Quaestiones Homericae - Acta Colloquii Namurcensis [1 ed.] 9042905913, 9789042905917

Du 7 au 9 septembre 1995, le Departement de Philologie classique de l'Universite de Namur, en collaboration avec l&

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French Pages 307 [313] Year 1998

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Quaestiones Homericae - Acta Colloquii Namurcensis [1 ed.]
 9042905913, 9789042905917

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QUAESTIONES HOMERICAE Acta Colloquii

Namurcensis

COLLECTION D'ÉTUDES CLASSIQUES Volume 9

QUAESTIONES HOMERICAE Acta Colloquii Namurcensis habiti diebus 7-9 mensis Septembris anni 1995

Ediderunt L. Isebaert & R. Lebrun adiuvante P. Normand

ÉDITIONS PEETERS / SOCIÉTÉ DES ÉTUDES CLASSIQUES

LOUVAIN-NAMUR 1998

COLLECTION D'ÉTUDES CLASSIQUES

Religio Phoenicia - Acta Colloquii Namurcensis habiti diebus 14 et

15 mensis Decembris anni 1984. Ediderunt C. Bonner, E. LiiNski & P. Mancurrm, 1986.

Chr. FROIDEFOND - Lire Pindare, 1989. Fr.-X.

DruET - Langage,

images et visages de la mort chez Jean

Chrysostome, 1990

6 -

R. Bonéüs - Politique et philosophie chez Aristote. Recueil d'études, 1991. A. ALLARD - Muhammad ibn Müsà al-Khwürizmi. Le calcul indien (Aigorismus). Histoire des textes, édition critique, traduction et commentaire des plus anciennes versions remaniées du XII* siècle, 1992. Phoinikeia Grammata. Lire et écrire en Méditerranée - Actes du Colloque de Liège, 15-18 novembre 1989. Édités par Cl. BAURAIN, C. Bonner & V. KRrincs, 1991.

7-

Miscellanea linguistica Graeco-Latina. Edidit L. IsEBAgRT, 1993.

8-

M. Muno-Dorckt - La fortune du « Périple d'Hannon » à la Renaissance et au XVIF siécle. Continuité et rupture dans la transmission d'un savoir géographique, 1995. Quaestiones Homericae - Acta Colloquii Namurcensis habiti diebus 7-9 mensis Septembris anni 1995. Ediderunt L. IsEBAERT ἃ R. LEBRUN, 1998.

9-

10 - ΤΥ. MALEUVRE - Jeux de masques dans l'élégie latine. Tibulle, Properce, Ovide, 1998. 11 - Rhetorical Theory and Praxis in Plutarch - Acta of the IV* International Congress of the International Plutarch Society (Leuven, July 36, 1996). Edited by L. VAN DER ὅτόςκτ (à paraître).

© Société des Études Classiques a.s.b.1. 61 rue de Bruxelles, B-5000 Namur (Belgium) All rights reserved, including the rights

_to translate or reproduce this book or parts thereof in any form. Dépôt légal : D/1998/0602/269 ISBN 90-429-0591-3

Avant-propos

D'une discussion « parisienne » entre hellénistes et orientalistes à propos de « nouveautés homériques » liées notamment à la reprise récente des fouilles de Troie naquit spontanément l'idée d'une journée de travail entre collégues intéressés par le probléme, organisée soit en France, soit en Belgique. Ce qui ne devait étre qu'une simple rencontre, se transforma

progressivement en colloque à l'initiative du Professeur Lambert Isebaert, doyen de la Faculté de Philosophie et Lettres des Facultés Universitaires Notre-Dame de la Paix à Namur ; celui-ci ne cachait pas son enthousiasme pour l'organisation d'un « mini-congrès » donnant d'une part l'occasion à de jeunes talents de s'exprimer, et permettant, d'autre part, aux spécialistes d'exposer librement leurs réflexions aussi novatrices soient-elles, que ce soit dans le domaine littéraire, linguistique, archéologique ou histori-

que. L'accueil trés favorable réservé au projet par le Révérend Pére Maurice Gilbert, Recteur des Facultés, décida du choix de la capitale wallonne pour débattre des Quaestiones Homericae. Il convient de remercier les autorités universitaires namuroises pour la qualité de l'accueil offert aux participants au Colloquium Homericum et de l'organisation postulée par une telle manifestation, dont les Acta se proposent de conserver la mémoire. Qu'il soit aussi permis de remercier

vivement la « Société des Études Classiques » qui a accepté d'intégrer dans ses publications les résultats de ces trois journées de travail.

À côté d'analyses ponctuelles du texte homérique, il paraissait opportun aux organisateurs d'aborder l'étude du cas « troyen » au départ de son environnement culturel propre, qu'il est heureusement possible de mieux connaitre aujourd'hui. Cette nouvelle approche est, de fait, rendue possi-

ble gráce aux fouilles intensifiées depuis un demi-siécle en Asie Mineure occidentale, ainsi que par les progrés accomplis en matiére de philologie asianique, notamment au niveau des langues louvite et lycienne. Une étude de la Troade du second millénaire ne peut négliger les renseignements

toujours plus nombreux contenus dans les archives de Boÿazkôy-Hattuëa, la capitale de l'Zmperium Hethaeorum. Yl s'ensuit que les informations relatives au monde troyen livrées par la « plume » des historiens et géo-

VI

QUAESTIONES HOMERICAE

graphes de langue grecque se trouvent sous les feux d'un éclairage nouveau déjà mis en place voici plus de soixante ans par Émile Forrer. Notre souhait le plus vif est que les pages contenues dans ce volume constituent le point de départ d'un nouvel approfondissement d'événements fondateurs de notre culture. R.L.

La publication de cet ouvrage a été rendue possible gráce à un subside accordé par l'Institut Moretus Plantin (Namur).

Quaestiones Homericae

Le nom de Pénélope, tadorne à la πήνη

Françoise Bader 1. Circé, Sirènes et Pénélope : noms mythiques fondés sur des ornithonymes Circé et les Sirènes, qui font partie des êtres qui retardent le retour d'Ulysse vers Pénélope en lui offrant des contre-images de légitimité (δ 15.2), portent des noms d'oiseaux, par un usage bien connu à l'époque historique (Πέλεα, Χελιδόνιον, ᾿Αλκυώ, en méme temps nom mythique, cf. ᾿Αλκυόνη ; etc.) '. Dans le choix de leurs noms, Homère a pris deux critères. L'un est de symbolisme animal : il est fondé sur le comportement des oiseaux que, poète, c.-à-d. omniscient, il connaît parfaitement, sachant ce qu'Aélien dira bien plus tard (N.A., 4, 5 : ζῷα πολέμια … σειρὴν δὲ πρὸς Kipknv, Aélien expliquant ensuite la différence entre κίρκη et le faucon : κίρκη δὲ πρὸς κίρκος, où τῷ γένει μόνον, ἀλλὰ καὶ τῇ φύσει διαφέροντα πεφώρασθαι ; et cf. 4, 58) ; et ce symbolisme sous-tend l’action : mettant en garde Ulysse contre les Sirènes, Circé est leur ennemie. L'autre critère réside dans les jeux phonologiques qui unissent Κίρκη et Zeipñv(paire phonologique -i-/-ei-, qu'accompagnent l'alitération

r et l'assonance

-n-) et les unissent

aux

noms

des

autres

initiateurs d'Ulysse à la légitimité (Καλυψώ — ᾿Αλκίνοος — Κύκλωψ: $ 15.2);

ces jeux

font

partie

de

procédés

de

composition

discontinue

servant à maintenir une unité thématique, d'ordre sémiologique (ici, donc, initiation à la légitimité), à travers une grande discontinuité d'espace et de temps. Pour ce qui est du symbolisme, il est trés important d'identifier l'animal, de manière générale (par ex. σειρήν comme variété d'abeille, en méme temps oiseau) ?, et en particulier ici, où les données vont apparaître comme compliquées par le fait que le nom de l'oiseau #nvéAow, par ses attestations mêmes, 1. BEcHTEL.

(1917),

va apparaître comme p. 589-592

namen »).

2. BADER (1994), p. 23-24.

une réfection, d'après la πήνη

(« Personennamen

aus

Tiernamen : Frauen-

2

F. BADER

qui caractérise le mythe du tissage de Pénélope, d'un nom d'oiseau classé par les Grecs parmi les oies, comme 1e montre le fait qu'il est en xñv. 2. Ornithonymes L'ornithonyme #nvéAow fait en effet partie d'un ensemble de noms en paronomase, comprenant par ailleurs χηνάλοψ, xnv£Aow, Hsch., glosant

χηναλώκηξ ?. 2.1. Attestations de χηναλώκηξ. — Ce dernier n'apparaft qu'en prose : chez Hérodote, qui le cite parmi les oiseaux consacrés au Nil, 4, 31, καὶ τῶν ὀρνίθων τοὺς χηναλώκπεκας (ce qui doit expliquer que chaenalopex est la désignation technique de cet oiseau, « l'oie d'Egypte », dans notre terminologie) ; et aprés lui, chez des naturalistes. Aristote le cite avec la poule, le pigeon, le paon, l'oie pour ses œufs clairs, H.A., 6, 2 ; et H.A., 8, 3, 593 b, avec d'autres palmipèdes aquatiques, « l'oie et la petite oie qui vit en troupe, le tadorne, la ‘chèvre’, le pénélope » (trad. P.

Louis), ἔτι χήν, καὶ ὁ μικρὸς χὴν ὁ ἀγελαῖος καὶ χηναλώκηξ xai αἷξ

καὶ πηνέλοψ H.N.,

(la «chèvre » étant un oiseau « bondissant » ^ ; Pline ἃ

10, 56 (29) anserini generis sunt chenalopex.

3. THowrsoN

(1895),

p. 147-148

pour

xnvéAow;

195-196

pour

χηναλώπκῃηξ;

Karen (1913), p. 234-235, pour pénélops. 4. « Bondissant » est le sens attendu pour un dérivé de *h;ei-g« se mouvoir par à-coups» (BADER [1989], p. 128-131), qu'il s'agisse de «chèvre (cf. ἴξαλος « chévre sauvage », $ 3.1), ou d'un oiseau, méme non identifié, par ex. oiseau de proie « bondissant » sur sa proie, comme aiyum6ç « vautour », dont la formation se

retrouve dans une autre désignation métaphorique d’oiseau de proie, av. arazifya-, désigné comme « rapide » par son thème "*Ah;r-g-i-, de la racine *“er-g- « briller » et « étre rapide » par métaphore de la foudre ; cette formation peut étre *.pi-o-, à suffixe identique (à la thérnatisation prés), à celui de lat. volpi- « renard » « *h;wl[-pi-

(*-pé- dans volpés, *-pd- dans ἀλώκηξ à longue radicale secondaire, cf. BADER [1995 b]). Le palmipède aquatique peut étre l'aU, (homonyme, donc, de La « chèvre », mais sans rapport diachronique particulier avec lui} ; il participe, de plus, des eaux, auxquelles a pu aussi s'appliquer *h;ei-g-, ainsi dans αἶγες « vagues » (autre homo-

nyme, lui aussi tiré du nom-racine) ; dans ces hydronymes : Αἰγὸς Ποταμός « Fleuve du Bondissement» (plutôt que « Bondissant», comme le montre l'accent), Αἰγύκτιος, nom du Nil (qui a ensuite servi à désigner l'Egypte), proprement «au vol (autre métaphore que notre « cours) bondissant » (BADER [1992 a], p. 126, n. 13) ; et des toponymes, comme Alyai, nom de la demeure mythique de Poséidon, ou Aiyai, nom de la macédonienne Ἔδεσσα (dérivé du nom de l'« eau » ἔδεσ-, de *hiw-ed-, cf. *hu-d- dans ὕδωρ, etc., à suffixe *-es-, et formation d'appartenance-détermination en *-s2 : BAprn [1991], p. 127). Pour Thompson (1895), p. 148, « The association of at

and κηνέλοψ in an obscure and faulty Aristotelian passage, may be a mere confusion arising out of the story of Hermes visiting Penelope in the form of a goat (cf. Creuzer, Symb. III p. 502), in which at should disappear from the list of birdnames ». AÏE est, de plus, le nom d'un météore (« qui bondit »), Arist., Mete., 341 b

3, et, en “hei-k-, des « rafales » de vent, ἄϊξ, ἀικός.

LE NOM DE PÉNÉLOPE

3

Les mœurs de l'animal sont décrites par Aélien: il compare le χηναλώπηξ à l'oie pour l'apparence, N.A., 5, 30 (ἔχει μὲν γὰρ τὸ εἶδος τὸ τοῦ χηνὸς), et au renard pour la ruse (κανουργίαν δὲ δικαιότατα

ἀντικρίνοιτο ἂν τῇ ἀλώπεκυ ; il indique que, plus court qu'une oie, l'animal est plus courageux et terrible pour l'ennemi au-devant duquel il s'avance (xai ἔστι μὲν χηνὸς βραχύτερος, ἀνδρειότερος δὲ, καὶ χωρεῖν ὁμόσε δεινόν), qu'il repousse aigle, chat et autres adversaires (ἀμύνεται γοῦν καὶ ἄετον καὶ αἴλουρον καὶ τὰ λοίπα, ὅσα αὐτοῦ ἀντίπαλά ἐστιν), et qu'il est révéré en Egypte pour ses qualités de parent, N.4., 10,

16 ; en effet (11, 38), il tourbillonne devant ses petits pour donner à qui s'avance vers eux l'espoir qu'il pourra les chasser, ce qui lui permet de

fuir pendant ce temps (φιλότεκνον δὲ ἄρα ζῷον ἦν καὶ ὁ χηναλώπηξ … καὶ γὰρ οὗτος πρὸ τῶν νεοττῶν ἑαυτὸν κυλίει, καὶ ἐνδίδωσιν ἐλπίδα ὡς θηράσοντι αὐτὸν τῷ ἐπιόντι : οἱ δὲ ἀποδιδράσκουσιν ἐν τῷ τέως, ὅταν δὲ πρὸ ὁλοῦ γένωνται, καὶ ἐκεῖνος ἑαυτὸν τοῖς πτεροῖς ἐλαφρίσας ἀπαλλάττεται). 2.2. Attestations de πηνέλοψ. — Au contraire, hors d'Aristote, H.A., 8, 3, 593 b (8 2.1), le πηνέλοψ n'est nommé que par des poètes : Aristo-

phane, dans deux énumérations d'oiseaux, Av., 298, où ce n'est peut-être

pas par hasard si xnvéAow est au voisinage de ἀλκυών, à la base comme lui d'un nom mythique ; Av., 1302, où ce n'est peut-être pas par hasard s'il précède immédiatement le nom de l’« oie », tandis qu'il ressemble à un canard (ὁ πηνέλοψ νήττῃ μέν ἐστιν ὅμοιον, περιστερᾶς δὲ μέγεθος) pour le scholiaste à ce passage (et que les modernes font de cette anatidé celui qui ressemble le plus à une oie, $ 5.2.1). Ce scholiaste cite ensuite

Stésichore et Ibycus (μέμνηται δὲ αὐτοῦ Στησίχορος καὶ Ἴβυκορ) ; Stés., Fragment 91 B — 262 PMG Page, qui ne comporte que ce nom ; Ibycus, qui a, 8 (13), ποικίλοι πανέλοπες, avec un adjectif qui se rencontre ailleurs pour l'oiseau, et qui convient à son plumage « bariolé » ($ 5.2.2),

ainsi qu'à

la πήνη

de

Pénélope

(δ 11.1),

et à la ruse de la

Renarde (δ 12): ποικίλος, adjectif qu'emploie aussi Alcée, pour ces oiseaux qu'il décrit comme migrateurs (ce que sont les tadornes : $ 5.2), Frg. 103 Bergk — 119 Reinach-Puech : ὄρνιθές τινες οἶδ᾽ ; ὠκεάνω γᾶς τ᾽ ἀπὺ περράτων ἦλθον πανέλοκες ποικιλόδειροι τανυσίπτεροι « qui sont ces oiseaux 7 Ils sont venus de l'Océan et des limites de la terre. Ce sont des sarcelles au cou multicolore, aux larges ailes ».

À l'identification par la sarcelle, je préférerai le tadorne, auquel convient mieux, entre autres, le « pourpre » indiqué par Hésychius, s.v. φοινικόλεγνον (citant Ion) : Ἴων τὸν πηνέλοκα τὸν ὄρνεον - τὸν yàp τράχηλον ἐπίπαν φοινικοῦν, ἡ δὲ λέγνη παρέλκει (λέγνον est la

4

F. BADER

« bordure colorée d'un vêtement parallèle à la lisière, cf. Poll., 7, 62 ; les formes qui en ont été tirées sont mises elles aussi en rapport avec ποικίλος : Ae£ywbótig: ποικίλας ; Aeyvoat: ποικῖλαι (inf. aor.), Hsch.).

2.3. Ποικίλοψ κηνέλοψ. — Le syntagme ποικίλος πκᾶνέλοπ- est un récapitulatif des jeux phonologiques par lesquels le poéte a uni le nom Πηνελόπεια à ceux des personnages qui ont retardé le retour d'Ulysse auprès de l'héroine (8 15.3). Ses deux éléments allitèrent entre eux par des

phonémes qui allitèrent avec ceux de cette chaine : p et ἰ les relient au nom de Pénélope, plus précisément /o à la syllabe centrale de celui-ci, k à Καλυψώ, ᾿Αλκίνοος — Κύκλωψ — Κίρκη, et plus précisément ki! au kal de Καλυψώ, et, en une autre paire phonologique, au kir de Κίρκη ; le sp de ποικίλος πηνέλοπ- en sandhi est l'inversion du ps de πηνέλοψ luiméme et de Καλυψώ, Κύκλωψ ; ποικιλο- offre une paire phonologique comparable, avec le vocalisme o de la diphtongue, au i/ei (en chiasme) de Κίρκη / Σειρήν-. 3. Identification du πηνέλοψau χηναλώπηξ On précisera maintenant le rapport de xnv&Aox- à χηνελώπ-, en commençant par les noms en xnv- : χηνάλωψ, χηνέλωψ, tombés en déshérence, le premier par la concurrence de χηναλώπηξ, le second par celle de πηνέλοψ. 3.1. Χηνάλωψ, χηνέλωψ. — Χηνάλωψ, χηνέλωψ sont des composés possessifs à second membre en *-h,k"-, proprement « qui a un visage, un air de » (cf. $ 3.2.1), et à premier membre adjectif, comme

dans tout

bahuvrihi ; cet adjectif, dénominatif tiré du nom de l'« oie », est en "-ἰο- *, avec deux variantes suffixales, *-?lo- (degré zéro εἰ anaptyxe), *-elo(degré plein), connues ailleurs, par ex. dans l'autre dénominatif qu'est, de *wet- (proprement « d'un an», cf. xép-vt-t, ἔτος, etc.), ἔταλον, ἔτελον

(cf. vitulus 5), le suffixe ayant aussi donné dans le champ des zoonymes un nom d'agent (en *-?/o-), ἴξαλος « chèvre sauvage », cf. αἴξ (n. 4), à degré zéro *h,i-g-, sur la forme sigmatique de ce radical qui a pu par ailleurs donner, avec le degré plein *h;ei-s-, ἀΐσσω

« bondir ». Les deux

dérivés ont pu être formés avant le passage de "ὦ à & en ionien: *xavéiow, "χἀνέλωψ, indirectement attesté par πᾶνελόπες ( 2.2).

5. Sur *-lo-, CHANTRAINE (1933), p. 243-248.

6. Vitulus assure l'existence du sens « année » en latin à côté de vetus « vieux » ; méme dualité dans lat. anndli- « annuel» et hitt. annalli-. Il y a là deux valeurs prises

par une méme

lexicalisation pronominale,

l'une pour le temps cyclique,

l'autre

comme terme d'une opposition dont l'autre membre est le « maintenant » marquédu point de vue de l'énonciation.

LE NOM DE PÉNÉLOPE

3

3.2. De χηνάλωψ à χηναλώπῃξ. — Le bahuvrihi χηνάλωψ a été muté en composé coordonnant, avec substitution à -ox- « *-o-h,k"- du nom du «renard», ἀλώπηξ. Cette mutation prend source dans divers facteurs. 3.2.1. Le bahuvrihi en -αλωκ-

« *-?lo-h,k"-. — L'un vient de ce que

le second membre de composé est devenu sémantiquement opaque, par suite de la suffixalisation de *-,k"- ? qui, à l'origine de statut sémantique plein (cf. 8 3.1), a servi d'indice taxinomique dans le champ des zoony-

mes : ainsi, μύωψ « taon » appartient à la classe des mouches, μυῖα ; δρύοψ « pivert », à celle des « chênes » ; mais la suffixalisation y est plus avancée, puisque le rapport au théme de base n'est plus que métaphorique (à peu prés « l'oiseau du chéne »), tout en passant alors comme s'il n'était plus qu'une sorte d'hypocoristique du plus fréquent δρυοκολάπτης. Cette fonction taxinomique est celle des épithètes d'Athéna et d'Héra, qui sont des kenningar : γλαυκῶπις, Athéna est de la classe des « chouettes », γλαύξ, son attribut à l’œil toujours ouvert, symbole de l'eil « brillant de l'éclat [de la connaissance] » de la déesse (patronne des arts et métiers), avec un premier membre de *gel-h,- « être éclatant », *eleh;-u-ko- ; de βοῶκις, le sens nous échappe, faute de pouvoir rattacher βοῦς à une racine qui le motiverait, et/ou de comprendre le symbolisme de la vache en fonction de la caractéristique fonctionnelle principale d'Héra, qui est d'incarner la légitimité familiale (et qui l'améne à poursuivre les amours 7. CHANTRAINE, à qui on ne peut reprocher d'avoir écrit son livre il y a plus de soixante ans, conclut ([(1933], p. 259-260) à la dualité des noms en -op- : « les uns se

rattachent à la racine *oq" « voir », les autres semblent contenir un suffixe prébellénique, mais il a dû se produire une contamination entre les deux systèmes » ; ces vues restent justes, si on leur Ôte le préhellénique ; une étude plus poussée montrerait qu'en regard des composés de *h,k"-, qui ne peuvent avoir rien de verbal, puisque ce sont des composés possessifs, les formes báties sur une racine et/ou un verbe ne peuvent étre que des dérivés à suffixe en *-p-, théme consonantique (lat. volup «

*h, w[-"p, avec u d'anaptyxe), ou thèmes en *-i-, "ἃ, *-é-, etc., ainsi pour le nom du « renard », « razzieur » (BaDER

[1995]), dérivé de *h;w-|- « arracher », lat. voipés,

volpis, etc. ; la forme consonantique a eu un degré plein, *-op-, ainsi dans ᾿Αλόκη (vrddhi secondaire dans le lit. âpé, gr. ἀλώκηξ) ; et c'est entre ce degré plein (de timbre -o- au voisinage de la labiale) et le *h,ek"- de second membre de composé à traitement labia! de la labiovélaire qu'ont pu se produire des contaminations ; mais par ex. σκάλοψ « taupe » ne peut qu'avoir le suffixe *-op- s'il est en rapport avec σκάλλομαι (CHANTRAINE [1933], p. 259), si le radical en est *sk]-h;- ; à côté de *-op-

a existé *-pi- dans Ασκλήκιος (avec prothèse),

dieu à la taupe ; etc. — Bmploi

taxinomique de *-h,(e)k"- aussi pour les couleurs, comme φοῖνιξ (*goivi-, cf. φοινί -ος « rouges + *Ak"-) « roux, fauve, rouge sombre, pourpre » (de la classe du

rouge », d'où le nom des Phéniciens (la découverte de la pourpre de Tyr comme produit de teinture étant d'origine phénicienne) ; pour ἀστεροκή « foudre », désignée comme « de la classe des astres » (ἀστρακή

une longue séquence consonantique) ; etc.

«

*hstrhyk"-,

avec chute de *h, dans

6

F. BADER

illégitimes de son époux, comme Ió, vache elle aussi). Et de même que le μύωψ a l'air d'une mouche sans en être vraiment une, puisque c'est un taon, de méme le χηνάλωψ a l'air d'être une oie-renarde sans en être vraiment une, puisque c'est un (une) χην- αλώπῃηξ « oie-renard(e) ». 3.2.2. Le composé coordonnant en -αλώπηξ « renard ». — La substitution du composé coordonnant au bahuvrihi s'explique par des facteurs de deux ordres ; les uns sont formels: paronomase ; opacité du second membre de bahuvrihi, venu se confondre, aprés l’altération des labiovélaires, avec le degré plein du suffixe *-p- , *-op- (comme dans le nom de la Renarde, ᾿αλόπῃ : ἃ 14.4), à vocalisme *-o- déterminé par la labiale ; les autres viennent des aspects « renard » de l'oiseau, à plumage en partie roux, et qui s'introduit dans des terriers comme ceux des renards,

si on

l'identifie au

tadorne

(ὃ 5.2.3).

Cette

substitution

a pu

s'opérer en deux étapes, d'abord en ἔχᾶν-αλώκα avec une forme du nom du « renard » ἀλώπκᾷ

(Alc., 69, 6 L.-P.), nom enserré entre deux à, et

dont la paire &/d a pu être au point de départ des jeux prosodiques du poète formés autour de Πηνελόπεια (δ 15.1); puis, après l'altération ionienne de *d en e, χην-αλώπηξ, par une réfection qui permettait aux syllabes initiale et finale de continuer à avoir le méme timbre, le premier & y étant d'origine phonétique, le second d'origine morphologique (c'est un thème en *-2- : cf. lat. volpés ; on ne peut savoir si AXóxn est un thème en *-é- comme ᾿Αλώπηξ ou en *-d comme ἀλώπα).

3.3. L'oiseau et l'héroine. — La substitution de χην-αλώκηξ à xnvἀλωψ

a entraîné

la déshérence

de

ce

dernier,

celle

de

nnvéiow

à

χηνέλωψ également la déshérence de ce dernier, si bien que resteront seuls vivants dans la langue, comme noms du méme oiseau, χηναλώπηξ, terme technique de naturaliste, πηνέλοψ issu d'une réfection poétique consécutive à la formation du nom de Pénélope.

3.3.1. Πάνελος, le &àvéAow et Πᾶνελόπαᾶ. — Le poète qui a voulu donner à celle-ci un nom en rapport avec le mythe de son tissage sc heurtait à une difficulté : le grec ne posséde pas pour le « tissage » un

*xhv (*xáv) parallèle à χήν (xáv). Aussi, pour fabriquer le nom de son héroïne en ne changeant que l'initiale du nom de l'oiseau, y substituant xà x-, part-il, comme tout poète désirant forger une kenning, d'un terme réellement attesté dans la langue, à titre d'archaisme onomastique (comme 'AXóxn : $ 14.4). C'est un ancien adjectif parallèle à χηνελο- et qui n'en

diffère que par l'initiale, II&veXoc, conservé par un toponyme et son éponyme (avec remontée de l'accent dans un nom propre ?), ainsi que par

l'ascendant de celui-ci, St. Byz. : Πάνελος, ἀρσενικῶς, πόλις περὶ τὸν Πόντον : ἐκλήθη δὲ ἀπό τινος τῶν Ἡρακλεωτῶν, ὃς ἀφίκετο ἐκ Βοιωτίας ἀπόγονος ὃν Πηνέλεως τοῦ στρατηγήσαντος ἐπὶ Τροίᾳ. Le

LE NOM DE PÉNÉLOPE

nom

de ce chef (béotien),

Πηνέλεως,

B 494

7

(et qui figure parmi les

prétendants d'Hélène, Apd., 3, 130), est un dérivé en *-Zw-o-, qui est à

Πάνελος ce que Βριάρεως est à βριαρός *. Le fait qu'il a été bâti sur χηνελο- ressort de la forme du suffixe : de xvm, on attend *xnvnAóG comme σιγηλός sur σίγη : -ελο- ne peut qu'étre analogique du suffixe du dérivé du nom de l'« oie », à segmentation, normalement, en xnv-£Ao-.

Un nom comme Πάνελος contient la métaphore de la décoration qui vient du « tissage décoratif», πήνη, etc. (δ 11.1), et qui peut apparaitre dans d'autres noms propres, comme le fleuve Pénée et le mont Pélée, cf. B

75266 ἐς Πηνειὸν προΐει καλλίρροον ὕδωρ, 753 οὐδ᾽ 5 γε Πηνειῷ συμμίσγεται ἀργυροδίνῃ : … 757 οἵ περὶ Πηνειὸν καὶ Πήλιον εἰνοσίφυλλον | ναΐεσκον.

Et c'est sur cette métaphore que le poète, connaissant l'existence de ces noms propres, s'est fondé pour nommer son héroïne ; mais simultanément connaissant l'emploi de noms d'oiseaux dans l'onomastique féminine, il lui a donné un nom d'oiseau en changeant *xàvé)ow en Πανέλοψ ; par là, l'apparition du nom d'oiseau poétique est en rapport avec la kenning onomastique qui a donné à l'héroine à la πήνη le nom de Πᾶνελόκᾶ-ς (A.P., 6, 289, 7, texte où le nom, au génitif, est mis en

rapport

avec

l’épithète

Ilàvitug

d'Athéna,

maîtresse

du

tissage :

8 11.2.3) ; en méme temps, le nom de l'héroine peut rester fondé sur un ornithonyme, comme ceux de Circé ou des Sirènes.

3.3.2. Le nom de Pénélope et son mythe d'Oie-Renarde. — Ce double jeu en entraînait d'autres de la part du pote : ayant ainsi fabriqué un nom qui, explicitement, n'avait de rapport qu'à la πήνη — tellement plus poétique que l'oie —, le poète a distribué entre ce nom et le mythe les trois caractéristiques de l'héroine: du premier reléve sa désignation comme de « la classe des tisseuses » (de méme qu'Athéna γλαυκῶκις est « de la classe des chouettes »), par un nom refait ; du second, son comportement conforme au nom ancien χην- αλώπηξ, d'oie et de renarde, deux

caractéristiques entre lesquelles le poéte opére encore une distribution: disparues du nom Πηνελόπη, l'oie et la renarde réapparaissent la première dans le mythe de Pénélope maîtresse d'oies (8 6.4), la seconde, par une ruse de poète bien adaptée à celle de l'animal, l'allitération, cachée, entre

la Renarde, ᾿Αλόπη, IInveXóxn, et sa pelote de ruses, τολύπη ($ 14.4). 3.3.3. Caractère dactylique de la réfection πᾶνέλοκ-. — Ces jeux sont le fait d'un poète dactylique (qui a pu se servir de ᾿Αλόπη pour fabriquer 8. WACKERNAGEL (1885), p. 577 = (1969), p. 286 ; Ξ 484 ἃ IInvéXoto ; et Lgar, ad l., remarque qu'on pourrait lire partout IInvéAeoc (avec, alors, un traitement par

abrègement postérieurà la chutede *w).

8

F. BADER

une kenning qui soit un composé coordonnant : *Xàv-aAóxa, ou *TlàvaAóna : 8 14.4) : πηνέλοψ n'a pas le ὦ de χηνέλοωψ, attendu pour un composé à premier membre en *-o- et second en *-h,k"- (-w- provenant de la chute de la laryngale avec l'allongement compensatoire de la brève précédente, traitement qui est à l'origine de ce qu'on appelle « allongement de second membre de composé» et qui n'est que la transposition morphonologique de ce qui est à l'origine un phénoméne de sandhi

interne, à la jointure des deux membres du composé), cf. Κύκλωψ *, etc. ; pour le degré zéro de *-h,k"-, cf. lat. antiquus (en regard de ᾿Αντιόπῃ), Αἴθῖκες (en regard de Αἰθίοπες) : la réfection en degré plein *-h,ek"- de

᾿Αντιόπη, Αἰθίοπες favorise la clarté morphologique ; et un ó6pó-ow est

plus clair qu'un *5pów, cf. y ow, γῦπός « vautour » (de */g-u- + *hyk"- : *h,eg- « (se) mouvoir en avant » : agó, etc.). Les seuls composés où -oz-

soit étymologiquement attendu sont ceux dont le second membre nom de la « voix », *wok"- ([Καλλι-(ρ)όπ-η, etc.).

est le

4. Composés coordonnants Pour ce qui est de χηναλώπηξ, il appartient à l'un des deux types de composés coordonnants unissant deux noms en asyndéte. Dans l'un, les référents sont au nombre de deux comme les membres du composé : c'est le type des dvandva comme gaul. devo-gdonión (gén. plur.) « dieux et

hommes », skr. dydwä-prthivi « ciel et terre » ; le composé s'applique à une paire qui forme un ensemble, comme dans ces exemples, ou, comme dans

le champ

des

zoonymes,

skr.

ujfra-khara-m

« chameau

et âne »,

ensemble des animaux de transport non guerrier, ajdviká- «bouc et brebis », ensemble du petit bétail, se rapportant en méme temps à la bisexualité par la conjonction d'un mále et d'une femelle. Dans l'autre type ', c'est à un seul référent que se rapportent les deux membres du composé, telle l'oie-renarde. Les composés de ce type se rencontrent dans le lexique et l'onomastique : ainsi, pour le premier, χηναλώπηξ, oie-renarde, A£óπαρδος «lion-panthére », κυνό-λυκος « chien-loup», κυνά-μυια « chiennes-mouches » (injures adressées à Athéna et Aphrodite) !' ; κυναλώπηξ dit d'un ropvo-Booxôs, Ar., Lys., 957 ; pour la seconde, Bovθήρας, Ἱππο-θηρίδης, Θηρι- κύων, Θήρ-τππος, Λεών-ιππος, Ἱππολέων qui associent deux mammifères, l’un sauvage, l'autre domestique ; ou deux animaux sauvages, comme ᾿Αρκο- λέων, ᾿Αρκο-λύκος (dont chacun entretient des relations métaphoriques avec les guerriers) ; ou un 9. Sur Κύκλωψ, BADER (1985). 10. Sur ce type, voir Rtscu (1994) ; Masson (1988). 11. Sur κυναμνῖα, cf. LAMBERTERIE (1995), p. 35-53.

LE NOM DE PÉNÉLOPE

9

animal sauvage et sa proie, Λυκο-δόρκας ; ou deux animaux domestiqués l'un pour la nourriture, l'autre pour l’attelage au char de guerre, "ApvixKOG, etc. Pour la sémiologie, non pour la composition, ce n'est pas d'autre façon que, née Agnelle ($ 5.1), Pénélope a reçu le nom d'aduite d'Oie-Renarde. On ajoutera, avant d'en venir à cette derniére, que les exemples peuvent étre ici autres que ceux de zoonymes, choisis pour les besoins de la cause : 'AAxí-voog unit en son nom « forceet esprit» (cf. $ 9.2), tandis que « esprit et jambes » sont dissociés dans les deux éléments du nom de Menénius Agrippa, dissociés eux-mémes de ceux qui relèvent non plus du nom mais du mythe, les membres et l'estomac de

l'apologue pour la narration duquel le personnage est célèbre ". 5. Le tadorne On cherchera maintenant à identifier le χηναλώκηξ, et par récurrence le πήνελοψ, qui en est une réfection poétique (8 3.3.1), si bien qu'il n'y a pas lieu de rechercher des identifications différentes pour chacun d'entre

eux

^.

5.1. L'Agnelle sauvée par les pénélopes. — Cette prise de position a pour conséquence qu'il n'y a pas lieu, non plus, d'expliquer le nom de

Pénélope autrement que par un nom d'oiscau ! ; cela revient à accepter le 12. Sur Menenius Agrippa, avec interprétation du nom par *menes-nio-, et des parallèles grecs de l’« estomac » de la fable, cf. BApen (1996 d).

13. Par ex. pour PorLarD (1977), p. 66, « The identity of the penelops remains a mystery » ; pour ANDRÉ (1967), p. 123, le pénelops pourrait être un canard sauvage, ou une oie sauvage, ou un fuligule milouin (Aithyia ferina), et, p. 53, le chénalüpéx

est l'oie sauvage d'Egypte, domestiquée par « d'oie-renard » à son plumage brun jaunâtre noires, blanches et rousses, à son bec et ses n'existant ni en Gréce ni en Italie, le terme emprunt». Mais, si l'on en fait un tadorne,

les Anciens, « qui doit son nom grec avec les joues brun roux, à ses ailes pattes rouges». « Cette espéce d'oie ne doit pas étre considéré comme un migrateur, on voit que l'Europe en

connait deux espèces (G£rouDET [1988], p. 98), et qu'au moins à l'heure actuelle, la tadorna ferruginea niche dans le sud de la Russie, en Roumanie, en Bulgarie et en Grèce » (c'est moi qui souligne) : GéRouper (1988), p. 102.

14. J'ai donc laissé de côté toutes les interprétations du nom de l’héroïne autres que par un nom d'oiseau qu'on trouvera par ex. chez Parg-BENSELER (1911), s.v. TinveAóxn, RoscHER, s.v. Πηνελόκη (de manière d'autant plus intéressante que l'auteur du lemme est Joh. Scxmr), ou, plus récemment, chez Macroux (1975), p. 233-237. Le rattachement à πήνη semble avoir pour origine la traduction « Weberin »

de WELCKER (1849), p. 15, et est développé par Currrus (1879), p. 276, qui rattache à la famille de πήνη etc.

et le nom

de l'héroïne et celui du Pénée.

Soimsen, KZ 42

(1908), p. 232, cité par Fiisk et CHANTRAINE, 5. v., est le premier à ma connaissance à avoir rapproché ie nom de l'héroine et celle du pénélope, c.-à-d. à avoir emprunté la

voie du mythe de la dation du nom de l'héroine, mais en considérant qu'il s'agissait d'une ancienne divinité en forme d'oiseau, opinion récusée avec raison par CHANTRAINE, tandis que Macroux, /.c., continue à faire de Pénélope une ancienne divinité, cf. n. 16 ; Κειχβὰ (1913), p. 234-435, parle d'une manière intéressante du

10

P. BADER

mythe de la dation du nom à l'hérolne qui, Agnelle de son nom de naissance, reçut son nom d'adulte, Pénélope, des oiseaux qui la sauvèrent d'une ordalie dans la mer : Schol. Pd., Ol., 9, 79 d, λέγεται γὰρ Apvaía πρότερον καλουμένη xapà τῶν φύντων els τὴν θάλασσαν ἐκριφῆναι, εἶτα ὑπό τινων ὄρνεων πηνελόπων λεγομένων εἰς τὴν χέρσον ἐξενεχθῆναι, καὶ οὕτως ἀναληφθεῖσαν ὑκὸ τῶν γεννησάντων ὀνομασθῆναι Πηνελόπην ἀπὸ τῆς τῶν ὀρνίθων ὀὁμωνυμίας καὶ τραφεῖσαν διώνυμον εἶναι τὸ λοιπόν ; Tzet., Lyc., 792 : Ἱκαρίου καὶ Περιβοίας ἡ ῥηθεῖσα Πηνελόκη, πρότερον 5 /Apvaía λεγομένη, ὕστερον δὲ Πηνελόκη ἐκλήθη, ὅθι ῥιφεῖσα καρὰ τῶν γονέων εἰς θάλασσαν, Ü%0 πηνελόπων Ópvemv ἐξενέχθη εἰς τὴν γῆν, καὶ ἐσώθη, καὶ ὑπὸ τῶν ἰδίων γονέων κάλιν ἀναληφθεῖσα ἐστρέφετο. Je ne sais à quelle source R. Graves a pris le rouge des oiseaux sauveteurs : « Pénélope, qui s'appelait autrefois Arnea ou Arnakia avait été précipitée dans la mer par Nauplios, sur l’ordre de son père ; mais une bande de canards tachetés de rouge la sauvérent, la nourrirent et la ramenèrent à terre. Impressionnés par ce prodige, Icarios et Périboea se radoucirent et Arnea reçut le nouveau nom de Pénélope, qui veut dire ‘canard’ » . Mais ce rouge s'accorde avec le φοινικο- d'Hésychius ($ 2.2) ; et l'oiseau a de belles couleurs, si on l'identifie au tadorne. 5.2. Identification. — Parmi les interprétations déjà proposées, entre « sarcelle » '5, pour l'oiseau nävékow ($2.2) et pour l’héroïne ; canard

Pilet, en raison de la forme de l'idéogramme égyptien signifiant « fils » "' ;

rapport entre l’héroïne et l'oiseau. Je pense que, de manière générale, et en particulier pour Pénélope, c'est un rapport métaphorique fondé sur les mœurs de l'animal qui relie l'être et l'animal qui fournit son épiclése (γλαυκῶπις), ou son nom. Le fait qu'un oiseau ait reçu son nom d'un jeu poétique, comme xnvéAow, est conmu par ex. aussi pour κύμινδις (BApgg [1989], p. 202-204) : le poète sait qu'une nomenclature

comme la nomenclature zoologique (ou géographique : cf. le Jérimadeth de V. Hugo) est inconnuedu commun des mortels ; et il s'en donne à cœur joie. 15. Graves (1967), p. 275.

16. Macroux (1975), p. 236-237, fait de Pénélope une déesse-mère, adorée sous forme de sarcelle, considérée comme épiphanie astrale. 17. Pour le Pilet, note de SAmr-Dzwis à Pline, 10 (29),56 : « ce serait plutôt que le tadorne le canard Pilet. D'après Cuvres, cette oie d'Egypte ressemble en effet aux

figures des hiéroglyphes ». Voir Ch. KuenTz, « L'oie du Nil dans l'antique Egypte », Archives du Museum d'Histoire Naturelle de Lyon (1924), p. 58. Hésitation chez LagGgAND, note à Hdt. 2, 72 : « Le tadorne (Anas tadorna) ? M. Loer songerait plutôt au canard Pilet (Dafila acuta) » — sans indication bibliographique —, Avec ensuite renvoi à l'article de Kuenrz. TuowrsoN (1895), p. 148, renvoie pour l'identification

du pénélops comme Pilet à Horap. 1, 53, et cite Barrgv, CJ 16 (1913), p. 320.

LE NOM DE PÉNÉLOPE

11

et « tadorne » ἢ (tous ces oiseaux étant des migrateurs), on choisira en effet le tadorne. 5.2.1. L'eau salée de l'ordalie. — L'eau salée du mythe de dation du nom de l'héroine aprés une ordalie dans la mer convient bien aux tadornes (« cette espéce aime l'eau salée riche en nourriture et se cantonne sur les

littoraux maritimes ») ^, tandis que les sarcelles «préfèrent aux eaux salées de la mer celles des étangs et des lagunes voisines. Comme à tous les Canards de surface, l'eau douce leur est indispensable pour se désalté-

rer » ? ; je ne sais si les canards Pilets, qui séjournent « sur les côtes de la mer,

les estuaires,

les herbiers et les vasiéres que découvre

la marée

basse » ‘!, sont maritimes au même degré. Mais on peut de toute façon exclure pilets et sarcelles de la désignation grecque de l'oiseau, et l'interpréter par un nom qui convient, celui de l'« oie », χήν, puisque le tadorne, pour être un canard au plan de la classification zoologique, « à bien des égards se rapproche davantage des oies (surtout des oies

d'Egypte) que des canards » ?. Et surtout, deux autres traits conviennent à l'identification du χηναλώπηξ πκηνέλοψ par un tadorne, l'un dans la langue, l'autre dans le mythe. 5.2.2. Le plumage du ποικίλος πηνέλοψ. — Dans la langue, l'oiseau est bien digne d'avoir fait rêver les poètes qui l'ont qualifié de ποικίλος et ont refait son nom par métaphore d'un tissage décoratif que lui valait bien son plumage : « bariolé, hautement décoratif » ?, dans sa variété tadorna tadorna L., l'oiseau a des « sous-caudales rousses et une raie noire au milieu du ventre ; grandes rémiges noires, secondaires d'un vert métalli18. Identification du pénélops à l'Anas tadorna ou Tadorna tadorna chez ΚΚΕΙ 1 Ἐπ (1913), p. 235 ; Pozzano (1977), fait du tadorne une oie d'Egypte (qui n'existe pas en Gréce, cf. n. 13), et ajoute : « it is possible that the accounts [Arist., H.A., 8, 593b

22] refer to the resident ruddy shelduck (casarca ferruginea — autre nom de la tadorna ferruginea), which rests sparingly in the extreme north (CFG Π 36). The common

shelduck (tadorna tadorna) also breeds in Thrace and Macedoine

» ; mais il

sépare (comme par ex. ANDRÉ, n. 13) le pénélops et le chénalüpéx. — Note savoureuse de P. Louis à Aristote, l.c. : « la tadorne est appelée vulgairementde nos jours canard-lapin, car elle niche dans les dunes oà elle recherche les terriers abandonnés par les lapins ». Pour BopsoN (1977), c.r. de Macroux (1975), le pénélops est «l'oiseau aquatique, migrateur, de l'ordre des Ansériformes, de la famille des Anatidés, vraisemblablement du genre Anas — encore que certains exégétes le rattachent plutôt au genre Anser ou même au genre Aithya, dont il est hasardeux de

déterminer l'espéce ». 19. σέκουνετ (1988), p. 100.

20. Gérouper (1988), p. 120. 21. Gérouver (1988), p. 128. 22. Génouper (1988), p. 98. 23. Gémouver (1988), p. 99.

12

F. BADER

que puis roux vif ; reste de l’aile (couvertures) blanc, scapulaires noires. Bec rouge carmin avec une protubérance de même teinte ; pattes roses

chair ; iris brun » ^; et dans sa variété tadorna ferruginea (Pall.), qui convient peut-étre mieux à la Renarde par son aspect rouille jaunátre, il est « brun orangé, plus pâle à la tête et au cou, le mâle avec un collier noir ;

croupion et queue noires ; rémiges noires et vert foncé, couvertures alaires

blanc jaunátre. Bec et pattes noirs » ?. 5.2.3. Pénélope l'Oie-Renarde et les prétendants renarde. — L''identification par « tadorne » convient au et des prétendants. Quelle que soit l'identification Pénélope a le comportement de l'oiseau, réel (elle a le bons parents que sont les oiseaux selon Aélien : $ 2.1) elle est Oie par sa fidélité conjugale, sa vigilance, sa

« squatters » de [Δ mythe de Pénélope du χην-αλώπηῃηξ, comportement des ou métaphorique : pudeur, ses vertus

domestiques ($ 2.1) — et maîtresse d'oies ; et Renarde ourdissant en son

propre terrier © ia ruse de sa πήνη. Mais c'est bien en tadornes que se comportent les prétendants : les

tadornes s'établissent dans des terriers comme

ceux des renards? et

forment

font

des

compagnies

de

máles?'.

Ainsi

« squatters » dans la maison de la Renarde,

les

prétendants,

et formant des bandes (de

Männerbunde : ὃ 7.2.1).

On peut se demander s'il est licite d'appliquer la métaphore du xnvaλώπηξ / πηνέλοψ à la fois à Pénélope et aux prétendants, si hostiles entre

eux. La réponse est fournie par le rêve que Pénélope raconte à Ulysse ?, qu'elle n’a pas encore reconnu, mais dans la partie centrale duquel celui-ci va lui faire l’annonce officielle de son retour : rêve, celui-ci permet un dédoublement entre Ulysse, doublement présent dans le rêve, comme aigle enlevant les oies, et comme l'époux revenu, qui, par un double dédoublement, se trouve de plus présent aux côtés de la narratrice ; et pour ce qui est des oies, entre les tadornes que sont les prétendants, et en lesquels se métamorphosent

24. 25. 26. d'Opp.,

les oies de

la reine

par

la vertu

du

rêve,

oies

alors

Gégoupzr (1988), p. 98. GéRoupET (1988), p. 102. Cf. DETIENNE-VERNANT (1989), à propos de la description du terrier du renard Cyn., 3, 449-460 : « c'est dans ce repaire qu'il ourdit ses ruses ».

27. PoLLARD (1967), p. 65 : « Aelian's 5.30 comparison with the fox could refer to the shelduck's habit of nesting in burrows ; et G£Rouper (1988), p. 100 : «c'est

d'habitude le lapin de garenne qui fournit le logement ... À défaut, le Tadorne s'établit dans celui du renard ou du blaireau... » ; et voir n. 18. 28. G£nouper (1988), p. 100.

29. Sur le commentaire

fait par Pénélope des rêves en général,

+ 560-567,

notamment pour ies deux portes, en ivoire et en corne, d'où ils viennent, cf. Awoav (1966).

LE NOM DE PÉNÉLOPE

13

ennemies de l'aigle (qu'est Ulysse), comme les tadornes dont parle Aélien (8 2.1), par le retournement du théme de la capture de l'oie par l'aigle, troisiéme dédoublement ; cette capture est le point de départ du réve et du

présage qui l'annonce.

6. Oies En effet, ce réve, avec son oniromancie due à Ulysse, est annoncé par un présage, avec son ornithomancie due à Hélène. 6.1. Présage. — Par un procédé de composition et déictique et circulaire, le présage qui annonce le réve comporte une prophétie, énoncée par Hélène dans les termes par lesquels Athéna-Mentès, au début de son instruction du prince, a annoncé le dénouement à Télémaque, et qu'emploie Héléne à la fin de cette instruction, o 172-173 (— « 200-201) : o

172... ἐγὼ μαντεύσομαι, ὡς ἐνὶ θυμῷ 173 ἀθάνατοι βάλλουσι καὶ ὡς τελέεσθαι ὀίω.

Télémaque a en effet été envoyé à Pylos et Sparte par Athéna pour apprendre de Nestor et Ménélas le sort de la maison d'Agamemnon, afin qu'il l'évite à la maison de son père, en devenant lui-même semblable à Oreste. Au moment où Hélène interprète le présage, tout est rentré dans l'ordre pour l'autre Atride : Ménélas et Hélène se sont retrouvés ; et tout va rentrer dans l'ordre pour Télémaque, dont l'initiation prend fin à ce moment, et pour Ulysse et Pénélope, probablement en train de raconter son réve à son mari au moment du présage (8 6.3). Alors que Télémaque vient de dire à Ménélas son désir de revoir son père (o 154-159), un aigle

s'envole, emportant une oie (o 160-161), domestique. 6.2. Oies sauvages et domestiques. — Sauvages sont les oies " de l'Iliade, mentionnées seulement à propos de guerriers : grecs en B 460463, où est décrit le vol des oies, grues, cygnes (B 460, χηνῶν À γεράνων ἢ κύκνων δουλιχοδείρων) sur les bords du Caystre ; Hector en Ὁ 690692, tercet dont le dernier vers est identique au premier du quatrain précédent, et renvoie en composition circulaire à celui-ci. Domestique et sauvage se mêlent dans l'Odyssée, où les prétendants ont un comportement de tadornes, sauvages, et où Pénélope, au nom de tadorne, est maîtresse d'oies domestiques, comme l'oie du présage. Celle-ci est enlevée de la cour, o 162, blanche (ἀργὴν χῆνα, 161, d'un terme employé pour la graisse, ἀργέτι δημῷ A 818, et cf. ® 127 [avec une paire yn / xn]) et nourrie à la maison, o 174. Domestiques sont les oies de Pénélope (avant de se transformer en tadornes par l'oniromancie d'Ulysse), décrites par

30. Sur l'oie, cf. Kemzier (1887), p. 286-303; (1913), p. 220-227; [-MatLoav] (1976), p. 277-281 ; Bopsow (1994), p. 43-59.

Heu

14

F. BADER

elle dans les première et troisième parties de son rêve, cauchemar puis réveil qui encadrent cette oniromancie : τ 536-537 (χῆνές μοι κατὰ FOtkov ἐρείκοσι κυρὸν ἔδουσιν | ἐξ ὑδάτος) au début du rêve, le troupeau de vingt oies mange du grain au sortir de l'eau ; et à son réveil, Pénélope les voit en train de becqueter dans le mégaron du grain prés de leur auge, t

552 πακτήνασα δὲ χῆνας ἑνὶ μεγάροισι vônoa 553 πυρὸν ἐρεκτομένους καρὰ πύελον, ἧχι πάρος περ (allitérations en p, mettant en reliefle nom du « froment», πυρόν ; vers

holodactylique).

Mais l'ambiguité de ces oies de l'Oie-Renarde qui vont se transformer en tadornes est annoncée par l'ornithomancie d'Héléne, volontairement sibylline : si l'on devine que l'aigle peut étre Ulysse, l'oie reste domestique, et est au singulier si bien qu'elle évoque Pénélope, et qu'on ne comprend rien. Hélène, pour qui le vol à droite (δεξιός, 160) est un présage de bon augure, dit en effet (o 173-178, trad. Bérard) : « Pour enlever notre oie, nourrie à la maison, vous avez vu cet aigle venir

de son berceau et de son nid des monts. Aprés bien des malheurs et bien des aventures, c'est tout parcillement qu'Ulysse rentrera chez lui pour se venger ; il se peut qu'à cette heure, il soit déjà rentré et plante le malheur à

tous les prétendants » (o 177-178 : ... ἠὲ καὶ ἤδη | οἴκοι, ἀτὰρ μνηστῆρσι κακὸν κάντεσσι φυτεύει).

6.3. Unité de temps. — C'est là une référence à la simultanéité du présage et du rêve, dans lèquel Ulysse, au cours de son oniromancie, annonce officiellement son retour à Ithaque (x 549, cf. 8 6.4). Le poète raccorde ainsi, dans le temps chronique, deux événements dilatés par l'espace qui sépare les acteurs de deux épisodes différents : c'est une technique d'« unité de temps » sans « unité d'espace » remarquable. 6.4. Le réve de la maítresse des oies. — Le réve comporte trois parties. La première est le cauchemar où Pénélope voit un aigle abattant toutes ses oies, qu'elle pleure avec ses femmes (τ 536-543) ; dans la seconde (x 544-560) survient l'aigle qui, devenant Ulysse, transforme le

cauchemar en bon augure, et les oies en prétendants : τ 547-550 « ceci n'est pas un songe, mais un beau réve qui va s'accomplir pour toi » (x 547 οὐκ ὄναρ, ἀλλ᾽ ὕπαρ ἐσθλόν, 6 tov τετελεσμένον ἔσται ; holodactylique) ; ces oies sont les prétendants, et moi je suis l'oiseau, un aigle comme auparavant, ton époux maintenant revenu», dit Ulysse, qui annonce ainsi son retour à sa femme, officiellement mais indirectement, par son réve : 548 χῆνες μὲν μνηστῆρες, ἐγὼ δέ tox αἰετὸς ὄρνις

549 ἦα κάρος, νῦν aote τεὸς πόσις εἰλήλουθα.

LE NOM DE PÉNÉLOPE

15

Dans la troisième partie, τ 551-553, Pénélope voit ses oies en sa cour, comme avant son cauchemar. À son réveil, Ulysse précisera le présage indiqué par son oniromancie en annonçant la mort des prétendants. Au ἦα πάρος de 549, s'appliquant à Ulysse, correspond le ἦχι πάρος περ de t 553, se rapportant aux oies ; ils sont reliés par la récurrence lexicale de πάρος et les jeux allitérants de ἦα «j'étais » avec ἦχι (et l'allitération πάρος περ souligne la récurrence) : le retour d'Ulysse entraîne pour les oies le retour au statut d'oies, par élimination des tadornes-prétendants. 7. L'aigle et les oies Le symbolisme des oies (donc sans le tadorne) et de l'aigle est social * . 7.1. Aigle. — L'aigle est un des animaux prédateurs auxquels sont comparés les guerriers (Ajax, O 690 ; Ménélas, P 674 ; Hector, X 308 ;

Achille, 252), et Ulysse lui-même, © 538, oïunoev δὲ ἀλεὶς ὥς τ᾽ αἰετὸς ὑψικετήεις, quand il attaque les survivants du massacre des prétendants, à l'indignation de Zeus, puis d'Athéna — puisque la légitimité a été rétablie en Ithaque — : mettant fin à ce combat, ils mettent fin aussi

à l'Odyssée, ὦ 539-547. Mais ce n'est pas comme guerrier qu'Ulysse est comparé à un aigle dans le présage et le rêve (o 161 ; τ 538 ; 543, 548),

c.-à-d. dans tous les exemples odysséens du zoonyme, sauf o 243 et ὦ 538 : c'est parce que l'aigle est l’oiseau de Zeus en tant que souverain de la légitimité, qui envoie, à ce titre, des présages, bons à droite (N 218229; o 161), mauvais à gauche (M 200-209, ὄρνις .. αἰετὸς … Διὸς τέρας). Et, en capturant les oies-prétendants comme un aigle, Ulysse accomplit le dernier acte de sa quête de légitimité, après s'y être longuement initié ($ 15.2), légitimité sociale.

7.2. Oie(s). — Le symbolisme des oies ? est, lui, réparti entre les deux sortes d'oies du réve, les prétendants, qui ont le comportement grégaire des oies, et Pénélope fidèle, vigilante, pudique comme une oie. 7.2.1. Les oies grégaires et la troupe des prétendants. — Les prétendants vivent en troupe : ὅμιλος a 225 ; ὅμιλον x 129 ; p 67, 564, 590 ; x 263, 282 ; ψ 303), ὁμιλέομεν 9 156 (et ὁμιλεῖς dit par Ulysse à un 31. Je laisse de côté une fable comme celle d'Esope, L'aigle et le renard, puisque la Rerarde de l'Odyssée n'est pas ennemie de l'aigle, son époux. 32. Pour le symbolisme des oies, voir par ex. KeLLER (1887), p. 290 ; GERMAIN

(1954), p. 468 ; CHEVALIER-GHEERBRANDT (1982), p. 693 (sans exemples grecs). — Je laisse de cóté ici le symbolisme érotique de l'oie : dans l'Odyssée, les rapports de Pépélope et d'Ulysse concernent essentiellement la légitimité conjugale en tant que fondement de la légitimité royale en Ithaque. À tort, Macroux (1975), p. 234, récuse

l'interprétation du symbolisme de l'oie comme étant de fidélité conjugale, pour lequel elle renvoie à CanNov, Dictionnaire étymologique de la mythologie gréco-romaine.

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F. BADER

prétendant, a 383 ; ὁμιλήσειεν dit d'Ulysse s'agrégeant aux prétendants, α 265 = 8345 = p 136 ; de méme, ὁμιλεῖν, ὁμιλεῖ pour Télémaque, B 288, 381, x 271, c 167) ; ὁμοκλέομεν ὦ 173 ; ὡμόκλεον e 360, 367 ; x 211; ὁμάδησαν dans tous ses exemples, α 365 = ὃ 768 = o 399; p 360 ; x 21; ἀγειρόμενοι ὃ 686, x 390, p 379 ; ἠγερέθοντο p 65 (et &yeipoi p 362 pour Ulysse s'agrégeant aux prétendants). Dans le contexte trifonctionnel ($ 9) qui oppose les prétendants à Pénélope, cette troupe (de máles, comme celles que forment les tadornes : ὃ 5.3) se relie aux

Männerbunde.

Par

ailleurs,

les

prétendants

sont

hostiles

à

l'aigle

(-Ulysse), comme les tadornes ($ 2.1).

7.2.2. Pénélope l'oie fidèle. — Pénélope, maîtresse des oies, incarne, comme Oie, la fidélité et les vertus domestiques qui assurent la stabilité de

la maison ?. La fidélité est celle des animaux, qui forment un couple stable. C'est la fidélité de l'oie qui vaut à Socrate de jurer νὴ (μὰ) τὸν χῆνα (Ar., Av., 521 ; Cratin., 231). Et ce sont les vertus domestiques de l'oie que célébre un mari, dans une épigramme funéraire, A.P., 7, 425

(Antipater de Sidon), trad. Waltz et al. : « ne t'étonne pas de voir sur la tombe de Myró un fouct, une chouette, un arc, une oie aux yeux clairs, une chienne agile (v. 2, γλαῦκα, piv, xaporàv xGva, θοὰν σκύλακα). L'arc dit que j'étais régente attentive de la maison ; la chienne, que j'ai eu de mes enfants le souci légitime ; le fouet ne dit pas, ὁ étranger, la cruauté de la maîtresse, ni son arrogancc envers ses esclaves, mais son équité dans le chátiment des fautes ; l'oie, que je gardais soigneusement le logis (v. 7, χὰν δὲ δόμων φυλακὰν μελεδήμονα), et cette chouette que j'étais en même temps servante vigilante de Pallas aux yeux pers. Voilà les œuvres où je trouvais ma joie ; c'est pourquoi mon

époux,

Biton,

a mis

sur ma

tombe

des symbola » (symboles

qu'attestent par ailleurs des représentations figurées).

Et, selon Arist., H.A., 1, 488 b, ὄρνεον αἰσχυντηλὸν καὶ φυλακτικόν : l'oie est pudique et vigilante, comme Pénélope. 8. L'union des contraires, vision du monde

Laissant m'attarderai lui, c’est par coordonnant

de côté l'oie, et avant d'en venir à la πήνη de la Renarde, je au χηναλώπηξ : si Pénélope et les prétendants s'unissent en une illustration mythique du fait linguistique que le composé appartient à un type morphologique qui se réfère à des

ensembles ($ 4).

33. C'est peut-être à ce symbolisme qu'une femme islandaise a dû son nom de Gási (Mozzer [1968] propose le type d'explication communément admis pour ce type de nom,

«alte feminine theriophoren», sans tenir compte des relations métaphori-

ques, pourtant essentielles au moins à l'époque où le nom est encore motivé).

LE NOM DE PÉNÉLOPE

17

8.1. Composés coordonnants et noms disjoints. — Mais il est remarquable que soit unie en un seul zoonyme une vision totalisante du monde, en des données que la pensée mythique a pu répartir entre plusieurs animaux, dans des circonstances différentes : entre les acteurs de la fable

hésiodique L'Escargot, la Fourmi et l'Araignée *, mythe auquel répond à Rome un rite à la mendole et la souris

; entre les animaux à double nom,

divin et humain, de la langue des dieux avestique (coq ; tortue ; hérisson) ; entre ceux du printemps calendaire romain, sanglier qui a donné son nom à Avril, pic et louve d'une part *, truie pleine de l'autre, en rapport avec Mars et Mai qui l'encadrent ; entre les noms à deux constituants, de Menenius

Agrippa

($4);

de

l'Agneau

fait

Homme,

©

5-6,

'Ap-

ναῖος ... Ipov, en qui s'unissent l'incapacité de l'agneau à pourvoir à sa nourriture, signe de sa faiblesse, et la violence de l'Homme ; ou de l’’Apvala … Πηνελόκῃ en qui s'unissent la jeunesse de l'agneau et l’âge

mûr de l'Oie fidèle, l'ingénuité de l'agneau et la ruse de la renarde, la jeune mammifére domestique et l'oiseau sauvage. 8.2. Beowulf et χηναλώπηξ Πηνελόπη. — Je vais essayer de mettre en rapport ce πηνέλοψ / χηναλώπηξ et le nom mythique v.ang. Beo-wulf « Abeille-Loup » (avec un nom du «loup», apparenté à celui du

« renard », ἀλώπηξ, 7). Comme dans ᾿Αρναία-Πηνελόπη et χην-αλώκηξ, y sont associés un animal volant et un mammifère, ce qui permet un double codage : espace, dans sa bipartition ciel / terre, et de plus habitat (ruches

/ taniére,

pour

le loup,

cf.

le terrier du renard

où nichent

les

tadornes) ; reproduction, ovipare ou mammifere. D'autres paramétres apparaîtront identiques de l'un à l'autre : subsistance (production, incluant le domestique / prédation, incluant le sauvage); comportement social (grégaire / solitaire) ; temps (déjà inclus dans le jeune agneau et l'oie adulte, ce que refléte la succession des noms de naissance de l'Agnelle et

d'adulte de la Pénélope). Dans le nom Beowulf (indépendamment du mythe que je n'ai pas étudié) se conjoignent féminin (abeilles) / masculin (loup) ; production (domestique, dans le cas de l'apiculture) / prédation (et sauvage) ; grégaire (ruches) / solitaire, comme le loup, sauf en hiver, où les loups vont par bandes, ἀγεληδόν Π 160 ; le temps est marqué par le loup, qui œuvre de nuit, alors que les abeilles sont diurnes. Mémes paramètres pour χην- αλώπηξ / Πηνελόπη : l'oie, ἡ et ὁ χήν (et le tadorne, à et ñ χηναλώπηξ) est masculine et féminine (comme les 34. Bapen (1989 a), p. 97-188. 35. Baner (1992). 36. Baper (1996).

37. Baper (1995 b).

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F. BADER

prétendants-tadornes et la maîtresse des oies), la renarde, féminine (comme l'héroine) ; l'oie est du côté de la production, le renard de la prédation (et Pénélope est maîtresse de la production, par les oies et son tissage de Renarde ; les prétendants sont prédateurs de nourriture animale,

comme le renard, dans les banquets 5); [οἷς vit en troupeaux, et le renard agit seul ; et le grégaire et le solitaire sont ceux des prétendantset de Pénélope qui tisse, seule, contre leur bande. Le temps est celui des

saisons, par l'oiseau, aux migrations annuelles, ainsi que du diurne et du nocturne : Pénélope réve présumablement la nuit d'oies dont elle voit l'activité diurne ; le dernier vers de la troisième et la dernière version de sa πήνη, o 148, attribue à celle-ci un éclat comparable à celui du soleil et de la lune ; et sa ruse de Renarde consiste à détisser la nuit ce qu'elle avait

tissé le jour ?, νύκτωρ comme le renard, Aél. 13, 11. Je laisse de côté ici ce qui a trait aux modes de reproduction, mammifère et ovipare, représentés par les noms de 1᾿ ᾿Αρναία — IInveAóxn : ils ne peuvent être examinés pour Pénélope indépendamment de la naissance de sa « cousine » Hélène, née d'un œuf de cygne — le cygne Zeus —, selon les traditions pondu par Léda, ou couvé par elle dans celle des versions où la mère est Némésis, qui essaya de se métamorphoser en oie pour échapper à Zeuscygne ; j'examinerai ce mythe dans une autre étude, où je développerai ce qui a trait aux oppositions entre Pénélope et Héléne sous le rapport du mariage : Hélène, qui a eu de nombreux prétendants avant son mariage, a commis un adultére, ce qui est la forme minimale de mariage polyandrique ; Pénélope, qui a eu de nombreux prétendants aprés son mariage, et qui est monogame dans l'Odyssée, est dans d'autres traditions polyandrique, ayant couché avec tous les prétendants, par une union d'où naquit Pan". 9. Pénélope trifonctionnelle en son bon gouvernement Comme par ailleurs l'indienne Draupadi, dont le mariage fut polyandrique, et qui est trifonctionnelle, Pénélope est aussi, dans l'Odyssée, une héroine trifonctionnelle. Je laisserai ici également de cóté les données relatives à l'héritage trifonctionnel concernant les initiations de Télémaque

et d'Ulysse * — me bornant en ce domaine aux noms des initiateurs de ce

38. BApgn (1976 a). 39. Μασοὶ (1981) notamment, p. 74-86 pour Pénélope. 40. Βαρεκ (1996). Ajouter qu'à l'ordalie de Pénéiope dans l'eau de mer (ἢ 5.1)

correspond l'ordalie dont Héléne regrette de n'avoir pas été l'objet (Z 345-348), toujours en contre-image de Pénélope ; pour le palindrome qui unit les deux noms,

$ 14.4. 41. BaDer (1996).

LE NOM DE PÉNÉLOPE

19

dernier($ 15.2) — , pour ne retenir que le thème, également hérité ?, des bons et mauvais gouvernements (justice, paix, prospérité et leurs contraires), parce que les premières paroles d'Ulysse à Pénélope lors de leurs retrouvailles relèvent de ce thème. 9.1. Le thème du bon gouvernement en Grèce hors de l'Odyssée. — Ce thème est traité en Grèce, hors de l'Odyssée, par Hés., Trav., 225-247 ; Hdt., 3, 65; 6, 139; Esch., Suppl., 625-709 ; Eum., 9161010 ; Call., Art., 122-123, auxquels on peut ajouter Pd., Frg.

107, 14 =

Péan 9 Puech *, ainsi que l'hymne de Palaikastro ^. Celui-ci est adressé au jeune Zeus, cf. : 1-2, Ἰὼ μέγιστε Ko9pe | xaipé μοι, Kpévete « O [lord, spring up in the wine-jlars, and spring up in the fleecy [flocks, and in the crop]s of the

fiekis spring up, and in the [house of ful]filment ... spring up in] our towns

and people ; springup in the order » (60, θόρε xès θέμιν), 47-60 (trad.

West).

Dans l'hymne à ce jeune dieu de Dicté, appartenant à la classe d'áge des κοῦροι, θόρε (allitérant), s'applique, à six reprises, au moment où il

va en sortir, à la probation de sa virilité sexuelle, et de là sociale : la connotation sexuelle de θόρος, θορή (« sperme »), etc., est bien connue en grec et ailleurs (cf. m.irl. dar- « saillir » ; etc.). L'emploi de θόρε dans l'hymne témoigne de la fin de la puberté du jeune dieu, de son entrée dans l'áge adulte nécessaire à l'accomplissement de sa fonction sociale propre : féconder l'ordre fondateur du monde, θέμις (de *dhh,- »fonder »), qui sera son apanage (cf. chypr. Διξεί- θεμις) en assurant sur terre et sur mer la fécondité des vignes, grains, jeunes gens, et la paix des villes et des peuples ; la fonction guerriére peut étre dessinée par les danses des Courétes en armes, qui pouvaient accompagner l'hymne ; et c'est la fonction qui est destinée à protéger la fécondité. 9.2. Dans l'Odyssée. — Dans cetie œuvre, mauvais et bon gouvernements sont répartis entre les Cyclopes et les Phéaciens, d'une part, les prétendants et Pénélope, d'autre part. 9.2.1. Phéaciens et Cyclopes. — Les Cyclopes odysséens ignorent les lois et l'assemblée, ainsi que l'agriculture (1 106-135), tandis que la páture

est le fait de Polyphéme, qui pervertit la troisième fonction en la détournant de sa finalité de nourriture par son anthropophagie ; et tous les 42. Watxins (1981). 43. Baptgz (1992), p. 150-153. 44. Voir notamment Larre (1913), p. 43-50; Nisson (1927), p.475-479 ; Guarpuctt (1939) ; Guru (1956), p. 62-63 ; WiLAMowrrz-MOLLENDomr (1958), p. 499-502 ; Wii grrs (1962), p. 210-214 ; West (1965), p. 149-159 ; Bowna (1970), p. 182-198 ; VeRBRUGGEN (1981), p. 101-111.

20

F. BADER

Cyclopes odysséens ne sont, comme lui, que violence. Celle de Polyphème s'exerce contre Ulysse ; et les autres Cyclopes déploient la leur contre les Phéaciens (auxquels ils succèdent, dans le déroulement du récit, par pillage et force : ζ 6). Les Phéaciens, eux, incarnent le bon gouvernement, grâce à leur roi Alki-noos « Force (et) Esprit » (un peu comme Menénius Agrippa est « Esprit (et) Jambes » : $ 4) ; la conséquence du bon gouvernement est leur prospérité, n 81-132. Cette prospérité est codée dans les noms des membres de la famille d'Alkinoos : sa grand'mére maternelle est (comme la mère de Pénélope) Περίβοια « Riche en bœufs », son père Navoí-600c, qui se réfère à la richesse non plus en troupeaux, mais en bateaux qui commercent, et est glosé en n 108 (la continuité onomastique de la famille étant assurée par le Navor- qui relie Nausicaa à son grandpère). Il n'y a pas de place, dans un gouvernement si pacifique pour la violence : elle est représentée par Ῥηξήνωρ « qui détruit les hommes », frère du père d'Alkinoos, mais il disparaît de la famille, puisque le personnage est tué par Apollon. 9.2.2. Pénélope et prétendants. — Comme les Cyclopes, les prétendants sont des triples pécheurs, à l’encontre de la légitimité conjugale d'Ulysse — leur courtise étant de plus une atteinte à la légitimité du pouvoir, dont ils veulent se saisir par Pénélope interposée —, de ses biens qu’ils dévorent, tout cela par des violences. Pénélope, à l'inverse, représente le bon gouvernement pour lequel la loue Ulysse, dans les premiéres paroles qu'il lui adresse à Ithaque, 1 107-114, avec un passage de la seconde à la troisième personne, 107-108 (κλέος ) | ὧς te t&v ἢ βασιλῆος ἀμύμονος : craignant les dieux, en son règne sur des hommes nombreux et forts (109-110, ὅς τε θεουδὴς | ἀνδράσιν ἐν πολλοῖσι καὶ ἰφθίμοισι ἀνάσσων), ce roi maintient la justice (111, εὐδικίας ἀνέχῃσι), si bien que la terre noire porte le blé et l'orge, les arbres s'alourdissent de fruits, tout est fécond (113, τίκτῃ δ᾽ ἔμπεδα πάντα), la mer est poisson-

neuse grâce à ce bon gouvernement (114, ἐξ εὐηγεσίης) ; et les peuples prospèrent (113, ἀρετῶσι δὲ λαοὶ dn’ αὐτοῦ). La trifonctionnalité de Pénélope est présentée en ordre descendant par le développement littéraire : d’abord louée pour son bon gouvernement, elle narre ensuite la stratégie de Renarde qu’elle a mise en œuvre pour le détissage de sa toile (1 137-156) et son rôle de maîtresse d'oies (τ 535). Un lien entre les deux récits autobiographiques que sont celui du tissage et du rêve est instauré par le poète par le nombre de vers. 10. Nombres On connaît des jeux sur les nombres, qui sont des jeux de poètes savants, omniscients, mathématiciens, comme ils ont été, entre autres,

LE NOM DE PÉNÉLOPE

21

naturalistes, connaissant tout de l'escargot ou du tadorne, et poètes ayant à compter le nombre des syllabes occupant un nombre de pieds donné. Et on en retiendra ici de trois ordres. 10.1. Pertinence du nombre de vers. — Le premier jeu concerne le nombre de vers d'un passage donné. C'est ainsi que le réve (x 535-553), le présage qui l'annonce (o 160-178) et la version autobiographique de la πήνη (τ 137-155) comportent tous trois dix-neuf vers, par un procédé de composition discontinue, servant, comme les jeux phonologiques qui unissent Καλυψώ



Κίρκη,

etc. (δ 15.1),

procédé

qui est en quelque

sorte un reméde au manque d'unité de lieu et de temps nécessaire à l'affabulation, mais nuisible à la clarté thématique (ainsi, les récits du tissage et du rêve sont des preuves, pour Ulysse, des qualités d'oie-renarde de sa femme ; les jeux phonologiques unissent les initiateurs d'Ulysse à la légitimité ; etc.). L'emploi d'un nombre pertinent de vers peut répondre à d'autres finalités ; par exemple, l'ordalie par l'arc, qui consistera pour Ulysse à faire passer une fléche dans les douze trous de manches de haches est organisé,

par

Pénélope,

dans

un texte de douze

vers

(τ 570-581).

Ailleurs, ce jeu structure un long développement : dans l'ordalie d'Achille par l'eau du Xanthe, le verbe de plongeon initiatique, le méme qu'à Palaikastro

(ὃ 9.1),

-8ope

(ἐσ-,

Φ

18;

év-,

233),

est

l'aoriste

de

θρῴσκω, qui se trouve entre les deux exemples, à 108 vers du premier et 107 du second, dans les invectives d'Achille à sa première victime après son saut, Lycaon : ᾧ 126-127, θρῴσκω τις κατὰ κῦμα μέλαιναν φρῖχ᾽ ὑπαΐξαι | ἰχθύς, où, de plus, θρῴσκων … ὑπαΐξει, répond en chiasme à D 233-234, ἔνθορε ... ἀπαΐξαις). 10.2. Récurrences lexicales. — Un autre jeu sur les nombres réside dans leur symbolisme : les vingt oies du rêve (τ 536, χῆνες … éétxoot) renvoient aux vingt d'ans d'absence d'Ulysse, dont parle l'époux à l'épouse au moment de leurs retrouvailles, sans s'étre fait reconnaître d'elle, τ 222, ἤδη γὰρ ἐεικοστὸν rétog ἐστίν. Ce jeu s'accompagne ici d’une récurrence lexicale, qui est un autre procédé de liage en composition discontinue. 10.3. Symbolisme temporel se référer à l'arithmétique, une nombres en récurrence lexicale dix comparaisons de guerriers

et arithmétique. — Un troisième jeu peut arithmétique (décimale) liée à l'emploi de et de nombre de vers dans l'exemple des grecs dans la partie de B qui précède le

Catalogue introduit par une invocation aux Muses “ : la première, avec des abeilles (B 87-96), et les neuf autres (B 455-483), dont huit pour les

guerriers (comparaisons avec le feu, les oies, grues, cygnes, la végétation 45. BADER (1995 a).

22

F. BADER

printanière, les mouches, les brebis, les chèvres), et la neuvième (avec un taureau) pour Agamemnon. Ces 1 + 9 comparaisons sont reliées, en composition discontinue, par une fable (B 308-322) à symbolisme temporel explicite, où 1 serpent + 9 passereaux, décomposés en 8 + leur mère en % (B 313,

327)

=

10 années passées devant Troie (avec, donc, une

addition incorporée à la fable). La premiére comparaison annonce les neuf autres à la fois par le ἐννέα qui se trouve en son dernier vers, et par le

nombre de vers, dix ; au milieu des 28 vers de l'ensemble des neuf comparaisons, 14 vers après le début, figure la comparaison des mouches seuls prédateurs de l'ensemble. De plus, le nombre δέκα figure dans l'invocation aux Muses qui suit, B 484-493, au début de la seconde moitié de celle-ci, à deux reprises, B 489 ; et l'invocation elle-méme a dix vers,

se reliant ainsi à la première comparaison circulaire. 10.4. Le nombre des prétendants. — Ce n'est pas le lieu de poursuivre ici ce genre d'étude. On signalera, cependant, puisqu'il s'agit de Pénélope, le nombre de ses prétendants, x 247-251 : 52 de Doulichion + 24 de Samè + 20 de Zakynthos + 12 d'Ithaque = 108. Or, Ulysse, à qui Tirésias prédit qu'il mourra âgé (À 136) vit peut-être 108 ans : la scholie de Tzetzes à Lyk., 794 (selon qui Ulysse « mourra la peau ridée, après

avoir quitté le logis sur la mer, corbeau ») commente “ : «Le poète appelle Ulysse « corbeau » à cause de sa longue vie ... Le corbeau, selon Hésiode, vit 108 générations (pi γενεὰς) » ; le texte pseudo-hésiodique, frg. 304 M.-W. dit (en faisant alors une multiplication explicite) en gros : la corneille vit 9 générations d'hommes faits, le cerf 4 fois plus (— 36), le corbeau 3 fois plus que le cerf (= 108). Le texte ne s'arrête pas là : le phénix vit 9 fois plus que le corbeau (= 972), et les filles de Zeus, dix

fois plus que le phénix (= 9720) * 46. Je dois cette information sur l’âge d'Ulysse à J.C. Carrière, que je remercie (lettre du 29 septembre 1995). 47. Je montrerai ailleurs que le nombre des prétendants de Pénélope et l'áge de la mort d'Ulysse proviennent de la multiplication (faite dans le texte d'Hésiode) de 4 x 3 x 9, séquence qu'offre aussi Homére, X 578-579, etc., et que ces nombres font partie de tables calendaires dont l'autre partie diffère chez les deux poétes, mais non sans qu'une conversion arithmétique soit possible de l'un à l'autre (4 + 3 = 7, semaine ;

4x3 = 12, mois d'une année indifféremment solaire ou lunaire ; 9 x 36, base des 360 jours d'une année solaire, à multiplier par 10, donné directement chez Hésiode, et par la multiplication de 2 par 5 chez Homère ; etc.). Pour ce qui est des prétendants de Pénélope, ils représentent l'année lunaire ou solaire par 12, l'année solaire

par 52 (semaines), le jour par 24 heures, la différence luni-solaire comptée à raison de 20 jours et nuits par an (à partir d'années solaire et lunaire données comme comptant respectivement 360 jours et 50 semaines = 350 jours dans des énigmes

temporelles, & 13-22, etc.). Ces tables calendaires sont fondées sur une table arithmétique décimale,

qui pose ie probléme de leur rapport à la table dite de Pythagore

; la

différence luni-solaire y est calculée pour une période de 9 ans (ce qui donne trois

LE NOM DB PÉNÉLOPE

23

11. La πήνη

11.1. Défini comme « fils enroulés dans la trame», le nom πήνη^* s'applique à un tissage décoratif, pouvant comporter des scénes figurées,

ainsi Eur., Jon, 196-197 (lolaos) « dont en tissant la toile on conte chez nous la légende » (Parmentier-Grégoire) : ἄρ᾽ ὃς ἐμαῖσι μυθεύεται καρὰ πήναις.

En grec même, πήνη et sa famille (dor. πάᾶνιον « trame », Πηνῖτις épithéte d'Athéna, maîtresse du tissage [8 11.2.3], κῆνος * ὕφασμα, etc.) peuvent étre rapprochés de deux verbes donnés pour équivalents par

Hésychius, xfjv et πάσσειν *, appartenant à deux vocabulaires : saupoudrage, dans des contextes thérapeutiques, ἐπιπῆν φάρμακον SIG 1168, 119 (Epidaure) ; E 401-402 || Παιήων ὀδυνήφατα φάρμακα πάσσων | ἠκέσατο, etc. ; tissage décoratif, avec la même dualité de radicaux si on

rapproche xfjvn de πάσσειν (accompagnés de ποικίλος, cf. ποικίλος πηνέλοψ : $2.3) ; ainsi en X 440-441 ?, Andromaque, ne sachant pas encore qu'Hector est mort, « tisse au métier, lotov ὕφαινε … un manteau de pourpre qu'elle va parsemant de dessins variés » (Mazon), ἐν δὲ θρόνα

ποικίλ᾽ ἔπασσε : Eur., Hec., 470-471, εὖ

| δαιδαλέαισι ποικίλλ᾽ ||

ἀνθοκρόκοισι rfvas, brodant « dans la trame savante aux tons fleuris » (Parmentier-Grégoire),

allusion

au

péplos

destiné

au

ξόανον

d'Athé-

na — la Πηνῖτις — aux grandes Panéthénées ?'. mois intercalaires de 30 jours pour cette durée). L'organisation des tables renvoie souvent à un 19, qui évoque le cycle luni-solaire dit de Méton, et institutionnalisé à Athènes au -V* s. : le probléme du rapport des tables d'Hésiode et d'Homére avec ce cycle est par là posé, comme il l’est pour l'arithmétique, avec la table de Pythagore. Il est possible que les 19 vers du réve de Pénélope, du présage, de la confection de la toile en soient une transposition métrique, comme 1'/liade en offre des exemples, tel

B 311-329, pour les 9 ans de siège de ia ville, avant sa prise la 10* année succédantà 10 ans d'inactivité. On peut se demander si les 20 ans d'absence d'Ulysse ont un rapport avec ce 19 : 20 est décomposé, pour la durée de la guerre de Troie, en 10 (ans d'inactivité) + 9 (ans de siège) + Ia 10° ; et 20 représentent le cycle et sa reprise

l'année suivante, ce qui en indique le caractère éternel. 48. Pour CHANTRAINE, DELG, s.v. xfivn, étymologie ignorée (et le nom n'est pas rapproché de κάσσω). 49. Pour CHANTRAINE, DELG,

s.v. κάσσω : pas d'étymologie plausible, et rap-

prochement avec quatió non vraisemblable ; même opinion chez Paix, GEW, s.v. 50. Voir sur ce passage, SgaAL (1971). 51. Sur gr. πάσσω, cf. BEcurgL (1914), p. 272-273 ; BownA

technique, cf.

(1934) ; pour la

Wace (1948), pour qui Pénélope fait de la tapisserie, non de la brode-

rie; et cf. RicHARDSON (1993), ad X 441: not embrodery » ; quant aux motifs brodés,

« κοικίλ' ἔκασσε refers to weaving, que j'évoque pour Pénélope comme

pouvant être le retour des Achéens, RicHARDSON ajoute : « Helen was weaving scenes from the Trojan war

itself, suffered for ber sake,

but Andromakhe is out off from

events outside, and the contrast of her paceful weaving of decorative motifs with what has actually happened is all the more poignant ».

24

F. BADER

Saupoudrage (thérapeutique) et vêture (décorative) ont en commun de fournir une « protection » corporelle. Aussi rattachera-t-on ces formes à *peh;- « veiller sur, protéger », avec des formations connues pour cette racine, et maintenues par-delà les évolutions sémantiques, comme il est fréquent : dérivé nominal en *-no-/*-ni-, auquel on rattachera πήνη, véd.

pä-na- « protégeant » et ses composés, ianu-püna- « protégeant la personne », etc., av. Soi9ró.püna- « protégeant le domicile », *f/Su-pána-

« protégeant le bétail » > afghan spün, nom de berger ἢ, dans le domaine de la páture qui est l'une des spécialisations de la racine (lat. pästor, etc.), d'où est issue son application à la nourriture (lat. pá-nis) ; et deux

présents : l’un radical athématique (skr. péri, etc.), auquel on rattachera ffj- v ; l'autre, en *-s-, avec les évolutions connues pour ce morphème, qui donne des présents en *-mi, avec alors en hittite un prétérit à III sg. en *-to (pabla3mi, pabljasta : *peh;-?s-mi, -to) ; et des présents en *-se/o- (le

morphéme ayant pu, de manière générale, être renouvelé en *-s-k-, en fonction de présent, et subsister sous forme athématique au prétérit de type « aoriste sigmatique », et sous forme thématique au subjonctif et au futur). Ici, le présent sigmatique thématique (type tokh. À pds- à côté de B pá-sk« protéger », comme en hittite) apparait dans les trois domaines de la protection corporelle que sont la nourriture (v.sl. pase-, pasti « faire paitre », avec traitement de *-h,s- par chute et allongement compensatoire,

cf. lat. pd-s-, comme dans Παρνησός ?, gr. κάσσατο [aoriste de πατέοpoi « *peh;s-?to, cf. hitt. pahhaëÿta, avec déplacement de l'anaptyxe consécutif au traitement de *-h,5- du type Παρνασσός par assimilation) et le saupoudrage thérapeutique et la véture : gr. πάσσειν, avec méme traitement phonétique que dans xáocoto, qui l'intégre aux présents en -σσω *, d'origines diverses, alors que πάσσειν est en *-se/o- comme ἀέξω, αὔξω ; c'est parce que l'ancien présent dérivé a été affecté au saupoudrage et au tissage que s'est développé pour la nourriture, d'un type rare de dérivation, πκατέομαι, à côté duquel subsiste xáccao. À époque préhistorique, le saupoudrage a pu être non seulement thérapeutique mais décoratif, si on songe à l'emploi de l'ocre (à la couleur duquel peut n'être pas étranger le tadorne, plus encore pour la tadorna

ferruginea « bien reconnaissable à son aspect rouille jaunâtre » 7). Décoratif ou non, le saupoudrage a pu être « bariolé », #oixiAoc, comme peutêtre le Pénée, B 753 Πηνειῷ ... ἀργυροδίνῃ, en tout cas — outre le renard

52. 53. 54. 55. rants.

Baper (1976 b). BApen (1988). ScuwvzEn (1959), p. 715 (et n. 2 pour κάσσω) ; voir ἀΐσσω, $ 3.1. ΒΑΡΕᾺ (1987), p. 48, sur l'emploi de l'ocre (et du manganese) comme colo-

LE NOM DE PÉNÉLOPE

25

(815) — le ποικίλος πηνέλοψ, et la πήνη, en un syntagme allitérant comme celui de l'oiseau (ἢ 2.3), cf. les exemples ci-dessus, et la scholie à X 441, πάσσειν - κατὰ Κυκρίους τὸ ποικίλλειν. 11.2. Le tissage de Pénélope. — En la πήνη de Pénélope s'unit à la décoration la protection corporelle : elle est destinée au linceul de Laërte (ταφήιον, B 99 ; « 144 ; ὦ 134), dont le corps ne doit pas rester dénudé, p 102 ; τ 147, ὦ 137, (μὴ) ἄτερ σπείρου. 11.2.1. La métaphore du « texte » et les silences de Pénélope. — Nous ne saurons jamais comment était décoré le φᾶρος (B 97 ; τ 138, 142 ; ὦ 132, 147) qu'est le tagñov : d'un pénélops ? ou, plutôt de motifs en rapport avec les tristes retours des Achéens que veut chanter Phèmios (cf. a

347-355),

au

moment

où,

refusant

de

l'écouter,

Pénélope

reçoit de

Télémaque l'ordre de se taire et de retourner à son métier — première mention, dans l'Odyssée du tissage de Pénélope —, en des termes proches de ceux par lesquels Hector s'adresse à Andromaque, « 356-359 — Z 490492 : « Allons ! rentre au logis, songe à tes travaux, au métier, au fuseau,

et donne à modifié) ; le au πόλεμος Z 493 de a

tes servantes l'ordre de vaquer passage qui suit diffère de celui de de Z 493 de μῦθος, α 358, et au 359, τοῦ γὰρ κράτος ἔστ᾽ ἐνὶ

l'affaire des hommes,

et surtout de moi,

à leur ouvrage » (Mazon l'Iliade par la substitution τοὶ Ἰλίῳ ἐγγεγάασιν de οἴκῳ «le discours sera

à qui revient le pouvoir de la

maison». De ces paroles et de leur contexte découle l'ambiguité des discours des hommes, des silences de Pénélope, de la nature de son tissage. Le discours de Télémaque signifie que les femmes ont à obéir aux hommes,

et à lui-même sa mère, qui en reste coite, θαμβήσασα

(360) ;

mais il se déroule en méme temps qu'il permet à l’aède de chanter. Comme ces discours, marqués l’un comme ordre et l'autre comme chant poétique, les silences de Pénélope sont doubles : silence d'obéissance; mais aussi ἄπτερος μῦθος, employé pour le silence d'obéissance d'Euryclée, x 29, o 386, x 398, mais auparavant dans le cours du récit, en p 57, et créé pour la romance sans paroles de Pénélope, opposée par les modalités de sa communication aux ἔπεα πτερόεντα qui désignent la poésie comme orale. Le tissage peut alors correspondre, par son ambiguité, aux discours masculins et aux silences féminins, et étre non seulement celui de toute bonne maîtresse de maison, mais l'équivalent métaphorique du chant que va produire l'aàde pendant que Pénélope va

tisser, et être une représentation féminine de la métaphore du « texte » *,

56. R. ScuurrT (1967), $$ 604-606.

26

F. BADER

de la poésie comme « liage »?', dont témoignent des noms de poètes comme Homère, Hésiode, Ésope *, Linos, les Sirènes ?, et des termes du lexique comme lat. sermó (seró «lier ensemble, attacher, tresser ») ; le tissage de Pénélope peut être alors semblable à l'hymne que tresse

Pindare,

O.,

6,

86-87

(allitérations

p — k — ὃ,

πλέκων | ποικίλον

ὕμνον. Le silence de Pénélope, pendant qu'elle tisse son chant poétique, de jour et de nuit, si bien que dans les derniers vers de la dernière version de la πήνη celle-ci apparaîtra semblable au soleil et à la lune, ὦ 148, est aussi une ruse non pas de renarde, mais d'oie : selon Aélien, N.A., 5, 24, les oies sont silencieuses pendant leur vol migratoire : par crainte des aigles, elles mettent un caillou dans ieur bouche, stratagème pour échapper à leur adversaire. 11.2.2. Vocabulaire technique. — Il y a trois versions dans l'Odyssée du tissage de la πήνη : un récit autobiographique de Pénélope, relié au rêve et au présage qui l’annonce par le nombre de ses vers ($ 10.1) ; et deux récits dus à des prétendants : l'un en B. 88-110 dans une réponse d'Antinoos à Télémaque qui, courageusement, a convoqué les prétendants dans la première épreuve initiatique que lui fait subir Athéna, Mentès qui deviendra Mentor après l'accomplissement de cette épreuve ; l’autre par Amphimédon,

ὦ 128-148,

dans

la

νέκυια

finale,

à

l'ombre

d'Aga-

memnon : le poète, en opposant ces deux interlocuteurs, a voulu signifier que le sort de la maison du second, donné en contre-mythe de référence

par Athéna à Télémaque, afin qu'il ne devienne pas Oreste, a maison d'Ulysse grâce à son fils ; et le récit de τ est fait à un proche de la légitimité retrouvée par Ulysse. L'étude du vocabulaire technique commun à ces trois apparaitre que la succession des opérations dans le texte est

été évité à la moment tout versions fait iconiquement

adaptée à la réalité 9, et est la méme dans d'autres textes se rapportant au tissage : l'étude qui suit n'a d'autre but que de mettre en relief la pelote de ruses, propre à la version autobiographique, et à la faveur de laquelle le poéte a pu incruster dans le texte, par des allitérations, un nom de Renarde.

57. BApER (1990).

58. Bapen (1990), p. 39-43 pour Homère ; p. 43-44 pour Ésope ; p. 45-48 pour Hésiode. 59. BaDer (1993), p. 35-37 pour Linos ; p. 69 pour les Sirénes, pour lesquelles voir aussi (1994). 60. Pour ces opérations, notamment le lavage et le battage, cf. Foraas (1956), p. 81-92.

LE NOM DE PÉNÉLOPE

27

Le métier à tisser et le fuseau δ᾿ (ἱστόν τ᾽ ἠλακάτην : α 357) apparaissent d’abord dans le passage commenté pour le silence poétique de Pénélope (8 11.2.1), le nom du « fuseau » étant au point de départ d'une chaîne d'allitérations, en /, qui relient les trois versions de la πήνη (ὃ 12). Dans celles-ci, Pénélope tisse : στησαμένη ἱστὸν ὑφαίνειν, τ 139, repris en chiasme par ὑφαίνεσκεν .. ἱστόν, τ 149 (cf. στησαμένη ἱστὸν ὑφαίνειν, B 94 / ὑφαίνεσκεν ἱστόν, B 104 : στησαμένη ἴστον ὕφαινε, o 129 / ὑφήνασα .. ἱστόν, ὦ 147 ; εἰ cf. ἱστόν, β 109). L'opération aboutit aux νήματα (β 98, τ 143, ὦ 133), le « tissu», comme résultat (ceci indiqué par le suffixe résultatif *-m7) de « filer » (à l'origine « lier » :

*sh; -n-eh,-) 8. La dernière opération, le lavage, est mentionnée à la fin du troisième

récit concernant la toile, que Pénélope montre lavée, aprés l'avoir tissée sur son grand métier : €o

147, εὖθ᾽ ἡ φᾶρος ἔδειξεν, ὑφήνασα μέγαν ἱστόν, 148 κλύνασ᾽, ἠελίῳ ἐναλίγκιον ἠὲ σελήνῃ

avec, pour dernier terme, un nom qui pourrait bien offrir une allitération implicite

avec

πήνη

(cf.

le

x-

de

xXóvooc(a):

on

aurait

alors

une

anagramme) Un seul nom de la « par le nom vocabulaire filage, mais

terme est caractéristique de la version autobiographique, le pelote », τολύπη, sous la forme de son dénominatif complété de la « ruse », δόλους τολυπεύω t 137, terme commun au du tissage (où la fabrication de la « pelote » est le résultat du appartient aussi à la derniére opération du tissage, si elle

résulte

dé-tissage)

de

.

et

de

la

ruse

«ourdie »,

avec

une

allitération

implicite qui peut évoquer un nom de « Renarde » ($ 14.1). 11.2.3. Textes non odysséens. — Les πῆναι, TAaxátn, τολύπαι se trouvent, en même temps que d'autres termes techniques dans A. P., 2, 160 (trad. Waltz) : « sa navette (kepxióa, 1), alcyon des métiers (ἱστῶν, 2) de Pallas, ... son fuseau (ἄτρακτον, 3) bruyant, à la tête pesante, qui file (κλωστῆρα, 4) rapidement les brins d'étoupe en les tordant, des écheveaux [sic] (πήνας, 5), enfin la corbeille amie de la quenouille (φιληλάκατον

καλαθίσκον,

5), gardienne du fil bien façonné et des pelotes (τολύπας, 6), voilà ce que -.. Télésilla la laborieuse (φιλόεργος, 7) ... à consacré à la vierge patronne des femmes qui travaillent la laine (εἰροκόμων δεσπότιδι, 8) ».

61. Pour le sens « fuseau », non « quenouille », cf. BARBER (1991), p. 264 ; LenMANN (1995). 62. BApgz (1990), p. 31.

28

F. BADER

Cette patronne, Pallas, est la Πηνῖτις dont le nom est associé à celui de Pénélope

dans !'A.P.,

6, 289, où trois jeunes filles consacrent leurs

outils de travail : « la première a donné le fuseau qui pour fabriquer le fil tournait sans relâche entre ses doigts ; la seconde, la corbeille (τάλαρον) où elle rangeait ses laines... ; la troisième sa navette, habile compagne des longs métiers, qui fut la gardienne du lit de Pénélope, 7 κερκίδα, τὰν λεχέων Πανελόπκας φύλακα 8 δῶρον ᾿Αθαναία Πανίτιδι τῷδ᾽ ἑνὶ ναῷ « Tels sont les présents qu'elles ont consacrés dans ce temple à Athéna Pénitis, en renonçant aux travaux d'Athéna » (τὴν Ἐργάνην τε καὶ Πηνῖτιν θεὰν, dit Aélien, N.A., 6, 57).

11.2.4. La pelote et la trique. — Les trois versions de la confection de la toile de Pénélope sont encloses entre les mentions de la ruse (δόλον B 93, ὦ 128 ; δόλους

τολυπεύω

t 137) et de la force, τ 156, ὥς τὸ μὲν

ἐξετέλεσσα, xal οὐκ ἐθέλουσ᾽, ὑπ᾽ ἀνάγκης (= B 110 Ξ o 145, à la 3° p.). Aristophane s'en est sûrement souvenu à la fin du long passage (Lyc., 565-587) qui oppose le tissage féminin, constructeur, à la guerre, masculine, qui détruit, 587, ῥαβδίζειν καὶ τολυπεύειν pour la trique et la pelote, en attribuant au premier un sens double, propre (renvoyant aux baguettes avec lesquelles on bat la laine brute, Lys., 576), et figuré, comme Homère l'avait fait pour δόλους τολυπεύω. 12. La ruse du renard

La ruse est bien connue comme

comportement de la renarde, avec

δολο- et κερδ- comme pour Pénélope (B 88, à tot περὶ κέρδεα οἶδεν) : δολερὸν χρῆμα ἡ ἀλώπηξ, Aél., 6, 24 ; σοφὸν yàp ἀπατᾶν ἀλώπηξ καὶ δόλους οἶδεν, Aél., 13, 11, qui décrit la stratégie de l'animal comme consistant à suivre à la trace sa proie (ici le lièvre) la nuit, ὅταν γοῦν νύκτωρ ἐς ἴχνον ἐμπέσῃ τοῦ λαγὼ καὶ αἴσθηται τοῦ θηρίου, .. ἣ δὲ ἀλώπηξ καὶ αὐτὴ κατ᾽ ἴχνος ἵεται καὶ τοῦ δρόμου ἔχεται ; pour finir, le renard saisit sa proie non par la vitesse, mais par la longue patience que demande sa ruse (où .. δρόμῳ, ἀλλὰ τῷ χρόνῳ καὶ τῷ δόλῳ καθελοῦσα), comme Pénélope au fil des trois ans que dure la courtise des prétendants ; avec κερδ-, Archil., 224 Lasserre-Bonnard, v. 5, ἀλώπηξ κερδαλέη συνήντετο κύκνον ἔχουσα νόον ; et Platon, qui, commentant ce passage, file la métaphore des « traces » (qui ont donné le proverbe, s'appliquant à une personne fourbe ἀλώπεκος ἴχνεσι βαίνει, Sol., 11, 5), Rép., Il, 365 b : « je traînerai derrière moi le renard subtil et astucieux du trés sage Archiloque, ἀλώπεκα .. κερδαλέα καὶ ποικίλην, ... nous n'avons pas d'autre voie à suivre que celle qui nous est transmise par ces discours » (trad. Chambry) ; la qualité de ποικίλος, qui convient aussi au πηνέλοψ et à la πήνη ($ 11.1) est attribuée au renard par Alc., 69 L.-P.,

LE NOM DE PÉNÉLOPE

29

v. 6-7, ὁ δ᾽ ὡς ἀλώπαί | ποικ[λόφρων, auquel Platon doit penser. Les poètes font souvent référence à la ruse du renard : Aél., N.A., 6, 64, ἡ ἀλώπηξ πονηρὸν ζῷον ἐστὶν, ἔνθεν τοι καὶ κερδαλέην οἱ ποιηταὶ καλεῖν φιλοῦσιν. Εἰ Pindare chante le renard, qui « se renversant sur luimême, arrête l’élan de l'aigle », 7., 4, 47 .. μῆτιν δ᾽ ἀλώκηξ, | αἰετοῦ à τ᾽ ἀνακπιτναμένα ῥόμβον ἴσχει (trad. Puech). Un exemple comme ce dernier amène à se demander si les ruses du renard ne s'accompagnent pas d'une mise en « pelote », comme se met en « boule » le hérisson (auquel le renard s'attaque en le retournant, Aél., 6, 24, ἀνατρέπει αὑτούς) ; les renards qui dans le Pont chassent des

outardes ont en tout cas des mouvements courbes : ils « se retournent sur eux-mêmes (ἀκοστραφεῖνται αὐταῦ), se courbent vers le sol (καὶ ἐς γῆν κυψάσαι), tendent leur queue comme un cou d’oiseau (τὴν κέρκον ἀνατείνουσι ὥσπερ οὖν τράχηλον ὄρνιθος) et, trompées (ἀκατηθεῖσα!ι),

les outardes s'approchent du renard, comme

d'un oiseau

de méme nature qu'elles ; elles sont attrapées facilement quand, étant prés de lui, il se retourne » (ἁλίσκονται ῥᾷστα &émotpogeiong) ». Ce courbe, qui est celui des ruses est aussi celui du mouvement qui les met en pelote et de la pelote elle-même, δόλους τολυπεύω (t 137).

13. La pelote de ruses (δόλους τολυπεύω) de Pénélope et les allitérations de son tissage (ol/lo, etc.)

L'emploi d'un terme du vocabulaire du tissage pour une ruse « ourdie » est banal, cf. Z 187 δόλον ἄλλον ὕφαινε ; celui d'une allitération pour ce nom, comme dans ce dernier exemple, aussi, comme il l'est

pour τολυπεύο, ainsi dans la métaphore « dévider le fil des guerres douloureuses » (Mazon), € 86-87 τολυκεύειν | ἀργαλέους πολέμους ; et cf. Q 7-8, τολύπευσε .. πτολέμους ; α 238 — ὃ 490 = ξ 368, ἠὲ φίλων ἐν χερσὶν, ἐπεὶ πόλεμον τολύπευσεν. Mais δόλους τολυπεύω s’articulent par -οἱ- à la syllabe centrale de Πηνελόκεια, par une manifestation d'un jeu syllabique ol/lo dont les trois versions de la toile donnent systématiquement d'autres exemples. D'autre part, τολύπη entre dans un jeu d'allitérations implicite avec Πηνελόκη et Ak6xn. Enfin, du point de

vue des jeux phonologiques, si IInveAóz est refait en Πηνελόπεια, c'est comme point de départ d'un inventaire des longues prosodiques, inventaire par lequel le nom de l'héroine est relié en composition discontinue aux noms de ceux qui ont retardé le retour d'Ulysse vers elle, en Ithaque. Les allitérations qui courent à travers les trois versions de la toile de Pénélope, les reliant entre elles, ont en effet ceci de remarquable qu'elles fonctionnent avec les deux types de syllabation ol/lo (sauf iu, qui a une fonction de composition circulaire, cf. ci-dessous), et cela avec tous les

30

F. BADER

vocalismes, dans des conditions différentes de l'un à l’autre, comme nous allons voir, et trés savamment concertées. La possibilité des deux syllabations est indiquée dés le premier des vers se référant au tissage de Pénélope, a 357, ἠλακάτην … ἀμφιπόλοισι κέλευε. Si l'on suppose que ce vers a été composé avant l'altération de κἀλακάτᾶ en ἡλακάτη, il offre, d'une part, / avec toutes les voyelles non susceptibles d'être des seconds éléments de diphtongue (i, 4), comme la forme du nom de Pénélope Πηνελόπεια ($ 15.1); d'autre part, une

opposition *4/4 (en *àXaxátà), si importante dans le développement des formes du nom de Pénélope à partir de *IlàvaAóma (8 14.4); et en troisième lieu dla/olo/ele, qui seront décomposés ensuite en ol/lo, etc. Ces allitérations relient le début et la fin de chacune des trois versions de la toile de Pénélope, en composition circulaire pour chacune d'elles et discontinue de l'une à l'autre :

B

93, ἢ δὲ δόλον τόνδ᾽ ἄλλον ἑνὶ φρεσὶ μερμήριξε ; 109 καὶ τὴν γ᾽ ἀλλύουσαν ἐφεύρομεν ἀγλα ρὸν ἱστόν ;

τ

137

(...) δόλους τολυπεύω

154-155 ... ἀλέγουσας ‘| εἷλον ἐπελθόντες καὶ ὁμοκλήσαν ἐπέεσιν (holodactylique) 156 ὡς τὸ μὲν ἐξετέλεσσα, καὶ οὐκ ἐθέλουσ᾽ ὑπ᾽ ἀνάγκης o

3128-p93 148 πλύνασ᾽ ἠρελίῳ ἐναλίγκιον ἡρὲ σελήνῃ

En fonction de leur vocalisme, ces jeux sont les suivants :

a) avec les timbres i, u, qui n'apparaissent pas dans Πηνελόπῃ : 1) en li, l'allitération (ἠρε)λί(ῳ) (£vo)Ai(ykvov), ὦ 148, oppose une Syllabe brève ouverte en li à une syllabe où li est allongé par position ; un tel jeu est celui qui unit à Πηνελόπεια,

dont

toutes

les syllabes

sont

ouvertes, l'ensemble des noms en ἃ. Καλυψώ, Κύκλωψ, Κίρκη qui donne divers types de syllabes fermées où un groupe consonantique allonge une brève précédente (815.3) ; — 2) Iu mène en composition circulaire du dernier vers de la première version (ἀλλύουσαν, B 109) au dernier vers de l'ensemble (nAvv&o(a), ὦ 148) ; b) avec les timbres e, a, o du nom de Πηνελόπεια, tous les jeux sont

articulés autour de ceux auxquels le poéte accorde de l'importance pour le nom et pour ceux qu'il lui a reliés afin d'inscrire dans cette suite onomas-

tique un inventaire des longues prosodiques du grec ($ 15.3) : 1) le donne un inventaire de longues et bréves de méme timbre, inventaire non pas prosodique, comme dans Πηνελόπεια, où les longues sont é et la diphtongue et, mais phonologique, avec un £ et un £ : le /£/l& (ἀλεγοῦσας /| ὁμοκλή cag) encadrant l'ensemble et ei/él au centre (εἷλον

LE NOM DE PÉNÉLOPE

31

ἐπελθόντες), τ 154-155 ; l’allitération est, de plus, celle des deux paires τέλίεσσα)

/ (ἐγ) δέλί(ουσα)

de B 110, + 146, ὦ

156 (deux dentales dont

l'une complète la paire S[6.ovs] / r[okvaebol),, et (ἠγεελ(ίφ) / σελ(ήνη), c 148, avec deux consonnes normalement labiles en grec, *w et *s; ce dernier est conservé dans un nom de la lune dérivé en *-eh,nà de *sh,w-el- apparenté au nom du soleil, comme je le montrerai ailleurs, avec $- € (s}s- € *sh, conservé ; *w-, qu'il avait reçu de la tradition, était dans ce système amul ou en train de s'amulr, comme le montre le jeu n£A/£Àn des noms du soleil et de la lune ; — 2) avec / et a, le poète s'est

livré à deux autres jeux, que nous ne pouvons comprendre qu'à partir du

πἀλακάτᾶν

(h-) de α 357. L'un a consisté à opposer deux types de

longues de même

timbre, l'une par nature (*äAoxétäv), l'autre par

position : ἀλλύουσαν, qui justifie la forme à apocope du préverbe, et où all-, répondant au ἄλλον de B 93, enferme cette version de la toile en composition circulaire ; l'autre a consisté à compliquer |” ition de syllabation al/la par l'addition de g/k (comme dans *aàXaxóátàv): (&) yAa (Εν) dans le même vers que ἀλλύουσαν B 109 / (év)aA( y)k(vov) dont le ai, hétérosyllabique,

se relie à celui de &A(Aov),

ἄλ(λύουσαν),

tautosyllabiques, et en syllabe fermée. Ces allitérations, en e et a, sont jointes aux allitérations en i et u en ὦ 128 (lu, ei x 2 et lé, li x 2, lu), dernier vers de l'ensemble, qui sert de récapitulatif, et comporte, de plus, une marque zéro importante : l'absence de ol/lo, réservés à un jeu d’allitérations explicites en of et implicites en lo, dont le point de départ est le olo de δόλον : ce dernier entre explicitement dans les jeux δόλον ἄλλον (ol/lo) 93 et τ 137 δόλους τολυπεύω (ol x 2 et paire dol/tol) ; lo est donné par la syllabe centrale de Tinνελόκεια, qui a fourni le point d'ancrage du jeu ici décrit, et qui allitère, implicitement, avec un nom de Renarde. 14. Pénélope la Renarde Un

autre

᾿Αλόπη,

jeu

d'allitérations,

implicite,

unit

en

effet

IInveAóxn,

T0À Ox".

