portions of the palimpsest would be a highly precarious and entirely speculative venture. We do not know who the translator was, where he worked, or what his exact intentions were; and the comparative material is not reliable because (a) at the time of the translation, several Greek versions may have already existed, as evidenced by the discrepancies between the Latin palimpsest, Coptic, and Armenian versions; (b) the earliest Greek manuscripts postdate the palimpsest by some seven centuries; and (c) the subsequent Latin traditions are not descended from the palimpsest in a straightforward or uninterrupted manner. An edition of the palimpsest to reconstitute the original Latin work seems not only unattainable but perhaps also undesirable. Early modern editors investigated the early Christian dimensions of the apocryphon in search of validation for their own views on Christianity. They were not concerned that the Latin apocryphon in its earliest form was an ephemeral work that neither left any lasting mark on contemporary Christian writings38 nor was transmitted intact in later manuscripts; there is also no evidence that, in the fifth or sixth centuries, it was viewed as an apocryphal gospel – let alone one penned by Nicodemus – or that it enjoyed noteworthy circulation39. The text of the Vienna 38 There is no evidence linking the palimpsest text-type to Gregory of Tours’ account of Joseph of Arimathea mentioned above. 39 It is not listed in the Decretum pseudo-Gelasianum (E. VON DOBSCHÜTZ [ed.], Das Decretum Gelasianum de libris recipiendis et non recipiendis, Leipzig, Hinrichs, 1912). Some scholars
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palimpsest is thus hardly indicative, or representative, of the apocryphon which proliferated throughout the Latin West as the Gesta Salvatoris or the Evangelium Nicodemi, and which played an important role in the molding of European religious culture. If the search for a single, original editable text of the EN appears to be unhelpful, it is because, at no time in its history was the EN a permanent, unchanging textual object. Instead, like a modern text in public domain, it invited transformations and adaptations and was constantly socially reconditioned and re-constructed40. Medievalists are cognizant of the fact that all medieval texts were affected by fluctuations of the linguistic code and that texts were often revised, updated, and adapted. What I am suggesting, however, is that works like the EN were authored collectively and diachronically; they were intrinsically, one might even say, ontologically unstable. Hence critical categories based on the conception of a singular, authentic, authorial, or authorized work as well as critical editions based on those categories are ill-suited to investigating or representing such living works. Always dynamic, they were live discourses inviting public – readerly, scribal – participation rather than permanently defined verbal monuments. It might, perhaps, be useful to think of what exactly needs to be edited in terms borrowed from a model of the literary work of art developed by the Polish philosopher Roman Ingarden41. Ingarden conceived of that work as a schematic verbal construct; it is schematic because, like language, it is necessarily selective and can specify only selected features of the represented reality; all unspecified features constitute areas of indeterminacy concretized by individual readers. A literary work comes into existence through an intentional act of its creator but, in order to exist, it needs to be concretized, or constituted, by the reader. The whole work may thus be said to exist, or live, in the plurality of its concretizations42. As those concretizations change over time, and as the changes are inscribed in new copies of the work, the work itself undergoes change. associate the Descensus, which features Leucius and Carinus, two brothers risen from the dead by Christ, with “Leucius discipulus diaboli” mentioned in the Decretum 5.4.4 (p. 52) and Leucius Charinus mentioned by Photius (The Library of Photius, codex 114), but this association is speculative; see, for example, J. KROLL, Gott und Hölle. Der Mythos vom Descensuskampfe, Leipzig, Teubner (Studien der Bibliothek Warburg, 20), 1932, p. 86; J. K. ELLIOTT, The Apocryphal New Testament: A Collection of Apocryphal Christian Literature in an English Translation, Oxford, Clarendon Press, 1993, p. 229. 40 Cf. J. J. MCGANN, A Critique of Modern Textual Criticism, Charlottesville – London, University Press of Virginia, 1999, p. 52, 90, 92-93. 41 Cf. T. SNIJDERS, “Work, Version, Text and Scriptum: High Medieval Manuscript Terminology in the Aftermath of the New Philology”, Digital Philology 2/2 (2013), p. 266-296, here p. 276; T. BELA et al., The Study of the Literary Work of Art: Introduction, Kraków, Uniwersytet Jagielloński, 1979, p. 80-139. 42 Cf. the reflections on the Italian variantistica school of criticism in D. FIORMONTE – C. PUSCEDDU, “The Text as Product and Process. History, Genesis, Experiments”, in
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Adapting Ingarden’s model, one might say that the EN existed, or lived, in the multiplicity of its reconstitutions by readers, among them scribes and redactors who played key roles in its transmission. Scribes as readers effectively reshaped the apocryphon, and, together with the original author and translator, they can be said to have co-created it43. Their motivations for doing so were as complex as those of the originator(s), arising from many socio-cultural, linguistic, and experiential judgments and intentions. On this approach, an exhaustive – an admittedly utopian – edition of the EN would amount to a presentation of all its known scribal versions. This is, of course, impossible in practice – some might even call it an evasion of editorial responsibility – given that the apocryphon survives in over 450 medieval manuscripts. What a more realistic edition may hope to capture is a partial image of the apocryphon’s total dynamic existence, focusing on those textual moments – the apocryphon’s scribal enactments or performances – that made the greatest impression and the greatest impact on European culture. Such an edition would have to comprise not a single, reconstructed authorial or authoritative text but a range of culturally most salient scribal concretizations. Salience, in this context, would relate to the relevance for the apocryphon’s reception and recreation, and not only by Latin readers and scribes but also by vernacular translators because Latin was neither the apocryphon’s point of departure nor its final destination. One might conceive of the entire transmission history of the EN, from the Greek Acts of Pilate to the modern vernacular texts available online in practically every language, as a case of translatio, as an ongoing process of inter- and intra-linguistic translation and transmission44. Although linguistically different, vernacular versions share the narrative schema of the Latin apocryphon as well as strategies for its concretization. In fact, despite its origin in late antiquity, the EN reached its mature forms and exerted its strongest influence – both on Latin and vernacular cultures – during the late medieval period, and especially between the eleventh and the fifteenth centuries45. What this means in practical terms is that a comprehensive – rather than exhaustive or critical – edition of the EN should include a series of distinct scribal versions of textual or cultural importance. Those versions were all initiated by the translator(s) in late antiquity but given final narrative and linguistic E. VANHOUTTE – M. DE SMEDT (eds.), Manuscript, Variant, Genese/Genesis, Gent, Koninklijke Academie voor Nederlandse Taal en Letterkunde, 2006, p. 109-128. 43 T. SNIJDERS, “Work, Version, Text…”, art. cit, p. 275. 44 R. WISNOVSKY et al., “Introduction. Vehicles of Transmission, Translation, and Transformation in Medieval Textual Culture”, in R. WISNOVSKY et al. (eds.), Vehicles of Transmission, Translation, and Transformation in Medieval Textual Culture, Turnhout, Brepols (Cursor mundi, 4), 2011, p. 9-22. 45 On medieval vernacular translations, see Z. IZYDORCZYK (ed.), The Medieval Gospel of Nicodemus: Texts, Intertexts, and Contexts in Western Europe, Tempe, Medieval & Renaissance Texts & Studies (Medieval & Renaissance Texts & Studies, 158), 1997.
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shapes by their redactors in the Middle Ages. The editorial decisions should, therefore, be guided not so much by Greek models, or by the notions inherited from the early modern editors of what the EN should contain, but by the scribes themselves and by the indications they left in their manuscripts. It is their timeand place-bound conceptualizations, their significant authorial contributions to the ever-shifting apocryphon that the edition should attempt to present. This is particularly relevant in relation to the textual boundaries of the EN. The apocryphon grew through accretion, through grafting new textual scions on the old understock. In my own earlier work, I tended to look at those scions as somehow external to the apocryphon itself, and I tended to equate the apocryphon with its ancient core, admitting to it the Descensus and Pilate’s letter but nothing more. However, I am now convinced that even those later extensions, what I used to call its appendices, were, in fact, integral parts of the apocryphon itself, at least at certain times and for certain communities of readers, because that is how the apocryphon always existed: at a certain time and for a certain reading community. The original forms of the work, as conceived in the author’s – and later translator’s – minds, were so transitory that they did not outlast their autographs. What proved enduring was the schematic construct necessarily and variously reconstituted by its Latin and, later, vernacular reader-scribes. Salient versions of the Evangelium Nicodemi The new edition of the EN should, no doubt, take into account the Vienna palimpsest as the oldest extant text, indicative of the nature and extent of the original Latin translation. While there is no evidence that this version had any significant circulation, and its impact on the religious culture in late antiquity is impossible to determine, its textual salience is beyond question as the entire subsequent Latin tradition of the EN is, in one way or another, indebted to it. The text of the palimpsest is reflected differently in different strands of that tradition, with the early chapters best transmitted by what is now referred to as Latin versions A and C, the concluding chapters by Latin B, and many individual readings by a group of late, Central European manuscripts46. The version that was most widely disseminated from the ninth century onwards was Latin A, the dominant Carolingian redaction, which inspired a host of later medieval re-readings and rewritings. Moreover, it was the source of two pre-twelve-century vernacular translations, one into Old Church
46 For a survey of the various Latin versions, see Z. IZYDORCZYK, “The Evangelium Nicodemi in the Latin Middle Ages”, in ID., The Medieval Gospel of Nicodemus…, op. cit., p. 44-54.
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Slavonic and another into Old English47. In the later Middle Ages, its various redactions served as source-texts for verse and prose translations into French, Italian, English, High German (eight translations), Dutch (three translations), Welsh, Polish, and Czech48. Its impact on medieval European culture was thus most extensive. An abridged and highly idiosyncratic, pre-ninth-century revision of an early form of Latin A, carried out in Iberia and usually referred to as Latin C, survives in only a handful of manuscripts. However, it introduces new details into the story, such as, for example, the name of the cursor, a reference to the standards in Pilate’s judgment hall being crowned with gilded imperial images, and especially the discussions between Pilate and the Jewish leaders in the temple, all of which persisted well into the age of print. Although, like the palimpsest, Latin C was probably not often read or copied intact, it provided the substrate, overlaid with elements of Latin A, for an important hybrid version, the Troyes redaction. This recompiled redaction, extant in seventeen codices, inspired a large number of vernacular renditions into Norse, French, Catalan, English, Swedish, Low German, Dutch, High German, and Welsh. In England and Germany, in particular, those translations gave rise to vernacular vulgate forms of the Gospel of Nicodemus49. Two distinct forms of what, for over a century, has been referred to as Latin version B (Latin B1 and B2), in circulation since at least the eleventh century, would also need a place in the edition. Latin B1 attests to the survival of 47 See A. VAILLANT (ed.), L’Évangile de Nicodème : Texte slave et texte latin, Genève, Droz (Centre de recherches d’histoire et de philologie de la IVe section de l’E.P.H.E. 2, Hautes études orientales, 1), 1968; and J. E. CROSS (ed.), Two Old English Apocrypha and Their Manuscript Source: ‘The Gospel of Nicodemus’ and ‘The Avenging of the Saviour’, Cambridge, Cambridge University Press (Cambridge Studies in Anglo-Saxon England, 19), 1996. 48 For editions and discussions, see the following essays in Z. IZYDORCZYK, The Medieval Gospel of Nicodemus…, op. cit.: R. O’GORMAN, “The Gospel of Nicodemus in the Vernacular Literature of Medieval France”, p. 103-131; A. A. IANNUCCI, “The Gospel of Nicodemus in Medieval Italian Literature: A Preliminary Assessment”, p. 165-205; C. W. MARX, “The Gospel of Nicodemus in Old and Middle English”, p. 207-259; K. WOLF, “The Influence of the Gospel of Nicodemus on Norse Literature: A Survey”, p. 261-286; W. J. HOFFMANN, “The Gospel of Nicodemus in High German Literature of the Middle Ages”, p. 287-336; W. J. HOFFMANN, “The Gospel of Nicodemus in Dutch and Low German Literatures of the Middle Ages”, p. 337-360; D. N. KLAUSNER, “The Gospel of Nicodemus in the Literature of Medieval Wales”, p. 403-416. For Polish and Czech versions, see S. VRTEL-WIERCZYŃSKI (ed.), Sprawa chędoga o męce Pana Chrystusowej i Ewangelia Nikodema, Poznań, Poznańskie Towarzystwo Przyjaciół Nauk, 1933, p. 133-156; Z. IZYDORCZYK, “The Bohemian Redaction of the Evangelium Nicodemi in Medieval Slavic Vernaculars”, Studia Ceranea 4 (2014), p. 49-64, here p. 60, n. 61. 49 For the Latin text of the Troyes redaction and a discussion of its translations, see Z. IZYDORCZYK – D. BULLITTA, “The Troyes Redaction of the Evangelium Nicodemi and Its Vernacular Legacy”, in A. VAN DEN KERCHOVE – L. G. SOARES SANTOPRETE (eds.), Gnose et manichéisme. Entre les oasis d’Égypte et la Route de la Soie. Hommage à Jean-Daniel Dubois, Turnhout, Brepols (Bibliothèque de l’École des Hautes Études. Sciences religieuses, 176), 2017, p. 557-603.
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a short, palimpsest-like form of the translation into the Middle Ages. Moreover, it served, in the early thirteenth century, as a source for Konrad von Heimesfurt’s long poem on the Resurrection, the Urstende; and a century later, as a source-text for a Bavarian translation (High German G)50. The importance of Latin B2 is likewise both textual – by virtue of its extensively reshaped Descensus – and cultural – by virtue of its echoes in medieval Catalan, Occitan, French, and Italian works, both in verse and prose51. Furthermore, Latin B2 was hybridized with Latin A to produce the Bohemian redaction, which enjoyed a considerable popularity, especially in Central Europe (Bohemia, German and Polish speaking regions), from the fourteenth century until the nineteenth52. Also in Central Europe, there survives a group of manuscripts from the fourteenth and fifteenth centuries that preserve readings or entire passages (ch. 16 in particular) – typically embedded in the Latin A base text – corresponding closely to the Vienna palimpsest. Those textual fossils, remarkable for the distance that separates them from the original translation, also belong in the edition, if not as complete, integral versions (the ancient passages are sometimes tacked on at the end of the Latin A text), then at least as reflexes of no longer extant ancient texts53. Assembled together, these – and possibly other, as yet unidentified – scribal concretizations of the EN would afford a broader and more profound insight into the dynamic, diachronic character of its textual existence, collective authorship, unstable scope, and a range of influence than a speculative reconstruction of any one “text that never was”54.
50 W. J. HOFFMANN, “The Gospel of Nicodemus in High German Literature…”, art. cit., p. 298-299, 316. 51 See J. IZQUIERDO, “The Gospel of Nicodemus in Medieval Catalan and Occitan Literatures”, in Z. IZYDORCZYK (ed.), The Medieval Gospel of Nicodemus, op. cit., p. 134-164; A. COLLURA, “L’Evangelium Nicodemi e le traduzioni romanze”, Ticontre. Teoria Testo Traduzione 3 (2015), p. 29-47. 52 Z. IZYDORCZYK, “The Bohemian Redaction…”, art. cit., p. 49-64. 53 Z. IZYDORCZYK – W. WYDRA, A Gospel of Nicodemus…, op. cit., p. 15-20. 54 Ł. CYBULSKI, “Krytyka tekstu i teoria dzieła. Jerome McGann wobec anglo-amerykańskiej tradycji edytorstwa naukowego”, Teksty Drugie 2 (2014), p. 21-48, here p. 35.
HIPPOLYTE ET APOLINAIRE ENRICHIS DU BIEN D’UN AUTRE. RÉVISION DES ÉDITIONS RICHARD SUR LES PROVERBES À PARTIR DE DEUX TÉMOINS IGNORÉS MEREDITH DANEZAN Katholieke Universiteit Leuven (FWO)
Des commentaires sur le Livre des Proverbes composés à date haute, on conserve trois pièces : l’Homélie sur le début des Proverbes de Basile de Césarée (CPG 2856), le Commentaire sur les Proverbes attribué à Jean Chrysostome (CPG 4445) et les Scholies aux Proverbes d’Évagre le Pontique (CPG 2456). À côté de ces textes « complets », l’exégèse ancienne des Proverbes subsiste massivement dans cette forme d’anthologie inventée par l’Antiquité tardive que sont les chaînes exégétiques. Ces florilèges, qui enchaînent les citations patristiques en regard du verset commenté par les autorités, constituent en effet des lieux privilégiés de conservation de textes patristiques perdus par ailleurs et dont la présence en marge du texte sacré témoigne de l’intérêt herméneutique et dogmatique pour les lecteurs de la Bible. Dans les marges des chaînes aux Proverbes figurent ainsi, outre les noms de Basile, Évagre et Chrysostome dont les œuvres sont conservées en tradition directe, ceux d’Hippolyte, Origène, Apolinaire et de Didyme, dont les commentaires sur les Proverbes nous sont autrement perdus. Par définition, les chaînes sont donc des textes à plusieurs mains. Par excellence, elles sont aussi des textes polymorphes qui, pour chaque œuvre citée, ne conservent pas une forme unique de texte, mais une pluralité de formes textuelles « concurrentes », dans de nombreux cas amalgamées, et en regard desquelles, sauf silence absolu des marges, figure assez souvent une pluralité d’attributions elles-mêmes concurrentes. Pour exploiter cette documentation riche mais piégeuse, la recherche a jusqu’à ce jour emprunté des chemins différents. Sur la foi des attributions marginales, les éditeurs ont d’abord démembré les chaînes pour y puiser les fragments de telle ou telle œuvre d’auteur perdue. Le projet était légitime, mais la méthode, qui privilégiait l’auteur patristique au détriment de la chaîne et de son fonctionnement, était nécessairement vouée à l’insuccès, d’autant que les marges des chaînes étaient entachées de nombreuses erreurs. Les éditeurs ont ensuite valorisé la chaîne comme genre littéraire à part entière dont on devait reconnaître l’autonomie et préserver l’intégrité. Des éditions intégrales ont ainsi paru, où le lecteur n’avait cependant accès qu’à une seule forme de texte repéré par l’éditeur comme la « meilleure ». Le reste de la tradition, avec ses apports propres, demeurait dans
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l’ombre, au risque, d’une part, de se méprendre sur la hiérarchie des formes de texte et, d’autre part, d’ignorer le contenu positif des états de texte déclassés. Pionnier du renouveau de la philologie des chaînes, M. Richard appartient encore à la première génération : s’il n’accorde plus une confiance aveugle aux marges des chaînes, il se donne encore pour ambition d’isoler dans les témoins à sa disposition les « fragments » d’un auteur. Exploitant un matériel limité par l’état de la connaissance, M. Richard s’est de fait trouvé contraint de suppléer aux critères philologiques, lorsque ceux-ci venaient à manquer, le critère de la reconnaissance de l’ethos d’auteur et parfois celui de l’intuition comme base de réattribution des textes des chaînes. Cette méthode, si elle a souvent payé le savant de retour, devait aussi nécessairement produire un certain nombre d’erreurs. Dans l’écrasante majorité des cas, ces erreurs se sont produites, selon nous, quand M. Richard a fait passer sous les noms d’Hippolyte et d’Apolinaire des pièces d’exégèse revenant à Didyme d’Alexandrie, l’auteur le plus souvent et le plus longuement cité par les chaînes aux Proverbes ; à quoi s’ajoutent – quoique bien plus rarement – des pièces revenant à Apolinaire qu’il a fait passer sous le nom de Didyme. Fruit d’une revue intégrale des éditions de fragments caténaires sur les Proverbes données par M. Richard, la présente étude entend en faire la démonstration en confrontant les éditions Richard à un état complet de la documentation disponible. On recense à ce jour douze chaînes aux Proverbes distinctes1. Toutes ces chaînes sont liées à deux anthologies mères que sont l’archétype de l’Épitomé 1 La Chaîne d’Oxford (Barocci 195 Faulhaber / type V Karo-Lietzmann ; CPG C 96.2), l’Épitomé (athonite) de Procope (CPG C 91 / 7432), la Chaîne de Tyrnavos (CPG C 96.3), la Chaîne de Copenhague (type IV Karo-Lietzmann ; CPG C 96.1), la Catena Coisliniana (type V KaroLietzmann ; CPG C 93), la Chaîne de Paris, dont deux sous-types A et B (type B Faulhaber / II Karo-Lietzmann ; CPG C 91 / 7432), la Chaîne de Bruxelles (ibidem), la Chaîne de Cambridge, la Chaîne des Miscellanées (type V Karo-Lietzmann ; CPG C 94), la Chaîne dite de Polychronius (type C Faulhaber / I Karo-Lietzmann ; CPG C 90), la Chaîne du Vatican (type A Faulhaber / III Karo-Lietzmann ; CPG C 92) et la Chaîne du Collegio Greco (CPG C 96.4). À ces douze chaînes s’ajoute une chaîne qui n’est que partiellement une compilation sur les Proverbes, la Chaîne sur le Prophétologion (CPG C 108), un document liturgique incluant, entre autres, des lectures des Proverbes : voir M. RICHARD, « Les fragments du Commentaire de S. Hippolyte sur les Proverbes de Salomon, II, Édition provisoire », Le Muséon 79 (1966) (repris dans Opera Minora, I, article 17), p. 61-94, ici p. 66-68 et P. GÉHIN, « Un recueil d’extraits patristiques : les Miscellanea coisliniana (Parisinus Coislinianus 193 et Sinaiticus gr. 461) », Revue d’Histoire des Textes 22 (1992), p. 89-130, ici p. 98-99 et 113-129. Certaines des dénominations de chaînes utilisées dans cet article sont les nôtres. Pour la clarté, on a abandonné la nomenclature des catalogues de M. Faulhaber et de G. Karo et H. Lietzmann. On n’a pas renoncé à renvoyer à la CPG, mais on signalera qu’aux lacunes de la première édition du quatrième volume (1980, p. 225-226), la nouvelle édition (2018, p. 335-339) ajoute de la confusion. La nouvelle CPG IV oublie par exemple la Chaîne de Cambridge : voir notre article « Le chaînon manquant. La source de l’Épitomé de Procope (type II) dans la Chaîne du Vatican », Byzantion 89 (2019), p. 123-152, en particulier p. 127-139. Elle confond sous une même entrée l’Épitomé de Procope, qui est conservé à l’état isolé (sa recension athonite), avec la Chaîne de Paris (ou Chaîne de type II Karo-Lietzmann) qui comporte bien une recension de l’Épitomé de Procope (sa recension parisienne), mais combinée à une recension de la Chaîne de Copenhague, et qui constitue par conséquent une chaîne à part
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de la Chaîne de Procope – ou sa Chaîne elle-même –, dont les sources principales sont Origène, Didyme et Évagre, et une Catena altera indépendante, dont les sources principales sont Apolinaire et Didyme. Parce que la plupart des chaînes connues à ce jour sont le produit de processus de dérivation complexes, toutes ou presque présentent un intérêt du point de vue de l’établissement des textes cités, de leur délimitation et de leur identification, mais cet intérêt est variable d’une chaîne à l’autre, d’un témoin à l’autre, voire d’une pièce à l’autre à l’intérieur d’une même anthologie. Ainsi, sur un total de onze chaînes aux Proverbes recensées, deux seulement présentent un intérêt immédiat et sûr du point de vue de l’élucidation des sources. La première est l’Épitomé athonite de Procope. C’est à M. Richard que l’on doit d’avoir redécouvert dans deux manuscrits de l’Athos cette pièce capitale pour l’identification des exégètes alexandrins des Proverbes perdus en tradition directe, Origène et Didyme2. Si l’Épitomé athonite de Procope n’attribue que la moitié environ des pièces exégétiques qui le composent, la tradition directe des auteurs cités, conservée pour Basile et Évagre, confirme que cette anthologie n’amalgame pas ses sources et comporte des attributions exactes, sauf exceptions – rares – dues aux aléas de la copie, en particulier dans des lieux où s’enchaînent plusieurs pièces courtes. Contrairement à Didyme, et dans une moindre mesure à Origène, Hippolyte et Apolinaire ne subsistent dans les chaînes que sous la forme de minces lambeaux. De fait, jusqu’à une date très récente, le Commentaire sur les Proverbes d’Hippolyte, attesté par Jérôme (Hommes illustres 61), et celui d’Apolinaire n’étaient autrement connus que par les chaînes les plus difficiles d’interprétation ou les chaînes secondaires, et, pour le premier, par la Question 42 du Pseudo-Anastase le Sinaïte, un témoin indirect de l’exégèse d’Hippolyte pour les chapitres 9, 1-5 et 30, 15-31 des Proverbes3. Le catalogage entière. C’est en effet la co-présence d’une recension de l’Épitomé de Procope et d’une recension de la Chaîne de Copenhague qui fait la Chaîne de Paris, soit le type II Karo-Lietzmann. 2 Voir M. RICHARD, « Les fragments du Commentaire de S. Hippolyte sur les Proverbes de Salomon », Le Muséon 78 (1965) (repris dans Opera Minora, I, article 17), p. 257-290, ici p. 70, et P. GÉHIN, Évagre. Scholies aux Proverbes, Paris, Cerf (SC, 340), 1987, p. 65-68. L’Épitomé athonite de Procope sur les Proverbes est conservé par les codd. Hagion Oros, Monê Ibêrôn, 379 (X-XIe s.), f. 145v-221r et 38 (XIIIe s.), f. 149r-255r. Quelques pièces d’exégèse sur Pr 4, 20 à Pr 5, 19 issues de cet ensemble sont également conservées dans un bifolio (1v-2v) de parchemin inséré dans les premières pages non numérotées du cod. Milano, Biblioteca Ambrosiana, B 85 sup. (XVIe s.) qui a été daté du XI-XIIe s. par C. PASINI, « Resti della Catena sui Proverbi di Procopio in un frammento pergamenaceo nel codice Ambrosiano B 85 sup. », Aevum 74/2 (2000), p. 421-429. 3 La Question 42 appartient à la collection pseudépigraphe des Questions et réponses composées de 23 erôtapokriseis constituées à partir d’un matériau anastasien considéré comme authentique retravaillé et augmenté de séries de florilèges bibliques et patristiques et de 65 erôtapokriseis pseudo-anastasiennes – parmi lesquelles la Question 42 – portant principalement sur des questions d’exégèse. On considère désormais que cette collection de 88 pièces s’est trouvée combinée, dans une partie de la tradition manuscrite, aux Questions et réponses jugées authentiques d’Anastase le Sinaïte, formant avec elle une collection de 154 erôtapokriseis. C’est cette vaste collection qui
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des manuscrits de la Bibliothèque municipale de Tyrnavos en Thessalie a cependant changé la donne, car il a permis d’attirer l’attention des chercheurs sur une chaîne aux Proverbes sans titre qui fait la part belle à Apolinaire et Didyme et cite, à titre de sources occasionnelles, Hippolyte, Origène, Basile, Athanase d’Alexandrie (De morbo et valetudine), Isidore de Péluse et Théodore de Mopsueste4. Comme l’Épitomé athonite de Procope, la Chaîne de Tyrnavos pourvoit ses citations patristiques de nombreux et précieux noms d’auteurs dont la justesse est confirmée à la fois par la tradition directe – s’agissant de Basile et d’Isidore de Péluse –, par l’Épitomé athonite de Procope lui-même – s’agissant de Didyme – et par la Question 42 du Pseudo-Anastase le Sinaïte – s’agissant d’Hippolyte5. Les marges sûres de l’Épitomé athonite de Procope et de la a été éditée à la Renaissance et reproduite en PG 89, 311-824. Pour une description de cette collection dont la composition a été située dans la seconde moitié du IXe siècle et de ses rapports avec la collection anastasienne authentique, avec les autres collections pseudo-anastasiennes recensées et avec le Σωτήριος, un florilège dont elle constitue le noyau, voir M. RICHARD, « III. Florilèges grecs », in Dictionnaire de Spiritualité ascétique et mystique, V, Paris, Beauchesne, 1962 (repris dans Opera Minora, I, article 1), col. 475-512, ici col. 500-502 ; ID., « Les fragments du Commentaire de S. Hippolyte sur les Proverbes de Salomon, II, Édition provisoire », art. cit., p. 61-62 ; ID., « Les véritables “Questions et réponses d’Anastase le Sinaïte” », Bulletin d’information de l’Institut de Recherche et d’Histoire des Textes 15 (1969) (repris dans Opera Minora, III, article 64), p. 39-56 ; ID., « Les textes hagiographiques du codex Athos Philothéou 52 », Analecta Bollandiana 93 (1975) (repris dans Opera Minora, III, article 66), p. 147-156 ; D. TJ. SIESWERDA, « The Σωτήριος, the original of the Izbornik of 1073 », Sacris Erudiri 40 (2001), p. 293-327 ; M. RICHARD – J. A. MUNITIZ, Anastasii Sinaitae Quaestiones et responsiones, Turnhout – Leuven, Brepols – Leuven University Press (Corpus Christianorum. Series Graeca, 59), 2006, en particulier p. XXI-XXII ; J. A. MUNITIZ, Anastasios of Sinai Questions and Answers, Turnhout, Brepols (Corpus Christianorum in Translation, 7), 2011, p. 19-22 ; M. DE GROOTE, « The Soterios Project revisited: status quaestionis and the future edition », Byzantinische Zeitschrift 118 (2015), p. 63-78. 4 Voir Z. MELISSAKIS, Κατάλογος τῶν κωδίκων τῆς Δημοτικῆς Βιβλιοθήκης Τυρνάβου, Athènes, Ἐθνηκὸ Ἵδρυμα Ἐρευνῶν, Ἰνστιτοῦτο Βυζαντινῶν Ἐρευνῶν (Πηγὲς, 8), 2007, p. 150-157, après L. POLITIS, Συνοπτικὴ ἀναγραφὴ χειρογράφων ἑλληνικῶν συλλογῶν, Thessalonique, Ἑταιρεία Μακεδονιχῶν Σπουδῶν (Ἑλληνικά. Παράρτημα, 25), 1976, p. 51. La Chaîne de Tyrnavos sur les Proverbes est conservée par le cod. Tyrnavos, Dêmotikê Bibliothêkê, 25 (Xe s.), aux p. 194-360. 5 Avec cette particularité toutefois que les textes parallèles à cette source indirecte apparaissent dans la Chaîne de Tyrnavos pour quatre d’entre eux sous le nom d’« Athanase » et pour l’un d’entre eux sous la mention double d’« Hippolyte et Athanase ». La régularité des attributions en tout ou partie erronées qui coiffent dans la Chaîne de Tyrnavos les textes parallèles à ceux fournis par la Question 42 du Pseudo-Anastase ainsi que d’autres textes manifestement hippolytiens n’est pas sans autre exemple dans les chaînes aux Proverbes : qu’il me soit permis sur ce point de renvoyer à mon article « Le chaînon manquant. La source de l’Épitomé de Procope (type II) dans la Chaîne du Vatican », art. cit., p. 151. Elle est la marque d’une source commune à l’ensemble des textes cités, mais d’une source mal identifiée par la tradition, une erreur qu’on aurait bien volontiers expliquée ici par la déformation du nom d’« Anastase » (Ἀναστασίου) en celui d’« Athanase » (Ἀθανασίου), si toutefois la moisson de textes pseudo-athanasiens dans la Chaîne de Tyrnavos ne débordait pas largement les sections des Proverbes commentées dans la Question 42 du Pseudo-Anastase (chap. 9, 1-5 et 30, 15-31 uniquement). Toujours est-il que, par sa régularité, l’erreur d’identification, loin de remettre en cause la valeur de l’attribution proposée par la Chaîne de Tyrnavos, au contraire la confirme. La qualité des attributions de la chaîne sur
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Chaîne de Tyrnavos font donc la valeur de ces deux traditions, qui ont cependant moins de prix en elles-mêmes qu’en tant qu’elles constituent une clef de lecture pour toutes les autres chaînes, et en particulier pour la chaîne que j’ai appelée « Chaîne d’Oxford », un document sans titre qui se présente le plus souvent au lecteur comme un commentaire d’auteur d’un seul tenant dépourvu de presque toute attribution marginale, mais en réalité la chaîne qui a le mieux conservé, du point de vue des masses textuelles, le Commentaire sur les Proverbes de Didyme, sa source principale, à laquelle se trouvent juxtaposées, la plupart du temps sans élément de délimitation, plusieurs autres sources citées presque toujours moins longuement qu’elle et, contrairement à elle, plus ou moins régulièrement6. Au total, toute tentative visant à mettre un nom sur une pièce caténaire commentant les Proverbes doit intégrer le témoignage de deux, voire trois chaînes : l’Épitomé athonite de Procope, la Chaîne de Tyrnavos et la Chaîne d’Oxford. Or quand M. Richard entreprend de rassembler les fragments caténaires du Commentaire sur les Proverbes d’Hippolyte, il ne connaît pas la Chaîne de Tyrnavos et néglige entièrement la Chaîne d’Oxford déclassée par ses prédécesseurs7. Pour constituer sa moisson hippolytienne, l’éditeur se réfère donc essentiellement au témoignage de la Question 42 du Pseudo-Anastase, à des chaînes partielles et particulièrement difficiles d’interprétation – la Catena Coisliniana, la Chaîne sur le Prophétologion et la Chaîne des Miscellanées –, ainsi qu’aux fragments parallèles à ceux transmis par ces deux chaînes dans le Cantique conservée par le même manuscrit de Tyrnavos a aussi été appréciée par R. CEULEMANS dans le compte rendu qu’il a donné de J.-M. AUWERS, Procopii Gazaei Epitome in Canticum canticorum, Turnhout, Brepols (Corpus Christianorum. Series Graeca, 67), 2011 et ID., L’interprétation du Cantique des cantiques à travers les chaînes exégétiques grecques, Turnhout, Brepols (Instrumenta patristica et mediaevalia, 56), 2011 pour Byzantion 82 (2012), p. 493-508, ici p. 501-503, ainsi que dans « La transmission manuscrite de la chaîne CPG C 84 : nouveaux témoins grecs, une traduction latine et sélections humanistes », Revue d’Histoire des Textes. Nouvelle série 14 (2019), p. 41-62, ici p. 47-48. 6 La Chaîne d’Oxford n’est à ce jour connue que par un unique témoin, le cod. Oxford, Bodleian Library, Barocci 195 (c. 1341-1354, si l’on s’appuie sur la table calendaire du f. 3v qui pourrait constituer une annale de la copie ?), f. 189r-292v. Voir N. WILSON, Unpublished description of MS. Barocci 195, c. 1970. 7 Voir M. FAULHABER, Hohelied-, Proverbien- und Prediger-Catenen, Vienne, Mayer & Co. (Theologische Studien der Leo-Gesellschaft, 4), 1902, p. 136-137 : « Barocc. 195 hat also nur den Wert einer vierten Quelle, d. h. keinen Wert, zumal die Autorennamen fehlen ». La sentence est telle que ni R. Devressse, ni M. Richard n’évoqueront une seule fois la Chaîne d’Oxford dans les articles qu’ils consacreront aux chaînes aux Proverbes : voir R. DEVREESSE, « Chaînes exégétiques grecques », in Dictionnaire de la Bible. Supplément, I, Paris, Letouzey & Ané, 1928, col. 1084-1233, ici col. 1161-1163 et M. RICHARD, « Les fragments du Commentaire de S. Hippolyte sur les Proverbes de Salomon », art. cit., p. 258. Il n’est donc pas étonnant que la Chaîne d’Oxford n’apparaisse pas dans le résumé que C. CURTI et M. A. BARBÀRA ont donné des travaux de M. Richard sur les chaînes dans « Catene esegetiche greche », in A. DI BERARDINO (éd.), Patrologia, V, Dal Concilio di Calcedonia (451) a Giovanni Damasceno († 750): i Padri orientali, Genova, Marietti, 2000, p. 611-655, ici p. 634-635.
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trois traditions secondaires, la Chaîne de Paris, la Chaîne dite de Polychronius et la Chaîne du Vatican. Avec ce matériel, M. Richard livre trois éditions : une première [1966] entend rassembler l’ensemble des extraits d’Hippolyte transmis par la Catena Coisliniana et la Chaîne sur le Prophétologion8 ; une seconde [1972] entend isoler l’ensemble des extraits d’Origène commentant la section des Pr 30, 15-33 dans l’Épitomé de Procope, recension athonite et parisienne comprises9 ; une troisième [1976] donne l’ensemble des fragments caténaires commentant la section des Pr 30, 15-33 dans la Chaîne des Miscellanées que l’éditeur partage entre Hippolyte, Didyme, Apolinaire et Isidore de Péluse10. Dans ces éditions, M. Richard se trouve confronté à trois cas de figure documentaire et méthodologique distincts : (1) il dispose d’une source indirecte citant des extraits de l’auteur recherché ; (2) il utilise une autre source « externe », une chaîne, pour débrouiller son propre matériel caténaire ; (3) il ne dispose d’aucune base de comparaison et doit donc mobiliser d’autres critères que ceux de la documentation parallèle. Les lignes qui suivent s’emploient à discuter les résultats de sa réflexion dans ces trois cas de figure (et non selon l’ordre du texte biblique) et à évaluer ce que la documentation négligée ou ignorée par lui peut apporter pour une redistribution des fragments d’Hippolyte, d’Apolinaire et de Didyme. Cas de figure no 1 : M. Richard disposait d’une source indirecte des extraits de l’auteur recherché Pour les Pr 9, 1-5 et 30, 15-31, la Question 42 du Pseudo-Anastase le Sinaïte offrait à M. Richard, comme à H. Achelis avant lui, une base d’analyse du matériel conservé par les chaînes11. Plusieurs pièces caténaires, attribuées à Hippolyte d’après l’interprétation que M. Richard a fait de cette source 8 M. RICHARD, « Les fragments du Commentaire de S. Hippolyte sur les Proverbes de Salomon », Le Muséon 78 (1965) (repris dans Opera Minora, I, article 17), p. 257-290 ; « … II, Édition provisoire », Le Muséon 79 (1966) (repris dans Opera Minora, I, article 17), p. 61-94 ; « … III, Justification », Le Muséon 80 (1967) (repris dans Opera Minora, III, article 17), p. 327-364. 9 ID., « Les fragments d’Origène sur Prov. XXX, 15-31 », in J. FONTAINE – CH. KANNENGIESSER (éds.), Epektasis (Mélanges patristiques offerts au Cardinal Jean Daniélou), Paris, Beauchesne, 1972 (repris dans Opera Minora, II, article 23), p. 385-394. 10 ID., « Le commentaire du codex Marcianus gr. 23 sur Prov. XXX, 15-33 », in Miscellanea marciana di studi bessarionei (a coronamento del V centenario della donazione nicena), Padoue, Antenore (Medioevo e Unmanesimo, 24), 1976 (repris dans Opera Minora, III, article 84), p. 357-370. 11 Voir les deux éditions mineures de la Question 42 en regard de textes caténaires données par H. ACHELIS, Hippolytus Werke, I/2, Exegetische und homiletische Schriften, Leipzig, J. C. Hinrichs (Die griechischen christlichen Schriftsteller der ersten Jahrhunderte, 1), 1897, p. 163-165 et 176-178 et par M. RICHARD, « Les fragments du Commentaire de S. Hippolyte sur les Proverbes de Salomon, II, Édition provisoire », art. cit., p. 82-94. Sur la collection des Questions et Réponses pseudo-anastasiennes, voir supra, n. 3.
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externe, doivent cependant être rendues à Didyme. Les premières sont les fg. 63 à 65 de l’édition de 1966 sur Pr 30, 21-23. Les fg. 63/64/65/66 [Richard 1966] sur Pr 30, 21-23 fg. 63 [1966] sur Pr 30, 22a . « Ἐὰν οἰκέτης βασιλεύσῃ ». Ὁ ἐξ ἐθνῶν λαός, δοῦλος ὢν τῆς ἁμαρτίας καὶ τοῦ διαβόλου τὸ πρότερον. Οὕτως· « Ἐπ’ ἔθνει ἀσυνέτῳ παροργιῶ ὑμᾶς ». fg. 64 [1966] sur Pr 30, 22b . « Καὶ ἄφρων πλησθῇ σιτίων ». Τῶν τῆς ζωῆς. fg. 65 [1966] sur Pr 30, 23b . « Καὶ μισητὴ γυνὴ ἐὰν τύχῃ ἀνδρὸς ἀγαθοῦ ». Ὅ ἐστι πόρνη· πόρνη γὰρ ἦν ἡ ἐξ ἐθνῶν ἐκκλησία ὀπίσω θεῶν ἀλλοτρίων πορευομένη. fg. 66 [1966] sur Pr 30, 23a . « Καὶ οἰκέτις ἐὰν ἐκβάλῃ τὴν ἑαυτῆς κυρίαν ». Ἡ τῶν ἐθνῶν ἐκκλησία, τὴν συναγωγὴν οὖσαν κυρίαν· ταύτης γὰρ ὁ νόμος καὶ οἱ προφῆται δέονται.
« Si un domestique vient à régner » (Pr 30, 22a) : le peuple des Nations, parce qu’il était esclave du péché (cf. Rm 6, 17) et du diable dans un premier temps. De même : « C’est avec une nation sans esprit que j’exciterai votre colère » (Rm 10, 19 citant Dt 32, 21). « Et un homme sans esprit à être rassasié de vivres » (Pr 30, 22b) : ceux de la vie. « Et une femme haïssable, si elle tombe sur un homme bon » (Pr 30, 23b) : c’est-à-dire une prostituée. L’Église des Nations, en effet, était une prostituée lorsqu’elle cheminait à la suite de dieux étrangers (cf. Os 2, 15). « Et une domestique, si elle chasse sa propre maîtresse » (Pr 30, 23a) : l’Église des Nations, la Synagogue étant « maîtresse », car la Loi et les Prophètes lui sont rattachés.
Dans la première édition Richard, le Pr 30, 21-23 est commenté par deux séries de pièces : les fg. 57-62 (sur les v. 21-23) et les fg. 63-66 (sur les v. 22-23). Cette double exégèse s’accompagne dans le matériel caténaire de la duplication partielle des lemmes commentés. On trouvera ci-dessous l’édition Richard produite sous une forme synoptique et accompagnée d’une traduction personnelle. Hippolyte par le Pseudo-Anastase édition Richard [1966] fg. 57 « Διὰ τριῶν σείεται ἡ γῆ ». Διὰ πατρὸς καὶ υἱοῦ καὶ ἁγίου πνεύματος12. « Καὶ τὸ τέταρτον οὐ δύναται φέρειν ».
Hippolyte par les chaînes édition Richard [1966] fg. 57 « Διὰ τριῶν » Πατρὸς καὶ υἱοῦ καὶ ἁγίου πνεύματος13 « σείεται ἡ σύμπασα γῆ, τὸ δὲ τέταρτον οὐ δύναται φέρειν ». Ἦλθε γὰρ τὸ μὲν πρῶτον διὰ νόμου διδάσκων, δεύτερον διὰ προφητῶν τὰ μέλλοντα προκηρύττων, τρίτον δὲ διὰ τοῦ εὐαγγελίου ἑαυτὸν φανερῶς ἐπιδεικνύς.
« Par trois », par le Père, le Fils et le Saint-Esprit, « la terre dans son entier est secouée. Et le quatrième, elle ne peut le supporter. » (Pr 30, 21) En effet, il est venu d’abord enseigner par la Loi, deuxièmement annoncer l’avenir par les Prophètes, troisièmement se montrer clairement par l’Évangile.
M. RICHARD athétise la formule trinitaire (διὰ) πατρὸς καὶ υἱοῦ καὶ ἁγίου πνεύματος, qui figure dans toutes les chaînes qui conservent le fg. 57 ainsi que dans la Question 42 du PseudoAnasthase, au motif que celle-ci constituerait une « pia adnotatio […] cuisdam lectoris saec. IVi vel Vi » (« Les fragments du Commentaire de S. Hippolyte sur les Proverbes de Salomon, II, Édition provisoire », art. cit., p. 88 ; voir aussi « … III, Justification », art. cit., p. 352). La formule ne contient pourtant rien qui fasse spécifiquement signe vers les controverses trinitaires des 12
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fg. 58 Tὴν ἐσχάτην ἐπιφάνειαν τοῦ fg. 58 Τέταρτον « κριτὴς ζώντων σωτῆρος. καὶ νεκρῶν » ἐρχόμενος, οὗ τὴν 13 δόξαν σύμπασα κτίσις οὐ μὴ βαστάξῃ. Ἵνα οὖν διδάξῃ ἡμᾶς ὁ μακάριος Σολομὼν τὸ προκείμενον ἐπήνεγκε λέγων· « Ἐὰν οἰκέτης βασιλεύσῃ καὶ ἄφρων πλησθῇ σιτίων καὶ παιδίσκη ἐὰν ἐκβάλῃ τὴν ἑαυτῆς κυρίαν, καὶ γυνὴ μισητὴ ἐὰν τύχῃ ἀνδρὸς ἀγαθοῦ ». fg. 59 « Ἐὰν οἰκέτης βασιλεύσῃ ». Ὁ Ἰσραὴλ ἐν Αἰγύπτῳ δοῦλος γενόμενος καὶ ἐν τῇ γῇ τῆς ἐπαγγελίας βασιλεύσας.
fg. 59 « Ἐὰν οἰκέτης », φησί, « βασιλεύσῃ ». Τίς ἢ ὁ λάος τῶν υἱῶν Ἰσραήλ ; Oἰκέτης ἐν γῇ Αἰγύπτῳ γενόμενος καὶ οὕτως βασίλευσας ἐν τῇ ἰδίᾳ γῇ κατεστρηνίασε τοῦ Χριστοῦ.
fg. 60 « Kαὶ ἄφρων πλησθῇ σιτίων ». Τὴν γῆν ἐξ ἑτοίμου λαβὼν καὶ φαγὼν καὶ ἐμπλησθεὶς ἀπελάκτισεν. fg. 61 « Kαὶ παιδίσκη ἐὰν ἐκβάλῃ τὴν ἑαυτῆς κυρίαν ». Ἡ κυριοκτόνος συναγωγὴ σταυρώσασα τὴν σάρκα τοῦ Χριστοῦ ἔξω τῆς πύλης.
fg. 60 « Καὶ ἄφρων πλησθῇ σιτίων ». « Ἔφαγε » γὰρ « καὶ ἐνεπλήσθῃ καὶ ἀπελάκτισεν ὁ ἠγαπημένος ». fg. 61 « Kαὶ παιδίσκη ἐὰν ἐκβάλῃ τὴν ἑαυτῆς κυρίαν ». Tουτέστιν ἡ ἐπίγειος Ἱερουσαλήμ· παιδίσκη πάντων ἐθνῶν γεγενημένη ἐξέβαλε τὴν ἑαυτῆς κυρίαν, τὴν ἁγίαν σάρκα κυρίου, κυριοκτόνος γενομένη.
IVe
Quatrièmement il vient « en juge des vivants et des morts » (Ac 10, 42), dont la création dans son entier ne saurait soutenir la gloire. C’est donc pour nous enseigner ce qui précède que le bienheureux Salomon a ajouté ceci : « si un domestique vient à régner, et un homme sans esprit à être rassasié de vivres, et une esclave si elle chasse sa propre maîtresse, et une femme haïssable, si elle tombe sur un homme bon » (Pr 30, 22-23). « Si un domestique, dit-il, vient à régner » (Pr 30, 22a) : qui, sinon le peuple des fils d’Israël ? Alors qu’il était domestique en terre d’Égypte et qu’il a « régné », de la façon qu’il est dit, sur sa terre, il a dédaigné le Christ (cf. Dt 5, 15 ; 16, 12 ; 24, 18.20.22). « Et un homme sans esprit à être rassasié de vivres » (Pr 30, 22b) En effet, « il a mangé, s’est rassasié et a regimbé, le bien aimé » (Dt 32, 15). « Et une domestique, si elle chasse sa propre maîtresse » (Pr 30, 23a), c’està-dire la Jérusalem terrestre : alors qu’elle était « esclave » de toutes les Nations, elle a « chassé sa propre maîtresse », la sainte chair du Seigneur, se faisant meurtrière du Seigneur.
et Ve siècles. Elle est néotestamentaire : voir Mt 28, 19, « Allez, faites disciples toutes les nations en les baptisant au nom du Père, du Fils et du Saint Esprit ». Son emploi est justifié par le contexte que fournit la tradition caténaire : « En effet, il est venu d’abord enseigner par la Loi [le Père], deuxièmement annoncer l’avenir par les Prophètes [l’Esprit saint], troisièmement se montrer clairement par l’Évangile [le Fils]. » M. Richard a-t-il pensé que la formule associait chaque personne de la Trinité à un « temps » différent ? Le texte, cependant, ne considère par les personnes dans l’ordre chronologique, mais comme les trois ἐπιφάνειαι « du Sauveur » : voir le fg. 58 via le Pseudo-Anasthase (τέταρτον· τὴν ἐσχάτην ἐπιφάνειαν τοῦ σωτῆρος). Or cette conception de la Trinité était parfaitement en cours au IIIe siècle. La preuve en est que, paradoxalement, le texte, tel qu’il est transmis par les chaînes, est d’expression sabellianisante puisque l’auteur ne précise pas si ces « manifestations » de la divinité sont autant de personnes réelles ou les « masques » revêtus par un dieu unique. Cette tonalité peut s’expliquer par la réduction que le texte a subie, puisqu’elle ne tient finalement qu’au sujet singulier de la phrase. Pour cette raison, un tel développement ne peut remonter, comme l’apprécie M. Richard, aux IVe et Ve siècles où l’on s’employait à distinguer explicitement les trois hypostases. Cependant, l’imprécision du langage théologique a toute chance de n’être pas dirimante en contexte exégétique. L’éditeur indique par ailleurs dans sa justification que l’expression « la dernière manifestation du Sauveur » « résume le thème du fg. 58 par une phrase qui ne choquerait pas sous la plume d’Hippolyte » (« … III, Justification », art. cit., p. 352). 13 Voir la note qui précède.
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fg. 62 « Καὶ γυνὴ μισητὴ ἐὰν τύχῃ ἀνδρὸς ἀγαθοῦ ». Τίς οὖν μισητή, ἀλλ’ ἢ ἡ συναγωγὴ ἡ μὴ ἀγαπήσασα τὸν Χριστόν, τὸν παρθενικὸν ἄνδρα αὐτῆς, ἀλλ’ ἀεὶ ῥεμβομένη περὶ τὰ εἴδωλα, πορνεύουσα ἐν αὐτοῖς ; Λέγει γὰρ διὰ τοῦ προφήτου· « Ἐμοίχευσε τὸ ξύλον καὶ τὸν λίθον ἡ ἀσύνθετος [ἀσύνθετος correxi e cod. Coislin 193, f. 13r : ἀσύνετος Richard14] Ἰουδαία ».
« Et une femme haïssable, si elle tombe sur un homme bon » (Pr 30, 23b) : qui donc est « haïssable », sinon la Synagogue qui n’a pas aimé le Christ, son vierge époux, mais qui, errant sans cesse autour des idoles, s’est prostituée à elles ? En effet, il dit par la voix du prophète : « Elle a commis l’adultère avec le bois et la pierre, la Judéenne infidèle » (cf. Jr 3, 9.7).
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fg. 63 « Ἐὰν οἰκέτης βασιλεύσῃ ». Ὁ ἐξ ἐθνῶν λαός, δοῦλος ὢν τῆς ἁμαρτίας καὶ τοῦ διαβόλου τὸ πρότερον. Οὕτως· « Ἐπ’ ἔθνει ἀσυνέτῳ παροργιῶ ὑμᾶς ».
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fg. 64 « Καὶ ἄφρων σιτίων ». Τῶν τῆς ζωῆς.
fg. 65 éd. Richard / fg. 62* PseudoAnastase « Kαὶ γυνὴ μισητὴ ἐὰν τύχῃ ἀνδρὸς ἀγαθοῦ ». Ἡ ἐξ ἐθνῶν ἐκκλησία τοῦ Χριστοῦ.
fg. 65 « Καὶ μισητὴ γυνὴ ἐὰν τύχῃ ἀνδρὸς ἀγαθοῦ ». Ὅ ἐστι πόρνη· πόρνη γὰρ ἦν ἡ ἐξ ἐθνῶν ἐκκλησία ὀπίσω θεῶν ἀλλοτρίων πορευομένη.
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fg. 66 « Καὶ οἰκέτις ἐὰν ἐκβάλῃ τὴν ἑαυτῆς κυρίαν ». Ἡ τῶν ἐθνῶν ἐκκλησία, τὴν συναγωγὴν οὖσαν κυρίαν· ταύτης γὰρ ὁ νόμος καὶ οἱ προφῆται δέονται.
« Si un domestique vient à régner » (Pr 30, 22a) : le peuple des Nations, parce qu’il était esclave du péché (cf. Rm 6, 17) et du diable dans un premier temps. De même : « C’est avec une nation sans esprit que j’exciterai votre colère » (Rm 10, 19 citant Dt 32, 21). « Et un homme sans esprit à être rassasié de vivres » (Pr 30, 22b) : ceux de la vie. « Et une femme haïssable, si elle tombe sur un homme bon » (Pr 30, 23b) : c’est-à-dire une prostituée. L’Église des Nations, en effet, était une prostituée lorsqu’elle cheminait à la suite de dieux étrangers (cf. Os 2, 15). « Et une domestique, si elle chasse sa propre maîtresse » (Pr 30, 23a) : l’Église des Nations, la Synagogue étant « maîtresse », car la Loi et les Prophètes lui sont rattachés.
πλησθῇ
14 M. Richard ne signale pas la leçon ἀσύνθετος de la Catena Coisliniana et édite la leçon ἀσύνετος de sa chaîne fille, la Chaîne du Vatican. L’oubli et le choix d’édition qui en découle risquent cependant de créer un lien artificiel entre la première série de commentaires (ἡ ἀσύνετος Ἰουδαία) et la seconde série (ἔθνει ἀσυνέτῳ de Dt 32, 21 / Rm 10, 19), alors même que la leçon ἀσύνθετος paraît devoir être préférée à la leçon ἀσύνετος pour la raison qu’elle a un substrat biblique (Jr 3, 7) et que ce substrat biblique la rapproche non seulement de ce qui précède dans la même pièce (Jr 3, 9), mais encore de la pièce d’exégèse suivante dans la Catena Coisliniana (Jr 3, 9) et sa recopie, à la suite de l’exégèse hippolytienne et sans élément de délimitation, dans la Chaîne du Vatican (cod. Paris, BNF, Coislin 193, f. 13r et Vaticano, BAV, Vat. gr. 1802, f. 112v) : Ὅρα οὖν ἀγαθωσύνην καὶ εὐσπλαγχνίαν Χριστοῦ· « Καὶ εἶπα, φησί, μετὰ τὸ πορνεῦσαι αὐτήν· Ἐπίστρεψον πρός με, καὶ οὐδ’ ὅλως ἐπέστρεψε πρός με », λέγει κύριος, « Vois donc la bonté et la miséricorde du Christ : “Je lui ai dit, dit-il, après qu’elle s’est prostituée : reviens vers moi ! Mais elle n’est nullement revenue vers moi” (Jr 3, 7), dit le Seigneur ». M. Richard n’a pas attribué ce texte à Hippolyte pour deux raisons : la présence du lemme caténaire ἄλλος en ouverture de la pièce dans la Catena Coisliniana et l’hétérogénéité supposée des interprétations livrées par les deux pièces (voir M. RICHARD, « Les fragments du Commentaire de S. Hippolyte sur les Proverbes de Salomon, III, Justification », art. cit., p. 354). Ainsi éditées, les deux pièces ont cependant en commun le même substrat biblique (Jr 3, 7-9) et sont en outre liées par le pronom αὐτήν de la seconde qui constitue un renvoi à la Ἰουδαία de Jr 3, 7, citée par la première.
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L’attribution à Hippolyte de la première série de commentaires (fg. 57-62) est soutenue par le témoignage du Pseudo-Anastase. Elle l’est aussi pour partie par le témoignage d’une chaîne secondaire, la Chaîne du Vatican, qui attribue à Hippolyte le début du fg. 57 (Vaticano, BAV, Vat. gr. 1802, f. 113v). L’exégèse de ce premier volet de textes, d’abord typologique et prophétique, identifie les quatre « séismes » du verset liminaire aux différentes manifestations de Dieu, puis assimile chacun des protagonistes des v. 22-23 au peuple d’Israël qui, malgré son élection, n’a pas su reconnaître le Christ et s’est rendu coupable de son meurtre. Le canevas narratif bâti par l’exégèse est donc celui d’une chute. L’attribution à Hippolyte de la seconde série de commentaires (fg. 63-66) n’a en revanche pas l’appui du Pseudo-Anastase. Au contraire, la Chaîne du Vatican donne, pour l’ensemble du texte, le nom de Didyme (Vaticano, BAV, Vat. gr. 1802, f. 114r), mais ce témoignage, secondaire, ne vaut pas attribution, et il est rejeté par M. Richard15. Dans ce second volet de textes, les protagonistes du proverbe sont identifiés à l’Église des Nations qui a renoncé au paganisme pour embrasser le christianisme. Le canevas narratif bâti par l’exégèse est donc celui d’une conversion. Malgré leur radicale dissemblance, et malgré une leçon biblique différente pour le v. 23a (παιδίσκη dans la première série hippolytienne de commentaires contre la leçon LXX οἰκέτις dans la seconde), M. Richard édite ces deux séries d’exégèses sous le seul nom d’Hippolyte. La reprise de l’ensemble d’un commentaire, verset à verset, selon une perspective distincte, constitue au moins un hapax. Pour le surmonter, M. Richard produit un certain nombre d’exemples de double interprétation glanés dans les œuvres attribuées à Hippolyte de Rome16. Qu’Hippolyte ait tiré une pluralité d’exégèses compossibles d’un même passage scripturaire ne permet cependant pas de déduire la paternité de notre texte : c’est la solutio facilior embrassée par M. Richard pour résoudre une apparente contradiction dans le témoignage du Pseudo-Anastase. Telle qu’elle est conservée, cette source secondaire donne en effet à penser que, par exception, Hippolyte a identifié la « femme haïssable » du v. 23b non à la Synagogue, mais à l’Église des Nations. En somme, l’exégèse du v. 23b via le Pseudo-Anastase semble non seulement entrer en contradiction avec le reste du commentaire hippolytien dans la série anastasienne ainsi qu’avec le fg. 62 qui aurait dû lui correspondre dans la première série de pièces caténaires, et paraît en outre s’accorder mieux avec le fg. 65 qui commente le même v. 23b dans la seconde série de pièces. On peut schématiser le raisonnement suivi par M. Richard comme suit : 15 M. RICHARD, « Les fragments du Commentaire de S. Hippolyte sur les Proverbes de Salomon, III, Justification », art. cit., p. 353-354. 16 ID., « Les fragments du Commentaire de S. Hippolyte sur les Proverbes de Salomon, II, Édition provisoire », art. cit., p. 64 et « … III, Justification », art. cit., p. 353.
HIPPOLYTE ET APOLINAIRE ENRICHIS DU BIEN D’UN AUTRE
Pseudo-Anastase « citant » Hippolyte (sur Pr 30, 23b) édition Richard [1966]
& fg. 62 des chaînes (1ère série de commentaires) édition Richard [1966]
« Kαὶ γυνὴ μισητὴ ἐὰν τύχῃ ἀνδρὸς « Καὶ γυνὴ μισητὴ ἐὰν τύχῃ ἀνδρὸς ἀγαθοῦ ». Ἡ ἐξ ἐθνῶν ἐκκλησία ἀγαθοῦ ». Τίς οὖν μισητή, ἀλλ’ ἢ ἡ τοῦ Χριστοῦ. συναγωγὴ ἡ μὴ ἀγαπήσασα τὸν Χριστόν, τὸν παρθενικὸν ἄνδρα αὐτῆς, ἀλλ’ ἀεὶ ῥεμβομένη περὶ τὰ εἴδωλα, πορνεύουσα ἐν αὐτοῖς ; Λέγει γὰρ διὰ τοῦ προφήτου· « Ἐμοίχευσε τὸ ξύλον καὶ τὸν λίθον ἡ ἀσύνθετος [ἀσύνθετος correxi e cod. Coislin 193, f. 13r : ἀσύνετος Richard] Ἰουδαία ».
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= fg. 65 des chaînes (2ère série de commentaires) édition Richard [1966] « Καὶ μισητὴ γυνὴ ἐὰν τύχῃ ἀνδρὸς ἀγαθοῦ ». Ὅ ἐστι πόρνη· πόρνη γὰρ ἦν ἡ ἐξ ἐθνῶν ἐκκλησία ὀπίσω θεῶν ἀλλοτρίων πορευομένη.
Pour résoudre l’apparente contradiction offerte par le témoignage du PseudoAnastase pour le v. 23b, M. Richard pose une alternative que seule l’intuition lui permet de trancher : « Il est certain que, vers cet endroit de son commentaire, Hippolyte a abandonné la synagogue pour l’Église des Nations. […] Notre problème est donc celui-ci : Hippolyte a-t-il changé le sens de son exégèse au v. 23b ou n’a-t-il pas plutôt donné une seconde interprétation des v. 22-23 ? Après bien des hésitations, nous avons adopté fermement la seconde solution. »17 On ne saurait réduire la difficulté : le texte fourni par le PseudoAnastase défie l’attente, puisque tout ce qui précède dans le commentaire d’Hippolyte interprète le proverbe du peuple d’Israël et que toute l’exégèse des figures féminines y sert une même optique anti-juive, y compris l’interprétation du v. 23b dans l’Hippolyte des chaînes. En ce sens, le témoignage du PseudoAnastase est discordant, puisqu’il réaffecte la figure de la « femme haïssable » à l’Église des Nations. L’Hippolyte des chaînes a barré la voie à une double interprétation de cette figure en soulignant que son exégèse est d’une clarté exclusive : la femme « haïssable » n’est autre que la Synagogue (Τίς οὖν μισητή, ἀλλ’ ἢ ἡ συναγωγή). On comprendrait donc mal qu’après cette insistance, cohérente avec son projet anti-juif, Hippolyte ait identifié la même « femme haïssable » à l’Église des Nations et transformé une rencontre envisagée comme évidemment répulsive en une rencontre attractive. La seule solution satisfaisante pour l’esprit est que le Pseudo-Anastase s’est écarté du projet hippolytien, isolé pour ce verset, en ramenant sa compréhension à celle qui est partagée par les autres auteurs ecclésiastiques. C’est dans cette direction que mène la tradition manuscrite quand elle est mobilisée plus largement que ne le fait M. Richard. La mise en regard des deux traditions dont l’attribution est digne de foi – l’Épitomé athonite de Procope et la Chaîne de Tyrnavos – avec le Commentaire sur les Proverbes attribué à Jean 17 M. RICHARD, « Les fragments du Commentaire de S. Hippolyte sur les Proverbes de Salomon, III, Justification », art. cit., p. 353.
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Chrysostome et la tradition la plus conservatrice du point de vue des masses textuelles – la Chaîne d’Oxford – permet en effet de distinguer dans cette dernière quatre sources citées consécutivement (sans aucune délimitation) : un commentaire d’Origène (O 1), un commentaire de Didyme (O 2, qui comporte la leçon οἰκέτις pour le v. 23a), un commentaire équivalent à celui attribué à Jean Chrysostome (O 3) et un commentaire d’Hippolyte (O 4, qui comporte la leçon παιδίσκη pour le v. 23a). Ce quadruple témoignage infirme la proposition d’attribution des fg. 63-66 à Hippolyte et corrobore le témoignage de la Chaîne du Vatican rejeté par M. Richard : les fg. 63-66, qui recoupent la pièce O 2, reviennent à Didyme. Épitomé athonite de Procope / Chaîne de Tyrnavos Iviron 379, f. 207v-208r / Tyrnavos 25, p. 329
Chaîne d’Oxford Barocci 195, f. 266r-v Διὰ τριῶν σείεται ἡ γῆ, καὶ τὸ τέταρτον οὐ δύναται φέρειν· 22 ἐὰν οἰκέτης βασιλεύσῃ, καὶ ἄφρων πλησθῇ σιτίων, 23 καὶ οἰκέτις ἐὰν ἐκβάλλῃ τὴν ἑαυτῆς κυρίαν, καὶ μισητὴ γυνὴ ἐὰν τύχῃ ἀνδρὸς ἀγαθοῦ.
30, 21
P 1.1 [sur v. 21a] Ὁ σεισμὸς νῦν δηλοῖ τὴν τῶν ἐπὶ γῆς πραγμάτων μεταβολήν, ἅπαξ μὲν ἐν τῷ κατακλυσμῷ διὰ τὴν τότε βασιλεύουσαν ἁμαρτίαν, ὅπερ τῇ φύσει δοῦλόν ἐστι· « Πᾶς γὰρ ὁ ποιῶν τὴν ἁμαρτίαν δοῦλός ἐστι τῆς ἁμαρτίας »· ἡ γὰρ ἁμαρτία ἐβασίλευσεν ἐν τῷ θνητῷ τῶν ἀνθρώπων σώματι· τοῦτο δὲ δεύτερον ἐπὶ τῶν Σοδομιτῶν μὴ ἐνεγκόντων τὴν εὐφορίαν τῆς γῆς, ἀλλὰ καὶ ξένους βιασαμένων [-μένων correxi : -μένους cod.]· τρίτον ἐπὶ τῆς μισητῆς Αἰγύπτου τῆς λαχούσης ἄνδρα τὸν Ἰωσὴφ σιτομετροῦντα πᾶσιν, ἵνα μὴ διαφθαρῶσι λιμῷ· ἀλλ’ οὐκ ἤνεγκε τὴν εὐτυχίαν εἰς τοὺς υἱοὺς Ἰσραὴλ ἐξυβρίσασα. T 3 Ὠρ [v. 21b] Αἱ γὰρ μαρμαρυγαὶ τοῦ φωτὸς τῆς ἐξ ἐθνῶν βαροῦσι τοὺς ἀσθενεῖς τῶν ἐπὶ γῆς ὀφθαλμοὺς οὐ δυναμένους ἐνατενίζειν αὐτῇ. P 1.2 [v. 22-23] […] T 1 Διδύ καὶ Ἀπολ [v. 21a] Μετατίθεται τὰ ἔθη· σεισμὸν γὰρ νῦν οὐ τὸν κλόνον φησὶν τῆς γῆς, ἀλλὰ τὴν ἀνατροπὴν τῆς καθεστώσης πολιτείας.
O 1 [sur v. 21a] Ὁ σεισμὸς νῦν δηλοῖ τὴν τῶν ἐπὶ γῆς πραγμάτων μεταβολήν. Ἡ ἁμαρτία τοίνυν δούλη [Ἡ … δούλη correxi : Ὁ … δοῦλος cod.] οὖσα φύσει ἐβασίλευσεν ἐν τῷ θνητῷ σώματι τῶν ἀνθρώπων· ἅπαξ μὲν ἐν τῷ κατακλυσμῷ· τὸ δεύτερον δὲ ἐπὶ τῶν Σοδομιτῶν μὴ ἐνεγκόντων τὴν εὐφορίαν τῆς γῆς, ἀλλὰ καὶ ξένους [ξένους correxi : ξένων cod.] βιασαμένων· τρίτον ἐπὶ τῆς μισητῆς Αἰγύπτου τῆς λαχούσης ἄνδρα τὸν Ἰωσὴφ σιτομετροῦντα πᾶσιν, ἵνα μὴ διαφθαρῶσι λιμῷ· ἀλλ’ οὐκ ἤνεγκε τὴν ἐξουσίαν εἰς τοὺς υἱοὺς Ἰσραὴλ ἐξυβρίσασα.
O 2 [v. 21a] Ὅτι δὲ ὁ σεισμὸς μετάθεσιν δηλοῖ, φησὶν ὁ προφήτης· « Σεισθήσεται τὰ χειροποίητα Αἰγυπτίου », τουτέστι μετατεθήσονται τοῦ τοιοῦδε ἔθνους. Καὶ ἐπεὶ ὁ τοῦ κυρίου καὶ σωτῆρος ἡμῶν σταυρὸς τῶν τῆς γῆς ἐθνῶν κλόνος καὶ μετάθεσις ὤφθη, ἀνακτέον εἰς αὐτὸν ἐν τρισὶ τούτοις κλονεῖσθαι τὴν γῆν.
HIPPOLYTE ET APOLINAIRE ENRICHIS DU BIEN D’UN AUTRE
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T 4 Διδύ [v. 22a] Ὁ ἐξ ἐθνῶν λαὸς δοῦλος ὢν τῆς [v. 22a] « Ἐὰν οἰκέτης βασιλεύσῃ »· τί δὲ τοῦτο ; ὁ ἁμαρτίας καὶ τοῦ διαβόλου τὸ πρότερον. [≈ fg. 63] ἀπὸ τῶν ἐθνῶν λαὸς δοῦλος ἦν τὸ πρότερον τῆς ἁμαρτίας καὶ τοῦ διαβόλου οἰκέτης ἀργυρώνητος. Tούτου εἰς βασιλείαν κεκλημένου ἐκλονή[σ]θη ἡ γῆ. [v. 22b] Oὗτος αὐτὸς ἄφρων ὢν λαός – « Ἐγὼ παραζηλώσω ὑμᾶς ἐπ’ οὐκ ἔθνει, ἐπὶ ἔθνει ἀσυνέτῳ παροργιῶ ὑμᾶς » [≈ fg. 63] λέγεταί που – ἐνεπλήσθη σιτίων τῶν ποιητικῶν τῆς ζωῆς [≈ fg. 64]· ἄρτος δὲ καρπὸς τῆς ζωῆς ταῦτα. [v. 23a] Oἰκέτις [Οἰκέτις correxi : Οἰκέτης T 5 Διδύ [v. 23a] Ἡ τῶν ἐθνῶν ἐκκλησία, τὴν cod.] ἦν τὸ πρότερον ἡ τῶν ἐθνῶν ἐκκλησία. Kαὶ τὴν συναγωγὴν οὖσαν κυρίαν· ταύτῃ γὰρ ὁ νόμος καὶ οἱ τῶν Ἰουδαίων, οὖσαν κυρίαν – ταύτῃ γὰρ ὁ νόμος καὶ προφῆται δέδονται. [≈ fg. 66] οἱ προφῆται δέδονται – [≈ fg. 66] ἐξέβαλε πιστεύσασα ἐπὶ τὸν κύριον ἡμῶν Ἰησοῦν Χριστόν. [v. 23b] T 7 [v. 23b] Μισήτη παροξυτόνως, ὅ ἐστι πορνή, οἱο- « Μισητὴ γυνὴ » αὕτη ἐτύγχανε πόρνη οὖσα καὶ νεὶ μισητή τις οὖσα· πορνὴ γὰρ ἦν ἡ ἐξ ἐθνῶν ἐκκλη- ὀπίσω θεῶν ἀλλοτρίων πορευομένη [≈ fg. 65], ἀλλ’ ἐπιγνοῦσα τὸ ἀληθὲς ἔσχεν ἄνδρα ἀγαθὸν τὸν τῆς σία ὀπίσω θεῶν ἀλλοτρίων πορευομένη. [≈ fg. 65] ἀληθείας διδάσκαλον τὸν σωτῆρα. T 6 Τοῦ αὐτοῦ, i.e. Διδύμου, εἰς τὸ αὐτό [v. 23a] Τῆς [v. 23a] Δυνατὸν δὲ τὸ « ἐὰν οἰκέτις [οἰκέτις correxi : διανοητικῆς ἐπισκέψεως δούλη ἡ κατὰ τὸ γράμμα ἣν οἰκέτης cod.] ἐκβάλῃ τὴν ἑαυτοῦ κυρίαν » εἰπεῖν καὶ Ἰουδαῖοι μὲν ὡς δέσποιναν προετίμων· τὰ δὲ ἔθνη οὕτως· τῆς διανοητικῆς ἐπισκέψεως δούλη ἡ κατὰ τὸ μεταλαβόντα τὸ ῥητὸν εἰς τὸ πνευματικὸν τὴν ὡς γράμμα ἣν οἱ Ἰουδαῖοι ὡς δέσποιναν προετίμων. δέσποιναν παρ’ ἐκείνοις ἐξέβαλον, τὴν σωματικὴν τοῦ νόμου παρατήρησιν. [v. 22-23 littéral] Kαὶ πρὸς ῥητὸν δὲ ἐπίστησον εἰ μὴ σείεται ἡ γῆ δούλου βασιλεύοντος καὶ ἄφρονος τρυφῶντος καὶ ἐν πλησμονῇ σιτίων ὄντος καὶ οἰκέτιδος τῆς γαμετῆς χώραν λαβoύσης καὶ παρευημερούσης τὴν νομίμως γυναῖκα καὶ τῆς μισoυμένης γυναικὸς ᾗ διὰ τὸ ἐπαχθὲς οὐδεὶς πώποτε ὡμίλησε τυχούσης ἀνδρὸς ἀγαθοῦ. O 3 18 [v. 22a] Πῶς δέ φησιν· « ἐὰν οἱκετὴς βασιλεύσῃ » ; Kαὶ μὴν αὐτὸς εἶπεν ὅτι οἰκέτης ἄρξει δεσποτῶν ἀφρόνων. Ἀλλ’ ἐνθαῦτα οὐ τὸν συνετὸν οἰκέτην φησίν, ἀλλ’ ἁπλῶς οἰκέτην, ἐπειδὴ παρὰ τὴν ἀξίαν πράττει τινὰ ἀνοίᾳ – κἀκεῖνοί εἰσιν αἴτιοι οἱ χειροτονήσαντες αὐτόν· οὐκ οἶδε, φησίν, ὅπως τῇ ἀρχῇ χρήσεται· εἰ γὰρ τοὺς ἐλευθερίως τραφέντας ἐκτραχηλίζει τὸ πρᾶγμα, πολλῷ μᾶλλον τούτους· oὐδὲν γὰρ οὕτως πρὸς ἀρχὴν ἐπιτήδειον ὡς ταπεινοφροσύνη. Ἐβασίλευσεν οἰκέτης Ἱεροβοὰμ καὶ ὅρα ὅσα κακὰ ἐποίησεν. T 2 [Ἀθανα19] [v. 21] « Διὰ τριῶν »· ἦλθεν γὰρ τὸ μὲν πρῶτον διὰ νόμου διδάσκων, τὸ δὲ δεύτερον διὰ προφητῶν τὰ μέλλοντα προκηρύσσων, τρίτον διὰ εὐαγγελίου φανερῶς ἑαυτὸν ἐπιδεικνύς, τετάρτον « κριτὴς ζώντων καὶ νεκρῶν » ἐρχόμενος, οὗ τὴν δόξαν ἡ σύμπασα κτίσις οὐ μὴ βαστάξῃ [≈ fg. 57].
O 4 [v. 21] Σείεται ἡ σύμπασα γῆ διὰ πατρός, υἱοῦ καὶ ἁγίου πνεύματος. « Tὸ δὲ τετάρτον οὐ δύναται φέρειν »· ἦλθε γὰρ τὸ μὲν πρῶτον διὰ νόμου διδάσκων, δεύτερον δὲ διὰ προφητῶν, τρίτον δι’ εὐαγγελίων φανερῶς ἑαυτὸν ἐπιδεικνύων, τετάρτον « κριτὴς ζώντων καὶ νεκρῶν », οὗ τὴν δόξαν ἡ σύμπασα κτίσις οὐ μὴ βαστάσει. [≈ fg. 57]
18 Voir G. BADY (éd.), Le commentaire inédit sur les Proverbes attribué à Jean Chrysostome. Introduction, édition critique et traduction, thèse de doctorat sous la direction de M. Alexandre soutenue à Lyon en 2003, p. 371. 19 Sur cette attribution, voir supra, n. 5.
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[v. 22-23] Ἵν’ οὖν διδάξῃ ἡμᾶς τὸ προκείμενον ἐπήγαγε λέγων [≈ fg. 58]· « ἐὰν οἰκέτης βασιλεύσῃ ». Tίς ; ὁ λαὸς τῶν υἱῶν Ἰσραὴλ oἰκέτης ἐν τῇ Αἰγύπτῳ γενόμενος καὶ οὗτος βασιλεύσας [βασιλεύσας correxi : -εύσῃ cod.] ἐν τῇ ἰδίᾳ γῇ, κατεστρηνίασε τοῦ Χριστοῦ [≈ fg. 59]. « Καὶ ἄφρων πλησθεὶς σιτίων »· « Ἔφαγε γὰρ καὶ ἐνεπλήσθη καὶ ἀπελάκτισεν ὁ ἠγαπημένος » [≈ fg. 60]. « Καὶ παιδίσκη ἐὰν ἐκβάλῃ τὴν ἑαυτῆς κυρίαν », τουτέστιν ἡ ἐπίγειος Ἱερουσαλήμ· παιδίσκη πάντων ἐθνῶν γεγενημένη ἐξέβαλε τὴν ἑαυτῆς κυρίαν, τὴν ἁγίαν σάρκα Χριστοῦ, κυριοκτόνος γενομένη [≈ fg. 61]. « Καὶ γυνὴ μισητὴ ἐὰν τύχῃ ἀνδρὸς ἀγαθοῦ »· τίς οὖν μισητή, ἀλλ’ ἢ ἡ συναγωγὴ ἡ μὴ ἀγαπήσασα τὸν Χριστόν, τὸν παρθένιον ἄνδρα αὐτῆς ; [≈ fg. 62] 30, 21 22
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Par trois séismes la terre est secouée, et le quatrième, elle ne peut le supporter : si un domestique vient à régner, et un homme sans esprit à être rassasié de vivres, et une domestique, si elle chasse sa propre maîtresse, et une femme haïssable, si elle tombe sur un homme bon.
P 1.1 [sur v. 21a] Ici le « séisme » désigne le changement de l’ordre des choses sur terre : une fois lors du cataclysme (cf. Gn 7, 1-12) parce qu’alors régnait le péché, qui est par nature esclave : « Tout homme, en effet, qui commet le péché est esclave du péché » (Jn 8, 34), car le péché a régné dans le corps mortel des hommes (cf. Rm 6, 12) ; la deuxième fois est celle du temps des Sodomites, lesquels n’avaient pas tiré profit de la fertilité de la terre et avaient aussi brutalisé leurs hôtes (cf. Gn 18, 16 – 19, 11 ; 3 M 2, 5) ; une troisième fois sur la terre « haïssable » d’Égypte à qui avait échu un homme, Joseph, qui fournissait des « vivres » à tous pour éviter qu’ils ne soient décimés par la famine (cf. Gn 41, 53-57) ; mais l’Égypte ne tira pas profit de sa prospérité, étant donné qu’elle avait montré une grande violence à l’égard des fils d’Israël (cf. Ex 1, 13-14 ; 2, 23-25 ; 4, 31 ; 6, 6-9). T 3 [v. 21b] D’Origène En effet, les scintillements de la lumière de celle qui est issue des Nations accablent, parmi ceux qui sont sur terre, les faibles parce qu’ils ne peuvent y fixer leurs yeux. P 1.2 [v. 22-23] […]
O 1 [sur v. 21a] Ici le « séisme » désigne le changement de l’ordre des choses sur terre. Donc le péché, qui est par nature esclave, a régné dans le corps mortel des hommes (cf. Rm 6, 12) : une fois, lors du cataclysme (cf. Gn 7, 1-12) ; la deuxième fois au temps des Sodomites, lesquels n’avaient pas tiré profit de la fertilité de la terre et avaient aussi brutalisé leurs hôtes (cf. Gn 18, 16 – 19, 11 ; 3 M 2, 5) ; une troisième fois sur la terre « haïssable » d’Égypte à qui avait échu un homme, Joseph, qui fournissait des « vivres » à tous pour éviter qu’ils ne soient décimés par la famine (cf. Gn 41, 53-57) ; mais l’Égypte ne tira pas profit de l’abondance de ses ressources, étant donné qu’elle avait montré une grande violence à l’égard des fils d’Israël (cf. Ex 1, 13-14 ; 2, 23-25 ; 4, 31 ; 6, 6-9).
T 1 De Didyme et d’Apolinaire (?) [v. 22a] Les coutumes changent, car ici il n’appelle pas « séisme » l’ébranlement de la terre, mais le renversement de l’ordre établi.
O 2 [v. 22a] Et que le « séisme » désigne un remplacement, le prophète le dit : « Elles seront secouées les œuvres des mains de l’Égypte » (Is 19, 1), c’est-à-dire qu’elles changeront de nation. Et puisque la croix de notre Seigneur et Sauveur a été regardée comme un ébranlement et un remplacement des peuples de la terre, il faut rapprocher d’elle le fait que la terre a été ébranlée dans ces trois cas.
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T 4 De Didyme [v. 22a] Le peuple des Nations, parce [v. 22a] « Si un domestique vient à régner » : qu’est-ce qu’il était esclave du péché (cf. Rm 6, 17) et du diable que cela signifie ? Le peuple des Nations était dans un dans un premier temps. [≈ fg. 63] premier temps esclave du péché (cf. Rm 6, 17) et « domestique » du diable qui l’avait acheté. Lorsque celui-ci fut appelé à « régner », la terre a été ébranlée. [v. 22b] Ce même peuple, qui était « sans esprit » – « Moi, je vous rendrai jaloux avec ce qui n’est pas une nation ; j’exciterai votre colère avec une nation sans esprit » (Rm 10, 19 citant Dt 32, 21) [≈ fg. 63] est-il dit quelque part – a été « rassasié des vivres » producteurs de vie [≈ fg. 64] ; et ces « vivres », c’est le pain, fruit de T 5 De Didyme [v. 23a] L’Église des Nations, la Syna- vie (cf. Os 10, 12 ; Jn 6, 35.48). [v. 23a] « Domestique » gogue étant « maîtresse », car c’est à elle que la Loi et les était dans un premier temps l’Église des Nations. Et celle Prophètes ont été donnés. [≈ fg. 66] | T 7 des Juifs, puisqu’elle était une « maîtresse » – car c’est à [v. 23b] « Misêtê » avec accent sur l’avant-dernière, elle que la Loi et les Prophètes sont donnés – [≈ fg. 66], c’est-à-dire « prostituée », parce que c’est quelqu’un elle l’a rejetée parce qu’elle croyait en notre Seigneur d’« haïssable » (misêtê, i.e. avec accent sur la finale). Jésus Christ. [v. 23b] Cette « femme haïssable » se trouL’Église des Nations, en effet, était une prostituée vait être une prostituée et cheminait à la suite de dieux lorsqu’elle cheminait à la suite de dieux étrangers étrangers (cf. Os 2, 15) [≈ fg. 65], mais parce qu’elle a connu la vérité, elle a eu un « homme bon », le maître de (cf. Os 2, 15). [≈ fg. 65] la vérité, le Sauveur. T 6 Du même, i.e. Didyme, sur le même verset [v. 23a] [v. 23a] Et il est possible que le mot « si un domestique Est esclave de l’analyse spirituelle celle que les Juifs chasse sa propre maîtresse » veuille dire aussi ceci : est honoraient auparavant comme « maîtresse » en suivant le esclave de l’analyse spirituelle celle que les Juifs honosens littéral ; mais les Nations, échangeant la lettre pour raient auparavant comme « maîtresse » en suivant le sens l’esprit, ont « chassé » celle qui était tenue pour « maî- littéral. tresse » chez eux, c’est-à-dire l’observance littérale de la Loi. [v. 22-23 littéral] Et en ce qui concerne la lettre, juge si la terre n’est pas « secouée » lorsqu’un esclave « vient à régner », lorsqu’un « homme sans esprit » vit dans l’opulence et est « rassasié de vivres », si une « domestique » mariée prend une terre et connaît une plus grande opulence que la « femme » selon le droit et si la « femme haïssable » avec laquelle, parce qu’elle est insupportable, personne n’a encore eu commerce, « tombe sur un homme bon ». O 3 [v. 22a] Dans quel sens ditil : « si un domestique vient à régner » ? Lui-même a dit par ailleurs qu’un « domestique » « règnera » sur des maîtres « sans esprit » (cf. Pr 17, 2). Mais ici il ne dit pas « le domestique intelligent », mais simplement « un domestique », puisque c’est par sottise qu’il agit de manière indigne – et ceux-là sont responsables qui l’ont choisi : il ne sait pas, dit-il, comment user de son pouvoir. Car si la chose renverse ceux qui ont grandi libres, elle le peut bien davantage de ces gens-là. En effet, rien n’est si nécessaire au pouvoir que l’humilité. Il en est venu à « régner », le « domestique » Jéroboam, et vois tous les méfaits qu’il a commis (cf. 1 R 14, 9-10 [TM] = 3 R 14, 9 [Sym./Théo.]-10 [LXX]). T 2 [D’Athanase] [v. 21] « Par trois séismes » : il est d’abord venu enseigner par la Loi, deuxièmement annoncer l’avenir par les Prophètes, troisièmement il est venu se montrer clairement par l’Évangile, quatrièmement il vient « en juge des vivants et des
O 4 [v. 21] Elle est « secouée » la « terre » dans son entier par le Père, le Fils et le SaintEsprit. « Et le quatrième elle ne peut le supporter ». En effet, il est venu enseigner d’abord par la Loi, deuxièmement par les Prophètes, troisièmement il est venu se
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morts » (Ac 10, 42), dont la création dans son entier ne montrer clairement par les Évangiles, quatrièmement il saurait soutenir la gloire [≈ fg. 57]. vient « en juge des vivants et des morts » (Ac 10, 42), dont la création dans son entier ne saurait soutenir la gloire. [≈ fg. 57] [v. 22-23] C’est donc pour nous enseigner ce qui précède qu’il a ajouté ceci [≈ fg. 58] : « si un domestique vient à régner ». De qui s’agit-il ? du peuple des fils d’Israël qui, alors qu’il était « domestique » en terre d’Égypte et qu’il avait « régné » sur sa propre « terre », a dédaigné le Christ (cf. Dt 5, 15 ; 16, 12 ; 24, 18.20.22) [≈ fg. 59]. « Et un homme sans esprit à être rassasié de vivres », car « il a mangé, s’est rassasié et a regimbé, le bien aimé » (Dt 32, 15) [≈ fg. 60]. « Et une esclave, si elle chasse sa propre maîtresse », c’est-à-dire la Jérusalem terrestre : alors qu’elle était « esclave » de toutes les Nations, « elle a chassé sa propre maîtresse », la sainte chair du Christ, se faisant meurtrière du Seigneur [≈ fg. 61]. « Et une femme haïssable, si elle tombe sur un homme bon » : qui donc est « haïssable », sinon la Synagogue qui n’a pas aimé le Christ, son vierge époux ? [≈ fg. 62].
Le témoignage concordant des chaînes en faveur de l’attribution des fg. 63-66 à Didyme est corroboré par l’analyse interne des textes. La pièce O 2 que recoupent les fg. 63-66 ne paraît pas, en effet, résulter de l’amalgame de plusieurs sources patristiques. Elle est partagée entre le sens (§ 1-3) et la lettre (§ 4). Cette distribution est une des caractéristiques de l’exégèse de Didyme, quoiqu’elle présente ici une singularité : l’interprétation spirituelle y précède l’interprétation littérale. Les éditions des papyrus de Toura ont assez montré, pour reprendre les conclusions de L. Doutreleau, que Didyme se fait un devoir de poser le sens littéral avant de procéder à l’analyse spirituelle. Mais l’éditeur a aussi pu soulever un certain nombre d’exceptions, parmi lesquelles le renversement de l’ordre d’apparition des deux niveaux de lecture20. Le commentaire spirituel liminaire s’ouvre sur une exégèse du verset directeur (§ 1). Chacune des illustrations de ce proverbe dans les lemmes subordonnés fait ensuite l’objet d’un développement spécifique (§ 2). Le texte identifie les « séismes » aux différents aspects d’une μετάθεσις entre le peuple d’Israël et l’Église des Nations. Sans surprise, ce commentaire a une forte couleur origénisante, puisque l’Alexandrin identifie lui-même ces « séismes » aux différentes étapes d’une translatio electionis entre la Synagogue et l’Église des Nations21. La linéarité de l’exégèse, qui est suivie dans les deux premiers paragraphes, connaît, il est vrai, une « perturbation » au § 3 où le v. 23a est commenté pour la seconde fois. La relance de l’exégèse fait cependant sens : elle a été amorcée 20 L. DOUTRELEAU, Didyme l’Aveugle. Sur Zacharie, Tome I, Paris, Cerf (SC, 83), 1962, p. 52-53. 21 À en juger par l’attribution double (Διδύ καὶ Ἀπολ) de la pièce T 1, dont on échoue à expliquer la signification précise, mais qui ne recoupe la pièce O 2 que pour le sens et non pour la lettre, l’exégèse était également partagée par Apolinaire (translatio morum).