14.1. Allitérations implicites : héritage. — L'existence d'allitérations

implicites est un héritage : j'en connais au moins un autre exemple, dans le calendrier romain. mois

du

plus

ancien

Des trois mois du printemps, le premier (premier calendrier

romain),

Märs,

et

le dernier,

Mádia,

allitèrent explicitement ; Aprilis (mois du « sanglier ») est, lui, relié par

son p à la chaine des animaux qui sous-tendent ces trois mois : pic et louve de Mars

(picus,

lupa),

sanglier qui a donné

son nom

au mois

intermé-

diaire, aper, truie pleine sacrifiée à Mäia le ler mai, sis praegnäns. Par ailleurs, le mois suivant, qui est celui de πὸ est relié en composition

32

F. BADER

circulaire à celui de Jänus, après une interruption onomastique due à ce que, comme les anthroponymes, les noms de mois peuvent porter des noms de nombre, qui ne commencent qu'à 5: Quinülis, Sextilis (débaptisés ensuite au profit de Julius, allitérant encore avec lünó, au

contraire d'Augustus), de méme formation que Aprilis, puis September, November, December, sans lien phonique avec les autres mois, aprés théme de cardinal, et non plus d'ordinal. 14.2. Τολύκη / Πηνελόπη / ᾿Αλόπη. — Dans le mythe de Pénélope, la

τολύπη (nom dont l'étymologie n'est toujours pas résolue %, le plus simple étant peut-être de le rattacher à la racine *tel- de τέλος avec la

notion d'ach?vement de celui-ci) **, allitère implicitement avec Πηνελόπη, qui ne peut être nommée, puisqu'elle raconte à la 1 p. comment elle a dévidé sa pelote de ruses. Mais sa ruse est celle d'une Renarde, AA6mn, archaisme onomastique conservant une forme du nom de « renard » sans la longue de ἀλώπκα, ἀλώπηξ. 14.3. ᾿Αλόπη dans l'onomastique. — ᾿Αλόπῃη existe comme toponyme et comme nom d'une héroïne mythique. Parmi les toponymes, l'un, sur la cóte sud de l'Achaie Phthiotide, entre Larissa Kremasta et Echinos, est en tout cas homérique, B

681 Νῦν αὖ τοὺς ὄσσοις τὸ Πελασγικὸν "Apyoc ἔναιον, 682 οἱ τ᾽ "AXov, οἵ τ᾽ ᾿Αλόκη, οἵ τε Τρηχῖν᾽ ἐνέμοντο

(tandis qu'en B 857, ᾿Αλόπης est une variante ancienne de ᾿Αλύβδης selon Ephore cité par Strabon, qui récuse cette variante). Le toponyme de B 682 est cité en méme temps que la source du domaine d'Eleusis prés de la fontaine de Mégare, née de la métamorphose de l'héroine mythique, par

Hésychius,

'AAóxn':

πόλις

ἐν ΓΑργει

καὶ

κρήνη

ἐν

Ἐλευσῖνι,

Et

d'autres villes ont porté le nom ᾿Αλόπῃη (en Locride orientale, Skyl., 60 ; Thc., 2, 26 ; Strab., 1, 60 ; 9, 425 ; et occidentale, Strab., 9, 427) ; et, à, retenir surtout ici en raison des rapports étymologiques entre les noms du « renard » et du « loup », celle qui près d'Ephese (laquelle semble avoir aussi porté le nom de ᾿Αλόκῃ) s'est appelée aussi Λυκία (et est citée par Pline, 5, 115), cf. E.M., p. 70, 5 : ᾿Αλόπη : xopé © ἡ καλουμένη Λυκία, πρὸς τῇ Ἐφέσῳ. L'équivalence ‘Alban Λυκία suffit à assurer que

63. Josgp (1982) apparente ce nom, malgré la différence des liquides, à hitt. tarup (p)- « assembler, rassembler ».

64. Quelle que soit la racine, le nom peut être un *tol-?pé (ou *-p4), avec une anaptyxe de timbre u au contact de la labiale, comme dans lat. volup « *h,wol-"p(i)-,

ou *h,wj-*p(i)- à degré zéro, cf. ÉAxouar. Si la racine était *tei-h;-, on poserait phonétiquement “folh,-> "toll-p- (assimilation) > “tol-°p- (simplification de la géminée dans un groupe de trois consonnes, puis anaptyxe).

LE NOM DE PÉNÉLOPE

33

᾿Αλόκη a été un nom grecdu « renard» sans la longue, d'origine secondaire, de gr. ἀλώπηξ, lit. ldpé. Le mythe de l'héroine nous est connu essentiellement par Hygin, Fab., 187 ; il comporte trois actes, scandés par la dation des noms de l'héroíne à la source (acte I), de Ἱκκό-θοος

(-86wv) à son fils (ID, et de

celui-ci à la tribu athénienne des Hippothoontides, la première des dix à être nommée par Pausanias (III). A l'acte I, 'AXóxn fille de Cercyon, fils de Poséidon, eut d'une union incestueuse avec le dieu un enfant ; l'ayant revétu de langes royaux, elle le fit cacher par sa nourrice ; une jument nourrie le bébé qui fut ensuite trouvé par un berger. Celui-ci prit les vétements pour lui et donna le bébé à un autre berger, qui alla se plaindre du dol à Cercyon ; ayant découvert l'affaire, celui-ci suivit à la trace Alopè, en remontant jusqu'à elle par l'intermédiaire des bergers et de la nourrice, et la fit mettre à mort ; Alopè fut alors métamorphosée par son amant en source,

qui prit son nom.

À l'acte II, l'enfant est à nouveau

exposé, une jument revient pour l'allaiter, un berger le recueille encore ; et il lui donne le nom de Irno-66wv. L'acte III est celui où Hippotboon demande à Thésée, qui a mis à mort Cercyon, auteur d'un grand nombre de violences, de lui donner le royaume de son grand-pére, l'obtient, et devient l'éponyme des Hippothoontides. Dans cette histoire, qui est celle de la force abattue par le droit, il n'y a guère de place pour la ruse de la pauvre Renarde. Mais il y a entre elle et Pénélope comme une distribution de diverses particularités du renard : du côté d’Alopè se trouve le sauvage, la bestialité qui va jusqu'à l'inceste, et la chasse, inversée en ce que c'est l'héroine dont on suit les traces, et non la Renarde qui chasse ; du côté de Pénélope, l'intelligence, la μῆτις de l'animal (par ailleurs celle du πολύμητις Ulysse), qui lui fait détisser sa xfivn. 14.4. Détail des allitérations. — On peut se demander

εχάνάλωπ-,

*xàvaAémà

(χηνάλωκ-,

χηναλώπηξ),

si, à cóté de

πάνελοπ-

(πήνελοπ-), le poète n'a pas songé à deux formes pour le nom de son héroine : *IIlàv-aAóxà (à forme dactylique du nom de l'animal), plus conforme au mythe de l'Oie-Renarde que Πηνελόπη. S'il a adopté ce dernier, c'est en raison du palindrome qui l'unissait au nom d'Hélène, palindrome iconiquement adapté au fait que les deux cousines ont un comportement inverse à l'égard du mariage (cf. n. 40 et 70) : I

|nveÀ jórztn



[λένη

et

Ilnve| Aóf| Πολ]

m υδεύκης,

un autre palindrome unissant Pénélope et son cousin Πολίυ-δεύκης). Mais,

d'autre

part,

d'un

"Πᾶν-αλόπα

témoignent

implicites, entre Πηνελόπη, ᾿Αλόπη, 10A 0xn.

les

allitérations,

34

F. BADER

Pour mieux juger de l’allitération de τολύπη et ᾿Αλόπη, on rappellera que le nom du « renard » est (avec une prothèse devant le groupe *^;w- en grec) un dérivé de *h;w-[- « arracher » à suffixe labial, **h;wi-op-, passé aux thèmes en *-é-, *-d, avec un allongement secondaire en grec et lituanien, cf. {dpè, ἀλώκηξ, ÓXxà, allongement qui n'a pas atteint l'archaisme onomastique ᾿Αλόπη ; dans le toponyme de B 682 ($ 14.3), le w est prosodiquement exclu dans le nom ; et il est tombé par dissimilation devant le / vélaire suivi de labiale. Si l'allitération de la Renarde et de sa pelote est postérieure, dans la rédaction du texte homérique, à cette dissimilation, i'allitération ᾿Αλόκη / τολύπη est celle des deux syllabes lo/ol d'une part, pé (*pd ?) de l'autre ; si au contraire est elle antérieure à

la dissimilation, *'ArAómm τολύκη sont reliés par le palindrome wlo/olu, type de jeu phonologique recherché par les poètes grecs, ainsi Homère en B 90 / 93, ἅλις ἰλαδόν (ali/ila). On posera donc avec ᾿Αλόπη au centre des allitérations : IInve| λόπη

᾿ΑΙμό] τ

ou, mieux :

Πηνεμόκῃ

πῇ πη

"A [ρ]λόϊ πῃ τολῦύ]

x7

avec un quasi-palindrome £Ao/oAv et, par-delà, deux noms identiques à l'exception de leurs initiales (A-/t-). Sur la compensation par cette allitération de la disparition de la « Renarde » du nom Πηνελόπη refait sur χηναλώπηξ, cf. $3.3.2; cette allitération a dû prendre place avant l'altération ionienne de d en ë.

15. Pénélope, initiateurs d'Ulysse et jeux phoniques Mais, comme le montre l'harmonie vocalique en e, ce n'est qu'après elle que Πηνελόπη a été refait en Πηνελόπεια pour d'autres jeux : un inventaire des longues prosodiques mené à partir de ce nom et reliant en composition discontinue le nom de l'héroine à ceux des initiateurs d'Ulysse à la légitimité, à toutes les iégitimités, dont la légitimité — sociale, conjugale et royale — que Pénélope ἃ su maintenir jusqu'à son retour grâce à ses qualités d'Oie-Renarde. 15.1. Πηνελόπεια. — Le point d'ancrage de la réflexion du poète qui l'a mené à dresser un inventaire des longues prosodiques du grec (voyelles longues et diphtongues en syllabes indifféremment ouvertes ou fermées, bréves phonologiques devant des groupes faisant position) a pu se trouver dans "χανάλωψ (*xàv-oAóTx), qui a une paire phonologique d/d en syllabes ouvertes, de méme timbre, et, avec des timbres différents d en syllabe ouverte / à en syllabe ouverte ou fermée. L'altération de *4 en ὅ ἃ aboli la paire &/d (χηνάλωκ-) ; mais dans la forme à suffixe en *-elo-,

elle ἃ recréé une paire &/é dans χηναλώπηξ

et (quoi qu'il en soit de

LE NOM DE PÉNÉLOPE

35

“Πἀάναλόκᾶ : $ 14.4), dans Πηνελόκη. En même temps que le renouvellement de cette paire disparaît cependant le timbre vocalique a présent dans Παᾶνελόκᾶ, et donnant un embryon d'inventaire phonologique des timbres vocaliques du grec autres que i, u, aptes à se diphtonguer, embryon parce que d et 2, à s'opposent par leurs quantités. Sur ces deux bases, paire prosodique *d/d de "χᾶναλωκ-, *“yavañbnä (*IlàvaAómà ?), et embryon d'inventaire phonologique, le poète va créer Πηνελόκεια.

Celui-ci

lui permet

phonologique

des brèves

de

dresser

non diphtonguables

d’une

part un

inventaire

#, à, d (réintroduit à la

faveur d'une analogie des dérivés en *-es-ya 9), d'autre part un inventaire prosodique, dans un nom de cinq syllabes ouvertes, des longues et brèves du méme timbre : ἢ, εἰ, €.

15.2. De plus, il va articuler à Πηνελόπεια, en discontinue, les noms des initiateurs d'Ulysse à la légitimité.

composition

De Z ἂμ, avec en À l'interruption de la véxvua, descente aux Enfers

nécessaire à toute initiation, Ulysse s'est initié chez Καλυψώ (EZ) à la légitimité conjugale ; chez ᾿Αλκίνοος (dont la fille, Nausikaa, offre une contre-image de Calypsô) en 6, ἢ au bon gouvernement ; en 1, il a d'abord commencé à s'initier au savoir, car le pouvoir légitime doit étre assis sur un savoir légitime, cf. & 12, ᾿Αλκίνοος δὲ τότ᾽ ἦρχε, θεῶν ἄπο μήδεα εἰδώς ; et parce que savoir doit être fondé sur la mémoire, il a été initié chez les Awto-payoit « Mangeurs d'Oubli » ; l'initiation au savoir s'est poursuivie chez le Cyclope en même temps que l'initiation à la ruse comme forme de légitime défense : chez Polyphème, en brûlant l’œil du Cyclope, Ulysse met en pratique une théorie de la vision conçue comme

lumière ignée 55 ; il apprend l'usage des liens pour faire sortir ses compagnons de la caverne, ct toutes sortes de ruses, de langage (Odric) ou fondées sur des techniques (liens; fabrication d'un tison; etc.). L'initiation au savoir se poursuit chez Circé, chez qui Ulysse apprend que le savoir ne peut être obtenu par une drogue psychotrope, comme le μῶλυ de la magicienne, qui rend inapte à se servir de la mémoire (cf. x 240) ; et elle s'achève chez les Sirènes, qui dispensent un savoir légitime (μ 188, ἀλλ᾽ Ó γε τερψάμενος νεῖται καὶ πλείονα εἰδώς), à condition qu'il ne détourne pas de l’action. Mais, alors initié à l’action autonome et solitaire, || οἷον ἔμ᾽ ἠνώγει dx’ ἀκουέμεν, μ 160, il terminera seul son initiation : 65. Rrscu (1974), p. 137-138 : formation en *-es-ya selon l'auteur ; s’il en est ainsi, la réfection est postérieure à l'amulssement de *-s- intervocalique. 66. Sur l'épisode du Cyclope et la théorie ancienne de la vision, cf. BADER (1985), p. 27-35. Dans l'épisode du Cyclope, comme dans ceux de Calypsó, Circé ou les Sirénes, le normal est montré si j'ose dire par le pathologique : destruction de l'œil du Cyclope par brûlure; illégitimité conjugale comme initiation à la légitimité ; etc.: le normal ne fournit que difficilement une affabulation au mythe.

36

F. BADER

si Hermès l'a aidé à partir de chez Calypsô et à résister au môlu, et si Circé lui a enseigné comment ne pas succomber à la poésie des Sirènes, c'est seul qu'après son retour en Ithaque, il devra reprendre le pouvoir légitime, par l'ordalie par l'arc qu'il transformera en massacre des prétendants. Si le héros a alors rompu la chaine de ses initiations, les êéouata de α 204, le poète, lui, enchaîne les initiateurs d'Ulysse par des jeux phonologiques, créés dans des noms qui offrent des syllabes majoritairement fermées, au contraire de celles de Πηνελόπεια, et grâce auxquels il poursuit l'inventaire prosodique fondé sur le nom de l’héroïne (nommée pour la première fois en α 223). Dans leur ordre d'apparition, les sept noms se répartissent en deux cercles définis sémantiquement et phonétiquement. Le premier (Καλυψώ — ᾿Αλκίνοος — Awto-, et μῶλυ — Κύκλωψ) est défini sémantiquement par l'opposition des deux noms entre lesquels il est enfermé, Καλυψώ « qui cache » (καλύπτω) Κύκλωψ « (à l'œil) brillant » , et phonétiquement par l'allitération de / de tous ces noms, et de plus en p du premier et du dernier, qui les relie au nom de Pénélope ; le second cercle (Κίρκη — Σειρήν) ne comprend que des noms d'oiseaux, reliés phonétiquement au nom de Pénélope par e, en complémentarité avec les noms précédents, qui allitéraient par des consonnes, et non, comme ceux-ci, par une voyelle. 15.3. Inventaire des longues prosodiques. — Nous suivrons maintenant ces noms dans leur successivité. A l'intérieur du premier cercle, Καλυψώ et ᾿Αλκίνοος offrent un jeu kal/aik, qui oppose le d bref phonologiquement et prosodiquement du premier au a du second, bréve phonologique et longue prosodique, kal et k! s'opposant comme groupes hétérosyllabique et tautosyllabique (faisant alors position). Puis vient une longue phonologique et prosodique, en syllabe ouverte, le à de Λωτο- / μῶλυ, qui donne lieu au chiasme ἰδ δὶ (répondant au lo/ol de Πηνελόπεια / δόλους τολυπεύω). Le cercle est enfermé en composition circulaire entre Καλυψώ et Κύκλωψ dont tous les phonèmes sont identiques, à l'exception du d du premier, consonnes (allitérantes), k - ἰ - p (c.-à-d. trois consonnes dont la premiére sert à lier les deux cercles, et dont les deux autres se trouvent dans le nom de Pénélope), et voyelles : u, brève phonologique allongée par position devant les groupes ps et kl, inverse du lk de ᾿Αλκίνοος ; à longue indifféremment en syllabe ouverte (finale) dans

Καλυψώ et fermée dans Κύκλωψ, avec de plus un jeu yo/ow) ; mais cette à peut être de deux origines, longue *-ó- dans Κύκλωψ, diphtongue

67. BADER (1985), p. 11.

LE NOM DE PÉNÉLOPE

37

à premier élément long *-5y dans Καλυψώ. Enfin, Κύκλωψ se relie par -ló- aux Awto-, μῶλυ qui l'ont précédé. Le second cercle est relié au premier par le & x 2 de Κίρκη qui allitère avec

les

k de

Καλυψώ,

Κύκλωψ,

et dont

le irk est relié

au

iki de

᾿Αλκίνοος. Les deux noms se relient entre eux par la paire phonologique i/ei (Κίρκη / Σειρήν-), qui est une paire de deux longues prosodiques : i bréve phonologique allongée par position devant l'hétérosyllabique rk en syllabe fermée / ei diphtongue en syllabe ouverte ; et ils allitérent par la

liquide qui suit i/ei : r. 15.4. Inventaire phonologique. — Celui-ci est établi en fonction de l'inventaire prosodique. Pour les voyelles, c'est celui des longues prosodiques, en tous les timbres vocaliques sauf a, qui n'est représenté que par la brève (phonologique, devenant longue prosodique : Καλυψώ / ᾿Αλκίνοος), comme il est normal pour un inventaire fait après la fermeture de d en "δ en ionien, qui confond le *é morphologique, comme le thème en *-é- du nom des Sirènes, et le & « *d phonétiquement : é dans Κίρκη, Σειρήν- comme dans Πηνελόκεια ; ei dans Σειρήν- comme dans Πηνελόπεια ; i allongé par position dans Κίρκη ; u allongé par position dans Καλυψώ, Κύκλωψ, *ó dans Κύκλωψ, *-0y dans Καλυψώ, exemplaire de diphtongue à premier élément long comme ei est un exemplaire de diphtongue à premier élément bref; il n'y a pas de

diphtongue en u, inutile dans cet inventaire prosodique . Plus économique encore est l'inventaire consonantique : les occlusives n'y sont que le p du nom de Pénélope et k, c.-à-d. les deux occlusives non susceptibles d'entrer en groupe entre elles (au contraire de pt, kt, si bien que f est absent de l'inventaire), mais susceptibles chacune d'entrer en groupe avec une non occlusive : ps, pour p, en regard du p de Πηνελόπεια et du s de Σειρήν- ; 1 pour k (kl opposé à kal, et Ik). Cette liquide, qu'offre la syllabe centrale de Πηνελόκεια, se complète, dans le second cercle, de r, et du n du nom des Sirènes, qui allitère avec celui de Πηνελόπεια en composition circulaire. Tout l'inventaire est en effet enfermé entre Πηνελόκεια et Σειρήνreliés par ἢ et εἰ en chiasme, et de plus -nv- (et même -nve- quand le nom des Sirénes est au nominatif, cf. μ 44). Un récapitulatif de ces jeux est fourni (cf. 8 2.3) hors de l'Odyssée par le syntagme dont l'adjectif peut qualifier l'oiseau, le tissage et la ruse du renard, ποικίλος πηνέλοψ 9. 68. J'ai laissé de côté, après hésitation, Navo-xáà dans la chaîne de ces noms. Je reprendrai ailleurs l'étude, phonologique et sémiologique, des noms de la maison royale phéacienne. 69. Cette étude est à compléter par BApER (1996 a), notamment pour les réflexions sur le mariage distribuées entre Pénélope, Hélène et Clytemnestre en Grèce,

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l'indienne Draupadi),

avec tous les prétendants (d'où naît Pan) ; la

polyandrie est l'un de ces traits « pathologiques» (cf. n. 66) par lequel le mythe attire l'attention sur les conditions normales du mariage.

LE NOM DE PÉNÉLOPE —

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Quaestiones Homericae

Le romantisme français et le modèle homérique

Michel Brix On connaît le rôle joué dans la naissance du romantisme français par le traité De l'Allemagne publié en 1814 par Madame de Staël, aprés un voyage de l’auteur outre-Rhin. Quatorze ans avant De l'Allemagne, Madame de Staël avait publié un autre ouvrage, non moins intéressant, De la littérature considérée dans ses rapports avec les institutions sociales, qui doit ici retenir notre attention. L'auteur explique en effet, dans De la littérature, qu'Homére se trouve, en compagnie d'Ossian, à la source de la littérature européenne. Au premier est attribuée la fondation de la littérature du Midi, au second la fondation de celle du Nord '. Réagissant à la lecture du traité de Madame

de Staél, Frangois-René

de Chateaubriand

écrit dans le Mercure de France du 22 décembre 1800 : J'avoue que cette idée de Mme de Staël me plaît fort. J'aime à me repré-

senter les deux aveugles ; l'un, sur ia cime d'une montagne d'Écosse, la tête chauve, la barbe humide, la harpe à la main, et dictant ses lois, du mi-

lieu des brouillards, à tout le peuple poétique de la Germanie : l'autre, assis sur le sommet du Pinde, environné des Muses qui tiennent sa lyre, éle-

vant son front couronné sous le beau ciel de la Grèce, et gouvernant, avec un sceptre orné de laurier, la patrie du Tasse et de Racine ?.

Les parallèles établis entre Homère et Ossian étaient légion depuis que le poéte écossais James Macpherson avait commencé à construire de toutes pièces, à partir de 1760, un « Homère celtique » et depuis que sa « découverte » avait été diffusée dans toute l'Europe par des lecteurs enthousiastes, au premier rang desquels figurait Denis Diderot. — Les pro-

1. Madame de Staël, De la littérature considérée dans ses rapports avec les insti-

tutions sociales, Paris, Imprimerie de Crapelet, 1800, t. I, p. 210 2. F.-R. de Chateaubriand, Correspondance générale, 1. 1789-1807.

Avant-

propos de Pierre Clarac, Paris, Gallimard, 1977, p. 115. Ce texte, paru peu aprés la

deuxième édition de l'ouvrage de Madame de Staël, est présenté dans le Mercure de France comme une lettre à Louis de Fontanes. William R. PAULSON a attiré l'attention sur cette lettre dans Enlightenment, Romanticism, and the Blind in France, Princeton

University Press, 1987, p. 122.

44

M. BRIX

pos de Madame de Staël et de Chateaubriand, à l'aube du XIX* siècle, laissaient bien augurer de la survie d'Homère durant l'époque romantique. Quelques mois après son article du Mercure de France, Chateaubriand

publie Arala, ou les Amours de deux sauvages dans le désert), roman grâce auquel l'auteur rencontre pour la première fois le succès. Chactas, vieux sachem d'une tribu d'Indiens d'Amérique, raconte à René, un exilé frangais, les aventures de sa jeunesse et notamment l'histoire de son amour pour Atala, jeune Américaine convertie au christianisme. On note que Chactas a été frappé de cécité dans sa vieillesse. On apprend aussi que l'intention de Chateaubriand, dans Atala, était de se faire l'Homére des « tribus indiennes conspirant, aprés deux siécles d'oppression, pour rendre la liberté au Nouveau-Monde » *. L'auteur français se réclame en effet du poéte grec parce qu'il a comme lui — suggére la préface — visité les peuples qu'il voulait peindre. Au reste, c'est le roman tout entier, fond et forme, qui est placé sous l'autorité d'Homére : J'ai donné à ce petit ouvrage les formes les plus antiques ; il est divisé en prologue, récit et épilogue. Les principales parties du récit prennent une dénomination, comme

les chasseurs, les laboureurs, etc. ; et c'était ainsi

que dans les premiers siècles de la Grèce, les Rhapsodes chantaient, sous divers titres, les fragments de l’Iliade et de l'Odyssée ?.

Le Voyage en Amérique, une œuvre postérieure de Chateaubriand *, nous éclaire sur la signification de ces rappels. L'auteur établit en effet un parallélisme entre les tribus américaines et les peuples de l'Antiquité, et il exprime son espoir de voir les premières montrer à la société européenne vieillie la voie du renouveau. Dans la méme œuvre, il décrit les Natchez, les Hurons et les Algonquins comme « des peuples qui prétent des sens à tout, qui entendent des voix dans tous les murmures, qui donnent des haines et des amours aux plantes, des désirs à l'onde, des esprits immor-

tels aux animaux, des âmes aux rochers » ". Les Indiens d'Amérique n'ont pas

régénéré

l'Europe ; par

contre,

les

souvenirs

du

paganisme

anti-

que — que Chateaubriand découvrait chez ces mémes Indiens — ne seront pas

étrangers

au

renouvellement

de

la

littérature

française

pendant

l'époque romantique. On aura sans doute reconnu, dans les coutumes des tribus du Nouveau-Monde (si proches des peuples décrits par Homère), les futures correspondances baudelairiennes, — mode de relation au monde où 3. Paris, Migneret, 1801 [l'ouvrage est paru au début du mois d'avril 1801].

4. F. -R. de

Chateaubriand,

Œuvres

romanesques

et voyages,

6d.

Maurice

REGARD, Paris, Gallimard (« Bibliothèque de la Pléiade »), t. I, 1969, p. 16.

5. Chateaubriand, Œuvres romanesques et voyages, éd. citée, p. 18. 6. Elle paraît pour la première fois en 1827, dans les Œuvres complètes procurées par Lapvocar. 7. Chateaubriand, Œuvres romanesques et voyages, éd. citée, p. 785.

LE ROMANTISME FRANÇAIS ET LE MODÈLE HOMÉRIQUE

45

la vue ne constitue plus l'organe essentiel. D’où la cécité de Chactas âgé. D'où aussi l'importance accordée par les romantiques à la cécité d'Homére, symbole du génie poétique. Délivré des impressions fugitives liées aux objets sensibles, l'aveugle se trouve en mesure de pénétrer les intentions divines, ou les essences, cachées au commun des mortels. Dans

Les Contemplations (1856), Victor Hugo adresse ces mots « À un poète

aveugle » : « Quand l'œil du corps s'éteint, l'œil de l'esprit s'allume » *. Mais la cécité constitue également le chátiment infligé en compensation de

l'inspiration divine ; elle bannit le poète de la société des hommes. À la fin du XVIII siècle — mais le texte ne sera connu qu'en 1819 — André Chénier avait consacré à Homère une de ses Bucoliques, sous le titre

« L'Aveugle » ἢ: l’auteur de l'Jliade y était décrit comme un être pauvre,

errant, misérable, exposé à toutes les humiliations. L'Homére de Chénier nous apparait aujourd'hui comme une image emblématique du poète romantique : la figure souffrante de l'aveugle (motif littéraire qu'illustreront Flaubert, Gautier et surtout Baudelaire) exprime la destinée tragique de ceux qu'illumine — de l'intérieur — la vis poetica. Tout au long du XIX* siécle, l'image d'Homére va encore subir bien d'autres vicissitudes. Quant à ses œuvres, elles font office de modèle pour

les ambitions littéraires des romantiques. siécle,

à l'essor d'une

conscience

On assiste en effet, au XIX*

historique

nouvelle.

Les écrivains de

l’âge classique français habillaient le passé à la mode de Louis XIV ou de Louis XV. Les écrivains romantiques rompent avec ces habitudes et s'emploient au contraire à donner la sensation du passé, à montrer « tout vivants » les siécles anciens. De là une écriture de l'histoire congue, selon le mot de Jules Michelet,

comme

une résurrection.

À la suite de

l'auteur de l'Histoire de France, on traverse et on retraverse le fleuve des morts, on rebátit les palais enfouis, on ouvre les linceuls pour réanimer les

disparus. Le théátre fut le lieu privilégié de telles expériences : dans les années 1820, les scénes parisiennes commencent à accueillir de nombreuses piéces à sujet historique, genre dans lequel s'illustrent principalement Alexandre Dumas et Victor Hugo. Dans cette rupture avec le traitement classique de l'histoire, les écrivains français ont certes tiré profit de la

8. V. Hugo, Œuvres poétiques, Il. Les Châtiments. Les Contemplations. Édition établie et annotée par Pierre Arsouv, Paris, Gallimard (« Bibliothèque de la Pléiade »), 1967, p. 521. 9. Voir A. Chénier, Œuvres complètes, éd. Gérard WALTER, Paris, Gallimard (« Bibliothèque de la Pléiade »), 1958, p. 42-48.

10. « Les hommes et méme les siécles passés doivent entrer en scéne dans le récit [de l'historien] : ils doivent s'y montrer, en quelque sorte, tout vivants ; [...]» (Augustin Thierry, Lettres sur l'histoire de France, cinquième édition, Paris, Just Tessier, 1836, p. 60).

46

M. BRIX

lecture de Walter Scott, dont la vogue était très grande au début du XIX* siècle. Mais l’aède homérique, qui chantait la geste des héros morts au combat et leur assuraient ainsi une gloire immortelle, offrait aux auteurs

romantiques le type méme du poète inspiré par la mémoire du passé. À

preuve par exemple l'invocation aux Muses, dans ie chant II de l'{liade, invocation que suivent 266 vers décrivant les 29 flottes des Achéens et précisant l'origine géographique de chacune d'elles et les noms de leurs commandants : « Car je ne pourrais nommer ni décrire la multitude, méme ayant dix langues, dix bouches, une voix infatigable et une poitrine d'airain, si les Muses Olympiades, filles de Zeus tempétueux, ne me rappellent ceux qui vinrent sous Ilios » (trad. Leconte de Lisle). Les Muses sont filles de Zeus et de Mnémosyne et la connaissance qu'elles dispensent aux poètes ressortit à la mémoire. Mais Homère n'était pas seulement un écrivain remarquable en ce qu'il liait intimement littérature et histoire. D'autres traits de son œuvre le recommandaient à l'attention des romantiques, qui furent tous d'attentifs lecteurs de l'Odyssée et du récit de l'errance d'Ulysse, de ses navigations basardeuses traversées d'épisodes fantastiques ou merveilleux, et de sa poursuite, le long de côtes inhospitaliéres, de la lointaine Ithaque. En

1850, Nerval publie Les Faux Saulniers '', texte dont de larges fragments entreront dans son dernier

recueil, Les Filles du Feu

(1854).

Les Faux

Sauiniers racontent la recherche par l’auteur d'un livre qui semble introu-

vable en France, l'Histoire du Sr abbé comte de Bucquoy ". Le narrateur va de bibliothéques publiques en librairies sans parvenir à mettre la main sur l'ouvrage recherché. Cette quéte est entrecoupée de promenades dans le Valois — d’où l'abbé et le narrateur sont tous deux originaires — et du récit des aventures d'une parente de l'abbé, Angélique de Longueval. Le texte progresse de digressions en digressions, sans pour autant se

rapprocher du but avoué. À la fin des Faux Saulniers — et alors qu'une vente publique lui a enfin permis d'obtenir le livre tant convoité —, Nerval mentionne le nom de quelques-uns des écrivains qui ont inspiré le récit de cette quéte erratique et qui ont eux aussi imité leurs prédécesseurs : Diderot, Sterne, Swift, Rabelais, Merlin Coccale, Pétrone, Lucien et — cité le dernier puisque l’on remonte le temps — Homère :

11. Voir G. de Nerval, Œuvres complètes, éd. Jean Gun LAuME et Claude Picaoës,

Paris, Gallimard (« Bibliothèque de la Pléiade »), t. II, 1984, p. 1-119. 12. L'abbé de Bucquoy vécut sous le régne de Louis XIV. Le titre complet de l'ouvrage est : Événement des plus rares, ou histoire du Sr abbé comte de Bucquoy, singulièrement son évasion du fort l'Évéque et de la Bastille, l'allemand à côté, revüe

et augmentée, deuxième édition avec plusieurs ouvrages vers et prose, et particulièremeni la game des femmes (1719).

LE ROMANTISME FRANÇAIS ET LE MODÈLE HOMÉRIQUE

47

Et Lucien en avait imité bien d’autres... Quand ce ne serait que l’auteur de l'Odyssée, qui fait promener son héros pendant dix ans autour de la Méditerranée, pour l'amener enfin à cette fabuleuse Ithaque, dont la reine, entourée d'une ci ine de prétendants, défaisait nuit ce qu'elle avait tissé le jour e d caque T

L'Odyssée était ainsi explicitement désignée par Nerval comme le modèle des récits dont l'aboutissement toujours se dérobe. Récits éminemment romantiques, à ceci prés que les Ithaques des écrivains français se révéleront souvent plus fabuleuses encore que celle de l'Odyssée. Quant à Ulysse lui-même, il devient le parangon du héros romantique : celui-ci ressemble, comme Nerval dans ses souvenirs de voyage en Allemagne, à

«un navigateur, un Ulysse errant » “, toujours en mouvement — mais moins à la manière d'un touriste que d'un fugitif ou d'un perpétuel exilé —, passant d'une contrée à l'autre sans désemparer et n'atteignant le but de ses pérégrinations que pour en trouver un autre et repartir. Sur ces routes fallacieuses de l'exil, le texte d'Homére générera même de nouveaux mythes : ainsi celui de Lorely, la fée du Rhin, sœur nordique des sirénes odysséennes. Lorely attire les navigateurs par ses chants et les

fait échouer contre un rocher élevé et dangereux qui surplombe le Rhin ". Cette légende présente la particularité de n'étre pas née de la tradition populaire, mais d’œuvres littéraires. On en doit l'invention à l'écrivain allemand Clemens Brentano. Henri Heine et Gérard de Nerval transfigureront la légende de Lorely en faisant de la fée du Rhin une allégorie de la muse romantique. Il faudrait pouvoir évoquer longuement aussi la question des traductions de l'/liade et de l'Odyssée. Avec le romantisme s'interrompt la lignée des «belles infidéles » de l’âge classique, — versions qui s'attachaient à adoucir tout ce qui, dans le texte d'Homere, s'éloignait des bienséances et des règles du goût français. Les érudits du XVIII: siècle — à l'instar des lettrés du siècle de Louis XIV — se faisaient un devoir, en matiére de traduction, de gommer les singularités des textes originaux ;

ainsi l'ensemble de la littérature traduite en français a pu passer, pendant environ cent cinquante ans, pour ne constituer qu'une seule œuvre. Toute littérature devait alors se conformer au modèle universel construit par la doctrine classique. Le romantisme réagit contre cette uniformisation abusive et s'emploie à donner, des écrivains antiques notamment, une image 13. G. de Nerval, Œuvres complètes, édition citée, p. 119. 14. Lorely. Souvenirs d'Allemagne, p. 206 (in Œuvres complètes, éd. Jean GuniAuMs et Claude Picuors, Paris, Gallimard [« Bibliothèque de la Pléiade »], t. III, 1993). 15. Voir La « Notice générale » de Lieven D'uursr sur Lorely de Nerval dans

tome IIl des Œuvres complètes, volume cité, p. 940-942.

le

48

M. BRIX

plus fidèle, débarrassée des préjugés antérieurs. dre Homére en respectant le plus grand nombre ques de l’œuvre originale : c'est la prédilection ques pour la « couleur locale », à l’œuvre par historiques de Hugo et de Dumas. Jean-Baptiste en 1815, avec sa version de l’Iliade, une ère de

Le XIX* siècle veut renpossible des caractéristibien connue des romantiexemple dans les drames Dugas-Montbel inaugure traductions qui se veulent

plus proches du sens et de la lettre du texte grec '*. De nombreux érudits tentent, après lui, de rendre Homère dans sa vérité historique et cherchent un langage qui serait un équivalent acceptable de la langue jeune, musicale, tantôt familière, tantôt grave, du père de la poésie hellénique. Ces efforts furent couronnés en 1866-1867 par les traductions de Leconte de

Lisle ". Celui-ci poussa son intention de fidélité jusqu'à transcrire tels quels les noms propres, sans méme les latiniser. L'« Avertissement » de l'éditeur, en tête de la version de l'Iliade, souligne les ambitions du traducteur : exactitude du sens, littéralité, reproduction du caractère héroïque

et rude de la poésie homérique. N'oubliant pas que ces versions ont hérité des exigences de fidélité nées avec le romantisme ἢ, Georges Mounin considére encore, au XX* siécle, traducteur français d'Homére :

Leconte

de

Lisle comme

le meilleur

[...] ses intentions [de Leconte de Lisle] ne sont pas d'abord esthétiques ou philosophiques, mais historiques. I] s'agit premiérement de restituer, gráce à la littéralité la plus scrupuleuse, les façons de penser, de sentir, de parler, d'agir, de vivre et de chanter, des Grecs authentiques d'il y a trois mille ans. Cet espace entre eux et nous, que les « belles infidèles », à l'époque classique, avaient presque supprimé, doit étre maintenant rendu perceptible par tous les moyens. Le premier mérite de Leconte de Lisle (il

en a d'autres) est d'avoir ressuscité l'Aistoricité du « miracle » grec, de cette culture devenue presque intemporelle. Avec lui, les Grecs redeviennent une peuplade préhistorique de l’âge du bronze, non privilégiée par rapport aux autres, apparentéc aux autres ; ses princes redeviennent des roitelets, ses nations redeviennent des clans et des tribus, ses devins rede-

16. Voir Didier PmALoN, « Traductions françaises de l'/liade », La Traduction (Problèmes théoriques et pratiques), sous la direction de Christian TOURATIER, Aix-enProvence, Publications de l'Université de Provence, 1993, p. 135-179. — La première édition de la traduction de l'Iliade et de l'Odyssée par Dugas-Montbel parut de 1815 à 1818 (Paris, Didot, 4 vol.) ; cet ouvrage connut une réédition améliorée, avec le texte grec en regard, en 1828-1834 (Paris, F. Didot, 9 volumes). 17. L'Iliade, trad. Leconte de Lisle, Leconte de Lisle, Paris, Lemerre, 1867.

Paris,

Lemerre,

1866 ; L'Odyssée,

trad.

18. « [...] un [...] effort pour exprimer /'historicité d'un texte à traduire au moyen de procédés différents de l'archaisme, traverse le XIX* siècle, expliquant pourquoi la manière de Leconte de Lisle, loin d’être un accident de génie dans l'histoire de ]a traduction française, était devenue de son temps ‘le besoin réfléchi de toutes les intelligences élevées’ » (Georges Mouwm, Les Belles Infldèles, Presses Universitaires de Lille, 1994 [édition originale 1955], p. 94.)

LE ROMANTISME FRANÇAIS BT LE MODÈLE HOMÉRIQUE

49

viennent des sorciers, ses dieux redeviennent des fétiches et des totems ; ses cérémonies redeviennent des pratiques. Le peuple grec entier rentre dans l'ethnographie : l'absence de perspective des classiques l'en tenait en dehors. Il est facile de se moquer de l'orthographe compliquée dont Leconte de Lisle affuble les héros trop familiers, ses Atreus et ses Krônion, ses Akhaiens, ses Akhilleus, ses Lykaon, ses Aithiopiens et sa Lakedaimón : c'est pourtant lui qui a raison. Pour ressusciter les poèmes d'Homére, il fallait d'abord les dépayser, rompre le lien faux qui dans notre culture unit les allégories de Ronsard et de Boileau, les clichés de la décoration baroque, les personnages de Racine, à l'histoire vraie des peuplades achéennes entre le néolithique et l'áge du bronze. La traduction de Leconte de Lisle opère définitivement cette rupture salutaire sur tous les points

19

L'influence des œuvres homériques sur la littérature française du XIX*

siècle fut aussi intimement liée à des débats philologiques. À cela rien d'étonnant : avant comme après la Querelle des Anciens et des Modernes, les polémiques n'ont cessé de diviser les homéristes. L'une de ces polémiques portait sur la question de l'existence, ou de la non-existence, d’Homère. Le XIX* siècle va incliner beaucoup plus que ses devanciers vers la thèse de la non-existence de l'auteur grec. Pareille thèse avait déjà été formulée par l'abbé d'Aubignac, qui avait rédigé en 1664 des Considérations académiques sur l'Iliade ". Considérant la rudesse des mœurs homériques comme un défaut, l'abbé d'Aubignac avait conçu le projet ironique de disculper Homère des fautes de goût qui déparaient l'7liade en les rejetant sur plusieurs poètes : selon lui, l'Iliade et l'Odyssée étaient une collection de petits poèmes, dus à divers auteurs et que l'on avait joints ensemble.

Charles

Perrault

utilisa

les idées

de

l'abbé

d'Aubignac,

en

1692, au cours de la première Querelle des Anciens et des Modernes ?', épisode aprés lequel les critiques français ne parurent plus accorder au débat qu'une attention très irrégulière. On discerne néanmoins, tout au long du XVIII: siècle, une tradition du « doute » homérique. En 1725, par exemple, dans ses Principj di una scienza nuova, le napolitain Giambattista Vico assimile Homère à un être multiple, collectif : Homère serait un nom générique, qui désigne la Grèce

19. Les Belles Infidèles, p. 68-69. 20. L'ouvrage de l'abbé d'Aubignac — l'auteur n'avait pas obtenu d'imprimer — ne

sera

publié

qu'aprés

sa

mort

Dissertation sur l'« Iliade», ouvrage posthume, savant, Paris, F. Fournier,

(Conjectures

le permis

académiques,

ou

trouvé dans les recherches d'un

1715).

21. Dans le Parallèle des anciens et des modernes (voir Noémi Herr, Homère en

France au XVIF siècle, Paris, Klincksieck, 1968, p. 527-528).

50

M. BRIX

elle-même racontant sa propre histoire ©. En 1781, l'belléniste d'Ansse de Villoison découvre à Venise un manuscrit de l’Iliade où le texte grec était marqué, dans les marges, des signes utilisés par les grammairiens alexandrins pour distinguer les vers supposés, altérés ou transposés de ceux dont l'authenticité était largement reconnue ; le manuscrit vénitien ajoutait en outre aux vers d'Homére un long commentaire, rédigé au III* siècle après Jésus-Christ, d’après les ouvrages des mêmes Alexandrins. Villoison fit mention

de

cette

découverte

dans

ses

Anecdota

Greca

[...]

(Venise,

Coletti, 1781), avant de publier, sept ans plus tard, l'édition du manuscrit, avec l'appareil d'explications dont les Anciens avaient entouré le poème

d'Homere ? Le débat fut relancé par un philologue allemand,

Pregeric Auguse

Wolf, qui publie à Halle, en 1795, des Prolegomena ad Homerum.

À ses

yeux, les scholies du manuscrit vénitien faisaient apparaitre le travail des littérateurs qui, depuis Zénodote d'Éphèse et Aristarque jusqu'aux Byzantins, « arrangèrent » l'7liade et l'Odyssée d'après des copies divergentes et incomplétes ; les deux grands poémes homériques n'auraient existé que du moment où les philologues alexandrins en eurent recueilli les fragments épars. L'ouvrage de Wolf reçut, en Allemagne, des appréciations louangeuses de Goethe et de Herder, tandis que de

l’autre côté du Rhin, de

nombreux lettrés — parmi lesquels Benjamin Constant et Claude Fauriel — se firent les porte-parole de l'hypothése défendue par le philologue allemand. Les Prolegomena ad Homerum bénéficiaient, en Allemagne

comme

en France,

du mouvement

d'idées

qui,

au début

du

XIX*

siècle, poussait les intellectuels vers un patrimoine jusqu'alors dédaigné, les traditions populaires et les épopées médiévales. Les écrivains romantiques retrouvent en effet à la même époque leur folklore local et surtout leurs chansons populaires, bien éloignées des règles du classicisme. À la suite de Herder, ils voyaient dans les Volkslieder anonymes des créations spontanées du génie collectif, du Volksgeist. Une cloison étanche semblait avoir de tout temps séparé, en France surtout, les ouvrages réalisés par les classes cultivées des productions du peuple. Tandis que la langue se perfectionnait et que les siécles donnaient naissance à des œuvres aux formes sans cesse renouvelées, la tradition populaire se perpétuait obscurément : transmis par !a seule force de la mémoire d'une génération aux suivantes, ses monuments conservaient, à

travers les âges, leur caractère primitif. On assiste ainsi, pendant le XTX* 22. Le titre complet est : Principj di una scienza nuova d'interno alla commune natura delle nazioni (Napoli,

1725) ; le livre III de cet ouvrage s'intitule : « Della

discovertà del vero Homero ». 23. Ilias ad veteris codicis Veniti fidem recensita, Venise, 1788.

LE ROMANTISME FRANÇAIS ET LE MODÈLE HOMÉRIQUE

siècle,

au développement

d'une

doctrine

qui

identifie

51

en

poésie

le

populaire au primitif et à l’authentique. Les chansons du peuple constituaient aussi les témoins fidéles et préservés des antiquités d'une nation. Dans une telle perspective, les liens qui unissent les chants populaires et les épopées apparaissent sans peine. « Wolfien » enthousiaste,

collecteur des Chants populaires de la Grèce moderne ?*, Claude Fauriel consacre en 1835-1836 son cours de Sorbonne à la question homérique ; il plaide pour la non-existence de l'auteur grec : l’Iliade et l'Odyssée seraient constitués de chants populaires anonymes, transmis au fil des siécles par la mémoire collective. Selon Fauriel, pareille évolution est exemplaire de la formation de toutes les épopées nationales, celles que précisément découvre ou redécouvre l'Europe, depuis la fin du XVIII: siècle : le Niebelungenlied, les chansons de geste du cycle de Charlemagne, le

Romancero du Cid ou encore les poémes ossianiques.

Chez

tous les

peuples, les chants consacrés à la louange des grands hommes ou au souvenir des événements remarquables, représenteraient la forme premiere de l'historiographie. Les grands cycles épiques seraient tous formés de ces chants épars, d'abord confiés à la mémoire, puis successivement augmentés et coordonnés jusqu'au jour où ils se trouvent réunis en forme de poémes continus. Fauriel ne manque pas d'appliquer cette hypothèse aux chants des Grecs modernes, qu'il a réunis une dizaine d'années auparavant. Considérant les ceuvres des rhapsodes inconnus — qui n'ont pas encore trouvé leur Aristarque — comme des membra disiecta de l'éternel Homère, il écrit, à propos des chansons klephtiques : Un recueil complet de chansons klephtiques, à dater de l'époque où le nom de Klephte a été employé à désigner la minorité des Grecs armés dans les montagnes pour maintenir leur indépendance, serait de la plus grande importance. Ce serait la véritable histoire de la Grèce depuis la conquête ; [...]. Une telle histoire formerait un recueil de traits d'héroisme bien supéneurs en éclat, comme en certitude, à ceux des guerriers de l'Iliade : elle serait la véritable Iliade de la Grèce moderne, qui aurait son prix, méme

poétique, auprès de l'ancienne ©. Les hypothèses de Wolf ont placé les chansons populaires ἃ l’origine des cycles épiques. Toutes les chansons de geste auraient connu la même genèse, et seul le travail d'un arrangeur séparerait un recueil de chansons populaires d'une épopée construite. — Autant dire qu'entre l’œuvre homérique et une vieille ballade anglaise, par exemple, on peut voir un lien 24. Cl. Faure, Chants populaires de la Grèce moderne recueillis et publiés avec une traduction francaise, des éclaircissements et des notes, Paris, Firmin Didot,

1824-1825, 2 tomes. 25. Cl. Faure, Chants populaires de ia Grèce moderne, t. 1, p. CXXXIX.

52

M. BRIX

étroit, qui naît spontanément sous la plume de Chateaubriand ; lequel ne manquait pas non plus d'affirmer que la Chanson de Roland constituait en

France l'idéal de la poésie populaire *. Homère entre ainsi dans une vaste famille où il retrouve le barde écossais, le minnesinger germanique, le trouvère français et le chanteur de la Gréce moderne. À travers la poésie populaire, l'épopée antique se trouve

elle aussi apparentée à la littérature médiévale. En 1847, Émile Littré défend la thèse qu'Homére ne peut être traduit en français que dans la langue des romans de chevalerie du Moyen Âge, et il donne, dans la Revue des Deux Mondes, une traduction du premier chant de l’/liade en français du XIII* siècle. C'est la « conformité générale entre l’âge héroïque des Grecs et l’âge héroïque des temps modernes » qui détermine Littré à

opter pour une traduction en ancien français ἢ. Les discours critiques de l'époque romantique sont, bien sür, grevés à nos yeux d'amalgames hátifs et de confusions, que certains érudits percevront mais qui n'en auront pas moins la vie dure. Cependant, à ces amalgames qui faisaient de l’Jltade et de l'Odyssée les formes achevées des recueils de chansons populaires, le romantisme doit sans doute quelquesunes de ses œuvres majeures. Que seraient en effet les écrits en prose de Gérard de Nerval sans ie récit des collectes entreprises par l'auteur pour recueillir les chansons populaires du Valois ? Et, sans sa prédilection pour celles-ci, le méme écrivain eüt-il pu nous léguer les sonnets des Chimeres, exemple le plus réussi de la confusion des genres et de la liberté de création qui caractérisent la littérature du peuple ? Dans des sonnets de facture classique, le poète a inscrit l'univers fabuleux, les sujets, le mystère, le sens du tragique, les rythmes et les tournures itératives des chansons

populaires.

À

22

ans,

dans

l'introduction d'un

recueil

de Poésies

allemandes traduites en français (1830), le jeune Gérard avait reproduit cette phrase de Madame de Staël :

26. Voir l'Essai sur la littérature anglaise, Paris, 1844, t. I, p. 117 (« Voici cette

ballade (la ballade de Childe-Waters] à quelques strophes prés. Vous remarquerez qu'Ellen répète presque mot à mot les paroles de Childe-Waters, de même que les béros d'Homére répétent totidem verbis les messages des chefs. La nature, lorsqu'elle

n'est pas sophistiquée, a un type commun dont l'empreinte est gravée au fond des mœurs de tous les peuples. ») ainsi que P. Bémcuou, Nerval et la chanson folklorique, Paris, Corti, 1970, p. 58. 27. « La Poésie homérique et l'ancienne poésie française » (Revue des Deux Mon-

des, 30 juin 1847, p. 109-161 [p. 116 pour la citation]). À l'époque romantique, beaucoup

estimaient que

la fidélité d'une

traduction dépendait du choix

d'un état

correspondant de la langue : ainsi Hérodote devait, selon Paul-Louis Courier, étre traduit dans la langue de La Fontaine (cf. Lieven D'HuLsT, « La Traduction des poètes classiques à l'époque romantique », Les Études Classiques 55 [1987], p. 65-74).

LE ROMANTISME FRANÇAIS ET LE MODÈLE HOMÉRIQUE

53

Il est probable que les événements racontés dans l'7liade et dans l'Odyssée étaient chantés par les nourrices, avant qu'Homère en fit le chef-d'œuvre de l'art *#,

L'auteur de Sylvie et des Chimères avait retenu la leçon. Homère aura appris aux écrivains romantiques combien leur patrimoine populaire était digne d'intérét, et ce retour vers la tradition nationale a permis l'éclosion de formes poétiques nouvelles et renouvelé l'inspiration de toute une génération de poétes. — Depuis le sommet du Pinde, l'aveugle divin n'a pas fini de conduire la marche de la littérature universelle.

28. G. de Nerval, Œuvres complètes, éd. Jean GUILLAUME et Claude Picuom, Paris, Gallimard (« Bibliothèque de la Pléiade »), t. I, 1989, p. 269. L'extrait cité de Madame de Staël appartient à De l'Allemagne.

Quaestiones Homericae

Vieillesse grecque, vieillesse troyenne

Michel Casevitz Victor Hugo est bien sommaire quand il écrit dans La légende des

siècles ! : Homère était jadis le poète ; la guerre

Était la loi ; vieillir était d'un cœur vulgaire.

En fait, poèmes

on trouve des leçons pour tous les âges de la vie dans

homériques,

en

particulier

dans

l'iade,



ils

sont

les tous

représentés. Mettons à part les dieux et les chevaux d’Achille (XVII, 443 s., Zeus plaint les chevaux d’Achille qui pleurent menant le deuil de leur cocher Patrocle) : « Pauvres bétes, pourquoi vous ai-je données à sire Pélée, un mortel, alors que vous êtes hors d'atteinte de la vieillesse et de la mort (ὦ δειλώ, τί σφῶι δόμεν Πηλῆι ἄνακτι / θνήτῳ, ὑμεῖς δ᾽ ἐστὸν ἀγήρω τ᾽ ἀθανάτω τε ;). Est-ce donc pour que vous ayez votre part de douleurs avec les malheureux humains ? Rien n'est plus misérable que l'homme, entre tous les

êtres qui respirent et marchent sur la terre ?... (À ἵνα δυστήνοισι μετ᾽ ἀνδράσιν ἄλγε᾽ ἔχετον ; / où μὲν γάρ τί πού ἐστιν ὀιϊζυρώτερον ἀνδρὸς πάντων, ὅσσα τε γαῖαν ἔπι κνείει τε καὶ ἔρκει, 445-446).

Le fait est que dans l’Iliade, les divers âges de la vie du combattant et des humains donnent lieu à des jugements divers, ce qui n'étonne pas puisque, comme dit Ulysse à Agamemnon en XIV, 85-87, Zeus a donné pour destin à ces hommes, ces chefs, « de dévider le fil des guerres terribles, de la jeunesse jusques à la vieillesse, jusqu'à l'heure oà chacun de nous doit périr » (οἷσιν ἄρα Ζεὺς ἐκ νεότητος ἔδωκε καὶ ἐς γῆρας τολυπεύειν ἀργαλέους πολέμους, ὄφρα φθιόμεσθα ἕκαστος). Ainsi, en III, 108-110, c'est l'esprit des jeunes gens qui est opposé à celui des

vieillards ? : 1. Dans Changement d'horizon, pièce XLV. 2. Nous citerons la traduction de l'Iliade de P. MAzoN (CUR) avec parfois de lé-

3. L'opposition νέοι - γέροντες est fréquemment soulignée.

56

M. CASEVITZ

αἰεὶ δ᾽ ὁπλοτέρων ἀνδρῶν φρένες ἠερέθονται : οἷς δ᾽ ὁ γέρων μετέῃσιν, ἅμα κρόσσω καὶ ὀκίσσω λεύσσει, ὅπως ὄχ᾽ ἄριστα μετ᾽ ἀμφοτέροισι γένηται. « Toujours, des hommes les plus jeunes l'esprit est en l'air, tandis que ceux parmi lesquels se trouve un vieillard*, lui, il distingue à la fois le futur et le passé, de facon qu'il en soit au mieux pour les deux parties ».

C'est Ménélas qui parle, demandant d'amener le « puissant Priam » pour qu'il conclue le pacte avant le combat singulier entre Páris et luiméme, car «ses fils [= les fils de Priam] sont arrogants et sans foi» (ὑπερφίαλοι καὶ ἄκιστοι, 106).La vieillesse, elle, inspire confiance et la

garantit, si l'on en croit Ménélas. — Ailleurs, le poète insiste sur le côté négatif de la vieillesse, par exemple en VIII, 101-103, quand Dioméde plaint Nestor : "£2 γέρον, À μάλα δή σε νέοι Œipovor μαχηταΐ, σὴ δὲ βίη λέλυται, χαλεκὸν δέ σε γῆρας ὀκάζει, ἠπεδανὸς δέ vb τοι θεράπων, βραδέες δέ τοι ἵπποι « Vicillard, vraiment les jeunes combattants te brisent, ta vigueur est décomposée et la pénible vieillesse accompagne tes pas, ton écuyer n'a pas grand force et ton attelage est lent... »

le verbe employé dans le premier de ces vers, teipw « broyer > épuiser », évoque la formule ὁ δὲ τείρετο γήραϊ λυγρῷ (fin de vers V, 153 pour le père de deux Troyens que Dioméde abat) ; l'expression γήραϊ λυγρῷ apparait aussi en X, 79 (Nestor n'accorde rien à la douloureuse vieillesse), en XVIII,

434 (Thétis évoque

son union avec un mortel, ce

Pélée qui maintenant git dans son palais, « accablé par la douloureuse vieillesse » γήραϊ λυγρῷ / ..«ἀρημένος) et en XXIII, 644 (quand Nestor avoue qu'il n'est plus d'âge à concourir : « Moi, il me faut, à la douloureuse vieillesse, obéir», ἐμὲ δὲ χρὴ γήραϊ λυγρῷ / πείθεσθαι), cependant qu'en XIX,

336 Achille

imagine

Pélée

soit mort,

soit, s'il ἃ

encore un tant soit peu de vie, « affligé à la fois par l'odieuse vieillesse » (ἀκηχεμένον... γήραϊ τε στυγερῷ) et par l'attente sans fin du « message douloureux » (ἀγγελίην Avypñv) «qui lui fera savoir (sa) mort». Les déterminants de γῆρας, à part l'adjectif ὁμοίιον (IV, 315) « qui est égale pour tous », ce qui n'est qu'une constatation sans illusion, sont toujours dépréciatifs : cet áge est une géne, un ennemi, pour qui ne vit et n'est apprécié que par l'action. Indépendamment du camp auquel ils appartiennent, les personnages âgés du poème semblent donc à première vue sages pour donner un avis et faibles pour combattre. Mais il serait dommage de se borner à des obser4. Sur l'emploi de l'article ici, donnant valeur catégorisante ἃ γέρων, voir P. CHANTRAINE, Grammaire Homérique, II. Syntaxe, Paris, 1963, ἃ 244 (p. 165).

VIEILLESSE GRECQUE, VIEILLESSE TROYENNE

57

vations et sentences aussi banales. Si l'on examine la vieillesse et les vieux dans l'ensemble de l'/liade, il semble bien qu'ils ne soient pas vus de la méme facon pour les Troyens et les Grecs et selon les circonstances.

D'abord qui sont les personnages appelés vieux

? Voyons les Grecs

puis les Troyens, et d'abord les combattants, car il y ena : 1. Du côté grec C'est bien sûr d'abord Nestor, présenté dès I, 247-252, quand il intervient aprés les injures d'Achille adressées à Agamemnon, — alors que celui-ci et celui-là sont, d’après lui, ceux qui sont « les premiers des Danaens au Conseil comme à la bataille » (258) : « Pour eux, alors, se leva

Nestor aux douces paroles » (248) ἡδυεπὴς 5 ἀνόρουσε, λιγὺς Πυλίων ἀγορητής.

— Mais citons la suite de la présentation de Nestor (II, 249-

253) : τοῦ καὶ ἀπὸ γλώσσης μέλιτος γλυκίων ῥέεν a05f τῷ δ᾽ ἤδη δύο μὲν γενεαὶ μερόπων ἀνθρώκοων ἐφθίαθ᾽, οἵ οἱ πρόσθεν ἅμα τράφεν ἠδ᾽ ἐγένοντο ἐν Πύλῳ ἠγαθέῃ, μετὰ δὲ τριτάτοισιν ἄνασσεν : 6 σφιν ἐὺ φρονέων ἀγορήσατο καὶ μετέεικεν... « De sa bouche, ses accents coulent plus doux que le miel. ἢ a déjà vu passer deux générations de mortels, qui jadis, avec lui, sont nées et ont grandi dans Pylos la divine, et il règne sur la troisième. Homme sensé ?, il prit la parole et dit... »

Voilà bien, à tout jamais, le type du patriarche respecté et du vieux plein des souvenirs d'un brillant passé, qui l'autorise à donner ses conseils tactiques (cf. IV, 310 : Ὡς ὁ γέρων ὥτρυνε πάλαι πολέμων ἐὺ εἰδώς) et 5. À partir de quel âge est-on ainsi appelé 7 Les seules indications concernant l'âge d’un vieillard sont dans la présentation de Nestor en II, 249 s., cf. infra. 6. Ἡδυεκής est un hapax chez Homère. Les trois derniers mots du vers sont formulaires (=

IV, 293 à l'accusatif, pour Nestor encore).

sonore », un orateur dont la voix porte: ἀγορητής,

ἴσχεο

« Thersite à la parole

Oepoit

Thersite est un « orateur

ἀκριτόμυθε,

indistincte,

Avyóg

περ

ἐὼν

bien que tu sois un orateur

sonore, retiens-toi ». En XIX, 82, Agamemnon rappelle qu'on doit écouter l'orateur et qu'au milieu d'une vaste foule interrompre est gênant : βλάβεται δὲ λιγύς xep ἐὼν ἀγορητῆς « on gêne l'orateur, si sonore que soit sa voix ». ᾿Αγορητής se retrouve

dans la bouche de Nestor lui-même en VII, 126, pour évoquer le père d'Achille : à κε μέγ᾽ οἰμώξειε γέρων ἱκκηλάτα Πηλεύς. / ἐσθλὸς Μυρμιδόνων βουληφόρος ἠδ᾽ ἀγορητής... L'agorétés, c'est l'homme qui prend la parole à l'agora, sans se borner à

donner ses avis à la boulé, en conseil. Le mot se rencontre une fois au pluriel, en III, 150, pour les vieillards troyens (cf. infra, p. 66). Il n'y a qu'un exemple de ἀγορητής dans l'Odyssée.

7. Plutôt que « sagement » comme traduit Mazon : Ed φρονέων exprime la qualité permanente du personnage rencontre l'expression.

qui

va se

prononcer,

dans tous

les passages où

on

58

M. CASEVITZ

politiques (en VI, 67 s., Nestor confirme les mots du poète lui-même, dont il est en quelque sorte le porte-parole : ne faites pas de prisonniers, tuez), et aussi à morigéner les chefs en les comparant à de très jeunes enfants (II, 337-338) ; en XV, 659 s. Nestor, dans la situation critique des Argiens, va

jusqu'à supplier les guerriers : Νέστωρ aote μάλιστα γερήνιος. οὖρος Αχαιῶν, λίσσεθ᾽ ὑπὲρ τοκέων γουνούμενος ἄνδρα ἕκαστον

Puisqu'ils ne sont pas là (enfants, femme, parents), c'est moi ici qui, en leur nom, vous supplie (γουνούζομαι) de tenir ferme, au lieu de tourner le dos et de fuir (665-666).

En XIV, 9 s., il découvre un spectacle honteux (ἔργον ἀεικές : 13), celui des Achéens et du mur enfoncés, et le vieillard en a l'áme déchirée

(20 ὃς ὁ γέρων ὥρμαινε δαϊζόμενος κατὰ θυμὸν / διχθάδι᾽ ..). Dans la conversation qui suit entre les rois, Agamemnon demande qui donnera le meilleur avis, « jeune ou vieux » (108), et c'est Dioméde qui donne cet avis (qui est de combattre en évitant les coups) en demandant

« que nul

n'ait à mon égard ni envie ni dépit, sous prétexte que, parmi vous, je suis le plus jeune d'áge » (111-112). C'est Nestor qui va ensuite améliorer cet avis, comme il sied à un homme d'âge. Pourtant l'image de Nestor qu'on a retenue doit être nuancée. Certes,

c'est bien le vieillard-type, sage et lucide, assez éloigné des passions pour donner les conseils d'apaisement dans son camp ; voir au chant IV, 313 s.,

l'échange entre Agamemnon et Nestor : « Ah, vieillard, que n'as-tu des qu'enferme ta poitrine, et une t'opprime, qui n'épargne personne. tandis que tu resterais, toi, dans les

jarrets qui puissent obéir au cœur vigueur intacte ! Mais la vieillesse Ah ! que n'est-elle le lot d'un autre, rangs de nos jeunes gens * », et Nestor

répond (318-325) : « Atride, moi aussi, certes, je voudrais bien étre encore

le méme qu'aux jours où je tuai le divin Ereuthalion. Mais les dieux aux hommes n'octroient pas tout à la fois. Si j'étais jeune alors, jc sens maintenant l'atteinte de la vieillesse. Je n'en compte pas moins

rester dans les

rangs des meneurs de chars afin de les guider de mon conseil et de ma voix : c'est le lot des vieillards (ἀλλὰ καὶ ὥς ἱππεῦσι μετέσσομαι ἠδὲ κελεύσω / βουλῇ καὶ μύϑοισι - τὸ γὰρ γέρας ἐστὶ γερόντων : 322-323). Les jeunes joueront de la javeline, puisqu'ils sont plus aptes à se battre et s'assurent en leurs propres forces ». Mais en fait Nestor est un vieillard extraordinaire : il est encore un héros, un héros vieux mais actif, combattant et combatif, même malgré lui : 8. Ironiquement, le poète met dans la bouche d'Agamemnon les plaintes que Nestor a l'habitude de formuler lui-même sur son âge. C'est la meilleure façon pour faire réagir le vieillard, tant il est vrai qu'il ne peut tolérer qu'un autre que lui-même

lui serve ce qu'il se sert lui-même, non sans quelque coquetterie.

VIEILLESSE GRECQUE, VIEILLESSE TROYENNE

59

en VIII, 80-82 il est seul à résister quand Zeus fait entendre un fracas terrible et dépêche une lueur flamboyante vers l'armée des Achéens : Νέστωρ οἷος ἔμιμνε γερήνιος, οὖρος ᾿Αχαιῶν / οὗ τι ἑκών, ἀλλ᾽ ἵππος

ἐτείρετο, τὸν βάλεν

ἰῷ / δῖος ᾿Αλέξανδρος ᾿. Nestor est celui qui

« n'accordait rien à la triste vieillesse » (X, 79 ; cf. X, 164-168, Diomède à Nestor qui le réveille : σχέτλιός ἐσσι, γεραιέ : où μὲν πόνου οὔ ποτε λήγεις. / OÙ vo καὶ ἄλλοι ἔασι νεώτεροι υἷες ᾿Αχαιῶν, / οἵ xev ἔπειτα ἕκαστον ἐγειραν βασιλήων / πάντῃ ἐκοιχόμενοι ; σὺ δ᾽ ἀμήχανός ἐσσι,

γεραιέ : « Ah

! tu es terrible,

vieillard : jamais

tu n'arrétes

à

peiner ! N'est-il donc plus de jeunes gens, parmi les fils des Achéens, pour aller en tout sens éveiller les rois tour à tour ? Rien n'a prise sur toi, vieillard. »)

Il évoque son père Nélée, le père d'Achille, tous les anciens qu'il a connus ; il n'a pas dételé à cóté de tous les chefs jeunes, dont la jeunesse et l'ardeur sont liées, tels Achille bien sûr, mais surtout Diomede, ou face aux chefs d'áge mûr, tels les Atrides. Mais aux jeux funèbres en l'honneur de Patrocle, c'est le fils de Nestor qui concourt, lui dont l'ardeur est extréme, Antiloque (un autre fils, Thrasyméde, est nommé dans le poème, et Nestor se flatte d'avoir des « fils irréprochables », καῖδες ἀμύμονες : X, 170), tandis que son pere doit céder à la nécessité et « obéir à la douloureuse vieillesse (XXIII, 644) : Nestor passe dans le poème de l'activité à la retraite, sans cesser d'étre donneur d'avis. Pour que les Achéens l'emportent, il faut que la vieillesse passe la main (ceux qui l'emporteront, ce sont les υἷες ᾿Αχαιῶν, formule qui n'a pas son équivalent troyen, bien que la métrique ne s'y oppose point). Donneur d'avis, Nestor d'ailleurs n'est pas d'emblée celui qu'on écoute ; au chant I, 286 s., Agamemnon lui

répond : « tu dis tout cela comme il faut, vieillard, mais... » et il refuse tout accommodement, sans plus écouter Nestor. Cependant dés le chant II, pour conseiller Agamemnon, le Songe prend l'apparence du conseiller « qui parmi les Anciens, est celui qu'Agagmemnon estimait le plus » (II, 2] Νέστορι, τόν pa μάλιστα γερόντων tt ᾿Αγαμέμνων) et par la suite, Nestor est suivi : ainsi, par exemple, en IX, 115 s., quand Agamemnon lui dit : «tu as raison, vieillard, de dénoncer mes erreurs » (Ὦ γέρον, οὔ τι 9. Sur οὖρος », Cf.

(= P.

XI, 480 CHANTRAINE,

=

XV, DELG,

659 avec s.v.

ὁράω,

γερήνιος) avec

«le

renvoi

surveillant, à R.

le

SCHMrrT,

Dichtung und Dichtersprache in indogermanischer Zeit, Wiesbaden, 1967, $ 581. Sur γερήνιος (la formule γερήνιος ἱππότα Νέστωρ se rencontre vingt-cinq fois dans l'Iliade), cf. P. CHANTRAINE, op. cit., s.v., ainsi que la communication de F. BApER à

l'Association des Études grecques (1978), résumée dans la REG 92 (1979), p. X-XI.

Γερήνιος peut dériver de γέρας (en posant *geras-nio-, comme κάρηνα de *karas-

RO-), sans qu'on soit obligé d'inventer, comme les Anciens ont fait tardivement, une ville de Gérénos ou Géréna.

60

M. CASEVITZ

ψεῦδος ἐμὰς ἄτας κατέλεξας). Ainsi Nestor passe son temps à regretter sa force (cf. ΧΙ, 650 et passim) et les générations précédentes, mais se bat et conseille avec énergie, secondé par ses fils : c’est l’union du vieux et des jeunes qui fait la force et fera le triomphe. Autre

vieux

combattant

Phénix, fils d'Amyntor, la bouche de Nestor d'Achille (Φοῖνιξ μὲν après boire et manger, devance en prenant la d'Achille

(308-429)

(bien

qu'on

ne

le voie

guère

combattre) :

précepteur d' Achille, qui apparaît en IX, 168 dans qui désigne les membres de l'ambassade auprès πρώτιστα Διὶ φίλος ἡγησάσθω) ; en 223, Ajax, lui fait un signe, mais Ulysse s’en aperçoit et le parole à sa place (225-306). La longue réponse

se conclut

par

une

fin de

non-recevoir,

en 421:

« Allez signifier mon message aux preux parmi les Achéens — c'est le privilège des vieux (τὸ γὰρ γέρας ἐστὶ γερόντων, cf. IV, 323 et voir supra, p. 58) —, pour qu'ils congoivent en leur cœur un meilleur projet... ». Mais, tout à la fin de son long discours, Achille renvoie les

ambassadeurs, sauf Phénix : « Phénix, lui, peut rester et coucher chez nous ; ainsi il sera demain en mesure de me suivre dans notre patrie à bord des nefs — du moins s'il le désire : je ne prétends pas l'emmener de

force ». Le discours d'Achille laisse d'abord cois ses auditeurs ; enfin (ὀψὲ), Phénix prend la parole : «le vieux meneur de chars prit enfin la parole, éclatant en sanglots, car il avait grand peur pour les vaisseaux des Achéens » (ὀψὲ δὲ δὴ μετέειπε γέρων ἱππηλάτα Φοῖνιξ / δάκρυ᾽ ἀναπρήσας ΄ περὶ γὰρ δίε νηυσὶν ᾿Αχαιῶν : 432-433). Le discours de Phénix,

lui aussi, est long (434-605) ; le vieillard évoque

vieux Pélée, Méléagre, etc. Achille a de l'affection Φοῖνιξ, ἄττα γεραιέ, διοτρεφές... ). Après l'ambassade, guère mentionné : en XVI, 196, Phénix est le quatrième Myrmidons recensés (τῆς δὲ τετάρτης [στιχὸς] ἦρχε Φοῖνιξ).

En

XVII,

555

Athéné,

dépéchée

par

notamment

le

pour lui (cf. 607 Phénix n'est plus des cinq chefs de γέρων ἱππηλάτα

Zeus,

va

réveiller

la

« querelle », pour stimuler les Danaens, et, entourée de vapeur, elle plonge au milieu des Achéens, et stimule d'abord Ménélas, « en se donnant la stature de Phénix et sa voix sans défaillance... », et Ménélas lui répond : « Φοῖνιξ,

ἄττα

γεραιὲ

παλαιγενές

... qu'Athéné

me

donne

force et

détourne l'élan des traits, alors j'assisterai Patrocle : sa mort a tant touché

mon Cœur... mais c'est à Hector que Zeus accorde le kudos ». En

XIX,

Achille,

entouré

par

les

Anciens

parmi

les

Achéens

(γέροντες ᾿Αχαιῶν 303) qui le supplient de prendre son repas, refuse et attend la nuit ; il renvoie les rois, seuls restent auprès de lui les deux

IO. Ces derniéres paroles seront reprises par Ulysse quand il rendra compte de la mission à Agamemnon et aux Achéens, en 690-692.

VIEILLESSE GRECQUE. VIEILLESSE TROYENNE

Atrides,

le divin Ulysse,

Nestor,

Idoménée,

61

avec Phénix

(311

Νέστωρ,

Ἰδομενεύς τε γέρων θ᾽ ἱππηλάτα Φοῖνιξ). En XXIII, pour la course des chars, Achille dispose près du but, comme observateur, Phénix, « égal aux dieux, compagnon de son père, qui notera les détails de la course et lui

rapportera l’entière vérité », καρὰ δὲ σκοπὸν εἷσεν / ἀντίθεον Φοίνικα, ὀκάονα

πατρὸς ἑοῖο, / ὡς μεμνέῳφτο δρόμου

καὶ ἀληθείην

ἀποείποι

(359-361). Idoménée est un grison (XIII, 361 μεσαιπόλιος..., hapax), «ses jambes à se mouvoir n'ont plus même assurance, ni pour bondir à la suite de son trait ni pour esquiver » (XIII, 512-513), mais son âge n'entrave pas l'ardeur belliqueuse (424 : μένος μέγα) : il tue l'un des futurs gendres du vieux

Priam,

Othryoneus,

il tue Asios

et son cocher,

il tue le gendre

d'Anchise, Alcathoos, mari de l’aînée des filles. Et la terreur qui fait fuir (φόβος) qui eût pu s'emparer d'Idoménée que poursuit Enée, beau-frère

d'Alcathoos, la terreur ne s'en saisit pas comme d'un telugetos (470) !' ; il appelle au secours Ascalaphos, Aphareus, Déipyros, Mérion et Antiloque, et exprime sa peur (δέδια αἰνῶς : 480), car Enée «a la fleur de la jeunesse, ce qui est la force suprême. Ah ! si nous étions du méme âge, avec ce cœur-là, on verrait vite qui de lui ou de moi remporterait ici un grand triomphe » (485-486). La vieillesse chez les Grecs peut aussi prendre l'apparence encourageante d'un dieu, comme une caution que reçoit un jeune : ainsi, au moment

où, au chant XIV,

Agamemnon

reçoit l'avis du plus jeune,

Dioméde, c'est un vieux qui l'encourage et l'assure de l'appui des dieux, Poséidon qui a pris l'aspect d'un vieux (136: ἦλθε παλαιῷ φωτὶ

ἐοικώς) ?. En XVII, 555, Athéné prend l'apparence du vieux Phénix pour stimuler l'ardeur de Ménélas qui doit enlever le corps de Patrocle (εἰσαμένη Φοίνικι δέμας καὶ ἀτειρέα φωνὴν : la voix de Phénix, à la différence de la vieillesse qui écrase, ne peut étre brisée).

D'autres vieux sont évoqués : en II, 662 Tlépoléme, fils d'Héraclés, qui commande les Rhodiens, est rappelé avoir tué Licymnios, oncle de son père (662-663 : αὐτίκα πατρὸς £oto φίλον μήτρωα κατέκτα / ἤδη γηράσκοντα Λικύμνιον, ὄζον Ἄρηος), d’où son envoi en exil à Rhodes. Le vieux père d’Achille est évoqué par son fils en XIX, 322-337, par Thétis (que Zeus fit épouser Pélée sans qu'elle le νου] chez Héphaistos (XVIII, 430-435). En XIII, 662-668, quand Páris tue «un certain 11. Sur le sens de ce mot,

« fils chéri », ou « fils élevé loin », voirP. CHANTRAINE,

DELG, s.v. 12. En XIV, 107-108, Agamemnon avait déjà demandé un avis, souhaitant « que se montre maintenant quiconque indique un meilleur avis, qu'il soit jeune ou vieux (fi

νέος ἠὲ παλαιός), et il pourrait m'agréer ».

62

M. CASEVITZ

Euchènôr», le poète évoque en passant le père de la victime, le devin Polyidos : « Souvent le vieux brave Polyidos (γέρων ἀγαθὸς Πολύιδος : 666) lui avait dit qu’il mourrait d’une terrible maladie dans sa demeure ou

bien qu'il succomberait dompté sous les coups des Troyens au milieu des nefs des Achéens ». Pourtant, si la vieillesse grecque n'est pas absente, — on l'a vu —, ce qui est remarquable, c'est l'insistance sur la jeunesse que défendent et pour laquelle se battent les Argiens. Certes ils paraissent plus aguerris, plus acharnés : ils sont comme des abeilles luttant pour leurs enfants, selon Asios reprochant son parti pris à Zeus (XII, 167-172). Et encore en 435 : les Argiens tiennent, « comme une ouvrière pour nourrir ses enfants » ; en XVI, 351, les chefs des Danaens sont « comme des loups contre chevreaux ou des agneaux [c'est-à-dire contre les Troyens, ici supposés immatures] que la sottise du berger a laissés se séparer de son troupeau ». Mais, à maintes reprises, il est souligné que la jeunesse est l'apanage des Argiens : En XVII, 755, devant Enée et devant Hector, les jeunes Achéens vont, criant à la mort, et oublient leur ardeur guerrière, comme une nuée de geais et d'étourneaux qui volent, en criant à la mort, quand elle voit approcher l'épervier. En XXII, 390-394, Achille, qui a fait admirer le corps d'Hector, dit en conclusion : « Pour l'instant, jeunes gens des Achéens (κοῦροι ᾿Αχαιῶν : 391 en fin de vers), en chantant le péan, retournons aux nefs creuses, et emmenons

cet

homme. Nous avons conquis une grande gloire (ἠράμεθα μέγα κῦδος 393) : nous avons abattu le divin Hector, à qui les Troyens dans leur ville adressaient des prières tout comme à un dieu ». En XIII, 95, c'est Poséidon qui s'écrie : « Honte à vous, jeunes gens d'Argos... ». En XIV, 505, c'est Pénéléôs qui vient de tuer le fils de

Phorbas, Ilioneus, et dit aux Troyens de porter la nouvelle de la mort d'Ilioneus à ses parents et de celle annoncée de Promaque, fils d'Alégor, « le jour oà de Troie nous reviendrons avec nos bateaux, nous, les jeunes gens (des) Achéens » (ὁππότε xev δὴ / x Τροίης σὺν νηυσὶ νεώμεθα κοῦροι ᾿Αχαιῶν). Ainsi, la jeunesse des Acbéens leur promet la victoire, que gagneront jeunes et vieux tous ensemble.

VIEILLESSE GRECQUE. VIBILLESSE TROYENNE

63

2. Du côté de Troie "

À Troie, les vieillards et la vieillesse ont une part beaucoup plus grande, et c'est l'impuissance et le radotage qui sont plus accentués, ce qui s'explique en partie par la situation même de l'action, qui présente d'un côté une armée hors de son pays, de l’autre côté une ville et l'ensemble de sa population en méme temps que son armée. Mais pouvoir et combattants peuvent étre comparés : 1) Le vieux chef, Priam (il n'est pas toujours appelé vieillard : par exemple, Achille au chant IX l'évoque sans le qualifier, le poéte l'appelle au chant VII le grand

Priam),

n'est pas un combattant,

c'est méme

un

homme qui parle sans combattre à la différence de Nestor qui parle et combat. Priam “ est mentionné pour la première fois par Nestor en I, 255 :

« Las ! le grand deuil qui vient à la terre achéenne ! Quel plaisir pour Priam et les fils de Priam

! et quelle joie au cœur pour les autres Troyens,

s'ils savaient tout ce qui est en lutte entre vous... » (254-257).

Mais c'est en II, 786 s. qu'il apparait d'abord, quand les Troyens tiennent assemblée : oi δ᾽ ἀγορὰς ἀγόρευον ἐπὶ Πριάμοιο θύρῃσι

πάντες

ὁμηγερέες,

ἡμὲν

νέοι

ἠδὲ

γέροντες



(«Eux

tenaient

assemblée près des portes de Priam, tous s’y trouvaient rassemblés, les

jeunes et les vieux » : 788-789). À cette assemblée vient Iris qui « a pris la voix

d’un

fils

de

Priam,

Politès,

qui

s’est

posté,

Troyens... au sommet de la tombe du vieil Aisyètès

en

éclaireur

des

» (791-793). Et

c'est Iris-Politès qui interpelle Priam : "£2 γέρον, αἰεί τοι μῦθοι φίλοι ἄκριτοί εἰσιν... (« Ah ! vieillard, tu n'as donc plaisir qu'aux propos sans

fin ^ » : 796). En III, 146 s., Priam fait partie du groupe de vieux qui, en Conseil des Anciens (ônuoyépovtes : 149), siègent près des portes Scées, et c'est Priam qui appelle Hélène pour lui désigner les chefs achéens, et au milieu de leur échange, le poète désigne le roi comme vieillard, en 181: Ὃς φάτο, τὸν δ᾽ ὁ γέρων ἠγάσσατο φώνησέν τε («Elle dit; de nouveau, le vieillard s'émerveilla et s'écria ») ; un peu plus loin, en 191 : 13. On consultera pour tous les Troyens P. WATHELET, Les Troyens de I'Hiade,

mythe et histoire, Liége-Paris, 1989 ; et, du même, Dictionnaire des Troyens de l'iliade, Liège, 1988. 14. Le héraut Idaios l'interpelle en III, 250 en l'appelant Λαομεδοντιάδη ; en III, 303, il est appelé par le poète Δαρδανίδης.

15. Qu'un site d'observation troyen se trouve sur la tombe d'un vieillard n'est pas sans signification : c'est, si l'on peut dire, depuis le passé que Troie considére les événements. 16. Les μῦθοι ἄκριτοι sont peut-être des propos non pas « sans fin » comme interprète MAzoN, mais Thersite en II, 246.

«obscurs,

confus », cf.

les reproches

d'Ulysse

adressés

à

64

M. CASEVITZ

δεύτερον

abt

«voyant Ajax,

Ὀδυσῆα

ἰδὼν

ἐρέειν᾽

ὁ γεραιός.

Et encore en 225:

le vieillard demande » (τὸ τρίτον αὖτ᾽

Αἴαντα

ἰδὼν

ἐρέειν ὁ yepouóc)". Priam est un ferme donneur de conseil (cf. VII, 366: Δαρδανίδης Πρίαμος, θεόφιν μήστωρ ἀτάλαντος, «Priam le Dardanide, pour le conseil égal aux dieux »), il sait économiser les pleurs (cf. VII, 427: οὐδ᾽ εἴα κλαίειν Πρίαμος μέγας, «le grand Priam interdit la plainte funèbre », tandis qu'on relève les morts en versant des larmes brûlantes), mais il a l'âme sensible et des sentiments délicats : en III, 259 s., Priam, écoutant Idaios le héraut, qui transmet le message des chefs pour le pacte avant le combat singulier, frissonne (259 : piynoev δ᾽ à γέρων), fait atteler un char et s'en va, avec Anténor à ses côtés, il refuse d'assister au combat, il rentre à Troie, comme il dit aux uns et aux autres :

« Je n'aurai vraiment pas le cœur de voir de mes yeux mon fils combattre Ménélas chéri d'Arés... » (ἐπεὶ οὔ πῶ τλήσομ᾽ £v ὀφθαλμοῖσιν ὁρᾶσθαι / μαρνάμενον φίλον υἱὸν ἀρηιφίλῳ Μενελάῳ : 306-307). Priam est dit

ici (en 310, fin de vers) ἰσόθεος φώς 5, « mortel égal aux dieux ». C'est enfin Achille quand il parle d'Hector, en IX, 651, qui l'appelle fils de

Priam δαΐφρονος « avisé » !?. Tandis que Nestor a un róle important au début du poéme, c'est à partir du chant XXII que le róle de Priam est primordial. Il essaie de retenir Hector, implore sa pitié : la vieillesse est son argument, au demeurant inefficace face à Hector (XXII, 32-78, relayé par Hécube), il gémit, s'arrache ses cheveux blancs, etc., peint à Hector la mort de toute la fa-

mille et la sienne propre, et finit par opposer la beauté du corps d'un guerrier jeune mort au pitoyable absolu du corps d'un vieux massacré (Néq δέ te πάντ᾽ ἐπέοικεν) :

"Apr κταμένῳ, δεδαϊγμένῳ ὀξέι χαλκῷ,

κεῖσθαι ^ πάντα δὲ καλὰ θανόντί περ, ὅττι φανήῃ : ἀλλ᾽ ὅτε δὴ πολιόν τε κάρη πολιόν τε γένειον αἰδῶ T αἰσχύνωσι κύνες κταμένοιο γέροντος, τοῦτο δὴ οἴκτιστον πέλεται δειλοῖσι βροτοῖσιν.

17. Le mot γεραιός

apparait d'abord en I, 35 pour Chrysés,

le vieux prêtre

d’Apollon, désigné comme ὁ γέρων au vers 33 et déjà interpellé par Agamemnon au vers 26 (γέρον).

18. Cette formule se trouve douze fois dans l'liade ; elle s'applique à deux autres Troyens seulement, Sócos, tué par Ulysse et Mélanippe, fils du vieux Hikétaon. Sont

ainsi désignés les Grecs Euryale et Patrocle (chacun deux fois), Ajax, Éreuthalion, Machaon,

Ménélas,

Mérion

et Patrocle.

Priam est aussi appelé à la fm θεοειδής

(XXIV, 217, 299, 386, 405, 552, 635, 659), et διοτρεφής tout à la fin (XXIV, 803). 19. Ou « brave » ? Cf. P. CuaNTRAINB, DELG, s.v. Ce dernier sens est peut-être le plus ancien, mais si on l'adopte ici, ce serait la seule allusion dans tout le poème

aux qualités guerriéres de Priam.

VIEILLESSE GRECQUE, VIBILLESSE TROYENNE

65

« Tout ce qu'un jeune laisse voir, tué au combat, déchiré par le bronze aigu, même mort, est beau. Mais des chiens qu'on voit insulter à un front blanc, à une barbe blanche, à la virilité d'un vieux massacré, il n'est rien de plus pitoyable pour les malheureux humains » (71-76).

Face

à Achille,

il va évoquer

Pélée

(comme

il l'a annoncé

Troyens en XXII, 416-428 : « ... je veux supplier cet homme,

aux

tout égare-

ment, toute violence, et voir s'il n'aura pas quelque respect pour l'áge, quelque pitié pour la vieillesse. Il a lui aussi, un père comme moi, Pélée... »). Au chant XXIV, on voit, tableau poignant, les deux vieillards, Priam et son héraut, Idaios, aller vers le camp des Achéens (322 s.), après

que Priam a tancé les fils qui lui restent (les láches, dit-il : à la différence de la vieillesse grecque, alliée et solidaire de sa jeunesse, comme le montrent Nestor et ses fils, la vieillesse troyenne condamne sa jeunesse, à moins qu'elle ne meure au combat), se lamentant sur les autres, les braves,

qui sont morts (253-264) ... La pitié pour la vieillesse, c'est Zeus qui l'éprouve : il envoie, pour veiller sur le vieillard, Hermès en jeune prince

adolescent ”, à la barbe naissante et dans tout l'éclat de la jeunesse, et qui se fait passer pour un Myrmidon, fils de Polyctor (« riche mais vieux comme toi...» : 398), pour le conduire et l'introduire dans le camp

ennemi : sous une apparence jeune ou âgée ?', les dieux servent d'appui à la vieillesse. Face à Achiile, Priam évoque le pére Pélée : « il est du même âge que moi, au seuil maudit de la vieillesse » (486-487),

et Achille a pitié de la tête et de la barbe chenues du vieux, il lui saisitla main... Mais, aprés la demande de Priam, Achille s'énerve, comprenant pourtant que le vicillard n'a pu venir dans son camp que grâce à une aide divine, et il menace de le jeter dehors, commandements de Zeus » (570).

au risque méme

de « violer les

Alors Priam, « apeuré, obéit » (571) : la vieillesse plie devant la force et devant la fougue de la jeunesse. Aprés le repas, on voit Priam, « divin vieillard » selon les mots d'Achille, admirer Achille : c'est le vieux qui admire le jeune, avant que la jeunesse ne rende hommage à la vieillesse ( « cher vieillard... » : 650), une fois que celle-ci s'est inclinée...

Priam a de nombreux fils, de plusieurs femmes ?. Ils sont au combat, pour la plupart (Hector, bien sûr, Alexandre, Déiphobe, que blesse Mérion, Hélénos, « seigneur héros », cf. XHI, 582, méme le plus jeune, à qui il a interdit de se battre, et qui mourra tué par Achille en XX, 407-418, de

méme que son frére Lycaon) : la jeunesse troyenne, en la personne des fils du roi, est vouée

à la défaite

et, pour

beaucoup,

à la mort:

20. Κούρῳ αἱσυητῆρι (variante αἰσυμνητῆρι) ἐοικώς, 347.

21. Cf. supra, p. 61, l'apparition de Poséidon en vieux. 22. Cf. P. WaTHELET, Les Troyens de l'Iliade..., p. 117 s.

la mort

66

M. CASEVITZ

d'Hector annonce la mort de ses fréres et la chute de Troie (XXIV, 242246, paroles de Priam s'adressant à ses fils). 2) Les vieux Troyens sont en compagnie de Priam, en III, 146 s. : sont évoqués Panthoos, Thymoités, Lampos, Clytios, Hiketaon, « rejeton

d'Arés » ^ et père de Mélanippe, un combattant, Oukalégon (= SansSouci) et Anténór, tous les deux avisés (πεπνυμένω ἄμφω : 148 ^, qui «Siégeaient en conseil des Anciens auprès des Portes Scées » (relato δημογέροντες ἐπὶ Σκαιῇσι πύλῃσι : 149). On connaît ces vers pleins d'ironie pour ces anciens combattants, impuissants et réduits à émettre d'agréables mais vaines paroles : γήραϊ δὴ πολέμοιο πεκασυμένοι ἀλλ᾽ ἀγορηταὶ ἐσθλοί, τεττίγεσσιν ἐοικότες, οἵ τε καθ᾽ ὕλην δενδρέῳ ἐφεζόμενοι ὅπα λειριόεσσαν ἱεῖσι : τοῖοι ἄρα Τρώων ἡγήτορες Avr’ ἐπὶ πύργφ. « ils ont cessé de combattre à cause de la vieillesse, mais ce sont discoureurs excellents, pareils à des cigales qui, dans le bois, sur un arbre, font entendre leur voix charmante ; tels sont les chefs troyens siégeant sur le rempart » (150-153).

Parmi eux, se détache AnténorP, qui fut « dompteur de cavales» (ἱπποδάμος,

cf. VI, 299),

passé : comment Ulysse par lui, et il n'est pas le belles joues (cf. VI, 298 et qui accueille Hécube

bon combattant.

En III, 203 s., il évoque

le

et Ménélas sont naguére venus à Troie, hébergés moins avisé des Troyens. Son épouse Théanó aux s.), a été faite par les Troyens prétresse d'Athéné et les Anciennes. C'est Anténor qui prend le pre-

mier la parole à l'assemblée des Troyens du chant VII (345 s.), assemblée

houleuse (346 : δεινὴ τετρηχυῖα, παρὰ Πριάμοιο θύρῃσι - / τοῖσιν δ᾽ ᾿Αντήνωρ πεκνυμένος ἦρχ᾽ ἀγορεύειν.). C'est Anténór qui, le pacte étant rompu, conseille de rendre Hélène et les biens (350) : il y a une certaine symétrie avec le rôle de Nestor au chant I, qui conseillait à Agamemnon de ne pas prendre Briséis en compensation pour Chryséis, à Achille de renoncer à quereller Agamemnon. Alexandre propose de rendre seulement les biens, ce qu'accepte Priam qui propose d'envoyer Idaios, et les Achéens refuseront l'offre. Comme on voit, Anténór a quelques points 23. Exactement

sans

P. CHANTRAINE, DELG, 5.v.

doute

«compagnon

d'Arés»

(sur

la

formule,

voir

ὄζος).

24. Il y a onze exemples de πεπνυμένος dans l'Iliade ; outre les deux vieillards, il s'agit des hérauts Talthybios et Idaios, Odios et Eurybate, délégués auprès d'Acbille, d'Antiloque, Mérion et du Troyen Polydamas. On trouve un exemple de πεπνυμένα βάζεις, dans la bouche de Nestor s'adressant à Dioméde, en IX, 58 : « tu dis des paroles avisées (mais c'est quand méme à moi de compléter et de tout dire, étant le plus âgé) ». Πεκνυμένος s'applique à qui parle en donnant son avis ou en transmettant l'avis d'autrui, às qualités. 25. Cf. P. WATHELET, Op. cit., p. 89 s.

VIEILLESSE GRECQUE, VIEILLESSE TROYENNE

67

communs avec Nestor, non pas seulement parce que c'est un « discoureur au conseil » (mais Nestor n'est pas qu'un « discoureur »), mais aussi parce que lui aussi a des fils au combat : Archéloque, dont le nom fait écho à Antiloque, mais qui est tué, Agénor, qui tue Eléphénór, chef des Abantes (IV, 464-472) et un certain Clonios (XV, 340); Acamas (blessé par Mérion en XVI, 345) n'a guère plus de rôle que l'autre fils de Nestor, Thrasymède ; Iphidamas, fils aussi d'Anténór, est tué par Agamemnon (XI, 221-247),

tout comme

Coon,

l’aîné des fils d'Anténór,

après avoir

blessé Agamemnon (XI, 248-263, puis XIX, 52-53) ; Achille aussi tue un fils d'Anténor, Démoléon, en XX, 395-400...

3)

Le

héraut

Idaios,

vieillard

comme

son

correspondant

grec

Talthybios, n'a guére d'autonomie ni d'importance (cf. III, 247-258 ; VII,

273-282, 381-417; XXIV, 324-325, 352-357, 470). Mais d'autres vieillards, pères des combattants, sont souvent mentionnés du côté troyen, alors que du côté grec, les pères des combattants sont rarement indiqués (en mettant à part Pélée, dont le fils ignore d'ailleurs s'il vit ou s'il est mort) : Darès, prêtre d'Héphaistos, qui lui sauve un de ses deux fils (V, 926); Eurydamas, vieil interpréte des songes, qui a deux fils, Abas et Polyidos, que tue Diomède, cf. V, 148-151, passage où le poète se fait sarcastique : Τοὺς μὲν Eac' , ὁ δ᾽ "ABavta μετῴχετο xal Πολύιδον, υἱέας Εὐρυδάμαντος, ὀνειροπόλοιο γέροντος : τοῖς οὐκ ἐρχομένοις ὁ γέρων ἐκρίνατ᾽ ὀνείρους,

ἀλλά σφεας κρατερὸς Διομήδης ἐξενάριξε. «Il les [Astynoos et Hypeiron] laissa là ct partit sur la piste d'Abas et Polyidos, les fils d'Eurydamas, le vieil interpréte des songes. Mais, le jour où ils sont partis, le vieux n'a pas pour eux interprété les songes : Dioméde le Fort ies lui tue tous les deux ».

Aprés quoi, Dioméde tue Xanthe et Thóon, les fils de Phénops, « tous deux tendrement choyés » : «la triste vieillesse l'accable (ἄμφω τηλυγέτω : ὁ δὲ τείρετο γήραϊ λυγρῷ), il n’a donné le jour à aucun autre fils qu'il puisse laisser sur ses biens, et voici que Diomède les lui tue, arrache à tous deux la vie, et ne laisse à leur père que plainte et tristes chagrins. Pbénops ne les accueillera pas, rentrant vivants du combat, et ce sont des collatéraux qui vont se partager ses biens » (152-158).

Troie est ainsi dépouillée de ses fils, comme si elle était vouée à ne plus être peuplée que de vieux, de femmes et d'enfants, proie pour le futur vainqueur. 4)

Les

vieilles

femmes

ont

un

certain

rôle

à Troie,

notamment

l'épouse de Priam, et préfigurent, elles aussi, le destin qui doit frapper la ville : ainsi, en VI, 75 s., Hélénos, fils de Priam, «de beaucoup le

68

M. CASEVITZ

meilleur des devins », parle à Enée et Hector et notamment dit à Hector de rentrer en ville, de parler à Hécube, « notre mère à tous deux : qu'elle convoque les Anciennes dans le temple consacré à Athéné aux yeux pers, sur l'acropole... » (87-88 : ἡ δὲ ξυνάγουσα γεραιὰς / νηὸν ᾿Αθηναίης γλαυκώπιδος ἐν πόλει Gxpn..) : « Qu'elle se fasse ouvrir avec les clefs les portesde la demeure sainte; puis, prenant le voile qui lui paraîtra le plus beau... qu'elle s'en aille le déposer sur les genoux d'Athéné... Qu'en méme temps elle fasse vœu de lui immoler dans son temple douze génisses # d'un an, ignorant encore l'aiguillon, si elle daigne prendre en pitié notre ville, et les épouses des Troyens, et leurs fils encore tout enfants, et si elle veut bien écarter de la sainte Ilion... Diomede... » (87-98). Hector s'adresse aux Troyens (111 s.) : « Je m'en vais, moi, à [lion parler aux Anciens du Conseil, ainsi qu'à nos femmes, afin qu'elles supplient les dieux et leur vouent des hécatombes » (ἀνέρες ἔστε, φίλοι, μνήσασθε δὲ θούριδος ἀλκῆς, ὄφρ᾽ ἂν ἐγὼ βείω προτὶ Ἴλιον, ἠδὲ γέρουσιν / εἴπω βουλευτῇσι καὶ ἡμετέρῃς ἀλόχοισι /

δαίμοσιν ἀρήσασθαι, ὑποσχέσθαι δ᾽ ἑκατόμβας : 112-115).

On voit Hector parler ἃ Hécube en 264 5. (πότνια μῆτερ...) : ᾿Αλλὰ có γε πρὸς νηὸν ᾿Αθηναίης ἀγελείης ἔρχεο σὺν θυέεσσιν, ἀολλίσσασα γεαραιάς... (« Non, c'est plutôt à toi d'aller au temple d'Athéné,

la Ramasseuse

de butin,

avec des offrandes en mains,

après

avoir convoqué les Anciennes... »). Et encore en 286-287 : « Il dit ; elle se dirige aussitôt vers le palais et appelle ses servantes, qui par la ville alors s'en vont convoquer les Anciennes » (ταὶ δ᾽ ἄρ᾽ ἀόλλισσαν κατὰ ἄστυ γεραιάς). Ainsi Troie apparaît comme une cité où parlent, agissent, en assemblée ou aux temples, des personnes que la vieillesse éloigne de la réalité du combat, tandis que les combattants, jeunes, meurent sous leurs regards impuissants. * *

*

La vieillesse troyenne, séparée de la jeunesse, est une vieillesse qui va à la défaite. Les jeunes parmi les Troyens sont voués à la mort ou à l'esclavage. C'est ainsi qu'Achille tue ie plus jeune fils de Priam, Polydore, à qui son père défendait de se battre (XX, 407 s.), comme il tue aussi Lycaon, son frère, fils de la fille du vieil Altès et de Priam, tous

26. Au chant XXI, Achille capture douze jeunes Troyens, ceux qu'il immole lors des funérailles de Patrocle (cf. infra, p. 69) ; ces douze jeunes Troyens victimes constituent, dans le récit, comme une réponse des hommes aux prières et hécatombes adressées par les femmes troyennes.

VIEILLESSE GRECQUE, VIEILLESSE TROYENNE

deux demi-frères Troyens:

d'Hector ; et, en XXI,

26,

il capture

69

douze jeunes

Ὁ δ᾽ ἐπεὶ κάμε χεῖρας ἐναίρων, ζωοὺς ἐκ κοταμοῖο δυώδεκα λέξατο κούρους, ποινὴν Πατρόκλοιο Μενοιτιάδαο θανόντος. « [Comme des poissons qui tentent de fuir un énorme dauphin en emplissant les fonds d’un port au bon mouillage, apeurés, car il dévore celui qu'il prend ; tels les Troyens, au fond du fleuve terrible, se terraient

sous les rochers.] Achille, quand il fut las du carnage, retira vivants des flots douze jeune Troyens, qui devaient payer pour la mort de Patrocle, fils de Ménoitios ».

Ce sont ces jeunes qui sont immolés par le feu en XXIII, 175-176 : δώδεκα δὲ Τρώων μεγαθύμων υἱέας ἐσθλοὺς χαλκῷ δηιόων. « [Achille jeta dans le bûcher] douze nobles fils des valeureux Troyens, en les déchirant de son bronze... ».

Ainsi les Troyens, pourrait-on dire, meurent deux fois : ils sont par avance sacrifiés et puis meurent au combat, cependant que les vieux assistent

au

spectacle

de

cette

double

mort,



l'ordre

normal

de

disparition des âges est inversé. Au contraire — et c'est paradoxal si l'on considère que c'est le différend qui est le sujet méme du poéme — c'est l'union des jeunes et des vieux, c'est la vieillesse et la jeunesse au combat ensemble, pères et fils, qui fait la force (virtuellement triomphante) des Achéens. Symboliquement, la vieillesse troyenne est perdante, impuissante, la vieillesse achéenne sera gagnante, en cédant à la jeunesse. La jeunesse troyenne meurt, la jeunesse grecque triomphera : la victoire est du cóté de la jeunesse appuyée sur la vieillesse, c'est la figure qui se dessine dans le camp des Grecs.