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au § 2 où la seigneurie révolue de l’« Église des Juifs » a été explicitement associée, en incise, à l’Ancien Testament. Le § 3 ne fait que reprendre cette pierre d’attente dans un développement paulinien qui identifie la « maîtresse chassée » à l’examen littéral appliqué par les Juifs à la Loi, et qui propose de lire le verset de la victoire de l’esprit sur la lettre. Au total, la pièce O 2 ne présente pas de trace d’amalgame. Cette pièce caténaire d’un seul tenant comporte en outre des éléments d’articulation littéraire qui font signe vers Didyme ainsi qu’une expression typiquement didymienne. En dehors d’une occurrence chez Plutarque22, l’interrogative indirecte ἐπίστησον εἰ (μή) qui introduit l’interprétation littérale du § 4 n’est attestée avant le Ve siècle que chez Origène et plus encore chez Didyme, selon un même usage linguistique : chez les deux Alexandrins, comme dans la pièce O 2, il s’agit d’une interpellation directe visant à obtenir l’assentiment du lecteur, mobilisée ici pour valider l’exposé qui précède par le renvoi de celui-ci au bon sens23. De même, le lemme de relance de l’exégèse δυνατὸν δὲ (τοῦτο) εἰπεῖν καὶ οὕτω du § 3, ainsi que des expressions apparentées, notamment δυνατὸν δὲ καὶ (οὕτω/ἑτέρως/ἄλλως) λαβεῖν/ἐκλαβεῖν/ἐπιλαβεῖν ou encore un plus simple δυνατὸν δὲ καὶ τοῦτο/οὕτω, sont particulièrement représentées dans les œuvres de Didyme, alors qu’ils le sont fort mal dans le reste de la littérature patristique24. Davantage qu’un marqueur littéraire, ce lemme 22
Plutarque, Platonicae quaestiones, 1001B 8. Voir notamment Origène, Contre Celse II, 69, éd. BORRET : Καὶ ἐπίστησον εἰ δύναται κινῆσαί τινα ἡ συμφωνία τῶν τριῶν εὐαγγελιστῶν […] ; Commentaire sur saint Jean I, 3, 16, éd. BLANC : Καὶ κατὰ τοῦτο ἐπίστησον εἰ, ἐπὰν λέγῃ ὁ Παῦλος· « Πᾶσα γραφὴ θεόπνευστος καὶ ὠφέλιμος », ἐμπεριλαμβάνει καὶ τὰ ἑαυτοῦ γράμματα […] ; ibidem I, 18, 108 : Καὶ ἐπίστησον εἰ ἡ σοφία ἀρχὴ τῶν πράξεων οὖσα τοῦ θεοῦ οὕτω δύναται νοεῖσθαι ἀρχή, etc. Voir également Didyme, Commentaire sur la Genèse, éd. NAUTIN, Tome II, codex p. 149.16-18 : Αὕτη δὲ ἡ ἀπόδοσις οὐ μόνῳ τῷ Ἑνώχ, ἀλλὰ καὶ πᾶσιν τοῖς ἁγίοις ἁρμόζει· διόπερ ἐπίστησον [ἐπίστησον correxi : ἐπιστῆσον ed. Nautin] εἰ τὴν προτέραν ἐγκρίναι προσήκει ; Commentaire sur Job, éd. HAGEDORN (D. et U.) – KOENEN, Teil III, Kap. 7, 20c – 11, codex p. 307.6-12 : « Ἡσυχάσεις δὲ καὶ οὐκ ἔσται ὁ πολεμῶν σε· μεταβαλόμενοι δὲ πολλοί σου δεηθήσονται » Ἐπίστησον εἰ πάλιν τὴν ἡσυχίαν οὗτός φησιν τὸ μηκέτι τρόπον τινὰ διὰ τὰς κακώσεις ὀνειδίζεσθαι ὡς φαῦλον ; ibidem, codex p. 317.20-24 : « Νοῦς μὲν γὰρ ῥήματα διακρίνει, λάρυξ δὲ σῖτα γεύεται » Ἐπίστησον εἰ ταῦτα ἀποδίδοται πρὸς ἐκεῖνα· « Ἀλλὰ ἐρώτησον τετράποδα, ἐάν σοι εἴπωσιν » ; Commentaire sur Zacharie I, 145, éd. DOUTRELEAU, Tome I : Ἐπίστησον εἰ ταύτην τὴν νόησιν ὑποβάλλει τὸ τοῦ Ἰερεμίου ῥητὸν οὕτως ἔχον […] ; ibidem I, 342 : Ἐπίστησον εἰ δύνασαι πιότητος υἱοὺς δύο ἐκλαβεῖν παρεστηκότας τῷ κυρίῳ πάσης τῆς γῆς τοὺς ὀφθέντας ἐν δόξῃ μετὰ Ἰησοῦ ἐν τῷ ὄρει Μωϋσέα καὶ Ἠλίαν, τὸν νομικὸν καὶ προφητικὸν δηλονότι λόγον ; ibidem II, 311 : Ἐπίστησον εἰ οἶκος τεθεμελιωμένος καὶ ναὸς ᾠκοδομημένος τυγχάνει ἡ ἔνδοξος ἐκκλησία, περὶ ἧς ἐπιστέλλει ὁ ἀπόστολος Τιμοθέῳ τῷ ἑαυτοῦ μαθητῇ· « Ἐὰν δὲ βραδύνω, ἵν’ εἰδῇς πῶς δεῖ ἐν οἴκῳ θεοῦ ἀναστρέφεσθαι, ἥτις ἐστὶν ἐκκλησία θεοῦ ζῶντος, στῦλος καὶ ἑδραίωμα τῆς ἀληθείας ». 24 Voir notamment Didyme, Commentaire sur la Genèse, codex p. 69.23-25 (δυνατὸν δὲ καὶ περί… νοῆσαι ὡς…) ; 70.16-17 (ὃ δυνατὸν δὲ καὶ οὕτως…) ; 129.14-15 (δυνατὸν δὲ καί… ἀντί… ἐνταῦθα εἰρῆσθαι) ; 221.20-21 (δυνατὸν δὲ καί… εἰπεῖν…) ; Commentaire sur Job, codex p. 143.13-16 (δυνατὸν δὲ καί… ἀντί… λαβεῖν κατὰ τὸ εἰρημένον…) ; 172.6-9 (δυνατὸν δὲ καί… ταῦτα λέγειν ὅτι…) ; 242.25-26 (δυνατὸν δὲ καὶ λέγειν ὅτι…) ; 270.6-12 (δυνατὸν 23
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d’articulation constitue un marqueur exégétique : il dénote une méthode de lecture très « myope » des Écritures qui n’hésite pas à procéder par accumulation, un trait typique de l’ambition d’exhaustivité herméneutique de Didyme. L’enquête lexicographique permet enfin et surtout de mettre au jour une λέγειν αὐτὸν ὅτι… δυνατὸν δὲ καὶ τούτους ἀριθμεῖν εἰς…) ; 326.15 (δυνατὸν δὲ καί… σημαίνειν…) ; Commentaire sur l’Ecclésiaste, codex p. 32.10 (δυνατὸν δὲ καὶ πρὸς τὸ ῥητὸν οὕτως αὐτὸ λαβεῖν…) ; 37.20-21 (δυνατὸν δὲ καὶ τοῦτο εἰπεῖν…) ; 41.24-25 (δυνατὸν δὲ καὶ κατὰ ἄλλον τρόπον… λαβεῖν…) ; 41.28-29 (δυνατὸν δὲ καὶ κατὰ ἀλληγορίαν… ὅτι…) ; 43.13-14 (δυνατὸν δὲ καὶ οὕτως… εἰπεῖν ὅτι…) ; 44.15 (δυνατὸν δὲ καὶ πρὸς ἀναγωγήν…) ; 78.29 (δυνατὸν δὲ καὶ οὕτως…) ; 87.18 (δυνατὸν δὲ καὶ οὕτως ἐκλαβεῖν…) ; 145.15 (δυνατὸν δὲ καὶ οὕτω δημοσιώτερον εἰπεῖν…) ; 158.11 (δυνατὸν δὲ καὶ τοῦτο ὅτι…) ; 174.3 (δυνατὸν δὲ καὶ ὡσανεὶ ἱστορίαν λαβεῖν τοῦτο…) ; 196.6 (δυνατὸν δὲ καὶ περί… ἐκλαβεῖν τοῦτο ὅτι…) ; 199.6 (δυνατὸν δὲ καί… εἰπεῖν…) ; 208.20-21 (δυνατὸν δὲ καί… λαβεῖν…) ; 214.11-12 (δυνατὸν δὲ καὶ ἄλλως λαβεῖν κατὰ δευτέραν ἐξήγησιν τοῦτο…) ; 215.18-19 (δυνατὸν δὲ καὶ οὕτω λαβεῖν αὐτό, ἵνα…) ; 216.10 (δυνατὸν δὲ καὶ τοῦτο λέγειν…) ; 227.18-19 (δυνατὸν δὲ καὶ τοῦτο εἰπεῖν ὅτι…) ; 235.1-2 (δυνατὸν δὲ καὶ περί… εἰρῆσθαι…) ; 293.13-14 (δυνατὸν δὲ καὶ τοῦτο εἰπεῖν…) ; 297.4-5 (δυνατὸν δὲ καὶ τὸ μὲν πρότερον ὑπό… ληφθῆναι, τὸ δὲ δεύτερον περί…) ; 303.2 (δυνατὸν δὲ καί… αὐτὰ λαβεῖν ὅτι…) ; 304.18-19 (δυνατὸν δὲ καὶ οὕτως ἐκλαβεῖν ὡς πρὸς τὴν κειμένην ὧδε λέξιν…) ; 310.9 (δυνατὸν δὲ πρὸς ἀναγωγὴν δημωδεστέραν…) ; 316.20-21 (δυνατὸν δὲ καὶ τοῦτο ὅτι…) ; 323.7 (δυνατὸν δὲ καί… ἀντί… λαμβάνεσθαι) ; 324.13 (δυνατὸν δὲ καὶ οὕτως λαβεῖν…) ; 327.8 (δυνατὸν δὲ καὶ οὕτω λαβεῖν…) ; 327.25 (δυνατὸν δὲ καὶ τοῦτο λαβεῖν ὅτι…) ; 337.26 (δυνατὸν δὲ καὶ οὕτως…) ; 340.22 (δυνατὸν δὲ καὶ οὕτως λαβεῖν…) ; 347.21 (δυνατὸν δὲ καὶ οὕτως λαβεῖν…) ; 348.10-11 (δυνατὸν δὲ καὶ οὕτω λαβεῖν διὰ τὸ πληθυντικῶς εἰρῆσθαι…) ; 357.26-27 (δυνατὸν δὲ καὶ εἰς ἦθος λαβεῖν…) ; 362.16 (δυνατὸν δὲ καὶ ἑτέρως…) ; Commentaire sur les Psaumes, codex p. 14.8 (δυνατὸν δὲ καὶ οὕτως λαβεῖν…) ; 15.11 (δυνατὸν δὲ καί… εἰπεῖν…) ; 19.1-2 (δυνατὸν δὲ καὶ οὕτως ἐκλαβεῖν…) ; 27.19 (δυνατὸν δὲ καί… οὕτως…) ; 28.15 (δυνατὸν δὲ καὶ τοῦτο λαβεῖν…) ; 32.5 (δυνατὸν δὲ καὶ οὕτω…) ; 32.11 (δυνατὸν δὲ καί… εἰρῆσθαι) ; 35.6 (δυνατὸν δὲ καὶ ἑτέρως εἰπεῖν…) ; 35.15 (δυνατὸν δὲ καὶ ἄλλως λαβεῖν ὅτι…) ; 36.11 (δυνατὸν δὲ καὶ οὕτω στίξαι…) ; 43.7 (δυνατὸν δὲ καὶ οὕτως…) ; 55.12 (δυνατὸν δὲ καὶ ἄλλως λαβεῖν…) ; 70.24 (δυνατὸν δὲ καὶ τοῦτο ὅτι…) ; 76.13 (δυνατὸν δὲ καὶ οὕτως εἰπεῖν…) ; 80.21 (δυνατὸν δὲ καὶ οὕτως…) ; 87.15 (δυνατὸν δὲ καί… εἰπεῖν ὅτι…) ; 89.2 (δυνατὸν δὲ καὶ τοῦτο λαβεῖν…) ; 89.11 (δυνατὸν δὲ καὶ εἰπεῖν ὅτι…) ; 90.18 (δυνατὸν δὲ καὶ οὕτω…) ; 100.10 (δυνατὸν δὲ τοῦτο…) ; 101.15-16 (δυνατὸν δὲ καὶ τοῦτο εἰπεῖν…) ; 101.20 (δυνατὸν δὲ καὶ τοῦτο…) ; 103.12-13 (δυνατὸν δὲ καὶ περί… ἢ πρός… εἰρῆσθαι τοῦτο) ; 132.25 (δυνατὸν δὲ καὶ τοῦτο εἰπεῖν…) ; 134.28 (δυνατὸν δὲ καὶ οὕτως…) ; 135.20 (δυνατὸν δὲ τοῦτο…) ; 137.2324 (δυνατὸν δὲ καὶ οὕτως εἰπεῖν…) ; 139.16-17 (δυνατὸν δὲ καί… λέγειν) ; 148.28 (δυνατὸν δέ…) ; 154.30-31 (δυνατὸν δὲ καὶ οὕτως…) ; 156.7 (δυνατὸν δὲ καὶ οὕτω…) ; 180.13 (δυνατὸν δὲ καὶ οὕτως λαβεῖν…) ; 184.11 (δυνατὸν δὲ καὶ ἑτέρως ἐπιλαβεῖν…) ; 190.11 (δυνατὸν δὲ καὶ κατὰ διάνοιαν ἄλλην εἰπεῖν…) ; 193.28-29 (δυνατὸν δὲ καὶ τοῦτο περί… εἰρῆσθαι ὅτι…) ; 193.32-33 (δυνατὸν δὲ καὶ καθόλου περὶ πάντων τοῦτο λέγεσθαι) ; 194.29-30 (δυνατὸν δὲ καὶ τοῦτο εἰπεῖν…) ; 206.7 (δυνατὸν δὲ καὶ οὕτως…) ; 208.17 (δυνατὸν δὲ καί… λαβεῖν…) ; 209.13-14 (δυνατὸν δὲ καὶ τὸ ἕτερον σημαινόμενον… λαβεῖν) ; 231.19 (δυνατὸν δὲ καὶ τὸ ἕτερον τῆς ἀμφιβολίας οὕτω λαβεῖν…) ; 248.10 (δυνατὸν δὲ καὶ τοῦτο ὅτι…) ; 250.8-9 (δυνατὸν δὲ καί… εἰπεῖν…) ; 251.8 (δυνατὸν δὲ καὶ οὕτως ἐκλαβεῖν…) ; 252.24 (δυνατὸν δὲ καὶ τοῦτο εἰπεῖν ὅτι…) ; 256.8-9 (δυνατὸν δὲ καί, ἐπειδὴ μετὰ ἄρθρου λέγεται, … λαβεῖν ὅτι…) ; 265.5-6 (δυνατὸν δὲ καὶ εἰς τὸ ἕτερον σημαινόμενον… ἐκλαβεῖν τὴν λέξιν) ; 279.33 (δυνατὸν δὲ καὶ τοῦτο λαβεῖν…) ; 287.17 (δυνατὸν δὲ καὶ τοῦτο εἰπεῖν…) ; 288.4-5 (δυνατὸν δὲ καὶ τὸ ἔλεος οἷον…) ; 288.25-26 (δυνατὸν δὲ καὶ οὕτω λαβεῖν) ; 301.11 (δυνατὸν δὲ καὶ τό…) ; 311.15 (δυνατὸν δὲ καί… λαμβάνειν…) ; 312.23 (δυνατὸν δὲ καὶ τοῦτο…) ; 316.25 (δυνατὸν δὲ καί… λέγειν…) ; 324.19 (δυνατὸν δὲ καὶ τοῦτο…). Voir également les très nombreuses occurrences dans la tradition caténaire du Commentaire sur les Psaumes de Didyme.
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expression rare au § 3 de la pièce O 2 et dans la pièce T 6 attribuée à Didyme, l’expression διανοητικὴ ἐπίσκεψις, qui, en dehors d’une occurrence chez Philon25, ne se trouve pas attestée dans la littérature grecque conservée. Cette expression et des expressions équivalentes – κατὰ διάνοιαν ἐπίσκεψις, ἐννοηματικὴ ἐπίσκεψις, ῥητὴ ἐπίσκεψις – apparaissent à cinq reprises dans l’Épitomé athonite de Procope26. Une seule de ces occurrences, la troisième, est attribuée dans la recension athonite : elle l’est à Didyme (Hagion Oros, Monê Philon, De agricultura 131, 3 (πρὸς τὴν ῥητὴν ἐπίσκεψιν). Voir (1) Épitomé athonite de Procope, cod. Hagion Oros, Monê Ibêron, 379, f. 156v sur Pr 2, 3-5 (attribué à Didyme par deux témoins de la recension parisienne de l’Épitomé de Procope, les codd. Paris, BNF, Grec 153, f. 66v et Paris, BNF, Grec 172, f. 154r) : […] Ἐμφαίνει δὲ τὸ μὲν ἀργύριον ὃ δεῖ πρῶτον ζητεῖν τὴν κατάληψιν τῆς ῥητῆς ἐπισκέψεως, ὁ δὲ θησαυρὸς ὃν ἐξερευνῆσαι μετὰ ταῦτα κελεύει τὴν τῆς ἐννοηματικῆς· ἀργύρια μὲν γὰρ οἱ λόγοι, θησαυρὸς δὲ ἡ ἀναγωγὴ καὶ ἀλληγορία, « L’“argent” qu’il faut “chercher” en premier représente le sens tiré de l’examen littéral, et le “trésor” après lequel il ordonne ensuite de “se mettre en quête” le sens tiré de l’examen spirituel, car l’“argent”, c’est la lettre, et le “trésor” l’anagogie et l’allégorie » ; (2) ibidem, f. 199r sur Pr 23, 1-3 : […] Εἰ δὲ ἀπλήστως οὐκ ἀγαπᾷς ἀπαλλαγῆναι τῆς ῥητῆς ἐπισκέψεως, « μὴ ἐπιθύμει τῶν βρωμάτων αὐτοῦ »· εἰ γὰρ περὶ μόνον ἀπασχολεῖ τὸ ῥητόν, τῆς ἀλληγορίας ἀπέχου. Τί γὰρ ἔχοις εἰπεῖν περὶ τῶν κατὰ τὸ ῥητὸν ἀσυστάτων, οἷον τοῦ· « Ἄκανθαι φύονται ἐν χειρὶ τοῦ μεθύσου » ; « Mais si, dans ton “insatiabilité”, tu n’aimes pas t’écarter de l’examen littéral, “ne convoite pas ses mets”. En effet, si tu es occupé du seul sens littéral, abstiens-toi de l’allégorie : que pourrais-tu dire des absurdités littérales, comme par exemple de “Les épines poussent dans la main de l’ivrogne” (Pr 26, 9) ? » ; (3) ibid., f. 202v sur Pr 24, 13 : Δι· Ἄλλως δὲ μέλι ῥητέον τὴν ἀλληγορίαν, κηρίον δὲ τὴν ῥητὴν ἐπίσκεψιν πρὸς τῷ ἔχειν τὸν ἀποκεκρυμμένον καὶ βαθύτερον νοῦν· ἔνεστι γὰρ τῷ κηρίῳ μέλι, « De Didyme : Selon une autre interprétation, il faut dire que le “miel”, c’est l’allégorie, tandis que le “rayon”, c’est l’examen littéral en ceci que son sens est caché et plus profond. En effet, le “miel” se trouve dans le “rayon” » ; (4) ibid., f. 209v-210r sur Pr 31, 4 (recoupe une pièce attribuée à Didyme par la Chaîne de Tyrnavos, cod. Tyrnavos, Dêmotikê Bibliothêkê, 25, p. 331) : Kαὶ πρὸς διάνοιαν δὲ ταῦτα λεκτέον· ἐμὸς ὤν, υἱέ, καὶ ἀνδρεῖος τὸ φρόνημα – σοφὸς γὰρ εἶ –, μὴ καταλύσῃς ἐν ἡδονῇ καὶ τὴν πολλήν σου ἐπὶ σοφίᾳ περιουσίαν εὐτελίσῃς, ἀλλὰ μᾶλλον γίνου κύριος τῶν ἡδονῶν. Ἢ καὶ πρὸς Χριστοῦ μαθητήν φησιν [ἢ] υἱὸν αὐτοῦ χρηματίζοντα· « Μὴ δῷς γυναικὶ τὸν πλοῦτόν σου », τῷ κυρίῳ κολληθεὶς πλούτει ἐν παντὶ πλούτῳ καὶ γνώσει, μὴ προδῷς τὸν πλοῦτον ἀλλοτρίαις προσέχων διδασκαλίαις, μὴ τοῦ καιροῦ ἐνστάντος ὅτε τῶν πράξεων ἡ ἐπίδειξις ἄρξῃ μετανοεῖν. Kαὶ ἐὰν οἶνον πίνῃς τὸν ἐκ τῇς ἀληθινῆς ἀμπέλου, μὴ ἀκρίτως πρόσιθι τῇ κατὰ διάνοιαν ἐπισκέψει, « Et pour ce qui est de l’esprit, il faut dire ceci : puisque tu es de moi, mon fils, et que ton esprit est valeureux – car tu es sage –, ne ruine pas dans le plaisir et ne tiens pas pour rien l’abondante richesse tirée de la sagesse, mais rends-toi plutôt maître des plaisirs. Ou alors c’est au disciple du Christ, qu’il appelle “son fils”, qu’il dit : “Ne donne pas ta richesse à une femme” : reste collé au seigneur, fais-toi riche de toute richesse et toute connaissance (cf. 1 Co 1, 5), ne livre pas ta richesse en accordant ton attention à des doctrines étrangères, de peur que, au moment venu de rendre publiques tes actions, tu ne commences à regretter. Et si tu bois le vin de la vigne véritable (cf. Jn 15, 1), n’aborde pas sans discernement l’examen spirituel » ; (5) ibid., f. 210r sur Pr 31, 4-5 : Οἱ κριταὶ οἱ τὰ πράγματα διαιροῦντες καὶ τὴν πρακτικὴν σπεύδοντες κατορθοῦν ἀρετὴν μὴ περὶ τὴν διανοητικὴν ἐπίσκεψιν καταγινέσθωσαν, ἵνα μὴ φυσιωθῶσι καὶ παραπολέσωσι τὸ τοὺς ἀσθενεῖς ἐν πράξει κρίνειν ὀρθῶς· σοφίαν γὰρ λέγει τὴν κριτικήν, « Les juges qui tranchent les affaires et s’efforcent de mettre en œuvre la vertu pratique, qu’ils ne s’occupent pas de l’examen spirituel, de peur qu’ils ne se gonflent d’orgueil et n’épuisent en vain leur capacité à “juger droitement” ceux qui ont manifesté de la faiblesse dans leurs actes. En effet il appelle “sagesse” la faculté de juger. » 25 26
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Ibêrôn, 379, f. 202v). Mais il faut ajouter que la première est attribuée au même Didyme dans deux témoins de la recension parisienne de l’Épitomé (Paris, BNF, Grec 153, f. 66v, et Paris, BNF, Grec 172, f. 154r). De même, la quatrième occurrence, partiellement transmise par la Chaîne de Tyrnavos, l’est dans cette tradition sous le nom du même Didyme (Tyrnavos, Dêmotikê Bibliothêkê, 25, p. 331). Pour les deux autres pièces, les marges de nos chaînes les plus dignes de foi gardent le silence : dès lors, c’est la rareté de l’expression qu’elles ont en commun qui constitue un critère d’attribution corroborant. Concluons. Contre l’intuition du savant éditeur, sa lecture trop confiante du témoignage constitué par le Pseudo-Anastase et sa réception trop souple de l’œuvre conservée d’Hippolyte, tout converge au total pour rendre à Didyme son dû : l’analyse des marges qui permet de distinguer deux sources, l’analyse des divergences entre formes du texte biblique qui pointe effectivement vers une diversité d’auteur et l’analyse des marqueurs littéraires caractérisant fortement l’écriture de Didyme. Les fg. 63-66 doivent donc lui être fermement restitués. Le fg. 73 [Richard 1966] = 21/22 [1976] sur Pr 30, 29-31 fg. 73 [1966] sur Pr 30, 30a . « Ὃς οὐκ ἀναστρέφεται οὐδὲ καταπτήσσει κτῆνος ». Ὁ Χριστὸς γὰρ « ἀναπεσὼν ἐκοιμήθη ὡς λέων καὶ ὡς σκύμνος ». Λέγεται δὲ ὁ λέων κοιμώμενος μὴ θροεῖσθαι, μέγα πεποιθὼς ἐν ἰσχύϊ.
« Lui qui ne se détourne pas et ne baisse pas le front devant le bétail » (Pr 30, 30b). En effet le Christ « s’est couché et a dormi comme un lion et comme un lionceau » (Gn 49, 9). Et, dit-on, le « lion », quand il est endormi, n’est pas troublé, car il a une grande confiance dans sa force.
fg. 21 [1976] sur Pr 30, 30a . Ὁ Le Christ en effet « s’est couché et a dormi Χριστός « Ἀναπεσὼν γὰρ ἐκοιμήθη ὡς λέων comme un lion et comme un lionceau » καὶ ὡς σκύμνος ». (Gn 49, 9). fg. 22 [1976] sur Pr 30, 30a . Et, dit-on, le « lion », quand il est endormi, n’est Λέγεται δὲ ὁ λέων κοιμώμενος μὴ θροεῖσθαι, pas troublé, car il a une grande confiance dans sa μέγα πεποιθὼς ἐν ἰσχύϊ. force.
Comme précédemment, c’est un verset commenté par deux pièces qui retient l’attention du lecteur. Dans la première édition Richard [1966], Pr 30, 30 est en effet commenté à la fois par le fg. 72 dont l’attribution à Hippolyte est soutenue par le témoignage du Pseudo-Anastase et par le fg. 73, sans équivalent dans cette source secondaire, mais édité malgré tout par M. Richard sous le nom d’Hippolyte. On trouvera ci-dessous l’édition Richard produite sous une forme synoptique et accompagnée d’une traduction personnelle.
HIPPOLYTE ET APOLINAIRE ENRICHIS DU BIEN D’UN AUTRE
Hippolyte par le Pseudo-Anastase édition Richard [1966]
Hippolyte par les chaînes édition Richard [1966]
fg. 71 « Τρία ἐστὶν ἃ εὐόδως πορεύεται καὶ τὸ τέταρτον ὃ καλῶς διαβαίνει ». Ἄγγελοι ἐν οὐρανοῖς, ἅγιοι ἐπὶ τῆς γῆς, ψυχαὶ δικαίων ὑπὸ γῆν.
fg. 71 « Τρία δέ ἐστιν ἃ εὐόδως πορεύεται καὶ τὸ τέταρτον ὃ καλῶς διαβαίνει ». Καὶ τίνα ταῦτα, ἀλλ’ ἢ ἄγγελοι ἐν οὐρανῷ, προφῆται ἐπὶ γῆς, ψυχαὶ δικαίων ἐν ὅροις ὑπὸ θεοῦ τεταγμένοις ; Ταῦτα οὖν ἐστι τὰ εὐόδως πορευόμενα καὶ ὑπὸ Χριστοῦ πεμπόμενα.
fg. 72 « Καὶ τὸ τέταρτον », ὁ θεὸς λόγος σαρκωθείς· διέβη καλῶς μήτραν παρθένου, ἀνάπλασιν τοῦ Ἀδὰμ ποιούμενος· διέβη ἐν κόσμῳ, κῆρυξ ἀληθείας γενόμενος· διέβη ἐν ᾅδῃ, τὰς ψυχὰς τῶν πεπεδημένων λῦσαι τοῦ δεσμοῦ βουλόμενος· διέβη πύλας οὐρανῶν, ἀπαρχὴ ἀναστάσεως καὶ ἀναλήψεως πᾶσι γενόμενος.
fg. 72 « Καὶ τὸ τέταρτον ὃ καλῶς διαβαίνει » τὸν ἐπουράνιον θεὸν λόγον ἐσήμανε, τὸν τέταρτον ἐν καμίνῳ πυρὸς εὑρισκόμενον καὶ ὑπὸ Nαβουχοδονόσορ προσκυνούμενον καὶ ἐν Χερουβὶμ τετραμόρφων ζώων προστυπούμενον. « Καλῶς », φησί, « διαβαίνει ». Διέβη γὰρ οὐρανοὺς ὁ ἀόρατος [hic ὁρατὸς add. Richard] πᾶσι γινόμενος· διέβη μήτραν παρθένου, καινὴν ἀνάπλασιν τοῦ Ἀδὰμ ποιούμενος· διέβη κόσμον, κῆρυξ ἀληθείας γενόμενος· διέβη καὶ ἐν ᾅδου, τὰς ψυχὰς τῶν πολλῶν φωτίσαι βουλόμενος· διέβη πύλας οὐρανῶν, ἀπαρχὴ ἀναστάσεως πᾶσι γενόμενος.
« Σκύμνος λέοντος ἰσχυρότερος Ἵνα δὲ δείξῃ περὶ τίνος λέγει, ἐπήκτηνῶν ». Χριστὸς ὁ ὑπὸ Ἰακὼβ ἐν νεγκεν εἰπών· « Σκύμνος λέοντος τῷ Ἰούδᾳ προφητευόμενος. ἰσχυρότερος κτηνῶν ». Τίς ἂν οὗτος, ἀλλ’ ἢ ὁ ἐξ Ἰούδα σκύμνος, ὁ ὑπὸ Ἰακὼβ προφητευόμενος καὶ ὑπὸ Ματθαίου ἐν εὐαγγελίῳ κηρυττόμενος καὶ ὑπὸ Σαμψὼν ἐν ἀμπελῶνι ἀναιρούμενος ; Ø
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fg. 73 « Ὃς οὐκ ἀναστρέφεται οὐδὲ καταπτήσσει κτῆνος ». Ὁ Χριστὸς γὰρ « ἀναπεσὼν ἐκοιμήθη ὡς λέων καὶ ὡς σκύμνος ». Λέγεται δὲ ὁ λέων κοιμώμενος μὴ θροεῖσθαι, μέγα πεποιθὼς ἐν ἰσχύϊ.
« Il y a trois êtres qui cheminent avec aisance et le quatrième qui traverse magnifiquement » (Pr 30, 29). Et qui sont ces êtres, sinon des anges dans le ciel, des prophètes sur la terre, des âmes de justes dans les bornes définies par Dieu ? Voilà donc les êtres qui « cheminent avec aisance » et sont envoyés par le Christ. « Et le quatrième qui traverse magnifiquement » (Pr 30, 29b) : il a signifié que le Dieu Verbe céleste est le « quatrième » homme trouvé dans la fournaise de feu, adoré par Nabuchodonosor (cf. Dn 3, 92 sq.) et figuré dans les Chérubins, vivants tétramorphes (cf. Ez, 1, 5 sq.). « Il traverse, dit-il, magnifiquement », car il a « traversé » les cieux l’invisible advenant pour tous ; il a « traversé » le sein de la Vierge, se faisant nouveau modelage d’Adam ; il a « traversé » le monde, devenant héraut de vérité ; il a « traversé » même dans l’Hadès, voulant illuminer les âmes de la multitude ; il a « traversé » les portes des cieux, devenant pour tous prémices de la résurrection (cf. 1 Co 15, 20). Et pour montrer de qui il parle, il a ajouté ceci : « le petit du lion, plus fort que les bêtes » (Pr 30, 30a). De qui s’agit-il, sinon du lionceau de Juda qui est prophétisé par Jacob (cf. Gn 49, 9 sq.), proclamé par Matthieu dans l’Évangile et tué par Samson dans la vigne (cf. Jg 14, 5 sq.) ? « Lui qui ne se détourne pas et ne baisse pas le front devant le bétail » (Pr 30, 30b). En effet le Christ « s’est couché et a dormi comme un lion et comme un lionceau » (Gn 49, 9). Et, dit-on, le « lion », quand il est endormi, n’est pas troublé, car il a une grande confiance dans sa force.
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M. DANEZAN
fg. 74 « Ἀλέκτωρ περιπατῶν ἐν θηλείαις εὔψυχος ». Παῦλος ἐν ταῖς ἐκκλησίαις προθύμως κηρύσσων τὸν λόγον τοῦ θεοῦ.
fg. 74 « Καὶ ἀλέκτωρ ἐμπεριπατῶν ἐν θηλείαις εὔψυχος ». Οὗτος ἦν ὁ ἀπ’ ἀρχῆς διυπνίζων τὰς καρδίας τῶν ἀνθρώπων καὶ τὴν ἡμέραν τῆς ἐνσάρκου αὐτοῦ παρουσίας διὰ πολλῶν προμηνύων καὶ τὸ σκότος ἐκθλίβων καὶ τὸ φῶς τὸ αἰώνιον πᾶσι φανερῶς ἐπιδεικνύων. « Ἐμπεριπατῶν ἐν θηλείαις εὐψύχως », τουτέστιν ἐν ταῖς ἐκκλησίαις εὐψύχως καὶ γενναίως, ὥς φησιν· « Ἰδοὺ ἐγὼ μεθ’ ὑμῶν εἰμι πάσας τὰς ἡμέρας ἕως τῆς συντελείας τοῦ αἰῶνος ». fg. 75 « Τράγος ἡγούμενος αἰπο- fg. 75 « Καὶ τράγος ἡγούμενος λίου ». Ὁ ὑπὲρ τῶν ἁμαρτιῶν τοῦ αἰπολίου ». Οὗτος γάρ, φησίν, κόσμου σφαγιασθείς. ἐστὶν ὁ ὑπὲρ ἁμαρτίας κόσμου σφαγεὶς καὶ ὡς θῦμα προσαχθεὶς καὶ ὡς ἐρήμῳ εἰς ἔθνη πεμφθεὶς καὶ κόκκινον ἔριον ἐπὶ κεφαλὴν ὑπὸ τῶν ἀπίστων στεφανωθεὶς καὶ ἀνθρώπων λύτρον γεννηθεὶς καὶ ζωὴ πάντων δειχθείς. fg. 76 « Kαὶ βασιλεὺς δημηγορῶν ἐν ἔθνει ». Χριστὸς βασιλεύσας ἐπὶ τὰ ἔθνη, δημηγορεῖ διὰ προφητῶν καὶ ἀποστόλων τὸν λόγον τῆς ἀληθείας.
fg. 76 « Kαὶ βασιλεὺς δημηγορῶν ἐν ἔθνει ». Ὁ ὑπὸ Ἠσαΐου προφητευθείς· « βασιλέα » γάρ, φησί, « μετὰ δόξης ὄψεσθε ». Οὗτος ὁ δημηγορῶν ἐν ἔθνει πιστῷ καὶ παρρησίᾳ δι’ εὐαγγελίων ὁμιλῶν.
« Et le coq déambulant avec ardeur parmi les femelles » (Pr 30, 31a). C’est là celui qui, depuis le commencement, tirait du sommeil le cœur des hommes, annonçait depuis longtemps le jour de sa venue dans la chair, pressait l’obscurité et montrait clairement à tous la lumière éternelle. « Déambulant avec ardeur parmi les femelles », c’est-à-dire dans les églises avec ardeur et noblesse, comme il le dit : « Voici, moi, je suis avec vous tout au long des jours jusqu’à la fin du siècle » (Mt 28, 20). « Et le bouc conduisant son troupeau » (Pr 30, 31b). Il s’agit là, en effet, dit-il, de celui qui a été immolé pour le péché du monde, qui a été offert comme victime sacrificielle, envoyé aux Nations comme dans un désert, couronné de laine rouge sur sa tête par les infidèles, engendré comme rançon des hommes et manifesté vie de tous (cf. Jn 14, 6). « Et le roi prononçant une harangue devant le peuple » (Pr 30, 31c). C’est celui qui est prophétisé par Isaïe : « Vous verrez, dit-il en effet, un roi dans sa gloire » (Is 33, 17). C’est là celui qui « prononce une harangue » devant le peuple croyant et s’adresse à lui ouvertement au travers des Évangiles.
Pour asseoir l’attribution du fg. 73 à Hippolyte, attribution qui n’a pas l’appui du Pseudo-Anastase, M. Richard sollicite à nouveau le témoignage des œuvres attribuées à Hippolyte de Rome, le Traité sur l’Antichrist et le Commentaire sur les bénédictions de Jacob. Dans ces deux textes, Hippolyte livre une interprétation christologique de la figure de Juda et en particulier identifie le sommeil de Juda dormant « comme un lion et comme un lionceau » au séjour du Christ au tombeau. Or si le fg. 73 des chaînes se réfère bien à Gn 49, 9, il le fait cependant sans l’appui de l’interprétation christologique que l’on trouve dans les œuvres d’Hippolyte et que M. Richard lui applique par conséquent in absentia : « Le fg. 73, écrit-il, ne peut pas être séparé du précédent. Comme dans De Ant. VIII, p. [9], 18-19 et In ben., p. 79, après le thème du lion de Juda mentionné plus haut, [Hippolyte] continue par celui du lion endormi, symbole du séjour du Christ dans le tombeau. La riche typologie que nous trouvons dans ces textes est donc intégralement hippolytienne et peut être largement commentée à l’aide de ses autres œuvres. »27 En lieu et place de cette lecture typolo27 M. RICHARD, « Les fragments du Commentaire de S. Hippolyte sur les Proverbes de Salomon, III, Justification », art. cit., p. 358.
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gique, la seconde moitié du fg. 73 livre une courte exégèse littérale dont la lettre (μέγα πεποιθὼς ἐν ἰσχύϊ) constitue l’adaptation dans le langage de la prose d’un lemme formulaire appliqué aux héros homériques (ὡς λέων ἀλκὶ πεποιθώς)28. On est bien en peine d’y trouver une allusion à l’Économie du Christ. L’écart manifeste entre l’exégèse d’Hippolyte et celle livrée par le fg. 73 a contraint M. Richard, dans une édition ultérieure [1976], à revenir sur son attribution : « Nous avions été un peu choqué en constatant que, dans ce fg. 73, l’interprétation littérale du v. 30 (sans parallèle dans le Commentaire sur les bénédictions de Jacob) suivait l’interprétation typologique, ce qui n’est certainement pas dans les habitudes d’Hippolyte. Nous aurions dû suivre notre instinct. »29 Mais au lieu de retirer à Hippolyte un fragment que seul un élément trop mince – la seule référence à Gn 49, 9 – apparentait encore à l’exégèse du Romain, M. Richard a scindé le fg. 73 [1966] en deux fragments distincts : le fg. 21 [1976] conservé par l’éditeur à Hippolyte et le fg. 22 [1976] désormais attribué, comme quatre autres pièces de la Chaîne des Miscellanées, à Apolinaire au titre du type d’exégèse mobilisée, une exégèse jugée « littérale » : « Les nos 8, 10, 12, 18 et 22, courtes explications littérales, sont manifestement du même auteur, qui ne peut être qu’Apollinaire, nommé au no 18. Ce no 18 est attribué à Didyme par [la Chaîne du Vatican], mais le contenu de ce fragment, exégèse strictement littérale, invite à préférer le témoignage d[e la Chaîne des Miscellanées]. »30 Confronté au silence des marges et à des propositions d’attribution contradictoires, M. Richard s’en est donc remis à l’idée que le type d’exégèse constitue un principe séparateur : l’exégèse typologique tenue pour une signature d’Hippolyte, l’exégèse littérale pour une signature d’Apolinaire, l’« alexandrinisme » pour une signature de Didyme. Alors que sa réception du Commentaire sur les Proverbes d’Hippolyte était conditionnée, dans l’édition de 1966, par les écrits attribués à cet auteur, dans l’édition de 1976, faute de textes conservés, M. Richard construit de toutes pièces l’ethos d’un Apolinaire à l’exégèse, je le cite, « littéraliste et moralisante avec quelques concessions à l’exégèse typologique »31. Comme précédemment, on peut rendre le fg. 73 à son auteur grâce au témoignage cumulé de l’Épitomé athonite de Procope, de la Chaîne de Tyrnavos et de la Chaîne d’Oxford. Mais il faut d’abord faire un sort à l’hétérogénéité 28 Ainsi Énée (Iliade V, 299 : ἀμφὶ δ’ ἄρ’ αὐτῷ βαῖνε λέων ὣς ἀλκὶ πεποιθώς), Ménélas (Iliade XVII, 61 : ὡς δ’ ὅτε τίς τε λέων ὀρεσίτροφος, ἀλκὶ πεποιθώς), Ulysse (Odyssée VI, 130 : ὥς τε λέων ὀρεσίτροφος, ἀλκὶ πεποιθώς) et, sous des vocables différents, Hector (Iliade XII, 41-42 : ὡς δ’ ὅτ’ ἂν ἔν τε κύνεσσι καὶ ἀνδράσι θηρευτῇσι / κάπριος ἠὲ λέων στρέφεται σθένεϊ βλεμεαίνων). 29 M. RICHARD, « Le commentaire du codex Marcianus gr. 23 sur Prov. XXX, 15-33 », art. cit., p. 368. 30 Ibidem. 31 Ibidem, p. 367.
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supposée du fg. 73 et à l’originalité, voulue par M. Richard, de l’interprétation typologique développée par Hippolyte pour le v. 30. Le phénomène d’amalgame des sources dans les chaînes utilisées par M. Richard pour ses éditions n’est pas inhabituel, mais il est ici fortement improbable car l’exégèse littérale de la seconde partie du fg. 73 [1966] = fg. 22 [1976] (« le lion n’a pas peur quand il est endormi ») ne commente le proverbe (« le lion n’a pas peur ») que par la médiation de la Genèse citée dans la première moitié du fg. 73 [1966] = fg. 21 [1976] (« quand il est endormi »). Autrement dit, le proverbe n’est commenté qu’indirectement, et la première moitié du fg. 73 conditionne l’exégèse développée dans la seconde moitié du même fragment. Le fg. 73 [1966] = fg. 21/22 [1976] a donc peu de chance d’amalgamer deux sources littéraires distinctes. Quant à l’interprétation christologique du lion de Gn 49, 9 et de son sommeil, elle ne saurait caractériser en propre l’exégèse hippolytienne. Elle est traditionnelle32, comme l’est, plus généralement, l’identification de la figure du lion au Christ dans les prophéties apparentées. Il est vrai que dans les chaînes aux Proverbes, l’exégèse du v. 30 attribuée à Origène ne fait pas référence à la Genèse (pièces P 2 et O 2 produites ci-dessous). Le petit du lion y est représenté comme un lion stoïcien, dont le principe d’action se définit à la fois dans le domaine du λόγος et dans celui du βίος (πρᾶξις), son expression, mais que la périphrase « le lion en Christ » (ὁ ἐν Χριστῷ λέων) désigne comme le type du chrétien baptisé affrontant sur le chemin sifflets et coups33. Une exégèse christologique, que l’on trouve chez Hippolyte mais appliquée à l’Économie du Christ, apparaît cependant avec des accents différents (la nature du Christ) chez 32 Voir Origène, Commentaire sur le Cantique des cantiques II, 8, 28 ; Origène (?), Fragments caténaires sur la Genèse, éd. PETIT, La Chaîne sur la Genèse, IV, p. 379-380, fg. 2162 ; Eusèbe de Césarée, Extraits prophétiques I, 8, éd. GAISFORD, p. 23.8-24.24 (corriger ἀνάβλησιν de l’édition Gaisford p. 23.20-21 en ἀνάκλησιν, « son allongement », sur la base du cod. Wien, ÖNB, Theol. gr. 29, f. 6v) ; Démonstration évangélique VIII, 1, 63-68 ; Didyme, Commentaire sur Zacharie II, 37-38 ; Didyme (?), Fragment caténaire sur les Actes, Catenae Græcorum Patrum in Novum Testamentum III, éd. CRAMER, p. 394 ; Cyrille de Jérusalem, Catéchèses prébaptismales 14, 3 ; Ambroise de Milan, Sur les Patriarches 4, 18-20 ; Sur Jacob et la vie heureuse II, 9, 39 ; Instruction à une vierge 12, 77 ; Commentaire sur le Psaume 118, 5, 20 ; Jean Chrysostome, Homélie sur la parole : « Mon père, s’il est possible, que cette coupe passe loin de moi ! » (Mt 26, 39), PG 51, 32-33 ; Homélie 67 sur la Genèse, PG 54, 574 ; Homélie 68 sur Jean, PG 59, 373 ; Explication sur le Psaume 44, PG 55, 185 ; Théodoret de Cyr, Questions sur l’Octateuque, Questions sur la Genèse 112, éd. FERNÁNDEZ MARCOS – SÁENZ-BADILLOS, p. 92.24-93.25 ; Cyrille d’Alexandrie, Glaphyre sur la Genèse VII, PG 69, 353B-D ; Procope de Gaza, Chaîne sur la Genèse, éd. METZLER, p. 438.207-440.249. On n’a pas conservé chez Justin et Irénée de Lyon de commentaire portant spécifiquement sur Gn 49, 9, mais les deux apologètes appliquent au Christ la suite du texte (Gn 49, 10-11) : cf. Justin, Apologie 32 et Dialogue avec Tryphon 52 et 120, 3-4 ; Irénée de Lyon, Démonstration 57 et Contre les hérésies IV, 10, 2. 33 La description de l’adversité qu’affronte le lion rappelle le chemin de croix et le troisième chant du Serviteur souffrant en Is 50, mais le texte des chaînes comporte les verbes συρίζειν, « siffler comme un serpent », et λακτίζειν, « donner des coups de talon ou de pied », quand le NT comporte κολαφίζω, ῥαπίζω, παίω, τύπτω, δέρω (Mt 26, 67-68 ; Mc 14, 65 et 15, 19 ; Lc 22, 63-64) : adaptation au contexte du bestiaire ?
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un autre commentateur des Proverbes, que l’Épitomé athonite de Procope et la Chaîne de Tyrnavos donnent une fois encore à identifier à la personne de Didyme. Ainsi, le lemme homérique récrit, dont la signification reste pendante et quelque peu énigmatique dans le fg. 73, est interprété de la nature du Christ, nature divine qui ne lui fait craindre aucun des êtres créés. Épitomé athonite de Procope Iviron 379, f. 208v-209r
Chaîne d’Oxford Barocci 195, f. 267r-v
Chaîne de Tyrnavos Tyrnavos 25, p. 330
30, 29 Τρία δέ ἐστιν ἃ εὐόδως πορεύεται, καὶ τὸ τέταρτον ὃ καλῶς διαβαίνει· 30 σκύμνος λέοντος ἰσχυρότερος κτηνῶν ὃς οὐκ ἀποστρέφεται οὐδὲ καταπτήσει κτῆνος, 31 καὶ ἀλέκτωρ ἐμπεριπατῶν θηλείαις εὔψυχος, καὶ τράγος ἡγούμενος αἰπολίου, καὶ βασιλεὺς δημηγορῶν ἐν ἔθνει. O 1 Τῆς ἐξηγήσεως εἰς τὸ ῥητὸν καὶ διάνοιαν ἁρμοζούσης πῶτον τὰ κατὰ τὸ ῥητὸν ἐκθετέον. [sur v. 29 littéral] Tὸ τὴν φυσικὴν ἐνέργειαν ἀνεμπόδιστον ἔχον εὐόδως διαβαίνειν λέγεται. Τί τοίνυν εὐόδως διαβαίνει ; [v. 30] Σκύμνος λέοντος ὃς οὐκ ἀποστρέφεται οὐδὲ καταπτήσει κτῆνος. Οὗτος δὲ κοιμώμενος οὐ πτοεῖται μέγα πεποιθὼς ἐπὶ ἰσχύϊ [≈ fg. 73.2 = 22]· τῶν μὲν γὰρ ἄλλων ζῴων ἕκαστoν ὑπὸ βραχείας ἠχῆς πτοεῖται πολλάκις καὶ ἐγρηγορότως· οὗτος οὐδὲ κοιμώμενος ὀρρωδεῖ· « Ἀναπεσὼν γὰρ ἐκοιμήθη ὡς λέων, λέγεταί που, καὶ ὡς σκύμνος λέοντος· τίς ἐγερεῖ αὐτόν ; » [≈ fg. 73.1 = 21] Tοῦτο τῆς ἄγαν ἀναιδείας ἐκφαντικόν ἐστι τοῦ λεοντείου σκύμνου. [v. 31a] Ὅ τε ἀλεκτρυὼν περιπατῶν ἐν θηλείαις εὔψυχος καρτερός τις καὶ ἀνδρεῖος. [v. 31b] Ὅ τε τράγος τοῦ ἰδίου αἰπολίου ἡγούμενος εἰς ὕψη ἀνιὼν ἔχει ἐφεπομένην αὐτῷ τὴν ἀγέλην. [v. 31c] Kαὶ πρὸς τούτοις βασιλεὺς ἐκκλησιάζων τὸ ἔθνος, δημηγορῶν νόμους καὶ στρατηγήματα καὶ τὰς πολεμικὰς παρατάξεις διεξιὼν πεζικὰς καὶ ἱππικὰς καὶ ναυμάχους.
T 1 Διδύ [sur v. 29 littéral] Τὸ τὴν φυσικὴν ἐνέργειαν ἀνεμποδίστως ἔχον εὐόδως διαβαίνειν λέγεται. T 3 [v. 30] Ὁ Χριστός· « ἀναπεσὼν γὰρ ἐκοιμήθης ὡς λέων καὶ ὡς σκύμνος ». Λέγεται δὲ ὁ λέων μηδὲ κοιμώμενος θροεῖσθαι μέγα πεποιθὼς ἐν ἰσχύϊ. [≈ fg. 73 = 21/22]
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P 1 Δι [v. 30] Τοῦ ἐκ τοῦ βλαστοῦ ἀναβάντος λέοντος ἀναπεσόντος καὶ κοιμηθέντος οὐδὲν ἰσχυρότερον. Τοῦτον οὐδὲν τῶν κτισμάτων φοβεῖ34 καὶ πρὸς αὐτὸν ὄντα λόγον κτῆνός ἐστιν ἅπαν λογικόν. Μωϋσῆς γοῦν φησιν· « Ἐγὼ δὲ ἄλογός εἰμι », καὶ ἄλλος· « Κτηνώδης ἐγενόμην παρὰ σοί ».
P 3 Δι [v. 31a] Ἔστι τοίνυν διδάσκαλος ἰσχυρὸς ἐν ταῖς ψυχαῖς σπείρων τὸν λόγον.
P 5 Δι [v. 31b] Καὶ ἄλλως· Ὁ τράγος τυποῖ τὸν Χριστὸν ὑπὲρ ἁμαρτίας προσφερόμενος. Τούτῳ ἐν ὕψει ὄντι ἕπεται πᾶσα τῶν θεοσεβῶν ἡ πληθὺς λέγοντι· « Ὅταν ὐψωθῶ, πάντας ἑλκύσω πρὸς ἐμαυτόν ».
P 7 Δι [v. 31c spir. et litt.] Καὶ ὁ σωτὴρ δὲ χωρὶς αἰνιγμάτων ἐν ταῖς τῶν Ἰουδαίων ἐδημηγόρει συναγωγαῖς, « διδάσκων » τὸ εὐαγγέλιον « ὡς ἐξουσίαν ἔχων καὶ οὐχ ὡς οἱ γραμματεῖς αὐτῶν ». Καὶ κατὰ τὸ ῥητὸν δὲ βασιλεὺς δημηγορεῖ νόμους καὶ στρατηγήματα καὶ πράξεις πολεμικάς.
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Πρὸς δὲ διάνοιαν [v. 30 spirituel] τὸ ἐκ τοῦ βλαστοῦ ἀναβαίνοντος λέοντος ἀναπεσόντος καὶ κοιμηθέντος οὐδὲν ἰσχυρότερον. Οὗτος οὐδὲν τῶν κτηνῶν εὐλαβεῖται. Tῶν κτισμάτων οὐδὲν ἱκανὸν φόβον τούτῳ παρασχεῖν τῷ λέοντι, ἀλλὰ πάντα τὰ κτίσματα τὰ λογικὰ ὡς πρὸς αὐτὸν τὸν ὄντα λόγον κτήνη εἰσί. Mωσῆς γοῦν φησιν· « Ἐγὼ δὲ ἄλογός εἰμι », καὶ ἄλλος· « Κτηνώδης ἐγενόμην παρὰ σοί ». Kαὶ ὁ Ἁβραάμ, ἐπεὶ τῷ θεῷ ὡμίλει, γῆν ἑώρα ἑαυτὸν καὶ σποδόν· τί γὰρ εὑρίσκεται συγκρινομένη ἡ κτίσις πρὸς τὸν κτίστον ; οὐδὲν καθότι οὐδὲ πηλὸς τοῦ κεραμέως πρὸς τὸν κεραμέα. Kαὶ ἁπλῶς εἰπεῖν ἕκαστον τῶν δημιουργημάτων τοῦ ἰδίου δημιουργοῦ ἧττόν τι ἀποφέρεται ὡς ἡ οἰκία τοῦ οἰκοδόμου καὶ ἡ ναῦς τοῦ ναυπηγοῦ. [v. 31a] Ὁ δὲ ἀλεκτρυὼν διδασκάλου πρόσωπον φέρει· οὗτος γὰρ τὸν λόγον σπείρων ἐν ταῖς ψυχαῖς ἰσχυρός, ἔστι δ’ αὐτὸς οὗτος καὶ ἡμέρας κῆρυξ. Λέγει γοῦν μαθὼν παρὰ τοῦ κυρίου τό· « Μετανοεῖτε· ἤγγικε γὰρ ἡ βασιλεία τῶν οὐρανῶν », σημαίνων τὸ τῆς νυκτὸς τέλος, τὸ τοῦ βίου τούτου κατάστημα καὶ τὴν ἀρχὴν τῆς ἡμέρας· αὕτη δὲ ὁ μέλλων. [v. 31b] Ὅ τε τράγος πρόσωπον Χριστοῦ φέρει. Ὑπὲρ γὰρ ἁμαρτίας ὁ τράγος προσφέρεται· καὶ Χριστὸς δὲ ὑπὲρ τῶν ἁμαρτιῶν ἡμῶν ἐτύθη. Οὗτος ὁ αὐτὸς τράγος ἡγεῖται τοῦ αἰπολίου εἰς τὰ ὕψη ἀνιών, ᾧ ἐφέπεται πᾶσα ἡ πληθὺς τῶν θεοσέβειαν ἀσκούντων, « ἀναβάς τε εἰς ὕψος ἠχμαλώτευσεν αἰχμαλωσίαν, ἔλαβε δώματα ἐν ἀνθρώποις ». [v. 31c] Kαὶ πρὸς τούτοις ἄνευ αἰνίγματος βασιλεὺς ὁ κύριος καὶ σωτὴρ ἡμῶν δημηγορεῖ ἐν ταῖς συναγωγαῖς τῶν Ἰουδαίων κηρύττω τὸ εὐαγγέλιον καὶ « διδάσκων ὡς ἐξουσίαν ἔχων καὶ οὐχ ὡς οἱ γραμματεῖς αὐτῶν » ὥστε ἐκπλήττεσθαι.
Le travail effectué sur le texte original a porté à contresens.
T 2 Διδύ [v. 30] Ὁ Χριστός· πάντα γὰρ τὰ λογικὰ πρὸς αὐτὸν κτήνη ἐστί. Mωϋσῆς γοῦν φησιν· « Ἐγὼ δὲ ἄλογός εἰμι », καὶ ἄλλος· « Κτηνώδης ἐγενόμην παρὰ σοί ». Kαὶ Ἁβραὰμ δέ, ὅτε θεῷ ὡμίλει, γῆν ἑώρα ἑαυτὸν καὶ σποδόν.
T 4 Διδύμου [v. 31a] Ὁ ἀλεκτρυὼν διδασκάλου πρόσωπον φέρει, ὃς τὸν λόγον σπείρων ἐν ταῖς ψυχαῖς ἰσχυρός ἐστι καὶ προαγγέλων τὸ φῶς· « Μετανοεῖτε γάρ, φησίν· ἤγγικεν ἡ βασιλεία τῶν οὐρανῶν ».
T 5 Διδύ [v. 31b] Ὁ ὑπὲρ ἁμαρτιῶν προσενεχθεὶς καὶ ἐν ὕψει βαίνων ἔχων ἐφεπομένην ἑαυτῷ τὴν ἀγέλην· « Ὅταν γὰρ ὑψωθῶ, φησί, πάντας ἑλκύσω πρὸς ἐμαυτόν ».
T 6 Διδύ [v. 31c] « Ὡς ἐξουσίαν γὰρ ἔχων ἐδίδασκεν καὶ οὐχ ὡς οἱ γραμματεῖς αὐτῶν » ὥστε ἐκπλήττεσθαι.
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P 2 Ὠρι [v. 30-31a] Λέγοις δ’ ἂν καὶ λέοντα τὸν πᾶν ἐπαναστὰν αὐτῷ καταγωνιζόμενον, εἴτε κατὰ λόγον ῥώμῃ, εἴτε κατὰ βίον εὐτονίᾳ. Ὁ ἐν Χριστῷ γὰρ λέων εὐόδως πορεύεται, μηδενὸς ἐν τῷ συρίττειν ἢ λακτίζειν ταράττοντος· θαρρεῖ γὰρ τῷ περιποιήσαντι αὐτῷ τὸ τοῦ λέοντος ἀταπείνωτον. Δεύτερον ἀταπείνωτον ὁ διεγείρων τοὺς καθεύδοντας καὶ ἐμβοῶν αὐτοῖς· « Ἔγειραι ὁ καθεύδων καὶ ἀνάστα ἐκ τῶν νεκρῶν »· « ἡ γὰρ νὺξ προέκοψεν, ἡ δὲ ἡμέρα ἤγγικεν ». Διὸ « ὡς ἐν ἡμέρᾳ εὐσχημόνως περιπατεῖτε », καὶ τό· « Ἕως πότε, ὀκνηρέ, κατάκεισαι ; Πότε δὲ ἐξ ὕπνου ἐγερθήσῃ ; ». P 4 Ὠρ [v. 31ab] Οἰκείως δὲ νῦν μνημονεύσομεν καὶ τοῦ πρὶν ἀλεκτρυόνα φωνῆσαι ἀρνησαμένου Πέτρου τρὶς τὸν κύριον, ἀρξαμένου δὲ κλαίειν πικρῶς ἀλεκτρυόνος φωνήσαντος καὶ εἰς αἴσθησιν αὐτὸν ἀγαγόντος λόγου τῶν προημαρτημένων καὶ ἀγγείλαντος τὴν ἡμέραν. Τρίτος ὁ τράγος κατὰ μόνους τοὺς οʹ ἡγούμενος αἰπολίου, αὔξων τε καὶ πληθύνων αὐτὸ καὶ ἐπὶ τὰς ἐν ὑψηλοῖς νομὰς ὁδηγῶν· οὐδεμία γὰρ ἀγέλη οὕτως ἐπιβαίνει τῶν ὑψηλῶν. Τοιοῦτος ὁ ἡγουμένου Χριστοῦ τοὺς [τοὺς correxi : τοῖς cod.] ἐν τῷ αἰπολίῳ πρὸς ὕψος ἀνάγων. P 6 Ὠρι [v. 31c] Τέταρτον ζῷον ὃ καλῶς διαβαίνει βασιλεὺς ἔθνει δημηγορῶν, ὡς οἱ ἀπόστολοι δημηγοροῦντες ἐν ἔθνεσιν, ἔνθα φιλοτιμούμενοι εὐηγγελίζοντο· ὁποῖος ὁ Παῦλος δημηγορῶν Ἀθήνησι καὶ καλῶς διαβαίνων, διερχόμενός τε καὶ ἀναθεωρῶν τὰ σεβάσματα αὐτῶν· ἀπὸ γὰρ τῶν ἐπιγραμμάτων ἐπὶ τὸν περὶ θεοῦ διέβαινε λόγον.
O 2 [v. 30] Λέγοις δὲ λέοντα καὶ τὸν ἅπαν ἐπαναστὰν αὐτῷ καταγωνιζόμενον τῇ τε κατὰ λόγον ῥώμῃ καὶ τῇ κατὰ βίον εὐτολμίᾳ. Ἐν Χριστῷ γὰρ ὁ λέων εὐόδως πορεύεται· θαρρεῖ γὰρ τῷ περιποιήσαντι αὐτῷ τὸ τοῦ λέοντος ἀταπείνωτον.
30, 29 Il y a trois vivants qui cheminent avec aisance, et le quatrième qui passe magnifiquement : 30 le petit du lion, plus fort que les bêtes, qui ne se détourne, ni ne baisse le front devant les bêtes, 31 le coq déambulant avec ardeur parmi les femelles, le bouc guidant le troupeau, et le roi prononçant une harangue devant la nation.
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P 1 De Didyme [v. 30] Rien n’est plus « fort » que le « lion monté d’une pousse », lorsqu’il « s’est couché et a dormi » (cf. Gn 49, 9). Ce « lion », aucune créature ne le craint et en comparaison de lui, qui est Logos, absolument toute créature douée de logos est une « bête ». Moïse dit bien : « Moi, je suis privé de logos » (Ex 6, 12), et un autre : « Je suis devenu semblable à une bête auprès de Toi » (Ps 72, 22).
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O 1 L’interprétation s’accordant pour ce qui est de la lettre et de l’esprit, il faut d’abord exposer le texte selon la lettre. [sur v. 29 littéral] L’être dont l’activité naturelle n’est pas entravée « passe avec aisance », est-il dit. Pourquoi donc « passe-t-il avec aisance » ? [v. 30] « Le petit du lion », c’est « celui qui ne se détourne pas et ne baisse pas le front devant les bêtes ». Celui-ci, quand il est endormi, n’est pas effrayé, car il a une grande confiance dans sa force. [≈ fg. 73.2 = 22] En effet, si chacun des autres animaux est souvent effrayé par un petit bruit, même éveillé, lui ne frémit pas, même endormi, car il est dit quelque part : « Il s’est couché et a dormi comme un lion, et comme le petit d’un lion : qui l’éveillera ? » (Gn 49, 9). [≈ fg. 73.1 = 21] Cette parole manifeste la très grande confiance du « petit du lion ». [v. 31a] Le « coq déambulant avec ardeur parmi les femelles » est un être fort et brave. [v. 31b] Le « bouc guidant son troupeau », gagnant les hauteurs, a son « troupeau » à sa suite. [v. 31c] Et, outre ceux-là, il y a le « roi » qui convoque la nation en assemblée, énonce en une « harangue » les lois et les stratégies et traverse les rangs ennemis d’infanterie, de cavalerie et de marine. Interprétation spirituelle : [v. 30 spirituel] rien n’est plus « fort » que le « lion monté d’une pousse » lorsqu’il « s’est couché et a dormi » (cf. Gn 49, 9). Celui-ci ne redoute aucune « bête ». Aucune créature n’est capable de donner de l’appréhension à ce « lion », mais toutes les créatures douées de logos sont comme des « bêtes » devant Lui qui est Logos. Moïse dit bien : « Moi, je suis privé de logos » (Ex 6, 12), et un autre : « Je suis devenu semblable à une bête auprès de Toi » (Ps 72, 22). Et Abraham, lorsqu’il entrait en contact avec Dieu, ne voyait en luimême que « terre et cendre » (cf. Gn 18, 27), car que vaut la créature comparée au créateur ? rien, dans la mesure où l’argile du potier n’a pas non plus de valeur par rapport au potier. Et, pour parler simplement, chaque chose créée a moins de valeur que son créateur, comme la maison par rapport au constructeur de mai-
T 1 De Didyme [sur v. 29 littéral] L’être dont l’activité naturelle n’est pas entravée « passe avec aisance », est-il dit. | T 3 [v. 30] Le Christ, car « tu t’es couché et tu as dormi comme un lion et comme le petit d’un lion » (Gn 49, 9). Et, dit-on, le « lion », quand il est endormi, n’est pas même troublé, car il a une grande confiance dans sa force. [≈ fg. 73 = 21/22]
T 2 De Didyme [v. 30] Le Christ, car tous les êtres doués de logos sont des « bêtes » devant Lui. Moïse dit bien : « Moi, je suis privé de logos » (Ex 6, 12), et un autre : « Je suis devenu semblable à une bête auprès de Toi » (Ps 72, 22). Abraham aussi, lorsqu’il entrait en contact avec Dieu, ne voyait en lui-même que « terre et cendre » (cf. Gn 18, 27).
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P 3 De Didyme [v. 31a] C’est donc un maître « fort » parce qu’il sème le logos dans les âmes.
P 5 De Didyme [v. 31b] Et selon une autre interprétation : Le « bouc » est le type du Christ, puisqu’il s’offre pour le péché. Celui-ci, lorsqu’il est dans les hauteurs, est suivi par toute la foule des gens pieux, lui qui dit : « Lorsque je me serai élevé, j’attirerai à moi tous les hommes » (Jn 12, 32).
P 7 De Didyme [v. 31c spir. et litt.] Le Sauveur aussi, c’est sans énigme qu’il « prononçait une harangue » dans les synagogues des Juifs, « dispensant » la bonne nouvelle « en homme qui a autorité et non comme leurs scribes » (Mt 7, 29 ; Mc 1, 22). Au sens littéral aussi, le « roi » énonce en une « harangue » les lois, les stratégies et les actions militaires. P 2 D’Origène [v. 30-31a] Tu pourrais dire aussi que le « lion » c’est celui qui affronte toute adversité soit avec la force de la raison, soit avec la constance dans la vie. En effet, le « lion » en Christ « chemine avec aisance », étant donné que rien dans le fait de siffler ou de donner des coups de pieds ne le trouble, car il a confiance dans celui qui lui a procuré la superbe du « lion ». Le deuxième être superbe, c’est celui qui éveille ceux qui dorment et leur crie : « Éveille-toi, toi qui dors, et relèvetoi d’entre les morts ! » (Eph 5, 14), car « la nuit est avancée et le jour proche » (Rm 13, 12). Aussi, « conduisez-vous honnêtement, comme en plein jour » (Rm 13, 13), et d’où le mot : « Jusqu’à quand, paresseux, vas-tu rester couché ? Quand vas-tu t’éveiller de ton sommeil ? » (Pr 6, 9)
sons et le navire par rapport au constructeur de navires. [v. 31a] Quant au « coq », il figure le Maître. En effet, celui-ci, comme il sème le logos dans les âmes, est « fort », et c’est le même aussi qui annonce le jour. De fait, il déclare, l’ayant appris du Seigneur : « Repentez-vous, car le Royaume des cieux est proche » (Mt 4, 17), signifiant la fin de la nuit, soit le temps de la vie présente, et le début du jour, et ce jour c’est Celui qui vient (cf. Mt 3, 11 ; Mc 1, 7 ; Lc 3, 16 ; Jn 1, 27). [v. 31b] Quant au « bouc », il symbolise le Christ. En effet le « bouc » s’offre pour le péché et le Christ a été sacrifié pour nos péchés. Ce même « bouc » « guide le troupeau » en gagnant les hauteurs, suivi par toute la foule de ceux qui cultivent la piété et, « étant monté dans les hauteurs, il a fait captive la captivité, a reçu des présents parmi les hommes » (Ps 67, 19 ; cf. Eph 4, 8). [v. 31c] Outre ceux-là, c’est sans énigme que le « roi », notre Seigneur et Sauveur, « prononce une harangue » dans les synagogues des Juifs, lorsqu’il annonce la bonne nouvelle et « dispense son enseignement en homme qui a autorité et non comme leurs scribes » (Mt 7, 29 ; Mc 1, 22) afin de frapper les esprits (cf. Mt 7, 28). O 2 [v. 30] Tu pourrais dire aussi que le « lion » c’est celui qui affronte absolument toute adversité avec la force de la raison et aussi le courage dans la vie. En effet, c’est dans le Christ que le « lion » « chemine avec aisance », car il a confiance dans celui qui lui a procuré la superbe du « lion ».
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T 4 De Didyme [v. 31a] Le « coq » figure le Maître, lui qui, parce qu’il sème le logos dans les âmes, est « fort », et qui annonce par avance la lumière : « Repentez-vous, dit-il en effet : le Royaume des cieux est proche » (Mt 4, 17).
T 5 De Didyme [v. 31b] Car celui qui a été offert pour les péchés et passe dans les hauteurs a son « troupeau » à sa suite : « Lorsque je me serai élevé, dit-il en effet, j’attirerai à moi tous les hommes » (Jn 12, 32).
T 6 De Didyme [v. 31c] « C’est, en effet, en homme qui a autorité qu’il dispensait son enseignement et non comme leurs scribes » (Mt 7, 29 ; Mc 1, 22), afin de frapper les esprits (cf. Mt 7, 28).
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P 4 D’Origène [v. 31ab] Il convient ici que nous mentionnions également Pierre qui, avant que le « coq » n’ait chanté, renia par trois fois le Seigneur et commença à pleurer d’amertume lorsque le « coq » chanta, qu’il le conduisit à percevoir la raison de ses péchés antérieurs (cf. Mt 26, 34-75 ; Mc 14, 30-72 ; Lc 22, 34-62 ; Jn 13, 38 et 18, 16-27) et annonça le jour. Le troisième c’est le « bouc » (Pr 30, 31b) qui, selon les seuls Septante, « guide son troupeau », l’accroît et le multiplie, et le mène vers les pâturages des hauteurs, car aucun troupeau ne monte de la sorte sur les hauteurs. Tel est celui qui, « guidé » par le Christ, élève ceux qui sont dans le « troupeau » vers les hauteurs. P 6 D’Origène [v. 31c] Le quatrième être « qui passe magnifiquement » (Pr 30, 29b), c’est le « roi prononçant une harangue devant la nation » (Pr 30, 31c), comme les apôtres « prononçant une harangue » devant les Nations à l’endroit où ils se faisaient un point d’honneur de prêcher la bonne nouvelle (cf. Rm 15, 20). Tel est Paul qui « prononce une harangue » devant les Athéniens et « passe magnifiquement », parcourant et considérant leurs monuments sacrés, car c’est à partir des inscriptions qu’il « passait » au discours sur Dieu (cf. Ac 17, 22 sq.).
L’exégèse didymienne redécouverte dans la pièce O 1 s’articule en deux temps, explicitement distingués par les lemmes τὰ κατὰ τὸ ῥητόν et πρὸς δὲ διάνοιαν. Ce partage a peu de chance d’être le fait d’un caténiste recomposant ses sources, puisque l’Épitomé athonite de Procope a également conservé la trace de cette articulation à la fin de la pièce P 7 qui cite in extremis une partie du commentaire littéral (καὶ κατὰ τὸ ῥητὸν δέ) transmis par la Chaîne d’Oxford, rapprochant à l’intérieur d’une seule et même pièce attribuée à Didyme les deux niveaux de lecture appliqués par l’Alexandrin au v. 31c. Le fg. 73 [1966] = fg. 21 [1976], soit l’interprétation christologique de la figure du lion, apparaît dans les trois traditions caténaires. Elle est explicitée par la Chaîne de Tyrnavos (ὁ Χριστός, T 2-3), mais le Fils, sous la modalité spécifique du Verbe, est bien l’horizon de l’interprétation livrée par chacune des trois rédactions caténaires du commentaire de Didyme où le v. 30 est interprété en référence aux théophanies de l’AT et à ceux qui devant le Verbe se sont déclarés ἄλογοι ou semblables à des κτήνη. La même exégèse insistant sur l’abîme
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qui sépare la divinité des êtres créés se trouve appliquée par Didyme au Ps 72, 22 (« Je suis devenu semblable à une bête – κτηνώδης – auprès de toi »), et elle est à l’origine de la constitution d’une liste de lieux scripturaires stéréotypée, mobilisée ici et en trois autres endroits de l’œuvre conservée de l’Alexandrin35. Quant à la seconde moitié du fg. 73 [1966] = fg. 22 [1976], soit la lecture homérique de la tranquillité du lion, elle apparaît mot pour mot dans la partie du texte fourni par la Chaîne d’Oxford consacrée à l’élucidation littérale du Pr 30, 29-31, et dans sa version parallèle transmise par la Chaîne de Tyrnavos. Elle trouve encore un emploi dans le commentaire que Didyme a donné d’Is 30, 6 (« dans l’oppression et dans l’angoisse, de là venaient un lion et le petit d’un lion, des vipères et une couvée de vipères ») : « chaque fois que le juste a supporté l’oppression comme un lion confiant dans sa noblesse (ὡς λέων πεποιθὼς γενναίως), il a été vu avec admiration comme un lion »36. Il ne fait donc aucun doute que c’est Didyme qui a mobilisé le lion pour souligner l’écart entre l’incréé et le créé, motif qu’il a traduit dans une relecture d’Homère qui lui est familière sous cette formulation, et que le fg. 73 [1966] = fg. 21/22 [1976] des éditions Richard constitue une réduction extrême de l’exégèse que Didyme a donnée de Pr 30, 30 comme caractérisant le Verbe. Cette exégèse « ontologique » se distingue de l’exégèse d’Hippolyte où le lion n’est pas celui qui n’a rien à craindre car sa nature le place hors d’atteinte des créatures, mais le type du Christ se soumettant au sommeil de la mort dans le cadre de son Économie salvifique. Cas de figure no 2 : M. Richard a utilisé une chaîne pour en débrouiller d’autres En dehors des Pr 9, 1-5 et 30, 15-31, pour lesquels la Question 42 du PseudoAnastase permet d’apprécier le témoignage des chaînes, M. Richard s’est trouvé dans la nécessité d’aller puiser à une autre source externe un moyen de débrouiller le contenu de la tradition caténaire. Cette seconde « source externe », il l’a trouvée dans la Chaîne sur le Prophétologion, une chaîne exégétique sur un ouvrage liturgique du cycle de la Passion où alternent principalement des lectures d’Isaïe, de la Genèse et des Proverbes. Depuis la parution de l’édition de M. Richard [1966], on admet en effet que les textes commentant les Proverbes dans cette chaîne singulière sont à partager entre Hippolyte et
35 Voir Didyme, Commentaire sur l’Ecclésiaste, éd. BINDER – LIESENBORGHS, Teil I/1, Kap. 1, 1 – 2, 14, codex p. 7.2-8 ; Commentaire sur Job, éd. HENRICHS, Teil I, Kap. 1-4, codex p. 108.28-109.8 ; Fragments sur les Psaumes, éd. MÜHLENBERG, Band II, fg. 770. 36 Didyme, Commentaire sur les Psaumes, éd. GRONEWALD, Teil II, Kap. 22 – 26, 10, codex p. 88.3-4.
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Jean Chrysostome37. Partant du constat que nombre des pièces commentant les Proverbes dans la Chaîne sur le Prophétologion proviennent du Commentaire attribué à Jean Chrysostome qui a survécu en dehors de la tradition caténaire, ainsi qu’à Hippolyte, dont la présence est mise en lumière par la Question 42 du Pseudo-Anastase, M. Richard a en effet attribué à Hippolyte, par élimination et à une exception près, tous les textes de la Chaîne sur le Prophétologion commentant les Proverbes qui ne pouvaient revenir à Jean Chrysostome. Ce partage n’a pourtant rien d’évident à première lecture, d’abord parce que, en dehors des pièces commentant les Proverbes, la Chaîne sur le Prophétologion n’hésite pas à citer, en plus de Chrysostome, sa source principale, un certain nombre de sources occasionnelles (par ordre d’apparition, Olympiodore, Athanase, Basile, Épiphane, Grégoire de Nazianze, Grégoire de Nysse et Nicéphore de Constantinople), ensuite parce que, parmi les pièces commentant spécifiquement les Proverbes, deux seulement se trouvent assignées à un auteur : l’une, sur Pr 1, 2, à Hippolyte, et l’autre, sur Pr 1, 6, à Olympiodore d’Alexandrie (Commentaire sur Job). Il y a donc une exception à la distribution, voulue par M. Richard, des pièces commentant les Proverbes dans la Chaîne sur le Prophétologion entre Hippolyte et Jean Chrysostome : Olympiodore. Il y a aussi un absent : Jean Chrysostome, dont le nom n’est jamais cité en marge de l’une des pièces de la Chaîne sur le Prophétologion commentant les Proverbes, alors même que la tradition directe du Commentaire qui lui est attribué permet de mettre en lumière une présence sinon continue, du moins régulière, de l’Antiochien parmi ces textes. Il est donc nécessaire de confronter les pièces données à Hippolyte par défaut d’attribution marginale à l’ensemble de la documentation caténaire sur les Proverbes conservée pour voir si, outre Chrysostome, d’autres auteurs patristiques n’ont pas été eux aussi passés sous silence par les marges. Les fg. 12/14/15/16/17 [Richard 1966] sur Pr 1, 14c, 18b-19b et 22bc fg. 12 [1966] sur Pr 1, 14c . « Καὶ μαρσίππιον ἓν γενηθήτω ἡμῖν ». Δοχεῖον. fg. 14 [1966] sur Pr 1, 18a . « Αὐτοὶ γὰρ οἱ αἱμάτων μετέχοντες ». Οὐχ οἱ πράττοντες μόνον. fg. 15 [1966] sur Pr 1, 18b-19a . « Ἡ δὲ καταστροφὴ ἀνδρῶν παρανόμων κακή ». Ἄνομός ἐστιν ὁ μὴ εἰδὼς τὸν νόμον, παράνομος δὲ ὁ παραβαίνων τοῦτον.
« Et n’ayons qu’une seule bourse ! » (Pr 1, 14c) : un récipient. « Car ceux qui concourent en personne à verser le sang » (Pr 1, 18a) : pas seulement ceux qui agissent. « Et l’issue des hommes qui transgressent la loi est mauvaise » (Pr 1, 18b). Il « ignore la loi » (Pr 1, 19a) celui qui ne connaît pas la loi, tandis qu’il « transgresse la loi » (Pr 1, 18b) celui qui contrevient à celle-ci.
37 Voir M. RICHARD, « Les fragments du Commentaire de S. Hippolyte sur les Proverbes de Salomon, II, Édition provisoire », art. cit., p. 66-68. Voir également P. GÉHIN, « Un recueil d’extraits patristiques : les Miscellanea coisliniana (Parisinus Coislinianus 193 et Sinaiticus gr. 461) », art. cit., p. 98-99 et 113-129.
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fg. 16 [1966] sur Pr 1, 19b . « Τῇ γὰρ ἀσεβείᾳ τὴν ἑαυτῶν ψυχὴν ἀφαιροῦνται ». Ἀσέβεια λέγεται ποτὲ μὲν ἡ περὶ θεοῦ ψευδὴς δόξα, ποτὲ δὲ ἡ ὁπωσδήποτε ἁμαρτία, ὡς τό· « Μὴ συναπολέσῃς δίκαιον μετὰ ἀσεβοῦς », ἀντὶ τοῦ ἁμαρτωλοῦ.
« Car par leur impiété, c’est leur âme qu’ils retranchent » (Pr 1, 19b). Est qualifiée d’« impiété » (Pr 1, 19b) tantôt la fausse doctrine au sujet de Dieu, tantôt le péché de quelque manière qu’il se produise, comme avec le mot : « Ne fais pas périr le juste avec l’impie ! », mis pour : avec le pécheur ! (Gn 18, 23) fg. 17 [1966] sur Pr 1, 22bc . « Οἱ « Mais les insensés, qui sont enclins à l’insoδὲ ἄφρονες τῆς ὕβρεως ὄντες ἐπιθυμηταί, ἀσε- lence, sont devenus impies et ont haï le discerneβεῖς γενόμενοι ἐμίσησαν αἴσθησιν ». « Εὐσέ- ment » (Pr 1, 22bc) : « La piété envers Dieu, en βεια » γὰρ « εἰς θεὸν ἀρχὴ αἰσθήσεως ». effet, est le commencement du discernement » (Pr 1, 7).
M. Richard a lui-même désigné au lecteur ces fragments de la Chaîne sur le Prophétologion qui ne sont pas de la main de Jean Chrysostome, mais ne peuvent être données par élimination à Hippolyte. Dans le riche appareil de commentaires dont il a doté ses éditions, on peut en effet suivre l’évolution des positions de l’éditeur sur l’origine d’une série de fragments transmis par la Chaîne sur le Prophétologion, les fg. 12 à 17 [1966], dont la paternité hippolytienne, d’abord avancée avec des réserves38, a ensuite été soutenue par lui faute de meilleur candidat à l’attribution39. Les réserves initiales formulées par M. Richard sont au nombre de deux. La première tient à la présence des fg. 13, 16 et 17 dans le « Supplément parisien de l’Épitomé de Procope » (= la recension de la Chaîne de Copenhague documentée par la Chaîne de Paris), où M. Richard n’avait jusqu’alors identifié aucun texte d’Hippolyte. La seconde tient à l’absence, dans les fg. 12 à 17, d’élément dirimant fondant une attribution à Hippolyte. Pour lever la première de ses réserves, M. Richard a dans un second temps fait droit à l’hypothèse de la présence occasionnelle d’Hippolyte dans la Chaîne de Copenhague. Cette hypothèse est aujourd’hui corroborée, entre autres indices, par le témoignage de la Chaîne de Tyrnavos qui attribue le fg. 13 à Hippolyte (cod. Tyrnavos, Dêmotikê Bibliothêkê, 25, p. 205) et par l’expression ἡ κρίσις τοῦ πυρός que l’on y trouve, jamais attestée dans l’œuvre de l’un ou l’autre des commentateurs des Proverbes, si ce n’est dans le corpus d’Hippolyte où on la rencontre par deux fois (In Danielem 4, 59.23 ; Refutatio omnium haeresium X, 34, 2.5). Pour lever la seconde de ses réserves, M. Richard a ensuite raisonné par défaut en conclusion d’une enquête lexicographique décevante portant sur l’emploi, dans les œuvres attribuées à Hippolyte de Rome, des vocables εἰς μάτην, καμμύω, κακία, ἀπολογία et στερέω-ῶ : « Il n’y a rien dans [les fg. 12 à 16] que n’ait pu écrire Hippolyte. […] Le fg. 17 n’est pas décisif […] nous ne trouvons rien qui nous contraigne à attribuer ce
38 Voir M. RICHARD, « Les fragments du Commentaire de S. Hippolyte sur les Proverbes de Salomon, II, Édition provisoire », art. cit., p. 71-72. 39 Voir ID., « Les fragments du Commentaire de S. Hippolyte sur les Proverbes de Salomon, III, Justification », art. cit., p. 343-344.
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texte à notre auteur, rien non plus qui nous en empêche. »40 Dans le corps de l’édition de M. Richard et dans le TLG qui le reproduit, seule une série d’astérisques en ouverture des fg. 12 à 17 a gardé la mémoire des réserves initiales de l’éditeur. Ces réserves, cependant, apparaissent aujourd’hui fondées, en particulier pour les fg. 15 et 16 dont on peut prouver, par des arguments philologiques et littéraires solides, qu’ils doivent être retirés à Hippolyte et fermement restitués à Didyme. Les fg. 15 et 16 commentent respectivement Pr 1, 18b-19a et Pr 1, 19b : « et l’issue des hommes qui transgressent la loi (ἀνδρῶν παρανόμων) est mauvaise. / Voilà les voies de tous ceux qui vont jusqu’au bout de leurs ignorances de la loi (τὰ ἄνομα), / car par leur impiété, c’est leur âme qu’ils retranchent ». Dans la Chaîne de Tyrnavos, qui ne paraît pas amalgamer ses sources dans sa série de commentaires principale, ces deux fragments n’en forment qu’un seul, ce qui implique un auteur commun. Dans l’Épitomé athonite de Procope, cet auteur est identifié à Didyme. Chaîne sur le Prophétologion édition Richard [1966] fg. 15 [sur v. 18b-19a] Ἄνομός ἐστιν ὁ μὴ εἰδὼς τὸν νόμον, παράνομος δὲ ὁ παραβαίνων τοῦτον. fg. 16 [sur v. 19b] Ἀσέβεια λέγεται ποτὲ μὲν ἡ περὶ θεοῦ ψευδὴς δόξα, ποτὲ δὲ ἡ ὁπωσδήποτε ἁμαρτία ὡς τό· « Μὴ συναπολέσῃς δίκαιον μετὰ ἀσεβοῦς », ἀντὶ τοῦ ἁμαρτωλοῦ.
Chaîne de Tyrnavos Tyrnavos 25, p. 206 T 1 Ἄνομος ὁ μὴ εἰδὼς τὸν νόμον· παράνομος ὁ εἰδὼς μέν, παραχαράσσων δὲ αὐτόν. Ἡ δὲ ἀσέβεια πῇ μὲν σημαίνει τὴν ἄθεον φρόνησιν καὶ περὶ θεοῦ ψευδοδοξίαν, πῇ δὲ τὴν ὁπώσποτε γινομένην ἁμαρτίαν· τοῦ μὲν προτέρου παράδειγμα τό· « Ἡ γὰρ ἀσέβεια αὐτῶν ἔκδηλος ἔσται πᾶσιν », τοῦ δευτέρου· « Μὴ συναπολέσῃς δίκαιον μετὰ ἀσεβοῦς ».
Épitomé athonite de Procope Iviron 379, f. 154v
Chaîne d’Oxford Barocci 195, f. 195v-196r
P 1 Δι Τουτέστι τὸ τέλος. Ἔστι δὲ παράνομος μὲν ὁ τὸν νόμον εἰδὼς καὶ μὴ ὡς ἔχει ποιῶν, ἄνομος δὲ ᾧ μὴ γραπτὸς δέδοται νόμος.
O 1 […] Καταστροφὴν δὲ παρανόμων ἀνδρῶν φησι τὴν ἐπελθοῦσαν αὐτοῖς ἀθυμίαν καὶ κόλασιν, οἳ παράνομοι λέγονται ὡς εἰδότες τὸν νόμον καὶ μὴ ποιοῦντες. O 2 […] Διττῶς δὲ ἡ ἀσέβεια δηλοῦται ἐν ταῖς γραφαῖς, ὁτὲ μὲν σημαίνουσα τὴν ἄθεον φρόνησιν καὶ περὶ θεοῦ ψευδοδοξίαν, ὡς τό· « Μακάριος ὃς οὐκ ἐπορεύθη ἐν βουλῇ ἀσεβῶν », ὁτὲ δὲ τὴν ὁπωσδήποτε γινομένην ἁμαρτίαν· πὼς γὰρ ἁμαρτάνων ἀσεβεῖ εἰς θεὸν καταφρονῶν αὐτοῦ τῶν νόμων, ὡς τό· « Μὴ συναπολέσῃς δίκαιον μετὰ ἀσεβοῦς », καὶ αὖθις· « Εἰ ὁ δίκαιος μόλις σῴζεται, ὁ ἀσεβὴς καὶ ἁμαρτωλὸς ποῦ φανεῖται ; » Οἱ τοίνυν ἀσεβεῖς ἀφαιροῦνται τὰς ψυχὰς ἑαυτῶν ἀπὸ τῆς ἀρετῆς, ἀπὸ τῆς ζωῆς.
40 M. RICHARD, « Les fragments du Commentaire de S. Hippolyte sur les Proverbes de Salomon, II, Édition provisoire », art. cit., p. 343.
HIPPOLYTE ET APOLINAIRE ENRICHIS DU BIEN D’UN AUTRE
fg. 15 [sur v. 18b-19a] Il « ignore la loi » celui qui ne connaît pas la loi, tandis qu’il « transgresse la loi » celui qui contrevient à celle-ci. fg. 16 [sur v. 19b] Est qualifiée d’« impiété » tantôt la fausse doctrine au sujet de Dieu, tantôt le péché de quelque manière qu’il se produise, comme avec le mot : « Ne fais pas périr le juste avec l’impie ! », mis pour : avec le pécheur ! (Gn 18, 23)
T 1 Il « ignore la loi » celui qui ne connaît pas la loi ; il « transgresse la loi » celui qui la connaît, mais la retranscrit mal. Quant au terme « impiété », tantôt il signifie la pensée séparée de Dieu et la fausse doctrine au sujet de Dieu, tantôt le péché de quelque manière qu’il se produise. Exemple du premier sens : « En effet, leur impiété sera manifeste pour tous » (2 Tm 3, 9) ; du second : « Ne fais pas périr le juste avec l’impie ! » (Gn 18, 23).
P 1 De Didyme C’est-à-dire leur fin. Il « transgresse la loi » celui qui connaît la loi et ne l’applique pas comme il faut, tandis qu’il « ignore la loi » celui à qui n’a pas été donnée de loi écrite (cf. Rm 2, 14-15).
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O 1 […] Et par « issue des hommes qui transgressent la loi » il veut parler du découragement et de la punition qui s’abat sur ceux qui sont appelés « transgresseurs de la loi » en tant qu’ils connaissent la loi mais ne la mettent pas en application. O 2 […] Et l’« impiété » a un double sens dans les Écritures, car elle désigne tantôt la pensée séparée de Dieu et la fausse doctrine au sujet de Dieu, comme avec le mot : « Heureux celui qui ne s’est pas rendu au conseil des impies » (Ps 1, 1), tantôt le péché de quelque manière qu’il se produise – en effet, qui pèche d’une quelconque manière est impie envers Dieu car il méprise ses lois –, comme avec le mot : « Ne fais pas périr le juste avec l’impie ! » (Gn 18, 23), et encore : « Si le juste est sauvé à grand-peine, l’impie et le pécheur, où paraîtra-til ? » (Pr 11, 31). Ainsi donc les impies « retranchent leurs âmes » (Pr 1, 19b) de la vertu, c’est-à-dire de la vie (cf. Pr 11, 30).
Le fg. 15 sur Pr 1, 18b-19a distingue entre l’ἄνομος conçu comme le type du païen à qui la loi fait défaut (ὁ μὴ εἰδὼς τὸν νόμον) et le παράνομος conçu comme le type du chrétien qui contrevient délibérément à sa propre loi (ὁ παραβαίνων τοῦτον). Cette diakrisis, attribuée sous une rédaction différente à Didyme par l’Épitomé athonite de Procope (ὁ τὸν νόμον εἰδὼς καὶ μὴ ὡς ἔχει ποιῶν vs ᾧ μὴ γραπτὸς δέδοται νόμος), apparaît à cinq reprises dans l’œuvre conservée de l’Alexandrin, alors qu’elle ne figure pas une seule fois dans celle d’Hippolyte (ni dans celle d’Origène)41. Dans le fg. 15 comme dans les textes didymiens parallèles, la méthode analytique appliquée au texte scripturaire est identique : elle consiste à resémantiser des préfixes que les usages avaient désémantisés (παρα- / ἀ- privatif). On a là un procédé d’exégèse caractéristique de la personnalité littéraire de Didyme qui commente les textes 41 Voir Didyme, Commentaire sur les Psaumes, éd. GRONEWALD, Teil II, Kap. 3 – 4, 12, codex p. 77.12-78.30 ; codex p. 95.1-3 ; Teil III, Kap. 29-34, codex p. 146.3-7 ; codex p. 158.3-17 ; Teil IV, Kap. 35-39, codex p. 232.6-11.
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en grammatikos tirant de faits grammaticaux, lexicaux, étymologiques, la matière d’une exégèse construite par distinctions successives. Dans le fg. 15 comme dans les textes didymiens parallèles, ce commentaire lexical est mis au service de la même exégèse morale : non seulement distinguer entre deux modes de méconnaissance de la loi, mais encore hiérarchiser entre ces manquements, parfois subsumés sous la catégorie de l’ἁμαρτία en vertu de la distinction du genre et des espèces et parfois interprétés dans leur relation logique d’inclusion ou d’exclusion mutuelle, l’ἀνομία étant conçue comme l’hypéronyme de la παρανομία. Le fg. 16 sur Pr 1, 19b ressemble de très près au fg. 15 : même procédé d’analyse lexicale, même finalité morale. Cette pièce distingue en effet entre deux définitions de l’impiété, une définition restrictive de l’ἀσέβεια assimilée à l’hérésie (ἡ περὶ θεοῦ ψευδὴς δόξα) – la Chaîne d’Oxford et la Chaîne de Tyrnavos « ajoutent » la séparation d’avec Dieu (ἡ ἄθεος φρόνησις) – et une définition générale de l’ἀσέβεια comprise de toute forme de péché (ἡ ὁπωσδήποτε ἁμαρτία). Cette diakrisis apparaît par deux fois dans l’œuvre conservée de Didyme avec les mêmes appuis scripturaires que ceux mobilisés par les différentes rédactions caténaires du fg. 16 (Ps 1, 1 ; Gn 18, 23 et Pr 11, 31 = 1 P 4, 18), alors qu’elle n’apparaît pas une seule fois dans celle d’Hippolyte (ni dans celle d’Origène)42. Dans les chaînes aux Proverbes, si elle n’est pas attribuée à Didyme à l’endroit du commentaire de Pr 1, 19, elle l’est cependant à l’endroit du commentaire de Pr 11, 31, régulièrement cité par Didyme à l’appui de cette distinction43. Tout nous ramène donc au didascale aveugle : 42 Voir Didyme, Commentaire sur l’Ecclésiaste, éd. GRONEWALD, Teil II, Kap. 3 – 4, 12, codex p. 93.9-18 et Commentaire sur les sept Épîtres catholiques, éd. ZOEPFL, p. 34.23-35.10. 43 La distinction entre l’ἀσέβεια comme ἄθεος φρόνησις et l’ἀσέβεια comme ἁμαρτία, qui caractérise en propre la version longue du fg. 16 dans la Chaîne d’Oxford (O 2) et la Chaîne de Tyrnavos (T 1), apparaît en effet au sein de la Chaîne d’Oxford dans le commentaire de Pr 11, 31 – 12, 1 (cod. Oxford, Bodleian Library, Barocci 195, f. 229r) : […] Δίκαιον δὲ ἐνταῦθα τὸν πρακτικὸν ἄνευ λόγου καὶ ἐπιστήμης λέγει, ἀσεβῆ δὲ τὸν ἄθεον. Ὁ δὲ τὴν ἠθικὴν παίδευσιν ἀγαπῶν γνώσεώς ἐστιν ἐραστής, καθ’ ἣν ἔχομεν τὰ αἰσθητήρια γεγυμνασμένα πρὸς διάκρισιν καλῶν τε κἀγαθῶν – θεοῦ δὲ ἡ δωρεά –, ὁ δὲ μισῶν ἐλέγχους ἄφρων ἐθέλων [ἐθέλων correxi ex alteris catenis : ἐλέγχων cod.] διὰ παντὸς ἀγνοεῖν καὶ μηδέποτε εἰς ἐπίγνωσιν ἀληθείας ἐλθεῖν, « Et ici par “juste”, il veut dire l’homme moral sans doctrine ni science, tandis que par “impie”, il entend celui qui est séparé de Dieu. Or qui “aime l’instruction morale” est l’amant de la connaissance grâce à laquelle nos sens sont exercés à distinguer le bien et le beau – et c’est le don de Dieu –, tandis que qui “hait les blâmes” est “insensé”, car il veut demeurer sans cesse dans l’ignorance et n’accepte jamais de faire un pas vers la connaissance de la vérité. » Si ce texte est anonyme, il recoupe cependant une pièce sur Pr 12, 1 que l’Épitomé athonite de Procope attribue à Didyme (Hagion Oros, Monê Ibêrôn, 379, f. 179r) : Δι· Ὁ τὴν ἠθικὴν παίδευσιν ἀγαπῶν γνώσεώς ἐστιν ἐραστής, καθ’ ἣν ἔχομεν τὰ αἰσθητήρια γεγυμνασμένα πρὸς διάκρισιν καλοῦ τε καὶ κακοῦ – θεοῦ δὲ ἡ δωρεά· « δίδωσι γὰρ παιδὶ νέῳ αἴσθησίν τε καὶ ἔννοιαν » –, ὁ δὲ μῖσων ἐλέγχους ἄφρων ἐστὶν ἐθέλων διὰ παντὸς ἀγνοεῖν καὶ μηδέποτε εἰς ἐπίγνωσιν ἀληθείας ἐλθεῖν […], « De Didyme : Qui “aime l’instruction morale” est l’amant de la science grâce à laquelle nos sens sont exercés à distinguer le bien et le mal – et c’est le don de Dieu, car “il donne au jeune enfant sens et discernement” (Pr 1, 4) –, tandis que qui “hait les
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l’attribution de la première diakrisis (fg. 15) à Didyme dans l’Épitomé athonite de Procope, son association à la seconde diakrisis (fg. 16) dans la Chaîne de Tyrnavos, les parallèles littéraires à la seconde dans les chaînes aux Proverbes, mais aussi pour l’une et l’autre dans l’œuvre conservée de Didyme. Il faut donc rendre à cet Alexandrin les fg. 15 et 16 qui portent en eux-mêmes leur signature. Pour les fg. 12, 14 et 17, on ne peut aboutir à des conclusions aussi fermes, mais un certain nombre d’éléments font naître le doute. Le fg. 12 est un fragment nucléaire qui se contente de ressaisir le terme « bourse » (μαρσίππιον) de Pr 1, 14 par celui de « récipient » (δοχεῖον). Or il est frappant de voir que le même terme se trouve employé pour désigner le μαρσίππιον du même Pr 1, 14 dans une pièce de l’Épitomé athonite de Procope attribuée à Didyme44, et que, dans d’autres chaînes, l’identification du μαρσίππιον à un δοχεῖον se trouve associée à une mention explicative – Ἐκ παραλλήλου δὲ εἴρηται βαλλάντιον καὶ μαρσίππιον – qui par l’association de marqueurs lexicaux – l’expression ἐκ παραλλήλου associée à un verbe « dire » –, pointe vers l’usage massif que Didyme fait d’une telle combinaison45. blâmes” est un “insensé”, car il veut demeurer sans cesse dans l’ignorance et n’accepte jamais de faire un pas vers la connaissance de la vérité » et une pièce sur Pr 11, 31 – 12, 1 que certains témoins de la Chaîne de Polychronius (voir par exemple le cod. Paris, BNF, Grec 151, f. 39v) attribuent au même Didyme : Διδύμ· Δίκαιον ἐνταῦθα τὸν πρακτικὸν ἄνευ λόγου καὶ ἐπιστήμης λέγει. Ὁ ἀσεβὴς ὁ τὸν θεὸν μισῶν, ἁμαρτωλὸς ὁ περὶ τὰς πράξεις πονηρός, « De Didyme : Ici par “juste”, il veut dire l’homme moral sans doctrine ni science. Quant à l’“impie”, c’est celui qui “hait” Dieu, le “pécheur” celui qui se montre mauvais par ses actions. » Ce dernier texte figure dans nos éditions imprimées à la fois sous le nom de Didyme (PG 39, 1633D) d’après le témoignage de la Chaîne de Polychronius et sous le nom de Jean Chrysostome (PG 64, 689B) d’après le témoignage de la Chaîne du Vatican (cod. Vaticano, BAV, Vat. gr. 1802, f. 56v). 44 Voir Épitomé athonite de Procope (cod. Hagion Oros, Monê Ibêrôn, 379, f. 154r) : Δι· Περὶ τοῦ τοιούτου πράγματος ἔλεγεν ὁ σωτήρ· « Ὅτε ἀπέστειλα ὑμᾶς χωρὶς βαλλαντίου, μή τι ὑστερήσατε ; » Ἀπέστειλα ὑμᾶς μὴ ἔχοντας λόγους συγκεκομισμένους, ἀνθρώπων ποικιλίαν. Τοῦτο τοίνυν φασί· Τὸ τῶν ἀγαθῶν λόγων δοχεῖον ἀμαυρώσας, τὸ ἡμέτερον κτῆσαι σὺν ἡμῖν, τοῦ ἀργυρίου τὸ βαλλάντιον, περὶ οὗ λέγεται· « Ἀργύριον διδόμενον μετὰ δόλου ὥσπερ ὄστρακον ἡγητέον », καί· « Πλοῦτος ἀδίκως συναγόμενος ἐξεμεθήσεται ». Ἀλλὰ καὶ πρὸς Ἰουδαίους εἴρηται· « Τὸ ἀργύριον ὑμῶν ἀδόκιμον », « De Didyme : Au sujet d’un tel objet, le Sauveur disait : “Lorsque je vous ai envoyés sans cagnotte, avez-vous manqué de quoi que ce soit ?” (Lc 22, 35). “Je vous ai envoyé” alors que vous n’aviez pas de paroles artistement travaillées, une ruse humaine. Voilà donc ce qu’ils disent : “Après avoir détruit le récipient des bonnes paroles, fais l’acquisition avec nous d’un récipient commun”, la cagnotte de l’argent, au sujet de laquelle il est dit : “L’argent donné pour tromper doit être tenu pour terre cuite” (Pr 26, 23) et “La richesse mal accumulée sera vomie” (Jb 20, 15). Et il est aussi dit contre les Juifs : “Votre argent est sans valeur” (Is 1, 22). » 45 Voir en particulier Chaîne de Tyrnavos (cod. Tyrnavos, Dêmotikê Bibliothêkê, 25, p. 205) : Κοινὸν δοχεῖον τοῦ ἀδοκίμου ἀργυρίου. Ἐκ παραλλήλου δὲ τὸ αὐτὸ μαρσίππιον εἴρηται καὶ βαλλάντιον, « Le récipient “commun” de l’argent sans valeur (cf. Is 1, 22). Et par “bourse” et “cagnotte” il est question, par synonymie, de la même chose » ; Chaîne d’Oxford (cod. Oxford, Bodleian Library, Barocci 195, f. 195r) : […] Τοῦτο τὸ βαλάντιον κατὰ διάμετρον ἀφέστηκεν ὧν εἶπεν ὁ κύριος λέγων· « Ποιήσατε ἑαυτοῖς βαλάντια μὴ παλαιούμενα, θησαυρὸν ἀνέκλειπτον ἐν τοῖς οὐρανοῖς ». Ἔστι δὲ βαλάντιον συνέχον τὰ ἀργύρια, τὸν τοῦ θεοῦ δηλαδὴ λόγον,
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Le fg. 14 sur Pr 1, 18 distingue à partir du syntagme οἱ αἱμάτων μετέχοντες entre un péché en acte et un second terme que l’on imagine être un péché en pensée. Cette exégèse fait écho à la fois au commentaire de Pr 1, 15a attribué à Hippolyte par la Chaîne de Tyrnavos46 et à un commentaire de Pr 1, 18a luimême attribué à Didyme par l’Épitomé athonite de Procope47. Prise en ellemême, la nature de l’exégèse livrée par le fg. 14, dont il est certain qu’elle est partagée par Hippolyte et Didyme, nous prive donc d’un appui ferme pour une réattribution. Mais le fg. 14 comporte dans la Chaîne d’Oxford un complément qui, lui, rend un son dont on trouve les échos exacts chez Didyme : il s’agit de la distinction, à partir du substantif κακά, entre les κακίαι (les « actes de malignité ») et les κακωτικά ou κακοῦντα (les « choses qui font mal », les « malheurs »)48. D’un bout à l’autre de l’œuvre conservée de Didyme, en effet, les τὸ μνημονικὸν τῆς ψυχῆς καὶ ἡ ἀπ’ αὐτοῦ ἐγγινομένη βελτίστη διάθεσις. Διὸ καὶ παλαιότητα οὐ δέχεται τὰ οὕτως ἑρμηνευθέντα βαλάντια. Ὁ δὲ τούτων κτήτωρ σπουδάσας εἶναι οὐ θέλει μετὰ τῶν ἀσεβούντων κοινὸν ἔχειν μαρσίππιον πεπληρωμένον ἀδοκίμων καὶ παρακεκομμένων νομισμάτων, οὐ κατὰ τὸν παμβασιλέα θεὸν κεχαραγμένων, ἀλλὰ κατὰ τὸν παράνομον ἄρχοντα διάβολον. Ἐκ παραλλήλου δὲ εἴρηται βαλάντιον καὶ μαρσίππιον, « Cette “cagnotte” se distingue diamétralement de celles dont le Seigneur a parlé en ces termes : “Faites-vous des cagnottes inusables, un trésor inépuisable dans les cieux” (Lc 12, 33). Est une “cagnotte” qui conserve l’“argent”, c’est-à-dire la parole de Dieu, la mémoire de l’âme et la disposition la meilleure qui naît d’elle. C’est précisément pour cette raison que les “cagnottes” ainsi interprétées sont regardées comme “inusables”. Et celui qui se donne la peine d’“acquérir” des “cagnottes” de ce genre ne consent pas à faire “bourse commune” avec les impies, car elle est remplie d’une monnaie sans valeur et contrefaite (cf. Is 1, 22), frappée non à l’effigie du Dieu-Roi Universel, mais à celle du diable qui commande à celui qui transgresse la loi. Et “cagnotte” et “bourse” sont employés comme synonymes » ; Chaîne de Polychronius (cod. Paris, BNF, Grec 151, f. 19r) : Bαλλάντιον καὶ μαρσίππιον ἐκ παραλλήλου τὸ αὐτό· λέγει δὲ τὸ τῶν πονηρῶν λόγων δοχεῖον, οἳ καλοῦνται ἀδόκιμον ἀργύριον, « “Cagnotte” et “bourse”, c’est la même chose, par synonymie. Et il parle du récipient des paroles mauvaises, qu’on appelle “argent sans valeur” (cf. Is 1, 22) » ; Chaîne du Vatican (cod. Vaticano, BAV, Vat. gr. 1802, f. 8v) : Μαρσίπιον τὸ δοχεῖόν φησι. Βαλάντιον καὶ μαρσίπιον ἐκ παραλλήλου τὸ αὐτό. Λέγει δὲ τὸ τῶν πονηρῶν λόγων δοχεῖον οἳ καλοῦνται ἀδόκιμον ἀργύριον, « Il appelle “bourse” le récipient. La “cagnotte” et la “bourse” c’est, par synonymie, la même chose. Et il parle du récipient des paroles mauvaises qu’on appelle “argent sans valeur” (cf. Is 1, 22). » 46 Voir Chaîne de Tyrnavos (cod. Tyrnavos, Dêmotikê Bibliothêkê, 25, p. 205) : Ἰππολύτ [καὶ Ἀθ]· μὴ ἐν βουλῇ, μὴ ἐν πράξει· οὐ γὰρ εἰς μάτην ἡτοίμασται ἡ κρίσις τοῦ πυρός, « D’Hippolye : “Ne chemine pas sur la même voie qu’eux” (Pr 1, 15a) : ni en projet, ni en acte, car ce n’est pas sans raison que le jugement du feu a été préparé ». 47 Voir Épitomé athonite de Procope (cod. Hagion Oros, Monê Ibêrôn, 379, f. 154r-v) : Δι· Τοῖς δὲ συντελοῦσιν ἀσέβειάν φησι. Καὶ οἱ μετέχοντες συνκολάζονται κατ’ αὐτὸ τὸ βουλεύσασθαι [βουλεύσασθαι correxi : βούλεσθαι cod.], περὶ ὧν εἴρηταί που· « Καὶ εἰργάζοντο τὰ κακὰ ἐν ταῖς κοίταις αὐτῶν καὶ ἅμα τῇ ἡμέρᾳ συνετέλουν αὐτά », « De Didyme : Il s’adresse à ceux qui “vont jusqu’au bout” d’une impiété. Et ceux qui s’en rendent complices sont punis avec eux sur leur seul projet, eux à propos de qui il est dit quelque part : “Ils manigançaient le mal dans leurs lits et le mettaient à exécution dès le jour” (Mi 2, 1). » 48 Voir Chaîne d’Oxford (cod. Oxford, Bodleian Library, Barocci 195, f. 195v) : […] Οὐ μόνον δὲ οἱ πράττοντες τὰ φαῦλα, ἀλλὰ καὶ οἱ συμμετέχοντες αὐτῶν θησαυρίζουσιν ἑαυτοῖς κακά, τουτέστιν ὀδύνας καὶ πόνους· κακὰ γὰρ ἐνταῦθα τὰ κακοῦντά φησι […], « Et ce ne sont pas seulement ceux qui commettent des actes criminels, mais aussi leurs complices qui “amassent
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adjectifs κακός et πονηρός sont perçus comme des termes ambigus dont il convient de lever l’ambiguïté, en particulier lorsqu’ils sont associés par les Écritures à l’action divine49. Si et seulement si cet autre texte caténaire n’est pas un centon, il fait donc pencher la balance en faveur de Didyme. Le fg. 17 par lequel cette série de fragments d’origine douteuse se conclut constitue, à l’instar du fg. 12, un fragment nucléaire qui, pour tout commentaire de Pr 1, 22bc, se contente de produire Pr 1, 7c. Le contenu exclusivement scripturaire de l’exégèse livrée par cette pièce caténaire ne permet de formuler, en l’état de la tradition, aucune proposition d’attribution. Le fg. 20 [1966 Richard] sur Pr 1, 28b-30 fg. 20 [1966] sur Pr 1, 18b . « Ζητήσουσί με κακοὶ καὶ οὐχ εὑρήσουσι ». Οἱ γὰρ ἀπίστως καὶ ἐν ὑποκρίσει καρδίας ζητοῦντες τὸν Χριστὸν δίκαιοι ἐν αὐτῷ εὑρεθῆναι οὐ δύνανται, διὰ τὸ μὴ ζητεῖν ὡς δεῖ καὶ ὅτε δεῖ.
« Ils me chercheront, les méchants, et ils ne me trouveront pas » (Pr 1, 28b) En effet, ceux qui « cherchent » le Christ sans la foi et dans l’hypocrisie du cœur ne peuvent être « trouvés » justes en Lui, parce qu’ils ne « cherchent » pas comme il faut et quand il faut.
À propos du commentaire sur Pr 1, 28b conservé par la Chaîne sur le Prophétologion, M. Richard écrit : « Le vocabulaire du fg. 20, sans être très caractéristique, est intégralement hippolytien »50. La tradition manuscrite considérée plus largement que ne le fait M. Richard montre cependant que le fg. 20 est un texte composite dont la proposition finale (διὰ τὸ μὴ ζητεῖν ὡς δεῖ καὶ ὅτε δεῖ dans la Chaîne de Polychronius et la Chaîne du Vatican ; διὰ τὸ μὴ ζητεῖν ὡς δεῖ dans la Chaîne sur le Prophétologion) doit être rendue à Didyme d’après le témoignage de la Chaîne de Tyrnavos (διὰ τὸ μὴ ζητεῖν ὡς δεῖ μήτε ὅτε δεῖ) corroboré à la fois par le témoignage de l’Épitomé athonite de Procope, par celui de la Chaîne d’Oxford et encore par l’In Genesim qui fait de Noé, celui qui cherche « comme il faut » (δεόντως), l’envers positif des κακοί de Pr 1, 28b, ceux qui ne cherchent pas « de la manière qu’il faut » (μὴ ὃν δεῖ τρόπον)51.
pour eux-mêmes des trésors de mal”, c’est-à-dire des souffrances et des peines, car par “mal” ici il veut dire “ce qui fait mal” ». L’Épitomé athonite de Procope n’a conservé que la seconde partie de ce texte (cod. Hagion Oros, Monê Ibêrôn, 379, f. 154v) : Ἀγαθῶν μὲν γὰρ ὁ θεὸς δοτήρ, κακῶν δὲ ἡμεῖς αἴτιοι, δηλαδὴ τῶν κακωτικῶν, « En effet, c’est Dieu qui dispense les biens, mais c’est nous qui sommes responsables de nos “maux”, c’est-à-dire de ce qui fait mal ». 49 Voir notamment Didyme, Commentaire sur Job, éd. HENRICHS, Teil I, Kap. 1-4, codex p. 48.28-49.31 ; Commentaire sur l’Ecclésiaste, éd. BINDER – LIESENBORGHS, Teil VI, Kap. 11-12, codex p. 340.8-9 ; Commentaire sur Zaccharie III, 25, éd. DOUTRELEAU, Tome II ; Commentaire sur les Psaumes, éd. GRONEWALD, Teil II, Kap. 22 – 26, 10, codex p. 61.1-7 ; ibidem, Teil III, Kap. 29-34, codex p. 200.31-201.9, p. 195.4-6 et p. 229.22-27. 50 M. RICHARD, « Les fragments du Commentaire de S. Hippolyte sur les Proverbes de Salomon, III, Justification », art. cit., p. 344. 51 Voir Didyme, Commentaire sur la Genèse, éd. NAUTIN, Tome II, codex p. 162.24-27.
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Chaîne de Tyrnavos Tyrnavos 25, p. 208
Chaîne d’Oxford Barocci 195, f. 197v-198r
Épitomé athonite de Procope Iviron 379, f. 156r
1, 28b Ζητήσουσί με κακοὶ καὶ οὐχ εὑρήσουσιν· 29 ἐμίσησαν γὰρ σοφίαν, τὸν δὲ φόβον κυρίου οὐ προείλοντο, 30a οὐδὲ ἤθελον ἐμαῖς βουλαῖς προσέχειν.
T 1 Διδύμου Τῆς σοφίας πῇ μὲν εἰς τὸν τοῦ θεοῦ λόγον νοουμένης· « Χριστὸς θεοῦ δύναμις καὶ θεοῦ σοφία », πῇ δὲ εἰς τὴν θεοσέβειαν καὶ πρακτικὴν ἀρετὴν κατὰ τό· « Ἰδοὺ ἡ θεοσέβειά ἐστιν σοφία », πῇ δὲ εἰς τὴν διαληπτικὴν τῶν φρονητέων ἐπιστήμην, ὡς ἐν τῷ· « Σοφίαν δὲ λαλοῦμεν ἐν τοῖς τελείοις », τὴν ἐνυπόστατον σοφίαν λέγειν ἡγητέον ὅτι « Ζητήσουσίν με κακοὶ καὶ οὐχ εὑρήσουσιν », ἐπειδὴ τὴν θεοσέβειαν σόφιαν καλουμένην ἀπώσαντο. Ἢ οὕτως· « οὐχ εὑρήσουσιν » διὰ τὸ μὴ ζητεῖν ὡς δεῖ, μήτε ὅτε δεῖ [≈ fg. 20.2]. Οὕτως Ἡρώδης ἐξῄτησε Χριστὸν καὶ οὐχ εὗρεν. Οἱ δὲ μάγοι καὶ οἱ λέγοντες· « Ὃν ἔγραψε Μωσῆς ἐν τῷ νόμῳ καὶ οἱ προφῆται εὕρομεν, Ἰησοῦν », οὕτοι καιρίως ζητήσαντες εὗρον. Ὅμως εἰ καὶ ὅτε ἔκρινεν παθεῖν ὑπὸ τῶν ζητησάντων κεκράτηται, οὐκ ἐκείνων εὑρόντων, ἀλλ’ αὐτοῦ ἑαυτὸν παραδεδωκότος. Ἔστιν δὲ ὅτε ζητῶν τις καὶ αἰτῶν οὐ κακῶς οὐχ εὑρίσκει οὐδὲ λαμβάνει, ἐπειδὴ μὴ συμφέρει αὐτῷ, εἰ μὴ ἄρα εἴποι τις κακῶς αἰτεῖν καὶ ζητεῖν τὸ [τὸ correxi : ὁ cod.] μήπω συμφέρον λαβεῖν.
O 1 Τῆς σοφίας ὁμωνύμου οὔσης ἐν τοῖς ἐγκειμένοις πρότερον διασταλτέον αὐτήν, ἵνα μὴ σύγχυσίς τις ἐκ τοῦ ἀναγνώσματος γένηται· σοφίας γὰρ καλουμένης τῆς ἐν ᾗ τὰ πάντα ὁ θεὸς ἐποίησεν, οὐχ ἑτέρας οὔσης τοῦ υἱοῦ τοῦ θεοῦ, καὶ ἡ θεοσέβεια οὕτω καλεῖται· γέγραπται γὰρ ἐν τῷ Ἰώβ· « Ἰδοὺ ἡ θεοσέβειά ἐστι σοφία, τὸ δὲ ἀπέχεσθαι ἀπὸ κακῶν ἐπιστήμη ». Τούτων διασταλτέων, ῥητέον τὸν θεὸν λόγον ὄντα σοφίαν φάσκειν· « Ζητήσουσί με κακοὶ καὶ οὐχ εὑρήσουσι », ἐπείπερ ἐμίσησαν τὴν θεοσέβειαν, τυγχάνουσαν σοφίαν, καὶ τὴν γνῶσιν τῶν δογμάτων τῆς ἀληθείας. Διὸ οὐδὲ τὸν λόγον τοῦ κυρίου προσήκαντο· πῶς γὰρ οἷόν τε περιδράξασθαι τὸν λόγον τῆς σοφίας καὶ τῆς γνώσεως μισήσαντα τὴν ἐπιστημονικὴν θεωρίαν τῶν μυστηρίων τῆς γνώσεως τῆς βασιλείας τῶν οὐρανῶν καὶ τὰ ἔργα καὶ φρονήματα τῆς θεοσεβείας ; Μισητικῶς γὰρ προδιατεθέντες πρὸς τὴν σοφίαν καὶ τὸν λόγον τοῦ κυρίου μὴ προελόμενοι ταῖς σοφαῖς καὶ ἀρίσταις βουλαῖς οὐ προσέσχον, μισήσαντες θείαν παιδείαν καὶ ἐκβαλόντες εἰς τὰ [εἰς τὰ] ὀπίσω τὸν λόγον τοῦ θεοῦ. Πλήρης δέ ἐστιν ἡ ἱστορία τῶν εὐαγγελίων τῶν ζητησάντων κακῶς καὶ μὴ εὑρόντων· Ἡρώδης γὰρ ζητήσας τὸ παιδίον Ἰησοῦν οὐχ εὗρεν· ἐπὶ τῷ δολοφονῆσαι γὰρ ἡ ζήτησις ἐγίνετο. Ἀμέλει γοῦν ζητήσαντες oἱ μάγοι εὗρον αὐτό. Καὶ οἱ Ἰουδαῖοι πολλάκις ζητήσαντες τὸν Ἰησοῦν οὐχ εὗρον, οὐκ ὀρθῶς, ἀλλὰ φαύλως τῆς ζητήσεως γινομένης, ὡς εἴρηται πρὸς αὐτούς· « Ζητήσετε καὶ οὐχ εὑρήσετε καὶ ἐν τῇ ἁμαρτίᾳ ὑμῶν ἀποθανεῖσθε ». Ἀλλὰ καὶ ὅτε ἔμελλε παθεῖν, εἰ μὴ ἑαυτὸν ἐφανέρωσεν, οὐκ ἂν ἥλω ποτέ. Oὐ μάχεται δὲ τὸ « Ζητήσουσι κακοὶ καὶ οὐχ εὑρήσουσι » τῷ « Ὁ πᾶς ὁ ζητῶν εὑρίσκει »· ὁ γὰρ
P 1 Δι « Ζητεῖτε γάρ, φησί, καὶ οὐ λαμβάνετε, διότι κακῶς αἰτεῖσθε ». Καὶ ὁ Ἡρώδης ἐζήτει τὸ παιδίον καὶ οὐχ εὗρεν, μὴ ὡς ἔδει ζητήσας· οἱ δὲ τοῦ κυρίου μαθηταὶ λέγουσιν· « Εὑρήκαμεν Ἰησοῦν τὸν ἀπὸ Ναζαρέτ ».
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κακῶς ζητῶν οὐ ποιεῖ ὃ οἴεται ποιεῖν. Ἰσοδυναμεῖ δὲ τῇ περὶ τοῦ ζητοῦντος θεωρίᾳ τό· « Πᾶς ὁ αἰτῶν λαμβάνει » τῶν μὴ ὡς δεῖ ζητούντων οὐκ αἰτουμένων. Εἴρηται γοῦν πρός τινας φαύλους· « Αἰτεῖτε καὶ οὐ λαμβάνετε, ὅτι κακῶς αἰτεῖσθε ». Ἔστι δ’ ὅτε ζητῶν τις καὶ ζητούμενος οὐ κακῶς οὐχ εὑρίσκει οὐδὲ λαμβάνει, ὅταν μὴ συμφέρῃ αὐτῷ τὸ εὑρεῖν καὶ αἰτεῖν καὶ ζητεῖν, εἰ μὴ ἄρα εἴποι τις καὶ τὸν τὸ μὴ συμφέρον αἰτοῦντα κακῶς αἰτεῖν. 1, 28b Ils me chercheront, les méchants, et ils ne me trouveront pas, 29 car ils ont haï la sagesse, n’ont pas fait le choix de la crainte du Seigneur, 30a et ne voulaient pas prêter attention à mes conseils.
T 1 De Didyme Étant donné que la « sagesse » se conçoit tantôt du Verbe de Dieu – « Le Christ est puissance de Dieu et sagesse de Dieu » (1 Co 1, 24) –, tantôt de la piété envers Dieu et de la vertu morale conformément au mot : « Vois, la piété envers Dieu est sagesse » (Jb 28, 28) et tantôt de la science qui forme le jugement sur ce qu’il faut penser comme dans le mot : « Nous parlons d’une sagesse parmi les parfaits » (1 Co 2, 6), il faut considérer que c’est la « Sagesse » personnifiée qui dit : « Ils me chercheront, les méchants, et ils ne me trouveront pas », puisqu’ils ont repoussé la piété envers Dieu que l’on nomme « sagesse ».
O 1 Puisque la « sagesse » est un terme ambigu dans ce qui est écrit, il faut d’abord la définir, pour éviter qu’il n’y ait confusion à la lecture. En effet, alors qu’est appelée « Sagesse » celle par laquelle Dieu a créé toutes choses, qui n’est autre que le Fils de Dieu, est également appelée ainsi la piété envers Dieu, car il est écrit dans Job : « Vois, la piété envers Dieu est sagesse, et s’abstenir du mal est science » (Jb 28, 28). Une fois ces emplois distingués, il faut dire que c’est le Dieu Verbe, qui est « Sagesse », qui affirme : « Ils me chercheront, les méchants, et ils ne me trouveront pas », puisque précisément ils ont « haï » la piété envers Dieu, qui est « sagesse », et la science des doctrines de vérité. C’est pourquoi ils n’ont pas non plus accueilli la « parole » du Seigneur : comment, en effet, pourrait-on se saisir de la « parole » de sagesse et de connaissance si l’on a « haï » la contemplation selon la science des mystères de la connaissance du Royaume des cieux et les actes et les pensées de piété ? Dans leur « haine », en effet, alors qu’ils avaient des prédispositions pour la « sagesse », ils n’ont pas, précisément, « fait le choix » de la « parole du Seigneur » et n’ont pas « prêté attention » à ses sages et excellents « conseils », « ayant haï » l’instruction divine et rejeté par derrière eux la « parole » de Dieu.
232 Ou bien en ce sens : « ils ne me trouveront pas », parce qu’ils n’ont pas « cherché » comme il faut et quand il faut [≈ fg. 20.2]. Ainsi Hérode a-t-il réclamé le Christ et ne l’a pas trouvé (cf. Mt 2, 16-18). Quant aux mages et à ceux qui disent : « Celui dont Moïse dans la Loi et les Prophètes ont parlé, Jésus, nous l’avons trouvé » (Jn 1, 45), ceux-là ont « trouvé » parce qu’ils avaient « cherché » au moment opportun. Toutefois, si c’est précisément au moment où il avait décidé de souffrir sa passion qu’il est tombé aux mains de ceux qui le « cherchaient », il est tombé dans leurs mains non pas parce que ces hommes l’ont « trouvé », mais parce que lui-même s’est livré. Et il arrive qu’en « cherchant », même si l’on « demande » sans penser à mal, on ne « trouve » pas et on ne « reçoive » pas, parce que ce ne nous est d’aucune utilité, à moins que l’on ne dise que c’est mal demander que de chercher aussi ce qu’il n’est pas encore utile de recevoir.
M. DANEZAN
Le récit des Évangiles est plein d’exemples de personnes qui ont mal « cherché » et n’ont « pas trouvé ». Hérode, en effet, a « cherché » l’enfant Jésus et ne l’a pas « trouvé », car il « cherchait » pour tuer traitreusement (cf. Mt 2, 16-18). De fait, les mages l’ont « cherché » et « trouvé ». Quant aux Juifs, ils ont souvent « cherché » Jésus et ne l’ont pas trouvé, car leur recherche n’était pas bien, mais mal intentionnée, comme il leur est dit : « Vous chercherez et vous ne trouverez pas et vous mourrez dans votre péché » (Pr 1, 28b + Lc 8, 21). D’ailleurs, au moment où il allait souffrir sa passion, s’il ne s’était pas dénoncé de lui-même, il n’aurait jamais été pris. Et le mot « Ils me chercheront, les méchants, et ils ne me trouveront pas » n’est pas en contradiction avec le mot « Qui cherche trouve » (Mt 7, 8), car celui qui « cherche » mal ne fait pas ce qu’il croit faire. Le mot « Qui demande reçoit » (ibidem) appelle la même interprétation que celle qu’on a donnée de celui qui « cherche », car ceux qui ne « cherchent » pas comme il faut ne « demandent » pas (comme il faut). De fait, il est dit à certains de ces méchants : « Vous demandez et ne recevez pas, car votre demande est mauvaise » (Jc 4, 3). Mais il arrive qu’en cherchant, même si l’on cherche sans penser à mal, on ne « trouve » pas et on ne « reçoive » pas, lorsque « trouver », « demander » et « chercher » ne nous est d’aucune utilité, à moins que l’on ne dise aussi que celui qui demande ce qui ne lui est d’aucune utilité fait une mauvaise demande.
P 1 De Didyme « Vous cherchez, ditil en effet, et ne recevez pas car votre demande est mauvaise » (Pr 1, 28b + Jc 4, 3). Hérode « cherchait » l’enfant et ne le « trouva » pas, car il ne l’avait pas « cherché » comme il fallait, alors que les disciples du Seigneur, eux, déclarent : « Nous avons trouvé Jésus de Nazareth » (Jn 1, 45).
L’amalgame de ce bout de texte didymien à une pièce hippolytienne n’étonne pas si les textes commentant les Proverbes dans la Chaîne sur le Prophétologion dépendent d’une source caténaire. En effet, l’infinitive complément prépositionnel qui termine le fg. 20 existe à l’état isolé dans certains témoins de la Chaîne de Polychronius52, et elle circule dans le reste de la tradition amalgamée à divers morceaux d’exégèse didymienne, d’exégèse de sources identifiées 52 Voir par exemple cod. Venezia, Biblioteca Nazionale Marciana, gr. Z. 21, f. 10v (Διὰ τὸ μὴ ζητεῖν ὡς δεῖ καὶ ὅτε δεῖ) ou cod. Paris, BNF, Grec 153, f. 20r (Διὰ τὸ μὴ ζητεῖν ὅτε δεῖ καὶ ὡς δεῖ).
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(Hippolyte et Jean Chrysostome) et d’exégèse de sources non identifiées, dans un cas sous la forme courte διὰ τὸ μὴ ζητεῖν ὡς δεῖ que lui connaît précisément la Chaîne sur le Prophétologion53. La fin du fg. 20 doit donc être fermement restituée à Didyme : à nouveau, la Chaîne sur le Prophétologion cite cet Alexandrin, mais cette fois en finale d’une autre source et sans signaler l’adjonction. Ces deux cas de pièces didymiennes (sur Pr 1, 15-19 et Pr 1, 28b-30a) en laissaient imaginer d’autres. On les a cherchés parmi le reste des textes de la Chaîne sur le Prophétologion attribués par défaut d’autre candidat à Hippolyte, y compris parmi ceux édités par P. Géhin à partir du Sinaiticus gr. 461, second témoin de la Chaîne sur le Prophétologion permettant de combler une lacune du Coislin 19354. On n’a cependant pas trouvé de raison d’avancer un autre nom d’auteur. Cela ne veut pas dire qu’il n’y en a pas ou qu’il n’en apparaîtra pas à l’avenir. Si l’attribution à Hippolyte des pièces de la Chaîne sur le Prophétologion qui n’ont aucun parallèle dans le Commentaire attribué à Jean Chrysostome se vérifie dans de nombreux cas, un certain nombre de pièces, notamment des pièces de forme nucléaire, ne peuvent lui être assignées que par élimination. Que l’on songe au fg. 3 : « Καὶ κρίμα κατευθύνειν ». Τουτέστι κρίνειν ! Ces pièces mal identifiées, si elles existent, ne seront cependant pas nombreuses, car Didyme est une source mineure de la Chaîne sur le Prophétologion : pour cette raison, les fg. 15, 16 et 20.2 (éventuellement les fg. 12, 14 et 17 ?) ne sont peut-être que des cas isolés. Cas de figure n° 3 : M. Richard ne disposait d’aucune base de comparaison Le dernier cas de figure a placé M. Richard dans la situation de devoir attribuer les pièces d’exégèse conservées par une chaîne donnée, la Chaîne des Miscellanées, sans aucune source externe pour contrôler l’attribution proposée et de devoir substituer au critère documentaire des critères exégétiques et littéraires.
53 Voir Chaîne de Copenhague (cod. København, Det Kongelige Bibliotek, GKS 6 2°, f. 85r) : Διὰ τὸ μὴ ζητεῖν ὡς δεῖ. Καὶ Ἡρώδης μὲν ζητῶν τὸν Χριστὸν οὐχ εὗρεν· ὁ δὲ Φίλιππος καὶ Ναθαναὴλ εὗρον ; Chaîne du Vatican (cod. Vaticano, BAV, Vat. gr. 1802, f. 10v) : Ἄλλως [… = Jean Chrysostome] ἢ διὰ τὸ τὸν τῆς μετανοίας παρελθεῖν καιρόν, διὰ τὸ μὴ ζητεῖν ὡς δεῖ καὶ ὅτε δεῖ ἢ διὰ τὸ κακῶς χρήσασθαι τῇ δοθείσῃ φιλανθρωπίᾳ ; ibidem : Οἱ γὰρ ἀπίστως καὶ ἐν ὑποκρίσει καρδίας ζητοῦντες τὸν Χριστὸν δίκαιοι ἐν αὐτῷ εὑρεθῆναι οὐ δύνανται, διὰ τὸ μὴ ζητεῖν ὡς δεῖ καὶ ὅτε δεῖ ; certains témoins de la Chaîne de Polychronius (par exemple cod. Wien, ÖNB, Theol. gr. 24, f. 7v ; Theol. gr. 147, f. 51r ; Venezia, Biblioteca Nazionale Marciana, Gr. Z. 22, f. 12r) : Διὰ τὸ μὴ ζητεῖν ὡς δεῖ καὶ ὅτε δεῖ· οὐ γὰρ καλὸν τὸ καλὸν παρὰ καιρόν, φησί τις τῶν σοφῶν, πᾶν δὲ καλὸν ἐν καιρῷ αὐτοῦ. 54 P. GÉHIN a édité ces nouveaux fragments en appendice de son article « Un recueil d’extraits patristiques : les Miscellanea coisliniana (Parisinus Coislinianus 193 et Sinaiticus gr. 461) », art. cit., p. 128-129.
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Comme on l’a cependant déjà observé, ces critères sont minés par les préjugés qui pèsent sur le critique dans son rapport aux auteurs. Le fg. 2 [Richard 1976] sur Pr 30, 15-16 fg. 2 [1976] sur Pr 30, 15-16 . « L’Hadès et la perdition ne sont pas comblés » Ἅιδης καὶ ἀπώλεια οὐκ ἐμπίμπλανται. (Pr 27, 20).
L’attribution du fg. 2 [1976] sur Pr 30, 15-16 (les quatre filles insatiables de la sangsue, au nombre desquelles l’Hadès) à Apolinaire repose sur une méprise quant à la nature du texte conservé par les chaînes, que M. Richard a interprété comme une « glose » au commentaire d’Apolinaire « introduite plus tard dans le texte de la chaîne par un copiste zélé »55, mais qui constitue en réalité une simple citation de Pr 27, 20. Dans les deux témoins de la Chaîne des Miscellanées (Venezia, Biblioteca Nazionale Marciana, gr. Z. 23, f. 94r et Paris, BNF, Grec 174, f. 47r), le fg. 2 n’est d’ailleurs pas matériellement présenté comme une pièce, mais comme le lemme commenté par le fg. 3 que M. Richard a restitué à Didyme sur la base d’une comparaison avec le témoignage de l’Épitomé athonite de Procope. Dès lors, doit-on encore supposer, comme le fait M. Richard, que ce morceau de texte d’origine scripturaire provient d’un copiste qui aurait de lui-même rapproché Pr 27, 20 de Pr 30, 15-16 ? Ne doiton pas plutôt supposer que celui-ci constitue le lemme commenté par la pièce didymienne qu’il précède ? ou qu’il provient d’un commentaire d’auteur qui se serait trouvé ici réduit à peau de chagrin ? Le rapprochement entre les deux proverbes existe en effet dans la tradition exégétique ancienne, comme le montre le commentaire anonyme au Pr 27, 20 conservé par la Chaîne d’Oxford56. Ce texte, qui associe Pr 27, 20, Pr 30, 15-16 et Eccl 5, 9, constitue, me semble-t-il, un indice fort de ce que l’irruption de Pr 27, 20 dans une série de commentaires caténaires sur Pr 30, 15-16 n’est pas la marque du désordre produit par un « copiste zélé » dans la Chaîne des Miscellanées, mais témoigne de la manière dont la tradition a extrait un matériel à partir d’un dossier scripturaire cité par l’auteur dont elle abrégeait l’exégèse. De manière parallèle, ce phénomène d’extraction de lemme biblique à partir d’un dossier scripturaire 55 M. RICHARD, « Le commentaire du codex Marcianus Gr. 23 sur Prov. XXX, 15-33 », art. cit., p. 367 et p. 359, n. 5. 56 Voir cod. Oxford, Bodleian Library, Barocci 195, f. 280r (sur Pr 27, 20) : Ὁ Ἅιδης δῆλον ὡς ἄπληστος· ἀπ’ ἀρχῆς γὰρ ἀποθνῃσκόντων ἀνθρώπων καὶ εἰς ἔτι νῦν κόρον οὐκ ἔσχεν. Ὅθεν καὶ αὐτὸς μιᾷ τῶν θυγατέρων τῆς βδέλλης ἀναγέγραπται. Καὶ ἡ ἀπώλεια δὲ ὁμοίως ἄπληστος. Ὥσπερ οὖν καὶ ὀφθαλμοὶ τῶν ἀνθρώπων· « Ὁ ἀγαπῶν γὰρ ἀργύριον οὐ πλησθήσεται ἀργυρίου », « L’“Hadès”, évidemment, en tant qu’il n’est pas “comblé”, car depuis les tout premiers morts et jusqu’à aujourd’hui encore il n’est pas parvenu à “satiété”. De là vient précisément que c’est lui qui est compté pour une des filles de la sangsue (cf. Pr 30, 15-16). La “perdition” aussi n’est, semblablement, pas “comblée”. Il en va donc de même aussi des “yeux des hommes”, car “qui aime l’argent ne sera pas comblé d’argent” (Eccl 5, 9). »
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d’auteur semble attesté dans l’Épitomé athonite de Procope qui commente le même Pr 27, 20 par la seule référence à Eccl 5, 9 (Hagion Oros, Monê Ibêrôn, 379, f. 215r-v). Dans ce dernier cas, parce qu’il figure dans l’Épitomé athonite de Procope, le rapprochement scripturaire revient nécessairement à Origène ou à Didyme. Les fg. 5/8/10 [Richard 1976], V [1972] et 12 [1976] sur Pr 30, 18-20 fg. 5 [1976] sur Pr 30, 18 Ἱππολύτου. Καθάπαξ ἀδύνατον νοηθῆναι· οὐ καθάπαξ φησὶν « ἀδύνατον νοῆσαι ». fg. 8 [1976] sur Pr 30, 19b . Τῆς ὁδοῦ τότε γνωριζομένης, ὅταν γῆ μαλθακὴ τυγχάνῃ, ἐφ’ ἧς διαβαίνει τις. fg. 10 [1976] sur Pr 30, 19c . « Καὶ τρίβους νηός ». Ἦς ἐπὶ βραχὺ παρελθούσης οὐκ ἔστιν ἰχνηλατῆσαι τὴν δίοδον. fg. V [1972] sur Pr 30, 19c . Εἰ γὰρ καὶ πλησίστιος φέροιτο, λευκαίνει μὲν τὸ ὕδωρ, ἀλλ’ ἐπὶ βραχύ. fg. 12 [1976] (sur Pr 30, 19d) . Ἀνδρὸς δὲ τοῦ ἀεὶ νεάζοντος τῇ ἀνδρείᾳ ἢ ὅτι, ὡς εἴπομεν, ὁ νέος τεταγμένας ὁδοὺς οὐκ ἔχει.
« Impossible à concevoir » dans l’absolu ; d’après lui, pas « impossible à concevoir » dans l’absolu. Puisque la « voie » porte des marques lorsque le sol sur lequel on marche est meuble. « Les chemins du navire » (Pr 30, 19c) : du « navire », même s’il est passé il y a peu, il n’est pas possible de suivre à la « trace » le trajet. En effet, s’il est emporté toutes voiles gonflées, l’eau se couvre d’écume, mais sur une courte distance. De l’homme qui est toujours jeune par sa valeur ; ou parce que, comme nous l’avons dit, le jeune homme n’a pas de « voies » ordonnées.
Les difficultés que l’on rencontre pour assigner les pièces commentant le Pr 30, 18-20 dans la Chaîne des Miscellanées sont liées à celles que l’on rencontre pour apprécier le témoignage offert à cet endroit par la Chaîne d’Oxford qui non seulement multiplie exceptionnellement les sources auctoriales, mais encore les fractionne en autant de scholies que le proverbe comporte de versets, comme le font habituellement l’Épitomé athonite de Procope et la Chaîne de Tyrnavos. Après un commentaire du verset directeur (v. 18) et un commentaire littéral des versets qui lui sont subordonnés (v. 19-20), le commentaire spirituel des v. 19a, 19b, 19c, 19d et 20 se démultiplie en effet dans la Chaîne d’Oxford en agrégeant des exégèses imputables à des sources diverses que les autres chaînes et des éléments de critique interne permettent dans leur grande majorité – mais pas entièrement – de délimiter et d’identifier (Hippolyte, Origène, Didyme et Isidore de Péluse). Voici les textes : Épitomé athonite de Procope Iviron 379, f. 206v-207v
Chaîne d’Oxford Barocci 195, f. 265r-266r
Chaîne de Tyrnavos Tyrnavos 25, p. 328
30, 18 Τρία δέ μοί ἐστιν ἀδύνατα νοῆσαι, καὶ τὸ τέταρτον οὐκ ἐπιγινώσκω· 19 ἴχνη ἀετοῦ πετομένου καὶ ὁδοὺς ὄφεως ἐπὶ πέτρας καὶ τρίβους νηὸς ποντοπορούσης καὶ ὁδοὺς ἀνδρὸς ἐν νεότητι. 20 Τοιαύτη ὁδὸς μοιχαλίδος γυναικός, ἥ, ὅταν πράξῃ, ἀπονιψαμένη οὐδέν φησι πεπραχέναι ἄτοπον.
236 P 1 Δι [sur v. 18] Ἀπολύτως νῦν τὸ ἀδύνατον, ὡς τὸ ἄνθρωπον ἵπτασθαι· οὐ γὰρ τὸ διά τι, ὁποῖόν ἐστι τὸ ἐν ὅσῳ κάθηταί τις ἀδύνατον τοῦτον ἑστᾶναι.
P 3 [v. 19c littéral] Εἰ γὰρ καὶ πλησίστιος φέροιτο, λευκαίνει μὲν τὸ ὕδωρ, ἀλλ’ ἐπὶ βραχύ. [= fg. V]
P 5 Δι [v. 19a spirituel] Οὗτος κατὰ τὸν προφήτην ἐστὶν « ὁ ἀετὸς ὁ μέγας ὁ μεγαλοπτέρυγος μακρὸς τῇ ἐκτάσει καὶ πλήρης ὀνύχων », περὶ οὗ τις ἔφη σοφός· « Ἐκκλίνοντος ἀπ’ ἐμοῦ τοῦ πονηροῦ, οὐκ ἐγίνωσκον »· οὐ φέρω ἴχνος τῆς παρουσίας αὐτοῦ, εἰ καὶ προσέπτη μοι, πόθεν ὅθεν οὐκ οἶδα.
M. DANEZAN
O 1 [sur v. 18] Τὸ ἀδύνατον λέγεται ὁτὲ μὲν τὸ καθάπαξ λαμβανόμενον, ὁτὲ δὲ διά τι, oἷον ἀδύνατόν ἐστι τὸν ἄνθρωπον λίθον γενέσθαι καὶ ὅσα τούτῳ ὅμοια. Ἔστι δὲ τὸ λεγόμενον διά τι ἀδύνατον οἷον ἐὰν καθημένου ἀνθρώπου ἀδύνατον λέγηται τοῦτον ἑστᾶναι· εἰς ὅσον γὰρ κάθηται ἀδύνατον λέγεται τὸ ἑστᾶναι· καὶ ἀδικοῦντός τινος ἐὰν λέγηται· ἀδύνατόν ἐστι τοῦτον δίκαιον γενέσθαι, εἰς ὅσον ἄδικός ἐστι. Τοῦ οὖν ἀδυνάτου οὕτως λεγομένου κατὰ τοῦ ἀπολύτως λεκτέον εἰρῆσθαι τὰ νῦν. [v. 19-20 littéral] Τρία οὖν ἐστι τὰ ἀδυνάτως ἔχοντα πρὸς τὸ νοηθῆναι· « ἴχνη ἀετοῦ πετομένου »· τμηθεὶς γὰρ ὁ ἀὴρ εἰς ἑαυτὸν ἀναλύεται· « καὶ ὁδοὺς ὄφεως ἐπὶ πέτρας »· τῆς ὁδοῦ τότε γνωριζομένης, ὅταν γῆ τυγχάνῃ ἐφ’ ἧς διαβαίνει τις μαλθακή [≈ fg. 8]· « καὶ τρίβοι νηὸς πορευομένης » ἐφ’ ὕδατος· εἰ γὰρ καὶ πλησίστιος φέροιτο, ἀλλ’ ἐπὶ βραχὺ λευκαίνει τὸ ὕδωρ, παρελθούσης δὲ οὐκ ἔστιν ἰχνηλατῆσαι τὴν δίοδον. [= fg. V + 10] Τὸ δὲ τετάρτον ἀνεπίγνωστον διὰ τὸ ἄστατον τῶν τρόπων· τοῦτο ἦθος νεαροῦ τούτῳ συντακτέον καὶ τὰς τῆς μοιχαλίδος ὁδούς· ταῦτα γὰρ τῶν μὴ γινωσκομένων μηδ’ ἐχόντων ἔλεγχον. Ἥ τε γὰρ μοιχαλὶς πράξασα τὰς μοιχείας ἀπονιψαμένη φάσκει οὐδὲν πεπραχέναι ἄτοπον. Καὶ διὰ τοῦτο οὐκ ἐπιγινώσκω, φησὶν ὁ σοφός, ἐπεὶ καὶ ὁ νεαρὸς τὸ ἦθος δυσφώρατος [δυσφώρατος correxi : δυσφορώτατος cod.] πράττων τῷ [τῷ correxi : τὸ cod.] μὴ ἔχειν στάσιν. [v. 19a spirituel] Ταῦτα μὲν πρὸς τὸ ῥητόν, πρὸς δὲ διάνοιαν λεχθείη ἂν ὧδε· ἡ τοῦ σοφοῦ ψυχή, ἣ σοφός ἐστιν, ἀδυνάτως ἔχει πρὸς τὰ τοῦ νοητοῦ γνῶναι ἀετοῦ πετάσματα. Οὗτος δὲ ὁ διάβολος – συμβολικῶς δὲ λέγεται – « ἀετὸς ὁ μέγας ὁ μεγαλοπτέρυγος ὁ μακρὸς τῇ ἐκ[σ]τάσει πλήρης ὀνύχων ». Εἷς γοῦν τῶν οὕτως ἐχόντων σοφῶν φησιν· « Ἐκκλίνοντος ἀπ’ ἐμοῦ τοῦ πονηροῦ, οὐκ ἐγίνωσκον »· οὐ φέρω ἴχνος τῆς παρουσίας αὐτοῦ, εἰ καὶ προσέπτη μοι, πόθεν ὅθεν οὐκ οἶδα· τὸ γὰρ μὴ ἔχειν με πόθον φησὶ πρὸς αὐτόν. Οὐδ’ εἰ ὅλως ἐγγέγονέ ποτε γνωρίζω.
T2 1 [v. 18a] Καθάπαξ ἀδύνατα νοηθῆναι. [≈ fg. 5.1] T2 2 [v. 18b] Οὐ καθάπαξ φησὶν ἀδύνατον νοῆσαι. [= fg. 5.2]
T2 3 [v. 19a littéral] Τμηθεὶς γὰρ ὁ ἀὴρ εἰς ἑαυτὸν εὐθὺς ἀναλύεται. T2 4 [v. 19b litt.] Τῆς ὁδοῦ τότε γνωριζομένης, ὅταν γῆ μαλθακὴ τυγχάνῃ ἐφ’ ἧς διαβαίνει τις [= fg. 8]. T2 6 [v. 19c litt.] Ἧς ἐπὶ βραχὺ παρελθούσης οὐκ ἔστι ἰχνηλατῆσαι τὴν δίοδον. [= fg. 10] T2 7 [v. 19d-20 litt.] Τὸ δὴ τέταρτον ἀνεπίγνωστον διὰ τὸ ἄστατον τῶν τρόπων· τοῦτο ἦθος νεαροῦ, ᾧ συντακτέον καὶ τὰς τῆς μοιχαλίδος ὁδούς· δυσφώρατοι γάρ, ἐπεὶ μηδὲν ἐκ τοῦ προφανοῦς βλάβος ἐνορᾶται τῷ σώματι πρὸς τῆς ἀθεμίτου πράξεως.
T1 1 Διδύ [v. 19a spirituel] Ἡ τοῦ σοφοῦ ψυχή, ἣ σοφός ἐστιν, ἀδυνάτως ἔχει πρὸς τὸ γνῶναι ἐφ’ ἑαυτῆς τὰ τοῦ νοητοῦ ἀετοῦ πετάσματα, περὶ οὗ γέγραπται· « Ὁ ἀετὸς ὁ μέγας ὁ μακρὸς τῇ ἐκ[σ] τάσει πλήρης ὀνύχων ». Οὐκ ἔχων οὖν, φησίν, ἴχνος τῆς παρουσίας τοῦ διαβόλου, εἰ καὶ προσέπτη μοι, πόθεν οὐκ οἶδα· « Ἐκκλίνοντος γὰρ ἀπ’ ἐμοῦ τοῦ πονηροῦ οὐκ ἐγίνωσκον », τῷ [τῷ correxi : τὸ cod.] μὴ ἔχειν με πρὸς αὐτὸν πόθον.
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O 2 [v. 19a] Ἤ· Ἴχνη ἐστὶν ἀετοῦ ἡ θεία φύσις | ἢ ἡ τοῦ Χριστοῦ ἀνάληψις |· « Τὰ ἴχνη γάρ σου οὐ γνωσθήσονται ».
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T1 2.1 Ὁ Ἰσίδωρος ὁ Πηλουσιώτης58 [v. 19a] Ἴχνη ἀετοῦ ἡ θεία φύσις ἡ ἀκατάληπτος· « Καὶ τὰ ἴχνη σου γάρ, φησίν, οὐ γνωσθήσονται ». | T1 2.2 [v. 19b] « Καὶ ὁδοὺς ὄφεως »· oἱ γὰρ ἐπὶ τῆς πέτρας οὐδὲν σύμβολον τοῦ πονηροῦ φέρουσιν. T1 3 Ἢ οὕτως· [v. 19bcd] Ὁδοὶ ὄφεως αἱ ἁμαρτίαι αἵτινες ἐπὶ τῆς πέτρας οὐ φαίνονται, τουτέστι Χριστοῦ. « Καὶ τρίβους νηώς »· τῆς τὰ πάντα φερούσης τοῦ θεοῦ λόγου σαρκώσεως· τρίβους γὰρ νεκρώσεως ἐν Ἅιδου οὐχ ὑπελείπετο.
O 3 [v. 19b spir.] Ἀλλ’ οὐδὲ αἱ τοῦ νοητοῦ ὄφεως ὁδοὶ γνώριμοι ἐπὶ πέτρας. Νοεῖς δὲ πάντως πέτραν πολλαχοῦ τῆς γραφῆς λεγόμενον τὸν κύριον, ὃς « ἁμαρτίαν οὐκ ἐποίει, οὐδὲ εὑρέθη δόλος ἐν τῷ στόματι αὐτοῦ ». Καὶ ἐπεὶ οἱ ἀπὸ ταύτης τῆς πέτρας ποιοὶ ἅγιοι τοῦ θεοῦ πέτραι καὶ αὐτοὶ χρηματίζουσιν ἑστηκότες ἐπὶ τὴν πέτραν ἥτις ἐστὶν ὁ Χριστός, λεκτέον καὶ περὶ τούτων ὡς ἐπὶ τῶν τοιούτων πετρῶν τῆς τοῦ διαβόλου πορείας τὰ ἴχνη ἀδύνατόν ἐστι γνωσθῆναι· οὐ φέρουσι γὰρ οὐδ’ ὅλως σημεῖα τῆς τούτου παρουσίας αἱ σοφαὶ ψυχαὶ ἀποβαλοῦσαι πᾶσαν ἐπιθυμίαν σαρκός.
57 Voir Hippolyte, éd. RICHARD, « Les fragments du Commentaire de S. Hippolyte sur les Proverbes de Salomon, II, Édition Provisoire », art. cit., p. 86, fg. 52 via le Pseudo-Anastase. 58 Voir Isidore de Péluse, Ep. 416, PG 78, 413B-C. 59 Ibidem. 60 Le premier paragraphe de la pièce O 3 comporte une signature dans l’expression οἱ ἀπὸ τῆς πέτρας ποιοὶ ἅγιοι où l’adjectif ποιός (le verbe ποιέω) est employé, comme ailleurs dans l’œuvre de Didyme, pour dire la relation de dépendance pour ainsi dire matricielle du disciple vis-à-vis du maître ou du caractère vis-à-vis de la qualité. La pièce O 1 sur Pr 30, 24-28, que quatre pièces attribuées à Didyme dans l’Épitomé athonite de Procope et dans la Chaîne de Tyrnavos recoupent et qui comporte la même expression, présente un renvoi explicite à celle-ci : ὥσπερ ἔναγχος εἴρηται […] τῶν ἀπ’ αὐτοῦ ποιῶν (voir le texte cité infra, p. 252). Voir encore, par exemple, Didyme, Contre les Manichéens, PG 39, 1089C ; Commentaire sur les Psaumes, éd. GRONEWALD, Teil II, Kap. 22 – 26, 10, codex p. 74.2 ; p. 75.21-22 et p. 106.10-11 ; ibidem, Teil III, Kap. 29-34, codex p. 150.13-14 ; ibidem, Teil IV, Kap. 35-39, codex p. 281.26 ; Commentaire sur l’Ecclésiaste, éd. GRONEWALD, Teil II, Kap. 3 – 4, 12, codex p. 92.23 ; Commentaire sur Zacharie II, 258 et IV, 297, éd. DOUTRELEAU, Tomes II et III ; Fragments caténaires sur Jean, éd. REUSS, 16.1.
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[v. 19c spir.] Kαὶ ἐπεὶ ναῦς τῆς ἑκάστου ψυχῆς τὸ σῶμα, λεκτέον ὅτι τὸ ἅγιον σῶμα τοῦ Χριστοῦ τὸ γέμον παντὸς ἀγαθοῦ, ὥσπερ πλoῖον ἐν τῇ θαλάσσῃ τῷ βίῳ τούτῳ στρεφόμενον, τὴν τοῦ βίου θάλασσαν χωρὶς ἁμαρτίας διέπλευσε καὶ τὴν αὐτοῦ οἰκονομίαν ἀκατάληπτον ἀνθρωπίνοις λογισμοῖς ἐνεργήσας. [v. 19d spir.] Τὰς τοῦ νέου ἀνδρὸς ὁδοὺς οὐκ ἐπιγινώσκει, καθ’ ἃ καὶ ὁ σοφός φησι, διὰ τὸ μισεῖν ταύτας, ὡς ἐπιθυμιῶν πονηρῶν πεπληρωμένας καὶ μηδὲν ἐχούσας καθεστηκός. O 4 [v. 19c] Τρίβους νηὸς εἴποις ἂν καὶ τὴν ἐκ παρθένου σάρκωσιν | [v. 19b] καὶ ὁδοὺς ὄφεως τὰς ἐνεργείας τῶν πειρασμῶν. P 2 Ὠρ Καὶ ἄλλως· [sur v. 18] Ἀδύνατον εἰς νόησιν ἐπιστημονικὴν εἰσαγομένῳ θεώρημα καὶ ἀδύνατον νοεῖν ἀνθρώπῳ τὰ ὑπὲρ ἄνθρωπον, οἷον τοῦ σαρκίνου τὴν θεραπείαν, κἂν ἄγγελοι ταύτην ἐπίστανται. Ἀδύνατον νοηθῆναί τινι καὶ τὸ μηδαμῶς ὑπάρχον μηδὲ γενέσθαι δυνάμενον, οἷον τὰ τρία τέσσαρα εἶναι. Ἔοικε τοίνυν περὶ τῶν μὴ ὑπαρχόντων εἰρῆσθαι. P 4 [v. 19bca littéral] Εἴποι δ’ ἄν τις ὡς ταῦτα, κἂν μὴ νενόηται τῷ λέγοντι, ἀλλ’ ἐπεφύκει νοεῖσθαι, ἐπεὶ καὶ κύνες εὔρινοι, κἂν ταῖς πέτραις, καταλαμβάνουσι τὴν τῶν ζῴων ὁδόν, ὡς δύνασθαι ἂν καὶ ὄφεως ὁδὸν εὑρεῖν, εἰ ἐπεφύκει κύων τούτους κυνηγετεῖν. Οὕτως οὖν κἀπὶ νεοσσῶν καὶ ἀετοῦ εἴποι τις ἂν ἀπορροὴν ὀσμῆς ἤ τινος ποιότητος καταλείπεσθαι. Καὶ κύων ἂν τυχὸν κατείληφε ταύτην, εἰ φύσιν εἶχε φέρεσθαι δι’ ἀέρος ἢ καὶ θαλάττης, ὡς ἀναλόγως δύνασθαι καὶ θείαις ταῦτα νοηθῆναι δυνάμεσι καὶ μειζόνως ἔτι θεῷ τῷ τὰ πάντα γινώσκοντι.
61 Voir Hippolyte, éd. RICHARD, « Les fragments du Commentaire de S. Hippolyte sur les Proverbes de Salomon, II, Édition Provisoire », art. cit., p. 87, fg. 55.
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[v. 19ba spirituel] Εἰ δὲ δεῖ στῆναι τὸ διὰ τὸ ἀνύπαρκτον μὴ νοεῖσθαι τὰ εἰρημένα, ῥητέον ὅτι πέτρα λέγεται ὁ Χριστὸς κατὰ τό· « Ἡ δὲ πέτρα ἦν ὁ Χριστός », ὅς, ἐπειδὴ « ἁμαρτίαν οὐκ ἐποίησεν », ὁδὸν ὄφεως οὐδαμῶς ἔσχεν ἐν ἑαυτῷ. Καὶ οἱ δίκαιοι δὲ ἀληθεύοντες ἐν τῷ λέγειν· « Ἁρπαγησόμεθα ἐν νεφέλαις εἰς ἀπάντησιν τοῦ κυρίου εἰς ἀέρα », ἀετοῦ ἐννοεῖν ἴχνος οὐ δύνανται, ζῴου ἀκαθάρτου τε καὶ ἁρπακτικοῦ καὶ ἀπηγορευμένου τῷ νόμῳ, μήποτε μολυνθέντες ἀδυνατήσωσι σὺν κυρίῳ πάντοτε εἶναι ἐν καθαρωτάτῳ στοιχείῳ καὶ σώματι. P 6 Ὠρ [v. 19c spir.] Μήποτε δὲ ναῦν ἐν τούτοις εἶναι λεκτέον τὸν Ἰησοῦν καὶ τοὺς αὐτοῦ μαθητάς, ποτὲ δὲ καὶ μόνους τοὺς μαθητάς, οὐ ποντοποροῦσαν· « Eὐθέως γὰρ ἐγένετο τὸ πλοῖον ἐπὶ τὴν γῆν εἰς ἣν ὑπῆγον » θείᾳ δυνάμει. Ναῦς δὲ μὴ φέρουσα τὸν Ἰησοῦν αὕτη ποντοπορεῖ, καὶ τοῦτo διὰ παντός, ὑπὸ τῶν ἐναντίων ἀκαταστατοῦσα πνευμάτων. Καὶ ἐπεὶ τῶν ἀνθρώπων τοῦ βίου τὰ πράγματα ματαιότης ἐστὶ ματαιοτήτων, ποντοπορούντων ἀεὶ καὶ μηδενὸς αὐτῶν προσάγοντος εἰς ζωὴν αἰώνιον, οὐ δυνατὸν νοηθῆναι τὰς τρίβους αὐτῶν. Τοιγαροῦν τῶν ἐνδόξων τῆς γῆς, βασιλέων καὶ ἀλλοτρίων θεοσεβείας, ἴχνος οὐδὲν μετὰ τελευτὴν καταλείπεται· ἐσβέσθη γὰρ αὐτῶν ἥ τε δόξα καὶ ἡ βασιλεία καὶ τοὔνομα· « Μνήμη γὰρ δικαίου μετ’ ἐγκωμίων, ὄνομα δὲ ἀσεβοῦς σβέννυται » εἶπεν ὁ Σολομών. [v. 19d] Οὐκ ἐπιγινώσκονται δέ, φησίν, οὐδὲ ὁδοὶ ἀνδρὸς ἐν νεότητι ταῖς ἐπιθυμίαις πεπυρωμένου· oἱ τοιοῦτοι γὰρ « κλίβανός εἰσι καιόμενος εἰς πέψιν κατακαύματος », ὡς μηδὲν πρεσβυτικὸν καὶ καθεστηκὸς ἐπιδειξάμενοι. Διὸ πᾶσα ὁδὸς αὐτῶν τῷ μηδαμῶς εἶναι οὐκ ἐπιγινώσκεται ὑπὸ τοῦ σοφοῦ. Ὁ δὲ δίκαιος οὐκ ἔστιν ἐν νεότητι, ἐπεὶ « τελειωθεὶς ἐν ὀλίγῳ ἐπλήρωσε χρόνους μακρούς ».
O 5 [sur v. 19c] Μήποτε δὲ ναῦν ἐν τούτοις λεκτέον τὸν Ἰησοῦν καὶ τοὺς αὐτοῦ μαθητάς, ποτὲ δὲ καὶ μόνους αὐτοὺς οὐ ποντοποροῦντας· « Eὐθέως γὰρ ἐγένετo τὸ πλοῖον ἐπὶ τὴν γῆν εἰς ἣν ὑπῆγον » θείᾳ δυνάμει. Nαῦς δὲ μὴ φέρoυσα τὸν Ἰησοῦν ποντοπορεῖ[ν] ὑπὸ τῶν ἐναντίων ἀκαταστατοῦσα πνευμάτων. Kαὶ ἐπεὶ τοῦ βίου τὰ πράγματα ματαιότης τῶν ποντοπορούντων, ἀδύνατον νοηθῆναι τρίβους. Τοιγαροῦν τῶν ἐνδόξων τῆς γῆς, βασιλέων ἢ καὶ ἀρχόντων ἀλλοτρίων θεοσεβείας, ἴχνος οὐδὲ μετὰ τελευτὴν καταλείπεται· ἐσβέσθη γὰρ αὐτῶν ἡ δόξα.
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[v. 20] Τοιαύτη καὶ πᾶσα γυνὴ μοιχαλὶς ἡ ἀλλοτριώσασα ἑαυτὴν τοῦ νυμφίου καὶ ψυχῇ καταλιποῦσα τὸν ἄνδρα καὶ « ὀπίσω τῶν ἐραστῶν αὐτῆς πορευομένη », ὥς φησιν Ὠσηέ. Αὕτη τραφεῖσα ψευδοδοξίαις καὶ ταῖς λοιπαῖς ἁμαρτίαις, ἀπονιψαμένη ὕδατι ἀπατηλῷ, ἀλλ’ οὐ ζῶντι καὶ καθαρῷ, τῷ ἰδίῳ στόματι ἑαυτὴν δικαιοῖ καὶ ὅτι [γὰρ] ἥμαρτεν ἀγνοεῖ· σοφοὶ γάρ εἰσιν ἐν ἑαυτοῖς καὶ ἐνώπιον ἑαυτῶν, ἀλλ’ οὐ Χριστοῦ ἐπιγνώμονες. O 6 [v. 19d-20 spir.] Ἀλλὰ καὶ ὁ τρόπος ἄστατος καὶ διὰ τοῦτο νεαρὸς καλούμενος | ἢ διὰ τὸ ταῖς ἐπιθυμίαις πεπυρῶσθαι | οὐκ ἔχει ὁδοὺς τεταγ- T2 9.2 [v. 19d] Ἢ ὅτι· μένας [≈ fg. 12.2] καὶ μένουσας, ὡς εἴπομεν, ὁ νέος τεταγμένας ἀλλὰ λυομένας, εὐθέως ὡσαύτως ὁδοὺς οὐκ ἔχει. [= fg. 12.2] καὶ ἡ μοιχαλὶς γυνή· πράξασα γὰρ τὰ ἄτοπα, λέγει μηδὲν τοιοῦτον δεδρακέναι. T1 5 Διδύ [v. 20] Ἡ νενοθευμένη διδασκαλία. O 7 [v. 19d] Τινὲς δὲ ἄνδρα ἐν νεότητι νενοήκασι τὸν ἀναγεννηθέντα διὰ τοῦ βαπτίσματος καὶ ἄφεσιν ἁμαρτημάτων λαβόντα· | [v. 20] μοι- T1 4 [Ἀθανασίου καὶ63] Ἱππολύχαλίδα δὲ ἀλλοτριώσασαν ἑαυτὴν τ· [v. 20] Τῆς ἐκκλησίας ἣ τοῦ νυμφίου τὴν ἐξ ἐθνῶν ἐκκλη- μετὰ τὸ ἐκπορνεῦσαι ἀπολουσασίαν, ἥτις μετὰ τὸ ἀπολούσασθαι μένη τὰς ἁμαρτίας φησὶν οὐδὲν διὰ τοῦ βαπτίσματος οὐδέν φησιν πεπραχέναι ἄτοπον. ἄτοπον πεπραχέναι. T2 5 [v. 19c] Τῆς ἐκκλησίας τῆς μὴ καταλιμπανούσης ἐν κόσμῳ τὴν ἐλπίδα. T2 8 [v. 19d] Τίνες ; Ἐν τῇ παλιγγενεσίᾳ πολιτευσόμεθα. T2 9.1 [v. 19d] Ἢ οὕτως· Ἀνδρὸς τοῦ ἀεὶ νεάζοντος τῇ ἀνδρείᾳ [≈ fg. 12.1].
Voir Hippolyte, éd. RICHARD, « Les fragments du Commentaire de S. Hippolyte sur les Proverbes de Salomon, II, Édition Provisoire », art. cit., p. 87-88, fg. 56 via le Pseudo-Anastase. 63 Sur cette attribution, voir supra, n. 5. 64 Voir Hippolyte, éd. RICHARD, « Les fragments du Commentaire de S. Hippolyte sur les Proverbes de Salomon, II, Édition Provisoire », art. cit., p. 87, fg. 54. 62
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30, 18 Et trois choses me sont impossibles à concevoir, et la quatrième, je ne la reconnais pas· 19 les traces de l’aigle qui vole, les voies du serpent sur le rocher, les chemins du navire qui prend le large et les voies de l’homme dans sa jeunesse. 20 Telle est la voie de la femme adultère, elle qui, après avoir agi, se lave et déclare n’avoir rien fait de mal. P 1 De Didyme [v. 18] On a ici un cas d’« impossibilité » absolue, comme le fait pour un homme de voler, car l’« impossibilité » n’est pas adossée à une condition : par exemple il est « impossible » pour un homme d’être debout pour autant qu’il est assis.
P 3 [v. 19c littéral] En effet, s’il est emporté toutes voiles gonflées, l’eau se couvre d’écume, mais sur une courte distance/pendant peu de temps. [= fg. V]
O 1 [v. 18] L’« impossibilité » se dit d’une part de ce qui est compris comme tel dans l’absolu et d’autre part de ce qui est dit « impossible » sous condition. Par exemple, il est « impossible » que l’homme devienne une pierre et toutes choses du même ordre. Quant à ce qui est dit « impossible » sous condition, c’est, par exemple, si l’on dit, quand un homme est assis, qu’il est « impossible » que celui-ci soit debout, car c’est pour autant qu’il est assis qu’on dit qu’il est « impossible » qu’il soit debout ; et si l’on dit, quand quelqu’un fait preuve d’injustice : il est « impossible » que cet homme soit juste, c’est pour autant qu’il est injuste. Donc, l’« impossibilité » étant ainsi définie, il faut dire que c’est de manière absolue que ce dont il est question ici est déclaré « impossible ». [v. 19-20 littéral] Il y a donc « trois choses » « impossibles à concevoir » : les « traces de l’aigle qui vole », car fendu, l’air se dissout en lui-même ; « les voies du serpent sur le rocher », car la « voie » porte des marques lorsque le sol sur lequel on marche est meuble [≈ fg. 8] ; « les chemins du navire qui prend le large » sur l’eau, car, s’il est emporté toutes voiles gonflées, c’est toutefois sur une courte distance/pendant peu de temps que l’eau se couvre d’écume et, une fois qu’il est passé, il n’est pas « possible » de suivre à la « trace » son trajet [= fg. V + 10]. Quant à la quatrième, on ne peut la « reconnaître » en raison de l’instabilité de ses mœurs. Et ce trait de caractère du jeune homme, il faut le rapprocher aussi des « voies de l’adultère », car c’est le propre de ceux qui ne sont pas « reconnus » ni confondus. En effet l’adultère, après avoir commis ses adultères, « se lave et déclare n’avoir rien fait de mal ». C’est en cela que « je ne la reconnais
T2 1 [v. 18a] « Impossibles à concevoir » dans l’absolu. [≈ fg. 5.1] T2 2 [v. 18b] D’après lui, pas « impossible à concevoir » dans l’absolu. [= fg. 5.2]
T2 3 [v. 19a littéral] Car fendu l’air se dissout aussitôt en lui-même. | T2 4 [v. 19b litt.] Car la « voie » porte des marques lorsque le sol sur lequel on marche est meuble. [= fg. 8] T2 6 [v. 19c litt.] Du « navire », même s’il est passé il y a peu, il n’est pas possible de suivre à la « trace » le trajet. [= fg. 10] T2 7 [v. 19d-20 litt.] La quatrième, on ne peut la « reconnaître » en raison de l’instabilité de ses mœurs. C’est là le trait de caractère du « jeune homme », duquel il faut rapprocher aussi les « voies de l’adultère ». En effet, elles sont difficiles à prendre sur le fait, car on ne distingue aucune trace manifeste de méfait sur son corps venant de l’acte impie !
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P 5 De Didyme [v. 19a spirituel] Il s’agit là, selon le prophète du « grand aigle aux grandes ailes, long en son déploiement et plein de griffes » (Ez 17, 3), au sujet duquel un sage disait : « Le Malin se détournant de moi, je ne le connaissais pas » (Ps 100, 4), c’est-à-dire que je ne porte pas « trace » de sa présence, même s’il a volé près de moi, venant de je ne sais où.
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pas », dit le sage, puisque précisément celui qui est jeune par le caractère est difficile à prendre sur le fait lorsqu’il agit, parce qu’il ne tient pas en place. [v. 19a spirituel] En voilà assez pour la lettre ; pour l’esprit, voici ce que l’on peut dire : l’âme du sage, soit le sage, n’a pas la « possibilité » de connaître les envols de l’aigle intelligible. Ce diable – et c’est symboliquement qu’il est appelé ainsi – est « le grand aigle, aux grandes ailes, long en son déploiement, plein de griffes » (Ez 17, 3). De fait, l’un des sages qui sont dans cette situation déclare : « Le Malin se détournant de moi, je ne le connaissais pas » (Ps 100, 4), c’est-àdire que je ne porte pas « trace » de sa présence, même s’il a volé près de moi, venant de je ne sais où, car je n’éprouve pas de désir, veut-il dire, pour lui. En somme, s’il est jamais entré, je ne le remarque pas. O 2 [v. 19a] Ou bien : Les « traces de l’aigle », c’est la nature divine | ou bien : l’ascension du Christ | : « Tes traces, en effet, ne seront pas reconnues » (Ps 76, 20).
O 3 [v. 19b spir.] Quant aux « voies du serpent » intelligible, elles ne laissent pas non plus de marques « sur le rocher ». Or tu « conçois » certainement que celui qui est appelé en de nombreux endroits de l’Écriture « rocher » c’est le Seigneur, lui qui « ne commettait pas de péché et dans la bouche duquel il ne s’est pas trouvé de tromperie » (Is 53, 9 ; 1 P 2, 22). Et puisque les saints qui se conforment à ce « rocher » sont les « rochers » de Dieu et qu’eux-mêmes sont appelés
T1 1 De Didyme [v. 19a spirituel] L’âme du sage, soit le sage, n’a pas la « possibilité » de comprendre en ellemême les envols de l’aigle intelligible, au sujet duquel il est écrit : « Le grand aigle, long en son déploiement, plein de griffes » (Ez 17, 3). Donc, dit-il, n’ayant pas de « trace » de la présence du diable, même s’il a volé près de moi, je ne sais pas d’où il vient : « Le Malin se détournant de moi, je ne le connaissais pas » (Ps 100, 4), parce que je n’éprouve pas de désir pour lui.
T1 2.1 Isidore de Péluse [v. 19a] Les « traces de l’aigle », c’est la nature divine qui est insaisissable : « Tes traces, dit-il en effet, ne seront pas reconnues » (Ps 76, 20). | T1 2.2 [v. 19b] « Et les voies du serpent » : en effet, ceux qui se trouvent sur le « rocher » ne portent aucune marque du Malin. T1 3 [v. 19bcd] Ou en ce sens : Les « voies du serpent », ce sont les péchés qui précisément ne se manifestent pas sur le « rocher », c’est-à-dire le Christ. « Et les chemins du navire » : de l’Incarnation du Dieu Verbe qui porte toutes choses, car il n’a pas laissé de « chemins » de sa mort dans l’Hadès.
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ainsi parce qu’ils se tiennent sur le « rocher » qu’est le Christ, il faut affirmer aussi à leur sujet que sur de tels « rochers », les « traces » du passage du diable sont « impossibles à concevoir ». En effet, les âmes sages ne portent absolument aucun signe de la présence de celui-ci étant donné qu’elles ont rejeté tout désir charnel. [v. 19c spir.] Et puisque le « navire » de l’âme de chacun c’est le corps, il faut dire que le corps saint du Christ, qui est chargé de tout bien, de même qu’un vaisseau évoluant sur la mer, c’est-àdire dans cette vie, a navigué à travers la mer de la vie sans péché et a accompli son Économie qui ne peut être saisie par des pensées humaines. [v. 19d spir.] Il ne « reconnaît pas » les « voies » du « jeune homme », selon ce que dit précisément le sage, parce qu’il les a en haine, en tant qu’elles sont remplies de désirs mauvais et n’ont rien d’ordonné. O 4 [v. 19c] Les « chemins du navire », tu pourrais dire aussi que c’est l’Incarnation à partir de la Vierge | [v. 19b] et les « voies du serpent » les tentations. P 2 D’Origène [v. 18] Et selon une autre interprétation : « Impossible » de parvenir à « concevoir » selon la science la contemplation pour un débutant et « impossible » pour un homme de « concevoir » ce qui dépasse l’homme, par exemple comment soigner la partie charnelle, alors que les anges en ont la science. « Impossible » pour quelqu’un de « concevoir » aussi ce qui n’existe pas et ne peut advenir, par exemple que trois sont quatre. Il semble donc avoir parlé de ce qui n’existe pas. P 4 [v. 19bca litt.] Mais quelqu’un pourrait prétendre que ces choses, si elles ne sont pas « conçues » par le locuteur, sont toutefois par nature « concevables », puisque précisément les chiens qui ont le nez fin trouvent, même au milieu des « rochers », la « voie » empruntée par les animaux, si bien qu’ils pourraient aussi trouver la voie du « serpent », s’il était dans la nature du chien de les pister.
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Quelqu’un pourrait donc dire, de la même manière, à propos des petits d’un oiseau comme d’un « aigle », qu’ils laissent derrière eux une exhalaison de leur odeur ou quelque chose de l’une de leurs propriétés. Et il aurait pu arriver qu’un chien s’en saisisse, s’il avait été dans sa nature d’évoluer dans l’air ou même la mer, tant et si bien que ces choses puissent être « conçues » de lui comme des puissances divines et davantage encore de Dieu qui connaît toutes choses. [v. 19ba spir.] Mais s’il faut reconnaître que ce qui est dit n’est pas « concevable » parce que cela n’existe pas, il faut dire que c’est le Christ qui est appelé « rocher » conformément au mot : « Le rocher, c’était le Christ » (1 Co 10, 4), lui qui, puisqu’« il n’a pas commis de péché » (Is 53, 9 ; 1 P 2, 22), n’a absolument pas eu en lui de « voie du serpent ». Les justes aussi, eux qui parlent vrai lorsqu’ils disent : « Nous serons ravis dans les nuées, à la rencontre du Seigneur, dans les airs » (1 Th 4, 17), ne peuvent « concevoir » la « trace de l’aigle », animal impur et rapace interdit par la Loi (cf. Lv 11, 13), de crainte que, souillés, il ne leur soit jamais « possible » d’être complètement avec le Seigneur dans le plus pur élément et corps. P 6 D’Origène [v. 19c spir.] Et en aucun cas il ne faut dire que, dans ces mots, le « navire » c’est Jésus et ses disciples, et en aucun cas même ses seuls disciples, car ce navire-là ne « prend » pas « le large » : « Aussitôt, en effet, le vaisseau aborda la terre vers laquelle ils se dirigeaient » (Jn 6, 21) grâce à la puissance divine. Mais le navire qui n’emporte pas Jésus à son bord, c’est celui-là qui « prend le large », et cela pour toujours, puisqu’il est rendu instable par les vents contraires. Et puisque les réalités de la vie des hommes sont « vanité de vanités » (Eccl 1, 2), étant donné qu’elles « prennent » constamment « le large » et qu’aucune d’elles ne conduit à la vie éternelle, il n’est pas « possible » de « concevoir » « les chemins » qu’elles empruntent. Ainsi donc, des
O 5 [v. 19c spir.] Et en aucun cas il ne faut dire que, dans ces mots, le « navire » c’est Jésus et ses disciples, et en aucun cas même eux seuls, car ils ne « prennent pas le large » : « Aussitôt, en effet, le vaisseau aborda la terre vers laquelle ils se dirigeaient » (Jn 6, 21) grâce à la puissance divine. Mais c’est le navire qui n’emporte pas Jésus à son bord qui « prend le large », puisqu’il est rendu instable par les vents contraires. Et puisque les réalités de la vie sont vanité de vanités, étant donné qu’elles « prennent le large », il n’est pas « possible » de « concevoir » leurs « chemins ». Ainsi donc, des illustres de la terre, rois ou encore princes étrangers à la piété, il ne subsiste après leur mort pas non plus de « trace », car avec eux leur gloire s’est éteinte.