Quaestiones Homericae

Autour de la tmèse grecque Situation dialectale à l’époque mycénienne ; datation de l’épopée

Yves Duhoux

1. La tmèse homérique Il est bien connu que l’œuvre d'Homére met en jeu ce que les grammairiens grecs anciens ont appelé notamment τμῆσις, «coupure»: comme on sait, ce phénoméne consiste à disjoindre un préverbe de sa forme verbale, soit en le postposant, soit, le plus souvent, en le préposant. Dans ce dernier cas, le préverbe doit obligatoirement être séparé de son verbe par un ou plusieurs mots. Voici deux exemples de ce phénomène : ἔγεν κάτα γαῖα (B 699), cf. κατέχω ; ὑπό τε τρόμος ἔλλαβε γυῖα (Γ 34), cf. ὑπολαμβάνω. Les auteurs grecs influencés par Homère (essentiellement les poètes) ont adopté la tmèse, alors qu'elle a générale-

ment disparu dans la prose post-homérique (mais voir $ 4) !. 2. La tmèse indo-européenne

Le grec n'est pas la seule langue indo-européenne qui ait pu séparer le verbe

de

son « préverbe » ? : le phénomène

est connu

en hittite,

latin,

védique ou en vieil irlandais. On a pu montrer, en outre, que certaines modalités de ce procédé reflétaient des régles indo-européennes de l'ordre des mots, avec, spécialement, un « préverbe » constituant le premier mot

accentué de la proposition, tandis que le verbe figurait en position finale *. 1. Sur la tmèse

grecque,

voir par ex. P. CHANTRAINE,

Grammaire

homérique,

Paris, 19583-1953, II, p. 82-147 ; G.C. HonRocxs, p. 2; KOHNER-Genru 1, p. 530538 ; Morrurco

Davies,

p. 86-88 ; ScHwvzgm,

p. 425-426 ; WACKERNAGRL,

Dp. 171-

174. 2. Dans ce qui suit, « préverbe » (entre guillemets) désigne conventionnellement l'adverbe autonome qui deviendra ultérieurement le préverbe (sans guillemets) non autonome classique.

3. Fr. BApEn, « Structure de l'énoncé indo-européen », Papers from the 7th International Conference on Amsterdam-Philadelphie,

Historical Linguistics (éd. A. GIACALONB RAMAT €.a.), 1987, p.21-22; G.C. Hommocxx, p.2-3; C. Warxms,

72

Y. DUHOUX

Ceci prouve que, même si la tmése homérique a pu être utilisée par commodité métrique, elle constitue néanmoins un héritage indo-européen. Elle remonte à l'époque où les éléments qui sont devenus les préverbes de l'époque historique étaient encore des adverbes autonomes : ils ne devaient donc pas nécessairement précéder ni jouxter les verbes. 3. La situation en mycénien Les textes linéaire B s'échelonnent entre les environs de 1300 (voire encore plus tôt si les tablettes de Cnossos étaient plus anciennes) et le tout

début du XII* s. avant notre ère (ὃ 6.5) ἡ. Les préverbes y sont presque toujours soudés à leur verbe, comme en prose attique classique. On a donc des formes du type de a-pu-do-ke, &xób5oxe, « il livra » ; e-pi-de-da-to, ἐκιδέδαστοι, «il a été réparti en supplément», me-ta-ke-ku-me-na, μετακεχυμένα, de sens discuté, etc. Cet usage semble panmycénien : il est documenté à Cnossos, Pylos et Thébes. Il existe toutefois deux hapax qui font exception à cette régle parce que leur préverbe est séparé du verbe par un diviseur de mots (ce dernier est symbolisé ci-dessous par une virgule). À Pylos, on trouve a-pu ,

«complètement trois pieds) *.

ke-ka-u-me-ng

[^, àxv-

-κεκαυμέγος!,

consumé » (participe parfait passif qualifiant un vase à

À Cnossos, on lit po-si, e-e-si[ ^, noo1- -ἔμενσι, « y sont fixées » — le verbe se réfère aux rênes d’un char. On a régulièrement vu dans ces formes l'indice d'une indépendance du préverbe par rapport à son verbe, c'est-à-dire des exemples correspondant

à la tmése homérique *. — G. C. Horrockx a une position légérement

« Preliminaries to a Historical and Comparative Analysis of the Syntax of the Old

Irish Verb », Celtica 6 (1963), p. 31-41 ; C. Wars, « Preliminaries to the Reconstruction of Indo-European Sentence Structure», Proceedings of the Ninth International Congress of Linguists... (éd. H. G. Lunr), Londres-La Haye-Paris,

1964, p. 1035-1042.

4. Rappelons que les tablettes (à quelques rares exceptions prés) ont été écrites durant la derniére année de fonctionnement de chaque palais. Aucun site ne dispose donc d'archives linéaire B couvrant une période de plusieurs années consécutives. 5. PY Ta 641.1 : scribe 2. 6. Sur cette interprétation, voir Duxoux, $ 2.1.

7. KN Sd 4422 : scribe 128. 8. Ainsi, Fr. BADER, Les composés grecs du type de demiourgos,

Paris, 1965,

p. 166 ; A. Morrurco Davies, « Folk-linguistics and the Greek Word», Festschrift for Henry

Hoenigswald

(éd.

G. CaRpoNA-N. H. Zing),

Tübingen,

1987,

p.268;

L. R. PALMER, The Interpretation of Mycenaean Greek Texts, Oxford, 19692, p. 344 ;

I. K. PRoBoNAS,

Λεξικό

τῆς Μυκηναϊκῆς

Ἑλληνικῆς,

Athènes,

1978, p. 178-

AUTOUR DE LA TMÈSE GRECQUE

73

différente et les considère comme une étape intermédiaire entre La situation indo-européenne et l'état de la prose du premier millénaire (voir $ 6.1). En fait, ces façons de voir se révèlent indéfendables dès que l'on in-

sère chacun de ces deux verbes dans son contexte: l'exemple pylien provient d'une série dont le scribe a délibérément disjoint pas moins de dix composés (un verbal et neuf nominaux). Cette séparation se fait en respectant la règle suivante : tout composé de plus de quatre signes est

séparable . La disjonction d'&xv- et de -κεκαυμέγος[ n'a donc rien à

voir avec la tmèse homérique ultérieure. À Cnossos, l'hapax po-si, e-e-sil

est concurrencé chez le méme scribe (dans la méme série) par une expression plus fréquente, le préverbe seul po-si, xóci, toujours suivi par

un diviseur !! ; cet emploi d'un préverbe sans verbe « être » se retrouvera en grec alphabétique (Évi = Eveort, etc.). La disjonction de po-si, e-e-si[ a donc probablement été facilitée par la variante à préverbe seul. Il s'agit dés lors non pas d'une tmése, mais d'un croisement entre la forme abrégée, po-si, et l'expression complète, *po-si-e-e-si[. Il résulte de ceci que, à date mycénienne, les préverbes étaient déjà soudés

à leur verbe,

comme

en prose

ultérieure,

et que

les soi-disant

exemples de tmèse linéaire B sont illusoires. 4. La tmése en prose alphabétique grecque Si l'on se limite aux textes en prose — influencés par l'exemple homérique et/ou par obtient les exemples suivants d'usage possible En chypriote, le verbe o-ru-xe est séparé

car les vers risquent d'étre des facteurs métriques —, on de la tmése. de son préverbe e-xe dans e-

xe | 0-ru-xe, ἐξ ὀρύξη (4 exemples dans le Bronze d’Idalion, vers 478-

470). Il a paru tentant de voir dans cet emploi un vestige de tmèse ‘?. II se pourrait toutefois qu'un autre phénomène soit en cause ici: le désir de souligner graphiquement la prononciation ἐξ aussi bien devant consonne

que devant voyelle ©. Ce parallèle, au demeurant complètement isolé en chypriote, n'est donc pas indiscutable et ne peut pas être retenu.

179 ; C. J. Ruvon, Études sur la grammaire et le vocabulaire du grec mycénien, Amsterdam, 1967, p. 31 n 50. 9. Ce qui suit résume Duxoux. 10. En fait, il en existe 16 sur 26 que le scribe n'a pas séparés.

11. Quatre exemples : KN Sd 4402, 4412, 4416, 4450 : scribe 128. 12. Ainsi, A. THumB-A. ScugnER, Handbuch der griechischen Dialekte Π, Heidel-

berg, 19592, p. 173.

13. Cf. O. Masson, Les inscriptions chypriotes syllabiques, Paris, 19832, p. 241.

74

Y. DUHOUX

En revanche, il existe des exemples non contestables de tmèse en

prose ionienne : chez Hérodote et dans le corpus hippocratique“. Bien entendu, les exemples d'Hérodote pourraient étre dus, en théorie, à l'influence homérique. Toutefois, on a eu depuis longtemps l'impression

qu'ils reflétaient plutót la langue parlée courante du temps ". Ceci est spécialement vrai pour la tmèse hérodotéenne la plus fréquente, qui intervient souvent dans des aoristes gnomiques et où le préverbe est séparé du

verbe par ὧν (= att. οὖν) ; on signale un exemple homérique de cet

usage, en T 94 (vers athétisé par Aristarque) '*. Le méme type d'emplois se retrouve réguliérement dans le corpus hippocratique, de sorte que l'on peut conclure que l'ionien parlé connaissait une certaine pratique de la tmèse. Il est vrai qu'elle est limitée, bien que régulière, et qu'elle manifeste une liberté certainement moindre que celle dont témoigne l'épopée.

Toutefois, cet usage n'est pas confiné à la prose, car un versificateur ionien ancien l'atteste dans son expression la plus caractéristique (avec

aoriste et ὧν) : il s'agit d'Hipponax ". La tmèse est donc utilisée en ionien aux VI*-V* s. Ceci invite à ne pas négliger ses exemples attiques attestés chez Aristophane. Puisque ces derniers donnent eux aussi une impression

de tournure orale 5, on dispose de vestiges de tmèse dans le parler courant ionien et attique.

Comme

il serait gratuit d'imaginer

que

l'ionien et

l'attique auraient, d'abord, perdu la tmèse héritée de l'indo-européen, puis l'auraient recréée, on admettra que ces emplois constituent le résidu d'un

usage plus ancien ?. 5. La tmèse à l'âge du Bronze en dehors du mycénien Les exemples ioniens et attiques de tmése sont connus depuis long-

temps, mais leur importance a visiblement été sous-estimée ©. Ceci tient à

14. Cf. F. Bscurg,

Die griechischen Dialekte UL

Berlin,

1924, p. 265-267 ;

WACKERNAGEL, p. 173-174.

15. Cf. KünwER-GrRTH, 1, p. 537 n. 1 ; WACKERNAGEL, p. 173. 16. Voir 1. D. DeNNiSTON, The Greek Particles, Oxford, 19542, p. 429-430, 460 ; SCHWYZER, p. 283-284. 17. Un exemple assuré (fr. 78.16 d'O. Masson, Les fragments du poète Hipponax, Paris, 1962 = fr. III de Dum). Dans le fr. 29 (= Den fr. 64), la tmèse

est une conjecture plausible dans un fragment dont l'attribution à Hipponax n'est pas 18. Cf. WACKERNAGEL, p. 173 ; Monpurao Davis, p. 87-88. 19. Morrurao Davies, p. 88, se concentrant sur les seuls faits attiques, accepterait, quoiqu'avec réticence, l'idée d'une tmése résiduelle en supposant « some sort of stylistic polarization... so that synchronally the two types, the 'poetic' and the "colloquial' tmesis, were no longer felt as instances of the same construction. » 20. Un auteur comme

schen

Sprachform,

H. B. Rosén,

Heidelberg,

1962,

Eine Laut-

p.167

ne

und Formenlehre der herodoti-

considère

pas

les

exemples

AUTOUR DE LA TMÈSE GRECQUE

75

ce qu'ils ont été considérés séparément au lieu d’être rapprochés au sein de leur famille dialectale. Du coup, le phénomène de la tmése ionienneattique n'a pas pu être intégré aux données mycéniennes et l'on n'a pas encore perçu son impact sur la préhistoire dialectologique grecque. Or, il est considérable. En effet, puisque le linéaire B a perdu la tmèse héritée de l'indo-européen ($ 3), toute famille dialectale qui la pratiquerait encore au premier millénaire doit nécessairement avoir déjà été distincte du mycénien à date tablettique. On doit donc inévitablement inférer de ce qui précède que, à l'époque des tablettes, le proto-ionien était déjà constitué en tant que tel et utilisait encore la tmèse. Cette conclusion s'harmonise avec deux éléments connus depuis lontemps : a) Le mycénien est moins homogène qu'on ne le dit souvent : on a, en réalité, affaire à des parlers variables de palais à palais, et qui, à l'intérieur des sites les plus importants, peuvent manifester des courants

linguistiquement différenciés ?. Ces caractéristiques ne ressortent évidemment que de documents écrits, mais elles devaient vraisemblablement être plus marquées à l'oral. En effet, une nette tendance à l'uniformisation

a joué dans les textes dont nous disposons : les scribes linéaire B recevaient visiblement une formation qui leur imposait bon nombre d'usages rigides. On peut conclure de tout ceci que le grec parlé par les scribes avait chance d’être relativement différent de celui qu'ils écrivaient. b) Il est sûr qu'il existait déjà une diversité dialectale à l'époque mycénienne et que le dorien y était déjà individualisé en tant que tel. En effet, au premier millénaire, le dorien se différencie de l'ensemble des autres dialectes par un archaisme, l'absence d'assibilation : *ti y demeure τι, alors que, ailleurs, il a généralement évolué en o. Or, le linéaire B atteste déjà l'assibilation. On est donc assuré que, à l'époque des tablettes, coexistaient des dialectes dont les uns (en tout cas, le mycénien) avaient atteint un stade que d'autres (en tout cas, le dorien) ne connaissaient pas encore (le dorien ne le connaîtra d'ailleurs jamais). La preuve de l'existence d'un proto-ionien à l’âge du Bronze établit la validité de la théorie d'une diversité dialectale non dorienne à l'époque

d'Hérodote comme d'authentiques tmèses — mais il ne prend en compte les exemples de tmése ni en attique ni en ionien hippocratique. 21. Y. Duuoux, « Linéaire B crétois et continental : éléments de comparaison »,

Tractata

Mycenaea

(éd.

P. H. Iugvsxi-L. CggpAjac),

Skopje,

1987,

p. 105-128 ;

E. Rrcu, «Les différences dialectales dans le mycénien », Mycenaean Studies (éd. L. R. PALwER-J. CHApwick), Cambridge, 1966, p. 150-157 ; R. D. WoobARD,

« Dialecta] Differences at Knossos », Kadmos 25 (1986), p. 49-74.

76

Y. DUHOUX

mycénienne ©. Puisque l'état de la tmése démontre que le proto-ionien était distinct du mycénien, on identifiera ce dernier avec (ou on le placera dans) l’« achéen » (dénomination conventionnelle de l'ancétre de la famille arcado-chypriote) en raison de ses affinités avec l'arcadien et le chy-

priote ?. L'existence du proto-ionien n'exclut nullement qu'un troisiéme dialecte non dorien (en l'espèce, le proto-éolien) ait été parlé à l'époque mycénienne — simplement, l'emploi de la tmése au premier millénaire ne permet aucune conclusion à cet égard. Les variations linguistiques qui parcourent le mycénien me font suggérer que la coexistence mycéno-ionienne qui vient d'étre établie aurait pu avoir la forme d'une société diglossique ^, avec mycénien et en tout cas proto-ionien parlés dans les couches sociales respectivement supérieures et inférieures de la population. 6. La situation mycénienne et la datation des débuts de l'épopée grecque 6.1. Dans un article qui n'a peut-étre pas retenu toute l'attention qu'il méritait, G. C. Horrockx a examiné la situation linéaire B et l'a utilisée pour tenter de dater les débuts de la poésie épique grecque. Son objectif était de réfuter l'idée que l'époque mycénienne aurait joué un rôle mineur, voire presque nul dans la constitution de l’épopée. On a vu qu'il place les formes linéaire B à préverbe disjoint examinées à l'instant dans une position intermédiaire entre les situations en indo-européen et en prose grecque attique > :

the particle [ce terme désigne ici le préverbe], though still an independent clement, was confined to pre-verbal position through the loss of tbe rules allowing particles in tmesis. During the course of this intermediate stage the particle perhaps acquired proclitic status before becoming fully compounded with the verb. Perhaps then Mycenaean exemplifies this middle period, with particles already tending to form compounds with verbs but

22. Voir en ce sens par ex. A. BAnTONÉK, « Relevance of the Linear B Linguistic Phenomena for tbe Classification of Mycenaean », Acta Mycenaea. Actes du cinquième Colloque international des études mycéniennes (éd. M. S. RumtesEz) II = Minos 12 (1971), p. 329-345 ; Ruuaa, p. 401-407. 23. Voir Ruvca, p. 402-403. Sur la possibilité que le chypriote atteste un vestige de la tmèse, voir $ 4. 24. je reprends ce qualificatif à C]. Bau,

« Du 'datif' mycénien aux protagonis-

tes de la situation linguistique », Mykenalka. Actes du IX* Colloque international sur les textes mycéniens et égéens (J.-P. OLIVIER, éd.), Athènes, 1992, p. 151; — cet auteur

envisage

«l'interférence

d'un

standard,

vraisemblablement

écrit,

et de

la

langue parlée du scribe », alors que je songe à deux langues pariées. 25. Il ne les considère pas comme des tméses parce que les préverbes n'y sont pas séparés de leur verbe par un lexème.

AUTOUR

DE LA TMÈSE GRECQUE

77

with a feeling for the original word autonomy still manifesting itself in a few cases ?5,

Puisque Homère connaît encore la tmèse, Horrockx peut conclure que

la tmèse homérique serait issue d'un état antérieur aux textes linéaire B. On aurait donc la preuve que l'épopée grecque aurait commencé à se constituer à date prétablettique (à la suite de quoi Horrockx utilise des formules métriques homériques comportant une tmése pour établir

l'existence d'une poésie dactylique prétablettique). En tout cas sur un point, cette thèse (que j'appellerai désormais « scénario n? 1 ») ne me parait pas acceptable : on vient de voir que a-pu, ke-ka-u-me-no[ et po-si, e-e-sil sont sans rapport avec la tmèse. Toutefois,

ce correctif n'affaiblit pas l'idée défendue. Au contraire, il la renforce, puisque, désormais, on peut admettre que le mycénien avait dépassé le stade intermédiaire que Horrockx postule. 6.2. Un autre élément contestable dans l'analyse de Horrockx est le suivant. Il suppose que le mycénien serait le seul parler grec « oriental » (c'est-à-dire non dorien) de l'époque et que la plupart des dialectes « orientaux » du premier millénaire seraient le résultat de mélanges divers entre mycénien et donen. Cette position a été défendue avant lui par un certain nombre de savants ?. Toutefois, on vient de voir que la survivance

de la tmèse en ionien-attique impose de reconnaitre que le mycénien coexistait avec

au moins

le proto-ionien

(8 5).

Dans

cette

nouvelle

pers-

pective, l'autonomie des « préverbes » de l'épopée ne remonterait plus obligatoirement à date prétablettique, puisque la tmèse épique pourrait provenir a priori aussi bien du mycénien que, au minimum, du protoionien. 6.3. Dans l'hypothése d'un linéaire B pouvant coexister avec au moins un autre dialecte non dorien (j'appellerai désormais conventionnellement X ce dernier parler), trois scénarios doivent être envisagés, d’après que l'on rattache la tmése homérique au mycénien ($ 6.3.1 : scénario n? 2) ou à X (8 6.3.2 : scénarios n° 3-4). 6.3.1. Dans le scénario n? 2, le dialecte X coexisterait avec le mycénien, mais c'est le mycénien qui aurait légué à l'épopée l'usage de la tmèse. En ce cas, l'existence du parler X n'aurait aucune implication véritable sur notre probléme. On se retrouverait donc dans une situation virtuellement identique à celle du scénario n? 1 et l'on devrait nécessaire26. G.C. Honxocxs, p. 4. 27. Ainsi, P. CHANTRAINE, Morphologie historique du grec, Paris, 19642, p. 2021 ; E. Risca, « Die griechischen Dialekte im 2. vorchristlichen Jahrtausend », SMEA 20 (1979), p. 91-111 ; W. F. Wyarr, « The Prehistory of the Greek Dialects», TPAPA 101 (1970), p. 557-632.

78

Y. DUHOUX

ment rattacher la tmèse épique à un état du mycénien où les « préverbes » étaient autonomes. Dans la logique de Horrockx, cet état devrait nécessairement être antérieur au linéaire B de nos tablettes. Mais ne pourrait-on pas imaginer qu'il lui ait été postérieur ? Une séparabilité du préverbe postérieure aux tablettes aurait une double implication pour le linéaire B tablettique comme source des tmèses épiques : a) il n'aurait plus connu la situation héritée de l'indo-européen ; b) a-pu, ke-ka-u-me-no[ et po-si, e-e-si[ indiqueraient l'amorce d'un processus de recréation de la séparabilité ancienne. Cette théorie est-elle

défendable ? Il faut reconnaitre qu'il existe des évolutions linguistiques comportant, d'abord, disparition d'une particularité héritée, puis, recréation ultérieure. Toutefois, il n'est pas économique d'y recourir lorsqu'on n'y est pas contraint. Or, loin d'y contraindre, la série PY Ta en dissuade. En effet, elle met en jeu la disjonction non seulement d'a-pu, ke-ka-u-me-no[, mais surtout de composés nominaux répondant à certaines conditions de longueur ($3). Il s'agit donc d'un phénomène qui déborde largement le

processus de la tmèse homérique ?*. L'idée d'une tmése introduite à date posttablettique ne pourrait donc étre soutenue qu'en imaginant de toutes pièces une évolution ad hoc, avec, d'un côté, extinction de la séparation des composés nominaux, tandis que, de l'autre, on aurait un développement de la séparation des formes verbales. Cette solution est trop compliquée et il faut donc la rejeter. Dans ces conditions, une émergence postmycénienne de la tmèse épique paraîtrait très peu plausible. 6.3.2. Mais que se passerait-il si l’on rattachait la tmèse épique à un dialecte X 7 En ce qui concerne les « préverbes » de ce parler, on ne voit que deux possibilités : ou bien (scénario n° 3) ils ne seraient pas autonomes, ce qui reproduirait la situation du mycénien, ou bien (scénario n? 4) ils le seraient. Dans le scénario n° 3, le raisonnement déjà appliqué dans les scénarios n* 1 et 2 (88 6.1, 6.3.1) devrait obligatoirement être réutilisé et il faudrait admettre que la tmèse aurait été introduite dans l'épopée avant la fin des palais mycéniens. Ce n'est que dans le scénario n° 4, avec préverbes autonomes, que l'on pourrait éviter cette solution. On a vu que le proto-ionien serait un excel28. Π est trés exceptionnel de trouver une tmèse de formes nominales homériques; ainsi, διαμπερές peut devenir διὰ δ᾽ ἀμκερές (A 377, etc. — 3 ex.). H n'existe aucun exemple de dissociation de composé constitué de deux éléments nominaux.

AUTOUR DE LA TMÈSE GRECQUE

79

lent candidat comme dialecte ayant connu la tmèse à date tablettique et ayant continué à la pratiquer ultérieurement (δ 5). Il se pose alors la question de savoir quand il pourrait être intervenu dans la composition de

l'épopée. La réponse dépend de la vision que l’on a de la préhistoire des poèmes épiques. Si l’on adopte l’idée d’une constitution en trois étapes

principales, « achéenne », puis éolienne et enfin ionienne ?, qui me paraît la plus probable, l'influence ionienne ne pourrait évidemment s'étre manifestée qu'à date largement postmycénienne. 6.4. Les trois premiers scénarios envisagés imposent donc une épopée utilisant la tmése avant l'effondrement des palais mycéniens, comme l’a suggéré Horrockx pour le premier d'entre eux. Le quatrième situe la tnése à date nettement posttablettique. Est-il possible de choisir entre eux ? On pourrait arriver à un choix relativement peu contestable gráce à l'examen des formules homériques où figure une tmèse. On sait que les formules sont un élément fondamental de l'épopée. Il se fait que Ia tmése est attestée dans des formules de caractéristiques dialectales diverses:

« achéennes » 9, mais aussi éoliennes ?! et ioniennes €. Cette coexistence pose des problèmes qu'il n'est possible que d'effleurer ici et qui mériteraient une étude approfondie. Cette dernière devrait commencer par distinguer les caractéristiques dialectales superficielles de celles qui sont

irréductibles, et se concentrer sur ces dernières. À partir de là, deux possibilités au moins se présenteraient. a) Si l'emploi des tmèses irréductibles pouvait refléter des usages dialectaux indépendants, on aurait probablement une situation complexe. On devrait admettre une datation prétablettique des formules « achéennes » (δ 5). Des formules éoliennes ou ioniennes poseraient des problèmes te-

nant à la préhistoire de l'épopée ($ 6.3.2). Elles devraient certainement être posttablettiques si l’on admet la théorie des trois couches dialectales successives.

b) Si l'usage épique pouvait résulter de l'influence de l'une des trois couches dialectales sur les deux autres, on aurait des positions identiquesà 29. Voir par ex. Ruvou, p. 571-579 ; C. 1. Rupou, « Le mycénien et Homère », LinearB, p. 143-190 ; WATHELET, p. 375-376.

30. Ainsi, dans A 464, B 427, etc. : adtèp ἐπεὶ κατὰ ufipe κάη καὶ σκλάγχνα κάσαντο (avec αὐτάρ typiquement « achéen » : C. J. Rupan, L'élément

achéen dans la langue épique, Assen, 1957, p. 29-55). 31. Ainsi, dans A 98 et I 387: πρίν γ᾽ ἀπὸ ---- δόμεναι (avec l'infinitif athématique en -LE vo typiquement lesbien : WATHELET, p. 323-324). 32. Ainsi, dans A 646 et 778 : ἐς δ᾽ ἄγε χειρὸς ἑλών, κατὰ δ᾽ ἐδριάασθαι ἄνωγε (avec ἐς typiquement ionien : M. Lereune Phonétique historique du mycénien et du grec ancien, Paris, 1972, p. 131).

80

Y. DUHOUX

celles données ci-dessus d’après que le dialecte influençant les autres serait l’« achéen », l'éolien ou l'ionien.

6.5. Quelle serait la datation absolue des deux solutions évoquées à

l'instant ? La date pivot est l'époque de destruction des palais mycé-

niens ?. Celle-ci se situe vers + 1190 à Pylos et dans les dernières décennies précédant + 1275/1250 à Thèbes. Pour Cnossos, dont ia situation est encore toujours discutée, la destruction remonterait au plus tard aux dernières décennies avant + 1275/1250. L'introduction de la tmèse dans des formules « achéennes » ne pourrait donc en aucun cas se situer après les environs de 1300 avant J.-C. Des formules éoliennes ou ioniennes devraient être placées largement après cette date. Abréviations bibliographiques Y. Duxoux, « Le mycénien connaissait-il la tmèse ? » (à paraître dans Minos). G. C. Horrocxs, « The Antiquity of the Greek Epic Tradition: Some New Evidence », Proceedings of the Cambridge Philological Society 206 [NS

26] (1980), p. 1-11.

R. KOHNER-B. GERTH, Ausführliche Grammatik der griechischen Sprache, II. Satzlehre, Hanovre-Leipzig, 18983-19042 (réimpression Hanovre, 1983). Linear B : À 1984 Survey (éd. A. MoRPURGO DAVIES-Y. DUHOUX), Louvain-laNeuve, 1985. A. MORPURGO DAVIES, « Mycenaean and Greek Language », LinearB, p. 75-125. C. J. RuuGH, « Le mycénien entre le proto-indo-européen et le grec historique ; La langue homérique », dans R. TREUIL e.a., Les civilisations égéennes du Néolithique et de l'Age du Bronze, Paris, 1989, p. 401-410, 571-579. E. Scuwvzzrn, Griechische Grammatik TI, Munich, 1950.

J. WACKERNAGEL, Vorlesungen über Syntax Vl, Bâle, 19572. P. WATHELET, Les traits éoliens dans la langue de l'épopée grecque, Rome, 1970.

33. Je retiens les datations relatives suivantes pour les trois sites mycéniens

attestant l'emploi des préverbes. Cnossos : au plus tard, fin du Minoen Récent III b 1; Pylos : transition entre l'Helladique Récent ΠῚ b 2 et Ill c; l'Helladique Récent III b 1.

Quaestiones Homericae

L'Odyssée d’Homère : poème géographique ou quête d'un héros homérique vers la « sagesse » 7

Paul Fabre Pour les Grecs, la guerre de Troie demeure l'événement le plus important de l'Histoire et Hérodote y voit l'origine des guerres médiques. C'est non seulement le siège et le sac d'Ilion qui ont de l'importance à leurs yeux, mais aussi la fuite des « bons Troyens » et le retour des héros grecs chez eux. Ces nostoi sont le résultat de la colère d'Aphrodite qui les détourne vers l'inconnu. Ces légendes, que nous connaissons malheureusement surtout par des scolies et des auteurs tardifs, sont largement utilisées

par les Grecs, et les indigènes, dans la colonisation occidentale où elles rendent plus faciles les relations commerciales. On pourrait ainsi étudier ces cycles légendaires qui permettent aux Corinthiens de faire oublier la colonie érétrienne de Corcyre en en faisant l’île des Phéaciens ou aux Phocéens, prétendus parents des Troyens, après la fondation de Lampsaque, d'amener les bons Troyens chez les Vénètes de l'Adriatique, ou, avec Enée, chez les habitants de la Campanie et du Latium. Le retour d'Ulysse n'échappe pas à ces contes et fuyant une Pénélope perfide et infidéle, le roi d'Ithaque se retrouve en Épire, dans le Brutium, en Sicile, à Laos, dans les Pithécusses, dans le Latium, où Aristote place

son tombeau en Étrurie, où Théopompe lui attribue la fondation de Gor-

tyne, et méme, au débouché de l'étain ibérique, fondateur de l'actuelle Lisbonne. Mais Ulysse est surtout le héros du plus admirable des poèmes, l'Odyssée d'Homére, qui fait de Pénélope une sainte et d'Ulysse un sage. Au moins à partir du VI* siècle, on va tout faire pour concilier les épreuves d'Ulysse et les contes de la colonisation grecque et, rapidement,

malgré des hommes comme Ératosthène, la localisation géographique du « théâtre des erreurs d'Ulysse » va devenir un véritable dogme. Homère aurait caché des noms de pays qu'il connaissait, peut-étre par des contes phéniciens, sous des noms d'emprunt. Ainsi Thrinakia, l'ile du Trident d'Hélios, ne serait autre que l’île aux trois pointes, Trinakie, la Sicile. Ce

serait étrange, car tous les nostoi que nous connaissons donnent aux pays

82

P. FABRE

leurs noms réels et n'y placent pas de monstres et on ne voit pas l'intérêt qu'il y aurait à désigner ainsi des lieux sous des noms d'emprunt, alors qu'Homére parle des Sicanes, de la vieille Sicule, de Temessa, etc. Il est trop facile de dire d'abord que ces passages sont interpolés parce qu'Homére ne connaissait pas la Sicile et ensuite de dire qu'il ne connaissait pas la Sicile, puisqu'il ne parle jamais de ses populations. On a essayé jusqu'à l'époque contemporaine de retrouver ces lieux mythiques grâce aux descriptions d'Homere qui sont pourtant d'une imprécision extréme. Les Cyclopes habitent prés d'une fle aux chévres prés d'un port rond entouré d'un cercle de trembles et on y reconnait Nisida

qui a un port rond, mais des trembles assez loin sur la côte. L'ile d'Éole, ile flottante si fréquente dans les contes de marin, devrait sa réputation aux bancs de pierre ponce flottants du Stromboli. N'est-ce pas plutót un nom symbolique de l’île qui flotte au hasard, du verbe αἰολάομαι. Σχερία c'est une «terre de refuge » et le nom des Phéaciens ne se rapproche-t-il pas de φαεινός, idée de pureté ? En tout cas « si loin que nul mortel ne peut y venir » convient bien mal à Corcyre. L'île de Calypso « au bout du monde », avec sa caverne, ses quatre sources, son persil, ses

violettes, et tous ses arbres peut-elle être l'flot de Perejil, parce qu'il s'y trouvedu persil et des violettes ? Les quatre sources sont là mais « prés d'un pan de chaumes brülés par le soleil sans un brin d'herbe » ; comment y voir, comme le dit Homère, un lieu enchanteur «où il n'est pas d'immortel qui n'aurait les yeux charmés » ? Nous verrons que ces fallacieuses descriptions sont surtout symboliques. Alors si l'Odyssée n'est pas un poème géographique, de quoi s'agitil ? Très différente de l'Iliade, elle appartient à ce genre très répandu en Orient du conte philosophique ou mystique, de la quéte d'Isis, de la geste d'Osiris et Horus et du livre des Portes en Egypte, aux légendes phénicienne de Melqart ou lydienne de Sandon. Le conte de Gilgamesh « sha nagba imera», « celui qui a tout vu », écrit en Mésopotamie au XX* siécle av. J.-C., s'est répandu dans tout l'Orient et sous les Hittites et leurs successeurs lydiens, qui auront tant de rapports avec la Gréce d'Asie à laquelle appartient Homére, on constate qu'il est connu dans l'Asie mineure. Loin de nous l'idée de considérer l'Odyssée, comme une copie du conte de Gilgamesh ; disons simplement qu'Homere a écrit l'Odyssée dans une atmosphère imprégnée de ce type d'Histoire. L'histoire de Gilgamesh nous le montre roi d'Uruk, aprés le combat du bien incarné par Mardouk et du mal, incarné par l'infernale Tiamat et ses monstres de l'Océan, civilisant le rustre Enkidu dont il devient l'ami, malgré la mauvaise Ishtar qui se prostitue aux animaux et dont ils triomphent tous deux, vêtus de La peau de lion, aprés douze

L'ODYSSÉE D'HOMÈRE

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travaux héroïques, qui ne sont pas sans rapport avec ceux de Melqart,

Sandon et Hérakles. Mais Enkidu meurt et Gilgamesh part pour le ressusciter et échapper à la mort vers le héros sauvé pour l'éternité du déluge Utnapishtim, dans l'ile des Bienheureux. Le Héros franchit les montagnes, les douze portes de la nuit, le jardin merveilleux aux fruits de pierre précieuse, puis le batelier Ur sha Nabi lui fait franchir, en un mois et demi la mer de la Mort. Utnapishtim règne au-delà avec sa sage épouse et lui enseigne qu'il n'atteindra l'immortalité qu'en restant six jours à veiller et en s'emparant au fond de la mer de l'herbe de l'immortalité «le vieillard rajeunit» — mais bientót le serpent dérobe la plante magique et Gilgamesh se désespère ; il obtient de converser avec l'ombre d'Enkidu, dans une Nekya qui

est assez proche de celle de l'Odyssée et il comprend enfin que la mort est l'essence méme de la condition humaine et qu'il doit accomplir son destin de roi d'Uruk sans réver d'étre dieu, ce qui, finalement, va lui valoir l'immortalité. Il y a trop de points de ressemblance entre les deux contes pour ne pas supposer qu'Homére a, au moins, entendu parler du mythe oriental. Alors si nous pensons qu'il a voulu écrire un récit à tendance philosophique, il est bon de reprendre toute l'Odyssée dans une autre lecture. Ulysse est un homme parfaitement antipathique et le verbe ὀδύσσομαι veut d'ailleurs dire « être odieux ». Fils de Laërte ou adopté par lui alors qu'il serait le fils de Sisyphe, dans certaines versions, il obtient que La£rte lui céde le royaume d'Ithaque. Il veut épouser Héléne, mais y renonce pour un avantageux mariage avec la cousine de celle-ci, Pénélope, et c'est lui qui imagine le concours entre les prétendants de la Belle Héléne et le serment commun de défendre son union avec le vainqueur. Pourtant quand elle est enlevée par Páris, il simule la folie pour échapper à l'expédition guerrière contre Troie. C'est Palamède qui déjoue sa ruse et l'oblige à partir : Ulysse se vengera de lui en le faisant faussement passer pour un

traître qu'il fera lapider par les Grecs. À Troie, ce n'est pas un grand guerrier, mais c'est le maître de la ruse. C'est déjà lui qui avait réussi à amener Iphigénie à Aulis pour qu'elle soit sacrifiée en lui faisant croire qu'elle venait pour épouser Achille. Il se signale par sa participation au meurtre du roi Philomélidés de Lesbos, par le conseil d'abandonner le malheureux Philoctéte à la blessure putride dans l'ile déserte de Lemnos.

Il est le Maitre des joutes oratoires et des missions d'espionnage, comme celle où il persuade Hélène, veuve de Páris, de trahir les Troyens et où il

obtient à force de larmes que la vieille Hécube ne le dénonce pas et le laisse

fuir.

Héros

du

cheval

de

Troie,

il n'est

pas

que

rusé,

il est

l'impitoyable, qui tue en le jetant du haut d'une tour le bébé d'Hector,

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P. FABRE

Astyanax, fait sacrifier la toute jeune fille de Priam Polyxène sur la tombe d'Achille pour obtenir un retour favorable et qui fait lapider la vieille Hécube qui l'avait sauvé autrefois. Après le sac de la ville, il part avec Ménélas, mais se brouille avec lui à Ténédos et rejoint Agamemnon, dont la tempête le sépare. Il aborde en Thrace où il tue tous les habitants d’Ismaros, sauf le prêtre d’Apollon, Maron, dont il obtient douze jarres de vin fin. Il pille les Cicônes, mais il doit fuir devant eux. Le voilà enfin prés d'Ithaque quand l'inexorable destin l'attend. Ce cruel roitelet qui a joué un rôle hors de proportion avec sa puissance dans la guerre, chargé de butin, dépourvu de tout remords, le

vent funèbre et maléfique, Borée, l'emporte brusquement au loin. À partir de ce moment

vont commencer

les épreuves

d'Ulysse,

c'est-à-dire

les

moments qui vont lui permettre de faire la preuve de sa rédemption dans une « quéte de la sagesse ». Au bout de deux journées d'épuisante navigation, c'est l'abordage au pays enchanteur des Lotophages, dont on a bien inutilement cherché à identifier la nourriture. C'est la première épreuve aprés dix années de guerre et la désillusion de la tempéte qui éloigne de la patrie, la découverte d'un pays calme aux habitants accueillants, oà l'on peut trouver l'oubli, oubli des maux, oubli des devoirs qui vous attendent, oubli des fautes commises. Mais déjà l'éloignement du moment d'atteindre Ithaque, voulu par le Destin, a fait comprendre quelque chose à Ulysse et c'est lui qui triomphe de cette premiere épreuve en obligeant ses compagnons à repartir avec lui. La seconde épreuve sera au pays des Cyclopes, le riche pays qui contraste avec la bestialité des habitants, qui ne cultivent pas, ne vivent pas en πόλεις, mais chacun dans sa caverne avec sa femme et ses enfants. Et c'est chez le plus terrible, Polyphéme, qui ne craint méme pas les dieux, qu'Ulysse pénètre avec douze compagnons. En l'absence du maître, ils se gavent de fromage, de lait frais et de lait caillé, avec tout de méme chez Ulysse le souci de remercier leur hôte involontaire. Mais celui-ci les emprisonne et entreprend de les manger par paire. Ulysse emploie la ruse, prétend s'appeler « Personne », enivre le monstre et crève son œil unique avec un pieu rougi au feu. Voleur, menteur, cruel, ayant laissé dévorer quatre de ses douze compagnons, il se rit de la douleur atroce du Cyciope. C'est encore Ulysse le rusé ! Aprés cette deuxiéme épreuve, il reprend la mer avec ce leitmotiv du poème, «l'áme navrée, content d'échapper à la mort, mais pleurant les

amis ». Puis, c'est brusquement dans l'île d'Éole, maître des vents, le

contraste absolu. C'est la douce vie patriarcale où l'espoir lui est donné, en pouvant emporter tous les vents contraires dans une outre fermée. Seule

L'ODYSSÉE D'HOMÈRE

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la brise favorable le ramène vers Ithaque dont on voit déjà les feux des bergers. Mais, pendant le sommeil d'Ulysse, la stupide cupidité de ses compagnons, croyant trouver un trésor dans l'outre, en fait le jouet des

vents, et Éole considère qu'un homme ainsi trahi par les siens ne peut

qu'étre maudit et refuse de l'aider une nouvelle fois. Cette troisième épreuve c'est celle de l'ingratitude des amis, mais Ulysse sait leur pardonner et continue avec eux vers les Lestrygons. Là c'est le contraire des Cyclopes, la cité au bon port où l'on vous accueille avec amabilité. Mais dans ce pays étrange où la reine est « aussi haute qu'une montagne » et dont le nom s'apparente à Amotpig (la pirate), la fille du roi amène les hommes qu'Ulysse a envoyés en éclaireurs. Mais au banquet, le roi en dévore plusieurs et les autres sont poursuivis et lapidés. Ulysse a recours au « sauve qui peut» en coupant les amarres de son bateau. Il a triomphé de cette quatrième épreuve, celle de la perfidie des faux amis, mais en sacrifiant la majeure partie des siens. C'est avec un seul bateau qu'il aborde au beau pays de Circé. Il va trouver là une cinquième épreuve plus terrible que les autres, l'occasion de perdre la qualité d'homme et de comprendre sa propre ignominie, en étant transformé en l'animal qu'on est au fond de soi-méme. La moitié de son équipage, envoyée en reconnaissance en fait la triste. expérience. Le magnifique banquet les voit se transformer en lions, en porcs, en chiens. Mais Ulysse est déjà en marche vers la vertu. Il n'est plus question de « sauve qui peut » ; il n'hésite pas, prend son arc et son « glaive de bronze à clous d'argent » et il répond à Euryloque qui veut fuir : « Tu peux ne pas bouger d'ici. Au flanc du noir vaisseau, reste à manger et boire. Moi je pars : le devoir impérieux est là. » Il part au-devant du danger qui menace ceux qui, pourtant, par leur cupidité ont été cause de ses malheurs. Mais il a aussi compris que seule l'aide des dieux permet de triompher et il accepte docilement d'Hermés la plante magique, le μῶλυ, qui fait irrésistiblement penser à l'herbe de vie de Gilgamesh et qui ne correspond à aucune plante réelle, mais rappelle les radicaux de μῶλος, μῶλυς, μωλύω, μωλύνομαι. C'est la plante qui combat la mauvaise magie et l’affaiblit. C'est la victoire dans cette cinquiéme épreuve, mais Ulysse n'est pas encore un saint, il oblige Circé à redonner leur forme à ses compagnons, mais ne se préoccupe pas des autres et passe un long mois à festoyer et à être l'amant de Circé, dont les auteurs tardifs disent que naîtra Télégonos. Mais sur son conseil il part affronter une sixième et terrible épreuve, interroger le devin Tirésias dans les Enfers, c'est la nekya et la nekymanteia qui sont le sommet de l’œuvre et qui ne comportent pas, comme on l'a voulu, une masse d'interpolations.

Ulysse doit en effet se rendre

chez Hadés et la « terrible Perséphone », qui semble jouer un róle aussi

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P. FABRE

important qu'Hadès dans ce poème où, contrairement à l'/liade, les femmes tiennent une grande place. Ulysse cède d’abord à la peur et au désespoir mais il a déjà acquis assez de force d’âme pour continuer ; sans avoir besoin d’un nautonier magique comme Gilgamesh, il s'abandonne au Destin: « Laisse faire le souffle de Borée qui vous emportera », avait dit Circé. Ulysse laisse ses compagnons au bord de l'Océan et traverse seul ce redoutable Océan, qui, encore chez Pindare, sépare le monde des vivants de celui des morts. Il arrive non pas dans le bois merveilleux de Gilgamesh, mais dans ce bois de Perséphone « aux saules aux fruits morts avec des peupliers funèbres». Il creuse une fosse carrée, fait des libations de lait miellé, de vin et d'eau

pure, répand de la farine en promettant aux ámes des défunts des sacrifices lors de son retour à Ithaque. Enfin il sacrifie une victime et le sang vital ainsi répandu attire la foule des morts qu'il doit éloigner avec son épée de guerrier vivant jusqu'à ce qu'il ait entendu la prédiction de Tirésias. Contrairement à ce qu'ont cru les Alexandrins, ce n'est pas un passage rempli d'interpolations, tout y est important. C'est le tableau atroce de la mort avec toutes ces âmes confondues qui se précipitent « avec des cris horribles » pour se disputer une lampée de sang, donc de vie. C'est d'abord Elpénor, mort chez Circé, qui réclame les honneurs funèbres, puis la mère d'Ulysse, qu'il doit, la mort dans l’âme, repousser loin du sang en attendant Tirésias, montrant ainsi la force d'áme acquise,

qui lui permet de résister aux sentiments les plus naturels. L'ombre de Tirésias va faire comprendre à Ulysse comment, depuis l'épisode du Cyclope, c'est de Poséidon qu'il est le persécuté. Il lui décrit les épreuves qu'il devra subir avant Ithaque et jui annonce que ce retour ne sera que le prélude à un nouveau départ en apparence absurde : Repartir avec 1a bonne rame sur l'épaule et marcher tant et tant qu'à la fin on rencontre des gens qui ignorent la mer... le jour qu'en te croisant, un

autre voyagcur te demanderait pourquoi sur ta brillante épaule est ce fléau de la paille,

c'est là qu'il te faudrait

planter ta bonne rame et faire à

Poséidon le parfait sacrifice. Tu reviendrais ensuite offrir en ton logis la complète série des saintes hécatombes à tous les Immortels, maîtres des champs du ciel ; puis la mer t'enverrait la plus douce des morts, tu ne succomberais qu'à l'heureuse vieillesse, ayant autour de toi des peuples fortunés.

C'est l'abandon à la volonté des dieux sans essayer de comprendre, l'acceptation sereine de la mort et, contrairement à l'/liade, l'affirmation que le bonheur peut être dans la vieillesse. C'est enfin l'émouvant entre-

tien avec Anticleia, la mère d'Ulysse morte de désespoir, le rassurant sur la fidélité de Pénélope, lui parlant de Télémaque et de la réciusion de Laërte. Pour Ulysse qui sort des bras de Circé, c'est le tableau des justes

L'ODYSSÉE D'HOMÈRE

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qui attendent dans la vie la plus simple. Il veut étreindre Anticleia mais ses bras se referment sur le vide et une haleine fétide : « Quand la mort nous prend, voici la loi : les nerfs ne tiennent plus, ni la chair, ni les os. Tout cède à l'énergie de la brûlante flamme ; dès que l'âme a quitté les ossements blanchis, l'ombre prend sa volée et s'enfuit comme un songe... » Se résigner à la mort et la comprendre, c'est ce que va renforcerle passage qu'on appelle parfois « la ballade des dames du temps jadis ». Ces reines aimées par des dieux ...

Antiope

qui

engendra

les

comme Tyro, mère de Pélias et de Nélée,

fondateurs

de

Thèbes,

Alcmène

mère

d'Héraklés, Jocaste, mère d'Œdipe, Chloris mère de Nestor, la plus belle des humaines, Léda, mére de Castor et Pollux, Phédre, Ariane, etc. Toutes confondues, vertueuses ou criminelles ; cette vision de l'inanité de la gloire humaine est encore dans le dialogue d'Agamemnon, ayant succombé au retour de Troie « par la volonté d'une femme maudite » et le doute à l'égard de Pénélope, s'introduit dans le cœur d'Ulysse. Ulysse mesure l'atrocité de la mort, quand Achille, lui qui avait choisi de mourir

jeune et glorieux, lui dit : « Ne me farde pas la mort... J'aimerais mieux, valet de bœufs, vivre en service chez un pauvre fermier, qui n'aurait pas grande chére, que régner sur ces morts, sur tout ce peuple éteint. » La révélation de l'inanité de la gloire humaine, rend plus héroïque l'attitude future d'Ulysse et rappelle la philosophie égyptienne exprimée plus d'un millénaire plus tót dans le Chant du Harpiste : « Les rois qui furent jadis dans leurs pyramides... qu'est-il advenu d'eux ? J'ai entendu les paroles d'Imhotep et de Djedjefhor ; on rappelle partout leurs sentences... leurs murs sont tombés en ruines, leurs places ne sont plus, c'est comme si elles

n'avaient jamais existé. » Mais Ulysse apprend également dans la Nekya la solidarité des vivants et des morts. Les morts guident les vivants et les vivants aident les morts, comme Achille consolé par la révélation de la gloire de son fils. Sauf les grands criminels comme Tantale, tous subissent

le méme sort dans cette prolongation de la vie, qu'est la mort. C'est une leçon pour la vie terrestre. Contrairement à l'/liade où l'on a l'impression que seuls les nobles ont de l'importance, dans l'Odyssée les hommes nobles ou esclaves valent ce que valent leurs actions. Aprés la Nekya, le séjour chez Circé est différent du premier. Plus de fêtes, mais la cérémonie funèbre en l'honneur d'Elpénor et le départ du héros vers des épreuves qu'il connaît et qu'il accepte. La septième épreuve est celle des Sirènes. Ce sont les pourvoyeuses de la mort, si souvent liées au mythe des Enfers, qui font retentir l'hymne

d'Hadés. Pour Homère elles sont deux qui se complaisent sur « un rivage tout blanchi d'ossements et de débris humains dont les chairs se corrom-

pent. » C'est une tentation trés complexe. Il y a celle de s'abandonner à la

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P. FABRE

mort par lassitude comme dans l'admirable poème égyptien où le désespéré dialogue avec son âme et reprend toujours ie lancinant refrain : « La mort est devant moi comme l’assoiffé, »

le repos,

la halte du voyageur,

l'eau pour

Ulysse qui a vu la réalité infernale peut y résister, pas ses compagnons. Mais c'est aussi la tentation de la connaissance à tout prix : « Viens ici, viens à nous... Viens écouter nos voix... Elles chantaient ainsi et leurs voix admirables me remplissaient le cœur du désir d'écouter... On s'en va content et plus riche en savoir, car nous savons tous les maux et tout ce que voit passer la terre nourricière. » Ulysse bouche les oreilles de ses matelots, qui n'auraient pas la force de résister, mais lui, le sage, a soif de connaissance et écoutera, mais il a appris qu'il n'est qu'un homme et, contrairement à i' Adam de la Genèse, ne cherche pas à se passer de Dieu pour connaître, il se fait lier au mát pour ne pas céder à l'appel perfide. Il est vraiment un héros au sens moderne du terme et il peut alors affronter la huitiéme épreuve et, là, le Destin lui laisse le choix entre les

Planctes, les pierres errantes, auxquelles seul Jason a pu échapper, et Charybde, au pied d'un écueil, qui engloutit « l'onde noire et vomit trois fois par jour et trois fois par jour, Ó terreur, engouffre » avec de l'autre côté de la passe Skylla, le monstre classique aux têtes multiples. « La terrible aboyeuse a douze moignons en guise de pieds, six cous géants, six tétes effroyables ont chacune en sa gueule trois rangs de dents serrées, imbriquées, toutes pleines des ombres de la mort. Enfoncée à mi-corps dans la roche, elle darde ses cous hors de l'antre terrible et péche de làhaut... les dauphins, chiens de mer et quelquefois l'un de ces plus grands monstres que nourrit la hurlante Amphitrite... jusqu'au fond des bateaux à la proue azurée, chaque gueule du monstre vient eniever un homme. » Ulysse choisit Charybde et Skylla, car là, il pense encore que son courage et sa ruse pourront lutter contre le monstre vivant. Il revét ses armes, prend en main deux longues piques et va se placer au gaillard d'avant pour tuer le monstre avant qu'il n'ait pu capturer ses amis. Combat dérisoire, mais où il risque de nouveau sa vie pour les autres. Six marins ont péri,

mais Ulysse a fait tout ce qu'il a pu et c'est sincèrement qu'il peut dire qu'il « pleure les amis ». La neuvième épreuve va lui permettre de montrer sa piété. Il aborde avec ses compagnons dans Gpivaxin νῆσος, qui n'est aucunement Tptvaxia, l’île à trois pointes. C'est l'ile du θρῖναξ, la fourche à trois pointes commune à Hélios et à Poseidon, et qui donne son nom à @pivoë, le fils du Soleil. C'est l’île du Soleil « qui voit tout, qui entend tout » où vivent

ses troupeaux sacrés de brebis et de vaches. Malgré l'avis donné par Tirésias d'éviter cette île, les marins épuisés exigent d'Ulysse qu'on

L'ODYSSÉE D'HOMÈRE

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s'arrête. Il leur faut jurer de respecter les troupeaux sacrés, mais la tempête les bloque un mois durant et les vivres donnés par Circé sont épuisés et la faim les tenaille. Tandis qu'Ulysse, respectueux du dieu, tient bon et s'éloigne pour se purifier à une source et pour la première fois prier les dieux, tous les dieux et non un seul de lui venir en aide, ses compagnons se livrent à un banquet sacrilège où ils dévorent des vaches sacrées en croyant se prémunir de la colère du dieu par des rites et des promesses de sacrifice. Pourtant les chairs des animaux meuglent, les peaux marchent. Ulysse tient bon, ne céde pas à la tentation, mais il n'abandonne pas les siens et une fois la tempéte calmée, il se rembarque avec eux, tout en sachant que la colère du dieu sera terrible. En effet, une nouvelle tempéte détruit le bateau et noie les marins. Ulysse est seul ; il parvient sur son radeau à franchir de nouveau Charybde et Skylla, avec le sentiment que c'est la bienveillance de Zeus et non son habileté qui l'ont sauvé ; et après neuf jours où il vogue au hasard il aborde dans une île merveilleuse oà la plus belle des nymphes, Calypso, va prendre soin de lui, l'aimer dans un paysage dont la douceur contraste avec la solitude dans laquelle avait débuté cette dixiéme épreuve. C'est un paysage idéal aux aspects symboliques où le naufragé trouve tout ce qu'il peut désirer, les bois de construction des différentes parties du bateau, olivier, sapin, aune, cyprés, le thuya arbre sacré, la violette symbole du couchant et d'Aphrodite, le persil qui ranime les morts, les « corneilles de mer » réputées pour leur longévité. Calypso est belle et «aucune femme ne peut rivaliser de visage ou de corps avec elle » ; Ulysse reconnait qu'auprés d'elle Pénélope serait sans grandeur ni beauté. Elle est bonne : « ce n'est pas en mon sein qu'habite un cœur de fer, le mien n'est que pitié », elle veut partager sa vie. Elle est compréhensive et lui dit: «Si ton cœur pouvait savoir de quels chagrins le sort doit te combler... c'est ici prés de moi que tu voudrais rester... quel que soit ton désir de revoir une épouse vers laquelle chaque jour tes vœux te ramènent. » Elle lui offre la jeunesse éternelle et l'immortalité. Mais lui, pendant sept ans, passe ses jours, assis « aux rocs des gréves, tout secoué de sanglots, de larmes et de chagrin. » Son refus de l'immortalité pour accomplir son destin d'homme touche Athéna qui obtient que Zeus oblige Calypso à aider Ulysse à repartir, alors qu'i! accepte tout à l'avance : Voir en mon logis la journée du retour ! Si vagues vineuses, désire encore me tourmenter, là ce cœur endurant tous les maux, j'ai déjà peiné sur les flots, à la guerre ! S'il y faut m'advienne !

l'un des Immortels sur les je tiendrai bon, j'ai toujours tant souffert, j'ai déjà tant ua surcroît de peines, qu'il

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En effet, sa résignation sera mise à rude épreuve ; après une navigation de dix-sept jours, il aperçoit l’île des Phéaciens mais Poséidon brise

son radeau et le jette inconscient après bien des souffrances sur la plage. Il pourrait céder au désespoir, mais la onzième épreuve sera l'occasion pour lui de la rédemption. Dans un paysage idyllique la fille du roi Nausicaa et ses compagnes se baignent, se parfument et jouent gracieusement au ballon. Ulysse se présente en naufragé suppliant à la jeune fille bienveillante qui lui dit : « Zeusde son Olympe répartit le bonbeur aux vilains comme aux nobles, ce qu'il veut pour chacun. S'il t'a donné ces maux, il faut bien les subir » et elle dit à ses servantes : « Vous n'avez devant vous qu'un pauvre naufragé. Puisqu'il est venu, il doit avoir nos soins : étrangers, mendiants tous nous viennent de Zeus ! » Avec pudeur elle dit à Ulysse d'entrer seul dans la ville et d'aller supplier sa mére Arété, femme du roi Alkinoos, qui n'est pas sans faire penser à la femme d'Utnapishtim du conte oriental. Conseillé par Athéna, apparue sous l'aspect d'une fillette, Ulysse arrive, dans la cendre du foyer,

suppliant Arété.

Dans ce royaume

idéal,

Alkinoos lui donne place prés de lui et lui offrira méme de partager la vie de la pure Nausicaa. Idylle contée par Homère avec une délicatesse infinie, simplement suggérée au moment des adieux quand Nausicaa lui dit : « Au pays de tes pères garde mon souvenir ! Car c'est à moi d'abord que devrait revenir le prix de ton salut » et Ulysse répond : « Mes vœux te resteront fidéles, tu me seras un dieu tous les jours de la vie que je te dois, Ô Vierge. » Ce dernier renoncement pour accomplir son devoir, c'est la onziéme épreuve qui est marquée surtout par l'épisode de Démodocos. Le vieil aède chante la prise de Troie et le rôle joué par Ulysse, mais ce ne sont pas des visions de gloire qui montent de ses vers, mais une vision d'horreur : La femme pleure ainsi, jetée sur son époux, quand il tombe au devant des

murs et de son peuple pour écarter de sa cité et de ses enfants, la journée sans merci ; elle le voit qui meurt, qui déjà se convulse ; elle s'attache à lui et crie et se lamente et voici, dans son dos les lances ennemies qui viennent lui tailler la nuque et les épaules ! et voici l'esclavage et ses dures misères ! et les affres de deuil lui ravagent les joues. Les pleurs de pitié tombaient des yeux d'Ulysse.

Ulysse pleure, mais ce n'est plus sur lui-même, mais sur sa barbarie, sur ses victimes, et pourtant les passages les plus horribles, contés par les Tragiques du V* siécle, n'ont pas été décrits, le meurtre d'Astyanax et

celui d'Hécube. Ulysse le rusé est devenu le juste qui va pouvoir aborder sa dernière épreuve, aprés avoir été miraculeusement transporté à Ithaque, conscient

L'ODYSSÉE D'HOMÈRE de son indignité,

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comme il le dit à Athéna, dissimulée encore sous une

apparence fallacieuse : Ton dévouement était À mes côtés, tant qu'au pays de Troie, les fils de l’Achaïe ont mené la bataille. Mais du jour que l’on eut saccagé sur sa butte la ville de Priam et que, montés à bord, un dieu nous dispersa, dés lors, fille de Zeus, je cessai de te voir, je ne te sentis pas embarquer à mon bord pour m'épargner les maux. Tout le temps que j'errai, je ne connus jamais que doutes en mon cœur, jusqu'au jour où les dieux me tirèrentde

peine... Maintenant je t'en prie... je suis à tes genoux.

C'est non en vengeur, mais en justicier qu'il revient déguisé en mendiant et c'est chez le vieux porcher Eumée qu'il cherche asile. C'est un cœur simple qui craint que son bon maître Ulysse ne souffre au loin de la faim, en parle comme d'un « grand frère » et qui, comme Nausicaa dit : ers, mendiants, tous nous viennent de Zeus ». C’est avec ce simple qu'Ulysse partagera « un repas de frère », car ce n'est pas le rang, mais la pureté d'áme qui fait la différence entre les hommes. C'est chez lui qu'il va retrouver Télémaque qui, lui aussi, a fait sa marche vers la sagesse. Alors qu'au début, il révait « assis devant les prétendants, l'áme désolée », Athéna sous une apparence humaine le conjure de rechercher activement son père chez Ménélas et Nestor et alors, si son père est mort, de revenir tuer les prétendants et elle n'hésite pas à lui donner Oreste en exemple. Dès lors il comprend ; à l'étonnement de Pénélope il ordonne à l'aàde de chanter la guerre de Troie et dit aux prétendants : « Moi j'élèverai mon cri aux dieux toujours vivants et nous verrons si Zeus vous paiera de vos œuvres ; puissiez-vous sans vengeurs, tomber dans ce manoir. » Au terme de son voyage, il refuse l'offre de Ménélas de rester près de lui, il fait l'éloge d'Ithaque : « Ce n'est qu'une île à chèvres... pourtant je l'aime mieux que vos prés d'élevage. » Et quand il revient et visite Eumée, il songe à la sécurité du mendiant sous l'aspect duquel se cache Ulysse et lui aussi déclare que « l'avenir est sur les genoux des dieux ». Ulysse, un moment, reprend son apparence et tous deux décident d'attaquer les cent huit prétendants (chiffre symbolique). Il hésite devant la disproportion des forces, mais Ulysse lui dit : « Si nous avions avec nous Zeus, le père, Athéna, la fille, crois-tu qu'ils suffiraient ? » et Télémaque hésite un peu : « Pour de bons alliés, ceux que tu dis le sont, bien qu'ils

trónent un peu haut dans les nuées. » Ulysse ayant repris son aspect de mendiant, tous trois prennent un repas d'égaux avec Eumée, l'esclave mais le pur. Ulysse va au palais, car il va faire subir une épreuve aux prétendants. Ceux qui feront la charité au mendiant seront pardonnés et épargnés. C'est l'admirable épisode du chien Argos. Sous son déguisement ce simple parmi les simples a reconnu Ulysse. Mourant, délaissé sur un tas de fu-

92

P. FABRE

mier, pendant vingt ans cet ancien chien de chasse d'Ulysse a maintenu par sa seule présence, l'attente du maître. Celui-ci revenu, il « couche les deux oreilles et remue la queue », puis, sa mission accomplie, il meurt doucement. Argos, c'est l'exemple de la confiance, de la fidélité et de la soumission au destin. Combien d'hommes sont capables d'étre Argos ? Ulysse mendie, mais les prétendants ne savent que se montrer ironiques, goinfres et Ulysse leur dit pourtant : « L'homme devrait toujours se garder d'être impie, mais jouir en silence des dons qu'envoient les dieux. » Ulysse observe et jauge : la vieille et fidéle Euryclée, le méchant et ingrat chevrier Mélanthios et la servante infidéle Mélanome qui se prostitue aux prétendants, les fidèles, Philoetios le bouvier, l'esclave de Laërte et la « vieille Sicule ». Ceux qui ont le moins regu sont les plus fidéles. « Heureux

les simples ». Rassuré

sur la fidélité de Pénélope,

Ulysse va

étre le justicier à l'égard de ces princes qui n'ont pas su avoir le moindre réflexe de charité. Avec deux serviteurs passifs et son fils il attaque les cent huit prétendants et leurs valets aprés le coup de foudre d'Ulysse et le vol de l’hirondelle sous l'aspect de laquelle se cache Athéna. Justice et non vengeance, tous les prétendants et leurs complices sont tués, mais l’aède Phémios est épargné, car il est inspiré des dieux ainsi que le héraut Médon qui a pris soin de Télémaque enfant. Mais quand Euryclée laisse éclater sa joie, Ulysse lui dit : Vieille, aie la joie au cœur ! Mais tais-toi ! Pas un cri ! Triompher sur les

morts est une impiété. C'est le destin des dieux qui les tue et leurs crimes. Qu'on fût noble ou vilain, quand on les abordait, ils n'avaient pour tout

homme Comme

au monde que mépris nous sommes

; c'est leur folie qui leur vaut ce sort affreux.

loin du combat d'Achille et d'Hector et de la

victoire sur le Cyclope. Euryclée l'aide seulement à punir (atrocement) les méchants,

les douze servantes infidéles, Mélanthios et à savoir les noms

des fidèles. C'est enfin les retrouvailles avec Pénélope et la pieuse acceptation du destin : « Si c'est à nos vieux jours que les dieux ont vraiment réservé le bonheur, espérons ensuite échapper à tous les maux. » Le poéme va nous montrer ensuite une seconde descente aux Enfers, qui n'a rien d'une interpolation, puisqu'elle oppose le récit fait par Agamemnon à Achille de ses glorieuses funérailles aux prétendants qui arrivent en poussant des « petits cris... comme des chauves-souris » se lamentant « dans le manoir d'Ulysse à cette heure, nos corps gisent sans sépulture, les nótres au logis ne savent toujours rien. Ils auraient de nos plaies lavé ie sang noirci, ils nous exposeraient et nous lamenteraient, dernier hommage aux morts. » Et le poéme se termine par les retrouvailles d'Ulysse et du pieux Laérte et par la paix ramenée par Athéna.

L'ODYSSÉE D'HOMÈRE

93

L'Iliade était une chanson de geste. L'Odyssée est une admirable leçon de philosophie pratique destinée aux hommes de tous les temps. Tous nous prenons prétexte de certaines missions pour aller trop loin, comme Ulysse à Troie, sans en avoir un vrai remords. Tous nous connaissons ou nous connaîtrons la tentation de l'oubli des autres et de nos fautes, le contact avec la sauvagerie brutale du Cyclope, l'ingratitude des

amis, la perfidie des faux amis, le risque de perdre notre dignité d'homme et la découverte pénible de ce que nous sommes en réalité ! Tous nous prendrons conscience de la tentation de la tragédie de la mort, nous aurons à éviter la prétention de tout savoir à n'importe quel prix, le choix entre des dangers divers, la tentation de satisfaire nos instincts en nous entourant

des rites religieux ou humains qui nous donnent bonne conscience. Nous connaitrons la solitude, la tentation d'accepter la réussite impossible en négligeant

nos

devoirs,

celle,

plus

subtile,

d'obéir

aux

lois humaines

naturelles en oubliant nos devoirs profonds, celle de nous venger au lieu de faire justice, celle de distinguer plus les hommes par leur origine que par leur vertu. Choisir de faire toujours son devoir et admettre que l'avenir est « sur les genoux des dieux », c'est le choix d'Ulysse, que la philosophie d'Homère nous propose. Les Grecs oublieront cette leçon et les philosophes se perdront en spéculations, des physiciens d'Ionie à l'école socratique. Les Grecs feront de l'Odyssée un poème géographique, mais Homere reste celui qui nous indique la seule voie digne d'étre suivie par l’homme, dans la parabole de l'Odyssée, et Rudyard Kipling rejoindra cette leçon inconsciemment prés de trente siècles plus tard dans ses conseils qui se termineront par « alors tu seras un homme, mon fils. »

Quaestiones Homericae

Les relations entre Troie et le monde hittite Un problème de géographie historique

Jacques Freu La publication des textes cunéiformes retrouvés à Bofazkóy, dans les ruines de Hattusa, l'antique capitale des rois de Hatti, a révélé que ces derniers entretenaient des relations diplomatiques et épistolaires avec les rois d'Abbiyawa et de Wiluëa '. De nombreux spécialistes ont identifié les

deux pays en question, le premier avec la patrie des Achéens, la Gréce

mycénienne, le second avec Ilios, la cité de Troie chantée par Homère ?. Cette seconde équation semblait confortée par la présence des noms de Wilusiya et de Tarui$a à la fin d’une liste de toponymes énumérant les

conquêtes effectuées par un roi Tutbaliya en Anatolie occidentale *. Les annales de Tutbaliya (CTH 142), celles de son fils Arnuwanda (CTH 143),

et d'autres textes contemporains, en particulier le contre un vassal félon, Madduwatta (CTH 147), ont deux souverains de ce nom vivant dans la seconde avant notre ére, période de déclin qui a préludé

réquisitoire prononcé d'abord été attribués à moitié du XIII* siécle à l'effondrement de

1. E. Lanocue, Catalogue des textes hittites (CTH), Paris, 1971, n** 76, 181, 183. 2. E. FogRER, « Vorhomerische Griechen in den Keilschrifttexten von Boghazkôi », MDOG 63 (1924), p. 1-22 et « Die Griechen in den Boghazkói-Texten », OLZ

27 (1924), col. 113-118 ; F. ScHAcHERMEYR, Hethiter und Achder (MAOG 9/1-2), Leipzig, 1935 et Mykene und das Hethiterreich (AW, Ph.-Hist. Klasse, SB 472), Vienne, 1986 ; H.G. GüTERBOCK-M.J. MigLLINK-E.T. VERMEULE, « The Hittites and the

Aegean World», AJA 87 (1983), p. 133-143 ; H.G. GOTERBOCK, « Hittites and Akhaeans », PAPAS 128 (1984), p. 114-122 ; J. Freu, Hittites et Achéens. Données nouvelles concernant le pays d'Abbiyawa, LAMA 11 (1990). 3. H. Th. Bosserr, Asia, Istanbul, 1946, p. 27-34 ; J. GansTANG-O.R. GURNEY,

The Geography of the Hittite Empire, Londres, 1959, p. 121-122 ; O. CARRUBA, « Beitráge zur mittelhethitischen Geschichte », SMEA 18 (1977), p. 158-161 (KUB XXIII 11/12 = CTH 142.2).

96

J. FREU

l'empire hittite vers 1190 av. J.-C. * Il était donc logique de voir dans les

événements que nous narraient ces tablettes « l'arriére-plan de la guerre de

Troie », ce qu'ont fait, après d'autres, D. Page * et G.H. Huxley *. Depuis la publication de leurs deux ouvrages, les perspectives ont été bouleversées par la redatation des « Middle Hittite Texts » ^. On a restitué à leurs auteurs véritables, Tutbaliya II (ca 1425-1390) et Arnuwanda Ier

(ca 1400-1370) les annales et autres documents abusivement donnés à Tutbaliya IV (ca 1238-1215 av. J.-C.) et à Arnuwanda III (ca 1215-1210), ce qui réduit à néant les rapprochements opérés entre les opérations militaires qu'ils nous décrivent et la « guerre de Troie », que l'on fasse coïncider cette derniére avec la destruction de Troie VIh (ca 1290/1280 ou 1270/1250 av. J.-C.) ou avec celle de Troie VIIa (ca 1190/1170 Ὁ) *.

4. H.A. HorrNER,

«The

M.S. Joukowskv (6d.),

The

Last

Crisis

Days

of

Years:

The

Khattusa»,

12th

dans

Century.

W.A. WARD-

From

Beyond

the

Danube to the Tigris, Dubuque (Iowa), 1992, p. 46-52.

5. D. Pace, History and the Homeric Iliad, Berkeley, 1959 (= 1976) [III. « The Historical Background of the Troyan War », p. 97-117]. 6. G.L. Huxizv, Achaeans and Hittites, Oxford, 1960, [6 : « Homer, Mycense, and Troy », p. 29-32; - 7 : « Troy VIIA and Assuwa », p. 32-43]. 7. P.H.J. Houwmx TEN Care, The Records of the Early Hittite Empire, Istanbul,

1970 ; O. CarRuBA,

« Die Chronologie der hethitischen Texte und die hethitische

Geschichte des GroBreichszeib, dans ἮΝ. Voicr (6d.), XVII. Deutscher Orientalisten-

tag vom 21. bis 27. Juli 1968 in Würzburg. Vortrdge. Teil 1 (ZDMG Suppl. 1), Wiesbaden, 1969, p. 226-249 et «Beitráge zur mittelhethitischen Geschichte I», SMEA

18 (1977), p. 137-153 ; H. Orren,

Madduwatta-Textes chronologie

et de

(StBot, géographie

11),

Sprachliche Stellung und Datierung des

Wiesbaden,

hittites.

1969;

Madduwatta

1. Freu,

et les

«Problèmes

débuts

de

Hethitica 8 (1987), p. 123-175 ; E. NEv, « Zum mittelbethitischen Alter Annalen (CTH 142)», Fs. K. Oberhuber (IBK 24), Innsbruck, 1986, 1. Kuwcgn-E. Neu, « War die erste Computer-Analyse des Hethitischen Hethitica 10 (1990), p. 135-160. 8. C.W. BLEGEN, Troy and the Trojans, Londres, 1963,

de

l'Empire »,

der Tuthaliiap. 181-192 ; Verfehlt ? », p. 110-164 ;

R. HACHMANN, « Hissarlik und das Troia Homers », dans K. Brrre.-E.H.B. HrouDaW. Nacez (éd.), Fs. A. Moorgat, Berlin, 1964, p. 95-135 ; C. Nyzanper, « The Fall of Troy », Antiquity 37 (1963), p. 6-11 ; D. EAsroN, « Has the Troyan War Been Found ? », Antiquity 59 (1985), p. 188-196 ; E.F. BLoEpow, « The Troyan War and Late Helladic III C », PZ 63 (1988), p. 23-52 ; T.R. Bryce, « The Troyan War in its Near Eastern Context », JAC 6 (1991), p. 1-21 ; M. KoRFMANN, « Ein Hinweis auf

kriegerische Zeiten in dem späten Abschnitt der Epoche von Troia VI», Fs. N. Ὡς, 1993, p. 361-370 ; les deux ouvrages collectifs publiés aprés le Colloquium de Liverpool (1982) et le Symposium de Bryn Mawr (1984) opposent les deux thèses : The Troyan War, its Historicity and Context (L. Foxua11-J.K. Davies (éd.]), Bristol, 1984, se réfère à Troie Vila, cf. J. MezzaaART, « Troy VIIA in Anatolian Perspective », ibid., p. 63-82 ; Troy and the Trojan War (M.J. Meur [éd.]), Bryn

Mawr, 1986, identifie la Troie « Postscript », ibid., p. 93-101.

homérique

à Troie

VIh,

cf.

MJ. Mmumrx,

TROIE ET LE MONDE HITTITE

97

La multiplication des trouvailles faites à Bogazkóy n'a pas permis d'accroître de facon notable le corpus des Abhijawa-Urkunden publié en

1932 par F. Sommer ?. Mais les recherches philologiques ont amélioré la compréhension de textes, souvent fragmentaires, qui ont pu étre, dans

certains cas, complétés par des « joins » !°. Par ailleurs le travail des archéologues a abouti à d'importantes dé-

couvertes sur le littoral égéen de l'Asie Mineure, de Milet à Troie !". La convergence entre données textuelles et données matérielles rend quasiment certaine la thése d'E. Forrer concernant l'identité des « gens

d'Abbiyawa » et des Grecs mycéniens ?. La Milawa(n)ta hittite est bien Milet. L'identification de Wilusa/Wilusiya avec Ilion/Troie reste cependant douteuse malgré les arguments présentés en sa faveur par

H.G. Güterbock ?. L'histoire du Wilusa, telle qu'on peut l'écrire à partir 9. F. SouMER, Die Abbijava-Urkunden (Abb. der Bayer Ak. der Wiss. Phil.-hist. Klasse, N.F., 6), Munich, 1932. 10. H.A. HorrNER, « The Milawata Letter Augmented and Reinterpreted », AfO 19 (1982), p. 130-137 (CTH 182) ; P.H.J. Houwmx TEN Cars, « Sidelights on the

Abbiyawa

Question

from

Hittite Vassa]

and Royal

Correspondance », JEOL

28

(1983/1984), p. 38-64 (CTH 191). 11. C. Mes, « Aegean Trade and Settlement in Anatolia in the Second Millennium B.C. », AS 28 (1978), p. 121-156 ; L. RE, « Testimonianze micenee in Anatolia », dans M. MangAzzi (éd.), L'Anatolia hittita, Repertori archeologici ed epigrafici, Rome,

1986,

p. 140-193

et « Presenze

micenee

in Anatolia »,

dans

M. MARAZZI-

S. Tusa-L. VacNETTI (éd.), Traffici Micenei nel Mediterraneo, Tarento, 1986, p. 343364 ; M.J. MrLLiNK, « Minoan and Mycensean Sites and Finds », dans « Archaeology in Anatolia », 4JA 63-97 [1959-1993]), p. 120 en 1993 ; pour Troie cf. Studia Troica à partir du n° 1, 1991. 12. Cf. 1. 2; O.R. Guenex, The Hittites, Harmondsworth, 1990 [4 : «The Achseans and Trojans in the Hittite Texts», p. 38-47]; contra: F. SOMMER, Abhijavä-Frage u. Sprachwissenschaft (Abh. der Bayer Ak. der Wiss., phil.-hist. Klasse, 9), Munich, 1934, p. 1-101 ; G. Sremen, « Die Abbiyawa-Frage heute», Saeculum 15 (1964), p. 365-392 ; J.D. Muni, « Hittites and Achaeans : Abbiyawä Redomitus », Historia 23 (1974), p. 129-145 ; S. Kosak, «The Hittites and the Greeks », Linguistica 20 (1980), p. 35-48 et « Western Neighbours of the Hittites »,

EI 15 (1981), p. 12-16 ; A. ÜNAL, « Two Peoples on Both Sides of the Aegean Sea : Did the Achaeans and the Hittites Know Each Other ? », dans H.I.H. PRINCE MixAsA (éd.}, Essays on Ancient Anatolian and Syrian Studies in the 2nd and 1st Millenium B.C., (BMECC]J 4), Wiesbaden, 1991, p. 16-44. 13. J. GARSTANG-O.R. GunNEY, Geography, 1959, p. 80-81 ; J. Freu, « Luwiya », LAMA 6 (1980), p. 306-310, 331-345 ; T.R. Bryce, « The Lukka Problem — and a Possible Solution », JNES 33 (1974), p. 401-402 ; contra : E. FogRER, Forschungen 1/2 Berlin, 1926, p.237 (= Milyas); E. LanocHe, RHA 19 (1961), p. 17-18 ; J.G. MAcQUEEN, « Geography and History in Western Asia Minor in the Second Millennium B.C. », AS 18 (1968), p. 169-185 ; J. MELLAART, « Anatolian Troade with

Europe and Anatolian Geopgraphy and Culture Provinces in the Late Bronze Age », ibid., p. 187-202 (vers Cyzique) ; cf. G.F. pz. Mowrs, 1. TischeR, RGTC VI (1978),

98

J. FREU

des sources hittites, n'offre guère de points de contact avec le récit homérique. Il est donc nécessaire de confronter les hypothèses avancées concernant le Wilusa et les résultats obtenus en matiére de géographie historique à la suite de la publication récente de deux remarquables documents, la « tablette de bronze » où était gravé le texte du traité conclu, vers 1235 av. J.-C., entre le grand roi Tutbaliya IV et son cousin (et vassal) Ku-

runta, roi de Tarbuntaë$a ^, et l'inscription hiéroglyphique de Yalburt qui fournit des précisions topograpbiques sur l'expédition de ce méme souve-

rain en «pays Lukka » ", «L'histoire ancienne» du Wilusa nous est connue par le préambule du traité de vassalité imposé, vers 1290 av. J.C., par le grand roi Muwatalli (ca 1295-1270) au roi de Wiluia, Alaksandu !5. Il débute de la facon suivante : Ainsi (parle) Muwatalli, ie grand roi, le roi de Hatti, le bien-aimé du dieu de l'orage pibassassi, le fils de Muräili, le grand roi, le héros. Après que

dans pays para sais

les temps anciens Labarna, le pére de mes péres, eut soumis tous d'Arzawa (et) le Wiluëa, l'Arzawa redevint hostile et le WiluSa se du Hatti, — parce que cette affaire appartient à un lointain passé je plus à l'égard de quel roi mais (méme) quand le Wilu$a se sépara

les séne du

Harti, ils (ses princes) furent en paix avec le Hatti et continuérent à lui envoyer des (messagers). Aussi, quand Tutbaliya alla en Arzawa il n “entra

pas en Wiluëa : il était en paix et il continua à envoyer des (messagers)ἢ

Ce résumé d'événements se déroulant au cours de plusieurs siècles ne laisse pas de poser de difficiles questions. On sait par des textes contempop. 268.

G.F. νει. More,

RGTC

VV2

(1992),

p. 104 ; S. HEmHOLD-KRAHMER,

art.

« Milawa(n)da » dans RIA VIII, 3/4 (1994), p. 188-189. 14. H. OrrgN, Die Bronzetafel aus Bogazkóy. Ein Staatsvertrag Tutbalijas IV (StBoT, Beiheft 1), Wiesbaden, 1988; compte rendu: G. Bmckw«4N, WO 20/21 (1989-1990),

p. 289-294 ; ΗΓ.

MzLcuExT,

Krarylos

35

(1990),

p. 289-294 ; cf.

P.H.J. Houwrm TEN Care, « The Bronze Tabiet of Tudhaliyas IV and its Geographical and Historical Relations », ZA 82 (1992), p.233-270; F. ἹΜΡΑΒΑΤΙ, « Significato politico della successione dei testimoni nel tratatto di Tutbaliya IV con Kurunta », Seminari di Orientalistica (1991-1992), p. 56-86 ; D. SORENHAGEN,

« Untersuchungen zur Bronzetafel und weiteren Vertrágen mit der Sekundogenitur in Tarÿuntaë$a », OLZ 87 (1992), col. 341-371 ; G.F. νει. ΜΟΝΤΕ, « Ulmi-Tesub re di Tarbuntaëëa », EVO 14/15 (1991-1992), p. 123-148 ; O.R. Gurney, « The Treaty with Ulmi-Tesub », A5 43 (1993), p. 13-28 ; R.H. Bear, « Kurunta of Tarbuntaëkka and the Imperial Mausoieum », ibid., p. 29-39 ; J. Boxxen-KLAHN, « Der hethitische

Aeropag : Yerkapi, die Bronzetafel und der 'Staatsstreich' », AoF 21 (1994), p. 131160. 15. M. Pogrro, L'iscrizione luvio-geroglifica di Yalburt. Nuove acquisizioni relative alla geografia dell'Anatolia sud-occidentale (Stud. Medit. 8), Pavie, 1993. 16. J. FurEpuicH, SVII (1930), p. 50-102 ; H. OrrEN, zum Alaksandu-Vertrag », MIO 5 (1957), p. 26-29.

17. H.G. GorERBOCK,

« Zusätzliche

« Troy in Hittite Texts ? Wilusa, Abbiyawa,

History », dans M.J. MzLLINK (éd.), 7roy and the Trojan War,

p. 33-44, p. 36.

Lesungen

and Hittite

Bryn Mawr,

1986,

TROIE ET LE MONDE HITTITE

99

rains et par l'édit du roi Telepinu (ca 1540-1525 av. J.-C.) que les fondateurs de la monarchie hittite, Labarna et Hattusili I* (Labarna II), ont soumis la plus grande part de la péninsule micrasiate et « fait des mers (leurs) frontières ». Hattusili (ca 1625-1600 av. J.-C.) a conquis l'Arzawa, vaste région peuplée de Louvites qui couvrait le quart sud-ouest de

l'Anatolie '*. La révolte de ce pays et d'autres provinces au cours du règne d'Ammuna (ca 1560-1540) a sans doute été l'occasion de la « rupture pacifique » entre le Hatti et le Wilusa évoquée par Muwatalli dans l'introduction du traité Alak&andu (CTH 76). C'est plus d'un siècle aprés ces événements que le troisiéme souverain du « Nouvel Empire », Tutballiya Il (ca 1425-1390), a entrepris une série de campagnes en pays louvite, d'abord contre l’Arzawa puis contre une coalition d'une vingtaine de pays rassemblés autour du roi d'Assuwa *Piyama-*KAL et de son fils Kukkulli. Les deux derniers cités en KUB XXIII 11 ro II-19 (et duplicat XXIII 12 II 13) sont « KUR ""U-i-lu-3i-ya » et « KUR "Ta-ru(-á)-i-Ja », ce qui semble contredire l'affirmation de Muwatalli selon laquelle Tutbaliya n'était pas entré en Wilusa lors de sa guerre contre l'Arzawa. Wilusiya est en effet une forme allongée du nom de Wilusa et ne peut désigner une entité géographique distincte de cet état. Les doublets de ce type sont en effet nombreux dans la toponymie anatolienne ?. Il est donc probable que Muvwatalli a menti par omission dans sa présentation des relations passées entre les grands rois et un pays lointain dont on voulait souligner la qualité

des relations qu'il avait entretenues avec le Hatti ?. On a cherché à déduire de la liste des provinces associées à l'A3Suwa

(= Asia?) la position des pays (KUR) et des cités (URU) appelés Wilusa/iya et Taruisa. Mais le premier nom lisible de (ΤῊ 142 ...]-uk-ka, est mutilé. On a en général proposé de restaurer Lu]-uk-ka et d'aligner les toponymes du sud (Lycie) au nord (Troade), ce qui favorisait le rappro-

chement de Wilusiya et de Tarui$a avec Πίος et Troia". La première équation n'est pas entiérement satisfaisante du point de vue philologique

alors que la seconde semble irréprochable 2, Mais CTH 142 mentionne deux

pays

distincts,

peut-étre

18. S. HenHorp-KRAHMER,

Arzawa.

proches,

et

rien

n'indique

que

l'un

Untersuchungen zu seiner Geschichte nach

den hethitischen Quellen (TdH, 8), Heidelberg, 1977, p. 12-23. 19. S. HgmNBOLD-KRAHMER, op. cit. (n. 18), p. 351-352 ; J. FReu, arr. cit., LAMA

6 (1980), p. 188 ; H.G. Gürensocr, art. cit. (n. 17), p. 39-41. 20. H.G. Gürersock, art. cit. (n. 17), p. 39-40. 21. F. SomMen, AU, 1932, « Troja ? », p. 362-364 ; J. GansrANG-O.R. GURNEY,

Geography, 1959, p. 105-107 ; H.G. Οὐτεββοςκ, op. cit. (n. 17), passim. 22.F. SoMMER, « Vilusas — Ἴλιος ?», dans Abbijavd-Frage u. Sprachwissenschaft, op. cit. (n. 12), p.54-56; H.G. GürzRPocE, art. cit. (n. 17), p. 39-41.

H. Bosserr,

Asia,

1946,

p.

33;

100

J. FREU

(Wiluëiya) désigne en fait la ville ou la citadelle et l'autre le canton (Taruiëa) dont elle était la capitale. I1 n'est pas sûr, par ailleurs, que la liste des pays soit alignée sud-nord. Une comparaison avec CTH 143, texte annalistique bâti sur le méme modèle que les annales de Tutbaliya et qui raconte les campagnes menées dans les mêmes régions par Tutbaliya II et son fils Arnuwanda, associé au trône avec le titre de grand roi (LUGAL.GAL),

II 14%.

encouragerait à lire plutôt Ar-du]-uk-ka en

Ardukka est associé au Maëa,

KUB XXIII 11

vaste province du nord-ouest

anatolien, en CTH 143 (KUB XXIII 21 ro 18-23). Il est difficile dans ces conditions d'orienter convenablement la suite des pays énumérés par CTH 142. Taruisa peut désigner la Troade mais le nom est un hapax dans les textes hittites. Si Tutbaliya a atteint cette région lointaine et difficilement accessible, cet exploit n'a pas été réédité par ses successeurs. Seul le Wilu$a nous est connu par une douzaine de textes, un traité et des lettres,

riches en détails circonstanciés, en particulier ^. Cette documentation relativement abondante permet d'affirmer que le Wilusa est, quelle que

soit sa position exacte, un pays de l'ouest situé non loin du Lukka, du Karkisa/Karkiya et du Masa. Le traité. CTH 76 précise en effet qu'AlakSandu devenu le vassal du roi hittite devra faire campagne dans ces

pays (et au Warsiyalla) à la demande de son suzerain *.

Ce sont ces campagnes menées jusqu'aux abords de la mer Égée par Tutbaliya II et son fils (adoptif ?) dans le dernier quart du XV* siécle avant notre ére qui ont mis en contact Hittites et gens d'Ahbiyawa. Dans une lettre adressée au roi d'Abbiyawa,

KUB

XXVI

91

(CTH

183, fragmen-

taire), un roi de Hatti, sans doute Muwatalli, faisait allusion à des événements ayant mis en cause un Tutbaliya, certainement le deuxiéme du nom, le pays d'ASSuwa et le « père du grand-père », c'est-à-dire l'ancétre, de son correspondant. Puisque l'A3Suwa a disparu en tant que force politique aprés la campagne de Tutbaliya II (ca 1420/1410 av. J.-C.), il est probable que les gens d'Abbiyawa ont été les témoins de l'avance des rois hittites vers l'ouest à la fin du XV* siècle. Le réquisitoire prononcé par un roi hittite, sûrement Arnuwanda

1", contre un rebelle,

Madduwatta,

montre

qu'ils n'ont pas tardé à intervenir dans les domaines du grand roi, ce que

confirme

CTH

183%.

Or les recherches archéologiques

récentes ont

2- O. CARRUBA, « Annalen des Arnuwanda (KUB XXIII 21) », SMEA

18 (1977),

p. 166-171. 24. RGIC VI (1978), p. 484-485 ; RGTC VI/2 (1992), p. 189, s.v. « Wilusa ». 25. J. Frvrica, SVII (1930) $ 14, III 3-9 ; J. GarsTANG-O.R. GunNEY, Geogra-

phy, 1959, p. 102. 26. A. Goerze, Madduwatia3 (Hethitische Texte, 3), Leipzig, 1928 ; H. OTTEN, Sprachliche Stellung und Datierung des Madduwatta-Textes (SiBoT 11), Wiesbaden, 1969 ; T.R. Bryce, « Madduwatta and Hittite Policy in Western Anatolia », Historia

TROIE ET LE MONDE HITTITE

101

multiplié les preuves de l'implantation des Grecs mycéniens, les Achéens d'Homére, sur la côte occidentale de l'Asie mineure à une date voisine de l'expédition de Tutbaliya IIl. Vers 1420 av. J.-C. les Mycéniens ont remplacé les Minoens dans leur comptoir de Milet. Il est bien difficile dans ces conditions de ne pas souscrire aux conclusions présentées en 1983 par ΗΟ. Güterbock, M.J. Mellink et E. T. Vermeule sur l'identité du pays

d'Abbiyawa et de la Grèce continentale ?. On sait aussi que Hatti et Abbiyawa ont eu un conflit, diplomatique ou guerrier, à propos du Wilu$a. Y a-t-il un rapport entre cette affaire et la guerre de Troie ? C'est ce que H.G. Güterbock semble prét à admettre bien que les faits connus le

rendent fort improbable ?*. Le traité de Muwatalli détaillait les événements survenus en Wilusa au cours des règnes de ses prédécesseurs, son grand-père Suppiluliuma (13531322 av. J.-C.) et son père Mursili II (1321-ca 1295). Ces paragraphes (3 à 5) sont malheureusement trés mutilés. On comprend que, lors de la guerre entre Suppiluliuma et le roi d'Arzawa, le roi de Wiluka (LUGAL KUR

"'"Wilu$a) a maintenu ses bonnes relations avec la cour de Hattuÿa.

Le $ 4 de CTH 76 qui relate la conquête de l'Arzawa par Mursili II en l'an IIl et l'an IV (1319-1318 av. J.-C.) de son règne est le plus abimé. Il est question d'une « aide » fournie par l'un ou l'autre des deux partenaires mais le passage suivant se contente d'énumérer les vassaux installés à cette occasion par Mursili dans les pays d'Arzawa, en Mira, dans le pays du fleuve Seha et en Haballa. Les textes épistolaires qui mentionnent le Wilusa montrent que les deux premiers « royaumes » cités étaient proches du Wilusa. Il faut cependant noter qu'à l'époque de la guerre d'Arzawa le grand roi ne considérait pas le Wilu$a comme un membre du « grand

Arzawa » P, C'est Muwatalli qui l'a rangé au côté des trois autres principautés, vraisemblablement pour des raisons de proximité et parce que les habitants du Wilu$a étaient des Louvites comme les gens d'Arzawa. Au témoignage de CTH 76 un prince du nom de Kukunni régnait en

Wilusa au cours du règne de Suppiluliuma et de ses fils. Il était mort sous Muriili Il et un certain AlakSandu

lui avait succédé (CTH 76,

$5,

35 (1986), p. 1-12 ; 1. FnEU, « Problèmes de chronologie et de géographie hittites :

Madduwatta et les débuts de l'empire », Hethirica 8 (1987), p. 123-175. 27. H.G. Gtrersocx, « The Abbiyawa Problem Reconsidered », 4.14 87 (1983),

p. 133-138 ; M.J. MELUNK, « Archaeological Comments on Abbiyawsa-Achaians in Western Asia », ibid., p. 138-141 ; E. VERMEULE, « Response to H.G. Güterbock »,

ibid., p. 141-143.

28. H.G. Goresocx, art. cit. (n. 17), 1986, p. 42-44 ; T.R. BRYCE, « The Trojan War », JAC 6 (1991), p. 1-21, p. 10-14. 29. S. HENHOLD-KRAHMER,

1977, p. 157-178.

« Der

neue

Vassalenstaat

Wiluëa »,

dans

Arzawa,

102

J. FREU

A 135’ - 42"). Les cassures du texte empêchent de comprendre quel était le rapport entre les deux hommes. L'hypothèse de J. Friedrich, l'éditeur de CTH 76, faisant d’AlakSandu le fils adoptif de Kukunni, est la plus

vraisemblable ?. Il faut rapprocher le nom de Kukunni de celui du prince d'Affuwa qui avait été l'adversaire de Tutbaliya II, Kukkulli !, Il appartient à l'onomastique louvite. Celui d’AlakSandu est un hapax dans les textes hittites. On doit y voir une transcription approximative du grec ᾿Αλέξανδρος. Un « Achéen » a succédé à un prince indigène dans une région où la pénétration d'éléments mycéniens était vieille d'un siècle environ, ce que nous apprend la recherche archéologique menée sur les

sites de Müsgebi, lasos, Milet, Éphèse, Panaztepe etc. © Le rapprochement entre Wilusa et Ilios étant admis il était inévitable qu'on en fasse un autre entre AlakSandu de Wilu$a et Alexandre-Páris, prince d’Ilion. Une notice de Stéphane de Byzance signale en effet qu'un dénommé Motylos (= Muwatalli) avait accueilli Hélène et Páris dans la ville de Samylia en

Carie ?. On ne peut cependant accorder trop de poids à une glose tardive dont on ignore la source. La tradition des rois « Héraclides » de Lydie avait gardé le souvenir de princes ayant des noms « hittites ». Il est naturel, dans ces conditions, que ceux de deux conquérants des pays de

l'Ouest, Mursili et et Muwatalli, se soient conservés dans ces régions *. Le $7 de CTH 76 qui signale la mort de Muräili et l'avénement de Muwatalli, l'auteur du traité, termine le partie historique de l'accord. Il a

été complété par un « join » dû à H. Otten?. Il en ressort que le roi hittite a lancé une importante opération militaire pour venir en aide à AlakSandu. Il a combattu le Masa et un autre ennemi dontle nom adisparu et ramené prisonniers et butin à Hattu$a. La conclusion du traité a suivi cette intervention. Elle peut être datée du début du règne, vers 1290 av. J.-C., comme le montrent trois faits indiscutables : 30. J. Frænricu, SV Π (1930), p. 54-55 ; S. HEINHOLD-KRAHMER, art. cit. (n. 29),

p. 159-160 (ΚΒ XXI 1 I 35-427). 31. E. Lanocug, Les Noms des Hittites, Paris, n° 605-606,

p. 96 ; C. WaTKINS,

«The Language of the Trojans», dans Troy and the Trojan War, p. 45-62 ; sur l'équation Kukunni = grec Kuknos, ibid., p. 49-50 ; H.G. GorERBOCK, « The Names Alaksandus and Kukkunis », ibid., p. 34-35, l'admet ; cf. AU, p. 370.

32. Cf. n. 11 ; A. ÜnaL, art. cit., (n. 12), p. 23-26.

33. P. KRETSCHMER, « Alaksandus, Kônig von Viluëa », Glotta 13 (1924), p. 208-

209 ; L. DERWA, « À propos de la date de la guerre de Troie », RHA XXII/74 (1964),

p. 67-86, n. 25, p. 78; F. ScHACHERMEYR, Mykene und das Hethiterreich, Vienne, 1986, p. 299-304 ; P. CoRnn1, « La guerre de Troie d'après les documents hittites », Ollodagos 3/2 (1991), p. 129-143 (p. 133). 34. Cf. R.D. ΒΑβνετι, dans CAH IL/2 (1975), p. 438-439 (Myrsilus). 35. H. Οττεν, « Zusätrliche Lesungen zum Alakiandu-Vertrag », MIO 5 (1957),

p. 26-29 ; S. HgiNHOLD-KRAHMER, Arzawa, 1977, p. 161-163.

TROIE ET LE MONDE HITTITE

103

1) Le roi de Mitanni/Hanigalbat y est mis au rang des grands rois considérés comme les égaux du roi de Hatti avec le pharaon, le roi de Babylone et celui d'Assyrie. Une telle notation ne s'expliquerait pas aprés

la victoire du souverain assyrien Adadnirari qui a fait du Mitanni (Hurri)

un royaume vassal vers 1285 av. J.-C. ^ 2) Le roi d'Abbiyawa n'est pas mentionné dans le texte alors que le Wilusa était un état sur lequel il pouvait émettre des prétentions, comme la

suite des événements devait le montrer ?'. Dans la « lettre Tawagalawa », KUB XIV 3, qui lui appartient à coup sûr *, Muwatalli devra reconnaître qu'il avait, alors «qu'il était jeune», fait injure au «grand roi d'Abhiyawa, son frère et son égal », certainement lors de la signature du

traité avec AlakSandu *. de

3) Les articles de cet accord ont été rédigés à Hattu$a, avant le départ Muwatalli pour sa nouvelle résidence de TarbuntaSSa, une ville du

Sud

^. Il est donc impossible de souscrire à l'hypothése selon laquelle le traité serait relativement tardif et aurait été précédé par une attaque des troupes hittites contre le Wilu$a, opération qui nous est connue par la lettre du roi

de Seha, Manapa-Tarhunda *'. Il faut faire de CTH 76, arrangement qui veut ignorer la présence d'une grande puissance à l'arriére-plan du Wilu-

36. K. A. GRaysoN,

Assyrian

Chronicles,

Toronto,

1975,

A. HARRAK, Assyria and Hanigalbat, Hildesheim, 1987, p 88-97. 37. Cf. KUB XIV 3 IV 8 (AU, p. 16). 38. E. CAvAIGNAC, «La lettre Tavagalava», RHA 11 (1933)

$392,

p.60;

p. 100-104 ;

A. Üna, art. cit. (n. 12), p. 32-36 ; J. FREU, « Hittites et Achéens », art. cit. (n. 2), 1990, p. 29-38; (1990-1991),

D.W. Surr,

p. 79-111.

— La

« KUB

XIV

3 and Hittite History », Talanta 22/23

lettre est datée

de

Hattusili

III par de

nombreux

auteurs : H.G. GOrExBock, « Neue Abbijava-Texte », ZA N.F. 9 (1936), p. 326-327 ; S. HriNHoLD-KaAHMER, « Untersuchungen zu Piyamaradu », Or. 52 (1983) ; Or. 55 (1986), p. 47-62 ; I. SiNGER, « Western Anatolia in the 13th Century B.C. », AS 33 (1983), p. 205-217 ; M. Porxo, « Zur Datierung des Tawagalawa-Briefes », AoF 1]

(1984), p. 199-203 ; T.R. Bryce, Viewpoint », Oxf. Jl of Arch.

« Abbiyawans

and Mycenaeans — An Arnatolian

8 (1989), p. 297-310 et « The Nature of Mycenaean

Involvement in Western Anatolia », Historia 38 (1989), p. 1-21, p. 7 ; cf. R. LeBaUN, « Réflexions sur le Lukka et environs au 13* s. av. J.-C. », Fs. E. Lipiñski (OLA 65),

Louvain, 1995, p. 141-142. 39. KUB XIV 3 IV, p. 32-41 (AU, p. 16-19). 40. J. FREU, « Hittites et Achéens », art. cit. (n. 2), 1990, p. 20-28 ; S. HegmngorpKaAHMER, Arzawa, 1977, p. 164-166. 41. P.H.J. HouwiNK TEN CarB, «The Manapa-Tarhundas Letter, KUB 195 + KBo 19-79 », JEOL 28 (1983-1984), p. 38-64 ; Cf. HrmBOLD-KRAnMER, Or. 52

(1983), p. 81-97 ; J. Freu, « KUB XIX 5 + KBo XIX 79 : le pays dufleuve Seha, le Wilusa et Lazpa », art. cit. (n. 2), 1990, p. 15-28.

104

J. FREU

$a, le point de départ d'un conflit qui va impliquer les deux grands rois qui

dominaient les deux rives opposées de la mer

Égée“.

Un petit lot de lettres adressées par le roi de Hatti au roi d'Abbiyawa

ou par des vassaux du souverain hittite à leur suzerain éclaire la suite des événements. Le message du roi hittite au roi d'Abbiyawa, KUB XXVI 91 (CTH 183) contient un rappel des événements survenus à l'époque de la guerre d'ASSuwa sous Tutbaliya II. Mais il fait aussi référence à des faits récents dans une citation, faite par l'expéditeur hittite, d'une iettre de son correspondant :

la ...&me année mon frère m'a écrit : « Tes fles (fu-e-el-wa' gur-sa-wa-ra) que..., le dieu de l'orage me les a données en servitude.

Il peut s'agir Wilu$a. Les iles de la mer Égée, possédant aucune blablement

là d'une première réponse à l'installation des Hittites en en question ne peuvent qu'appartenir à l'archipel oriental la cóte sud de l'Anatolie comme son littoral pontique ne dépendance digne de ce nom. CTH 183 citait vraisem-

Mi[lawanda,

vo

10).

Milet et d'autres établissements

mycé-

niens de la côte anatolienne étaient installés sur des îles côtières ou des

péninsules d'Abbiyawa

reliées

au

faisait donc

continent

par des

isthmes

étroits.

Le

roi

peut-être allusion à la réoccupation de Mila-

wa(n)ta, détruite par les Hittites en l'an III de Mursili II (1319 av. J.-C.). La couche de destruction observée par les archéologues à Balat (Milet) a

été datée en effet de la méme

époque,

ce qui confirme l'équation Mi-

lawa(n)ta — Milet ^.

La lettre du roi vassal du « pays du fleuve Seha et d'Appawiya », Manapa-Tarhunda, KUB XIX 5 + KBo XIX 79 * intéresse plus directement l'histoire du Wilusa (CTH 191). Le prince de Seha s'était rangé au cóté de l'Arzawa lors de la campagne de Mursili dans ce pays mais le grand roi

lui avait pardonné et il était resté par la suite fidèle à son suzerain. Nous savons par ailleurs que son successeur, Masduri, a été mis sur le trône par

42. F. SCHACHERMEYR, « Wiluëa zwischen den Máchten», dans Mykene und das Hethiterreich, Vienne, 1986, p. 292-304 ; H.G. GOTERBOcE, « Troy in Hittite Texts », art. cit. (n. 17), 1986, p. 37. 43. F. SrAnEE, « Die keïlschrift-luwischen Wórte für 'Insel' und ‘Lampe’ », ΚΖ

95 (1981), p. 141-157, p. 142-152. 44. W. SCHERINA,

st.

Mitt.

9/10

(1959-1960),

p. 63-66 ;

«Die

minoisch-

mykenische Siedlung in Milet vor dem Bau der grofen Mauer », ibid., 25 (1975),

p.9-15;

W. VoicrLANDer,

«Der

mykenische

Stadmauer

in Milet und einzelne

Wehranlagen der späten Bronzezeit », ibid., 25 (1975), p. 17-34 ; C. Mr, Balat », AS 28 (1978), p. 133-137. 45. Cf. n. 41 ; H.G. GüTERBOCX, art. cit. (n. 17), 1986, p. 37.

« Miletus-

TROIE ET LE MONDE HITTITE

105

Muvwatalli dont il avait épousé la sœur *. Son message est donc sûrement adressé à ce dernier. Il débute ainsi :

[À sa Majesté, mon seigneur], dis ! [Ainsi] (parle) Manapa-Tarhunda, ton serviteur. [Vois : dans le palys tout est en ordre ! [Gassu] est arrivé et il a amené des troupes hittites. [Et quand elles] se mirent en route vers le Wiluëa pour l’attaquer de nouveau, [moi, cepen]dant, j'étais tombé malade. Je suis (encore) méchamment malade. Le mal m'a prostré! Comme [Piya]maradu m'a humilié quand il a mis Atpa au-dessus de moi ! Il a attaqué le pays de Lazpa "".

La suite du texte est consacrée à l'affaire des « SARIPUTU », membres du personnel des domaines du grand roi et des temples que Piyamaradu avait déportés outre-mer et qu'Atpa a laissé rentrer aprés une intervention du roi de Mira, Kupanta *KAL. Il est impossible de supposer que le Wilusa ait été attaqué par les Hittites avant la conclusion du traité CTH 76. Il faut donc admettre que la situation s'est rapidement dégradée après sa conclusion et que le roi d'Abbiyawa n'était sans doute pas étranger aux troubles qui ont suivi. Nous connaissons en effet Piyamaradu et Atpa par divers documents dont le plus important est la « lettre Tawagalawa », KUB XIV 3 (CTH 181). Nous savons par cette derniére que Piyamaradu, sans doute un prince ou un dignitaire rebelle au roi de Hatti, s'était réfugié auprès d'Atpa, son gendre, qui était, selon la même source, le représentant du roi d'Abbiyawa

à Milawa(n)ta.

Tout montre que cette ville était une

dépendance lointaine d'un souverain résidant outre-mer mais dont la domination s'étendait aux îles de la mer Égée et à quelques « têtes de pont » sur la rive anatolienne de cette mer “. Il est donc vraisemblable que la lettre du prince de Seha soit le premier témoin d'une longue aventure qui a obligé le roi hittite à intervenir de nouveau et sans grand succes dans l'Ouest. CTH 19] ne nous dit pas contre qui les troupes de Gassu ont engagé des opérations offensives dans le pays de Wilusa. Il est probable que les « protégés » du roi d'Abbiyawa, Piyamaradu et Atpa, n'étaient pas étrangers aux événements et qu'AlakSandu a dû disparaître ou changer de camp à l'occasion. Son traité avec Muwatalli faisait allusion à des troubles

éventuels *. Ils n'ont pas tardé à survenir.

46. Cf. CTH 105 II 15-19 (traité Sauskamuwa) ; R. STEFANIM, « KUB XXI 33 (Bo 487) : Muräili's Sins », JAOS 134 (1964), p. 25-28 ; S. HEINHOLD-KRAHMER, Arzawa, 1977, p. 227-232 ; J. FREU, art. cit. (n. 2), 1990, p. 26-27. 47. P.H.J. Houwmx TEN Carz, JEOL 28 (1983-1984), p. 38-40 (KUB XIX 5 + 18). 48. Cf. les articles cités n.27; RGTC VI (1978), s.v. « Milawa(n)ta », p. 268 ; RGTC VV2 (1992), p. 104. 49. CTH 76 et 77, A 80-81, B II 7-14 ; A IL 8-14 ; SV HI, 56-59.