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illustres de la terre, rois et étrangers à la piété, il ne subsiste après leur mort aucune « trace », car avec eux leur gloire, leur règne comme leur nom se sont éteints : « La mémoire du juste, a dit en effet Salomon, se conserve avec des éloges, mais le nom de l’impie s’éteint » (Pr 10, 7). [v. 19d spir.] Et ne sont pas non plus « connus », dit-il, les « chemins de l’homme dans sa jeunesse », enflammé qu’il est par ses désirs. En effet de tels hommes sont « un four allumé pour une cuisson de combustion » (Os 7, 4), en tant qu’ils ne montrent aucune maturité et rien d’ordonné. C’est pourquoi le sage ne « connaît » aucune de leur « voie » : parce qu’elles n’ont aucune existence. Quant au juste, il n’est pas « dans sa jeunesse », puisqu’« ayant atteint la perfection en peu de temps, il a rempli de longues années » (Sg 4, 13). [v. 20 spir.] Telle est aussi toute « femme adultère » qui s’est rendue étrangère à son époux, qui en son âme a abandonné son mari et « chemine derrière ses amants » (cf. Os 2, 15), comme le dit Osée. Celle-ci, nourrie par de fausses doctrines et par tous les autres péchés, « après s’être lavée » à l’eau de la tromperie, qui n’est pas vive et pure, se déclare juste de sa propre bouche et ignore qu’elle a péché : sages, en effet, ils le sont pour eux-mêmes et face à eux-mêmes, mais ils sont ignorants du Christ (cf. Is 5, 21). O 6 [v. 19d-20 spir.] Par ailleurs le caractère instable, qualifié pour cette raison de « jeune » | ou bien : parce qu’il est enflammé par les désirs |, n’a pas de « voies » ordonnées [≈ fg. 12.2] et fixes, mais dissolues, juste comme aussi la « femme adultère », car, après avoir commis ses méfaits, elle déclare n’avoir rien fait de tel.
T2 9.2 [v. 19d] Ou bien : Comme nous l’avons dit, le jeune homme n’a pas de « voies » ordonnées. [= fg. 12.2]
T1 5 De Didyme [v. 20] La doctrine corrompue. O 7 [v. 19d] Mais certains ont compris que « l’homme dans sa jeunesse » c’est celui qui est né à nouveau par le baptême et a reçu la rémission de ses péchés, | [v. 20] et que l’« adul- [v. 20] de l’Église,
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tère » qui s’était rendue étrangère à elle qui, après s’être prostituée, se son époux, c’est l’Église des Nations, « lave » de ses péchés et « déclare elle qui, après s’être « lavée » par le n’avoir rien fait de mal ». baptême « déclare n’avoir rien fait de mal ». T2 5 [v. 19c] de l’Église qui n’a pas laissé son espérance dans le monde. T2 8 [v. 19d] Qui ? Nous vivrons dans la régénération. T2 9.1 Ou en ce sens : de l’homme qui est toujours jeune par sa valeur [≈ fg. 12.1].
Le sens du fg. 5 ne s’éclaire qu’à la lumière du témoignage de la Chaîne de Tyrnavos. Dans cette chaîne marginale, les textes bibliques sont commentés deux fois : par une première série de commentaires (notée T1), généralement longs, dans les marges supérieure et inférieure de la page ou dans les trois marges extérieures de la page, avec un système de renvoi chiffré au texte biblique, et par une seconde série de commentaires (notée T2), portant sur des unités de sens plus petites – propositions, syntagmes ou mots – et généralement très brefs, dans la marge intérieure de la page ou dans les deux marges latérales, avec un double mode d’association des commentaires au texte biblique, par un système de signes correspondants et/ou par la mise en regard des textes et de leurs exégèses65. Dans la Chaîne de Tyrnavos, le fg. 5 appartient à la seconde série de commentaires et il est scindé en deux pièces placées chacune en regard du stique commenté (cod. Tyrnavos, Dêmotikê Bibliothêkê, 25, p. 328). Cette disposition permet de suppléer les textes nécessaires à la reconstruction du sens et de redécouvrir une exégèse de Pr 30, 18 distinguant des cas d’impossibilité absolue et un cas de difficulté : καθάπαξ « ἀδύνατα νοηθῆναι ». oὐ καθάπαξ φησὶν ἀδύνατον νοῆσαι, “impossibles à concevoir” dans l’absolu. d’après lui, pas “impossible à concevoir” dans l’absolu. » L’attribution de ce texte à Hippolyte dans la Chaîne des Miscellanées (Venezia, Biblioteca Nazionale Marciana, gr. Z. 23,
65 Le caténiste puise aux mêmes œuvres sources la matière de ces macro- et micro-exégèses. La seconde série d’exégèses documente un certain nombre de variantes hexaplaires dont la cause de la présence n’est pas totalement claire. Les chaînes sur Job, sur l’Ecclésiaste et sur le Cantique des cantiques conservées par le même cod. Tyrnavos, Dêmotikê Bibliothêkê, 25 présentent une configuration similaire : pour une description succincte de la structure de la dernière, voir R. CEULEMANS, « La transmission manuscrite de la chaîne CPG C 84 : nouveaux témoins grecs, une traduction latine et sélections humanistes », art. cit., p. 47.
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f. 94v), d’abord rejetée par M. Richard (« Nous croyons pouvoir affirmer que ce fragment insignifiant est pseudépigraphe »66), puis retenue par l’éditeur (« nous n’avons aucune raison de la refuser à S. Hippolyte »67) sur la foi, dans les deux cas, du témoignage du Pseudo-Anastase (Ἐν τούτοις διδάσκει ἡμᾶς τὰ περὶ Χριστοῦ μυστήρια…68), sort fragilisée d’une étude de la tradition considérée dans son ensemble. L’Épitomé athonite de Procope attribue en effet à Didyme un texte qui distingue, comme le fg. 5, un cas d’impossibilité absolue et un cas qualifié en l’espèce d’« impossibilité sous condition » (ἀδύνατον ἀπολύτως vs ἀδύνατον διά τι, P 1). S’il est vrai que l’adverbe καθάπαξ caractéristique du fg. 5 ne figure pas dans l’Épitomé de Procope qui donne ἀπολύτως, la Chaîne d’Oxford, qui conserve une rédaction longue de ce texte, associe les deux adverbes, signalant leur présence conjointe dans la source (ἀδύνατον καθάπαξ/ἀπολύτως vs ἀδύνατον διά τι, O 1). Une hypothèse économique consiste donc à interpréter les deux courts membres de phrase du fg. 5 comme une réduction extrême de l’exégèse de Didyme, d’autant que les adverbes καθάπαξ et ἀπολύτως ne sont pas une seule fois attestés dans l’œuvre attribuée à Hippolyte, quand le premier l’est abondamment dans celle de Didyme, ainsi que le second, quoique plus rarement, pour opérer des distinctions entre formulation absolue et formulation relative69. Les fg. 8 et 10 ont été attribués par M. Richard à Apolinaire avec les fg. 12, 18 et 22 sur la foi du type d’exégèse – « littérale »– mobilisé par leur auteur supposé commun, une typologie dont nous avons montré précédemment qu’elle ne peut constituer un principe dirimant (voir supra, p. 213). Les marges des chaînes ne permettaient pas à M. Richard de trancher davantage la question de l’auteur, puisque le fg. 18, seul fragment de cette série non amalgamé et assigné par les manuscrits à disposition de l’éditeur, l’était de manière contradictoire : à Apolinaire dans la Chaîne des Miscellanées (Venezia, Biblioteca Nazionale Marciana, gr. Z. 23, f. 98r), à Didyme dans la Chaîne du Vatican (Vaticano, BAV, Vat. gr. 1802, f. 116r). M. Richard a pourtant vu dans le témoignage de la première, jugée par lui globalement digne de foi, une confirmation de sa proposition d’attribution fondée sur le type d’exégèse, et s’est donc employé à neutraliser le témoignage de la seconde en invoquant l’archétype – soit une pure reconstruction – de la source caténaire commune à la Catena Coisliniana, à la Chaîne des Miscellanées et à la Chaîne du Vatican, dans lequel, selon 66 M. RICHARD, « Les fragments du Commentaire de S. Hippolyte sur les Proverbes de Salomon », art. cit., p. 288. 67 ID., « Le commentaire du codex Marcianus Gr. 23 sur Prov. XXX, 15-33 », art. cit., p. 365. 68 Voir ID., « Les fragments du Commentaire de S. Hippolyte sur les Proverbes de Salomon, II, Édition Provisoire », art. cit., p. 86, fg. 52. 69 Parmi les quelque soixante-dix occurrences recensées dans l’œuvre conservée de Didyme, on ne citera ici que celle qui, par son caractère réflexif, se rapproche le plus des textes des chaînes : Commentaire sur Job, éd. HENRICHS, Teil I, Kap. 1-4, codex p. 66.25-26 (ὥστε τὸ μὲν διά τι, τὸ δὲ ἀπολύτως καλὸν ὑπάρχειν).
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l’éditeur, l’enchaînement d’un extrait de Didyme et d’un extrait d’Apolinaire avait pu constituer plus tard une source de confusion « facilement explicable » pour le caténiste de la Chaîne du Vatican70. D’après la Chaîne de Tyrnavos qui l’attribue à Didyme, le fg. 18 doit cependant être fermement restitué à cet Alexandrin ; même chose pour le fg. 22 (voir notre analyse de ces numéros supra, p. 215 et p. 210-221). Le cas des fg. 8 et 10, qui commentent trois stiques de Pr 30, 19 (« les voies du serpent sur le rocher, / les chemins du navire qui prend le large / et les voies de l’homme dans sa jeunesse »), est plus complexe. Si l’on se réfère au seul témoignage de la Chaîne d’Oxford, il apparaît d’abord que ces deux fragments reviennent à Didyme. Dans cette chaîne, en effet, les fg. 8 et 10 recoupent textuellement la partie centrale de la pièce O 1, un long commentaire de Pr 30, 18-20 qui en compte trois : au § 1, commentaire du verset directeur, le v. 18, distinguant les deux formes d’impossibilité évoquées ci-avant ; au § 2, commentaire littéral de chacun des versets subordonnés à celui-ci, soit les v. 19-20 ; au § 3, début de commentaire spirituel, traitant uniquement du v. 19a, introduit par le lemme d’articulation Ταῦτα μὲν πρὸς τὸ ῥητόν, πρὸς δὲ διάνοιαν λεχθείη ἂν ὧδε. Ce long commentaire, dont la structure logique apparaît nettement et qui ne présente aucune marque visible d’amalgame, recoupe, dans sa première partie, une pièce attribuée à Didyme par l’Épitomé athonite de Procope et, dans sa troisième partie, deux pièces attribuées au même Didyme à la fois par l’Épitomé athonite de Procope et par la Chaîne de Tyrnavos. La présence des fg. 8 et 10 de l’édition Richard dans la partie centrale de ce commentaire, soit le niveau de lecture littéral du proverbe, constitue donc un indice massif en faveur d’une paternité didymienne. Cependant, si l’on considère le témoignage de l’Épitomé athonite de Procope, il apparaît que le fg. 10 [1976] présente une très grande affinité avec l’un des textes anonymes conservés par celui-ci, le fg. V [1972], que M. Richard a édité sous le nom d’un autre Alexandrin, Origène. L’affinité entre ces deux pièces est d’autant plus sensible que l’une et l’autre se trouvent associées pour former une seule et même phrase dans la partie centrale de la pièce O 1. Épitomé athonite de Procope + Chaîne des Miscellanées éditions Richard
= Chaîne d’Oxford Barocci 195, f. 265v
fg. V [1972] Eἰ γὰρ καὶ πλησίστιος fg. 10 [1976] Ἦς ἐπὶ βραχὺ παρελ- O 1 […] Εἰ γὰρ καὶ πλησίστιος φέροιτο, λευκαίνει μὲν τὸ ὕδωρ, θούσης οὐκ ἔστιν ἰχνηλατῆσαι τὴν φέροιτο, ἀλλ’ ἐπὶ βραχὺ λευκαίνει ἀλλ’ ἐπὶ βραχύ. δίοδον. τὸ ὕδωρ, παρελθούσης δὲ οὐκ ἔστιν ἰχνηλατῆσαι τὴν δίοδον. […]
70 M. RICHARD, « Le commentaire du codex Marcianus Gr. 23 sur Prov. XXX, 15-33 », art. cit., p. 368.
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En effet, s’il est emporté toutes voiles Or du navire, même s’il est passé il y gonflées, l’eau se couvre d’écume, a peu, il n’est pas « possible » de mais sur une courte distance/pendant suivre à la « trace » le trajet. peu de temps.
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En effet, s’il est emporté toutes voiles gonflées, c’est toutefois sur une courte distance/pendant peu de temps que l’eau se couvre d’écume et, une fois qu’il est passé, il n’est pas « possible » de suivre à la « trace » son trajet.
Trois conclusions sont possibles. Première hypothèse : le fg. V revient à Origène et les fg. 8 et 10 reviennent à Didyme, auquel cas la seconde partie du commentaire conservé par la Chaîne d’Oxford, soit le niveau de lecture littéral du proverbe, est un pur centon. L’hypothèse ne repose cependant que sur une déduction, puisque le fg. V, anonyme dans l’Épitomé athonite de Procope, n’a été attribué à Origène par M. Richard qu’en vertu de la règle d’attribution implicite du τοῦ αὐτοῦ71. Or si cette règle a pu s’appliquer originellement dans l’Épitomé athonite de Procope, les aléas de la transmission du texte, qui a vu la chute de bon nombre de ses indications marginales, font que désormais seules les attributions subsistantes y sont sûres, pas les attributions par défaut. Deuxième hypothèse : les fg. V, 8 et 10 reviennent tous à Origène, auquel cas la seconde partie du commentaire conservé par la Chaîne d’Oxford, soit le niveau de lecture littéral du proverbe, est un commentaire origénien inséré entre deux blocs d’exégèse dont l’Épitomé athonite de Procope et la Chaîne de Tyrnavos nous assurent, eux, qu’ils sont de Didyme. L’hypothèse repose là encore sur l’attribution par défaut du fg. V à Origène, mais reste dans l’absolu possible. Cette hypothèse a encore contre elle l’existence d’un second commentaire littéral éventuellement imputable à Origène (P 4) et qui ferait donc double emploi. Troisième et dernière hypothèse : les fg. V, 8 et 10 reviennent à Didyme, l’Épitomé athonite de Procope a vu la chute de l’attribution marginale du fg. V à Didyme, un phénomène très bien documenté dans cette tradition, et la Chaîne d’Oxford conserve la rédaction longue d’un texte source dans lequel les autres chaînes ont effectué des prélèvements différenciés. Dernière pièce de cet ensemble d’origine douteuse : le fg. 12. Contrairement à ce que laisse entendre le classement établi par M. Richard, le fg. 12 ne constitue nullement une exégèse littérale, mais une exégèse morale, et ne peut donc sur ce seul titre être rapproché des fg. 8, 10, 18 et 22 et attribué dans le même temps à Apolinaire. Il faut donc repartir à zéro, en commençant par signaler que ce commentaire de Pr 30, 19d (« […] les voies de l’homme dans sa jeunesse ») est un texte qui articule deux exégèses morales de directions opposées – l’une positive, l’autre négative – et bien démarquées l’une de l’autre par la conjonction ἤ qui, compte tenu de la divergence des exégèses, peut tout à fait signaler, comme il arrive souvent
71
M. RICHARD, « Les fragments d’Origène sur Prov. XXX, 15-31 », art. cit., p. 386.
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dans les chaînes, le raccord entre deux pièces provenant de commentateurs différents. La première partie du fg. 12 ne figure ni dans l’Épitomé athonite de Procope, ni dans la Chaîne d’Oxford. Elle est transmise par la seconde série de commentaires de la Chaîne de Tyrnavos sous le sceau de l’anonymat (T2 9.1). En l’état, on ne peut procéder que par élimination pour conclure (1) que l’axiologie de cette exégèse est incompatible avec celle transmise par l’Épitomé athonite de Procope sous le nom d’Origène (Οὐκ ἐπιγινώσκονται δέ, φησίν, οὐδὲ ὁδοὶ ἀνδρὸς ἐν νεότητι ταῖς ἐπιθυμίαις πεπυρωμένου…, P 6) ; (2) que cette exégèse est incompatible avec celle de Didyme (?) transmise par la Chaîne d’Oxford (Τὸ δὲ τετάρτον ἀνεπίγνωστον διὰ τὸ ἄστατον τῶν τρόπων […] Καὶ διὰ τοῦτο οὐκ ἐπιγινώσκω, φησὶν ὁ σοφός, ἐπεὶ καὶ ὁ νεαρὸς τὸ ἦθος δυσφώρατος, O 1) ; (3) que cette exégèse se distingue de celle, typologique, d’Hippolyte telle qu’elle nous est conservée par le Pseudo-Anastase (le Christ, fg. 55) et par la Chaîne d’Oxford (le baptisé, O 7). Pour le premier membre du fg. 12, la proposition d’attribution de M. Richard reste donc dans l’absolu possible, encore qu’en l’absence d’attribution explicite dans la Chaîne de Tyrnavos, elle se heurte à notre méconnaissance presque totale de l’exégèse d’Apolinaire. La seconde partie du fg. 12 n’est pas conservée par l’Épitomé athonite de Procope. Elle figure dans la seconde série de commentaires de la Chaîne de Tyrnavos sous une forme identique à celle qui est la sienne dans la Chaîne des Miscellanées, c’est-à-dire liée par une conjonction à la première partie du fg. 12 (T2 9.1). Mais la seconde partie du fg. 12 apparaît aussi, indépendamment de ce premier morceau d’exégèse, dans un autre contexte littéraire, au sein d’un commentaire des v. 19d-20 de source inconnue transmis par la Chaîne d’Oxford, la pièce O 6. Or dans sa rédaction oxonienne, la seconde partie du fg. 12 – οὐκ ἔχει ὁδοὺς τεταγμένας – a pour sujet l’expression ὁ τρόπος ἄστατος qui peut constituer une variation lexicale de l’expression τὸ ἄστατον τῶν τρόπων qui figurait déjà au § 2 de la pièce O 1, soit dans la partie de cette pièce consacrée à l’élucidation littérale du Pr 30, 18-20 et qu’entre autres hypothèses, nous avions proposé sur la base d’indices concordants de donner à Didyme. La reprise dans le commentaire spirituel du proverbe d’une expression employée dans son commentaire littéral permettrait d’expliquer la présence d’un lemme de renvoi (ὡς εἴπομεν, « comme nous l’avons dit ») dans la rédaction de ce texte transmise par la Chaîne de Tyrnavos et la Chaîne des Miscellanées. La pièce O 6 sur les v. 19d-20 pourrait donc constituer la suite et fin de l’exégèse incomplète du même Didyme (?) dans cette chaîne (O 1 + O 3 + O 6). Toutefois, par l’une de ses propositions – mais par l’une de ses propositions seulement –, ἢ διὰ τὸ ταῖς ἐπιθυμίαις πεπυρῶσθαι, la pièce O 6 recoupe également une longue pièce d’exégèse attribuée par l’Épitomé athonite de Procope à Origène (ἀνδρὸς ἐν νεότητι ταῖς ἐπιθυμίαις πεπυρωμένου, P 6). De deux
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choses l’une : soit le § 2 de la pièce O 1 et la pièce O 6 reviennent intégralement à Origène, soit ils reviennent à Didyme, mais un Didyme augmenté en pièce O 6 d’une proposition origénienne démarquée par la conjonction ἤ. La seconde alternative est possible et elle est même documentée par la pièce O 2 où l’exégèse d’Hippolyte, démarquée par la conjonction ἤ, se trouve insérée au beau milieu de celle d’Isidore de Péluse. Les fg. 15/17 [Richard 1976] et XI [1972] sur Pr 30, 24-28 fg. 15 [1976] sur Pr 30, 26 Διδύμου καὶ Ἀπολιναρίου. Τὰ πρώην ἀσθενῆ ἔθνη καταφυγόντα πρὸς Χριστόν· πέτρα γάρ, φησί, καταφυγὴ τοῖς χοιρογρυλλίοις· καὶ σὺ οὖν, φησίν, εἰ καὶ ἀσθενὲς εἶ ζῶον, ἐπιλαβοῦ τῆς πέτρας τῆς ἀληθοῦς πίστεως καὶ πρὸς αὐτὴν τὸν βίον ἀπεύθυνε. fg. 17 [1976] sur Pr 30, 28 . Ἀσκαλαβώτης δὲ ὁ ταῖς πράξεσιν ἐρειδόμενος, ὃς εἰς τὴν βασιλείαν εἰσέρχεται. Μὴ οὖν διὰ τὸ ἀσθενὲς τῆς φύσεως ἀπιστήσῃς τῇ τῶν οὐρανῶν βασιλείᾳ, ἀλλὰ πιστεύων τῇ περὶ αὐτῆς ὑποσχέσει, τὰ ταύτης ποιητικὰ μετέρχου προστάγματα. fg. XI [1972] sur Pr 30, 28 Ὠριγένους. Ἀλλὰ καὶ ὁ καλαβώτης φωνὴν ἄσημον, τουτέστι συγκεχυμένην νόησιν, προϊέμενος, ὅταν πράξεσιν ἐπερείδηται, ἐν βασιλείοις τὴν οἴκησιν σχήσει, τῇ βασιλείᾳ δηλονότι τῶν οὐρανῶν.
Puisque les Nations hier faibles ont trouvé refuge auprès du Christ : « Le rocher, dit-il en effet, est un refuge pour les damans » (Ps 103, 18). Donc toi aussi, dit-il, même si tu es un animal faible, gagne le « rocher » véritable de la foi et dirige ta vie d’après lui. Quant au « lézard » qui est « appuyé » sur ses actions, c’est celui qui entre dans le Royaume. Donc ne perds pas foi, à cause de la faiblesse de ta nature, dans le Royaume des cieux, mais garde foi dans la promesse qui en est faite et suis les commandements qui la rendent possible. Quant au « lézard », qui émet une voix imperceptible, c’est-à-dire une pensée confuse, dès lors qu’il « s’appuie » sur ses actions, il « habitera » dans des demeures « royales », évidemment le Royaume des cieux.
Pour le fg. 15, M. Richard a conservé l’attribution au couple « Didyme (et) Apolinaire » qui figure dans les deux témoins connus de la Chaîne des Miscellanées (Venezia, Biblioteca Nazionale Marciana, Gr. Z. 23, f. 95r ; Paris, BNF, Grec 174, f. 47v). En réalité, la Chaîne des Miscellanées agrège sous cette double attribution les fg. 15, 16 et 17, le fg. 16 revenant à Hippolyte d’après le témoignage du Pseudo-Anastase72. L’attribution proposée par les témoins connus de la Chaîne des Miscellanées ne tient donc pas. Dans l’éventualité où cette attribution double n’aurait initialement porté que sur le fg. 15, auquel les fg. 16 et 17 seraient venus s’amalgamer dans un second temps, on voudrait bien être capable d’en apprécier le sens : rencontre entre deux exégètes distincts dont l’un seulement est cité par le caténiste ? ou conflation, au sein d’une seule et même pièce, de matériaux exégétiques distincts ? On sait désormais que la seconde partie du fg. 15, qui se distingue de sa partie liminaire par sa modalité exhortative, doit être fermement restituée au seul Apolinaire d’après l’attribution donnée pour cette pièce par la Chaîne de Tyrnavos (cod. Tyrnavos, 72 Voir Hippolyte, éd. RICHARD, « Les fragments du Commentaire de S. Hippolyte sur les Proverbes de Salomon, II, Édition provisoire », art. cit., p. 91, fg. 69 par le Pseudo-Anastase.
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Dêmotikê Bibliothêkê, 25, p. 329). La source de la première partie du fg. 15 résiste, quant à elle, à l’identification. Transmise sous le sceau de l’anonymat par la Chaîne de Tyrnavos (T 3 ci-après), cette interprétation typologique du « rocher » et du « daman » est en effet partagée par l’ensemble des commentateurs des Proverbes (par Hippolyte, fg. 68 via le Pseudo-Anastase ; par Origène et Didyme, P 1 et P 2 ci-après) et la référence au Ps 103, 18, si elle apparaît dans une pièce de la Chaîne d’Oxford qu’il convient de rendre à Didyme et/ou Origène (O 1 ci-après), ne permet, en l’absence de tout recoupement dans l’appareil de commentaire environnant, de distinguer aucun auteur. Épitomé athonite de Procope / Chaîne de Tyrnavos Iviron 379, f. 208r-v et Tyrnavos 25, p. 329
Chaîne d’Oxford Barocci 195, f. 266v-267r
30, 24 25 26 27 28
T 2 Διδύ [v. 25] Eἰς τὸ αὐτό· Καὶ ἀνωτέρω ἔλεγεν· « Ζήλου τὸν μύρμηκα, ὦ ὀκνηρέ ».
T 3 [v. 26] Τὰ πρώην ἀσθενῆ ἔθνη καταφυγόντα πρὸς Χριστόν· « Πέτρα γὰρ καταφυγὴ τοῖς χοιρογρυλλίοις ». [≈ fg. 15.1] T 1 Διδύ [v. 25] Οἱ πρακτικοὶ ἄνθρωποι οἳ ἀπὸ τοῦ βίου τούτου εὐτρεπίζουσι τὴν εἰς τὸ μέλλον τροφήν. P 2 Δι [v. 26] Ἄλλως δέ· Νῦν πέτρας τοὺς ἁγίους καλεῖ ὁμωνύμως τῇ ἀληθινῇ πέτρᾳ, ἐν αἷς [αἷς correxi : οἷς cod.] ἐστιν ὁ ἐξ ἐθνῶν λαὸς πρότερον ἔχων τὴν οἰκίαν ἐπὶ τῆς ψάμμου.
Τέσσαρα δέ ἐστιν ἐλάχιστα ἐπὶ τῆς γῆς, ταῦτα δέ ἐστι σοφώτερα τῶν σοφῶν· οἱ μύρμηκες οἷς μὴ ἔστιν ἰσχὺς καὶ ἑτοιμάζονται θέρους τὴν τροφήν· καὶ οἱ χοιρογρύλλιοι, ἔθνος οὐκ ἰσχυρόν, οἳ ἐποιήσαντο ἐν πέτραις τοὺς ἑαυτῶν οἴκους· ἀβασίλευτόν ἐστιν ἡ ἀκρὶς καὶ ἐκστρατεύει ἀφ’ ἑνὸς κελεύσματος εὐτάκτως· καὶ ἀσκαλαβώτης ἐν χερσὶν ἐρειδόμενος κατοικεῖ ἐν ὀχυρώμασι βασιλέως.
O 1 [v. 24-28 litt.] Ἐκ τούτου παρορμᾶν ἡμᾶς ἐπ’ ἔργα ὁ λόγος ἔοικε, κατὰ ῥητὸν δὲ τέως ἐξακουέσθω τὰ λεγόμενα. Kαὶ ἀνωτέρω ἔλεγε· « Ζήλου τὸν μύρμηκα, ὦ ὀκνηρέ »· τοῦτο γὰρ τὸ ζῷον φύσει κινούμενον οὐδεμίαν ἰσχὺν σώματος ἐπαγόμενον, ἑτοιμάζεται διὰ θέρους τὴν τροφήν. Oἵ τε χοιρογρύλλιοι ἔθνος οὐκ ἰσχυρόν· εὐτελὲς γὰρ καὶ τοῦτο τὸ ζῷον ἐν πέτραις ἴσχει· « Πέτρα γὰρ καταφυγὴ τοῖς χοιρογρυλλίοις » [≈ fg. 15.1]. Ἥ τε ἀκρὶς εὔθλαστον τυγχάνουσα ζῷον τάξει τινὶ ἐκστρατεύει ὁμοίως. Καὶ ὁ ἀσκαλαβώτης ἀπερίδρακτον χερσὶ ζῷον τυγχάνον ἐν βασιλείοις οἴκοις κατοικεῖ. [v. 24-27 spir.] Πρὸς διάνοιαν δὲ λεκτέον ὧδε· ὁ πρακτικὸς ἄνθρωπος διὰ συμβόλου μύρμηξ καλούμενος παρ’ ὅλον τὸ θέρος, τὸ τοῦ βίου τούτου κατάστημα, ἑτοιμάζεται τὰ εἰς τὸν χειμῶνα τὸν μέλλοντα αἰῶνα τροφὰς ἔργα ἀγαθά. Ὁ δὲ ἐξ ἐθνῶν λαὸς διὰ τοῦ χοιρογρυλλίου σημαινόμενος. Εὖ γὰρ τὸ φᾶναι· οὐκ ἰσχυρὸν ἔθνος ἐν πέτραις πεποίηται λοιπὸν τὴν οἰκίαν, πρότερον ἔχον ταύτην ἐπὶ τὴν ψάμμον, ὥσπερ ἔναγχος εἴρηται, πέτρας οὔσης Χριστοῦ καὶ τῶν ἀπ’ αὐτοῦ ποιῶν73, † ἐφ’ οὓς καὶ τοὺς αὐτοῦ λόγους ᾠκοδόμηνται †. Ἡ δὲ ἀκρὶς δοκεῖ πτηνὸν εἶναι, οὐκ ἰσχυρὸν δέ, οὐδὲ ὑψηπέτας. Ὅμως τὸ οὕτως ἀσθενὲς εὐτάκτως ὑπὸ ἑνὶ συστρα-
73 Le renvoi vise le § 1 de la pièce O 3 sur Pr 30, 18-20 (voir le texte supra p. 237). Comme dans cette pièce, l’expression τῶν ἀπ ποιῶν signe l’exégèse.
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P 4 Δι [v. 27] Καὶ ἄλλως· Ἀκρίδες ὅσοι τῇ νοήσει βουλόμενοι πέτεσθαι, ἀδυνατοῦντες, ὀλίγον τῆς γῆς ἀνατρέχουσιν· εἰ δὲ πρακτικὸν μεταλάβοιεν βίον, εἰς ἓν τάγμα πρακτικῶν ἐναχθήσονται.
P 5 Ὠρ (?) [v. 28] Ἀλλὰ καὶ ὁ καλαβώτης φωνὴν ἄσημον, τουτέστι συγκεχυμένην νόησιν, προϊέμενος, ὅταν πράξεσιν ἐπερείδηται, ἐν βασιλείοις τὴν οἴκησιν σχήσει, τῇ βασιλείᾳ δηλονότι τῶν οὐρανῶν. [≈ fg. XI] P 1 [v. 24-26] […] Ἐλάχιστα δὲ ἐπὶ τῆς γῆς εἶναι νομίζω τοὺς προσελθόντας Χριστῷ· « Τὰ γὰρ μωρὰ τοῦ κόσμου ἐξελέξατο ὁ θεός, ἵνα καταισχύνῃ τοὺς σοφούς », καὶ τὰ ἐπὶ τούτοις· « Ταῦτα σοφώτερα τῶν σοφῶν », περὶ ὧν λέλεκται τό· « Ἀπολῶ τὴν σοφίαν τῶν σοφῶν ». Εἰ δὲ καὶ ἐπὶ γῆς ἐλάχιστα ταῦτα, μέγιστα δ’ οὖν ἐστιν ἐν οὐρανοῖς. Διό φησιν ὁ σωτήρ· « Ὃς ἂν θέλῃ ἐν ὑμῖν μέγας εἶναι, ἔσται πάντων μικρότερος » καὶ τὰ ἑξῆς. Πρῶτον δὲ τῶν ἐπὶ γῆς ἐλαχίστων οἱ ἐργάται μύρμηκες, οὓς μιμεῖσθαι τὸν ὀκνηρὸν προετρέπετο. Οἱ τῷ σωτῆρι τοίνυν πειθόμενοι λέγοντι· « Ἐργάζεσθε ὡς ἡμέρα ἐστίν· ἔρχεται νὺξ ὅτε οὐδεὶς δύναται ἐργάζεσθαι » σοφώτεροι τῶν σοφῶν εἰσι μύρμηκες, ἑτοιμαζόμενοι θέρους τὴν τροφὴν τῷ πείθεσθαι λέγοντι τῷ κυρίῳ· « Ἐπάρατε τοὺς ὀφθαλμοὺς ὑμῶν καὶ θεάσασθε τὰς χώρας ὅτι λευκαί εἰσι πρὸς θερισμὸν ἤδη »· ἑτοιμάζονται γὰρ πρὸ τοῦ μέλλοντος τῆς ὀργῆς χειμῶνος τὴν τροφήν. Σύμβολον δὲ οἱ χοιρογρύλλιοι τῶν κατοικούντων ἐν βοηθείᾳ τοῦ ὑψίστου καὶ μὴ μόνον πινόντων ἐκ τῆς πέτρας, ἥτις ἐστὶν ὁ Χριστός, ἀλλὰ καὶ οἰκούντων ἐν αὐτῷ. Διὰ δὲ τὰς διαφόρους ἐπινοίας περὶ τοῦ ζῴου ἐν τῷ Λευϊτικῷ μὲν ἐν ἀκαθάρτοις κατείλεκται, νῦν δέ ἐστιν ἐπαινετόν. Οὕτω καὶ ὁ λέων ἐπαινεῖται καὶ ἐπὶ τοῦ διαβόλου παρείληπται. P 3 Ὠρ [v. 27] Ὡς εὔτακτος ἐπαινεῖται καὶ ἡ ἀκρὶς τῷ τοῦ θεοῦ λόγου πειθομένη κελεύσματι. Τοιαύτη τίς ἐστιν ἡ ἐκκλησία διὰ τὸ πρὸς τῶν ἀνθρώπων καταφρονεῖσθαι ἀκρίδι ὡς πρὸς τὸ ζῆν ἐπὶ γῆς παραβαλλομένη· διὰ δὲ τὸ μετὰ Ἰησοῦ συνάγεσθαι καὶ μὴ σκορπίζειν, ἀλλ’ ἐνδύεσθαι τὴν πανοπλίαν τοῦ θεοῦ, ἵνα ἀντιστῇ πρὸς τὰς μεθοδείας τοῦ διαβόλου, ἀφ’ ἑνὸς κελεύσματος εὐτάκτως στρατοπεδεύει. Ἔστι δὲ ἀβασίλευτος ὑπὸ τοῦ Φαραώ, οὐχ ὑπὸ τοῦ θεοῦ. Καὶ τῶν Αἰγυπτίων οἱ πόνοι παραδέδονται ταύτῃ. Ἴσως δὲ διὰ τὸ μὴ βασιλεύεσθαι ἡμᾶς πρὸ τῆς τοῦ Χριστοῦ βασιλείας.
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τεύεται. Καὶ ἔστι πρὸς διάνοιαν ἐκλαβεῖν τὸ λεγόμε νον· ὅσοι πετᾶσθαι θέλουσιν ἐπαιρόμενοι τοῖς τῆς νοήσεως πτεροῖς, ἐὰν μὴ ὦσιν ἐντρεχεῖς κατὰ τὴν γνώμην, ὀλίγον τῆς γῆς ἀναχωροῦσι. Kαὶ διὰ τοῦτο ἀσθενεῖς ὅμως οἱ πρακτικοί – εἰ τοιοῦτον μεταλάβοιεν βίον – εὐτάκτως ὑπὸ ἑνὸς συνθήματος εἰς ἓν στρατόπεδον συνάγονται τάγμα τακτικὸν ἀνθρώπων συγκροτοῦντες. | [v. 28 spir.] Ἀλλὰ καὶ ὁ ἀσκαλαβώτης φωνὴν ἄσημον προφερόμενος, τουτέστι συγκεχυμένην νόησιν, ὅταν χερσί, τουτέστι πράξεσιν, ἐπερείδηται, ἐν βασιλείοις τὴν οἴκησιν σχήσει, εἰσιὼν εἰς τὴν βασιλείαν τῶν οὐρανῶν διὰ τὰς χείρας αἷς ἐπερειδόμενος ὀρθῶς βαδίζει. [≈ fg. XI/17.1] O 2 [v. 24-26] Νόει δέ μοι ἐλάχιστα ἐπὶ τῆς γῆς καὶ τοὺς προσελθόντας τῷ Χριστῷ – « Tὰ γὰρ ἀσθενῆ τοῦ κόσμου ἐξελέξατο » –, oἳ σοφώτεροί εἰσι τῶν σοφῶν καὶ μέγιστοι ἐν ἀνθρώποις, οὓς διδάσκει ὁ κύριος ἐργάζεσθαι ἕως ἡμέρα ἐστί, καί· « λευκαί εἰσιν αἱ χῶραι πρὸς θερισμόν », καὶ ἑτοιμάζεσθαι τὴν τροφὴν πρὸ τοῦ μέλλοντος τῆς ὀργῆς [ὀργῆς correxi : τροφῆς cod.] χειμῶνος. Σύμβολον δὲ οἱ χοιρογρύλλιοι τῶν κατοικούντων πίστει ἐν τῇ τῆς ζῶης πέτρᾳ Χριστῷ. Ἡ δὲ τὴν τοῦ νοητοῦ Φαραὼ ἀθετήσασα βασιλείαν ἐξ ἐθνῶν ἐκκλησία ἀκρίδι διὰ τὸ πρὸς τῶν ἀνθρώπων καταφρονεῖσθαι παραβαλλομένη, ὑπὸ Ἰησοῦ συναγομένη τῷ αὐτοῦ [αὐτοῦ correxi : ἑαυτοῦ cod.] κελεύσματι, κατὰ τῶν μεθοδειῶν στρατεύει τοῦ διαβόλου καὶ τοὺς τῶν Αἰγυπτίων ἀφανίζει πόνους.
30, 24
Il y a quatre êtres minuscules sur la terre, et ceux-là sont plus sages que les sages : 25 les fourmis qui n’ont pas de force et préparent l’été leur nourriture ; 26 et les damans, nation sans force, qui ont fait dans les rochers leurs maisons ;
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M. DANEZAN
27 c’est un être sans roi que la sauterelle et elle part en expédition à l’appel donné avec discipline ; 28 et le lézard appuyé sur ses pattes habite dans les citadelles du roi.
T 2 De Didyme [v. 25] Sur le même verset : Et plus haut il disait : « Imite la fourmi, paresseux ! » (Pr 6, 6) T 3 [v. 26] Puisque les Nations hier faibles ont trouvé refuge auprès du Christ : « Le rocher, en effet, est un refuge pour les damans » (Ps 103, 18). [≈ fg. 15.1]
T 1 De Didyme [v. 25] Les hommes tournés vers l’action qui dans cette vie « préparent » leur « nourriture » pour l’avenir. P 2 De Didyme [v. 26] Et selon une autre interprétation : Il appelle ici « rochers » les saints, du même nom que le véritable « rocher », « rochers » dans lesquels se trouve le peuple des Nations qui avait auparavant sa « maison » sur le sable.
P 4 De Didyme [v. 27] Et selon une autre interprétation : Les « sauterelles », ce sont tous ceux qui, voulant prendre leur envol par la pensée, comme ils en sont incapables, ne s’élancent qu’à une courte hauteur de la terre ; mais s’ils se convertissent à une vie tournée vers l’action, ils seront réunis en un seul corps de troupe, le corps de ceux qui sont tournés vers l’action. P 5 D’Origène (?) [v. 28] Quant au « lézard », qui exprime une voix imperceptible, c’est-à-dire une pensée confuse, dès lors qu’il s’« appuie » sur ses actions, il « habitera » dans des demeures « royales », évidemment le Royaume des cieux. [≈ fg. XI]
O 1 [v. 24-28 litt.] Avec ce texte la parole semble nous exhorter à l’action, mais comprenons pour l’instant ce qui est dit au sens littéral. Plus haut, il disait : « Imite la fourmi, paresseux ! » (Pr 6, 6), car cet animal, mis en branle par la nature, comme il n’a pour lui aucune force physique, « prépare pendant l’été sa nourriture ». Les « damans » constituent une « nation sans force ». En effet, comme il est lui aussi d’humble condition, cet animal vit « dans les rochers » : « Le rocher, en effet, est un refuge pour les damans » (Ps 103, 18) [≈ fg. 15.1]. Et la « sauterelle », animal facile à broyer, « part en expédition » comme le ferait un bataillon. Quant au « lézard », animal qu’on ne peut attraper avec les mains, il « habite » dans des demeures « royales ». [v. 24-27 spir.] Du point de vue de l’esprit, il faut dire ceci : l’homme tourné vers l’action, symboliquement appelé « fourmi », « prépare » pendant tout l’« été », c’est-à-dire pendant la saison de la vie présente, les bonnes œuvres qui sont ses nourritures pour l’« hiver », c’est-à-dire le siècle à venir. Et c’est le peuple des Nations qui est figuré au travers du « daman ». C’est bien, en effet, d’avoir dit : « une nation sans force a fini par faire sa maison dans les rochers », puisqu’elle l’avait auparavant sur le sable, le « rocher » étant, ainsi qu’on l’a dit précédemment, le Christ et ceux qui sont à son école : c’est sur les paroles du Christ qu’ils se sont édifiés. Quant à la « sauterelle », elle passe pour un être capable de voler, mais c’est un être sans force et qui ne peut voler dans les hauteurs. Néanmoins l’être aussi faible, c’est « avec discipline », « à l’appel donné », qu’il prend part à l’« expédition ». Il est également possible, pour ce qui est de l’esprit, d’interpréter ce qui est dit de la manière suivante : tous ceux qui veulent prendre leur envol en s’élevant par les ailes de la pensée, si leur esprit n’est pas agile, ne s’éloignent qu’un peu de la terre. Et c’est pour cette raison que, quoique « faibles », les hommes tournés vers l’action – s’ils se sont convertis à une telle vie – se rassemblent « avec discipline », « au signal donné », en un unique corps d’« expédition » pour former ensemble un bataillon d’hommes ordonné. | [v. 28 spir.] Quant au « lézard », qui exprime une voix imperceptible, c’est-à-dire une pensée confuse, dès lors qu’il s’« appuie sur ses pattes », c’est-à-dire sur ses actions, il « habitera » dans des demeures « royales », entrant dans le Royaume des cieux en raison des « pattes » sur lesquelles il est « appuyé » et qui lui permettent d’avancer dans le droit chemin. [≈ fg. XI/17.1]
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P 1 [v. 24-26] […] Sont des « êtres minuscules sur la terre », je pense, ceux qui se sont approchés du Christ : « Ce qui est folie dans le monde, Dieu l’a choisi pour confondre les sages » (1 Co 1, 27), et en outre : « Ces êtres sont plus sages que les sages », « sages » au sujet desquels il est dit : « Je ruinerai la sagesse des sages » (1 Co 1, 19). Quand bien même ces êtres sont « minuscules sur terre », ils sont cependant les plus grands dans les cieux. C’est pourquoi le Sauveur dit : « Si quelqu’un veut être grand parmi vous, il sera le plus petit de tous, etc. » (Mt 20, 26). Le premier des « êtres minuscules sur terre », ce sont les fourmis laborieuses, qu’il exhortait le paresseux d’imiter (cf. Pr 6, 6). Donc, ceux qui obéissent au Sauveur lorsqu’il dit : « Travaillez tant qu’il fait jour : la nuit vient où personne ne peut travailler » (cf. Jn 9, 4) sont des « fourmis plus sages que les sages », puisqu’ils « préparent l’été leur nourriture » par obéissance au Seigneur qui dit : « Levez vos yeux et regardez les champs : ils sont déjà blancs pour la moisson » (Jn 4, 35). En effet, ils « préparent leur nourriture » avant l’hiver de la colère qui vient. Quant aux « damans », ils symbolisent ceux qui établissent leur « maison » sous la protection du TrèsHaut (cf. Ps 90, 1) et qui non seulement s’abreuvent au « rocher » qu’est le Christ, mais encore ont en lui leur « maison ». Et c’est en raison des différents attributs de l’animal que celui-ci est compté, dans le Lévitique, au nombre des êtres impurs, alors qu’ici il en est fait l’éloge. De même le lion est à la fois loué et interprété comme le diable.
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O 2 Comprends s’il te plaît que les « êtres minuscules sur la terre », ce sont aussi ceux qui se sont approchés du Christ – car « ce qui est faiblesse dans le monde, Il l’a choisi » (1 Co 1, 27) –, eux qui sont « plus sages que les sages » et les plus grands parmi les hommes, à qui le Seigneur enseigne de travailler tant qu’il fait jour (cf. Jn 9, 4) que « les champs sont blancs pour la moisson » (Jn 4, 35) et de « préparer leur nourriture » avant l’hiver de la colère qui vient. Les « damans » symbolisent ceux qui établissent leur « maison » dans la foi qu’ils ont dans le « rocher » de la vie, soit le Christ. Quant à l’Église des Nations, qui a rejeté la royauté du Pharaon spirituel, qui est comparée à une « sauterelle » parce qu’elle est tenue en mépris par les hommes, après avoir formé une troupe à l’« appel » de Jésus, elle mène « expédition » contre les manœuvres du diable (cf. Eph 6, 11) et détruit les travaux des Égyptiens (cf. Ex 10, 13-20).
P 3 D’Origène [v. 27] C’est en tant qu’elle est « disciplinée » que la sauterelle aussi est louée, puisqu’elle obéit à l’« appel » du Dieu Verbe. L’Église est une telle « sauterelle », comparée à une « sauterelle » parce qu’elle est tenue en mépris par les hommes sous le rapport de la vie terrestre ; mais parce qu’elle a rejoint le camp de Jésus et ne se disperse pas, mais revêt l’armure de Dieu pour tenir face aux manœuvres du diable (cf. Eph 6, 11), elle positionne son armée « à l’appel donné », « avec discipline ». Et elle est « sans roi » en Pharaon, elle ne l’est pas en Dieu. Et les peines des Égyptiens, c’est à elle qu’on les a confiées (cf. Ex 10, 13-20). Et peut-être parce que nous ne sommes pas assujettis à un roi avant le règne du Christ.
Le fg. 17 est très semblable au fg. 15. Attribué tout entier par M. Richard à Didyme sur la base du témoignage de la Chaîne du Vatican et au titre de son « contenu » (une exégèse allégorisante ?)74, le fg. 17 revient cependant dans sa seconde moitié à Apolinaire (voir cod. Tyrnavos, Dêmotikê Bibliothêkê, 25, p. 330). Formulée sur le mode de l’exhortation au lecteur, la seconde partie du fg. 17 fait au surplus écho à la seconde partie du fg. 15 que nous avons 74 M. RICHARD, « Le commentaire du codex Marcianus Gr. 23 sur Prov. XXX, 15-33 », art. cit., p. 366-367.
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précédemment restituée à Apolinaire sur la même base. La première partie du fg. 17 résiste, quant à elle, à l’attribution et nous place dans une situation similaire à celle rencontrée précédemment avec le fg. 10. Si l’on se fie au seul témoignage de la Chaîne d’Oxford, il apparaît d’abord que la première partie du fg. 17 revient à Didyme. Le début du fg. 17 recoupe en effet la fin de la longue pièce O 1 citée ci-avant. Cette pièce offre une structure bipartite très nette avec une articulation explicite (Πρὸς διάνοιαν δὲ λεκτέον ὧδε) et ne présente aucune marque visible d’amalgame. Elle est recoupée, dans sa partie consacrée à l’élucidation littérale du proverbe, par une pièce de la Chaîne de Tyrnavos attribuée à Didyme et, dans sa partie consacrée à l’élucidation spirituelle, par une autre pièce de la Chaîne de Tyrnavos ainsi que par deux pièces de l’Épitomé athonite de Procope attribuées toutes trois au même Didyme. Elle précède par ailleurs une pièce d’exégèse que l’Épitomé athonite de Procope permet de restituer fermement à Origène. Tous les indices donnent donc Didyme pour l’auteur de la pièce oxonienne O 1. Mais si l’on considère à présent le témoignage de l’Épitomé athonite de Procope, il apparaît que le début du fg. 17 présente une très grande affinité avec le fg. XI de l’Épitomé athonite de Procope attribué à Origène (dans les deux cas, les pattes du lézard sont assimilées aux πράξεις), une affinité d’autant plus sensible que l’un et l’autre fragments se trouvent associés pour former une seule et même phrase transmise par la Chaîne d’Oxford. Épitomé athonite de Procope + Chaîne des Miscellanées éditions Richard
= Chaîne d’Oxford Barocci 195, f. 267r
fg. XI [1972] Ὠριγένους Ἀλλὰ καὶ ὁ fg. 17.1 [1976] Ἀσκαλαβώτης δὲ ὁ καλαβώτης φωνὴν ἄσημον, τουτέσ- ταῖς πράξεσιν ἐρειδόμενος, ὃς εἰς τι συγκεχυμένην νόησιν, προϊέμε- τὴν βασιλείαν εἰσέρχεται. νος, ὅταν πράξεσιν ἐπερείδηται, ἐν βασιλείοις τὴν οἴκησιν σχήσει, τῇ βασιλείᾳ δηλονότι τῶν οὐρανῶν.
O 1 […] Ἀλλὰ καὶ ὁ ἀσκαλαβώτης φωνὴν ἄσημον προφερόμενος, τουτέστι συγκεχυμένην νόησιν, ὅταν χερσί, τουτέστι πράξεσιν, ἐπερείδηται, ἐν βασιλείοις τὴν οἴκησιν σχήσει, εἰσιὼν εἰς τὴν βασιλείαν τῶν οὐρανῶν διὰ τὰς χείρας αἷς ἐπερειδόμενος ὀρθῶς βαδίζει.
D’Origène Quant au « lézard », qui Quant au « lézard » qui est émet une voix imperceptible, c’est-à- « appuyé » sur ses actions, c’est dire une pensée confuse, dès lors qu’il celui qui entre dans le Royaume. s’« appuie » sur ses actions, il « habitera » dans des demeures « royales », évidemment le Royaume des cieux.
Quant au « lézard », qui émet une voix imperceptible, c’est-à-dire une pensée confuse, dès lors qu’il s’« appuie sur ses pattes », c’est-àdire sur ses actions, il « habitera » dans des demeures « royales », entrant dans le Royaume des cieux à cause des « pattes » sur lesquelles il est « appuyé » et qui lui permettent d’avancer dans le droit chemin.
À nouveau, trois conclusions sont possibles. Première hypothèse : les fg. 17 et IX reviennent à Didyme, auquel cas le témoin de l’Épitomé de Procope qui attribue le second à Origène, l’Iviron 379, commet une erreur (et non un simple
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report d’attribution dans le cas de pièces très courtes) : je n’ai jamais rencontré d’erreur dans ce témoin s’agissant des auteurs pour lesquels une comparaison avec la tradition directe est possible, ce qui ne permet toutefois pas de l’exclure. Deuxième hypothèse : le fg. 17 revient à Didyme et le fg. XI à Origène, auquel cas leurs exégèses, presque similaires, ont été fondues en une seule par le caténiste de la Chaîne d’Oxford qui a créé à partir d’elles un centon pour commenter le v. 28. Troisième et dernière hypothèse : les fg. 17 et XI reviennent à Origène, auquel cas la Chaîne d’Oxford a cité les textes dans l(e) (dés)ordre suivant : (1) commentaire littéral de Didyme pour les v. 24-28 ; (2) commentaire spirituel de Didyme pour les v. 24-27 ; (3) commentaire spirituel d’Origène pour le v. 28 ; (4) commentaire spirituel d’Origène pour les v. 24-27. Les fg. 18 [Richard 1976] sur Pr 30, 29-31 fg. 18 [1976] sur Pr 30, 29a Ἀπολιναρίου. Ὁ L’être dont l’activité naturelle n’est pas entravée τὴν φυσικὴν ἐνέργειαν ἀνεμπόδιστον ἔχων « passe avec aisance », est-il dit. εὐόδως διαβαίνειν λέγεται.
Ce texte, attribué par la Chaîne de Tyrnavos à Didyme (le texte est cité supra, p. 215), ainsi que par la Chaîne du Vatican (voir notre commentaire p. 247), doit être fermement restitué à l’Alexandrin. Les fg. 28/31/32 [Richard 1976] sur Pr 30, 32-33 fg. 28 [1976] sur Pr 30, 32a . « Ἐὰν πρόῃ σεαυτὸν » εἰς τὴν μάθησιν τῶν ἀρετῶν ἢ καὶ ἐὰν εἰς τὸν νοῦν τῶν γραφῶν καθῇς σεαυτόν. fg. 31 [1976] sur Pr 30, 33ab . Τὸ « ἄμελγε γάλα » πρὸς τὸ « ἐὰν πρόῃ » ἀπέδωκεν, τὸ δὲ « ἐὰν ἐκπιέζῃς » πρὸς τὸ « ἐὰν ἐκτείνῃς τὴν χεῖρα » ἀπέδωκεν· οὐκέτι τὴν φυσικήν, ἀλλὰ τὴν παρὰ φύσιν ἔκκρισιν ποιούμενος. Ἐὰν οὖν, φησί, πέρα τοῦ δέοντος ζητήσῃς, οὐκ ἔστι σοι τροφή, ὃ δὴ πάσχουσιν αἱρετικῶν παῖδες, συλλογισμοὺς πλέκοντες, ὡς διὰ τούτων περιεσόμενοι τῆς ἀληθείας.
« Si tu t’abandonnes » (Pr 30, 32a) à ta soif d’apprendre les vertus ou encore si tu t’appliques à chercher le sens des Écritures.
Le mot « trais le lait… » (Pr 30, 33a) se rapporte à « si tu t’abandonnes… » (Pr 30, 32a) ; le mot « si tu presses… » (Pr 30, 33b) se rapporte à « si tu brandis ta main… » (Pr 30, 32b) : lorsque tu ne produis pas un écoulement naturel, mais contre nature. Si donc, dit-il, tu pousses l’interrogation plus loin qu’il ne faut, ce n’est pas pour toi une nourriture : cette situation est précisément celle des hérétiques puisqu’ils tressent des syllogismes en pensant que, de cette manière, ils l’emporteront sur la vérité. fg. 32 [1976] sur Pr 30, 33c . « Si tu les fais sortir de force » (Pr 30, 33c), Ἐὰν ἐκβιάζῃ, τουτέστι βιαζόμενος, αὐτοὺς c’est-à-dire si tu les forces d’une manière qui est παρὰ τὴν φύσιν αὐτῶν. contraire à leur nature.
Pour le Pr 30, 32-33, dernier « proverbe numérique », M. Richard a systématiquement privilégié le témoignage de la Catena Coisliniana contre celui du reste de la tradition, et en particulier contre celui de la Chaîne des Miscellanées qu’il était pourtant en train d’éditer. Il en résulte que les six fragments édités
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par lui dans l’édition de 1976 le sont selon le découpage et l’ordre d’enchaînement des textes propres à la Catena Coisliniana et non selon ceux de la Chaîne des Miscellanées où les fg. 28 à 33 forment en réalité trois pièces (pièce no 1 = fg. 32 + 33 + 31 ; pièce no 2 = fg. 28 + 30 ; pièce no 3 = fg. 29). Il en résulte aussi que les textes attribués à Apolinaire l’ont été en vertu d’indices lexicaux (trois Ἄλλος) présents dans la Catena Coisliniana au détriment des deux seules attributions nominales conservées par la tradition pour l’ensemble de ces pièces, deux attributions à Didyme, l’une dans la Chaîne des Miscellanées (pièce no 1 = fg. 32 + 33 + 31, cod. Venezia, Biblioteca Nazionale Marciana, gr. Z. 23, f. 99v) et l’autre dans la Chaîne du Vatican (fg. 28 + 29, cod. Vaticano, BAV, Vat. gr. 1802, f. 117v). Le fg. 28 et la seconde partie du fg. 31 (à partir de οὐκέτι) doivent cependant être fermement rendus à Didyme d’après les attributions données par la Chaîne de Tyrnavos pour ces pièces (Tyrnavos, Dêmotikê Bibliothêkê, 25, p. 330). La présence d’Apolinaire dans l’un ou l’autre des fragments restants (le début du fg. 31 et le fg. 32) est totalement importée par M. Richard sans aucune base documentaire. Elle est en outre fragilisée par la forme unitaire revêtue par l’ensemble des fg. 28 à 33 dans une pièce conservée par la Chaîne d’Oxford qui rassemble au sein d’un même texte ce que les autres chaînes éparpillent en une kyrielle de petits morceaux de textes, le plus souvent sous anonymat, une fois sous le nom Didyme. Épitomé athonite de Procope Iviron 379, f. 209v
P 1 Καὶ πρὸς ῥητὸν καὶ πρὸς διάνοιαν ἀληθές· ὁ γὰρ δοὺς ἑαυτὸν ἀναλαβεῖν ἀρετὴν ἢ γνῶσιν γραφῶν [≈ fg. 28] – ταῦτα γὰρ εὐφροσύνη –, εἶτα τὴν πρᾶξιν μετὰ μάχης ἐκτείνας ἀκούσεται· « Εἰ δέ τις φιλόνεικος εἶναι δοκεῖ, ἡμεῖς τοιαύτην συνήθειαν οὐκ ἔχομεν, οὐδὲ αἱ ἐκκλησίαι τοῦ θεοῦ ».
P 2 « Ἐὰν πρόῃ σεαυτόν, φησίν, εἰς εὐφροσύνην », τὸν εἰσαγωγικὸν ἐπάγου λόγον· ποθεὶς γὰρ ὡς γάλα καὶ πεφθείς, ἔσται σοι τροφὴ στερεά.
Chaîne d’Oxford Barocci 195, f. 267v O 1 Καὶ πρὸς ῥητὸν ἐν ἀγαθαῖς ἡμέραις ἀμνηστίας οὔσης κακῶν ὁ εἰς εὐφροσύνην κεκλημένος καὶ μεθ’ ὕβρεως ἐκτείνων τὴν χεῖρα ἐπὶ τὰ παρεσκευασμένα ἀτιμασθήσεται. Πρὸς δὲ διάνοιαν, ἐὰν ἄρξασθαι θελήσῃς ἀρετῆς ἀναλήψεως – αὕτη δὲ διὰ συμβόλου εὐφροσύνη λέγεται – ἢ καὶ ἐὰν εἰς τὸν νοῦν τῶν γραφῶν καθῇς [≈ fg. 28], τὸν δὲ χεῖρά σου, τουτέστι τὴν πρᾶξιν, μετὰ μάχης ἐκτείνῃς, ἐὰν μὴ ἔχῃς μαθηματικὸν οὖς, ἀλλὰ διαμάχεσθαι βούλῃ, ἀτιμάζῃ· ἀκούεις γάρ· « Eἰ δέ τις, φησί, φιλόνεικος δοκεῖ εἶναι, ἡμεῖς τοιαύτην συνήθειαν οὐκ ἔχομεν, οὐδὲ αἱ ἐκκλησίαι τοῦ θεοῦ ». Ἐπάγει δὲ « ἄμελγε γάλα καὶ ἔσται βούτυρον ». Πρὸς τὸν πρότερον στίχον ἀποδούς – « Ἐὰν πρόῃ σεαυτόν εἰς εὐφροσύνην » – « ἄμελγε τὸ γάλα » [≈ voir fg. 31], τὸν διδασκαλικὸν καὶ εἰσαγωγικὸν ἐπάγου λόγον, κάτεχε ἐν διανοίᾳ τοῦτον γάλα λεγόμενον, καὶ αὐτὸ
Chaîne de Tyrnavos Tyrnavos 25, p. 330
T 1 Διδύ Εἰς τὴν μάθησιν τῶν ἀρετῶν ἢ καὶ ἐὰν εἰς τὸν νοῦν τῶν γραφῶν καθῇς σεαυτόν. [= fg. 28]
T 2 Ἐὰν μὴ ἔχῃς μαθητικὸν οὖς, ἀλλ’ ἀντιλογικὸς ᾖς, ἀκούσει· « Εἰ δέ τις δοκεῖ φιλόνεικος εἶναι, ἡμεῖς τοιαύτην συνήθειαν οὐκ ἔχομεν ».
T 3 Τὸ « ἄμελγε γάλα » πρὸς τὸ « ἐὰν πρόῃ » ἀπέδωκεν· τὸ δὲ « ἐὰν ἐκπιέζῃς » πρὸς τὸ « ἐὰν ἐκτείνῃς τὴν χεῖρα ». [= fg. 31.1] T 4 Κάτεχε ἐν διανοίᾳ τὸν εἰσαγωγικὸν λόγον, καὶ πεφθεὶς γίνεταί σοι στερεὰ τροφή.
HIPPOLYTE ET APOLINAIRE ENRICHIS DU BIEN D’UN AUTRE
P 3 Πρὸς τό· « Ἐὰν δὲ ἐκτείνῃς τὴν χεῖρά σου μετὰ μάχης, ἀτιμασθήσῃ » [≈ voir fg. 31]· ὥσπερ γὰρ ἐὰν παραβιάσῃ μυκτῆρα, αἷμα βιαίως ἐκκρίνεται, οὕτως, ὅταν λόγους ἐξέλκῃς καὶ παραβιάζῃ κρίσιν καὶ μάχην, ποιήσεις κρίσιν οὐχ ἧς ἡ δικαιοσύνη τέλος, ἀλλὰ κατακρίσεως ἀρχή.
P 1 Cela est vrai pour ce qui est de la lettre comme de l’esprit, car celui qui s’est appliqué à acquérir la vertu ou la science des Écritures [≈ fg. 28] – cela, en effet, est la « joie » –, qui a ensuite « brandi » son action « avec hostilité », s’entendra dire : « Si quelqu’un passe pour aimer la querelle, nous, nous n’avons pas une telle habitude, ni les Églises de Dieu » (1 Co 11, 16).
P 2 « Si tu t’abandonnes, dit-il, à la joie », acquiers la parole élémentaire, car, une fois que tu l’auras bue et digérée comme du « lait », elle sera pour toi une « nourriture solide » (cf. He 5, 12-14).
P 3 Cela se rapporte à « Si tu brandis ta main avec hostilité, tu seras déshonoré » (v. 32b). [≈ voir fg. 31] En effet, de même que si tu forces ta « narine », c’est du « sang » qui sous la pression s’en écoule, de même, si tu « fais de grandes phrases » et que tu forces le « jugement » et l’« hostilité », tu produiras un « jugement », non celui qui a pour fin la justice, mais qui est le principe de la condamnation.
τοῦτο πεφθὲν δὲ ἔσται σου στερεὰ τροφή, ὃν διὰ τοῦ βουτύρου σημαίνει. Ὁ δ’ ἑξῆς τούτου στίχος πρὸς τὸ δεύτερον τοῦ ἀποδοθέντος τέτακται. [≈ voir fg. 31] Ἐπιφέρει γοῦν αὐτόν· « ἐὰν δὲ ἐκπιέζῃς, λέγων, μυκτῆρας, ἐξελεύσεται αἷμα ». Πρόεισι τὸν αὐτὸν δὴ τρόπον καί· « ὅταν λόγους ἐξέλκῃς », τουτέστι παραβιάζῃ, οὐδὲν ἄλλο ποιήσεις ἢ καὶ κρίσιν καὶ μάχην. Κρίσιν δὲ λέγει οὐχ ἧς ἡ δικαιοσύνη τέλος, ἀλλὰ κατακρίσεως ἀρχή. O 1 Du point de vue de la lettre, aux jours de bien, lorsqu’on oublie les maux (cf. Si 11, 25), celui qui est appelé « à la joie » et « brandit » avec insolence sa « main » contre ce qui est préparé sera « déshonoré ». Et pour ce qui est de l’esprit, si tu veux commencer à acquérir la vertu – c’est elle qui est symboliquement qualifiée de « joie » – ou bien encore si tu t’appliques à chercher le sens des Écritures [≈ fg. 28], mais que ta « main », c’est-à-dire ton action, c’est « avec hostilité » que tu la « brandis », si ton oreille n’a pas soif d’apprendre, mais que tu veux être en « hostilité », tu es « déshonoré », car tu t’entends dire : « Si quelqu’un, dit-il, passe pour aimer la querelle, nous, nous n’avons pas une telle habitude, ni les Églises de Dieu » (1 Co 11, 16). Et il ajoute : « Trais le lait et ce sera du beurre ». Te rapportant au premier stique – « Si tu t’abandonnes à la joie » – « trais le lait » [≈ voir fg. 31], c’est-à-dire acquiers la parole d’enseignement élémentaire, garde à l’esprit cette parole qu’il appelle « lait », et ce même « lait » précisément, une fois que tu l’auras bu, sera ta « nourriture solide » (cf. He 5, 12-14), qu’il figure au travers du « beurre ». Quant au stique suivant (v. 33b), il se rattache au deuxième élément de ce qui est rapporté (v. 32b). [≈ voir fg. 31] Il ajoute bien ceci : « mais si tu presses les narines, dit-il, il en sortira du sang ». Il poursuit aussi dans le même esprit : « lorsque tu fais de grandes phrases », c’est-à-dire que si tu les forces, tu ne produiras rien d’autre que « jugement » et « hostilité ». Or il appelle « jugement » non pas celui qui a pour fin la justice, mais qui est le principe de la condamnation.
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T 5 Διδύ Οὐκέτι τὴν φυσικήν, ἀλλὰ τὴν παρὰ φύσιν ἔκκρισιν ποιουμένου. Ἐὰν οὖν, φησίν, πέρα τοῦ δέοντος ζητῇς, οὐκέτι ἔσται σοι τροφή, ὃ δὴ πάσχουσιν αἱρετικῶν παῖδες συλλογισμοὺς πλέκοντες, ὡς τούτῳ περιεσόμενοι τῆς ἀληθείας. [≈ fg. 31.2]
T 1 De Didyme à ta soif d’apprendre les vertus ou encore si tu t’appliques à chercher le sens des Écritures. [= fg. 28]
T 2 Si ton oreille n’a pas soif d’apprendre, mais que tu aimes la controverse, tu t’entendras dire : « Si quelqu’un passe pour aimer la querelle, nous, nous n’avons pas une telle habitude » (1 Co 11, 16). T 3 Le mot « trais le lait… » (v. 33a) se rapporte à « si tu t’abandonnes… » (v. 32a), le mot « si tu presses… » (v. 33b) à « si tu brandis ta main… » (v. 32b). [= fg. 31.1] T 4 Garde à l’esprit la parole élémentaire : une fois digérée, elle devient pour toi une « nourriture solide » (cf. He 5, 12-14).
T 5 De Didyme Car ne produit plus une sécrétion naturelle, mais une sécrétion contre nature. Donc si, dit-il, tu pousses l’interrogation plus loin qu’il ne faut, ce ne sera plus pour toi une « nourriture » : cette situation est précisément celle des hérétiques puisqu’ils tressent des syllogismes, en pensant que, par ce moyen, ils l’emporteront sur la vérité. [≈ fg. 31.2]
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On peut donc se demander s’il n’est pas plus économique de rendre à Didyme l’ensemble des fg. 28 à 33 plutôt que d’y introduire, de manière artificielle, un nom d’auteur que rien ne permet d’avancer. Mais pour se prononcer fermement ici, comme à chaque fois que les traditions les plus sûres n’assignent pas explicitement les textes, un élément de contrôle supplémentaire est nécessaire, peutêtre plus encore maintenant que M. Richard a introduit dans la tradition critique un autre nom, celui d’Apolinaire. Conclusion La polyphonie dans les chaînes est le résultat de deux processus. Le premier est certainement celui qui échappe le moins aux utilisateurs des chaînes : les chaînes combinent différentes voix auctoriales. Mais cette « combinaison » n’est pas une « juxtaposition » où chaque main d’auteur se serait vu accorder son espace. Il s’agit, comme je l’ai montré avec d’autres, d’une forme de transmission des textes anciens qui « brouille », pour des raisons diverses, le rapport du texte à sa source, et fragilise, sous divers aspects, l’intégrité du texte « extrait ». On remarquera d’ailleurs que, dans cet article, je n’ai jamais utilisé le terme de « fragment » mobilisé par M. Richard, si ce n’est pour renvoyer à ses éditions. Ce terme indique en effet une forme (même minimale) de permanence de l’objet-texte, malgré les coupes et les imperfections des marges – mais qui demeurent, précisément, des phénomènes « marginaux », et n’atteignent pas le « fragment ». J’ai choisi d’utiliser le terme de « pièce » qui délimite une certaine « unité », mais sans en préciser a priori la nature. Une pièce peut être « pure » (malgré les découpes), mais il peut aussi s’agir, si l’on me permet de filer la métaphore textile, d’un tissu, cousu, par endroit, d’autres matériaux. Il suffit parfois de regarder les choses de plus près pour voir que ce que l’on prenait pour un ensemble exégétique d’un seul tenant est en réalité le résultat d’une couture. Le deuxième processus à l’origine de la polyphonie dans les chaînes relève cette fois non de la transmission manuscrite, et de la déperdition de l’apparat érudit qui permettait de rendre à chacun son dû, mais de la réception critique. Un éditeur comme M. Richard, qui a assigné et parfois réassigné les textes, est aussi une source de démultiplication des voix. M. Richard entend Apolinaire ou Hippolyte là où un manuscrit pouvait rester muet. La vie du texte continue donc dans l’édition imprimée : l’apparat érudit introduit le nom d’un auteur – une main « reconnue » par l’historien des textes – là où la source ancienne répercutait une parole « libre de droit », jusqu’à ce que l’auteur réel fasse retour par la découverte ou l’exploitation de nouveaux témoins manuscrits. Les entreprises critiques pour débrouiller les textes créent donc elles aussi de la polyphonie. C’est ce que démontre la confrontation des éditions Richard au matériel nouveau redécouvert dans la Chaîne de Tyrnavos et dans la Chaîne
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d’Oxford, qui aboutit à un certain nombre de réattributions fermes, ainsi qu’à un nombre presque équivalent de discussions rouvertes et laissées en suspens. Sans l’apport de documents nouveaux, on devra reconnaître, en effet, que ces textes inassignés sont inassignables, soit parce que, trop courts, ils ne donnent pas prise à l’attribution, soit parce que, conservés dans des pièces plus longues, ils sont suspectés sous cette forme d’avoir été combinés à d’autres sources. Pour ne pas avoir à ranger ces pièces parmi les cold cases de la philologie, il faut pouvoir, dans cette affaire, comme dans d’autres, disposer d’éléments matériels nouveaux.
FALLAIT-IL FAIRE CONFIANCE AU SCHOLIASTE ? RÉFLEXION SUR LES ÉDITIONS MULTIPLES DES ASCETICA ATTRIBUÉES À BASILE DE CÉSARÉE ARNAUD PERROT Université de Tours, CESR
S’ils ne figurent pas parmi les exemples chrétiens cités dans la « bible » des recensions plurielles d’Hilarius Emonds1, les écrits ascétiques transmis sous le nom de Basile constituent cependant un cas d’école pour une réflexion sur les éditions multiples et les variantes d’auteur dans l’Antiquité. En effet, ce complexe d’écrits rigoureux touchant la discipline communautaire, la morale chrétienne, mais aussi la théologie, est conservé en grec dans une pluralité d’états de texte, la mobilité – que la critique rapporte très généralement à l’activité de l’auteur lui-même – affectant à des échelles diverses les différentes composantes de ce vaste complexe littéraire. Dans la présente étude, je voudrais me concentrer sur quelques aspects de l’histoire des deux collections de règles pour les moines que les répertoires désignent sous les appellations usuelles de Regulae fusius tractatae et de Regulae brevius tractatae (CPG 2875). Ces collections polymorphes de règles grecques, comme on le sait, nous sont connues dans une recension courte, que nous lisons par le biais d’anciennes versions, l’une latine qui est de la main de Rufin d’Aquilée, l’autre anonyme en syriaque2. Ces traductions antiques, malgré leur parenté, ont par ailleurs chacune leurs caractères propres. Entre autres faits remarquables, la version syriaque se signale par une mise en forme dialogique du matériel des règles – « Les frères disent » / « Basile dit » –, selon une présentation qui n’est pas sans parallèle avec certains vestiges coptes des écrits ascétiques3, alors que les états grecs et latins du texte que nous connaissons relèvent du genre des questions et réponses, sans que ces traditions aient éprouvé le besoin de répartir, à la manière d’une H. EMONDS, Zweite Auflage im Altertum. Kulturgeschichtliche Studien zur Überlieferung der antiken Literatur, Leipzig, Harrassowitz (Klassich-Philologische Studien, 14), 1941. 2 A. M. SILVAS, Basil of Caesarea, Questions of the Brothers. Syriac Text and English Translation, Leyde – Boston, Brill (Texts and Studies in Eastern Christianity, 3), 2014, p. 43-45 propose d’attribuer cette traduction à Eusèbe de Samosate, correspondant et ami de Basile, mais aucune preuve convaincante ne vient à l’appui de cette affirmation. On verra qu’une nouvelle approche de la forme brève du texte offre une raison suffisante d’écarter cette hypothèse. 3 Voir cod. Leiden, Rijksmuseum van Oudheden, F 1976/4-3r qui alterne « ils lui demandèrent » et « il répondit et dit ». Ces passages ont été édités et traduits par A. SUCIU, « Coptic Vestiges of Basil of Caesarea’s Asceticon Magnum (CPG 2875) », Vigiliae Christianae 73 (2019), p. 359-384. 1
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pièce de théâtre, toutes les répliques entre les différents locuteurs, comme dans certaines transcriptions ou mises en scène de disputes4. La présentation dialogique d’un texte polyphonique, mais qui à l’origine relevait d’un autre genre que le genre du dialogue, n’est pas sans exemple. Pour citer un texte connu, le Contre Eunome de Basile de Césarée prend, comme on le sait, la forme d’un commentaire suivi, alternant des citations jugées hétérodoxes et une réfutation argumentée de celles-ci leur tenant lieu de commentaire. Mais certains manuscrits ont introduit en marge, de manière secondaire, les noms de Basile et Eunome, comme pour donner l’impression au lecteur d’une sorte de dispute d’homme à homme, plutôt que d’un exercice de réfutation par écrit, quelques années après sa publication, d’un texte cité, en l’occurrence l’Apologie d’Eunome5. D’une certaine manière, il en est de même pour les règles ascétiques : leur inscription générique n’est pas exactement la même selon que l’on considère telle ou telle forme de leur transmission polymorphe. L’effet de présence et d’interlocution est plus fort dans les formes de texte dialoguées, en syriaque ou dans certains fragments coptes, alors que l’effet dialogique a tendance à s’estomper dans les collections grecques en forme de questions et réponses, où la parole autoritaire contenue dans les réponses déclasse rapidement les développements des interlocuteurs. Ces derniers perdent en consistance à mesure qu’on progresse dans le texte, malgré un rebond dialogique en tête des « dossiers thématiques »6. Les interlocuteurs ont d’ailleurs d’autant moins de consistance que la tradition grecque a multiplié,
4 Voir, par exemple, la disposition de l’Entretien d’Origène avec Héraclide (CPG 1481) (« Origène dit » / « Héraclide dit » / « Denys dit », etc.) ou ce qu’il en reste dans le Dialogue de Didyme avec un hérétique (CPG 2565) (« Didyme » / « L’hérétique dit »), ou encore, dans le corpus des dialogues Adversus Judaeos, le Dialogue d’Athanase et Zachée (CPG 2301) (« Zachée dit » / « Athanase dit »). L’ampleur du matériel des règles basiliennes exclut de toute évidence qu’il s’agisse d’une dispute de caractère continu, mais le prologue crée la fiction d’une suite de questions et réponses échangée après un discours inaugural de l’autorité enseignante. 5 Sur ce point, voir M. CASSIN, « Extraire pour réfuter. Pratiques de la fin du IVe siècle après J.-C. », in S. MORLET (éd.), Lire en extraits : lecture et production de textes de l’Antiquité à la fin du Moyen Âge, Paris, PUPS (Cultures et civilisations médiévales, 63), 2015, p. 239-258 et A. PERROT, « Basile de Césarée, Contre Eunome I-III », in M. CASSIN (dir.), Histoire de la littérature grecque chrétienne, IV, Paris, Les Belles Lettres (L’Âne d’or), 2021, p. 321-326. 6 Voir par exemple les « rebonds dialogiques » comme marqueurs pédagogiques de transition et de délimitation de grands ensembles thématiques de règlements : GR 7, PG 31, 928BC (« Puisque la démonstration nous a convaincu du péril qu’il y a à vivre au milieu des contempteurs de la loi divine, nous voudrions apprendre maintenant s’il faut, en s’écartant d’eux, vivre seul ou en compagnie de frères, unis dans un même esprit et un même désir de perfection ») ; GR 24, 981C (« Satisfaits de ces enseignements, nous voudrions apprendre la manière de vivre les uns avec les autres ») ; GR 38, 1016CD (« Maintenant qu’on nous a suffisamment montré le devoir inéluctable de la prière et la nécessité du travail, nous voudrions savoir quels métiers sont compatibles avec notre profession ») ; GR 43, 1028A (« Ces règles à suivre dans le travail nous suffisent pour le moment, car par l’expérience nous apprendrons à découvrir le reste. Nous voudrions à présent entendre déterminer bien clairement quelles qualités doivent avoir les supérieurs et comment ils doivent gouverner »).
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pour permettre au lecteur une navigation facile dans les développements longs, les insertions de « questions » qui ne consistent, en réalité, qu’en des titres de chapitre. Avec ces insertions, on a donc davantage l’impression d’avoir affaire à une compilation de solutions à des problèmes récurrents dans le monde monastique – selon une forme de littérature que l’on connaît, par ailleurs, en milieu chrétien, pour des questions exégétiques ou doctrinales – qu’à une conférence prise sur le fait (ce que fait accroire une forme plus dialogique). On peut ajouter à cela que l’auteur de la traduction latine, Rufin, considère que cet ensemble de pièces textuelles discontinu à visée essentiellement disciplinaire est assimilable à une collection juridique7. Les choix éditoriaux touchant la mise en forme du matériel ainsi que la perception générique du matériel ne sont cependant qu’un aspect du problème complexe de l’histoire du texte des Règles monastiques, car le polymorphisme du contenu engage plus encore la question de son autorité. On n’a longtemps connu la « recension brève » des Règles monastiques que par la version latine. Cette forme de texte était considérée comme un abrégé dû au traducteur latin antique, Rufin d’Aquilée, et à sa « liberté » dans l’exploitation de ses modèles8. Mais, s’il est vrai que Rufin a lui-même donné quelques raisons par ses traductions d’Origène de pencher en faveur de cette hypothèse, une telle opinion a été malgré tout contestée. F. Laun, le premier, s’est proposé de démontrer que la traduction latine attestait un original grec antérieur à la répartition du matériel en Grandes Règles et Petites Règles et a suggéré une interprétation dynamique des relations entre le texte grec perdu attesté par le latin et les collections de règles parvenues jusqu’à nous, que le critique 7 Rufin, Praefatio 6, éd. ZELZER, Basili Regula a Rufino Latine versa, Vienne, Holder – Pichler – Tempsky (Corpus Scriptorum Ecclesiasticorum Latinorum, 86), 1986, p. 4.3-6 : sancti Basili Cappadociae episcopi […] instituta monachorum, quae interrogantibus se monachis velut sancti cuiusdam iuris responsa statuit, « Les règles des moines de saint Basile, évêque de Cappadoce, qu’il a établies pour les moines qui se posaient des questions comme les responsa d’un droit sacré ». Il s’agit donc, dans cette perspective, d’un exemplaire de consultation pour des questions qui peuvent se faire jour dans le monde monastique. 8 Voir, par exemple, le jugement classique d’O. BARDENHEWER, Geschichte der altkirchlichen Literatur, III, Fribourg, Herder, 1912, p. 141 : « Rufin d’Aquilée prétend avoir traduit les institutions monastiques de Basile en latin [HE 11, 9], mais la traduction qui a survécu jusqu’à nous se révèle être une combinaison [Zusammenfassung] des règles longues et des règles brèves pour former une seule règle de 203 questions et réponses » ; M. SCHANZ, Geschichte der römischen Literatur, IV/1, Munich, C. H. Beck (Handbuch der Altertumswissenschaft, 8/4/1), 1914, p. 415 : « Rufin les a présentées sous une forme retravaillée [in umgearbeiteter Form], dont il a fait un catéchisme » et O. STÄHLIN, Geschichte der griechischen Literatur, II/2, Munich, C. H. Beck (Handbuch der Altertumswissenschaft, 7/2/2), 1924, p. 1409 : « Rufin les a traduites librement [in freier Bearbeitung] en latin ». Les mêmes accents, avec des nuances, se trouvent encore chez C. DE CLERCQ, « Les règles de saint Basile et leur traduction par Rufin », Proche-Orient chrétien 1 (1951), p. 48-58 (ici p. 53) : « Nous savons que Rufin remaniait et adaptait largement les textes […] Rufin a négligé les hors d’œuvre : cas spéciaux d’admission ou de départ (XI-XIV) et réception des hôtes (XX), de même que la seconde section des Grandes Règles. Il n’a repris que les principes fondamentaux, se contentant pour le détail, de recourir aux Petites Règles. »
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considérait comme objets de reprise de la part de l’auteur lui-même au cours de sa vie (Sekundär-basilianisch) mais aussi corrompues par des interpolations (Unbasilianisch), dénoncées par leur faiblesse, par leur caractère contradictoire par rapport au contenu de la traduction latine ou par leur étrangeté. F. Laun a, de manière exemplaire, fait valoir que la liberté de traduction n’expliquait pas tout et que les différences textuelles engageaient le modèle grec utilisé9. Ce point a été accepté, avec cependant quelques nuances concernant les interpolations10, dans l’étude pionnière en langue française du marianiste P. Humbertclaude, qui admet que les différences entre Rufin et les Règles monastiques auxquelles le Moderne a accès s’explique par le fait qu’elles « ont été composées en trois ou quatre fois […] et [que] le texte actuel [en] montre encore les reprises »11. Cette lecture a été amplifiée, mais surtout étayée d’un point de vue documentaire par J. Gribomont dans l’Histoire du texte des Ascétiques de S. Basile, qui a marqué de son empreinte les études patristiques et a offert aux deux versions anciennes une place de choix dans l’histoire de la tradition12. La mise en lumière d’une version syriaque13 parente de la version latine et produite dans la même période, c’est-à-dire au tournant du IVe-Ve siècle, a permis d’asseoir l’existence, à une date haute, d’un texte grec court dont dépendaient les deux versions anciennes, et désormais perdu, à l’exception de son bref prologue, conservé parmi d’autres textes rares (CPG 2878)14. Fort de cette confirmation, J. Gribomont a proposé un nouveau paradigme permettant, selon lui, d’interpréter correctement les relations entre les recensions. Au lieu de considérer, comme on le faisait assez souvent jusque-là, le texte court comme un abrégé éditorial du texte long, il a doté le texte court perdu en grec, mais subsistant de manière indirecte dans les deux versions antiques, d’une valeur archéologique éminente. Selon l’interprétation désormais proposée, la forme brève devait être identifiée au « tout premier recueil des questions ascétiques », auquel le Bénédictin 9 F. LAUN, « Die beiden Regeln des Basilius: ihre Echtheit und Entstehung », Zeitschrift für Kirchengeschichte 44 (1925), p. 1-61. Aux p. 26-27, F. Laun isole, avec une remarquable perspicacité, l’un des passages que J. Gribomont utilisera pour bâtir son idée des éditions multiples d’auteur : comparant la rédaction grecque et la rédaction rufinienne de la GR 16, il s’exclame : « Ici l’explication “Traduction libre !” ne saurait me satisfaire ». 10 F. LAUN, « Die beiden Regeln des Basilius: ihre Echtheit und Entstehung », art. cit., p. 36-42 les situe intégralement parmi les Petites Règles, malgré une hésitation argumentée sur la célèbre GR 37 qui établit la prière des heures. 11 P. HUMBERTCLAUDE, La doctrine ascétique de saint Basile de Césarée, Paris, Beauchesne (Études de Théologie historique), 1932, p. 38. 12 J. GRIBOMONT, Histoire du texte des Ascétiques de S. Basile, Louvain, Publication Universitaires / Institut Orientaliste (Bibliothèque du Muséon, 32), 1953. 13 Ibidem, p. 108-148. 14 Ce prologue (« Prologue 1 ») est conservé dans un recueil d’extraits patristiques, le cod. Paris, BNF, Coislin 193 (XIe s., f. 96v-97r) et sa copie, le cod. Sinai, Monê tês Hagias Aikaterinês, gr. 461 (XVe, f. 45v-46). Sur ces manuscrits de mélanges, voir P. GÉHIN, « Un recueil d’extraits patristiques, les Miscellanea Coisliniana (Parisinus Coislinianus 193 et Sinaiticus gr. 461) », Revue d’histoire des textes 22 (1992), p. 89-130.
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a donné le nom de « Petit Ascéticon ». En d’autres termes, nous avions affaire, d’après ses conclusions, à une première édition d’auteur, retravaillée et augmentée par lui au fil du temps. La reprise régulière de sa copie par l’auteur expliquait l’existence de plusieurs rédactions longues successives, qui auraient fini par étouffer le premier Ascéticon en milieu grec, ce dernier ne survivant que de manière indirecte, par le biais des versions15. Ce nouveau modèle explicatif des relations entre recension courte et recensions longues a été retenu par soixante ans d’études basiliennes, et a été exporté par d’autres à d’autres types de textes16. Cette nouvelle histoire du texte s’est accompagnée d’un récit hagiographique, caractéristique de la littérature de cette époque, en particulier dans les milieux confessants : Bientôt, sa culture et ses qualités personnelles assurèrent à Basile une grande autorité parmi les fraternités d’ascètes, qu’avait dominées jusqu’alors l’influence de son ami Eustathe de Sébaste. Au cours de tournées apostoliques, Basile aimait provoquer des conférences spirituelles, où chacun l’interrogeait librement ; peu à peu se constitua ainsi un recueil de Questions, l’Ascéticon. […] Une première rédaction suppose une situation encore peu évoluée et doit avoir été éditée avant l’épiscopat de Basile. Ce « Petit Ascéticon » correspond à peu près à la moitié du texte grec reçu […] À mesure que ces idées prenaient forme dans des institutions, on voyait surgir des problèmes pratiques. L’évêque de Césarée, ferme dans sa volonté de réformer les communautés d’ascètes, les visitait, leur exposait son idéal, et trouvait l’occasion de revoir et de compléter son exposé. Ainsi se prépara une seconde rédaction de l’Ascéticon.17
J. Gribomont n’a pas uniquement réinterprété les relations entre recension courte et recensions longues, mais il a précisé les circonstances biographiques et même psychologiques de production de ces différentes formes textuelles. En réalité, il ne s’agit pas là d’un simple glissement de la philologie au récit pieux. Comme nous allons le voir, le Bénédictin a reconstruit l’ensemble des relations entre les différentes pièces de sa documentation, sur laquelle il a cependant fait un travail d’inventaire et de dépouillement remarquable, à partir d’une scholie ancienne qui a cherché, très tôt, à rendre compte des relations entre les différentes formes textuelles disponibles à son époque. Loin de rompre, par l’examen critique de la tradition manuscrite, avec la tradition hagiographique, le savant Bénédictin l’a en réalité réintroduite comme un instrument d’explication de la pluralité textuelle (alors qu’elle n’avait probablement jamais été aussi J. GRIBOMONT, Histoire du texte des Ascétiques de S. Basile, op. cit., p. 323-325. Le schéma adopté par J. Gribomont a été repris, pour les formes plurielles de la liturgie dite de saint Basile, par B. CAPELLE, « Les liturgies basiliennes et saint Basile », in J. DORESSE – E. LANNE (éds.), Un témoin archaïque de la liturgie copte de saint Basile, Louvain, Publications Universitaires / Institut Orientaliste (Bibliothèque du Muséon, 47), 1960, p. 45-74. La recension brève de la liturgie serait à comprendre comme une composition de jeunesse augmentée par le saint, selon le critique, jusqu’à obtention de la forme longue de la maturité. 17 J. GRIBOMONT, Histoire du texte des Ascétiques de S. Basile, op. cit., p. 323-324. 15 16
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minutieusement décrite avant lui) et a ainsi résorbé le polymorphisme d’un ensemble littéraire complexe dans l’unicité de son auteur et le continuum de son expérience pastorale. Cependant une scholie, même si elle est ancienne, n’est pas nécessairement un document sur le texte : elle peut aussi constituer un témoignage sur sa réception. Fallait-il donc faire confiance au scholiaste antique, dont les critères et les objectifs peuvent être fort différents des nôtres ? I. Une explication du polymorphisme d’un texte dans l’Antiquité tardive C’est, comme on l’a dit, une scholie ancienne qui a servi de fondement à la reconstruction de l’histoire du texte des Ascétiques par J. Gribomont. Le Bénédictin en a donné une édition critique dans son ouvrage de 195318. Avant lui, G. Mercati avait déjà reproduit ce texte tel qu’il était lu dans le témoin manuscrit, ainsi que d’autres, et signalé l’importance de ces commentaires pour la reconstruction de l’histoire du texte des Ascétiques19. Cette scholie n’est présente que dans un seul témoin grec, qui se trouve être, de surcroît, l’un des plus anciens témoins de l’œuvre de Basile, le cod. Vaticano, BAV, Vat. gr. 413 (IXe-Xe s.), où elle figure après la Lettre d’envoi du corpus ascétique (CPG 2884). L’origine de ce manuscrit nous est inconnue : il ne comporte aucune indication de provenance ou de scribe20. Dans la partie du témoin contenant les écrits ascétiques, et uniquement dans cette section, figurent six scholies, parmi lesquelles la scholie 2 qui nous préoccupera d’abord. Vat. gr. 413 (f. 179v) : Πάλαι ποτὲ πρὸ τῆς ἐπισκοπῆς ἐπερωτηθεὶς ὑπὸ τῶν περὶ αὐτὸν ἀσκητῶν, ἐγγράφως τὰς ἀποκρίσεις ἐποιήσατο καὶ ἐξέδωκεν αὐτοῖς τὸ μικρὸν ἀσκητικόν. Τοῦτο τοίνυν ἐπεξεργασάμενος καὶ πλατύνας διεπέμψατο τοῖς ἐμμελῶς ἐξαιτήσασιν θεοσεβεστάτοις μοναχοῖς, ἤδη λοιπὸν αὐτὸς ἐν τῇ ἀρχιερωσύνῃ διαπρέπων. Διόπερ ἀναγκαίως τοίνυν τὸν περὶ πίστεως λόγον προέταξεν, προσέθηκεν δὲ καὶ τὴν συλλογὴν τῶν μαρτυρίων τῆς θεοπνεύστου γραφῆς. Bien avant son épiscopat, interrogé par les ascètes qui étaient ses disciples, il rédigea ses réponses et leur donna le petit livre ascétique. Ayant retravaillé et étendu cet ouvrage, il le fit parvenir aux très pieux moines qui le lui avaient respectueusement demandé, au moment où il était déjà revêtu de la dignité épiscopale. Dans ces conditions, il devenait nécessaire de placer en tête le discours sur la foi, suivi d’une collection de témoignages de l’Écriture divinement inspirée.
J. GRIBOMONT, Histoire du texte des Ascétiques de S. Basile, op. cit., p. 152-153. G. MERCATI, « Codice in unciale di opere di S. Basilio e non codice Basiliano di una collezione canonica », in Studi Bizantini, II, Rome, Anonima Roma Editoriale (Publicazioni dell’ Istituto per l’Europa Orientale), 1927, p. 187-191, repris in ID., Opere minori, IV, Vatican, Biblioteca Apostolica Vaticana (Studi e Testi, 79), 1937, p. 372-376. 20 G. MERCATI, « Codice in unciale di opere di S. Basilio e non codice Basiliano di una collezione canonica », art. cit., p. 189 (= p. 375) proposait, pour différentes raisons dont toutes ne sont pas convaincantes, d’examiner la piste d’une origine stoudite. 18 19
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La date de la scholie, d’une part, et sa valeur documentaire, d’autre part, sont à apprécier. On voit, en effet, que la scholie présente l’aspect d’un développement hagiographique mais aussi d’une histoire du texte postulant qu’une première édition, plus courte (τὸ μικρὸν ἀσκητικόν), a été retravaillée et développée (ἐπεξεργασάμενος καὶ πλατύνας) par l’auteur. Le corpus se serait également enrichi, à ce moment-là, de textes « convenant » à l’état épiscopal, « le discours sur la foi » (que l’on appelle traditionnellement De fide ou, après J. Gribomont, « Prologue 8 » [CPG 2886]) et une « collection de témoignages de l’Écriture divinement inspirée »21, à laquelle on donne le nom de Règles morales (CPG 2877). Ce sont principalement deux manuscrits qui appartiennent à une famille minoritaire au regard de l’ensemble des témoins grecs qui conservent des séries de scholies en marge des écrits ascétiques : le cod. Vaticano, BAV, Vat. gr. 413 dont on vient de parler et l’Hagion Horos, Monê Megistês Lauras, Δ 66 (Eustratiades 442) (XIe s.). Ces séries de commentaires sont en grande partie concordantes22. Compte tenu de l’homogénéité de vocabulaire et de la commune préoccupation de ces notes, on peut estimer, comme le fait J. Gribomont23, qu’elles proviennent d’un même commentateur dont les réflexions ont été diversement conservées par cette branche de la tradition manuscrite. Ces scholies ne disputent jamais de l’interprétation de la pensée de l’auteur, jamais elles ne s’emploient à la clarification de la langue ou du style, jamais elles ne corrigent telle ou telle erreur d’attribution d’une citation scripturaire ou ne se préoccupent d’identifier une cible polémique. Elles n’ont d’intérêt que pour le texte : qualité des témoins, description des manuscrits, explication du polymorphisme textuel, choix de mise en page et d’édition, signalement, en note, du témoin suivi par l’éditeur. La réflexion du scholiaste est purement textuelle et éditoriale : une telle concentration de remarques philologiques n’est pas due au hasard, mais elle est, de toute évidence, le reflet d’une perplexité partagée par d’autres que lui devant la pluralité des états du texte à laquelle on était, dès son époque, confronté. La recension des Ascétiques dont il est l’auteur se présente comme une réponse éditoriale à la mouvance du texte en même temps que comme une quête du texte original du saint24. Reste à dater la confection de cette édition commentée. Sur ce point, la confrontation des informations données par le paratexte des manuscrits est 21 Cette description montre que le scholiaste connaît les Règles morales sous la forme, parvenue jusqu’à nous, d’ἐκλογαί de textes néotestamentaires, et non sous la forme, annoncée par l’auteur du corpus, de titres de chapitres accompagnés de renvois au texte de « l’Écriture divinement inspirée » au moyen d’un jeu de signes. 22 Les témoins contiennent respectivement les scholies numérotées par J. Gribomont 1, 2, 3, 4, 5, 7 (Vaticanus graecus 413) et 3, 4, 5, 6 et une forme résumée de 7 (Lavra Δ 66). 23 J. GRIBOMONT, Histoire du texte des Ascétiques de S. Basile, op. cit., p. 158-159. 24 Sur ce dernier point, lire G. MERCATI, « Codice in unciale di opere di S. Basilio e non codice Basiliano di una collezione canonica », art. cit., p. 190 (= p. 375).
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essentielle. L’éditeur, dans l’une des scholies (scholie 4, éd. GRIBOMONT, p. 153-154), décrit, de manière assez précise, la disposition des témoins et le matériel paratextuel auquel il est confronté pour le texte des Grandes Règles. Le « très ancien manuscrit » du Pont comporte, selon ses dires, dix-huit questions ascétiques « véritables » (ὄντως ἐρωτήσεις ἀσκητικαί) et « quelqu’un a ajouté neuf autres dans la marge » (παρέγραψέν τις θ´ ἕτερα) du témoin pontique (τῇ μὲν γὰρ παλαιοτάτῃ βίβλῳ) ; dans le témoin de Césarée, il y a trente-deux indications marginales (τῇ δὲ βίβλῳ τῇ ἀπὸ Καισαρείας λβ´) – la phrase se construit toujours avec le verbe παρέγραψεν, il faut donc supposer, en l’état du texte, qu’elles sont marginales – et dans les exemplaires d’Orient, on en trouve vingt (κ´), toujours sous le verbe παρέγραψεν. L’éditeur ancien explique qu’il a recopié en plein texte (ταῖς σελίσιν ἐνεγράψαμεν) uniquement les dix-huit questions « originales » et a reporté dans les marges de sa copie toutes les autres indications paratextuelles (τὰ δὲ ἄλλα πάντα ἐπὶ μετώπου παρεθέμεθα), ce qui fait trente-sept « divisions secondaires », puisqu’il aboutit, nous dit-il, au nombre final de cinquante-cinq chapitres (soit le nombre actuel de nos Grandes Règles). Nous n’avons plus, à l’heure actuelle, de manuscrit présentant cette disposition conservatrice – par la recherche du sectionnement original – et en même temps synthétique – puisque le paratexte secondaire est explicitement présenté comme une récolte effectuée dans plusieurs témoins manuscrits25. On peut cependant faire l’hypothèse qu’un certain nombre de ces notes marginales se recoupaient, puisque la moisson d’un peu moins de 40 questions « secondaires » en plus des 18 « originales » ne correspond pas à l’addition de 9 + 32 + 20, qui aboutit à un résultat bien supérieur de 61 divisions « secondes ». À moins, bien sûr, que le scholiaste ait opéré un tri, mais le terme πάντα semble indiquer que ce n’est pas le cas. Le scholiaste, en déclarant aboutir, pour la collection des Grandes Règles, au nombre de 55 chapitres (ou « sections de texte ») a produit un résultat « absolument artificiel »26 par la collecte de marginalia dans plusieurs traditions manuscrites qu’il avait à sa disposition. Il convient d’ajouter à ce sectionnement des Grandes Règles les indications que le scholiaste livre sur son traitement des Petites Règles : entre le texte de la PR 286 et le texte de la PR 287, plusieurs témoins manuscrits grecs signalent que l’éditeur antique reproduit désormais le « manuscrit de Césarée » pour les vingt-sept chapitres suivants (ce qui correspond bien au nombre de chapitres compris entre PR 287 et PR 313, la dernière d’entre elles)27. On aboutit, au total, à un résultat de 368 25
Tout est le plus souvent entré, d’une manière ou d’une autre, en plein texte, même s’il peut y avoir des différences d’écriture, mais qui, à ma connaissance, ne recouvrent jamais la description des témoins utilisés par notre scholiaste ancien. 26 L’expression est de J. GRIBOMONT, Histoire du texte des Ascétiques de S. Basile, op. cit., p. 157, et elle est bonne. 27 Voir ibidem, p. 151.
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sections de textes. Or, comme le notait, à juste titre, J. Gribomont, une telle forme de texte est connue, déjà, par le cod. London, British Library, Add. 14544 (Ve-VIe s. selon le catalogue de Wright28, Ve-VIe s., également, selon S. Brock29), signé par le « pécheur Nonnos », dans lequel on lit la note suivante : ? ? ËÝ .
{zÌÙËÂzÎà¾ýx .¿òÎúêòsëáÚêÂüãx¿ćàsÎýÎäáý ? üÙĀÙ
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{Íàüðé{üÝĀã dd¿Úçäã{èÙĀý{À¾ćãĀàüÚêÐ C’est ici que s’achèvent les Questions de Mar Basile évêque, qu’ils lui ont posées dans leurs monastères, quand il faisait le tour et les visitaient dans leurs lieux. Leur nombre est, plus ou moins, 368.
Le colophon ne correspond pas au contenu du témoin syriaque qu’il conclut, lequel comporte une forme de texte en 183 questions. Cette contradiction entre le témoin et son colophon constitue en soi un problème, qui n’est pas unique dans les témoins syriaques conservés pour les Règles30 et qui n’est pas insoluble – conservation d’un pinax non concordant dans le modèle grec utilisé, ouvrages multiples à disposition dans une bibliothèque, etc. Sauf à admettre qu’un autre éditeur, utilisant des méthodes similaires, a de manière indépendante abouti aux mêmes résultats que notre scholiaste grec, il faut conclure que le colophon du cod. London, British Library, Add. 14544 évoque bien cette édition grecque commentée dont il connaît à la fois le contenu (368 questions), mais aussi les commentaires du scholiaste sur les conditions de production du texte qu’il pourrait résumer dans la formule finale (« qu’ils lui ont posées dans leurs monastères quand il faisait le tour et les visitait en leurs lieux »). La scholie 5 dit en effet : Vat. gr. 413 (f. 243r) et Lavra Δ 66 (f. 111r) : Ἡ ἀπὸ Καισαρείας βίβλος ἔσθ’ ὅτε καὶ αὐτὴν τὴν φράσιν παρηλλαγμένην ἔχει πρὸς τὸ ἀπὸ τοῦ Πόντου κομισθὲν ἀντίγραφον, καθὰ δὴ καὶ ἐνταῦθα. Τοῦτο δὲ αἴτιον εἶναι νομίζω τὸ τὸν μέγαν διδάσκαλον αἰτούμενον ὑπὸ μοναχῶν ἄλλοτε ἄλλων καὶ ἐν διαφόροις τόποις οἰκούντων, ἀναλαμβάνειν τὸ ἰδιόγραφον καὶ τὰ δοκοῦντα διορθούμενον, οὕτως εἰς μεταγραφὴν ἑκάστῳ δοῦναι τοῖς αἰτήσασι.
28 W. WRIGHT, Catalogue of the Syriac Manuscripts in the British Museum, II, Londres, Longmans and Asher, 1871, p. 421-422. 29 S. BROCK, « Traduzioni siriache degli scritti di Basilio », in Basilio tra Oriente e Occidente, Bose, Qiqajon (Spiritualità orientale), 2011, p. 165-180. J’ignore si S. Brock a procédé à un nouvel examen du témoin, ou s’il s’est fié aux informations contenues dans le Catalogue de Wright. 30 Voir l’index du cod. Vaticano, BAV, Vat. syr. 122 (a. 769), p. 437.
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Le livre de Césarée diffère parfois aussi dans la lettre de la copie rapportée du Pont, comme c’est précisément le cas ici. Je crois que la cause de cela, c’est que le grand docteur, interrogé à des moments différents par des moines différents, habitant dans des lieux divers, reprenait sa copie personnelle et, corrigeant ses avis, donnait ainsi chaque fois l’exemplaire à copier à ceux qui l’avaient demandé.
L’argumentation biographique, expliquant la mobilité du texte des Règles par endroits, se serait alors changée, en syriaque, en pure historiette hagiographique (la tournée pastorale du saint). Compte tenu de la datation du manuscrit syriaque, on peut dire que la date à laquelle les commentaires grecs ont été rédigés est donc très haute, au moins au VIe siècle, ce qui exclut le patronage que le savant cardinal Mercati souhaitait reconnaître dans cette activité érudite, à savoir « le Stoudion […] au temps de S. Platon et de S. Théodore [VIIIeIXe siècles] »31. On voudrait, évidemment, en savoir plus sur l’identité de ce scholiaste anonyme qui, par ses conjectures et ses affirmations empreintes de piété, a tant influencé les études basiliennes. On ne peut, pour le moment, que se limiter à des hypothèses. Ce pieux scholiaste semble, comme l’avait déjà relevé Mercati32, étranger aux lieux asiates qu’il mentionne dans la scholie 5, comme le montre les prépositions qui marquent le lieu de provenance des manuscrits utilisés par lui, « venu de Césarée » (ἀπὸ Καισαρείας) et « rapporté du Pont » (κομισθὲν ἀπὸ τοῦ Πόντου)33. En toute rigueur, les formules employées par lui ne permettent pas de savoir si le scholiaste s’est déplacé luimême jusqu’en ces lieux d’Asie Mineure, si ce sont les témoins manuscrits qu’il a à sa disposition, dans une bibliothèque bien achalandée, qui contiennent déjà, en paratexte, des informations qu’il reproduit ou qu’il déduit du matériel, si ces informations lui sont données par un tiers, ou (en toute hypothèse) s’il ment pour une raison ou pour une autre. À plusieurs reprises, le scholiaste se réfère, sans plus de précisions, à une autre famille de manuscrits : « les 31 G. MERCATI, « Codice in unciale di opere di S. Basilio e non codice Basiliano di una collezione canonica », art. cit., p. 189 (= p. 375). 32 Ibidem. 33 Le motif est, en particulier, souligné dans la scholie 7 (J. GRIBOMONT, Histoire du texte des Ascétiques de S. Basile, op. cit., p. 155) qui fait elle-même l’objet de rédactions plurielles. Cette scholie est transmise sous deux formes sobres et factuelles – ce sont les scholies dites « abrégées » 8 (« L’exemplaire rapporté du Pont n’avait de texte que jusqu’à ce point. Les 27 chapitres suivants et les pénitentiels ont été ajoutés d’après le manuscrit de Césarée ») et 9 (« Et tout cela a été ajouté à partir du livre de Césarée »). Mais elle existe aussi dans une rédaction hagiographique qui souligne le caractère précieux des deux manuscrits utilisés pour établir le texte des Ascétiques : l’un des manuscrits « a été rapporté du Pont et des lieux augustes mêmes (καὶ τῶν τόπων ἐκείνων) dans lesquels le grand Basile a pratiqué la vie solitaire » et le manuscrit « de Césarée a été trouvé/découvert (εὑρεθεῖσαν) dans l’hospice fondé par lui au lieu qu’on appelle maintenant “Basiliade” ». Tout se passe donc comme s’il fallait, à la fin de la première phase de la copie, au moment de quitter le premier témoin, en préciser le sens et la valeur au regard de l’hagiographie basilienne. L’autorité de l’édition qui résulte de l’utilisation de deux témoins à ce point nimbés d’histoire sainte et d’antiquité paraît, au regard des critères pertinents pour l’éditeur ancien, indépassable.
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exemplaires d’Orient » (τὰ κατὰ τὴν Ἀνατολὴν ἀντίγραφα). Le terme ne désigne pas l’Anatolie34, mais, à la fin de l’Antiquité, le diocèse civil d’Antioche, comprenant la Cilicie, la Mésopotamie, l’Euphratèse, la Syrie et la Palestine35. De l’usage de l’expression κατὰ τὴν Ἀνατολήν (« en Orient »), que l’on trouve employée dans les scholies 4 et 6, on a pu déduire que le scholiaste avait consulté plusieurs exemplaires en Orient « au cours d’un voyage d’études »36, en d’autres termes, au cours d’une importante « mission de collation ». On peut aussi tirer profit d’un exil : d’autres compilateurs de matériel ancien ont pu le faire37. Mais un tel voyage est-il certain ? Pourquoi le scholiaste aurait-il utilisé, s’il venait, par exemple, d’un grand centre culturel comme Constantinople38, les « exemplaires d’Orient » comme unique point de comparaison par rapport aux deux témoins asiates mobilisés par lui pour leur valeur archéologique et pour leur proximité de la source sacrée, à savoir l’exemplaire de Césarée et l’exemplaire du Pont ? Pourquoi l’usage de la préposition κατά et non pas d’une même préposition ἀπό, s’il s’agissait aussi de multiples témoins rapportés à Byzance (par lui ou un autre) ? Pourquoi la pratique des titres offerte par les exemplaires de l’Orient gouverne-t-elle, au final, une saine mise en page du texte édité39 ? On note encore que le scholiaste a pu comparer plusieurs manuscrits d’Orient, alors que les témoins asiates ne sont, à ce qu’il semble, que deux40. Il me semble que l’on peut, par conséquent, penser qu’une origine orientale de notre éditeur peut être tenue pour aussi valable qu’une origine constantinopolitaine. Cette hypothèse concorderait avec les témoignages anciens concernant l’usage des Ascetica, qui proviennent essentiellement, à date haute, de cette aire géographique41. De plus, le résultat de l’édition 34 Cf. G. MERCATI, « Codice in unciale di opere di S. Basilio e non codice Basiliano di una collezione canonica », art. cit., p. 189 (= p. 375). 35 Sur ce point, voir par exemple, B. MARTIN-HISARD, « L’Anatolie et le monde byzantin », in J.-C. CHEYNET (dir.), Le Monde byzantin, II, L’Empire byzantin (641-1204), PUF, Paris, 2006, p. 395-442 (spécialement p. 395-396). 36 G. MERCATI, « Codice in unciale di opere di S. Basilio e non codice Basiliano di una collezione canonica », art. cit., p. 189 (= p. 375) et J. GRIBOMONT, Histoire du texte des Ascétiques de S. Basile, op. cit., p. 163. 37 Ce pourrait être le cas, par exemple, de l’auteur de la compilation canonique contenue dans le cod. Patmos, Monê tou Hagiou Iôannou tou Theologou, 172 (vers 800), qu’on a proposé d’identifier au patriarche Eutychios, pendant son exil à Amasée en 578-580 : sur ce point voir E. HONIGMANN, Trois mémoires posthumes d’histoire et de géographie de l’Orient chrétien, Bruxelles, Palais des Académies (Académie royale de Belgique, 54/6), 1961, p. 57-64. 38 G. Mercati, « Codice in unciale di opere di S. Basilio e non codice Basiliano di una collezione canonica », art. cit., p. 189 (= p. 375) (Le Stoudion) et J. GRIBOMONT, Histoire du texte des Ascétiques de S. Basile, op. cit., p. 163 (« On pourrait l’imaginer travaillant à Byzance même, où ne manquaient pas alors les monastères ayant une bibliothèque soignée, par exemple celui des Acémètes »). 39 Scholie 4, éd. GRIBOMONT, p. 154. 40 Scholie 6, éd. GRIBOMONT, p. 154-155. 41 Comme témoins les plus anciens de l’usage des écrits ascétiques, on peut citer, pour cette aire géographique, la Vie de Pierre l’Ibère de Jean Rufus (début VIe s.), la Vie de Théodose le
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du scholiaste, relativement isolé parmi les témoins manuscrits conservés – un texte divisé en 368 sections –, est celui que l’on trouve mentionné le plus tôt dans un manuscrit syriaque, daté du Ve-VIe siècle. Évidemment, pour préciser et étayer cette nouvelle hypothèse, il faudrait encore pouvoir l’éclairer en la comparant aux différents exemples de productions érudites connues dans des centres équipés de bibliothèques, pour cette époque, par exemple, en Syrie et en Palestine42. Mais cette étude dépasse l’ambition du présent article : il s’agit pour nous, en effet, de confronter la reconstruction de l’histoire du texte telle qu’elle est proposée par le scholiaste avec les données textuelles. Or ce que je voudrais montrer, c’est qu’elles se contredisent. II. L’antériorité d’une forme longue sur les formes brèves Le latin et le syriaque comportent, comme les recensions longues, des renvois explicites à d’autres passages des Règles qui constituent une manifestation du caractère de « corpus » de cet ensemble de textes discontinu. Certains de ces renvois se réfèrent cependant à des passages qui sont absents de la recension courte, et ne sont conservés que dans les recensions grecques longues. Ces renvois à des textes « fantômes » sont la trace de la dépendance de la recension brève par rapport à une forme de texte long, dont elle constitue l’épitomé. En un mot, si les exemples que j’invoque dans les lignes suivantes emportent la conviction, il ne sera plus possible de considérer qu’un « Petit Ascéticon » a constitué une première édition d’auteur, destinée à être augmentée sous la forme d’un « Grand Ascéticon »43.
Cénobiarque que l’on doit à Théodore de Pétra (début VIe s.), les Lettres de Sévère d’Antioche (début VIe s.) ainsi que la Correspondance de Jean et de Barsanuphe de Gaza (VIe siècle). 42 Pour échapper à un certain tropisme constantinopolitain, on peut avoir en mémoire l’œuvre de scholiaste à laquelle Jean de Scythopolis se livre, au VIe siècle, sur le corpus du Pseudo-Denys l’Aréopagite. Cette œuvre d’annotation articule préoccupations d’authenticité, d’intégrité du corpus et par-dessous tout d’orthodoxie doctrinale. Sur ce point, voir l’ouvrage de P. ROEM et J. C. LAMOREAUX, John of Scythopolis and the Dionysian Corpus. Annotating the Aeropagite, Oxford, Clarendon Press (Oxford Early Christian Studies), 1998. 43 J. GRIBOMONT, Histoire du texte des Ascétiques de S. Basile, op. cit., p. 253-254, avait déjà repéré l’un de ces passages (dans la PR 220) mais écarté ce « fait polémique » comme insignifiant pour son modèle explicatif (la PR 220 renverrait à un passage absent du « Petit Ascéticon ») : « Il semble bien que, malgré la difficulté, on doive songer à la GR 33. Il s’ensuivrait que celle-ci est antérieure à l’achèvement de la collection des Réponses du Petit Ascéticon, qu’elle a peut-être existé à part comme règlement particulier. De toute façon, je suis d’accord […] pour maintenir qu’en dépit de cette référence, le Petit Ascéticon dans son ensemble est antérieur au texte long ». On verra qu’il y en a d’autres.
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1. L’exemple des GR 2 et 3 De vastes portions de texte grec, au début ou à la fin d’un développement, peuvent être sans équivalent dans le latin et le syriaque. La critique en a donc déduit que les longueurs du grec correspondaient à une récriture d’auteur d’un premier état moins élaboré, mais n’a pas repéré les échos textuels et les renvois qui figuraient dans les « plus » du grec. Je prendrai, pour commencer, l’exemple du liminaire de la GR 2, en soulignant quelques points en particulier : Ἀδίδακτος μὲν ἡ πρὸς τὸν Θεὸν ἀγάπη. Οὔτε γὰρ φωτὶ χαίρειν, καὶ ζωῆς ἀντιποιεῖσθαι παρ’ ἄλλου μεμαθήκαμεν, οὔτε τὸ ἀγαπᾶν τοὺς τεκόντας ἢ θρεψαμένους ἕτερος ἐδίδαξεν. Οὕτως οὖν, ἢ καὶ πολὺ μᾶλλον τοῦ θείου πόθου οὐκ ἔξωθέν ἐστιν ἡ μάθησις· ἀλλ’ ὁμοῦ τῇ συστάσει τοῦ ζῴου τοῦ ἀνθρώπου φημί, σπερματικός τις λόγος ἡμῖν ἐγκαταβέβληται οἴκοθεν ἔχων τὰς ἀφορμὰς τῆς πρὸς τὸ ἀγαπᾶν οἰκειώσεως. Ὅνπερ τὸ διδασκαλεῖον τῶν ἐντολῶν τοῦ Θεοῦ παραλαβόν, γεωργεῖν μετ’ ἐπιμελείας, καὶ ἐκτρέφειν μετ’ ἐπιστήμης, καὶ εἰς τελείωσιν ἄγειν Θεοῦ χάριτι πέφυκεν. Διὸ καὶ ἡμεῖς, τὴν σπουδὴν ὑμῶν ὡς ἀναγκαίαν τῷ σκοπῷ ἀποδεξάμενοι, Θεοῦ διδόντος, καὶ ὑμῶν ἐν ταῖς προσευχαῖς συναντιλαμβανομένων ἡμῖν, τὸν ἐγκεκρυμμένον ὑμῖν σπινθῆρα τοῦ θείου πόθου κατὰ τὴν ἐνδεδομένην ἡμῖν διὰ τοῦ Πνεύματος δύναμιν διεγεῖραι σπουδάσομεν. (GR 2, PG 31, 908BC ; ΒΕΠΕΣ 53, p. 148.1-14) L’amour pour Dieu ne s’apprend pas. Car nous n’avons pas appris d’un autre à prendre plaisir à la lumière ni à revendiquer la vie, et ce n’est pas un autre qui nous a enseigné à aimer ceux qui nous ont enfantés ou élevés. De la même façon donc, ou plutôt à plus forte raison, il n’existe pas d’enseignement extérieur du désir de Dieu, mais, dans la constitution du vivant, de l’homme je veux dire, nous avons reçu un logos spermatikos, qui contient en lui-même les principes de l’aptitude à aimer. Il revient à l’école des commandements de Dieu de le recevoir, de le cultiver avec soin, de le nourrir avec science, et de le mener à maturité avec la grâce de Dieu. C’est pourquoi nous qui approuvons votre zèle comme étant nécessaire au but, si Dieu nous donne de le faire, et si vous nous assistez par vos prières, nous nous efforcerons d’éveiller l’étincelle du désir de Dieu cachée en vous, à la mesure de la puissance qui nous a été donnée par l’Esprit.
Le latin et le syriaque présentent, en lieu et place de ce liminaire sur le logos spermatikos, un développement un peu plus anecdotique et relevant de la situation dramatique qui est construite par l’ensemble de Questions et Réponses : Optimum sumpsistis sermonis exordium et propositio nostro valde conveniens ; Deo itaque iuvante nos ut dicitis faciemus. (Int. 2, 1) Vous avez parfaitement compris l’exorde du discours et cela convient tout à fait à notre but. C’est pourquoi, avec l’aide de Dieu, nous ferons comme vous dites. > ÀĀðÃÂ
{ĀæsèÚà¾ýxÀĀáãxÀÎÔÚóÐÁxz zÁüÚóý A > > ÀÍàsx .ëà¿ãËæxèàåÚéxÀÎúÙx|x¿þÚçà¿æÍï{ .ÀĀýÎùx .¿çÝzËÃðæxèàĀæÍæxÎðÂ
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C’est une excellente préparation pour le discours que vous demandez dans votre quête de vérité, et tout à fait adaptée au but de droiture qui nous est proposé pour notre imitation. Puisse Dieu par son aide accorder que nous agissions en conséquence. (QF 2, 1)
Le latin paraît concentrer davantage que le syriaque le liminaire dialogique. Le liminaire grec n’apparaît pourtant pas comme une étrangeté littéraire ou doctrinale par rapport au reste du texte grec conservé. Des réminiscences des thématiques qui sont posées dans le liminaire peuvent être identifiées dans des développements ultérieurs. La première concerne la δύναμις ἀγαπητική, associée à la notion de constitution naturelle de l’homme et à l’image de la semence implantée, que l’on voit revenir dans le courant de la GR 2 : Ἐντολὴν τοίνυν λαβόντες ἀγαπᾶν τὸν Θεόν, τὴν ἀγαπητικὴν δύναμιν εὐθὺς τῇ πρώτῃ κατασκευῇ συγκαταβληθεῖσαν κεκτήμεθα. (GR 2, PG 31, 909B ; ΒΕΠΕΣ 53, p. 148.33-35) Alors que nous avons reçu le commandement d’aimer Dieu, nous possédons immédiatement, semée dans notre constitution première, la puissance d’aimer.
Plus intéressant encore, la GR 3 ressaisit le rôle de la loi, évoqué dans le liminaire de la GR 2, comme instrument de culture des puissances présentes sous la modalité σπερματικῶς : Ὅτι μὲν οὖν ὁ νόμος τῶν σπερματικῶς ἐνυπαρχουσῶν ἡμῖν δυνάμεων γεωργός ἐστιν καὶ τροφεύς, εἴρηται ἡμῖν ἐν τοῖς ἔμπροσθεν λόγοις. (GR 3, PG 31, 916D-917A ; ΒΕΠΕΣ 53, p. 151.30-31) Ainsi donc que la loi se trouve être le cultivateur et le nourricier des puissances qui se trouvent en nous en germe, cela a été dit dans les propos précédents.
Avec ce morceau, nous quittons le domaine des échos littéraires ou de la reprise de motifs pour celui du renvoi explicite à un propos antérieur qui associe (1) la loi/le commandement avec les motifs de (2) la culture et (3) du soin. Cette transition n’est autre chose qu’un renvoi direct au liminaire de la GR 2 grecque, auquel la GR 3 fait clairement référence (ἐν τοῖς ἔμπροσθεν λόγοις). Je rappelle le liminaire de la GR 2 : Ὅνπερ τὸ διδασκαλεῖον τῶν ἐντολῶν τοῦ Θεοῦ παραλαβόν, γεωργεῖν μετ’ ἐπιμελείας, καὶ ἐκτρέφειν μετ’ ἐπιστήμης, καὶ εἰς τελείωσιν ἄγειν Θεοῦ χάριτι πέφυκεν. (GR 2, PG 31, 908C ; ΒΕΠΕΣ 53, p. 148.8-10) Il revient à l’école des commandements de Dieu de le recevoir, de le cultiver avec soin et de le nourrir avec science, et de le porter à maturité avec la grâce de Dieu.
Le latin et le syriaque, qui n’ont pas le liminaire grec, connaissent aussi les développements de la métaphore de la semence dans leur version de la GR 2.
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La δύναμις ἀγαπητική associée à la notion de constitution naturelle de l’homme et à l’image de la semence implantée figure dans les deux versions antiques : Mandatum accepimus diligere deum : dilectionis virtutem in ipsa statim prima conditione a deo anima sibi insitam gerit. (Int. 2, 10) Nous avons reçu le commandement d’aimer Dieu : l’âme porte en elle, semée par Dieu dès sa première constitution, une puissance d’aimer. ÿÙèã¿ÂÎÐx ¿ćáÚÐs .ÀÍà¾ćàÎÃÑäàèáÃùxèÙx¿æËùÎò .èçÑæsèÚçùèçÚÂøÂèçù{ Nous avons donc reçu le commandement d’aimer Dieu. Nous possédons aussi la capacité dans notre volonté depuis le début de notre constitution. (QF 2, 10)
En l’état, ce que ces deux textes soulignent, c’est le caractère approprié du commandement d’amour à la nature humaine, et rien de plus. On pourrait, selon la perspective critique dominante, m’opposer que ces images, dans lesquelles j’ai vu des « échos » du liminaire long, ne sont elles-mêmes que des germes de pensée, susceptibles d’avoir inspiré, au moment de la reprise littéraire de la GR 2, une expansion secondaire au niveau du liminaire, sur le rôle du commandement comme instrument de culture des puissances semées dans la nature humaine. Mais une telle hypothèse est neutralisée, non seulement parce que les deux versions connaissent, en aval, le rôle du commandement tel qu’il est défini dans le liminaire absent – celui d’instrument de culture et de croissance des puissances présentes sous la modalité σπερματικῶς, avec remploi manifeste du vocabulaire du liminaire grec –, mais reproduisent aussi le renvoi au développement absent qui a traité de ce sujet explicitement : Et quidem quoniam lex eas virtutes quae animae a creatore insitae sunt, elimat [elimat correxi : elimet Zelzer] et excolat, iam in superioribus diximus. (Int. 2, 59) Or que la loi éduque et cultive ces puissances qui ont été placées dans l’âme par le Créateur, nous l’avons déjà dit plus haut. > .
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ĀÚïx Car nous avons dit plus tôt que le cultivateur et le soigneur du pouvoir qui est semé dans la nature de notre disposition est le commandement de Dieu. (QF 2, 59)
La conservation du renvoi au rôle de culture et de soin, censément déjà mentionné plus haut selon l’auteur, plus encore que les échos disséminés, montre que le latin et le syriaque dépendent d’un abrégé grec qui, conservant, après coupe, non seulement les échos lexicaux du liminaire de la GR 2, mais encore
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un renvoi textuel à celui-ci, atteste, de manière très claire, sa présence primitive dans le substrat de l’abrégé44. 2. L’exemple de la PR 220 (= Int. 174 et QF 158) La PR 220 comporte, en son début immédiat, dans les recensions grecques longues un lemme de renvoi. Le texte « vulgate » (matériellement divisé en GR et PR) comporte Περὶ τούτων εἴρηται ἐν τοῖς κατὰ πλάτος, « De cela (i.e. des entretiens non seulement avec les femmes, mais aussi avec les hommes), il a été question dans les réponses étendues » (PG 31, 1228B ; ΒΕΠΕΣ 53, p. 318.20). Le texte stoudite, qui ne comporte pas la division matérielle en deux séries, présente un lemme de renvoi très similaire : Περὶ τούτων (εἴρηται) ἐν τοῖς κατὰ πλάτος εἰρημένοις ὅτι, « De cela, (il a été dit) dans les exposés longs que… »45. Quelle que soit la forme de texte grec à laquelle on donne l’antériorité, on est obligé d’admettre que la PR 220 comporte (1) un renvoi et (2) un renvoi à une section bien particulière du texte (quelle que soit sa présentation matérielle). Les deux formes de texte généralement opposées d’un point de vue génétique par la critique insistent sur ce point : le problème a déjà été traité, en partie, dans les longues réponses, ce que confirme la présence, en amont, des GR 33 et 44. C’est à ces pièces que le grec renvoie sans ambiguïté : ἐν τοῖς κατὰ πλάτος (εἰρημένοις). Or les versions anciennes comportent, dans la traduction, un renvoi textuel parallèle et supposent, de la part du Maître, un traitement, semble-t-il, plus qu’anecdotique et d’une certaine étendue :
44 Il m’a été suggéré, au cours des débats, qu’Int. (Q.) 2, 59 pourrait renvoyer non au liminaire absent de la GR 2, mais à Int. (Q.) 2, 9-11. Le renvoi serait donc interne à la Q. 2 et se comprendrait bien au niveau du seul « Petit Ascéticon ». Mais le renvoi fonctionnerait-il aussi bien sans connaissance du texte long ? Je donne ici une traduction du passage : « Ainsi donc, puisqu’il en est ainsi, nous avons trouvé qu’il faut convenir de même au sujet de l’amour. Nous avons reçu le commandement d’aimer Dieu : l’âme porte en elle, semée par Dieu dès sa première constitution, une puissance d’aimer, chose pour laquelle nous n’avons pas besoin de témoignages extérieurs, car chacun tire des preuves de ce que nous disons en lui-même et par lui-même » (éd. ZELZER, p. 11). Il n’est ici nullement question de la « loi », ou du « commandement de Dieu », comme « cultivateur » et « nourricier/éducateur » des puissances semées par Dieu dans la nature. On conviendra donc que ce passage ne saurait suffire à expliquer le choix des mots dans la formule de renvoi (lex… virtutes… elimat et excolat), qui ne porte pas seulement sur les « puissances semées dans l’âme » permettant de répondre au commandement de Dieu, mais sur la fonction de la norme divine comme instrument d’épanouissement des puissances naturelles. 45 Le verbe conjugué εἴρηται est omis, d’après une note de l’édition des Mauristes reproduite en PG, par le cod. Leiden, Bibliotheek der Rijksuniversiteit, BPG 1 (Xe-XIe s.), connu d’eux par une source indirecte (en l’occurrence l’appendice de l’édition DU DUC – MOREL). Mais si l’on sonde un autre témoin stoudite presque au hasard, en l’occurrence le cod. Paris, BNF, Coislin 231 (XIe s.), f. 135r, la forme du lemme n’est plus aussi télégraphique.
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De his superius iam sufficienter diximus, « De ce sujet, nous avons suffisamment parlé plus haut » (Int. 174, 1) .èàzÁüÚãsĀÙ¾úÚþòèÂ|ÁËÐÁxzâï, « Nous avons parlé suffisamA ment de cela auparavant » (QF 158, 1)
Mais les deux versions ne comportent pas, en amont de ces textes, les réponses ascétiques correspondant au renvoi grec (les GR 33 et 44). Ces deux pièces ne figurent pas, en effet, dans le substrat du latin et du syriaque. Ce renvoi a suscité quelques atermoiements chez les partisans du « Petit Ascéticon » comme première rédaction de l’ouvrage. On a cité, à la note 43, les explications embarrassées de J. Gribomont sur l’existence séparée et contemporaine de la GR 33 dans les « papiers » de l’auteur. On peut aussi citer A. M. Silvas : « But what can the ‘superius’ of the Latin text be referring to? The topic is touched on in the Small Asketikon – not, however, ‘above’, but rather ‘below’ at RBas 198 (SR 109). Perhaps qualifying for ‘above’ may be RBas 136 (SR 208) concerning silence. »46 Pour sauver le modèle adopté pour expliquer la polymorphie textuelle, il faut que le « dessus » devienne le « dessous », ou que le renvoi ne soit « peut-être » (« may be ») que très lâche (en fait un autre sujet). De telles difficultés se lèvent aisément si l’on suppose une forme de texte étendue comme substrat primitif du modèle grec du latin et du syriaque. Cette forme suppose encore un ordre déjà constitué des réponses. 3. L’exemple de la PR 152 (= Int. 131 et QF 118) La PR 152 comporte un système de renvoi similaire. Lorsqu’il est interrogé sur le service à imposer à un frère (ou une sœur) à bout de forces, le Maître rappelle le rôle du supérieur dans la répartition des tâches au sein du monastère, en fonction des aptitudes de chacun, et introduit son propos en disant : Εἴρηται ὅτι (PG 31, 1182C ; ΒΕΠΕΣ 53, p. 291.9), c’est-à-dire « il a déjà été dit que… » En effet, des considérations sur ce sujet ont déjà été développées dans la PR 104. La version latine (iam supra diximus, Int. 131, 1) et la version syriaque (.Áxz âï èà {z A üÚãs, « Nous avons déjà dit sur ce sujet que… », QF 118, 1) reproduisent ce qu’il convient d’appeler un renvoi interne au corpus des Petites Règles, mais ne comportent pas, en revanche, de traduction du texte de cette PR 104, ni d’ailleurs, à ma connaissance, aucun texte qui traite, en amont, de ce sujet. * *
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46 A. M. SILVAS, The Asketikon of St Basil the Great, Oxford, Oxford University Press (Oxford Early Christian Studies), 2007, p. 392.
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Au total, les renvois dont on constate la présence dans les versions latine et syriaque, et dont la fonction est « inactivée » par l’absence du référent textuel visé dans le corpus transmis en traduction, sont les traces de ce que le modèle grec utilisé par les versions anciennes est le résultat d’une coupe réalisée dans un matériel textuel grec étendu. Le « Petit recueil ascétique » ne constitue donc en aucun cas une première édition, qui devait être augmentée par l’auteur au cours de l’affinement de son expérience pastorale, mais bien un épitomé qui a conservé des traces formelles de l’abrègement de la source première47. On ne peut donc pas non plus considérer, comme le pense par exemple V. H. Drecoll, que le « Petit Ascéticon » est une couche textuelle authentique et que les « suppléments » du « Grand Ascéticon » peuvent être discutables (ce point de vue n’est qu’une variante, teintée de « théorie documentaire », de la lecture du scholiaste antique)48. En d’autres termes, la scholie ancienne propose une interprétation erronée de la relation entre les recensions courtes et les recensions longues. L’antériorité d’une forme textuelle longue est indubitable au regard des données textuelles. L’antiquité d’un commentaire marginal isolé, dans une branche manuscrite elle-même minoritaire, n’est pas le gage de l’acuité du commentateur. Le prétendu « Petit recueil ascétique » est, au contraire de ce qu’affirme le scholiaste anonyme repris par soixante ans d’études basiliennes, le témoin d’une stratégie éditoriale antique bien documentée : l’abrègement d’un texte long. De cette activité, il reste pour preuve les renvois internes, dont on doit bien avouer qu’il faut soigneusement les chercher pour les trouver : ces imperfections matérielles, ces « traces », pouvaient donc échapper à une lecture superficielle, comme à une lecture uniquement préoccupée par la substance du texte49. La « cohérence » et l’efficacité argumentative qui proviennent de ce dégraissage textuel ne constituent pas un argument en faveur de l’antériorité du texte court, mais sont le résultat littéraire de la réduction du foisonnement d’un matériel grec long. Rien n’indique que l’auteur soit à l’origine de cette entreprise car, du point de vue des données eschatologiques, la physionomie doctrinale de l’abrégé est différente de celle des recensions longues. Ce qui frappe, dans la recension courte, c’est en effet la disparition ou la reformulation 47 E. BAUDRY – M. RICARD – J.-M. BAGUENARD, les traducteurs du Petit recueil ascétique de Bellefontaine (Bégrolles-en-Mauges, 2013), ont choisi un autre modèle explicatif, postulant une première édition brève composée par « vagues », puis « brouillée » par les apports de l’expérience pastorale. 48 V. H. DRECOLL, « Questions about the Limits of the Corpus Basilianum », Communication présentée au XIVe Colloque international Grégoire de Nysse, Table-ronde Basile de Césarée, 4 septembre 2018 (organisation M. Cassin – H. Grelier-Deneux – F. Vinel), lue par Andrew Radde-Gallwitz. 49 Ce phénomène de traces d’édition abrégée, dénoncée par des renvois laissés pendants, n’est pas sans parallèle et a été souligné, pour le Commentaire sur l’Évangile de Jean d’Origène, par L. BOSSINA, « Réduire Origène. Extraits, résumés, réélaborations d’un auteur qui a trop écrit », in S. MORLET (éd.), Lire en extraits…, op. cit., p. 199-216.
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de passages entiers concernant le châtiment eschatologique50. L’introduction d’une modification de la substance doctrinale dans un certain nombre de textes laisserait ainsi à penser que l’abrègement est un fait de la tradition et une tentative d’adaptation de la doctrine qui s’y trouve développée (notamment pour ce qui concerne les données eschatologiques) à un milieu « origénisant »51. III. Les variantes rédactionnelles La deuxième question posée par le commentaire du scholiaste nous conduit à examiner l’existence non de variantes textuelles, mais d’une pluralité de lieux variants sur une étendue suffisamment longue pour pouvoir envisager l’hypothèse de rédactions plurielles du texte des Grandes Règles et asseoir l’idée d’un texte long pris dans le dynamisme d’une expérience pastorale. On sait à quel point, pour les auteurs sacrés comme pour les auteurs profanes, la question des variantes d’auteur est une question épineuse, qui doit être envisagée au cas par cas52 et combien, en l’absence d’une déclaration explicite de l’auteur qui, dans ces cas-là, présente en général une apologie, ou des explications, pour justifier la remise en circulation de son ouvrage, il est difficile de démontrer que l’on n’a pas affaire à une intervention de la tradition, même quand le paratexte ou les lecteurs évoquent une « édition seconde »53. Cependant un passage des Grandes Règles a été signalé par le scholiaste ancien, à partir duquel celui-ci a conçu l’idée que l’auteur du texte reprenait et corrigeait régulièrement son exemplaire en fonction des entretiens qu’il avait dans les différentes fraternités d’ascètes. Lisons la scholie 5. Vat. gr. 413 (f. 243r) et Lavra Δ 66 (f. 111r) : Ἡ ἀπὸ Καισαρείας βίβλος ἔσθ’ ὅτε καὶ αὐτὴν τὴν φράσιν παρηλλαγμένην ἔχει πρὸς τὸ ἀπὸ τοῦ Πόντου κομισθὲν ἀντίγραφον, καθὰ δὴ καὶ ἐνταῦθα. Τοῦτο δὲ αἴτιον εἶναι νομίζω τὸ τὸν μέγαν διδάσκαλον αἰτούμενον ὑπὸ μοναχῶν ἄλλοτε ἄλλων καὶ ἐν διαφόροις τόποις οἰκούντων, ἀναλαμβάνειν τὸ ἰδιόγραφον καὶ τὰ δοκοῦντα διορθούμενον, οὕτως εἰς μεταγραφὴν ἑκάστῳ δοῦναι τοῖς αἰτήσασι. 50
Sur ce point, voir mon Législateur incertain, version remaniée de ma thèse, à paraître. Les recensions longues des Règles ainsi que plusieurs textes du corpus ascétique présentent une dimension de polémique antiorigénienne, notamment pour ce qui concerne l’interprétation des données eschatologiques. Le phénomène de disparition des passages « antiorigéniens » dans une recension courte d’une œuvre de ou attribuée à Basile n’est pas un cas unique. Ainsi l’Epistula ad virginem lapsam (= Ep. 46), qui nous est connue dans une recension latine courte, est amputée du paragraphe final touchant l’éternité des peines eschatologiques et propose, par ailleurs, l’édulcoration d’un passage « rigoriste » à l’intérieur de la lettre. Sur ce point, voir mon Législateur incertain, à paraître. 52 Voir T. DORANDI, Le stylet et la tablette. Dans le secret des auteurs antiques, Paris, Les Belles Lettres (L’Âne d’or, 12), 2000, p. 157 sq. 53 Sur les débats interprétatifs relatifs à ce genre de mention, voir l’article de M. LOSACCO dans le présent volume aux p. 9-29. À titre de complément bibliographique en ce qui concerne la littérature chrétienne, voir G. BARDY, « Éditions et rééditions d’ouvrages patristiques », Revue Bénédictine 47 (1935), p. 356-380. 51
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Le livre de Césarée diffère parfois aussi dans la lettre de la copie rapportée du Pont, comme c’est précisément le cas ici. Je crois que la cause de cela, c’est que le grand docteur, interrogé à des moments différents par des moines différents, habitant dans des lieux divers, reprenait sa copie personnelle et, corrigeant ses avis, donnait chaque fois l’exemplaire à copier à ceux qui l’avaient demandé.
Dans cette scholie, le commentateur conjecture (νομίζω) que ces variantes textuelles sont dues au fait que l’auteur retravaillait son exemplaire personnel (τὸ ἰδιόγραφον) en fonction des lieux divers (ἐν διαφόροις τόποις) où on l’interrogeait, puis qu’il donnait chaque fois (ἑκάστῳ) cet exemplaire corrigé à la copie (εἰς μεταγραφήν) à ses destinataires (τοῖς αἰτήσασι). Les reprises d’auteur, motivées par l’expérience pastorale, expliqueraient donc les variantes rédactionnelles entre « l’exemplaire du Pont » et « l’exemplaire de Césarée ». Dans le cas de la GR 16, à laquelle est associée cette note – située au niveau du pinax et amalgamée à la scholie commentant la division en 55 chapitres dans le cod. Hagion Horos, Monê Megistês Lauras, Δ 66, f. 111r, appelée par une paragraphos à la fin du lieu variant dans le cod. Vaticano, BAV, Vat. gr. 413, f. 243r –, on voit cependant mal en quoi l’interaction avec les auditeurs aurait conduit à un remaniement qui n’a aucune portée de complément ou de correction du point de vue de la thèse. Mais nous avons affaire, il est vrai, à un lieu variant sur plusieurs lignes, en deux endroits non consécutifs, surtout si l’on ne compare que les textes dits « vulgate » et « stoudite »54. On remarquera, toutefois, que ce ne sont que deux formulations concurrentes d’une même idée. « vulgate » PG 31, 957C-960A et 960B ; ΒΕΠΕΣ 53, p. 171.21-172.6 et p. 172.16-19
« stoudite » ΒΕΠΕΣ 53, p. 171.29-172.6 et p. 172.20-22
Rufin éd. ZELZER, p. 42-44
Ἐν ἐγκρατείᾳ δὲ οἱ ἅγιοι πάντες ἐμαρτυρήθησαν· ὁ Μωσῆς διὰ τῆς μακρᾶς ἐν νηστείᾳ καὶ προσευχῇ προσεδρείας τὸν νόμον ἔλαβε, καὶ Θεοῦ λόγων ἤκουσεν,
Καὶ πᾶσα δὲ ἡ τῶν ἁγίων καὶ μακαρίων ζωή, καὶ τὸ παρ’ αὐτοῦ τοῦ Κυρίου ἐν τῇ ἐπιδημίᾳ τῇ διὰ σαρκὸς ὑπόδειγμα πρὸς τοῦτο ἡμᾶς ὠφελεῖ· τοῦτο μὲν Μωϋσέως διὰ τῆς
Omnis vero sanctorum vita atque ipsius domini in carne positi praesentia, quae nobis alia nisi continentiae proponit exempla ? Moyses quidem continuato quadraginta
54
syriaque éd. SILVAS, p. 92-94 ?
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{ÍáÝ ? ? ¿ÚãËù¿þÙË ùx ÀÎæüÃÚêä > s .{ĀÃÓs
üãuÍÙxÀĀÙÎÐ A > ÌÆóÂxzĀÙ¾ćä A ÀÎæüÃÚêãâï èÙx¿ýÎã .èà¿óáã
Par souci de clarté, je maintiens, dans cet article, les appellations popularisées par J. Gribomont, quoiqu’elles posent des problèmes : la « vulgate » ne constitue pas, parmi les témoins grecs, la branche manuscrite la plus représentée (elle est même minoritaire ; elle n’est « vulgate » que parce qu’elle sert de base à l’édition des Mauristes et à la Patrologie de Migne) et la recension « stoudite », si son usage est attesté au monastère du Stoudion, n’est de toute évidence pas un produit du célèbre monastère.
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ὡς ἂν εἴ τις λαλήσαι, φησί, τῷ ἑαυτοῦ φίλῳ. Ὁ Ἠλίας τότε τῆς ὀπτασίας τοῦ Θεοῦ κατηξιώθη, ὅτε καὶ αὐτὸς ἐν τῷ ἴσῳ μέτρῳ τῆς ἐγκρατείας γέγονε. Τί δὲ ὁ Δανιήλ ; πῶς ἐν τῇ ὀπτασίᾳ τῶν παραδόξων ἐγένετο ; οὐ μετὰ τὴν εἰκοστὴν τῆς νηστείας ἡμέραν ; πῶς δὲ οἱ τρεῖς παῖδες τὴν δύναμιν ἔσβεσαν τοῦ πυρός ; οὐ διὰ τῆς ἐγκρατείας ; Καὶ Ἰωάννου δὲ ἡ πᾶσα τοῦ βίου ἔνστασις ἀπὸ τῆς ἐγκρατείας ὥρμητο· ἀπὸ ταύτης καὶ ὁ Κύριος τῆς φανερώσεως αὑτοῦ ἤρξατο.
παρατεταμένης ἐκείνης νηστείας προσεδρεύοντος τῷ Θεῷ καὶ τυχόντος τῆς διακονίας, τοῦτο δὲ Ἠλία τότε τῆς ὀπτασίας τοῦ Θεοῦ καταξιωθέντος, ὅτε καὶ αὐτὸς τῷ ἴσῳ μέτρῳ τῆς ἀποχῆς τῶν βρωμάτων ἐγίνετο· τοῦ Δανιὴλ δὴ καὶ ἡ τῶν τριῶν παίδων πρὸς Θεὸν εὐαρέστησις καὶ τὸ πάντων κατακρατῆσαι τῶν ἐχθρῶν δι’ ἐγκρατείας κατωρθώθη. Καὶ Ἰωάννου δὲ ἡ πᾶσα τοῦ βίου ἔνστασις ἀπὸ τῆς ἐγκρατείας ὥρμητο· ἀπὸ ταύτης καὶ ὁ Κύριος τῆς φανερώσεως αὑτοῦ ἤρξατο.
C’est dans l’abstinence, en revanche, que tous les saints ont été objets de témoignages : Moïse par sa longue assiduité dans le jeûne et dans la prière a reçu la Loi, et a entendu directement des mots de Dieu, comme quelqu’un qui parlerait, est-il dit, à son ami. Élie a été jugé digne de la vision de Dieu, quand lui-même fut parvenu à la même mesure de l’abstinence. Et que dire de Daniel ? Comment est-il parvenu à la vision des réalités incroyables ? N’est-ce pas après vingt jours de jeûne ? Comment les trois enfants ont-ils tari le pouvoir du feu ? N’est-ce pas par
En revanche, et la vie des saints tout entière, et l’exemple du Seigneur lui-même pendant son séjour dans la chair nous aident en vue de cela, car cela est le fait de Moïse, qui par le jeûne qui lui était ordonné était assidu auprès de Dieu et reçut le ministère et cela est le fait d’Élie jugé digne de la vision de Dieu, au moment où lui-même fut parvenu à la même mesure de l’abstinence de nourriture. Le bon plaisir de Dieu, fait de Daniel et des trois enfants, ainsi que la domination de tous les ennemis, c’est par l’abstinence qu’ils ont été atteints. Et tout le mode de vie de Jean prit
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ËÝxÁüÚÆæ¿ćã{ø dierum ieiunio adstitisse ÀÍàsåïÀ{z indefessus dicitur deo et A > > .ÁÎÔ zâ Ãù meruisse legis auxilium A .¿Ð{xÀĀþäý humano generi deferre. ¿çÝz¿Úàss{ Helias quoque visione ÀÏÑäàÀÎý dei tunc dicitur dignus A sËÝ .ÀÍà¾ćà effectus cum et ipse ¿æzxzÎÝs{z simili spatio temporum a A .À¾ÚÆé¿ćã{ cibo se continuisse ? ¿ÚáÓ{âÙ¾Úæxs perscribitur. Sed et .ÀĀàèÚàz Daniel et trium ÀÎæüÃÚêä puerorum meritum apud {üóý¿ćã{x deum, quod de omnibus ÎÞÞãs{ .ÀÍà¾ćà inimicis suis et de ipso ? èã .
{ÍÚÃÂËáð tyranno triumphum ¿ćáÚÐ ceperunt, non aliunde
{zÎæüÃÚêãx nisi per continentiam ? zÎÚÐs .ÀÍà¾Âx venit. Iohannis autem ¿æËäðãèçÐÎÙx omnis vita continentia A ÀÎæüÃÚêä fuit, ab hac etiam Dominus manifestationis
üãs .{üäÅs A j¿ćäáðÂÎÐsËÝ suae initia prima ÀÎæüÃÚêä patefecit. .A üý¿ćã{x Par opposition, toute la En fait, toutes les vies vie des saints et la des saints antiques présence du Seigneur étaient ornées de lui-même venu dans la continence. L’exemple chair, quels exemples que notre Seigneur nous proposent-elles, donna durant sa venue sinon des exemples dans la chair enseigne d’abstinence ? Moïse, aussi la continence. dit-on, a persévéré Moïse, ce fut par un long quarante jours sans jeûne, pendant qu’il était discontinuer dans le avec Dieu sur la jeûne, assidu auprès de montagne, qu’il reçut le Dieu et a mérité de faire ministère de l’Esprit. Et descendre l’aide de la c’est ainsi qu’Élie fut Loi au genre humain. jugé digne de la vision Élie aussi, dit-on, a été de Dieu par la rendu digne de la vision continence dans le jeûne, de Dieu, dans la mesure comme lui, dans le où il est écrit en toutes même grand jeûne. lettres qu’il s’est abstenu Daniel et les trois de nourriture pendant le enfants aussi plurent à même laps de temps. Le Dieu à travers la mérite de Daniel et des continence dans le jeûne, trois enfants devant et leurs ennemis furent Dieu, par quoi ils ont humiliés par le pouvoir
284 l’abstinence ? Et tout le mode de vie de Jean prit son point de départ dans l’abstinence. C’est par elle que le Seigneur aussi commença sa vie publique.
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son point de départ dans l’abstinence. C’est par elle que le Seigneur aussi commença sa vie publique.
triomphé de tous leurs ennemis et du tyran lui-même, n’est pas venu d’une autre cause que de la continence. La vie de Jean fut tout entière de continence ; c’est même par elle que le Seigneur commença sa vie publique.
Ὁ ἀκριβῶς ἐγκρατὴς οὐ γαστρός, oὐ δόξης ἀνθρωπίνης, οὐκ ἐπιθυμίας, οὐ πλούτου, οὐκ ἄλλης τινὸς ἀπρεποῦς ἡδονῆς, οὐκ ὀργῆς, οὐ λύπης, οὐδενὸς τῶν κατακρατεῖν εἰωθότων ἀπαιδεύτου ψυχῆς ἡττηθήσεται.
üÚÅ¿ćäÙ Verus ergo continens nec > èãs .¿çäáþã gloriam humanam ÀĀúÚóéÀĀÐÎÃý desiderat, sed a divitiis ? > .s¿þæsÛç Âx [divitiis correxi e cod. ÀĀÅèãs J : vitiis Zelzer] se ? èã{ .ÁyÎïx continet et ab ira et a ? èã{ .z Îï{|{ ÀÏÅ{ tristitia et ab omnibus A .ÀĀÚþæsÀÎÙüÝ quae occupatas tenere ? èÆÚÅ yâÝèãs consueverunt ineruditas ? .ÀÍà¾ćàèÙ ¾Ù¿ćàx animas et incautas. ? ?
Ìés
ËðãxèÚáÙs ¿Ù x¿ćàx¿þóçà ? ? .¿ÚþùÁ yÎé¾Â
Celui qui pratique rigoureusement l’abstinence ne se laissera pas vaincre ni par le ventre, ni par l’opinion humaine, ni par le désir, ni par la richesse, ni par aucun autre plaisir inconvenant, ni par la colère, ni par le chagrin, ni par aucune des choses qui dominent habituellement une âme non éduquée.
Celui qui est véritablement abstinent ne désire pas non plus la gloire humaine mais s’abstient des richesses, de la colère, de la tristesse et de tout ce qui a l’habitude de tenir en leur possession des âmes non éduquées et négligentes.
de leur continence qui résidait en Dieu. La vie de Jean le Baptiste fut aussi parfaite par la continence. Notre Seigneur aussi, quand il se manifesta dans le monde, commença par la continence dans le jeûne.
[…] Ὁ ἀκριβῶς ἐγκρατὴς οὐ γαστρὸς μὲν κρατήσει, δόξῃ δὲ ἀνθρωπίνῃ ἡττηθήσεται· οὐκ ἐπιθυμίας μὲν αἰσχρᾶς περιγενήσεται, πλούτου δὲ οὐκέτι· οὐδὲ ἄλλης τινὸς ἀγεννοῦς διαθέσεως, οἷον ὀργῆς ἢ λύπης ἢ τῶν ὅσα τὰς ἀπαιδεύτους ψυχὰς καταδουλοῦσθαι πέφυκε. Celui qui pratique rigoureusement l’abstinence d’une part ne dominera pas le ventre, et d’autre part sera vaincu par l’opinion humaine. Il ne triomphera pas du désir honteux, et pas de la richesse non plus, ni d’aucune autre disposition indigne, comme la colère, le chagrin, ou quoi que ce soit qui met naturellement en esclavage les âmes non éduquées.
Celui qui jeûne parfaitement jeûne aussi de la vaine gloire des hommes ; également du désir des richesses, de la colère et de ses élans, et de la tristesse humaine ; également de tous les désirs qui ne conviennent pas à Dieu, choses qui ont l’habitude de lier l’âme qui n’est pas instruite par des liens solides55.
55 L’image des liens a suscité chez moi une interrogation sur le substrat grec du syriaque et m’a fait soupçonner une connaissance de la leçon « vulgate » καταδουλοῦσθαι πέφυκε qui me semblait, à première vue, appartenir au même registre d’image et plus proche que le texte « stoudite ». Le Pr. Paul Géhin (IRHT, CNRS) m’a aidé à purger cette piste infructueuse, ce dont je le remercie ici très chaleureusement. Selon une distribution stricte, le participe ÁËðã(ou ÁËÚðã)
FALLAIT-IL FAIRE CONFIANCE AU SCHOLIASTE ?
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Des différences textuelles entre les deux colonnes grecques, J. Gribomont a tiré un jugement global sur le texte des Grandes Règles : « Le texte des GR en V est une révision littéraire de S, la GR 16 l’a solidement établi »56. Sur la foi de ce passage signalé comme exemplaire par le scholiaste, J. Gribomont a donc tiré une théorie globale de l’histoire du texte des Grandes Règles. Mais l’on voit que, si J. Gribomont reprend au commentateur ancien l’idée que l’auteur révise son propre texte, confronté à l’absence de toute modification substantielle, il en infléchit la motivation : il ne s’agit plus d’une mobilité due au contexte des réponses, c’est-à-dire à l’interaction entre le maître d’ascèse et son milieu, qui l’aurait incité à revoir sa copie – entre les deux colonnes de texte grec, on voit très bien qu’il ne s’agit absolument pas d’un enseignement différencié –, mais d’une réfection littéraire du texte des Grandes Règles. Cette affirmation pose, de fait, deux questions : (1) Les différences rédactionnelles sont-elles l’indice d’une révision littéraire par l’auteur de la GR 16 ? (2) Le cas de la GR 16 est-il extrapolable à l’ensemble du texte des Grandes Règles ? 1. Les différences rédactionnelles dans la GR 16 sont-elles l’indice d’une révision littéraire par l’auteur ? Prenons le premier point, en commençant par une remarque générale. Les rédactions variantes ne sont présentes que dans deux portions limitées de la GR 16. Ce n’est donc pas l’ensemble de la GR 16 qui a été l’objet d’un remaniement rédactionnel. La différence rédactionnelle porte sur une section limitée, en l’occurrence deux morceaux de catalogue : une liste d’exemples bibliques de l’AT justifiant le jeûne (Moïse, Élie, Daniel, les trois enfants), une autre des passions prévenues par le jeûne. On comprend bien, même s’il ne s’en explique pas, les raisons qui ont poussé J. Gribomont à considérer que le texte « vulgate » était une révision littéraire du texte « stoudite ». Dans le premier tableau, on remarque que le catalogue des exemples bibliques, présenté en S de manière assertive, prend en partie la forme d’une série d’interrogations rhétoriques, qui regardent vers le style homilétique. Manifestement, le critique considère que la forme assertive, plus simple, est antérieure à la rédaction sur le mode, plus vigoureux, de la diatribe. Le mode interrogatif constituerait donc un enrichissement littéraire du mode affirmatif, exprimé, de surcroît, dans un style peu du verbe aphel ËÚï sert, il est vrai, à traduire le grec εἴωθε et le participe ¿çÞã du verbe èÝ sert à traduire le grec πέφυκε. Mais il peut y avoir confusion entre les deux chez les traducteurs. Cependant, ce n’est pas l’idée d’asservissement qui apparaît dans le syriaque, mais celle du lien et du prisonnier enchaîné. Le verbe üésparaît plus propre à traduire les verbes grecs δεσμεύω, δεσμῶ ou un de leurs composés, comme καταδεσμεύω, « lier fortement ». Peut-être donc que l’ajout « par des liens solides » vise à traduire précisément le préverbe κατα-. Pour le verbe κρατεῖν, on attendrait néanmoins plus normalement ËÐs. Cela dit, le choix du latin est aussi plus conceptuel (occupatas… tenere) que proprement littéral. 56 J. GRIBOMONT, Histoire du texte des Ascétiques de S. Basile, op. cit., p. 230.
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développé (reprise mécanique de τοῦτο). D’autre part, le second tableau montre que la rédaction V est structurée autour de balancements et de constructions syntaxiques plus variées, alors que la rédaction dite stoudite présente le catalogue des passions en une rédaction génitivale homogène (οὐ γαστρός, oὐ δόξης ἀνθρωπίνης, οὐκ ἐπιθυμίας, οὐ πλούτου, οὐκ ἄλλης τινὸς ἀπρεποῦς ἡδονῆς, οὐκ ὀργῆς, οὐ λύπης, οὐδενὸς τῶν κατακρατεῖν εἰωθότων ἀπαιδεύτου ψυχῆς). Dans cette perspective, un noyau primitif (S), jugé trop plat lors de la révision pour diffusion, aurait fait l’objet d’une réfection enrichie d’un point de vue littéraire (V). Cette généalogie ne rend pourtant compte que de manière imparfaite des données textuelles. Les formes de texte mise en avant par J. Gribomont, à savoir les textes vulgate et stoudite, ne sont pas les seules formes existantes. Il faut compter avec l’apport des deux traductions antiques, mais aussi avec d’autres formes de texte grec qui nous ont été transmises. J. Gribomont n’exploite, en vérité, que les formes textuelles à leur état de dissimilation maximale. Or d’autres formes grecques existent. Ainsi, le cod. Istanbul, Patriarchikê Bibliothêkê, Hagias Trias 105, XIe s., un témoin isolé dont l’existence était ignorée de Gribomont au moment de l’écriture de son ouvrage et qui n’appartient ni à V, ni à S57, présente une rédaction qui semble emprunter (avec ses caractères propres, que je souligne ci-après) aux deux rédactions S et V. Sainte-Trinité 105 (f. 37r-38r) : [≈ stoudite] Kαὶ πᾶσα δὲ ἡ τῶν ἁγίων καὶ μακαρίων ζωή, καὶ τὸ παρ’ αὐτοῦ τοῦ Κυρίου ἐν τῇ ἐπιδημίᾳ τῆς σαρκὸς ὑπόδειγμα πρὸς τοῦτο ἡμᾶς ὠφέλησεν· [= vulgate] ὁ Μωσῆς διὰ τῆς μακρᾶς ἐν νηστείᾳ καὶ προσευχῇ προσεδρείας τὸν νόμον ἔλαβεν, καὶ Θεοῦ λόγων ἤκουσεν, ὡς ἂν εἴ τις λαλήσαι, φησί, τῷ ἑαυτοῦ φίλῳ. Ὁ Ἠλίας τότε τῆς ὀπτασίας τοῦ Θεοῦ κατηξιώθη, ὅτε καὶ αὐτὸς ἐν τῷ ἴσῳ μέτρῳ τῆς ἐγκρατείας γέγονεν. Τί δὲ ὁ Δανιήλ ; πῶς ἐν τῇ ὀπτασίᾳ τῶν παραδόξων ἐγένετο ; οὐ μετὰ τὴν εἰκοστὴν τῆς νηστείας ἡμέραν ; πῶς δὲ οἱ τρεῖς παῖδες τὴν δύναμιν ἔσβεσαν τοῦ πυρός ; οὐ διὰ τῆς ἐγκρατείας ; Καὶ Ἰωάννου δὲ ἡ πᾶσα τοῦ βίου ἔνστασις ἀπὸ τῆς ἐγκρατείας ὥρμητο· ἀπὸ ταύτης καὶ ὁ Κύριος τῆς φανερώσεως ἑαυτοῦ ἤρξατο. […] [≈ vulgate] Ὁ ἀκριβὴς ἐγκρατὴς οὐ γαστρὸς μὲν κρατήσει, δόξης δὲ ἀνθρωπίνης ἡττηθήσεται· οὐκ ἐπιθυμίας μὲν αἰσχρᾶς περιγενήσεται, πλούτου δὲ οὐκέτι· οὐδὲ ἄλλης τινὸς ἀγενοῦς διαθέσεως, οἷον ὀργῆς ἢ λύπης ἢ τῶν ἄλλων ὅσα τὰς ἀπαιδεύτους ψυχὰς καταδουλοῦσθαι πέφυκεν.
Si nous nous situons dans la perspective de J. Gribomont, celle de l’opposition entre modèle premier non littéraire et modèle plus littéraire, alors il faut admettre qu’un copiste a combiné les leçons de deux rédactions de l’auteur : débutant cette partie de section avec une rédaction stoudite, globalement moins bonne littérairement, il la quitterait immédiatement pour reporter, au long, le 57 P. J. FEDWICK en a fait un type à part, dans sa Biblioteca Basiliana Universalis: A Study of the Manuscript Tradition, Translations and Editions of the Works of Basil of Caesarea, III, Ascetica, Contra Eunomium 1-3, Ad Amphilochium de spiritu sancto, Turnhout, Brepols (Corpus Christianorum), 1997, p. 46-62, et lui donne le nom d’Asketikon 2 (Ask. 2).
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texte d’un témoin vulgate. On pourrait certes imaginer, dans ce cas, que l’ancêtre du manuscrit stambouliote comportait une variante S en marge et qu’elle a été introduite, en partie, mais en partie seulement, dans un texte V. Une telle physionomie de texte pour ce passage était connue de J. Gribomont dans d’autres témoins, et l’a d’ailleurs incité à créer un sous-type auquel il a donné le nom de « Vulgate contaminée » mélangeant « un fond du texte de l’Hypotypose […] V […] avec de nombreuses leçons Studites »58. Les témoins de ce sous-type auxquels j’ai pu avoir accès – le cod. Venezia, Biblioteca Nazionale Marciana, gr. Z. 63 (= 458), XIIe s. (f. 38r-v) et le cod. Vaticano, BAV, Vat. gr. 1088, XIIIe-XIVe s. (f. 31v-32r) – présentent, pour ce passage, un texte identique au témoin stambouliote. Mais je ne suis pas certain qu’il convienne, comme le fait J. Gribomont, de considérer que ces témoins, en particulier, « mélangent » de manière étendue au texte V « de nombreuses leçons Studites ». Cette affirmation n’est appuyée, dans son ouvrage, que sur « la recension de la GR 16 dans ces manuscrits »59. Or la place de la « rédaction S » dans la variante textuelle procurée par ces témoins est, dans la GR 16, minoritaire. La variante S est strictement limitée au chapeau introducteur ; le catalogue est ensuite entièrement de forme « vulgate » et le deuxième lieu sur les passions combattues par le jeûne est très proche de V, alors même que, comme on le verra, le texte V ne se comprend pas en l’état et qu’il est même absurde ! S’il y avait une correction de la tradition V à faire par la tradition S, c’était, si j’ose dire, le moment ou jamais. Qualifier cette leçon de « mélange » relève donc moins de la description, me semble-t-il, que de l’interprétation60. Faut-il, du reste, extrapoler à l’ensemble du texte des témoins de cette branche l’idée de contamination de V par S ? Je m’interroge sur ce point, sans avoir le loisir J. GRIBOMONT, Histoire du texte des Ascétiques de S. Basile, op. cit., p. 21. Ibidem, p. 21 et p. 214. 60 Un cas de mélange me semble cependant pouvoir être démontré dans les éditions modernes. Le texte de la Patrologie de Migne est en effet plus complet que celui que j’ai pu lire dans les manuscrits et cumule les deux incipit, sans choisir entre l’une ou l’autre des formes. On lit dans en PG 31, 957C : [= incipit « vulgate »] Ἐν ἐγκρατείᾳ δὲ οἱ ἅγιοι πάντες ἐμαρτυρήθησαν. [= incipit « stoudite »] Καὶ πᾶσα δὲ ἡ τῶν ἁγίων καὶ μακαρίων ζωή, καὶ τὸ παρ’ αὐτοῦ τοῦ Κυρίου ἐν τῇ ἐπιδημίᾳ τῇ διὰ σαρκὸς ὑπόδειγμα πρὸς τοῦτο ἡμᾶς ὠφελεῖ [= texte « vulgate »] Ὁ Μωϋσῆς διὰ τῆς μακρᾶς ἐν νηστείᾳ καὶ προσευχῇ προσεδρίας τὸν νόμον ἔλαβε, καὶ Θεοῦ λόγων ἤκουσεν, κτλ. Malgré mes recherches, je n’ai pu découvrir une telle leçon dans les témoins utilisés par les Mauristes : le Regius primus, actuel Parisinus graecus 505 (XIIe s.), le Regius secundus, actuel Parisinus graecus 504 (XIIe s.), le Regius tertius, actuel Parisinus graecus 964 (XIe s.), et le Colbertinus, actuel Parisinus graecus 502 (XIIe s.). Il s’agit en revanche du texte que l’on trouve dans l’édition princeps donnée à Venise chez Sabbio par le cardinal Reginald POLE en 1535 (p. 44v). L’édition de Reginald Pole semble donc avoir influencé, sur ce point, l’édition du Mauriste J. GARNIER, plus que les témoins grecs qu’il connaissait. D’où vient le texte hybride de l’édition Pole ? Aucun des témoins que l’on présente comme la base de son édition des Règles, le cod. Venezia, Biblioteca Nazionale Marciana, gr. Z. 63 (= 458) (XIIe s.) (« vulgate contaminée ») et le cod. Paris, BNF, Grec 504 (XIIe s.) (« vulgate »), ne comporte un cumul d’incipit. On peut donc supposer que l’éditeur de la Renaissance n’a pas choisi entre les variantes, mais les a combinées. 58 59
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de faire plus qu’un sondage. Je note cependant que, sur le second point de divergence rédactionnelle d’ampleur entre le texte V et le texte S – à savoir la GR 53, que nous verrons dans les lignes qui suivent –, les deux témoins de ce sous-type que j’ai étudiés ne présentent aucun signe de contamination entre les deux rédactions : le texte est purement celui de V. L’entreprise éditoriale de mélange n’aurait donc pas été aussi systématique et continue que le laisse entendre la dénomination choisie par le Bénédictin. Une étude beaucoup plus complète des manuscrits rangés par J. Gribomont dans ce sous-type devra donc être menée pour savoir à quoi s’en tenir. Pour en revenir à l’étude du tableau, qui pourrait donc présenter au moins une colonne supplémentaire, les relations entre les rédactions sont complexes et ne peuvent être aussi simplement vectorisées, au regard des données textuelles, que le voulait, dans son étude pionnière, le savant Bénédictin – pour mémoire, (1) substrat commun au latin et au syriaque [mais on a montré que ce substrat était un abrégé] > (2) texte stoudite (enrichissement en longueur, mais stylistiquement inégal) > (3) texte vulgate (reprise littéraire). Je propose une autre lecture des tableaux ci-dessus : ce sont des perturbations mineures qui ont affecté le texte en deux endroits très limités et qui ont entraîné certains réaménagements de la part de la tradition. Le manuscrit d’Istanbul (et, sur ce point, la « vulgate contaminée ») constitue une étape intermédiaire entre le texte correct et sa reprise rédactionnelle maximale. Perturbations textuelles dues à l’introduction d’une note marginale Commentaire de la première partie du tableau ci-avant Influencé par la note ancienne, J. Gribomont n’a pas vu que les rédactions concurrentes « vulgate » et « stoudite » ne s’intègrent pas, de manière équivalente, au mouvement de la pensée. La GR 16, avant que n’intervienne le lieu variant, démontre combien « il faut craindre (φοβερόν) l’incontinence (ἀκρασία) ». Avant que ne surgisse notre problème de double (voire triple) rédaction, l’auteur cite l’exemplum fugiendum d’Ésaü et rappelle « que la première désobéissance est tombée (sic) sur l’homme par l’incontinence ». La leçon V s’intègre alors parfaitement dans le développement : par opposition à ces exemples bibliques d’ἀκρασία, c’est dans la continence que tous les saints ont reçu des témoignages de Dieu (ἐν ἐγκρατείᾳ δὲ οἱ ἅγιοι πάντες ἐμαρτυρήθησαν). Le mouvement de la pensée suit alors l’histoire sainte, en progressant, dans l’ordre de l’Écriture, des saints de l’Ancien Testament (Moïse, Élie, Daniel) à celui qui fait la charnière entre l’AT et le NT (Jean le Baptiste), puis s’achève sur le modèle parfait (le Seigneur). Par opposition, la leçon S provoque un décrochage : Καὶ πᾶσα δὲ ἡ τῶν ἁγίων καὶ μακαρίων ζωή, καὶ τὸ παρ’ αὐτοῦ τοῦ Κυρίου ἐν τῇ ἐπιδημίᾳ τῇ διὰ σαρκὸς ὑπόδειγμα πρὸς τοῦτο ἡμᾶς ὠφελεῖ, « Et la vie des saints et bienheureux tout entière et l’exemple […] du Seigneur nous aident en vue de cela ». Le chapeau S annonce d’emblée la structure
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d’ensemble du catalogue, et anticipe, dès cet instant, à l’inverse de ce que fait V, sur la conclusion de la liste d’exempla, créant une redondance absente de V et une fragilisation de la progression historique travaillée en V. Le même phénomène de rédaction qui « bégaye » se constate dans le latin et le syriaque. De plus, en S, la chaîne pronominale (πρὸς τοῦτο) est lâche et suppose de remonter haut dans le texte pour trouver le terme ἐγκράτεια, alors que l’incontinence est le sujet de toutes les lignes précédentes (à quoi τοῦτο ne saurait, évidemment, renvoyer du point de vue du sens !). Le paragraphe décroche de l’opposition entre les dangers de l’ἀκρασία et les mérites bibliques de l’ἐγκράτεια, pour se muer en une parénèse travaillant le même lot d’exemples que V (πρὸς τοῦτο ἡμᾶς ὠφελεῖ). Le premier τοῦτο doit être expliqué, mais il est maladroitement repris par des développements « exégétiques » en τοῦτο μέν, τοῦτο δέ, suivi du génitif, qui raccorde le démonstratif au lot d’exemples bibliques, avant que ne resurgisse le terme ἐγκράτεια au détour de la rédaction de l’exemple de Daniel et des trois enfants. L’exemple de Daniel et des trois enfants se trouve lui-même condensé en une expression très controuvée (τοῦ Δανιὴλ δὴ καὶ ἡ τῶν τριῶν παίδων πρὸς Θεὸν εὐαρέστησις καὶ τὸ πάντων κατακρατῆσαι τῶν ἐχθρῶν δι’ ἐγκρατείας κατωρθώθη). L’explication que je propose du phénomène est la suivante. Le texte le plus ancien est, sur ce point, celui proposé par la rédaction « vulgate ». En marge de ce texte, un lecteur a noté un résumé à caractère parénétique : Καὶ πᾶσα δὲ ἡ τῶν ἁγίων καὶ μακαρίων ζωή, καὶ τὸ παρ’ αὐτοῦ τοῦ Κυρίου ἐν τῇ ἐπιδημίᾳ τῇ διὰ σαρκὸς ὑπόδειγμα πρὸς τοῦτο ἡμᾶς ὠφελεῖ (S) ou ὠφέλησεν (Sainte-Trinité 105), qui sert de raccourci pour aller droit à la question de l’ἐγκράτεια sans passer par le détour négatif des exemples bibliques d’ἀκρασία. Cette remarque entre dans le texte et se substitue à l’incipit V, comme on le voit, encore, dans le témoignage du manuscrit stambouliote (on notera que le verbe du commentaire, ὠφέλησεν, est à l’aoriste et possède alors un caractère rétrospectif, avant l’énoncé du catalogue !) : Sainte-Trinité 105 (f. 37r-38r) : [≈ stoudite] Kαὶ πᾶσα δὲ ἡ τῶν ἁγίων καὶ μακαρίων ζωή, καὶ τὸ παρ’ αὐτοῦ τοῦ Κυρίου ἐν τῇ ἐπιδημίᾳ τῆς σαρκὸς ὑπόδειγμα πρὸς τοῦτο ἡμᾶς ὠφέλησεν· [= vulgate] ὁ Μωσῆς διὰ τῆς μακρᾶς ἐν νηστείᾳ καὶ προσευχῇ προσεδρείας τὸν νόμον ἔλαβεν, καὶ Θεοῦ λόγων ἤκουσεν, ὡς ἂν εἴ τις λαλήσαι, φησί, τῷ ἑαυτοῦ φίλῳ. Ὁ Ἠλίας τότε τῆς ὀπτασίας τοῦ Θεοῦ κατηξιώθη, ὅτε καὶ αὐτὸς ἐν τῷ ἴσῳ μέτρῳ τῆς ἐγκρατείας γέγονεν. Τί δὲ ὁ Δανιήλ ; πῶς ἐν τῇ ὀπτασίᾳ τῶν παραδόξων ἐγένετο ; οὐ μετὰ τὴν εἰκοστὴν τῆς νηστείας ἡμέραν ; πῶς δὲ οἱ τρεῖς παῖδες τὴν δύναμιν ἔσβεσαν τοῦ πυρός ; οὐ διὰ τῆς ἐγκρατείας ; Καὶ Ἰωάννου δὲ ἡ πᾶσα τοῦ βίου ἔνστασις ἀπὸ τῆς ἐγκρατείας ὥρμητο· ἀπὸ ταύτης καὶ ὁ Κύριος τῆς φανερώσεως ἑαυτοῦ ἤρξατο.
Les problèmes posés par l’introduction de ce πρὸς τοῦτο (qui, en l’état, renvoie
à l’ἀκρασία) a entraîné le rédacteur de l’état « stoudite » dans une entreprise de clarification. L’entrée de la note l’a amené à développer τοῦτο par le
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catalogue d’exemples, moyennant certaines reformulations et reprises, qui montrent un certain embarras dans la rédaction du raccord entre la note et le substrat. Que la réfection rédactionnelle soit limitée à ce point signifie qu’elle devait répondre à un problème non pas général, mais particulier à cette zone de texte. L’abrégé utilisé par les traducteurs latin et syriaque descend de cette entreprise de raccordement, mais les traducteurs ont un peu lissé la structure des phrases, sans parvenir, toutefois, à empêcher le texte de bégayer. La confrontation des rédactions multiples de l’exemple de Moïse (cf. Ex 34, 28 ; Dt 9, 9) dans le catalogue permet aussi de donner l’antériorité au texte V. Elle ouvre aussi une discussion qui est en droit distincte de l’entreprise de rattrapage de l’entrée de la note dans le corps du texte. On peut tenter, sur ce point, une reconstruction rationnelle de l’émergence des leçons (pour plus de clarté, voir les termes en gras dans le tableau ci-avant). La leçon νόμος de V est primitive. Aucune des autres pièces du catalogue ne résume l’exemple biblique vétérotestamentaire en lui substituant une exégèse à caractère spirituel. Toutes se situent au niveau historique. On peut donc faire l’hypothèse que la leçon διακονία que l’on trouve dans l’état « stoudite » constitue une exégèse de νόμος (une note marginale, de forme initiale inconnue, entrée dans le texte ?). Il s’agirait d’une allusion à 2 Co 3, 7, où l’Apôtre donne à la Loi reçue par Moïse le titre ἡ διακονία τοῦ θανάτου ἐν γράμμασιν, ἐντετυπωμένη ἐν λίθοις, « le ministère de la mort dans les lettres, gravé sur pierres ». Dans ce cas, V conserverait la leçon la plus archaïque car S donne une lecture chrétienne de νόμος qui n’est pas isolée dans la littérature patristique (sous la forme διακονία τοῦ νόμου)61. En tout état de cause, la rédaction syriaque semble dérivée de la substitution attestée en S, qu’elle trouve probablement dans son modèle, parce qu’elle procure une addition fautive à la leçon διακονία, à savoir « le ministère de l’Esprit » (¿Ð{x ÀĀþäý). Dans le NT, en effet, comme dans la littérature patristique, la διακονία τοῦ Πνεύματος, qui est le propre de la Nouvelle Alliance, est clairement distinguée du νόμος mosaïque (2 Co 3, 8)62. Dans cette généalogie des leçons reconstruite de manière 61 Sur l’usage de cette expression, souvent dans un jeu de comparaison entre les deux Alliances, voir Basile de Césarée, Traité du Saint-Esprit XIV, 33 [Moïse, dans la diaconie de la Loi, est le type du Christ, médiateur entre Dieu et les hommes] ; Basile (?), Sur le baptême, PG 31, 1532 [La gloire de Moïse, dans la diaconie de la Loi, n’est pas comparable à celle du Monogène, Fils du Dieu vivant] ; Grégoire de Nysse, Réfutation de la confession d’Eunome 260 ; Théodoret de Cyr, Commentaire sur les épîtres de Paul, PG 82, 393 ; Théodore de Mopsueste, Fragments caténaires sur la deuxième épître aux Corinthiens, éd. STAAB, Pauluskommentare aus der griechischen Kirche aus Katenenhandschriften gesammelt, Münster, Aschendorff (Neutestamentliche Abhandlungen, 15), 1933, p. 197 ; Sévérien de Gabala, Fragments caténaires sur la deuxième épître aux Corinthiens, ibid., p. 284 ; Cyrille d’Alexandrie, Fragments caténaires sur la deuxième épître aux Corinthiens, ibid., p. 335. 62 Un argument de nature littéraire peut compléter cette réflexion sur les mérites respectifs des deux leçons. Dans l’Homélie sur le jeûne (PG 31, 169C), Basile, traitant du jeûne de Moïse, affirme que : « grâce au jeûne (διὰ νηστείας), il a reçu le commendement écrit par le doigt de
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rationnelle et dont la qualité relative permet de supposer un processus de relecture et de dégradation – ce qu’on ne saurait attribuer, je pense, à l’auteur luimême –, la version latine mérite une attention particulière. Le latin, qui selon l’histoire du texte généralement acceptée, a un modèle pour ainsi dire commun avec le syriaque, et qui, sur plusieurs points, présente une parenté avec la rédaction dite « stoudite », semble renvoyer néanmoins à une leçon νόμος sous-jacente (« il a mérité d’apporter l’aide de la loi au genre humain », meruisse legis auxilium humano generi deferre). Puisqu’on trouve un substrat sous la forme nucléaire νόμος dans V et dans le SainteTrinité 105, il est raisonnable de penser que ce n’est pas le traducteur qui, dans sa liberté, a introduit le motif de la Loi. On voit cependant que le terme νόμος/ lex se trouve glosé dans le latin également. Le latin pense la Loi (glosée par auxilium/βοήθεια ?) dans l’économie du salut universel : l’auxilium legis s’adresse au « genre humain » (humanum genus) et non seulement aux juifs ou aux Hébreux. Une telle interpretatio Christiana figurait déjà, en amont, dans la GR 2 (νόμον ἔδωκεν εἰς βοήθειαν)63. Cette rédaction constitue, d’un point de vue phénoménologique, une manière, différente de la διακονία, de donner une place au νόμος mosaïque en contexte chrétien. Si la leçon νόμος représente l’état le plus ancien, homogène dans son esprit au reste du catalogue d’exempla, alors la version latine – ou son modèle – a réservé à νόμος un traitement exégétique parallèle à la glose διακονία. L’écart entre le latin et le syriaque sur le substrat de leur traduction montre que la concurrence des leçons en grec a affecté, d’une manière ou d’une autre, l’histoire de l’abrégé et de son usage dans ces deux grandes langues de diffusion des textes patristiques que sont le latin et le syriaque, peut-être par le biais de commentaires ou de citations en paratexte. De l’erreur à la correction Commentaire de la seconde partie du tableau ci-avant La seconde partie du tableau (« Celui qui jeûne rigoureusement… ») pose un problème similaire. La rédaction « vulgate » ainsi que celle du SainteTrinité 105, comportent un jeu de balancements qui, conformément au mouve-
Dieu sur les tables. Et, tandis qu’en haut, le jeûne était le protecteur (πρόξενος) de la Législation, en bas, la gourmandise précipitait dans l’idolâtrie. » La Loi est là aussi la récompense du jeûne, quand l’incontinence mène à l’idolâtrie. 63 GR 2, PG 31, 913BC ; ΒΕΠΕΣ 53, p. 150.26-28 : Eἶτα κατασοφισθέντα ὑπὸ τοῦ ὄφεως, καὶ καταπεσόντα εἰς τὴν ἁμαρτίαν, καὶ διὰ τῆς ἁμαρτίας εἰς τὸν θάνατον, καὶ τὰ τούτου ἄξια, οὐ περιεῖδεν· ἀλλὰ τὰ μὲν πρῶτα νόμον ἔδωκεν εἰς βοήθειαν, « Puis, alors que l’homme avait été trompé par le serpent et qu’il était tombé dans le péché, et par le péché dans la mort, et dans ce qui est digne de cela, ne le négligea pas. Mais d’abord il lui donna la Loi pour son secours (cf. Is 8, 20). »
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ment du texte, manifeste une différence de plan entre la maîtrise du ventre (le plan physique) et ce qui apparaît comme le « surcroît » et, en vérité, l’enjeu fondamental d’une ἐγκράτεια rigoureuse, à savoir la maîtrise des vices. Dans l’état V, comme dans le manuscrit stambouliote, cependant, le jeu des négations porte étonamment à contresens. Le texte dit le contraire de ce qu’il devrait dire. Il vient après l’amorce suivante : « La pratique du jeûne (οὐ) ne concerne pas seulement le plaisir de la nourriture (περὶ τὴν ἡδονὴν τῶν βρωμάτων μόνην), mais s’étend aussi à toute forme d’abstinence de ce qui se trouve être une entrave (… διατείνει καὶ ἐπὶ πᾶσαν τοῦ ἐμποδίζοντος ἀποχήν), de telle sorte que… » (PG 31, 960B ; ΒΕΠΕΣ 53, p. 172.12-14). On comprend mal que le texte affirme, de manière stable dans la tradition et même dans plusieurs traditions, par la suite : « … celui qui pratique rigoureusement l’abstinence d’une part ne dominera pas le ventre, et d’autre part sera vaincu par l’opinion humaine. Il ne triomphera pas du désir honteux, et pas de la richesse non plus, ni d’aucune autre disposition indigne, comme la colère, le chagrin, ou quoi que ce soit qui met naturellement en esclavage les âmes non éduquées » (sic). Ce point n’a pas été relevé, jusqu’ici, à ma connaissance et doit s’expliquer par un accident de copie mal rattrapé survenu très tôt. Il ne s’agit pas, en tout état de cause, d’une reprise littéraire de l’auteur ! La rédaction « stoudite », quant à elle, aplatit, d’une manière qui affaiblit la démonstration, les distinctions que le texte, auparavant, s’est ingénié à établir et, dans une formulation génitivale homogène, met sur un plan unique le ventre et le catalogue des vices. L’amorce du passage laisse, comme on l’a vu, entendre l’inverse – « La pratique du jeûne (οὐ) ne concerne pas seulement le plaisir de la nourriture (περὶ τὴν ἡδονὴν τῶν βρωμάτων μόνην), mais s’étend aussi à toute forme d’abstinence de ce qui se trouve être une entrave (… διατείνει καὶ ἐπὶ πᾶσαν τοῦ ἐμποδίζοντος ἀποχήν), de telle sorte que… ». La rédaction « stoudite », sur ce point, peut très bien s’expliquer si on s’est rendu compte que la leçon, désormais attestée de manière stable dans la tradition vulgate et stambouliote, portait totalement à contresens. C’était une manière simple et efficace de sauver le texte, intervenue très tôt, puisque l’abrégé utilisé par les traducteurs latin et syriaque, descendait de ce remaniement. Dans aucun de ces cas de figure, il n’est donc nécessaire de faire intervenir l’auteur. Le modèle explicatif le plus économique, pour rendre compte de ces deux variations mineures dans un texte homogène, est que le texte a été perturbé en deux endroits et que la tradition a été contrainte de réaménager le texte, la première fois par un raccord assez controuvé, syntaxiquement assez pauvre, la deuxième fois, par une simplification « sèche » d’un état syntaxique plus élaboré, mais qui a donné lieu, très tôt, au « déraillement » d’une formule balancée.