106

J. FREU

Ces conclusions sont confirmées par le contenu de CTH 181. Nous avons conservé la troisième et dernière tablette d'une longue épitre adresβός par le roi de Hatti, certainement Muwatalli malgré les efforts faits pour attribuer la lettre à Hattusili III, au roi d'Abbiyawa ?. Elle fait allusion

à la venue

en pays

Lukka

et à Milawa(n)ta

du

frère

du

roi

d'Abbiyawa, Tawagalawa, très probablement un Étéocle, mais son véritable sujet, comme divers auteurs l'ont démontré récemment, est le probléme posé par les « razzias » que mène Piyamaradu à partir de ses bases, Milawa(n)ta ou des territoires dépendant de l'Abbiyawa, des [165 égéennes sürement. Le roi hittite a réclamé à son correspondant l'extradition de Piyamaradu. Il l’a poursuivi, tout en négociant avec lui et est entré à Milawa(n)ta d'oà le rebelle s'était enfui sur un navire aprés avoir mis en lieu sür les « 7000 » déportés qu'il trafnait aprés lui. Le ton trés humble adopté par le roi de Hatti s'explique par le fait que seul son interlocuteur pouvait agir de façon efficace contre un rebelle insaisissable qui était de surcroît l'allié et le beau-père de son propre vassal, Atpa. On comprend que Muwatalli, s’il s'agit bien de lui, ait reconnu le haut rang du destinataire de la lettre, « un

grand roi, son frère, son égal » “ et qu'il ait présenté ses excuses pour les fautes de protocole contexte qu'il faut Wilusa. Le roi de l'affaire du Wilusa persuadé dans cette

qu'il avait commises dans le passé. C'est dans ce comprendre le passage de CTH 181 mentionnant le Hatti cite une réponse du roi d’Abbiyawa : « Dans le roi de Hatti (et) moi avons été ennemis mais il m'a affaire et nous avons conclu la paix » (KUB XIV 3 IV

7-10). La lecture Wi-iu-5a, problématique, a été définitivement confirmée

par H.G. Güterbock *?. Comme

la ville de Troie VIh a été détruite au début de la période

Helladique Récent III B, entre 1300 et 1250 av. J.-C. ? il n'est pas impossible de spéculer sur un rapprochement éventuel entre le fait archéologique et la donnée du texte hittite. Il faudrait alors supposer que ce sont des troupes venant du pays d'Abbiyawa, la Gréce mycénienne, qui ont chassé AlakSandu du Wiluëa et pillé la citadelle avant qu'une intervention des armées hittites et une négociation entre les deux grands rois ne rétablissent le statu quo ante. Nous savons en effet par plusieurs textes hittites 50. Cf.

n.38;

Th.

van

ven

Hour,

«Kurunta

und

die

Datierung

ciniger

hethitischer Texte », RA 78 (1984), p. 89-92.

51. H.G. GtürERBOcx, « Wer war Tawagalawa ? », Or. 59/2 (1990), p. 157-165 et «The Hittites and the Aegean World : Part 1. The Ahhiyawa Problem Reconsidered »,

AJA 87 (1983), p. 135-137. 52. H.G. GürERBOCX, « Troy in Hittite Texts », 1986, p. 37. 53. C. Mzz, AS 28 (1978), p. 135-136 ; D. EasTON, « Has the Trojan War Been

Found ? », Antiquity LIX/227 (1985), table chronol. p. 193.

TROIE ET LE MONDE HITTITE

107

postérieurs que le Wilusa était repassé dans la mouvance du roi de Hatti aprés les événements évoqués par CTH 191 et CTH 181. Dans son « Postscript » à Troy and the Trojan War, M.J. Mellink, faisant la synthèse des données « historiques » et archéologiques en venait à la conclusion suivante : « The most likely working hypothesis is that the event and the time of the physical destruction of (Troy)VI represent a major attack of Achaian forces on Troy, early in LH III B, shortly after the battle of Qadesh where some Trojan (Dardanoi) contingents were sent

to fight for Muwatallis. AlakSandu may have fallen in this Ilioupersis... » * La présence de « Dardani » dans les rangs de l'armée hittite qui a rencontré le pharaon Ramses II à Qadesh en 1274 avant notre ére explique donc le choix de l'éminente archéologue. Il a cependant le grave inconvénient de rompre le lien entre la chute de Troie et les événements contemporains du régne de Muwatalli que nous font connaitre CTH 183 (ca 1285 av. J.-C.) et CTH

181, écrite au plus tard vers 1280 av. J.-C., avant le

départ du roi pour Tarbuntaë$a. Il faut de plus remarquer que toute reconstitution entreprise à partir des travaux de H.G. Güterbock dépend d'abord de la réalité de l'équivalence Wilusa/llios, qui est loin d’être

prouvée *. La lettre de Milawatta (CTH 182), connue par la tablette KUB XIX 55, a bénéficié d'un « join » dû à H.A. Hoffner (ΚΒ XLVIII 90), qui est d'une grande importance pour comprendre le statut du Wilu$a et, peut-être

sa situation géographique *. Le grand roi, Hattusili III plutôt que Tutbaliya IV, s'adresse à un vassal qu'il appelle « mon fils » (DUMU-YA) mais qui est en fait le fils de « l'un des principaux responsables des malheurs » du roi de Hatti. Piyamaradu est cité dans un passage trés lacuneux, sürement de facon rétrospective. Malgré les opinions divergentes il est presque

certain, comme l'a montré ΤΙ. Bryce ?', que le destinataire de la missive est le prince de Milawa(n)ta et le fils d'Atpa. L'échange des otages des villes de Lukka, Awarna, Pina, Utima et Atriya, qui est le sujet premier de la lettre, a donc été négocié entre deux interlocuteurs vivant une génération aprés les protagonistes de « l'affaire Piyamaradu » qui avait démarré au début du régne de Muwatalli, vers 1285/1280 av. J.-C. CTH 182 doit 54. M.J. Maux, Troy and ihe Trojan War, Bryn Mawr, 1986, p. 100; R. Lesnun, Fs. E. Lipiñski (OLA, 65), Louvain, 1995, p. 140-141 et n. 7, p. 141. 55. Cf. n. 22 56. H.A. HorrNER, « The Milawata Letter Augmented and Reinterpreted », AfO 19 (1982), p. 130-137. 57. ΤΙ. Brycz, « A Reinterpretation of the Milawata Letter in the Light of the New Join Piece », AS 35 (1985), p. 13-23.

108

J. FREU

être datée des environs de 1250 et du règne de Hattukili III (ca 12651238). La grande parenthèse consacrée à la situation du Wilu$a occupe les lignes 34-46 du verso et commence par un passage lacunaire dont les traces subsistantes permettent de comprendre que le pays de Wilusa, où « des troupes étaient de nouveau [intervenues] », a été le théátre d'une révolution de palais et que son prince légitime, Walmu, a dû s'enfuir de nuit et se réfugier auprés du destinataire de CTH 182, certainement à Milawa(n)ta. La suite est compréhensible : [Et ils (les conjurés) proclamèrent] d'eux-mêmes un nouveau scigneur mais

je ne reconnus pas ce maudit (UUL-an UL $a-ga-hu-un). Et les documents

(GIS.JURU!^) que j'avais préparés pour Walmu, Kuwalanaziti les a en

main. Maintenant il te les apporte,

mon fils. Examine-les

! (...) Aussi, mon

fils, envoie-moi Walmu et je l'installerai de nouveau en Wilu$a comme roi. Comme il était auparavant roi de Wiluÿa, que maintenant il le soit: Comme il était auparavant notre vassal Kulawanni, qu'il soit (de nouveau) notre vassal Kulawanni !

CTH 182 évoque deux affaires étrangères l'une à l'autre. L'une intéresse le tracé de la frontière entre le Hatti et Milawa(n)ta, garanti par un échange d'otages originaires des cités du Lukka ; l'autre la situation du Wilu$a dont nous apprenons que son prince était devenu le vassal commun du grand roi et d'un prince qui doit être identifié au roi de Milawa(n)ta.

Trois conclusions se dégagent de ce paragraphe de CTH 182 : 1) Milawa(n)ta qui était une dépendance du roi d'Abbiyawa à l'époque de Muwatalli est passée dans la mouvance hittite à la génération sui-

vante *?, 2) Le Wilusa a été en butte à une série d'agressions et de troubles au cours d’une longue période. 3) Si le destinataire de CTH

182 a bien son siège à Milawa(n)ta,

le

Wiluëa devait en être très proche et avoir sans doute une frontière commune avec ce pays. Milawa(n)ta semble le centre d’une zone allant du Lukka (au sud) au Wilu3a (au nord). Peut-on l'étendre jusqu'à la Troade ? Un dernier texte épistolaire, vraisemblablement postérieur aux précédents, est connu par un misérable fragment, KUB XVIII 18. Il s'agit d'une lettre (en fait une copie, comme dans les cas précédents) adressée par le « grand roi de Hat]ti » à un certain Mañbuitta « roi de ... » et qui fait allusion au Wilu$a, semble-t-il à l'occasion de nouveaux troubles survenus dans ce pays. Les formules de politesse utilisées sont celles d'usage entre

58. T.R. Bryce, art. cit. (n. 57),p. 23 et passim. 1. SINGER, art. cit. (n. 38), AS 33 (1983), fait du roi de Seha le destinataire de CTH 182, p. 214-216, ce qui est peu vraisemblable ; cf. J. FREU, arr. cit. (n. 2), 1990, p. 39-44.

TROIE ET LE MONDE HITTITE

109

grands rois. Il est donc probable, comme l’a proposé A. Hagenbuchner ?, qu'il s'agisse là d'un débris de la correspondance entre rois d'Abbiyawa et de Batti. Il est tentant dans ces conditions de lire le nom du destinataire

« Parhuitta » (MAS- a aussi la valeur PÁR-) et de voir dans ce nom une transcription maladroite du grec Proitos. On sait que le héros Proitos, fils d'Abas et roi de Tirynthe avait, selon une version de sa légende, été chassé de son royaume par son frére Acrisios, roi d'Argos, et l'avait reconquis apres avoir séjourné en Lycie et obtenu l'aide du roi de ce pays devenu son beau-père 9. Parbuitta/Proitos peut être mis, avec réserve, dans la courte liste des noms d'origine grecque figurant dans les textes hittites, au côté d'Akagamuna (?), d'AlakSandu, de Tawagalawa, et peut-

être d'Attarsiya '. Il faut remarquer à cette occasion que H.G. Güterbock a apporté des arguments convaincants en faveur de l'hypothése d'E. Forrer, qui retrouvait le dieu Apollon dans la liste des dieux du Wilusa clóturant le traité CTH 76. On lit en effet en KUB XXI 1 IV 27 : SU KARAS

4

lxCJap-pa-li-u-na-a3, « (les dieux du Wilu3a) : le dieu de

l'orage de l'armée,...... , (le dieu) Appaliuna ». Ce dernier théonyme recouvre sans doute une forme grecque archaïque *Apeljón 9. Il est donc difficile mais possible d'identifier le pays de Wilusa et la Troade homérique à partir des données fournies par les textes « historiques » retrouvés à Hattuÿa. Il est curieux, dans ce cas, qu'aucune tablette cunéiforme n'ait été retrouvée sur le site d'Hisarlik alors que les découvertes d'archives dans les centres provinciaux hittites se multiplient

depuis quelques années $. Une confrontation avec les derniers textes découverts qui phie du monde probléme. La tablette en 1986, par P.

nous fournissent des informations précises sur la géograhittite est indispensable pour faire avancer la solution du de bronze déterrée près de la porte de Yerkapi à Boÿazkôy Neve, nous a rendu, gráce à l'édition publiée par H. Otten

en 1988, le texte intégral du traité conclu vers 1235 av. J.-C. par le grand roi Tutbaliya IV (ca 1238-1215) et son cousin, le roi vassal de Tarbun59. A. HAGENBUCHNER, Korrespondenz der Hethiter, 2. Teil (TdH, 16), Heidelberg, 1989, n° 215, p. 316-318 ; H.G. Οὐτεκβοςχ, art. cit. (n. 17), 1986, p. 39 ; I. SiNGER, art. cir. (n. 38), 1983, p. 216 émet l'hypothèse que KBo XVIII 18

était une lettre adressée au roi de Scha identifié à Malpuitta ! 60. P. GumAL, p. 396-397.

Dictionnaire de la Mythologie,

Paris,

19795, s.v. « Proetos»,

61. E. Lanocug, Les Noms des Hittites, Paris, 1966, p. 26 n° 21, p. 48 n° 201,

p. 182 m 1315 ; H. Gürersocx, art. cif. n. 51. 62. H.G. GOrERB0CX, art. cit. (n. 17), 1986, « The Gods of Wilusa », p. 42.

63. Derniers exemples à Ortakóy, sans doute Sapimiwa, non loin de Magat Hôyük

(Tapikka), et à Kugakli, près de Sivas (Sarissa).

110

J. FREU

ta&ia, Kurunta (KAL) δ΄. Cet accord fixe avec précision les frontières de la principauté « du fleuve Hulaya » et de Tarbunta$a, reprenant souvent verbatim les précisions fournies par un acte plus ancien, le traité UlmiTeëub, qu'on peut attribuer à Hattusili III. Il est d'ailleurs très probable

que Kurunta ne soit que le second nom d'Ulmi-Tesub9. Quelques modifications du tracé des frontiéres distinguent les deux textes. La plus importante concerne les pays situés « en direction de la mer ». La mer, c.-à-d. la Méditerranée sur la cóte sud de l'Anatolie, dont

tout montrait qu'elle n'était pas éloignée des domaines d'Ulmi-TeSub, n'est même pas mentionnée dans le protocole qui porte son nom %. Après avoir fixé les limites du royaume vassal sur la « Haute Montagne », c.-àd., le Taurus

à l'ouest des Portes Ciliciennes,

hydronymes et des oronymes (KBo IV 10 terminait par l'indication de trois directions:



la liste des localités, des

CTH

106 Fo

19-32) se

De l'extérieur (arafzenaza) : pour lui Walwara et tout ce qui est un domaine dans Walwara, à savoir Mata, Sanhada, Surimma, Saranduwa, Dad-

daiii. À partir de la frontière de Sara[nd]uwa, toute place où il portera les armes, appartiendra au pays du fleuve Hulaya. Depuis le pays de Walma : Waltanna, USawala, Allubrata, Huhhura (forment) pour lui la frontière

mais ces villes appartiennent au pays du fleuve Hulaya©

Quand CTH 106 a été signé, le roi vassal faisait donc face à un pays ou des pays hostiles dans lesqueis il était encouragé à porter le fer. On sait que Hattusili III avait dû faire face, au début de son règne, à une révolte des pays louvites qui s'était propagée du Lukka au « Bas-Pays » (KUB XXI 6 + 6a = CTH 82). Piyamaradu probablement et Atpa peut-être avaient

été mêlés aux événements δ᾿ Le traité Kurunta (Bo 86/299), plus tardif, montre que la situation avait évolué au profit du grand roi et de son vassal après la conclusion du premier accord. On lit au ὃ 8 de ce dernier « édit » (Bo 86/299 I 53-67) : Mais au départ de Hauwaliya comme frontière, Walwara, HarhasSuwanta,

Tarapa, Sarnanta, Tupila, Paraiyaséa (et) le domaine (upari) de Nata for64. H. OTTEN,

op.

cit.

(n. 14) ; S. Hemmoip-KRAHMER,

« Zur

Bronzetafel

aus

Boëazkôy und ihrem historischen Inhalt », AfO 38/39 (1991-1992), p. 138-158. 65. H. Gürersocx,

« The

North-Central

Area

of Hittite

Anatolia », JNES

20

(1961), p. 86, n. 3; O.R. GuzwEy, « The Hittite Title TUHKANTI », AS 33 (1983), p. 98, n. 7 ; cf. les articles de SURENHAGEN, DEL MoNTB, GuxNEY et Bear cités n. 14.

66. J. Freu, « Luwiya », art. cit. (n. 13), 1980, p. 235. 67. J. GansrANG-O.R. Gueney, Geography, 1959, p. 67. 68. S. HemBoLp-KnAHMER, Arzawa, 1977, p. 246-247 ; H. Οττεν,

Die Bronze-

tafel, 1988, p. 12-13, comm. p. 36-38 ; cf. M. FosLANINI, « La regione del Tauro nei testi hittiti », VO 7 (1988), p. 129-169 ; « Annali di Hattusili III », ibid., p. 157-159 ; lecture Kuwapassa, KUB XXI 6 a, p. 158, n. 135.

TROIE ET LB MONDE HITTITE

111

ment pour lui la frontière, Ces localités et le domaine de Nata appartiennent au pays du fleuve Hulaya. Et depuis l'emplacement de la mer pour

lui(arunaz-ma33i pedaz) les localités de Mata, ta, Surimma, Saranduwa, IStapanna (et) le domaine de Sallussa, Tatta (et) Daëa forment sa frontière. Mais ces localités appartiennent au pays du fleuve Hulaya. De-

puis la frontière de Saranduwa, c'est la mer qui forme pour lui la frontière. Depuis la frontière de Parha (IS$-TU ZAG ""Pár-Ba-a-ma-a3-fi), le fleuve Kastaraya forme la frontière (*Ka-a3-ta-ra-ya-at ZAG-af). Et si le roi du pays de Hatti contre ce (pays) va en campagne et s'empare du pays de Parha avec ses troupes, ce pays appartiendra au roi du pays de TarbuntaSéa. Depuis la frontière de Walma, Huwahhuwarwa, Alluprata, Kaparuwa,

HaáSuwanta,

Walippa (et) Waia forment pour lui la frontière,

etc. 9

H. Otten a souligné, apres Houwink ten Cate ?, que les noms louvites passés en lycien ou en grec avaient subi un « sekundärer Lautwandel a e»: ArmalErma, tadiltedi, Bantalkende, etc., ce qui impose d'identifier

le KaSt(a)raya

hittite

avec

le Kestros,

situé

à la frontière

occidentale de la Pamphylie, face à la Lycie (Aksu en turc). Parha est la classique Pergé dont les ruines hellénistiques se dressent non loin de la côte, à l'ouest du fleuve Kestros ". Or le fragment annalistique (?) CTH 82 qui décrit une invasion ayant atteint les provinces hittites sous le règne de Hattusili III indique que le mouvement dont l'origine se trouvait en pays Lukka avait affecté diverses localités ayant servi à déterminer la frontière du royaume de Kurunta/Ulmi-Teëub, en particulier Hawaliya,

Parha, Walma, Sallu&a, Sanhata, Surimma et Walwara. Les points extrémes atteints par les envahisseurs avaient été Nahita, l'actuelle Ni&de, dans

le Bas-Pays, Zallara et le pays de Harziuna, au centre de la péninsule ?. L'empire hittite s'étendait donc beaucoup plus loin qu'admis en général sur la côte méditerranéenne,

ce qui ruine de nombreuses reconstruc-

tions proposées ici ou là "?. L'idée que le pays de Milawanda puisse s'étendre à l'ouest du Kestros, dans la Milyade classique, doit étre définitivement abandonnée de méme que l'affirmation, insoutenable avant méme

les découvertes récentes, que le pays de Lukka devait être recherché dans 69. H. OrrEN, op. cit., p. 12-13 et p. 36-38 ; J. Freu, « La tablette Bo 86/299 », LAMA

11 (1990), p. 45-59.

70. P.H.J. Houwmx TEN Cats,

The Luwian

Population

Cilicia Aspera during the Hellenistic Period, Leyde, op. cit., 1988, p. 37.

71. RGTC VV2

Groups

of Lycia and

1961, p. 197-201 ; H. Οττεν,

(1992), s.v. «Parha», p. 121 ; s.v. « PKastaraja », p. 206 ;

R. Lesaun, Fs. E. Lipifski (OLA, 65), Louvain, 1995, p. 139-152 (p. 147). 72. Cf. n. 68 ; J. FREU, art. cit. (n. 2), 1990, p. 49. 73. Cf. M. Ἐοκιλνινι, Atlanto Storico del Vicino Oriente Antico, fasc. 4/3, Anatolia : L'Impero Hittita, Rome, 1986 ; M. FozLANINI-G.M. pi NocgnA, fasc. 4/2, « La prima meta » del IT millenio A.C., Rome, 1992et VO 7 (1988), cartep. 131.

112

J. FREU

la région de l'Hellespont, et Milawa(n)ta à Milétopolis, dans la méme zone ! Un second document est venu compléter opportunément les données de Bo 86/299. Il s'agit d'une inscription hiéroglyphique de Tutbaliya IV : « (Je suis) le Soleil, grand roi, tabarna, Tu(tbaliya), tabarna, grand roi, héros, fils de Hattusili, grand roi, héros, petit-fils de Mursili, grand roi, héros » (bloc 1 + bloc 16), qui a été réusée à l'époque byzantine mais dont de nombreux blocs sont restés lisibles. Elle a été éditée récemment

par M. Poetto ^ et montre, sans discussion possible, que le grand roi a voulu célébrer une campagne victorieuse menée à travers «les pays Lukka » "5. Une autre inscription hiéroglyphique, celle d'Emirgazi, étudiée par É. Masson, donnait des indications comparables sur les actions du

méme roi, dans la méme région ". Mais les données topographiques sont beaucoup plus précises à Yalburt et prouvent définitivement que le Lukka (ou les pays de Lukka) des Hittites était bien situé à l'angle sud-ouest de l'Anatolie, dans la Lycie et la Carie classiques ἢ. Les cités dont l'emplacement est assuré et qui ont eu pour successeurs des villes lyciennes et hellénistiques ayant conservé leurs noms sont nombreuses : Patara, Wi(yanawanda)/Oinoanda, Pinta/Pinara, Talawa/Tlawa

(lycien)/Tlós, Awarna/Arñna/Xanthos ?. Quelques passages sont particuliérement significatifs. On lit (bloc 3 II4 VIT) : « Quand je fus arrivé aux frontières, devant le mont Patar, je fis offrandes et dons, j'érigeai des stèles et construisis des enceintes (sacrées) 74. J.G. MACQUEEN,

« Geography

and History in Western Asia Minor

in the

Second Millenium B.C.», AS 18 (1968), p. 169-185 ; J. MeLAART, « Anatolian Trade with Europe and Anatolian Geography and Culture Provinces in the Late Bronze Age», ibid., p. 187-202 ; D.F. Easton, « Hittite History and the Trojan

War », dans L. FoxsaLL-J.K. Davies (éd.), The Trojan War, Liverpool, 1984, p. 2344 ; 1. MezLaanT, « Troy VII A in Anatolian Perspective », ibid., p. 63-82, carte p. 64-65 : les deux auteurs identifient Troie avec la ville hittite d'Atriya, en Lukka ! Cf. RGTCVI (1978), p. 56-57 ; R. LEBRUN, art. cit. (n. 38), p. 142. 75. M. Poerro, L'iscrizione Luvio-geroglifica di Yalburt (Stud. Medit., 8), Pavie, 1993. 76. M. Pozrro, ibid., « Conclusioni » p. 83-84, n. 200-202 ; cf. bloc 9, tav. XIII

et $ 16, p. 47-53.

77. E. Masson, «Les inscriptions louvites hiéroglyphiques d'Emirgazi », JdS 1979, p. 3-49 et « Les inscriptions louvites hiéroglyphiques de Küylütolu et Beykóy »,

Kadmos 19 (1980), p. 106-122.

78. T.R. Bryce, « The Lukka Problem and a Possible Solution», JNES 33 (1974), p. 395-404 et « Lukka Revisited », JNES 51 (1992), p. 121-130 ; cf. J. FREU, « Luwiya », LAMA 6 (1980), p. 306-322. 79. J. GansrANG-O.R. GunNEv, Geography, 1959, p.81-82: il faut éliminer Waliwanda de la liste et donner Kuwalapasia = Telebebi/Teimessos ; M. Pogrro, op. cit. (n. 15), 1993, passim, cartep. 130.

TROIE ET LE MONDE HITTITE

113

alors que ces pays, les grands rois du pays de Hatti,

mes pères, ne les

avaient jamais vaincus » 9 Alors que les autres toponymes étaient connus par ailleurs et que leur identification avec des localités de Carie et de Lycie avait été proposée depuis longtemps, en particulier dans l'ouvrage classique de J. Garstang et

O.R. Gurney *', c'est la mention du « mont Patara » (et l’affirmation que les opérations se déroulent en pays Lukka) qui confére un poids décisif aux conclusions de M. Poetto. La glose d'Hésychius, « Patar(é)is : cité et mont de Lycie », semble un parfait répondant, à des siécles de distance, au « communiqué » du roi Tutbaliya. Au début de son règne ce dernier parlait d'une attaque éventuelle contre Parha, au-delà du fleuve Kaëtaraya. Le bloc de Yalburt montre qu'il a poussé son offensive encore plus loin, jusqu'aux rivages méridionaux de la Lycie. On sait que l'archéologie sousmarine a fait deux découvertes remarquables au large des côtes rocheuses

et difficiles de cette région, au cap Gélidonya et à Ulu Burun®. Les

pirates du Lukka étaient connus des Égyptiens et des Alasiotes dont ils venaient ravager les provinces à l'époque amarnienne. C'est en pays Lukka que le fils de Tutbaliya, Suppiluliuma (II), a concentré la flotte de ses vassaux syriens, aprés avoir débarqué à AlaSiya (Chypre), pour faire face à la menace des « Peuples de la Mer » 9. On comprend que Tutbaliya IV ait cherché à contróler une région de grande importance stratégique. Ce détour était nécessaire avant de revenir au probléme du Wiluÿa. Les villes citées à Yalburt et Emirgazi sont en effet connues par divers autres textes, dont ceux qui mentionnent le Wilusa. Le prince de ce pays était tenu,

selon

80. M. Pogrro, p. 149. 81. Cf.

la «clause ibid.,

militaire » du

$$ 10-11,

n. 79 ; R. LEBRUN,

arf.

traité de

p. 32-34 ; R. LEBRUN, cit.

(n. 38),

p. 145-147

vassalité,

de

faire

art. cit. (n. 38),

1995,

(Awarna,

Attarimma,

Dalawa, Hinduwa, Iyalanda, KuwalapaSSi, etc.). 82. G. Bass, « Cape Gelidonya and Bronze Age Maritime Trade », dans H.A. Horrner (éd.), Orient and Occident. Essays Presented to Cyrus H. Gordon on the Occasion of his Sixty-Fifth Birthday (AOAT, 22), Kevelaer - Neukirchen-Vluyn, 1973, p. 29-38 et « Ulu Burun Kas », AJA 90 (1986), p. 269-290 ; C. PuLar, « The

Bronze Age Shipwreck at Ulu Burun, Turkey : 1985 Campaign », AJA 92 (1988), p. 33-37.

83. EA 38, 7-12, lettre du roi d'Alasiya au pharaon, dans W.L. MomaN,

The

Amarna Letters, Baltimore-Londres, 1992, p. 111: H.G. GürERBocx, « The Hittite Conquest of Cyprus Reconsidered », JNES 26 (1967), p. 73-81 ; A.B. Knarr, « KBoT 26 : Alasiya and Hatti », JCS 32 (1980), p. 43-47 ; J. FREU, « Le monde mycénien et l'Orient », LAMA 10 (1989), p. 158-159 ; C. BauRAIN, Chypre et la Méditerranée orientale à l'âge du Bronze Récent, Paris, 1984, p. 278-296 ; — la lettre RS 20.238, d'Ammurapi, roi d'Ugarit, au roi d'Alasiya signale la présence de la flotte d'Ugarit « ina mát Lukka », 1.24, Ugaritica 5 (1968), p. 87-88 : cf. J. NoucAvROL, « Ugarit et

Alasia », Ugaritica 5 (1968), p. 79-89.

114

1. FREU

campagne en Lukka, en particulier. Un texte de procédure, KUB XXIII 83 (CTH 297.2) associe gens de Dalawa (Tlôs) et de Kuwalapasta, ville dont le nom est devenu Telebehi en lycien, Telmessos en grec ^ , dans une expédition contre Iyalanda. Awarna est citée à la 1. 22 de la tablette * . Or dans la procédure engagée contre Madduwatta (KUB XIV 1 = CTH 147), le prince félon est accusé d'avoir détourné de leurs devoirs envers le roi de Hatti de nombreuses localités ou pays, dont Dalawa, Hinduwa (sans doute

Kandyba),

Wallarimma

(cf. Hyllarima de Carie) et Iyalanti "ἢ. Cette

dernière cité (= lyalanda) était le centre d'un pays proche de Milawa(n)ta au témoignage particuliérement circonstancié de Muwatalli dans la lettre Tawagalawa. Aprés avoir rappelé les démarches et les négociations entreprises pour obtenir la soumission de Piyamaradu le roi arrive à Iyalanda où il se heurte à une forte résistance en terrain difficile. Il ajoute: Maintenant quand [j'eus détruit] le pays d'Iyalanda, bien que [j'eusse détruit] tout le pays, par loyauté pour (Milawanda/Abbiyawa 7) j'épargnai la seule forteresse d'Atriya (...). Comme il n'y avait pas d'eau et que mes forces étaient [trop faibles], je ne pus poursuivre les [déportés] et me re-

pliai à Aba[wiya'.

Après avoir écrit au roi d'Abbiyawa, le roi hittite va reprendre sa marche jusqu'à Milawa(n)ta, d’où Piyamaradu s'était enfui sur un navire et où il a dû se contenter d'exposer ses réclamations à Atpa. Il y a peu de doute que Iyalanda, Atriya et Milawa(n)ta étaient des localités proches distantes l'une de l'autre d'environ une journée de marche (KUB XIV 31 35-52). La lettre de Milawatta de son cóté parle d'un échange d'otages entre deux paires de cités qui sürement se faisaient face de part et d'autre d'une frontière : Awarna et Pina d'un côté, Utima et Atriya de l'autre ". Il est difficile, les deux premières étant localisées de façon sûre à Xanthos et Pinara, de ne pas identifier les deux autres à Idyma de Carie et à

l'Idriade classique, sur la haute vallée du Marsyas ". On pourrait ajouter à 84. O. CARRUBA, « Il relativo e gli indefiniti in licio », Sprache 24 (1978), p. 163179, p. 167. 85. J. GagsrANG-O.R. GugNEY, Geography, 1959, p.80; 1. Preu, art. cit. (n. 13), 1980, p. 310 ; A. HAagNBUCHNER, KdH (TdH, 16), 1989, n° 89, p. 134-136 ; R. LesguN, art. cit. (n. 38),1995, p. 145. 86. A. Gogrze, Maduwatta$ (Hethitische Texte, 3), Leipzig, 1928, $6 24, 29,

p. 27, 33; T.R. Bryce, « The Lukka Problem and a Possible Solution », JNES 33 (1974), p. 395-404, table 1 p. 400 : la Lycaonie est le « home » premier des Lukka et

« Lukka

Revisited », JNES

51

(1992),

p. 121-130,

conclut à Lukka

=

Lycie;

1. BOonkER-KLAHN, « Neues zur Geschichte Lykiens », Athenaeum 82/1 (1994), p. 315330, carte ad p. 330.

87. J. GansrANG-O.R. GugNEY, Geography, 1959, lettre de Milawatta », LAMA 11 (1990), p. 39-44. 88. J. GarsTANG-O.R.

GuxNEYv,

Geography,

1959,

p. 114-115 ; 1. FReu, p.78;

J.FmEU,

art.

«La ci.

(n. 13), 1980, p. 309, 315-318; l'hypothèse identifiant Atriya et Troie (cf. n. 74) est

TROIE ET LE MONDE HITTITE

115

ces noms ceux d'Attarimma (cf. le district des Tarmianoi), de Puranda (cf.

Bóranda), de Suruta (cf. Sorouda prés des roches Cyanées), etc. Le repli du roi à Aba(wiya (KUB XIV 3 I 47), une dépendance du pays du fleuve

Seha montre que celui-ci était proche de Milawa(n)ta, c.-à-d. de Milet. La

grande voie de pénétration menant vers l'Égée et le sud-ouest de la péninsule est la vallée du Méandre qu'il faut donc identifier au Seha hittite ®. Quant à Iyalanda on peut y voir Alinda de Carie. On ne trouve pas trace du Wilu3a dans la région située entre le Kestros et le Méandre où il faut situer Parha,

de nombreuses

cités lyciennes,

lyalanda,

Atriya et Mila-

wa(n)ta. Le royaume de Kukunni, d’AlakSandu et de Walmu doit être recherché plus au nord. Peut-on aller jusqu'à la Troade, comme le font

plusieurs spécialistes ? Ÿ Les liens reconnus entre Wilusa et Lukka (traité CTH 76), entre Wilusa et Milawa(n)ta (lettre CTH 182) encouragent plutót à placer le Wilusa dans la vallée du Caystre et dans l'isthme qui s'étend

d'Éphése à Smyrne. Il est actuellement admis en général qu'Éphèse a été la capitale de l’Arzawa, Apaña. L'équation est impeccable du point de vue

philologique ?' mais le récit des guerres de Suppiluliuma qui rencontre les ennemis d'Arzawa vers Tuwanuwa (Tyane/Bor) et MahuiraS5a (classique Mourisa au sud de Lusna/Lystra) et la marche de son fils Mursili de Walma, sur le fleuve AStarpa jusqu'à la capitale ennemie, ApaSa, semblent indiquer que l’Arzawa était situé dans une position relativement centrale. Il y a contradiction à aligner les « pays d'ASSuwa » du sud au nord, du Lukka à Troie tout en plaçant l'Arzawa en Lydie et sa capitale à Éphèse. Il est possible que la cité d'Apata (?) conquise par Tutbaliya IV au cours de sa campagne en Lukka ? soit identique à Apaëa. Il faudrait alors la recher-

dénuée de fondement ; cf. RGTC VI (1978), s.v. « Atrija », p. 56-57 ; RGTC VV2

(1992), p. 18.

89. T.R. Bryce, « Some Geographical and Political Aspects of Mursilis' Arzawan Campaign », AS 24 (1974), p. 103-116, carte p. 108 et « The Nature of Mycenaean Involvement », arf. cit. (n. 38), 1989, carte p. 21 ; 1. Prev, art. cit. (n. 13), 1980,

p. 286-289 ; M. Fos1ANINI, ASVOA 4.3 (1986), Tav. XVI/7. 90. Cf.

n. 74;

J.G. MacqueeN,

AS

18

(1968),

p. 169-185,

carte

p.176;

J. MeLaanT, ibid., p. 187-202, cartes p. 197-198 placent Abbiyawa en Troade, le Wilusa plus à l'est ; contra ΤΙ. Bayce, « Abbiyawa and Troy — A case of Mistaken

Identity ? », Historia 26 (1977), p. 24-32 et compte rendu de Troy and the Trojan

War, M.J. Mriumx (éd.), Wilusa is very dubious ».

BiOr

45

(1988),

col. 668-680,

«a

Troad

location

for

|

91. RGTC VI (1978), p. 26-27 ; RGTC VV2 (1992), p. 8; Apafa = Ephèse : J. GaRsTANG-O.R. Guaney, Geography, 1959, p.88; 1.0. MACQUEEN, art. cit. (n. 74), 1968, fig. 1-10, p. 170-174 ; H. G. GürERBocx, art. cit. (n. 17), p. 41, etc. ; contra:

J. FREU,

art.

cit.

(n.13)

1980,

M. FoRLANINI, ASVOA 4.3. (1986), Tav. XVL/7.

« Arzawa

Minor»,

p. 267-270 ;

92. M. Ροεττο, op. cit. (n. 15), 1993, bloc 11, δ 18, p. 57-59 (la lecture n'est

pas assurée).

116

J. FREU

cher vers Habesos ou Phaselis, deux toponymes qui peuvent s'expliquer

comme

des dérivés d’Apañaἡ. Les forteresses côtières où s'étaient

réfugiés les guerriers d’Arzawa aprés la chute de la capitale, Puranda et Arinanda, étaient situées à l’ouest de la Lycie *. La lettre du princede

Seha, CTH 191, montre que les armées hittites pouvaient atteindre le

Wilusa par la vallée du Seha, qui se confond très vraisemblablement avec le Méandre. Le Mira qui était proche du Seha £t situé pus à l'en dans la Pisidie classique” Il faut cependant ajouter que deux faveur d'une localisation du Wilusa en par CTH 191 entre le pays de Lazpa et certitude il semble que les SARIPUTU mer » aient été emmenés à Lazpa, ce Lesbos , Or Lesbos fait face à la

arguments peuvent être avancés en Troade. Il y a d'abord le lien établi le Wilusa. Bien qu'il n'y ait pas de déportés par Piyamaradu « outrequi conforte l'idée que Lazpa — Troade. La difficulté est que les

SARIPUTU ont, apparemment, été ramenés à M Milawa(n)ta, l'entremise d'Atpa, le représentant du roi d'Abbiyawa en ce lieu.

par Par

ailleurs, selon la tradition grecque Lesbos avait d'abord porté les noms de Pelasgia et d'Issa ". L'équation Lazpa = Lesbos est parfaite mais elle ne suffit pas à résoudre le probléme posé par l'emplacement du Wilusa. La présence probable d'Apollon parmi les dieux du Wiluëa est un élément favorable au rapprochement opéré entre ce pays et Ilion. Mais Apollon, protecteur des Troyens et de Páris dans l'Jliade, était le père de Miletos (le fondateur de Milet), le dieu de l'oracle de Didymes alors que sa « sœur » Artémis régnait à Éphèse. Les trouvailles d'objets mycéniens près de la basilique Saint-Jean, si cette région appartenait bien au Wilusa, confirment la présence d' Achéens dans ce pays Il est difficile de conclure. Les données fournies par les textes hittites actuellement publiés n'apportent pas, malgré les perspectives qu'elles ont contribué à ouvrir, de solution indiscutable aux problémes posés par la «guerre de Troie », fait réel ou mythe, et par l'archéologie du site 93. J. Paeu, art. cit. (n. 13), 1980, p. 269 ; R. LEBRUN, art. cit. (n. 38), p. 143 et n. 16.

1995,

94. T.R. Bayce, AS 24 (1974), p. 113-114 ; J. FREU, arf. cit. (n. 13), p. 270271 ; M. FosLANINI, ASVOA 4.3, Tav. XVI/7 ; RGTC VV2 (1992), p. 11 (Arinanta), p. 128 (Puranta).

95. RGTC VI (1978), p.269-271; RGTC VV2 (1992, p.105; J. Feu, «Luwiya, « Mira-Kuwaliya », p. 281-286 ; S. HrmNHOLD-KRAHMER, « Mira », RLA VIII 3/4 (1994), p. 218-220. 96. RGTC VI (1978), p. 245-246 ; P.H.J. Houwim TEN Care, JEOL

1984), p. 44 ; M. FORLANIN, ibid., Lazpa ? / Lesbos 97. F. Somme, Die Ahhijawa-Urkunden, 1932, p. 291. 98. C. Mes, « Ephesus-Selçuk », AS 28 (1978), p. 127.

28 (1983-

TROIE

ET LE MONDE HITTITE

117

d'Hisarlik. Il semble pourtant paradoxal que les rois de Hatti aient pu ignorer l'existence d'une cité dont l'importance se révéle beaucoup plus grande qu'on ne le pensait. Les fouilles récentes entreprises par M. Korfmann ont en effet montré que la citadelle dont les ruines avaient été mises à jour par Schliemann, était entourée d'une large « ville basse » peuplée de plusieurs milliers d'habitants ?. Il est, dans ces conditions, trés improbable qu'elle ait été la capitale d'un royaume vassal, n'ayant joué

qu'un róle mineur comparé à celui des deux grands « vassaux louvites » du

roi hittite, le pays du fleuve Seha et surtout le Mira, qui était le véritable héritier de l'ancien Arzawa '9. Peut-on imaginer qu'un roi hittite du XV*

siècle avant notre ère ait at-

teint la Troade (Tarui$a/Troïa) et que ses successeurs n'aient renoué des relations qu'avec une principauté plus méridionale et plus modeste, le Wilusa, devenu une pomme de discorde entre eux et les « grands rois d'Abbiyawa » ?

Principales abréviations AfO : AJA : AoF :

Archiv für Orientforschung, Graz. American Journal of Archaeology, Princeton. Altorientalische Forschungen, Berlin.

AS :

Anatolian Studies, Londres.

AU : BiOr :

F. SOMMER, Die Ahhijava Urkunden, Munich, 1932. Bibliotheca Orientalis, Leyde.

ASVOA:

BMECCJ

Atlante Storico del Vicino Oriente Antico, 4/3. Anatolia : L'Impero Hittita, Rome, 1986/1992.

: Bulletin of the Middle Eastern Culture Center in Japan, Wiesbaden.

CAH :

Cambridge Ancient History, 3* édition.

CTH :

E. LAROCHE, Catalogue des Textes hittites, Paris, 1971 ;

EA :

Tablettes d'El Amarna.

El :

Eretz Israel, Jérusalem.

« Supplément», RHA 30 (1972), p. 94-133.

99. M.H. Garzs, « Archaeology in Turkey », AJA 98 (1994), p. 258 et AJA 99 (1995), p. 222 ; KoRPMANN ef alii, « Troia-Ausgrabungen », Studia Troica 2 (1992), p. 1-41 et Srudia Troica 3, 1993, p. 1-38. 100. Cf. n. 95 ; S. HgmHoLD-KRAHMER,

Arzawa,

1977

[« Was

wurde

aus dem

Land des Uhha-LÜ ? », p. 136-147, a montré que l'Arzawa avait disparu en tant qu'état après la campagne de Mursili II (1319-1318 av. J. -C.) ; c'est le Mira, dont

les princes appartenaient à la famille royale d'Arzawa,

qui a conservé une grande

partie du territoire de ce pays ; J. BORKER-KLAHN, « Neues zur Geschichte Lykiens », Athenaeum 82 (1994), p. 318, n. 21.

1. FREU

Egitto e Vicino Oriente, Pise.

: J. GARSTANG-O.R. GURNEY, The Geography of the Hittite Empire, Londres, 1959. Istanbuler Mitteilungen, Berlin. Journal of Ancient Civilizations, Changchun. Journai of Cuneiform Studies, New Haven. Jaarbericht Ex Oriente Lux, Leyde. Journal of Near Eastern Studies, Chicago. Keilschrifttexte aus Boghazkói, Leipzig-Berlin. B. HAGENBUCHNER, Die Korrespondenz der Hethiter (TdH,

16),

Heidelberg 1989.

Keilschrifturkunden aus Boghazkôi, Berlin. Zeitschrift für Vergleichende Sprachforschung auf dem Gebiete der indogermanischen Sprachen, Góttingen. Centre de Recherches Comparatives sur les Langues de la Méditerranée Ancienne, Nice. Mitteilungen der Altorientalischen Gesellschaft, Leipzig. Mitteilungen der Deutschen Orientgesellschaft, Berlin. Mitteilungen des Instituts für Orientforschung, Berlin. Mitteilungen der Vorderasiatisch-Aegyptischen Gesellschaft, Leipzig. Orientalia Lovaniensia Analecta, Louvain.

Orientalistische Literaturzeitung, Leipzig. Orientalia, Rome. Oxf. Ji of Arch. : Oxford Journal of Archaeology. PAPRS : PZ: ΚΑ. RGIC :

Proceedings of the American Philosophical Society. Praehistorische Zeitschrift. Revue d'Assyriologie et d'Archéologie Orientale, Paris. Répertoire Géographique des Textes Cunéiformes, Wiesbaden. Revue Hittite et Asianique, Paris Tablettes de Ras Shamra. Reallexikon der Assyriologie. Studi Micenei ed Egeo-Anatolici, Rome.

Studien zu den Boghazkói-Texten, Wiesbaden. : Studia Mediterranea, Pavie. J. FRIEDRICH, Staatsverträge des Hatti-Reiches, Leipzig, 1926-1930.

Texte der Hethiter, Heidelberg. Vicino Oriente, Rome. Zeitschrift für Assyriologie und Vorderasiatische Archäologie, Berlin. Zeitschrift der Deutschen Morgenländischen Gesellschaft, LeipzigWiesbaden.

Quaestiones Homericae

Les Lyciens dans

l’Jiade : sur les traces de Pandaros

Wolfgang Jenniges

ἡμεῖς δὲ κλέος οἷον ἀκούομεν οὐδέ τι ἴδμεν (Β 486)

1. Malgré son éloignement tant géographique que culturel (surtout si l’on compare les villes illustres de la côte occidentale, centres brillants de civilisation hellénistique et romaine), la Lycie, perdue dans le sud-ouest montagneux et sauvage de l’Asie Mineure, n'est point passée inaperçue

dans la littérature des Anciens !. Lieu de refuge pour Léto et ses deux enfants, la Lycie est aussi le pays de la Chimère et de Bellérophon, et la patrie de Pandaros, de Glaucos et de Sarpédon, alliés puissants des Troyens. Si l'anecdote de Léto et le récit dramatique qu'en fit Ovide ? sont des plus connus — on se rappellera les paysans lyciens changés en grenouilles —, cette histoire, comme l'ont démontré Le Roy ? et Bryce *, a peu de chances d'étre trés vieille. Il n'y a en effet pas de trace d'une présence de cette divinité grecque en Lycie qui

soit plus ancienne que le IV* s. av. J.-C. Dans les textes indigènes *, la 1, Voir indices.

la monographie

de Bnyce

(1986),

p. 11-41

et 203-215,

ainsi que

les

2. Métamorphoses 6, 317-381. Comparer Antoninus Liberalis 35 (le texte est repris dans KALrNKA [1930], p. 181-182;

NEuMANN [1961], p. 73 et Bryce

[1983],

p. 2), du II* s. de notre ère, qui cite comme une de ses sources l'historien lycien local Ménécrate de Xanthos, du IV* s. av. J.-C. Pour celui-ci voir l'analyse chez Asngni

(1983), p. 125-166. Il ne subsiste que cinq misérables fragments des Λυκιακά de cet auteur. Lire aussi l'exposé de BALLAND (1981), p. 17-18. 3. Le Rov (1993), p. 241-247. 4. Voir Bryce (1983) et (1986), p. 175-177, 183. 5. L'édition de KALiNkA (1901) reste indispensable. Les 150 inscriptions lyciennes y dépouillées, découvertes depuis 1811 et abrégées avec le sigle TL, ont été reprises en 1932 par FrEpricH (1932), p. 52-90, qui y ajouta les légendes de monnaies, éditées dernièrement en 1978 par MenkHoLM et NEUMANN (abrégées M, une centaine).

Une trentaine de nouveaux textes (abrégés N) ont été rassemblés par NEUMANN en 1979, tandis que les découvertes du Létóon ont été publiées récemment par Jean

120

LES LYCIENS DANS L'ILIADE

Léto grecque fut assimilée progressivement à une déesse mère d'antique souche anatolienne (en lycien éni mahanahi, « mère divine » ou « des

dieux ») $, et à une déesse protectrice du sanctuaire (en lycien eni glahi ebijehi,

«la

mére

de

l'enceinte

que

voici»,

dans

la traduction

de

Laroche ^). Cette équivalence, avant même qu'elle ne fût confirmée sans hésitation par la trilingue grecque-lycienne-araméenne, découverte en 1973

au Létôon *, était suggérée auparavant par d'autres inscriptions bilingues ἢ, Bousquet et Christian Le Roy dans le neuvième tome des Fouilles de Xanthos (MzErzagR [1992], p. 149-203). Il n'existe pas de dictionnaire raisonné du lycien. Se reporter provisoirement à la liste de MezcHert (1993), et aux indices dans KALINKA (1901), p. 95-116 et 117-136 (index inverse, trés utile) et NEUMANN (1979), p. 54-57.

On distingue quelque mille sept cents mots (ou séquences, en général divisées par deux points /:/) ; pour

environ

140 mots

le sens est connu

(voir NEuMANN

[1983],

p. 138-139). — Pour l'onomastique (on a relevé plus de 300 noms), voir les ouvrages trés importants de ZousrA (1964 et 1984) et la synthèse de Houwmx TEN CATE (1961). — Les inscriptions grecques (et latines) de Lycie ont été rassemblées par Kaumka (1920-1930-1944 ; inachevé), en abrégé TAM I, 1-3. 6. L'éni mahanahi est attestée à Limyra, en Lycie orientale, TL 134, 4 ; peut-être aussi à Tlos, en Lycie occidentale, TL 26, 7, où l'on pourrait restituer avec quelque vraisemblance (suivant CarrunA [1980], p. 280) [éni : maha}nahi : se glajebi ; de méme

probablement

aussi

à Isinda,

dans

le sud,

TL 65,

24

[éni : mahanahi]

: se

glahi : ebijehi. Le mot ni « mère » se rattache au louvite anni- (hittite anna-), même sens, voir LAROCHE (1958), p. 190 ; Houwinx TEN Cars (1961), p. 203 ; Bryce (1986),

p. 174-175. L'intuition de SrugTEvANT (1928), p. 50 en avait déjà deviné le sens exact.

L'élément

louvite ma3fana/i-

lycien

(LAROCHE

[1967],

p. 54;

« divinité » a abouti à mahdi,

maintenant

également

établi

par

méme la

sens, en

trilingue

de

Xanthos, voir MerzceE& [1979], p. 107-108 ; LarocHE [1980], p. 1-2). Pour l'aspiration de -s- intervocalique en lycien (connue dans d'autres langues indoeuropéennes), voir LAROCHE (1967), p. 62-63 et Gusman (1972), p. 10-23. mahanahi (< *ma$jJanaifil) est une forme adjectivale, tenant lieu de génitif. Voir ME (1928), p. 411-415 ; (1979), p. 257-259 ; (1980), p. 280-282 ; Lamocue (1960), p. 155-163 ; Houwmx TEN Cars (1961), p. 55-56 ; SrEPANINI (1969), p. 290-302 ; NEUMANN (1982), p. 149-161.

7. Voir LAROCHE (1960), p. 183 (avec n. 3) et 185 ; dans Merzcer (1979), p. 84 ; (1980), p. 1 et 3 : gla- dérivant peut-être du hittite (et louvite 7) bila- « enclos » avec une syncope

(typique du lycien,

voir NEUMANN

[1969],

p. 376).

Comparer

Bryce

(1986), p. 175-177 (on ne saurait accepter tels quels d'autres rapprochements que relève GinpiN [1990], p. 56-57). éni glahi ebijehi est attesté au moins neuf fois dans les imprécations des inscriptions surtout funéraires (contextes semblables) : à Limyra, dans l'est, TL 102, 3; 110, 3 ; 112, 6 (abimé) ; 131, 3-4 ; 145, 4 (abimé) ; dans le

sud, à Antiphellos, 7L 56, 4 (voir n. 9) et à Myra, TL 94, 3 ; dans l'ouest, à Tlos, 7L 26, 8 (voir note précédente) et 26, 24 (abimé) et à Xanthos, N 320, 37 (voir n. 8) et TL 44 c 7 (voir Merzcer [1979], p. 89). Comparer aussi Bryce (1981), p. 81-83 (à la page 82 n. 5 ajouter à la liste les inscriptions 26, 3 ; 84, 3; N 304 ; enlever 94, 3).

L'identité des deux épithètes semble en outre justifier notre restitution en 7L 65, 24 (note précédente). Pour TL 26, 7 et d'autres cas semblables on remarquera une contraction glajebi (ailleurs glabi) etc., due, pense-t-on, au style formulaire. 8. Se reporter à l'édition définitive dans le sixiéme tome des Fouilles de Xanthos (Merzcer [1979]) avec les exposés de Mzrzagn (p. 29-48) pour le grec, de LAROCHE

W. JENNIGES

121

connues depuis plus longtemps '^. De plus, on serait tenté de croire que cet aspect d'une maternité divine, typique de la déesse anatolienne, a facilité l'assimilation à Léto, mère jalouse d'Apollon et d'Artémis, donnant ainsi

naissance au culte de la triade apollinienne en Lycie ". On ne s'étonne (p. 49-127) pour le lycien, et d'André DuroNr-SowwER et Manfred MAYRHOPER (p. 129-178 εἰ 179-185) pour l'araméen. Dans cette inscription (N 320, du deuxième tiers du ΓΝ" s., voir Bryce [1986], p. 48-49), (ἁμαρτωλὸς «E» 019) Λητοῦς καὶ ἐγγόνων à la ligne 34 du grec correspond à lyc. eni : giahi : ebijehi / pfitréfini : se tideime : ehbije(1. 38-39) « à la mére (...) de la présente enceinte et à ses enfants », au datif. Nous aurons à revenir plus bas sur l'adjectif pAfréñini, attribut d'éni. On notera que ni le lycien, ni le grec ne mentionnent les jumeaux nominativement, ce qui est le cas dans l'araméen. Ici (1. 24, également dans l'imprécation finale), i'tw ΓΝ 9] = [Διὸ et 'rmmwi [NON] = "Artimus ne sauraient surprendre. Le nom d'Apollon attendu par la suite n'est pas transcrit mais rendu par un titre iranien

hf(ayr(a)p(agy CHENE] (« ‘yfaSra-pati-) ; de toute vraisemblance le dieu Satrape (probablement Mithra) s'est ainsi confondu avec Apollon. Voir METZGER (1979), p. 155-156 et 184-185 ; Bnyce (1983), p. 12 ; Læmsri (1995), p. 269-274. En outre, il est intéressant de noter que 1᾿ἐπιμελητῆςde la ville de Xanthos, mentionnéà la ligne 5 du grec, AptéunAts, porte un théophore d'Artémis, rendu dans la version lycienne (1l. 5) par Erttimeli et formé avec le suffixe asianique -li (voir NEUMANN [1969], p. 389.9 ; Mzerzozz [1979], p. 114 et Bryce [1986], p. 181-182). Ce suffixe semble manquer dans l'inscription gréco-araméenne, trés abimée, de Limyra (72, 152, voir Lipmsxi [1975], p. 162-170) où [']rtym (br 'rzpy) est probablement une forme abrégée se rattachant au nom ᾿Αρτέμηλις. D'autre part le nom Natrbbijémi = ᾿Ακολλόδοτος (aux lignes 4 et 3-4 de N 320 respectivement) suggère une forme Natr(i)- = ᾿Ακόλλων, l'élément -bbijémi / pi(ye)mi étant un participe de pi(ye)« donner », voir Houwinx Τὰν CATE (1961), p. 175-177 ; Merzcer (1979), p. 106-107 et BRyCE (1986), p. 182 et 187-188. Cette inscription nous fait donc voir un syncrétisme en voie d'achèvement dans une Lycie sur le point de passer de l'époque

achéménide à l'hellénisme. Une présentation trés accessible du contenu de la trilingue N 320 est due à Bryce (1978-1979), p. 115-127. 9.

Comme

celle

d’Antiphellos

TL

56,

4,

vers

340

av.

J.-C.,

connue

depuis

l'expédition de Charles Texier, en 1849. On y lit dans l'imprécation me ne qasttu : éni : glahi : ebijehi : se wedri : wehfitezi « que le punisse la mère de l'enceinte d'ici et la ville de Phellos », auquel correspond en grec, plus concis, à la ligne 6 ñ Λητὼ αὐτὸν £m t[pi]w[e]:. Nous ne nous attarderons point ici à l'analyse formelle des mots lyciens, dont le sens est assez bien établi ; se reporter à Houwrm TEN CATE (1961),

p. 93 ; Bryce (1986), p. 76 ; Jennices (1996), p. 45-47. — Des imprécations toutes pareilies se trouvent dans des inscriptions grecques ultérieures, par ex. à Pinara, TAM II, 2 520, 6-8, du III s. av. J.-C. : ἁμαρτωλὸς ἔστω θεῶν πάντων xai Λητοῦς καὶ τῶν τέκνων ; ou à Rhodiapolis, II, 3 924, 6-8: ὀφειλέτω (..) Ant [sic]

KopobaAAwfi «i». 10. Sur la possibilité d'une attestation, douteuse, de Léto sous son nom grec dans

les textes lyciens, se reporter à Bryce (1986), p. 175-176 et à Lesrun (1987 b), p. 253 et 261 (n. 43) pour plus de détails. Les témoignages les plus anciens du culte de Léto, sous son nom grec, et de ses enfants, sont les inscriptions de la base dite d'Erbbina (Arbinas), du Létôon, datant des premières années du IV* s. ; voir l'exposé de Jean Bousquer dans ΜΈΤΖΟΕΚ (1992), p. 179 ; aussi FRE: (1990 a), p. 1752.

11. Autrement Bryce (1983), p. 13, pour qui, en effet, ie culte des jumeaux s'opposerait à la tradition indigéne. S'il est vrai que cet aspect

est assurément

122

LES LYCIENS DANS L'ILIADE

guère que dans des sources tardives située.

C'est d'ailleurs,

comme

la naissance des jumeaux y soit

on le verra,

une des

interprétations de

l'épithéte apollinienne Λυκηγενής.

ressort aussi des inscriptions grecques — ce qui iale À l'époque impér de cette période — ce Létóon, dans les environs de Xanthos et à proximité de Patara, le port de la capitale, célébre pour son oracle d'Apollon, était

devenu le centre de culte lycien par excellence ". — Mais nous laisserons de côté Léto et les bouviers infortunés ^ pour considérer de plus près les données homériques. Nous traiterons en premier lieu la participation de Lyciens dans la guerre de Troie : comme nous le verrons plus loin en détail, il parait y avoir deux couches distinctes, à peine harmonisées : les Lyciens, venus de leurs terres lointaines sous le commandement de Glaucos et de Sarpédon, sont présents dans le catalogue troyen dés le deuxiéme chant. Tout comme

l'archer Pandaros, le fils de Lycaon, et les siens, venus de la ville sacrée de Zéleia, située en Troade.

Pandaros,

Au chant E, par contre, ce même

tout en se qualifiant de chef « troyen », affirme être parti de Lycie, sans toutefois être rapproché par le poète du contingent lycien et de ses deux chefs, qui, eux, sont qualifiés de « Lyciens » ; en plus, la Lycie d’où le

poètele fait partir n'est pas celle de Glaucos et de Sarpédon : elle se trouve, comme on l'a vu, en Troade, tout près d'Ilion. Intercalé dans le récit de Glaucos, au chant Z, où il relate sa descendance grecque à

d'origine grecque (dont témoignent aussi les inscriptions en Lycien, antérieures, quine

mentionnent que Léto seule), voir Le Roy (1993), p. 245 et LarocHe (1980), p. 4, il nous semble pourtant que Ia μήτηρ θεῶν asianique se prédestinait à être adaptée sans heurt à cette Λητὼ καὶ ἔγγονοι (ou : τὰ τέκνα) des inscriptions gréco-lyciennes. D'autre part Artémis venue de Grèce s'inscrit tout nstureilement dans la tradition d'une πότνια θηρῶν indigène. Voir en premier lieu FRE (1990 a), p. 1848-1849 ; aussi LEBRUN (1987 b), p. 251-253. 12. Chez Quintus de Smyrne, 11, 21-26, ou dans l'inscription (amphigourique et

peu claire) de Sidyma, TAM II, 1 174 B 11 (τῆς θεοτόκου γῆς). L'inscription date probablement de l'époque de Commodus.

13. Voir par ex. TAM II, 1 287, 12-15 (Xanthos) ; II, 2 495, 11-12 (du Létóon) ; II, 2 496, 11-15 (du Létóon, ia triade y est désignée par les termes πατρῷοι θεοί). Pour les inscriptions du Létóon se reporter maintenant à BALLAND (1981). De même le témoignage de Strabon 14, 3, 6. — Sur les cultes de Lycie à l'époque impériale, voir en premier lieu le relevé impressionnant de FRE: (1990 a), surtout, pour notre thàme,

p. 1744-1753 (sur la triade apollinienne), p. 1753-1765 (sur Apollon), p. 1767-1775 (sur Artémis), p. 1812-1813 (sur Léto), et p. 1853. 14. Ajoutons encore qu'une allusion chez Virgile

(Géorgiques,

1,

378:

et

veterem in limo ranae cecinere querelam) a donné lieu à un commentaire de Servius (ad 1, 378) et de Probus (ad 1, 378), oà la source xanthienne est nommée Mela, Μελέτη chez Antoninus Liberalis (voir n. 2) ; pour une interprétation voir NEUMANN

(1961), p. 73-76. Lire aussi les commentaires de MErTzagz (1979), p. 9-10.

W. JENNIGES

123

Diomede, l'on découvre l'épisode de l'envoi de Bellérophon en Lycie et sa lutte avec la Chimére. Nombre de légendes et d'épisodes trés complexes se rattachent donc à ce petit pays reculé : un fait qui peut provoquer l'étonnement. Et les paroles du poète de l'/liade — τηλοῦ γὰρ Avuxin, «car la Lycie est

lointaine » " — semblent y faire écho, comme s'il fallait accentuer la présence de ces béros lointains sous les murs de Troie. En parlant de « Lyciens » dans l'/liade ou de « Lyciens » homériques, il convient cependant de souligner que ceux-ci, compris dans leur contexte chronologique, ne se laissent pas retracer sur le terrain : il y a en effet dans les sources lyciennes tant archéologiques qu'épigraphiques un grand

vide avant le VII s. av. J.-C. '* Par conséquent, si l'on cherche des rapprochements dans les textes lyciens, il faudra toujours compter avec le décalage de quelques siècles qui séparent la Lycie d'Homére de celle dont nous parlent les inscriptions indigènes, à l'aube des exploits d'Alexandre.

En outre, s'il est établi 17 que le lycien des V*-IV* siècles est un dérivé du louvite, nombreuses siècles du résiduel de historiques n'avons pas

attesté en cunéiforme au deuxième millénaire et dans de inscriptions hiéroglyphiques datant surtout des premiers premier millénaire — le lycien représente en effet l'état cette langue-sœur du hittite —, les prédécesseurs des Lyciens au deuxiéme millénaire et au début du premier (dont nous de témoignages écrits) ont fait l'objet de plusieurs études

controversées. Un bref rappel de la problématique suffira ici. ‘

Dans une vingtaine

de textes, provenant d'Égypte ?, de Chypre ?!, et

d'Asie Mineure ^, pour la plupart cunéiformes et datant des XIV* et 15. 16. (1993), Le site

E 479. Comparer B 877. En guise d'exemple, référons-nous aux réflexions générales de BORKER-KLAHN p. 53-62, ainsi qu'à κει (1993 b), p. 93-94 et Bayce (1986), p. 2 et 24-25. le plus ancien en Lycie propre paraît être Xanthos (VIII* s.). Voir toutefois

MELLINK (1995), p. 40. Les premiers textes remontent seulement au V* 5. 17. Par les travaux de Trrrscx ([1950], surtout p. 504-510) et de Larocue (19581960-1963-1967) ; voir aussi la synthèse chez HouwIiNK TEN CATE (1961) p. 51-86. 18. Voir LaRocug (1987-1990), p. 181-184.

19. Pour une vue d'ensemble rapide on peut se référer à l'article de Róiijo dans le Reallexikon der Assyriologie ([1987-1990], p. 161-163) ; pour de nouvelles découvertes, quelques corrections et un commentaire plus élaboré on lira avec profit l'étude plus récente de SrEmER (1993) dans les Actes du deuxième congrès sur la Lycie antique, tenu à Vienne en 1990, ainsi que les articles, antérieurs, que BRYCE a consacrés à ces questions (1974, 1979, 1992), aussi (1986), p. 1-10. Tout récemment

LzB&uN (1995), surtout p. 140-143 et 147-151. 20. Voir Βκυςε (1974), p. 395-397 ; (1986), p. 5-6 ; Roca (1987-1990), p. 161162. 21. Voir Bryce (1974), p. 396 et 398 ; Rouio (1987-1990), p. 162.

124

LES LYCIENS DANS L'ILIADE

XIII: s. av. J.-C., l'on rencontre les Lukka, une tribu guerrière, possédant une flotte et qui, par ses actes de piraterie, ccausait des ennuis, notamment

aux empires hittite et égyptien de ]' époque © . Aucun de ces textes anciens ne donne ni une définition précise ni une localisation exacte de ces Lukka :

nommés

incidemment,

ils restent une entité vague et indéterminée *.

Aussi n'apportent-ils aucune information sur la langue qu'aurait parlée cette tribu. On soupçonne avec quelque raison que ce fut le louvite, parlé

dans le sud-ouest ? L'essai le plus ancien de rapprocher le lycien d'autres langues anatoliennes du deuxiéme millénaire fut celui de Ungnad, quelques années à peine aprés la découverte des archives cunéiformes de Bofazkóy,

l'ancienne Battusa, capitale des Hittites 5, Même si son interprétation reposait sur une étymologie erronée ?, il avait pourtant bien perçu la parenté entre le louvite et le lycien, acceptée maintenant par tous. En plus, Ungnad remarque avec raison que le terme géographique Λυκία eut, au deuxiéme millénaire, une signification plus vaste, plus étendue, qu'aux temps d'Homére et à l'époque classique *. Nous verrons dans quelques instants des vestiges possibles de cette acception du terme Avxia chez Homère. En effet, si le rapprochement phonétique semble s' imposer, l’équivalence géographique — Lukka-Avxia n'est pas évidente.© 22. Voir Bryce (1974), p. 397-404 ; (1992), p. 122-123 ; Róuuo (1987-1990),

p. 162-163 ; Orren (1993), p. 118-120.

23. Une interprétation chez Miri (1995), p. 35-37. 24. Voir BónkER-KLum (1994), p. 315 ; LenRuN (1995), p. 151. 25. Voir LaroCHE (1976), p. is; ‘Wars (1986), p. 46; p. 117-118 ; BónkzR-KLAHN (1994), p. 316. Nous y reviendrons. 26. UNGNAD (1924), p. 1-8.

27. Du

terme

luili — formule

qui signifie «en

Οττεν

(1993),

louvite » et introduit £a.

les

passages en cette langue éparpillés dans les textes hittites — et qu'il traduit par « à la

manière du loup»

en le rapprochant étymologiquement du grec λύκος

associé encore, de façon trés peu probable,

par une chaine d'associations,

«loup»,

à Λυκία « Lycie», et aboutissant ainsi,

à l'identité des langues louvite et lycienne.

Une

étymologie probable se lit chez LAgocug (1976), p. 18 : luili/Iuwili est l'aboutissement

(par un amuissement fréquemment démontrable) de *lwkili : le suffixe -ili dénotant une langue, l'étymologie renforce ici le lien historiquement probable entre le louvite

et la langue des Lukka (des nuances chez ST&NER [1993], p. 136-137). Il est clair cependant que grec λύκος «loup» n'a rien à voir avec le nom géographique Avkia/Aóxioc. Comparer Frisx (1970), p. 143-144 et CHANTRAINE (1968), p. 650. 28. UNcNAD (1924), p. 3 « im 2. Jt. ein weitumfassender geographischer Begriff (...) als etwa zur Zeit Homers ». 29. Comme le constata déjà CanxRUuBA (1964), p. 284-286. De méme récemment STEINER (1993), p. 124-125 et MzrLumk (1995), p.34. SmaGgR (1983), p.208 et STEINER (1993), p. 136 attirent l'attention sur la condition de (semi-)nomades des Lukka, ce qui peut expliquer le manque de sources ou de vestiges matériels.

W. JENNIGES

125

Généralement, le pays des Lukka est situé dans le centre-sud de l'Asie

Mineure ?, par d’autres dans le sud-ouest , qui se réfèrent plus spécifiquement à la Carie "^, à la Lycaonie et la Carie ?, à la Lycie , à la Pisidie, la Lycaonie et la Pamphylie ?. Mais, comme le remarque Otten *, quelques données cunéiformes suggèrent plutôt une localisation du pays des Lukka dans le centre-nord de l'Anatolie. Otten confirme ainsi les

réticences qu'il avait déjà exprimées dans son bref article de 1961 ?. Le même point de vue se trouve chez Macqueen *. Toutefois, d'autres sources ? semblent englober la cóte sud d'Asie Mineure dans le territoire des Lukka. Quoi

qu'il en soit,

nous retiendrons que le terme Lukka couvre,

au

deuxième millénaire, une vaste aire géographique dans la périphérie occidentale de l'empire hittite, et dont la langue semble avoir été le louvite. 2. Donnons maintenant la parole à Homére afin d'examiner de plus près d'abord Pandaros, le fils de Lycaon. Notre premier texte, repris du

catalogue des Troyens (B 824-827) *, situe en toute clarté la figure de Pandaros et des siens: 1° ils sont de riches Troyens (Τρῶες) ; 2° ils habitent Zéleia au pied de l'Ida, sur l' Aisépos, en Troade ; 3° leur chef est Pandaros, le fils de Lycaon qui reçut son arc d'Apollon. Le deuxième fragment (A 86-147) raconte l'intervention d'Athéna qui, sous l'apparence d'un homme, notamment de Laodocos, conduit Pandaros,

le fils de Lycaon — le texte le répéte* —, à tirer sur Ménélas, ce qu'il 30. Ainsi récemment Bryce (1992), p. 130.

31. Par ex. par ΤΆΠΞΟΗ (1950), p. 497 et 500 n. 22 ; LarocHE (1976), p. 16 ; SiagR (1983), p. 208 et 214 ; Fret (1993 b), p. 88 ; MrLumx (1995), p. 35. 32. Pace (1959), p. 24. 33. Précédemment Bryce (1974), p. 404.

34. Sremer

(1993),

p. 135-136

n.

1i1-112;

BORKER-KLAHN

(1993),

p.55;

LzBguN (1995), p. 151.

35. Neumann (1987-1990), p. 189.

36. OrreN (1993), p. 119 et 121, partant de la supposition que ces descriptions i se font dans le sens des aiguilles d'une montre. 37. Orre (1961), p. 112-113. 38. MACQUEEN (1968), p. 174-176 ; repris récemment par Brepow (1992), p. 337342. Comparer Gmpm (1990), p. 54-55. 39. Une lettre trouvée à El-Amarna, un texte d'Ugarit; voir encore Bryce

(1974), p. 396-398 ; (1992), p. 128-129 ; LA&OCHE (1976), p. 16-17 ; Sraner (1993), p. 131-133 ; confronter Orren (1993), p. 118. 40. Oi δὲ Ζέλειαν ἕναιον ὑκαὶ πόδα νείατον Ἴδης, / ἀφνειοί, κίνοντες ὕδωρ

μέλαν Αἰσήκοιο, / Τρῶες, τῶν αὖτ᾽ ἦρχε Λυκάονος ἀγλαὸς υἱός, καὶ τόξον ᾿Απόλλων αὐτὸς ἔδωκεν. 41. Δ 89 εἰ 93.

Πάνδαρος, ᾧ

126

LES LYCIENS DANS L'ILIADE

fera en rompant ainsi la trève.

Cependant,

le trait est détourné par

Athéna . Dans ce texte nous voyons confirmée l'origine troyenne de Pandaros : la ville sacrée de Zéleia ?, sur les bords de l'Aisépos ^, tout comme l'association avec Apollon, qui, lui, est qualifié de Λυκηγενής ; jusqu'ici aucun indice n'existe pouvant qualifier Pandaros et ses hommes de Lyciens. On retiendra toutefois l’épithète Λυκηγενής d'Apollon, sur laquelle nous reviendrons plus tard. Les troisième et quatrième passages, tirés du cinquième chant (E 95105 et 166-240) sont les textes clefs pour l’association de Pandaros avec la Lycie. En voyant Diomède massacrer les Troyens, le fils de Lycaon — c'est une formule régulièrement répétée — lui lance une flèche et le

frappe à l'épaule droite ‘’. Il pense l'avoir tué mais la blessure n'est que superficielle. Au vers 105 il affirme être envoyé de Lycie (Λυκίηθεν) par le fils de Zeus. C'est la première mention de la Lycie concernant

Pandaros *. Plus loin Énée cherche Pandaros * pour le prier d'intervenir

contre Diomède

qui continue son aristie

en massacrant

nombre de

Troyens *. Il lui rappelle sa valeur : aucun homme en Lycie ne l'emporte

sur lui. Voici la deuxième mention de la Lycie. * Pandaros est d'abord réticent : il croit que Diomède est assisté par un dieu ?. Aussi est-il déçu

de son arc (rappelons-nous qu'il a déjà manqué Ménélas et Diomède) ?, qu'il veut brûler dès sa rentrée “. En plus il regrette d'avoir laissé ses

chars dans le palais de son père, malgré les conseils de celui-ci. Il est donc venu à pied *. On conclut nécessairement à la proximité de la résidence de Pandaros qui cent vers plus haut ” affirmait encore être envoyé de Lycie. Ici réside le problème qui nous occupera principalement *. À noter enfin que Pandaros lui-même se qualifie de chef 42. 4 130-131. 43. A 103 : ἱερῆς εἰς ἄστυ Ζελείης ; de même au v. 121. 44. 4 91 : &x' Αἰσήκοιο ῥοάων.

45. À deux reprises : A 101 et 119.

46. E 95, 101, 169, 179, etc. 47. E 98. 48. E 105 : ὦρσε ἄναξ Διὸς υἱὸς ἀπορνύμενον Avxinéev. 49. E 168 : Πάνδαρον ἀντίθεον διζήμενος. 50. E 166. 51. E 173 : οὐδέ τις àv Λυκίῃ σέο γ᾽ εὔχεται εἶναι ἀμείνων. 52. E 183 : σάφα 6’ οὐκ οἶδ᾽, εἰ θεός ἐστιν. 53. Eustathe, dans son commentaire sur l'7liade ad E 95, l'appelle δυστυχής. Comparer E 206-208. 54. E 214-216. 55. E 199-201. 56. E 204 : πεζὸς ἐς Ἴλιον εἰλήλουθα. 57. E 105, voir n. 48.

58. Voir $3, plus bas.

W. JENNIGES

127

de Troyens à deux reprises^. Finalement il montera sur le char d’Énée, avec celui-ci comme cocher 9. Le combat est entamé et Pandaros finit par se faire tuer par Dioméde. Nous voilà donc en présence d'un chef « troyen » de Lycie, ou, si l'on veut, d'un « Lycien » de Troade. En passant à Glaucos et Sarpédon, les cbefs du contingent lycien, nous

remarquons aussitôt le rôle plus ample que leur a réservé le poète. Si la premiére

mention,

qui marque

la fin du deuxiéme

chant et la fin du

catalogue troyen (B 876-877) *', est trés brève, elle reste toutefois aussi sans ambiguité : Giaucos et Sarpédon viennent de Lycie, située au loin

(τηλόθεν) du Xanthos tourbillonnant. Ils sont Lyciens * Au chant E (471-493) nous sommes

d'abord témoins

des reproches

que Sarpédon adresse à Hector *. Il désapprouve notamment la passivité des Troyens devant les événements *'. Il lui rappelle qu'il est venu de trés loin $, laissant sa famille et ses biens en Lycie. Un autre tableau, repris 59. Aux v. 200 (ἀρχεύειν Τρώεσσι) et 211 (ἡγεόμην Τρώεσσι).

60. 61. Ξάνθου 62.

E 230-232. Σαρκηδὼν δ᾽ ἦρχεν Αὐκίων καὶ Γλαῦκος ἀμύμων τηλόθεν ἐκ Λυκίης, ἄκο δινήεντος. Sur le probléme d'une immigration des Termiles depuis l'Île de Crète sous le

commandement de Sarpédon (l'Ancien, si l'on croit Diodore 5, 79, 3, voir WATHELET [1988], p. 979) — selon Hérodote, 1, 173 (comparer 7, 92 : Λύκιοι δὲ Τερμίλαι ἑκαλέοντο ἐκ Κρήτης γεγονότες, un écho chez Strabon, 14, 3, 10) —, voir en dernier lieu BôrxER-KLAHN (1993), p. 56-57 ; ἔπει (1993 b), surtout p. 88-90 et tout récemment MELuNx (1995), p.34. Τερμίλαι est, ce qui semble contredire l'information d'Hérodote, l’appellation indigène des Lyciens dans les inscriptions (trrhmili = Λύκιος ; Trfimis= Λυκία, prouvé par la trilingue xanthienne N 320, 1 ; voir Houwmx TEN CATE [1961], p. 10-11 ; Merzcer [1979], p. 60 ; Bryce [1986].

p. 22-23). Pour une étymologie du mot voir CannRUBA (1964), p. 286-289 ; LAROCHE (1976), p. 19 ; EicHNER (1983), p. 64-66. D'autre part le terme grec Λυκία λύκιος

provient lui aussi d'Asie Mineure ; reflet du deuxième millénaire, ayant perdu son sens large, et repris de bonne heure par les Grecs (CanguBA [1964], p. 289 ; EiCHNER [1983], p. 66 ; Bryce [1986], p. 32 ; Bonxen-KrAuw [1994], p. 324 ; par le biais des Phéniciens ?, voir Fra [1990 b], p. 8 et [1993 b], p. 92; Le Rov [1993], p. 242 ;

Mezumx [1995], p. 34), il s'impose, comme on l’a vu, à l'époque hellénistique en Lycie proprement dite. Pour Borkes-KLAHN

Lyciens-Termiles,

(1993), p. 56 et (1994), p. 319-320 les

indigènes, descendants des Lukka louvites, auraient assimilé un

bon nombre d'éléments mycéniens. Comparer Liaic (1993), p. 493 ; Fn

(1993 b),

p. 90-93 et, pour le rôle de Milet mycénienne, Hncer (1993), p. 108. KRETSCHMER (1940),

p. 107-116 passim et Quarrorpio MonEscumi

(1983),

p. 74-78

(voir aussi

notre n. 117) favorisent une origine crétoise. Il est intéresant de noter, enfin, que Strabon, 14, 1, 6 et 12, 8, 5 mentionne Sarpédon comme fondateur de Milet (voir Zwicxer [1921], col. 41-42; Bmvce [1986], p.21; WaruELET [1988], p.979; BOrxer-KLAHN [1994], p. 320-321). Pour Sarpédon voir aussi n. 101 ; pour Glaucos 64. E 476. 65. E 478 : μάλα τηλόθεν ἥκω.

128

LES LYCIENS DANS L'ILIADE

lui aussi du cinquième chant (E 628-698), nous présente l'affrontement entre Sarpédon, le fils de Zeus — on nous rappelle en plus qu'il est le chef des

Lyciens % —

et Tlépolémos,

fils d'Héraclés

et, ainsi,

petit-fils de

Zeus“. Après quelques injures de part et d'autre, les deux hommesse

lancent simultanément leur pique. Tlépolémos est tué “. Après, Ulysse massacre plusieurs Lyciens 9, mais Hector repousse les Achéens Ἢ . Enfin, Sarpédon, blessé, est sauvé par ses amis ?'. Dans le sixième chant Glaucos s'oppose à Diomède (Z 119-236) ". Répondant

à la question

de celui-ci

^,

Glaucos relate ses

origines “ :

originaire d'Éphyre, en Argolide, il descend de Sisypbe, fils d’Éole, qui eut pour fils un autre Glaucos,

lui-même père de Bellérophon. Comme

nous l'avons dit plus haut, voici insérée " la légende de ce héros. Accusé 66. Aux v. 633 : Λυκίων βουληφόρε et 647 : Λυκίων ἀγός. 67. E 631 : υἱωνὸς Διός. 68. E 656-659. Tlépolémos est Rhodien. On a vu dans cette confrontation épique entre le Lycien Sarpédon et le Rhodien Tlépolémos une projection des conflits historiques qu'opposaient les deux pays. Voir Bryce (1986), p. 38-39 ; Gnpn (1990), p. sj. Hugs (1993), p. 110 ; Fra (1978), p. 823-824 ; (1993 b), p. 91 n.

3l; ZIMMERMANN (1993a), p. 144-145 ; (1993 b), p. 111-112 ; Iuuuscu (1909-1915), col. 403 ; confronter Howarp (1951), p. 114. Depuisle VII*s. av. J.-C. les Rhodiens avaient établi des colonies sur l'île Mégisté (auj. Kastelorizo, toujours grecque), ainsi qu'à Gagae, Corydalla, Phasélis et, bien sûr, Rhodiapolis, toutes situées vers l'est. Voir Bryce (1986), p. 38 et n. 47 ; Pline l'Ancien, Histoire naturelle, 5, 28, 100. Pour le VI* s. voir ΒΗΝΚΈΝΒΕΒΟ

(1915),

p. 20-21,

C/XXIII

(sur Cléobule).

Aussi le

scholiaste (ad E 639) fait état de ces conflits: φασὶν ἀεὶ Auxioug Ῥοδίοις ἐχθρεύειν. Même à l'époque hellénistique et romaine la mémoire de ces événements n'était pas tombée dans l'oubli. Ainsi, lorsqu'en 188 av. J.-C., aprés la défaite d'Antioche III (et des Lyciens qui l'avaient soutenu), le traité de paix d'Apamée (en Phrygie) fut conclu, des délégués de cette ville intervinrent, à en croire Polybe, 22, 5,

3, contre les Rhodiens et en faveur des Lyciens : διὰ τὴν πρὸς αὑτοὺς οἰκειότητα

(συγγνώμην δοθῆναι Λυκίοις). Voir pour plus de détails Weser (1993), p. 142. Malgré cette intervention la Lycie fut, de 187 à 167, soumise à Rhodes (Polybe, 22, 5;

Tite-Live,

41,

6,

8-11;

ZmMERMANN

[1993 b],

p. 110-130).

Toutefois,

cette

inimitié, comme le remarque ZIMMERMANN (1993 a), p. 144-145, n'a pas empêché qu'un lien très étroit, notamment économique, se nouát entre l'Île et le continent. Rappelons-nous, en plus, que l'écriture lycienne est, selon toute vraisemblance, un emprunt de l'alphabet dorien de Rhodes (voir NEUMANN [1969], p. 371-372 et Jennices [1996], p. 75-76 n. 14 pour la bibliographie).

69. E 676-678. 70. E 682 : δεῖμα φέρων Δαναοῖσι. 71. E 663-667 et 692-698. 72. Pour une interprétation, voir PEPPERMÜLLER (1962), p. 5-21 et Hier

(1993),

p. 107-115. 73. Z 123 : τίς δὲ σύ ἐσσι. 74. 2 145-156. Lire FeE (1978), p. 821-823. 75. Z 157-195. Pour le personnage trés complexe de Bellérophon voir TREUBER (1887),

p. 57-63 ; MaLreN

(1925),

p. 123-130

et (1944),

p. 7-12 ; Bryce (1986),

W. JENNIGES

129

faussement par la reine d'Argos (ou de Tirynthe ? *) d'avoir voulu la séduire, il se voit exilé par le roi et envoyé en Lycie avec un message

fatal7, destiné au roi de Lycie".

Celui-ci hui fit d'abord tuer la

Chimère ”, ensuite Bellérophon dut affronter la tribu des Solymes et les Amazones9, Vainqueur, il épousala fille du roi de Lycie dontil eut trois enfants : Isandros, Hippolochos, qui fut le pére de Glaucos et qui envoya celui-ci à Troie pour lutter aux côtés des Troyens ἢ, et Laodameia, i mit au jour Sarpédon : nos deux héros lyciens sont donc des cousins. l'entendre, Diomède reconnaît en Glaucos un hôte ἢ et ils décident de

s'éviter dans le combat ". Au chant H l'épithéte Λυκίων ἀγὸς ἀνδρῶν déjà connue de Sarpédon,

est appliquée à Glaucos . Dans le douzième chant (M 101-104) Sarpédon dirige, avec Glaucos et Astéropaios, le contingent de tous les alliés, les

ἀγακλειτοὶ ἐπίκουροι . Plus loin dans ce même chant (M 310-471), nous voyons Glaucos et Sarpédon à l'assaut du mur que les Achéens avaient établi autour de leurs bateaux. Sarpédon exhorte Glaucos :

l'honneur d'étre un chef du grand peuple lycien " exige sa présence aux premiers rangs du combat *. Par la suite Glaucos est blessé au bras par p. 14-20 ; l'essentiel

chez

Berge

(1897-1903),

col. 241-251 ; Rar»

(1884-1886),

col. 757-774 ; VAN BENNEKOM (1982), col. 49. L'iconographie est traitée dans MALTEN (1925) et plus récemment dans Ganrz (1993), p. 313-316. 76. Voir PEPPERMÜLLER (1962), p. 8 n. 13 ; Fre1 (1993 a), p. 41.

T7. 2 168 : σήματα λυγρά. Voir MELumx (1995), p. 41. 78. Homère ne nous en donne pas le nom. C'est lobatès (comparer Plutarque,

Moralia,

248 a). Ce n'est pas le seul élément qui parait manquer.

Voir MALTEN

(1944), p. 2-6 pour une interprétation. PErPERMÜLLER (1962), p. 5-21 (avec plus de

bibliographie) a táché de reconstituer l'histoire primitive qu'Homére nous semble présenter en raccourci. De même Far: (1993 a), p. 39-65 (surtout p. 41-47) tente de

placer notre histoire dans une vaste tradition littéraire. Évidemment pareil th&me et les faits qu'il relate ont pu survenir de facon i 79. Z

Turrscu

183.

(1951),

Pour

l'iconographie

p. 279-280

et

se

surtout,

reporter

avec

à MALTEN

des

(1925),p. 131-138 ;

références

supplémentaires,

Jacques (1986). BETHE (1899-1903), col. 2281-2282, EwGELMANMN (1884-1886), col. 893-895 et Bryce (1986), p. 16-19 donnent l'essentiel. Pour Bellérophon voir aussi JacoBEx-DiNsTL (1990), p. 152-158. 80. Z 184-186. Sur les Solymes voir encore Bayce (1986), p. 19-20 ; BonkzRKLAHN (1994), Ρ. 322-323.

81. 82. 83. 84.

Z Z 2 2

85.Η

(1910), 86. 87. 88.

192. 206-210. 215 : ξεῖνος πκατρώιός ἐσσι παλαιός. 226-229. 13.

Pour

Giamucos

voir

WATHELET

(1988),

col. 1413-1414 et Srener (1982), col. 160-161. M 101. M 330 : Avxiov μέγα ἔθνος. M 315 et 321 : Λυκίοισιν μέτα πρώτοισι.

p. 385-392 ; aussi

WEeIcxeR

130

LES LYCIENS DANS L'ILIADE

Teucros* ; il se cache pour ne Sarpédon s'inquiéte ". L'action détruire une partie du parapet ", arrêté : il ranime les Lyciens ?.

pas montrer sa blessure à l'ennemi ” ; s'intensifie : Sarpédon, qui venait de est touché par Teucros et Aias et se voit Ceux-ci, redoublant d'énergie, menacent

davantage le mur des Achéens, mais les forces se contrebalancent *. C'est

seulement Hector qui fera la percée ? et les Grecs se retirent dans leurs navires **. Le long fragment tiré du seizième chant (11 419-683) nous montre la

mort de Sarpédon, tué par la main de Patrocle, « loin de sa patrie » ? ajoute le poète. Retenons seulement qu'en mourant, Sarpédon confie à Glaucos, son fidèle second, le commandement des Lyciens *. Celui-ci,

immobilisé encore par sa blessure, implore Apollon de le guérir ?. Le dieu l'exauce '? Jui rendant ainsi le courage. Des combats acharnés se déchainent autour du corps de Sarpédon qui enfin par ordre de Zeus est

A

$

E

(τὶ

£z

sBaesfSSO?SS

enlevé de la mélée par Apollon et déposé en Lycie "'. Finalement, au

9

. M 470-471. . I 461: τηλόθι

κάτρης.

Lire

Howarp

(1951),

p. 115-118 ; Fem

(1978),

98. Π 492-501. 99. Π 514. 100. Π 526-528. 101. II 678-683. Une représentation de cette scène par ex. sur un cratère attique à figures rouges attribué à Euphronios et gardé au Musée Métropolitain de New York (une photo chez Jacosex-Dinstz [1990], p. 160 ; comparer Woopbronp [1993], p. 76, fig. 68 ; aussi Zwickes [1921], col. 43 ; WaruELET [1988], p. 981-982). Le nom de

Sarpédon parait se rattacher à un thème Jarpa-, connu du hittite, voir BóRKER-KLAHN (1995), P. 56 n. 18 et (1994), p. 321-322 n. 31, avec la bibliographie antérieure; aussi KAMPTz (1958),p. 345 et 312-313 qui relève un rapprochement, hasardeux,

avec le nom propre (7) Tycien zrppedu en TL 44 d 6, de Xanthos (il s'agit de la partie du texte écrite en une variante, quasiment inintelligible, dite «lycien B» ou « milyen », voir GusMant [1989-1990], p. 69-78) et l'élément acéphale xx]zppudeine

(même mot ?) en ΤΙ, 44 Ὁ 46 (partie rédigée en lycien commun). À noter que cette identification

impliquerait

une

syncope

nécessairement

antérieure

à l'aspiration

(absente, il est vrai, dans le lycien B) de (-)s- devant voyelle (ou entre voyelles), tandis que dans d’autres cas plus sûrs (confronter toutefois NEUMANN [1969], p. 379),

comme par ex. la préposition hrppi (= ἐπὶ dans la bilingue TL 6, 5), qui est un élargissement de louvite Sarri/farra (hittite Ser) «au-dessus ; sur; pour» (voir LanOCHE [1958], p. 178 ; Houwinx TEN Cars [1961], p. 173- 174), le contraire s'est

produit (aspiration d" abord, syncope ensuite). Ceci dit, l'élément onomastique Jarpase retrouverait tout aussi bien en TL 59, 1 dans le nom propre rppidube-,

qui fut

W. JENNIGES

131

chant XVII (P 140-182), Glaucos, caractérisé encore de Avxiov ἀγὸς ἀνδρῶν ®, menace Hector : il veut retirer le contingent lycien, parce que Hector avait abandonné Sarpédon. Rappelons que déjà au chant E celui-ci s’était plaint du manque de courage des Troyens. — Ainsi se terminent les vicissitudes de nos héros lyciens devant les murs de Troie. 3. Les Anciens n'ont pas douté de l'existence de deux Lycies, et, par conséquent, de deux sortes de Lyciens : septentrionaux et méridionaux. Ainsi Eustathe, archévéque de Salonique au XII* siécle, écrit dans son commentaire sur l'/liade que le pays est appelé « Lycie » dans les deux cas de facon homonymique, tandis que les habitants sont appelés « Lyciens » dans un cas, « Troyens » dans l'autre ' : un essai manifeste, nous semble-

t-il, de concilier les données homériques qui ne sont pourtant pas mises en

cause. Ces mots reprennent presque à la lettre le texte du scholiaste "*. Plus loin, Eustathe, en citant Arrien, suggère un rapport entre le nom de la Lycie, l'épithéte Aóx1og d'Apollon, et le nom du père de Pandaros,

Lycaon 5, Les scholiastes encore nous parlent régulièrement d'une μικρὰ Λυκία,

d'une Τρωιϊικὴ Λυκία, d'une ὑπὸ τῇ Ἴδῃ Λυκία 5. De même, Strabon ' mentionne les διττοὶ Λύκιοι et pense qu'originairement ils formaient un seul peuple et que l'une ou l'autre des deux Lycies devait étre le résultat

d'une colonisation par l'autre. D'autre part, comme le remarque Strabon

un peu plus loin *, Homère paraît appeler « Troyens » tous ceux qui luttaient à cóté de Troie, méme s'ils vivaient loin de la Troade proprement dite, comme les Paphlagoniens et les Lyciens. Ne seraitce pas une explication possible pour le fait surprenant que le Lycien Pandaros

père du bátisseur de cette tombe rupestre à Antiphellos (pour Houwinx TEN CATE (1961),

p. 174

on aurait

dans

ce

nom

précisément

la préposition

Arppi).

Pour

Sarpédon voir encore l'exposé trés détaillé de WATHELET (1988), p. 973-989, surtout 975-976. Comparer Lauscu (1909-1915), col. 389-413 ; Zwicxex (1921), col. 35-47

et KAurrz (1958), p. 312-313 et 345. 102. P 140. 103. ad B 824 : σημειοῦνται δὲ ἐνταῦθα ol καλαιοὶ ὅτι À μὲν κατὰ Πάνδαρον χώρα

ὁμωνύμως

τῇ

ἐν

τῷ

Ξάνθῳ

Λυκίᾳ

καλεῖται,

Τρῶες

δὲ

οἱ

οἰκήτορες

ἑτερωνύμως κτλ. 105. ad B 824, vers la fin. À noter que la forme régulière de l'épithète d' Apollon est Λύκειος. Avec Le Roy (1993), p. 241-242 on parlera ici d'une « banale confusion étymologique » et, ajoutons, étiologique. On y reviendra. 106. Par ex. ad Δ 88-89 : A 101 ; A 103.

107. 12, 8, 4, voir aussi 12, 4, 6 ; 13, 1, 7 etc. 108. 12, 8, 7.

132

LES LYCIENS DANS L'ILIADE

s'appelle un « chef de Troyens » 7 Ce fut l'explication du scholiaste '? et il nous semble que l'on se trompe ^, quand on s'appuie sur cette inconsistance, on dirait cette liberté homérique, pour rejeter d'emblée tout le complexe de ces Lyciens en Troade. Inversement, le terme « Lyciens » semble être utilisé dans l'acception plus générale d'« alliés des Troyens ». Souvenons-nous de la formule trés générale et souvent répétée Τρῶες καὶ Λύκιοι καὶ Δάρδανοι

ἀγχιμαχπηταί '"". Devant

cet embrouillement,

on ne s'étonne guère de la remarque

d'Eustathe ll? que la μικρὰ Λυκία était appelée aussi μικρὰ Τροία — remarque qui, ἃ première vue, prête à confusion, mais qui s'explique par l'usage métaphorique (on dirait presque « idéologique ») de ces appellations dans l'épopée, dépourvues de leurs sens géographiques obvies. Nous nous limiterons ici à ces références essentielles ; ia plupart des autres références antiques que l'on pourrait faire ne reprennent ou ne réitérent que les données de l’Iliade. Regardons de plus prés Pandaros et la Lycie septentrionale. 3.1. Pour commencer, le nom de Pandaros défie tout essai

d'étymologie. On ébauchera ici les grandes lignes '. L'élément -apos (plutôt que -5apog) est fréquent dans les noms

asianiques,

notamment

cariens et lyciens, comme le remarquent Wathelet !*, Kamptz '? et Zgusta ''6. Toutefois, si la signification de ce suffixe reste obscure (et l'on ignore aussi ce que signifie le premier élément),

le nom

semble bien

fermement enraciné en Asie Mineure ‘"?.

109. ad E 200. 110. Comme par ex. Baycg (1977), p. 214 et (1986), p. 14. 111. En 6 173, A 286, N 150, O 425 et 486, P 184 ; comparerA 197, 78 ; A 285 ; I1 564 etc.

207 ; Z

112. ad E 173: ἱστέον δὲ ὅτι καὶ ἐνταῦθα Αὐκίας μέμνηται Ὅμηρος μικρᾶς

τῆς περὶ Ζέλειαν,

À τις ὥς κερ μικρὰ

Λυκία,

οὕτω

καὶ

τῆς

μικρὰ Τροία

ἐλέγετο. διὸ καὶ μετ᾽ ὀλίγα ἄρχειν Τρώεσσι καὶ ἡγεῖσθαι Τρώεσσι λέγεται ὁ Πάνδαρος, τοῖς Ζελειώταις δηλονότι. οἱ μέντοι ὑπὸ τῷ Σαρπκηδῶνι Λύκιοι, ὡς καὶ προείρηται, τῆς μεγάλης Λυκίας εἰσὶν ἔποικοι. 113. Pour de plus amples informations voir les articles de Roscuer (1897-1902), col. 1504-1505 et de van Der Korr (1949), col. 504-507. Ils rassemblent toutes les

données antiques. Pour une étude plus précise des références homériques à Pandaros il convient de relire WATHELET (1988), p. 801-809. Comparer Kamprz (1958), p. 361. 114. 115.

WaTHELET (1988), p. 801. KamPTz (1958), p. 129, 361.

116. ZausrA (1964), p. 431-432. 117. Autrement,

mais

de

façon

peu

vraisemblable,

Quarrornio

MORESCHINI

(1983), p. 74-76 qui voudrait rapprocher un élément onomastique crétois -da-ro.

W. JENNIGES

Relevons

le

toponyme

Panda

(τὰ

133

Πάνδα,

le

thème

est

donc

Πάνδ-) !*, près de Magnésie sur le Sipylos, en Lydie, où se trouvait un sanctuaire d'Apollon.

L'inscription où est mentionné

ce sanctuaire fut

éditée et pourvue d'un commentaire abondant par Ihnken '. Il s'agit d'un traité de sympolitie datant probablement de l'année 245 av. J.-C. À la ligne 61 nous lisons : (ὀμνύω) ... τὴν Ταυροκπόλον ?, τὴ[μ] μητέρα τὴν Σιπυληνήν,

καὶ ᾿Απόλλω τὸν ἐμ Πάνδοις ; et plus loin (l. 85) : καὶ ἐμ

Πάνδοις ἐΐν τῷ ἱερῷ τοῦ] ᾿Απόλλωνος. Il est impossible ici d’approfondir l’étude de cette inscription intéressante. Relevons seulement le fait, non négligeable, que sinon Pandaros en personne au moins le radical qui constitue la base du nom du héros lycien, se retrouve dans le

contexte d’un culte apollinien. Pline l'Ancien mentionne " des Panteenses faisant partie de la juridiction de Pergame. Avec L. Robert '? on pourrait reconnaître ici l'ethnique se reportant à ce toponyme Panda. De méme, Pline y mentionne un mons Pindasus, en Mysie, que Zgusta © compare avec l'oppidum munitissimum de Pindenissum, en

Cilicie, dont Cicéron fait mention à plusieurs reprises "^. Zgusta ‘ encore recense un autre toponyme Pandaxa en Carie, prés de Caunos. Le suffixe -axa est aussi représenté dans le toponyme lycien Araxa par ex. : on aura donc affaire, selon toute vraisemblance, au méme radical Pand- dans ce cas également. Si l'on accepte une métathèse, d'autres rapprochements deviennent possibles. Ainsi une épiclése apollinienne recéle un toponyme

Πιδανασσός en Carie 5, 118. Voir ZousrA (1984), p. 466. 119. Ιηνκεν (1978), p. 23-130 ; auparavant dans le CIG 3137, comme le « marbre d'Oxford ». 120. C'est Artémis, voir IHNKEN (1978), p. 88. 121. Histoire naturelle, 5, 126. 122.

devenu célèbre

Roserr (1962), p. 83-92 ; autrement InkEN (1979), p. 91-92.

123. ZousrA (1984), p. 495 $ 1064. 124. Att., 5, 20, 1 εἴ 5; 6, 1, 9 ; Fam., 2, 10, 3 ; 15, 4, 10. Comparer encore le nom propre masculin Βινδημις (-v506), de Cilicie également, recensé chez ZousrA

(1964), p. 124 $ 170. Sans s'aventurer trop loin, on pourra voir ici le même élément radical

125. Zausra (1984), p. 467. 126. Voir

ZausrA

(1984),

p.492:

᾿Απόλλωνος

Πιδανασσέως

(environs

de

Didyme) et ΓΑπόλλ]ωνι Πιδανασεῖ (Milet). Peut-être ajouter encore le toponyme (τὰ) Πίδα (ZousrA [1984], p. 491 $ 1059), dans le Pont ; un autre toponyme (τὰ) Πίδασα / Πήδασα, en Carie (ZousrA [1984], p. 489 $ 1054) ; et les noms propres

lyciens Πιδασις et Πιδενηνις (de Xanthos ; ZausrA [1964], p. 429 ὃ 1256). Aussi le nom propre féminin Πενδιδάση, au datif, sur un sarcophage (TAM II, 3 885) d'Acalissos. De même Πανδάρεος, le presque homonyme de notre héros, connu de l'Odyssée (x 518 et v 66), trouve ses racines dans l'Asie Mineure méridionale. Peut-

être encore ajouter un autre nom propre féminin (II* s. ap. J.-C.), Πάνδα, dans une épitaphe d'Héraciée dans le Pont, rééditée récemment par Jonnes (1994), p. 40.

134

LES LYCIENS DANS L'ILIADE

Plus saillant encore est le fait que Pandaros paraît mentionné dans les inscriptions indigènes de Lycie. Il y a en effet cinq cas où l'on retrouve un

adjectif p/itre/erini '?. Il s'agit d'inscriptions de Xanthos, de Limyra et de Myra, datant du IV* s. av. J.-C. Le mot a été étudié principalement par

Neumann ‘#, puis par Laroche '?, Bryce !? et Lebrun '. Comme souvent en lycien, l'analyse formelle de ce mot ne pose aucun probléme : il est bien établi que le suffixe -e/éfini (une forme archaïque -wfini est également attestée) est issu d'un suffixe louvite -wana/wani désignant un ethnique ou

un nom géographique '?. Les exemples lyciens ' suggèrent pour ce suffixe une signification pareille. Reste à expliquer le premier élément pfir- ; Neumann veut reconnaître ici le nom de notre héros: pfitre/éfini serait donc un adjectif locatif Tavôäpios. Il l'interprétte comme l’appellation d’une section

administrative

des trois villes concernées.

auraient donc

eu un Πανδάριος

Xanthos,

«δῆμος».

Limyra

Les contextes

et Myra n'excluent

nullement cette interprétation. Dans deux cas p/itrefini est attribut de gia,

un

mot

qui,

comme

il est dit plus

haut",

signifie

«enceinte,

sanctuaire » :

TL 109, 6 (Limyra, dernière phrase de l'inscription, apodose de l'imprécation) : me ttlidi qlajeb : pfitrefini « et il paie à l'enceinte p. d'ici » 15 127. Un sixième cas [pñlfréfini, en contexte obscur, peut-être à relever dans Merzcer (1992), p. 194, 1.

128.

NEUMANN (1974), p. 111-112.

129. Dans Merzces (1979), p. 75-76 ; 114.

130. Bryce (1981), p. 81-83. 131. Lesrun (1987 a), p. 157-160. 132. Voir LARocux (1960), p. 170-173, avec de nombreux exemples.

133. Appuyés parfois par la version grecque de quelques bilingues, ainsi pilleftni est ἐκ Πινάρων, « de Pinara » en 7L 25, 6 et 12, Tlos. Le nom de ville en lycien est

Pinale (attesté en TL 26, 21 Tlos et TL 44 b 30 Xanthos), dont *Pin(a)le-(w)ani > *Pin(a)leñni, avec là syncope commune et une assimilation consécutive (une analyse chez ZousrA [1984], p. 494). De même Tläfna (de *Tlawa-wana) est Times en TL

25, 4 et 10 (Tlos). Tlawa = Tlos se lit en TL 21, 3 (Pinara), ΤΙ, 44 b 30 et TL 45, 2 (Xanthos). 134. Voir n. 7. 135. Le me introduit l'apodose, voir par ex. HouwiNK TEN CATE (1961), p. 65 et NEUMANN (1969), p. 393. Avec Bryce (1986), p. 81 n. 86 #li- « payer » avec un objet

indirect (au datif). Pour la terminaison de la troisième personne singulier du présent (4i, ici sonorisée), voir par ex. HouwiNk TEN CATE (1961), p. 83 et NEUMANN (1969), P. 392. LarocHE (1967), p. 55 traduit « infliger ». Toutes les traductions de ce verbe

sont contextuelles : une étymologie manque. Seul pfitrefini est formellement un datif (le datif singulier des thèmes en -i ayant la terminaison en -i également, comparer Houwmx

TEN

CarE

[1961],

p.54

et

56),

tandis

que

qíajeb

paraît

un

abrégé

W. JENNIGES

135

TL 94,3 (Myra, derniers mots dans l’imprécation, abtmée) :

xxn eni : glah[i] ebijehi : pftrefnehi « la mère de la présente enceinte p. »

Dans deux autres cas (et probablement dans trois, ict le contexte est brisé) l'adjectif est attribut de éni, « la déesse-mère » de la méme enceinte, qui n'est d'autre, comme on l'a vu, que la déesse Léto « lycisée » : N 320, 38-39 (1a trilingue de Xanthos, formule imprécatoire) : smmati (...)

se-j-éni : qlahi : ebijehi / pRtrfini : se tideime : ehbüje : eic. 15 « il est responsable (. .)

et à la mèrep. de l'enceinte que voici et à ses enfants, etc.» ἁμαρτωλὸς ἔστω (..) καὶ Λητοῦς καὶ ἐγγόνων κτλ. TL 102, 2-3 (Limyra, dans l'imprécation) :

me tileiti(...) &ni : glahi : ebij|e]hi : pAlnlrreñni:

« et ils paient(...) à la mèrep. de l'enceinte d'ici » 13 TL 112, 5-6 (Limyra, abimé) : xx £ni] / glahi : ebijehi : pfür&ün[ixx « [(à ?) La mère]p. de la présente enceinte » !?

L'enceinte de Léto, où la déesse en personne, serait donc associéeen Lycie propre à l'archer homérique, éponyme de l'enceinte ou de la section de la ville où celle-ci était située. Nous essaierons d'étayer cette idée avec quelques observations supplémentaires. Reprenons d’abord l’inscription de Magnésie : Artémis et

Apollon y sont nommés, et il y a peu de doute que la μητὴρ Σιπυληνή qui leur est interposée, n'est autre que Léto: le parallélisme avec l'éni lycienne — la « mère des dieux » ou la « mère de l'enceinte d'ici » comme

la désignent les inscriptions lyciennes — est trop frappant pour le négliger "'. En plus, il est tentant de voir en ce sanctuaire apollinien ἐμ (formulaire ? voir notre n. 7) de gla ebi « cette enceinte » (ou *qli ebi «à cette enceinte»). LAROCHE (dans Merzcer [1979], p. 114 n. 7) opte pour un nominatif. 136. Probablement au datif ; le verbe cst perdu. 137. Pour une analyse du verbe s/Wmati, voir GusuANI (1979), p. 129-136 et Msrzcen (1979), p. 75. Pour le datif, voir notre n. 135. tideimi« fils » est le vestige d'un ancien participe en -mi se rattachant à louv. “titai- (*titaim(m)i-) « nourrir ».

Voir Merzcer (1979), p. 110. 138. tileiti est pluriel, le graphisme -ei- dénotant la nasale (terminaison *-nfi), MeLcHERT (1993), p. 77 avec bibliographie. 139. L'on pourrait restituer également pAtréfin[ehi (comparer TL 94, 3), attribut de glahi. Le tout est probablement au datif, voir n. 135.

140. Antérieures, et ne nommant

que Léto,

à l'exception de la trilingue

xanthienne (N 320), qui mentionne les ἔγγονοι, voir nos remarques n. 11.