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2. Le cas de la GR 16 est-il extrapolable à l’ensemble du texte des Grandes Règles ? Passons maintenant à la seconde question soulevée par le modèle interprétatif proposé par J. Gribomont. Si on l’en croit, la tradition devrait présenter, çà et là, des variations assez importantes pour donner l’impression d’une reprise du texte par l’auteur. Or, il se trouve que j’ai collationné plusieurs états du texte des Grandes Règles et que, outre les deux passages exploités par le Bénédictin dans la GR 16, il n’existe à ma connaissance qu’un seul cas de différence rédactionnelle sur plusieurs lignes pour un même passage. Cet autre passage longuement divergent se situe au niveau la GR 53 (Πῶς οἱ τῶν τεχνῶν διδάσκαλοι διορθώσονται τοὺς παῖδας πταίοντας). Voici les deux textes : Texte « vulgate » (texte vulgate, vulgate contaminée, Sainte-Trinité 105, oriental) PG 31, 1041C-1044A ; ΒΕΠΕΣ 53, p. 211.26-212.2 Δεῖ μέντοι καὶ τοὺς τὰς τέχνας διδάσκοντας, ὅσα εἰς αὐτὴν τὴν τέχνην ἐξαμαρτάνουσιν οἱ μανθάνοντες, ἐφ’ ἑαυτῶν ἐλέγχειν τὸ πλημμέλημα, καὶ ἐπανορθοῦσθαι τὰ σφάλματα. Ὅσα δὲ τῶν ἁμαρτημάτων τῆς τοῦ ἤθους διαστροφῆς ἐστι κατηγορήματα, οἷον ἀπείθειαι καὶ ἀντιλογίαι, καὶ ῥᾳθυμία περὶ τὰ ἔργα, ἢ ἀργολογία65, ἢ ψεῦδος, ἢ ἄλλο τι τῶν τοιούτων ἀπειρημένων τοῖς εὐσεβέσιν ἐπὶ τὸν ἔφορον τῆς κοινῆς εὐταξίας ἄγοντας δεῖ ἐλέγχειν, ὥστε παρ’ αὐτοῦ καὶ τὸ μέτρον καὶ τὸν τρόπον τῆς ἰάσεως τῶν ἁμαρτημάτων ἐπινοεῖσθαι. Εἰ γὰρ ἰατρεία ψυχῆς ἐστιν ἡ ἐπιτίμησις, οὐ παντός ἐστιν ἐπιτιμᾶν, ὡς οὐδὲ τὸ ἰατρεύειν, πλὴν ἐὰν μή τινι αὐτὸς ὁ προεστὼς ἐπιτρέψῃ μετὰ δοκιμασίας πλείονος.
Texte « stoudite »64
Δεῖ μέντοι καὶ παρὰ τῶν ἐκδιδασκόντων τὰς τέχνας τοὺς καταγνωσθέντας τῶν ἀδελφῶν ἐπὶ τoῦ προεστῶτος ἐλέγχεσθαι ὥστε αὐτὸν ὁρίζειν τὸ πρέπον ἑκάστῳ ἁμαρτήματι ἐπιτίμιον. Οὕτω γὰρ καὶ ὁ ἁμαρτὼν εὐπειθέστερος γίνεται τὸν ἐπὶ τῶν πλειόνων ἔλεγχον αἰσχυνόμενος καὶ οἱ λοιποὶ ἀσφαλέστεροι πρὸς τὸ μὴ περιπίπτειν τοῖς ὁμοίοις. Kαὶ ἡ κατάλληλος θεραπεία παρὰ τοῦ ἐμπειροτέρου μᾶλλον προσαχθῆναι δυνήσεται.
64 C’est le texte que j’ai pu contrôler dans les codd. Jerusalem, Patriarchê Bibliothêkê, Panagiou Taphou 30, Xe-XIe s. (f. 131r) ; Vaticano, BAV, Vat. gr. 426, XIe s. (f. 155r) [leçons ἁμαρτάνων au lieu de ἁμαρτών ; παραπίπτειν au lieu de περιπίπτειν] ; Milano, Biblioteca Ambrosiana, H 103 sup. (Martini-Bassi 444), XIIe s. (f. 119r) ; Madrid, BNE, 4846, XIIIe-XIVe s. (f. 131v) ; Vaticano, BAV, Vat. gr. 427, XIVe s. (f. 93v). 65 Le terme est « ascétique » : il n’apparaît jamais ailleurs dans le « corpus basilien » que dans le complexe des écrits ascétiques. Le mot figure très souvent dans des textes d’ambiance monastique, comme les productions de l’Éphrem grec, du Pseudo-Macaire, les Apophtegmes des Pères, etc.
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Il faut aussi que, de leur propre autorité, ceux qui enseignent les métiers, pour toutes les fautes commises par leurs apprentis dans le strict domaine de la technique, sanctionnent l’erreur et corrigent les manquements. Mais, pour tout reproche concernant des péchés qui touchent une déviance du caractère, comme des actes de désobéissance et d’insolence, de la nonchalance dans le travail, du bavardage, du mensonge, ou toute autre des choses de ce genre qui sont interdites aux hommes pieux, il faut sanctionner en les amenant jusqu’à celui qui préside au bon ordre général, de sorte que ce soit lui qui évalue la mesure et la forme de la thérapie des péchés. Car si la punition est une médecine de l’âme, il n’appartient pas à tout le monde de punir, comme non plus d’exercer la médecine, sinon à celui à qui le supérieur en personne a confié cette tâche avec un discernement approfondi.
Il faut que ceux qui, parmi les frères, ont été convaincus de faute même par ceux qui enseignent les métiers soient confondus devant le supérieur, afin qu’il définisse la punition appropriée pour chaque faute. Car ainsi celui qui a pêché est plus obéissant, honteux du blâme reçu devant tout le monde et les autres sont confirmés dans l’évitement des mêmes choses. Et la thérapie mutuelle sera administrée avec plus d’efficacité par qui est plus expérimenté.
La GR 53, dans sa rédaction « vulgate », explique que si ceux qui apprennent un métier (les enfants d’après le titre, mais le mot n’apparaît pas dans le corps de la réponse, uniquement οἱ μανθάνοντες qui peut, dans ce cas, s’appliquer aux enfants) font mal leur métier, alors celui qui est en charge de leur instruction technique peut les corriger. Mais si c’est par une faute morale (développée en un long catalogue) qu’ils le font mal, il faut conduire les coupables à celui à qui le supérieur a confié la charge d’évaluer la mesure des peines. Car on ne s’improvise pas médecin de l’âme. La GR 53 « vulgate » repose donc sur une distinction de l’ordre des fautes. Dans la rédaction « stoudite », la GR 53 est plus brève en termes de volume. Elle ne fait absolument plus référence aux enfants du titre, mais clairement aux « frères » (τῶν ἀδελφῶν), ce qui constitue la marque d’une adaptation (ou d’un alignement sur le cas général dans une reprise éditoriale). Seul le deuxième élément subsiste véritablement – il faut traduire les fautifs devant le supérieur –, mais cette rédaction introduit de la confusion. Il n’y a plus de distinction entre la faute « technique » et la faute « morale ». On ne comprend donc pas très bien ce que vient faire, dans cette histoire, la mention « convaincus de faute même par ceux qui enseignement les métiers », s’il ne s’agit que d’une règle sur la punition publique. La rédaction « stoudite » fournit essentiellement, en vérité, un petit développement absent de la rédaction « vulgate » sur les bienfaits de la punition administrée devant tout le monde qui corrige par la honte le fautif, tout en confirmant le reste des
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troupes dans la droiture, en les empêchant de tomber dans le même péché. Le retour final sur un personnage « plus expérimenté », qui semble avoir la charge d’administrer la correction, ne s’éclaire que par la lecture de la rédaction « vulgate ». La métaphore médicale de la thérapie et le motif de l’expérience surviennent d’une manière si ramassée qu’elle est difficilement compréhensible : la leçon stoudite semble donc ici un remaniement abrégeant, dont la justification n’est pas absolument claire, mais qui a peut-être à voir avec le « rattrapage » du petit commentaire sur les bienfaits de la punition publique. Ce que je tire de ces exemples est que l’idée selon laquelle l’auteur, entre les rédactions stoudite et vulgate, aurait opéré une révision littéraire systématique du texte des Grandes Règles après un « premier jet », ne paraît pas soutenue par un examen sans a priori de la tradition manuscrite. Les phénomènes que je constate dans un texte globalement stable relèvent souvent de déperditions différenciées et explicables. La mobilité du texte des Grandes Règles n’est, compte tenu des phénomènes observés, pas le fait d’un auteur reprenant son texte, mais des maillons de la transmission, qui se posent en rédacteurs multiples. Il est possible d’établir une typologie des « déperditions » récurrentes, où les états textuels s’accordent et s’opposent tour à tour : • • • •
suppression d’articles ; modification des temps verbaux et de certaines tournures syntaxiques ; mobilité des formes à préverbation ; simplification des doublets rhétoriques réduits à un seul des deux termes, ou résumés par un autre terme ; • hésitation entre un terme courant et un terme technique, par exemple entre le terme ἀποχή et (ἀπ)ἀλλωτρίωσις ; • hésitation entre forme non standard et forme standard d’une citation scripturaire. On accordera une attention particulière, pour des variations un peu plus longues, à certaines pertes de développements d’une ou de quelques lignes, qui peuvent s’expliquer par des négligences, des sauts du même au même, ou encore une volonté d’abréger une litanie scripturaire. Ainsi le Sainte-Trinité 105 (f. 51v-52r) comporte un « plus » intéressant pour la GR 28, inconnu des rédactions « vulgate », « vulgate contaminée », « stoudite » et « orientale » : au lieu de lire simplement μεμνημένος τοῦ Κυρίου, ὅτι ἐγένετο « ὑπήκοος μέχρι θανάτου, θανάτου δὲ σταυροῦ », « se souvenant du Seigneur, car il fut “obéissant jusqu’à la mort et la mort de la croix” (Ph 2, 8) », nous lisons une rédaction plus ample et plus litanique encore : μεμνημένος τοῦ Ἀποστόλου λέγοντος· « Τοῦτο φρονείσθω ἐν ὑμῖν ὃ καὶ ἐν Χριστῷ Ἰησοῦ, ὃς ἐν μορφῇ θεοῦ ὑπάρχων οὐκ ἁρπαγμὸν ἡγήσατο εἶναι ἴσα θεῷ, ἀλλὰ ἑαυτὸν ἐκένωσεν μορφὴν δούλου λαβὼν » καὶ τὰ ἑξῆς, οἷς ἐπιφέρει·
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« γενόμενος ὑπήκοος μέχρι θανάτου, θανάτου δὲ σταυροῦ », « se souvenant de l’Apôtre qui a dit : “Ayez en vous les sentiments qui étaient en Jésus Christ, qui, demeurant dans la condition de Dieu, n’a pas jugé comme une proie d’être égal à Dieu, mais s’est anéanti prenant la forme d’esclave, etc.” (Ph 2, 6-7), à la suite à quoi il ajoute : “devenant obéissant jusqu’à la mort, et la mort de la croix” (Ph 2, 8) ». L’hypothèse d’un abrègement à l’idée dans un maillon commun aux autres traditions peut être envisagée comme une possiblité à discuter. On rencontre également un accord fort instructif entre les versions anciennes – et, par conséquent, l’abrégé qui leur sert de substrat – et un « plus » de la recension longue du Sainte-Trinité 105, contre les rédactions « vulgate », « vulgate contaminée », « orientale » et « stoudite ». Si l’on en croit le modèle de mes prédécesseurs, certains versets d’abord cités par l’auteur sont censés avoir disparu à la suite de ce qu’ils ont pensé être un remaniement de l’édition de jeunesse66. Ainsi donc, une citation additionnelle de 1 Co 6, 7 présente en Int. 5, 9 et QF 5, 9 aurait « disparu » dans la GR 9 lors de la reprise : mais ce verset et son lemme introducteur minimal (καὶ ὅτι « ἤδη μὲν οὗν ὅλως ἥττημα ὑμῖν ἐστιν, ὅτι κρίματα ἔχετε μεθ’ ἑαυτῶν ») sont bien conservés dans le Sainte-Trinité 105 (f. 31v), à la place qu’ils occupaient dans l’abrégé, contre le texte procuré par les autres rédactions longues « vulgate », « vulgate contaminée », « orientale », et « stoudite », dans lesquelles, comme citation scripturaire additionnelle en fin de développement, ce morceau a pu tomber, avant que ne vienne le paragraphe final, commun à tous les textes grecs, sur la présence moralement acceptable d’un moine à un procès civil, si et seulement s’il n’en a pas l’initiative, absent, lui, des versions anciennes67. Ces remarques font du cod. Istanbul, Patriarchikê Bibliothêkê, Hagias Trias 105 un témoin important pour l’histoire du texte des Ascétiques, puisqu’il peut contenir des leçons parfois plus anciennes que les autres traditions grecques, même si, sous certains aspects – comme on le voit, par exemple, pour la GR 16 – son texte est déjà dégradé. * *
*
66 J. GRIBOMONT, Histoire du texte des Ascétiques de S. Basile, op. cit., p. 246 : « L’interrogation est restée la même […] ajouter 1 Cor. VI, 7 et omettre la fin de la Règle ». 67 Un autre hypothèse serait qu’une citation marginale additionnelle est entrée dans le texte du Saint-Trinité 105 et dans le modèle de l’abrégé alors que sa dimension paratextuelle a fini par aboutir à son oubli dans les autres traditions. Puisque les anciennes versions ne comportent pas le paragraphe final, J. GRIBOMONT en déduit que « la casuistique sur les raisons d’en appeler à la justice séculière n’avait pas encore eu à s’élaborer lors de la rédaction de R » (ibidem). Si ma démonstration concernant la dépendance du substrat du latin et du syriaque d’un texte long a convaincu, il faudra prendre au sérieux l’hypothèse d’une simple « coupe éditoriale ».
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Au total, rien n’indique, dans ces manuscrits, une entreprise de réfection littéraire complète de la part de l’auteur, ainsi que la mise en circulation successive, par lui, de plusieurs formes de texte que les manuscrits nous donneraient à connaître68. Cela ne veut pas dire que le texte n’est pas issu d’une genèse longue et complexe, si on l’envisage au plan de sa composition – un intérêt particulier devra notamment être porté aux contradictions entre Grandes et Petites Règles –, mais les différences rédactionnelles entre les formes de texte ici étudiées montrent que, dans les manuscrits, nous n’avons affaire, pour les Grandes Règles, qu’à des processus éditoriaux différenciés, volontaires et/ou accidentels, parfois de dégraissage d’un même texte long, et parfois à des gloses ou des corrections d’un texte fautif produisant des effets rédactionnels. Le scholiaste anonyme nous a légué un modèle explicatif dans lequel toute variation textuelle s’est vue chargée du poids de l’autorité du saint docteur auquel a été rapportée l’édiction des Règles. Mais une étude de l’histoire du texte des Grandes Règles qui ne se limite pas à une extrapolation à partir de deux formes textuelles de la GR 16 ne me semble pas valider l’explication proposée par le scholiaste ancien pour les Grandes Règles. En parlant de « reprise littéraire », et non d’une interaction vivante avec un public, produisant un effet-retour sur l’ouvrage écrit, J. Gribomont avait déjà affaibli, d’une certaine manière, la portée du témoignage du scholiaste, manifestement irrecevable en l’état. Mais il a aussi été victime d’une illusion dans la perspective, suscitée par une approche trop confiante de l’annotation ancienne, en voulant, malgré tout, voir la main de l’auteur partout.
68 On ne trouve rien de comparable en ampleur qualitative ou quantitative, dans la transmission manuscrite du texte des Grandes Règles, à ce qu’on connaît, par ailleurs, dans la tradition manuscrite d’œuvres de Grégoire de Nysse. On pense au Traité de la virginité de Grégoire où des paragraphes entiers, assez longs, peuvent n’être présents que dans certains états de texte et ont suscité des débats autour de l’origine grégorienne d’une « seconde édition » (sur ce point, voir J.-P. CAVARNOS, Gregorii Nysseni Opera, 8/1, Leyde, Brill, 1952, p. 238-240 ; M. AUBINEAU, Grégoire de Nysse. Traité de la virginité, Paris, Cerf [SC, 119], 1966, p. 229-235 ; J. IRIGOIN, « Éditions d’auteur et rééditions à la fin de l’Antiquité (à propos du Traité de la virginité de Grégoire de Nysse) », Revue de philologie 44 [1970], p. 101-106). Dans une mesure moindre, mais non négligeable, on pense à la tradition des Homélies sur le Notre Père du même Grégoire, où l’on rencontre, parfois, des additions « plus Grégoire que Grégoire », qui font douter de l’origine de ces suppléments – un savant imitateur, fin connaisseur de l’œuvre du Cappadocien, ou Grégoire lui-même, remettant son ouvrage sur le métier. Sur ce point, voir les commentaires de M. CASSIN, Grégoire de Nysse. Homélies sur le Notre-Père, Paris, Cerf (SC, 596), 2018. On ne trouve pas non plus certains écarts rédactionnels que l’on constate entre la rédaction sèche dite « basilienne » et la rédaction, doctrinalement plus étoffée, dite « grégorisante », des Homélies sur l’origine de l’homme (voir A. SMETS – M. VAN ESBROECK, Basile de Césarée. Sur l’origine de l’homme, Paris, Cerf [SC, 160], 1970, p. 49-52).
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Conclusion L’une et l’autre des scholies confrontées aux données textuelles nous mènent à une conclusion identique. Plus le scholiaste essaie d’inscrire la figure de Basile dans les différents états du texte – ce qu’il se garde de faire, par exemple, pour la capitulation, dont il reconnaît, pour l’essentiel, le caractère secondaire –, et plus il fait preuve de cécité à l’égard des données textuelles, qui racontent une autre histoire que celle que le commentateur ancien a contribué à développer. L’histoire du texte des Ascétiques pour les Règles longues n’est pas celle d’un maître d’ascèse débutant, puis confirmé, reprenant son ouvrage à mesure que ses idées devenaient plus claires, ou que ses interlocuteurs lui suggéraient de nouvelles pistes de réflexion. La tradition des « Grandes Règles » nous raconte, au contraire, la vie d’un texte subissant, de la part de la tradition, des abrègements, des annotations, des erreurs, des reprises et des dégraissages différenciés. Les scholies ont eu pour effet de garantir l’origine basilienne de tous les états de la collection. Elles n’ont enlevé son « autorité » – c’est-à-dire son « auctorialité » – à aucune des formes du texte des Règles mises en circulation, même les formes absurdes, que ce soit du point de vue de l’étendue du texte, qu’il soit long ou bref, ou de la rédaction de détail (les variantes). Il n’y avait que des textes d’auteur. Cette méthode interprétative est, à ce qu’il semble, l’indice que le rapport au texte s’est transformé en rapport à un texte sacré, comme en témoigne le langage pieux adopté par le scholiaste à l’égard du grand Basile. La dévotion pour un « Père de l’Église », a en somme perturbé l’instinct du philologue ancien confronté, dès son époque, à une transmission plurielle sur laquelle il nous fournit de précieux renseignements. À travers ses notes marginales, nous savons que le scholiaste n’est pas seulement un éditeur : il est aussi lecteur et interprète du corpus qu’il annote. Ses jugements montrent comment la figure d’un auteur trouve à se constituer à partir des contresens productifs qu’un lecteur fait sur un texte, et ici, sur la polymorphie d’un texte. Indéniablement, ce scholiaste encore anonyme est l’auteur d’une interprétation fondatrice d’une polymorphie textuelle, qui fait de lui le père de toutes les lectures basiliennes contemporaines, jusqu’au présent article.
« MÉCHANT DÉMON », PASSIONS HYPOSTASIÉES EN DÉMONS : CRITIQUE D’ÉTABLISSEMENT, CRITIQUE D’AUTHENTICITÉ SUR DEUX LOCI UEXATI DU CORPUS MACARIANUM VINCENT DESPREZ Abbaye de Ligugé
L’œuvre du Pseudo-Macaire – un ascète animateur ou référent de communautés monastiques, qui a vécu dans un arc compris entre Édesse et la Cappadoce, peut-être au IVe siècle – est un exemple remarquable d’œuvre antique en transmission plurielle, véhiculée de manière diverse, dans un corpus polymorphe. La production littéraire de cet auteur, essentiellement spirituelle, nous est transmise par plusieurs collections manuscrites, dont les témoins remontent au VIe siècle en syriaque, au VIIIe et aux Xe-XIe siècles en grec, au Xe siècle en copte, au XIe siècle en arabe et en géorgien. Des recueils transverses de moindre étendue existent, reflétant peut-être des ensembles anciens différents ou plus complets que les « grandes collections ». Une collection conservée en arabe – manuscrits du XIIIe siècle remontant à un original non ponctué, à travers le copte, semble-t-il – et très partiellement en grec (un témoin du XIe siècle), mise sous le nom de « Syméon », pourrait remonter plus haut que les collections conservées en grec. Cette collection ancienne comprend 36 Homélies, une quarantaine de Questions-réponses et une trentaine de pièces brèves, selon une typologie qui peut remonter haut. Le principal corpus syriaque est, lui, surtout anthologique. Quatre collections (dont les contenus se recoupent) sont conservées en grec : la Collection I, conservée par deux témoins du XIIIe siècle et quelques manuscrits partiels ; la Collection II, conservée par un témoin du XIe siècle, un du XIIe siècle et quelques autres ; la Collection III, conservée par un témoin du XIe siècle (cod. C Berthold) et deux recentiores ; la Collection IV (tout entière comprise dans la Collection I), conservée par un manuscrit complet de 1045, un témoin partiel du XIe siècle et deux recentiores. Des pièces du « Pseudo-Macaire » sont aussi transmises de manière isolée sous les noms de Macaire, Basile de Césarée, Éphrem de Nisibe, l’abbé Isaïe, Marc le Moine, Syméon de Mésopotamie. Les manuscrits où figurent ces extraits sont parfois plus anciens que ceux de la tradition directe. Le contenu des collections pseudo-macariennes est relativement homogène du point de vue auctorial. On note néanmoins la présence de quelques pièces de Basile, Grégoire de Nysse, Antonius Monachus dans la Collection III, ou encore de Pallade et Ammonas dans l’appendice de la Collection II. La répartition des unités du Corpus Macarianum en discours-homélies où l’auteur
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expose à loisir sa doctrine, séries (compilées) de sentences brèves, lettres riches en citations bibliques, questions-réponses plus ouvertes à la polémique, se retrouve dans la plupart des collections. Explicitée dans la collection arabe « syméonienne », cette répartition reste lisible dans les collections grecques1. Dans le cadre de la présente étude, nous partirons d’un lieu problématique de la Grande Lettre du Pseudo-Macaire (CPG 2415/2 ; 4034). Cette lettre, transmise de multiples façons, y compris sous la forme d’une reprise rédactionnelle dans le De instituto Christiano de Grégoire de Nysse (CPG 3162), est présentée comme le Logos 1 des Collections I et IV du Corpus Macarianum, et l’Homélie 36 de la Collection arabe syméonienne (TV2). Elle est également présente dans les Collections II et III, mais sous la forme d’un bref extrait (II, 40 = I, 4, 1 = Logos 4 du cod. Athêna, EBE, 272, XIe siècle). La discussion d’un lieu variant dans la tradition multiforme de la Grande Lettre (9, 8.73-74), impliquant un « démon » (δαίμων), va nous inviter à parcourir les occurrences de ce mot au sein du Corpus Macarianum, spécialement dans un λόγος frontalier de ce corpus, et nous amènera à mettre en doute l’appartenance de ce dernier au Corpus Macarianum. I. « Méchant démon » ou « adversaire » ? (Grande Lettre 9, 8.73-74, éd. STAATS) En préparant une édition de la Collection IV du Corpus Macarianum (= CM)3, qui commence par la Grande Lettre, nous avons rencontré, pour celle-ci, le problème des rapports entre la tradition majoritaire passée sous le nom de Macaire (ou « Syméon » pour la collection arabe égyptienne, effectuée, semble-t-il, à travers le copte) et la tradition du cod. Venezia, Biblioteca Marciana, Gr. Z. 52, placée sous le nom d’Éphrem (sigle E)4. Le Marcianus, du Xe siècle, est plus ancien que la majorité des témoins grecs (le palimpseste partiel Mont Sinaï, Monastère Sainte Catherine, Syriaque 30 présente une forme textuelle différente). Il contient sous le nom d’Éphrem, aux f. 186r-212v, la Grande Lettre, ainsi que quelques autres pièces relevant du CM. Selon l’introduction de B. Moubarac5, ces pièces sont les suivantes : Pour une vue d’ensemble, se reporter à V. DESPREZ, « Macaire-Syméon », in G. C. CONTI(éd.), La Théologie byzantine et sa tradition, I/1, VIe-VIIe s., Turnhout, Brepols (CCTB, I/1), 2015, p. 772-805. 2 D’après les témoins Vaticano, BAV, Vat. ar. 70 (T) et 80 (V). 3 Nous remercions Mariya Horyacha de nous avoir communiqué sa thèse soutenue à Leuven en 2012, inédite pour la partie qui nous concerne ici. 4 E. MIONI, Codices Graeci Manuscripti. Thesaurus Antiquus, I, Codices 1-299. Bibliothecae divi Marci Venetiarum Codices Manuscripti, Venise, Istituti poligrafico e zecca dello Stato (Indici e cataloghi, N. S., 6), 1981, p. 73 sq. 5 Sancti Patris Nostri Ephraem Syri Opera Omnia quae extant, II, Graece et Latine, Rome, Vatican, 1743, p. IV-V. 1
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pièce no 6, f. 96r-98v, Ἀσκητικὸν ὠφέλιμον (Sermo asceticus perutilis, CPG 3993) = CM I, 60 = IV, 25, éd. STROTHMANN, Schriften des Makarios/Symeon unter dem Namen des Ephraem, Wiesbaden, Harrassowitz (Göttinger Orientforschungen, I, Reihe: Syriaca, 22), 1981, p. 53-69 ; pièce no 7, f. 98v-103r, Περὶ ὑπομονῆς (De patientia, CPG 3959) = CM I, 55 = IV, 20, éd. STROTHMANN, p. 1-27 ; pièce no 31, f. 174r-v, Περὶ κατορθώσεως ἀρετῆς (De directione virtutis, CPG 4048), éd. STROTHMANN, p. 117-118 ; pièce no 34, f. 186r-209r, 212r-v, 211r, Διδασκαλία πρὸς μοναχούς (Institutio ad monachos, CPG 4034) = Grande Lettre ; pièce no 35, sans nouveau titre, inc. Ἀλλ ἐπειδή τινες ἀγνοίας αἰτίᾳ φερόμενοι ἐπισκήπτουσιν ἡμῖν ὡς ὑπέρογκα ματαιότητος φρονοῦσιν = Grande Lettre, 13, éd. STAATS, Makarios-Symeon. Epistola Magna. Eine messalianische Mönchsregel und ihre Umschrift in Gregors von Nyssa « De instituto Christiano », Göttingen, Vandenhoeck & Ruprecht (Abhandlungen der Akademie der Wissenschaften in Göttingen, Phil. Hist. Klasse dritte Folge, 134), 1984, p. 173-181 ; pièce no 36, sans titre, f. 211r-v, 210r-v, 215r-v, 214r-v, 213r-v, inc. mut. Γινώσκειν βούλομαι τὴν ὑμετέραν ἀγάπην, ὅτι χρὴ τὸν τέλειον χριστιανόν = Ι, 40 = C 43a ; pièce no 37, sans titre, f. 213v et 216r-v (mutilé), inc. Ἡγοῦμαι κἀμοὶ νῦν ἁρμόζειν τὰ τοῦ προφήτου φάσκειν ὅτι ἐκαρτέρησα ὡς ἡ τίκτουσα, ἀεὶ ὀρεγόμενος = C 42 = III, 28, éd. KLOSTERMANN – BERTHOLD, Neue Homilien des Makarius/ Symeon, I, Aus Typus III, Berlin, Akademie-Verlag (Texte und Untersuchungen, 72), 1961, p. 160, 162, 164, 166.1-27 jusqu’à παρ] θενεύεται.6
Les derniers folios sont bouleversés ; le codex fine mutilus pouvait contenir d’autres pièces, peut-être le De fide (II, 48) avec la seconde partie propre à la tradition éphrémienne. D’une manière générale, la tradition éphrémienne du « Pseudo-Macaire » s’accorde de manière remarquable avec la version arabe sur des « plus » documentaires dont ces états de textes témoignent conjointement : tous deux conservent TV h 24 (CPG 4042), la seconde partie (omise par la Collection II) de II, 48 (CPG 3961) et la seconde de II, 33 (l. 40-55 = CPG 3992). Si le témoin E, témoin d’obédience éphrémienne, ne comporte pas les pièces que 6 Les numéros 35-37, privés de titre, sont seulement signalés par B. Moubarac, mais non édités, si bien qu’ils ont échappé aux éditeurs du CM en 1961 et 1973, et ne figurent donc ni dans D. HEMMERDINGER-ILIADOU, « Éphrem grec », « 8. Écrits d’autres Pères mis sous le nom d’Éphrem », in Dictionnaire de spiritualité 4/1, 1960, col. 808-811, ni dans la CPG. Je remercie Jean Gribomont de m’avoir recommandé de dépouiller les introductions de l’ensemble des trois tomes de Moubarac. Nous avons publié une collation du témoin E, pour le n° 37, sur III, 28, dans V. DESPREZ, « Le Baptême chez le Pseudo-Macaire », Ecclesia Orans 5 (1988), p. 121-155, ici p. 154-155. Le témoin E n’est pas utilisé dans l’édition STROΤHMANN (pas plus qu’elle n’utilise le Saint-Sabas 158 pour le Περὶ ὑπομονῆς, le Περὶ πίστεως [De fide, CPG 3961] et l’Ἀσκητικὸν ὠφέλιμον, ni le Marcianus gr. 51 pour le Περὶ πίστεως).
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nous venons de mentionner, il est remarquable qu’il présente une version longue de la Grande Lettre à laquelle, du fait des accords précédemment mentionnés entre recension éphrémienne et collection arabe, il est permis d’accorder crédit. Dans la Grande Lettre, le témoin E est plutôt en accord avec les témoins de la Collection IV (SXL), contre ceux de la Collection I (BbA) et surtout ceux de la « Collection-mosaïque » (NnT)7. Pour la pièce I, 55 et la pièce I, 60, le témoin E (ainsi que la quinzaine des autres manuscrits de la tradition éphrémienne) est plutôt en accord avec la forme textuelle IV et n’apporte que quelques mots en sus de la tradition macarienne. Pour toutes les pièces qui la composent, la recension éphrémienne présente une langue un peu différente de la famille macarienne. Une fois posées ces remarques générales, il n’en demeure pas moins qu’un passage situé au chap. 9, 8.73-74 de l’édition Staats suscite l’interrogation. Il comporte en effet la seule occurrence macarienne du terme δαίμων dans le texte de la Grande Lettre. Il n’est pas possible de vérifier la présence de ce terme en utilisant la tradition indirecte de la Grande Lettre que constitue le De Instituto Christiano, car les quelques lignes qui l’entourent manquent dans l’ouvrage de Grégoire de Nysse. Sur ce point, la tradition macarienne et la tradition éphrémienne divergent, mais encore la tradition éphrémienne et la tradition arabe s’opposent. Le texte commun au grec est : « et ainsi, par des artifices de la malice, il perd sa belle activité, la livrant au… » (καὶ οὕτως, διὰ τῶν τοιούτων τῆς κακίας πανουργημάτων, τὴν καλὴν ἀπόλλυσιν ἐργασίαν, καταπροδιδοὺς αὐτήν). La recension éphrémienne achève par τῷ ἀντικειμένῳ, « l’adversaire », tandis que la recension macarienne lit τῷ πονηρῷ δαίμονι, « le méchant démon » (maligno demoni, cod. Vaticano, BAV, Urb. lat. 521, f. 105r8). La version du Vaticano, BAV, Vat. ar. 84 (traduction littérale de la Collection IV) termine cette phrase, dans ses quatre témoins, par ويسلموه الى الردى ; الشيطانla version du Vaticano, BAV, Vat. ar. 80, dans ses sept témoins ّ (un mot est amputé dans l’un des témoins londoniens en karšuni), par ويدفعه للشيطان الشرير. L’une et l’autre des traductions arabes signifient : « et il la livre au méchant démon ». Autrement dit, la tradition arabe s’accorde avec la tradition macarienne contre « Éphrem ». Quelle est la leçon primitive ? Une manière d’envisager la résolution du problème consiste à reconstruire l’univers démonologique du « Pseudo-Macaire » à partir des termes mobilisés dans le CM pour désigner les entités adverses. Δαιμόνιον, qui est le vocable privilégié par le Nouveau Testament, est présent dans le CM uniquement par Voir l’étude de la tradition manuscrite par R. STAATS, Epistola Magna…, op. cit., p. 39-62. Pour une description du témoin, voir C. STORNAJOLO, Bibliothecae Apostolicae Vaticanae codices manuscripti recensiti. Codices Urbinatenses latini, II, Codices 501-1000, Rome, Biblioteca Apostolica Vaticana, 1912, p. 18. 7 8
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le truchement de deux allusions bibliques (I, 16, 4, 1 et 53, 2, 2). En revanche, δαίμων est le terme dominant dans le CM (54 occurrences nettes dans l’ensemble du CM), rejoignant l’emploi massif du terme dans d’autres écrits monastiques, tels la Vie d’Antoine d’Athanase, les écrits d’Évagre et la collection systématique des Apophtegmes. Cependant, « le démon » au singulier revêt dans la Grande Lettre un caractère insolite, car dans le CM, les démons sont majoritairement au pluriel, comme séides de l’unique Satan, appelé aussi diable, ou Mauvais (πονηρός), ou adversaire (ἐνάντιος ou ἀντικείμενος), précisément le terme alternatif au « méchant démon » dans notre passage selon le témoin E. Ce dernier est aussi identique au « péché » personnifié (cf. Rm 6, 12-17 ; 7, 8-17). Les usages de δαίμων9 dans le CM peuvent se répartir comme suit : (1) Les démons sont les divinités païennes, auxquelles on offrait les fruits de la terre (I, 2, 12, 7.12 ; I, 53, 2, 2), ou qu’évoquaient les Athéniens devant Paul (I, 16, 4, 1 ; cf. Ac 17, 18), et auxquelles les contemporains d’Ézéchiel avaient sacrifié leurs enfants (TV h 33, 3, p. 60 ; cf. Ps 105, 37-38). Ce sont aussi ceux dont l’Apôtre disait : « Vous ne pouvez pas participer à la table de Dieu et à la table des démons » (TV h 33, 6, p. 63). Ils sont convoqués en plusieurs endroits à la fois par les magiciens (γόητες, III, 21, 2) pour exercer la magie et agir pour le mal. (2) De même que les anges et les âmes des hommes, les démons sont des substances intellectives (I, 46, 1, 1) ou des corps subtils (I, 49, 2, 7 ; 46, 1, 1). (3) Le prince du mal, l’archonte du mal est Satan, ou Lucifer, qui a été rejeté sur terre avec ses partisans (I, 2, 2, 4) ; il est l’adversaire de Dieu (TV h 33, 3, p. 63). De même qu’on se réfère au Christ et à ses anges, on peut parler de « Satan et les démons » (I, 33, 1, 1), qui possèdent l’intellect humain et tendent des pièges à l’âme (I, 7, 16, 3.4). Ils introduisent dans les pensées la foule infinie des démons (I, 14, 12, 1). Ils cherchent à persuader, mais ne peuvent contraindre au mal (I, 33, 1, 1). (4) Adam était d’abord étranger aux démons (II, 26, 1, 9), puis leur a été soumis. Par sa transgression, le premier homme est devenu esclave des démons et des passions, mais le baptisé s’en rend maître (III, 1, 2, 1). Irrité par la transgression du commandement, Dieu a livré l’âme à ses ennemis, démons et passions (II, 28, 1, 5). Par la transgression d’Adam, l’âme s’est vendue elle-même 9 Le terme a appelé un certain nombre de commentaires dans les ouvrages de H. DÖRRIES, Die 50 Geistlichen Homilien des Makarios, Berlin, de Gruyter (Patristische Texte und Studien, 4), 1964, p. 75 et 99 et ID., Die Theologie des Makarios/Symeon, Göttingen, Vandenhoeck & Ruprecht (Abhandlungen der Akademie der Wissenschaften zu Göttingen, 103), 1978, Index « Dämonen », p. 472. Voir encore, dans ce dernier ouvrage, p. 30-31, p. 201 (il ne faut pas craindre les démons qui terrifient ou provoquent des nuisances, mais bien ceux qui tentent. Cela mérite d’être remarqué, dans un milieu où la crainte des démons était omniprésente), p. 438 (Basile fait appel à la volonté ; Évagre attribue à la volonté humaine la force d’en finir avec les mauvaises pensées ; Macaire/Syméon demande, tout en luttant, de recourir surtout au Sauveur).
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aux esprits du Mal, qui ont suscité des passions d’inconduite (ἀσωτίας), « chaque esprit suscitant sa propre passion » (I, 3, 1, 6). Elle est comme une maison déserte où habitent sirènes et démons (II, 33, 3, 35 ; cf. Is 13, 21). Les besoins du corps sont transformés en passions par les esprits mauvais (I, 25, 1, 2) ; le lien entre tel démon et telle passion est rarement exprimé. Le péché habitant dans l’homme est la racine des passions et le pacage (νομή) des démons (I, 38, 3, 1). Les démons impurs sont une foule (I, 10, 2, 2) ; comme les contremaîtres de Pharaon, ils asservissent les pensées au travail des briques et de la glaise (I, 11, 2, 2). Les démons devenus voisins de l’âme ont dissipé, possédé et dispersé ses pensées (II, 47, 10, 127). Ils empêchent l’âme de s’attacher au Christ vivifiant, pour l’éprouver (III, 3, 1). Ils font fléchir l’âme vers des actions déplacées, vers les plaisirs de la bouche qui causent l’embonpoint et échauffent le corps (I, 3, 3, 1). Les démons méchants provoquent la somnolence pendant la prière (I, 6, 1), selon une analyse que l’on peut comparer aux observations cliniques d’Évagre dans les Pensées10. De même qu’il existe une luxure des corps, il en est une de l’âme qui communie avec Satan (I, 7, 6, 10). (5) Après les prophètes, le Christ est venu en personne avec la puissance divine pour combattre les démons (I, 8, 4, 2). Le Christ a chassé des légions de démons (I, 49, 6, 3) ; il délivre de la foule des démons (Περὶ ἀληθοῦς ἀποταγῆς, De vera renunciatione, éd. STROTHMANN, p. 47.8). Comme celui de l’agneau pascal, le sang du Christ délivre l’âme des démons égyptiens (II, 47, 95). Les démons mauvais sont entravés par la puissance de Dieu (I, 38, 1, 1). Le feu divin met en fuite les démons (II, 25, 150). Dans la nature transformée par l’Esprit, les démons qui veulent y reprendre leurs anciennes habitudes sont brûlés (III, 22, 3, 15). On voit cela dans les récits de martyres (II, 12, 108). La puissance de l’Esprit met en pièces chardons, clôtures, mauvais démons (18, 6, 12). Celui qui est lâche et de foi inconsistante finit par être dominé par eux, tandis que les courageux maîtrisent démons et passions (I, 45, 1, 4 ; cf. II, 15, 9, 130). Les démons sont brûlés en un homme qui a été jugé digne de l’Esprit (II, 43, 2, 43). Un combat s’engage entre anges et démons (I, 18, 4, 2). « Si les démons t’anéantissent, réprimande-les et ils sont anéantis » (I, 38, 2, 2). Le seul souci valable est de participer à la puissance de l’Esprit, qui délivre du péché intérieur et fait échapper aux méchants démons (I, 41, 6). Avoir pour but la patrie céleste dissuade de prêter attention aux visions suscitées par les démons (I, 18, 5, 3-4). (6) L’âme peut entrer en communion avec Dieu et les anges, ou se prostituer avec Satan et ses démons (I, 7, 6, 10 ; 7, 11, 1 ; 33, 1, 1). Les chrétiens en sont maîtres (III, 1, 2, 1.9.10.13). Finalement (τελευταῖον), les démons peuvent avoir raison des hommes à la foi inconsistante, qui sont esclaves de tous les 10 Évagre le Pontique. Sur les Pensées, 33, éd. GÉHIN – GUILLAUMONT (Cl. et A.), Paris, Cerf (SC, 438), 1998, p. 266-270.
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adversaires (II, 15, 9, 130). Les démons aériens (cf. Eph 2, 2), comme des douaniers11, empêchent l’âme sortant du corps de monter vers les demeures célestes (I, 14, 15), mais les âmes qui ont le sceau et l’image royaux leur échappent (I, 34, 3 ; II, 22). (7) Selon le Λόγος d’Éphrem, ou Syméon de Mésopotamie, ou Macaire, De semper habenda in mente die mortis (CPG 4035, éd. STROTHMANN, p. 111116), à la mort, les passions deviennent des démons, comme les vertus deviennent des anges, les uns et les autres se disputant l’âme. Nous discuterons ce texte dans notre deuxième partie. Revenons à la leçon du témoin E « adversaire (du bien) » en concurrence avec la macarienne « méchant démon ». Dans la Grande Lettre, cette entité est aussi désignée comme ἐνάντιος (GL 7, 62) et ἐνάντιον μέρος opposé aux vertus (GL 8, 10). Le terme en discussion dans cet article, ἀντικείμενος (GL 9, 8.73-74), est aussi présent en GL 3, 7.178 : διὰ τὸ ἐμποδίζειν ἡμᾶς τὸν ἀντικείμενον, « car l’adversaire nous entrave » ; et en GL 7, 9.93 : ὅλος γὰρ ὁ ἀγὼν καὶ ἡ σπουδὴ τοῦ ἀντικειμένου, « car dans leur ensemble le combat et l’effort de l’adversaire… ». Au terme de ce survol, nous pouvons poser l’alternative comme suit. L’expression « méchant démon » que l’on trouve dans la Grande Lettre 9, 8.83, est bien attestée dans le CM, mais toujours au pluriel. La leçon « méchant démon » de la Grande Lettre, attestée par tous les témoins connus grecs (sauf E), latin et arabes, est donc isolée au regard des grandes masses du corpus, mais non impossible, car le syntagme est constitué. Quant à la leçon « adversaire » de la recension éphrémienne, elle aussi est attestée, en particulier dans la Grande Lettre, dans les deux occurrences relevées à l’instant. Mais il s’agit d’une leçon mal attestée dans la tradition manuscrite à cet endroit et qui résulte plus probablement de la uariatio sermonis plutôt que du désir d’un éditeur d’harmoniser la Grande Lettre en effaçant toute trace de démonologie populaire au profit d’une expression scripturaire (cf. 2 Th 2, 4 pour l’Antéchrist) jugée plus intellectuelle. II. Démonologie plurielle et corpus composite Notre recherche précédente sur les occurrences du mot δαίμων nous a fait rencontrer un texte dont la doctrine, à savoir les habitus hypostasiés en anges ou en démons, constitue un élément de dissonance à l’intérieur du CM, caractérisé par une homogénéité d’écriture et de pensée. Ce texte est le De habenda
11 Sur ce point, voir H. DÖRRIES, Die 50 Geistlichen Homilien des Makarios, op. cit., p. 290.134 et note ad loc.
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semper in mente die exitus uitae (CPG 4035)12, tenu pour une authentique version longue de l’Homélie II, 22 par la critique13. Nous présenterons ci-après quelques arguments invitant à mettre en doute l’attribution de cet état de texte long au « Pseudo-Macaire ». Remarquons d’abord que la macarienne Homélie II, 22 ne contient nullement de personnification des habitus (vertus en anges, passions en démons)14. Selon l’état douteux De habenda semper in mente die exitus uitae, au contraire, lors de la sortie d’une âme de son corps, les vertus que celle-ci a acquises dans la vie présente deviennent des anges qui la présentent au Christ, tandis que pour l’âme pécheresse, les passions et les plaisirs qu’elle a acquis deviennent des démons qui l’emmènent dans les lieux ténébreux où sont gardés les pécheurs (§ 2-3, éd. STROTHMANN, p. 111-113 ; DUNAEV, Collection I, 2015, p. 948-949). Dörries avait vu dans ce processus d’allégorisation des habitus une spiritualisation du mode de pensée du monachisme oriental moyen15. Plus récemment, M. Horyacha relève à bon escient que le « PseudoMacaire » considère anges, âmes et démons comme doués de matérialité, mais
12 Nous citerons le texte d’après l’édition de STROTHMANN, p. 111-116. Pour d’autres éditions : voir M. BERNATZKIJ, d’après 8 témoins grecs, dans Преподобный Макарий Египетский (Симеон Месопотамский). Духовные слова и послания: Собрание типа I: Дополненное и исправленное издание, с приложением греческого текста, с исследованиям7и и публикацией новейших рукописных открытий / Издание подготовили, А. Г. Дунаев и иеромонах Винсен Дэпрэ при участии М. М. Бернацкого и С. С. Кима. Русский на Афоне Свято-Пантелеимонов монастырь, 2015, p. 948-950 (dorénavant DUNAEV, Collection I, 2015). Pour la forme Éphrem, voir l’édition d’ASSEMANI, Sancti Patris Nostri Ephraem Syri Opera Omnia quae extant, III, Rome, Vatican, 1746, p. 356-357. Pour la forme Syméon, d’après le Vaticanus gr. 1997, voir l’édition de MAI – COZZA LUZI, dans A. MAI, Patrum Nova Bibliotheca, Tome VIII/3, Rome, Joseph Spithoever, 1871, p. 1-3, avec traduction latine. Sur les éditions latines, voir M. HORYACHA, The Journey within the Heart, The Dynamic Anthropology of Pseudo-Macarius, A dissertation presented in partial fulfilment of the requirements for the Doctor’s Degree in Theology, Leuven, 2012, p. 53 sq., n. 300. Pour la version slavonne, voir M. Bernatskij, DUNAEV, Collection I, 2015, p. 953-954 ; pour la version géorgienne, voir S. S. KIM, ibidem, p. 958 sq. 13 Voir H. DÖRRIES, Symeon von Mesopotamien: die Überlieferung der Messalianischen « Makarios »-Schriften, Leipzig, Hinrichs (Texte und Untersuchungen, 55/1), 1941, p. 301 sq. et ID., Die 50 Geistlichen Homilien des Makarios, op. cit., p. 194. Voir encore W. STROTHMANN dans ses éditions ; A. DUNAEV, Collection I, 2015, p. 77-98 et M. BERNATSKIJ, ibidem, p. 933-954. 14 Nous l’avions déjà noté dans notre introduction à la Collection III (Pseudo-Macaire. Œuvres spirituelles, I, Homélies propres à la Collection III, Paris, Cerf [SC, 275], 1980, p. 19, n. 3 et p. 33). M. HORYACHA (The Journey within the Heart…, op. cit., p. 54, n. 303) nous prête l’opinion que II, 22 n’appartient pas authentiquement au CM ; mais c’est la version longue, de « Syméon », dont nous contestons l’authenticité ; nous renvoyons également à notre introduction à la Collection III. 15 H. DÖRRIES, Symeon von Mesopotamien…, op. cit., p. 301 sq. : « Die Vorstellung vom Engel- und Dämonenwerden der Tugenden und Laster, die unbeirrte Mahnung, sich von den Leidenschaften frei zu machen und durch Buße und Tugend Gott zu versöhnen, bedeuten ein Spiritualisieren der Denkweise des durchschnittlichen östlichen Mönchtums ».
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d’une matérialité très subtile16. Quant à l’appartenance de l’Homélie II, 22 en tant que telle au CM, elle note que Dörries et Strothmann ont varié dans leurs opinions. Elle-même réserve son opinion tant que la Collection arabe TV n’aura pas été éditée. Une telle position nous invite à regarder de près TV br 18, cette version arabe de l’Homélie II, 22. Assez littérale, elle figure dans le Vaticano, BAV, Vat. ar. 80, f. 258v, l. 1-12, et notamment dans le Paris, BNF, Arabe 149, f. 183v, l. 5-15. Elle n’ajoute rien à l’Homélie II, 22 et confirme donc la présence de celle-ci dans le CM. Pour juger de la légitimité de l’état long De habenda semper in mente die exitus uitae au sein du CM, il convient d’essayer de situer les représentations eschatologiques que ce sermon met en jeu. Ces représentations s’inscrivent dans une série de textes qui aboutiront aux Artes moriendi médiévaux et modernes en Occident. Il faut noter que la plupart des récits mentionnent seulement la présence d’anges et/ou de démons lorsqu’une âme quitte son corps. Plusieurs textes byzantins concernés (BHG 999) ont d’ailleurs été rassemblés par Marcel Richard17. Certains sont placés sous le nom d’un « Macaire », parfois accompagné de précisions. La plupart des textes n’évoquent pas la transmutation des vices en démons. Nous en donnons ci-dessous quelques exemples, et nous indiquerons d’autres représentants de ce motif dans les notes18. Selon la Vie d’Antoine d’Athanase, Antoine voit l’âme d’Amoun s’élever au ciel (60, éd. BARTELINK), puis sa propre âme disputée entre des démons et des anges (65 sq.).
16 Cette idée dérive du stoïcisme, cf. M. HORYACHA, The Journey within the Heart…, op. cit., p. 77 et n. 432. 17 M. RICHARD, « Les écrits de Théophile d’Alexandrie », Le Muséon 52 (1939), p. 33-50, ici p. 41 sq. 18 Macaire d’Alexandrie, Λόγος περὶ ἐξόδου ψυχῆς δικαίων καὶ ἁμαρτωλῶν, πῶς χωρίζονται ἀπὸ τοῦ σώματος καὶ πῶς εἰσίν (CPG 2400 ; BHGa 999w-999wf, 999x), PG 34, 385-392. Du même sont conservés des récits de visions d’anges (PG 34, 221-230). J. LECLERCQ a édité (« Deux anciennes versions de la légende de l’abbé Macaire », Revue Mabillon 36 [1946], p. 65-79) une Epistola sancti Macharii de animas iustas uel de iniustas et ordinem monasterii. Quomodo est rectum ut faciant qui ibi morabantur. Per qualem curam animam uitam eternam adquirunt. Deux versions en figurent dans le Paris, BNF, Latin 2846. Il s’agit d’un débat entre l’âme et le corps. La latinité rappelle celle des VIe-VIIIe siècles ; la version B est moins incorrecte que la version A. Aucun original grec n’en a été retrouvé, à notre connaissance. À ce dossier, ajoutons l’Apophtegme Théophile 4, PG 65, 200, qui brosse le désarroi des pécheurs lors du jugement. On en trouve un écho dans Jean Damascène (?), Sacra Parallela, PG 96, 156BD. Voir encore Cyrille d’Alexandrie, Sermon (CPG 5258), PG 77, 1077A13 – 1080C4 ; Éphrem, De patientia et de consummatione huius saeculi (CPG 4007), éd. ASSEMANI, III, p. 95D4 – 97D1 et De iudicio (CPG 4050), p. 401F1 – 403B2. Voir encore H. DELEHAYE, Les saints stylites, Bruxelles, Société des Bollandistes (Subsidia Hagiographica, 14), 1923, p. LXXIV ; P. VAN DEN VEN, « Les écrits de S. Syméon Stylite le Jeune avec trois sermons inédits », Le Muséon 70 (1957), p. 1-55 (Sermons 1-4). Et enfin pour Syméon Stylite on lira l’éd. MAI – COZZA LUZI, Patrum Nova Bibliotheca, Tome VIII/3, op. cit., p. 13-156 (CPG 7367), surtout les sermons eschatologiques 11, 21 et 22 (p. 49-53 et 103-118), sur la préparation à la mort et la crainte de l’enfer.
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Un abbé Macaire se rend à Constantinople et, dans un lupanar, rencontre l’ange gardien d’un chrétien luxurieux, qui essaie en vain de prier pour celui-ci, car il le voit entouré de démons. L’homme dispose cependant du libre arbitre : Macaire en conclut que les diverses formes de la luxure constituent le pire péché affectant les hommes (PG 34, 221-224B). Macaire, étant en prière, voit les douaniers célestes et des anges transportant les âmes des défunts. Une de ces âmes est revendiquée par un démon ; mais l’ange fait remarquer que le pécheur s’est repenti et a confessé ses fautes. Un autre péchait, mais faisait l’aumône. Dieu impute les péchés non avoués, mais ne tient plus compte de ceux qui ont été confessés. Une âme sainte est accueillie par saint Michel et présentée à Dieu le Père. Le récit s’arrête sur l’évocation d’un suicidé (PG 34, 224C-229).
La transmutation des habitus en anges ou démons est attestée dans quatre documents, dont en premier lieu le texte qui nous occupe. En voici une traduction : 1. Ignorez-vous, mes frères, quelle crainte et quelle nécessité nous avons à soutenir à l’heure de notre exode hors de cette vie, quand l’âme se séparera du corps ? Une grande crainte et un grand mystère s’accompliront là-bas. En effet, surviennent auprès d’elle de bons anges et une foule de l’armée du ciel, et toutes les puissances et les archontes des ténèbres, les uns et les autres voulant accueillir l’âme ou l’établir dans leurs domaines. Si donc l’âme, dès ici-bas, a acquis de bonnes vertus et a vécu une vie digne et a eu de la vertu au jour de sa mort, ces vertus qu’elle a acquises dès ici-bas deviennent de bons anges et l’entourent, et ne laissent aucune des puissances adverses la toucher ; mais avec joie et allégresse, elles l’accueillent avec les anges saints, chantant des hymnes de victoire à Dieu, et ils la présentent au Seigneur Christ 2. et roi de gloire, et avec elles ils se prosternent avec toute la puissance céleste, et dès lors elle est emmenée vers un lieu de repos, vers la joie indicible, vers la lumière éternelle, là où il n’y a ni chagrin ni gémissement ni larmes ni souci, mais vie immortelle et réjouissance éternelle, avec toutes les autres qui ont été agréables à Dieu, dans le Royaume des cieux. Mais si en cette vie-ci elle a vécu honteusement, en se conduisant selon les passions déshonorantes et entraînée par les plaisirs de la chair et la vanité de ce monde-ci, au jour de son exode hors de cette vie, les passions elles-mêmes et les plaisirs qu’elle a acquis en cette vie deviennent des démons méchants, et entourent la malheureuse âme et ne laissent pas approcher les anges de Dieu, mais l’accueillent avec les puissances adverses des archontes des ténèbres, et l’entraînent, pleurant misérablement, abattue et chagrine, vers les lieux ténébreux, sombres et tristes, là où tous les pécheurs sont gardés pour le jour du jugement et du châtiment éternel, là où le diable est précipité avec ses anges.
À cet état du sermon, il convient d’ajouter les trois témoignages suivants. (1) Le premier est l’apophtegme Poimen 67 (PG 65, 337BC) = Pères du désert. Les Apophtegmes de Pères, II, Collection systématique, Chapitres X-XVI, Paris, Cerf ( SC, 474), X, 91, p. 70. Lors du décès, les passions devenues des démons achèvent leur œuvre : « Nos volontés sont devenues des démons, (Τὰ γὰρ θελήματα ἡμῶν δαίμονες γεγόνασι) et ce sont elles qui nous pressent de les accomplir ». (2) Autre témoignage : une homélie (CPG 2618) éditée par
« MÉCHANT DÉMON », PASSIONS HYPOSTASIÉES EN DÉMONS
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BRIÈRE (texte syriaque et traduction française) dans « Une homélie inédite de Théophile d’Alexandrie », Revue de l’Orient chrétien 8/18 (1913), p. 79-83. Cette homélie s’ouvre par les mots suivants : Vous n’ignorez pas, mes frères, quelle crainte, quelle frayeur et quelle nécessité (ἀναγκή) s’offrent à nos yeux, au moment où l’âme est séparée du corps. En effet, les armées et les milices ennemies, ainsi que les princes des ténèbres qui gouvernent le monde mauvais – autorités, dominations et esprits du mal – se réunissent près de nous et ils retiennent dans une sorte de frayeur l’âme, que conduisent tous les péchés qu’elle a commis sciemment et inconsciemment depuis son enfance jusqu’à l’âge où elle a été prise. Toutes ses actions se dressent pour l’accuser…
(3) Le dernier témoignage est celui de Léontios de Néapolis dans la Vie de Jean de Chypre au chapitre 4319. Ce que l’on peut dire, c’est que cette allégorisation des vertus ne cadre pas avec la stable conception démonologique du reste du Corpus Macarianum, selon laquelle les anges, les âmes et les démons sont des οὐσίαι νοεραί, présentant cependant les caractères de « corps subtils », créées bonnes par Dieu et dont certaines se sont dévoyées par leur libre volonté. Un attribut comme une vertu ou une passion ne peut devenir un être substantiel, même spirituel. On ne trouve cette doctrine ni dans Macaire-Syméon II, 22, dont certains veulent faire la version brève du texte dont nous contestons l’authenticité, ni dans III, 25, 2, 3. Les êtres substantiels (Dieu, les anges, les âmes, les démons) diffèrent des êtres accidentels (volontés, vertus, vices). Cet amalgame est même explicitement combattu par le début de l’Homélie 12 de la Collection TV dont on donne le texte (TV h 12, 1 [V, f. 110v-112r ; T, f. 53v55r]) ci-dessous20 ainsi qu’une traduction : أحبي الاخوه إنّ النفس اذا تك ّلمت بكلام هي تقوله باللسان ّ قال يا الحسي ودلك الكلام ليس هو النفس بالطبيعه بل هو الكلام الدي تنطق به ّ النفس وهو كلام يقال ليس له اقنوم ولا تبات بل متلاشى ومستحيل الحق التابت فهى النفس التى تستحيل ولا تتلاشا وا ّما الاقنوم ّ حي )؟( لا يستحيل ّ بل هي تابته ابدا شي Sur ceux qui parlent sur la connaissance des Écritures et se vantent, mais n’ont pas la force du Saint-Esprit. Il dit : « Mes chers frères ! Quand l’âme prononce une parole, alors elle la profère avec les lèvres sensibles. Cette parole n’est pas l’âme par nature ; elle est bien plutôt la parole par laquelle parle l’âme. La parole prononcée n’a pas de réalité (اقنوم, ὑπόστασις) et pas de permanence, mais périt et se 19 A. J. FESTUGIÈRE (éd. et trad.), Léontios de Néapolis. Vie de Syméon le Fou et Vie de Jean de Chypre, Paris, Librairie orientaliste Paul Geuthner (Bibliothèque archéologique et historique, 95), 1974. 20 Nous citons le texte de cette collection arabe-égyptienne préparé par H. SKANDAR, avec son aimable autorisation.
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modifie. Mais la réalité (ὑπόστασις) véritable, permanente, c’est l’âme, qui ne se modifie pas et ne périt pas, mais demeure ferme éternellement et est quelque chose de vivant, qui ne se modifie pas.
Cette condamnation doctrinale macarienne ainsi que divers contacts lexicaux avec des textes de l’ambiance « Éphrem » inviteraient à chercher le milieu littéraire du Logos De habenda semper in mente die exitus uitae plutôt dans une des composantes de l’Éphrem grec. Nous ajoutons que l’absence de mentions de la grâce, omniprésente dans le CM, ne plaide pas non plus en faveur de l’authenticité de cet état de texte. Conclusion Le syntagme « le méchant démon » de la Grande Lettre 9, 8.83 que nous avons d’abord étudié est au moins attesté sous une forme plurielle dans le reste du CM, ce qui le fait paraître plus vraisemblable que la leçon « l’adversaire » du témoin E, plus homogène au texte de la Grande Lettre. La leçon de E est ultraminoritaire parmi les témoins de toutes traditions linguistiques confondues et doit s’expliquer par l’influence des autres emplois du thème de l’adversité dans ce texte. L’effort produit pour évaluer la valeur des deux leçons concurrentes de la Grande Lettre au regard de la démonologie macarienne a manifesté à nos yeux une hétérogénéité littéraire au sein du CM sur ce sujet précis. Il nous paraît impossible que le Logos « pseudo-macarien » sur la sortie des âmes soit l’œuvre de l’auteur principal du CM. Il paraît peu vraisemblable que ce Logos ait été à l’origine la pointe de l’Homélie II, 22 (= III, manuscrit C, 17f = Vbr 18), dont la forme s’explique suffisamment par son fonctionnement en diptyque avec III, 25, 2, 3 (éd. KLOSTERMANN – BERTHOLD, p. 133 ; trad. DESPREZ, p. 272-275). L’argument le plus fort en faveur de l’hétérogénéité du sermon étudié avec l’Homélie II, 22, mais également avec le CM, est qu’il présente un point de doctrine non seulement absent de l’Homélie II, 22, mais encore une conception, l’assimilation des habitus aux êtres spirituels substantiels, précisément combattue par TV h 12. Étant donné la présence dans le « corps étranger » de termes communs avec l’auteur principal du CM, nous inclinerions à voir dans cette pièce l’œuvre d’un membre du même milieu, mais non une production de l’auteur majoritaire, ajoutant au mystère de l’identité du père des homélies macariennes l’énigme posée par l’identification de ce « Macaire-Syméon-Éphrem en second ».
LA SYNOPSE DE LA SAINTE ÉCRITURE ATTRIBUÉE À JEAN CHRYSOSTOME : UN TEXTE PLURIEL ? FRANCESCA PROMETEA BARONE IRHT, CNRS, Paris
La Synopsis Scripturae Sacrae, attribuée à Jean Chrysostome (CPG 4559) et éditée dans le volume 56 de la Patrologia Graeca (PG 56, 313-386), est une collection de notices résumant les livres de l’Ancien Testament. En raison de son antiquité – il s’agit de la plus ancienne collection de résumés bibliques qui nous soit parvenue –, la Synopse constitue un document fondamental pour l’histoire de la formation et de la composition du canon biblique dans les premiers siècles chrétiens, ainsi que pour l’histoire de la réception de la Bible à cette époque. En outre – ce qui ne fait que confirmer l’intérêt extraordinaire de ce texte – elle est utilisée comme témoin pour l’établissement du texte critique des livres de la Bible des Septante (dans l’édition Septuaginta de Göttingen). Cependant l’exploitation des données contenues dans la Synopse nécessite, au préalable, une édition critique, car le textus vulgatus, représenté par l’édition de Bernard de Montfaucon, réimprimée dans la Patrologia Graeca, combine des sources émanant de branches distinctes de la tradition. En effet, pour réaliser son édition, Montfaucon a utilisé deux manuscrits – le Coislinianus 388 et le Vossianus Gr. F 48 – qui appartiennent chacun à l’une des deux familles de manuscrits. Lorsque l’un des témoins lui faisait défaut, il a complété avec l’autre. Son édition est donc le résultat hybride d’une combinaison acritique de sources1. Comme nous l’avions souligné lors d’une première étude sur ce texte2, la Synopse pose trois problèmes critiques majeurs. Le premier problème qui se pose est celui de l’attribution, car la paternité chrysostomienne en est discutée. Ce problème a des répercussions sur la datation du texte. Le suivant concerne ses rapports avec une autre Synopsis Scripturae Sacrae, faussement attribuée à Athanase (CPG 2249, PG 28, 281-438), du fait que les deux textes contiennent des livres entièrement ou partiellement communs. Enfin se pose le problème
1 Sur l’édition de Montfaucon, voir la Praefatio à mon édition critique de la Synopse, à paraître dans la Series Graeca du Corpus Christianorum. 2 F. P. BARONE, « Pour une édition critique de la Synopse de la Sainte Écriture du Ps. Chrysostome », Revue de Philologie 83/1 (2009), p. 7-19.
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de l’extension du texte car l’une des deux branches de la tradition est sensiblement plus courte que l’autre. De fait, la Synopse se caractérise par une tradition fort complexe. En simplifiant les données3, sa tradition s’articule en deux branches principales, dont l’une (α) conserve un texte « court », alors que l’autre (β) transmet une recensio aucta, ultérieurement enrichie dans chacun de ses sous-groupes. Ainsi, la première branche de la tradition transmet les notices de Genèse à 4 Règnes, mais sans Lévitique, puis Siracide et les Prophètes. En plus de ces livres, la deuxième branche contient également les résumés sur les livres suivants : Lévitique, un final plus long pour 4 Règnes, 1-2 Paralipomènes, 1-2 Esdras, Esther, Tobit, Judith, Job, Sagesse de Salomon, Proverbes, Ecclésiaste, Cantique. Les notices totalement ou partiellement absentes dans la première branche, mais présentes dans le texte long de la deuxième, correspondent souvent aux notices fournies par la Synopse du Pseudo-Athanase. D’un point de vue philologique, la première question qui se pose est donc celle de savoir si le texte long représenté par la deuxième branche de notre tradition constitue un original perdu dans le reste de la tradition ou bien une interpolation tardive visant à combler des lacunes survenues dans la première branche. Autrement dit, le texte d’origine est-il plutôt le « texte long », qui se présenterait dans une forme mutilée dans la première branche et qui aurait été copié ensuite par le Pseudo-Athanase ? Ou est-ce le texte court, comblé dans la deuxième branche par l’utilisation, entre autres, de la Synopse du Pseudo-Athanase ? Pour en venir à l’objet d’étude du présent volume, la question peut être reformulée dans les termes suivants : la Synopse de la Sainte Écriture attribuée à Jean Chrysostome est-elle un texte unique, parvenu mutilé dans une branche de la tradition, mais transmis intégralement dans l’autre ; ou alors est-elle, dans sa version longue partiellement éditée en PG, est-elle un texte pluriel, composite, dans lequel plusieurs mains ont produit plusieurs couches textuelles ? Il n’est bien évidemment pas question ici de présenter l’intégralité de mon travail sur la Synopse4. Dans le cadre de cette étude, nous avons choisi de présenter quelques éléments des analyses conduites sur la notice de Jérémie, car ils m’ont semblé à même de mettre en lumière la nature – unitaire ou plurielle – du texte de la Synopse. Dans la suite de ce travail, la première branche de la tradition
3 Le lecteur trouvera l’analyse complète de la tradition manuscrite de la Synopse dans la Praefatio à mon édition critique. 4 Une étude détaillée des différentes formes textuelles transmises par la tradition manuscrite de la Synopse sera publiée dans le volume Studying the Septuagint in Antioch, que nous préparons en collaboration avec Luciano Bossina.
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sera représentée par les manuscrits HPM5, alors que la deuxième le sera par les manuscrits NB6. 1. La notice de la Synopse sur le livre de Jérémie Pour le prophète Jérémie, la première branche de la tradition transmet un texte qui correspond grosso modo à celui qui est édité dans la Patrologie grecque ; en revanche, les notices transmises par la deuxième branche de la tradition se composent de deux ou de trois parties, dont la dernière seulement correspond au texte de la première branche. En ce qui concerne le Neap. II A 12 (N), les deux parties supplémentaires qui composent la notice correspondent, pour l’une à la notice sur Jérémie contenue dans les Vitae Prophetarum (VP) ; pour l’autre, à la notice contenue dans la Synopse attribuée à Athanase (SynPsA). L’ordre des parties est : VP + SynPsA + Ps.-Chrysostome. Le Barb. gr. 317 (B), quant à lui, ne transmet pas le texte des VP. Les deux premières parties sont simplement juxtaposées et se suivent sans solution de continuité : entre le texte correspondant aux VP et celui commun 5 H : Jérusalem, Patriarchikê Bibliothêkê, Panaghiou Taphou 054, XIe s. (1056), f. 1-38v ; P : Napoli, Biblioteca Nazionale, II C 32, XIVe s., f. 88-120v ; M : Milano, Biblioteca Ambrosiana, E 064 sup., XVIe s., f. 77-124v. Nous ne prenons pas en compte les manuscrits F (Paris, BNF, Coislin 388, XVIe-XVIIe s., f. 87-111v ; il s’agit de l’un des deux exemplaires utilisés par Montfaucon) et O (Oxford, Bodleian Library, Holkham gr. 81, XVIe s., f. 52-96v) car ils descendent de M, quoique de manière indirecte. 6 N : Napoli, Biblioteca Nazionale, II A 12, XIVe s., f. 1-95v ; B : Città del Vaticano, Biblioteca Apostolica Vaticana, Barb. gr. 317, XIe s., f. 1-328. Chacun de ces mss représente l’un des deux sous-groupes (ε et ζ) entre lesquels se divise la famille β pour les notices des Prophètes. En ce qui concerne le sous-groupe ε, nous ne prenons pas en compte ici les mss R (Roma, Biblioteca Casanatense, 1106, XVIe s., f. 17-92v) et L (Leiden, Bibliotheek des Rijksuniversiteit, Voss. gr. F° 48, XVIe s., f. 79-130v ; il s’agit de l’autre exemplaire utilisé par Montfaucon) car ce sont des copies de N (L, en outre, ne transmet pas Jérémie), ni le ms. A (Paris, BNF, gr. 443, XIIIe s. [1271-1272], f. 163v-166v) qui ne contient que des extraits de quelques notices (Esther, Tobit, Judith, 1 Règnes et Ruth) et aucun passage de la notice sur Jérémie. Quant au sous-groupe ζ, nous ne prenons pas en compte le ms. C (Istanbul, Patriarchikê Bibliothêkê, Panaghia 64, XIIIe s., f. 117120v), qui ne contient que la Protheôria et une partie de la notice sur Genèse, ni le ms. V (Venezia, Biblioteca Nazionale Marciana, Gr. app. I. 13, XIe s., f. 1-15v), qui ne contient pas la notice sur Jérémie. Sur le texte transmis par ce dernier manuscrit, voir mon étude « Le document synoptique transmis par le ms. Venezia, Biblioteca Nazionale Marciana, Gr I. 13 (coll. 1010) », Bollettino della Badia greca di Grottaferrata 3/14 (2017), p. 49-60. Il ne sera pas non plus question ici d’un autre manuscrit lié à ce sous-groupe, à savoir le London, Lambeth Palace, Sion L40.2/G11, du XIVe siècle, qui transmet un résumé du texte de B. Sur ce manuscrit, voir mon étude « Un document synoptique en marge de la Synopse de la Sainte Écriture attribuée à Jean Chrysostome : le ms. London, Lambeth Palace, Sion L40.2/G11 », dans R. CEULEMANS – B. CROSTINI (éds.), Receptions of the Bible in Byzantium: Texts, Manuscripts, and their Readers, Uppsala, Uppsala Universiteit (Acta Universitatis Upsaliensis. Studia Byzantina Upsaliensia, 20), 2021, p. 189-206. Enfin, nous ne faisons pas mention ici du ms. K (Città del Vaticano, Biblioteca Apostolica Vaticana, Vat. gr. 1889, XIIIe s., f. 1-14v), témoin fondamental pour l’établissement du texte critique de la Synopse, qui n’appartient à aucune des deux familles de la tradition, car il ne transmet que l’Octateuque.
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à la SynPsA, seuls deux petits points verticaux présents dans la marge du manuscrit pourraient éventuellement indiquer un changement de source (cf. N, f. 82v, lin. 8 ab imo). En revanche, entre la SynPsA et le texte du Ps.-Chrysostome la transition se fait au moyen d’une phrase : αὕτη μὲν ἡ περιοχὴ τῆς προφητείας τοῦ βιβλίου· ἡ δὲ ἀνακεφαλαίωσίς ἐστιν οὕτως (cf. N, f. 83, l. 13). B ajoute (f. 210, l. 3) : ἐν προοιμίοις μὲν προαγορεύει. Pour les deux passages ici examinés, celui qui correspond au texte des VP et celui qui correspond au texte du Ps.-Athanase, les questions qui se posent sont différentes. En ce qui concerne le passage commun à la SynPsA, deux interprétations philologiques sont possibles : ou bien ce texte appartenait à l’origine à la Synopse attribuée à Chrysostome et il a été ensuite reproduit dans la Synopse ps.-athanasienne ; ou alors il appartenait à l’origine à la SynPsA et il a été interpolé par la deuxième branche de la tradition dans la Synopse ps.-chrysostomienne. En revanche, en ce qui concerne le passage commun aux VP, compte tenu de la datation ancienne proposée pour les VP (cf. infra), on peut légitimement s’interroger sa présence primitive à l’intérieur de la Synopse : l’auteur de la Synopse a-t-il délibérément décidé d’utiliser ces textes à l’intérieur de son œuvre ou s’agit-il d’une interpolation ? 2. Le texte de N commun aux VP Les Vitae Prophetarum constituent un florilège de légendes, parfois très anciennes, qui viennent compléter le récit biblique par des événements sur lesquels l’Écriture est muette : les circonstances de la naissance ou de la mort des prophètes (cette mort est parfois violente, les prophètes devenant ainsi des martyrs) ; les miracles et les actes d’intercession ; les lieux de sépulture, qui deviennent des lieux du culte réservé aux Saints. Le prophète est généralement présenté comme un homme juste qui souffre en raison de l’injustice de son peuple ou de ses gouvernants7. Les VP peuvent être tenues pour une sorte de manuel visant à synthétiser les informations extrabibliques sur les Prophètes, avec un goût antiquaire pour le détail géographique ou topographique, pour la généalogie ou encore pour l’étymologie ou l’onomastique bibliques. Il s’agit d’une œuvre qui renvoie à une société pratiquant le pèlerinage et le culte des reliques8. Elle est donc considérée comme un texte de la période protobyzantine. 7 Sur les Vitae Prophetarum, cf. D. SATRAN, Biblical Prophets in Byzantine Palestine. Reassessing the Lives of the Prophets, Leyde – New York – Cologne, Brill (Studia in Veteris Testamenti Pseudephigrapha, 11), 1995 ; et A.-M. DENIS, Introduction aux Pseudépigraphes grecs d’Ancien Testament, Leyde, Brill (Studia in Veteris Testamenti Pseudephigrapha, 1), 1970, p. 85-90. 8 Cf. D. SATRAN, Biblical Prophets in Byzantine Palestine, op. cit., p. 105-110. Sur les pèlerinages, cf. l’étude classique de P. MARAVAL, Lieux saints et pèlerinages d’Orient : histoire et géographie des origines à la conquête arabe, Paris, Cerf (Histoire, 8), 1985.
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Les VP ont été beaucoup lues et ont beaucoup circulé, autant en Occident qu’en Orient, tout au long de l’Antiquité tardive et du Moyen Âge, comme en témoignent la complexité et la richesse de leur tradition manuscrite en grec, les nombreuses traductions en plusieurs langues anciennes (en syriaque, en arménien, en éthiopien, en arabe et en latin) ainsi que leur utilisation liturgique. Le texte grec a été édité au début du XXe siècle par Theodor Schermann9, qui accompagna son édition par un volume d’études10. Schermann dénombre six recensions différentes : 1. une première recension, attribuée à Épiphane de Salamine11 ; 2. une recension attribuée à Dorothée, évêque d’Antioche, qui fut martyr sous Dioclétien12 ; 3. une deuxième recension attribuée à Épiphane13 ; 4. une recension anonyme14, transmise par le célèbre manuscrit de la Septante des Prophètes, le Codex Marchalianus (Q), aujourd’hui Vat. gr. 212515, aux f. 11-24. Il s’agit d’un manuscrit en onciales, l’un des plus anciens témoins de la Bible grecque. Daté du VIe siècle, il fut copié en Égypte16 ; 5. une recension abrégée17, parfois associée au nom d’Hésychius de Jérusalem ;
9 TH. SCHERMANN, Prophetarum Vitae Fabulosae. Indices apostolorum discipulorumque domini Dorotheo, Epiphanio, Hippolyto, aliisque vindicata, Leipzig, Teubner, 1907. Une traduction commentée a été donnée par A. M. SCHWEMER, Studien zu den frühjüdischen Prophetenlegenden Vitae Prophetarum, Band I: Die Viten des grossen Propheten Jesaia, Jeremia, Ezechiel und Daniel. Einleitung, Übersetzung und Kommentar ; Band II: Die Viten der kleinen Propheten und der Propheten aus den Geschichtsbüchern. Übersetzung und Kommentar ; Band III: Beiheft Synopse zu den Vitae Prophetarum, Tübingen, Mohr (Texte und Studien zum antiken Judentum, 49-50), 1995-1996. 10 TH. SCHERMANN, Propheten- und Apostellegenden nebst Jüngerkatalogen des Dorotheus und verwandter Texte, Leipzig, Hinrichs (Texte und Untersuchungen zur Geschichte der altchristlichen Literatur, 31/3), 1907. 11 Cf. ibidem, p. XII-XVII et 3-25. 12 Cf. ibidem, p. 25-55. 13 Cf. ibidem, p. 55-67. 14 Cf. ibidem, p. 68-98. 15 Le codex Marchalianus a été décrit par A. CERIANI, De codice Marchaliano seu Vaticano Graeco 2125, Rome, Bibliotheca Vaticana, 1890. Il est consultable en ligne : http://digi.vatlib.it/ view/MSS_Vat.gr.2125. Pour une bibliographie sur ce manuscrit, cf. P. CANART – V. PERI, Sussidi bibliografici per i manoscritti greci della Biblioteca Vaticana, Vatican, Biblioteca Apostolica Vaticana (Studi e testi, 261), 1970, p. 686. 16 Ce manuscrit transmet le texte intégral des Grands et des Petits Prophètes. Si, pour Isaïe, il est considéré comme le meilleur témoin de la LXX ancienne, pour d’autres livres, comme Ézéchiel, il transmet le texte de la recension origénienne. Dans ses marges sont notées des variantes qui correspondent à la recension lucianique ainsi que des leçons des réviseurs juifs. Sur ce manuscrit, cf. M. HARL – G. DORIVAL – O. MUNNICH, La Bible grecque des Septante. Du judaïsme hellénistique au christianisme ancien, Paris, Cerf (Initiations au christianisme ancien), 2011, p. 135. 17 Cf. TH. SCHERMANN, Propheten- und Apostellegenden nebst Jüngerkatalogen des Dorotheus und verwandter Texte, op. cit., p. 98-104.
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6. une dernière recension transmise dans les ménologes et dans les synaxaires des Églises byzantines18. L’hypothèse aujourd’hui la plus accréditée à propos de l’origine de ce texte est celle qui considère la version grecque des Vitae Prophetarum comme la première traduction ancienne d’un original en langue sémitique19. Les Vies seraient ainsi une œuvre du judaïsme du Second Temple dans sa dernière période, et précisément du Ier siècle après J.-C. Le lieu de composition serait la Palestine, compte tenu de la connaissance que le texte a de la topographique. Les recensions grecques présenteraient à des degrés différents des traces d’interventions chrétiennes car, tout au long du texte, des prophéties christologiques sont insérées avec des renvois à la littérature néotestamentaire. La recension la moins affectée par ce phénomène semble être celle transmise par le Marchalianus. Les témoignages sur l’existence du texte grec ne remontent pas au-delà du VIe siècle : le manuscrit le plus ancien qui le conserve est le Marchalianus. Si les VP ne sont pas citées par les écrivains ecclésiastiques, la recensio Dorothei a été reprise dans le Chronicon Paschale, une chronique byzantine du VIIe siècle qui synthétise l’histoire du monde depuis Adam jusqu’à l’empereur Héraclius (610-641), un contemporain de l’auteur20. Une partie de cette même recensio Dorothei est reprise dans le cinquième livre (chap. 142-173) de la Topographie chrétienne21 de Cosmas Indicopleustès, œuvre datée du milieu du VIe siècle22. La recension des VP reprise par la deuxième branche de la tradition de la Synopse attribuée à Chrysostome correspond à la recensio Dorothei. Schermann considère comme vraisemblable la datation de cette recension à la fin du IIIe siècle ainsi que son attribution à Dorothée, indiquée de façon unanime dans 18 Cette dernière recension n’a pas été éditée par Schermann. À ce sujet, voir H. DELAHAYE, Synaxarium Ecclesiae Constantinopolitanae e codice Sirmondiano nunc Berolinensi, adjectis synaxariis selectis, Bruxelles, Société des Bollandistes, 1902 et ID., Synaxaires byzantins, ménologes, typica, Londres, 1977. Voir en outre, A. NEGOITA, « La vie des prophètes selon le synaxaire de l’église grecque », in S. SEGERT (éd.), Studia Semitica philologica necnon philosophica Ioanni Bakos dicata, Bratislava, Vydavateľstvo Slovenskej akadémie vied, 1965, p. 173-192 et F. HALKIN, « Le prophète “saint” Jérémie dans le ménologe impérial byzantin », Biblica 65 (1984), p. 111-116. 19 Cf. D. SATRAN, Biblical Prophets in Byzantine Palestine, op. cit., p. 21-22. 20 Cf. L. DINDORF, Chronicon paschale, I, Bonn, Weber (Corpus scriptorum historiae Byzantinae, 16-17), 1832, p. 274-302, réimprimé dans PG 92, 360-397. 21 Voir l’édition de W. WOLSKA-CONUS, Cosmas Indicopleustès. Topographie Chrétienne, II, Livre V, Paris, Cerf (SC, 159), 1970. 22 Dans l’introduction à son édition de la Topographie chrétienne, W. Wolska étudie les relations entre la recension des VP documentée par la SynPsCh, les Vitae Prophetarum (recensio Dorothei), la Topographie Chrétienne et le Chronicon Pascale. Une fois indiquées les omissions, les additions et les variantes entre chacun de ce témoin, leur accord ou leur dissensus, elle arrive à la conclusion suivante : le catalogue des prophètes avec ses biographies et son florilège messianique a été copié par le Chronicon Pascale sur les Vies des Prophètes ; la Topographie chrétienne, quant à elle, a emprunté son florilège aux VP, tout en omettant les biographies. Cf. W WOLSKA-CONUS, Cosmas Indicopleustès. Topographie Chrétienne, I, Livres I-IV, Paris, Cerf (SC, 141), 1968, p. 86-93.
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la tradition manuscrite23. La question se pose donc de savoir si ce texte appartient à la rédaction originelle de la Synopse ou s’il constitue une interpolation tardive. En ce qu’elles relatent des événements extrabibliques, les Vitae Prophetarum révèlent une altérité thématique par rapport à la Synopse, qui est, nous le rappelons, un résumé du texte biblique : jamais la Synopse n’introduit de faits qui ne se trouvent pas dans la version de l’Ancien Testament suivie par son auteur. Néanmoins, s’il faut faire droit à l’hypothèse selon laquelle l’auteur de la Synopse a délibérément ajouté dans son texte des passages provenant d’un corpus différent, plusieurs éléments cependant nous semblent affaiblir une telle conjecture. Tout d’abord, l’auteur ne donne aucune indication de ce qu’il aurait eu recours à cette source, alors qu’il n’hésite pas à indiquer les lieux de l’Écriture qui reprennent l’épisode ou le verset résumé24. En outre, des contradictions semblent pouvoir être relevées entre les deux parties. Il n’est pas question ici d’examiner toutes les légendes rapportées par les VP et d’en étudier leur articulation avec le récit de la Synopse : un seul exemple suffira. Au sujet de la mort de Jérémie, la Bible ne dit mot, ce qui d’ailleurs constitue la condition idéale pour la prolifération des légendes. Selon les VP, Jérémie aurait été lapidé à Taphnes par les Juifs, qui ne supportaient plus ses reproches25 : Ἱερεμίας ἦν ἐξ Ἀναθώθ, καὶ ἐν Τάφναις Αἰγύπτου λίθοις βληθεὶς ὑπὸ τοῦ λαοῦ ἀποθνήσκει (éd. SCHERMANN, p. 44.7-8). Quoiqu’avec des variantes, N reprend le passage relatif à la lapidation du prophète : Ἱερεμίας ἦν ἐξ Ἀναθὼθ καὶ Τάφνης Αἰγύπτου· λίθοις δὲ ὑποβληθεὶς ὑπὸ τοῦ λαοῦ, ἀποθνήσκει (N, f. 81v, lin. 7-6 ab imo). La notice sur Jérémie de la Synopse, quant à elle, ne fait aucune référence à la mort du prophète, ni à des légendes extrabibliques sur le sujet. En effet, en PG 56, 380.45-47, elle résume Jr 50 (= TM 43), où il est question du prophète à Thaphnes : Ἐπεὶ δὲ ἦλθον ἕως Τάφνας, παραινεῖ αὐτοῖς μὴ εἰδωλολατρεῖν. Ὡς δὲ ἀντέλεγον, προαγορεύει αὐτοῖς τε Cf. TH. SCHERMANN, Propheten- und Apostellegenden nebst Jüngerkatalogen des Dorotheus und verwandter Texte, op. cit., p. XVIII-XXII. 24 Voir par exemple dans la notice sur 4 Règnes : Τὰ κατὰ τὸν Ἐζεκίαν καὶ τὸν Ἀσσύριον, ἃ καὶ ἐν τῷ Ἡσαΐᾳ κεῖται (PG 56, 353.38-39) ; ou encore dans la notice sur Daniel : Ἡ δὲ ἐσχάτη ὅρασις, ἔνθα περὶ τῆς βασιλείας Νότου φησίν, ἐν τῷ βιβλίῳ τῶν Μακκαβαϊκῶν εὑρίσκεται (PG 56, 383.26-28) ; voir enfin dans la notice sur Exode : Ἐνταῦθα κεῖται ὅτι μετὰ καλύμματος ἐλάλει Μωϋσῆς τῷ λαῷ· ὃ ἐν τῇ δευτέρᾳ πρὸς Κορινθίους φησὶν ὁ Παῦλος (PG 56, 328.31-33). 25 Il s’agit d’une légende ancienne, connue déjà par Hippolyte mais qui n’est pas relatée ailleurs dans la littérature patristique en langue grecque. Cf. Hippolyte, Commentarium in Danielem, 1, 13.10-11 : […] ἐν Τάφναις κἀκεῖ προφητεύων λιθοβοληθεὶς ὑπ’ αὐτῶν ἀνῃρέθη. Selon une autre légende, rapportée par un apocryphe de l’Ancien Testament, les Paralipomènes de Jérémie, le prophète aurait été lapidé à Jérusalem. Cf. A.-M. DENIS, Introduction aux Pseudépigraphes grecs d’Ancien Testament, op. cit., p. 70-71 et J. R. HARRIS, The rest of the Words of Baruch: A christian Apocalypse of the Year 136 A.D. The Text revised with an Introduction, Londres, C. J. Clay and Sons – Cambridge University Press, 1889, p. 24-25. 23
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ὄλεθρον μέγαν καὶ τῷ βασιλεῖ τῶν Αἰγυπτίων. Ce silence serait pour le moins surprenant si la légende rapportée par N avait fait partie de la rédaction d’origine de la Synopse. Il semble vraisemblable que l’excerptum commun aux VP soit interpolé, sans que les deux textes aient été harmonisés. 3. Le passage de B et N commun à la Synopse du Ps.-Athanase La deuxième branche de la tradition transmet un passage qui correspond à la notice sur Jérémie de la SynPsA, éditée en PG 28, 36426. La Synopse de la Sainte Écriture attribuée à Athanase est un texte qui résume l’Ancien et le Nouveau Testament. Son editio princeps, accompagnée d’une traduction latine, date de 1600 et est due à P. Felckmann27. Montfaucon republia cette édition en 169828, et elle est reproduite dans le volume 28 de la Patrologia Graeca (PG 28, 285-438). L’étude la plus récente sur ce texte est celle de G. Dorival, qui synthétise et commente les études précédentes29. La SynPsA n’est pas tenue pour authentique. Montfaucon la considérait déjà comme une œuvre pseudépigraphe. Les raisons principales de cette opinion sont les contradictions sur les questions canoniques qui existent entre la SynPsA et la Lettre Festale 39, dont la paternité athanasienne ne fait pas de doute ; le caractère tardif d’un passage de la SynPsA qui oppose aux livres canoniques en nombre défini les livres des Pères théophores qui, eux, sont innombrables30. En outre, Th. Zahn, dans son étude sur le canon du NT31, fait remarquer les contradictions internes de l’œuvre, qui aurait été écrite en plusieurs phases et qui serait, dès lors, du moins dans la forme que nous connaissons actuellement, l’œuvre d’un compilateur. 26 Ce texte est également transmis par le Codex Marchalianus (Q), à l’intérieur d’une œuvre contenue aux f. 1-9 et portant le titre de Περὶ τῆς τοῦ βιβλίου τῶν προφητῶν ὀνομασίας (cf. A. CERIANI, De codice Marchaliano seu Vaticano Graeco 2125, op. cit., p. 32-33). Elle est attribuée par le témoin à Eusèbe : Ἐκ τῶν Εὐσεβ περὶ τῆς τοῦ βιβλίου τῶν προφητῶν ὀνομασίας καὶ ἀπὸ μέρους τί περιέχει ἕκαστος. Cette œuvre a été éditée par Curterius et réimprimée dans la Patrologie grecque sous le titre de De vitis Prophetarum (CPG 3505, BHG 1589e, PG 22, 1261-1272). Ce même texte se lit également dans le Conspectus librorum sacrorum de Nicetas Seides (cf. l’édition de P. SIMOTAS, Νικήτα Σεΐδου Σύνοψις τῆς Ἁγίας Γραφῆς, Théssalonique, Πατριαρχικό Ίδρυμα Πατερικών Μελετών [Analecta Vlatadôn, 42], 1984, chap. 22, p. 266-267). 27 P. FELCKMANN, Operum sancti patris nostri Athanasii… tomus secundus, Heidelberg, p. 61-131. La traduction latine est de Wolfgang Musculus. 28 B. DE MONTFAUCON, Sancti patris nostri Athanasii archiepiscopi Alexandrini Opera omnia quae extant, II, Paris, 1698, p. 126-204. 29 G. DORIVAL, « L’apport des Synopses transmises sous le nom d’Athanase et de Jean Chrysostome à la question du corpus littéraire de la Bible », in G. DORIVAL (éd.), Qu’est-ce qu’un corpus littéraire ? Recherches sur le corpus biblique et les corpus patristiques, Paris – Louvain – Dudley MA, Peeters (Collection de la Revue des études juives, 35), 2005, p. 53-93, p. 70-81. 30 G. Dorival analyse toutes les objections qui ont été soulevées dans « L’apport des Synopses », art. cit., p. 76-79. 31 TH. ZAHN, Geschichte des neutestamentlichen Kanons, Band II, Urkunden und Belegen zum ersten und dritten Band, Erlangen – Leipzig, Deichert, 1890, p. 302-318.
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Le même savant a montré cependant l’influence d’Athanase sur la Synopse qui, pour utiliser l’expression de G. Dorival, aurait été écrite « dans l’esprit d’Athanase ». En ce qui concerne la datation, G. Dorival propose la seconde moitié du Ve siècle, que Th. Zahn, tout en penchant pour le VIe, considérait comme possible32. En ce qui concerne le passage de la SynPsA qui est commun à la deuxième branche de la tradition, la question se pose de l’appartenance primitive de ce texte à la Synopse ps.-chrysostomienne. Parmi les pistes possibles, il nous a semblé nécessaire, d’un point de vue méthodologique, de rechercher des traces de discontinuité entre les deux parties de la Synopse, celle qui est transmise par l’intégralité de la tradition, et celle qui n’est transmise que par la deuxième branche et qui correspond au texte de la SynPsA. L’élément qui nous a paru pouvoir être le plus utile à cette fin a été l’analyse du texte biblique lu par l’auteur de la Synopse. En effet, les études sur la Bible des Septante ont permis de conclure à l’existence d’un texte biblique propre à Antioche. Qu’il appartienne à Lucien ou pas (aujourd’hui on préfère plutôt parler de texte « antiochien »), il n’en reste pas moins qu’un texte « lucianique » a pu être partiellement reconstruit33. Si pour le Pentateuque il n’a pas été possible de déceler l’existence d’une recension lucianique, cette recension apparaît nettement pour les livres historiques et pour les livres prophétiques34. L’analyse du texte biblique lu par l’auteur de la Synopse nous semble promettre le double résultat de démontrer d’un côté l’unité ou la pluralité de la Synopse, tout en permettant de vérifier l’origine antiochienne d’au moins une partie du texte, origine évoquée par l’attribution chrysostomienne. S’il s’avérait que le texte biblique lu par l’auteur des notices n’est pas le même dans les deux parties de la Synopse – celle commune aux deux branches de la tradition et celle transmise par la seule deuxième branche –, nous aurions de ce fait la preuve que le texte transmis uniquement par la deuxième branche n’appartient pas à la rédaction originelle de la Synopse, mais constitue une interpolation. Dans cette hypothèse, le texte long serait un texte composite, pluriel35. Avant de Voir G. DORIVAL, « L’apport des Synopses », art. cit., p. 80-81. Sur la recension antiochienne, cf. P.-M. BOGAERT, « Septante et versions grecques », in Supplément au Dictionnaire de la Bible, XII, 68, Paris, Letouzey & Ané, 1993, col. 536-692, ici col. 552-553 ; M. HARL – G. DORIVAL – O. MUNNICH, La Bible grecque des Septante, op. cit., p. 168-171. Voir en outre, T. JANZ, Deuxième livre d’Esdras, Paris, Cerf (La Bible d’Alexandrie, 11/2), 2010, p. 61-72. 34 Cf. M. HARL – G. DORIVAL – O. MUNNICH, La Bible grecque des Septante, op. cit., p. 168-169. Pour une partie des livres historiques, le texte antiochien a fait l’objet d’une édition critique par N. Fernández Marcos et ses collaborateurs. Cf. N. FERNÁNDEZ MARCOS – J. R. BUSTO SÁIZ, El texto antioqueno de la Biblia griega, I, 1-2 Samuel ; II, 1-2 Reyes ; III, 1-2 Crónicas, Madrid, Instituto de Filologia C.S.I.C. (Textos y estudios « Cardenal Cisneros », 50, 53 et 60), 1989, 1992 et 1996. 35 D’autres analyses, notamment celle de l’exégèse pratiquée tout au long du texte, ont été conduites, pour corroborer les résultats acquis par ce moyen. L’intégralité du travail sera publiée dans le volume Studying the Septuagint in Antioch. 32
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présenter les résultats de notre analyse, il sera nécessaire de donner quelques éléments sur l’histoire du texte biblique du livre de Jérémie. 4. Le texte biblique de Jérémie Le livre de Jérémie a une histoire complexe tant au plan de sa composition que de sa transmission. Pour ce qui est de la composition, on distingue classiquement trois types de matériaux constitutifs du Livre de Jérémie36 : les oracles en forme poétique, qui remonteraient à Jérémie lui-même ; les passages biographiques en prose, qui dépendraient de l’entourage du prophète, peut-être de Baruch, son secrétaire ; les discours de Jérémie en prose, à propos desquels il y a débat pour savoir s’il s’agit de discours authentiques du prophète ou bien de remaniements deutéronomistes37. Le texte de Jérémie est transmis sous deux formes nettement différentes : l’une est attestée par le TM et documentée à Qumran (4Q Jera) ; l’autre, attestée par la Septante, dépend d’une Vorlage en hébreu différente et est également documentée à Qumran (4Q Jerb)38. Les différences majeures entre les deux textes sont les suivantes : • la longueur : la version des Septante est plus courte d’environ un sixième par rapport au TM ; • la place occupée par les Oracles contre les Nations : dans le TM ces passages se trouvent à la fin du livre et constituent les chapitres 46 à 51 ; dans la Septante, comme dans son modèle hébreu, ils se trouvent au milieu du livre et constituent les chapitres 25, 13 à 31 ; • l’ordre interne des Nations visées dans les Oracles n’est pas le même dans les deux textes. Comme le souligne P.-M. Bogaert, les différences entre la Septante et le TM « ne relèvent pas tant de la critique textuelle que de la critique littéraire et de
36 Selon la thèse avancée en premier par S. MOWINCKEL, Zur Komposition des Buches Jeremia, Kristiania, J. Dybwad (Videnskapsselskapets Skrifter. Hist.-filos. Klasse, 5), 1914. Sur le livre de Jérémie, cf. P.-M. BOGAERT, « Septante et versions grecques », art. cit., col. 637-640. 37 Pour un état de la question, cf. P.-M. BOGAERT, « La tradition des oracles et du livre de Jérémie, des origines au moyen âge. Essai de synthèse », Revue théologique de Louvain 8/3 (1977), p. 305-328, ici p. 306-310 avec bibliographie. Sur la question de la composition du livre, voir, plus récemment, H. NAJMAN – K. SCHMID (éds.), Jeremiah’s Scriptures: Production, Reception, Interaction, and Transformation, Leyde – Boston, Brill (Supplements to the Journal for the Study of Judaism, 173), 2016. 38 Sur les différences entre TM et LXX, cf. J. G. JANZEN, Studies in the Text of Jeremiah, Cambridge Mass., Harvard University Press (Harvard Semitic Monographs, 6), 1973 et E. TOV, « L’incidence de la critique textuelle sur la critique littéraire dans le livre de Jérémie », Revue Biblique 79 (1972), p. 189-199.
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l’histoire des rédactions »39. Ainsi, la critique s’accorde pour considérer le texte traduit par la Septante comme plus ancien et le plus proche de l’original : l’agencement des chapitres dans la Septante met en relief le rôle de Baruch, alors que l’organisation interne du TM porte la signature du prophète40. Le Livre de Jérémie, originairement publié sous l’autorité de Baruch, aurait été ensuite recomposé pour mettre en évidence le rôle de Jérémie41. La Vetus Latina présente une importance particulière car elle atteste, là où elle est conservée, une forme plus ancienne de la Septante, par endroits plus courte que la Septante que nous connaissons42. La différence entre les deux textes n’échappa pas à Origène, qui compléta dans ses Hexaples le texte court des Septante par le recours à Théodotion, signalant ses ajouts par des astérisques et modifiant l’ordre des chapitres. La recension antiochienne suit le texte d’Origène, en particulier en ce qui concerne l’ordre des chapitres43. Ainsi, par exemple, le texte que Théodoret commente dans son In Ieremias contient les Oracles des Nations à la fin du livre44. Dans la suite de ce travail, nous allons chercher à savoir quel texte biblique est lu par l’auteur de la Synopse de la Sainte Écriture dans la partie commune à tous les manuscrits, ainsi que dans celle qui n’est propre qu’à la deuxième branche de la tradition et qui correspond au texte de la SynPsA. 5. Le texte biblique de Jérémie lu par la première branche de la tradition de la Synopse Comme nous venons de le rappeler, l’une des différences majeures entre le TM et le texte des LXX est l’ordre des chapitres, c’est-à-dire la place des Oracles contre les Nations à l’intérieur du livre ainsi que l’ordre des Nations visées. Nous avons vérifié ces éléments dans la Synopse.
39 P.-M. BOGAERT, « Les mécanismes rédactionnels en Jér 10-1-16 (LXX et TM) et la signification des suppléments », in ID. (éd.), Le Livre de Jérémie, Leuven, Peeters (Bibliotheca ephemeridum theologicarum lovaniensium, 54), 1997, p. 221-238, ici p. 221. 40 Cf. P.-M. BOGAERT, « De Baruch à Jérémie. Les deux rédactions conservées du livre de Jérémie », in ID. (éd.), Le livre de Jérémie, op. cit., p. 168-173. 41 Cf. ID., « La tradition des oracles et du livre de Jérémie, des origines au moyen âge », art. cit., ici p. 319. 42 Cf. P.-M. BOGAERT, « La vetus latina de Jérémie : texte très court, témoin de la plus ancienne Septante et d’une forme plus ancienne de l’hébreu (Jer 39 et 52) », in A. SCHENKER (éd.), The Earliest Text of the Hebrew Bible: The Relationship between the Masoretic Text and the Hebrew Base of the Septuagint Reconsidered, Leyde – Boston, Brill (Society of Biblical Literature Septuagint and cognate studies, 52), 2003, p. 51-81. 43 Cf. la table de correspondance dans l’édition de J. ZIEGLER, Septuaginta. Vetus Testamentum graecum, XV, Jeremias. Baruch. Threni, Epistula Jeremiae, Göttingen, Vandenhoeck & Ruprecht, 1957, p. 147 : « Die hebräische Reihenfolge haben die Hss. der hexaplarischen und lukianischen Rezension ». 44 Voir PG 81, 495-760.
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Tout au long des 25 premiers chapitres le TM et la LXX ont le même ordonnancement. Ce n’est qu’à partir du chapitre 25, 13 que les deux textes se séparent : après avoir prophétisé la domination babylonienne pendant soixantedix ans et son renversement par la suite, le TM continue par une vision, celle de la coupe du vin de la colère, que Jérémie doit donner à boire à toutes les Nations pour signifier leur abandon à la destruction (TM 25, 15-38 = LXX 32, 1-24) ; suit l’épisode de l’arrestation de Jérémie au début du règne de Ioiakim (TM 26 = LXX 33). La Septante, en revanche, après la prophétie sur Babylone lit les Oracles contre les Nations. Or, après la prophétie de l’arrivée de Nabuchodonosor, la Synopse (PG 56, 379.22-29) résume la destruction des Nations par l’image de la coupe, puis l’arrestation de Jérémie. Les Oracles contre les Nations n’occupent que les dernières lignes du résumé (PG 56, 380.47-51), comme c’est le cas dans le TM, où ces Oracles occupent les chapitres finaux du livre, de 46 à 51. Le texte utilisé correspond donc aux recensions origénienne et antiochienne. Si nous examinons maintenant l’ordre interne des Nations contre lesquelles les Oracles sont prononcés, la Synopse présente la séquence suivante : Égypte : TM 46, LXX 26 ; Philistins45 : TM 47, LXX 29 ; Moab : TM 48, LXX 31 ; Ammonites, Édom : TM 49, LXX 30 ; Damas TM 49, LXX 25, 14-20 ; Babylone : TM 50, LXX 27. Ces deux éléments, à savoir l’ordre des chapitres du livre de Jérémie – et donc la place des Oracles des Nations –, ainsi que l’ordre interne des Nations ciblées, suffiront ici pour indiquer la relation entre la Synopse et l’un des textes grecs proches du TM, à savoir celui d’Origène ou le texte antiochien46. Il est temps désormais de confronter cette forme de texte biblique à celle qui est supposée par le résumé transmis par la deuxième branche de notre tradition et commun à la SynPsA. 6. Le texte long de la deuxième branche de la tradition (NB) commun au Ps.-Athanase Si nous examinons à présent la notice sur Jérémie transmise par la deuxième branche de la tradition et commune à la SynPsA, on observe que les Oracles 45 Le mot utilisé par la Synopse est oi hallophyloi. En effet, c’est par ce terme que les Philistins sont désignés dans la LXX à partir du livre des Juges, alors qu’ils sont appelés Phulistiim dans l’Hexateuque. Cf. BA VII, p. 58-60. 46 Le lecteur trouvera l’analyse du texte biblique lu par la notice de Jérémie dans le volume Studying the Septuagint in Antioch.
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contre le Nations se trouvent au milieu du résumé, et non pas à la fin de celui-ci (PG 28, 364.18-9 ab imo ; cf. N, f. 82v, lin. 2 ab imo et sq. ; B, f. 209, lin. 6 ab imo et sq.). En outre, l’ordre des Nations visées est celui des Septante. En effet, même si le texte, dans la version éditée en PG 28 ainsi que dans nos manuscrits, ne cite pas toutes les Nations qui font l’objet d’un oracle dans le Livre de Jérémie, celles qui le sont se suivent dans l’ordre des Septante : Élam : LXX 25, 14, TM 49, 34 ; Égypte : LXX 26, TM 46 ; Babylone : LXX 27, TM 50 ; Séraya fils de Nériya : LXX 28, 59, TM 51 ; Manque l’oracle contre les Philistins, LXX 29, 1-7, TM 47, 1-7 ; Édom : LXX 29, 8, TM 49, 7 ; Ammon : LXX 30, 1-5, TM 49, 1-5 ; Kedar : LXX 30, 6-11, TM 49, 28-33 ; Damas : LXX 30, 12-16, TM 49, 23-27 ; Moab : LXX 31, TM 48 ; Jérusalem et Juda : LXX 32, TM 25, 15. Ainsi, à la différence de la notice sur Jérémie propre à tous les témoins manuscrits de la Synopse, la notice sur Jérémie transmise par la deuxième branche de la tradition et commune à la SynPsA a été rédigée sur la base du texte biblique des Septante et non sur un texte origénien ou antiochien. Conclusions D’après les éléments étudiés ici, nous pouvons conclure que le « texte long » de Jérémie, transmis par une partie de la tradition manuscrite de la Synopse, n’est pas un texte unique mais se présente comme un texte pluriel47. Cette notice « longue » transmise par la deuxième branche de la tradition répond à une logique de composition évidente, dans le sens où la SynPsA constitue une introduction générale au Prophète, alors que le contenu du livre est résumé d’une façon plus détaillée dans la Synopse du Ps.-Chrysostome. Les Vitae Prophetarum pour leur part contiennent les prophéties christologiques. La mise en lumière du caractère hétérogène du texte long de la Synopse – s’agissant de Jérémie dans cette étude – a des conséquences différentes selon que l’on se positionne dans l’optique de l’éditeur ou dans celle de l’historien de la réception ancienne de la Bible. Il est certain que, pour l’éditeur de la Synopse, ces passages hétérogènes seront à élaguer au moment de la constitution du texte, en tant qu’ils constituent des interpolations. Dans ce cas, les 47 L’analyse des autres notices de la Synopse sera publiée dans le volume Studying the Septuagint in Antioch.
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conséquences philologiques sont majeures, car la question de la paternité chrysostomienne, ou du moins de la provenance antiochienne, ne doit être examinée qu’à la lumière du texte accepté comme texte d’origine. Les conséquences sont importantes aussi pour les études qui, comme la collection de la Septuaginta de Göttingen, utilisent l’apport de la Synopse pour l’établissement du texte critique de la Septante en général, et de la recension lucianique en particulier. Si, comme éditrice, nous devons élaguer les passages hétérogènes au texte d’origine parce qu’ils constituent des interpolations, il ne faut cependant pas pour autant ignorer la valeur historique des passages interpolés, qui dans quelques cas peuvent être très anciens. Leur importance concerne certainement l’histoire de la réception de la Synopse et de son usage dans des périodes et dans des milieux différents, mais plus largement celle de la transmission et de l’étude de la Bible au cours des siècles. Ces questions sortent du périmètre de mon travail critique, mais ne peuvent que suggérer la fécondité de l’étude des textes pluriels, à l’honneur au sein de ce volume.
CROISEMENTS DE GENRE ET MÉTAMORPHOSES DU TEXTE ÉPISTOLAIRE. QUELQUES OBSERVATIONS À PARTIR DE NIL D’ANCYRE LUCIANO BOSSINA Université de Padoue
On sait que la distinction, du point de vue du genre littéraire, entre lettre et traité n’est pas toujours immédiatement perceptible, car depuis l’Antiquité s’est établie la tradition de déguiser sous forme de lettre ouverte l’exposition de sujets d’intérêt général (de nature philosophique, politique, historique ou religieuse)1. Au moins à partir de l’âge hellénistique – si on veut ignorer le cas controversé de la septième lettre platonicienne – nous avons de multiples attestations de ce phénomène2. L’efficacité de ces documents se démontre aussi par leur capacité à survivre : nous avons tout perdu d’Épicure, mais ses lettres 1 Pour une histoire passionnante du genre épistolaire, voir A. PETRUCCI, Scrivere lettere: una storia plurimillenaria, Rome – Bari, Laterza (Storia e società), 2008. Pour un aperçu de l’ancienne production épistolographique, voir J. SYKUTRIS, « Epistolographie », in Paulys Realencyclopädie der classischen Altertumswissenschaft, Suppl. 5, Stuttgart, Druckenmüller, 1931, p. 185-220 et H. GÖRGEMANNS, « Epistolography », in Brill’s new Pauly, Vol. IV, Leyde – Boston, Brill, 2006, p. 1144-1148. Pour un choix de lettres anciennes, voir M. B. TRAPP, Greek and Latin Letters. An Anthology with Translation, Cambridge, Cambridge University Press (Cambridge Greek and Latin classics), 2003 ; P. CECCARELLI, Ancient Greek letter writing. A cultural history (600-150 BC), Oxford, Oxford University Press, 2013 ; O. HODKINSON – P. ROSENMEYER – E. BRACKE (éds.), Epistolary narratives in ancient Greek literature, Leyde – Boston, Brill (Mnemosyne Supplements, 359), 2013 ; J. V. MUIR, Life and letters in the ancient Greek world, Londres – New York, Routledge, 2009 ; R. MORELLO – A. D. MORRISON (éds.), Ancient letters: Classical and late antique epistolography, Oxford – New York, Oxford University Press, 2007 ; P. ROSENMEYER, Ancient epistolary fictions. The letter in Greek literature, New York – Cambridge, Cambridge University Press, 2001 ; N. HOLZBERG, Der Griechische Briefroman. Gattungstypologie und Textanalyse, Tübingen, G. Narr (Classica Monacensia, 8), 1994. Pour les lettres dans le domaine monastique, voir M. CHOAT, « Monastic Letters on Papyrus from Late Antique Egypt », in M. CHOAT – M. GIORDA (éds.), Writing and Communication in Early Egyptian Monasticism, Leyde – Boston, Brill (Texts and Studies in Eastern Christianity, 9), 2017, p. 17-72, mais la typologie qu’il analyse est très différente de celle dont nous allons parler dans ces pages. Un exemple plus proche se trouve dans la correspondance d’Isidore de Péluse, sur laquelle on consultera P. ÉVIEUX, Isidore de Péluse, Paris, Beauchesne (Théologie historique, 99), 1995 et ID., Isidore de Péluse. Lettres. Introduction, texte critique, traduction et notes, Tomes I-III, Paris, Cerf (SC, 422, 454 et 586), 1997, 2000 et 2017. 2 Sur la distinction subtile et souvent uniquement instrumentale entre lettre et traité, voir J. V. MUIR, Life and letters in the ancient Greek world…, op. cit., en particulier p. 117 sq. ; P. CECCARELLI, Ancient Greek letter writing…, op. cit., en particulier p. 286 sq. ; une transition fondamentale a certainement eu lieu au IVe siècle avant J.-C. : voir R. NICOLAI, Studi su Isocrate. La comunicazione letteraria nel IV sec. a.C. e i nuovi generi della prosa, Rome, Quasar (Quaderni dei seminari romani di cultura greca, 7), 2004.
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– qui sont de petits traités – subsistent (grâce à Diogène Laërce). En vérité, la conscience de la différence entre les deux genres n’est pas entièrement caduque. Dans le Περὶ ἑρμηνείας, Démétrios rappelle que « le style épistolaire (ἐπιστολικὸς χαρακτήρ) demande de la simplicité »3 et recommande que la « longueur de la lettre » soit « modérée » : « Trop longues et trop pompeuses d’expression, ce ne sauraient plus, en vérité, être des lettres [ἐπιστολαί], mais des traités [συγγράμματα] pourvus de l’en-tête : “Salut !” »4. On comprend donc pourquoi Origène affirme, en réponse à la lettre de Julius Africanus sur la canonicité de l’historie de Suzanne, que l’ampleur du sujet dépasserait les limites du genre épistolaire (ἐπιστολικὸς χαρακτήρ), et mériterait un véritable traité (σύγγραμμα)5. Et pourtant Origène répond par une lettre qui court sur des dizaines de pages (et constitue en fait un petit traité), en important dans le domaine biblique la coutume philologique de discuter sous forme épistolaire des problèmes textuels et stylistiques, selon un modèle que Denys d’Halicarnasse avait utilisé pour les auteurs profanes6, et que Jérôme à son tour reprendra7. Le mot ἐπιστολή en grec entretient l’idée que l’objet doit être « envoyé » (ἐπιστέλλω) à une personne absente (contrairement à ce qui se passe en latin, qui utilise un terme, litterae, étymologiquement lié à une dimension déjà littéraire). On pourrait donc dire que la différence entre traité et lettre est au moins 3
Démétrios, Du style 223. Démétrios, Du style 228 : Τὸ δὲ μέγεθος συνεστάλθω τῆς ἐπιστολῆς, ὥσπερ καὶ ἡ λέξις. Αἱ δὲ ἄγαν μακραὶ καὶ προσέτι κατὰ τὴν ἑρμηνείαν ὀγκωδέστεραι οὐ μὰ τὴν ἀλήθειαν ἐπιστολαὶ γένοιντο ἄν, ἀλλὰ συγγράμματα, τὸ χαίρειν ἔχοντα προσγεγραμμένον. Celui-ci cite comme exemples de traités déguisés en lettres « beaucoup de lettres de Platon et celle de Thucydide » (trad. CHIRON, 1993). Cette recommandation de brièveté est déjà dans Isocrate, Ep. 2, 13 ; 3, 1 ; 4, 13. 5 Origène, Lettre à Julius Africanus 2 : Ἡ μὲν σὴ ἐπιστολὴ δι’ ἧς ἐμάνθανον ἃ ἐνέφηνας περὶ τῆς ἐν τῷ Δανιὴλ φερομένης ἐν ταῖς ἐκκλησίαις Σουσάννας, βραχεῖα μέν τις εἶναι δοκεῖ, ἐν ὀλίγοις δὲ πολλὰ προβλήματα ἔχουσα, ὧν ἕκαστον ἐδεῖτο οὐ τῆς τυχούσης ἐξεργασίας, ἀλλὰ τοσαύτης ὥστε ὑπερβαίνειν τὸν ἐπιστολικὸν χαρακτῆρα καὶ συγγράμματος ἔχειν περιγραφήν. 6 Nous faisons naturellement allusion à la Première lettre à Ammée sur Démosthène et Aristote, à la Seconde lettre à Ammée sur Thucydide et à la Lettre à Pompée Géminos sur Platon : voir Denys d’Halicarnasse. Opuscules rhétoriques, Tome IV, Thucydide ; Seconde lettre à Ammée, éd. et trad. G. AUJAC, Paris, Les Belles Lettres (CUF, 343), 1991 et Tome V, L’imitation (fragments, épitomé) ; Première lettre à Ammée ; Lettre à Pompée Géminos ; Dinarque, éd. et trad. G. AUJAC, Paris, Les Belles Lettres (CUF, 351), 1992. 7 L’exemple le plus représentatif est peut-être l’Ep. 106 « ad Sunniam et Fretelam ». D. DE BRUYNE, « La lettre de Jérôme à Sunnia et Fretela sur le Psautier », Zeitschrift für die neutestamentliche Wissenschaft 28 (1929), p. 1-13 proposa de considérer les destinataires comme inexistants et fictifs, mais l’hypothèse fut rejetée par A. ALLGEIER, « Der Brief an Sunnia und Fretela und seine Bedeutung für die Textherstellung der Vulgata », Biblica 11 (1930), p. 80-107 et J. ZEILLER, « La lettre de saint Jérôme aux Goths Sunnia et Frétela », Comptes rendus de l’Académie des Inscriptions et Belles-Letters 79 (1935), p. 238-250. En tout cas, la « lettre » constitue un traité de philologie biblique très étendu sur le texte des Psaumes. Pour un aperçu général, voir S. REBENICH, « Jerome: The “Vir trilinguis” and the “Hebraica veritas” », Vigiliae Christianae 47 (1993), p. 50-73. 4
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marquée par la destination, qu’elle soit publique ou privée. La lettre ouverte, en annulant cette distinction à l’origine, tend donc à atténuer aussi la distinction entre les genres (dans le christianisme, avec Paul, cet instrument connaîtra son apogée). Mais même les lettres proprement dites, celles conçues à l’origine pour être physiquement envoyées à un destinataire individuel et spécifique, si elles abordent des sujets potentiellement exportables à un auditoire plus large, peuvent subir un processus de « publication » : une procédure qui prévoit le dépôt d’une copie de la lettre envoyée dans l’archive privée de l’auteur, et par la suite la réélaboration littéraire du texte et sa diffusion à un large public. La conservation de grandes collections épistolaires d’auteurs classiques (tels que Cicéron ou Sénèque) ou d’auteurs de l’Antiquité tardive comme Libanios, Synésios, Basile de Césarée, Grégoire de Nazianze, Jérôme, Augustin etc. ne peut s’expliquer que par cette dynamique8. Ces processus sont bien connus et il n’est pas nécessaire de s’y attarder. Dans les pages qui suivent nous entendons plutôt observer, à partir d’un cas particulier, la fluidité du genre épistolaire en relation avec la fluidité de la propriété d’auteur. En d’autres termes, nous essaierons de décrire la métamorphose du texte épistolaire lorsqu’il passe par la double action d’un changement de genre et d’attribution. 1. La Correspondance de Nil d’Ancyre et ses problèmes Parmi les grandes collections épistolaires de l’Antiquité tardive, la Correspondance de Nil d’Ancyre – un moine d’origine galate à l’identité historique très obscure, actif, pour autant qu’on puisse le comprendre, entre les dernières décennies du IVe siècle et les années trente du Ve siècle9 – est remarquable 8 Voir au moins G. PASQUALI, Storia della tradizione e critica del testo, Florence, Le Monnier, 1934, p. 457-465 ; spécifiquement sur les correspondances de l’Antiquité tardive, L. BOSSINA, « Redaktionsgeschichte und Fiktion bei der Briefsammlung von Nilus Ankyranus », in E. MARQUIS (éd.), Epistolary Fiction in Ancient Greek Literature, Berlin, sous presse. 9 La seule monographie complète sur Nil d’Ancyre reste K. HEUSSI, Untersuchungen zu Nilus dem Asketen, Leipzig, Hinrichs (Texte und Untersuchungen zur Geschichte der altchristlichen Literatur, 42/2), 1917 : malgré ses limites, notamment en ce qui concerne la Correspondance (sur laquelle Heussi montre une attitude trop optimiste), cette étude reste essentielle. Pour une première orientation voir O. STÄHLIN, « Neilos der Asket (Neilos vom Sinai) », in W. SCHMID – O. STÄHLIN (éds.), Geschichte der griechischen Literatur, Vol. II/2, Munich, Beck, 1924, p. 1470-1473 ; O. BARDENHEWER, Geschichte der altkirchlichen Literatur, Vol. III, Fribourg, Herder, 1924, p. 161-178 ; J. QUASTEN, Patrology, Vol. III, Utrecht – Anvers – Westminster, Spectrum – Newman Press, 1960, p. 496-504 ; M. TH. DISDIER, « Nil l’Ascète ou Nil d’Ancyre dit Le Sinaite », in Dictionnaire de Théologie catholique, Tome XI, Paris, Letouzey & Ané, 1931, p. 661-674, M.-G. GUÉRARD, « Nil d’Ancyre », in Dictionnaire de Spiritualité ascétique et mystique, XI, Paris, Beauchesne, 1982, p. 354-356 ; EAD., Nil d’Ancyre. Commentaire sur le Cantique des Cantiques, Tome I, Paris, Cerf (SC, 403), 1994, p. 15-86. Les seuls ouvrages disponibles en édition critique sont la Narratio (Nilus Ancyranus. Narratio, F. CONCA [éd.], Leipzig, Teubner [Bibliotheca scriptorum graecorum et romanorum Teubneriana. Auctores graeci], 1983 ; Die Erzählung des Pseudo-Neilos: ein spätantiker Martyrerroman, M. LINK [éd.], Munich – Leipzig,
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à plusieurs égards. L’intérêt de cette œuvre se mesure d’abord à sa taille : on a affaire à plus d’un millier de lettres, adressées à 680 destinataires différents. Cette Correspondance, ne fut-ce que par son étendue, pourrait donc constituer une source privilégiée pour l’histoire de l’Asie Mineure entre le IVe et le Ve siècle. Mais dès qu’on l’aborde avec les outils de la critique, l’usage que l’on peut en faire comme source pour l’histoire se révèle plus incertain. Du point de vue de la tradition manuscrite, les épîtres sont conservées dans trois collections majeures10. La première est liée au ms. Ottobonianus graecus 250 (Xe s.), écrit dans l’entourage de Nil de Rossano. Cet exemplaire très précieux devait contenir, à l’origine, à peu près mille lettres, distribuées en trois livres. Malheureusement, le manuscrit a aujourd’hui entièrement perdu le premier livre, tout en conservant le deuxième et le troisième. Le premier, semblet-il, a été séparé des autres pour servir à la copie d’autres exemplaires, et a été ainsi perdu11. Outre celle-ci, on compte encore deux collections principales. L’une est la collection de 355 lettres qui a servi de base à la première édition de Pierre Poussines12. L’un des témoins importants de ce corpus est le Laur. plut. IX 18 du XIIe siècle (L). L’autre est une collection de 214 lettres. Le dernier éditeur en date de la Correspondance, Leone Allacci13, a commencé par donner le contenu des deux livres qui ont survécu dans l’Ottobonianus et y a ajouté toutes les lettres qui ne s’y trouvaient pas à l’aide d’autres manuscrits du Vatican (en particulier, un manuscrit relevant de la collection des 214 lettres, le Vat. gr. 653 du XIVe siècle). Il a ainsi créé une édition en quatre livres : trois livres principaux suivis par un quatrième livre, qui constitue presque un appendice dans lequel il a rassemblé différents matériaux14. Saur [Beiträge zum Altertumskunde, 220], 2005) et le Commentaire sur le Cantique des cantiques (Nilus von Ancyra. Schriften, I, Kommentar zum Hohelied, H.-U. ROSENBAUM [éd.], Berlin – New York, de Gruyter [Patristische Texte und Studien, 57] 2004). 10 J. GRIBOMONT, « La tradition manuscrite de saint Nil. I. La correspondance », in Studia monastica 11 (1969), p. 231-267, qui constitue l’étude la plus approfondie sur la tradition manuscrite de cet ouvrage. 11 Pour l’histoire et la description codicologique de ce manuscrit, voir l’étude magistrale de E. FOLLIERI, « Due codici greci già cassinesi oggi alla Biblioteca alla Vaticana: gli Ottob. gr. 250 e 251 », in EAD., Byzantina et Italograeca. Studi di filologia e paleografia, A. Acconcia-Longo – L. Perria – A. Luzzi (éds.), Roma, Edizioni di Storia e Letteratura (Storia et Letteratura, 195), 1997, p. 273-336. 12 Τοῦ ἐν ἁγίοις πατρὸς ἡμῶν Νείλου ἐπιστολαί. S. P. N. Nili Epistolae in quibus controuersiarum hodie flagrantium luculenta extant praeiudicia. Nunc primum editae ex Bibliotheca Medicaea. Opera & studio Petri Possini Soc. Iesu presbyteri opera et studio Petri Possini, Paris, Typographia Regia, 1657. 13 Τοῦ ἐν ἁγίοις πατρὸς ἡμῶν Νείλου τοῦ ἀσκητοῦ μαθητοῦ Ἰωάννου τοῦ Χρυσοστόμου ἐπιστολῶν βιβλία δ´. S. P. N. Nili ascetae discipuli s. Ioannis Chrysostomi epistolarum libri iv. Interprete Leone Allatio, Rome, Barberini, 1668. 14 Édition d’Allacci : Livre I (326 lettres, essentiellement tirées du Livre II de l’Ottobonianus) ; Livre II (333 lettres, essentiellement tirées du Livre III de l’Ottobonianus) ; Livre III (333 lettres) et Livre IV (62 lettres). Les lettres des deux derniers livres sont tirées du Vat. gr. 653 et
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Depuis l’édition d’Allacci, qui est réimprimée dans la Patrologia graeca (PG 79, 81-581), aucun progrès n’a été réalisé15. Les conditions philologiques dans lesquelles nous opérons sont tout sauf rassurantes et pas seulement parce qu’Allacci a commis de nombreuses erreurs de collation (une simple lecture de l’Ottobonianus suffit à le prouver), mais aussi parce que les lettres posent de nombreux problèmes historiques et rédactionnels qui semblent impossibles à résoudre. Un premier élément de dissonance fragilise la valeur historique de cette Correspondance : il s’agit du caractère anachronique des tituli. Les lettres sont habituellement adressées à un destinataire dont le nom est donné au datif, suivi par une qualification, administrative ou ecclésiastique. Cependant, on a observé que dans plusieurs cas la qualification administrative n’était pas compatible avec l’auteur supposé, car celle-ci faisait référence à des charges de l’appareil d’État impérial qui, à l’époque de Nil, n’avaient pas encore été instituées16. Le grand nombre de destinataires semble également suspect. En effet, il existe une disproportion étonnante entre le nombre de personnes impliquées dans cette correspondance, jusqu’à 680, et le très faible nombre de personnages historiquement attesté, qui ne sont qu’au nombre de deux : l’empereur Arcadius et Gainas, magister utriusque militiae. La présence de destinataires inconnus de la prosopographie de l’époque concernée complique considérablement l’enquête sur l’historicité du contenu. En outre, dans les cas d’Arcadius et de Gainas, on peut démontrer le caractère non historique de l’échange épistolaire. Ni Gainas ni Arcadius n’ont reçu les lettres qui leur sont adressées dans le recueil nilien. Dans le cas de Gainas, un général goth de foi arienne, engagé dans la défense de l’arianisme à Constantinople, toutes les lettres prétendument attribuées à Nil sont constituées à partir du Discours 30 de Grégoire de Nazianze contre les ariens. Le rédacteur n’a rien fait d’autre que d’extraire des passages
autres manuscrits du Vaticane : Vat. gr. 703, 710, 731, 1084, 1434, 1524, 1746. Pour tous les détails, voir J. GRIBOMONT, « La tradition manuscrite de saint Nil. I. La correspondance », art. cit. 15 Quelques observations de critique textuelle (mais sans analyse de la tradition manuscrite et de la physionomie générale des lettres) dans G. FATOUROS, « Zu den Briefen des hl. Neilos von Ankyra », in W. HÖRANDNER – M. GRÜNBART (éds.), L’Épistolographie et la poésie épigrammatique : projets actuels et questions de méthodologie (XXe Congrès international des Études byzantines. Collège de France – Sorbonne, Paris, 19-25 Août 2001), Paris, Centre d’études byzantines, néo-helléniques et sud-est européennes : École des hautes études en sciences sociales (Dossiers byzantins, 3), 2003, p. 21-30. 16 Par exemple, l’Ep. II, 282 comporte le titre Μαρτυρίῳ βίνδικι, mais les vindices sont inconnus avant l’empereur Anastase (512) ; l’Ep. II, 204 comporte le titre Οὐάλεντι σκρίβωνι, mais les scribones ne sont pas attestés avant l’année 545, etc. : voir A. CAMERON, « The Authenticity of the Letters of St Nilus Ancyra », Greek Roman and Byzantine Studies 17 (1976), p. 181196 (avec d’autres exemples). On peut évidemment supposer que seuls les tituli ont été modifiés ultérieurement et que le texte des lettres est authentique ; mais ce serait un argument spécieux et insuffisant.
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de Grégoire et de les attribuer à Nil dans sa polémique avec l’arien Gainas : il ne fait aucun doute qu’il s’agit d’une pure construction littéraire17. Ailleurs, le rédacteur a procédé semblablement avec l’Homélie 3 De Davide et Saule de Jean Chrysostome, dont il a tiré 11 lettres adressées à 10 destinataires différents (!) Une comparaison détaillée entre le texte de la source et le résultat du remaniement attribué à Nil révèle le caractère fictif de ces prétendues lettres18. Ces cas ne sont pas isolés. En effet, l’un des aspects les plus fragilisants pour la valeur histoire de cette Correspondance sont les coïncidences verbales très fréquentes que l’on observe entre les lettres de Nil et les textes d’autres auteurs. Il ne s’agit pas simplement d’emprunts ou d’allusions : on a affaire à une intense activité d’excerption19. Des extraits de Jean Chrysostome, Grégoire de Nazianze, Basile de Césarée, Grégoire de Nysse et d’autres auteurs ont été incorporés dans les lettres de Nil, et dans plusieurs cas l’extrait constitue le tout du texte de la lettre. Considérons l’exemple suivant, dans lequel Nil répète à un certain Nikaretos des mots tirés de la première homélie De poenitentia de Jean Chrysostome :
17 Analyse et démonstration dans L. BOSSINA, « Il carteggio di Nilo di Ancira con il generale Gainas è un falso », in A. RIGO – A. BABUIN – M. TRIZIO (éds.), Vie per Bisanzio: atti del VII Congresso nazionale dell’Associazione Italiana di Studi Bizantini, Bari, Edizioni di Pagina (Due punti, 25), 2013, p. 215-249. Sur la production épistolaire fictive, voir au moins N. HOLZBERG (éd.), Der Griechische Briefroman, op. cit. ; P. ROSENMEYER, Ancient epistolary fictions, op. cit. ; E. MARQUIS (éd.), Epistolary Fiction in Ancient Greek Literature, op. cit. 18 Voir L. BOSSINA, « Nilo, Crisostomo e altre lettere false », in F. P. BARONE – C. MACÉ – P. A. UBIERNA (éds.), Philologie, herméneutique et histoire des textes entre Orient et Occident. Mélanges en hommage à Sever J. Voicu, Turnhout, Brepols (Instrumenta patristica et mediaevalia, 73), 2017, p. 823-849. 19 Pour divers exemples voir S. HAIDACHER, « Chrysostomus-Fragmente in der Briefsammlung des hl. Nilus », in Chrysostomika. Studi e ricerche intorno a S. Giovanni Crisostomo, I, Rome, Pustet, 1908, p. 217-234 ; K. HEUSSI, Untersuchungen zu Nilus dem Asketen, op. cit., p. 53-62 ; J. GRIBOMONT, « La tradition manuscrite de saint Nil. I. La correspondance », art. cit. ; U. W. KNORR, « Der 43. Brief des Basilius d. Gr. und die Nilus-Briefe », Zeitschrift für die Neutestamentliche Wissenschaft 58 (1967), p. 279-286 ; M. KERTSCH, « Exzerpte aus den Kappadokiern und Johannes Chrysostomus bei Isidor von Pelusium und Nilus von Ancyra », in H. R. DROBNER – C. KLOCK (éds.), Studien zu Gregor von Nyssa und der christlichen Spätantike, Leyde – New-York, Brill (Supplements to Vigiliae Christianae, 12), 1990, p. 69-80 ; M. KERTSCH, « Notizen zur Formulierkunst des Johannes Chrysostomos und ihrem Nachwirken bei Isidor von Pelusion und Neilos von Ankyra. DasVorbild der (wilden) Tiere für naturgemässes, korrektes Verhalten », Jahrbuch der österreichischen Byzantinistik 42 (1992), p. 29-40; M. KERTSCH, « Gregor von Nazianz und Johannes Chrysostomus bei Nilus dem Asketen », Grazer Beiträge 18 (1992), p. 149-153 ; J. HAMMERSTAEDT, « Der Mimendichter Philistion in einem Brief des Neilos von Ankyra und in einer pseudochrysostomischen Predigt (ClavisPG 4640) », Jahrbuch für Antike und Christentum 39 (1996), p. 102-104 ; L. BOSSINA, « Il carteggio di Nilo di Ancira con il generale Gainas è un falso », art. cit. ; ID., « Nilo, Crisostomo e altre lettere false », art. cit. ; ID., « L’eresia a Costantinopoli tra fine IV e inizio V secolo. Note su qualche fonte poco esplorata », Studi e Materiali di Storia delle Religioni 85 (2019), p. 136-164.
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Jean Chrysostome Homélie 1 De poenitentia (PG 49, 281E)
Nil d’Ancyre Ep. I, 231 Νικαρέτῳ σκριναρίῳ (PG 79, 168B)
Ἐν κλυδωνίῳ νῦν ἐστιν ἡ ναῦς, πρὸ τοῦ ναυαγίου διασῶσαι αὐτὴν σπουδάσωμεν. Καθάπερ γὰρ θαλάττης αἰρομένης καὶ κυμάτων πάντοθεν κορυφουμένων, ὑποβρύχιον γίνεται τὸ σκάφος, οὕτω καὶ ψυχὴ τῆς ἀθυμίας αὐτὴν πάντοθεν περιστοιχιζομένης, ἀποπνίγεται ταχέως, ἐὰν μή τινα ἔχῃ τὴν χεῖρα ὀρέγοντα, καὶ ἡ σωτήριος ἐπὶ τοῖς ἁμαρτήμασι λύπη ὀλέθριος ὑπὸ τῆς ἀμετρίας γίνεται.
Ὥσπερ θαλάττης αἱρομένης εἰς ὕψος, καὶ κυμάτων πάντοθεν κορυφουμένων τὸ σκάφος ὑποβρύχιον γίνεται, οὕτως καὶ ψυχή, τῆς ἀθυμίας αὐτὴν πάντοθεν περιστοιχιζομένης, ἀποπνίγεται ταχέως, ἂν μὴ εὕρῃ τινὰ χεῖρα ὀρέγοντα καὶ παραμυθούμενον.
Comme on le voit, il n’y a presque aucun mot ici qui ne dépende de la source. Ailleurs, les lettres de Nil peuvent proposer une modeste réélaboration de l’hypotexte : tantôt il ne s’agit que de petits ajustements ou de substitutions de mots, tantôt on a affaire à des réadaptations et à des reformulations du texte source. Rien de vraiment nouveau, et surtout rien qui dépasse la reprise rédactionnelle. L’Ep. IV, 56, par exemple, adressée à « l’évêque Épiphane » (dont il convient de s’interroger sur l’identité) constitue la réélaboration d’une page du De virginitate de Grégoire de Nysse (chap. 21)20 : Grégoire de Nysse De virginitate 21, 2-3
Nil d’Ancyre Ep. IV, 56 Ἐπιφανίῳ ἐπισκόπῳ (PG 79, 576)
Ἵνα οὖν μὴ τοῦτο γένηται, κανόνι χρηστέον τούτῳ πρὸς τὸν ἴδιον βίον τῷ σώφρονι, τῷ μήποτε προσθέσθαι τινὶ κατὰ ψυχήν, ᾧ δέλεάρ τι ἡδονῆς παραμέμικται, καὶ πρό γε πάντων τὴν ἐπὶ τῆς γεύσεως ἡδονὴν διαφερόντως φυλάττεσθαι, διότι προσεχεστέρα πως αὕτη δοκεῖ εἶναι καὶ οἱονεὶ μήτηρ τῆς ἀπηγορευμένης. Αἱ γὰρ κατὰ βρῶσιν καὶ πόσιν ἡδοναὶ πλεονάζουσαι τῶν ἐδωδίμων τῇ ἀμετρίᾳ ἀνάγκην ἐμποιοῦσι τῷ σώματι τῶν ἀβουλήτων κακῶν, πλησμονῆς ὡς τὰ πολλὰ τοῖς ἀνθρώποις ἐντικτούσης τὰ τοιαῦτα πάθη. Ὡς ἂν οὖν
20 S. HAIDACHER, « Chrysostomus-Fragmente in der Briefsammlung des hl. Nilus », art. cit. ; K. HEUSSI, Untersuchungen zu Nilus dem Asketen, op. cit., p. 61 ; M. AUBINEAU (éd. et trad.), Grégoire de Nysse. Traité de la virginité, Paris, Cerf (SC, 119), 1966, p. 226-227.
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μάλιστα γαληναῖον ἡμῖν διαμένοι τὸ σῶμα, μηδενὶ τῶν ἐκ τοῦ κόρου παθημάτων ἐπιθολούμενον, προνοητέον τῆς ἐγκρατεστέρας διαγωγῆς μέτρον καὶ ὅρον τῆς ἀπολαύσεως οὐ τὴν ἡδονήν, ἀλλὰ τὴν ἐφ’ ἑκάστου χρείαν ὁρίζειν. Ὁρῶμεν δὲ καὶ τοὺς γεωργοὺς ἀναμεμιγμένον τῷ σίτῳ τὸ ἄχυρον τεχνικῶς διακρίνοντας, ὡς ἂν ἑκάτερον αὐτῶν εἰς τὴν προσήκουσαν χρείαν παραληφθείη, τὸ μὲν εἰς τὴν ἀνθρωπίνην ζωήν, τὸ δὲ εἰς καῦσίν τε ἅμα καὶ εἰς τὴν τῶν ἀλόγων τροφήν. Οὐκοῦν καὶ ὁ τῆς σωφροσύνης ἐργάτης διακρίνων τῆς ἡδονῆς τὴν χρείαν, ὥσπερ ἀχύρου τὸν σῖτον, τὴν μὲν ἀπορρίψει τοῖς ἀλογωτέροις, ὧν « τὸ τέλος εἰς καῦσιν », ὥς φησιν ὁ ἀπόστολος, τῆς δὲ χρείας αὐτῆς κατὰ τὸ ἐνδέον εὐχαριστῶν μεταλήψεται.
Ὡς ἂν μάλιστα γαληναῖον ἡμῖν τὸ σῶμα διαμείνῃ, καὶ μηδενὶ τῶν ἐκ τοῦ κόρου παθημάτων ἐπιθολούμενον, προνοητέον τῆς ἐγκρατεστέρας διαγωγῆς μέτρον, καὶ ὅρον τῆς ἀπολαύσεως, οὐ τὴν ἡδονήν, ἀλλὰ τὴν ἐφ’ ἕκαστα χρείαν ὁρίζοντας. Εἰ δὲ τῇ χρείᾳ καὶ τὸ ἡδὺ πολλάκις συγκαταμέμικται (πάντα γὰρ οἶδεν ἐφηδύνειν ἔνδεια τῷ σφοδρῷ τῆς ὀρέξεως, τὸ παρευρεθὲν τῇ χρείᾳ ἅπαν καταγλυκαίνουσα), οὐκ ἀπωστέον τὴν χρείαν διὰ τὴν ἐπακολουθοῦσαν ἀπόλαυσιν, οὐδὲ μὴν κατὰ τὸ προηγούμενον διωκτέον τὴν ἡδονήν, ἀλλ’ ἐκ πάντων ἐκλεγομένους τὸ χρήσιμον ὑπερορᾶν προσήκει τοῦ τὰς αἰσθήσεις εὐφραίνοντος, καὶ τῆς χρείας κατὰ τὸ ἀεὶ ἐνδέον μεταληπτέον εὐχαριστοῦντας τῷ Θεῷ.21
Devant la répétition de ce phénomène au sein du corpus, on est en droit de se demander si c’est Nil lui-même qui a tiré des auteurs précédents – déjà perçus comme des autorités – des textes utiles pour répondre à ses interlocuteurs, ou si ces lettres ont été composées par un rédacteur qui n’est pas Nil et qui se situe à une époque postérieure à celle à laquelle on situe le moine galate. Ces problèmes, évidemment, rendent l’exploitation de cette œuvre particulièrement difficile. Pour comprendre la nature de cette Correspondance, son origine et les mécanismes concrets qui lui ont donné naissance, une série d’études de cas s’avère nécessaire. Elles constitueront un moyen d’éclairer non seulement le fonctionnement des lettres de Nil, mais aussi les pratiques éditoriales qui ont permis la construction et la reproduction de textes au croisement des genres littéraires, sans aucune considération pour la notion (moderne) de propriété d’auteur. 2. Croisements de genre et paternité plurielle Parmi les nombreuses lettres de Nil, il y en a une particulièrement curieuse. Dans l’édition d’Allacci, l’Ep. III, 268 (PG 79, 517) est présentée sans destinataire. Dans l’édition de Poussines, qui publie la « collection des 355 lettres », cette lettre porte le numéro 192 (L, f. 167v) et le titre Φίληκι (leg. Φήλικι) πρεσβυτέρῳ :
21
Ottob. gr. 250, f. 25r.
QUELQUES OBSERVATIONS À PARTIR DE NIL D’ANCYRE
Ὁ ἡνίοχος νοῦς τὸν μὲν εὐθύνει τῶν ἵππων, τὸν δὲ ἀνακόπτει, τὸνa δὲ καθικνεῖται διὰ τῆς μάστιγος (ἐπειδὴ τῶν ἵππων ὁ μὲν γοργὸς καὶ ὀξύς, ὁ δὲ βραδύς, ὁ δὲ θερμός), μέχρις ἂν τοῖς πᾶσι μίαν σύμπνοιαν πρὸς τὸν δρόμον ἐμποιήσῃ. Οὐκοῦν οὔτε πλεονάζοντι τῷ θερμῷ κατὰ τὸν καιρὸν τῆς νεότητος, τὰς τῆς πυρώσεως προσθήκας ἐπινοήσειb, οὔτε κατεψυγμένῳc διὰ πάθος, ἢ χρόνον τὰ ψύχοντα καὶ καταμαραίνονταd πλεονάσειe· ἵνα μήτε τὸ πολὺ πλεονάσῃ μήτε τὸ ὀλίγον ἐλαττονήσῃ [2 Cor 8, 15 ; Ex 16, 18]· ἀλλὰ τὸ ἐν ἑκάστῳ ἄμετρον περικόπτων τῆς τοῦ ἐνδέοντος προσθήκης ἐπιμελήσεταιf, καὶ μετὰ τοσοῦτον τῆς ἐφ’ ἑκάτερα τοῦ σώματος ἀχρηστίας φυλάξεται, ὡς μήτε δι’ ὑπερβαλλούσηςg εὐπαθείας ἄτακτον ἑαυτῷ, καὶ δυσήνιον ἐπασκήσῃ τὴν σάρκα, μήτε διὰ τῆς ἀμέτρου κακοπαθείας, νοσώδη καὶ λελυμένην καὶ ἄτονον πρὸς τὴν ἀναγκαίαν ὑπηρεσίαν κατασκευάσῃ. Οὗτος ὁ τελειότατος τῆς ἐγκρατείας σκοπός, οὐ τὸ βλέπειν πρὸς τὴν τοῦ σώματος κακοπάθειαν καὶ κατάλυσιν καὶ παντελῆ ἀχρείωσιν, ἀλλὰ πρὸς τὴν τῶν ψυχικῶν κινημάτων εὐκολίαν.
333
L’intellect conducteur dirige un cheval, en freine un autre, en touche encore un autre du fouet (car certains chevaux sont impétueux et rapides, d’autres lents, d’autres ardents), jusqu’à ce qu’il obtienne la conspiration de tous en vue d’un effort unique pour la course. Donc, il n’aura pas idée d’ajouter du feu à l’ardeur exubérante de la jeunesse, et ne prodiguera pas les glaces et les flétrissures à un être refroidi par la passion ou le temps, « afin que l’abondance n’ait rien de trop, et que l’indigence ne manque de rien » (2 Cor 8, 15 ; Ex 16, 18) ; mais retranchant ce qui passe la mesure en l’un et l’autre sens il aura soin d’ajouter ce qui manque, et se gardera avec un zèle égal de ce qui rend le corps inutilisable en l’un et l’autre cas : ne poussant point sa chair, par un bienêtre excessif, à l’indiscipline et à l’indocilité, ne la rendant pas non plus, par un accablement sans mesure, maladive, relâchée et sans vigueur pour le service qu’elle doit rendre. Le but suprême de l’abstinence c’est de viser non point à accabler le corps, mais à faciliter les fonctions de l’âme.
τῶν L | b ἐπινοήσῃ Allacci | c κατεψυγμένα Allacci | d καταμαίροντα L | e πλεονάσῃ L Allacci | f ἐπιμελεῖσθαι L | g ὑπερβαλούσης Allacci.
a
Cette épître, quand elle est soigneusement étudiée, présente un caractère remarquable : elle coïncide presque textuellement avec un passage du De virginitate de Grégoire de Nysse. Nous avons déjà observé que l’Ep. IV, 56 emprunte au chap. 21 du même ouvrage. Ici, l’extrait est tiré du chap. 22. On peut en déduire que le texte de Grégoire a été soumis à une opération d’excerption qui a transformé cet ample traité en lettres prétenduement rédigées par Nil22. Ce point confirme qu’une grande partie de cette gigantesque Correspondance provient
22 L’extrême similitude des deux textes nous a permis d’utiliser pour Nil la traduction de Grégoire de Nysse (AUBINEAU, 1966). Le même M. AUBINEAU (p. 227) avait observé que le texte de l’Ep. IV, 56 « reflète la tradition S » de Grégoire : nous pouvons observer la même proximité pour l’Ep. III, 268 (ἑκατέρῳ Nyss : ἑκάστῳ S Nil ; παρασκευάσας Nyss : κατασκευάσας S, κατασκευάσῃ Nil ; οὐχὶ Nyss : οὐ S Nil).
334
L. BOSSINA
d’une création littéraire. Jusqu’où va la fiction ? Le prêtre Φῆλιξ a-t-il jamais existé ? Et a-t-il jamais reçu cette prétendue lettre de Nil ? Nous avons le droit d’en douter. Le cas de l’Ep. III, 268 présente un intérêt particulier, car il met également en jeu le Traité en 53 chapitres attribué à Nil. Comme Francisco Maria Suares (= Suaresius, l’éditeur princeps des Opuscula) l’avait déjà noté23, on trouve dans la tradition manuscrite de Nil plusieurs témoins d’un prétendu « Traité en 53 chapitres ». Ce traité est encore inédit en tant que tel, mais pas dans l’absolu puisque ces « chapitres » ne sont en réalité que des lettres tirées de la Correspondance24. Ici encore, on a affaire à une production rédactionnelle secondaire, mais cette fois le sens de la circulation des textes est inversé : ce n’est plus le traité qui se métamorphose en lettres, mais les lettres en traité. Nous avons déjà eu l’occasion d’observer ailleurs que la structuration de ce texte en 53 chapitres n’est pas accidentelle, car elle repose sur une symbolique des nombres organisant la division des chapitres d’un ouvrage25. Ce qui nous intéresse ici, c’est que l’Ep. III, 268 a été incorporée dans la série des « chapitres » du traité et qu’en outre, pour parvenir au nombre de 53, le rédacteur a divisé la lettre en deux à partir d’une jonction argumentative, formant ainsi deux chapitres (chap. 37 et 38). La transformation du texte a donc connu une étape supplémentaire. Un extrait du traité (de Grégoire de Nysse) est devenu une lettre (de Nil) et cette lettre est devenue à son tour le chapitre d’un traité (de Nil).
23 Τοῦ ἐν ἁγίοις πατρὸς ἡμῶν Νείλου ἡγουμένου λόγοι. Sancti Patris Nostri Nili Abbatis Tractatus, seu opuscula ex codicibus manuscriptis vaticanis, cassinensibus, barberinis, et altaempsianis eruta Iosephus Maria Suaresius Episcopus olim Vasionensis graece primum edidit, latine vertit, ac notis illustravit et serenissimo Prinicipi Rainaldo Estensi d.d.c., Rome, Barberini, 1673, p. 628 sq. (= PG 79, 1354 sq.). 24 K. HEUSSI, Untersuchungen zu Nilus dem Asketen, op. cit., p. 44-45 ; J. GRIBOMONT, « La tradition manuscrite de saint Nil. I. La correspondance », art. cit., p. 248-251. Correspondance entre les « 53 chapitres » et les lettres (selon l’édition d’Allacci) : 1 = III, 71 ; 2 = III, 295 ; 3 = III, 256 ; 4 = III, 280 ; 5 = III, 246 ; 6 = III, 304 ; 7 = III, 60 ; 8 = III, 58 ; 9 = III, 305 ; 10 = III, 296b ; 11 = III, 297 ; 12 = III, 67 ; 13 = III, 68 ; 14 = III, 306 ; 15 = III, 307 ; 16 = III, 308 ; 17 = III, 309 ; 18 = III, 310 ; 19 = III, 311 ; 20 = IV, 60 ; 21 = III, 281 ; 22 = III, 312 ; 23 = III, 282 ; 24 = III, 313 ; 25 = III, 314 ; 26 = III, 283a ; 27 = III, 283b ; 28 = III, 284 ; 29 = III, 315 ; 30 = III, 259 ; 31 = III, 316 ; 32 = III, 264 ; 33 = III, 265 ; 34 = III, 266 ; 35 = III, 317 ; 36 = III, 46 ; 37 = III, 268a ; 38 = III, 268b ; 39 = II, 59 ; 40 = III, 318 ; 41 = III, 285 ; 42 = III, 319 ; 43 = III, 271b ; 44 = III, 272 ; 45 = III, 321 ; 46 = IV, 59 ; 47 = III, 323 ; 48 = III, 324 ; 49 = III, 273 ; 50 = III, 325 ; 51 = III, 326 ; 52 = III, 164 ; 53 = III , 327. 25 L. BOSSINA, « Il numero del sapere universale (Epitteto, Evagrio, Nilo, Costantino VII, Nicola Cabasilas) », in V. D’ALBA – F. MAGGIORE – V. MARAGLINO (éds.), Enciclopedismo antico e moderno, Bari, Fondazione Gianfranco Dioguardi (Quaderni di Varia Cultura, 12), 2020, p. 217242 et ID., « How Many Books Does It Take to Make an Emperor’s Library? Constantine VII Porphyrogenitus and a Chapter of History of the Manuscript Book », in F. DÉROCHE – N. MARTÍNEZ DE CASTILLA (éds.), Libraries in the manuscript age, East and West, sous presse.
QUELQUES OBSERVATIONS À PARTIR DE NIL D’ANCYRE
Grégoire de Nysse De virginitate 22, 2 Προνοητέον τοίνυν τῆς ἰσοκρατείας τῶν ποιοτήτων πρὸς τὴν τῆς ὑγείας διαμονήν, εἴπερ τι ἀληθὲς αὐτῶν ὁ λόγος ἔχει, μηδενὶ μέρει τῶν ἐξ ὧν συνεστήκαμεν ἢ πλεονασμὸν ἢ ἐλάττωσιν ἐκ τῆς κατὰ τὴν δίαιταν ἀνωμαλίας ἐπάγοντες. Ὥσπερ γὰρ ὁ τοῦ ἅρματος ἐπιστάτης, εἰ μὴ συμφωνούντων ἐπιστατοίη τῶν πώλων, οὔτε τὸν ὀξὺν ἐπισπέρχει τῇ μάστιγι οὔτε τὸν βραδὺν κατάγχει ταῖς ἡνίαις, οὐδ’ αὖ πάλιν τὸν ἐνδιάστροφον ἢ δυσήνιον ἄνετον ἐᾷ ταῖς οἰκείαις ὁρμαῖς εἰς ἀταξίαν ἐκφέρεσθαι, ἀλλὰ τὸν μὲν εὐθύνει, τὸν δὲ ἀνακόπτει, τοῦ δὲ καθικνεῖται διὰ τῆς μάστιγος, ἕως ἂν μίαν τοῖς πᾶσι τὴν πρὸς τὸν δρόμον σύμπνοιαν ἐμποιήσῃ· τὸν αὐτὸν τρόπον καὶ ὁ ἡμέτερος νοῦς ὁ τὰς τοῦ σώματος ἡνίας ὑφ’ ἑαυτὸν ἔχων οὔτε πλεονάζοντι τῷ θερμῷ κατὰ τὸν καιρὸν τῆς νεότητος τὰς τῆς πυρώσεως προσθήκας ἐπινοήσει, οὔτε κατεψυγμένῳ διὰ πάθος ἢ χρόνον τὰ ψύχοντα καὶ τὰ μαραίνοντα πλεονάσει, καὶ ἐπὶ τῶν λοιπῶν ποιοτήτων ὁμοίως τῆς γραφῆς ἀκούσεται· « ἵνα μήτε τὸ πολὺ πλεονάσῃ μήτε τὸ ὀλίγον ἐλαττώσῃ », ἀλλὰ τὸ ἐν ἑκατέρῳ ἄμετρον περικόπτων τῆς τοῦ ἐνδέοντος προσθήκης ἐπιμελήσεται καὶ ἐπίσης τὴν ἐφ’ ἑκάτερα τοῦ σώματος ἀχρηστίαν φυλάξεται, μήτε δι’ ὑπερβαλλούσης εὐπαθείας ἄτακτον καὶ δυσήνιον τὴν σάρκα ἑαυτοῦ
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Nil d’Ancyre Ep. III, 268 (PG 79, 517) = 192 Poussines (L, f. 167v)
Nil d’Ancyre 53 capitula (L, f. 101v-102r)
Ὁ ἡνίοχος νοῦς τὸν μὲν εὐθύνει τῶν ἵππων, τὸν δὲ ἀνακόπτει, τὸν δὲ καθικνεῖται διὰ τῆς μάστιγος· ἐπειδὴ τῶν ἵππων ὁ μὲν γοργὸς καὶ ὀξύς, ὁ δὲ βραδύς, ὁ δὲ θερμός· μέχρις ἂν τοῖς πᾶσι μίαν σύμπνοιαν πρὸς τὸν δρόμον ἐμποιήσῃ. Οὐκοῦν οὔτε πλεονάζοντι τῷ θερμῷ κατὰ τὸν καιρὸν τῆς νεότητος, τὰς τῆς πυρώσεως προσθήκας ἐπινοήσει, οὔτε κατεψυγμένῳ διὰ πάθος, ἢ χρόνον τὰ ψύχοντα καὶ καταμαραίνοντα πλεονάσει· ἵνα μήτε τὸ πολὺ πλεονάσῃ (2 Co 8, 15 ; Ex 16, 18) μήτε τὸ ὀλίγον ἐλαττονήσῃ· ἀλλὰ τὸ ἐν ἑκάστῳ ἄμετρον περικόπτων τῆς τοῦ ἐνδέοντος προσθήκης ἐπιμελήσεται, καὶ
37. Ὁ ἡνίοχος νοῦς τὸν μὲν εὐθύνει τῶν ἵππων, τὸν δὲ ἀνακόπτει, τὸν δὲ καθικνεῖται διὰ τῆς μάστιγος· ἐπειδὴ τῶν ἵππων ὁ μὲν βραδύς, ὁ δὲ γοργὸς a ὀξύς, ὁ δὲ θερμός· μέχρις ἂν τοῖς πᾶσι μίαν σύμπνοιαν πρὸς τὸν δρόμον ποιήσῃ. Οὐκοῦν οὔτε πλεονάζοντι τῷ θερμῷ κατὰ τὸν καιρὸν τῆς νεότητος, τὰς τῆς πυρώσεως προσθήκας ἐπινοήσει, οὔτε κατεψυγμένης διὰ πάθος, ἢ χρόνον τὰ ψύχοντα καὶ καταμαραίνοντα πλεονάσει· ἵνα μήτε τὸ πολὺ πλεονάσῃ μήτε τὸ ὀλίγον ἐλαττονήσῃ (2 Co 8, 15 ; Ex 16, 18)· ἀλλὰ τὸ ἐν ἑκάστῳ ἄμετρον περικόπτων τῆς τοῦ δέοντος προσθήκης ἐπιμελήσεται, καὶ μετὰ
336 ἐπασκήσας, μήτε διὰ τῆς ἀμέτρου κακοπαθείας νοσώδη καὶ λελυμένην καὶ ἄτονον πρὸς τὴν ἀναγκαίαν ὑπηρεσίαν παρασκευάσας. Οὗτος ὁ τελεώτατος τῆς ἐγκρατείας σκοπός, οὐχὶ πρὸς τὴν τοῦ σώματος βλέπειν κακοπάθειαν, ἀλλὰ πρὸς τὴν τῶν ψυχικῶν διακονημάτων εὐκολίαν.
L. BOSSINA
μετὰ τοσοῦτον τῆς ἐφ’ ἑκάτερα τοῦ σώματος ἀχρηστίας φυλάξεται, ὡς μήτε δι’ ὑπερβαλλούσης εὐπαθείας ἄτακτον ἑαυτῷ, καὶ δυσήνιον ἐπασκήσῃ τὴν σάρκα, μήτε διὰ τῆς ἀμέτρου κακοπαθείας, νοσώδη καὶ λελυμένην καὶ ἄτονον πρὸς τὴν ἀναγκαῖαν ὑπηρεσίαν κατασκευάσῃ. Οὗτος ὁ τελειότατος τῆς ἐγκρατείας σκοπός, οὐ τὸ βλέπειν πρὸς τὴν τοῦ σώματος κακοπάθειαν καὶ κατάλυσιν καὶ παντελῆ ἀχρείωσιν, ἀλλὰ πρὸς τὴν τῶν ψυχικῶν κινημάτων εὐκολίαν.
τοσοῦτον τῆς ἐφ’ ἑκάτερα τοῦ σώματος ἀχρηστίας φυλάξεται, μήτε δι’ ὑπερβαλλούσης εὐπαθείας ἄτακτον ἑαυτῷ, καὶ δυσήνιον ἀσκήσας τὴν σάρκα, μήτε διὰ τῆς ἀμέτρου κακοπαθείας, νοσώδη καὶ λελυμένην καὶ ἄτονον πρὸς τὴν ἀναγκαίαν ὑπηρεσίαν κατασκευάσας. 38. Οὗτος ὁ τελειότατος τῆς ἐγκρατείας σκοπός, μὴ πρὸς τὴν τοῦ σώματος βλέπειν κακοπάθειαν καὶ κατάλυσιν καὶ παντελῆ ἀχρείωσιν, ἀλλὰ πρὸς τὴν τῶν ψυχικῶν κινημάτων εὐκολίαν. a
καὶ addidi
Au-delà de son intérêt propre, ce cas d’espèce illustre de manière particulièrement efficace les métamorphoses possibles d’un texte ancien au croisement de genres littéraires différents. On verra d’ailleurs que, dans sa forme troisième, il a eu à son tour une postérité particulière. La tradition manuscrite du « Traité en 53 chapitres » témoigne d’une fluidité générique supplémentaire. L’inscriptio du témoin le plus ancien, le Vat. gr. 1524 (Xe-XIe s.), montre que le copiste a conscience que les chapitres constituent une sélection de lettres (Ἐκ τῶν ἐπιστολῶν τοῦ ἁγίου πατρὸς ἡμῶν Νείλου). Mais dans les témoins postérieurs, l’inscriptio change : le texte devient d’abord une « lettre en 53 chapitres » (Marc. gr. 131, XIe s. : τοῦ ἁγίου Νείλου ἐπιστολὴ ἔχουσα κεφάλαια νγ´) et enfin une série d’« exhortations en 53 chapitres » (Laur. plut. IX 18 : τοῦ αὐτοῦ [scil. Νείλου] πρὸς μονάζοντα παραινέσεις κεφαλαίοις τρισὶ καὶ πεντήκοντα). La dernière transformation – si tant est que ce soit la dernière – est constituée par la traduction géorgienne du célèbre Euthyme l’Athonite qui a adapté le texte du traité sous forme d’homélie26. Le parcours de ce morceau de texte est donc fait de multiples rebondissements : conçu comme un lieu de son traité par Grégoire de Nysse, il devient ensuite une « lettre » attribuée à Nil d’Ancyre, puis on le trouve divisé en deux chapitres dans un « traité » de Nil d’Ancyre, chapitres qui deviennent des « exhortations », avant que le tout, à travers une traduction, ne devienne une 26 Voir M. TARCHNIŠVILI, Geschichte der kirchlichen georgischen Literatur, Vatican, Biblioteca Apostolica Vaticana (Studi e testi, 185), 1955, p. 144, n. 14 ; J. GRIBOMONT, « La tradition manuscrite de saint Nil. I. La correspondance », art. cit., p. 250.
QUELQUES OBSERVATIONS À PARTIR DE NIL D’ANCYRE
337
« homélie ». Si l’on songe que l’hypotexte du traité de Grégoire de Nysse est une page d’un dialogue de Platon, le Phèdre, la chaîne des métamorphoses s’en trouve encore allongée. 3. Croisements de genres et rédactions multiples Nous avons noté que dans de nombreux cas les épîtres de Nil ont la forme d’un extrait ou dépendent du remaniement rédactionnel d’une source. Il faut encore préciser que ce phénomène ne se produit pas uniquement lorsqu’il s’agit des lettres de Nil et des textes d’auteurs antérieurs, mais aussi à l’intérieur du corpus de Nil lui-même : nous possédons en effet des épîtres de Nil qui coïncident à la lettre avec d’autres passages de ses traités. Les cas les plus intéressants concernent la Correspondance et le De monastica exercitatione (ME, PG 79, 720-809). Dans un peu moins de trente cas, des lettres de Nil se développent à partir d’un noyau conceptuel et textuel parfaitement analogue à un passage du traité. En voici un exemple : Nil d’Ancyre De monastica exercitatione 15 (PG 79, 737)
Nil d’Ancyre Ep. II, 59 Χαρίτωνι μοναχῷ (PG 79, 225)
Τίνι ἄρα πείσεται, καὶ πῶς βδελυκτὸς οὐκ ἔσται ὁ διά παντὸς ταύταις ἐνασχολούμενος ταῖς χρείαις, καὶ μηδέποτε πρὸς τὴν ὄρθιον ἀνεγειρόμενος ζωήν ; διὰ τὸ μὴ ἔχειν σκέλη ἐπάνω τῶν ποδῶν· ὥστε πηδᾷν ἐν ἑαυτοῖς ἀπὸ τῆς γῆς· ὡς γὰρ τὰ σκέλη διὰ τῆς συννεύσεως, ὅλον μὲν δέχεται πρότερον ἐφ’ ἑαυτὰ τὸν ὄγκον τοῦ σώματος, μικρὸν δὲ προσεγγίσαντα τῇ γῇ ἀθρόον ἐνάλλεσθαι παρασκευάζει πρὸς τὸ μετέωρον, οὕτως ὁ διακριτικὸς τῶν τῆς φύσεως πραγμάτων λογισμὸς μετὰ τὸ προταπεινωθῆναι τῇ χρείᾳ τοῦ σώματος, ὀξέως πάλιν τοῖς ἄνω κοῦφον ἀναπέμπει τὸ φρόνημα, μηδένα τῶν χοϊκῶν ἑαυτῷ συνανακουφίζων μολυσμῶν.
Οὐκ ἔστιν ἁμαρτία τὸ πρὸς βραχὺ προσελθεῖν τῇ καθ’ ἡμέραν τροφῇ ἐν τῇ τεταγμένῃ ὥρᾳ. Χρὴ δὲ λοιπὸν μετὰ τὸ προσταπεινωθῆναι τῇ χρείᾳ τοῦ σώματος, ὀξέως πάλιν εἰς τὸν οὐρανὸν κοῦφον ἀναπέμπειν τὸ φρόνημα, μηδὲν ἐν αὐτῷ συνανακουφίζων τῶν χοϊκῶν φροντισμάτων.27
27 Ottob. gr. 250, f. 40v. Le manuscrit comporte la leçon προσταπεινωθῆναι (-θεῖναι). Dans le texte parallèle, l’édition de ME (Suaresius 1673 = PG 79) comporte προταπεινωθῆναι. Les deux verbes ne semblent pas avoir d’autres attestations (et seraient des lexicis addenda), mais il faut croire que la leçon correcte est προσταπεινωθῆναι, qui sera donc également introduite dans le texte de ME.
338
L. BOSSINA
Le phénomène est massif et concerne une bonne partie du traité. Considérons le tableau suivant : ME
Ep.
2 3-4 4 5 9 13 15
= = = = = = =
16-17 20 21
= = =
26 35 41 41 42 44-45 47 50 54 66 71 72 73-75
= = = = = = = = = = = = =
75
=
II, 264 II, 54 II, 55 II, 57 III, 119 II, 179 II, 59 II, 188 II, 60 II, 61 II, 194 II, 195 II, 198 III, 332 II, 63 II, 64 II, 65 II, 66 II, 68 II, 69 II, 239 II, 70 Poss. 334 III, 328 III, 293 II, 257 II, 259
Ἀφροδισίῳ φιλοσόφῳ Μενάνδρῳ ἀσκητῇ Εὐφημίῳ μοναχῷ Πλάτωνι ἀρχιμανδρίτῃ Νίκωνι ἀρχιμανδρίτῃ Ἀμβλίχῳ κουράτορι Χαρίτωνι μοναχῷ Μαρτινιανῷ πρεσβυτέρῳ Ἀδριανῷ μοναχῷ Φλορίονι μοναχῷ Ζήνωνι διακόνῳ Ζήνωνι διακόνῳ Νουμηνίῳ πρωτεύοντι sine titulo Συριανῷ μοναχῷ Γρηγορίῳ ἡγουμένῳ Θεοδώρῳ μοναχῷ Γάλλῳ μοναχῷ Ἐλευθερίῳ μοναχῷ Τῷ αὐτῷ Παύλῳ σχολαστικῷ Βίκτορι ἀρχιμανδρίτῃ sine titulo sine titulo sine titulo Κωμασίῳ πρεσβυτέρῳ Μαρίνῳ διακόνῳ
L’existence de ces parallèles soulève la question du sens de circulation. Dans le cas du « Traité en 53 chapitres », il ne semble pas y avoir de doute : les lettres viennent en premier et ensuite leur réélaboration sous forme de chapitres. Ce modèle est-il toujours valable pour décrire la relation entre la Correspondance et le traité De monastica exercitatione ? L’éditeur du XVIIe siècle, Francisco Maria Suares, s’était déjà posé cette question, sans d’ailleurs y apporter de réponse28. Plus tard, Johannes Fessler s’est exprimé en faveur de l’antériorité chronologique du traité sur les lettres, dont elles constitueraient par conséquent
28 J. M. SUARES, Τοῦ ἐν ἁγίοις πατρὸς ἡμῶν Νείλου ἡγουμένου λόγοι. Sancti Patris Nostri Nili Abbatis Tractatus…, op. cit., p. 634 : Quin alia plura ex opusculis Nili transfusa in Epistolas invenientur ; aut vice versa ex Epistolis redacta in capitula, et tractatibus inserta ? Harum divisionum, et repetitorum, atque ταυταλογίας causas rimari poterit aequus lector (= PG 79, 1361B).
QUELQUES OBSERVATIONS À PARTIR DE NIL D’ANCYRE
339
des extraits29. Karl Heussi, au contraire, a estimé que le traité donne un texte « geschickt und gedankenlos » et qu’il est donc « sekundär »30. Cependant, deux arguments au moins permettent de démontrer sans aucun doute possible l’antériorité chronologique du traité sur les lettres qui sont ainsi rétrogradées au statut de simples dérivés rédactionnels. Le premier argument est d’ordre interne et on peut le déduire d’une simple comparaison entre les deux versions du texte ; le second est d’ordre structurel et concerne l’articulation générale du traité et de la Correspondance. Prenons l’exemple dont nous sommes partis : les mécanismes qui ont produit la transformation du texte du traité en lettre y sont facilement reconnaissables. L’éditeur a identifié dans le chap. 15 du traité un passage digne d’être extrait. Puis il a construit une très courte introduction et n’a apporté que deux modifications minimales (τοῖς ἄνω κοῦφον : εἰς τὸν οὐρανὸν κοῦφον ; μολυσμῶν : φροντισμάτων). Mais le résultat est modeste, et il suffit de considérer la formulation du traité pour comprendre que le raisonnement initial a été dans son traitement épistolaire fortement affaibli. Le texte du De monastica exercitatione établit une comparaison entre les jambes qui fléchissent pour supporter le poids du corps et immédiatement se détendent, et l’intellect qui se penche vers les choses terrestres sans être contaminé. En lieu et place de cette comparaison, la lettre introduit une simple référence à la nourriture (il est permis de manger, mais sans être contaminé par les choses terrestres). Pas étonnant que le destinataire ait finalement été qualifié de μοναχός. La comparaison entre les deux textes ne laisse aucun doute : le traité a la priorité chronologique et la lettre n’est qu’une réélaboration affaiblie. Une évaluation détaillée de tous les cas donnerait un résultat similaire. Passons à l’argument structurel31. Les épîtres adressées au général Gainas ont une double particularité : non seulement elles dépendent mot à mot du Discours 30 de Grégoire de Nazianze, mais elles en reproduisent également l’enchaînement : Nil d’Ancyre, Ep. I : 70 79 114 115 Grégoire de Nazianze, Or. 30 : 2 5 14 14
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J. FESSLER, Institutiones Patrologiae, II, Oeniponte, Felician Rauch, 1851, p. 605 : Multae porro istarum epistolarum ad verbum translatae sunt ex Nili libro de monastica exercitatione (= PG 79, 18). 30 K. HEUSSI, Untersuchungen zu Nilus dem Asketen, op. cit., p. 49. 31 Nous l’avons déjà traité dans L. BOSSINA, « Redaktionsgeschichte und Fiktion bei der Briefsammlung von Nilus Ankyranus », art. cit. 29
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Comme on peut le voir, la séquence des lettres de Nil reproduit parfaitement la séquence des chapitres de Grégoire. Dans le cas des lettres construites à partir d’extraits de la troisième Homélie De Davide et Saule de Jean Chrysostome la coïncidence des séquences est encore plus frappante : Nil d’Ancyre, Ep. I : 284 290 296 298 307 308 310 Jean Chrysostome, Homélie 3 De Davide et Saule : 1 2 3 3 5-6 6 6 31-41
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Au fur et à mesure que l’on avance dans la séquence des lettres, on avance aussi dans le texte de l’Homélie. Ce parallèle étroit démontre, sans l’ombre d’un doute, que celui qui a composé les lettres attribuées à Nil avait sous les yeux le texte de Chrysostome, qu’il l’a suivi de près et y a puisé des extraits pour les transformer en lettres. Un phénomène parfaitement analogue se trouve également illustré par la relation entre la Correspondance et le De monastica exercitatione. En effet, dans le tableau synoptique des parallèles qui suit, on remarque que l’ordre des lettres coïncide avec l’ordre des chapitres du traité : Nil d’Ancyre, Ep. I : 54 55 57 59 60 61 63 Nil d’Ancyre, De monastica exercitatione : 3-4 4 5 15 16-17 20 41
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Cela signifie que les lettres ont été extraites du traité (et non l’inverse), selon les mêmes pratiques éditoriales qui ont produit les lettres à Gainas et les épîtres construites sur la base de l’Homélie chrysostomienne. Arguments internes et externes se combinent donc pour démontrer qu’il s’agit de lettres fictives, artificiellement construites à partir d’un canevas précis, créant des situations de communication stéréotypées et sans ancrage historique. On peut donc formuler une première conclusion : c’est le texte du traité qui a a été réélaboré sous forme de lettres. L’histoire de ce texte est cependant encore plus complexe. La structure globale du de monastica exercitatione peut être divisée en trois sections majeures. Dans la première (chap. 1-20), on trace une histoire du monachisme et de sa décadence. Cette partie constitue une invective contre les moines qui ont défiguré la beauté du modèle originel. Dans la deuxième partie (chap. 21-41), on développe une sorte de traité de direction spirituelle ; enfin dans la troisième (chap. 42-75), l’auteur se consacre au combat spirituel contre les passions. Cependant on possède une autre version du texte qui n’appuie cette structuration. Le traité est en fait également transmis dans une ancienne traduction
QUELQUES OBSERVATIONS À PARTIR DE NIL D’ANCYRE
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syriaque (= ME Syr) ayant des caractères très particuliers32. Il ne s’agit pas de petites variantes ou de phénomènes rédactionnels isolés. On sait que les anciens traducteurs pouvaient concevoir leur rôle avec la plus grande liberté (les traductions latines d’Origène en sont un exemple bien connu). Ici toutefois la question est plus grave : des trois sections du traité, la première manque, tandis que la deuxième et la troisième sont interverties. Voici comment on peut représenter la situation : [a] 1-20
[b] 21-41 [c] 42-75
ME Gr origines du monachisme et sa décadence (Contre les moines négligents) préceptes de direction spirituelle combat spirituel contre les passions
ME Syr –
[c] [b]
combat spirituel contre les passions préceptes de direction spirituelle
Analysant les similitudes et les différences entre les deux textes, l’éditeur de la traduction syriaque, Paolo Bettiolo, est allé jusqu’à émettre l’hypothèse de l’existence d’une double rédaction par le même auteur33. Il fut un temps où l’hypothèse d’une « zweite Auflage im Altertum » était très populaire dans nos études34, et il ne fait aucun doute qu’on a parfois trop vite recouru à de telles conjectures. Mais dans le cas qui nous intéresse, la thèse d’une double rédaction du De monastica exercitatione doit être prise au sérieux car un indice, jusqu’ici passé inaperçu, pourrait la soutenir. Nous ne savons pas quand ce traité a été composé – bien qu’il y ait des arguments pour le dater de la deuxième moitié des années vingt du Ve siècle35 –, mais nous pouvons dire avec certitude qu’il a été composé peu avant un autre traité du même Nil, le De voluntaria
32 P. BETTIOLO, « La versione siriaca dell’Asceticon di s. Nilo: tradizione manoscritta e rapporto al testo greco », in Symposium Syriacum 1976, Rome, Pontifico Institutum Orientalium Studiorum (Orientalia Christiana Analecta, 205), 1978, p. 148-161 et ID., Gli scritti siriaci di Nilo il solitario: introduzione, edizione e traduzione, Louvain-la-Neuve, Université catholique de Louvain – Institut orientaliste (Publications de l’Institut orientaliste de Louvain, 30), 1983. 33 P. BETTIOLO, « La versione siriaca dell’Asceticon di s. Nilo: tradizione manoscritta e rapporto al testo greco », art. cit., p. 160 : « I due testi presentano grandi somiglianze, fino all’identità letterale di alcuni sviluppi. Pure sono diversi ». Voir en général ID., Gli scritti siriaci di Nilo il solitario: introduzione, edizione e traduzione, éd. cit., p. 64-74, ici, p. 74 : « Resta infine il problema del rapporto reciproco delle due recensioni. Tutte le indicazioni via via raccolte inducono a ritenere che si tratti per esse di un stesso autore, sia per la vicinanza della lettera e del pensiero di testi che per il carattere stesse delle loro divergenze ». 34 L’exemple classique est H. EMONDS, Zweite Auflage im Altertum: kulturgeschichtliche Studien zur Überlieferung der antiken Literatur, Leipzig, Otto Harrassowitz (Klassisch-Philologische Studien, 14), 1941. 35 Voir L. BOSSINA, « L’eresia a Costantinopoli tra fine IV e inizio V secolo. Note su qualche fonte poco esplorata », art. cit., p. 147-154.