141. L'éditeur avait opté pour Rhéa ou Cybèle (InNkxN [1978], p. 89-90).

136

LES LYCIENS DANS L'ILIADE

Πάνδοις un parallèle à ce gia pfitre/éfini dédié à Léto dans les trois cités lyciennes. Est-il hasardeux de supposer que dans les deux cas on se trouve

en présence d'un culte de la triade apollinienne '9, associé d'une façon ou d'une autre à Pandaros ? Il y a d'autres cas parallèles.

Ainsi,

Stéphane

de Byzance

(s.v.)

mentionne une source sacrée et un Τηλέφιος δῆμος tout prés de Patara '9, ainsi qu'un Γλαύκου δῆμος. Ce même héros est honoré à Xanthos '^. Il y avait un Βελλεροφόντειος δῆμος ° à Tlos et un τέμενος dédié à ce même

héros est mentionné chez Quintus de Smyrne^. Il y a aussi un Σαρπηδόνιος δῆμος à Tlos et à Xanthos '^ ; le scholiaste relève un sanctuaire, nommé Σαρπηδόνος ἡρῷον pour cette derniere ville, etc. Un Πανδάριος δῆμος et un Πανδάριον τέμενος entrent donc dans les

possibilités .

En plus, le contexte sacré incontestable dans lequel se

142. Sur lequel voir plus haut, n. 11 et 13.

143. 144. J.-C.). 145. 146.

Tl dit : &xó ἑπτὰ σταδίων Πατάρων. TAM II, 1 265 : Σαρκηδόνι καὶ Γλαύκωι ἥρωσι χαριστήριον (If s. av. TAM II, 2 548 b, 11, 36 (fin II* s. av. J.-C.) et 590, 4 (I* s. av. J.-C.). 10, 162. Ceci est sans doute un reflet d'Homère (Z 194, comparer M 313) et

on n'y attachera que peu de prix. Toutefois, vu les nombreux cas paraliéles énoncés, une base historique peut étre assumée.

147. TAM II, 2 552 (LT s. av. J.-C.), 597 a (II* s. av. J.-C.) ; TAM Il, 1 264, 265 (I* s. av. J.-C.). Voir Zwicxes (1921), col. 40-41.

148. ad Π 673. 149. Toutefois, l'explication de NEUMANN a suscité les critiques de LAROCHE et de BRYCE : le suffixe -e/éffini, nous disent-ils, est réservé aux ethniques et aux noms

géographiques, tels que les noms de ville ; l'appliquer à un nom de personne comme Pandaros serait une extension unique. Par conséquent, Bryce ([1981], p. 82-83) opte pour un sens d'« unité territoriale » sur le parallèle de wedrflni, qui signifie « de la ville » (la signification est établie hors de doute : on retrouve le mot comme épithète

d'Athéna, Πολιάς en grec, à Rhodiapolis TL 149, 3, 9, 12 et TL 150, 7 ; peut-être à Limyra7L

101,5 ; le mot de base wedri, par ex. en TL 56, 4, voir notre n. 9). On

pourrait répondre que wedri- « ville » ni un supposé *pfitri- « unité territoriale» qui pour BgvcE serait à la base de pfüre/éfini sont des ethniques ou des noms géographiques au sens propre. Il parait plus difficile encore de forger un ethnique à partir d'un substantif qu'à partir d'un nom de personne, qui, aprés tout, pourrait bien être (ou avoir été) l'éponyme d'un lieu. Dans ce contexte, il est intéressant de noter que MenkHOoLM-NEUMANN (1978), p. 21 recensent des monnaies portant la légende Wedréi (et variantes) peut-être = Rhodiapolis. Ainsi donc wedréñni (avec wedri « ville » devenu typique ?) serait également issu d'un nom propre au sens strict. On

observera justement que l'adjectif Contrairement à ce que pense Bryce, sanctuaire) dans une ville différente Λητὼ KopubaAAw (la Léto de

wedréAni est atiesté à Rhodiapolis surtout. la mention d'un ethnique avec une déesse (ou un ne pose pas problème : il suffit de se rappeler la Corydalla), mentionnée dans l'inscription de

Rhodiapolis (TAM II, 3 924), citée plus haut (n. 9, comparer encore les inscriptions

TAM II, 2 578 et 579 où peut-être un τέμενος de cette Κορυδαλλική la ville de Tlos). LAgocHE (dans Merzcer

est à situer dans

[1979], p. 75-76) songe pour pfitre/éfini

W. JENNIGES

137

trouve l'adjectif pfire/éfini dans les inscriptions lyciennes, ainsi que les parallélismes frappants dans l'onomastique, surtout avec l'inscription grecque de Magnésie paraissent renforcer l'interprétation proposée. Un culte du héros Pandaros lui-même est attesté aussi pour la ville lycienne de Pinara (par Strabon, 14, 3, 5) 9. Pour Frei ', par contre, l'origine de ce culte serait secondaire, c.-à-d. repris d'Homére. Il faut avouer, en effet, que dans beaucoup de cas il sera impossible de trancher si une telle tradition lycienne est autochtone ou si elle est

grecque, reprise par les Lyciens rapidement hellénisés depuis Alexandre,

dans un souci d'anoblir leur passé lointain '?. D'autant plus que la majorité des sources citées ici est trés tardive : hellénistique ou romaine. Aussi faut-il tenir compte du fait, relevé encore récemment par

l'archéologue turc Akurgal 15, que les Grecs eux-mêmes aimaient situer nombre de légendes et d'anecdotes en Lycie. De la sorte, ce pays reculé prit forme dans leur esprit d'un pays merveilleux, de conte de fées.

Howald,

pour

sa

part,

n'hésite

pas

à

parler

d'un

caractère

« transcendantal », abstrait, de cette Lycie des mythographes, qui n'aurait que peu de commun avec la région historique dans le sud-ouest de l'Asie Mineure. Si cette solution paraît s'imposer pour des héros tels que Glaucos,

dont l'étymologie grecque est claire '? et dont la descendance argienne est relatée par Homére méme, une tradition autochtone asianique ne pourrait être exclue

a priori

pour

ces cas,

comme

Pandaros,

où,

comme

nous

l'avons vu, plusieurs sources à la fois, dont des indigènes, suggèrent l'Asie Mineure comme terre d'origine. Notre survol rapide du nord au sud nous a donc révélé Pandaros comme un élément à notre avis

plutôt à un ethnique se rattachant à *pfltra- qui serait Patara. Mais, comme il le remarque lui-même, l'existence de l'ethnique ptrarazi et la nasale posent un probléme. Patara est attestée

comme

Priara TL 44 a 43 (Xanthos), des formes variantes aussi sur

des monnaies ; Prtarazi, avec le suffixe concurrent en -zi (comparer Sppartazi = Σκαρτιάτης

TL 44 Ὁ 27 Xanthos), est devenu nom propre en 7L

113, Limyra.

Voir pour tout ceci ZGUsrA (1984), p. 476 8 1022 et p. 477. 150. Il dit : ἐνταῦθα δὲ Πάνδαρος τιμᾶται, τυχὸν ἴσως ὁμώνυμος τῷ Τρωικῷ ; pour Eustathe (ad Δ 88) il s'agit à Pinara d'un autre Pandaros que celui de l'Iliade. 151. Εκει (1990 a), p. 1821, comparer p. 1792.

152. En témoignent aussi les noms propres comme Tlépolémos (par ex. à Sidyma, TAM II, 1 231, 5), Sarpédon (par ex. à Arneai TAM II, 3 776 ; à Arycanda TAM Il, 3 790) ; une Σαρκπδονίς à Idebessos (TAM Il, 3 866) etc. dans des inscriptions grecques tardives. Rapprocher le Σέρκοδις de Carmylessos (TAM II, 1 119). Voir aussi BErus (1897-1903), col. 246. 153. AxuRGAL (1993), p. 158. 154. Howarp (1951), p. 113. 155. Voir SrEINER (1982), col. 161 et WATHELET (1988), p. 386.

138

LES LYCIENS DANS L'ILIADE

indubitablement indigène en Asie Mineure. Revenons dès à présent, pour conclure, à notre point de départ : qu'en est-il de cette « Lycie du nord » ? 3.2. Si Oskar Treuber, le premier historien moderne de la Lycie, se

faisant l'écho de Strabon, accepta “* l'existence de ces Lyciens du Nord, cette vue n'est guère reprise aujourd'hui.

Ainsi, pour Frei ", qui, de 1978 à 1993, a consacré plusieurs articles à ce thème complexe, l'existence de ces Lyciens septentrionaux, suggérée comme nous l'avons vu par E 105 et 173, est une simple fiction poétique. Nous retrouvons la méme idée chez quelques auteurs d'ouvrages généraux, comme par ex. Nilsson, qui taxait d'« essai maladroit d'homogénéisa-

tion » ?' la localisation de ces alliés de Troie en Troade. Parmi les commentateurs

modernes,

Kirk par ex., doute de l'historicité de cette

deuxième Lycie . Frei quant à lui estime ! que le vers 173 — où Énée rappelle

à Pandaros

qu'il n'a point de pareil en Lycie — renvoie à

105, — oà Pandaros avait affirmé étre envoyé de Lycie par Apollon. Le texte (ceci dit en passant) mentionne seulement « le fils de Zeus ». Cet envoi de Lycie par Apollon qu'affirme Pandaros, aurait, de son côté, comme sources les passages A 101 et 119 où Apollon est appelé Λυκηγενής. Or, il est à remarquer que faire dépendre l'apparition de la Lycie en E de cette épithéte apollinienne en A, comme le voudrait Frei, impliquerait de la part du poéte une interprétation étymologique. Pour Homére

Avxmyevüc signifierait en effet «né en Lycie» * Ceci est peu probable "©. Comme il est dit plus haut, la tradition d'une naissance d'Apollon (et d'Artémis) en Lycie est plutôt tardive ©. Dans la tradition

classique '* les deux jumeaux sont nés dans l’île de Délos, puis amenés en Lycie

par

leur

mére.

Les

associations

avec

la Lycie

se sont

faites

156. TaEUBER (1887), p. 14-18.

157. Fra (1978), p. 819 n. 2 et (1990 158. NussoN (1933), p. 261 n. 2: customary localization of the Trojan allies 159. Kr (1987), I, p. 254 (comparer

b), p. 7 ; (1993 b), p. 87. «a desultory attempt to comply with the ». p. 262) ; NEuMANN (1987-1990), p. 190.

160. Fra (1978), p. 819 n. 2.

161. En plus, pareille « fiction » d'un envoi de Pandaros depuis une seconde Lycie en Troade ne découle pas forcément de la seule mention d'un Apollon λυκηγενῆς en connexion avec celui-ci. 162. Voir aussi BORKER-KLAHN (1994),

p. 321 n. 30, avec d'autres arguments.

Comparer Bryce (1977), p. 216 n. 11. 163. Voir n. 12 ; aussi dans le lexique d'Hésychius (s.v. Λυκηγενέι : τῷ ἀπὸ Λυκίας ὄντι, ἢ γενομένῳ). De même KaErscipagR (1933), p. 228 et (1940), p. 102-

103 ainsi que Tarrscu (1950), p. 498 ont soutenu cette option. 164. Voir plus haut, n. 2 et 10.

W. JENNIGES

139

ultérieurement. Il n'y en a pas, comme on a vu, qui soient plus anciennes

que le IV* s. av. J.-C. '8 À côté de Frei, Bryce, déjà mentionné plus haut ' 5, s'insére dans la ligne des sceptiques : pour lui, il n'y a pas, historiquement, de Lyciens en Troade, et ceci semble bien être la communis opinio des modernes. Pour notre part, nous voudrions plutót nous inspirer ici d'une idée

intéressante qu'a exprimée Macqueen dans son étude de 1968 '*', une idée qui n'a pas suscité beaucoup de réactions. Pour lui les Lyciens homériques sont tout simplement des Lukka, situés par Macqueen, comme on se

rappelle, dans le nord-ouest de l'Asie Mineure. Ainsi leur présence en Troade ne surprend plus. Sans nous fixer trop sur cette localisation, qui, comme il est dit plus haut, est incertaine, un aspect nous paraît à retenir : des vestiges possibles des Lukka dans l'épopée homérique. C'est une

possibilité qu'admet Bryce aussi '**. Plus haut nous avons découvert quelques inconsistances concernant la

Lycie dans l'/liade. Il y a, bien sûr, Pandaros ', mais aussi à propos des Lyciens méridionaux plusieurs aspects sont à relever. D'une part, méme

165. Eustathe, dans son commentaire déjà cité, mentionne, à côté de la naissance en Lycie, une autre interprétation antique de cette épithète. D'abord il fournit l'étymologie de la naissance en Lycie (ad A 101, comparer ad II 514) : Λυκηγενὴς

δὲ ᾿Απόλλων κατὰ τὸν μῦθον, οἱονεὶ Avkinyevihs, ὡς ἐν Λυκίᾳ γεγονώς, À τῇ μεγάλῃ κατά τινας, À τῇ μικρᾷ, ἧς Πάνδαρος ἦρχε (...). Π ne se prononce donc

pas sur [a question de savoir laquelle des deux Lycies avait vu naître Apollon. Ensuite il ajoute : xoi ἄλλως δὲ Λυκηγενὴς λέγεται, ὅτι λύκος, φασὶν, étepávn τῇ Λητοῖ ἐν τῷ τοκετῷ (...). On verra ici, comme il est dit plus haut (n. 105), une interférence de l'éymologie populaire: Aóxvog (et Λυκηγενής ?) seraient des altérations destinées à introduire la notion « Lycie », tandis que λύκειος (dérivé régulièrement de

λύκος) a des chances d'exprimer le caractère primitif de cette divinité : διὰ τὸ τὸν θεὸν νόμιον εἶναι, καὶ τὴν τῶν βοσκημάτων φυλακὴν ποιούμενον τὸν ᾿Ακόλλωνα ἀναιρεῖν αὐτούς suivant Hésychius (s.v. λυκοκτόνου θεοῦ ; comparer Pausanias 2,

9, 7). Voir en général Ni.ssoN (1967), p. 536-538. — L'idée du loup assistant Léto est reprise de la version du mythe (elle aussi tardive sans doute, dans cette forme),

chez Antoninus Liberalis, voir plus haut n. 2. De méme Élien (Nature des animaux,

10, 26) et le scholiaste (ad A 101). Knuse (1927), col. 2269, avec plus de détails,

pense plutôt que l'idée de la lumière (la racine *leuq-/*loug- etc. connue de lux, λευκός) se trouve à l'origine de l'épithète homérique : Apollon comme Φοῖβος. Comparer en général CHANTRAINE (1968), p. 650; (1982 b), col. 1719-1720, avec plus de bibliographie. 166. Voir n. 110.

Frisx

(1970),

p. 143;

Bsecx

167. MACQUEEN (1968), p. 175. Nous passons sur les rapprochements hasardeux que

relève

GtNpm (1990), notre n. 38.

p. 61

(sur base

du

lycien

B,

168. Bryce (1986), p. 24-26. 169. Voir encore les conclusions de Bryce (1977), p. 218.

toujours

énigmatique).

: 140

LES LYCIENS DANS L'ILIADE

s'il y avait un fleuve Ξάνθος en Troade, comme le remarque Eustathe !”, Homère

paraît avoir eu clairement en tête la Lycie classique, lorsqu'il

mentionne le « Xanthos tourbillonnant » "'. La connaissance qu'avait le poète de la Lycie se limite en effet à la vallée du Xanthos '?^, et il semble bien que les restes de civilisation les plus anciens en Lycie proprement dite, datant du VII: s. av. J.-C., se situent en cette vallée.

Mais on s'est étonné à juste titre de la description des richesses de cette Lycie que fait Homère, description qui, en général, dépasse le style

formulaire

usuel:

Sarpédon

affirme

y

avoir

laissé

des

κτήματα

πολλά ' ; la Lycie est appelée εὑρεῖα, « large » !^, ce qu'elle n’est pas : c'est un pays étroit, voire exigu, extrêmement montagneux et difficilement accessible; en M 313, Sarpédon mentionne des vergers et de vastes

champs

de blé;

plus

loin"

le poète

taxe

les Lyciens

de μέγα

ἔθνος, — chose d’autant plus remarquable que cette épithète est unique dans l'/liade : même les Achéens ne reçoivent jamais cette

qualification "5, Toutes ces données semblent plutôt rappeler la mémoire, pas si lointaine pour Homère (ou ses sources), du pays des Lukka, véritable μέγα ἔθνος dans la périphérie des Hittites ; elles évoquent plutôt de vastes plaines fertiles comme celle de la Cilicie, l’ancien pays des Louvites 7, ou même de la Lydie. Il y a un dernier élément. Le père de Pandaros, Lycaon, si

fréquemment cité à côté de son fils "*, n'a pas retenu l'attention de beaucoup de commentateurs. Il nous paraít cependant que ce nom contient 170. ad B 877, également ad Z 172 : ὁμώνυμος τῷ Τρωικῷ. Ce fleuve s'appetait

aussi Σκάμανδρος, voir QuATTORDIO Mogzscum: (1983), p. 64-71. 171. B 877, E 479, Z 172, voir le scholiaste par ex. ad E 479. 172. Voir déjà n. 16. 173. E 481. 174. 2 173, aussi I1 673 et 683.

Comparer Eustathe (ad Z 172) : τὴν δὲ τοιαύτην

Λυκίαν εὐρεῖαν λέγει, διαστέλλων αὑτὴν τῆς μικρᾶς Λυκίας. 175. M 3H. 176. Notre commentateur,

Eustathe (ad M 330) se rendant compte du caractère

insolite de cette appellation tente de l'expliquer ; il dit: διὸ καὶ ἀπ᾿’ αὐτῶν ὡς ἀξιολόγου λαοῦ πάντας τοὺς Τρώων ἐπικούρους, ὡς ἔγνωσται, Αὐκίους καλεῖ. Dans l'esprit d'Eustathe, le μέγα ἔθνος signifie donc l’ensemble des alliés. Pour Quarrorpio Morescm

(1983), p. 63 ce terme ferait seulement référence au grand

poids numérique qu'avaient les Lyciens au côté des Troyens, ce qui ne paraît guère faire justice au caractère unique de l’épithète. 177. Dans

ce contexte,

la mention de διττοὶ

Κίλικες

par Strabon

(12,

8, 4,

comparer 13, 1, 70), en Troade précisément, et dans le sud de la péninsule, mériterait d’être remarquée. Aussi les σήματα λυγρά homériques (Z 168) — qui sont la seule mentionde l'écriture dans l'épopée et la première dans la littérature grecque — ne s'incrivent-ils pas dans cette perspective asianique indigène ?

178. Voir par ex. WATHELET (1988), p. 734-735, comparer p. 722.

W. JENNIGES

141

une clef. De toute évidence, Lycaon rappelle — l'ethnique Λυκάωνλυκάονες : Avxaovia, qui, comme le remarque Kamptz dans son dictionnaire, est étranger au grec l”. Ce toponyme Λυκαονία a été

interprété par Laroche '? de façon convaincante comme l’hellénisation superficielle d’un étymon anatolien *Lukka-wani- « habitant de Lukka ». On y retrouve le suffixe asianique traité plus haut et qui ἃ abouti à lyc.

-e/éfini. Comme l'observe Ruijgh ”, ce suffixe s'est confondu en grec avec un élément *-yon- hérité de l’indo-européen. Le père de Pandaros porte donc un nom qui le relie aux Lukka du deuxième millénaire : Pandaros de son côté, présent, comme on l’a vu, dans diverses sources asianiques du premier millénaire et dans l'7liade, en sa qualité de Lycien « dépaysé », si l'on peut dire, parait établir le pont entre le μέγα ἔθνος d'antan et le petit pays dans le sud-ouest qui en garde le souvenir.

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180. LarocHE (1976), p. 17-18. 181. Voir RuvoH (1968), p. 110, 113 et 121 qui pour Λυκάων n'exclut pas un thème indigène (donc préheilénique). Il nous parait possible d'en dire autant du suffixe que le grec aura harmonisé à ses formes héritées. Comparer WATHELET (1988),

p. 722 et encore Ruuox (1968), p. 142 concernant Πανδίων, où l'on observe le même thème que dans Πάνδαρος.

142

LES LYCIENS DANS L'ILIADE

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Quaestiones Homericae

L’identité des Troyens

René Lebrun La présente recherche doit être menée dans le cadre du monde anatolico-égéen, vaste zone de rencontres et d'échanges. Les données traditionnelles sont aujourd'hui enrichies de plusieurs faits nouveaux au départ du milieu anatolien. Il convient ainsi d'examiner dans quelle mesure ces éléments confirment ou infirment des conceptions d'antan, de quel éclairage nouveau ils enrichissent notre approche du monde troyen. 1. Les données anatoliennes

1.1. La présence hittito-louvite dans l'Asie Mineure occidentale est de plus en plus évidente tant par les témoignages archéologiques que textuels,

les deux se combinant parfois. À titre d'exemples, retenons : - le vons une QT s. -]le

monument rupestre de Manisa = Magnesia ad Sipylum, où nous obserMagna Mater entourée de deux inscriptions à caractères hiéroglyphiques av. J.C.)'; relief de Karabel à quelque 28 km à l'est de Smymme, représentant

probablement un roi local (XIIF s. av. J.-C.)? ; 1. Bonnes photographies de ce relief de 9 m de hauteur chez K. Brrrei, Les Hitti-

tes, Paris, 1976, p. 184 et fig. 204, 205. Pausanias, I, 21 et III, 22 souligne qu'il s'agit là de la représentation la plus ancienne de la Déesse Mére. Toutefois, certains spécialistes voient dans le relief une représentation masculine, cf. K. KoHLMEYER, « Felsbilder der hethitischen GroBreichzeit », Acta Praehistorica et Archaeologica 15

(1983), p. 31 n. 8, ainsi que P.Z. Spanos, « Einige Bemerkungen zum sogenannten Niobe-Monument bei Manisa (Magnesia ad Sipylum) », Beitrdge zur Altertumskunde Kleinasiens (Fs. K. Bittel), Mayence s. Rhin, 1983, p. 482. Sur l'inscription m 1 on

reconnait les deux signes combinés L 269 — EXERCITUS surmontant peut-étre le losange ; l'inscription n° 2 comporte le nom probable de Zuwi suivi du titre HÉRAUT face auquel est noté un nom de ville (Natra?). Voir H.G. GorggBocx, « Hieroglyphische Miszellen », Studia Mediterranea P. Meriggi dicata, Rome,

1979,

p. 235-245 ; H.G. GürERBock-R.L. ALExANDER, « The Second Inscription on Mount Sipylus », Anatolian

Studies

33

(1983),

p. 29 s. ; M.

PoErro,

«In

margine

alla

seconda iscrizione luvio-geroglifica del monte Sipylos », Vicino Oriente 7 (1988), p. 171 s. Pour l'inscription m 1, cf. P. Menioci, Manuale di Eteo Geroglifico Π [abrév. Manuale II], Rome,

1975, p. 259-260 et Tavole, Terza serie, Tav. I.

150

R. LEBRUN

- les reliefs et inscriptions du groupe de Kizidaj et de Karadaÿ (XT' s. av. J.-C.), relatifs au grand Roi Hartapula, fils du grand Roi Muräili, et manifestant un résidu du pouvoir « impérial » hittite en Kataonie/Lykaonie ? - les inscriptions du sanctuaire de la source d'Ilgin/Yalburt, narrant les expéditions militaires du roi hittite Tudbaliya IV (env. 1230-1220 av. J.-C.) dans l'Ouest anatolien * -de la même époque date probablement l'inscription hiéroglyphique de

Kóylütolu, qui traite aussi d'événements liés à l'Ouest anatolien ; - datant du régne de Suppiluliuma II (fin de l'Empire hittite), les inscriptions

hiéroglyphiques de la chambre funéraire n° 2 de la Südburg à Bojazkby, récemment découvertes et remises en place, contiennent des informations du plus

haut intérêt pour l'Anatolie occidentale * ;

2.Le relief est mentionné par Hérodote, Il, 106. Voir Κα. KoHLMEYER, « Felsbilder der hethitischen GroBreichzeit», Acta Praehistorica et Archaeologica 15 (1983), p. 1 s. ; pour le reliefdu prince-guerrier et l'inscription qui l'accompagne, cf.

aussi K. Brrrez, « Karabel », MDOG 98 (1967), p. 5-23. Étude des quatre inscriptions

de Karabel dans P. Menioci, Manuale Il, p. 260-263 et leur copie dans Manuale II,

Tavole, Terza serie, Tav. I ; ces inscriptions sont d'interprétation difficile, notamment par le manque de lisibilité de plusieurs signes ; cependant, l'inscription Karabel III pourrait se lire LAPIS

Mu-ya-ti REX,

si l'on identifie le signe MU

étant noté avec la forme archaïque du

(L 107) comme

signe reconnaissable aussi sur les autels

d'Emirgazi ou la stèle de Karahóyük-Elbistan, cf. E. Masson, «La stèle de Karahóyük-Elbistan », Florilegium Anatolicum (Fs. E. Laroche), Paris, 1979, p. 228 et 230 ; une lecture Mawati est aussi possible. 3. Pour une bonne photographie du relief représentant le roi Hartapula assis sur son trône avec l'inscription donnant son nom, cf. K. Brrrei, Les Hiriites, Paris, 1976,

p. 239. Pour l'ensemble des vestiges archéologiques et les inscriptions trouvés dans les massifs rocheux du Kizaldaÿ et du Karadag (Lykaonie), cf. S. Arp, « Eine neue hieroglyphenhethitische Inschrift der Gruppe Kizidag-Karada aus der Nähe von

Aksaray

und

die

früher

publizierten

Inschriften

derselben

Gruppe»,

Fs.

ΗΟ.

Güierbock, Istanbul, 1974, p. 17-27 et tables I-X ; P. MeniGci, Manuale Il, p. 266271 et Tavole, Terza serie, Tav. I et II ; H. Gonner, « Nouvelles données archéologiques relatives aux inscriptions hiéroglyphiques de Hartapuks à Kizildaÿ », Homo Religiosus 10 (Fs. P. Naster), Louvain-la-Neuve, 1984, p. 119-125 ; K. Brrrg,

« Hartapus and Kizildagh », Ancien: Anatolia (Fs. M. J. Mellink), Univ. of Wisconsin Press, 1986, p. 103 s. Pour les inscriptions Kizildad 3 et 4 ainsi que Karadaÿ !, voir maintenant

l'étude de J.D.

Hawxms,

« The

Inscriptions

of the Kizidag

and

the

Karadaÿ in the Light of the Yalburt Inscription», Fs. S. Aip, Ankara, 1992, p. 259275. 4. Voir la publication de M. PozrTo, L'Iscrizione Luvio-Geroglifica di Yalburt (Studia Mediterranea, 8), Pavie, 1993.

5.É. MassoN, «Les inscriptions louvites hiéroglyphiques de Kóylütolu et Beykóy », Kadmos 19 (1980), p. 106-122. 6. H. Οττεν, « Die hieroglyphen luwische Inschrift », Archäologischer Anzeiger [abrév. AA] 1989, p. 333-357 (annexe à l'article de P. Neve, « Die Ausgrabungen in

Bogazkóy-Hattusa Suppiluliuma

1988 »);

II dans

bonnes

photographies

le livre de P. Neve, Hartufa.

Mayences. Rhin, 1993, p. 76-78.

des

blocs

inscrits

Stadt der Gótter

datant

de

und Tempel,

L'IDENTITÉ DES TROYENS

151

- les textes hittites présentent Apala comme la « capitale » de l'Arzawa louvite. La ville se situant à l'Ouest, en bord de mer et face à un ensemble d'fles, l'équation Apata x Ephesos est tentante et a, d'ailleurs, été adoptée par plusieurs savants ' ; - le sanctuaire de la source d'Eflatun Pinar, le groupe sculptural de Fassilar ou encore les vestiges de Beykäy illustrent soit la présence affirmée du pouvoir central de Hattu$a dans des zones occidentales, soit des témoignages religieux du

monde louvite ἢ ; — plusieurs témoignages épars, mais néanmoins significatifs, doivent retenir notre attention. Il s'agit d'abord d'un fragment de cratère, trouvé dans le quartier mycénien de Milet et portant la représentation d'une tiare à cornes propre aux dieux typiquement hittites. D'autre part, un beau sceau inscrit hittite vient d'être découvert à Troie au cours de l'actuelle campagne de fouilles (1995). Enfin, des vestiges d'inscriptions et de reliefs rupestres ont été découverts à Civril, à

Yumruk-tepe, à Doganli-deresi ainsi qu'à Yaÿni *. Bien que situés quelque peu en

7. Autre possibilité : Apaña Tsours-G.

= Habésos de Lycie (aujourd'hui Kag). Voir J.

vez Monte, RGTC 6 (1978), p. 26-27 ; 1. Pau,

« Hittites et Achéens.

Données nouvelles concernant le pays d'Abbiyawa », LAMA 11 (1990), p. 52, 54 s. 8. Pour le sanctuaire de la source d'Eflatun Pinar, toujours se référer à E. LanocHe, « Eflatun Pinar », Anatolia 3 (1958), p. 43-47 ; voir aussi J. Bôrker-KLAHN,

« Altvorderasiatische Bildstelen und vergleichbare Felsreliefs », Baghdader Forschungen 4 (1982), p. 105 $ 324. — À quelque 30 km d'Eflatun Pinar au village de Fassilar git à même le sol un groupe sculptural de 7,4 m de haut représentant un dieu de l'orage debout sur un dieu montagne flanqué de deux lions; il n'est pas exclu que cet ensemble devait surmonter les reliefs conservés du sanctuaire d'Eflatun Pinar, cf.

J. MEuLAART, « The late Bronze Age Monuments of Eflatun Pinar and Fasillar near Beygebir », Anatolian Studies 12 (1962), p. 11-117 ; K. KoHLMEYER, Acta Praehistorica et Archaeologica 15 (1983), p. 40. Le site de Beykóy était occupé à la période

hittite. En 1884, W.M. Ramsay trouve sur le flanc d'un tumulus artificiel un fragment d'inscription hiéroglyphique, aujourd'hui disparu, qu'il recopia fidélement; au registre

inférieur

on

y lit probablement

EXERCITUS

ku-x

12-tar-ba'-à,

cf.

É.

MASSON, « Inscriptions louvites hiéroglyphiques », Kadmos 19 (1980), p. 118-120. 9. Pour le relief d'une tiare à cornes d'un dieu hittite trouvée à Milet, cf. C. WeKERT,

« Die

Ausgrabungen

beim

Athena-Tempel

in Milet

1957,

III.

Der

West-

abschnitt », Ist. Mitteilungen 9-10 (1960), p. 63-66 ; H.G. GüreRBocx, « Hittites and Akhacans : A New Look », PaPhSoc. 1282 (1984), p. 114 s. Un sceau inscrit hittitolouvite fut découvert à Troie par la mission du Professeur KoRFMANN durant la campagne de fouilles de 1995 ; un compte rendu succinct de la découverte fut notamment publié dans le journal belge De Standaard, 9-11 novembre 1995. La nouvelle de la découverte du sceau louvite hiéroglyphique à Troie (niveau VII A ou VII B) fut aussi annoncée dans la Frankfurter Allgemeine Zeitung du 23 octobre 1995. D nous faut encore signaler les trouvailles de : Civril. (50 km au sud-est d'Ussak:

restes d'une inscription ; on y reléve la fin du nom d'un scribe) ; Yumruk-tepe (prés de Beykóy : inscription rupestre peu lisible et disque solaire ailé à l'entrée d'une espèce de grotte aménagée) ; Doganli-deresi (entre Afyon et Sivri-hisar, monument avec relief d'un homme tenant un báton en main, et devant lui deux [ou trois] grands

signes). À Yagri (30 km à l'Est de Sivri-hisar) : relief avec une scène de banquet et restes de trois ou quatre signes, dont deux assez lisibles (s(a) et REX ou URBS). Pour

152

R. LEBRUN

dehors de la zone W.M. Ramsay et l'ouest de Konya) semblables à ceux Tudbaiiya TV sont comme

étudiée ici, il n’est pas inutile de rappeler la découverte par aussi T. Callander en 1904 et 1908 à Emirgazi et environs (à de quatre autels circulaires pourvus d'une table d'offrandes représentés sur les reliefs ; ces autels datables du règne de couverts de belles inscriptions en louvite hiéroglyphique tout

une imposante pierre carrée trouvée, elle aussi, dans les mêmes lieux !°.

1.2. Le pays de Wilusa est à rechercher en Troade ou dans le voisinage immédiat de celle-ci. Il est, dès lors, plausible d'admettre l'équation

Wilusiya/Wilusa = (Ελλιος et Tarwisa

= Tpowiæ/Tpoia !. Sans entrer

dans une multitude de détails historiques hors de propos dans le présent article, il est évident que le pays de Wiluëa fut étroitement lié à la sphère

d'influence des Hittites de Hattusa ". Depuis le début de l'Empire, le Wilusa manifesta une fidélité relative à l'égard du grand roi qui redoutait les constantes rébellions des pays d'Anatolie occidentale. Ces bonnes relations sont particuliérement soulignées dans le traité conclu entre le roi hittite Muwatalli

II (lequel bénéficia d'ailleurs de l'aide d'alliés issus de

l'Ouest anatolien) et le roi AlakSandu de Wiluëa, fils (adoptif ?) de Kukkunni qui était déjà un ami de Suppilulliuma I. On relèvera particuliè-

ces derniers sites, cf. P. Memoc, Tav. I.

Manuale

II, p. 263-264 et Tavole,

Terza serie,

10. Cf. l'étude de ces documents par É. Massow, « Les inscriptions louvites

hiéroglyphiques d'Emirgazi », Journal des Savants (janvier-mars 1979), p. 1-49, plus trois planches.

11. Voir RGTC 6 (1978), p. 484-485 ; H.A. HorrwER, « The Milawata Letter Augmented and Reinterpreted », Archiv für Orientforschung 19 (1982), p. 130-137 ; G.

SruwER,

«Die historische Rolle der 'Lukka' » , Akten des Il.

Internationalen

Lykien-Symposions (ErgAnzungsbünde zu den 7ituii Asiae Minoris, 17), Vienne, 1993, p. 123.

12. Le traité conclu entre Muwatalli II et AlakSandu de Wilusa est à cet égard très significatif ; voir aussi H.A. HorrNER, art. cit. n. 10; H.G. GüOrERBOCK, « Troy in Hittite Texts ? Wilusa, Abbiyawa and Hittite History », Troy and the Trojan War (éd. M. 1. MzLumx),

Bryn Mawr,

13. Kukkunni : nom attesté comme

1986, p. 33-44.

typiquement anatolien dérivé du thème Kukku,

anthroponyme,

lui-méme

cf. E. Larocxe, Les noms des Hittites (abrév. NH].

Paris, 1966, p. 96, n* 603-606. Comme alliés des Hittites à la bataille de Qadesh, relevons les troupes de: Pida$a, Dardanya (= Dardaniens), Maa, Qarqisa (= Carie), Ruka (= Lycie), Arawanna, Kaskas, ASSuwa et TarwiSa. L'impression d'une

grande fidélité du Wilusa à l'égard du monarque hittite se déduit de la lettre de Manapa-Tarbunda

(KBo

XVIII

18)

ou

encore

de

la

lettre

à

Tawagalawa,

deux

documents du XIII* s. av. J.-C. Notons encore que d’après la lettre concernant le Milawata, Walmu, roi de Wiluëa, fut déposé et prit la fuite ; après avoir repris le contrôle du Milawata (= Miletos), le roi hittite (Tudbaliya IV) fera tout pour réinstaller Walmu sur son trône, cf. ΤΙ. Bryce, « The Nature of Mycenacan

Involvement

in Western

Anatolia », Historia 38/1

(1989),

relations (essentiellement bonnes) entre le Hatti et Wilu$a dans 2-20 (Traité entre Muwatalli II et AJakSandu).

p. 19.

Historique des

KUB XXI 1+

XIX 6I

L'IDENTITÉ DES TROYENS

153

rement l'aide militaire qu'au terme du traité AlakSandu doit apporter à

Muwatalli ainsi que l'intégration du Wiluëa à l'Arzawa louvite “. Ces quelques considérations permettent de se demander si la population de Troie/Ilion n'était pas, ne füt-ce que partiellement, d'origine

anatolienne, et plus spécifiquement louvite. À ce point de l'enquéte, il convient de se tourner vers les sources grecques. 2. Les données homériques et les traditions paralleles 2.1. L'onomastique tirée essentiellement de l'/liade constitue une premiére source d'informations d'autant plus précieuse qu'une analyse plus fine en est rendue possible aujourd'hui gráce aux progrés de la philologie asianique. a) L'anthroponymie troyenne est complexe et doit étre maniée avec prudence. Si certains Troyens portent des noms manifestement grecs, d'autres en revanche ont un anthroponyme clairement asianique, d'autres encore ont une dénomination double, quelques-uns enfin ont un nom interprétable aussi bien par le grec que par le hittite-louvite. Ne perdons pas de vue que lors de la fixation du texte homérique, des figures de héros grecs ont pu étre insérées dans le récit épique tandis que des anthroponymes anatoliens, devenus incompréhensibles pour des Grecs du VI* s. av. notre ère, ont pu, dans la mesure où ils s'y prétaient, être déformés en fonction d'une interpretatio Graeca. Ceci dit, je m'arréterai à l'analyse de quelques noms troyens, dont plusieurs portés par des personnalités de premier plan dans la société troyenne. — Asios : ce nom porté par plusieurs guerriers et héros troyens renvoie au nom

de la région sise en Asie Mineure occidentale, AS&uwiya/ASSuwa "^. — Askanios : nom

de guerriers troyens, d'un chef des « Phrygiens », d'un

guerrier d'Askanie et du fils d'Énée dans la tradition posthomérique. Il s'agit d'un dérivé du hittite aJka- « porte », dont l'étymon serait *A3kawani- ou *A3kayani, cf.

les noms propres hittites AXkayani, ASkaliya, AXkanasu !6,

14. De l'aveu même de Muwatalli II, l'Arzawa compte quatre rois dont Alaktandu, roi de Wilusa, cf. KUB XXI 1+ XIX 6 III 31-33. 15. Pour l'étymologie de Asia, cf. S.P.B. DunNFORD, « Luwian Linguistics. Some

Etymological

Suggestions », RHA

33 (1975), p. 53 ; l'auteur suppose un étymon

louvite AJyija (noté Affugija) avec une variante AJya (noté Affuya) dont la finale est à comparer avec les formes Wilu$a/Wilufija. Dès lors, le radical serait *a3(3)u-, à rapprocher du nom louvite du cheval attesté en louvite hiéroglyphique (aJu(wa)-) et en lycien (esbe-).

16. Askanios signifierait « qui habite la porte » ou un sens voisin ; on rapprochera aussi l'épiclése Askaènos propre au dieu Mén. Voir E. LarocHe, NH, p. 44-45, τῶ 169-171 et p. 338 à propos de AJkali(ja)- « portier ».

154

R. LEBRUN

- Erymas : héros et guerriers troyens dont le nom es cerminement wor comme en témoignent les anthroponymes connexes Ὁρύμας, Ἔρυμνα / ‘Opuuva

(pisidien), Ἐρυμνεσις (pamphylien) “7 - Imbrios : guerrier troyen, fils de Mentor, gendre de Priam ; ce nom remonte probablement à un étymon adjectival louvite *immarija- « de la steppe, du désert,

du champ de bataille » '*. On y rattachera l'anthroponyme /mbrasidas, Lycien allié des Troyens mentionné par Virgile, Én., XII, 343, issu de l'étymon louvite *immara-ziti- « l'homme de la steppe, du champ de bataille ». - Lykaon : il est sans doute possible d'expliquer ce nom propre par le grec "ἢ, mais il me paraît préférable de le rapprocher du nom de la Lykaonie, de rechercher pour tous deux une étymologie anatolienne et de reconnaître dans Lykaon le

déguisement grec de *iukka-yani-, dérivé louvite de Lukka signifiant « habitant du Lukka » ©, Le rapprochement avec le grec λύκος peut faire illusion mais doit, à mon avis, être écarté.

- Pâris : le nom du fils de Priam ravisseur de la beile Hélène renvoie au louvite-hittite pari- (lycien *pri-) « Super, premier »; son second nom grec Alexandros est, lui, hittitisé en AlakSandus?! - Pergasos : père de Deikoon, compagnon d'Énéc, peut être issu de l'étymon louvite *pargay-(a)35i- « appartenant à la montagne, à la colline, à la citadelle » ; on y rattachera aussi le nom Περγασίδης dans lequel -σίδη-ς constitue la grécisation du louvite ziti- « homme » - Priamos : le vieux roi de Troie porte un nom typiquement louvite : pari (ja)muya Xsuperforce » parüculiarement adapté ἃ auteur d'une si nombreuse descendance © - Trôilos : un des fils de Priam, tué par Achille. Il doit s'agir d'un dérivé de

Trós, éponyme des Troyens, qui constituerait la grécisation du théonyme Tarawa.

Le suffixe -ilos renvoie à l'anatolien -ili-, cf. Hattu3ili, Muräili (gr. Morsilos), PiyasSili. L'étymon asianique serait *tar(a)wa-ili-, non attesté directement, bien

que nous possédions le nom divin Tarwalliya appliqué à des sortes de numina * 17. Cf. Cl. Barxus, DGP, Paris, 1976, p. 218, m 8. 18. Cf. R. Lebrun, « Les Hittites et le désert », Le désert. Image et réalité, Actes du Colloque de Cartigny 1983 (Cahiers du CEPOA, 3), Louvain, 1989, p. 82-83. En langue lycienne, nous avons les anthroponymes Ipre-sida et Ipre-sidi aboutissant au grec de Lycie Ἰμβρασίδης = latin Imbrasidas. 19. Cf. P. WATHELET, Les Troyens de l'Iliade, Liège-Paris, 1989, p. 123-125. 20. Cf. E. LaROCHE, « Lyciens et Termiles », Rev. Arch. (1976/1), p. 17-18. On

rapprochera aussi le pamphylien Λυκεσιςζίλουκεσις = litt. «du Lukka », cf. Cl. BRDCHE, L'Asie Mineuredu Nordau Sud, Nancy, 1988, p. 195-196. 21. Cf. H. C. MeLcenT, Cuneiform Luvian Lexicon, Chapel Hill, N.C., 1993, p. 168. 22. Cf. l'apalyse du mot Pergame, infra

RHA

23. Cf. E. LAnocus, NH, p. 322, x3. S.P.B. DuxNFORD, « Luwian Linguistics », 33 (1975), p. 51-52 ; C. WATKEINS, « Tbe Language of the Trojans», Pro-

ceedings of the Symposium on the Trojan War (éd. M.J. Maux), Bryn Mawr College, 1984, p. 56-57; pour le sens de muya- «force, pouvoir», se référer maintenant au Chicago Hirrite Dictionary 3, p. 314 8. 24. Pour Trôilos, voir L. RoseT, Noms indigènes d'Asie Mineure, Paris, 1963,

p. 353 n. 3 et p. 432 n. 7; S.P.B.

Dunronn,

« Luwian

Linguistics », RHA

33

L'IDENTITÉ DES TROYENS aussi

155

- Observons encore que le nom de Κόων, l'aîné des fils d'Anténor, retrouvé comme second élément d'anthroponymes pourrait étre issu du hittite

kuyanna- « cuivre, pierre précieuse » #

- De méme, le nom de Sarpédon, le chef des Lyciens, à côté de l’origine grecque du nom souvent admise, peut aussi s'interpréter à partir du nom hittite

Bitarpa- désignant un arbre (cyprès ?) ou un instrument aratoire, à moins qu'onne le fasse remonter à un étymon $ar(r)i-pedan« plaine, lieu supérieur(e) ». - Quant à l'anthroponyme Pandaros, il doit également être considéré comme

anatolien (louvite) *.

b) En ce qui concerne la toponymie troyenne, le cas le plus significatif

me paraît la dénomination de la citadelle troyenne. Ce terme contient le thème de l'adjectif hittite pargu-/pargau- « haut » ; le -u- final du thème long alterne dans la flexion hittite de l'adjectif avec -m-, par ex. dans l'accusatif pluriel animé pargamuÿ. La même explication vaut naturelle-

ment pour la célèbre ville de Pergame ἢ 2.2. Un examen attentif s'impose en ce qui concerne les dieux des Troyens. J'ai tendance à penser que les divinités alliées des Troyens sont, en fait, asianiques, et ne suis donc pas convaincu qu'« on est en présence d'un panthéon unique dont les divinités régnent également sur les deux

camps » ?*. Notre attention doit, en effet, être attirée par les faits suivants : a) Les dieux protecteurs des Troyens sont : Apollon qui occupe la première place, Zeus, Aphrodite, Arès, Artémis, Létô, des rivières 5

b) L'Asie Mineure est la terre d'élection de ces dieux désignés par une

dénomination grecque ou habituellement considérée comme telle * (1975), p. 53 ; la nature du dieu Tarawa,

attesté en milieu batti, hittite et louvite,

demeure inconnue, cf. E. LaroCHE, NH, p. 291 ; V. Haas, Geschichte der hethitischen Religion [abrév. Geschichte] (Handbuch der Orientalistik, 1. Abt., 15. Band), Leiden, 1994, p. 485. Pour Tarwalliya, cf. H.M. Κύμμει., Fs. Often, 1973, p. 177 ; E. N&u, StBoT 18, p. 101 n. 217 ; V. Haas, Geschichte, p. 583.

25. Κόων dérive probablement de Kuyanna/i-. Notons que le louvite connaît le mot kuyannani« sourcil » ; tout aussi intéressant est le nom d'une nymphe-source: Kuyannani(ja), variante (1) Kunnanija- « die Kupferblaue», cf. V. Haas, Geschichte,

p. 816. 26.E. Lanocum, NH, p. 276 et 283. Pour Pandaros, cf. la contribution de W. JENNIGES dans le présent volume. 27. Le tbéme hittito-louvite est apparenté au germanique *berg-. 28. Cf. P. WaATHELET, Les Trayens de l'Iliade, Liège-Paris, 1989, p. 154. 29. Cf. ΜΠ, ΠΙ, 276-280. 30. Les hauts lieux de culte d'Apollon, Artémis, Létó, Aphrodite, Arès sont essentiellement regroupés

en Asie

Mineure.

De

plus,

en ce

qui

concerne la

dénomination d'Artémis, à défaut d'une explication du théonyme par le grec, il faut observer que dans les inscriptions en langue lycienne, les dieux sont toujours nommés par leur nom indigène ; or, Artémis y est souvent nommée, en compagnie de dieux anatoliens (d'héritage louvite), sous la forme Ertemi-, et, de plus, le louvite

hiéroglyphique atteste l'existence d'un thème *arta- aboutissant au lycien *erte-. Le

156

R. LEBRUN

c) Sans entrer dans l’épineux débat lié à l'étymologie et l'interprétation de ces théonymes, les personnalités religieuses recouvertes par les noms d'Apollon, Aphrodite, Artémis ou Létó relévent de traditions surtout

asianiques. d) Il me sembie aujourd'hui possible d'esquisser la structure fondamentale de tout panthéon local anatolien, quelle que soit l'époque : 1. un dieu de l'orage associé à une déesse Mère ; 2. le Soleil ; 3. divinités protectrices de la nature sauvage ; 4. une divinité guerriére ; 5. éventuellement l'astre lunaire ; 6. les sources, montagnes et rivières. Les dieux alliés des Troyens se retrouvent dans ce schéma. Le dieu de l'orage est certes Zeus mais derrière ce nom grec il convient de reconnaftre le dieu de l'orage hittito-louvite Tarbunt particulièrement bien représenté dans l'anthroponymie hittite et gréco-asianique et toujours survivant dans le lycien 7rqqas. Apollon, au rôle essentiel, est bien le Soleil : Φοῖβος 'AxóXXav, qui tel le Tiyat louvite ou l'I5tanu hittite, prend part au

combat ; il s'agit de l'Apollon lycien ou λυκηγενής "'. Artémis est, quant à elle, la déesse protectrice de la nature sauvage et Arès est le dieu de la guerre. Aphrodite prolonge souvent en Asie Mineure l'Ishtar/Shaushka de la steppe/du champ de bataille, tandis qu'en Létó il faut reconnaitre une divinité se substituant probablement à une antique déesse Mère ou source fécondante vénérée à Xanthos et en maints lieux de l'Asie Mineure. Le Scamandre occupe une place non négligeable tandis que Hékate, déesse lunaire, a un róle discret. — Ces observations appellent cependant deux remarques : 1) Si l'on admet

l'équation

Wilufa

=

(F)íAi:og,

le panthéon

de la cité au

XIII* s. se trouve mentionné dans la liste des dieux témoins du traité conclu entre Muwatalli II et AlakSandu, passage, hélàs, abimé. H semble toutefois opportun d'en prendre objectivement connaissance: louvite

hiéroglyphique

connait,

en

effet,

un

adjectif

artalafi-

attesté

en

tant

qu'épithète du dieu de l’orage Tarkunt sur la stèle de Kululu I (env. IX* s. av. J.-C.

conservée au musée de Kayseri) : 2. “à + r-ta-ia-si-n *DEUS. TONITRUS-hu-u-20à-n (acc.) / 4. “à + r-ta-la-si-£ DEUS. TONITRUS-Au-u-za- (nom.), — artalatiétant un adjectif génitival louvite, on traduira « Tarÿunt de l'artala- ». 1. Punva, Hittite Etymological Dictionary 1, Berlin, 1984, p. 175, s.v. ard- « scier », signale le dérivé neutre ardala- « scie, faucille dentelée ». Le Tarbunt à la faucille constituerait un avatar agricole du dieu de l'orage, comme on le constate sur le relief d'Ivriz

(Tarbunt avec l'épi de blé et la grappe de raisins). 31. Auxmyevfig = «natif du Lukka (Lycie) ». Voir P. Keerschmer, Glotta 21 (1933), p. 228 s. ; W. Becx, Lexikon des frühgriechischen Epos IL 14, 1991,

p. 1729 5. s.v. ; H. Fax, GEW Π, 1970, p. 143 s.v. Comme le dieu de la guerre louvite Yarri, Apollon, 77., I, 45-52, dirige ses flèches porteuses de la peste contre l'armée d'Agamemnon,

p. 441-448.

cf. W.

FAUTH,

« Apollo », Der kleine Pauly,

1. Bd,

1979,

L'IDENTITÉ DES TROYENS

IV

27 28

157

SU KARAS *5 signes environ]x (-) ap-pa-li-u-na-a3 DINGIR®S.LÜ® DINGIR®A4 MUNUS® [2 signes]x x D signes] DINGIR.KASKAL.KUR

29

KUR *-i-(In-3a ©,

Ainsi la ligne 27 devrait comporter trois théonymes qui, logiquement, dési-

gneraient respectivement le dieu de l'orage (de l'armée), une hypostase du dieu de l'orage ou sa parèdre et le Soleil. Dès lors, bien qu'il s'agisse à ce jour d'un

hapax, une lecture SAppaliuna3 ne doit pas être rejetée à tout prix et renverrait en ce cas à Apollon, le dieu Soleil des Troyens que les Achéens en contact régulier avec les Troyens pourraient avoir parfaitement connu.

2) Il convient de considérer attentivement une séquence des chants louvites

dénommés « istanouviens » © : KBo IV 11 45-46 : EGIR-SU 4Suwasanan ekuzi ab-bBa-ta-ta a-la-ti a-u-i-en-

ta u-i-lu-Sa-ti « Ensuite, il boit à Suwaëana (en chantant) ‘Lorsque l'on vint

Le devant pourrait Wilusa,

de la haute Wilusa' » *. probléme lié à cette traduction réside dans l'absence du déterminatif URU wiluÿati 5. S'il s'agit d'un simple substantif, le sens de « pâturage » être retenu ?5. Si nous sommes en présencede la désignation de la villede la coloration louvite de la cité serait assurée ; nous connaîtrions le nom

d'un dieu « wilouséen », à savoir Suwasana, ct, d'autre part, l'expression ala-ti Wilufa-ti préfigure (Ελίλιος αἰκεινή (H., XIII, 773) ; quant à l'adjectif louvite ali«haut», on le retrouve chez Homère (ñAiBatos KÉtpm) ou chez Pindare

(ἀλίβατος « escarpé ») Ἢ.

2.3. Peu de coutumes typiquement troyennes ressortent des textes homériques. Cependant, alors que nous avons une connaissance significative 32. IV 27 le dieu de l'orage de l’armée [...] (-) appaliuna / 28 les dieux, les déesses

[...],

la

rivière

souterraine/la

source

/

29

de

Wi[lusa.

— À

Appaliuna

correspondrait une forme grecque *’Axéijov > ᾿Απκέλλων. Cf. H.G. GOTERBOCK, « Troy in Hittite Texts ? Wiluka, Abbiyawa, and Hittite History », Troy and the Trojan

War (éd. M. 1. Mzrumx),

Bryn Mawr,

1986, en particulier

« The Gods of

Wiluka », p. 42. 33. Chants choraux en louvite propres à la ville d'I8tanuwa, sans doute consacrée au Soleil, à rechercher à l'ouest ou au nord-ouest de l'Anatolie. Cf. C. WATKINS, « Questions linguistiques palaltes et louvites cunéiformes », Hethitica 8 (1987), p. 424-426 et « The Language of the Trojans », art. cit., p. 58-62.

34. Pour Suwatana, cf. V. Haas, Geschichte, p. 582-583 ; Suwasana est habituellement cité en compagnie d'un *KAL, de Wandu et de Yarri, un dieu de la guerre louvite. 35. Wilufa-ti : abl.

louvite;

C.

WaTXINS,

art.

cit,

p. 62

l'absence de déterminatif ne constitue pas un contre-argument

n. 36,

pense

et renvoie

que

à E.

LaROCHE, Dictionnaire de la langue louvite, Paris, 1959, p. 130 s.v. Pa3ubalta. 36. Dans ce cas, un rapprochement devrait être envisagé avec le hittite uellu« pâturage », du moins au niveau d'un thème commun gel-, car, à la différence de yilusa | yilulija, uellu- est toujours noté avec deux ἰ, si bien qu'une origine *yel-nupeut être envisagée, cf. J. Puavez, KZ 83 (1969), p. 64-69. L'origine du grec 'HAómtg < *yilulija est plausible.

37. Cf. C. WarkiNs, « The Language of the Trojans », art. cit., p. 59-60 n. 29.

158

R. LEBRUN

du rituel des funérailles royales hittites, on ne peut s'empêcher de constater, à quelques détails près, une étonnante ressemblance avec les rites

funéraires de la geste troyenne, en l'occurrence à l'occasion des funérailles de Patrocle et d'Hector : rites de crémation, préparation du bücher, trai-

tement des ossements *. La crémation n'étant pas appliquée, jusqu'à preuve du contraire, par les Mycéniens,

on peut s'interroger sur une

éventuelle contaminatio des usages achéens par une pratique troyenne *. D'autre part, selon Proclus, dans la Petite Iliade, aprés la mort de Páris, Déiphobos épousa Héléne ; nous aurions ici une trace du lévirat auquel fait notamment allusion le $ 193 du « Code » hittite. Au chant III de l'7liade, v. 276-280, dans le cadre d'un serment relatif à un duel entre Páris et Mén£las afin de mettre ainsi un terme à la guerre, nous lisons une invocation prononcée par Agamemnon avant le sacrifice d'un mouton :

Zeus père, qui, très glorieux, trés grand, règnes depuis l’Ida, et toi, Soleil, qui vois tout et entends tout, et vous rivières et toi, Terre, et vous qui, sous ce sol, chátiez les morts parjures à un pacte, servez-nous de témoins et veillez au pacte loyal.

Comme l’a observé J. Puhvel, Ia typologie de cette courte prière est hittite/anatolienne et non grecque ; les dieux invoqués sont d'Asie Mineure *. Sous une forme raccourcie, nous avons ici le schéma des divini-

tés hittites/louvites témoins des traités et des serments : un dieu de l'orage local (ici celui du mont Ida), le Soleil protecteur des serments, qui « voit et

entend tout » comme il est dit dans les textes hittites, les forces de la nature et enfin les di inferi. 2.4. Il me paraît enfin souhaitable de s'interroger sur l'identité des alliés des Troyens ainsi que sur le sort de rescapés de la destruction d’Ilion. a) Observons tout d'abord que l'armée «troyenne » opposée aux Achéens et constituée de diverses peuplades majoritairement asianiques se trouve plusieurs fois résumée officiellement par l'expression : Τρῶες,

Αὐκῖοι καὶ Δάρδανοι ἀγχιμαχηταί *. Si les Τρῶες sont les habitants 38. Cf. L. CunxisTMANN-FRANCE, « Le rituel des funérailles royales hittites », RHA 29 (1971), p. 69-111. 39. On mesure de plus en plus l'importance de l'influence anatolienne sur le monde mycénien/achéen au départ de la côte occidentale de l'Asie Mineure ainsi que du sud-ouest, voir notamment H.G. GüTERBOCK, The Hittites (Penguin Books), 1981,

p. 168-169. 40. Cf. J. Puave,

Homer and Hittite (Innsbrucker Beitrâge zur Sprachwis-

senschaft. Vortráge und Kleinere Schriften, 47), Innsbruck, 1991, p. 9.

41. Cf. P. WarHELET, Les Troyens de l'Iliade, p. 67-73. Sont clairement anatoliens : les Paphlagoniens (pays Pala), les Halizones, habitants de la lointaine Alybé (peut-être une région du Hatti), les Mysiens, les Phrygiens (notons que le territoire

L'IDENTITÉ DES TROYENS

159

mêmes de Troie et que les Dardaniens constituent de proches voisins de cette ville, les Abx1ot regrouperaient une série d'alliés anatoliens appartenant au pays Lukka qui, selon plusieurs études récentes, ne se limitait pas, aux XIII: et XII* siècles av. J.-C., à la Λυκία gréco-romaine, mais débor-

dait largement

de celle-ci,

rassemblant

ainsi plusieurs

populations

de

langue et de culture louvites". Ces faits prennent toute leur importanceen vue de préciser l’univers culturel des Troyens. Ὁ) Le terme Κίλικες « Ciliciens », à rattacher directement au nom

Hilakku, apparaît pour la première fois ‘dans deux passages de l'/liade “ : il s'appliquait à une population de Troade sur laquelle régnait Étion, le

père d'Andromaque^. Plus tard, sous la plume des géographes et historiens grecs, le terme Κιλικία concerne soit la « grande Cilicie » (Cilicia « phrygien » fut occupé par les Hittites), les Méoniens, les Cariens (à rattacher au groupe louvite), les Lyciens, les gens d'Arisbé conduits par Asios, cf. liste du

Catalogue des vaisseaux, ἢ, II, 816-877. Strabon pensait qu'il fallait encore élargir cette liste ; ainsi, il approuve Apollodore lorsque celui-ci ajoute les Solymes, les Κήτειοι (Hittites), les Lélèges et les Ciliciens de la plaine de Thèbè (XIV, 5, 28), mais il désapprouve celui-ci lorsqu'il conteste le fait que des alliés seraient venus de

régions situées au-delà de l'Halys, et de citer Maeandros qui affirmait que les avaient quitté le territoire des Leukosyriens (Cappadoce) pour combattre en alliés aux côtés des Troyens (XII, 3, 25 ainsi que XII, 3, 5 ou encore XIV, 5, 22). 42. Cf. Cl. Brote, L'Asie Mineure du Nord au Sud, p. 196 : « Entre 1400 et 1200, ies sources hittites nomment un « pays (de) Lukka » qui semble englober la majorité des populations de langue louvite, c'est-à-dire correspondre à tout le Sud-

Ouest de l'Asie Mineure ... C'est sans doute lui que les premiers Grecs, en entrant en contact avec l’Anatolie, vont utiliser pour désigner l'ensemble des peuples de cette

zone mais ad B nale

». Ceci doit nous évoquer la qualification de μέγα ἔθνος attribuée à la Lycie, aussi nous renvoyer au commentaire de l'IJliade par l’évêque byzantin Eustathe 824 qui signale que le pays est appelé Lycie dans les deux cas (zone septentrioet méridionale), mais les habitants sont appelés « Lyciens » dans un cas, et

« Troyens » dans

l'autre, cf. M.

van Dex Vaix,

Eusthatii commentarii ad Homeri

Iliadem pertinentes, 4 vol., Leiden, 1971, 1976, 1979, 1987. Le scholiaste ad A 88-89, A 101, A 103 signale trois types de Lycie : μικρὰ Λυκία, Tpouc Λυκία, ὑπὸ τῇ Ἴδῃ Λυκία. Une opinion favorable à une conception extensive du pays Lukka est exprimée par G. NEUMANN, RÍAss., 7. Bd, 1988, p. 189 ; H. OTTEN abonde dans

le méme sens dans son article solidement argumenté, avec une insistance sur une localisation plus septentrionale du Lukka, cf. « Das Land Lukkas in der hethitischen Topographie », Akten des Il. Internationalen Lykien-Symposions. Wien 6.-12. Mai 1990 (éd. J. BorcHHARDT-G. Dossscx), Vienne, 1993, p. 117-121. Ajoutons que E. LAROCHE, « Lyciens et Termiles », Rev. Arch. (1976/1), p. 18, établit un lien entre le

nom du pays Lukka et l'adverbe/adjectif lufw)ili du louvite historique et emprunté par le hittite, en vertu d'une palatalisation (coutumiére du louvite) appliquée ici à un dérivé. 43. I1., VI, 397 et 415. Voir aussi P. DrsipggI-A.M. JasiNk, Cilicia, Turin, 1990, p. 27.

44. Il s'ensuit que, en dépit de son nom d'apparence grecque, l'épouse d'Hector appartiendrait au monde louvite.

160

R. LEBRUN

aspera et campestris) dont parle Hérodote, soit un territoire plus restreint essentiellement limité à la Cilicia campestris. Quoi qu'il en soit, la « grande Cilicie » et les régions limitrophes relevaient d'une antique tradition louvite dont elles gardérent l'empreinte, certes à des degrés différents,

jusqu'au début de notre ère. À ce vaste territoire s'appliquaient des dénominations variées au second millénaire et au premier millénaire, soit que l'on voulüt en désigner les parties les plus importantes du point de vue politique ou de l'étendue, soit que l'on retint des dénominations plus loca-

les 5. C'est dans ce cadre qu'apparut, au début du premier millénaire et réservé à la Cilicia aspera, le mot Hilakku.

Chacun sera en plus frappé par le fait que les auteurs grecs, dont plusieurs originaires d'Asie Mineure, distinguaient les Ciliciens de Troie ou de Troade et, d'autre part, des Ciliciens résidant en « grande Cilicie » et

même bien au-delà de celle-ci . Ayant perdu la mémoire précise d'un passé hittito-louvite parfois prestigieux, ils expliquaient la situation du Sud anatolien par une migration d'exilés troyens vers les régions méridionales où d'aucuns fondèrent théoriquement des cités devenues prestigieuses;

Mopsos en est un bon exemple ‘’. c) Devant ces données quelque peu déconcertantes, mais aussi en raison de la « facture » partiellement anatolienne de Troie et d'une certaine

confusion entre les régions, toujours possible chez les auteurs anciens ** , ne convient-il pas de se demander si, chez quelques auteurs héritiers d'un souvenir diffus d'une identité ethnique assez semblable entre la Troade et les pays du Sud anatolien, le terme « Cilicie » ne comporte pas, comme le Lukka du second millénaire, une valeur extensive englobant des régions et des peuplades de culture et de langue identiques, à savoir louvites. Voici presque vingt ans, le professeur J.D. Hawkins suggérait que les colons 45. Hérodote, I, 72 fait d'ailleurs couler l'Halys à travers le pays des Ciliciens.

46. Strabon, XIII, 4, 6 ; XIV, 4, 3 ; XIV, 5, 21 : distinction entre les Ciliciens à Troie et ceux au-delà du Taurus ; on a parfois l'impression d'une confusion entre Lyciens et Ciliciens, les termes étant employés l'un pour l'autre.

47. Strabon, XIV, 4, 3: « Callinos (d'Éphése) affirme que Calchas est mort à

Claros et que les peuples ayant franchi le Taurus avec Mopsos, restérent en partie en

Pamphylie, et se dispersèrent pour l'autre partie, en Cilicie, en Syrie et méme en Phénicie ». Notons au passage les importantes implantations louvites en Syrie depuis le début du premier millénaire, cf. R. LEBRUN, « Aspects de la présence louvite en Syrie au VII siècle av. J.-C. », Transeuphratène 6 (1993), p. 13-25. Hérodote, VII, 91 déclare que les Pamphyliens sont les descendants des peuples conduits par

Amphilochos et Calchas au départ de Troie. 48. Ainsi, selon Hérodote, I, 72, les Cappadociens sont-ils appelés Σύριοι par les

Grecs ; Virgile désigne souvent les Troyens par le terme Phrygiens et Hérodote luiméme confond Κήτειοι 7

fréquemment

Syriens et Assyriens, ou encore qu'évoquait

le terme

L'IDENTITÉ DES TROYENS

161

grecs du premier millénaire, entrés tout d'abord en contact avec le Hilakku, avaient ensuite appliqué cette dénomination aux autres peuples

louvites des royaumes de Qué et de Tabal * ; ne pourrait-on ajouter : « et à l'ensemble du monde louvite » ? Κιλικία serait porteur, mutatis mutandis, d'un sens analogue à celui de « anglophone, francophone ». La Troie homérique aurait pu appartenir, ne füt-ce que partiellement, à ce monde louvite et il ne serait guére surprenant que des rescapés de la destruction de la cité se soient rendus dans le Sud auprès de populations parentes.

Addendum Dans le musée d'Ankara une coupe vient d'étre découverte portant l'inscription louvite hiéroglyphique suivante : «quand Tudbaliya (II) conquit Tar(a)-wa/i-za/i-wa/i ». Peut-être s'agit-il de Troie ! Cf. la communication parue dans Newsletter for Anatolian Studies, 11-12 décembre 1995, p. 5.

49. J.D. Hawks, s.v. « Hilakku », RlAss., 4. Bd, 1972-1975, p. 403.

Quaestiones Homericae

Descriptions dans l'Iliade

Frangoise Létoublon J'ai d'abord pensé traiter la description d'objets d'art chez Homére en partant d'une étude de la formule θαῦμα ἰδέσθαι, qui semble être l'une des expressions usuelles du « jugement esthétique » à l'époque archaïque '. Une relecture de l’Zliade m'a amenée à penser que cette approche était peut-être tributaire d'une conception de la description comme ekphrasis influencée par l'évolution de la littérature narrative grecque postérieure à Homère et par l'importance accordée par la tradition à la description du bouclier d'Achille au chant XVIII de l'/liade ?, et donc à revoir mon approche au profit d'une étude narratologique des passages descriptifs dans l'ensemble de l'épopée *, en limitant pour le moment le corpus étudié systématiquement à l'/liade, pour des raisons purement matérielles. Je commencerai par chercher s'il y a dans les descriptions homériques des caractéristiques formelles servant en quelque sorte de « marques » ; je m'intéresserai ensuite à la classification des « objets » décrits pour montrer 1. Voir LérouBLon (1987).

2. La bibliographie sur ce point est importante, à la suite de J. Borvin, Apologie d'Homére et bouclier d'Achille, Paris, 1715 (repr, Genève, Slatkine, 1970) et du fameux essai de LessmNo, Laokoon, oder über die Grenzen der Malerei und Poesie, 1766, in Gesammelte Werken, vol. V, P. πιὰ éd., Berlin, 1955 ; parmi les auteurs modernes, on citera essentiellement, dans l'ordre chronologique, W. SCHADEWALDT (1944), J.C. Muzs (1945), P. Læsscnurz (1953), Κ. RemmagDT (1961), G. DvuzrHomN (1962), A. YosumaA (1964), A. MoRARD (1965), H. Gracory (1970), K. FITTSCHEN (1973), G. KurMAN (1974), B. PeABopDy (1975), f. ANDERSEN (1976), H.A. GABRTNER (1976), K.J. Arcarry (1978), J.M. LvuN-GaonGE (1978), R. DgsaAYGENETTE (1979), O. Tarn (1980), M. Bmaup (1982) M. Parmi (1983), G.A. SAMONA (1983), E.B. αλκβιθον (1985), P.R. Hanpte (1985), DELRŒEU-HnrLérousLon (1984), LérouBLon (1987 et 1992), 1, Prapaup (1987), A.S. BECKER (1988), D. PzALoN (1988), C.S. Byrs (1992), T.K. HunaARD (1992), K. STANLEY (1993), sans compter les nombreux ouvrages où le passage joue un rôle secondaire dans l'analyse, non plus que les commentaires suivis de l'Jliade. 3. L'étude narratologique de l'/liade par 1.J.F. DE Joua (Narrators and Focali-

zers.

The presentation of the Story in the Iliad, Amsterdam,

concentre sur le récit, sans aborder les problémes de la description.

Grüner,

1987) se

164

F. LÉTOUBLON

que les êtres vivants sont en fait décrits comme des abjets, et détaillés par l'intermédiaire des objets qu'ils portent ou dont ils sont constitués. On s'interrogera en conclusion sur la validité de la notion d'ekphrasis à propos des textes de l'époque archaique. La relation des textes aux réalités qu'ils évoquent et aux témoignages archéologiques sera ici laissée de côté, mais on renverra pour tout ce qui touche à la guerre dans le monde homé-

rique à la mise au point due à H. Van Wees *. La lecture de la seule Iliade permet d'établir le corpus suivant ? : ch. I, 234-239, un sceptre, II, 100-109, le sceptre d'Agamemnon, II, 212-220, Thersite, III, 16-28, Páris langant un défi, III, 200-202, Ulysse, 209-224,

Ménélas et Ulysse, 229-231, Ajax et Idoménée, 328-338, armement de Páris, IV, 104-115, arc de Pandare, IV, 105-126, Diomede, VI, 230-236, armes échangées par Dioméde et Glaucos, 292-295, péplos offert par Hécube à Athéna, 318-322, Hector en armes, 469-470, son casque, VIII,

190-197, le bouclier de Nestor, 284-391, armement d'Athéna, IX,

186-

190, Achille à la cithare, X, 20-24 et 29-31, équipement de Nestor, puis

de Ménélas, 254-276, et 332-340, équipement de Dioméde et d'Ulysse, XI, 15-46, armement d'Agamemnon, 628-635, la coupe de Nestor, XIV, 166-189, Héra dans sa chambre, 346-351, la couche fleurie pour l'union de Zeus et Héra, XV, 18-25, Héra chátiée, 306-312, Apollon en armes, XVI,

130-154,

armement

de

Patrocle,

XVII,

426-442,

les

chevaux

d'Achille en deuil, XVIII, 82-85, les armes données à Patrocle, 369-371, la maison d'Héphaistos, 372-373, Héphaistos au travail, 373-379, les trépieds automates d'Héphaistos, 382-383, Charis, 389-390, le siège ou l'on fait s'asseoir Thétis, 410-418, Héphaistos et ses servantes d'or, 466-

467, la demande des nouvelles armes, 478-608, le bouclier d'Achille, 609613, les autres armes, XIX,

21-22,

la remise des armes à Achille, 365-

391, l'armement d'Achille, XX, 7-12, réunion des dieux dans la demeure de Zeus, XXII,

147-155, les sources du Scamandre et les lavoirs de Troie,

XXIII, 250-270, les funérailles de Patrocle, 280-284, le deuil des chevaux d'Achille, 326-333, le sèma servant de borne pour la course de chevaux, 740-749, les prix de la course, 826-829, 850-856, le prix du tir à l'arc, 884-886, le chaudron, XXIV, 93-94, le péplos de Thétis, 228-235, la rancon préparée par Priam, 265-280, la préparation du chariot équipé pour transporter Priam et la rançon d'Hector, 340-345, l'équipement d'Hermès, 4. H. VAN Wees (1992), en particulier pour les boucliers p. 17 à 20 : les boucliers grands et ronds en bronze décrits dans l'/liade sont absolument impossibles, et il n'a

existé dans la réalité que des boucliers de bronze petits et oblongs ou de grands boucliers ronds, mais non de bronze.

5. Il se peut naturellement que certains exemples m'aient échappé et que le lecteur ne soit pas d'accord sur la définition de tous les exemples retenus comme « descriptions ».

DESCRIPTIONS DANS L'ILIADE

165

390-400, Hermès se présente à Priam et lui décrit Hector, 527-533, les deux jarres de Zeus, 448-456, la baraque d’Achille et sa porte solide, 571590, remise de la rançon d'Hector et soins donnés au cadavre d'Hector :

une cinquantaine d'exemples environ, qui à ma connaissance n'ont jamais

été étudiés systématiquement dans cette optique ‘, probablement parce que la description de quelques

objets-phares,

le sceptre

d'Agamemnon,

la

coupe de Nestor et par-dessus tout le bouclier d'Achille, a pour ainsi dire

ébloui les lecteurs et pratiquement éclipsé la vision des autres objets. 1. Les critères de la description D'un point de vue théorique, on pourrait dire qu’il y a « description » à partir du moment où le nom d'un objet quelconque, ou son représentant, est accompagné d’une qualification : un adjectif peut à lui seul être descriptif. Comme il est bien difficile pour nous d'évaluer la qualité descriptive des adjectifs homériques, en particulier dans le cas des épithétes formulaires, nous n'avons retenu que les passages où la description nous a semblé un peu développée, sur un ou deux vers au minimum. Sans exclure évidemment la présence d'adjectifs, le modéle de description le plus courant chez Homère, à en croire les exemples de l'/liade du moins, nous a semblé l'énumération en forme de catalogue ". Pour des raisons évidentes de concentration, nous laisserons de cóté les grands catalogues de l’Iliade, celui des alliés achéens et troyens au chant II, celui de la Teichoscopie dans son ensemble et ceux des scenes d'aristeia : le chant II comporte bien une sorte de « description » des armées en présence (on a d'ailleurs dés l'Antiquité reproché à Homére de situer cette description statique dans la dixième année de la guerre), le chant III, où Hélène décrit à Priam les chefs ennemis, a encouru des critiques analo-

gues *, mais l'analyse d'ensemble nous entraînerait beaucoup trop loin du sujet à cerner, déjà trés ample. Quant aux scénes d'aristeia, elles me semblent se distinguer nettement de notre objet d'étude. 1.1. Description et catalogue En utilisant les analyses des scènes typiques due à Arendt et reprises par B. Fenik (1968), ainsi que la monographie de R.S. Shannon sur les armes d'Achille et la technique de composition de l'/liade, on distinguera en premier lieu la scéne d'armement du guerrier, dont le premier exemple

6. Sinon, en ce qui concerne les armes, par R.S. SuaNNoN (1975). 7. Nous soulignons par les caractères italiques les procédés

du

catalogue,

particules et numéraux. 8. On s'évertue à expliquer qu'Héléne jumeaux les Dioscures ...

n'ait pas appris la mort

de ses fréres

166

F. LÉTOUBLON

se présente à propos du fanfaron Páris (déjà décrit plus haut au moment où il langait son défi, avec la peau de panthère sur le dos) :

κντμῖδας μὲν πρῶτα περὶ κνήμῃσιν ἔθηκε καλάς, ἀργυρέοισιν ἐπισφυρίοις ἀραρυίας"

δεύτερον αὖ θῶρηκα περὶ στήθεσσιν ἔδυνεν οἷο κασιγνήτοιο Λυκάονος᾽ ἥρμοσε δ᾽ αὑτῷ.

ἀμφὶ δ᾽ ἄρ᾽ ὥμοισιν βάλετο ξίφος ἀργυρόηλον

χάλκεον, αὐτὰρ ἔπειτα σάκος μέγα τε στιβαρόν TE’ κρατὶ δ᾽ ἐπ᾿ ἰφθίμῳ κυνέην εὔτυκτον ἔθηκεν

{xrovpiv- δεινὸν δὲ λόφος καθύκερθεν Évevev

εἴλετο δ᾽ ἄλκιμον ἔγχος, ὅ οἱ καλάμηφιν ἀρήρει (TII, 328-33).

On assiste à l'armemement d'Ulysse et Diomède : "Ὡς εἰκόνθ᾽ ὅπλοισιν ἔνι δεινοῖσιν ἐδύτην.

Τυδεΐδῃ μὲν δῶκε μενεπτόλεμος Θρασυμήδης φάσγανον ἄμφηκες᾽ τὸ δ᾽ ἑὸν καρὰ νηῖ λέλεικτο: καὶ σάκος: ἀμφὶ δέ οἱ κυνέην κεφαλῆφιν ἔθηκε ταυρείην, ἄφαλόν τε καὶ ἄλλοφον, À τε καταῖτυξ κέκληται, ῥύεται δὲ κάρη θαλερῶν αἰζηῶν. Μηριόνης δ᾽ Ὀδυσῆϊ δίδου βιὸν ἠδὲ φαρέτρην καὶ ξίφος, ἀμφὶ δέ οἱ κυνέην κεφαλῆφιν ἔθηκε

ῥινοῦ ποιητήν πολέσιν δ᾽ ἔντοσθεν ἱμᾶσιν ἐντέτατο στερεῶς" ἔκτοσθε δὲ λευκοὶ ὀδόντες ἀργιόδοντος ὑὸς θαμέες ἔχον ἔνθα καὶ ἔνθα εὖ καὶ ἐπισταμένως: μέσσῃ δ᾽ ἐνὶ πῖλος ἀρήρει.

τήν ῥά ποτ᾽ ἐξ Ἐλεῶνος ᾿Αμύντορος Ὁρμενίδαο

ἐξέλετ᾽ Αὐτόλυκος πυκινὸν δόμον ἀντιτορήσας, Σκάνδειαν δ᾽ ἄρα δῶκε Κυθηρίῳ ᾿Αμφιδάμαντι ᾿Αμφιδάμας δὲ Μόλῳ δῶκε ξεινήϊον εἶναι, αὐτὰρ 0 Μηριόνῃ δῶκεν ὦ παιδὶ gopfivat δὴ τότ᾽ Ὀδυσσῆος κύκασεν κάρη ἀμφιτεθεῖσα (X, 254-271).

Puis, du côté troyen, à l'équipement de Dolon, l’homme-loup : αὐτίκα δ᾽ ἀμφ᾽ ὥμοισιν ἐβάλλετο καμπύλα τόξα, ἔσσατο ó' ἔκτοσθεν ῥινὸν πολιοῖο λύκοιο, ñ κρατὶ δ΄ ἐπὶ κτιδέην κυνέην, ἔλε δ᾽ ὀξὺν ἄκοντα, βῆ δ᾽ ἱέναι προτὶ νῆας ἀπὸ στρατοῦ: οὐδ᾽ ἄρ᾽ ἔμελλεν ἐλθὼν ἐκ νηῶν ἂψ Ἕκτορι μῦθον ἀποίσειν (X, 333-337).

L'équipement d' Agamemnon est donné en détail au chant XI ? : ᾿Ατρεΐδης δ᾽ ἐβόησεν ἰδὲ ζώννυσθαι ἄνωγεν ᾿Αργείους" ἐν δ᾽ αὑτὸς ἐδύσετο νώροκα χαλκόν.

κνημῖδας μὲν πρῶτα περὶ κνήμῃσιν ἔθηκε

καλὰς ἀργυρέοισιν ἐπισφυρίοις ἀραρυίας" δεύτερον αὖ θώρηκα περὶ στήθεσσιν ἔδυνε, τόν ποτέ οἱ Kivbpns δῶκε ξεινήϊον εἶναι. 9. Sur cette scène, voir B. Βενικ (1968), p. 78-79.

DESCRIPTIONS DANS L'ILIADE

167

κεύθετο γὰρ Κύκρον δὲ μέγα κλέος obvex' ᾿Αχαιοὶ ἐς Τροίην νήεσσιν ἀνακλεύσεσθαι ἔμελλον' τοὔνεκά οἱ τὸν δῶκε χαριζόμενος βασιλῆϊ τοῦ δ᾽ ἤτοι δέκα οἶμοι ἔσαν μέλανος κυάνοιο, δώδεκα δὲ χρυσοῖο καὶ εἴκοσι κασσιτέροιο" κυάνεοι δὲ δράκοντες ὀρωρέχατο προτὶ δειρὴν τρεῖς ἑκάτερθ᾽ ἴρισσιν ἐοικότες, ἄς τε Κρονίων

ἐν νέφεϊ στήριξε, τέρας μερόπων ἀνθρώκων. ἀμφὶ δ᾽ ἄρ᾽ ὥμοισιν βάλετο ξίφος" ἐν δέ οἱ fuot χρύσειοι κάμφαινον, ἀτὰρ περὶ κουλεὸν fiev ἀργύρεον χρυσέοισιν ἀορτήρεσσιν ἀρπρός. fj ἂν δ᾽ ἔλετ᾽ ἀμφιβρότην πολυδαίδαλον ἀσκίδα θοῦριν καλήν, ἣν πέρι μὲν κύκλοι δέκα χάλκεοι ἦσαν, ἐν δέ οἱ ὀμφαλοὶ ἦσαν ἐείκοσι κασσιτέροιο λευκοί, ἐν δὲ μέσοισιν ἔην μέλανος κυάνοιο. τῇ δ᾽ ἐπὶ μὲν Γοργὼ βλοσυρῶκις ἐστεφάνωτο δεινὸν δερκομένη, περὶ δὲ Δεῖμός τε Φόβος τε. τῆς δ᾽ ἐξ ἀργύρεος τελαμὼν fjv αὑτὰρ ἐπ᾽ αὐτοῦ κυάνεος ἐλέλικτο δράκων, κεφαλαὶ δέ οἱ ἦσαν

τρεῖς ἀμφιστρεφέες ἑνὸς αὐχένος ἐκπεφυνῖαι.

κρατὶ δ᾽ ἐπ᾿ ἀμφίφαλον κυνέην θέτο τετραφάληρον ἵπκουριν: δεινὸν δὲ λόφος καθύπερθεν ἕνενυεν. εἴλετο δ᾽ ἄλκιμα δοῦρε δύω κεκορυθμένα χαλκῷ ὀξέα: τῆλε δὲ χαλκὸς ἀπ᾿ αὐτόφιν οὐρανὸν εἴσω λάμκ᾽: ἐπὶ δ᾽ ἐγδούκησαν ᾿Αθηναίη τε καὶ Ἥρη τιμῶσαι βασιλῆα πολυχρύσοιο Μυκήνης (VI, 15-46).

Une scène d'armement est consacrée comme il se doit à Patrocle ἢ : Ὡς φάτο, Πάτροκλος δὲ κορύσσετο νώροκι χαλκῷ.

κνημῖδας μὲν πρῶτα περὶ κνήμῃσιν ἔθηκε

καλάς, ἀργυρέοισιν ἐπισφυρίοις ἀραρυίας" δεύτερον αὖ θώρηκα περὶ στήθεσσιν ἔδυνε

ποικίλον ἀστερόεντα ποδώκεος Αἰακίδαο.

ἀμφὶ δ᾽ ἄρ᾽ ὥμοισιν βάλετο ξίφος ἀργυρόηλον

χάλκεον, αὐτὰρ ἔπειτα σάκος μέγα τε στιβαρόν te κρατὶ δ᾽ &x' ἰφθίμῳ κυνέην εὔτυκτον ἔθηκεν lkxovpiv: δεινὸν δὲ λόφος καθύπερθεν Évevev. εἴλετο δ᾽ ἄλκιμα δοῦρε, τά οἱ καλάμπφιν ἀρήρει.

ἔγχος δ᾽ οὐχ ἔλετ'᾽ οἷον ἀμύμονος Αἰακίδαο βριθὺ μέγα στιβαρόν’ τὸ μὲν où δύνατ᾽ ἄλλος ᾿Αχαιῶν κάλλειν, ἀλλά μιν οἷος ἐπίστατο πῆλαι ᾿Αχιλλεὺς Πηλιάδα μελίην, τὴν κατρὶ φίλῳ πόρε Χείρων Πηλίου ἐκ κορυφῆς, φόνον ἔμμεναι ἡρώεσσιν. ἴχκους δ᾽ Αὐτομέδοντα θοῶς ζευγνῦμεν ἄνωγε, τὸν μετ᾽ ᾿Αχιλλῆα ῥηξήνορα tie μάλιστα,

πιστότατος δέ οἱ ἔσκε μάχῃ ἔνι μεῖναι ὁμοκλήν.

τῷ δὲ καὶ Αὐτομέδων ὕπαγε ζυγὸν σκέας ἵππους 10. Voir Fenx (1968), p. 191.

168

F. LÉTOUBLON Ξάνθον καὶ Βαλίαν, τὼ ἅμα πνοιῇσι πετέσθην, τοὺς ἔτεκε Ζεφύρῳ ἀνέμῳ Αρκνια Ποδάργη βοσκομένη λειμῶνι παρὰ ῥόον Ὠκεανοῖο. ἐν δὲ καρτορίῃσιν ἀμύμονα Πήδασον teu τόν ῥά ποτ᾽ Ἠετίωνος ἑλὼν πόλιν ἤγαγ᾽ ᾿Αχιλλεῦς, ὃς καὶ θνητὸς ἐὼν ἔπεθ᾽ ἴκποις ἀθανάτοισι (XVI, 130-154).

Et le « morceau de bravoure » attendu après la nuit passée dans la forge d'Héphaistos au chant XVIII est bien sûr celle de l'armement d'Achille !! : δύσετο δῶρα θεοῦ, τά ol Ἥφαιστος κάμε τεύχων.

κντμῖδας μὲν πρῶτα κερὶ κνήμῃσιν ἔθηκε καλὰς ἀργυρέοισιν ἐκισφυρίοις ἀραρυίας:

δεύτερον αὖ θώρηκα περὶ στήθεσσιν ἔδυνεν.

ἀμφὶ δ᾽ ἄρ᾽ ὥμοισιν βάλετο ξίφος ἀργυρόηλον χάλκεον αὐτὰρ Exevta σάκος μέγα τε στιβαρόν τε εἴλετο, τοῦ δ᾽ ἀκάνευθε σέλας γένετ᾽ Tite μήνης. ὡς δ᾽ ὅτ᾽ ἂν ἐκ πόντοιο σέλας ναύὑτῃσι φανήῃ καιομένοιο πυρός. τό τε καίεται ὑψόθ᾽ ὄρεσφι σταθμῷ ἐν οἱοπόλφ᾽ τοὺς δ᾽ οὐκ ἐθέλοντας ἄελλαι κόντον ἐπ᾽ ἰχθυόεντα φίλων ἀπάνενθε φέρουσιν. ὡς àx' ᾿Αχιλλῆος σάκεος σέλας αἰθέρ᾽ ἵκανε καλοῦ δαιδαλέου: περὶ δὲ τρυφάλειαν ἀείρας κρατὶ θέτο βριαρήῆν. À δ᾽ ἀστὴρ ὥς ἀπέλαμπεν ἵκπκουρις τρυφάλεια, περισσείοντο δ᾽ ἔθειραι

χρύσεαι, ἃς Ἥφαιστος ἵει λόφον ἀμφὶ θαμειάς. πειρήθη δ᾽ ἔο αὐτοῦ ἐν ἔντεσι δῖος ᾿Αχιλλεύς. εἰ οἷ ἐφαρμόσσειε καὶ ἐντρέχοι ἀγλαὰ vota: τῷ δ᾽ εὖτε πτερὰ γίγνετ᾽, ἄειρε δὲ ποιμένα λαῶν. ἐκ δ᾽ ἄρα σύριγγος κατρώϊον ἐσπάσατ᾽ ἔγχοσ βριθὺ μέγα στιβαρόν’ τὸ μὲν où δύνατ᾽ ἄλλος ᾿Αχαιῶν πάλλειν, ἀλλά μιν οἷος ἐπίστατο xfj. 'Ayu EOS Πηλιάδα μελίην, τὴν πατρὶ φίλῳ κόρε Χείρων Πηλίου ἐκ κορυφῆς φόνον ἔμμεναι ἡρώεσσιν (ΧΙΧ, 368-391).

Dans quelques exemples très comparables, le héros épique se prépare pour tenir conseil à peu près de la même manière que s’il partait pour le combat (en prenant une arme en particulier) : ὀρθωθεὶς δ᾽ ἔνδυνε περὶ στήθεσσι χιτῶνα, ποσσὶ δ᾽ ὑκὸ λικαροῖσιν ἐδήσατο καλὰ κέδιλα, ἀμφὶ δ᾽ ἔπειτα δαφοινὸν ἑέσσατο δέρμα λέοντος αἴθωνος μεγάλοιο ποδηνεκές, εἴλετο δ᾽ ἔγχος (Χ, 21-24). καρδαλέῃ μὲν πρῶτα μετάφρενον εὑρὺ κάλυψε ποικίλῃ, αὐτὰρ éri στεφάνην κεφαλῆφιν ἀείρας θήκατο χαλκείην, δόρυ δ᾽ εἴλετο χειρὶ καχείῃ (X, 29-31). 11. Nous reviendrons plus loin sur le caractère formulaire de ces scènes.

DESCRIPTIONS DANS L'ILIADE

169

Parmi ces scènes d'armement, on discerne l'importance qu'attachent les aedes à celle qui met en scène Achille au chant XIX, ne serait-ce qu'au nombre des vers qui lui sont consacrés. La présence de deux comparaisons dans la scène me

semble un trait remarquable

(374-380 et 381-382,

les

deux comparaisons de types différents étant peut-étre aussi à considérer comme relevant d'un phénomène stylistique de variation esthétique). On pourrait considérer les descriptions de guerriers en armes comme une sous-catégorie d'un type « description de héros épique » :

Défi de Páris ? : Τρωσὶν μὲν πκρομάχιζεν ᾿Αλέξανδρος θεοειδὴς πκαρδαλέην ὥμοισιν ἔχων καὶ καμπύλα τόξα καὶ ξίφος: αὐτάρ δοῦρε δύω κεκορυθμένα χαλκῷ πάλλων ᾿Αργείων προκαλίζετο πάντας ἀρίστους ἀντίβιον μαχέσασθαι ἐν αἰνῇ δηϊοτῆτι (III, 16-28). Diomède : δαῖέ οἱ ἐκ κόρυθός τε καὶ ἀσκίδος ἀκάματον πῦρ ἀστέρ᾽ ὀπωρινῷ ἐναλίγκιον, ὅς τε μάλιστα λαμπρὸν καμφαίνῃσι λελουμένος σκεανοῖο᾽ τοῖόν οἱ πῦρ δαῖεν ἀπὸ κρατός τε καὶ uv, dpoe δέ μιν κατὰ μέσσον ὅθι κλεῖστοι κλονέοντο (V, 4-8). Hector en armes : ἔνθ᾽ Ἕκτωρ εἰσῆλθε Art φίλος, ἐν δ᾽ ἄρα χειρὶ À ἔγχος ἔχ᾽ Evbexáxqxv πάροιθε δὲ λάμπετο δουρὸς αἰχμὴ χαλκείη, περὶ δὲ χρύσεος θέε πόρκτε.

τὸν δ᾽ εὗρ᾽ ἐν θαλάμῳ περικαλλέα τεύχε᾽ ἕκοντα ἀσκίδα καὶ θώρηκα, καὶ ἀγκύλα τόξ᾽ ἀφόωντα (VI, 318-322). [..] πρόσθεν δὲ xi αὐτοῦ Φοῖβος 'AxóXAov ἐμένος ditouv νεφέλην, ἔχε δ᾽ αἰγίδα θοῦριν δεινὴν ἀμφιδάσειαν ἀριπρεπέ᾽, ἣν ἄρα χαλκεὺς Ἥφαιστος Διὶ δῶκε φορήμεναι ἐς φύβον ἀνδρῶν" τὴν ἄρ᾽ ὅ γ᾽ ἐν χείρεσσιν ἔχων ἡγήσατο Xov (XVI, 307-312).

Des scènes d'armement et des descriptions de guerriers en armes, on rapprochera d’autres descriptions en forme de catalogues, concernant des bumains ou des dieux accomplissant des actes non guerriers, des femmes ou des messagers se préparant pour un acte important du récit épique en particulier : Hécube prépare un péplos à offrir à Athéna :

12. Sur cette scène de défi, voir LérouBLon, REG96 (1983), p. 27-48.

« Défi et combat dans l’Jliade »,

170

F. LÉTOUBLON τῶν ἕν᾽ ἀειραμένη Ἐκάβη φέρε δῶρον ᾿Αθήνῃ, ὃς κάλλιστος ἔην ποικίλμασιν ἠδὲ μέγιστος,

ἀστὴρ δ᾽ ὡς ἀπέλαμπεν᾽ ἔκειτο δὲ νείατος ἄλλων (VI, 293-295).

Héra se prépare pour la scène de séduction de son mari : βῆ δ᾽ ἵμεν ἐς θάλαμον, τόν ol φίλος υἱὸς ἔτευξεν Ἥφαιστος, κυκινὰς δὲ θύρας σταθμοῖσιν ἐπῆρσε κληῖιδι κρυπτῇ, τὴν δ᾽ où θεὸς ἄλλος ἀνῷγεν' ἔνθ᾽ À γ᾽ εἰσελθοῦσα θύρας ἐπέθηκε φαεινάς.

ἀμβροσίῃ μὲν κρῶτον ἀπὸ χροὸς ἱμερόεντος

λύματα πάντα κάθηρεν, ἀλείψατο δὲ Aix ἐλαίῳ

ἀμβροσίῳ ἐδανῷ, τό ῥά οἱ τεθυωμένον fiev

τοῦ καὶ κινυμένοιο Διὸς κατὰ χαλκοβατὲς δῶ ἔμπης ἐς γαῖάν τε καὶ οὐρανὸν ἵκετ᾽ tuf

τῷ ῥ᾽ fi γε χρόα καλὸν ἀλειψαμένη ἰδὲ χαίτας πεξαμένη χερσὶ πλοκάμους ἔπλεξε φαεινοὺς

καλοὺς ἀμβροσίους ἐκ κράατος ἀθανάτοιο. ἀμφὶ δ᾽ ἄρ᾽ ἀμβρόσιον ἑανὸν ἔσαθ᾽, 6v οἱ ᾿Αθήνη ἔξυσ᾽ ἀσκήσασα, τίθει δ᾽ ἐνὶ δαίδαλα κολλά: χρυσείῃς δ᾽ ἐνετῇσι κατὰ στῆθος κερονᾶτο. ζώσατο δὲ ζώνῃ ἑκατὸν θυσάνοις ἀραρυίῃ.

ἐν 5 ἄρα ἕρματα ἧκεν ἐντρήτοισι χοβοῖσι τρίγληνα μορόεντα᾽ χάρις δ᾽ ἀπελάμπετο πολλή. κρηδέμνῳ δ᾽ ἐφύκερθε καλύψατο δῖα θεάων καλῷ νηγατέφ' λευκὸν δ᾽ ἦν ἠέλιος ὥς: ποσσὶ δ᾽ ὑπὸ λιπαροῖσιν ἐδήσατο καλὰ πέδιλα. αὐτὰρ ἐπεὶ δὴ κάντα περὶ χροῖ θήκατο κόσμον βῆ P ἵμεν ἐκ θαλάμοιο, καλεσσαμένη δ᾽ ᾿Αφροδίτην τῶν ἄλλων ἀπάνευθε θεῶν πρὸς μῦθον ἔειπε (XIV, 166-189). *H, καὶ ἀπὸ στήθεσφιν ἐλύσατο κεστὸν ἱμάντα ποικίλον, ἔνθα δέ οἱ θελκτήρια πάντα τέτυκτο᾽

ἔνθ᾽ En μὲν φιλότης, ἐν δ᾽ ἵμερος, ἐν δ᾽ ὀαριστὺς κάρφασις, À τ᾽ ἔκλεψε νόον πύκα περ φρονεόντων. τόν ῥά οἱ ἔμβαλε χερσὶν ἔπος τ᾽ ἔφατ᾽ Ex τ΄ ὀνόμαζε (XIV, 214-218).

Puis Zeus prépare la couche nuptiale

:

"H fa καὶ ἀγκὰς ἔμαρκτε Κρόνου καῖς ἣν καράκοιτιν. τοῖσι δ᾽ ὑπὸ χθὼν δῖα φύεν νεοθηλέα ποίην,

λωτόν θ᾽ ἑρσήεντα ἰδὲ κρόκον ἠδ᾽ ὑάκινθον πυκνὸν καὶ μαλακόν, ὃς ἀπὸ χθονὸς ὑψόσ᾽ ἕεργε. τῷ ἕνι λεξάσθην, ἐπὶ δὲ νεφέλην ἔσσαντο καλὴν χρυσείην στιλκναὶ δ᾽ ἀκέκιπτον Éepco (XIV, 346-351).

Héphaistos s'équipe pour recevoir Thétis que son épouse Charis a déjà

fait asseoir : *H, καὶ ἀπ᾽ ἀκμοθέτοιο xéAop αἴητον ἀνέστη χωλεύων᾽ ὑπὸ δὲ κνῆμαι ῥώοντο ἀραιαί. φύσας μένῥ᾽ ἀκάνευθε τίθει πυρός, ὅκλά τε πάντα

DESCRIPTIONS DANS L'ILIADE

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λάρνακ᾽ ἐς ἀργυρέην συλλέξατο, τοῖς ἐπονεῖτο:

σπόγγῳ δ᾽ ἀμφὶ πρόσωκα καὶ ἄμφω χεῖρ᾽ ἀπομόργνυ

αὐχένα τε στιβαρὸν καὶ στήθεα λαχνήεντα, δῦ δὲ χιτῶν᾽, ἔλε δὲ σκῆπτρον παχύ, βῆ δὲ θύραζε χωλεύων' ὑπὸ δ᾽ ἀμφίπολοι ῥώοντο ἄνακτι χρύσειαι ζωῇσι νεήνισιν εἰοικυῖαι (XVIII, 410-418).

Achille fait préparer le bûcher funèbre de Patrocle : πρῶτον μὲν κατὰ κυρκαϊὴν σβέσαν αἴθοπι οἴνῳ ὅσσον ἐπὶ φλὸξ ἦλθε, βαθεῖα δὲ xáxxece τέφρτ κλαίοντες δ᾽ ἑτάροιο évnéog ὀστέα λευκὰ ἄλλεγον ἐς χρυσέην φιάλην καὶ δίπλακα δημόν, ἐν κλισίῃσι δὲ θέντες ἑανῷ λιτὶ x vyav τορνώσαντο δὲ σῆμα θεμείλιά τε προβάλοντο ἀμφὶ xvopfiv εἴθαρ δὲ χυτὴν ἐπὶ γαῖαν Éyevav, χεύαντες δὲ τὸ σῆμα κάλιν κίον. αὑτὰρ ᾿Αχιλλεὺς νηῶν δ᾽ ἔκφερ᾽ ἄεθλα λέβητάς τε τρίποδάς τε ἵκκους͵ θ᾽ ἡμιόνους τε βοῶν τ᾽ ἴφθιμα κάρηνα, ἠδὲ γυναῖκας ἐϊνζώνους πολιόν τε σίδηρον. Ἱπκεῦσιν μὲν πρῶτα ποδώκεσιν ἀγλά᾽ ἄεθλα θῆκε γυναῖκα ἄγεσθαι ἀμύμονα ἔργα ἰδυῖαν

καὶ τρίποδ᾽ στῴεντα δυωκαιεικοσίμετρον τῷ πρώτῳ΄ ἀτὰρ αὖ τῷ δευτέρῳ ἵκπον ἔθηκεν ἐξέτε᾽ ἀδμήτην βρέφος ἡμίονον κυέουσαν᾽ αὑτὰρ τῷ τριτάτῳ ἄπυρον κατέθηκε λέβητα καλὸν τέσσαρα μέτρα κεχανδότα λευκὸν ἔτ᾽ αὕτως" τῷ δὲ τετάρτῳ θῆκε δύω χρυσοῖο τάλαντα, πέμπτῳ δ᾽ ἀμφίθετον φιάλην ἀπύρωτον ἔϑηκε (XXIII, 250-270).

Le méme

Achille prépare les prix des concours en l'honneur de

Patrocle: Πηλεΐδης δ᾽ aty' ἄλλα τίθει ταχυτῆτος ἄεθλα

ἀργύρεον κρητῆρα τετυγμένον᾽ B5 δ᾽ ἄρα μέτρα

χάνδανεν, αὐτὰρ κάλλει ἐνίκα πᾶσαν ἐπ᾽ alav πολλόν, ἐπεὶ Σιδόνες κολυδαίδαλοι εὖ ἤσκησαν, Φοίνικες δ᾽ ἄγον ἄνδρες ἐπ᾽ ἠεροειδέα πόντον, στῆσαν δ᾽ ἐν λιμένεσσι, Θόαντι δὲ δῶρον ἔδωκαν"

υἷος δὲ Πριάμοιο Λυκάονος ὦνον ἔδωκε Πατρόκλῳ pot Ἰησονίδης Εὔνηος. καὶ τὸν ᾿Αχιλλεὺς θῆκεν ἄεθλον οὗ ἑτάροιο, ὅς τις ἐλαφρότατος ποσσὶ κραιπνοῖσι πέλοιτο XII, 740-749). Αὐτὰρ Πηλεΐδης θῆκεν σόλον αὑτοχόωνον

ὃν πρὶν μὲν ῥίπτασκε μέγα σθένος Ἡετίωνος" ἀλλ᾽ ἤτοι τὸν ἔπεφνε ποδάρκης δῖος ᾿Αχιλλεύς, τὸν δ᾽ ἄγετ᾽ ἐν νήεσσι σὺν ἄλλοισι κτεάτεσσι (826-829). Αὐτὰρ ὃ τοξευτῇσι τίθει ἰόεντα σίδηρον,

κὰδ δ᾽ ἐτίθει δέκα μὲν πκελέκεας, δέκα δ᾽ ἡμιπέλεκκα,

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F. LÉTOUBLON

ἱστὸν δ᾽ ἔστησεν νηὸς κυανοπρῴροιο τηλοῦ ἐπὶ ψαμάθοις, ἐκ δὲ τρήρωνα πέλειαν

λεπτῇ μηρίνθῳ δῆσεν ποδός, ἧς ἄῤ ἀνώγει

τοξεύειν" ὃς μέν κε βάλῃ τρήρωνα κέλειαν, πάντας ἀειράμενος πελέκεας οἶκον δὲ φερέσθω (850-854). Αὐτὰρ Πηλεΐδης κατὰ μὲν δολιχόσκιον ἔγχος, κὰδ δὲ λέβητ᾽ ἄπυρον βοὸς ἄξιον ἀνθεμόεντα θῆκ᾽ ἐς ἀγῶνα φέρων' καί ῥ᾽ ἥμονες ἄνδρες ἀνέσταν' Πηλεΐδης δ᾽ aly ἄλλα τίθει ταχυτῆτος ἄεθλα

ἀργύρεον κρητῆρα τετυγμένον" ἐξ δ΄ ἄρα μέτρα

χάνδανεν, αὐτὰρ κάλλει ἐνίκα πᾶσαν ἐπ᾽ αἷαν κολλόν, ἐπεὶ Σιδόνες πολυδαίδαλοι εὖ ἤσκησαν, Φοίνικες δ᾽ ἄγον ἄνδρες ἐπ᾽ ἠεροειδέα κόντον, στῆσαν δ᾽ ἐν λιμένεσσι, Θόαντι δὲ δῶρον ἔδωκαν.

υἷος δὲ Πριάμοιο Λυκάονος ὦνον ἔδωκε Πατρόκλῳ ἥρωϊ Ἰησονίδης Ebvnos. καὶ τὸν ᾿Αχιλλεὺς θῆκεν ἄεθλον οὗ ἑτάροιο, ὅς τις ἐλαφρότατος ποσσὶ κραικνοῖσι κέλοιτο (884-886).

Thétis, après le message de Zeus, se prépare à aller voir son fils : ^fi; ἄρα φωνήσασα κάλυμμ᾽ EXe δῖα θεάων κυάνεον, τοῦ δ᾽ οὗ τι μελάντερον ἔπλετο ἔσθος (XXIV, 93-94).

Priam se prépare à quitter Troie avec la rançon d'Hector : "H xai φωριαμῶν ἐπιθήματα κάλ᾽ &viqyev ἔνθεν δώδεκα μὲν περικαλλέας ἔξελε πέκλους, δώδεκα δ᾽ ἁπλοΐδας χλαίνας, τόσσους δὲ τάπητας, τόσσα δὲ φάρεα λευκά, τόσους ó ἐπὶ τοῖσι χιτῶνας. χρυσοῦ δὲ στήσας ἔφερεν δέκα πάντα τάλαντα, ἐκ δὲ δύ᾽ αἴθωνας τρίποδας, κίσυρας δὲ λέβητας,

ἐκ δὲ δέπας περικαλλές, ὅ οἱ Θρῇκες πόρον ἄνδρες ἐξεσίην ἐλθόντι μέγα κτέρας (ΧΧΙ͂Ν, 228-235).

Hermès s'équipe pour accompagner Priam : αὐτίκ᾽ ἔπειθ᾽ ὑπὸ ποσσὶν ἐδήσατο καλὰ πέδιλα ἀμβρόσια χρύσεια, τά μὶν φέρον ἠμὲν ἐφ᾽ ὑγρὴν ^5 ἐπ᾿ ἀκείρονα γαῖαν ἅμα κπνοιῇς ἀνέμοιο: τὴν μετὰ χερσὶν ἔχων πέτετο κρατὺς ᾿Αργειφόντης (XXTV, 340-345)

et Achille fait préparer la couche de Priam : Ἢ ῥ᾽, ᾿Αχιλεὺς δ᾽ ἑτάροισιν ἰδὲ δμῳῇσι κέλευσε δέμνι᾽ ὑπ᾽ αἰθούσῃ θέμεναι καὶ ῥήγεα καλὰ πορφύρε᾽ ἐμβαλέειν, στορέσαι τ᾽ ἐφύκερθε τάπητας, χλαίνας τ᾽ ἐνθέμεναι οὔλας καθύκερθεν ἔσασθαι. αἷ 5 ἴσαν ἐκ μεγάροιο δάος μετὰ χερσὶν ἔχουσαι,

αἶψα δ᾽ ἄρα στόρεσαν δοιὼ λέχε᾽ ἐγκονέουσαι. καὶ τά γε χρυσείην ἐς λάρνακα θῆκαν ἑλόντες πορφυρέοις πέκλοισι καλύψαντες μαλακοῖσιν (XXIV, 643-).

DESCRIPTIONS DANS L'ILIADE

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1.2. Description et « décrochement syntaxique » Pour nous en tenir encore à l'aspect formel des descriptions, il me semble que l'un des traits assez constants est dans les exemples relevés est la présence d'une proposition relative ou d'une proposition introduite par

un anaphorique ἢ, constituant dans la syntaxe de la phrase une sorte de décrochement ou si l'on préfère, d'« embrayage » que l'on pourrait appeler descriptif, en rappelant la définition par Benveniste de la proposition rela-

tive comme

«adjectif syntaxique » ^. On citera les exemples qui me

semblent pertinents dans l'ordre du corpus en soulignant les termes considérés comme caractéristiques par les caractères italiques : (1, 234-235) voi μὰ τόδε σκῆκτρον, τὸ μὲν οὔ note φύλλα xal ὄζους φύσει, ἐπεὶ δὴ πρῶτα τομὴν ἐν ὄρεσσι λέλοιπεν, (II, 101) ἔστη σκῆκτρον ἔχων τὸ μὲν Ἥφαιστος κάμε τεύχων. ' (II, 212-214) Θερσίτης δ᾽ ἔτι μοῦνος ἀμετροεκὴς ἑκολῴφα, ὃς ἔπεα φρεσὶν floiv ἄκοσμά τε πολλά τε ἤδη μάψ, ἀτὰρ οὐ κατὰ κόσμον, ἐριζέμεναι βασιλεῦσιν, (III, 200-202) οὗτος δ᾽ αὖ Λαερτιάδης πολύμητις Ὀδυσσεύς,

ὃς τράφη ἐν δήμῳ Ἰθάκης κραναῆς περ ἐούσης

εἰδὼς παντοίους τε δόλους καὶ μήδεα πυκνά.

(IV, 105-108) αὐτίκ᾽ ἐσύλα τόξον ἐΐξοον ἱξάλου αἰγὸς ἀγρίου, ὅν ῥά ποτ᾽ αὐτὸς ὑπὸ στέρνοιο τυχήσας πκέτργς, ἐκβαίνοντα δεδεγμένος ἐν προδοκῇσι βεβλήκει πρὸς στῆθος" ὃ δ᾽ ὕπτιος ἔμπεσε πέτργι (VI, 293-295) τῶν ἕν᾽ ἀειραμένη Ἐκάβη φέρε δῶρον ᾿Αθήνῃ,

ὃς κάλλιστος ἔην ποικίλμασιν ἠδὲ μέγιστος,

ἀστὴρ δ᾽ ὡς ἀκέλαμπεν ἔκειτο δὲ νείατος ἄλλων. (V1, 318-322) ἔνθ᾽ Ἕκτωρ εἰσῆλθε Διῖ φίλος, ἐν δ᾽ ἄρα χειρὶ ἔγχος ἔχ᾽ ἐνδεκάπηχνυ' πάροιθε δὲ λάμπετο δουρὸς αἰχμὴ χαλκείη, περὶ δὲ χρύσεος 06e πόρκης. τὸν δ᾽ £op' ἐν θαλάμῳ περικαλλέα τεὐχέ ἕποντα

ἀσπίδα καὶ θώρηκα, καὶ ἀγκύλα τόξ᾽ ἀφόωντα"

(VIII, 192-193) ἀσπίδα Νεστορέην, τῆς νῦν κλέος οὐρανὸν ἵκει πᾶσαν χρυσείην ἔμεναι, κανόνας τε καὶ αὑτήν, (VIII, 385-386) κέπλον μὲν κατέχενεν ἑανὸν πατρὸς ἐπ᾽ οὔδει κοικίλον, ὅν ῥ' αὑτὴ ποιήσατο καὶ κάμε χερσίν, 13. La relation entre relative et anaphore est un phénomène linguistique bien connu. 14. E. BENvENISTE, « La phrase relative, problème de syntaxe générale », BSL 53 (1957-1958), article repr. dans Problèmes de linguistique générale, Paris, Gallimard,

1966, p. 208-222.

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F. LÉTOUBLON

(IX, 186-188) τὸν δ᾽ εὗρον φρένα τερκόμενον φόρμιγγι A wein καλῇ δαιδαλέῃ, ἐπὶ δ᾽ ἀργύρεον ζυγὸν fiev, τὴν ἄρετ᾽ ἐξ ἐνάρων πόλιν Ἠετίωνος óA£ocag: (X, 261-262 [...] 266-267) ... ἀμφὶ δέ οἱ κυνέην κεφαλῆφιν ἔθηκε

ῥινοῦ ποιητήν: [...]

τήνῥά ποτ᾽ ἐξ Ἐλεῶνος ᾿Αμύντορος Ὁρμενίδαο

ἐξέλετ᾽ Αὐτόλυκος κυκινὸν δόμον ἀντιτορήσας,

(ΧΙ, 19-20) δεύτερον αὖ θώρηκα κερὶ στήθεσσιν ἔδυνε, τόν ποτέ οἱ Κινύρης δῶκε ξεινήϊον εἶναι.

(ΧΙ, 632-633) κὰρ δὲ δέκας περικαλλές, 6 οἴκοθεν ἦγ᾽ ὁ γεραιός,

χρυσείοις ἥλοισι κεπκαρμένον. [...]

(XIV, 166-167) βῆ δ᾽ ἵμεν ἐς θάλαμον, τόν οἱ φίλος υἱὸς ἔτευξεν Ἥφαιστος, [...] (XIV, 178-170) ἀμφὶ δ᾽ ἀῤ ἀμβρόσιον ἑανὸν ἔσαθ᾽, ὅν οἱ ᾿Αθήνη ἔξυσ᾽ ἀσκήσασα, τίθει δ᾽ ἑνὶ δαίδαλα πολλά:

(XIV, 214-218) Ἦ, καὶ ἀπὸ στήθεσφιν ἐλύσατο κεστὸν ἱμάντα ποικίλον, ἔνθα δέ οἱ θελκτήρια κάντα τέτυκτο“ ἔνθ᾽ ἕνι μὲν φιλότης, ἐνδ᾽ ἵμερος, ἐνδ΄ δαριστὺς κάρφασις, f| τ᾽ ἔκλεψε νόον πύκα περ φρονεόντων. τόν ῥά οἱ ἔμβαλε χερσὶν ἔπος «' ἔφατ᾽ ἔκ t' ὀνόμαζε᾽ (XV, 306-310) [...] ἔχε δ᾽ αἰγίδα θοῦριν δεινὴν ἀμφιδάσειαν ἀριπρεπξ, ἣν ἄρα χαλκεὺς Ἥφαιστος Διὶ δῶκε φορήμεναι ἐς φόβον ἀνδρῶν.

(XVI, 139) εἵλετο δ᾽ ἄλκιμα δοῦρε, τά οἱ καλάμηφιν ἀρήρει.

(XVI, 140-142) ἔγχος δ᾽ οὐχ ἔλετ᾽ οἷον ἀμύμονος Αἰακίδαο βριθὺ μέγα στιβαρόν. τὸ μὲν où δύνατ᾽ ἄλλος ᾿Αχαιῶν κάλλειν, ἀλλά uiv οἷος ἐπίστατο xfj ᾿Αχιλλεὺς (XVI, 143-144) Πηλιάδα μελίην, τὴν πατρὶ φίλῳ πόρε Χείρων Πηλίου ἐκ κορυφῆς, φόνον ἔμμεναι ἡρώεσσιν.

(XVI, 149-150) Ξάνθον καὶ Βαλίον, τὸ ἅμα κνοιῇσι πετέσθην, τοὺς ἔτεκε Ζεφύρῳ ἀνέμῳ "Apto Ποδάργη (XVI, 152-154) ἐν δὲ rapnopinoiv ἀμύμονα Πήδασον tet, τόν ῥά ποτ᾽ Ἠετίωνος ἑλὼν πόλιν ἤγαγ᾽ ᾿Αχιλλεύς,

ὃς καὶ θνητὸς ἑὼν ἔπεθ᾽ ἵπποις ἀθανάτοισι. (XVIII, 82)1..] τεύχεα δ᾽ Ἕκτωρ

δῃώσας ἀπέδυσε πελώρια θαῦμα ἰδέσθαι καλά’ τά μὲν Πηλῆϊ θεοὶ δόσαν ἀγλαὰ δῶρα

(XVIII, 369-371) Ἡφαίστου δ᾽ ἴκανε δόμον Θέτις ἀργυρόκεζα ἄφθιτον ἀστερόεντα μεταπρεπέ᾽ ἀθανάτοισι χάλκεον, ὅν ῥ᾽ αὑτὸς κοιήσατο κυλλοκοδίων.

DESCRIPTIONS DANS L'ILIADE

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(X, 372-375) [...] τρίποδας γὰρ ἐείκοσι πάντας Étevxev ἑστάμεναι περὶ τοῖχον éootaféoc μεγάροιο, χρύσεα δέ op ὑκὸ κύκλα ἑκάστῳ πυθμένι θῆκεν, (XIX, 378-379) ot δ᾽ ἤτοι τόσσον μὲν ἔχον τέλος, οὔατα δ᾽ οὔ xo δαιδάλεα προσέκειτο τά ῥ᾽ ἤρτυε, xóxte δὲ δεσμούς. (XIX, 368-370) δύσετο δῶρα θεοῦ, τά οἱ “Ἥφαιστος κάμε τεύχων. (XIX, 373-379) [...] αὐτὰρ ἔπειτα σάκος μέγα τε στιβαρόν τε εἴλετο, τοῦ δ᾽ ἀκάνευθε σέλας γένετ᾽ ἠῦτε μήνης. ὡς δ᾽ ὅτ᾽ ἂν ἐκ κόντοιο σέλας ναύτῃσι φανήῃ

καιομένοιο πυρός, [...]

ὡς &X ᾿Αχιλλῆος σάκεος σέλας αἰθέῤ ἵκανε (XIX, 382-383) [...] περισσείοντο δ᾽ ἔθειραι χρύσεαι, dg “Ἥφαιστος Let λόφον ἀμφὶ θαμειάς. (XIX, 388-391) ἐκ δ᾽ ἄρα σύριγγος κατρώϊον ἐσπάσατ᾽ ἔγχος βριθὺ μέγα στιβαρόν' τὸ μὲν où δύνατ᾽ ἄλλος ᾿Αχαιῶν κάλλειν, ἀλλά uiv οἷος ἐπίστατο πῆλαι ᾿Αχιλλεύς" Πηλιάδα μελίην, τὴν κατρὶ φίλῳ πόρε Χείρων Πηλίου ἐκ κορυφῆς φόνον ἔμμεναι fipóecciv (XX, 147-148) κρουνὼ δ᾽ ἵκανον καλλιρρόω᾽ ἔνθα δὲ πηγαὶ δοιαὶ ἀναΐσσουσι Σκαμάνδρου δινήεντος. (XXII, 327-333) ἔστηκε ξύλον αὖον ὅσον τ᾽ ὄργυι᾽ ὑπὲρ αἴης ἢ δρυὸς ἢ πεύκης τὸ μὲν οὐ κατακπύθεται ὄμβρῳ, Me δὲ τοῦ ἑκάτερθεν ἐρηρέδαται δύο λευκὼ ἐν ξυνοχῇσιν ὁδοῦ, λεῖος δ᾽ ἱππόδρομος ἀμφὶς fi τευ σῆμα βροτοῖο πάλαι κατατεθνηῶτος, ἢ τό γε νύσσα τέτυκτο ἐπὶ κροτέρων ἀνθρώπων, καὶ νῦν τέρματ᾽ ἔθηκε ποδάρκης δῖος ᾿Αχιλλεύς, (XXIII, 740-741) [...], 748-749) Πηλεΐδης δ᾽ atw' ἄλλα τίθει ταχυτῆτος ἄεθλα

ἀργύρεον κρητῆρα τετυγμένον:

καὶ τὸν ᾿Αχιλλεὺς θῆκεν ἄεθλον οὗ ἑτάροιο, ὅς τις ἐλαφρότατος κοσσὶ κραιπνοῖσι πέλοιτο' (XXIII, 826-827) Αὐτὰρ Πηλεΐδης θῆκεν σόλον αὐτοχόωνον ὃν πρὶν μὲν ῥίπτασκε μέγα σθένος Ἠετίωνος" (XXIV, 93-94) Ὡς ἄρα φωνήσασα κάλυμμ᾽ ἔλε δῖα θεάων κυάνεον, τοῦ δ᾽ οὔ τι μελάντερον ἔπλετο ἔσθος. (XXIV, 343-344) εἴλετο δὲ ῥάβδον, τῇ τ ἀνδρῶν ὄμματα θέλγει

ὧν ἐθέλει, τοὺς δ᾽ αὖτε καὶ ὑπνώοντας ἐγείρει Ces deux catégories ne sont évidemment nullement incompatibles : de nombreuses relatives descriptives se rencontrent parmi les descriptions en forme de catalogues, et parfois plusieurs s'enchainent à propos des diver-

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F. LÉTOUBLON

ses pièces cataloguées, comme dans

le cas des prix énumérés au chant

XXIII. Π me semble que la fonction syntaxique de ces relatives, que faute d'un meilleur terme j'ai appelée un «décrochement» ou un « embrayage », reflète la différence entre le « récit premier » de l’aède (ou d'un personnage jouant le rôle de narrateur secondaire) et une sorte d’arrière-plan descriptif, comme le fond d’une toile, avec ses effets de perspective : on verra en effet plus loin que souvent, ces « descriptions » sont en fait un récit, livrant l’histoire ou la généalogie de l’objet décrit. 2. Les objets de la description Parmi notre catalogue de descriptions homériques figurent divers objets d'art et d'artisanat, souvent notés par les critiques, des animaux, des êtres humains et des dieux : on ne trouve pratiquement pas de descriptions

d'objets de la nature "ἡ, et encore parce qu'il peut y avoir hésitation sur leur nature (une grosse pierre est sans doute pour le public une ancienne arme des héros géants d'autrefois, une pierre usée est peut-étre le reste d'une stéle funéraire dont on a perdu la mémoire) ou parce que l'objet a été choisi pour servir de repère (cas de la pierre que nous venons de citer, choisie comme borne par Achille et signalée par Nestor dans ses conseils à son fils) dans le récit épique. Notons en revanche que de telles descriptions se rencontrent dans les comparaisons, comme si les images de la nature étaient un contrepoint nécessaire au déchainement sauvage de la guerre' Je ne peux pas développer ici l’aspect descriptif des comparaisons homériques. On remarque que les descriptions de personnes sont en fait un catalogue de leurs caractéristiques ou font intervenir un récit plus ou moins anecdotique qui les met en scène : ainsi pour Ulysse d’abord décrit par

Priam, qui demande son identité à Hélène " dans la Teichoscopie : Ex. ἄγε μοι καὶ τόνδε φίλον τέκος ὅς τις 55 ἐστί:

μείων μὲν κεφαλῇ ᾿Αγαμέμνονος ᾿Ατρεΐδαο,

εὑρύτερος δ᾽ ὥμοισιν ἰδὲ στέρνοισιν ἰδέσθαι. τεύχεα μὲν οἱ κεῖται ἐπὶ χθονὶ πουλυβοτείρῃ, αὑτὸς δὲ κτίλος ὡς ἐπικωλεῖται στίχας ἀνδρῶν.

15. S. Scuizy (1990), note ce trait à propos de la campagne troyenne, à peine évoquée fugitivement dans quelques vers.

(1975). Sur la sauvagerie croissante de la guerre dans l'{liade,

voir J. RgDPIELD

17. Voir aussi la description d' Ajax et Idoménée par Hélène, III, 229-231 : οὗτος δ᾽ Αἴας ἐστὶ πελώριος ἕρκος ᾿Αχαιῶν. / Ἰδομενεὺυώ δ᾽ ἑτέρωθεν ἐνὶ Κρήτεσσι θεὸς ὡς / ἔστηκ᾽, ἀμφὶ δέ μιν Κρητῶν ἀγοὶ ἡγερέθονται.

DESCRIPTIONS DANS L'ILIADE

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&pvev μιν ἔγωγε étoxo πηγεσιμάλλῳ,

ὅς τ᾽ οἰῶν μέγα πῶν διέρχεται ἀργεννάων (III, 192-198)

et dans la réponse d'Héléne : οὗτος δ᾽ αὖ Λαερτιάδης πολύμητις Ὀδυσσεύς,

ὃς τράφη ἐν δήμῳ Ἰθάκτς κραναῆς περ ἐούσης

εἰδὼς καντοίους τε δόλους καὶ μήδεα πυκνά (III, 200-202).

Tandis qu'un récit du vieil Anténor reprend les deux portraits d'Ulysse et Ménélas en parallèle, mettant en valeur leurs qualités d'orateur respectives (voir Létoublon [1994)) : ἀλλ᾽ ὅτε δὴ Τρώεσσιν ἐν &ypouévownv ἔμιχθεν στάντων μὲν Μενέλαος ὑκείρεχεν εὑρέας ὥμους,

ἄμφω δ᾽ ἑζομένω γεραρώτερος fiev Ὀδυσσεύς"

ἀλλ᾽ ὅτε δὴ μύθους καὶ μήδεα πᾶσιν ὕφαινον ἤτοι μὲν Μενέλαος ἐπιτροχάδην ἀγόρευε, καῦρα μὲν ἀλλὰ μάλα λιγέως, ἐκεὶ οὐ πολύμυθος οὐδ᾽ ἀφαμαρτοεπής: À καὶ γένει ὕστερος fiev. ἀλλ᾽ ὅτε δὴ πολύμητις ἀναΐξειεν Ὀδυσσεὺς

στάσκεν, ὑκαὶ δὲ ἴδεσκε κατὰ χθονὸς ὄμματα πήξας, σκῆκτρον δ᾽ οὔτ᾽ ὀπίσω οὔτε προπρηνὲς ἐνώμα, ἀλλ᾽ ἀστεμφὲς ἔχεσκεν ἀΐδρεὶϊ φωτὶ ἐοικώς" φαίης xe ζάκοτόν τέ τιν᾽ ἔμμεναι ἄφρονά τ᾽ αὕτος. ἀλλ᾽ ὅτε δὴ ὅπα τε μεγάλην ἐκ στήθεος εἴη

καὶ ἔπεα νιφάδεσσιν ἐοικότα χειμερίῃσιν, οὐκ ἂν ἔπειτ᾽ Ὀδυσῆϊ y ἐρίσσειε βροτὸς ἄλλος:

οὗ τότε γ᾽ ὧδ᾽ Ὀδυσῆος ἀγασσάμεθ᾽ εἶδος ἰδόντες (ΠΙ, 209-224). Paradoxalement, on pourrait dire que la seule « description » développée d’être humain ou d'« humanoide », si l’on accepte cette définition des dieux homériques, est celle d'étres dont la laideur est remarquable : Thersite et Héphaistos partagent ce privilége, qui fait comprendre combien le Quasimodo de Notre Dame de Paris doit au goüt de Victor Hugo pour « l'homme de Chio » : le rapprochement entre

Θερσίτης δ᾽ ἔτι μοῦνος ἀμετροεκὴς ἐκολῴα,

ὃς Exec φρεσὶν foiv ἄκοσμά τε πολλά τε ἤδη μάψ, ἀτὰρ où κατὰ κόσμον, ἐριζέμεναι βασιλεῦσιν, ἀλλ᾽ ὅ τι οἱ εἴσαιτο γελοίϊον ᾿Αργείοισιν ἔμμεναι: αἴσχιστος δὲ ἀνὴρ ὑπὸ Ἴλιον 8c φολκὸς Env, χωλὸς δ᾽ ἕτερον πόδα“ τὼ δέ οἱ ὥμω κυρτὼ ἐπὶ στῆθος συνοχωκότε᾽ αὐτὰρ ὕπερθε

φοξὸς ἔην κεφαλήν, ψεδνὴ δ᾽ ἐκενήνοθε Ay vn.

ἔχθιστος δ᾽ "Axfi μάλιστ᾽ ἦν ἠδ᾽ Ὀδυσῆϊ (II. IH, 212-220) et XVIII, 410-417 (passage cité ci-dessus) boiterie, me semble frappant.

avec l’insistance sur la

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F. LÉTOUBLON

En ce qui concerne les descriptions d'objets matériels, l'Iliade n'en connaít que pour leur qualité exceptionnelle, souvent exprimée au superla-

tif ou des équivalents : le péplos qu'Hécube choisit comme offrande est ὃς κάλλιστος Env ποικίλμασιν ἠδὲ μέγιστος, (VI, 294), comme la coupe de Nestor est un δέπας περικαλλές (XI, 632), la demeure d'Héphaistos μεταπρεπέ᾽ ἀθανάτοισι (XVIII, 370), et les vêtements choisis par Priam pour la rançon d'Hector περικαλλέας .. πέπλους (XXIV, 229). Les détails de la description sont encore plus souvent souvent associés à l'adjectif καλός au positif dans diverses associations de type formulaire : DI, 328 ... ἐδύσετο τεύχεα καλὰ en fin de vers; IX, 186-187 τερπόμενον φόρμιγγι λιγείη / καλῇ δαιδαλέῃ, ... ; X, 22 = XIV, 186 ποσσὶ δ᾽ ὑπὸ λιπαροῖσιν ἐδήσατο καλὰ πέδιλα, à rapprocher de XXIV, 340 αὐτίκ᾽ ἔπειθ᾽ ὑκὸ ποσσὶν ἐδήσατο καλὰ πέδιλα ; le rejet de l'adjectif rencontré en IX, 187 se retrouve en XI, 17-18 : κνημῖδας μὲν πρῶτα κερὶ κνήμῃσιν ἔθηκε / καλὰς... ; XIV, 177-178 πλοκάμους ἔκλεξε φαεινοὺς / καλοὺς ἀμβροσίους ... ; XIV, 185, où l'on a presque l'impression d’un « tic » de style, κρηδέμνῳ δ᾽ ἐφύπερθε καλύψατο δῖα θεάων / καλῷ vnyatép, d'autant qu'on le retrouve encore une fois dans le même passage de l'union de Zeus et d'Héra, XIV, 350-351 ... ἐπὶ δὲ νεφέλην

Écoavto

/ καλὴν

χρυσείην ; XVIII,

84 [τεύχεα..]

καλά"

...

(association qui se retrouve dans une suite plus banale métriquement dans la demande de Thétis à Héphaïstos en XVIII, 466 ... τεύχεα καλά

...) ;

XVIII, 389-390 où l'on retrouve une association asyndétique avec le méme

adjectif

qu'en

IX,

187:

...

ἐπὶ

θρόνου

ἀργυροήλου

καλοῦ

δαιδαλέου ... Le procédé de rejet de l'adjectif se retrouve plusieurs fois dans la description du Bouclier (et devient un tic dans le Bouclier du Pseudo-Hésiode...) XVIII, 490-491 ... πόλεις uepómov ἀνθρώπων / καλάς, XVIII, 517-518 ... χρύσεια δὲ εἴματα Éo8nv, καλὼ xoi μεγάλω σὺν τεύχεσιν, ..., XVIII, 561-562 ... μέγα βρίθουσαν ἀλοωὴν / καλὴν χρυσείην ... ; avec l'association asyndétique avec δαιδαλε- déjà remarquée, XVIII, 611-612 ... κόρυθα βριαρὴν κροτάφοις &paputav / καλὴν δαιδαλέην, ... et XIX, 379-380 ... σάκεος σέλας αἰθέρ᾽ ἵκανε /

καλοῦ δαιδαλέου" ..., et l'adjectif simple en XIX, 369-370 κνημῖδας μὲν πρῶτα περὶ κνήμῃσιν ἔθηκε καλὰς ἀργυρέοισιν ἐπισφυρίοις ἀραρυίας ... et XXIII, 267-268 ... ἄπυρον κατέθηκε λέβητα καλὸν ...). Puisque l'on a plusieurs fois rencontré l'association en asyndète du type καλοῦ δαιδαλέου, on peut penser que le caractère ouvragé d'un objet fait partie de ses qualités esthétiques : on retrouve cet adjectif sans καλός en VIII, 195 δαιδάλεον θώρηκα, associée à une formule τὸν Ἥφαιστος κάμε τεύχων que l'on retrouve ailleurs avec quelques variantes de détail (II, 101, XIX, 368), en XI, 32 ... πολυδαίδαλον

ἀσπίδα θοῦριν / καλήν, ..., XIV, 179 ... τίθει δ᾽ ἐνὶ δαίδαλα πολλά,

DESCRIPTIONS DANS L'ILIADE

179

XVIII, 482 ποίει δαίδαλα κολλὰ ἰδυίῃσι xpoxibóecciv. Un autre trait récurrent apprécié est la variété des couleurs et la brillance : X, 29-30 παρδαλέῃ ... / ποικίλῃ, XIV, 214-215 κεστὸν ἱμάντα / ποικίλον ..., XVI, 133-134 δεύτερον αὖ θώρηκα περὶ στήθεσσιν ἔδυνε / ποικίλον ... Quant à l'effet produit, le terme qui revient constamment est l'admiration

étonnée qui convient quand l'homme se sent dépassé par un spectacle "' : loin d’être bloqués par le caractère formulaire de leur poétique, les aèdes homériques trouvent une variété d'expressions surpenante : où τότε γ᾽ ὧδ᾽ Ὁδυσῆος ἀγασσάμεθ᾽ εἶδος ἱδόντες (III, 224). … τεύχεα δ᾽ Ἕκτωρ δῃώσας ἀπέδυσε πελώρια θαῦμα ἰδέσθαι καλά (XVIII, 82-84). ὄφρά ol αὐτόματοι θεῖον δυσαίατ᾽ ἀγῶνα 15 αὖτις κρὸς δῶμα νεοίατο θαῦμα ἰδέσθαι (XVIII, 396-397). ὥς οἱ τεύχεα καλὰ καρέσσεται, οἷά τις atte ἀνθρώκων πολέων θαυμάσσεται, 6; xev ἴδηται (XVIII, 466-467 : demande de Thétis ἃ Héphaïstos).

Ce passage est à rapprocher moment Οὗ il reçoit la panoplie :

du jugement

d'Achille

lui-même

au

μῆτερ ἐμὴ τὰ μὲν ὅκλα θεὸς πόρεν οὗ ἐπιεικὲς ἔργ᾽ ἔμεν ἀθανάτων, μὴ δὲ βροτὸν ἄνδρα τελέσσαι (ΧΙΧ, 21-22)

et de la comparaison développée au moment où Achille revêt ses armes (passage cité) : ... τὸ δὴ περὶ θαῦμα τέτυκτο (XVIII, 549). 3. Les objets ont une histoire Dans les descriptions d'objets au sens matériel, on remarquera que le débrayage syntaxique noté ci-dessus correspond presque toujours à une remontée dans le temps, rapportant l’histoire ou la « généalogie » de l'objet : pour plusieurs de ces descriptions, l'histoire racontée consiste en une mention de leur auteur, et Héphaïstos, le forgeron des dieux, peut, à

la suite des remarques faites au paragraphe précédent, étre considéré comme l’auteur que les hommes supposent pour toutes les œuvres dont ils ne se sentent pas capables : le sceptre d'Agamemnon (II, 100-109), le bouclier de Nestor, dont la rumeur dit qu'il est tout en or (VIII, 192-195),

la chambre d'Héra (XIV, 166-168), l'égide d'Apollon (XV, 310), la demeure d'Héphaistos au toît étoilé à l'image de la voûte céleste (XVIII, 370-371), les trépieds en or automates qu'il est en train de finir quand

18. J'ai déjà suggéré ailleurs (LérouaLon [1987]) l'analogie entre le jugement de goût homériqueet la notion de sublime esthétique chez Kant.

180

F. LÉTOUBLON

Thétis arrive chez lui (373-379) et bien sûr la panoplie complète, bouclier, cuirasse, casque, jambières (XVIII, 609-613). L'histoire de l'objet consiste souvent en une succession de dons, mani-

festation de la largesse aristocratique "ἢ, sans qu'une telle mention (en forme de catalogue) soit d'ailleurs incompatible avec une attribution au

forgeron

divin:

le

sceptre

royal

actuellement

entre

les

mains

d'Agamemnon et insigne de sa fonction a été fabriqué par Héphaïstos (II, 101 : relative d'embrayage) et est passé de Zeus à Hermés, puis Pélops, Atrée, Thyeste (102-107) : il est l’insigne de la royauté sur Argos (vers 108). Au chant X, les armes que revétent Dioméde et Ulysse pour leur expédition nocturne leur sont successivement données par leurs compagons, signe de la solennité donnée à cette mission : X, 254-276, d'abord

les armes données à Diomède par Thrasymède, puis, avec un chiasme, celles que Mérion donne à Ulysse : il ne s'agit pas ici de l'histoire des armes en décrochement temporel par rapport au temps du récit. Mais le casque d'Ulysse reçoit un traitement particulier, puisqu'au moment où il est remis à Ulysse, il est d’abord décrit matériellement, puis son histoire est racontée, qui le fait remonter à Autolycos, ancêtre d'Ulysse. Le narra-

teur ne note pas l'ironie par laquelle au fond, Mérion rend à Ulysse un objet qu'il aurait pu hériter de son ancétre. Héphaistos a donné à Zeus l'égide qu'Apollon porte pour entrainer les Troyens à la bataille (XV, 310312). L'histoire de la lance en frêne du Pélion d'Achille est évoquée à deux reprises : au moment où Patrocle revêt les armes de son compagnon, le narrateur précise qu'il ne prend pas celle-ci, et raconte son histoire : c'est Chiron qui l'a donnée à Pélée (XVI, 143-145), et le Centaure est un peu pour l'imaginaire ce qu'est l'Héphaistos-forgeron dans d'autres cas. Les vers sont répétés au moment où Achille revêt ses armes (XIX, 390391). Au moment où Achille se plaint auprès de sa mère, il rappelle encore que ce sont les dieux qui avaient donné ses armes à Pélée au moment de leurs noces (XVIII, 84-85).

De telles généalogies d'objets sont parallèles à celles des hommes ? et à celles des animaux : dans la suite de la scéne d'armement de Patrocle, aprés l'histoire de la lance prodigieuse d'Achille, on rencontre la généalogie et l'histoire des chevaux immortels qu’ Achille prête à Patrocle (XVI,

148-154).

19. Sur le phénomène du don chez Homère du point de vue linguistique et anthropologique, voir désormais E. Scugm-TissmigR (1994). 20. Voir LérousLon (1983) et C. Hicgre (1995).

DESCRIPTIONS DANS L'ILIADE

181

Mais d'autres histoires sont rapportées qui n’ont rien à voir avec un don: l'arc de Pandare a été fait par lui avec les bois d'une chèvre des montagnes qu'il avait tuée à la chasse, et c'est l'un des rares cas où l'épopée décrive la fabrication d'un objet par un humain, depuis l'affüt jusqu'à la confection de l'arc (IV, 104-115) ; la cithare d'Achille est une prise de guerre, butin de la ville d'Eétion (IX, 186-190), la coupe de Nestor a fait partie des bagages emportés par le vieux guerrier depuis Pylos (XI, 632). Le décrochement syntaxique observé et la combinaison avec le type du catalogue des possesseurs montrent bien que l'essentiel dans la narration n'est pas l'aspect physique et matériel des objets, mais le caractére symbolique que leur donne leur histoire, si souvent liée à ces formes particuliéres.

On en conciura que décrire ne fait pas partie des objectifs de la narration épique et qu'il n'y a finalement aucun lieu de parler d'ekphrasis à propos d'Homére : comme dans de nombreux cas, on a reporté sur la première œuvre littéraire connue des analyses suscitées par des œuvres et des théories beaucoup plus tardives. Pour terminer, j'aimerais revenir sur un cas un peu particulier combinant scènes typiques, style formulaire et élaboration stylistique, celui des scénes d'armement. Trois grandes scénes d'armement du guerrier sont à mettre en parallèle et se font écho dans l’Iliade, celle d'Agamemnon au chant XI, celle de Patrocle au chant XVI et celle d'Achille au chant XIX. On y remarque des formules parallèles, et méme une suite de 3 vers strictement identiques, XI, 17-19 — XVI, 131-133 — XIX, 369-371 :

κνημῖδας μὲν κρῶτα κερὶ κνήμῃσιν ἔθηκε καλὰς ἀργυρέοισιν ἐπισφυρίοις ἀραρνίας:

δεύτερον αὖ θώρηκα περὶ στήθεσσιν ἔδυνε. Mais le vers qui suit est différent dans les trois scènes : τόν κοτέ οἱ Κινύρης δῶκε ξεινήϊον εἶναι (XI, 20). ποικίλον ἀστερόεντα κοδώκεος Αἰακίδαο (XVI, 134).

ἀμφὶ δ᾽ ἄρ᾽ ὥμοισιν βάλετο ξίφος ἀργυρόηλον

χάλκεον αὑτὰρ ἔπειτα σάκος μέγα τε στιβαρόν τε (XIX, 372-373).

Et à propos de l’une des armes, le ξίφος, on retrouve un modèle de formularité fréquent, avec variation : ἀμφὶ δ᾽ ἄρ᾽ ὥμοισιν βάλετο ξίφος" ἐν δέ ol fiot (XI, 29). ἀμφὶ δ᾽ ἄρ᾽ ὥμοισιν βάλετο ξίφος ἀργυρόηλον (XVI, 135 = XIX, 372).

182

F. LÉTOUBLON

On pourrait dire que jusque-là, la scène typique formulaire est représentée dans les chants consacrés à Patrocle et Achille, tandis qu'Agamemnon a droit à une variante, avec le récit en décrochement concernant sa cuirasse (XI, 20-28). A propos du casque les deux scènes concernant Agamemnon et Patrocle sont plus proches l'une de l'autre : κρατὶ 5 ἐπ᾿ ἀμφίφαλον κυνέην θέτο τετραφάληρον ἵπκπουριν δεινὸν δὲ λόφος καθύπερθεν ἕνενεν (XI, 41-42) et

κρατὶ δ᾽ ἐπ᾽ ἰφθίμῳ κυνέην εὔτυκτον ἔθηκεν ἵκκουριν᾽ δεινὸν δὲ λόφος καθύπερθεν ἔνευεν (XVI, 137-138).

tandis qu'une variante plus importante concerne Achille : περὶ δὲ τρυφάλειαν ἀείρας κρατὶ θέτο βριαρήν À δ᾽ ἀστὴρ ὃς ἀκέλαμκεν ἵπκονρις τρυφάλεια, περισσείοντο δ᾽ ἔθειραι χρύσεαι, ἃς Ἥφαιστος let λόφον ἀμφὶ θαμειάς (XIX, 381-384).

Mais le phénomène le plus important est bien sûr que la formule consacrée à la lance en frêne du Pélion d'Achille ne soit attestée que pour

cettte arme-là ?', et que cette formule rapproche les deux scènes consacrées à Patrocle et Achille et les distingue à la fois: Patrocle ne prend pas l'arme, Achille la prend, la formule négative utilisée dans la scène d'armement de Patrocle prépare donc en quelque sorte la scène d'Achille, signalant la mise en réserve de cette arme pour plus tard et faisant monter

l'attention et la tension dramatique du poéme.

Surtout enfin, la scéne

consacrée à Achille se distingue par l'occurrence exceptionnelle de deux comparaisons, l'une du bouclier, contemplé en détail au chant XVIII et vu cette fois au moment où Achille s'en saisit, à un feu aperçu de loin par des marins, l'autre du panache de son casque à un astre.

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21. Voir R.S. SHANNON (1975), p. 31-86. — Je remercie Ch. pe LAwaERTERIE de

l'avoir rappelé à la suite de l'exposé oral.

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Quaestiones Homericae

Homére, Dioméde et l'Argos Polydipsion De la guerre thébaine à la guerre de Troie '

Patrick Marchetti

L'Hiade et l'Odyssée se sont tôt imposées comme des références majeures de l'épopée archaïque et leur audience n'a fait que croître au point

qu'elles sont restées les seules épopées à survivre au naufrage de la littérature épique. Les raisons de ce succés sont multiples. L'une tient assurément en la qualité intrinséque et la profondeur humaine du chef

d'euvre?. condense

Une autre est la densité du message : l'épopée homérique l'expérience

culturelle des Grecs,

aprés

l'avoir actualisée et

adaptée aux temps nouveaux issus des « Âges Obscurs». Mais on peut aussi penser que

le succès de l'/Hiade est dû,

tout autant,

à l'épaisseur

historique de ses composants : les héros « homériques », à l'instar des formules qui les décrivent et les présentent en action, ne sont pas nés aux

IX* ou VIII: siècles. Ils appartiennent à un patrimoine ancien ?, parfaitement intégré. Sur ce plan, le contenu épique est au diapason de la langue.

1. Cette étude trouve son origine dans les réflexions nées à la lecture des différentes contributions au Colloque qui a réuni, à Fribourg en 1987, plusieurs savants sur un thème ambitieux (« Argos de la fin des palais mycéniens à la constitution de l'État classique »), dont les actes ont été publiés en 1992, sous le titre Polydipsion Argos

dans la série des Suppléments au BCH, vol. 22. Nos réflexions ont été plus particulièrement éveillées par la communication de P. WATHELET,

« Argos et l'Argolide dans

l'épopée, spécialement dans le Catalogue des vaisseaux », p. 99-116, que nous avons rapprochée d'une autre étude remarquable, publiée séparément, de M.-Fr. Buior, « Apollon Pythéen et l'Argolide archaïque ...», dans ᾿Αρχαιογνωσία 6 (1989-90 [1992]), p. 35-100. - Nous n'entendons pas ici entrer dans un débat complexe de

chronologie archaïque, mais faire part d'une autre lecture que celle proposée par les participants au colloque, de l'intégration par Argos des éléments de la légende thébaine. 2. Comme l'ont si bien mis en évidence les travaux d'A. Severyns et de J. de Romilly, parmi tant d'autres. 3. Cf. G. Nacy, Le meilleur des Achéens. La fabrique du héros dans la poésie grecque archaique (1994).

188

P. MARCHETTI

De nombreux et savants travaux * ont établi que la langue de l’épopée était la résultante de plusieurs strates superposées où l'on identifie un dialecte achéen, qui remonte à l'époque mycénienne, des éolismes, une ultime couche ionienne. Chaque strate correspond à un niveau historique. D'où il découle que les canevas associés à des formules anciennes doivent remonter en fait à l'époque mycénienne et aussi qu'ils ont été emportés dans la migration éolienne avant de se fixer en Asie Mineure où ils sont restés vivants jusqu'à ce qu'un poète génial - ou un cénacle

d'Homérides ? - y puise la substance de ces monuments littéraires que sont l’Iliade et l'Odyssée. L'analyse linguistique a fait merveille pour séparer les strates et est en mesure aujourd'hui d'évaluer la relative antiquité d'une formule, et par conséquent l'épaisseur chronologique d'un récit particulier.

À

ces

d'objets

observations

que

mycénienne,

linguistiques

l'archéologie

nous

correspondent

permet

de

tantôt des « Âges obscurs».

dater

des tantót

descriptions de

l'époque

Inutile ici de rappeler les

exemples célèbres 5. L'archéologie confirme qu'à l'instar de la langue — un amalgame

littéraire

qui

ne

correspond

à aucun

dialecte

parlé -,

la

civilisation mise en scéne dans ces épopées est, elle aussi, hybride: aucune fouille n'a restitué, en aucun endroit, un niveau matériel qui soit celui de l'épopée ; celle-ci charrie en réalité autant les vestiges d'un âge ancien que les nouveautés d'un monde en gestation, tout en restant

4. On les trouve notamment résumés dans C.J. RuucH, «Le Mycénien et Homère », dans A. Μοκρύκοο Davies & Y. Duuoux (éd.), Linear B. A 1984 survey (1985), p. 143-190, « La langue et l'écriture », dans R. TREUILe. a., Les civilisations égéennes (Nouvelle Clio 1 ter, 1989), p. 569-579 et « D'Homère aux origines proto-

mycéniennes de la tradition épique. Analyse dialectologique du langage bomérique, avec un excursus sur la création de l'alphabet grec», dans J.P. CrrraamD (éd.), Homeric Questions (1995), p. 1-96. On peut confronter l'analyse du linguiste avec

celle de l'historien en lisant par ex. Cl. Baumam,

Les Grecs et la Méditerranée

orientale (Nouvelle Clio, 1997), p. 20 s., 126-130, 326-339.

5. Comme le proposait jadis le regretté J. LABARSE, « De l'oral à l'écrit dans la Grèce archaïque », dans Bull. de la Classe des Lettres, Académie Royale de Belgique, 5/67 (1981), p. 30-66, à compléter par « Survie de l'oralité dans la Grèce archaïque », dans Cl. BAURAIN, C. BonneT & V. Kamos

d'Études Classiques 6, 1991), p. 499-531.

(éd.), Phoinikeia grammata (Collection

6. Cf. J. pg Romniy, Perspectives actuelles sur l'épopée homérique (1983) ; ©. ANDERSEN & M. Dickre (éd.), Homer's Worid. Fiction, Tradition, Reality (Papers from the Norwegian Institute at Athens 3, 1995), et I. Morris ἃ B. PoweL (éd.), À

New Companion to Homer (1997), not. p. 511 ss. Les recherches jusqu'en 1990 ont été synthétisées dans J. Laracz (éd.) Zweihundert Jahre Homer-Forschung (Colloquium Rauricum 2, 1991), auquel nous renvoyons une fois pour toutes, ainsi

qu'aux commentaires d'Oxford de G. S. Kirk (éd.), The Iliad : a Commentary, t. 1-6 (1985-1993), pour l'analyse des différents passages cités.

HOMÈRE, DIOMÈDE ET L'ARGOS POLYDIPSION

189

suffisamment distants des réalités de l’époque géométrique pour que les

héros apparaissent issus d’un autre âge, à ce titre référentiel ". Dans de telles conditions, quelle portée devons-nous accorder au fait que l'épopée homérique raconte une guerre de Troie ? Qu'il y ait là le souvenir d'un événement historique précis ἡ, localisé en un lieu déterminé de la côte asiatique est à vrai dire secondaire ; ce qu'il importe au contraire de saisir dans sa pleine dimension, c'est bien le caractère tout à la fois éminemment grec et exemplaire de cette guerre. L'Iliade est, en effet, avant tout une épopée construite autour de héros et de dieux grecs, qui de part et d'autre du champ de bataille animent ou règlent le combat. Tels qu'ils nous apparaissent dans l'/iade, la question d'éventuelles origines étrangères pour tel ou tel dieu ne se pose méme pas ; ils sont alors intégrés à un panthéon homogène où chacun occupe sa place et où tous sans exception sont subordonnés au plus puissant d'entre eux, Zeus. Et n'étaient ces quelques noms qui font étranger, comme Priam ou Páris, on n'aurait guére de peine à ne voir chez les Troyens que des Grecs, là aussi. Quel que füt l'événement dont le souvenir a servi de prétexte à l'Iliade, où que se situe la ville de Troie-Ilion, les Cassandre, Andromaque, Hector ou autres « Troyens » ne sont pas moins emblématiques que les Diomède, Achille, Agamemnon. Le théme de l'épopée homérique, la guerre de Troie, n'est rien plus qu'une broderie sur une trame antique, une maniére sans doute pour leurs inventeurs de s'adapter au nouveau milieu micrasiatique oà la poésie « homérique » s'est élaborée. Mais ceci ne doit pas nous abuser : le public qui a le mieux reçu le chef d'ceuvre s'est rapidement trouvé étre celui de Gréce continentale. Plusieurs éléments ont contribué au succès de ce transfert. Les héros « grecs » de l’Iliade proviennent tous du cœur de la Grèce achéenne, Péloponnèse et Grèce centrale, où leur souvenir était resté vivace, au point de donner naissance aux cultes héroïques dont l'archéologie parfois retrouve les traces pour l'époque où s'élaborent les

poèmes homériques ?. Est-ce le succès de l’Iliade et de l'Odyssée e.a. qui 7. On ne peut que souscrire à ce qu'écrit Cl. BAURAIN, op. cit., p. 30: les différentes versions des poèmes épiques « permettaient aux communautés grecques de l'époque préclassique de se représenter, en les écoutant, leur passé de référence, point focal de leurs valeurs sociales. »

8. Si la guerre de Troie a bien eu lieu entre 1250 et 1200 - et pourquoi pas, en effet ? -, on attend que [8 ville conquise alors eût été une vassale des Hittites ou un bastion louvite. Cette question a été, lors de ce colloque, abondamment traitée. Mais, quand

Homère

en raconte

- au VIH

siècle — certaines péripéties

encore conscience de la nationalité des Troyens, connaft-ii même précis de la ville dont il relate la prise ?

du siège,

a-t-il

l'emplacement

9. Voir e. a. J. N. CoLpsTREAM, « Hero-Cuits in the Age of Homer », dans JHS

96 (1976), p. 9-17 ; pour une réévaluation récente et la bibliographie postérieure

190

P. MARCHETTI

a contribué au développement de ces cultes héroïques ou est-ce l'intérêt porté aux héros acbéens au VIII* siècle qui a créé les conditions idéales d’audience de ces œuvres nouvelles, le dilemme peut être posé, mais nous le tiendrons ici pour secondaire, en insistant sur la coïncidence des deux

phénomènes.

L'origine des héros « grecs » notamment désigne d'emblée

les Péloponnésiens comme l'un des auditoires-cibles de l'/liade : on n'est donc pas surpris de l'aveu placé dans la bouche d'Héra qu'elle chérit par-

dessus tout les villes de Sparte, Mycènes et Argos (IV, 50) "^. Si les basileis qui entourent Agamemnon sont des Grecs du Péloponnése et de Gréce centrale, il est aussi de nombreux Troyens qui, en fait, le sont tout autant ! Les attaches péloponnésiennes ou béotiennes de nombre d'entre eux sont en effet incontestables, ainsi Cassandre dont l'ancrage

lacédémonien est important", mais aussi Énée et Évandre, antiques

Arcadiens ", ou encore Glaukos, Lycien d'adoption, jusqu'à Hector, le plus important de tous, le véritable chef Et les souvenirs qui lui restent attachés disent assez que sa stature héroïque personnage troyen se cache un Achéen

troyen, dont le nom est bien Grec. en Grèce, à Thèbes en particulier, précède Homère, que derrière le d’authentique origine, proche d'un

dieu, s’il n’était dieu, et qui fut comme tel vénéré en Grèce : ce n’est pas

sans raison que les Thébains pouvaient prétendre en avoir rapatrié les

restes de Troie ?. Et si la tombe présumée du héros était voisine à la fois de la fontaine « d'(Edipe » et du tombeaudu meurtrierde Parthénopée (donnée aussi, notamment, par F. pe PoucNac, La naissance de la cité grecque [1995*, p. 200-201]), cf. C. W. Anronaccio, « Contesting the Past : Hero Cult, Tomb Cult and Epic in Early Greece », dans AJA 98 (1994), p. 389-410.

10. Même en admettant que les éléments ioniensde la langue et les référencesà l'Asie Mineure et au nord de la Grèce invitent à poser que l’œuvre était primitivement

destinée à un public situé en Asie Mineure, on ne peut que constater à quel point son audience a été importante avant tout en Gréce méme et précocement, au point que dans les querelles locales, Homère a souvent été appelé à la barre pour justifier les prétentions de telle ou telle ville. Combien de cultes, combien de lieux ancestraux

n'ont-ils pas été revitalisés par des renvois à l'Jliade ou à l'Odyssée ? Les références homériques ont alimenté les mémoires « locales » qui les avaient intégrées de longue

date. 11. Cf. S. Wipe, Lakonische Kulte (1893), p. 333-339 « Kassandra I », dans LIMC VIL/1 (1994), p. 956-957.

et O.

PaoLern,

s.v.

12. Qu'il suffise d'évoquer ici la rencontre entre Énée et Évandre sur le site de Rome que met en scène Virgile au chant VIII de l'Énéide. Le poète y rappelle une précédente entrevue entre Anchise et Évandre, souvenir d'une connivence arcadienne entre les deux héros, que le détournement des données légendaires par l'épopée

homérique avait perturbée, mais dont il restait des traces. On s'accorde toutefois généralement à les considérer comme tardives, cf. RLM I, s.v. « Aineias », col. 167169, RE Suppl. 1, col. 37-38 et M. Josr, Sanctuaires et cultes d'Arcadie (Εἰ. Pélop. 9, 1985), p. 508-509. . 13. Pausanias, IX, 18.4.

HOMÈRE, DIOMÈDE ET L'ARGOS POLYDIPSION

191

(Asphodike), l’un des héros argiens de l'épopée thébaine, ce ne doit pas être le fait du hasard : avant d’être noyé dans la geste troyenne, Hector

était thébain. Le renvoi vers Thèbes est si net qu'on a, plus d'une fois ^, conclu que le siége de Troie n'était en réalité qu'un « nouveau » siége de Thèbes, c'est-à-dire que pour nourrir «sa» guerre de Troie Homère n'aurait fait que transposer en Asie Mineure les héros de la geste thébaine et les légendes qui leur étaient attachées. Ces données-là, qui nous paraissent fondamentales et incontestables, sont peu mises en exergue ;

elles sont au mieux négligées, au pire combattues ©. Elles éclairent pourtant d’un jour particulier la présence d'autres héros et la place qui leur est faite.

Ces points de vue sur l'euvre homérique peuvent étre illustrés en considérant l'un des plus importants héros « grecs » d’Homère, Diomède, idéalement situé à la charniére des deux épopées thébaine et troyenne, constamment entouré de compagnons fidéles, doté d'un royaume homogène et que l’Argos dorienne détournera à son bénéfice selon des modali-

tés qu'il n'est point trop malaisé de découvrir. Dioméde est pour nous d'abord le héros homérique abondamment mis en scène dans l'/liade, dont il est de fait l'un des protagonistes les plus

marquants, adversaire d'Hector et d'Énée notamment, mais aussi d'Arés et d'Aphrodite, protégé d'Athéna, pourchassé par Héra, tancé par Apollon. Mais Dioméde est aussi une figure locale bien implantée en Argolide, en deux endroits précis, Trézène et Argos. Dans les deux villes il est étroitement associé au culte d'Apollon Pythéen. Sa généalogie complexe offre enfin la particularité de le situer en amont de l'épopée thébaine dont il est l’un des plus fameux Épigones tandis que, par son mariage avec une fille ou petite-fille d'Adraste, il est aussi l’héritier d'une branche collatérale des dynasties « argiennes », celle qui partagea avec les descendants de Proitos la royauté sur Tirynthe notamment. Voyons ces éléments en détail.

1. Diomède, fils de Tydée Diomède est constamment mis en rapport par Homère avec la guerre thébaine, tandis que le rappel en leit-motiv de son ascendance contribue à entretenir dans l'épopée homérique le souvenir du méme événement.

Diomède, en effet, pour Homère, est avant tout le « fils de Tydée » '5, Et la revue des héros au chant IV situe clairement ce patronyme particulier 14. Voir notamment E. Berus, Homer. Dichtung und Sage, III. Die Sage vom Troischen Kriege (1927), p. 79-83, et P. WaruzLET, Dict. des Troyens de l'Ilisde,

(1988), I, s. v. "Ἕκτωρ, p. 504-505. 15. Voir par ex. la réponse caractéristique de O. RossBACH aux remarques pertinentes de F. Dümmler et E. Bethe, dans RE Suppl. 1, Lc. 16. Cf. B. MADER, dans LFYE, fasc. 10 (1982), s. v. Διομήδης, c. 309-310.

192

P. MARCHETTI

dans la perspective de la geste thébaine qu'Agamemnon évoque pour piquer l'orgueil de Diomède, provoquant la réaction courroucée de Sthénélos, un Épigone comme Diomède. Il ne manque pas de rappeler au roi qu'à la différence de Tydée, lui et Diomède ont pris Thèbes (IV, 404 s.). L'écho de cette scène se retrouve au chant IX : quand Agamemnon fait mine d'abandonner le siège, Diomède et Sthénélos lui opposeront qu'eux resteront et prendront Troie (IX, 48). Ces passages situent on ne peut plus nettement la guerre de Troie dans le sillage de la prise de Thèbes. Et ceci explique l'importance du combat de Dioméde contre Hector qui allait en quelque sorte « de soi » si, avant Homère, Hector était

en fait un thébain dont la tombe cótoyait celle d'Œdipe ". C'est encore l'épopée thébaine qui explique certains passages des jeux funèbres en l'honneur de Patrocle (XXIII, 677 s.) : pour le pugilat se présente Euryale, fils de Mécistée qui triompha à Thèbes de tous les neveux de Cadmos, « lors des jeux funèbres d'CEdipe ». Le fils de Tydée (Dioméde), aprés ces vers qui évoquent Thébes, ne pouvait que

s'empresser d'aider Euryale . Diomède avec ses compagnons Sthénélos et Euryale formaient en effet une triade inséparable, présentée comme telle

dans

le « Catalogue

des

vaisseaux » au chant

II et déjà constituée

à

l'époque de la geste thébaine puisque tous trois étaient des Épigones. Il n'est pas fortuit que Pausanias, lorsqu'il énumère le groupe des Epigones installé sur l'agora d'Argos, soit sur ce point si proche du passage correspondant du catalogue des vaisseaux : - Homère II 563-566 : τῶν αὖθ᾽ ἡγεμόνευε βοὴν ἀγαθὸς Διομήδης | καὶ

Σθένελος, Καπανῆος ἀγακλειτοῦ φίλος υἱός" | τοῖσι δ᾽ ἅμ᾽ Εὐρύαλος τρίτατος κίεν, ἰσόθεος φώς, | Μηκιστέως υἱὸς Ταλαϊονίδαο ἄνακτος"

- Pausanias Il 20.5: πλησίον κεῖνται καὶ οἱ τὰς Θήβας ἑλόντες Αἰγιαλεὺς ᾿Αδράστου καὶ Πρόμαχος ὁ Παρθενοκαίου τοῦ Ταλαοῦ καὶ Πολύδωρος Ἱπκομέδοντος καὶ Θέρσανδρος καὶ οἱ ᾿Αμφιαράον καῖδες, ᾿Αλκμαίων τε καὶ ᾿Αμφίλοχος, Διομήδης τε καὶ Σθένελος: παρῆν δὲ ἔτι καὶ ἐπὶ τούτων Εὐρύαλος Μηκιστέως καὶ Πολυνείκους "Aópaotoc καὶ Τιμέας.

L'importance du personnage préhomérique de Diomède ressort encore de sa confrontation avec Glaukos. Quand au chant VI, 222-223, Diomede 17. Que les Thébains aient été obligés aprés Homére et en raison du succés de l'Iliade d'imaginer un transfert des reliques d'Hector de Troie à Thèbes ne doit pas

nous égarer : l'étiologie, ici, est clairement secondaire. 18. Hl n'est pas sans intérêt non plus de relever que l'épreuve dont il s'agit, le pugilat - qui était pratiqué à Argos comme à Trézène lors des Sthénia (RLM IV, s. v. « Sthenios », c. 1532-1535) dont on retrouve la racine dans le nom du compagnon de

Diomède, Sthénélos - est celle-là méme à laquelle le souvenir de Dioméde est resté attaché à Trézène (Athéna Sthénias, cf. infra p. 199 et n. 43) et à Argos.

HOMÈRE, DIOMÈDE ET L'ARGOS POLYDIPSION

193

évoque Éphyre d’Argolide, il se découvre, en rappelant l'épopée thébaine, un lien d'hospitalité avec le Lycien Hippoloque - le père de Glaukos -, via Bellérophon.

Il

lui

devient

dés

lors

impossible

de

l'affronter,

d'oà

l'échange des boucliers, geste d'hospitalité. L'épisode ^ révèle qu'en répartissant Glaukos d'un côté, Diomede de l’autre, Homère aboutissait ici

à une impasse parce que dans le patrimoine achéen antérieur, les deux béros étaient en fait alliés. Les adversaires de Dioméde au cours de son aristie ne laissent pas, eux non plus, d'étre intéressants. Accompagné de Sthénélos, il combat

Énée © — troyen aussi « grec » en vérité que l'est Hector - et à travers lui Aphrodite,

au point de blesser la déesse, puis Hector épaulé par Arés.

Avec l'aide d'Athéna, il blesse aussi le dieu. Arés et Aphrodite sont donc ses victimes, ce qui le situe dans un univers apollinien tout à fait remar-

quable ? et explique qu'il cèdera devant Apollon seul. Le caractère archétypal de Dioméde fait du héros un paradigme initiatique particuliérement net et complexe, comme le révèle encore la Dolonie. Son association constante avec Athena, patronne des jeunes autant que des guerriers, qui

insuffle le ménos à Diomede , ses rapports particuliers avec Aphrodite ou Apollon constituent autant de singularités que l'on comparerait aisément à

d'autres prototypes pour en constater les invariants caractéristiques ?. Concluons sur ce point: derrière le Diomède homérique se lit sans peine le prototype préhomérique, le fils de Tydée l’Étolien, installé dans le

19. Qui

est suivi d'une

apparition d'Hector ! L'épisode

a été souvent

traité.

Relevons notamment G. PiccALugA, « Il dialogo tra Diomedes e Glaucos (Hom. 1l. VI, 119-236) », dans Studi Storico-Religiosi 4 (1980), p. 237-258.

20. On relèvera que cet affrontement Énée-Diomède se double d'une concurrence posthomérique pour la possession du Palladion. L'antériorité de l'exploit de Diomede est indirectement

démontrée

par

les nombreuses

histoires

paralléles : toute

ville

prétendant détenir le Palladion était condamnée à fabriquer une histoire de détournement qui prenait explicitement le contre-pied de celle de Dioméde.

partir d'Arctinos,

Et ce n'est qu'à

semble-t-il (cf. Denys d'Halicarnasse, I, 68-69), qu'on fait enlever

le Palladion par et que commence l'histoire du faux Palladion de Dioméde. 21. Apollon n'aime pas Arès en effet, comme il ressort par ex. du Bouclier, tandis que le rapport antithétique singulier qui oppose Apollon à Aphrodite est notamment perceptible au sanctuaire d'Hippolyte à Trézène, en un lieu précisément sacralisé par Dioméde. Voir infra p. 198.

22. Cf. M. DanzAxi, « Personnages héroïques et initiation guerrière dans l’iliade », dans F. SALAT e. a., Questions de sens (1982), p. 65-80. Il vaut toujours la peine, nous semble-t-il, de lire, sur la Dolonie, L. Gesner, Anthropologie de la Grèce antique, p. 200-223. 23. Relevons aussi que Diomède s'en prendra au médecin des dieux, Agastrophe,

fils de Péon (XI, 310), quand celui-ci porte secours à Énée. Pour l'assimilation de Diomède au lion, cf. A. Scanarr-GourseLon, Lions, héros, masques (1987), p. 95-

131.

194

P. MARCHETTI

Péloponnèse, qui fut ou dut être, déjà en Grèce avant la guerre troyenne,

l'adversaire du thébain Hector et de l'arcadien Énée, l'bóte du père de

Glaukos. La cohérence du personnage est si forte qu’on ne doutera pas que le transfert s'est opéré en bloc, Homère ayant transposé dans son /liade le Diomede de la geste thébaine - tel qu'il était désormais figé dans l'épopée achéenne. Pour relier cet « achéen » à son pays, il n'est donc que de scruter les souvenirs qu'on en conserve en Gréce. Ils se cristallisent notamment sur un ensemble dynastique et en deux villes, Trézène et Argos, selon des modalités si particulières que l'on n’a guère de peine à retrouver autour du héros, de part et d'autre, les mêmes données de base, qui s'accordent assez bien avec le « patrimoine » recueilli par Homère. 2. L'ensembie dynastique Dioméde dans l’{liade est inséparable de Sthénélos, qui trouve sa place

dans la descendance de Proitos ^^ - roi de Tirynthe comme

l’on sait -, et

d'Euryale, fils de Mécistée, prince issu de Talaos - comme le dit le catalogue homérique -, ce qui en fait l'arriére-petit-fils de Bias, le frère de Mélampous, qui avait partagé avec ce dernier les deux tiers du royaume de Proitos *.

À la manière de Mélampous, c'est par les dynasties « tirynthiennes» que Diomède méme fils de son royaume Déipylé (voir

pénètre dans l’histoire « argienne » : son père Tydée - luiPéribée, fille d'Hipponoos et sœur de Capanée - chassé de étolien, trouva refuge chez Adraste dont il épousa la fille tableau 1).

24. Sa double généalogie trahit bien les manipulations dont il a été l'objet, car on fait de Sthénélos tantôt le fils de Capanée, tantôt le fils de Persée, cf. C. RoszzT, Heldensage 1 (1920), p. 302 s.

25. L'histoire de Mélampous a reçu un traitement détaillé de la part de M. Josr, « La légende de Mélampous en Argolide et dans le Péloponnése », dans Polydipsion Argos, p. 173-184, ce qui nous dispense d'y revenir ici.

HOMÈRE, DIOMÈDE ET L'ARGOS POLYDIPSION

195

Tableau 1 : les descendants d'Amythaon εἰ de Proitos AMYTHAON

|

BIAS

PROITOS

|

|

Mégapentbàs

MELAMPOUS

Anaxagoras*

Aigialée Eurysle — AigiaMe

DIOMÈDE

Sthénélos

On ne manquera pas de relever - même si Acrisios et Proitos ont été

présentés comme les fils jumeaux 77 d'Abas, le fils de Lyncée (tableau 2) que la branche collatérale attachée à Proitos dorienne le même poids que la dynastie issue clairement à Delphes l'hémicycle des rois Danaos à Héraclés que les représentants de

n’a jamais eu dans l’Argos d'Acrisios, ainsi que l'atteste d'Argos où ne figurent de la famille d'Acrisios, tandis

que leur faisaient face les « Sept » et les Épigones, c'est-à-dire les ultimes descendants des Amythaonides et des Proetides *. C'est un fait majeur à observer que les compagnons de Dioméde et Dioméde lui-méme, parce qu'ils sont tous issus des maisons de Bias et de Proitos, ne sont pour la ville dorienne de la Larissa que des « Argiens » marginaux, non de souche,

intégrés tardivement à la famille ?. On est même en droit de suspecter 26. Entre Mégapenthès et Anaxagoras s'intercale parfois un Argeios, comme chez Paus., II, 18.4, contrairement à Diod. IV, 68, tandis que dans la scholie à Pindare,

IX* Néméenne, 30 b, Hipponoos est relié directement à Mégapenthès. Pour la généalogie argienne, nous avons exploité C. RosERT, Die griechische Heldensage I-Ill (1920-1921), complété, le cas échéant, par les notices du RLM, de la RE ou du LIMC.

Bien des liens demandent à étre examinés.

Nous entreprendrons ce travail ailleurs. Il

serait trop fastidieux d'exposer ici tous les détails de discussions complexes. 27. En désaccord dés avant leur naissance !

28. Cf. J.-Fr. BOMMELArR, Guide de Delphes. Le site (1991), p. 113-115. 29. C'est en donnant pour épouse à Talaos une fille d'Abas que les Argiens de la Larissa ont associé les lignées des Amythaonides à celles des descendants de Lyncée, mais la suture est mal faite, car ainsi les généalogies des chefs thébains et des

Épigones sont décalées : dans La lignée des Proetides, Sthénélos ne peut plus occuper

196

P. MARCHETTI

Teablens 2 : les deux branches issues d'Abas

|

Hypeimaeere

Lyncée

]

L

ABAS 1

[ Acrisios Dana? Persée Alectryon Alcméne Héraclès

] Proitos Mégapenthès Argcios (7) ADAXAgOras Hipponoos Capanée

comme une donnée manipulée à des fins de récupération mythicolégendaire le rattachement à Abas des deux lignées d'Acrisios et de Proitos. C'est que l'Argos dorienne, qui faisait descendre ses rois d'Acrisios, avait tout intérét à s'attribuer aussi la gloire des dynasties issues de ou rattachées à Proitos, gloire réelle puisque tous les héros de la geste thébaine - et du méme coup les héros homériques - venaient de ces

familles-là. Ce sont effectivement les familles qui partageaient le pouvoir sur le

royaume de Proitos qui ont seules ^ fourni les «Sept» et leurs « Épigones », comme il ressort du tableau 3, où les noms des « Sept » sont Tableau 3 : les "Sept" et leurs "Epigoues" Bias

rd

Talace EI

Oiciés Ϊ

T

Uu

Hipponoos

|

le méme rang que celui d'Euryale et de Diomede ; la difficulté se trahit aussi dans les histoires concurrentes qui situent tantót sous Proitos, tantót sous son petit-fils Anaxagoras le partage du « royaume de Proitos ». Cf. M. DauMas,

dans Polydipsion Argos,

p. 253-263.

« Argos et les Sept »,

En situant sous Anaxagoras

le partage du

royaume et en faisant de Capanée son petit-fils on restitue au mieux l'ordre le plus probable (cf. tableau 2).

HOMÈRE, DIOMÈDE ET L'ARGOS POLYDIPSION

197

en majuscules tandis que ceux de leurs Épigones apparaissent en italiques grasses. On notera que de l'expédition thébaine les descendants d'Acrisios sont absents, ce qui est en soi suffisamment éloquent pour affirmer que l'authentique dynastie de l'Argos « larisséenne » n'a rien à voir avec celle

de l'Argos « achéenne » et homérique. souligner à quel point dans cette préhistoire emméne est commandé tripartition qui se situe

À l'inverse on ne peut trop

le Dioméde homérique, lui, s'inscrit parfaitement thébaine, dans la mesure où le contingent qu'il par trois chefs, Dioméde, Sthénélos et Euryale, incontestablement dans la tradition du partage du

royaume de Proitos entre Bias, Mélampous et Anaxagoras *, compte tenu

du différend qui a opposé Adraste et Amphiaraos " et qui explique la disparition d'un descendant de Mélampous parmi les trois chefs *. Nous avons donc tout intérét à prolonger l'investigation, en analysant les modalités d'insertion du héros dans les deux « patries » qui revendiquaient Diomède à l'époque historique.

30. En ce compris Polynice - qui ne figure pas au tableau -, dés lors qu'il épousa une fille d' Adraste. 31. Le plus souvent un Étéoklos - dans la version béotienne, cf. M. DAUMAS, ibid., p. 259-260 - prend la place de Mécistée que nous n'hésitons pas ici à placer au

nombre des « Sept » puisque son fils Euryale était à coup sûr un « Épigone ». 32. Lui-méme fils d'Oinée et de Péribée, petite-fille d' Anaxagoras.

33. La généalogie la plus probable fait de l'épouse de Dioméde la petite-fille d'Adraste et donc sa cousine, plutôt que la fille d'Adraste et donc sa tante. Dans ce tableau, par manque de place ne figurent ni Aigialeus, fils d'Adraste, ni Adraste et Tirnéas, fils de Polynice, cités par Pausanias dans ia description du groupe argien, cf. supra texte cité p. 192, et pour les variantes J.-Fr. BoMMELAER, dans Polydipsion Argos, p. 268 ss. 34. Ou Proitos selon les versions, cf. supra n. 29.

35. La querelle entre Adraste et Amphiaraos, la mort de ce dernier aprés son mariage avec Ériphylè, sœur d'Adraste, expliquent que dans le catalogue homérique deux tiers du royaume se retrouvent dans la famille d'Adraste, la part d'Euryale - celle de Talaos - et la part de Dioméde, époux d'Aigialée, fille d'Adraste qui avait récupéré La part d'Amphiaraos dans la mesure où de la première expédition thébaine

où périt Amphiaraos, Adraste fut le seul à rentrer vivant. On ne peut trop souligner à quel point les mythes « achéens » sont cohérents, à quel point la définition du royaume commun de Dioméde, Euryale et Sthénélos chez Homére est conforme à ce que l'on peut tenir pour une version ancienne des mythes. 36. Le mariage d'Ériphylé, sœur d'Adraste, avec Amphiaraos a eu pour consé-

quence de transférer la part de Mélampous dans l'héritage d'Adraste — qui jusque-là était exclu de ia royauté dans la mesure où Mécistée avait hérité de la part de Talaos, d'où son «exil» chez son grand-père maternel Polybos de Sicyone- et ce tiers du royaume est celui qui revint à Diomede, gendre ou petit-fils d'Adraste selon les

versions.

198

P. MARCHETTI

3. Les patries de Diomède Après la destruction d’Asinè et de Tirynthe par Argos, c'est Trézène qui dans la péninsule argolique est demeurée à l'époque historique la ville la plus intéressante pour le souvenir qu'on y conservait de Diomède, méme si les prétentions de l'Argos dorienne installée au pied de la Larissa

ont fini par imposer l'image d'un Diomede « enfant de cette Argos » ”.

Notre connaissance de l'ancrage local du héros aussi bien à Trézène qu'à Argos dépend avant tout de Pausanias, que nous pouvons toutefois

corroborer par le témoignage des inscriptions * et compléter par les découvertes réalisées par W.

Vollgraff lors de sa fouille du sanctuaire

argien d'Apollon Pythien ?. Résumons d'abord les données extraites de Pausanias, pour Trézéne en premier lieu, Argos ensuite (II, 32.1-6 et II,

24.2-4). D'emblée le sanctuaire le plus important de Trézène, celui d'Hippolyte, est rattaché par Pausanias à Diomède auquel le Périégète attribue la consécration du temple et de la statue. On verra sans peine en

Hippolyte un anti-Énée, farouche adversaire d'Aphrodite, laquelle se

vengera de lui comme

femme

Aigialée

l'on sait, mais aussi de Dioméde en rendant sa

follement

impudique Ὁ.

Au

sanctuaire

d'Hippolyte

s'accomplissaient des cérémonies caractéristiques qui l'instituent comme un élément essentiel de l'espace civique, notamment la consécration des

méches de cheveux par les jeunes filles, rite initiatique de caractére matrimonial sur lequel il n'est pas nécessaire de nous étendre ici. Or, le sanctuaire d' Hippolyte abrite un temple d'Apollon, dit Épibatérios, dont la fondation est attribuée à Dioméde également. L'épiclése - le dieu aurait été ainsi appelé par Diomède qui voulait le remercier de l'avoir sauvé de

la tempête qui suivit la prise de Troie " - témoigne du succès de l'épopée 37. Au point que C. Rosert, secondaire de Diomède !

op. cit. I, p. 303, fasse de Trézène la patrie

38. Pour Trézéne, voir Ὁ. Weuren, Troizen und Kalaureia (1941), p. 61-63, pour

Argos W. VoiLcrarr, Le sanctuaire d'Apollon Pythéen à Argos (Ét. pélop. 1, 1956).

39. W. Woircnare, ibid. 40. La menace en est discrètement exprimée chez Homère (ἢ, V, 410-415) et le

châtiment développé par les Néóteroi, cf. not. A. SeveRYws, Le cycle épique dans di d'Aristarque (1928), p. 147-149, qui paraít ne pas tenir compte du passage de 41. On se doit de mettre cette consécration en rapport avec le sanctuaire d'Athéna Anémotis de Mothonè de Messénie (Paus., IV, 35.8) : comme celui de Trézène, la

fondation du sanctuaire messénien est attribuée à Diomède, qui aurait sauvé le pays d'une calamité due aux vents aprés avoir invoqué la déesse. Le sanctuaire de la Mothonè de Messénie doit reproduire celui de la « Méthonè » argolique, voisine de Trézène, ce qui explique la consécration à Diomede : dans tous les cas Trézène est le point de départ. C'est de la même manière que s'explique La présence de Dioméde en

HOMÈRE, DIOMÈDE ET L'ARGOS POLYDIPSION

199

:

troyenne, sans pour autant que la véritable identité du dieu nous échappe

Pausanias

en effet, aussitôt qu'en l'honneur de l'Apollon de

ajoute,

Trézène, Dioméde- toujours lui - aurait été le premier à instituer des

Pythia, d'oà l'on peut sans risque identifier l'Apollon Épibatérios à un authentique Apollon Pythéen/Pythien. Et ceci rend plus intéressants les monuments et statues qu'il énumère ensuite, notamment un stade et « au-

dessus de ce stade » un temple d'Aphrodite Kataskopia “2, mais aussi sur l'acropole un temple d’Athèna Sthénias * et, dans la descente, un sanctuaire de Pan Lutérios ainsi qu'un sanctuaire d' Aphrodite Akraia ^. On retrouve directement ou indirectement tous les éléments de cet

intéressant complexe au sanctuaire argien d' Apollon Deiradiotès ainsi qu'à la Larissa d'Argos.

L'Apollon Deiradiotès est d'abord, comme

celui de

et si l'on n'a pas conservé le souvenir de Pythia

Trézène, un « Pythéen »

en son honneur, on ne peut manquer de relever que c'est dans son voisinage immédiat que se trouve le stade où se célébraient à l'époque de Pausanias les Heraia et les Nemeia qui ont pu succéder à de plus anciennes Pythia. Ce sanctuaire d'Apollon à Argos voisinait avec un sanctuaire d'Athéna Oxyderkés, consacré par Dioméde « parce que la déesse lui avait διό le nuage

devant

les yeux

lorsqu'il combattait

à Troie » (Paus.,

II,

24.2) “. La référence à Homère, on le remarquera, est du méme type que Italie et en Apulie précisément où l'ont introduit non point des colons argiens - qui n'ont pas existé - mais des Trézéniens venus de l'Argeia, fondateurs, eux, de colonies

en Italie. Voir les témoignages Ἱστορία

τοῦ

Αργους …

(1892),

commodément p.

334

ss.,

regroupés dans I.K. sous

un titre éloquent

Korumiort, (Αποικίαι

᾿Αργεῖαι ἱδρυθεῖσαι μετὰ τὸν πόλεμον τῶν ἑκτὰ ἐκὶ Θήβαις καὶ τῶν Ἐπιγόνων). 42. Cette même déesse que Lycophron appelle la « Trézénienne» (Alex., v. 610) quand il évoque la punition qu'elle inflige à Diomède. 43. Le texte de Pausanias ne lie pas cette consécration à Diomede, mais comment

douter que ce temple appartenait au complexe « diomédéen » de Trézène, lors même que

le personnage

est proprement

indissociable d'Athéna,

comme

le révèle plus

qu'amplement l'/liade précisément. Une confirmation indirecte en est fournie par l'Athéna de l'acropole argienne, dédiée par Sthénélos, l'inséparable compagnon de Diomede dans l'épopéc. 44. Trézène se trouvait aussi au centre d'un territoire où Asclépios - à bien des égards proche de l'Agastrophe bomérique - était chez lui, cf. supra n. 23. 45. M.-Fr. Buzor, art. cit.

46. C'est la déesse Bain de Pallas : |a fête ne nous paraît guère d'offrande des mèches

qui était au centre des fétes évoquées par Callimaque dans le concernait des jeunes filles que l'on menait en procession... Il hasardeux de rapprocher cette procession argienne du rite de cheveux au sanctuaire trézénien d'Hippolyte. D'autant plus

qu'au cours de la même fête argienne on promenait son bouclier, arme éminemment symbolique, spécialité argienne, remise aux jeunes hoplites aprés leur temps

d'initiation et l'intronisation du jeune guerrier coincidait certainement avec l'époque

du mariage, cf. notre art. dans Kernos 9 (1996), p. 167-168. Que le nom du prétre d'Athéna à Argos, enfin, soit Eumédès,

le nom du père de Dolon dans l'/liade,

200

P. MARCHETTI

celle appliquée à l'Apollon Épibatérios de Trézène.

Cette Athèna

Oxyderkès, l’épiclèse l’indique, est une antique déesse : on la retrouve à

Sparte, associée à Cassandre ‘, ce qui suffit à trahir un fonds très ancien, préhomérique sans aucun doute. La description de Pausanias ne nous en apprend pas davantage, mais on ne manquera pas de relever que les fouilles du sanctuaire d'Apollon Pythien par Voligraff ont amené la découverte d'un autel consacré à Aphrodite - l' Apollon d'Argos était donc

associé à la déesse comme l'était celui de Trézàne - et d'une statuette de Pan,

qui ne laisse pas d'intéresser si l'on songe

au Pan

Lutérios de

Trézène. L'Athéna Sthénias de l'acropole trézénienne se retrouve, elle, dans l'Athéna de la Larissa d'Argos, qui nous est transmise sans épiclése mais que nous pouvons rattacher à la légende de Dioméde dans la mesure où le temple abritait un xoanon de Zeus « qui aurait été ramené de Troie par Sthénélos » (Paus., II, 24.3). Cette Athéna d'Argos associée à Sthénélos peut-elle être au départ différente de la Sthénias de Trézène, lors même qu'au nombre des « concours » argiens figuraient des Sthénia, épreuve de

lute ^ qui n'est pas sans rappeler le pugilat des fêtes en l'honneur de Patrocle auquel prirent part Euryale et Diomede. Les éléments fournis par Pausanias sont ténus mais suffisants pour reconstituer la trame primitive et relier entre eux, comme il convient, les fragments d'un ensemble cultuel homogéne dont la cohérence apparait pour peu qu'on le rattache aux

sanctuaires de Trézène. On ne manquera pas enfin, pour conclure, de rapprocher l'Aphrodite Akraía de Trézène de l'Héra Akraia d'Argos. En milieu dorien, les deux déesses ont été aisément confondues comme nous

l'apprend l'Aphrodite-Héra de Sparte *. Il s'est ici produit à Argos avec Aphrodite Akraïa, devenue Héra, la méme confusion des déesses qu'autour du nymphée de l'agora: le sanctuaire est d'abord celui d'Aphrodite mais ici comme pour d'autres nymphées Héra s'est juxtaposée

à Aphrodite au point de l'éclipser chez Callimaque *. l'adversaire paradigmatique qu'affronte Dioméde sous la houlette d'Ulysse, n'est pas non plus sans intérét. 47. Cf. supra n. 11.

48. Il n'est pas fortuit que la tombe de Sthénélos fut voisine du célébre gymnase argien qui portait le nom de son fils, Cylarabis. 49. Cf. V. PurNNE-DELPORGE, L'Aphrodite grecque (Kernos, supplément 4, 1994), p. 197-198.

50. Cf. P. Mancusrn & K. KoLokorsas, Le Nymphée de l'agora d'Argos (Ét.

Pélop. 10, 1995), p. 241. Le patronage d'Héra sur le nymphée a été, à coup sür, facilité par le fait qu'à l'est de la plaine, le culte d'Héra était associé à l'eau, cf. M.-

Fr. Bot, « Recherches archéologiques récentes à l'Héraion d'Argos », dans Héra. Images, espaces, cultes. Actes du Colloque International de Lilie 1993 (Collection CentreJ. Bérard, 15), 1997, p. 46. Il nous parait hors de doute, contrairement à tout

HOMÈRE, DIOMÈDE ET L'ARGOS POLYDIPSION

201

La comparaison des complexes religieux de Trézène et d'Argos nous invite à conclure résolument à la primauté de Trézène. Dans la mesure précisément où Dioméde est de part et d'autre inséparable d'Apollon Pythéen et qu' Apollon Pythien ne s’est implanté à Argos qu'aprés la prise

d'Asin? ?!, il n'est guère hasardeux, en effet, d'avancer que la transplantation de Diomède de Trézène à Argos a dû s'opérer parallèlement au transfert du culte d'Apollon Pythéen d'Asine à Argos ὦ. Cette conclusion est du reste confirmée sans le moindre doute par la définition méme du royaume de Dioméde dans le Catalogue des Vaisseaux au chant II de l'lliade qui place, en effet, Diomede à la tête d'un royaume centré sur

Trézene (II, 559-568) : « puis ceux d'Argos et de Tirynthe aux bons remparts, d'Hermione et d'Asiné, chacune sise aux bords de sa rade profonde, de Trézène,

d'Eiones, d'Épidaure aux bons vignobles, et les enfants des Achéens qui ce que l'on a pu penser ou écrire, qu'Héra n'est pas dans la ville d'Argos une déesse primordiale. 51. Selon des modalités liées à la conquête argienne que M.-Fr. BiLor, art. cit.

(supra n. 1) a remarquablement établies. On imagine sans peine un détournement par Argos du complexe trézénien, lié à la prise de contrôle de la péninsule, mais on ne comprendrait pas, à l'inverse, que Dioméde ait pu émigrer à époque historique d'une Argos toute puissante à une Trézéne, alors marginale. L'ancrage de Dioméde dans la Péninsule est encore confirmé par le nom de l'épouse que lui donne Ibykos: Hermionè (Ibykos fr. 13 Pace = scholie à Pindare, X* Néméenne, 12). L'examen comparatif des trouvailles de bronze faites à l'Héraion de Prosymna et à Argos ne

plaide pas en faveur d'une mainmise d'Argos sur toute la plaine à la haute époque archaïque, cf. Cl. RoLzey, dans Polydipsion Argos, p. 37-54 et I. Srrom, «The Early Sanctuary of the Argive Heraion and its External Relations (8th.-Early 6th. cent.

BC.)»,

dans Proceedings of the Danish Institute in Athens

1 (1995),

p. 37-127

(contra C. MokcAN ἃ T. WHrTELAW, art. cit., infra n. 63). Si une fréquentation du

sanctuaire par les Argiens peut être détectée vers la fin du VIII: s., il est impossible toutefois d'y voir déjà le reflet d'une domination politique. Imaginer que l'Héraion ait pu être fondé comme sanctuaire des confins pour marquer le territoire argien, comme

le propose F. DE PoriGNac, op. cit., p. 52-56 - position à juste titre contestée par J. Hair,

« How

Argive was the 'Argive'

Heraion », dans A4JA 99 (1995), p. 577-613 -

est une vue de l'esprit que l'archéologie n'étaye pas. La préhistoire des cultes de l'Héraion d'un cóté, d'Argos de l'autre ne laisse pour nous aucun doute sur l'indépendance des deux centres à l'origine. Héra, en effet, n'est pas primordiale à Argos, comme le souligne aussi à juste titre M.-Fr. Buor, art. cit., p. 57. Nous ne

pouvons disserter ici sur la reconstruction de l’histoire d'Argos à l’époque archaïque qui nous est proposée dans M. Prérart ἃ G. Toucxais, Argos. Une ville grecque de 6000 ans (1996), not. p. 22-35. Au regard de ce qui précéde, une réévaluation de la

documentation s'impose. Ainsi, les arguments tirés d'une identité d'écriture épigraphique pour affirmer une identité culturelle ne tiennent pas compte des différences

dialectales perceptibles entre l'ouest et l'est de la plaine, cf. Ms P. FERNANDEZ ALVAREZ, El Argolico occidental y oriental en las inscripciones de los siglos VII, VI y V a.C. (1981). 52.

M.-Fr. Bior, ibid.

202

P. MARCHETTI

tiennent Égine et Masès. Ceux-là obéissent à Diomede au puissant cri de guerre, ainsi qu'à Sthénélos, le fils du fameux Capanéc. En troisième, avec

eux, marche aussi Euryale, mortel égal aux dieux, fils de sire Mécistée,

fur méme né de Talaos. Mais le chef supréme est Dioméde au puissant cri guerre.

»

Pour exploiter correctement les données du Catalogue tirons d'abord parti des leçons qu'un bon connaisseur d'Homére nous donne à son

propos ^.

Cet inventaire combine

notamment

deux

listes au départ

indépendantes : celles des contingents d'un cóté - qui devait se présenter à l'origine, dans le stock formulaire auquel Homére a puisé, comme une longue litanie ininterrompue décrivant les possessions d'un roi - et, de l'autre, la nomenclature des basileis. Deux listes distinctes qui ont été combinées. Quand et par qui ? Questions difficiles. Le document a souvent été exploité pour reconstituer une géographie historique de la Grèce

mycénienne ?. On sait aussi que certains chercheurs ont eu tendance à abaisser considérablement la date de rédaction du Catalogue homérique * jusqu'au VI* siécle, en constatant que les listes du catalogue correspondent

d'assez près aux itinéraires des théarodoques delphiques ”’. Il se trouve qu'un texte parallèle autorise à propos du royaume homérique de Diomede une analyse rigoureuse. Une découverte papyrologique, en effet, nous a restitué un passage largement similaire provenant des Éhées d'Hésiode, qui décrit le lot d'Ajax dans l'inventaire des héros décidés à tirer vengeance du rapt d'Héléne et dont M.-Fr. Billot n'a pas manqué de souligner

tout l'intérét *. Comparons les deux textes :

53. Trad. Mazon. 54. P. WATHELET, dans Polydipsion Argos, p. 108-112. 55. Cf. R. Hope Simpson & J. F. Lazensy, The Catalogue of the Ships in Homer's Iliad (1970), D. L. Pacs, History and the Homeric Iliad (1959) et T. W. ALLEN, The

Homeric Catalogue of Ships (1921), avec la synthèse de G. S. Km, Commentary, 1 : Books 1-4, p. 168 ss.

The Iliad : a

56. Cf. A. Giovannm, Étude historique sur les origines du catalogue des vais-

seaux (1969), où l’on trouvera l'inventaire des opinions précédentes.

57. Sans imaginer un seul instant que le rapport pouvait être inversé : n'est-il pas naturel que les Delphiens se soient inspirés des listes formulaires de l'épopée pour 58. M.-Fr. Biior, art. cit., p. 68 ss.

HOMERE, DIOMÈDE ET L'ARGOS POLYDIPSION Homére

203

Hésiode

Αἴας δ᾽ ἐκ Σαλαμῖνος ἄγεν δυοκαίδεκα νῆας. στῆσε δ᾽ ἄγων ἵν᾿ ᾿Αθηναίων ἴσταντο φάλαγγες.

Αἴας δ᾽ ἐκ Σαλαμῖνος ἀμώμητος πολεμιστὴς μνᾶτο᾽ δίδον δ᾽ ἄρα ἔδνα ἐ[ο]ικότα, θαυματὰ ἔργα:

OR δ᾽ ᾿Αργός € εἶχον Τίρυνθά τε τειχιόεσσαν, Ἕρμιόνην ᾿Ασίνην τε, βαθὺν κατὰ xóAxov ἐχούσας, Τροιζῆν Ἠιόνας τε καὶ ἀμπελόεντ᾽ Ἐπίδαυρον,

ol γὰρ ἔχον Τροιζῆνα καὶ ἀγίχκαλον Ἐπίδαυρον νῆσόν r Αἴγιναν Μάσητά τε κοῦροι ᾿Αχαιῶν καὶ Μέγαρα σκιόεντα καὶ ὀφρυόεντα Κόρινθον

ol τ᾿ ἔχον Αἴγιναν Méonté τε κοῦροι ᾿Αχανῶν,

Ἕρμιόνην ᾿Ασίνην τε καρὲξ ἅλα ναιεταώσας,

ὧν αὖθ᾽ ἡγεμόνευε βοὴν ἀγαθὸς Διομήδης, καὶ Σθένελος, Καπκανῆος ἀγακλειτοῦ φίλος υἱός" τοῖσι δ᾽ ἅμ᾽ Εὐρύαλος τρίτατος κίεν, ἰσόθεος qc. Μηκιστέως υἱὸς Ταλαϊονίδαο ἄνακτος"

τῶν ἔφατ᾽ εἰλίποδάς τε βόας κία]ϊ [Meta μῆλα συνελάσας δῶσειν ἐκέκαστο γὰρ ἐγχεὶ μακρῶι

συμπάντων δ᾽ ἡγεῖτο βοὴν ἀγαθὸς Διομήδης"

La comparaison révèle comment deux poètes différents, à partir du même stock formulaire, peuvent manipuler les mêmes données. M.

Finkelberg ? analysant les deux passages a conclu à une plus grande fidélité des Éhées à la tradition, relevant chez Homère des formules plus

« récentes » que celles d'Hésiode ®. À vrai dire, de part et d'autre les royaumes présentent de troublantes singularités : ainsi la scission de la plaine argienne chez Homère (Agamemnon règne sur Mycènes, Corinthe et Sicyone, tandis que le sud de la plaine - Argos et Tyrinthe notamment est attribué à Diomède)

n'est, à première lecture, pas moins surprenante

que l'intrusion de Mégare et Corinthe dans la liste des possessions d'Ajax chez Hésiode. On a peine à imaginer d'un côté que le grand roi Agamemnon doive partager la plaine argienne avec un vassal ‘!, tandis que de l'autre la présence de villes doriennes dans la définition du lot d'Ajax étonne, d'autant plus que leur mention intercalée entre Égine et Hermione rompt l'unité d'un bloc géographique que la seule comparaison avec le catalogue homérique révèle bien.

Avant d'évaluer l'impact historique de ce passage du Catalogue et de décider si la définition du royaume de Dioméde correspond à un moment 59. « Ajax's Entry in the Hesiodic Catalogue of Women », dans CQ 38 (1988),

p. 31-41. L'article est paru après la tenue du colloque Polydipsion Argos (1987), dont les Actes n'ont été publiés qu'en 1992. 60. Mais la seule épithéte σκιόεντα est si caractéristique d'Homére (a 365, 5 768, x 479, X 334, v 2, a 399, w 299 ...) que l'on saisit sur ce point une pratiquement assurée de ja recomposition hésiodique par rapport comme nous l'a fait remarquer ©. Gengler, que nous remercions.

à son modèle,

61. Cf. P. WATHELET, dans Polydipsion Argos. Relevons toutefois que ce faisant et dans la mesure où Agamemnon est aussi intrinsèquement lié à Amyklées, cela reviendrait à rattacher le roysume mycénien à celui de Sparte, cf. les trouvailles faites à Mycènes.

204

P. MARCHETTI

historique bien précis et si nous devons conclure à une manipulation argienne à des fins de propagande, relevons d'abord comment chez Homère la mention des chefs est bien distincte de l'inventaire des villes et comment, par conséquent, les deux groupes formulaires ont pu flotter avant leur ancrage respectif dans un état définitif du texte, le vers τῶν

«00 ἡγεμόνευε βοὴν ἀγαθὸς Διομήδης étant déplaçable à la suite de n'importe quelle énumération. Cette élasticité des formules explique d'emblée comment Ajax prend aussi facilement chez Hésiode la place réservée à Diomède chez Homère. Vérifions ensuite que trois vers de part

et d'autre associent chaque fois les mêmes paires de villes © : HermionèAsinè ; Trézène-Épidaure ; Égine et Masès. Constatons enfin que ces six villes forment un ensemble très homogène, comme entité géographique 9, mais aussi sur le plan religieux. Ces villes de la Péninsule argolique ont, en effet, en commun de nombreuses traditions religieuses : tout d'abord le culte d’Apollon Pythéen, caractéristique des villes « dryopes » d’Asinè et

d'Hermioneé , mais aussi très présent à Trézène, comme nous l'apprend la description de Pausanias, ainsi qu'à Épidaure où l'Apollon Maléate est un dieu ancien, certainement proche du Pythéen Ÿ ; ensuite, leur commune

participation l'amphictyonie

au

culte de

de

Calaurie

Poseidon qui,

- Phytalmios 6 -

dans

la

description

au qu'en

sein

de

donne

Strabon *', regroupait les villes de Trézène, Hermione, Épidaure, Égine, Prasiae, Nauplie et Athènes * ainsi qu'Orchomène la Minyenne 9 ; enfin, 62. Comme l'a justement souligné M. FINKELBERG, art. cit., p. 33 s. 63. Toute cette région a fait l'objet dans les derniéres années d'une campagne de

prospection par l'Université de Stanford (Californie), dont les premiers résultats viennent d’être publiés : M.H. JAMESON, C.N. RUNNELS & T.H. νὰν ANDEL, À Greek Couniryside. The Southern Argolid from Prehistory to the Present Day (1994) et C. RuwwEms, D. J. PuLLEN & S. LaNcpow (éds.), Arrifact and Assemblage. The Finds from a Regional Survey of the Southern Argolid, Greece, 1. The Prehistoric and Early Iron Age pottery and the Lithic Artifacts (1995). La région couverte par ce « survey » exclut tous les sites de la plaine et ne correspond donc que partiellement au royaume de Dioméde. Par contre, l'étude de C. Morcan & T. WurTELAw, « Pots and Politics : Ceramic Evidence for the Rise of the Argive State», dans AJA 95 (1991), p. 79-108,

prend en compte toute la plaine, y intégrant par conséquent l'Héraion et Tirynthe. 64. Cf. M.-Fr. BiLLOT, art. cit., p. 40. 65. Et l'intérêt d'Argos pour Épidaure dès le début du VII* s. apparaît à la lumière des trouvailles de poterie, cf. C. MoncAN & T. WurreLAW, art. cit., p. 81 (il faut relever le renvoi, n. 7, à l'étude de V. K. ᾿Απόλλωνος Μαλεάτα στὴν Ἐκίδαυρο καὶ ἡ

LAMBRINOUDAKIS, « Τὸ ἱερὸ τοῦ xpovoloyia τῶν κορινθιακῶν

ἀγγείων », dans ASAtene 60 [1982], p. 49-55). 66. C'est le dieu que l'on retrouve au sanctuaire athénien du Céphise. 67. Strabon, VIII, 6. 14. 68. La présence d'Athénes ne doit pas être originelle, pas antérieure en tout cas à sa participation au culte de Damia et Auxésia (infra). Elle doit toutefois être antérieure au catalogue hésiodique dans la mesure où c'est précisément la participation

HOMÈRE, DIOMÈDE ET L'ARGOS POLYDIPSION

205

les cultes de Damia et Auxésia" que partageaient au moins les villes de

Trézène, Épidaure et Égine " avant qu’Athènes ne s'y associe. Apollon

Pythéen,

Poseidon

et le couple

particulier Damia-Auxésia

montrent

à

suffisance que les villes de la Péninsule jusques et y compris Égine constituaient un « pays » aux traditions religieuses communes et de haute

antiquité ὦ. On ne s'étonnera donc pas de les trouver associées dans un inventaire formulaire d'origine « achéenne ». Là plus qu'ailleurs ont dü rester vivants les grands héros comme Ajax ou Diomède. C'est miracle que le souvenir en soit encore si net chez Pausanias qui rattache directement à Diomede la fondation du sanctuaire d' Apollon Pythéen de Trézène,

probablement

la métropole

religieuse de cette province ". C'est cet

ensemble que l'on voit accroché à Argos et Tirynthe et attribué à Diomede chez Homére, rattaché à Mégare et Corinthe et attribué au Salaminien Ajax chez Hésiode. On mettra sans hésiter le catalogue des Éhées en relation avec l'agglomération d’Athènes et Salamine à l'amphictionie de Calaurie et avec le transfert des cultes de Damia et Auxésia à Athènes, en

constatant l’attrait qu'a exercé sur Athènes la péninsule argolique. À michemin entre l' Argos dorienne et Athénes, la péninsule a été convoitée par l'une et l'autre qui se sont efforcées d'en détourner la gloire à leur profit

respectif^. d'Athéna

Argos,

en instituant le culte d'Apollon Pythien et celui

Oxyderkés,

les

a

associés

au

Diomède

trézénien.

Et

l'on

n'oubliera pas ici qu’Athènes s'est, elle, emparée de l'autre Trézénien célébre, Thésée, dont elle a fait son prototype initiatique, aussi étroitement d'Athènes à l'amphictyonie qui explique l'attribution au Salaminien Ajax, chez Hésiode, des villes de l'Amphictyonie. La ligue a aussi été victime des ambitions argiennes et spartiates : Nauplie a été remplacée par Argos et Prasiae par Sparte. 69. La mention d'Orchomène est singulière. N'en tenons pas compte ici : il est

trop évident, en effet, que l'amphictyonie regroupait avant tout les villes de la

Péninsule jusqu'à Égine.

70. Cf. Hérodote, V, 82 s. 71. Pausanias, II, 30.4 est explicite, cf. M.-Fr. BiLLOT, art. cit., p. 64. 72. Il n'est pas fortuit de retrouver des échos de ces cultes particuliers à Rome, cf. E. La Rocca, La riva a mezzaluna : culti, agoni, monumenti funerari presso il Tevere del Campo Marzio occidentale (1984). L'importance de Dioméde en Italie et à Rome se comprend au départ de Trézéne beaucoup mieux que d'Argos. 73. C'est en effet aussi la ville de Thésée, ce qui suffit à expliquer l'intrusion d'Athénes parmi les villes de la Péninsule : Trézène était pour elle une référence obligée dés lors qu'elle avait incorporé Thésée à ses légendes au point d'en faire le paradigme initiatique de sa jeunesse ; cf. Cl. CarAME, Thésée et l'imaginaire athénien (1996). Il n'est pas fortuit, évidemment, que Thésée soit indissociable d' Apollon.

74. Et l'on pourrait bien ne pas manquer de traces archéologiques de cette concurence, cf. e.a. J.M. Fossey, « Πολιτικὸ-θρησκεύτικτ θέσις τῆς ᾿Αργολικῆς ᾿Ασίνης κατὰ τὴν ὑστερογεωμετρίκη éxóyxn», dans Πρακτικὰ τοῦ Β΄ τοκικοῦ συνεδρίου ἀργολικῶν σκουδῶν. "Apyoc 30 μαΐου - 1 Ἰουνίου 1986 (1989), p. 57-

63.

206

P. MARCHETTI

lié à Apollon et Athèna que l'était Diomède. Cette concurrence particulière " explique l'attribution au Salaminien Ajax du lot qu'Homére

attribuait à Diomède " dont il nous reste à évaluer l'antiquité relative : la définition du royaume de Dioméde dans l'/liade remonte-t-elle à la rédaction primitive ou, comme à propos d'Ajax chez Hésiode, a-t-elle fait l'objet de manipulations ultérieures ? Dans l'inventaire originel des sites mycéniens dont dérivent les deux Catalogues, l'homérique et l'hésiodique, il serait aberrant de faire figurer Athènes à la suite des villes de la Péninsule. Par contre Tirynthe, elle, en était directement voisine et ses ruines conservent encore les vestiges impressionnants de la forteresse et du palais mycéniens : on l'imagine aisément comme capitale, à l'époque mycénienne, de l'ensemble péninsulaire. Au V* siécle la conquéte argienne la raya du nombre des poleis autonomes ; à ce titre, elle ne pouvait plus figurer parmi les membres de l'Amphictyonie de Calaurie chez Strabon, mais il ne conviendrait pas d'en tirer argument pour l'exclure d'une association religieuse où elle devait être à sa place autant et méme mieux que d'autres villes signalées par le géographe ; il n'est pas fortuit, en tout cas, que la ville soit mentionnée - avant sa destruction par Argos - sur la colonne serpentiforme de Delphes précisément à la suite de Trézène et d’Hermionè ", comme si les trois cités avaient encore fourni un contingent commun lors des guerres

médiques ". La mention de Tirynthe dans le catalogue de l’Iliade doit

donc, en définitive, y étre tenue pour beaucoup plus naturelle que celle de Mégare et Corinthe dans le catalogue hésiodique. Nous n'avons aucune raison, du seul fait de la comparaison avec le catalogue hésiodique, d'imaginer une manipulation importante du catalogue homérique : du vers 559 à 568, rien ne devrait choquer. Seule demeure quelque peu singuliére la mention d'Ajax aux vers précédents. En la rapprochant du catalogue hésiodique qui fait la part si belle au Salaminien, on pourrait étre tenté d'attribuer les vers 557-558 à une manipulation

75. À l'inverse, les versions argienne et athénienne de la querelle Poseidon/HéraAthéna pour là possession du territoire attestent un autre emprunt au fonds légendaire « trézénien ».

76. Les deux héros ont été aussi permutés dans la peinture de vases chalcidiens. Cf. LIMC IV/1 (1988), p. 276, n° 6. Glaukos et Dioméde sont identifiés par des inscriptions comme protagonistes d'un épisode où chez Homère (XII, 371-377)on trouve Ajax et Glaukos.

77. Syil.*, 3i 78. Et le culte d'Apollon y est attesté à côté de celui d'Héra, cf. RE col. 1465-

1466 et U. JANTZEN (éd.), Führer durch Tiryns (1975), p. 102-104. Un culte d’Athéna y est également incontestable, cf. Führer, p. 105-106. Sur ces cultes, cf. A. FaiCKENHAUS, Tiryns I (1912), p. 19-25. Pour Apollon, cf. Paus., VIII 46.3.

HOMÈRE, DIOMÈDE ET L'ARGOS POLYDIPSION

207

dérivée de la propagande athénienne ”. Mais nous irions assurément trop loin en contestant à partir de là l'authenticité des vers homériques qui décrivent ensuite le royaume de Dioméde: la langue, en tout cas,

exception faite de quelques rajeunissements, n'en est pas suspecte ". Tenons donc une fois pour toutes les vers 559 à 568 pour originels et

raisonnons à partir de là. Ces vers confirment que Dioméde est vraiment chez lui à Tirynthe et dans la Péninsule voisine, c'est-à-dire dans l'antique royaume de Proitos,

que Pausanias décrit ainsi (II, 16.2) : Oi δὲ "ApBavtog τοῦ Λυγκέως

καῖδες τὴν βασιλείαν ἐνείμαντο καὶ

᾿Ακρίσιος μὲν αὑτοῦ κατέμεινεν ἐν τῷ Ἄργει, Προῖτος δὲ τὸ Ἡραῖον

καὶ Μιδείαν καὶ Τίρυνθα ἔσχε καὶ ὅσα πρὸς ϑαλάσσῃ τῆς 'Apyeiac σημεῖά τε τῆς ἐν Τίρυνθι οἰκήσεως Προίτου καὶ ἐς τόδε λείκεται.

« Les fils d’Abas fils de Lyncée partagèrent la royauté et Acrisios demeura à Argos, tandis que Proitos reçut l'Héraion, Midée et Tirynthe et tout ce qui de l'Argeia se trouvait du côté de la mer. Il reste encore aujourd'hui à Tirynthe des traces de l'installation de Proitos. »

À l'époque de Pausanias, on ne pouvait pas contester que Lyncée avait pour petit-fils à la fois Acrisios et Proitos, car la propagande de l'Argos dorienne avait définitivement contaminé l'histoire des Proetides, mais pas

au point d'effacer l'authentique souvenir du royaume de Proitos

centré

effectivement sur l'Héraion, Midéa, Tirynthe et « les parties de l'Argeia contigües

à la mer », c'est-à-dire,

sans

le moindre

doute,

le royaume

attribué à Diomède, Euryale et Sthénélos dans le catalogue homérique. Comment, en effet, ne pas s'aviser que le territoire décrit par Pausanias

correspond en tous points à celui détaillé par Homère aux vers 559-568 du Catalogue © ? Dans

ce contexte,

un seul

mot,

en fin de compte,

fait aussi

de

Diomède un roi «d'Argos»: la mention de la ville, en liaison avec Tirynthe, au vers 559 du Catalogue. D'oà la question : ce vers aurait-il été 79. Dans certaines versions du Catalogue, il n'est pas impossible que le royaume de Diomede fut attribué à Ajax ; c'est une manipulation de ce type qui rend le mieux compte des deux vers bien singuliers qui mentionnent Ajax, avant la liste des villes de la Péninsule argolique, selon une disposition qui se retrouve précisément dans le catalogue hésiodique ! 80. Cf. P. WarwELET, dans Polydipsion Argos, p. 109-111. 81. L'histoire mêmedu partage entre Acrisios et Proitos - voir supra le texte cité de Pausanias — exclut tout simplement que l'on puisse confondre, comme on n'a cessé

de le faire avec une remarquable obstination, l'Argos d'Acrisios et celle qui figure à côté de Tirynthe dans le Catalogue des Vaisseaux, qui appartient, elle, à l'antique royaume de Proitos.

82. Voir J.M. Fossey, «La liste des rois argiens Mélanges M. Lebei (1980), p. 57-75.

: première partie», dans

208

P. MARCHETTI

manipulé sur ce point précis ? Argos aurait-elle pris la place d'une autre ville, Nauplie par exemple ? On est, en effet, de prime abord étonné de l'absence de Nauplie dans la liste, avant toutefois de se souvenir que de l'Iliade Palamède est absent. Comme on sait qu'Árgos a remplacé Nauplie au sein de l'ampbictyonie de Calaurie, on aurait pu imaginer, tant aurait été naturelle la mention de Nauplie à cóté de Tirynthe dont elle était le port, qu'Argos aurait pu être substituée à Nauplie dans les formules originelles : ainsi se reconstituerait sans peine de Tirynthe à Trézène un territoire originel, parfaitement homogène, où au départ « Argos » n'aurait pas eu sa place. On pourrait alors associer à la substitution, secondaire, de Nauplie par Argos la légende, subsidiaire, qui raconte comment Diomede et Ulysse avaient écarté Palamède de l'expédition troyenne. Et l'on serait amené en conséquence à «dater» la substitution d'aprés la prise de Nauplie par Argos. Mais comment expliquer alors - la prise de Nauplie ayant succèdé à la destruction d'Asiné - que les Argiens n'aient pas veillé dans le méme temps à effacer du Catalogue homérique la mention d'Asine ? Sur ce point précis, imaginer une correction, méme minime, au texte d'Homére, entraîne finalement plus de difficultés qu'elle ne contribue à lever. Et Argos avait-elle le moyen d'imposer une correction au texte d'Homére ? Le conserver tel qu'il est est assurément de meilleure méthode. Et il est alors bien plus fructueux de s'interroger sur l'identité de cette Argos homérique. 4. L'Argos du Catalogue homérique L'environnement méme de l' Argos homérique invite à voir en elle non pas la ville occupée par les Doriens au pied de la Larissa, mais un antique toponyme de la péninsule argolique. Il n'est donc pas fortuit que les géographes et Le lexicographes aient conservé le souvenir d'une Argos kata Troizena * qui - à en juger par le catalogue homérique - a dû être une ville importante à l'époque mycénienne, comme le fut certainement la

Masès " associée à Égine. Cette Argos kata Troizena est si bien à sa place à côté de Tirynthe dans une énumération des villes de la Péninsule que la solution la plus simple pour expliquer le vers 559 du Catalogue est bien, en définitive, d'identifier l'Argos du Catalogue à cette antique cité, de 83. Pline, IV,

18 ; Stéphane de Byzance, s.v.