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paupertate (= VP). En effet, le début de cet ouvrage comporte des informations très précieuses : Nil d’Ancyre, VP 1 (PG 79, 968C) Πρώην μὲν πρὸς τοὺς ἀμελέστερον μετιόντας τὸν μοναδικὸν βίον γράφοντες λόγον, ἱκανῶς κατηψάμεθαa τούτων ὅσον ὑπέβησαν τῆς ἀποστολικῆς ἀκριβείας δεικνύοντες […] Νῦν δέ, ἐπειδὴ δεῖ καὶ τῶν φυλαξάντων ὑμῶν τε καὶ τῶν καθ᾽ ὑμᾶς τὸν τῆς ἀκτημοσύνης κανόνα ὡς εἶχεν ἐξ ἀρχῆς ἀπαράτρωτον ἐπεινέσαι τὸν ζῆλον, ἀναγκαῖον εἰπεῖν κτλ. a
scrib. καθηψάμεθα
Récemment nous avons écrit un discours adressé à ceux qui ont embrassé la vie monastique avec une grande négligence : nous les avons durement sermonnés, en leur montrant à quel point ils se sont écartés de la diligence des Apôtres […] Mais maintenant, puisqu’il faut louer aussi votre zèle et celui de ceux qui, comme vous, conservent intacte la règle de la pauvreté, comme elle était à l’origine, il faut dire etc.
Le début de la phrase et l’argumentation présentent un caractère manifestement chrysostomien36. Mais ce qui importe ici, c’est la référence au « discours récemment écrit » (πρώην… γράφοντες λόγον) : ce λόγος est certainement le De monastica exercitatione que Nil qualifie de « discours adressé à ceux qui ont embrassé la vie monastique avec une grande négligence » (πρὸς τοὺς ἀμελέστερον μετιόντας τὸν μοναδικὸν βίον). Ces mots sont très importants, car ils font référence à une invective « Contre les moines négligents », qui, comme nous l’avons vu, correspond exactement à la section manquante dans la version syriaque du De monastica exercitatione. De plus, ce manque est reconnu et expliqué par le traducteur. Comparons ces trois passages : ME Gr 6 Mais cette conduite diligente et ce comportement céleste, comme une image qui s’est corrompue petit à petit à cause de la négligence des copistes, est devenue complètement différente de son archétype au point d’être totalement méconnaissable.37
ME Syr 2 Comme par la négligence des peintres il arrive que, quand une forme passe de l’un à l’autre, on voie à la fin qu’elle a une figure qui ne ressemble point à la première image, de la même manière il arrive que plusieurs, tout en gardant à l’extérieur le bel aspect de la vie solitaire, sont en VP 1 tout point étrangers à sa vraie image, à Récemment nous avons écrit un discours cause de leurs mauvaises œuvres, qui sont adressé à ceux qui ont embrassé la vie contraires à leur belle profession. Mais de monastique avec une grande négligence. ceux-ci nous parlerons dans un autre traité.
36 Cf. Jean Chrysostome, Non esse ad gratia concionandum, PG 50, 653.17-23 ; Id., Homélie 8 In Genesim, PG 53, 61.62-64 ; Id., Homélie In Joannem, PG 59, 81.22-24. 37 Nil d’Ancyre, De monastica exercitatione 6 (PG 79, 724) : Ἀλλ᾽ ἡ ἀκριβὴς ἐκείνη πολιτεία καὶ ἐπουράνιος διαγωγή, καθάπερ εἰκὼν ὑπὸ τῆς τῶν κατὰ καιροὺς μεταγραφόντων
QUELQUES OBSERVATIONS À PARTIR DE NIL D’ANCYRE
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La phrase conclusive du paragraphe syriaque (« Mais de ceux-ci nous parlerons dans un autre traité ») semble donc signaler un état rédactionnel du texte dans lequel la partie « Contre les moins négligents » avait déjà été conçue par l’auteur, mais pas encore composée : cette rédaction serait donc antérieure non seulement au De voluntaria paupertate, mais aussi à la version du De monastica exercitatione que nous connaissons. Tout cela nous permettrait de valider l’hypothèse des deux rédactions différentes du même ouvrage, et de les ordonner chronologiquement. Le texte syriaque représenterait l’état de texte le plus ancien et le grec le plus récent selon la reconstruction suivante : a) Nil compose une première rédaction du traité dans lequel la partie « Contre les moines négligents » n’apparaît pas encore. Cette rédaction, perdue, devait être écrite en grec : ME1 Gr. b) La première rédaction de l’œuvre est traduite en syriaque : ME Syr. c) Dans un second temps, Nil compose une invective « Contre les moines négligents ». d) Enfin, l’invective « Contre les moines négligents » est jointe et réélaborée avec la première rédaction ME1 Gr. Cette version finale du traité coïncide avec la rédaction qui nous est parvenue en grec : ME2 Gr. Toutefois ce schéma, en plus d’être hautement hypothétique, est encore incomplet. En effet, puisque nous avons montré que des extraits transformés en lettres étaient tirés du traité, il convient à présent de se demander à partir de quelle version du De monastica exercitatione la fiction épistolaire a été construite. Il n’est pas difficile de répondre à cette question. On observe en effet un nombre important de parallèles entre la Correspondance et le De monastica exercitatione dans la partie initiale du traité, et en particulier dans les chapitres 1-20, qui constituent l’invective « Contre les moines négligents » et qui sont manquants dans la rédaction représentée par la traduction syriaque : Nil d’Ancyre, De monastica exercitatione : 2 3-4 4 5 9 15 Nil d’Ancyre, Ep. : II, 264 II, 54 II, 55 II, 57 III, 119 II, 188
16-17 II, 60
Nous devons en déduire que les lettres dépendent de la version finale du traité. Si l’on accepte, pour ME, l’hypothèse d’une double rédaction d’auteur, l’histoire des textes que nous analysons pourrait donc être représentée dans le stemma suivant :
ἀμελείας κατὰ μίκρον ἐλαττουμένη, εἰς ἔσχατον ἀνομοιότητος ἥλασε, καὶ πάντη τοῦ ἀρχετύπου ἀπολέλειπται.
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[ME1Gr]
MESyr [Contre les moines négligents] ME2Gr [manipulation rédactionnelle]
Correspondance
Évidemment, la seule manière de rejeter l’hypothèse des deux rédactions du De monastica exercitatione pourrait être de supposer que les différences entre le texte syriaque et le texte grec ne dépendent pas d’un remaniement de l’auteur, mais sont imputables à l’intervention du traducteur syriaque. Il faut également noter que les différences entre les deux textes vont au-delà de l’inversion des parties du traité et de l’absence de sa première section. La traduction syriaque se distingue également par les deux autres caractéristiques essentielles suivantes. a) L’ensemble du texte est présenté, dans un cadre épistolaire, comme une lettre qui répond aux questions d’un « frère ». Il s’agit donc d’un autre cas d’oscillation générique entre « lettre » et « traité »38. b) Dans la version syriaque, « Nil » donne des informations autobiographiques totalement absentes de la version grecque, et en particulier : 1. il prétend être égyptien ; 2. prétend avoir séjourné « dans la grande Alexandrie » et y avoir rencontré un « ancien » ; 3. avoir mis par écrit les enseignements de cet ancien39. 38 Cf. P. BETTIOLO, Gli scritti siriaci di Nilo il solitario: introduzione, edizione e traduzione, op. cit., p. 65, n. 23. 39 Nous citons le titre et le prologue de la version syriaque dans la traduction de BETTIOLO, p. 124-125, en soulignant les éléments autobiographiques : « Discorso composto dal santo Mar Nilo, solitario egiziano, sulle osservanze della vita monastica. Sulla pratica della vita solitaria, o nostro fratello, e (su) come convenga comportarsi a quanti vengono alla sottomissione, e quale e come debba essere l’igumeno nella condotta dei fratelli mi hai chiesto di scriverti, cosa che non solo non è svelata alla mia intelligenza per la sua elevatezza, ma (che) supera molti che sono più
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Pour expliquer ces différences, l’hypothèse de deux éditions successives d’auteur ne semble pas tout à fait opératoire. En effet, dans ce cas, on comprendrait difficilement pourquoi, en retravaillant la première rédaction et en ajoutant la partie « Contre les moines négligents », l’auteur aurait éprouvé le besoin non seulement de supprimer la dimension épistolaire mais aussi les informations autobiographiques. Face à une situation aussi complexe, il faut donc faire droit à l’hypothèse selon laquelle toutes les particularités de la version syriaque doivent être attribuées à une révision profonde et libre du traducteur syriaque, qui a reformulé le contenu de l’œuvre (ou d’une partie de l’œuvre) en assumant un rôle extrêmement actif dans la sélection et dans le traitement du contenu. Ce même traducteur/auteur a construit un cadre épistolaire à l’origine absent et créé ex nihilo la fiction d’un γέρων égyptien, pour s’adapter à une tradition qui attribue une autorité désormais reconnue au monachisme égyptien et aux voyages de formation ascétique en Égypte. Nous n’aurions donc pas deux éditions d’auteur – une prior et brevior transmise en syriaque, une recentior et amplior transmise en grec –, mais une version originale grecque et une traduction syriaque profondément révisée et abrégée. Opter pour l’une des deux hypothèses n’est pas chose facile, mais il y a au moins un cas, qui va nous intéresser à présent, dans lequel la différence entre les deux versions ne peut dépendre du revirement de l’auteur grec, mais uniquement de l’intervention indépendante du traducteur syriaque qui fait preuve sur ce point d’une attitude interventionniste. Ce cas constitue un excellent exemple du phénomène de récriture rédactionelle et de croisement de genres que nous essayons de mettre en lumière dans la présente étude. 4. Métamorphose de textes (et d’animaux) Dans le Livre de Job (4, 11) apparaît un animal qui a acquis une renommée considérable pour son caractère extravagant : le fourmilion. Le texte hébreu parle d’un félin ()ליש, une sorte de lion, qui apparaît également dans d’autres livres de l’Ancien Testament (Pr 30, 30 ; Is 30, 6) comme exemple d’un animal doté d’une force irrésistible. Dans les autres livres, la Septante traduit le mot par σκύμνος λέοντος, mais dans le verset de Job, quelques mots plus tard, grandi di me in scienza ed opere. Io dunque fino ad ora non ho potuto risponderti per la debolezza dei miei pensieri, ma neppure ora (lo) potrei, se non avessi ricevuto aiuto dalla memoria delle parole da me udite un tempo, quando abitavo nella grande Alessandria, da un senior solitario a questo proposito. Egli infatti diceva molte cose in mia presenza sulla condotta della vita solitaria, e raccontava cose mirabili, come se pronunciasse le parole per la grazia di Dio e non per l’educazione degli uomini o una abilità mondana. Anch’io quindi, per non chiudere la porta in faccia alla tua domanda, metto qui per te per iscritto quel che ricordo delle parole di quel senior, perché tu le mediti non nella lettura, solo, e nell’ascolto, ma anche nella pratica della loro attualità ».
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apparaissent aussi des « petits de lionnes » ( בני לביא: σκύμνοι λεόντων) et, devant distinguer entre les deux types de félins, le traducteur grec de Job a inventé le terme μυρμηκολέων : μυρμηκολέων ὤλετο παρὰ τὸ μὴ ἔχειν βοράν, / σκύμνοι δὲ λεόντων ἔλιπον ἀλλήλους. L’origine de ce mot – qui jusqu’à présent n’a pas trouvé d’autres attestations – est obscure. Nous connaissons par Strabon l’existence de « lions appelés μύρμηκες »40, bien que généralement le terme μύρμηξ signifie en grec, comme on le sait, la « fourmi ». On peut donc supposer que le traducteur de Job a voulu faire allusion à ce type de félin appelé μύρμηξ, mais qu’il a cherché à éviter la confusion avec la « fourmi » en précisant qu’il s’agissait d’un type de « lion ». C’est peut-être la raison pour laquelle le μυρμηκο-λέων, le fourmilion, est né. L’étrangeté de cet animal n’est pas passée inaperçue, notamment auprès d’autres traducteurs anciens qui ont trouvé des solutions alternatives (Aquila recourt à un calque linguistique : λῖς ; Symmaque traduit ἀνυπόστατος λέων, Jérôme tigris)41 et auprès des exégètes qui ont dû trouver une explication à cet animal bizarre, moitié lion et moitié fourmi, qui « périt par manque de nourriture (παρὰ τὸ μὴ ἔχειν βοράν) »42. Sa mort, par exemple, a été attribuée précisément à sa nature hybride : fils d’un père carnivore et d’une mère herbivore, le fourmilion n’aurait pas pu trouver de nourriture43. D’où aussi l’interprétation 40 Strabon, La géographie XVI, 4, 15 : Πληθύει δ’ ἐλέφασιν ἡ χώρα καὶ λέουσι τοῖς καλουμένοις μύρμηξιν· ἀπεστραμμένα δ’ ἔχουσι τὰ αἰδοῖα καὶ χρυσοειδεῖς τὴν χρόαν, ψιλότεροι δὲ τῶν κατὰ τὴν Ἀραβίαν· φέρει δὲ καὶ παρδάλεις ἀλκίμους καὶ ῥινοκέρωτας. Le cas d’Agatharchide, De mari Erythreo 69 est particulièrement remarquable : voir S. MICUNCO, « Figure di animali: il verso del papiro di Artemidoro », Quaderni di Storia 64 (2006), p. 5-43, ici p. 11-14. Le cas d’Élien, en revanche, est plus complexe, car celui-ci a conscience de la variété des noms des félins (De natura animalium VII, 43) : Τῶν ἀγρίων ζῴων τὰ ἔκγονα τὰ νέα διαφόρως ὀνομάζεται, καὶ τά γε πλείω διπλῆν τὴν ἐπωνυμίαν ἔχει. Λεόντων γοῦν σκύμνοι καὶ λεοντιδεῖς ὀνομάζονται, ὡς Ἀριστοφάνης ὁ Βυζάντιος μαρτυρεῖ, παρδάλεων δὲ σκύμνοι τε καὶ ἄρκηλοι· εἰσὶ δὲ οἵ φασι γένος ἕτερον παρδάλεων τοὺς ἀρκήλους εἶναι. Θώων δὲ μόνοι σκύμνοι φιλοῦσι καλεῖσθαι, καὶ τίγρεων ὁμοίως, καὶ μυρμήκων δὲ καὶ πανθήρων. Voir M. GERHARDT, « The ant-lion. Nature, study and the interpretation of a biblical text, from the Physiologus to Albert the Great », Vivarium 3 (1965), p. 1-23 ; A. ANGELINI, « Mostri di confine. Il formicaleone e il serpente quasi umano », I Quaderni del Ramo d’Oro 2 (2009), p. 367-278. 41 F. FIELD (éd.), Origenis Hexaplorum quae supersunt sive Veterum Interpretum Graecorum in totum Vetus Testamentum fragmenta, II, Oxford, Clarendon Press, 1875, p. 10. La tradition manuscrite de la Septante n’a pas de variantes pour μυρμηκολέων (cf. J. ZIEGLER, Septuaginta. Vetus Testamentum Graecum, XI/4, Iob, Göttingen, Vandenhoeck & Ruprecht, 1982, ad loc.). Vulgate : tigris periit eo quod non haberet praedam et catuli leonis dissipati sunt. 42 Pour l’exégèse patristique du verset voir M. P. CICCARESE, « Il formicaleone, il Fisiologo e l’esegesi allegorica di Gb 4, 11 », Annali di Storia dell’Esegesi 11 (1994), p. 545-569 et ID., Animali simbolici. Alle origini del bestiario cristiano, I, Agnello-gufo, Bologne, EDB (Biblioteca Patristica), 2002, p. 407-422. 43 Physiologus 20, 2-7, éd. SBORDONE : Ὁ Φυσιολόγος ἔλεξε περὶ τοῦ μυρμηκολέοντος ὅτι τὰ μὲν ἐμπρόσθια ἔχει λέοντος, τὰ δὲ ὀπίσθια μύρμηκος. Ὁ μὲν πατὴρ σαρκοφάγος ἐστίν, ἡ δὲ μήτηρ ὄσπρια τρώγει, ὅταν δὲ γεννῶσι τὸν μυρμηκολέοντα, γεννῶσιν αὐτὸν δύο φύσεις ἔχοντα, καὶ οὐ δύναται φαγεῖν κρέα διὰ τὴν φύσιν τῆς μητρός, οὐδὲ ὄσπρια διὰ τὴν φύσιν
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allégorique qui voyait dans son caractère équivoque l’image d’une personne ambiguë, inconstante et volage (ἀνὴρ δίψυχος ἀκατάστατος, dit le Physiologue, avec Jc 1, 8)44. Sous l’autorité de la Septante, et avec la médiation fondamentale des exégètes et des bestiaires médiévaux, le fourmilion est donc entré dans l’imaginaire collectif comme exemple d’animal mythologique, né du croisement de deux espèces incompatibles et donc associé à d’autres animaux fantastiques comme les centaures45 ou les τραγέφαλοι46. Nil a également contribué à l’exégèse allégorique de cet animal dans le cadre d’une réflexion sur les passions. Le verset de Job est en effet interprété comme une invitation à étouffer les passions quand elles sont encore naissantes : « les assauts des passions commencent par de modestes pensées, qui se faufilent secrètement comme une fourmi, mais atteignent finalement de grandes dimensions, et constituent un danger non moins grand qu’un lion ». Cette exégèse se retrouve à la fois dans le De monastica exercitatione (chap. 49) et dans la Correspondance (Ep. III, 265). Mais sur la base de ce que nous avons observé précédemment, nous pouvons affirmer que la lettre est un simple extrait du traité, réélaboré sous forme de lettre fictive. En effet, l’interprétation de Nil articulte trois hypotextes bibliques : l’invitation à « exterminer la semence de Babylone » (ἐξολοθρεῦσαι σπέρμα ἐκ Βαβυλῶνος, Is 14, 22), l’éloge de qui « saisit tes enfants et les écrase sur le roc » (Ps 136, 9 : μακάριος ὃς κρατήσει καὶ ἐδαφιεῖ τὰ νήπιά σου πρὸς τὴν πέτραν) et l’interprétation du fourmilion (Jb 4, 11). Tous ces versets sont soumis à une interprétation spirituelle : les passions doivent être supprimées à leur naissance (σπέρμα/νήπια), sinon elles s’insinuent dans l’esprit comme une petite fourmi et deviennent fortes comme un lion. Le rédacteur postérieur a omis les deux premières citations bibliques et n’a construit la « lettre » que sur la dernière :
τοῦ πατρός· ἀπόλλυται οὖν διὰ τὸ μὴ ἔχειν τροφήν. Même interprétation dans Ps.-Eustathe, Commentarius in Hexaemeron 6 (PG 18, 745A) et dans Didyme d’Alexandrie, Commentarii in Iob, éd. HENRICHS, Teil I, Kap. 1-4, codex p. 103, 2-9 : Φασὶν δὲ οἱ ἱστοροῦ(ν)τες, ὡς διὰ μὲν τὸν πατέρα σαρκοφάγον ὄντα καὶ διὰ τὴν μητέρα ποηφάγον ἀπόλλται μὴ δυνάμενος διὰ τὴ[ν] ἐξ ἀμφοτέρων γένεσιν μιᾷ τρ[ο]φῇ χρῆσθαι. Ὅπως δὲ ἔχει ταῦτα, κρινέτω ὁ ἐντυγχάνων. 44 Physiologus 20, 8. De même Didyme d’Alexandrie, Commentarii in Iob, éd. HENRICHS, Teil I, Kap. 1-4, codex p. 102, 27-30 : Μυρμηκολέων δὲ ἔοικεν ἀνθρώπωι ἀλάζονι καὶ προπετεῖ, ὅστις διὰ τὸ ἀβέβαιον καὶ ἀστάθμητο(ν) θᾶττον ἀποπίπτει. 45 Michel Psellos, Opuscula logica, physica, allegorica, alia, 16, 204. 46 Scholia in Aristophanem, Plut. 45e [alpha], éd. CHANTRY.
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Nil d’Ancyre De monastica exercitatione 49 (PG 79, 780-781) Διὰ τοῦτο καὶ ὁ προφήτης ἐξολοθρεῦσαι σπέρμα ἐκ Βαβυλῶνος κελεύει (cf. Is 14, 22), ὡς ἔτι ἐν ταῖς τῶν αἰσθήσεων ἀποθήκαις εἰσὶν αἱ μορφαὶ ἀφανίσαι συμβουλεύων αὐτάς, ἵνα μὴ τῇ τῆς διανοίας ἐμπεσοῦσαι γῇ βλαστήσωσι, καὶ τοῖς λαύροις, καὶ ἀνωφελέσιν ὑετοῖς τῆς ἐπαλλήλου μελέτης ποτισθεῖσαι πολύχουν τὸν τῆς κακίας ἐνέγκῶσι καρπόν. Ἕτερος δὲ προφήτης καὶ μακαρίζει τοὺς μηδὲ τὴν ἀκμὴν τῶν παθῶν ἐκδεχομένους, ἀλλ᾽αὐτῇ προσπεφυκότας τῇ θηλῇ διαφθείροντας. Μακάριος λέγων, ὃς κρατήσει καὶ ἐδαφιεῖ τὰ νήπιά σου πρὸς τὴν πέτραν (Ps 136, 9). Τάχα δὲ καὶ ὁ μέγας Ἰὼβ καθ᾽ ἑαυτὸν φιλοσοφῶν, τοιοῦτόν τινα αἰνίσσεται· ἐν ὕδατι μὲν θἀλλειν πάπυρον, καὶ βούτουμον λέγων, στερωθεῖσαν δὲ τοῦ ποταμοῦ πᾶσαν βοτάνην ξηραίνεσθαι, καὶ τὸ Μυρμηκολέων ὤλετο παρὰ τὸ μὴ ἔχειν βοράν (Jb 4, 11). Τοιοῦτόν τι σημαίνειν ἔοικε· τὸ γὰρ ἐνεδρευστικὸν τοῦ πάθους δεῖξαι θελήσας ὁ μέγας Ἰώβ, σύνθετον ἐξεῦρεν αὐτῷ τὴν προσηγορίαν, ἐκ τοῦ θρασυτάτου λέοντος, καὶ ἐκ τοῦ πάντων εὐτελεστάτου μύρμηκος συνθεὶς τὸ ὄνομα. Αἱ μὲν γὰρ προσβολαὶ τῶν παθῶν ἀπὸ εὐτελῶν ἄρχονται φαντασιῶν, μύρμηκος δίκην λανθανόντως προσέρπουσαι· τὰ δὲ τελευταῖα ἐπὶ μέγαν ἐξαίρεται ὄγκον ὡς οὐκ ἔλαττον λέοντος ἐπιδρομῆς τῷ παρατυχόντι παρέχειν τὸν κίνδυνον. Διὸ χρὴ τὸν ἀγωνιστὴν τότε παλαίειν πρὸς τὰ πάθη, ὅταν ὡς μύρμηξ, προσέρχωνται δέλεαρ τὴν εὐτέλειαν προελόμενα. Ἐὰν γὰρ ἐπὶ τὴν τοῦ λέοντος φθάσωσιν ἰσχὺν προσελθεῖν, δυσκαταγώνιστα γίνεται, καὶ ἐκθλίβουσιν ἰσχυρῶς, δεῖ αὐτοῖς βορὰν μὴ παρέχειν. Βορὰ δὲ τούτων, ἤδη πολλάκις εἴρηται, αἱ διὰ τῶν αἰσθητῶν εἰκόνες ἐρχόμεναι τῶν παθῶν· αὗται γὰρ τρέφουσι τὰ πάθη, ἕκαστον εἴδωλον ἐκ διαδοχῆς ὁπλίζουσαι κατὰ τῆς ψυχῆς.
Nil d’Ancyre Ep. III, 265 Ἰωνᾷ μοναχῷ (PG 79, 516 = 189 Poussines = L, f. 166v)
Τὸ Μυρμηκολέων ὤλετο παρὰ τὸ μὴ ἔχειν βοράν, (Jb 4, 11) τοιοῦτόν τι σημαίνειν ἔοικε. Τὸ γὰρ ἐνεδρευστικὸν τοῦ πάθους τοῦ μιαροῦ δεῖξαι θέλων ὁ μακάριος Ἰώβ, σύνθετον ἐξεῦρεν αὐτοῦ τὴν προσηγορίαν, ἐκ τοῦ θρασυτάτου λέοντος, καὶ ἐκ τοῦ πάντων εὐτελεστάτου μύρμηκος συνθεὶς τοὔνομα. Αἱ μὲν γὰρ προσβολαὶ τῶν παθῶν ἀπὸ εὐτελῶν φαντασιῶν ἄρχονται πρῶτον, μύρμηκος δίκην λανθανόντως προσέρπουσαι· τὰ δὲ τελευταῖα ἐπὶ μέγαν ἐξαίρεται ὄγκον ὡς οὐκ ἔλαττον λέοντος ἐπιδρομῆςa τῷ παρατυχόντι παρασχεῖνb τὸν κίνδυνον. Ὅθεν χρὴ τὸν ἀγωνιστὴν τότε παλαίειν πρὸς τὰ πάθη, ὅταν ὡς μύρμηκες προσέρχωνται, δέλεαρ τὴν εὐτέλειαν προβαλλόμενα. Ἐὰν γὰρ ἐπὶ τὴν τοῦ λέοντος φθάσωσιν ἰσχὺν ἐλθεῖν, δυσκαταγώνιστα γίνεται. Δεῖ τοίνυν αὐτοῖς βορὰν μὴ παρέχειν. Βορὰ δὲ τούτων εἰσὶν αἱ διὰ τῶν αἰσθήσεων εἰσερχόμεναι τῶν αἰσθητῶν εἰκόνες· αὗται γὰρ τρέφουσι τὰ πάθη, ἕκαστον εἴδωλον ἐκ διαδοχῆς ὁπλίζουσαι κατὰ τῆς ψυχῆς a
ἐπιδρομέως Allacci | b παρασχών L
QUELQUES OBSERVATIONS À PARTIR DE NIL D’ANCYRE
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Les ajustements rédactionnels ne vont pas au-delà de la substitution synonymique (ὁ μέγας : ὁ μακάριος ; διό : ὅθεν ; προελόμενα : προβαλλόμενα ; παθῶν : αἰσθητῶν) ou du changement de temps (παρέχειν : παρασχεῖν). Même s’il intervient peu, le rédacteur de la « lettre » a pu glisser une allusion ironique dans le choix du destinataire. La lettre est en effet adressée à un moine nommé Jonas, et il est impossible d’oublier que Jonas est le héros biblique qui rencontre un célèbre monstre marin. De l’animal mythologique de Jonas à l’animal mythologique de Job, le rédacteur qui a construit ces lettres ne semble pas manquer d’humour. Ce lien entre entre Job et Jonas n’est pas nouveau : avec une référence explicite au κῆτος de l’un et au λέοντες de l’autre, il se trouve déjà chez Clément d’Alexandrie47. Cependant, l’histoire du texte de Nil a connu d’autres développements. L’Ep. III, 265 est en effet l’une des lettres réélaborées dans le « Traité en 53 chapitres ». Nous avons donc trois versions différentes d’un même texte, que nous pouvons classer selon une succession chronologique précise : 1. sous forme de traité (ME) ; 2. sous forme de lettre (Ep. III, 265) ; 3. sous forme de chapitre (chap. 33). Le chapitre, comme nous l’avons vu, a ensuite été requalifié en « exhortation » pour devenir finalement une partie de l’« homélie » du traducteur géorgien. Mais il y a plus. Puisque la référence au fourmilion relève de la section du traité consacrée au combat spirituel contre les passions, on la retrouve également dans la version syriaque. Et ici, nous assistons à l’ultime métamorphose. Pour le verset de Job, la Peshitta se limite à traduire le terme hébreu par un simple « lion » (¿Ùs). En d’autres termes, en syriaque le fourmilion n’existe pas ! Le traducteur du De monastica exercitatione a donc dû remarquer que l’interprétation originale de Nil aurait été totalement incompréhensible pour un lecteur syriaque, car le texte biblique auquel il avait accès ne permettait pas le jeu de mots entre lion et fourmi. Pour cette raison, il a reformulé l’exégèse et la structure du texte, qui en syriaque est très différente : ME Syr 12 C’est pourquoi le prophète a dit : « Exterminons la semence de Babylone » (cf. Is 14, 22), c’est-à-dire le début et la cause de la génération des passions, afin qu’elles ne poussent pas dans le sol de notre intelligence et ne la couvrent pas des mauvaises herbes du péché. De plus, un second prophète juge « heureux quiconque saisit les enfants » de la fille de Babylone « et les écrase sur le roc » (Ps 136, 9), nous apprenant que, même si les passions du mal ont été semées en nous, nous serons toujours heureux si, quand ils sont encore enfants et nourrissons, nous les tuons et ne les laissons pas atteindre l’âge de l’adolescence. Sinon, elles deviennent des lionnes et 47 Clément d’Alexandrie, Stromate I, 20, 104, 1 : Ἰώβ, ὡς Ἰωνᾶς εὔξεται καταπινόμενος ὑπὸ κήτους, καὶ ἡ πίστις αὐτὸν ἀποκαταστήσει Νινευίταις προφητεύοντα· κἂν μετὰ λεόντων καθειρχθῇ, ἡμερώσει τὰ θηρία, κἂν εἰς πῦρ ἐμβληθῇ, δροσισθήσεται, ἀλλ’ οὐκ ἐκπυρωθήσεται· μαρτυρήσει νύκτωρ, μαρτυρήσει μεθ’ ἡμέραν.
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sont appelées lionceaux, et il est propre à un intellect parfait et complet de dire avec l’heureux Job : « le lion périt par manque de nourriture et les lionceaux se dispersent » (Jb 4, 11).48
Toute l’interprétation originale a donc été fortement compressée et synthétisée, tandis que le passage dedié au « fourmilion » a été complètement reformulé à partir de la traduction syriaque du verset biblique. Cela montre, entre autres, que le traducteur a voulu et savait mener sa tâche en toute liberté. Il est donc permis de se demander s’il n’a pas fait de même dans le reste du traité, en procédant à des échanges, des déplacements et des suppressions. Si tel était le cas, les différences entre la version grecque et la version syriaque du De monastica exercitatione ne supposeraient pas une double édition d’auteur, mais une réélaboration profonde de la part du « traducteur ». Quoi qu’il en soit, le cas du fourmilion porte constitue le témoignage ultime de la capacité du texte de Nil à se métamorphoser. À partir de ce passage, nous enregistrons pas moins de six transformations : a) b) c) d) e) f)
la rédaction grecque du traité ME (chap. 49) ; la rédaction entièrement réélaboré de la traduction syriaque (ME Syr 12) ; l’extrait de ME transformé en « lettre » (Ep. III, 265) ; la lettre transformée en « chapitre » (« Traité en 53 chapitre » 33) ; le chapitre transformé en « exhortation » (ms. L) ; la traduction géorgienne qui transforme tout en « homélie ».
Inconstablement, la métamorphose textuelle fait ici encore plus fort que la métamorphose animale.
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Texte syriaque dans BETTIOLO 1983, p. 88-89 (traduction italienne p. 131-132).
DU RÊVE AU CAUCHEMAR. LA VOCALISATION COMME SOURCE DE LA PLURALITÉ DU TEXTE CORANIQUE FRANÇOIS DÉROCHE Collège de France
Comme on le lit sous la plume de Muhammad Mustafa al-A‘zami, auteur d’un livre récent sur l’histoire du Coran, la position du dogme musulman à propos du Coran est sans ambiguïté : Que le muṣḥaf1 ‘uthmanien contient les paroles non falsifiées d’Allāh divisées en 114 sourates, telle est la ferme conviction de l’umma musulmane ; quiconque rejette ce point de vue est un réprouvé.2
Une édition critique du texte coranique n’a donc guère de raison d’être dans ces conditions. Yasin Dutton, réagissant à une proposition qui avait été faite récemment de lancer ce chantier, affirmait ainsi avec force : le travail éditorial nécessaire a déjà été accompli à l’époque de ‘Uthmān, avec des adaptations mineures à l’époque d’alḤajjāj et une simplification supplémentaire des possibilités grâce à l’action de personnes comme Ibn Mujāhid, Ibn Ghalbūn et Ibn Mihrān,3
– en d’autres termes avant la fin du Xe siècle. Il me semble au contraire que les conditions sont actuellement réunies pour envisager sérieusement une édition qui répondrait aux exigences des chercheurs qui travaillent sur ce texte dont l’importance est évidente à tous. Il est bien clair d’autre part qu’une telle édition n’aurait nullement vocation à se substituer à celle qu’emploient les fidèles et qui se trouve être, par la force des choses, celle qu’utilisent également les chercheurs depuis les années 30 du siècle dernier. En 1930 en effet, un des bons spécialistes allemands de la philologie coranique, Gotthelf Bergsträsser, publiait un article intitulé « Plan eines apparatus criticus zum Koran » où il suggérait d’employer l’édition que venaient de mettre au point les savants d’al-Azhar pour servir de support à un apparat critique qui aurait inclus les variantes mineures qui ont été conservées par la
1
Ce mot désigne un exemplaire du Coran. M. M. A‘ZAMI, The history of the Qur’anic text, from revelation to compilation. A comparative study with the Old and New Testaments, Leicester, UK Islamic Academy, 2003, p. 235. 3 Y. DUTTON, « Orality, literacy and the ‘Seven aḥruf’ ḥadīth », Journal of Islamic studies 23/1 (2012), p. 49. 2
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tradition musulmane4. Cette édition, dite « du Caire » par simplicité, était pour ceux qui l’avaient établie l’exacte transcription du texte mis par écrit vers 640 sur l’ordre du calife ‘Uthmān, selon la version transmise par Ḥafṣ (mort en 796) d’après l’enseignement de son maître ‘Āṣim (mort en 745). Le travail des éditeurs s’était appuyé sur des ouvrages médiévaux qui traitent des différents aspects du texte, en aucun moment sur d’anciens manuscrits. Le projet de G. Bergsträsser n’a jamais été mené à bien, notamment en raison de sa disparition prématurée, mais l’édition « du Caire » est restée la référence dans les études coraniques. Au sein de la communauté musulmane, elle s’est également imposée très largement, ce qui lui vaut d’être parfois d’être appelée « la vulgate ». Avant d’aller plus loin, il convient de rappeler que, traditionnellement, le texte récité « compte » plus que celui qui figure sur du parchemin et du papier. Néanmoins, la tradition musulmane qui a commencé à réunir dès une date ancienne des informations relatives au texte a conservé un certain nombre de données qui se rapportent à la transmission manuscrite et qui peuvent laisser penser, si je puis dire, que la messe est dite… Dans l’histoire de la mise par écrit du texte coranique, telle que nous l’a conservée la tradition musulmane classique, l’épisode central se place sous le règne du calife ‘Uthmān (entre 634 et 644), même si des différences narratives apparaissent entre les deux sources les plus respectées, al-Bukhārī (mort en 870) d’un côté, et al-Ṭabarī (mort en 923) de l’autre5. Tous deux s’accordent pour rappeler que l’initiative du calife visait à prévenir les divergences qui commençaient à se manifester dans la récitation entre différentes composantes de la jeune communauté musulmane. Chez nos deux auteurs, l’élément déclencheur est l’initiative du chef d’une expédition militaire vers le nord, Ḥudhayfa b. al-Yamān, qui revient précipitamment à Médine pour alerter le calife des différences dans la récitation qu’il avait constatées parmi ses troupes. Dans la réalisation pratique de la compilation, une recension antérieure qui se trouve entre les mains de Ḥafṣa, qui est tout à la fois la fille de ‘Umar, le prédécesseur de ‘Uthmān, et l’une des veuves de Muḥammad, joue un rôle différent selon les deux auteurs. Ṭabarī insiste sur le fait qu’au terme de la mise par écrit à partir de la mémorisation, une collation attentive de l’exemplaire voulu par ‘Uthmān sur les feuillets de Ḥafṣa permit de s’assurer de l’exacte conformité du premier. Bukhārī développe quant à lui une ligne différente : 4 G. BERGSTRÄSSER, Plan eines Apparatus criticus zum Koran, Munich, Verlag der Bayerischen Akademie der Wissenschaften (Sitzungsberichte der Bayerischen Akademie der Wissenschaften, philosophisch-historische Abteilung, 7), 1930. 5 Bukhārī, al-Jāmi‘ al-Ṣaḥīḥ, M. Z. AL-NĀṢIR (éd.), Beyrouth, Dār tawq al-najāt, 1994, t. VI, p. 183 ; Ṭabarī, Jāmi‘ al-bayān ‘an ta’wīl āy al-Qur’ān, A. TURKĪ (éd.), Riyadh, Dār Ṣādir, 2003, t. I, p. 54. Voir également V. COMERRO, Les traditions sur la constitution du muṣḥaf de ‘Uthman, Würzburg – Beyrouth, Ergon Verlag – Orient-Institut (Beiruter Texte und Studien, 134), 2012.
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‘Uthmān envoya quelqu’un dire à Ḥafṣa : « Envoie-nous les feuillets (ṣuḥuf), nous les copierons dans des muṣḥaf-s, puis nous te les restituerons ». Ḥafṣa envoya les feuillets à ‘Uthmān et celui-ci donna des ordres à Zayd b. Thābit, à ‘Abd Allāh b. al-Zubayr, Sa‘īd b. al-‘Aṣ et à ‘Abd al-Rahmān b. al-Hārith b. Hishām. Ces hommes copièrent les feuillets dans les muṣḥaf-s. […] Lorsqu’ils eurent recopié les feuillets dans les muṣḥaf-s, ‘Uthmān restitua les feuillets à Ḥafṣa. Et il envoya la copie du codex qu’ils avaient réalisé dans les différentes régions et il ordonna de brûler tout autre recueil (ṣaḥīfa) et tout autre codex du Coran.6
Les ingrédients d’une histoire classique de transmission textuelle se mettent donc en place. Son épisode suivant nous entraîne un siècle plus tard, ou un petit peu plus, mais nous restons à Médine. Le grand juriste Mālik b. Anas (mort en 795) donnait son cours, entouré d’étudiants venus de différentes régions et l’un d’eux, Ibn al-Qāsim, nous a conservé le souvenir de cette scène7. Mālik leur présenta un exemplaire du Coran qu’avait copié son grand-père, lequel avait été employé par le calife ‘Uthmān pour transcrire le texte qu’il avait fait établir. Certaines des particularités du manuscrit, par exemple sa reliure ou ses enluminures, sont décrites, mais la raison pour laquelle les étudiants étaient groupés autour de Mālik n’était pas leur intérêt pour la codicologie ou l’histoire des manuscrits, mais une particularité textuelle. Ils virent dans le texte treize lieux remarquables dont Ibn al-Qāsim a conservé la liste sans toutefois expliciter ce que cela représentait. Pour comprendre le sens de cette liste, il faut avancer un peu dans le temps et découvrir les précisions apportées peu à peu sur l’identité des villes qui reçurent les exemplaires préparés sur les instructions du calife ‘Uthmān – al-Bukhāri restant très vague sur ce point. Un auteur du début du IXe siècle, Ibn Sallām (mort en 839) faisait déjà état de manuscrits qu’il désignait en faisant référence à la géographie : manuscrits d’Irak, de Syrie, etc.8 Peu à peu, l’information s’affina et nous trouvons dans la première moitié du XIe siècle, sous la plume de l’andalou al-Dānī (mort en 1053), une liste de quatre villes qui auraient reçu chacune une des copies réalisées sur l’ordre de ‘Uthmān : Damas (ou la Syrie), Basra, Kūfa, deux villes du sud de l’Irak, et Médine9. Et à chacun des exemplaires est associée une liste de particularités textuelles – dont 6 Bukhārī, al-Jāmi‘ al-Ṣaḥīḥ, éd. AL-NĀṢIR (op. cit., t. VI, p. 183) ; trad. PRÉMARE (Les fondations de l’islam. Entre écriture et histoire, Paris, Seuil [L’Univers historique], 2002, p. 451-452). 7 Le récit de ‘Abd al-Raḥmān Ibn al-Qāsim al-‘Utaqī (mort en 806) a été conservé dans le Bayān wa-‘l-taḥsīl d’Ibn Rushd al-jadd (mort en 1126), le grand-père d’Averroès (voir l’édition de M. HAJJI, Beyrouth, Dār al-Gharb al-Islamī, 1984-1991, t. I, p. 33 ; également M. COOK, « A Koranic codex inherited by Mālik from his grandfather », in V. CHRISTIDES – TH. PAPADOPOULOS [éds.], Proceedings of the Sixth International congress on Graeco-Oriental and African studies. Nicosia 30 April-5 May 1996, Nicosie, Archbishop Makarios III Cultural Centre, Bureau of the History of Cyprus [Graeco-Arabica, 7-8], 1999-2000, p. 93-105). 8 Abū ‘Ubayd al-Qāsim Ibn Sallām, Faḍā’il al-Qur’ān, Beyrouth, 2015, passim. 9 al-Dānī, al-Muqni‘ fī rasm maṣāḥif al-amṣār, O. PRETZL (éd.), Leipzig – Istanbul, Staatsdruckerei, 1932, p. 108-116. Il existe d’autres listes, comportant un nombre plus élevé de noms,
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certaines étaient précisément celles que Mālik signalait à l’attention de ses étudiants. Comme l’écriture et les manuscrits sont directement impliqués dans l’histoire du texte coranique au cours des premiers siècles de l’islam, il me semble nécessaire de brosser rapidement un tableau de l’état de l’alphabet arabe vers le début du VIIe siècle. Il dérive de l’ancien alphabet consonantique ouest-sémitique et représente une version usée de ce dernier : ainsi, ses lettres n’existent que dans la forme où elles s’attachent les unes aux autres – à l’exception de quelques-unes qui ne sont jamais liées à la suivante. Alors que la langue arabe compte vingt-huit consonnes et trois voyelles, soit longues, soit brèves, l’alphabet ne comporte que dix-huit signes en position finale et quinze à l’intérieur d’un mot. Ainsi, un denticule isolé au début d’un mot correspond-il à cinq consonnes différentes si rien n’est ajouté pour préciser sa valeur. Pour pallier cette insuffisance, des points (les diacritiques) sont placés au-dessus ou audessous de certaines lettres, ce qui permet de disposer d’un nombre suffisant de signes : leur emploi semble attesté avant le VIIe siècle et des papyrus datés des premières décennies de l’islam montrent qu’ils étaient effectivement connus et employés dès une date très haute. Pourtant, ils ne sont que très peu utilisés par les copistes des plus anciennes copies du Coran qu’on date de la seconde moitié du VIIe siècle10 ; ce n’est que progressivement qu’ils deviennent partie intégrante de la transcription du texte. Ces mêmes manuscrits sont en revanche complètement dépourvus de toute notation des voyelles brèves : les signes qui permettent de les indiquer par écrit auraient été inventés dans le courant du VIIe siècle, après la disparition de Muḥammad11, mais leur usage partiel n’est pas attesté dans les manuscrits coraniques avant l’extrême fin de ce même siècle12. En ce qui concerne les voyelles longues, elles sont notées, selon un usage bien connu dans les langues sémitiques, à l’aide de trois signes consonantiques, alif, wāw et yā’, qui sont grosso modo associés à chacune des trois voyelles de l’arabe classique (a, u et i). Toutefois, cette notation n’a pas encore de caractère systématique au cours d’une première phase, notamment en ce qui concerne le /ā/13. Une terminologie arabe spécifique introduit une distinction entre le squelette consonantique ou rasm, c’est-à-dire le tracé fondamental des lettres sur le support, et le ḍabṭ, un terme plus tardif qui désigne l’ensemble mais celle-ci est la plus largement acceptée et sert de point de départ aux réflexions de Th. Nöldeke et de M. Cook dont il sera question plus loin. 10 F. DÉROCHE, La transmission écrite du Coran dans les débuts de l’islam. Le codex Parisinopetropolitanus, Leyde – Boston, Brill (Texts and studies on the Qur’an, 5), 2009, p. 43-45. 11 J. W. FÜCK, s.v. Abū al-Aswad, EI2 t. I, p. 110 ; à propos de Yaghmur, voir A.-L. DE PRÉMARE, Fondations…, op. cit., p. 458-460. 12 A. GEORGE, « Coloured dots and the question of regional origins in Early Qur’ans (Part I) », Journal of Qur’anic Studies 17 (2015), p. 4-5 et fig. 1. 13 F. DÉROCHE, La transmission écrite du Coran…, op. cit., p. 60-63.
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des signes qui complètent le premier, y compris l’ensemble de ceux qui indiquent des spécificités de prononciation et qui n’apparaissent que bien plus tard. Enfin, la tradition antique de la scriptio continua dans laquelle les lettres sont également espacées, indépendamment de leur appartenance à un mot, avait été reprise par les copistes en l’adaptant à l’écriture arabe : elle ne concernait en définitive que l’espacement identique de toutes les lettres ou groupes de lettres et la possibilité de scinder en deux un mot en fin de ligne lorsqu’il était composé d’un ou plusieurs segments. Revenons à ces manuscrits que le calife avait envoyés dans différentes villes. Pourquoi présentaient-ils ces particularités textuelles ? La tradition musulmane ne propose pas d’explication claire de cette situation ; il est sous-entendu que les copistes, au cours de leur travail, firent de légères erreurs de transcription et introduisirent ces variantes minimes qui concernent exclusivement le rasm. À chacune des copies correspondait un ensemble déterminé de variantes (certaines de ces dernières pouvant toutefois être communes à plusieurs exemplaires), si bien que la copie de Syrie se distinguait par une série de particularités, de même que celle de Médine ou celles de Basra et de Kūfa. Ce qu’avaient fait les savants des VIIIe et IXe siècles était donc un travail de philologie : ils avaient identifié une quarantaine de divergences entre les quatre exemplaires, divergences qui fonctionnaient pour eux et pour leurs successeurs comme un moyen d’identification de chacune des quatre branches de transmission ne varietur ! Nous disposerions donc d’un texte assuré qui aurait fait l’objet d’une analyse critique avancée à une date très ancienne. Quelques siècles plus tard, la philologie coranique occidentale pouvait donc éclore comme dans un rêve, disposant dans son berceau des données qui allaient permettre d’établir un stemma. Le premier à l’avoir fait est Theodor Nöldeke. Dans le cadre d’un concours organisé par l’Académie des Inscriptions et Belles Lettres en 1857 et qui était officieusement destiné à récompenser les travaux de l’italien Michele Amari sur la collection de fragments anciens de Jean-Louis Asselin de Cherville acquise peu avant par la Bibliothèque nationale, Th. Nöldeke avait pris à cœur en préparant son propre mémoire de suivre les recommandations des académiciens, notamment d’Ernest Renan : ils avaient insisté en particulier sur l’importance des manuscrits anciens14. Comme il n’avait pas véritablement disposé de vieux manuscrits pour mener à bien son travail, Th. Nöldeke avait habilement pensé à exploiter ces listes de variantes et, à l’instar de son compatriote Carl Lachmann, il en avait tiré un stemma 14 F. DÉROCHE, « La genèse de la Geschichte des Qorâns », in F. DÉROCHE – C. J. ROBIN – M. ZINK (éds.), Les origines du Coran, le Coran des origines. Actes du colloque international organisé à la Fondation Simone et Cino del Duca et à l’Académie des Inscriptions et BellesLettres, les 3 et 4 mars 2011, Paris, Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, 2015, p. 1-25.
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codicum. Il ne semble toutefois pas avoir placé beaucoup de confiance dans le résultat de ses réflexions : il plaça prudemment le schéma qu’il avait établi dans une note de sa Geschichte des Qorâns, tirée de son mémoire pour le concours et publiée en 186015. Un siècle et demi plus tard, en 2004, Michael Cook reprenait cette liste de variantes pour tenter de produire un stemma plus convaincant16. Je reprends son raisonnement, en omettant deux développements visant à justifier la mise à l’écart de deux variantes, l’une sur l’exemplaire de Médine, l’autre sur celui de Basra parce qu’elles contreviendraient au principe qu’un codex dérivé doit présenter les mêmes lectures que son modèle. Dans les deux cas, une erreur de transmission serait en cause. L’exemplaire syrien contient un ensemble de seize variantes qu’il est seul à présenter. Un autre groupe, de treize variantes, lui est commun, à lui et au manuscrit de Médine. La copie de Syrie ne coïncide jamais avec les exemplaires irakiens contre celui de Médine. Le codex médinois ne contient, écrit Cook, aucune variante qui lui soit propre, à la différence de l’exemplaire de Syrie. Le codex de Basra est le pendant de celui de Médine. Comme ce dernier, il ne possède pas de variante spécifique car sur chaque point il coïncide avec un des manuscrits, soit celui de Médine, soit celui de Kūfa. Le quatrième codex, celui de Kūfa, est le reflet du manuscrit de Damas. Certes, il ne s’agit pas d’un nombre aussi élevé de variantes, mais bien plus d’une question de qualité des variantes. En d’autres termes, ses variantes sont soit isolées, soit également présentes dans le manuscrit de Basra. La copie de Kūfa n’est jamais en accord avec celle de Médine ou celle de Syrie contre celle de Basra. Quel est le stemma des quatre manuscrits ? Avec quatre variables, il existe en théorie un nombre élevé de combinaisons pour former un stemma, concrètement soixante. Mais, comme le fait remarquer M. Cook, certaines données invitent d’emblée à limiter les possibilités. En effet, la distribution spatiale des manuscrits (Médine, Syrie, Basra et Kūfa) conduit à reconnaître deux sousensembles, les codex orientaux (Basra et Kūfa) et les occidentaux (Médine, Syrie). Sur la base des observations précédentes sur le texte lui-même, il est possible de distinguer des codex centraux (Médine et Basra) et marginaux (Syrie et Kūfa). Dans ces conditions, écrit Cook, les lectures de chaque codex marginal sont ou bien isolées, ou bien identiques à celles du codex central de son groupe géographique. Les lectures de chaque
15 TH. NÖLDEKE, Geschichte des Qorâns, Göttingen, Verlag der Dieterichschen Buchhandlungn, 1860, p. 242, n. 1. 16 M. COOK, « The stemma of the regional codices of the Koran », in G. K. LIVADAS (éd.), Festschrift in honour of V. Christides, Athènes, Institute for Graeco-Oriental and African Studies (Graeco-arabica, 9-10), 2004, p. 89-104.
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codex central ne sont jamais isolées, mais concordent avec celle de chaque codex marginal de son propre groupe géographique, ou avec l’autre codex central.17
Quatre stemmas désignés par les lettres (a) à (d) sortent donc de cette analyse, chacun déterminé par le manuscrit placé en tête et obéissant aux indications qui ont été données initialement. Si nous supposons que les textes commencent dans un état correct et se corrompent au fur et à mesure qu’ils sont recopiés, nous pouvons conclure avec quelque certitude que le manuscrit syrien a été copié sur celui de Médine et proposer en même temps que le codex de Basra a été copié sur celui de Kūfa.18
Cela conduit Cook à exprimer une préférence en faveur de (d). Mais, remarquet-il à juste titre, il n’est pas exclu que le texte ait été dans un état corrompu au départ, à l’intérieur de notre groupe de quatre copies et que des copistes aient corrigé les points fautifs. Du coup, nous resterions avec quatre stemmas possibles. Il est difficile de rester l’esprit en paix devant ces propositions qui, à mon sens, réclament d’être confrontées à la réalité des manuscrits. Mais possédonsnous des témoins manuscrits de date ancienne ? Ce point a été défendu depuis longtemps et les derniers développements très médiatisés des datations par la méthode du 14C de fragments à Tübingen et à Birmingham ont renforcé cette position19. Nous disposons de fait d’un nombre substantiel de copies fragmentaires de la seconde moitié du VIIe siècle, postérieures de quelques décennies à la mise par écrit que j’évoquais un peu plus tôt : elles nous permettent donc de nous faire une idée de l’état de la transmission manuscrite du Coran à ses débuts. Avant de poursuivre, je souhaiterais souligner que la tradition musulmane a dû elle-même faire face à des difficultés pour concilier ces données philologiques avec l’autre volet de la transmission du texte : l’oralité. Au début du Xe siècle, pour des raisons sur lesquelles je reviendrai, il fut décidé que le nombre des récitations serait limité à sept systèmes de « lectures » (qirā’āt), tous liés à l’enseignement d’un individu, mais enracinés dans une pratique locale20. Les villes concernées étaient les mêmes que celles qui avaient reçu les manuscrits de Uthmān : Damas (ou la Syrie), Basra, Kūfa et Médine. Il n’existe donc pas M. COOK, « The stemma of the regional codices of the Koran », art. cit., p. 96. Ibidem, p. 98. 19 M. J. MARX – T. J. JOCHAM, « Radiocarbon (14C) dating of Qur’an manuscripts », in A. KAPLONY – M. MARX (éds.), Qur’an quotations preserved on papyrus documents, 7th-10th centuries, Leyde, Brill, 2019, p. 188-221; https://www.birmingham.ac.uk/news/latest/2015/07/quranmanuscript-22-07-15.aspx (consulté le 23 septembre 2018). 20 H. SH. NASSER, The transmission of the variant readings of the Qur’an. The problem of tawātur and the emergence of shawādhdh, Leyde – Boston, Brill (Texts and Studies on the Qur’ān, 9), 2013, passim. 17 18
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une équivalence immédiate entre le nombre des exemplaires, quatre, et les « lectures » qui sont au nombre de sept21. Cela tient au fait qu’une des cités, Kūfa, est le foyer de trois « lectures » différentes, ce qui ne pose guère de problèmes, sauf en deux points du texte dans la sourate XXIII. L’édition du Caire suit le texte du codex ‘uthmanien de Kūfa et ses variantes du rasm spécifiques, mais selon l’un des trois « lecteurs », ‘Āṣim. Au verset 112, ce dernier récitait le verbe initial qāla (= il a dit), comme il le faisait d’ailleurs au début du verset 107. Mais le verbe n’est pas écrit de la même façon aux deux endroits : au verset 107, il apparaît sous la forme qu’on lui connaît partout ailleurs dans l’édition, avec trois lettres (qāf+alif+lām), tandis qu’au verset 112 deux lettres (qāf+lām) sont écrites au même niveau que le reste du rasm, la troisième (alif) étant séparée des deux autres et suspendue entre elles. La raison en est que les deux autres « lecteurs » de Kūfa, Ḥamza (mort en 772) et al-Kisā’i (mort en 804), lisaient au même endroit qul (= dis !) qui s’écrit avec deux lettres (qāf+lām). Comme les trois hommes avaient le même codex comme référence, cette astuce typographique permet de maintenir la fiction d’un rasm unique. Cette divergence de lecture entre qāla et qul attire l’attention, car ces deux formes du même verbe apparaissent ailleurs dans notre liste des variantes canoniques, mais cette fois l’opposition se fait entre des manuscrits différents22. Or notre connaissance des exemplaires anciens nous permet de savoir que cette divergence a pour origine l’orthographe défective en usage au VIIe siècle. À cette étape de la transmission écrite, les deux formes sont graphiquement indifférenciées en raison d’une orthographe défective qui ne tenait pas compte de manière systématique du /a/ long23. Les sources les plus anciennes relatives à ces variantes canoniques remontent au IXe siècle : l’orthographe qu’elles connaissent est très clairement celle qui s’est imposée progressivement dans le courant du VIIIe siècle, en aucun cas celle des plus anciens manuscrits. Quand le pronom dhū apparaît (Q. 55 : 78), par exemple, l’alif final (dhāl+wāw+alif), systématiquement présent dans les copies du VIIe siècle et du début du VIIIe, n’est pas présent. En d’autres termes, le stemma repose sur des données qui ne datent pas de 640 environ, mais de la seconde moitié du VIIIe siècle. Mais, objectera-t-on, la copie qu’avait réalisée le grand-père de Mālik les présente déjà. L’analyse du texte permet de voir que certaines des particularités matérielles sont anachroniques : la présence de décors entre les sourates est seulement attestée à partir de la fin du VIIe siècle dans les manuscrits. De même, l’utilisation d’argent pour les décors correspond à un usage postérieur. Le 21 Je laisse de côté l’évolution ultérieure vers la canonisation de dix puis quatorze systèmes de « lectures » (les sept initiaux, plus trois ou sept autres). 22 En Q. 17 : 93, par exemple, le codex syrien contient la lecture qāla au lieu de qul dans les trois autres exemplaires. 23 F. DÉROCHE, La transmission écrite du Coran…, op. cit., p. 54-56.
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témoignage de Mālik est sans doute valide pour le milieu du VIIIe siècle, mais pas pour celui du VIIe. Au bout du compte, la quarantaine de variantes du rasm que Th. Nöldeke puis M. Cook ont pensé pouvoir utiliser pour établir le stemma des manuscrits sur lesquels repose la transmission du Coran est clairement une compilation postérieure, sans doute fondée sur des particularités réelles, mais chronologiquement problématiques. Le scénario trop parfait s’effondre et l’étude des premiers témoins manuscrits invite à reconsidérer plus profondément l’histoire du texte – et donc son édition. L’état de l’écriture arabe vers le milieu du VIIe siècle ne permettait de noter ni certaines particularités de prononciation, ni les voyelles brèves. De plus, l’usage des signes diacritiques – les points qui distinguent les homographes –, était extrêmement réduit, une situation qui s’est progressivement améliorée mais qui permettait encore au détriment d’un des lecteurs canoniques, Ḥamza b. al-Zayyāt (c’est-à-dire : Ḥamza, fils du marchand d’huile, mort en 773) de grasses plaisanteries sur sa méconnaissance du texte coranique. Il aurait en effet récité, au début de la sourate II, zayt (huile) au lieu de rayb (doute), et aurait donc compris le verset : « cette Écriture où il n’y a pas d’huile, etc. », au lieu de « où il n’y a pas de doute ». Outre les problèmes posés par un système d’écriture déficient dont le décalage par rapport à l’édition du Caire apparaît dans la juxtaposition de ce dernier avec la transcription du même passage dans un manuscrit ancien, l’orthographe coranique est encore imprécise et ne permet pas de distinguer entre différents mots de même racine, notamment parce que la notation de certaines des voyelles longues reste facultative. Certes, le contexte peut guider, mais l’exemple de la sourate XXIII montre que la même forme graphique a pu donner lieu à deux lectures différentes. L’histoire de la transmission manuscrite des VIIe et VIIIe siècles est celle d’une série de réformes visant à noter de manière toujours plus précise la Révélation, mais avec un temps de retard par rapport à l’oralité qui semble à l’origine d’une diversité foisonnante24. Si nous nous concentrons sur la tradition manuscrite la plus ancienne, nous pourrions donc établir un texte consonantique « nu » (sans diacritiques ou très peu) qui correspondrait à un état datable des environs de 650. Une chose est sûre : la présentation actuelle du Coran, avec ses 114 sourates organisées sur la base d’un classement par ordre de longueur décroissante est nécessairement postérieure à 632, date de la mort de Muḥammad. Cette disposition place à la fin du codex les sourates les plus anciennes et, si nous en croyons la tradition, le ou les derniers versets recueillis par les compilateurs appartiendraient à la 24 Voir H. SH. NASSER, The transmission of the variant readings of the Qur’an…, op. cit., p. 35-78.
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sourate IX : ces deux exemples impliquent clairement une réorganisation du matériel opérée une fois la source devenue muette. Cela n’exclut cependant pas que Muḥammad ait eu son mot à dire sur la constitution des sourates prises individuellement, bien au contraire ; en revanche, l’ordre des sourates semble n’avoir été fixé de son vivant puisque différentes sources montrent que d’autres classements étaient connus. En ce qui concerne la vocalisation, elle fait son apparition de manière incomplète vers la fin du VIIe siècle, en même temps que l’orthographe se fait plus précise. La possibilité de consigner par écrit un nombre croissant de composantes du texte nous donne une image toujours plus précise de ce dernier, mais elle le fait évoluer et nous devrions donc tenir compte d’un autre état, impliquant le squelette consonantique et une partie de la vocalisation vers le début du VIIIe siècle. L’un des problèmes posés par cette situation est celui de la vocalisation brève et de l’essentiel de ce qui relève de ce qu’on désigna par le terme « lectures ». La chronologie du texte fait bien apparaître un hiatus d’un demi-siècle entre la mise par écrit initiale, avec un système graphique déficient, et l’introduction d’un système de notation des voyelles. Pendant cette période, la récitation orale a sans doute visé à reproduire le message initial, mais n’a pas pu éviter l’apparition de divergences. Faute de signes pour noter les voyelles et d’autres particularités de la prononciation et même si, dans une certaine mesure, il existait désormais des garde-fous pour encadrer le texte (en l’occurrence le rasm canonisé), un espace restait ouvert pour la variation. La chronologie de ces variantes est incertaine et, même si un observateur moderne les classerait différemment, la tradition musulmane qui les a de toute façon enregistrées à une date postérieure les traite à sa façon. Ainsi, la variante de Q. 10 : 22, yanshurukum (trouvé sur le codex de Damas) et yusayyirukum (dans les autres)25, est une de celles qui figurent sur la liste de ces variantes du rasm que j’ai évoquée initialement (et donc supposément contemporaines de la mise par écrit), alors que les lectures fa-tathabbatū (Ḥamza, Kisā’ī, Khalaf) et fa-tabayyanū en Q. 49 : 6 sont classées parmi les « lectures »26. Or il s’agit fondamentalement d’un même problème dérivant d’un squelette consonantique non ponctué et, dans un cas comme dans l’autre, ces verbes pouvaient être lus d’une manière ou de l’autre sur le même codex non ponctué. Si les diacritiques avaient été utilisés de manière systématique dès les débuts, ce type de divergence aurait sans doute été mieux contrôlé. En revanche, les variantes thumr, thamar et thumur en Q. 18 : 34 impliquent la vocalisation brève dont la notation dans les manuscrits relève d’une phase plus récente de la transmission écrite27. Les incidences 25 al-Muṣḥaf wa-qirā’ātuhu, ῾A. AL-SHARFĪ (éd.), Rabat – Beyrouth, Mu’assasa mū’minūn bilā ḥudūd li-l-dirāsāt wa-l-abḥāth, 2016, Tome II, p. 105. 26 al-Muṣḥaf wa-qirā’ātuhu, op. cit., Tome IV, p. 48. 27 al-Muṣḥaf wa-qirā’ātuhu, op. cit., Tome II, p. 311.
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sur le sens ne sont pas très considérables, mais elles montrent un texte beaucoup plus fluide que ne l’admettra une vision théologique qui s’est élaborée ultérieurement. Les différentes prononciations d’un même mot selon le type de « lecture » suivi ont pu être effectivement notées sur les manuscrits, mais elles ont aussi pu être transmises oralement. Pour rendre la situation plus complexe, des « lectures » inconnues sont conservées sur des manuscrits anciens : fautes ? traditions perdues ? Il est souvent bien difficile d’en décider. Ce qui est sûr en revanche, c’est que le nombre de ces « lectures » augmentait au cours du VIIIe siècle. La pratique du « choix » (ou encore « sélection », ikhtiyār) par les « lecteurs » était alors répandue : elle débouchait sur la constitution de versions établies à partir de l’enseignement de différents maîtres. Cette évolution suscita une réaction : des spécialistes se sont rendu compte que la situation était potentiellement risquée et qu’il était nécessaire d’en reprendre le contrôle. À la fin du IXe siècle et début du Xe, un spécialiste de la récitation du Coran soutenu par le pouvoir abbasside, Ibn Mujāhid (mort en 936), rendit obligatoire de s’en tenir à un nombre déterminé de « lectures » auxquelles j’ai fait allusion plus haut28. Elles sont au nombre de sept, mais si on examine de plus près leur mode de fonctionnement, il s’agit en fait de 56 systèmes distincts. De plus, trois systèmes supplémentaires ont été admis par la suite, ce qui porte leur total à 80. Mais si l’on entrait dans le jeu de subdivisions encore plus fines, il ne s’agirait pas moins d’un millier de micro-systèmes dont il faudrait tenir compte pour envisager une édition du texte qui tiendrait compte de toutes les données. Encore ne s’agit-il là que de ce qui a été canonisé. La tradition musulmane n’a en effet pas complètement effacé les « lectures » rejetées par la réforme d’Ibn Mujāhid et de ses continuateurs : bien que cessant d’avoir une valeur légale (et donc non autorisées pour la prière), d’autres variantes ont été placées dans une catégorie qui ne vaut que pour des fins philologiques ou exégétiques. Or certaines d’entre elles étaient parfaitement valides pour des théologiens du IXe siècle qui, en revanche, écartaient des « lectures » devenues par la suite canoniques. Toutes les « lectures » canoniques ont un statut de texte révélé, même si dans un certain nombre de cas on voit bien qu’une erreur de déchiffrement du manuscrit ou encore un traitement par analogie est à l’origine de l’une d’entre elles. Leur chronologie reste en revanche parfaitement obscure. Ce rappel de la situation de la transmission textuelle du Coran devrait permettre de mieux saisir une situation qui vire au cauchemar pour le philologue moderne qui doit prendre en considération ces données s’il souhaite aller au bout de son travail d’édition. La question qui se pose en premier lieu est celle 28 J. ROBSON, s.v. Ibn Muḏjāhid, Encyclopédie de l’Islam2, Leyde, Brill, Tome III, 1975, p. 904.
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de la valeur des « lectures ». Pour la tradition musulmane, la réponse est simple : leur validation est obtenue après prise en considération d’une chaîne de transmission remontant à Muḥammad et dont les maillons sont constitués par des personnes dont la fiabilité est connue. Chacune des « lectures » canoniques est ainsi pourvue de son stemma qui permet en principe de suivre la transmission depuis ses origines. Or, si la phase initiale ne pose pas de difficulté (Muḥammad lui-même), celle qui suit ne peut manquer d’intriguer. En effet, on y trouve dans certains cas les noms de deux personnages, Ubayy et Ibn Mas‘ūd, dont nous savons d’une part qu’ils avaient réalisé une compilation du texte coranique, indépendante de celle du calife ‘Uthmān. Les sourates y étaient rangées dans un ordre différent de celui que nous connaissons et étaient soit plus nombreuses (116 au lieu de 114 pour Ubayy), soit moins (111 chez Ibn Mas‘ūd)29. Dans le premier cas, cela n’est pas trop problématique dans la mesure où les « lecteurs » canoniques ont pu ne pas tenir compte des deux sourates supplémentaires ; dans le second, cela l’est davantage dans la mesure où il est difficile d’expliquer sur quoi reposait la « lecture » d’une sourate alors qu’elle ne figurait pas dans la source. Le cas le plus troublant est celui de la sourate I, absente du corpus d’Ibn Mas‘ūd, mais qui est le texte du Coran le plus utilisé. En outre, des traités anciens nous ont conservé des listes de passages pour lesquels ces deux compagnons de Muḥammad avaient un texte clairement différent de celui qui est devenu dominant. Ce point appelle un commentaire supplémentaire : nous savons qu’à l’époque ancienne, vers le milieu du VIIe siècle, deux tendances ont coexisté au sein du groupe que nous pourrions considérer comme orthodoxe : la récitation selon la lettre et la récitation selon le sens. Pour cette dernière, qui disparaîtra bien vite, il était licite d’employer dans la récitation des synonymes lors de la récitation du texte. Ainsi, le Compagnon Anas b. Mālik (mort entre 709 et 711), acceptait aussi bien aqwamu qīlan (« plus correcte de forme ») et aṣwabu qīlan (« plus juste de forme ») en Q. 73 : 630. Il s’écriait en réponse à quelqu’un qui l’avait entendu réciter Q. 9 : 57 en remplaçant yajmaḥūn par yajmizūn et lui en avait fait la remarque : « yajmaḥūn, yajmizūn et yashtaddūn, c’est la même chose ! »31 Cette licence de procéder à des substitutions constitue un indice supplémentaire de la relative fluidité du texte à cette époque : si un mot, c’està-dire un élément dont le squelette consonantique se trouvait fixé par écrit vers 29 On se reportera aux listes données par al-Nadīm (mort en 995 ou 998), K. al-Fihrist, R. TAJADDUD (éd.), Téhéran, s.é., 1971, p. 29-30. 30 Ibn Jinnī, al-Muḥtasab fī tabyīn wujūh shawādh al-qirā’āt wa-l-iḍāḥ ‘anhā, ‘A. NAJDĪ NĀṢIF – ‘A. AL-NAJJĀR – ‘A. AL-SHALBĪ (éds.), Le Caire, Ministère des Affaires religieuses, Tome II, 2004, p. 396-397; al-Muṣḥaf wa-qirā’ātuhu, op. cit., Tome IV, p. 286. G. SCHOELER, The genesis of literature in Islam. From the aural to the read, Revised edition, Edimbourg, Edinburgh University Press (The New Edinburgh Islamic Surveys), 2009, p. 33. 31 Ibn Jinnī, al-Muḥtasib, op. cit., Tome I, p. 45; al-Muṣḥaf wa-qirā’ātuhu, op. cit., Tome II, p. 63.
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650/670, pouvait être remplacé dans la récitation, qu’en allait-il de la vocalisation qui, elle, ne pouvait pas encore être notée sur le parchemin ? La chronologie des différentes « lectures » se trouve posée : puisque la partie du texte la plus « rigide » était susceptible de bouger, celle qui ne pouvait pas encore être notée l’était au moins autant, voire davantage. Comment déterminer ce qui était original et ce qui est une modification introduite entre, disons, 632 et 700 ? Ou même plus tard… Le texte du Coran, dans ce que l’on pourrait appeler de manière approximative, une proto-version, présentait donc une certaine fluidité. Mais, comme nous venons de le voir, des versions concurrentes étaient alors en circulation (et le resteront durant une période relativement longue, en dépit des efforts officiels pour les faire disparaître). Cela nous conduit un pas plus avant dans la complexe histoire du texte du Coran. Il est important de rappeler que l’apostolat de Muḥammad s’est étendu sur une vingtaine d’années, entre 610 environ et 632. L’emploi de l’écriture n’y a pas été constant et, je le rappelle, les sources insistent sur l’absence d’une compilation des révélations au moment de la disparition de Muḥammad. Au sein de la communauté primitive, à La Mekke puis à Médine, la récitation des révélations antérieures a joué un rôle, mais la pratique semble avoir été relativement souple. À cet état de fait se rattache une information capitale, connue en plusieurs versions, qui concerne l’existence de sept aḥruf, un mot dont le sens exact fait problème. Le deuxième calife Bien Guidé, ‘Umar b. al-Khaṭṭtāb (règne de 634 à 644), est selon la tradition musulmane la source de ce récit ou ḥadīth : J’ai entendu Hishām b. Ḥakīm réciter la sourate al-Furqān du vivant du prophète. J’écoutais attentivement sa qirā’a et je me suis rendu compte que sa lecture était différente de celle que le prophète m’avait enseignée. J’ai failli le bousculer en pleine prière, mais j’ai attendu qu’il ait achevé sa prière et je l’ai attrapé par son vêtement en lui disant : « Qui t’a enseigné cette sourate que je t’ai entendu réciter ? » Il répondit : « le messager de Dieu ». Je lui dis : « Ne mens pas, par Dieu ! le messager de Dieu m’a enseigné cette sourate. » Je l’ai donc conduit au messager de Dieu et dit : « Ô messager de Dieu ! j’ai entendu cet homme réciter al-Furqān selon des ḥuruf que tu ne m’as pas enseigné alors que tu m’as récité al-Furqān. » Le messager de Dieu dit : « Ô ‘Umar ! relâche-le et toi, Hishām, récite ! » Il se mit à lui réciter la qirā’a que je l’avais pu entendre réciter et le messager de Dieu déclara : « C’est ainsi qu’elle a été révélée. » Ensuite, le messager de Dieu dit : « Ô ‘Umar ! Récite ! » Et je récitai la qirā’a que le messager de Dieu m’avait récitée et ce dernier dit : « C’est ainsi qu’elle a été révélée. » Le messager de Dieu dit alors : « le Coran a été révélé selon sept ḥarf-s, récitez selon celle qui vous convient ».32
32 Bukhārī, al-Jāmi‘ al-Ṣaḥīḥ, op. cit., Tome III, p. 122 (n° 2419) et Tome VI, p. 184-185 (n° 4992) ; Ṭabarī, Jāmi‘ al-bayān ‘an ta’wīl āy al-Qur’ān, op. cit., Tome I, p. 24-25.
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Ce récit pose de nombreux problèmes. Le premier est celui de l’information elle-même. Il s’agit de la version la plus connue traitant de cette situation, mais il en existe d’autres qui ne sont pas seulement des variantes (qui conserveraient la trame et modifieraient des détails), mais des mises en scène complètement différentes, éventuellement avec d’autres acteurs. Les savants musulmans du Moyen Âge se sont longuement interrogés sur la signification du mot ḥarf (au pluriel aḥruf) et leur débat s’est trouvé perturbé par la décision d’Ibn Mujāhid de donner un statut canonique à sept « lectures » : une confusion entre ces dernières et les ḥarf-s dont fait état le récit s’est insinuée dans le débat, même si plusieurs savants médiévaux se sont élevés contre cette assimilation33. L’andalou al-Dānī considérait, selon ses commentateurs ultérieurs, que le mot pouvait ou bien désigner des « types de variation dialectale », c’est-à-dire des façons d’utiliser le langage, chacun d’eux représentant un « aspect » (ce qui est l’un des sens du mot), ou bien constituer une façon de désigner une réalité par référence à l’une de ses parties (en d’autres termes une synecdoque) puisqu’une « lecture » porte sur des changements affectant un mot ou une lettre (ḥarf). La plupart des savants traditionnels optaient pour la première solution et considéraient que la nature des aḥruf dont parle le ḥadīth est linguistique et concerne les variantes dialectales de l’arabe. Mais, dès le XVe siècle, des savants avaient fait remarquer que les deux acteurs de la version la plus connue, celle que j’ai citée, ‘Umar et Hishām b. Hakim appartenaient tous deux, comme Muḥammad lui-même, à la tribu de Quraysh : si le ḥarf de chacun d’eux était différent alors que tous deux employaient le même dialecte, il s’ensuit que la nature du ḥarf n’avait rien à voir avec les dialectes de l’Arabie. Il s’agit sans doute de versions différentes qui touchent notamment ce que j’appellerai des zones périphériques du message coranique, en particulier une des particularités stylistiques du texte, les formules de fin de verset qui constituent une sorte de rime. Cette fluidité, cet aspect multiforme du texte coranique ne doivent pas nous étonner. Les révélations reçues par Muḥammad, avant d’être fixées par écrit – et ce de manière progressive –, ont donné lieu à des ré-interprétations non seulement par Muḥammad lui-même, mais aussi par les membres de sa communauté. Il ne s’agit pas du texte d’un auteur, mais d’un message émis oralement puis ré-interprété dans un contexte cultuel pendant une période relativement longue. Même si ces ré-interprétations étaient l’œuvre de celui qui avait fait la proclamation originelle, elles pouvaient présenter des variantes qui, mémorisées par différents fidèles, donnaient lieu à des situations de discordance similaires à celle qui est rapportée dans le ḥadīth des sept aḥruf. Ce contexte a permis à l’idée de ḥarf/aḥruf multiples et compatibles d’émerger, ce 33 Par exemple Suyūṭī, al-Iqtān fī ‘ulūm al-Qur’ān, AḤMAD B. ‘ALĪ (éd.), Le Caire, Dār al-ḥadīth, 1425/2004, p. 165.
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de manière d’autant plus naturelle que, dans un premier temps, l’autorité de Muḥammad pouvait s’exercer à tout moment pour légitimer l’oralité comme on le voit dans les différentes versions du ḥadīth. Sa disparition, à un moment où la connaissance des Écritures antérieures, Torah et Évangiles, s’était faite de plus en plus précise (comme le montre d’ailleurs le texte coranique luimême), signifiait tout d’abord que cette référence n’était plus disponible pour trancher et invitait en conséquence les responsables de la communauté musulmane ou des groupes qui s’étaient constitués au sein de celle-ci à rechercher une autre source de légitimation du texte ou de « leur » texte. Et cette source était le livre. Depuis longtemps, la circulation concurrente de différentes recensions du message coranique était connue, mais cette information s’est précisée sur la base de données de la tradition musulmane vers la fin des années 30. Mais le changement le plus spectaculaire a été la conséquence de l’étude des débuts de la transmission manuscrite, restée curieusement à l’écart des recherches jusqu’à une date récente. L’un des résultats a été de mettre en lumière l’existence d’autres variantes du squelette consonantique dans des copies qui se rattachent à la tradition « canonique » : leur typologie évoque très souvent la quarantaine de variantes dont il a été question au début, ce qui invite à faire l’hypothèse d’une sélection de variantes réalisées par les savants spécialistes du texte dans le courant du VIIIe siècle. Le résultat le plus spectaculaire a néanmoins été la découverte dans un dépôt de vieux manuscrits au rebut dans la grande mosquée de Sanaa d’un palimpseste coranique dont la scriptio inferior donne un texte différent de celui de la version qui est associée au calife ‘Uthmān34. Les différences sont d’ordres divers. La séquence des sourates elle-même n’est pas celle de la version ‘uthmanienne. La sourate qui est la onzième dans la version canonique précède la huitième ; cette dernière est suivie, comme dans ce qu’il est convenu d’appeler la Vulgate, par la neuvième, mais c’est ensuite la dix-neuvième qui apparaît. Des sources anciennes nous rapportaient déjà que les recensions d’Ibn Mas’ūd et Ubayy étaient rangées dans un ordre différent. Reste une inconnue : comme la version canonique range les sourates par ordre de longueur décroissante, si les autres recensions suivaient le même principe cela impliquerait que les sourates qui semblent assimilables (même texte grosso modo ou même titre) seraient d’une longueur différente de celle que nous leur connaissons dans la version canonique. En regardant de plus près le texte, les variantes peuvent être classées dans cinq catégories :
34 Le texte de la scriptio inferior a été publié par B. SADEGHI et M. GOUDARZI (« Ṣan‘ā’ 1 and the origins of the Qur’ān », Der Islam 87 [2010], p. 2-129), et plus récemment par A. HILALI (The Sanaa palimpsest. The transmission of the Qur’an in the first centuries AH, Oxford, Oxford University Press [Qur’anic Studies Series], 2017).
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1. Remplacement d’un mot par un autre, généralement synonyme. 2. Omission ou ajout de mots. 3. Changement de l’ordre des mots, ces derniers n’entrant pas dans la catégorie 5 de la typologie des variantes canoniques. 4. Substitution d’une phrase par une autre. 5. Omission ou ajout d’éléments de texte allant d’un verset à une sourate. Le manuscrit ne montre pas de situation qui s’éloigne radicalement de celles que la tradition musulmane connaît en fait de variantes non canoniques affectant le ductus consonantique ou rasm. La typologie élaborée à partir des exemples conservés par la tradition musulmane s’applique sans problème. Le palimpseste montre en revanche, d’une part un nombre important de variantes qui n’étaient pas connues par les différentes sources médiévales où ont été collectées des données relatives à cette question, mais surtout il les restitue dans leur situation initiale et non pas sous formes d’extraits – souvent réduits à un mot – dont on soupçonne toujours qu’ils ont pu d’une part souffrir du processus de transmission et de l’autre avoir été sélectionnés de façon à ne pas trop mettre en relief les divergences que ces variantes impliquent. Le palimpseste pose donc sur de nouvelles bases la question du rapport entre la recension ‘uthmanienne et celles d’Ibn Mas‘ūd et Ubayy : il pourrait bien ne pas s’agir d’un mot à la place d’un autre, mais de textes différents du Coran. Un problème différent est posé par des cas que nous commençons à découvrir dans des manuscrits postérieurs : dans un texte par ailleurs parfaitement compatible avec le squelette consonantique canonique, il est possible de rencontrer un verset ou fragment de verset appartenant à une des recensions qui ont été écartées. Dans un fragment datable de la première moitié du VIIIe siècle conservé à la BnF (Arabe 331) par exemple, le texte de Q. 2 : 137, est fa-in amanū bi-mā amantum bi-hi au lieu de fa-in amanū bi-mithli mā amantum bi-hi que nous trouvons dans l’édition du Caire35. Il ne s’agit clairement pas d’une faute de copie puisque le texte est bi-mā, et non mā comme cela aurait été le cas si le copiste avait oublié de copier bi-mithli. En fait, cette formulation fa-in amanū bi-mā est une variante connue pour remonter à Ibn Mas‘ūd, c’està-dire une des recensions concurrentes du texte de ‘Uthman, lequel est par ailleurs fidèlement suivi dans le reste de ce fragment. Ce cas n’est pas unique et laisse penser qu’au VIIIe siècle un copiste ou un commanditaire pouvait opter ponctuellement pour le texte d’une version qui lui semblait plus adéquate, même si cela le conduisait à abandonner celle qu’il suivait36. La situation est H. CHAHDI, Le muṣḥaf dans les débuts de l’islam. Recherches sur sa constitution et étude comparative de manuscrits coraniques anciens et de traités de qirā’āt, rasm et fawāṣil, thèse doctorale inédite, Paris, 2016, p. 354. 36 Le manuscrit Saint Pétersbourg, Institut d’études orientales, E 20 compte de son côté quatre variantes propres à Ibn Mas‘ūd (voir E. REZVAN, « The Qur’an and its world: VI. Emergence of the canon: the struggle for uniformity », Manuscripta Orientalia 4/2 [1998], p. 45-46). 35
DU RÊVE AU CAUCHEMAR
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dans ce cas assimilable à celle que j’évoquais à propos des « lectures », celle de l’ikhtiyār. Vu depuis le XXIe siècle, ce que je viens de décrire à grands traits est parfaitement incompatible avec les constructions théologiques des IXe et Xe siècles qui postulent un texte coranique éternel et immuable, exacte image de celui qui figure sur la « table bien gardée »37. Elles oublient la situation initiale d’un texte oral, circulant de cette manière au sein de la communauté primitive. La mise par écrit, dont nous ignorons le détail, est un défi intellectuel : pour la première fois, un texte arabe de cette ampleur et de cette complexité fut mis par écrit, mais avec un outil déficient qui ne disposait que de 15 ou 18 signes (selon l’emplacement de ces derniers) pour noter 28 consonnes et semi-voyelles, et n’avait pas de moyen d’écrire les voyelles brèves et quelques particularités de prononciation. Une fois la transmission manuscrite lancée, vers le milieu du VIIe siècle, celle-ci coexista avec l’oralité et des contaminations apparurent entre les deux. Peu à peu, vers le début du VIIIe siècle, la notation s’améliora, mais ce n’est qu’au Xe siècle que des exemplaires semblables en termes de précision à ceux que nous connaissons commencèrent à circuler. De fait, il est difficile de parler de canonisation du texte avant cette date. Outre ces problèmes d’écriture, la circulation de recensions parallèles complique le travail de l’historien du texte qui doit se poser la question de ce qu’il souhaite éditer. Un impossible Ur-Coran, les ipsissima verba de Muḥammad ? Un proto-Coran (qui serait un état du texte en 632) ou le texte de ‘Uthman (vers 640) ?
37
Q. 85 : 22.
BIBLIOTHÈQUE DE BYZANTION 1. N.A. BRODSKY, L’iconographie oubliée de l’Arc Éphésien de Sainte-Marie Majeure à Rome. 2. M. SACOPOULO, Asinou en 1106 et sa contribution à l’iconographie. 3. P. KARLIN-HAYTER, Vita Euthymii patriarchae CP. Text, Translation, Introduction and Commentary. 4. J. LAFONTAINE-DOSOGNE, Itinéraires archéologiques dans la région d’Antioche. Recherches sur le monastère et sur l’iconographie de S. Syméon Stylite le Jeune. 5. M. CANARD, H. BERBÉRIAN, Aristakès de Lastivert. Récit des malheurs de la nation arménienne. Traduction française avec introduction et commentaire. 6. L. HARDERMANN-MISGUICH, Kurbinovo. Les fresques de Saint-Georges et la peinture byzantine du XIIe siècle. 7. I. SHAHÎD, Byzantium and the Arabs. Late Antiquity I. 8. I. SHAHÎD, Byzantium and the Arabs. Late Antiquity II. 9. I. SHAHÎD, Byzantium and the Arabs. Late Antiquity III. 10. J. MOSSAY, Gregoriana. 11. S. LAVENNE, Histamenon et tetarteron. La politique monétaire des empereurs macédoniens entre Nicéphore II (963-969) et Michel IV (1034-1041). 12. A. BINGGELI, A. BOUD’HORS, M. CASSIN (eds.), Manuscripta Graeca et Orientalia. Mélanges monastiques et patristiques en l’honneur de Paul Géhin. 13. E. AMATO, A. CORCELLA, D. LAURITZEN (eds.), L’École de Gaza: espace littéraire et identité culturelle dans l’Antiquité tardive. 14. V. SOMERS, P. YANNOPOULOS (eds.), Philokappadox. In memoriam Justin Mossay. 15. D. KNIPP, The Mosaics of the Norman Stanza in Palermo. A Study of Byzantine and Medieval Islamic Palace Decoration. 16. K. LEVRIE, Jean Pédiasimos, Essai sur les douze travaux d’Héraclès. Édition critique, traduction et introduction. 17. M. PIASENTIN, F. PONTANI, Cristoforo Kondoleon, Scritti Omerici. 18. A. HILKENS, The Anonymous Syriac Chronicle of 1234 and its Sources. 19. L. SELS, J. FUCHSBAUER, V. TOMELLERI, I. DE VOS (eds.), Editing Mediaeval Texts from a Different Angle: Slavonic and Multilingual Traditions. 20. J. LEEMANS, G. ROSKAM, J. SEGERS (eds.), John Chrysostom and Severian of Gabala: Homilists, Exegetes and Theologians. 21. E. DESPOTAKIS, John Plousiadenos (1423?-1500). A Time-Space Geography of his Life and Career. 22. A. BUCOSSI, A. CALIA (eds.), Contra Latinos et Adversus Graecos. The Separation between Rome and Constantinople from the Ninth to the Fifteenth Century. 23. M. CONTERNO, M. MAZZOLA (eds.), Intercultural Exchange in Late Antique Historiography. 24. D. OLTEAN, Devenir moine à Byzance. Coutumes sociales, règles monastiques et rituels liturgiques. 25. M.L. AGATI, Il De tragoedia “barocciano”. Una rivisitazione cinquant’anni dopo. 26. A. RIGO, Gregorio Palamas, Tomo aghioritico. La storia, il testo e la dottrina. 27. M. CACOUROS, J.-H. SAUTEL (éds.), Des cahiers à l’histoire de la culture à Byzance. Hommage à Paul Canart, codicologue (1927-2017). 28. V. DUCA, ‘Exploring Finitude’: Weakness and Integrity in Isaac of Nineveh. 29. B. VERHELST (ed.), Nonnus of Panopolis in Context IV. Poetry at the Crossroads.
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