« Argos » ; Eustathe, ad. Od. T

250, 1465. L'énumération de Stéphane commence par la ville la plus célèbre, l'astu phoronikon qu'on aurait aussi appelé « Aigialée», (du nom de l'épouse de Dioméde) ; il ne réussit donc pas à sortir du piège né de la confusion des Argos. Le qualificatif d'« Aigialée » convient beaucoup mieux en réalité à une Argos kata Troizena, dans la mesure où dans d'autres versions (cf. Ibykos, cité supra n. 51) l'épouse de Diomède

s'appelait « Hermione », nom d'une ville de la Péninsule. 84. Peut-être mentionnée dans les tablettes en linéaire B, cf. la discussion dans M.-Fr. BnLor, art. cir., p. 41, n. 19.

HOMÈRE, DIOMÈDE ET L'ARGOS POLYDIPSION

209

laquelle dérivait le nom méme donné à la péninsule argolique, encore appelée Argeia chez Pausanias. Et l'on comprendra aisément que les Doriens installé au pied de la Larissa, ont tiré un parti maximumde l'homonymie entre les deux villes pour attirer indûment Dioméde chez eux et s'attribuer ainsi la gloire des deux épopées auxquelles le héros était attaché. Mais sans nous abuser pour autant, car il nous est relativement aisé de restituer à l'Argos achéenne, voisine de Trézène, l'histoire des trois familles des Biantides, Mélampotides et Proetides. La ville a, du reste, laissé plus de souvenirs qu'il n'y paraît. Car cette Argos - de laquelle sont partis les « Sept» et les Épigones - ne peut évidemment

qu'être identique à celle mentionnée en tête de la Thébaide 9, où elle est appelée Argos Polydipsion : Ἄργος ἄειδε θεὰ κολυδίψιον ἔνθεν ἄνακτες.

Le qualificatif πολυδίψιον ne convient pas ἃ l’Argos dorienne - comme le souligne Strabon *5 -, laquelle n'a jamais été « assoiffée » ; le seul territoire « argien » qui mérite de porter cette épithéte est la région

sise à l'est de la plaine ", l’Argeia. Que le qualificatif apparaisse dans le premier vers de la Thébaide n'est pas fortuit : cette Argos πολυδίψιον est la ville qui dans le Catalogue homérique est associée à Tirynthe au vers 559, celle de laquelle dérive l'épiclése fameuse d'Héra « Argienne » *, la capitale — avec Tirynthe - du royaume « de Proitos » sur lequel régnèrent conjointement les descendants de Bias, de Mélampous et d'Anaxagoras, la ville d'Adraste enfin d’où partit l'expédition thébaine, l'authentique ville sur laquelle régna Dioméde. L'autre Argos, celle de la plaine oü

s'installeront les Doriens, fut appelée, par contraste, ἔνυδρον *. Tête de pont dans la plaine du territoire contrôlé par Lerne où jaillissait la riche source Amymonè, elle était suffisamment proche de l’Argos Polydipsion pour s'approprier aisément les mythes d'antique tradition de cette dernière après être devenue puissante à son tour, notamment lorsqu'elle eut annexé

85. Le vers est cité par Michèle Daumas, dans Polydipsion Argos, p. 254.

86. VIII, 6.7. 87. Cf. R. BALADIÉ, Le Péloponnèse de Strabon (1980), p. 113, d’où M. PtéRaRT,

Polydipsion Argos, p. 122-125. Nous ne pouvons résister à citer le commentaire de ce dernier à propos du passage de Strabon (ibid., p. 119): «la méprise des poètes [antiques] proviendrait d'un contresens sur la formule homérique (sic) πκολυδίψιον

Ἄργος », que Strabon s'efforce d'expliquer en déployant des trésors d'ingéniosité que ne désavoueraient pas nos modernes philologues ». 88. Et le centre le plus important du culte de la déesse dans l’Argeia fut peut-être

Tirynthe, cf. A. FmickEeNHAUS, Die Hera von Tiryns (Tiryns. Die Ergebnisse der Ausgrabungen des Instituts I, 1912) et, dernièrement, M.-Fr. Buzor, art. cit., p. 42.

89. Cf. Strabon, L. c.

210

P. MARCHETTI

une partie des villes de la Péninsule, peut-être sous le règnede Phidon*". Entre l'Argos ἔνυδρον et l'Argos πολυδίψιον, Strabon s'égara, tant fut efficace à brouiller les pistes la propagande de l'Argos dorienne qui se constitua comme polis en détournant le matériau épique de son homonyme achéenne. Pour juger de l'importance du legs ainsi récupéré, il n'est que de lire chez Pausanias les souvenirs qui étaient encore attachés aux familles du Polydipsion Argos dans sa description de l' Argos ... dorienne. On est frappé, en effet, de l'importance et du nombre des références faites aux épopées, thébaine surtout, parmi les consécrations argiennes qu'a encore pu voir le Périégète. Sur ou autour de l'agora notamment, les consécrations de nature héroïque reliées aux deux cycles épiques sont particuliérement nombreuses : l'autel de Zeus Hyetios était vénéré comme le lieu du serment des Sept partis attaquer Thébes ; les statues des Sept et

des Épigones s'y dressaient et l'importance de ces héros pour Argos est confirmée par les groupes statuaires paralléles offerts à Delpbes par les Argiens. Ces statues devaient se dresser dans le voisinage d'un « héroón »

dont la borne a été retrouvée ?', qui porte une inscription datée du VI* s., découverte d'autant plus précieuse qu'en-dehors de cet héróon l'agora d'Argos à l'époque archaïque fait bien pâle figure, du moins en l'état d'exploration du site. À ce contexte diomédéen s'ajoutent encore toutes les tombes et statues des personnages par lesquels Dioméde se rattache à la descendance d'Amphiaraos et à Proitos : la tombe d'Hypermnestre, mére d'Amphiaraos, et la statue d'Amphiaraos - inséparable de l'expédition thébaine -, celle de Talaos, fils de Bias, la tombe d'Eriphylè, la statue de Baton, le cocher d'Amphiaraos. Aucun autre site n'illustrait à ce point dans son horizon civique la légende thébaine et nous savons, depuis la découverte de la borne qui signalait l'héróon des Thébains, que l'incrustation de la légende thébaine à Argos remonte à l'époque archaique. Si l'on met à part les tombes de Cylarabis - jouxtant le gymnase dénommé d’après le héros - et de Sthénélos, qui ne sont pas caractéristiques d'une épopée en particulier, les références à la guerre de Troie

apparaissent moins nombreuses : on peut énumérer la statue d'Énée - mais

sa proximité avec le grand édifice romain (Sérapieion/thermes ?) donne à

entendre qu'elle ne fut érigée qu'à l'époque romaine ? —, la statue de culte 90. Comme antique témoinde l'annexion de Dioméde par Argos, la X* Néméenne de Pindare est décisive : le poète y fait précisément de Diomède à Argos un dieu immortel (ambroros theos). Lui qui s'en prenait si facilement aux dieux dans l’/liade - au chant V (362 et 457), Apollon et Aphrodite redoutaient même qu'il s'en prit à Zeus lui-même - ne pouvait qu'avoir été un dieu. Cette qualité divine reconnue à Dioméde par Pindare nous renvoie évidemment à un substrat préhomérique.

91. Cf. A. PARIENTE, dans Polydipsion Argos, p. 197-202. 92. Cf. notre étude dans BCH 117 (1993), p. 219.

HOMÈRE, DIOMÈDE ET L'ARGOS POLYDIPSION

211

de Dionysos ramenée d'Eubée «par ceux qui revenaientde Troie», le temple d'Athéna Oxyderkès dédié par Diomède ? et la tombe d'Hélénos, fils de Priam, dont Pausanias conteste toutefois l’authenticité. La supériorité relative des références à la légende thébaine correspond à l'importance

réelle de l'épopée thébaine à l'époque archaïque quand furent établis les repéres majeurs de la cité argienne articulés aux lieux sacralisés, autour desquels l'agora et l'espace public se constituérent. On découvre ici, en un exemple concret, l'impact que les cycles héroiques ont eu sur la culture et la civilisation des Doriens d'Argos. Le détournement des données mythiques à leur bénéfice ne fut guère, à vrai dire, ardu. 5. La récupération de Diomède par l'Argos dorienne

Argos est souvent mentionnée dans l'épopée homérique ^, mais la portée du terme dépasse largement celle d'une référence précise à une ville particuliére : Argos n'y est pour ainsi dire jamais un toponyme. De cette ambiguité du terme, les Argiens de l'époque historique ont évidemment tiré parti pour s'attribuer indüment la gloire des « Achéens », « Danaens » et « Argiens » de l'Iliade et de l'Odyssée. Dans cette confiscation, le vers 559 du Catalogue où Argos figure à côté de Tirynthe a, bien entendu, joué un rôle décisif. D'autres passages de l'/liade ont dû tout autant attirer l'attention des propagandistes argiens, tel celui oà Homére évoque l'épouse de Tydée au chant XIV (114 s.) - l'aède rappelle à ce propos l'installation du père de Dioméde à « Argos» - ou encore cet autre où Dioné prophétise les malheurs à venir de Dioméde, trop préoccupé de carnage et bien impru-

dent d'avoir blessé Aphrodite qui voulait soustraire Énée à la bataille (V,

410-415). Dans le premier passage où Homère fait une allusion précise à Argos, nous n'avons aucune raison de voir dans la ville où s'est installé

Tydée et où vécut Diomede une autre que l'Argos πολυδίψιον", voisine de Tirynthe et Trézéne. Mais, bien entendu, les Doriens de l'Argos larisséenne, une fois puissants, n'ont guére souffert qu'on ne l'identifiát pas à leur ville.

Dans

l'7liade toutefois,

la liaison de Dioméde

avec

Adraste

l'associait avant tout aux dynasties tirynthiennes et à la famille de Talaos. On ne manquera pas du reste de relever que la folie de son épouse rappelle étrangement la folie des « Proetides » que guérira Mélampous.

93. Cf. supra p. 200. 94. Cf. P. WATKELET, dans Polydipsion Argos, p. 100 ss. 95. Mais le renvoi à Argos porrait tout aussi bien désigner, par opposition à l'Étolie, un pays tout entier (l'Argeia), voire le Péloponnèse où règne effectivement Adraste.

212

P. MARCHETTI

En conclusion, nous pouvons affirmer qu'entre l’époque mycénienne

et la confiscation par Argos des données mythiques, Diomède avait dû prendre racine dans une péninsule argolique où Tirynthe, célèbre à l'époque archaïque pour son sanctuaire d'Héra, sacralisé par l'histoire des « Proetides », devait jouer un rôle non négligeable. L'association constante de Diomède avec les cultes de Trézène, tout particulièrement avec celui d'Apollon Pythéen, mais aussi - comme dans l'/iade-, avec ceux d'Aphrodite et d'Athena est le témoignage le plus clair qui nous reste de son incrustation dans la Péninsule argolique. Quand l'Argos dorienne en a entrepris la conquéte ou s'est efforcé d'en dominer les villes, il n'est pas surprenant qu'elle ait veillé à en transplanter les cultes à Argos. De ce temps date la construction du sanctuaire d'Apollon Pythéen, comme l'a révélé M.-Fr. Billot, qui a inscrit cette fondation dans le large mouvement de propagande argienne soutenu par les oracles delphiques. Son analyse est pénétrante, ses conclusions fondées. Il suffit d'y intégrer Diomède, le pivot de la propagande argienne, et d'élargir le champ d'action d'Argos, dés cette époque, à toute la péninsule et à Tirynthe. Des territoires qu'ils ont conquis les Doriens d'Argos ont aussi récupéré les titres de noblesse, qui servirent ensuite à justifier leurs conquétes : la légende secondaire du

retour des Héraclides et de la définition du « lot de Téménos »* montrent assez comment ils procédaient. D'autre part, aprés avoir implanté chez eux la geste thébaine, ils purent appuyer sur elle leurs prétentions territoriales sur le nord du Péloponnèse, là où se trouvait un autre royaume d'Adraste - qu'il avait hérité de son grand-pére maternel -, et l'on sait

comment Clisthène y répondit à Sicyone ".

96. Voir récemment J. VANsCHOONWINKEL, L'Égée et la méditerranée orientale à la fin du deuxième millénaire (Publications d'Histoire de l'Art et d'Archéologie de l'UCL 66 / Archacologica Transatlantica 9, 1991).

97. Hérodote, V, 67.

Quaestiones Homericae

« Heureux qui comme Ulysse a fait un beau voyage... » Problémes de géographie odysséenne à l'époque des Grandes Découvertes

Monique Mund-Dopchie Homère a été trés largement connu à la Renaissance. Nombreuses sont les éditions, les traductions — latines et vernaculaires —, les exégéses qui lui ont été consacrées. Rivalisant avec Virgile, il a servi de modèle à toute

une littérature épique, inspirée directement de l'Antiquité, et il a fourni aux écrivains et aux artistes un répertoire inépuisable de thèmes, de symboles, de figures héroiques et mythiques ‘. À tel point qu'au siècle suivant, il a cristallisé autour de lui la querelle des Anciens et des Modernes. En ce qui concerne Homére, on ne peut donc parler de « survie » ; il s'agit plutót

d'une véritable « résurrection » ?. Je n'entends pas apporter ici ma pierre à l'histoire proprement dite du texte d'Homére

à la Renaissance, édifice que d'autres s'attachent à cons-

truire avec brio. Je me propose plutót d'aborder un domaine moins exploré de sa « réception » aux XV*, XVI: et XVII: siécles en analysant l'accueil qui fut réservé aux « errances d'Ulysse » dans la littérature des voyages et dans les écrits composés dans le sillage des Grandes Découvertes.

Comment

la plus

illustre et la plus

ancienne

exploration

de terres

inconnues fut-elle percue par des cercles d'érudits qui voyaient par ailleurs se modifier considérablement leur vision traditionnelle du monde ? Comment fut-elle évaluée face aux bouleversements provoqués par l’utilisation récurrente de la route maritime des Indes et par l'irruption de l’Amérique

dans

une

œcoumène

insulaire,

réduite

à trois

continents ?

Telles sont les questions auxquelles je tenterai de répondre au cours de cet exposé. Elles nous entraîneront parfois bien loin de la philologie... 1. Cf. par ex. I. Siver, Ronsard and the Hellenic Renaissance, 1. Ronsard and the Greek Epic, St Louis, 1961 ; N. Herr,

« Homère en France au XVI* siècle », Atti

dell'Accademia delle scienze di Torino 96 (1961-1962), p. 1-120. 2. Cf. par ex. N. Herr, Homère en France au XVIF siècle, Paris, 1968.

214

M. MUND-DOPCHIE

Signalons d’abord que par certains aspects, la littérature des voyages

ne se distingue pas de la production habituelle de la Renaissance. À l'instar de celle-ci, elle emprunte volontiers à l'Odyssée, et du reste aux autres œuvres antiques, des toponymes et des patronymes qui constituent des métaphores. Il s'agit ici comme ailleurs de conférer au style l'élégance et le sublime, que les écrits des Anciens illustrent excellemment. Homère

permet un jeu érudit, qui se situe uniquement au niveau de la forme, et fournit aux lettrés le plaisir d’une culture partagée. On relève, par exem-

ple, dans un poème adressé par Jean-Antoine de Baïf, le benjamin de la Pléiade,

à

André

Thevet,

à

l’occasion

de

la

publication

de

sa

Cosmographie universelle en 1575, une abondance de lieux homériques : Tu vis l’isle où de Diomède Les compagnons malgré son ède Furent transmuez en oyseaux, Tu vis la terre Pheacle, Où les peuples passoient leur vie, Faisans festins et jeuz nouveaux (J.-A. de Baïf, poème de dédicace,

1575)

*.

Le jeune poète entend célébrer les voyages effectués par Thevet, cos-

mographe qui est aussi un témoin direct puisqu'il s'est rendu en Palestine et au Brésil. Plutót que de nommer Corfou, oà le moine angoümois a séjourné lors de sa pérégrination en Terre Sainte, c'est la Phéacie d'Alkinoos que les vers de Baif font surgir, symbole codé que tous les humanistes comprennent. Nos textes manifestent également un désir qui hante les lettrés de la Renaissance et leur fait mettre la géographie au service de l'histoire, à

savoir reconstituer le cadre de vie des Anciens“.

Il s'agit dés lors

d'éclairer le plus possible les textes antiques en les expliquant par d'autres textes et de cerner leur vérité à travers ce type de confrontation. Tel est

incontestablement le propos d'Abraham Ortelius, lorsqu'il consacre un 3. Cité d'après L'Amérique et les Poètes français de la Renaissance, textes présentés et annotés par R. Le Moine, Ottawa, 1972,p. 45. Les mots et les textes mis en lettres grasses l'ont été par moi.

4. Cf. F. de Davis, «ratio studiorum », dans

« L'enseignement de l'histoire et de la géographie et le Analecta Gregoriana (cura Pontificiae Universitatis

Gregorianae edita) LXX, sectio A (n. 3). Studi sulla Chiesa antica e sull'Umanesimo.

Studi presentati nella sezione di Storia Ecclesiastica del Congresso Internazionale per il IV Centenario della Pontificia Università Gregoriana. 13-17 ottobre 1953, Rome, 1954, p. 123-156 ; N. Broc, La géographie de la Renaissance 1980, p. 42.

(1420-1620),

Paris,

HEUREUX

QUI COMME ULYSSE

215

chapitre et une carte de son Parergon sive veteris geographiae Tabulae, commentariis geographicis et historicis illustratae au « Retour d'Ulysse » : Ulyssis multiplices (ut eos non semel nominat Ausonius) errores, ab omni antiquitate apud omnes adco celebres fuere, ut adagio Ulyssis peregrinatio, ubi laboriosam ac periculis plenam quis peregrinationem designare volebat, locum

dederit

[...]. Huius itaque ab urbe Troia,

cum duodecim

(ut habet

Tzetzes) navibus ad Ithacam patriam usque vicenarios Errores, in gratiam amicorum, qui hoc saepius per litteras a me petiere, hac tabula delineare, atque ex omni prisca historia describere placuit (A. Ortelius, Parergon, 1624) *.

C'est pourquoi on le voit discuter de l'emplacement des escales — voulues ou forcées — du héros en recoupant les informations tirées de l'Odyssée avec des analyses proposées par des auteurs postérieurs. Il suppose ainsi une halte d'Ulysse à Délos entre le franchissement du cap Malée et la tempéte qui déroute, discute du nombre des prétendants de Pénélope, de la durée totale de l'équipée, etc. : Navigando autem hinc Maleam Peloponnesi versus, gravi aborta tempestate, naufragium patitur, ut refert Homerus. At prius eum in Delum pervenisse verisimile, quia haec in hoc eodem

itinere ; et in eadem ante

Apollinis aram vidisse proceram et teneram palmam, quam suo tempore adhuc monstrari scribit Cicero de legibus ; et hanc camdem fuisse verisimile, quam Plinius suo tempore ab Apollinis aetate ibidem conspici affirmat. Huius palmae ipse Homerus et Pausanias quoquc meminere. A Phaeacia ab huius rege Alcinoo honorifice susceptus, ad Ithacam i [...] perducitur, ubi occisis procis, qui centum et octo, si fides Athenatao, erant numero,

triginta autem tantum, si Dicty Cretensi, Penelopen dulcis-

simam uxorem amplectitur. Atque hic horum errorum finis, quibus, ut Ovidius ait, « Jactatus dubio per duo lustra mari », ceteros nempe annos terra exantlos innuens. De quo et idem inquit : « /lle brevi spatio multis erravit in annis/ inter Dulichias lliacasque domos » (A. Ortelius, Parergon, 1624)5.

Notons en passant qu'Ortelius situe l'Odyssée exclusivement dans l'espace méditerranéen : nous aurons l'occasion d'y revenir. Une attitude semblable se décèle dans le commentaire que Giambattista Ramusio rédige sur « le périple d'Hannon » en 1550 dans un volume consacré aux voyages en Afrique. Pour justifier le fait que la relation carthaginoise comporte de nombreux aspects étranges, voire merveilleux, l'humaniste vénitien affirme que c'est là une manière habituelle 5. A. OnTauus,

Theatri

orbis

terrarum

Parergon

sive

veteris

geographiae

tabulae, commentariis geographicis et historicis illustratae. Editio novissima, tabulis aliquot aucta, varie emendata atque innovata, cura et studio B. Mongn, Anvers, 1624 (1* éd. 1584), f. xir (Bruxelles, BR, V.H. 30689 C). 6. A. OsrELIUS, Theatri orbis terrarum Parergon..., f. xir-v.

216

M. MUND-DOPCHIE

d'écrire chez les Anciens, et il n'en veut pour preuve que la description des Noirs, peuple bien réel pourtant, proposée par Homère : En cette navigation d'Hanno, il semblera de prime face au Lecteur, que ce soyent choses legeres, et à la volée mises en avant : toutefois c'est La maniere d'écrire des Grecs: et n'est memoire plus antique de partie du monde, que de cette côte d'Ethiopie, qui est assise sur la mer Oceane vers le Ponant pres du mont Atlas. Les Noirs, qui sont natifs du lieu, se parangonnent à toute autre nation, tant pour le regard du bon air, que pour la douceur, preudhommie, et bon accueil des habitans envers les étrangers. Ce qui leur cause une singuliere recommendation sur tous autres : de sorte que l'on croyt que les Dieux en soyent yssus. Homere chante l'Ocean pere des Dieux : et dit, que quand Iupiter se veult ébatre, il s'en va visiter l'Ocean, et vient aux banquets des Noirs, gens humbles, courtoys, et devots (G.B. Ramusio, Primo volume delle navigationi et viaggi nel qual si contiene la descrittione dell'Africa, 1550, dans la traduction de

Jean Temporal, 1556) ". *

*

dt

D'autres références au « Retour d'Ulysse » apparaissent davantage ciblées et servent plus précisément les intentions avouées ou secrétes des récits de voyages, des traités géographiques et des relations des Découvertes. Tantót elles se bornent à renouveler, par un changement de perspective, une vision fort répandue d'Ulysse et de ses errances. Tantót au contraire, l'Odyssée intervient dans un débat strictement contemporain, qui transforme le sens et la nature du poéme. Je range dans la premiére catégorie de références les nombreuses comparaisons qui associent Ulysse à un explorateur. Certes, le héros grec n'a pas attendu l'ére des Découvertes pour inspirer aux écrivains antonomases et hyperboles allusives, mais il l'a fait dans une optique morale et chrétienne, inaugurée par les Péres de l'Église. Ces derniers lui ont, en effet, forgé un destin remarquable en fonction de la symbolique particuliére du voyage en mer, laquelle décrivait le monde sans foi comme une mer insondable et traîtresse, la vie humaine comme un bateau cheminant à

travers les vagues, le risque de mort perpétuelle comme un naufrage et le salut comme un retour au port. Dans cette perspective, ils ont privilégié une lecture allégorique de l'Odyssée, où Circé, les Sirénes, les Lotophages, Charybde et Scylla représentent les tentations et où Ulysse incarne éminement la figure de l'intellectuel chrétien au comportement stoique, en route vers la vera et theologica philosophia. C'est leur vision du fils de Laérte qui prédomine à la Renaissance et que véhiculent 7. U. TEwronaL], [...], Lyon,

Historiale Description de l'Afrique,

1556, f.**3r (Paris, BN, Fol. 03.2).

tierce partie du monde

HEUREUX QUI COMME ULYSSE

217

notamment — quitte à les adapter à des thèmes nouveaux— Érasme, Guillaume Budé et Jean Dorat, le maître de la Pléiade *. On voit dès lors sans surprise un Joachim du Bellay s'attribuer la destinée d'Ulysse puisqu'à l'instar du célébre voyageur errant, il a surmonté les obstacles et les pièges de l'étranger — en l'occurrence Rome — pour retrouver son Anjou natal où ses parents guettent son retour. Outre le poème auquel se référe

le titre de

ma

communication,

comment

ne pas mentionner

ces

autres vers, empruntés aux Regrets : Donques je t'advertis, que ceste mer Romaine De dangereux escueils et de bancs toute pleine Cache mille périls, et qu'icy bien souvent Trompé du chant pippeur des monstres de Sicile Pour Charybde eviter tu tomberas en Scyile, Si tu ne sçais nager d'une voile à tout vent. Qui choisira pour moy la racine d'Ulysse ? Et qui me gardera de tomber au danger, Qu'une Circe en pourceau ne me Pour estre à tout jamais fait esclave du vice ? (J. du Bellay, Regrets, 1558)*.

De méme, l'endurance d'Ulysse et sa ténacité sont vantées par Ronsard, lors d'une mise en garde adressée à Amadys Jamin sur les piéges de l'Amour : Fameux Ulysse, honneur de tous les Grecs, De nostre bord approche toy plus pres, Ne single point sans prester les oreilles À noz chansons, et tu oirras merveilles.

Nul estranger de passer a soucy Par ceste mer sans aborder icy, Et sans contraindre un petit son voyage, Pour prendre port à nostre beau rivage. Puis tout joyeux les ondes va tranchant, Ravy d'esprit, tant doux est nostre chant, Ayant appris de nous cent mille choses, Que nous portons en l'estomach encloses. Nous scavons bien tout cela qui s'est fait,

Quand Ilion par les Grecs fut desfait ; Nous n'ignorons une si longue guerre, Ny tout cela qui se fait sur la terre. Doncques retien ton voyage entrepris, Tu apprendras, tant sois-tu bien appris. Ainsi disoit le chant de la Serene, Pour arrester Ulysse sur l’arene, 8. Cf. à ce propos G. Gaporrre, Du Bellay et le sacré, Paris, 1978, p. 117-128. 9. Cité d’après G. Gaporres, Du Bellay et le sacré... , p. 122.

218

M. MUND-DOPCHIE Qui, attaché au mast, ne voulut pas Se laisser prendre à si friands apas, Mais en fuyant la voix voluptueuse, Hasta son cours sur l’onde tortueuse, Sans par l'oreille humer ceste poison Qui des plus grands offense la raison. Ainsi, Jamin, pour sauver ta jeunesse, Suy le conseildu fin soldat de Grece : N'aborde point au rivage d' Amour, Pour y vieillir sans espoir de retour.

L'Amour n'est rien qu'ardante frenesie, Qui de fumee emplist la fantaisie D'etreur, de vent et d'un songe importun, Car le songer et l'Amour, ce n'est qu'un (P. de Ronsard, Second livre des

Amours, 1567 : Le chant des Serenes) "^.

La célébration d'un découvreur contemporain ne mettra évidemment pas l'accent sur le stoicisme d'Ulysse, le héros endurant, mais souligne volontiers le cóté exaltant de l'aventure, oà les périls sont surmontés par un homme exceptionnel, et l'ivresse suscitée par la rencontre de terres inconnues, présentées sous le jour le plus paradisiaque. Tel est le sens de la louange adressée par Robert Garnier et par Joachim du Bellay à André Thevet, que de nombreux poétes francais ont tenu à honorer et qui est régulièrement comparé à l'ingénieux fils de Laërte : Toy, comme Ulisse, ayant par accidens divers Peniblement couru ceste grand'masse ronde, Decouvert les secrets de la terre et de l'onde,

Et durant tes erreurs mile encombriers souffers... (R. Garnier, poème de

dédicace, 1584) !!. Comme Ulysse echappé de cent mille dangers, De ce qu'il a conquis sur les bords estrangers Un eternel trophee il plante sur noz rives : Rapportant, non l'honneur d'un peuple surmonté, Non le riche butin d'un Barbare donté, Mais de tout l'Orient les despouilles captives (J. du Bellay, poéme de

dédicace, 1575) "2.

Nous observons dans la foulée qu'Ulysse, émule et modèle des explorateurs contemporains, est parfois associé ou supplanté dans ce róle par Jason, autre voyageur-conquérant légendaire. En témoignent ces dédicaces adressées à Thevet par Louis Hesteau sieur de Nuisement et par Joachim du Bellay : 10. Pléiade, 11. 12.

P. de RousanD, Œuvres complètes. T. 1, éd. G. CougN, Paris, Bibl. de la 1938, p. 172-173. Cité d’après L'Amérique et les Poètes français de la Renaissance..., p. 104. Cité d’après L'Amérique et les Poètes français de la Renaissance..., p. 96.

HEUREUX QUI COMME ULYSSE

219

On te peut bien vanter aussi, De ce qu'espoint d'un beau soucy, Pour ne prendre ocieux ton age Tu as plein d'usage et raison, Comme un Ulysse, ou un Jason,

Veu tout ce que la nuit ombrage (L. Hesteau, poème de dédicace, 1584)". Si la premiere nef que vid la pleine humide De nef fut transformee en astre flamboyant,

Pour avoir voyagé d'un chemin ondoyant, Qui va du Thessalique au rivage Colchide : Combien doit nostre France à cest autre Aesonide, Qui comme

l'Ocean la terre costoyant,

Qui comme le Soleil le monde tournoyant,

A veu tout ce qu'enceint ce grand espace vuide ? C'est Thevet qui sans plus des rocs Cyaneans N'a borné son voyage, ou des champs Medeans,

Mais a veu nostre monde et l'austre monde encore : Dont il a rapporté, non, comme fit Jason, Des rivages du Phase une blonde toison,

Mais tout ce qui se void sur ies champs de l'Aurore (J. du Bellay, poème de dédicace, 1575) !*.

Comme le montre le sonnet de du Bellay, la comparaison tourne insidieusement en faveur du navigateur contemporain, qui est allé plus loin et a découvert davantage. On trouve cependant l'un ou l’autre poème où l'infériorité d'Ulysse est proclamée ouvertement et explicitement motivée. Si le héros antique a trouvé un Homére pour chanter ses exploits, des découvreurs tels qu'André Thevet et Jean de Léry, lequel se rendit au Brésil, ont fait mieux encore : ils se sont chargés eux-mémes de rapporter les conditions et les résultats de leurs voyages, évitant ainsi les déformations et les beaux mensonges d'un narrateur intermédiaire, qui a dissimulé les lacunes de son savoir sous le voile du merveilleux. Telle est la conviction triomphante de G. Poinssard, de Pierre de Ronsard et de Jean-Antoine de Baïf : Si d'Ulysse le grand renom s'est espandu par tout le monde, D'avoir sur la terre, et sur l'onde, Voyageant, fait bruire son nom. Lery doit estre plus loüable, Dont la gentillesse d'esprit, Apres avoir fait le semblable,

Nous le laisse ici par escrit (G. Poinssard, poème de dédicace, 1599) !5. 13. Cité d’après L'Amérique et les Poètes français de la Renaissance... p. 112. 14. Cité d’après L'Amérique et les Poètes français de la Renaissance..., p. 95. 15. Cité d'après L'Amérique et les Poètes français de la Renaissance..., p. 177.

220

M. MUND-DOPCHIE Si du nom d'Ulysse l'Odyssée est

nommée,

De ton nom, mon Thevet, un livre on deust nommer... Tu as veu la Turquie, Assyrie, et Syrie, Palestine, Arabye, Acgypte, et Barbarye :

Au prisde toy ce Grec par dix ans ne vit rien : Aussi tu as sur luy au double d'avantage : C'est que tu as plus veu, et nous as ton voyage Escrit de ta main propre, et non pas luy le sien (P. de Ronsard, Les

Œuvres, 1560) '. Ayant plus erré qu'un Ulysse Tu faits plus soubs un Dieu propice Sans Homere de ses perils

:

La memoire seroit faillie :

Afin que nul aage n'oublie Les tiens, de ta main les décris.

Et d'autant Ulysse tu passes Que les Homériennes graces

Maints beaux mensonges ont chantez. Toy fidele Autheur tu n'avances De toy sinon les observances Des peuples par toy frequentez (J.-A. de Baif, po&me de dédicace, 1575) '.

Des sons discordants s'élévent toutefois dans ce concert de louanges et la figure d'Ulysse n’apparaît pas idéalisée à tous les coups. Au fur et à mesure que les exactions des Espagnols et les souffrances des Indiens sont dénoncées dans les pays qui ne veulent ou ne peuvent se lancer dans la colonisation du Nouveau Monde, au fur et à mesure que l'Europe, minée par les guerres de religion, apparait comme un enfer civilisé, face à une Amérique peuplée de bons sauvages, certains poémes dénoncent les découvreurs

et les transforment en malfaiteurs conscients ou inconscients,

qui ont détruit par leur altérité radicale, la virginité d'un monde où l’âge d'or s'était maintenu. Dans un tel contexte, l'image d'Ulysse est singulièrement négative et dévalorisée, comme dans le poème de Ronsard consacré aux îles Fortunées :

Là n'aborda l'impudique Medée Suivant Jason, ni là n'est abordée La nef de Cadme, et là d'Ulysse accort L'errant troupeau n'aborda sur le bort (P. de Ronsard, Le second livre des

poèmes : Les isles Fortunees, 1559) !!.

16. Cité d'après L'Amérique et les Poètes français de la Renaissance..., p. 203.

17. Cité d'après L'Amérique et les Poètes français de la Renaissance..., p. 44-45. 18. P. de Ronsarp,

Pléiade, 1938, p. 412.

Œuvres

complètes.

T. 2, éd. G. CoHen,

Paris, Bibl. de ia

HEUREUX QUI COMME ULYSSE

221

Cette critique indirecte de l'expansion coloniale et de la christianisation forcée des Indiens m'améne à évoquer la seconde catégorie de références à Ulysse et à l'Odyssée, qui sont propres à la littérature des voyages. Elle nous place au cœur des querelles qui mettent aux prises les

découvreurs, les États commanditaires et l’Église, lorsque les richesses du Nouveau Monde sont révélées, éveillant dés lors les convoitises.

Si l'Odyssée intervient dans les controverses engendrées par la découverte de l'Amérique, elle le doit à la théorie de l'exocéanisme, développée à son sujet par Cratés de Mallos, selon le témoignage qui nous en a été donné par Strabon. Rappelons à cet égard que la réalité des voyages d'Ulysse et par conséquent le statut d'Homére en tant que fondateur de la géographie ont fait l'objet d'un débat durant l'Antiquité, plus

particulièrement à la période alexandrine. Tandis qu'Ératosthène considérait l'Odyssée comme une fiction décrivant des lieux imaginaires et que Polybe ancrait la géographie odysséenne dans le cadre méditerranéen, Crates de Mallos identifiait l'Océan homérique avec l'Atlantique, localisait les périples d'Ulysse et de Ménélas en dehors de la Méditerranée et situait

par exemple les Lotophages en plein océan, face aux Éthiopiens de l'Occident. Quant à Strabon, plus prudent que Cratés et moins scrupuleux que Polybe, il admettait que certains vers homériques se rapportaient à

l'océan Atlantique ??. Cette possibilité de faire naviguer Ulysse et Ménélas dans l'océan Atlantique ne devait pas laisser indifférents les intellectuels liés aux milieux engagés dans l'aventure de la colonisation. Pour éviter de nous perdre dans les méandres tortueux des arguments et des contre-arguments produits à l'occasion de leurs controverses, j'illustrerai la démarche adop-

tée par les différentes parties en présence avec des exemples soigneusement sélectionnés. Commençons par un extrait de l'histoire de l'Espagne composée par l'humaniste érasmien Antonio de Lebrija. Ce dernier évoque le séjour d'Ulysse sur les rivages extérieurs de l'Espagne et rappelle à cette occasion que la ville de Lisbonne tire son nom — Olissipo ou Ulyssipolis — du passage du fils de Laërte dans la péninsule ibérique :

82;

19. Cf. par ex. G. Αὐἱάς, Strabon et la science de son temps, Paris, 1966, p. 49P. Pimscu, «Polybe et la science de son temps», Polybe. Entretiens sur

l'Antiquité Classique, éd. Ὁ. RevERDIN, Genève, Fondation Hardt, 1974, p. 54-60 ; Ch. Jacobs, Géographie et ethnographie en Grèce ancienne, Paris, 1991, p. 20-24.

222

M. MUND-DOPCHIE Ulysses praeterea in decemnal illo suo errore Hispanise exteriores lustravit oras, ubi Olyssiponem urbem ex suo nomine cognominatam fundavit, atque ibi Minervae, quam peculiariter colebat, templum erexit. Auctor est Asclepiades Myrleanus, qui in Turdetania provincia Baeticae literarii ludi magister fuit. Is momumenta quaedam de Ulyssis errore in templo illo se vidisse commemorat, parmas suspensas et apiustra rostraque navalia (A. À. Nebrissensis, Rerum a Fernando et Elisabe Decades duae,

1550)

^".

Cette mention pourrait n'étre qu'une façon discrète de valoriser l'État espagnol en faisant remonter son histoire à l'aube de la civilisation grec-

que, voire de détacher celui-ci de l'emprise de l'Église en sécularisant son passé, comme

ce fut le cas en France,

avec la promotion de l'Hercule

gaulois ?'. En réalité, l'information est moins innocente qu'elle ne le paraît lorsqu'on la met en rapport avec certaines affirmations proférées dans la littérature des Découvertes. L'histoire du royaume Inca rédigée en 1572 par Pedro Sarmiento de Gamboa, écrivain au service de Philippe II, est exemplaire à cet égard. Elle rapporte, en effet, qu'Ulysse, après avoir fondé Lisbonne et être devenu de cette façon un ancêtre mythique des peuples de la péninsule ibérique, s'est rendu au Yucatan et dans le Campeche. Elle sous-entend ainsi que le héros grec dispose de ce fait du droit de premier occupant de la Nouvelle-Espagne, qu'il transmet légitimement

à ses descendants,

les Espagnols,

au grand

dam

de leurs

concurrents : lt may be assumed that these very numerous nations of Atlantis were sufficient to people those other lands of the Western Indies of Castille. Other nations also came to them, and peopled some provinces after the above destruction (sc. the deluge). Strabo and Solinus say that Ulysses,

after the fall of Troy,

navigated westward

to Lusitania, founded

Lisbon, and, after it had been built, desired to try his fortune on the

Atlantic Ocean by the way we now go to the Indies. He disappeared, and it was never afterwards known what had become of him. This is stated by Pero Anton Beuter, a noble Valencian historian and, as he mentions, this

was

the

opinion

of

Dante

Assuming this to be correct

Aligheri, we may

the

illustrious

Florentine

poet.

follow Ulysses from island to isiand

until be came to Yucatan and Campeachy, part of the territory of New Spain. For those of that land have the Grecian bearing and dress of the nation of Ulysses, they have many Grecians words, and use Grecian letters. Of this I have myself seen many signs and proofs. Their name for God is « Teos » which is Greek, and even throughout new Spain they use the word 20. A. A. NennssENsS, Rerum a Fernando et Elisabe Hispaniarum felicissimis regibus gestarum Decades duae [...], s.1., 1550, f. A8v (Bruxelles, BR, V.B. 9452 A). 21. Cf. par ex. M.R. Jun, Hercule dans la littérature du seiziéme siècle, Genève, 1966, p. 41-103 ; P. VinAL-NAQUET, « Hérodote et l’Atlantide », Quaderni di Storia 16 (juillet-décembre 1982), p. 3-76.

HEUREUX QUI COMME ULYSSE « Teos » for God. 1 have tbey anciently preserved had a certain genesis in first sight. Indeed there my

conjecture

223

also to say that in passing that way, I found that an anchor of a ship, venerating it as an idol, and Greek, which should not be dismissed as absurd at arc a sufficient number or indications to support

concerning

Ulysses

general llamada Indica, 1572)

(P.

Sarmiento

de

Gamboa,

Historia

^.

Le méme ancétre ne peut toutefois pas étre revendiqué indifféremment par tout le monde. Aussi les candidats-colons fourbissent-ils de nouveaux arguments en se penchant cette fois non plus sur leur propre origine mais sur celle des Amérindiens. Ils s'efforcent de démontrer soit que ces derniers descendent de populations européennes — déterminées ou non — soit qu'ils proviennent de l'Ancien Monde indistinctement. Ce type d'explication convient particulièrement à l'Église pour justifier la christianisation des Indiens, qui constituent son troupeau. Il ne reste plus, dans cette perspective, qu'à expliquer comment ceux-ci se sont rendus sur le

quatrième continent ©. Pour ceux qui adoptent l'option maritime, les navigations lointaines attribuées aux Anciens viennent opportunément conforter la thèse d'une migration océanique. Tel est le point de vue défendu par deux lettrés issus de nos régions, Jan Goropius Becanus et Abraham Van der Milius, pour qui certaines tribus indiennes sont issues de Flamands métissés de Grecs — dont Ulysse ou les navigateurs qui se réclament de lui font partie — : ceux-ci se sont rendus en Amérique par la voie du septentrion, océan arctique, Islande, Groenland, sans compter quelques étapes dans des îles imaginaires : At quis inter omnes Heroes pelagi erroribus, aut pluribus, aut diuturnioribus fuit vexatus quam Ulysses ? Non est igitur mirum, frequentissimum illi votum nuncupari solere, et locis quibus appellebant, nomina votiva ab illo accepta consecrasse. Hinc Ulyssipo, sive potius Odyssipolis super Tagi ostiis fluminis nobilissimi. Hinc ad extremos Calidoniae silvae recessus, ara Ulyssis Graecis litteris inscripta. Hinc alibi alia Ulyssis et Laertae, et sociorum monumenta : quae non ad Ulyssem, ut conditorem, sunt referenda, sed existimandum a Graecis peregrinis oras explorantibus honori Herois, qui plurima inter omnes perlustrasset, dedicata fuisse ; vel quo apud exteros victuris prosperos rerum daret successus, et gratiam qua ille valuisset, affunderet ; vel ut tandem im patriam reversuris, genium suum itineris ducem commodaret. Neque ergo absurdum sit opinari, Graecos ad nostram quoque hanc regionem appulisse, et situm eius et 22. Cité d’après la trad. de C. MankuAM, History of the Incas by Pedro Sarmiento de Gamboa [...), Cambridge, 1907, p. 25-26. 23. Cf. par ex. MT. HopaeN, Early

Anthropology

in

the

Sixteenth

and

Seventeenth Centuries, Philadelphie, 1964 ; L.E. HuppLESTON, À Study of European Concepts of the Origins of the American Indians, 1492-1729, Austin, 1966; G. Guozz,

Adamo

e il Nuovo Mondo. La nascita dell'antropologia come ideologia

coloniale dalle genealogie bibliche alle teorie razziali (1500-1800), Florence, 1977.

224

M. MUND-DOPCHIE

naturam explorasse : quod mox extra dubitationem ponetur, ubi Ephori et Clitarchi diligens huius orae maritimae descriptio cognoscetur, quam suo loco efferemus. Hi enim scribunt ea quae talia sunt, ut a prasentibus regionis exploratoribus esse profecta manifesto deprehendantur. Deinde quis Graecis iis qui Romanorum in has oras adventum aliquot aetatibus praecesserunt, Britanniam et insulas vicinas, ad ipsam usque ultimam Thulen aperuisset, nisi Graecorum naves Oceanum hunc Germanicum intrassent, et eius descriptionem ad suos Geographos retulissent ? An vero Pytheas navigationem sex dierum ultra Britannima novisset, nisi Graecorum quisquam eam indicasset? [...] Hoc loco satis est, si credatur, Graecos antiquissimos peregrinationes longinquas terra marique suscepisse ; atque ita mirum nequaquam videri, si nomina quaedam et monumenta eorum vel hic vel alibi reperiantur (I. Goropius Becanus, Origines Antwerpianae, 1569) ^, Insulas esse circa id fere maris et coeli, similes istis, quas describit (sc.

Plutarchus), non negandum est, et quas putem ram : se quo fato in cas Graeci ? Dicemus esse arrogantiam ? et quod Plutarchus homo Graecus populares, qui, si quid uspiam prope proculque que

esse has eius, mox disseGraecanicam vanitatem et ita fuerit, ut plerique eius sit mirabile, id sibi genti-

suae vendicant ? An credi vero etiam possit,

quod,

quemadmodum

sane Graeci olim multum navigationi et negociationi fuerunt dediti, genio quodam Argonautarum et fato Vlyssis agitati, sicut Massiliam, Rhodam,

Vlyssopolim, Astypyrgum

in Rheni ripa, et similia loca habitarunt ; sic

itidem ad has insulas Boreales,

vel quadam

fortuna sua sint delati,

vel

animi quadam audaci alacritate penetrarint ? et, sicut supra attigimus, eos in ultimas Britanniae partes pervenisse, sic inde ultra etiam progressos ? cui fere obstat, quod in illis insulis (Islandia nempe et Frislandia) nihil hodie reliquum sit, vel de lingua Graecorum, vel de moribus. Verum ei opponatur, neque id magis videri aut Massiliae aut Lisbonse, aut in aliis locis Europae, ubi Graeci colonias habuerunt (A. Vander-Milius, Lingua

Belgica, 1612) ?5. Notons en passant que les mémes arguments sont au service de camps différents : le catholique anversois Jan Goropius est un défenseur des thèses espagnoles et ses Flamands émigrés en Amérique sont des loyaux sujets du roi Philippe II ; quant au protestant hollandais Abraham Van der Milius, il entend réserver à ses compatriotes une colonie dans le Nouveau Monde, devenu fort opportunément séjour de leurs ancêtres ?$

24. I. Gorortus BzcaNus, Origines Antwerpianae, sive Cimmeriorum Becceselana novem libros complexa (...), Anvers,

1569, p. 65-67 (Louvain-la-Neuve,

BGSH,

B

3082). 25. A. VaNDER-Mruus, Lingua Belgica sive de linguae illius communitate tum cum plerisque aliis, tum praesertim cum Latina, Graeca, Persica (...], Leyde, 1612, p. 109-110 (Louvain-la-Neuve, BGSH, 3A 29932). 26. Cf. G. Guiozn, Adamo e il Nuovo Mondo..., p. 38-43, 155-157, 161-165, 444-446.

HEUREUX QUI COMME ULYSSE

225

On peut encore conforter cette thèse du peuplement européen de l'Amérique par un argument supplémentaire, jugé imparable, à savoir l'évocation par Homére de deux catégories d'Éthiopiens, les Éthiopiens

Occidentaux et les Éthiopiens Orientaux. À condition, bien sür, de les

localiser, non de part et d'autre du Nil, comme le voulait Strabon, mais de

part et d'autre de l'océan Atlantique, comme l'affirmait Cratés de Mallos. Telle est la démarche adoptée par deux intellectuels de l'Empire, au début du XVII: siècle, Erasmus Schmid et Christophe Besold. Tous deux enten-

dent prouver que l' Amérique était déjà connue des Anciens et appartenait à l'orbis terrarum, dont la Bible et la tradition classique fondaient la civilisation. Ils invoquent à cet effet les témoignages d'Homére sur les Éthiopiens, de Platon sur l’Atlantide, de l'auteur du traité aristotélicien De mirabilibus auscultationibus et de Diodore de Sicile sur l'ile atlantique des Carthaginois etc. : Hunc

vastissimum

terrae tractum,

nemini

umquam

hominum

extra eam

degentium ante nuperam Vesputii inventionem, cognitum fuisse, qui existiment, sunt plurimi, ducti usitata illa et a maioribus nostris accepta trium

orbis partium Europae, Asiae, Africae enumeratione. Verum si et veterum Poetarum et Philosophorum praestantissimorum et Geographicorum Historicorum, addo etiam sacrarum litterarum monumenta, diligentius

evolucrimus,

mentionem

eius

apud

Veteres

saepe

factam

fuisse

inveniemus. Primos ergo omnium, testes produco Poëtas, quandoquidem, principem — horum Homerum, inter profanos testes — habeo antiquissimum. Hic ergo Odysseae primo duplices facit Aethiopas, alios Orientales, alios Occidentales, et ad utrosque invisendos, sacrumque eorum convivium adeundum, Neptunum profectum fuisse fingit [...]. Ac licet sint nonnulli, qui divisionem hanc Acthiopum non de Terrarum distantia, sed de

Nili

transitu

intelligant,

cuius

ratione

alii cis,

alii ultra

habitantes,

Orientales et Occidentales dici possint, non desunt tamen eruditorum interpretationes, qui Orientales Aethiopas, eos qui sub Aegypto sunt, censent, sive cis, sive ultra Nilum habitent, Occidentales vero eos qui habitarunt in Atlantica insula, quae nostra America est, ut ex sequentibus clarius innotescet. Quae interpretatio, praeterquam quod recentioribus multis arridet, etiam olim Cratetis fuit, ut apud Strabonem lib. 1 legitur. Quin et Plinius

lib. 6. cap. 31. in Atlantica Aethiopas Hesperios collocat [...]. Si ergo Homerus Aethiopas alios praeter Africanos illos ad Nilum habitantes, ab

his seiunctos et remotos novit, omnino non in Utopia eos credidit, sed certum

locum

inhabitare

scivit (E.

Schmid,

De

Insula Atlantica ultra

Columnas Herculis, quae America hodie dicitur, 1616) ?. Veruntamen nil obstantibus hactenus adductis, verissimum omnino mihi

videtur, Insulas, adiacentemque novi illius Orbis continentem, et olim 27. E. Scuump, Pindari |...] illustrati [...] Discursu duplici, uno [...], altero de Insula Atlantica ultra Columnas Herculis, quae America hodie dicitur, s.1., 1616, p. 258-259 (Paris, BN, Yb.245).

226

M. MUND-DOPCHIE multa ante secula Orbi nostro non plane incognitam extitisse [...]. Sk et princeps ac antiquissimus PoMarum Homerus lib.]. Odyss. duplices Aethiopas facit, Orientales et alios adhuc Occidentales, et ad utrosque invi-

sendos, sacrumque corum convivium adeundum, Neptunum profectum fuisse fingit. Ac licet nonnulli sint, hanc qui Aethiopum divisionem non de distantia terrarum, sed de transitu Nili sumant, ratione cuius alii cis, alii ultra habitantes, Orientales et Occidentales dici queant, non desunt tamen eruditorum interpretationes, qui Aethiopas Orientales, eos qui sub Aegypto sunt, dicunt, sive ultra, sive cis Nilum siti inveniantur, Occidentales vero eos qui in Atlanditis insula (quae nostra America est) habitarunt. Quae sententia et olim Cratetis fuit, ut legitur apud Strabonem, libr. 1 legitur. Quin

et

Plinius,

Natural.

hist.

lib.

6 cap. 31

in

Atlantica

Acthiopas

Hesperios locare videtur (C. Besold, De novo orbe coniectanea, 1619)

”.

Les adversaires de ces thèses peuvent évidemment contrer les arguments qui les fondent en ramenant les errances d'Ulysse à un périple dans la Méditerranée et en limitant les horizons d'Homere aux rivages de celleci. Ils ne se privent pas de cette opportunité, comme nous pouvons le vérifier dans le Parergon, oà Abraham Ortelius tire prudemment son épingle du jeu en s'appuyant exclusivement sur les interprétations proposées par les Anciens : De hac autem Oceani navigatione multa a multis quamvis narrentur, ut a Strabone de Ulyssea Ulyssiponaque urbibus in Hispania, et ab nostro Ulysse constructis, a Solino de ara Caledoniae in Britanniae insula Graecis litteris inscripta voto, ab eodemque dedicata, a Tacito Asciburgium in Rheni

ripa

constitutum,

ibidem

aram

huic

consecratam,

commentitiam

tamen et prorsus fabulosam multa arguunt [...]. Apud Ausonium in Odysseae Periochis nulla huius Oceani navigationis mentio. Ipse Ulysses, ubi uxori suae suorum errorum enarrat periodum, de Oceano ne verbulum quidem dat nec quoque apud Daretem Phrygium, Hyginum in Fabulis, aut Isacium ad Lycophronem, apud quos tamen ampla errorum eius commemoratio. Et quae de eadem apud ipsum Strabonem habemus, sunt ex Possidonio, Artemidoro et Asciepiade, ut ipsemet fatetur, petita (qui omnes diu post Homerum vixere) non ex ipso Homero (A. Ortelius, Parergon, 1624) ”.

lis s'attachent également à minimiser l'importance des navigations anciennes en les réduisant à un cabotage sans importance. Telle est l'opinion du Portugais Gaspar Barreiros, qui désire démontrer que le pays d'Ophir visité par les flottes de Salomon se trouve en Inde et non à Hispaniola. Puisque, selon Flavius Josèphe, la distance a été parcourue en trois ans, alors qu'on ne met que 10 mois en 1616 pour naviguer jusqu'en Inde, Barreiros se trouve dans l'obligation de prouver que les navigations 28. C. Besoin, De novo orbe coniectanea, s.l., s.d. [51619], BN, p. 24). 29. A. OxrELIUs, Theatri orbis terrarum Parergon..., f. xiv.

p. 15-17 (Paris,

HEUREUX QUI COMME ULYSSE

227

anciennes, dont celle d'Ulysse, ont été fort lentes et de peu de conséquenCES:

Et enim si huius facultatis, quae vocatur navigatio, sive artis sive scientiae volumus considerare originem, facile reperiemus, eam, sicut aliarum ar-

tium et disciplinarum

principia,

ab exiguis

initiis esse

ortam

atque

deductam. Nam cum principio animadvertissent homines, magnas atque ingentes utilitates in fluminum et maris navigationibus esse constitutas, coeperunt inire rationem, qua eis ad vitae usus necessarios uti commode et utiliter possent. Itaque primum rudis illa aetas, trabes invicem connectere et coniungere coepit, quas rates appellavit. Quibus primo in fluminum transvectionibus utebantur, deinde per ipsa flumina vecti ad finitimos importabant ea, quorum maxime indigere intelligebant, ex quorumque permutationibus alia similia compararent, quibus etiam ad vitam tuendam et propagandam carere non poterant. Postmodum scaphas et lembos aliaque id genus mimuta navigia, per solertiam excogitarunt velis et remis, multisque rebus ad usus nauticos pertinentibus, paulatim inventis non modo instruxerunt, sed etiam aliis ad decorem et ornatum appositis illustrarunt. At crescente iam cum longa experientia, et frequenti huius rei usu audacia, in altum se maioribus navigiis contulerunt. Primum propter oram maritimam navigantes, propinquitate continentis animos faciente, deinde ad interiora maris cos ducente peritia, coepere procellosis fluctibus se opponere, et iam audacter ventis vela dare, atque confidenter tandem et strenue longa maris spatia transmittere. Unde colligitur, huius artis nauticae scientiam, paulatim et per quosdam velut aetatis gradus crevisse, adeo ut, auctore Plinio [1. 7, cap. 56], remum Copae et cius latitudinem Plateae, vela Icarus, Tyrrheni anchoram, malum et antennam Daedalus, rostra

Piseus, Salaminii hippagum, et alia alii diversis temporibus invenerint, et plurima adiumenta huic arti subministraverint. Nec in tot saeculorum aetatibus, ad perfectam illam et omnibus suis numeris expletam navigationis rationem

pervenerunt,

usque

ad

illud

tempus,

in

quo

multa

quoque

Mathematices disciplinae, ad rei nauticae facultatem maxime pertinentia, fuerunt excogitata instrumenta. Quorum illud extitit, valde post homines natos admirandum, quod vulgo Acum Nauticam appellant f...]. Cuius vim, nativamque lapidis in Arctos semper respectantis, antiquis ignotam fuisse manifestum cest. Hinc illa summa admiratio, quam Argonavis, Argonautarumque a Thessalia in Cholcos per quam brevis navigatio illis temporibus excitavit. Hinc Ulyssis nescio quos errores, priusquam in Siciliam insulam ab Ilio pervenisset, intra tam exigua maris spatia exhaustos, admirata est maxime Antiquitas, quos illustris ille Graecus pola propterea egregiis decoravit numeris (C. Varrerius, Commentarius

de Ophyra regione, 1616) *.

Seuls les esprits sereins — soit ceux qui ne sont pas impliqués dans la conquête de l' Amérique — peuvent se permettre d'admirer les exploits des 30. C. VARRERIUS,

Commentarius de Ophyra regione in Sacris litteris lib. III

Regum et II. Paralipomenon, 15946 A).

Rotterdam,

1616,

f. 6r-7v

(Bruxelles,

BR,

V.H.

228

M. MUND-DOPCHIE

navigateurs antiques et des découvreurs de leur temps en situant les uns et les autres dans leurs contextes respectifs. C'est ce que l'on observe dans la Description de l'Afrique de Luis del Marmol. Lorsque l'érudit espagnol retrace en 1573 l’histoire des explorations portugaises, il souligne le rôle joué par Henri le Navigateur, dont il fait l'émule et l'égal des voyageurs anciens, parmi lesquels figure Ménélas : L'Infant Dom

Henry,

fils du Roy

Dom

lean, prémier du nom,

Roy

de

Portugal, se plaisoit fort à l'Astronomie, et à la Cosmographie, et pour y vaquer plus à son aise, aprés avoir défendu Ceute contre les Maures qui l'assiégerent l'an 1419 il alla demeurer au Cap Saint Vincent dans les Algarbes, et y bastit une ville qu'on nomme encore de son nom, la ville de l'Infant. Comme il estoit en repos en ce lieu, il fit dessein d'envoyer des navires le long de la coste Occidentale de l'Afrique, pour pouvoir aller parlà aux Indes Orientales,

ainsi que l'on avoit fait autrefois.

Car il l'avoit

appris par la lecture des anciens, où il estoit fort versé, et non par inspiration divine, comme

eust

achevé

veulent quelques-uns,

apparemment

la découverte,

parce que si cela eust esté, il

au

lieu qu'il

ne

fit que

la

commencer. Mais comme il lisoit et estudioit continuëllement, il conjectura

par raisons naturelles qui ne sont pas toüjours certaines, que cela se pouvoit faire. Car sans parler de Ménélaus, qu'on dit avoir tourné toute la coste d'Afrique par le détroit

de Gibraltar, et estre arrivé à La mer

rouge, et de-là aux Indes, Hannon, Capitaine Carthaginois, fut par leur ordre avec soixante galéres fonder des villes hors du détroit de Gibraltar, le long de la coste d'Afrique, et navigea tant le long de cette coste, qu'il arriva presque sous la ligne, dont il mit à son retour la relation de sa main au Temple de Saturne. On voyoit clairement par-là, et par les remarques de son voyage, qu'il passa le Cap de Sierra Leoa, que Ptolomée nomme le Char des Dieux.

Il avoit aussi là dans Herodote,

à qui Ciceron donne le

tite de Pere de l'Histoire, ce qu'il dit de la navigation que Neco, Roy d'Egypte, fit faire à de certains Phéniciens qui estoient expérimentez au fait de la Marine (L. del Marmol, Descripcion general de Affrica, 1573, dans la traduction de N. Perrot d'Ablancourt, 1667) ?!.

On observe la méme démarche dans l'ouvrage Les trois mondes rédigé par le huguenot français, Lancelot Voisin de la Popelinière en 1582. Désireux de servir les ambitions coloniales de l'amiral de Coligny, il offre à la France, non plus une Amérique que tout le monde se dispute, mais le continent austral, qui reste à découvrir. Peu lui importent, par conséquent, puisque la France est hors-jeu, les disputes sur les ancétres mythiques qui disposent du droit de premier occupant de l'Amérique ou sur le peuple fondateur, dont descendent les Amérindiens. La Popeliniére s'offre dés lors le luxe d'accorder aux navigations anciennes et modernes les éloges qui leur sont dus : 31. N. ῬΈΚΒΟΤ d’AsLancourT, L'Afrique de Marmol [...], Paris, 1667, p. 97-98 (Paris, BN, Rés. 03.6).

HEUREUX QUI COMME ULYSSE

229

Puis les erreurs et longs voyages d'Ulisse et autres tesmoingnages qu'on peut recueillir d’Homere et autres, montrent assez que les Grecs ne lechoient les constes des terres voyageans sur mer (ff. 8v-9r). [...). Somme toute, que ces et autres tesmoignages nous doivent faire foy de l'industrieuse diligence et hardie curiosité des anciens à naviger loing en pleine mer : sans nous flater contre le vray et vraysemblable, pour nous faulsement prevaloir de ce qui ne nous appartient (L. Voisin de la

Popelinière, Les trois mondes, 1582) *. *

*

*

À travers ce corpus de textes limité mais représentatif, Ulysse et ses errances se révèlent donc étroitement liés à tous les aspects de la Découverte. L'industrieux fils de Laërte apparaît ainsi comme l'illustre prédécesseur dont on réitère — généralement avec plus de brio — l'exploit, comme l'explorateur modèle qui a ouvert à la curiosité des hommes des vastes espaces inconnus. Mais il subit de plein fouet les blàmes et les déceptions du siècle en incarnant aussi le voyageur malfaisant dont l'arrivée entraîne malheurs et malédictions pour des peuples « qui vivoient autrefois leur aage doré » (P. de Ronsard). Dans un autre registre, la navigation odysséenne intéresse les juristes et les érudits qui fourbissent arguments et contre-arguments pour les colonisateurs et pour leurs adversaires. Pour ceux qui s'attachent à démontrer que le Nouveau Monde dérive de l'Ancien, Ulysse précède les Cortez, Pizarre et Almagro sur le continent américain et son voyage prouve que des déplacements de populations grâce à des navigations océaniques étaient déjà

réalisables

dans

l'Antiquité;

pour

ceux

qui,

en

revanchent,

proclament la radicale hétérogénéité des Amérindiens, le périple d'Ulysse a pour cadre exclusif la Méditerranée, seule mer réguliérement sillonnée par les Anciens. Ces diverses lectures de l'Odyssée à la Renaissance s'expliquent par la primauté qui y est reconnue à la culture antique, dont Homére est un des plus illustres fleurons. Pour les humanistes, le monde gréco-romain constitue tout à la fois un modèle d'écriture et d'éloquence, capable de dire le quotidien comme la nouveauté, et un cadre de pensée qui réduit l'inconnu au connu, l'étrange au familier. Dans une telle perspective, Ulysse permet de comprendre et d'évoquer Colomb.

32. L. VoisiN DE LA PoPeuINIÈRE, Les trois mondes, (Bruxelles, BR, V.H. 14290 B).

Paris,

1582, f. 8v-Or et 16r

Quaestiones Homericae

La réalité archéologique de la guerre de Troie "

Jacques Vanschoonwinkel La

guerre

de

Troie

est essentiellement

connue

grâce

à Homère.

L'attitude des historiens à l'égard de son historicité est variée ', mais, si on l'accepte, il convient de prendre aussi en considération le témoignage du site passant pour être le lieu où se déroula l'événement. Cependant, en étudiant les vestiges archéologiques, on ne peut ignorer que Homère est poète et non historien. Or la poésie est par essence création. Il est donc erroné de lire l'7liade comme un ouvrage historique, car, comme l’a souligné J. Chadwick, « poetic truth and historic are two quite different commodities ? ». Certes, un fait d'armes ou une série de faits d'armes peuvent inspirer les poétes. Mais, avec sa tendance à glorifier les événements du passé, la poésie épique présente un processus d'exagération et d'embellissement ?. Des l'Antiquité, Thucydide * a montré l'exemple en nous mettant en garde contre l'embellissement apporté par Homère et en expliquant que, malgré leur renommée, les événements anciens se révèlent, dans la réalité, inférieurs à la légende établie par le poète ‘. * Outre les sigles usuels de l'Archdologische Bibliographie, nous avons utilisé l'abréviation suivante : 7roy, III-IV = C.W. BLsoen, G.G. BouLrer, J.L. Casxzv, L. RawsoN et J. SPERLING, Troy. Excavations Conducted by the University of Cincinnati, 1932-1938, vol. III et IV, Princeton, 1953 et 1958.

1. Voir l'apercu de la problématique dans F. HawPL, «Die /lias ist kein Geschichtsbuch », Serta Philologica Aenipontana 7/8 (1962), p. 37-63 ; M.J. Fev, « Lost : The Trojan War », dans Aspects of Antiquity. Discoveries and Controversies,

New York, 1969, p. 24-37 ; G.S. Kmx, « The Homeric Poems as History », dans CAH II 2 (19753), p. 820-850 ; 1. CuApwick, The Mycenaean World, Cambridge, 1976, p. 180-186 ; 1. Congr, « Gab es den Trojanischen Krieg ? », AW 14 (1983), p. 39-58. 2. 1. CHADWICK, op. cit., p. 186. 3. G.S. Km, « The Trojan War, III. The Character of the Tradition », dans JHS

4 (1964), p. 12-17. 4. Thucydide, I, 10-11. 5. Quelques articles constituent une introduction ou une synthése intéressante des questions qui se posent à propos de l'historicité de la guerre de Troie en relation avec I'Hliade : R. HANCHMANN, « Hissarlik und das Troja Homers », dans Vorderasiatische

232

J. VANSCHOONWINKEL

1. Le site d' Hisarlik

La Troie homérique est communément identifiée avec les vestiges de l'áge du bronze du tell d'Hisarlik, situé à quelques kilométres de la mer Égée et de l'entrée du détroit des Dardanelles. La localisation fut proposée en 1822 par C. Maclaren dans son ouvrage A Dissertation on the Topo-

graphy of the Plain of Troy $ et, même si cette identification n'a jamais fait l'objet d'une véritable démonstration, elle fut reprise par les différents fouilleurs qui se sont succédés sur le tell. C. Blegen justifiait sa position en avangant qu'il n'y a aucun autre site dans toute la Troade susceptible de

recevoir cette identification ". Quelques détracteurs ont immanquablement

opposés d'autres choix à celui d'Hisarlik *, mais les prospections de J. Cook en Troade ont montré que !a localisation de Troie en ce lieu se révele la plus vraisemblable ?. Cela dit, comme l'établissement de l'áge du bronze n'a pas livré la preuve irréfutable d'un document écrit et qu'un

hiatus de plusieurs siècles le sépare de l'Ilion grecque "^, il est vrai que l'identification reste hypothétique. La localisation de Troie à Hisarlik apporte néanmoins un contexte géographique conforme, dans l'ensemble,

aux descriptions homériques ''. C'est par campagnes de sur le sommet quelque 17 m

un sondage en 1870 que H. Schliemann amorga les sept fouilles qu'il allait mener de 1871 à 1890 à ses propres frais de la butte d'Hisarhk "". Il distingua sur une épaisseur de la superposition de sept villes successives qu'il numérota à

Archäologie. Studien und Aufsätze. Festschrift A. Moortgat, Berlin, 1964, p. 95-112 ; H. Ggss,

« Troja — Streit

ohne

Ende»,

Klio

57

(1975),

p. 261-267

et

surtout

M. Compoz, « Guerre de Troie : réalité ou fiction », Anarolica 9 (1982), p. 77-121.

6. J.M. Coox, The Troad. An Archaeological and Topographical Study, Oxford, 1973, p. 33-34. Voir aussi D. EAsroN, « Troy before Schliemann», SrTroica 1 (1991), p. 111-129. 7. Troy, IV, p. 11. 8. C. Viv,

Conrroverse autour de Troie, Paris, 1936 et V. Sevx, Das wahre

und richtige Troja-Ilion, Prague, 1926, qui proposa le site de Karayur. 9. J.M. Cook,

op.

cit., p. 91-103

et « Bronze

Age

Sites in the Troad », dans

R.A. CnosstAND et A. BmcHaiz (éd.), Bronze Age Migrations in the Aegean. Proceedings of the First International Colloquium on Aegean Prehistory, Londres-Park Ridge, 1973, p. 37-40. 10. Des tessons attribués au protogéométrique et au géométrique ont cependant été mis au jour lors des fouilles récentes (M. KoRPMANN, « Troia. Ausgrabungen 1993 », SrTroica 4 [1994], p. 26, 27). Il faudra peut-être prochainement abandonner

l'idée d'un abandon du site pendant les « áges obscurs ». 11. Voir, par exemple, J.V. Luce, Homer and the Heroic Age, Londres, 1975, p. 122-130 et E. MEvzn, « Gab es ein Troja ? », GrazBeitr4 (1975), p. 153-169.

12. H. SCHLIEMANN, Trojanische Altertümer. Bericht über die Ausgrabungen in Troja, Leipzig, 1869 ; lios. Stadt und Land der Trojaner, Leipzig, 1881 ; Troja. Ergebnisse meiner neuesten Ausgrabungen auf der Baustelle von Troja, Leipzig, 1884 ; Bericht über die Ausgrabungen in Troja im Jahre 1890, Leipzig, 1891.

LA RÉALITÉ ARCHÉOLOGIQUE DE LA GUERRE DE TROIE

233

partir du sol vierge. Il reconnut la Troie homérique dans les ruines de

Troie II ?, laquelle avait livré le prétendu trésor de Priam et fut détruite par un incendie. W. Dôrpfeld, qui assista H. Schliemann lors de ses trois

dernières campagnes, poursuivit les fouilles en 1893 et en 1894 “. Elles lui permirent de porter le nombre de villes superposées à neuf. Il continua à dégager la muraille de Troie II, mais il s'intéressa aussi aux vestiges situés sur les versants, à l'extérieur de la zone explorée par H. Schliemann. C’est ainsi qu’il exhuma le rempart et d’autres édifices de Troie VI, dans laquelle il vit la Troie homérique. Deux autres missions archéologiques ont exploré le site depuis lors. Celle de l’Université de Cincinnati, dirigée par C. Blegen, mena sept campagnes de fouilles de 1932 à 1938 avec des méthodes plus modernes et

plus minutieuses . Ces recherches débouchèrent sur une stratigraphie et une chronologie plus précises ainsi que sur une typologie améliorée du matériel, notamment de la céramique. Les archéologues américains repérèrent quarante-six phases architecturales, mais C. Blegen conserva les dénominations des neuf niveaux d'habitation définies par ἮΝ. Dôrpfeld. Une mission internationale, dirigée par M. Korfmann de l'Université de

Tübingen, a repris les fouilles en 1988 '. Outre des travaux de restauration et de conservation, elle poursuit des investigations dans la citadelle et a aussi entamé des fouilles dans la ville basse repérée à la suite d'une prospection magnétique du plateau au sud de la citadelle. Les deux niveaux supérieurs ne nous intéressent pas directement ici :

Troie VHI est la ville fondée vers 700 av. J.-C. par les Éoliens et détruite en 85 av. J.-C.

par les Romains,

tandis que Troie IX est le niveau du

sanctuaire d'Athéna Ilias pour lequel la moitié du sommet de la colline fut aplanie jusqu'au niveau de Troie VI. Les niveaux antérieurs à Troie VIII et IX appartiennent tous à l'áge du bronze. L'occupation de la colline d'Hisarlik remonte au début du Bronze ancien, vers 3000 av. J.-C. et, à

partir de cette époque, sept citadelles (I- VIT), souvent détruites par incen-

die, se sont succédé sur le sommet de la butte "". Les importations grec13. Il s'avère que, à la fin de sa vie, H. SCHLIEMANN réalisa la contemporanéitéde Troie VI et de Mycènes (D.E. Easron, « Schliemann did admit the Mycenaean Date of Troy VI», SrTroica 4 (1994], p. 174). 14. W. DoónrrELD, Troja und Ilion, Athènes, 1902. 15. C.W. BLBGEN, G.G. Bourres, J.L. Casxev, L. RAwsoN et J. SPeRLING, Troy.

Excavations Conducted by the University of Cincinnati, 1950-1958. 16. Les rapports préliminaires des fouilles sont Troica, dont la premiere livraison a paru en 1991. 17. C.W. BrecEN, « The Identification of Troy: (1971), p. 413-416 et « Troy III-IV-V », dans CAH 1

1932-1938, 4 vol., Princeton, publiés dans la revue Studia Troy I-II», dans CAH I 2 2 (1971?), p. 704-706. Pour le

234

1. VANSCHOONWINKEL

ques, essentiellement de La céramique, apparaissent pour la première foisà Troie I et se poursuivent pendant tout l’âge du bronze. Les deux niveaux qui retiendront toute notre attention sont Troie VI et Troie VIIa, car leur fin est contemporaine de la civilisation mycénienne. Le niveau VI, subdivisé en huit phases architecturales (a-h), est celui d'un

établissement dont l'occupation s'étend du Bronze moyen, vers 1800 av.

J.-C., jusqu'au Bronze récent ". Il est caractérisé par une nouvelle cul-

ture, illustrée par la céramique minyenne grise. À la derniére phase de ce niveau, la couche VIh, le site est entouré d'imposantes murailles renforcées de plusieurs tours. Le circuit de l'enceinte se développe sur environ 550 métres et renferme une surface d'environ 20 000 m?, dont le plus

grand diamètre atteint 201

mètres ?. De grandes maisons spacieuses,

construites avec soin et isolées les unes des autres, se dressaient sur la terrasse inférieure. Le sommet de la butte, et donc la terrasse supérieure au centre du site, où devait s'élever la demeure royale, fut hélas radicalement transformé aux époques hellénistique et romaine. La période récente de Troie VI marque l'apogée de la puissance de l'établissement, la ville préhistorique connaissant alors sa plus grande extension ?. Une ville basse d'environ 170 000 m? s'étendait en effet à cette époque sur le plateau au sud de l'acropole ; elle était formée en partie de maisons construites à

l'aide de poteaux de bois ?'. Elle était entourée d'une enceinte, dont une prospection magnétique a détecté le parcours méridional sur environ 350 m, mais le sondage consécutif a permis de découvrir seulement un fossé, creusé au début de Troie VI et comblé avant la phase Troie VIh.

Les fouilleurs ont supposé par conséquent que la muraille, dressée en retrait du fossé, fut rasée à l'époque romaine, mais une nouvelle prospection magnétique semble avoir repéré un tronçon des fondations

d'une muraille à casemates, typique des fortifications anatoliennes ©. Les rempart de Troie III repéré lors des fouilles récentes, voir M. KoRPMANN, « Troia.

Ausgrabungen 1990 und 1991 », SrTroica 2 (1992), p. 17-18.

18. Pour le niveau VI, voir le rapport final Troy, Ill, et les descriptions plus brèves : C.W. BLBGEN, Troy and the Trojans, Londres, 1963, p. 111-146et « Troy VI»,

dans CAHII 1 (1973?), p. 683-685. 19. C.W. BLEGEN, « Troy VI», dans CAH II 1 (1973?), p. 684. 20. Troy, Ill, p. 14-15. 21. M. KoRPMANN, «Die prähistorische Besiedlung südlich

der

Burg

Troia

VUI/VII », StTroica 2 (1992), p. 123-146 ; « Troia. Ausgrabungen 1992 », SrTroica 3 (1993), p. 25-28 ; « Troia. Ausgrabungen 1993», Si7roica 4 (1994), p. 19-31 et

« Troia : A Residential and Trading City at the Dardanelles», dans R. LAFFINEURet W.-D. NrewEEER (éd), Politeia. Society and State in the Aegean Bronze Age (Aegaeun, 12), Liége, 1995, p. 174-178. 22. H. Becker, J. FAssBmNpER et B. KnoMER, « Magnetische Prospektion in der Untersiedlung von Troia 1992», SrTroica 3 (1993), p. 117-134 ; M. KORPMANN, « Troia.

Ausgrabungen

1993»,

SiTroica

4

(1994),

p. 34-37

et

op.

cit,

dans

LA RÉALITÉ ARCHÉOLOGIQUE DE LA GUERRE DE TROIE

235

importations de céramique helladique et surtout leurs imitations sont populaires à Troie VI ; les classes H[elladique] R[écent] IIIA et B

caractérisent la fin de cette période ?. En revanche, aucun objet hittite n'a été trouvé à ce niveau. Une violente destruction ravagea Troie VIh. La culture du niveau VIla est la continuation directe mais appauvrie de

celle de Troie VI ^. La reconstruction de la citadelle est d'ailleurs immédiate (fig. 1). Les murailles et les tours sont réparées et réutilisées ; les maisons, petites et nombreuses, sont construites avec des pierres de réemploi et intégrent souvent les fondations des maisons du niveau précédent ; elles sont accolées les unes aux autres en recourant, fait nouveau, au mur mitoyen ; elles sont méme adossées au rempart ; presque chaque maison possède plusieurs pithoi, parfois dix ou vingt, enterrés dans le sol jusqu'au col, ce qui constitue une autre innovation. La ville basse est alors toujours

occupée ©, Quant au rempart, tant que la portion repérée n'aura pas été fouillée, il est impossible d'en déterminer la date de construction (Troie VI ou VII), la durée d'utilisation, les réparations et réutilisations, ou même

l'éventuel abandon. La céramique mycénienne attestée au niveau VIIa est composée à peu prés exclusivement d'imitations locales des classes HR ΙΠΒ et HR IIIC ancien 35. Le niveau VIIa connaît une fin violente, accom-

pagnée d'incendie ?' Le niveau VIIb1 correspond à la reconstruction, sans hiatus, de l’éta-

blissement par les survivants du désastre qui ruina le niveau VIla. On y trouve de la céramique locale HR

IIIB et surtout C, mais en trés faible

quantité. Un changement culturel, l'apparition de la céramique à mameR. LarFINEUR et W.-D. NrgumER (éd.),

Politeia.

Society and State in the Aegean

Bronze Age (Aegaeun, 12), Liège, 1995, p. 178-181 ; P. JABLONKA, H. KóNIG et S. Rex, « Ein Verteidigungsgraben in der Unterstadt von Troia VI. Grabungsbericht 1993», StIroica 4 (1994), p. 51-74 ; H. Bscxe et H.G. JANSEN, « Prospektion 1993 der Unterstadt von Troia und Ilion », loc. cit., p. 105-114.

23. Troy, IN, p. 14-17 ; C.B. Mz, « Aegean Trade and Settlement in Anatolia in the Second Millennium BC », AnatSr 28 (1978), p. 146-147, qui détermine les proportions suivantes pour le niveau VI : HR II = 18 % ; HR ΠΙΑῚ = 11 € ; HR IIIA2 = 49 Ὁ et HR IIIB = 22 %. 24. Pour le niveau VIIa, voir Troy, IV, p. 3-145 et les descriptions plus brèves : C.W. BLeoen, Troy and the Trojans, Londres, 1963, p. 147-164 et « Troy VII », dans

CAH Il 2 (19755), p. 161-163. 25. M. KORFMANN, «Die

prühistorische

VUVII », SrTroica

p. 131 ; « Troia.

2 (1992),

Besiedlung

südlich

Ausgrabungen

der 1992»,

Burg

Troia

SiTroica

3

(1993), p. 25-28 (où les niveauxVI et VII ne sont pas distingués en fait) ; « Troia. Ausgrabungen 1993 », StTroica 4 (1994), p. 21, 26-27, 28-34 (où les niveaux VI et VII ne sont pas distingués non plus). 26. Troy, IV, p. 8, 23, 48 ; C.B. Mes, op. cit., p. 147. 27. Troy, IV, p. 11, 12;

Troy and the Trojans, Londres,

« Troy VII », dans CAH II 2 (1975), p. 163.

1963, p. 161-162, et

236

1. VANSCHOONWINKEL

lons (Knobbed Ware ou Buckeikeramik), définit le niveau VIIb2, auquel est associé un peu de céramique HR IIIC. C. Blegen ignorait la cause ayant provoqué la fin du niveau ὙΠῸ, qu'il plaçait vers 1100 ou au début

du XI° siècle #, mais M. Korfmann a découvert des traces d'incendie et des témoignages

qui pourraient soutenir une datation dans

la seconde

moitié du XI* siècle ©. Le site d'Hisarlk fut ensuite abandonné pendant

plusieurs siècles *. 2. La date des destructions de Troie VI et VIIa

Il importe maintenant de déterminer la date des désastres qui marquèrent à la fois la fin de Troie VI et celle de Troie VIIa, mais auparavant une

mise au point sur la date traditionnelle de la prise de Troie s'avére néces-

saire. Si celle avancée par Ératosthène, c'est-à-dire 1184/3 av. J.-C. ?', fut le plus souvent retenue, la tradition grecque était en réalité beaucoup plus fluctuante puisque les dates proposées allaient de 1335/4, mentionnée par

Douris de Samos, à 1130, mentionnée par Phanias ?. Cette grande diversité de dates, qui s'inscrivent dans un intervalle de deux siécles, s'explique par le fait que, quelle que soit la date avancée pour la prise de Troie, elle repose nécessairement sur un calcul de générations. Cependant, en raison de l'incohérence des auteurs dans la durée des générations et du caractère artificiel du système chronologique basé sur le comptage des générations, il est évident que les dates fournies par la tradition grecque pour la prise

de Troie sont arbitraires ". Aucune de ces dates ne constitue donc un argument concluant, mais, dans leur ensemble, elles apportent une indication en faveur de la fin du II* millénaire. En ce qui concerne la fin de Troie VI, la céramique HR IIIBI, déjà associée à la strate VIg et toujours présente dans la couche de destruction, permet de la dater du milieu et peut-étre méme de la seconde moitié du

28. Pour le niveau ὙΠῸ, voir Troy, IV, p. 139-243 (pour ia céramique mycénienne, p. 156-157, 180-181) ; C.W. BLeoen, Troy and the Trojans, Londres, 1963, p. 165-172, et « Troy VII », dans CAH II 2 (1975?), p. 163-164.

29. La découverte de fibules en arc de violon et de tessons décorés de cercles concentriques, associés à de la céramique HR IIIC moyen, permet d'envisager une datation vers

1040

av.

J.-C. selon M. KORPFMANN,

« Troia.

Ausgrabungen

1993 »,

StTroica 4 (1994), p. 19-20, 26-27. 30. Voir cependant M. KogPuANN, op. cit., p. 26, qui mentionne la présence de tessons protogéométriques et géométriques. 31. FGrHist 241 F 1. 32. Douris de Samos, FGrHist 76 F 41 ; Phanias, F 19 Wei.

33. J. VANsCHOONWINKEL, L'Égée et la Méditerranée orientale à la fin du IF millénaire. Témoignages archéologiques Providence, 1991, p. 33-39.

et

sources

écrites,

Louvain-la-Neuve

et

LA RÉALITÉ ARCHÉOLOGIQUE DE LA GUERRE DE TROIE

237

XIII siècle en raison du conservatisme qui caractérise la périphérie du

monde culturel mycénien * La date finale de Troie VIIa a prêté davantage à discussion. Pendant ses fouilles à Hisarlik, C. Blegen publia une stratigraphie et une chronologie dans lesquelles le niveau VIIa s'étendait de 1300 à 1200. Il acceptait

par conséquent la date de 1200 pour la destruction de Troie Vlla **, Cette date fut aussitôt combattue en faveur d'autres plus hautes* Dans la publication finale du niveau VIIa, C. Blegen proposa une nouvelle date en se fondant en particulier sur l'examen de la céramique my-

cénienne ?. Selon le fouilleur, celle-ci appartient essentiellement à la classe HR IIIB qui vient de remplacer la céramique HR IIIA, mais cette derniere classe est encore attestée ; en revanche, la céramique de ce niveau

ne présente pas d'exemple évident de la classe HR IIIC *. Aussi C. Blegen concluait-il à un temps d'occupation du niveau Vila trés court, le demi-siécle ou méme une génération, qu'il datait d'environ 1275-1240, en

retenant donc la date d'environ 1240 av. J.-C. pour la destruction de Troie

VIIa ??. Par la suite, il modifia cette date à plusieurs reprises. Dans la Cambridge Ancient History, il avança que « the fall of Troy must surely 34. Troy, III, p. 15-16, 18, 20, 341 (vers 1275 [?]) et C. W. BLEGEN, « Troy VI », dans CAH

II 1 (1973*),p. 685 (« Some time

ty ») ; C.B. MEs, op. Levante im Zeitalter (Mykenische Studien, céramique qu'il classe

in the first quarter of the thirteenth centu-

cit., p. 146 ; F. SCHACHERMEYR, Die Agdische Frühzeit, 5. Die der Wanderungen vom 13. bis 11. Jahrhundert v. Chr. 9), Vienne, 1982, p. 99 (vers 1280 en raison de la présence de dans sa phase Middle Myc. III B) ; G.E. MyLonas, « Priam's

Troy and the Date of its Fall», Hesperia 33 (1964), p. 364-365. — C. Popzuwzr, « Die mykenische Welt und Troja », dans B. HANseL (éd.), Südosteuropa zwischen

1600 und 1000 vor Chr. (Prähistorische Archäologie in Südosteuropa,

1), Berlin,

1983, p. 75 (HR ΠΙΒῚ au niveau VIg), 77, admet la présence de tessons HR ITIC dans la couche de destruction, mais nous verrons, à propos du niveau VIIa, les faiblesses du raisonnement. 35. C.W. BL&GEn, « New Evidence for Dating the Settlements at Troy », BSA 36

(1936-37), p. 1i. 36. J. BfRARD proposa de remonter la destruction de Troie Vila à la fin du XIV* siècle (« Notes sur la stratigraphie et la chronologie de Troie au Bronze Récent », Historia 1 [1950], p. 357-358) et m&me vers 1380 (« Recherches sur la chronologie de l'époque mycénienne », Mémoires de l'Académie des Inscriptions et Belles-Lettres 15 [1960], p. 39-42, 55-5), alors que C. SCHAEFFER préférait la dater d'environ 1250 et méme de 1300 (Srratigraphie comparée et chronologie de l'Asie occidentale {ΠΡ et IF millénaires], Oxford, 1948, p. 261-26). — J.L. Casxev critiqua à son tour ces hypothéses ne reposant sur aucun véritable fondement archéologique et conseilla plus sagement d'attendre les résultats définitifs des fouilles d'Hisarlik (« Notes on the

Trojan Chronology », 4.14 52 [1948], p. 120-122). 37. Troy, IV, p. 12.

38. Troy, IV, p. 8-9, 12, 23, 46-48. 39. Troy, IV, p. 8-9, 12.

238

J. VANSCHOONWINKEL

have been carried out about the middle of the ceramic phase ΠῚ b * ». Dans

d'autres

ouvrages

encore,

il défendit une

date encore plus haute

puisqu'il s'exprima en ces mots au sujet du niveau VIla : «the Homeric Troy [...] was sacked and burned before the middle stage of tbe ceramic style IIIB » et « it came to its endby ennemy action in the decade around

1270 or 1260 » *. D'aucuns, parmi lesquels V. Desborough, un éminent spécialiste de la fin du monde mycénien, acceptèrent cette datation haute, tout en rejetant cependant la proposition excessive de 1270 et en préférant

celle de 1250 ^. Les men du VIla, et nettes à cénienne

hésitations de C. Blegen ne rendent pas superflu un nouvel examatériel pertinent dans la définition de la date finale du niveau seule la céramique mycénienne apporte des indications assez cet effet. Le niveau VIIa a fourni 310 tessons de céramique mydont quelque 60 proviendraient de vases importés, soit à peu prés

25 % de l'ensemble *?, bien que, d'après E. French, il n'y ait qu'un seul tesson importé “. C. Blegen avait raison en affirmant qu'une partie de la céramique mycénienne appartenait à la classe HR IIIB. En revanche, les tessons HR IIIA, qu'il avait cités à l'appui d'une transition récente entre

l'HR IIIA et l'HR IIIB, sont trés peu nombreux *. Il s'agit d'un rhyton conique décoré d'un poulpe et de technique Tan ware, typique du niveau VIIa, que C. Blegen considère de fabrication locale probable et qu'il attri-

bue à "ΗΚ IIIA ou au début de l'HR IIIB “ ; un fragment de support décoré de spirales, de fabrication locale probable et assignée à l’HR IIIA ἢ et des fragments d'un cratère de technique Tan ware que C. Blegen estime

40. C.W. BLEGEN, « Troy VII », dans CAH II 2 (1975), p. 162-163, qui reprend, sans mise à jour, l'article publié en 1964. — Voir aussi C.W. BLecen, 7roy and the

Trojans, Londres, 1963, p. 160. 41. C.W. BLEGEN, The Mycenaean Age (Lectures in Memory

of Louise Taft

Semple, 1), Princeton, 1967, p. 14, 15, 27-28 et aussi Troy and the Trojans, Londres

1963, p. 160 («about by 1250 B.C., if not a decade or two earlier ») et p. 163 (« before the middle of the thirteenth century, that is to say about 1260 B.C., if not not indeed somewhat erlier »).

42. V.R. d'A. Dessogoucu, The Last Mycenaeans and their Successors. An Archaeological Survey c.1200-c. 1000 B.C., Oxford, 1964, p. 163-165, 221-222 et The Greek Dark Ages, Londres, 1972, p. 321 ; P. Faune, La vie quotidienne en Grèce au temps de la guerre de Troie (1250 av. J. -C.), Paris, 1975, p. 8 et dans le titre même de l'ouvrage. 43. Troy, IV, p. 23, 46. 44. E. FRENCH, citée par E.F. BLorpow, « The Trojan War and Late Helladic

Ill C », ΡΖ 63 (1988), p. 31.

LA RÉALITÉ ARCHÉOLOGIQUE DE LA GUERRE DE TROIE

239

de fabrication locale naïve et qu'il attribue à la transition HR IIIA/B *. C. Blegen

ajoute un cratére à décor de motifs spiralés en coeur qui est une

imitation locale du motif du lierre sacré et qu'il situe au début de l'HR

IIIB encore dans l'esprit de l'HR IIIA1 *, mais une autre identification de ce cratére sera discutée plus loin. En excluant ce dernier cas, il nous reste

trois exemples pour soutenir la théorie de C. Blegen et nous constatons que celui-ci n'avance qu'une seule attribution exclusive à l'HR IIIA, n'écartant pas dans les deux autres cas une attribution possible à l'HR IIIB. D'autre part, tous les exemples retenus sont de fabrication locale. Or il n'est pas rare qu'un certain conservatisme imprègne les imitations d'un artisanat local surtout lorsque celui-ci se situe à la périphérie de la sphere culturelie. Au demeurant, C. Nylander, citant A. Furumark, et G. Mylonas ne reconnaissent aucun tesson HR IIIA dans le matériel du niveau

ΠΑ ?^. Il est dés lors peu pertinent de fonder une datation haute dans la phase HR IIIB sur ces rares tessons de fabrication locale. En revanche, de nombreux archéologues ont décelé dans la céramique

HR IIIB de ce niveau des caractéristiques du style HR IIIB2 d'Argolide Ἶ. Plusieurs tessons de bols profonds appartiennent au groupe B de ce type

(Forme Furumark 284) ?. F. Schachermeyr compare un bol profond décoré d'une rosette de la coliection Schliemann ? aux bols profonds à rosette de "ΗΚ IIIB2?*. La rareté des kylix est également un indice en faveur de la deuxième phase de l'HR IIIB ?. Le cratère à motifs spiralés en cœur, 48. 49. 50. op. cit., 51.

Troy, IV, p. 58, 75, fig. 245.11-19. Troy, IV, p. 128, fig. 248.16. C. NvtANDER, « The Fall of Troy », Antiquity 37 (1963), p. 7 ; G. My1oNas, p. 364-365. G.E. MvLoNAs, « Οἱ χρόνοι τῆς ἁλώσεως τῆς Τροίας καὶ τῆς καθόδου τῶν

Ἡρακλειδῶν », EpistEpetAth 10 (1959-1960), p. 448 ; F. SCHACHERMEYR, op. cit., p. 99-101 (late B IP). 52. Il s'agit de la forme A 71 dans 7roy, IV, p. 20, 27, fig. 244.1, 11-12. Pour

ce type de bol, voir E.B. FRENCH, « À Group of Mycenae», BSA 64 (1969),p. 75 ; K.A. WARDLE, Pottery from within the Citadel at Mycenae F. SCHACHERMEYR, Die Agdische Frühzeit, 2. Die

Late Helladic ΠῚ B 2 Pottery from « À Group of Late Helladic III B 2 », BSA 68 (1973), p. 315-318 ; mykenische Zeit und die Gesittung

von Thera (Mykenische Studien, 4), Vienne, 1976, p. 251-267.

53. F. ScAcHERMEYR,

Die Agdische Frühzeit, 5.

Die Levante im Zeitalter der

Wanderungen vom 13. bis 11. Jahrhundert v. Chr. (Mykenische Studien, 9), Vienne,

1982, p. 101, fig. 12 bas. Π s'agit du vase publié par H. Scuwipr, H. Schliemann's Sammlung Trojanischer Altertümer, Berlin, 1902, p. 164, n° 3395 (le niveau exact de découverte n'est pas connu, car les niveaux VI et VII ne sont pas différenciés).

54. Voir E.B. FRencu, op. cit., p. 75, T7 ; K.A. WARDLE, Op. F. ScRACHERMEYR, Die Agdische Frühzeit, 2. Die mykenische Zeit von Thera (Mykenische Studien, 4), Vienne, 1976, p. 256-258. 55. Voir les formes A 85 et 86 dans Troy, IV, p. 301 ; K.A. p- 306, fig. 5, p. 311 ; F. SCHACHERMEYR, Die Ágaische Frühzeit,

cit., p. 314-315 ; und die Gesittung WARDLE, op. cif., 5. Die Levanteim

240

J. VANSCHOONWINKEL

que C. Blegen attribuait au début de l'HR IIIB 75 et dontil fut déjà question plus haut, doit plutôt appartenir à la transition entre l'HR IIIB et C si l'on rapproche le motif des motifs semblables, à vrai dire une simplifica-

tion du lierre sacré (Motif Furumark 12), qui apparaissent sur des cratères

d'Ougarit et de Milet datés de l'HR IIIB/C ?'. F. Schachermeyr complète sa liste de céramique HR IIIB2 avec un pied de kylix décoré de bandes horizontales parallèles, d'un tesson décoré de cercles concentriques ou d'une spirale, d'un autre orné de triglyphes et d'un tesson à bande ondu-

lée

“".

De surcroft, plusieurs INC dans la céramique du l'idée ?, mais ensuite il décoratifs par les potiers

archéologues ont identifié des spécimens HR niveau VHa. G. Mylonas avait le premier lancé envisagea plutôt une simplification des motifs locaux *. C. Nylander, conseillé par A. Furu-

mark, énumère plusieurs tessons à classer dans l'HR IIIC *' : des tessons décorés d'une bande ondulée, parmi lesquels nous retrouvons le tesson déjà mentionné par F. Schachermeyr dans sa liste de céramique HR

III B2 *, un disque de vase à étrier décoré de cercles concentriques et surmonté d'un petit bouton, un fragment de bol profond à métopes et triglyphes, les fragments d'une cruche décorée d'un motif d'arcade et un tesson de vase à étrier de fabrication locale 9. Il faut noter que C. Blegen avait

reconnu que les deux derniers exemples se rapprochaient de l'HR IC “. Récemment C. Mee a également proposé une liste de tessons qu'il attribue

à l'HR IIIC 5. I] reprend les fragments de cruche mentionnés par C. NyZeitalter der Wanderungen vom 13. bis 11. Jahrhundert v. Chr. (Mykenische Studien, 9), Vienne, 1982, p. 266. 56. Troy, IV, p. 128, fig. 248.16. 57. J.-C. Courrots,

orientale»,

dans

«Sur divers

Acts of

the

groupes de vases mycéniens en Méditerranée

International Archaeological Symposium

“The

Mycenaeans in the Eastern Mediterranean", Nicosie, 1973, p. 149-161, fig. 5 et « Corpus — Céramique de Ras Shamra-Ugarit, II », dans Ugaririca VII, Paris, 1978,

p. 332, fig. 46.3 ; W. SCHIERING, « Die Ausgrabungen beim Athena Tempel in Milet, 1957, I. Südabschnitt », /stMit 9-10 (1960), p. 23-29, pl. 14.2. 58. F. SCHACHERMEYR,

op. ci, p. 101, fig. 12 (=

Troy, IV, p. 55, fig. 243.13,

p. 132, fig. 248.18, p. 58, fig. 244.1 et p. 55, fig. 243.18). 59. G. MYLONAS, op. cit., p. 448. 60. G. MYLONAS, « Priam' $ Troy and the Date of its Fall », Hesperia 33 (1964), p. 364. 61. C. NYLANDER, Op. cit., p. 7.

62. Troy, IV, p. 55, fig. 243.1, 3, 16-18. Le dernier exemple est celui repris par F. SCHACHERMEYR (n. 58). 63. Troy, IV, p. 55, fig. 243.15, p. 58, fig. 244.1 (fragment mentionné aussi par

F. SCHACHERMEYR), 2, 3, p. 101, fig. 246.37. 64. Troy, IV, p. 59, 101.

65. C.B. MEE, op. cit.,p. 147 et « The Mycenaeans and Troy », dansL. FoxHaii et J.K. Davies (éd.), The Trojan War : Its Historicity and Context. Papers of the First

LA RÉALITÉ ARCHÉOLOGIQUE DE LA GUERRE DE TROIE

241

lander et ajoute cinq autres exemples : deux tessons décorés de zigzags, deux tessons à spirale peu soignée et un fragment de bol profond décoré de

lignes ovales concentriques %. S'il est indéniable que l'ensemble de ces tessons présente des caractéristiques de la classe HR IIIC, il faut toutefois

souligner que, à une seule exception, ils sont tous de fabrication locale ". Par ailleurs, d’après E. French qui admet la présence de céramique HR IIIC au niveau VIla, « in Troy VII a there is one possible contemporary imported Mycenaean sherd and in VII b 1 and 2 there is none, but imitations remain

fairly common.

In VII a these mainly

imitate earlier

types but a few pieces seem to copy those of early III C ; in VII b such imitations as can be assigned with any precision include some later III C

types * ». Récemment E. Bloedow a défendu une position analogue et, comme E. French, il conclut que la destruction du niveau Vila dut se dérouler pendant l’HR IIIC ancien, c'est-à-dire durant la première moitié

du XII siècle et même plutôt vers le milieu du siècle 9". La date de destruction de Troie VIla à l'HR IIIC est maintenant accep-

tée par plusieurs archéologues " et a même été diffusée dans le grand public par M. Wood grâce à son ouvrage de haute vulgarisation scientifi-

que intitulé In Search of the Trojan War "'. Cela dit, un indice supplémentaire nous est fourni par le niveau VIIbl. Les fouilleurs affirment trés clairement que ce niveau résulte d'une réoc-

cupation immédiate du site par les rescapés du désastre du niveau VIla ". Greenbank Colloquium, Bristol, 1984, p. 48-50 et fig. 1, laquelle illustre les tessons sans les identifier.

66. Troy, IV, p. 46, 55, fig. 243.19, 21, p. 46-47, 58, fig. 244.2-3, p. 46, 75, fig. 245.1, 2 et p. 94, fig. 246.14. Ce dernier exemple est une importation. 67. La seule importation est le tesson Troy, IV, p. 94, fig. 246.1. 68. E. FRENCH, « Ceramic Relation between Troy and Mycenae in LBA », dans IVth International Colloquium on Aegean Prehistory (Sheffield 1977), Sheffield, non publié, mais citée par E.F. BLoEDow, op. cit, p.32. Constatons la différence

d'appréciation d'avec les fouilleurs qui identifiaient 60 importations au niveau VIla et 67 au VIIb. 69. E.F. BLog»ow,

« The Trojan War

and

Late Helladic III C », ΡΖ 63 (1988),

p. 23-32. 70. J. Bouzex, Homerisches Griechenland im Lichte Prague, 1969, p. 65 ; S. Hnser, « Two Trojan Wars ? VIh and VIla », SrTroica 1 (1991), 146. — R.C. GnzxN ment élevé contre cette datation (« An Analysis of the

der archdologischen Quellen, On the Destructions of Troy s'est toutefois encore récemLH III C Pottery from Troy

VIIa : A Reexamination of Find Contexts and Decoration », dans Abstracts of the 89th General Meeting of Archaeological Institute of America,

12 [1987], p. 23), mais

le résumé publié ne permet pas d'apprécier valablement l'argumentation. 71. M. Woon,

In

Search

fig. p. 224. 72. Troy, IV, p. 142.

of the

Trojan

War,

Londres,

1985,

p. 223-225,

242

1. VANSCHOONWINKEL

Or la céramique mycénienne — exclusivement des imitations locales selon

E. French * — livrée par Troie VIIb1, si elle comprend encore queiques tessons rappelant l'HR IIIB, appartient essentiellement à la classe HR IIIC,

et notamment au style du grenier *. De son cóté, C. Podzuweit a soutenu une chronologie nettement plus basse, en plaçant la fin du niveau VI à l'HR ΠΟ phase développée et celle du VIlIa, vers ou aprés 1100, à l’HR IIIC phase tardive ou méme au Pro-

togéométrique de la séquence céramique d'Argolide ". Une proposition aussi radicale appelle quelques remarques. D'abord, les tessons les plus récents issus de l'avant-derniére couche (Vig) de Troie VI appartiennent,

selon l'archéologue allemand lui-même "5, à la classe HR IIIBI. Des tessons de cette classe doivent donc logiquement constituer les plus anciens témoignages de la couche VIh, l'ultime du niveau VI. Cela nous amène à attribuer une durée d'occupation exceptionnellement longue à cette couche qui s'étendrait de l'HR IIIBI à l'HRIIIC phase avancée. D'autre part, la datation de la couche VIh a été établie gráce à l'examen du matériel, mai

conservé, de la nécropole d'urnes cinéraires située à proximité de la porte sud, laquelle est certes généralement considérée comme contemporaine de

la phase finale du niveau VI ". Cependant, même si ce lien chronologique s'avère exact, delà de la fin nécropole fut le creusement

rien n'assure que son utilisation ne s'est pas prolongée audu niveau VI. De plus, d'apres C. Blegen, l'ensemble de la trés perturbé par les constructions hellénistiques et romaines, en 1915 de tranchées et la récupération moderne de maté-

riaux de construction ". Ces sépultures et leur rare mobilier funéraire ne représentent dés lors pas un fondement trés sür pour l'établissement d'une chronologie. D'ailleurs, un vase à étrier de cette nécropole, attribué à

l'HR IIIC phase développée par C. Podzuweit ", possède un parallèle à Magat, au nord-est de l'Anatolie, qui provient d'une couche datée de la

seconde moitié du XIII siécle d’après les inscriptions hittites 9. Les deux 73. E. FRENCH, citée par E.F. BLogDow, op. cit., p. 32.

cit.,

74. Troy, IV, p. 145-146, 156-157, 180-181, fig. 276-277 ; G. Myzonas, p. 363-364 ; F. SCHACHERMEYR, op. cit, p. 105; E. FRENCH, citée

op. par

E.F. BrLogpow, op. cit., p. 33 ; E.F. BLoEpow, op. cit., p. 26-29. 75. C. PorzuwEm, « Die mykenische Welt und Troja», dans B. HANsEL (éd.),

Südosteuropa

zwischen

1600 und

1000 vor Chr.

(Prähistorische

Archéologie

in

Südosteuropa, 1), Berlin, 1983, p. 65-88. 76. IpgM, p. 73-75.

77. Troy, III, p. 377 (p. 386-390 pour la céramique de La nécropole). 78. Troy, VII, p. 370-371. 79. C. Popzuwzrr, op. cil., p. 77, fig. 3.4.

80. T. Ózc0c, Excavations at Masat HOyük and Investigations in its Vicinity, Ankara, 1978, p. 66, pl. 84 ; M. KonPuANN, « Begik Tepe : New Evidence for the Period of the Trojan Sixth and Seventh Settlements », dans M. MeLunx (éd.), Troy

LA RÉALITÉ ARCHÉOLOGIQUE DE LA GUERRE DE TROIE

243

autres dépôts avancés par C. Podzuweit à l'appui de sa datation "', le dépôt de sol de la « Pillar House » et le dépôt B de la « House F », sont malheureusement aussi fort perturbés et leur céramique est le plus souvent de

fabrication locale ©. De telles faiblesses rendent l'hypothèse de C. Podzuweit guère soutenable. On retiendra donc que le niveau VIla d'Hisarhk est caractérisé par de la céramique mycénienne locale, dans laquelle on distingue non seulement des tessons encore inspirés par !’HR IIIB2, mais aussi des copies de l'HR IC ancien. Si l'on prend aussi en considération l'écart chronologique parfois considérable qui peut séparer une copie de son modèle ainsi que

notre ignorance de l'époque de l'introduction de ἮΝ [ΠΟ en Égée orientale et de celle du début de son imitation à Hisarlik, on peut raisonnablement placer la destruction de Troie VIla dans le second quart du XII° siècle ".

3. À la recherche de la Troie homérique Avec la destruction de Troie VI vers le milieu du XIII siècle av. J.-C. et celle de Troie VIIa dans le second quart du XII* siècle, nous disposons de deux candidats à la Troie homérique. Seul un examen minutieux des indices recueillis lors des fouilles permet de déterminer les causes de ces destructions et par-delà d'éventuellement identifier la ville détruite par une action guerrière et dont les aedes auraient pu conserver le souvenir. Selon

les conclusions

des

archéologues

de

la mission

américaine,

Troie VIh fut ravagée par un violent tremblement de terre. Ils en relevèrent des traces évidentes à la fois dans les maisons, dont la plupart furent détruites, les murailles et les tours, qui se fissurérent et dont les super-

structures furent disloquées, mais ils ne décelérent aucune trace de feu

and the Trojan War, Bryn Mawr, 1986, p. 27 et « Besik Tepe. Vorbericht über die Ergebnisse der Arbeiten von 1987 und 1988 », A4 1989, p. 473-494. 81. C. Popzuwzrr, op. cit., p. 77-78.

82. Troy, Ill, p. 229, 242, 311, 322. 83. Cette date est plus tardive que celle souvent retenue aujourd'hui dans les manuels de protohistoire égéenne, lesquels mentionnent le plus souvent environ 1200 av. J.-C. : par exemple,

Age, Princeton,

G. MyLonas,

op. οἷ, p. 366 et Mycenae and the Mycenaean

1966, p. 215-218 ; F.H. Srusamos, dans CAH 1 1 (19707), p. 246-

247 ; E. VERMEULE, Greece in the Bronze Age, Chicago-Londres,

1972, p. 276-278 ;

S. IAkovmis, History of the Hellenic World : Prehistory and Protohistory, LondresAthènes, 1974, p. 290-293 ; J.V. Luce, Homer and the Heroic Age, Londres, 1975, p.134-135; J.T. Hooker, Mycenaean Greece, Londres, 1976, p. 166-167 ; F. SCHACHERMEYR, Op. cit., p. 99-102 et W.D. Tayiour, The Mycenaeans (Ancient Peoples and Places), Londres, 1983, p. 159-160.

244

J. VANSCHOONWINKEL

accompagnant le désastre . Il n'existe de surcroît aucun indice probant en faveur d'une action guerriére. Certes une petite réserve de projectiles de fronde fut trouvée dans la « Pillar House », mais elle appartient en fait à l'horizon Troie VIf et en outre sa présence dans un édifice qui passe pour

être un corps de garde, n'a rien d'extraordinaire en soi P. L'interprétation proposée

fut

confortée

par

l'étude

sismologique

de

la

Troade

de

G. Rapp ". M. Korfmann, l'actuel fouilleur, parait accepter jusqu'à présent cette cause naturelle pour la fin de Troie VI ". En revanche, une action humaine semble bel et bien étre à l'origine de la destruction de Troie VIla. C. Blegen a énoncé une série d'arguments en faveur de cette interprétation, dont certains furent développés par G. My-

lonas *, Il y a d'abord la dévastation de tout l'habitat de l'acropole par le feu". Des ossements humains, découverts dans les rues ou parmi les décombres des maisons, apparemment de victimes de la main de l'homme, sont les témoignages de la violence qui accompagna la destruction ". M. Coindoz souligne que ces ossements peuvent provenir tout au plus de

quatre corps ?', bien que cinq soit plus exact ?, mais il va de soi que les survivants, qui reconstruisirent Troie VIIbl, ne laissèrent pas traîner les cadavres de leurs compatriotes. Les fouilleurs mentionnent aussi la présence d'une pointe de flèche de type mycénien ?. Enfin, C. Blegen met en 84. Troy, I, p. 14, 20, 90, 92, 95, 98, 179, 217, 220, 228, 257, 262, 283 et surtout 331-332, fig. 16, 36, 54, 58, 59, 92, 95, 174, 208, 226, 227, 469, 476 ; C.W. BLEGEN, Troy and the Trojans, Londres, 1963, p. 143-144 et « Troy VI », dans CAHII 1 (1973), p. 683. 85. M.

KonFMANN, « Ein Hinweis auf kriegerische Zeiten in dem späten Abschnitt

der Epoche von Troia VI», dans M.J. Maux, E. PoRADA et T. Üzcüc (éd.), Aspects Art and Iconography: ' Anatolia and its Neighbors.

Studies in Honor

of Ninet

Ὡς, Ankara, 1993, p. 368-369. 86. G. RApP,

« Earthquakes in the Troad», dans G. Rare et J.A. Οἵρροκὺ (éd.),

Troy. The Archaeological Geology (Supplementary Monograph, 4), Princeton, 1982, p. 43-58, spéc. 53-58. 87. Par exemple, M. KogPMANN, « Die prähistoriche Besiedlung südlich der Burg

Troia VI/VII », SrTroica 2 (1992), p. 141 et « Troia : A Residential and Trading City at the Dardanelles », dans R. LArriNEURet W.-D. NIEMHIER (éd.), Politeia. Society and State in the Aegean Bronze Age (Aegaeun, 12), Liège, 1995, p. 178. 88. Troy, IV, p. 10-13 ; G. Myzonas, « Priam's Troy and the Date of its Fall», Hesperia 33 (1964), spéc. p. 354-362. 89. Troy, IV, p. 11-12. 90. Ibidem. 9]. M. Compoz, « Guerre de Troie : réalité ou fiction », Anatolica 9 (1982),

p. 82-83. 92. Troy, IV, p. 11; D. Pace, « The Historical Sack of Troy», Antiquity 33 (1959), p. 29. 93. Troy, IV, p. 12, 51 no 35.486, fig. 219. Ce type de pointede fléche est de fait attesté à Pylos (C.W. BLBGEN, M. Rawson et alii, The Palace of Nestor at Pylos

LA RÉALITÉ ARCHÉOLOGIQUE DE LA GUERRE DE TROIE

245

avant l'entassement de la population à l'intérieur de la citadelle, dans de petites maisons occupant tout l’espace disponible et munies de pithoi en-

foncés dans le sol (fig. 1) *. G. Mylonas ἃ insisté sur ce dernier argument 5: les maisons sont non seulement petites, à une ou deux pièces, mais, pour la première fois, elles ont des murs mitoyens ; cet élément et la présence des pithoi enfoncés dans le sol des maisons indiquent nettement la volonté de gagner de la place. On retrouve aussi cette particularité dans l'adossement des maisons au rempart, ce qui supprima le large passage libre entre celui-ci et les maisons, tel qu'il existait au niveau VI. On cons-

tate donc l'utilisation de tout l'espace disponible, manifestement dans le but de loger une population abondante à l'intérieur de la citadelle. Méme si aujourd'hui nous ne disposons encore d'aucun renseignement sur l'occupation du sol dans la ville basse, la densité de population à Troie Vlla constitue un indice d'autant plus probant que les populations ont

plutôt tendance à se disperser aprés un tremblement de terre 5. On peut ajouter à cela que le rapport entre la céramique mycénienne importée et les imitations locales est passé à un à quatre au niveau Vlla selon les fouilleurs — la première classe serait méme pratiquement absente selon E.

French "' — alors que ce rapport était de trois à un au niveau VI. Il n'est pas étonnant que les objets en provenance d'une contrée hostile arrivent plus difficilement et que l'artisanat local comble la pénurie par des imitations. Le niveau Vlla a donc livré un ensemble cohérent de traces et d'indices en faveur d'une population réfugiée à l'intérieur de la citadelle, ce qu'une série d'attaques ou un siége peut motiver, et d'une ville systématiquement saccagée par l'homme. Troie Vlla est ainsi le candidat le plus probable pour répondre à la Troie homérique. Et C. Blegen de conclure : «if a Troy of Priam besieged and taken by an Agamemnon ever actually existed in fact, it must be identified with the settlement called

VIIA * ». On rencontre la méme opinion chez de nombreux archéologues?. in Western Messenia, 1, Princeton, 1966, p. 234, 240, 303, 306, 311, 321, 322), mais aussi, exceptionnellement, à Alishar (H.H. von per OsreN, The Alishar Hüyük : Seasons 1930-32, Part II, Chicago, 1937, p. 264, fig. 290, n° b 2151). 94. Troy, IV, p. 6-7, 12. 95. G. MvLoNAS, op. cit., p. 355-356. 96. Ibidem. 97. E. FRENCH, citée par E.F. BLoEpow, op. cit., p. 32.

98. C.W. BLBGEN, « Troy VII », dans CAH II 2 (19755), p. 162-163. 99. Par exempie, G. MyLonas, op. cit., p. 352-380 et Mycenae and the naean Age, Princeton, 1966, p. 215-216 ; F.H. SrusBmGs, « The Recession of naean Civilization », dans CAH II 2 (1975°), p. 350; E. VERMEULE, Greece Bronze Age, Chicago-Londres, 1972, p.276; S. Laxovinis, dans History

MyceMycein the of the

246

1. VANSCHOONWINKEL

Il en existe toutefois quelques-uns qui contestent l'identité archéologique

de la Troie homérique et préfèrent la reconnaître dans le niveau

VI9, Ils avancent à l'appui de leur thèse des arguments grosso modo semblables : d'une part, Troie 118 n'est qu'un pauvre village de quelques centaines d'habitants sans correspondance aux descriptions homériques et, d'autre part, sa destruction, datée du XII* siècle, a lieu à une époque où la Gréce mycénienne a déjà perdu beaucoup de sa grandeur. Aussi le niveau VI d'Hisarlik conviendrait-il bien davantage à la magnificence de la Troie homérique et à l'expédition panhellénique de la légende, concevable seulement à l'apogée de la civilisation mycénienne. Une variante de ces arguments place la guerre de Troie dans le contexte de l'expansion mycénienne

en Méditerranée ἰδ. Pareils arguments ne résistent pas à la critique. En effet, la situation en Grèce au XIII siècle n'est pas aussi florissante que les adversaires de Troie VIla le laissent croire. À cette époque déjà, de nombreux établissements mycéniens subissent des destructions : Mycènes, Tirynthe, Pylos, Korakou et Thèbes sont ravagés à la fin de l’HR IIIBl, vers le milieu du XIII siècle ; un séisme endommage Mycènes et Tirynthe pendant l'HR IIIB2, tandis que Gla est alors incendiée. En outre, l'enfouissement de trésors en plusieurs endroits de Grèce et surtout l'érection d'une muraille sur l'isthme de Corinthe et la construction ou le renforcement des remparts, protégeant notamment l'accès à des citernes, laissent deviner un réel climat d'insécurité au cours de la seconde moitié du XIIT° siècle. La diffusion limitée des innovations de la céramique HR [ΠΒ2, apparues en Argolide, contraste avec l'uniformité de la classe précédente et semble suggérer, sinon un affaiblissement de la suprématie argienne, du moins une Hellenic World : Prehistory and Protohistory, Londres-Athénes,

1974, p. 290-293 ;

J.V. Luce, Homer and the Herolc Age, Londres, 1975, p. 20-21 ; J.T. Hooxex, Mycenaean Greece, Londres, 1976, p. 166-168 ; W. TAvLoum, The Mycenaeans, Londres, 19832, p. 159 ; D. PAGE, « The Historical Sack of Troy », Anriquity 33 (1959), p. 25-31 ; « Homer and the Trojan War », JHS 84 (1964), p. 17-20 et History and the Homeric Iliad, Berkeley, 1959, p. 71-74 ; J. L. Casxev, « Archaeology and the Trojan War », JHS 84 (1964), p. 9-11.

100. Citons F. SCHACHERMEYR, Poseidon und die Entstehung des griechischen Gótterglaubens, Munich, 1950, p. 189-203 ; Die Agdische Frühzeit, 5. Die Levante im Zeitalter der Wanderungen vom 13. bis 11. Jahrhundert v. Chr. (Mykenische Studien, 9), Vienne, 1982, p. 93-112 et « Das Trojanische Pferd », dans 7Vth International Colloquium on Aegean Prehistory (Sheffield 1977), Sheffield, non publié ; C. NyrANDER, Op. cit., p. 6-11 ; M. Woon, In Search of the Trojan War, Londres, 1985 ; D. EAsTON, « Has the Trojan War been found ? », Antiquity 69 (1985), p. 188196; ; M.J. Μεινκ, « Postscript», dans M. Meuuox (éd.), Troy and the Trojan War, Bryn Mawr, 1986, p. 100. 101.J. δρεκνο, « The Last Phase of Troy VI and Mycensean Expansion»,

StTroica 1 (1991), p. 155-158.

LA RÉALITÉ ARCHÉOLOGIQUE DE LA GUERRE DE TROIE

247

apparition de particularismes régionaux "©. Par ailleurs, malgré la disparition du système palatial, la Grèce mycénienne du XII siècle continue à jouir d’un certain degré de prospérité qui, sans être semblable à celui atteint auparavant, n'en est pas moins réel. Et, à vrai dire, les nostoi, qui emmènent les héros achéens en Méditerranée orientale et centrale après la prise de Troie, concordent bien mieux avec les mouvements de popula-

tions du XII* siècle qu'avec la situation du XIII* siècle '. Quant à voir dans la prise de Troie un épisode de l'expansion mycénienne, c'est tout simplement ignorer que la diffusion des objets mycéniens en Méditerranée est le résultat d'échanges commerciaux dans lesquels toute trace d'impérialisme est absente. L'enlévement de Troie serait le seul exemple connu d'expédition militaire organisée lors de cette expansion, laquelle, en plus, n'a guère atteint le Nord-Est de l'Égée et la Mer Noire, à en croire la

grande rareté des objets mycéniens originaux dans ces contrées "*. D'autre part, si la modestie de Troie VlIIa est réelle, il ne faut pas exagérer la puissance de sa devanciére. Tout d'abord, G. Mylonas a souligné que la disparition des demeures patriciennes au sommet de la citadelle donne une image incomplete de l'aspect de Troie VIIa. L'archéologue grec a méme relevé quelques indices qui pourraient laisser penser que les mai-

sons des chefs de Troie Vlla étaient construites avec soin "^. Ensuite, comme les remparts de Troie VI furent restaurés à l'époque suivante !%, cela signifie que Troie VIIa occupait la méme superficie que Troie VI et

donc que leur population respective devait être sensiblement égale “”’. On peut d'ailleurs raisonnablement envisager une population plus importante pour l'habitat du niveau VIÏa en raison de sa forte concentration. Quel que soit le niveau retenu, VI ou VlIIa, il y a une réalité archéologique à laquelle on ne peut échapper : citadelle et ville basse confondues, Hisarhk à l'apogée de sa puissance au Bronze récent est un établissement dont la population globale devait atteindre environ 6 000 individus, !a citadelle seule ayant pu abriter quelque 900 habitants *. L'exiguité du site semble par conséquent peu conciliable avec le chiffre de quelques dizaines 102. 1. VANSCHOONWINKEL, op. cit., p. 56-66, 70-76, 89-92, 108-109, 110, 111112, 126-128, 129-130, 205-206, 510. 103. Outre celui d'Ulysse, les nostoi sont déjà évoqués par les poémes homériques : Odyssée, passim (Ulysse) ; III, 301, IV, 81-85, 128, 586, 620 (Ménélas) ; III,

130-134 (en général). 104. J. VANSCHOONWINKEL, « Mycenaean "Colonization" : Memory, Myth and Reality », dans I. MaLxin (éd.}, À History of Greek Colonization, Leyde, à paraître. 105. G. MvLoNAs, « Priam's Troy and the Date of its Fall », Hesperia 33 (1964), p. 353-355. 106. Troy, IV, p. 6. 107. G. MvLoNAs, op. cit., p. 354 ; M. Compoz, op. cit., p. 83-85. 108. M. KORFMANN, 0p. cif., p. 141.

248

de

J. VANSCHOONWINKEL

milliers

de combattants,

que

nous

pouvons

déduire

du

Catalogue

troyen '?, Cette réalité nous oblige aussi à ramener à des proportions plus modérées le contingent de la ligue panhellénique que le Catalogue des

vaisseaux l permet d'évaluer à plusieurs dizaines de milliers d'hommes !''. De toute facon, le Catalogue des vaisseaux constitue une tradition indépendante de l'/liade. Certes il plonge probablement ses racines dans le monde mycénien, mais il fut soumis à une élaboration poétique durant

les « âges

obscurs » et intégré,

sous

sa

forme

définitive,

dans

l'Jliade seulement lors de la rédaction de l'épopée '?. Cela dit, l'Iliade elle-méme apporte indirectement une confirmation des effectifs restreints de la ligue panhellénique :

109. iade Il, 816-877. M. Compoz, op. cit., p. 78 et n. 1, avance le chiffre de

50 000 (cf. Iliade VIII, 562-563). 110. 7liade II, 494-759. 111. M. Compoz, op. cit, p. 78 et n. 1, 84-85, donne le chiffre moyen de 100 000 alors que les extrêmes sont 62 800 et 141 830. 112. Au siécle passé et au début de celui-ci, l'opinion courante, fondée sur une interprétation strictement philologique, voyait dans le Catalogue une interpolation d'époque archaïque ; elle fut défendue d'abord par B. ΝΊΕΞΕ, Der homerische

Schiffskatalog als historische Quelle betrachtet, Kiel, 1873 et ensuite par W. Lear,

W. Scumm

et

F.Jacosv. — À

la

suite

du

développement

des

recherches

archéologiques, le Catalogue fut considéré comme un document d’origine mycénienne par T.W. ALLEN, The Homeric Catalogue of Ships, Oxford, 1921 ; V. Burn, Νεῶν Κατάλογος. Untersuchungen zum homerischen Schiffskatalog (Klio, Beiheft 49), Berlin,

1944 ; G.L. Huxizv,

« Mycenaean

Ships », BICS 3 (1956), p. 19-31 Homeric Iliad, Berkeley,

Decline

and

the

Homeric

(datant de l'HR IIIB) ; D. PAGE,

Catalogue

1959, p. 119-177 ; R. Hore Simpson et J.F. Lazensy,

Catalogue of the Ships in Homer's Iliad, Oxford,

of

History and The

1970 (datant de l'HR IIIC) ;

J.V. Luce, op. cit., p. 87-94 ; F. Sruaamos, op. cit., p. 343-349 et C. Miam, «I toponimi micenei e il Catalogo delle navi», ΕΠ. 121 (1987), p. 151-188. — À l'encontre de cette tendance, G. JacHMANN, Der homerische Schiffskatalog und die Ilias, Cologne-Opladen, 1958, a dénié, de manière tout à fait excessive, une quelconque valeur historico-géographique au Catalogue et A. Giovanni, Études historiques sur les origines du Catalogue des Vaisseaux, Berne, 1969, a avancé, mais de façon

peu convaincante, qu'il était le reflet de la liste du VII* siécle des théorodoques de Delphes (voir la critique de G. NACHTERGAEL, « Le Catalogue des Vaisseaux et la liste des théorodoques de Delphes », dans Le monde grec. Hommages à Claire Préaux, Bruxelles, 1975, p. 45-55). On dispose d'un bon état de la question dans D. Marcozz

et M. SiNATRA, « Il Catalogo delle navi: un problema ancora aperto », SMEA

25

(1984), p. 303-316, où il est conclu à une origine mycénienne et à un embellissement poétique postmycénien, conclusion à laquelle aboutit également L.M. SecoLom, « Tra

filologia e archeologia : il Catalogo omerico delle Navi», Athenaeum 62 (1984), p. 601-619. Voir aussi D. MaAncozzi et M. SiATRA, « Alcuni aspetti del 'Catalogo delle Navi' del II libro dell'/liade come riflesso di una situazione di transizione »,

dans D. Musn, A. Sacco et alii (éd.), La transizione dal miceneo all'alto arcaismo. Dal palazzo alla città, Rome, 1991, p. 154-154.

LA RÉALITÉ ARCHÉOLOGIQUE DE LA GUERRE DE TROIE

249

ἀλλ᾽ οἷόν τινά φασι βίην Ἡρακληείην εἶναι, ἐμὸν πατέρα θρασυμέμνονα θυμολέοντα : ὅ ἢ ποτε δεῦρ᾽ ἐλθὼν ἕνεχ᾽ ἵππων Λαομέδοντος BE οἵῃς σὺν νηυσὶ καὶ ἀνδράσι παυροτέροισιν Ἰλίου ἐξαλάπαξε πόλιν, χήρωσε δ᾽ ἀγυιάς : « Ils étaient, eux, pareils à ce qu'était, dit-on, mon père à moi, le puissant Héraclés, aux desscins hardis, au coeur de lion. Ce fut lui qui vint ici jadis chercher les chevaux de Laomédon, et, avec six nefs et un petit nombre d'hommes, sut ravager la ville d'Hlion et vider d'hommes ses rues » (trad. P. Mazon).

Ce passage nous révèle en effet qu'il fallut seulement six navires et un petit nombre d'hommes à Héraclés pour mettre à sac la Troie de Laomé-

don, le père de Priam !", une information qui ne devait probablement pas surprendre le public grec. Si la destruction de Troie VI fut enregistrée dans la tradition, l'épisode d'Héraclés lui convient avec le plus de vrai-

semblance !'*. De ce fait, remonter la Troie homérique au niveau VI afin que sa destruction soit contemporaine de l'apogée mycénienne devient un argument sans grande valeur. En effet, la modeste expédition que se révèle étre la ligue panhellénique légendaire a pu étre organisée aussi bien à l'HR ΠΙΒ qu'au début de l'HR ΠΟ. En outre, rien ne nous autorise à contester la justesse des observations des fouilleurs, et ceux-ci sont formels : Troie VI fut détruite manifestement par un tremblement de terre et seule Troie VIIa offre une destruction que l'on peut attribuer à l'action de l'homme. Et pourtant D. Easton a récemment mis en doute la destruction par tremblement de terre de Troie VI, préférant attribuer la dévastation du niveau VIla à ce phénomène

naturel '. I] reconnaît cependant lui-même que son hypothèse doit encore être soumise au verdict des sismologues. En outre, les indices avancés sont

discutables ''5, De son côté, F. Schachermeyr a avancé que les Mycéniens 113. Iliade V, 638-642. 114. On rencontre cette interprétation aussi chez E. Bayer, Griechische Geschichte, Stuttgart, 1968, p. 21-22 ; P.B.S. Anprews, « The Falls of Troy in Greek Tradi-

tion»,

GaR

12 (1965),

p. 29-30 ; E. VERMEULE,

« "Priamos'

Castle Blazing”.

A

thousand Years of Trojan Metnories », dans M. Mezzinx (éd.), Troy and the Trojan War, Bryn Mawr, 1986, p. 88-89 et S. Hurrz, « Two Trojan Wars ? On the Des-

tructions of Troy VIh and VIIa », SrTroica 1 (1991), p. 145-154. 115. D. EAsroN, « Has the Trojan War been found ?., Antiquity 69 (1985), p. 190-191. 116. D. EAsroN ne s'appuie que sur les traces des tours VI ἢ et VI i, or l'on sait que les tours et les murailles du niveau VI furent réutilisées au niveau VlIla. L'interprétation et la distinction des deux niveaux sont donc délicates et les confusions ne sont pas à exclure. Pourtant, dans le cas de la maison 701 du niveau ΝΠ, le sol surmonte clairement la couche de pierres éboulées du niveau VI (Troy, IV, p. 72-73 ;

IIl, fig. 59). La stratigraphie de l'éboulement de la muraille méridionale montre l'antériorité de celui-ci par rapport au niveau VIla (Troy, III, p. 95). Les traces des

250

1. VANSCHOONWINKEL

s'emparérent d'Hisarlhk en profitant de l'affaiblissement des Troyens provoqué par le tremblement de terre et que le cheval de Troie serait

l'offrande de remerciement à Poséidon ''". Cette théorie, pour ingénieuse qu'elle soit, se heurte cependant à de nombreuses objections ''*.

Cela nous amène à évoquer la thèse émise par F. Matz ' et développée notamment par F. Schachermeyr, C. Nylander et M. Finley, lesquels

distinguent deux guerres de Troie ‘©. Ils identifient la première, la guerre homérique, à la dévastation de Troie VI effectivement saccagée par l'homme, mais une incursion de pillards venus du Nord, mer ». Les arguments de M. Finley furent

et, selon eux, Troie VllIa fut ils attribuent la destruction à identifiés aux « Peuples de la vivement critiqués par J. Cas-

key, G. Kirk et D. Page qui démontrèrent les faiblesses de cette thèse "?'. Nous rappellerons simplement ici que, au départ de sa théorie, M. Finley, reprochait quelques lacunes à l'interprétation qui met la tradition homérique en relation avec Troie VIIa. Et nous sommes amené à constater que la théorie formulée par M. Finley ne repose, elle, méme pas sur un début de preuve. Il faudrait en effet d'abord démontrer le passage des Peuples de la

mer en Égée, où aucune trace ne leur est attribuable. La tradition grecque

n'en a pas gardé non plus le moindre souvenir.

En conclusion, si nous nous en tenons à la localisation communément admise de Troie à Hisarlik, le niveau VIIa est le candidat le plus probable destructions sont aussi décelables dans les maisons VI G et VI E (Troy,

III, p. 262,

283, 331). 117. Pour les références de F. ScHACHERMEYR, voir n. 102. Cette théorie s'inspire en fait de E. Bicxe, « Das Verbrechen des Laokoon. Die Geschichte vom hólzernen Pferd ond Poseidon Theriomorph als Zerstürter von Trojas Mauer », RAM 91 (1942), p. 19-27.

118. Elles sont énumérées chez P.B.S. ANpaEWs, op. cit., p. 28 ; J.K. ANDERSON, « The Trojan Horse Again», CU 66 (1970), p. 22-25 et E.F. BLoëbow, op. cit., p. 37-38 n. 116. 119. F. Marz, Kreta, Mykene, Troja, Stuttgart, 1957, p. 145 et La Crète et la Grèce primitive, Paris, 1962, p. 213-215.

120. F. SCHACHERMEYR, op. cit. (n. 100); C. NYLANDER, op. cit, p.10; MI. Foncey, «Τῆς Trojan War», JHS 84 (1964), p.1-9; MJ. Μειωνκ, « Pi cript », dans M. MreLumnx (éd.), Troy and the Trojan War, Bryn Mawr, 1986, p. 100.

121. J.L. CAskEYv, « Archaeology and the Trojan War », JHS 84 (1964), p. 9-11 ; G.S. Kim, « The Character of the Tradition », loc. cit., p. 12-17 et D.L. Pace, « Homer and the Trojan War », loc. cit., p. 17-20.

LA RÉALITÉ ARCHÉOLOGIQUE DE LA GUERRE DE TROIE

251

pour représenter la Troie homérique ‘©. Toutefois la guerre menée par les Achéens et glorifiée dans la poésie homérique, une fois ramenée à la réalité archéologique, ne mit aux prises que des contingents modestes de quelques centaines, tout au plus quelques milliers, de guerriers. Elle se révèle être davantage un raid qu'une expédition militaire de grande envergure. Il n'est d'ailleurs pas impossible que le long siège rapporté par l'Iliade soit l'expression poétique d'une série d'incursions plutôt que d'une attaque unique. La tradition a en effet gardé au moins la mémoire d'une

autre offensive contre Troie, celle d'Héracles à l'époque de Laomédon '?, et le souvenir en était bien vivant puisque les deux guerres de Troie constituent le théme de chacun des frontons du temple d'Athéna Aphaia à

Égine "*. Les archéologues allemands qui fouillent actuellement le site de Hisarlik admettent aussi la possibilité de plusieurs guerres de Troie, car, en raison de sa position clé économique et politique sur le détroit des Dardanelles, la citadelle de Troie contrôiaient les échanges commerciaux entre l'Égée et la mer Noire '?. Il ne faut cependant pas perdre de vue que, sans étre totalement inexistant, l'intérét porté par les Mycéniens à la mer Noire était peu développé et que, si les Mycéniens se sont emparés de Troie, ils ne s'y sont jamais installés. Quoi qu'il en soit, Troie fut conquise et ravagée à une date que l'archéologie permet de situer dans le second quart du XII* siécle. Les légendes épiques ont pu trouver là un cadre pour les exploits de leurs héros et en outre la date s'inscrit dans la fourchette de celles avancées par les chronographes grecs méme si, en raison de leur méthode de calcul, leurs dates étaient approximatives dans leur vérité et arbitraires dans leur précision. 122. Certains

historiens,

et surtout

D. PAGE,

History and the Homeric

Iliad,

Berkeley, 1959, p. 1-40, font intervenir les documents hittites dans le débat troyen, mais cela semble peu utile. D'abord, à notre connaissance, les Hittites ne sont pas cités dans l'/liade et Troie VIIa n'a pas livré d'objet importé d'Anatolie centrale.

Ensuite, les textes hittites évoqués dans cette discussion doivent être attribués à une date antérieure.

123. Pour la guerre de Troie de l'époque de Laomédon, voir 7liade V, 638-642 ; Pindare, Olympiques VIII, 30-46 ; Isthmiques V, 44-48 ; VI, 37-44 ; Néméennes V, 25-26, 36-39. — Voir aussi n. 116.

124. D. Om, Die Aegineten. Die Marmorskulpturen des Tempels der Aphaia auf Aegina, I. Die Ostgiebelgruppe, Munich, 1976 ; C. D&rvovs, « La nouvelle présenta-

tion des frontons d'Égine à la Glyptothèque de Munich », Bulletin de la classe des

lettres et des sciences morales et politiques. Académie royale de Belgique, 5* série, 65 (1979), p. 272-291. 125. J. LArACZ, « Neues von Troja », Gymnasium 5 (1988), p. 410-412 (le même article a paru sous le titre « News from Troy », Berytus 34 [1986], p. 97-127) ; M. KonPMANN, « Troy. Topography and Navigation » et « Besik Tepe : New Evidence

for the Period of the Trojan Sixth and Seventh Settlements », dans M. MaLLINE (éd.), Troy and the Trojan War, Bryn Mawr, 1986, p. 1-16 et 17-28.

1. VANSCHOONWINKEL

Fig. 1. Plan de l’acropole de Troie VIla (d’après J. V. Luce, Homer and the Heroic Age, Londres, 1975, fig. 101).

Quaestiones Homericae

Σχέτλιος dans l’épopée homérique Etude sémantique et morphologique

Sylvie Vanséveren Aspirant du Fonds National de la Recherche Scientifique Parmi les différents qualificatifs appliqués aux héros de l'épopée homérique se trouve un terme qui a suscité des recherches dans le domaine de l'idéologie tripartite indo-européenne '. Il s'agit de l'adjectif grec σχέτλιος, traduit dans les dictionnaires par « qui tient bon, obstiné ; misé-

rable, malheureux ; cruel, impitoyable » ^. Cet adjectif pose plusieurs problèmes, au point de vue morphologique et au point de vue sémantique. On tentera, dans le présent article, de cerner les emplois et la valeur de ce terme, d'établir le rapport sémantique entre σχέτλιος et le verbe grec sur lequel il est fondé, ἔχω. Le but de cette étude est de tenter de démontrer qu'il est possible de discerner, au travers des emplois de l'adjectif, une unité de sens, cohérente et élargie par le biais de connotations. On examinera également l’hypothèse présentée par Horowitz, selon laquelle σχέτλιος serait la désignation du « représentant » de la fonction guerriére indo-européenne, le guerrier affranchi de toute contrainte, défenseur mais également perturbateur potentiel de la société. Sans dénier à l'hypothese d'Horowitz son caractère original et novateur, nous voudrions ici montrer qu'il n'est pas possible de réduire σχέτλιος à une image du guerrier indo-européen. On s'accordera avec l'auteur pour reconnaître dans l'adjectif le concept d'une certaine ὕβρις, sans que celle-ci soit caractéristique du guerrier indo-européen. Le point de vue, mythologique, d'Oguibénine fera également l'objet de quelques remarques. L'intérét méthodologique d'une étude de ce type ressortira des critiques formulées à l'encontre des hypothéses émises par Horowitz et Oguibénine. La principale pierre d'achoppement de ces deux hypothéses est effectivement méthodologique : les théories présentées par ces auteurs ne 1. Fr. R. Hokowrrz (1975) ; B. Ocum£NmE (1978). 2. LS], s.v. ; P. CHANTRAINE (1968), 5. v.

254

SYLVIE VANSÉVEREN

tiennent compte, de facon générale, que d'un des deux pôles nécessaires à

la démonstration. En bonne méthode, on voudrait que la reconnaissance d’un terme comme désignation d’une fonction dumézilienne reçoive des appuis au niveau sémantique et morphologique (puisque dans l'hypothèse de Horowitz, gr. σχέτλιος est rapproché au point de vue étymologique de skr. kgatrfya-), mais aussi au niveau mythologique et fonctionnel (cet aspect étant mis en exergue chez Oguibénine). Or l'une et l'autre hypothèse péchent par défaut d'un de ces pôles. On signalera, entre autres remarques, que le rapprochement étymologique de σχέτλιος et ksatrfyane peut étre prouvé, malgré la démonstration, peu convaincante, de Horowitz, d'autant plus que la démarche générale de l'auteur est de soumettre au postulat mythologique et idéologique les formes linguistiques, et ce sur base de similitudes sémantiques. Par ailleurs, l'examen effectué par Oguibénine ne nous parait pas fournir de solution satisfaisante au problème : σχέτλιος ne reçoit pas, en fin de compte, d'interprétation sémantique et les analyses des passages examinés semblent plutôt relever de l'extrapolation et de l'interprétation sur base de ce méme postulat mythologique. Ces remarques préliminaires nous invitent donc à examiner le terme dans toutes ses attestations, en tentant de se dégager de tout a priori mythologique et idéologique. +

*

*

Σχέτλιος est attesté 31 fois dans l'ensemble de l'Iliade et de l'Odyssée. Généralement situé en début de vers, l'adjectif sert d'apostrophe ou d'exclamation et se présente à différents cas (nominatif, vocatif, accusatif). Dans l'/liade, le terme qualifie des êtres vivants, humains ou divins. Dans l'Odyssée, outre Ulysse, σχέτλιος qualifie Pénélope, les servantes, le Cyclope, les dieux, mais également des actes (ἔργα), le sommeil (ὕπνος). Σχέτλιος qualifie donc bien des héros, des guerriers, ce qui est, du reste, naturel dans une œuvre relatant l'histoire d'une guerre. On signalera d’emblée que dans la moitié de ses attestations, σχέτλιος ne sert pas à qualifier un héros homérique. Afin de ne pas alourdir le texte d'exemples trop nombreux, nous citerons les passages qui nous paraissent le plus clairement définir le sens de l'adjectif et faisons figurer à la fin de cet article toutes les attestations du terme. L'adjectif souligne tout d'abord l’entêtement, l'obstination de certains personnages à perséverer dans des actes ou des idées, le plus souvent de

facon négative. Le personnage appelé σχέτλιος n'en fait qu'à sa tête, est

EXETAIOE DANS L'ÉPOPÉE HOMÉRIQUE

255

une « tête de mule ». Cette obstination est perceptible au niveau contextuel ou est soulignée dans le texte et se charge 4 ὕβρις. Le personnage qualifié de σχέτλιος commet des actes insensés, démesurés, dont il connaît la nature ou dont la nature lui est indiquée par autrui (cette indication s’accompagne alors de mise en garde). Le terme présente quelques caractéristiques fonctionnelles intéressantes : il est souvent accompagné de propositions relatives, de propositions causales introduites par ἐπεί, qui paraissent exprimer la raison du reproche adressé au moyen de σχέτλιος. En revanche, σχέτλιος peut également être suivi de propositions coordonnées (οὐδέ, καὶ μέν, καὶ δέ) qui expriment alors une conséquence qu'entraine l’obstination, ou renchérissent sur le terme. Par le biais de ces différentes propositions, les connotations appartenant au terme peuvent être mises en évidence. On relève également des emplois de l’adjectif où l'une ou l’autre connotation sera privilégiée et relègue la signification fondamentale du terme au second plan : on glisse alors vers les idées de témérité, d’audace, fortement teintée d'OBpic, sur le plan moral ou religieux. En refusant d'aller combattre, le héros manque à sa condition de guerrier. Ajax lui fait des reproches (I 629) : … αὐτὰρ ᾿Αχιλλεὺς ἄγριον ἐν στήθεσσι θέτο μεγαλήτορα θυμόν, σχέτλιος, οὐδὲ μετατρέπεται φιλότητος ἑταίρων τῆς fi μιν καρὰ νηυσὶν ἐτίομεν ἔξοχον ἄλλων, « Achille

en sa poitrine

s'est mis

un cœur

orgueilleux ; l’entêté,

il ne

s'inquiète méme pas de l'amitié de ses compagnons, grâce à laquelle nous l'honorons entre tous auprés de nos nefs, le cruel » (627-631).

L'accent est mis ici sur l'obstination d'Achille, malgré les supplications de ses compagnons, malgré le long discours de Phœnix, qui lui expose la nécessité de ne pas s'obstiner dans sa colére (cf. l'histoire de Méléagre, qui refuse à tout prix de défendre sa cité, I 584-585 : πολλὰ δὲ τόν γε κασίγνηται καὶ πότνια μήτηρ / ἐλλίσσονθ᾽ ὁ δὲ μᾶλλον &vaiveto « ses sœurs et sa digne mère l’imploraient sans cesse ; il refusait de plus belle », cf. également l'intervention d'Ajax I 636-637 : ... σοὶ δ᾽ ἄλληκτον τε κακόν τε / θυμὸν ἐνὶ στήθεσσι θεοὶ θέσαν « toi, les dieux t'ont mis un cœur implacable --- ἄλληκτος «sans fin, incessant » -- et

méchant

3.

dans

la poitrine »)".

Cf. la traduction de P.

Cette

obstination

entraîne

Achille

à

MAZON : «toi, c'est un courroux sans fin et méchant

que les dieux t'ont mis au cœur ». On peut encore citer Π 30, où Patrocie dit à Achille : μὴ ἐμέ y οὖν οὗτοςγε λάβοι χόλος, ὃν σὺ φυλάσσεις / alvopétn ...

256

SYLVIE VANSÉVEREN

commettre une faute grave envers la φιλότης, ce principe moral que Phœnix ἃ rappelé dans son discours, et envers ses compagnons d'armes, ἑταῖροι. Il s'agit là d'un péché trifonctionnel, mais qui est la conséquence de l'entêtement d'Achille dans sa colère, conséquence soulignée par

l'emploi de οὐδέ *. En Z 13, Achille se lamente de la mort de Patrocle, qui n'a pas tenu compte de ses ordres : ἢ μάλα δὴ τέθνηκε Μενοιτίου ἄλκιμος υἱός, σχέτλιος - À € ἐκέλευον ἀπκωσάμενον δήϊον πῦρ ἂψ ἐκὶ νῆας ἵμεν, μηδ᾽ Ἕκτορι ἶφι μάχεσθαι

« oui, le vaillant fils de Ménoitios est mort. L'entété ! je lui avais pourtant donné l'ordre de retourner aux nefs une fois écarté le feu dévorant, et de ne pas combattre Hector par la force » (12-14).

On rappellera l'extrait de II 686-687: νήπιος el δὲ ἔπος Πηληιάδαο φύλαξεν, / À 1 ἂν ὑκέκφυγε κῆρα κακὴν μέλανος θανάτοιο « pauvre sot! s'il avait observé l'ordre du Péléide, il aurait échappé à la méchante déesse de la mort noire ». Diomède utilise l'adjectif de façon humoristique à propos de Nestor, qui, avec Ulysse, le réveille pour savoir s'il convient de fuir ou de rester : σχέτλιός ἐσσι, γεραιέ * σὺ μὲν πόνου oO ποτε λήγεις «ἢ es tenace/opiniâtre, vieillard ; jamais tu ne t'arrétes de peiner » (K 164) ΄.

On rapprochera cet extrait de v 293, où se présente également le verbe λήγω employé négativement : Athéna s'adresse à Ulysse qui lui conte un étrange voyage : ὀχέτλιε, ποικιλομῆτα, δολῶν &t', οὐκ ἄρ᾽ ἔμελλες, οὐδ᾽ ἐν σῇ περ ἑὼν γαίῃ, λήξειν ἀκατάων μύθων τε κλοπίων, φίλοι ol τοι πκαιδόθεν εἰσίν ; « entété et astucieux, insatiable de ruses, tu ne devais, méme sur ta propre terre, cesser tes mensonges, tes paroles artificieuses, qui te sont chers depuis l'enfance » (293-295). « qu'une telle colére ne me prenne jamais, terrible courage ».

comme

celle que tu gardes,

béros au

4. Emploi adverbial « pas même », cf. P. CHANTRAINE (1953), p. 339. 5. Cf. le commentaire d'Eustathe (796, 24-32) : καὶ ὅτι τὸ « σχέτλιος » οὐχ᾽ ὑβριστικὴ λέξις, ἀλλὰ καρτερίας, 5 ἐστι geperovias, σημαντική, ἵνα δηλοῖ τὸν ἀνασχέσθαι

καὶ τλῆναι δυνάμενον. Διὸ καὶ εἰς ἑρμηνείαν ἐκῆκται τὸ « σὺ μὲν

πόνου οὔποτε λήγεις », ὡς ὅμοιον ὄν φάναι σχέτλιον καὶ οὔποτε λήγοντα πόνου. Οἱ δὲ καλαιοὶ καὶ ταῦτά φασι... σχέτλιος ἐστι μὲν καὶ ὁ ἄξια κοιῶν ἀγανακτήσεως,

ὅθεν καὶ τὸ σχετλιάζειν.

Λέγεται

δὲ οὕτω

καὶ

ὁ καρτερικός,

ἤγουν σχετικὸς καὶ ὑπομενετικὸς καὶ, ὡς εἰκεῖν, οὔποτε κόνου λήγων.. Ἤ καὶ ἄλλως, σχέτλιος ὁ ἐφεκτικὸς καὶ τλητικὸς καὶ μὴ εὐμετακίνητος καὶ εὐπειθής.

ΣΧΈΤΑΙΟΣ DANS L'ÉPOPÉE HOMÉRIQUE

257

L'adjectif est employé de facon humoristique et ne constitue en rien un reproche adressé par la déesse à Ulysse (cf. v 287 μείδησεν δὲ θεὰ

γλαυκῶπις ᾿Αθήνῃ). L'expression δολῶν &tog correspond pour le sens aux deux adjectifs σχέτλιος et ποικιλομήτης, et est explicitée dans la suite du texte. L'adjectif se teinte de connotations de témérité lorsqu'il sert à qualifier Hector qui, malgré les supplications de ses parents, veut affronter Achille. L'extrait de X 41, intéressant à plus d'un égard, nous retiendra plus longtemps, car il pose différents problémes. Hector se prépare à affronter Achille ; Priam le conjure de rentrer dans Troie : Ἕκτορ, μή μοι μίμνε, φίλον τέκος, ἀνέρα τοῦτον

οἷος ἄνευθ᾽ ἄλλων, ἵνα μὴ τάχα πότμον ἐπίσπῃς

Πηλεΐωνι δαμείς, ἐπεὶ ἦ κολὺ φέρτερός ἐστι, σχέτλιος ...

« Hector, mon enfant, n’attends pas cet homme, seul loin des autres pour ne pas aller au devant de ton sort, dompté par le Péléide, car il est bien plus fort que toi, σχέτλιος » (38-41).

Dans ce passage, l'adjectif σχέτλιος pourrait, a priori, s'appliquer à

Hector aussi bien qu'à Achille $. Selon Horowitz ", σχέτλιος servirait ici à dépeindre Achille comme le guerrier par excellence, c'est-à-dire accomplissant son devoir de guerrier, sans excés ni acte sacrilége. L'expression consacrant le terme en ce sens serait ἐπεὶ À πολὺ φέρτερός ἐστι et signifierait « he is a much more effective warrior ». Σχέτλιος ferait référence aux

deux

póles

de

la fonction

guerriére : résistance,

force

invincible,

d'une part, et force sans contrainte ni limite, chargée de péché. Toutefois, deux objections peuvent être formulées à l'encontre de cette analyse : tout d'abord, l'expression ἐπεὶ fj πολὺ φέρτερός ἐστι ne nous semble pouvoir s'appliquer en propre à la fonction guerrière. Elle concerne différents

domaines:

hiérarchie

sociale,

force physique,

habileté aux

armes.‘

Deuxièmement. l'hypothése de Horowitz ne se base que sur ce seul extrait, considéré comme représentatif. Or, le passage est ambigu et σχέτλιος semble pouvoir s'appliquer, a priori, aussi bien à Achille qu'à Hector. 6. Remarque formulée déjà par W. Lear (1960). 7. Fr. R. Hogowrrz (1975).

8. Hiérarchie sociale à propos d'Agamemnon : A 281 : el δὲ où καρτερός ἐσσι, θεὰ δέ σε γείνατο μήτῃ / ἀλλ᾽ «tu es fort/prévalent, ta mère fut commande à plus d'hommes » ; — κέ tot Μενέλαε, φάνη βιότοιο

6 ye φέρτερός ἐστιν, ἐπεὶ κλεόνεσσιν ἀνάσσει une déesse, mais il est supérieur à toi, puisqu'il force physique : à propos d'Hector H 105 : ἔνθα τελευτὴ / "Exvopog ἐν καλάμῃσιν, ἐκεὶ πολὺ

φέρτερος ἦεν « alors pour toi, Ménélas, se serait levé le dernier jour de ta vie, sous les bras d'Hector, car il était bien plus fort que toi » ; — habileté aux armes à propos d'Achille T 217 : κρείσσων eig ἐμέθεν καὶ φέρτερος οὐκ ὀλίγον rep / ἔγχει «tu es meilleur que moi et tu l'emportes de beaucoup à la lance ».

258

SYLVIE VANSÉVEREN

C'est cette seconde solution qui nous paraît la plus satisfaisante : σχέτλιος s'applique à Hector et souligne son entêtement, teinté de témérité, à combattre Achille. C'est bien l'idée qui transparaît un peu plus loin, lorsqu' Hécube supplie Hector de rester à l'intérieur des murs de la ville (X 86)

*: τῶν μνῆσαι, φίλε τέκνον, ἄμννε δὲ δήιον ἄνδρα τείχεος ἐντὸς ἐών, μηδὲ πρόμος ἴστασο τούτω, σχέτλιος * εἴ xep γάρ σε κατακτάνῃ, οὔ σ᾽ ἔτ᾽ ἔγωγε κλαύσομαι ἐν λεχέεσσι, φίλον θάλος, ὃν τέκον αὐτή,

οὐδ᾽ ἄλοχος κολύδωρος « souviens-toi de cela, mon cher enfant. Repousse ce guerrier redoutable en étant à l’intérieur du rempart, ne va pas devant lui au premier rang, obstiné ! S'il te tue, je ne pourrai pas te pleurer sur ton lit funèbre, mon grand, ni moi qui t'ai donné le jour, ni ton épouse que tu as payée de tant

de présents » (84-88).

Le contexte permet d'entrevoir comment l'adjectif peut se charger de connotations relatives à l'ófpic. Dans le chant 1, Ulysse met en garde Polyphéme de respecter le droit d'hospitalité et de craindre Zeus : 269270 : ἄλλ᾽ αἰδεῖο, φέριστε, θεούς - ἱκέται δέ τοί εἰμεν ᾿ Ζεὺς δ᾽ ἐπιτιμήτωρ ἱκετάων τε ξείνων τε « crains les dieux, mon brave. Nous sommes pour toi des suppliants ; Zeus est le vengeur des suppliants et des hôtes ». Le Cyclope ne tient aucun compte de cet avertissement : 1 273274 : νήπιος εἰς, ὦ ξεῖν᾽, ἢ τηλόθεν εἰλήλουθας, / ὅς με θεοὺς κέλεαι À δεδίμεν À ἀλέασθαι « tu es sot, mon hôte, ou tu viens de loin, toi qui m'engage à craindre ou à respecter les dieux ». Se riant des dieux et de leur pouvoir, Polyphéme dévore les compagnons d'Ulysse : l'üfpig se manifeste à différents niveaux, transgressions des droits d'hospitalité, violence, non-respect des dieux. … σὺ δὲ μαίνεαι οὐκέτ᾽ ἀνεκτῶς σχέτλιε...

« mais ta fureur n'a plus de bornes, σχέτλιος ! » (1 350-351) "Ὁ, La mise en garde d'Ulysse n'était pas une vaine parole et les termes (cf. ἄζομαι) indiquent que le héros se retranche derrière l'idée d’un châtiment divin :

9. Et précedemment : X 35, Priam crie à Hector de rentrer dans la ville : ὁ δὲ προκάροιθε κυλάων / éother, ἄμοτον μεμαὼς ᾿Αχιλῆι μάχεσθαι « mais lui restait devant les portes, immobile, brûlant de combattre Achille » (cf. MazoN qui traduit « dans un désir obstiné de se battre avec Achille »). 10. « Mais ta fureur n'a plus de bornes » est la traduction de Mazon (litt. « de manière insupportable »), qui met l'accent sur l'absence de limite, concept qui semble

présent dans σχέτλιος.

EXETAIOZ DANS L'ÉPOPÉE HOMÉRIQUE

259

Κύκλωψ, οὐκ ἄρ᾽ ἔμελλες ἀνάλκιδος ἀνδρὸς ἑταίρους

ἔδμεναι ἐν σπῆι γλαφυρῷ κρατερῆφι βίηφι

καὶ λίην σέ γ᾽ ἔμελλε κιχήσεσθαι κακὰ ἔργα, σχέτλι᾽, ἐπεὶ ξείνους οὐχ ἄζεο σῷ ἑνὶ οἴκῳ

ἐσθέμεναι … ! «tu ne devais pas, Cyclope, manger les compagnons d’un homme sans force en abusant de ta force au fond de ta caverne. Tu devais payer pour tes actes méchants, σχέτλιος, qui n’a pas craint de dévorer tes hôtes dans

ta propre maison » (1 475-479) '*. μ 116 est sans doute le seul passage où se marque clairement la condition de guerrier d'Ulysse. Circé s'adresse à Ulysse qui veut aller lutter contre Skylla : σχέτλιε, καὶ δ᾽ αὖ τοι πολεμήια ἔργα μέμηλε καὶ κόνος : οὐδὲ θεοῖσιν ὑπείξεαι ἀθανάτοισιν ; « σχέτλιος (obstiné) ! tu ne te soucies donc que de guerre et de lutte ! Ne vas-tu pas céder aux dieux immortels ? » (116-117).

La suite du texte ne paraît pas constituer une explication de l’adjectif : καὶ δέ indique que l'élément qui suit est différent de ce qui précède. Il ne semble donc pas justifié de considérer σχέτλιος et πολεμήια ἔργα μέμηλε καὶ πόνος comme expressions équivalentes. La suite du texte permet à nouveau d'attribuer à σχέτλιος sa valeur fondamentale « obstiné, entété ». Σχέτλιος s'applique également aux dieux. On trouve le terme dans la bouche de dieux, mais aussi dans celle d'hommes. L'idée de ténacité, d'opiniátreté ressort clairement de l'extrait suivant : Nestor raconte à Télémaque les difficultés du retour (la valeur de l'adjectif σχέτλιος est soulignée ici par δεύτερον at) :

1.

“Αζομαι « éprouver une crainte respectueuse » implique la notion de crainte

religieuse, cf. P. CHANTRAINE (1968), s.v.

12.

On rapprochera l'extrait de o 27-30 où Héraklés est également qualifié de

σχέτλιος, pour le meurtre d'Iphitos. Le thème de [ὕβρις morale et religieuse prend ici toute son ampleur : bafouement du droit d'hospitalité, violence, meurtre avec

préméditation, comportement non guerrier : ὅς μιν ξεῖνον ἐόντα κατέκτανε d ἑνὶ οἴκῳ / σχέτλιος, οὐδε θεῶν ὄπιν ἠδέσατ᾽ οὐδὲ τράπεζαν / τὴν, ἦν οἱ xapéOnxev, ἔπειτα δὲ κέφνε καὶ αὑτόν, / ἵππους δ᾽ αὐτὸς ἔχε κρατερώνυχας ἐν μεγάροισι «(Héraklés)

qui

dans

sa propre

maison

a tué

son

hôte,

le σχέτλιος

(l'entété?

l'écervelé?) ; il n'a pas craint le châtiment des dieux, n'a pas respecté la table où il l'avait reçu ; il le tua et prit ses juments aux pieds durs dans sa demeure». — Cf. encore E 403-404, toujours à propos d'Héraklés : σχέτλιος, ὀβριμοεργός, ὃς οὐκ ὄθετ᾽ αἴσυλα ῥέζων, / ὃς τόξοισιν Exnôe θεούς, oi Ὄλυμπον ἔχουσι «Le σχέτλιος, le violent, qui ne s’effrayait pas de commettre des méfaits et qui pouvait

inquiéter de son arc les dieux qui occupent l'Olympe », où La variante d'Aristarque αἰσυλοεργός indique que la relative explicite le second adjectif ófipuioepyóc.

260

SYLVIE VANSÉVEREN … Ζεὺς δ᾽ où xo μήδετο νόστον, σχέτλιος, ὅς p' ἔριν ὦρσε κακὴν Em δεύτερον αὗτις « Zeus ne songeait pas encore au retour, l'opiniátre, lui qui pour la seconde fois a fait se lever une mauvaisse querelle » (y 160-161).

Zeus, qui semble poursuivre inlassablement les Achéens de sa haine, a déjà provoqué une querelle entre Ménélas et Agamemnon (y 132 : καὶ τότε δὴ Ζεὺς λυγρὸν ἐνὶ φρεσὶ μήδετο νόστον ᾿Αργείοισ᾽ « Zeus médita alors en son cœur un funeste retour pour les Argiens» ; y 148149 : ὃς τὼ μὲν χαλεποῖσιν ἀμειβομένω ἐκέεσσιν / ἔστασαν «les deux rois s'affrontaient debout, échangeant des paroles pénibles »). Les contextes sont souvent révélateurs pour cerner la valeur de l'adjectif, ainsi, le rappel de faits antérieurs (cf. I 629, à propos d'Achille). Le cas se présente encore en € 118, où Calypso traite les dieux de σχέτλιοι et se réfère au passé pour justifier cette qualification : σχέτλιοί ἐστε, θεοί, ζηλήμονες ἔξοχον ἄλλων οἴ τε θεαῖσ᾽ ἀγάασθε παρ᾽ ἀνδράσιν εὐνάζεσθαι ἀμφαδίην, ἤν τίς τε φίλον ποιήσετ᾽ ἀκοίτην « vous êtes σχέτλιοι (têtus), dieux, et jaloux entre tous ! vous qui enviez

aux déesses de prendre dans leur lit ouvertement des hommes, si l’un peut devenir leur cher époux » (118-120).

Effectivement, la déesse rappelle les malheurs qui ont frappé l' Aurore

et Déméter (e 121-128) et ajoute (e 137-138) : ἄλλ᾽ ἐπεὶ οὔ κως ἐστι Διὸς νόον αἰγιόχοιο οὔτε παρὲξ ἐλθεῖν ἄλλον θεὸν οὔθ᾽ ἁλιῶσαι « puisqu'il est impossible pour un autre dieu de transgresser la décision de Zeus porteur d'égide ou de l'ignorer... ». Appliqué à des femmes, le sens de σχέτλιος est généralement moins clair. Nous citons à titre d'exemple l'extrait suivant, qui est ambigu du point de vue de la signification de l'adjectif. Dégagé de toute connotation de démesure ou d'obstination, σχέτλιος peut signifier « malheureux ». On pourrait alors mettre cette signification en rapport avec celle que le verbe ἔχω acquiert lorsqu'il se trouve en rapport avec certains types de mots, comme le vocabulaire de la douleur. Dans des syntagmes du type de

ἄλγεα ἔχω, le verbe équivaut pour le sens à πάσχω ". Mais il est également possible d'interpréter tout autrement σχέτλιος et de lui conserver la valeur qu'il semble avoir jusqu'à présent. Ulysse a imaginé un stratagéme pour retarder la nouvelle du massacre des prétendants : appeler Pénélope σχετλίη, alors qu'on ne sait pas qu'il s'agit d'une supercherie, c'est l'incriminer, l'accuser de n'avoir pas attendu son époux légitime et d'avoir par là commis un acte d'ofpic et de transgression des usages :

13.

Cf. S. VANSÉVEREN (1995).

ZXETAIOX DANS L'ÉPOPÉE HOMÉRIQUE

261

À μάλα δὴ τις ἔγημε πολυμνήστην βασίλειαν

σχετλίη, οὐδ᾽ ἔτλη πόσιος οὗ κουριδίοιο εἴρυσθαι μέγα δῶμα διαμπερές. εἰς ὅ κεν ἔλθῃ «quelqu'un

a épousé

la reine

courtisée ; σχετλίη

(la malheureuse,

la

misérable) ! elle n'a pas eu le cœur de protéger la grande demeure de son époux légitime, jusqu'à son retour » (w 149-151).

Enfin, σχέτλιος peut qualifier des actes ou le sommeil. Euryclée veut crier sa joie du massacre des prétendants ; Ulysse la retient : οὐχ ὁσίη κταμένοισιν x’ ἀνδράσιν εὐχετάασθαι τούσδε δὲ μοῖρ᾽ ἐδάμασσε θεῶν καὶ σχέτλια ἔργα « c'est une impiété que de triompher sur des morts ; le destin des dieux les a domptés, eux et leurs crimes » (x 412-413).

Les prétendants ont bafoué plus d'un interdit moral et religieux. Ulysse lui-même avait appelé les dieux à les punir (o 169-171 : oi yàp δῆ, Εὔμαιε, θεοὶ τισαίατο λώβην, / fjv οἶδ᾽ ὑβρίζοντες ἀτάσθαλα μηχανόωνται οἴκῳ ἐν ἀλλοτρίῳ, οὐδ αἰδοῦς μοῖραν ἔχουσιν « puissent les dieux, Eumée, leur faire payer les outrages qu'ils trament dans leur folle démesure, dans la maison d'un autre, sans un soupçon de retenue »). Les prétendants ont reçu par ailleurs plus d'une mise en garde (cf. v 307-310 : ἐπεὶ νοέω κακὸν ὕμμιν ἐρχόμενον, τὸ κεν οὔ τις ὑπεκφύγοι οὐδ᾽ ἀλέαιτο / μνηστήρων, oi δῶμα κατ᾽ ἀντιθέου Ὀδυσῆος / ἀνέρας ὑβρίζοντες ἀτάσθαλα μηχανάασθε «car je vois le malheur arriver sur vous et pas un de vous n'y échappera, ne l'évitera, prétendants, vous qui tramez des complots déments, en maltraitant les gens, dans la maison du divin Ulysse »). Un extrait est particuliérement intéressant et révélateur de la valeur que peut acquérir l'adjectif : Eumée sert un repas à Ulysse, repas qu'il qualifie de frugal en comparaison des festins que font quotidiennement les prétendants : où μὲν σχέτλια ἔργα θεοὶ μάκαρες φιλέουσιν,

ἄλλα δίκην τίουσι καὶ αἴσιμα ἔργ᾽ ἀνθρώπων «les dieux bienheureux détestent les mauvais actes ; ils récompensent le respect des usages et les actes mesurés » (5 83-84).

L'adjectif qualifie des actes chargés d’ÜBpis, opposés à δίκη « respect, usage » et aux αἴσιμα ἔργα « actes mesurés, fixés par le destin ». En guise de conclusion, on résumera briévement les données tirées de

cet examen. Σχέτλιος signifie d'abord « qui tient bon » en mauvaise part, c'est-à-dire « obstiné, entété, tenace, opiniátre », voire « tête de mule ». Cette obstination entraine le personnage qui la manifeste à commettre différentes fautes, qui en sont souvent la conséquence. Le terme acquiert par la suite des connotations morales et religieuses, qui, prenant de plus en

262

SYLVIE VANSÉVEREN

plus d'importance dans le signifié de l'adjectif, vont amener σχέτλιος à qualifier un personnage commettant des actes ἀ ὕβρις morale ou religieuse.

Il est, en revanche, erroné de voir dans σχέτλιος le terme consacré à la désignation de la fonction guerrière ; aucun élément chez Homère

ou

chez Hésiode, ne vient corroborer cette thèse. L'Ofpig contenue dans le terme

n'est pas de nature guerriére,

et, chez Homére,

dans prés de la

moitié de ses attestations, le terme ne sert pas à qualifier un guerrier. +

*

*

Le sens premier de σχέτλιος « qui tient, obstiné » fait référence de facon nette à la signification ancienne du verbe ἔχω chez Homère, où il signifie d'abord « tenir », le plus souvent au sens spatial du terme. Le probléme de la signification de ἔχω en grec reste apparemment entier, car on restitue une racine indo-européenne *segh- « maîtriser, s'emparer de », et dont les dérivés des différentes langues semblent spécialisés dans le domaine de la guerre (cf. got. sigis « victoire », v. h. a. sigu « victoire », sigirón « vaincre », av. hazah- « force, violence, rapine », haz- « gagner, acquérir, s'emparer », skr. saksang- « qui dompte, qui vainc », séhate « vaincre, triompher », séhas- « puissance, supériorité, domination » '^. Or on ne voit pas comment discerner dans ἔχω une quelconque spécialisation propre au domaine de la guerre. Cette discordance apparente entre les dérivés de la racine pourrait recevoir une explication si l'on accepte, avec

Dumézil, qu'ils impliquent la notion de dominium . On peut accorder à Exo de véhiculer cette notion de dominium, particulièrement dans les emplois où le verbe signifie « posséder », mais il est en revanche difficile de déceler une telle notion dans un adjectif comme σχέτλιος. On attribue généralement à ἔχω une valeur ancienne aoristique

(« überwaltigen ») '*. Mais ce sens aoristique implique-t-il forcément qu'il 14. 15.

M. MavnRHoPER (1964), s.v. ; P. CHANTRAINE (1968), 5. v. G. Dumézu (1948), p. 106-109 : skr. sdhas- exprimerait d'abord une relation

de supériorité sur d'autres, ce qui a permis au terme d'évoluer vers le sens de « victoire ».

16. Il est remarquable que le sens postulé pour La racine *sefh« s'emparer de » peut se retrouver en grec homérique, dans des emplois tout à fait particuliers oà le sujet du verbe est un inanimé, le plus souvent un neutre en -og : θάμβοςδ᾽ Exe πάντας ᾿Αχαιούς « la stupeur s'emparait de tous les Achéens » ( 815) ; ἠδ᾽ ἵνα μιν κλέος ἐσθλὸν ἐν ἀνθρώκοισιν ἔχῃσιν « ou pour qu'une noble gloire s'empare de lui chez les hommes » (a 95 = y 78) ; ᾿Αχαιοὺς Oeczecin ἔχε φύζα «une panique prodigieuse s'emparait des Achéens » (I 1-2), etc. Le verbe est généralement à

l'imparfait.

EXETAIOL DANS L'ÉPOPÉE HOMÉRIQUE

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faille voir dans ἔχω un terme spécifique au domaine de la guerre 7 Les attestations mycéniennes et homériques du terme semblent montrer le contraire. A plus forte raison, on se demandera s'il est tout à fait légitime d'attribuer à la racine *segh-, outre une valeur aoristique tout à fait pro-

bable, le concept de domination ou de maîtrise dans un combat "': les dérivés pourraient avoir développé dialectalement cette connotation, comme semble par ailleurs le suggérer Dumézil. On se référera à l'exemple, instructif, du terme grec κράτος et de ses dérivés. Il semble, en effet, que le terme se réfère à la notion de «dureté» et de « supériorité », cette dernière notion pouvant aisément découler de la

première !*, L'adjectif κρατερός semble pouvoir impliquer une relation de supériorité, de prévalence entre deux termes, tout comme κράτος ?, Si l'on accepte ce point de vue, skr. sáhas- et gr. κράτος véhiculeraient les mêmes concepts. Κρατερός signifierait fondamentalement « dur, ferme, solide » et, appliqué aux guerriers de l'épopée homérique, le terme ferait référence aux qualités et aux défauts inhérents à la fonction guerriere, sans pour autant impliquer de l'adjectif soit la désignation consacrée à

cette fonction ? I est impossible d'accorder crédit à l'hypothése formulée par Horowitz, qui tente de rapprocher au point de vue étymologique σχέτλιος et ksatrtya-. Les bases de ce rapprochement sont fragiles : similitudes sémantiques, « simulacre d'opération quasi-morphologique », selon les

termes d'Oguibénine 2), Effectivement, l'auteur de l’hypothèse compare les deux termes d'un point de vue phonétique et non morphologique, et la comparaison phonétique opérée sur les phonèmes initiaux des deux termes

est peu convaincante ?, L'hypothèse présentée aboutit à la reconstruction d'un abstrait *oxetAóv, qui correspondrait sur un suffixe *-tel- de noms d'agent. Les « la condition guerrière ». Le suffixe *-fel-, l'indo-européen et fournit aussi des noms

17.

Cf. M.

à skr. kyatrám et serait basé deux termes se référeraient à parallèle à *-ter- est connu de d'agent, en vieux-slave et en

Μειεβ- Βκῦοσεκ (1976), p. 181 : « einen im Kampf Überwaltigen ».

18. Cf. Ch. De LAMBERTERIE (1992), p. 346. 19.

J. L. Breun (1989).

20.

E. BeNvENISTE (1969), p. 71-83 ; Ch. p& LAMBERTERIE (1990), p. 331-353.

21. par B.

L'hypothèse d'Horowrrz a été critiquée du point de vue de la morphologie Οουιϊβένινε (1978), p. 257-262 ; cf. également S. VANSÉVEREN (1996).

22. Les deux groupes phonétiques initiaux gr. σχ- et skr. k$- sont irréductibles l'un à l'autre, malgré la pseudo-démonstration de Honowrrz : l'auteur n'opére pas en réalité avec les groupes phonétiques concernés : cf. S. VANSÉVEREN (1996). Les seules correspondances assurées de skr. ks- sont gr. xt- (kganóti : κτείνω),gr. φθ- (ksém : χθών) : cf. J. Kunyzowicz (1956), p. 364 ; ï. ‘Gonna (1971), Ρ. 41.

264

SYLVIE VANSÉVEREN

anatolien sous forme élargie -talla-?. Mais on ne connait pas de suffixe *-tel- de noms d'agent en grec, qui a, en revanche, employé *-ter-/*-tor-. Σχέτλιος repose sur la base qui a donné au grec son thème d'aoriste (*s$Aé-). Or, il semble que cette base n'a été productive qu'en grec. Il n'est donc pas certain que l'on puisse la restituer au niveau indo-européen et, à plus forte raison, il ne paraît pas légitime d'y recourir pour tenter d'établir le rapprochement σχέτλιος : kyatrfya- ; ces deux termes ne peuvent pas être mis sur le méme plan dans une perspective indo-curopéenne. Σχέτλιος paraît plus vraisemblablement être une formation propre au grec. Σχέτλιος a une finale peu représentée en grec. On rencontre effectivernent très peu de termes se terminant en -tAto-, et aucun de ces termes n'est attesté chez Homère : il s'agit de quelques diminutifs sur noms d'instrument en *-‘lo-/*-dhlo- ou *-dhid-, de genre neutre (ἐχέτλιον « caisse à poisson », dim. de *éye-8A& ; σιτλίον cf. lat. situla « seau » ; t£&UtÀiov «Betta maritima», dim. de τεῦτλον ; σκουτλίον et σκουτέλλιον, cf. lat. scutella « plateau, écuelle » ; ἀντλίον «fond de bateau, cale »).

L'hypothèse traditionnelle pose pour σχέτλιος un plus ancien Ἐσχέθλιος, lui-même issu de ἔσχεθλός et présentant le même suffixe que

dans ἐσθλός *. ἢ s'agirait alors d'une variante du méme type que ἦσυχος — ἤσυχιος, la forme σχέτλιος étant plus commode d’un point de vue métrique. Mais ἐσθλός reste ambigu au point de vue de ses élements constitutifs : on peut y voir un suffixe -θλο- ou simplement un suffixe -λοselon que l’on pose un thème ἐσ- ou ἐσθ- (ἐσθλός est rapproché de skr.

édhate «il prospère », où -dh- appartient au thème) P. L'une et l'autre analyse peuvent, a priori, s’appliquer à σχέτλιος : on peut effectivement considérer que le terme présente un suffixe *-tlo- ou *-dhlo- sur le thème d'aoriste σχε-, ou bien que la dentale appartient au thème d'aoriste σχεθbien attesté chez Homère *. Toutefois, il s'agit peut-être là d'un faux problème puisque *-dh- semble attesté aussi bien dans le domaine nominal que verbal; de méme, la question de savoir si σχέτλιος présente un suffixe en *-tl- ou en *-dhi- est factice : les deux suffixes sont attestés en grec, et, dans le cas présent, -ti- peut être issu de -dhl- par dissimilation des aspirées. 23. 1. Ferpuica (1960), p. 39. 24. P. CHANTRAINE (1968), 5.v.

25. P. CHANTRAINE

(1933),

p.375

postule

*es-dAlo- ; E. BENVENISTE

(1935),

p. 191 pose un théme *es-dh-. 26. Comme semble le suggérer LSJ, s.v. cf. également σκεθρός « exact » qui peut reposer sur σχεθεῖν et le doublet ἐν oyep® sur σχεῖν.

EZXETAIOE DANS L'ÉPOPÉE HOMÉRIQUE

265

L'hypothèse selon laquelle σχέτλιος présenterait un suffixe *-dhlo-/*-tio- présente quelques difficultés. Le suffixe *-dhlo-/*-tlos'insére dans une série bien connue de suffixes servant à former des noms d'instrument, mais est en revanche extrêmement rare dans la formation d'adjectif : outre le cas de ἐσθλός qui reste ambigu, on ne peut guère

citer, pour la forme en -p- du suffixe, que ὀλέθριος ?. Du suffixe en *-tl- on possède une série d'adjectifs archaiques en «ταλιο-, élargis, du type de φυτάλιος, φυτάλμιος « qui fait croître », ou

en *-taA£yo- > -ταλέο-, du type de αὐσταλέος

«sec, poussiéreux »,

ὀπταλέος « grillé » ^, qui feraient apparemment attendre un **oxetáAtoc, bien que le développement d'une voyelle d'appui ne soit pas un procédé

systématique.

De toute facon, σχέτλιος paraît bien isolé à l'intérieur

méme du grec.

Par ailleurs, l'interprétation de ia finale de l'adjectif oxétAtoc fait intervenir des suffixes connus pour avoir servi, sous forme thématique, à la formation de noms d'instrument : leur valeur transparait bien dans des dérivés comme ἐχέτλη « manche de charrue », ou χύτλον « liquide, eau pour se laver, bain ». Mais on s'explique assez mal le sens de l'adjectif s'il est pourvu d'un suffixe caractérisant les noms d'instrument depuis l'indo-

européen, à moins de considérer, avec G. Serbat P, que ces suffixes ne sont pas instrumentaux, mais médiatifs, et qu'ils désignent « ce par quoi s'opère un processus ». Dans cette hypothèse, à partir de la valeur centrale de ce suffixe, il serait possible de discerner, d'une part, les formes où l'accent a été mis sur l'étre par qui se réalise un processus (on se rapproche des noms d'agent) et, d'autre part, celles où l'intermédiaire s'efface

totalement au profit du processus lui-méme (on se rapproche alors du nom d'action). Dans cette optique, ἔσχεθλός, pourvu d'un suffixe médiatif, représenterait l'étre par qui le procès exprimé par le verbe ἔχω se réa-

lise ἢ, La difficulté principale d'une telle hypothèse est qu'on ne possède pas d'autre exemple d'adjectif de ce type.

27. D'autres exemples ne fournissent pas de trace réelle de suffixe *-tro-/*-tlo- : ἀέθλιος est dérivé de ἄεθλος qui reste obscur ; ἀλιτρός est ambigu : la dentale peut appartenir au thème verbal (cf. aoriste ἥλιτον), mais ἀλείτης, ἀλιτήριος semblent

présenter des suffixes - τῆς,- τήριος ; οἰκτρός, ἐρυθρός, ἐχθρός sont des adjectifs en 28.

Cf. Fr. BApER (1974), p. 54-58. Il en va de même pour les autres formations

bâties à l'aide d'un suffixe en -À- : -μαλεγο- pour -mi- dans ἱκμαλέος, -aXeyo- pour le suffixe simple dans πιαλέος. 29. G. Sernar (1975), p. 14.

30. Le procès du verbe ἔχω et non celui exprimé par la racine, puisque l'adjectif σχέτλιος est bâti sur une base qui paraît n'avoir été productive qu'en grec.

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SYLVIE VANSÉVEREN

Une autre possibilité est de considérer que la dentale appartient effectivernent au thème d'aoriste. Cette analyse permet de dégager un suffixe -Ào-, bien connu dans la formation d'adjectifs en grec, et qui se rattache souvent à des racines verbales (type μαινόλης sur μαίνομαι, τυφλός sur τύφομαι, στρεβλός sur στρέφω). L'adjectif ëo816ç peut recevoir la même analyse. Il est, en outre, possible que σχέτλιος < ἔσχεθλός ait été bâti sur le modèle de ἐσθλός. Aucune solution définitive ne paraît donc pouvoir être proposée pour σχέτλιος. On retiendra cependant que l’adjectif est probablement une formation de date grecque et qu'il s'agit selon toute vraisemblance d'un

doublet tiré du plus ancien "σχεθλός (*oxérAiyoc), du même type que ἥσυχος et ἡσύχιος ou les doublets métriques πτολίπορθος et πτολικόρθιος. La seule forme attestée, σχέτλιος, a peut-être subi l'influence de ces vocatifs « évaluatifs » du type de δαιμόνιε, νήπιε dont il

est un représentant *!. Les suffixes *-t|- et *-tr- ont également servi à la formation d'adjectifs (noms d'agent) avec vocalisme suffixal plein : -tnpvog dans σχετήριον (nt.) « moyen d'arréter, remède». On peut supposer, à côté de ce terme,

un nom d'agent en -tfp **oxet'p, disparu. Des formes en -A- bâties sur le thème σχε-, on peut citer σχολή « arrêt ». Dans ces dérivés basés sur l'aoriste σχεῖν, la valeur aoristique reste sensible, au contraire de

σχέτλιος qui ne signifie pas « qui arrête », mais « qui tient » *. * *

*

En conclusion, l'adjectif grec σχέτλιος ne nous paraît pas pouvoir constituer la désignation du guerrier indo-européen. Cette hypothèse ne reçoit d'appui ni au niveau sémantique, ni au niveau étymologique, c'està-dire que l'un et l'autre niveau de langage — celui des signes

linguistiques et celui des structures mythologiques ? — ne se correspondent pas et ne s'étayent pas mutuellement. Probablement construit sur l'aoriste du verbe ἔχω, σχέτλιος semble être une formation de date grecque et signifier premiérement « qui tient bon », ce sens s'accordant avec la signification ancienne du verbe ἔχω chez Homère. 31. Cf. E. Baunrus-Nizsson (1955), en particulier p. 42-46 pour σχέτλιε. 32. L'soriste σχεῖν signifie plutôt « retenir, arrêter » ; cf. LFgE 12 (1987), s.v. ἔχω (B. Maven). Dans d'autres dérivés, la valeur aoristique est difficilement perceptible : σχεδόν « près, proche», qui évolue chez Homère vers «corps à corps»; σχέδιος « quise trouve prés, qui concerne le combat de prés » ; σχέδην « au pas» semble découler, pour le sens, de σχεῖν «retenir»: cf. P. CHANTRAINE (1968),

p. 1080. 33. Cf. B. Ocuménne (1978), p. 257.

EXETAIOE DANS L'ÉPOPÉE HOMÉRIQUE

267

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SYLVIE VANSÉVEREN

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Appendice Occurrences de σχέτλιος dans l'épopée homérique B 112 = 1 19. Zeus est qualifié de σχέτλιος par Agamemnon parce qu'il n° a pas tenu 110 111 112 113

sa promesse de livrer Troie aux Achéens : ὦ φίλοι ἥρωες Δαναοί, θεράποντες " Apnoc. Ζεὺς με μέγα Κρονίδης ἄτῃ ἐνέδησε βαρείῃ, σχέτλιος, ὃς πρὶν μέν μοι ὑπέσχετο καὶ κατένευσεν Ἴλιον ἐκπέρσαντ᾽ εὐτείχεον ἀπονέεσθαι

« mes amis, héros Danaens, serviteurs d'Arés, Zeus le Cronide m'a terrible-

ment su prendre dans les rets d'un lourd désastre. Le cruel, lui qui m'avait promis, garanti autrefois que je retournerais chez moi une fois Ilion aux bonmurailles détruite ». Γ 414. Aphrodite à Hélène qui a osé s'opposer à elle :

414 μὴ μ᾽ ἔρεθε, σχετλίη, μὴ χωσαμένη σε μεθείω, 415 τὼς δὲ σ᾽ ἀπεχθήρω ὡς νῦν ἔκπαγλ᾽ ἐφίλησα,

416 uécoo δ᾽ ἀμφοτέρων μητίσομαι ἔχθεα λυγρά, 417 Τρώων καὶ Δαναῶν, σὺ δέ κεν κακὸν οἶτον ὄὅληαι « ne me provoque pas, entétée, et prends garde qu'irritée je ne t'abandonne. Je te détesterai alors autant que je t'ai maintenant en prodigieuse affection. Je machinerai des haines sinistres entre les deux peuples, Troyens et Danaens, et

toi tu périras d'une mort cruelle ». E 403. Hérakiès défie les dieux de l'Olympe :

402 ... οὗ μὲν γάρ τι καταθνητός γ᾽ ἑτέτυκτο 403 σχέτλιος, ὀβριμοεργός, ὃς οὐκ ὄθετ᾽ αἴσυλα ῥέζων, 404 ὃς τόξοισιν ἔκηδε θεούς, oi Ὄλυμπον ἔχουσι «il put le guérir parce qu'il n'était pas né mortel. L'entété, le violent, qui ne s’effrayait pas de commettre des méfaits et qui pouvait inquiéter de son arc les dieux qui occupent l'Olympe ». 6 361. Zeus ne tient pas compte des vœux d'Athéna ; il permet à Hector de mettre en déroute les Achéens : 360 ἀλλὰ πατὴρ οὑμὸς φρεσὶ μαίνεται οὐκ ἀγαθῇσι 361 σχέτλιος, αἰὲν ἀλιτρός, ἐμῶν μενέων ἀκερωεὺς

EXETAIOZ DANS L'ÉPOPÉE HOMÉRIQUE

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« mon père a sa fureur, aussi, et son Cœur n'est pas raisonnable ; l'ent&té, toujours injuste, il détourne mes Élans ».

I 629. En refusant d'aller combattre, le héros manque à sa condition de guerrier ; Ajax lui fait des reproches: 627 ... αὐτὰρ ᾿Αχιλλεὺς 628 ἄγριον ἐν στήθεσσι θέτο μεγαλήτορα θυμόν 629 σχέτλιος, οὐδὲ μετατρέκεται φιλότητος ἑταίρων

630 τῆς fi μιν καρὰ νηυσὶν ἑτίομεν ἔξοχον ἄλλων, 631 va « Achille en sa poitrine s'est mis un cœur orgueilleux ; l'entété, il ne s'inquiéte méme pas de l'amitié de ses compagnons, grâce à laquelle nous l'honorons entre tous auprès de nos nefs, le cruel ».

K 164. Nestor va réveiller avec Ulysse Dioméde pour savoir s'il convient de fuir ou de combattre. Dioméde parle : σχέτλιος ἐσσι, γεραιϊέ * σὺ μὲν κόνου ob ποτε λήγεις « tu es tenace, vieillard ; jamais tu ne t'arrétes de peiner ».

Π 203. Les πεῖς brülent ; Patrocle est parti Myrmidons au combat, il leur rappelle ies propos est en colére : 203 σχέτλιε Πηλέος υἱέ, χόλω ἄρα σ᾽ ἔτρεφε 204 νηλεές, ὃς παρὰ νηυσὶν ἔχεις ἀέκοντας

combattre. Achille exhorte les qu'ils tenaient sur lui quand il μήτηρ ἑταίρους

« obstiné fils de Pélée ! Ta mère t'a-t-elle donc nourri de fiel, impitoyable, toi qui retiens contre leur gré tes compagnons près des nefs ». P 150. Glaukos à Hector qui a laissé périr Sarpédon : 149 κῶς κε σὺ χείρονα φῶτα σαώσειας μεθ᾽ ὅμιλον, 150 σχέτλι᾽, ἐπεὶ Σαρκηδόν᾽ ἅμα ξεῖνον καὶ ἑταῖρον 151 κάλλιπες ᾿Αργείοισιν ἔλωρ καὶ κύρμα γενέσθαι «comment saurais-tu sauver un homme ordinaire en le ramenant dans la masse ; misérable ! puisque tu as laissé Sarpédon, ton hôte et compagnon, devenir la proie, le butin des Argiens ».

E 13. Achille à propos de Patrocle qui n'a pas obéi à ses ordres et qui est mort : 12 À μάλα δὴ τέθνηκε Μενοιτίου ἄλκιμος υἱός, 13 σχέτλιος : À t ἐκέλευον ἀκωσάμενον δήϊον πῦρ 14 ἂψ ἐκὶ νῆας ἴμεν, μηδ᾽ Ἕκτορι ἶφι μάχεσθαι . « oui, le vaillant fils de Ménoitios est mort. L'entété ! je lui avait pourtant donné l’ordre de retourner aux nefs une fois écarté le feu dévorant, et de ne

pas combattre Hector par la force ».

270

SYLVIE VANSÉVEREN

X 41. Priam et Hécube conjurent Hector de ne pas aller combattre Achille seul

38 Ἕκτορ, μή μοι μίμνε, φίλον τέκος, ἀνέρα τοῦτον 39 οἷος ἄνευθ᾽ ἄλλων, ἵνα μὴ τάχα πότμον ἐκίσπῃς 40 Πηλείωνι δαμείς, ἐπεὶ À πολὺ φέρτερός ἐστι, 41 σχέτλιος... « Hector, mon enfant, n’attends pas cet homme, seul loin des autres pour ne

pas aller au devant de ton sort, dompté par le Péléide, car il est bien plus fort que toi, entêté ». X 86. Hécube à propos d' Achille qu'Hector veut combattre : 84 τῶν μνῆσαι, φίλε τέκνον, ἄμυνε δὲ δήιον ἄνδρα 85 τείχεος ἐντὸς ἐὼν, μηδὲ πρόμος ἴστασο τούτω, 86 σχέτλιος : εἴ περ γάρ σε κατακτάνῃ, οὔ σ᾽ ἔτ᾽ ἔγωγε 87 κλαύσομαι ἐν λεχέεσσι, φίλον θάλος, ὄν τέκον αὑτή, 88 οὐδ᾽ ἄλοχος πολύδωρος « souviens-toi de cela, mon cher enfant. Repousse ce guerrier redoutable en étant à l’intérieur du rempart, ne va pas devant lui au premier rang. Entêté! s’il te tue, je ne pourrai pas te pleurer sur ton lit funèbre, ni moi qui t'ai donné le jour, ni ton épouse que tu as payée de tant de présents ». Q 33. Apollon aux Immortels qui n'aident pas Hector : 33 σχέτλιοί ἐστε, θεοί, δηλήμονες : οὔ vb ποθ᾽ ὕμιν 34 “Ἕκτωρ μηρί᾽ Exe βοῶν αἰγῶν τε τελείων ; « vous

êtes opiniâtres,

dieux,

et malfaisants ! Hector

n'a-t-il donc jamais

brûlé pour vous de bons cuisseaux de bœufs et de chèvres sans taches ? » y 161. Nestor raconte à Télémaque les difficultés du retour : 160 (...) Ζεὺς δ᾽ οὔ xo μήδετο νόστον, 161 σχέτλιος, ὅς ῥ᾽ ἔριν ὥρσε κακὴν Ext δεύτερον αὖτις « Zeus ne songeait pas encore au retour, l'entété, lui qui pourla seconde fois a fait sc lever une mauvaise querelle ». 5 729. Pénélope se lamente du départ de Télémaque, sans que les servantes lui aient rien dit : 729 σχέτλιαι, οὐδ᾽ ὑμεῖς περ ἐνὶ φρεσὶ θέσθε ἑκάστη,

730 ἐκ λεχέων μ᾽ ἀνεγεῖραι, ἐπιστάμεναι σάφα θυμῷ, 731 ὁπκότε κεῖνος ἔβη κοίλην ἔπι νῆα μέλαιναν « misérables ! pas une de vous n’a pris sur elle de me réveiller dans mon lit, alors que vous saviez en votre cœur, quand mon enfant est monté sur le creux

vaisseau noir ».

EXETAICE DANS L'ÉPOPÉE HOMÉRIQUE

271

ε 118. Calypso aux Immortels : 118 σχέτλιοί ἐστε, θεοί, ζηλήμονες ἔξοχον ἄλλων 119 οἵ τε θεαῖσ᾽ ἀγάασθε παρ᾽ ἀνδράσιν εὐνάζεσθαι 120 ἀμφαδίην, ἥν τίς τε φίλον ποιήσετ᾽ ἀκοίτην « vous êtes entétés, dieux, et jaloux entre tous, vous qui enviez aux déesses de prendre dans leur lit ouvertement des hommes, si l'un peut devenir leur cher époux ».

t 295. Ulysse voit ses compagnons dévorés par le Cyclope : 294 ὑμεῖς δὲ κλαίοντες ἀνεσχέθομεν Διὶ χεῖρας 295 σχέτλια ἔργ᾽ ὁρόωντες « nous autres, pleurant, tendions les mains vers Zeus, voyant cette œuvre d'horreur ». 1 351. Ulysse au Cyclope : 350 ... σὺ δὲ μαίνεαι οὐκέτ᾽ ἀνεκτῶς 351 σχέτλιε « mais ta fureur n'a plus de bornes, forcené ». 1 478. Ulysse au Cyclope : 475 Κύκλωψ, οὐκ ἄρ᾽ ἔμελλες ἀνάλκιδος ἀνδρὸς ἑταίρους 476 ἔδμεναι ἐν oxfh γλαφυρῷ κρατερῆφι βίηφι

471 καὶ λίην σέ γ᾽ ἔμελλε κιχήσεσθαι κακὰ ἔργα, 478 σχέτλι᾽, ἐπεὶ ξείνους οὐχ ἄζεο σῷ ἐνὶ οἴκω 479 ἐσθέμεναι « tu ne devais pas, Cyclope, manger les compagnons d'un homme sans force en abusant de ta force au fond de ta caverne. Tu devais payer pour tes actes méchants, forcené, toi qui n'as pas craint de dévorer tes hôtes dans ta propre maison ». 1 494. Ulysse nargue le Cyclope ; ses compagnons le retiennent : σχέτλιε, tixt' ἐθέλεις ἐρεθιζέμεν ἄγριον ἄνδρα ; « entêté, pourquoi donc veux-tu provoquer ce sauvage ».

x 69. Ulysse se plaint parce que son équipage a volé Éole : 68 ἄασάν μ᾽ ἔταιροι τε κακοί, πρὸς τοῖσί τε ὕπνος 69 σχέτλιος

« de méchants compagnons ont été la cause de mon malheur, mais aussi et surtout un sommeil tenace ». λ 474. Achille à Ulysse quand il ose descendre dans l'Hadés

:

σχέτλιε, τίπτ᾽ ἔτι μεῖζον ἑνὶ φρεσὶ μήσεαι ἔργον ; « entété ! pourquoi songes-tu encore en ton cœur à de plus grands exploits ? »

272

SYLVIE VANSÉVEREN

μ 21. Circé à Ulysse et ses compagnons qui sont revenus de l'Hades : 21 σχέτλιοι, ot ζώοντες ὑκήλθετε δῶμ᾽ ᾿Αἰδαο, 22 δισθανέες, ὅτε τ᾽ ἄλλοι ἄκαξ θνῴσκουσ᾽ ἄνθρωποι « imprudents ! vous avez pénétré dans l'Hadés vivants, quand les autres hommes ne meurent qu'une seule fois ».

deux

fois morts,

y. 116. Circé à Ulysse qui veut aller lutter contre Skylla : 116 σχέτλιε, καὶ δ᾽ αὖ τοι κολεμήια ἔργα μέμηλε 117 καὶ πόνος « entêté, tu ne te soucies donc que de guerre et de lutte ». p 279. L'équipage, fourbu, reproche à Ulysse de ne pas vouloir s'arréter dans l'île du Soleil :

279 σχέτλιός εἰς, Ὀδυσεῦ ᾿ περὶ tot μένος, οὐδὲ τι γυῖα 280 κάμνεις... «tu es tenace, Ulysse : tu ne ressens pas ia fatigue dans ta force et tes membres». v 293. Athéna à Ulysse qui lui conte un étrange voyage : 293 σχέτλιε, πκοικιλομῆτα, 501v &t', οὐκ ἄρ᾽ ἔμελλες, 294 οὐδ᾽ ἐν σῇ περ ἐὼν γαίῃ, λήξειν ἀπατάων 295 μύθων τε κλοκίων, φίλοι οἵ τοι καιδόθεν εἰσίν ; « entêté et astucieux, jamais fatigué de ruses, tu ne devais, même sur ta pro-

pre terre, cesser tes mensonges, tes paroles artificieuses, qui te sont chers depuis l'enfance ». E 83. Eumée sert à Ulysse un repas frugal en comparaison des festins que font chaque jour les prétendants: 83 où μὲν σχέτλια ἔργα θεοὶ μάκαρες φιλέουσιν, 84 ἀλλὰ δίκην τίουσι καὶ αἴσιμα ἔργ᾽ ἀνθρώκων «les dieux bienheureux détestent les actes opiniâtres ; ils récompensent l'équité et les actes mesurés ». v 45. Athéna à Ulysse : 45 σχέτλιε, καὶ μέν τίς te xepetovi πείθεϑ᾽ ἑταίρῳ 46 ὅς περ θνητός τ᾽ ἐστι καὶ où τόσα μήδεα οἶδεν « malheureux, les humains mettent leur confiance en des compagnons faibles,

qui sont mortels et n'ont pas de grandes pensées ». e 28. Héraklés a tué Iphitos : 27 ὃς μιν ξεῖνον ἐόντα κατέκτανε ᾧ ἑνὶ olco 28 σχέτλιος, οὐδε θεῶν ὄπιν ἠδέσατ᾽ οὐδὲ τράπεζαν 29 τὴν, fiv οἱ καρέθηκεν, ἔπειτα δὲ κέφνε καὶ αὐτόν,

30 ἵππους δ᾽ αὐτὸς ἔχε κρατερώνυχας ἐν μεγάροισι

EXETAIOZ DANS L'ÉPOPÉE HOMÉRIQUE

273

« (Héraklés) qui dans sa propre maison a tué son hôte, l'écervelé ; il n'a pas craint le chátiment des dieux, n'a pas respecté la table oà il l'avait recu ; il le tua et prit ses juments au pied dur dans sa demeure ». x 413. Euryclée veut crier sa joie du massacre des prétendants ; Ulysse la retient : τοῦσδε δὲ noip' ἐδαμασσε θεῶν καὶ σχέτλια ἔργα « le destin des dieux les ἃ domptés, eux et leurs crimes ». w 150. Le chœur à propos de Pénélope : 149 À μάλα δή τις ἔγημε πολυμνήστην βασίλειαν 150 σχετλίη, οὐδ᾽ ἔτλη πόσιος οὗ κουριδίοιο 151 εἴρυσθαι μέγα δῶμα διαμπερές, εἰς 5 κεν ἔλθῃ « quelqu'un a épousé la reine courtisée ; la misérable ! Elle n'a pas eu le cœur de protéger la grande demeure de son époux légitime, jusqu'à son retour».

Quaestiones Homericae

Les correspondances des prologues divins de Ia guerre de Troie et du Mahäbhärata

Christophe Vielle Chargé de recherches du Fonds National de la Recherche Scientifique

1. Le prologue divin et l’enchaînement causal de la guerre de Troie

À la différence de l’autre grande geste héroïque grecque,

celle

d'Héraclés, il ne s'agit pas dans le cas de la geste troyenne d'une geste centrée sur un seul héros principal évoluant dans un contexte « primitif », mais d'une geste centrée sur un grand conflit meurtrier, s'attachant à plusieurs personnages principaux et qui en outre a le privilége de décrire

la « fin » méme de la race et de l'Áge des héros. Pour ce qui est des causes ou des motifs donnés à cette guerre, ainsi que de leur enchaînement, d’après les Chants cypriens (F 1 Bernabé) : c'était au temps où des milliers de tribus humaines ne cessant de se disperser de par le monde accablaient la surface de la Terre au sein alourdi. Ce que voyant, Zeus eut pitié et dans sa sage prudence décida d’alléger d'humains la Terre nourriciére en suscitant le grand conflit (ἔρις) de la guerre troyenne afin de soulager ce fardeau par la mort ; et tandis qu'à Troie

les

héros

mouraient,

le

dessein

de

Zeus

(Διὸς

βουλῇ)

s'accomplissait !. Euripide (Hel., 36-41, Or., 1639-1642) cite par deux fois le méme motif du « dessein de Zeus » expliqué par la surcharge de la Terre, paraphrasant manifestement Stasinos (cf. Jouan [1966], p. 49), mais en ajoutant dans le premier cas que c'était « en méme temps pour illustrer le plus vaillant des Hellénes » (41 : γνωτόν τε θείη τὸν κράτιστον ᾿λλάδος), C.-à-d. Achille, et en évoquant dans le second d'une part 1ὕβρισμα des trop nombreux mortels, d'autre part le « moyen » de l'Épig entre mortels 1. ἦν ὅτε

μυρία

φῦλα

κατὰ

χθόνα

κλαζόμεν᾽

αἰεὶ

/ [ἀνθρώπων

éxiete]

βαρυστέρνου κλάτος αἴης / Ζεὺς δὲ ἰδὼν ἐλέησε καὶ ἐν πυκιναῖς κρακίδεσσι / κουφίσαι ἀνθρώκων καμβώτορα σύνθετο γαῖαν / ῥικίσσας κολέμου μεγάλην ἔριν Ἰλιακοῖο / ὄφρα κενώσειεν θανάτῳ βάρος. οἱ δ᾽ ἐνὶ Τροίῃ / ἥρωες κτείνοντο, Διὸς

δ' ἐτελείετο βουλή.

276

C. VIELLE

que fut Hélène. Ces trois éléments sont sans doute aussi empruntés à Stasinos, vu que la schol. AD à Il., I, 5 (cf. Severyns [1928], p. 246), qui semble bien être un résumé du prologue des Cypria, évoque, en plus de la surcharge de la Terre qui vient supplier Zeus de l'en soulager, le manque d'edotfera des hommes et, comme moyens du conflit, la θνητογαμίαν de Thétis (mére d'Achille, tandis que son mariage sera l'occasion de la querelle des déesses) et la naissance d'Héléne (fille de Zeus et de Némésis

d'aprés F 9-10), moyens suggérés au roi des dieux par Mómos, tandis que, dans son propre résumé de l’œuvre, Proclos (Cycl., 84-85, Severyns) raconte que c'est avec Thémis que Zeus délibéra sur la façon d'amener la guerre, ce que confirme l'allusion de Platon à la querelle et au jugement des déesses (Resp., II, 379 e : θεῶν ἔριν τε καὶ κρίσιν διὰ Θέμιτός τε καὶ Διός). Le résumé de Proclos (86-90) nous apprend encore que c'est Éris en personne qui intervint aux noces de Thétis et Pélée pour susciter une querelle (νεῖκος) entre Héra, Athéna et Aphrodite à propos de leur beauté respective, et que Zeus ordonna que celles-ci se soumettent sur l'Ida au jugement (κρίσις) du héros troyen Alexandre (Páris) qui, en donnant sa préférence à Aphrodite — celle-ci lui promettant en échange Hélène —, entraînera ainsi (on quitte ici le résumé) d'abord la discorde entre divinités

et ensuite, par le rapt de l'épouse de Ménélas ainsi que des trésors de ce dernier (Cypria apud Cycl., 100-102), la guerre fatale entre Achéens et Troyens (cf. Jouan [1966], p. 95-109 et 183 pour l'inscription de ces événements dans le plan divin). On ajoutera à ces éléments des Cypria les vers du Catalogue (F 204, 95-106 M.-W.) qui évoquent d'abord 1|᾿ ἔρις suscitée parmi les immortels mêmes (95-96), sans doute à cause du jugement de Páris (cf. aussi sur cette ἔρις divine, Pind., Paean, VI, 50 et 87 selon Nagy [1979], p. 61), puis la décision de Zeus d'éliminer les trop nombreux mortels, « prétexte à la disparition des âmes des demi-dieux pour qu'avec les simples mortels les rejetons des dieux ne partagent plus la lumiére qu'ils voient de leurs yeux, mais que les uns, bienheureux pour l'éternité (litt. « méme dans le temps futur comme dans celui qui précède »), aient une existence et une demeure séparées des hommes, loin (cf. 4, XVI, 117 et XXIII, 880 pour la forme τῆλε δ᾽ ἀπ᾿ à la fois des immortels et des hommes mortels (cf.

Th., 302 et Hés., Op., 169 — 173 a West [1978], ainsi que le commentaire de celui-ci aux v. 166-167, 171 et 173 a, et West [1985], p. 119-120, contra la lecture de Nagy [1979], p. 220), tandis qu'aux autres (...) il

envoya peine sur peine, Zeus, (...) et il en fit un carnage » ?. Ce double et 2.(..) ἤδη δὲ γένος μερόπων ἀνθρώκων πολλὸν ἀϊστῶσαι σκεῦδςε. xpiókpactv μὲν ὀλέσθαι / 100 ψυχὰς ἡμιθέαίν, μὴ ὁμοῦ δειλ)οῖσι βροτοῖσι / τέκνα

LES CORRESPONDANCES DES PROLOGUES DIVINS

277

distinct destin des héros, dont seuls certains sont immortalisés tandis que la plupart sont définitivement morts répond ainsi fort bien aux premiers vers du Catalogue (F 1, cf. Merkelbach [1968]) où, après qu'il ait été dit qu'« en ce temps-là ils avaient des festins communs et étaient assis côte à côte, les dieux immortels et les hommes mortels » (6-7), le poète précise

« mais n'étant cependant pas pareils [aux immortels] les hommes et les femmes [sur la terre], voyant venir sur eux une vieillesse [funeste] (8-10), si certains (oi μέν) [finissaient par obtenir une existence] longue [à l'abri de la vieillesse, éternellement] jeunes, les autres (τοὺς 5) aussitôt [...] les

dieux [les] dans leur jeunesse (11-13)». Elle confirme aussi l'interprétation « classique » du passage fort discuté d'Hésiode (Op., 159173) qui, à notre avis, nous dit bien à propos des héros que les uns (161 : τοὺς μέν) moururent, que ce soit (162 : τοὺς μέν) « à Thèbes », c.-à-d. plus exactement dans la geste thébaine (il n'y a en effet aucune tradition à propos de héros thébains ayant acquis une forme d'immortalité après leur mort), ou (164 : τοὺς δέ) ensuite « à Troie » (dans la geste troyenne), mais là si les uns (166 : τοὺς μέν) ne se relevérent pas, d'autres (167 : τοῖς δέ, qui sont en méme temps «les autres » s'opposant au v. 161) se virent offrir une existence immortelle (cf. Héléne, Ménélas,

Memnon,

Achille,

Diomède, et quelques autres) ἡ. De ce prologue divin à la geste, tous les éléments sont ainsi en place. Il semble cependant bien que les rôles assignés dans les Cypria à un

certain nombre d'entités allégoriques personnifiées * au service du dessein θεῶν μιίνύθπι péjos [ὀφ)θαλμοῖσιν ὁρῶντα, / ἀλλ᾽ ot LÈM μάκία)ρες dal ἐς

ὕστερο])ν ὡς τὸ πάρος xep / χωρὶς ἀπ᾿ ἀνθ)ρώκων [βίοτον καὶ ἤθε᾽ ἔχωσιν / τῆλᾷ δ᾽ ἀπ᾽ [ἀθαγνάτωϊν τε ἰδὲ] θνητῶν ἀνθρώπων / 105 [τοῖς δὲ .. ἔβαλ᾽ ἄλγος ἐπ᾿ ἄλγει / Ζεὰς p — e ἔκερσε. 3. Rejoignant pour l'essentiel celle de Wzsr (1978), p. 192-193, cette lecture espère à la fois éviter le « délire philologique » dénoncé quelque peu péremptoirement par CARRIÈRE (1986), p. 207, en plus sans solution valable !, tout en tenant compte des traditions elles-mêmes, contra donc G. NAav (1979), p. 164 n. 3 et F. SOLMSEN (1982), p. 24 qui me paraissent « imaginer » une tradition d'immortalisation générale des héros. 4. Cf. notamment les personnifications des enfants de la Nuit (cf. Th., 214-225)

Μῶμος

(« Blâme »),

Ἔρις

(«Querelle»,

« Conflit»)

(« Vengeance »). La mise en scéne de ces aliégories

et

surtout

Νέμεσις

a d'ailleurs été un sujet de

parodie pour le théátre, que ce soit la trilogie satirique de Sophocle Mómos-ÉrisCrisis,

ou le Dionysalexandros

(sur le jugement

de Páris) et la Némésis

(sur la

naissance d'Héléne) de Cratinos (ca 430). On a surtout de la peine à imaginer l'« abstraction » divine Némésis en mére d'Héléne, « poursuivie » par Zeus et « se métamorphosant » finalement en oie, dont l'œuf contenant Hélène sera recueilli par Léda (cf. Bibl., III, 10, 7, SgveRvws [1928], p. 267-270, Jouan [1966], p. 147-148),

méme si cette version (« choquante, ou simplement ridicule » pour Euripide, selon Jouan, ibid., p. 151) sera particulièrement en vogue à la fin du Ve s. (cf. note suivante). De plus, cette double ascendance divine d'Héléne ne pourrait faire d'elle

278

C. VIELLE

de Zeus pour susciter la guerre, sont une innovation de Stasinos *, de même que l'est peut-être la raison « morale » invoquée (cf. Jouan [1966],

qu'une déesse, ce qu'elle n'est assurément pas (contra par ex. Nizsson [1932], p. 73-

76, CLApER [1976]), même si αἰνῶς ἀθανάτῃσι Gef; els ὦκα ἔοικεν (H., III, 158) et qu'in fine « elle obtint l'immortalité et (...) une puissance égale aux dieux » (Isocr.,

Hel., 61). Par contre, que d'un côté pour engendrer Hélène (« fille de Zeus » en Il., III, 199, 418, 426 ; Od., IV, 184, 219, 227, 569 ; XXIII, 218), et méme sa seule fille humaine, cf. Isocr., Hel., 16, ce qui n'empéche qu'elle soit appelée conjointement «fille de Tyndare», cf. Stésich., PMG, 223, comme Héraclés est dit « fils d'Amphitryon », ou les « Alóades » sont nommés d’après leur père officiel), Zeus se

soit uni à une femme mortelle (c.-à-d. Léda, épouse de Tyndare et mère des Dioscures en Od., XI, 298-300, eux-mêmes « frères » d'Héléne en Π., III, 238, cf. ainsi la généalogie du Cat., F 24, avec la note de Wzsr, et peut-être 23 a, 38-40 et 196, 6-8, ainsi que West [1985], p. 96 et Jouan [1966], p. 148) et pour cela se soit métamorphosé en cygne (cf. les Νεώτεροι, c.-à-d. à notre avis le Caralogue, invoqués par la

schol. QTV à Od., XI, 298 ; Eur., Hel., 17-21 et 256-259 ; Iph. Aul., 793-800 ; Isocr., Hel.,

16 et 59 ; Bibl., III, 10, 7, sans qu'il faille considérer que cette version

— bien sür absente des poémes homériques,

comme le sont la ruse de Zeus déguisé en

Amphitryon ou les métamorphoses de Thétis—, ait été l'« œuvre » de Stésichore, contra SEvERYNs [1928], p. 270 ou encore JouaN [1966], p. 152 et 155-156, même si

ce poète l'évoquait sans doute dans son Hélène) constitue un beau parallèle structurel avec le fait que, pour engendrer Achille, la déesse Thétis se soit de son côté unie à un homme mortel aprés s'être aussi métamorphosée. En faisant, contre la tradition (en revanche respectée pour les Dioscures, cf. F 8-10, d’où les confusions chez les

scholiastes, cf. Pind., N., X, 150, Lyc., 88-89 et 511, et Eust., ad 1l., 1321, 35), de Némésis la mère d'Héléne, Stasinos aurait donc transféré à cette entité artificielle l'histoire traditionnelle de la mortelle abusée par un Zeus métamorphosé en cygne (pour laquelle il devient cependant aussi le plus ancien témoin « indirect »), et comme

Némésis était déesse, donc capable de métamorphose, il a en outre adapté à celle-ci une scène semblable à celle de Thétis poursuivie par Pélée (cf. Lesxv [1956], p. 221, Jouan [1966], p. 73n. 3 et p. 148 n. 3), entre les deux naissances béroIques (Jouan Lesxy, loc. cit.). 5. Cf. KULLMANN (1955), p. 180-184, βουλή des Präkypria, c.-à-d. pour nous de

rétablissant ainsi un certain parallélisme [1966], p. 74 et [1987], p. 44, ici contra qui écarte de sa reconstitution de la Διὸς l'histoire traditionnelle, tant Mômos (que

Severyns [1965], p. 291-292 va jusqu'à supprimer aussi des Cypria, contra JouAN [1966], p. 46) que Thémis— mais cette dernière sans doute à tort, car si cette Titane fille de la Terre, dont le rôle dans les Cypria est bien assuré (cf. SEvenvws [1965], p. 285-289, Jouan [1966], p. 46-47), est aussi une « personnification » (de l'« ordre divin », θέμις), elle n'en est pas moins une divinité de premier rang dans le poèmes les plus anciens (cf. Th., 16, 135, 901), présidant « activement » aux assemblées (cf. IL, XV, 84-88 ; XX, 4 ; Od., II, 69) et au rôle oraculaire et de conseillère (cf. par

ex. Pind., Js., 77-101,

ainsi que, pour l'analyse de cette fonction,

DeTIENNE &

VERNANT [1978], p. 104-107) consacré par un culte de date ancienne (VIe s. à Rhamnonie, cf. BuskenT [1985], p. 185). -- Cf. en revanche aussi SEvERYNs (1950-

1951), p. 157, pour le róle sans doute « passif » d'Éris dans les Cypria, et Jouan

(1966), p. 148, pour celui surtout « symbolique » de Némésis (méme si la légende cyprienne de celle-ci connut une certaine vogue artistique à Athènes entre 430 et 400, en rapport direct avec la restauration et le développement de son sanctuaire à

LES CORRESPONDANCES DES PROLOGUES DIVINS

279

p. 48-50 ; Severyns [1965], p. 290 y voyant même une invention du scholiaste), c.-à-d. cette impiété générale des humains qui n'est pas autrement attestée (contra surtout Hés., Op., 158). Ces éléments-là mis entre parenthèses, il reste donc dans l'enchainement causal : 1) la supplication de la Terre surchargée (motif absent des poèmes homériques) ; 2) la décision de Zeus de susciter une grande guerre meurtrière (cf. Il., I, 3-5 ; II, 3-4, 38-40 ; III, 164-165 ; XI, 52-55 ; XIII, 225-227 ; XIV, 85-87 ; XVII, 647 ; XIX, 86-90, 270-274 ; XX, 20-21 ; Od., VIII, 8182 ; XVII, 118-119 ; Cat., F 204, 118-120) * qui mettra fin à la race des héros (cf. Π., XII, 23), et pour cela de procéder à plusieurs naissances

décisives,

3) notamment celle d'Héléne, « moyen» du conflit entre héros ?, l'eenjeu » (passif et irresponsable) ' de la guerre

qu'ils se livreront

Rhamnonte, cf. JouAN, ibid., p. 148-150, de fondation cependant plus récente que celui de Thémis d’après BuRKERT, loc. cit.). 6. Cf. KuLiMANN (1955), (1960), p. 227-229, à propos de cet altes Sagenmotiv, car méme si le « dessein de Zeus » peut dans l'Hiade être compris dans un sens plus « restreint » ou plus

« spécifique » (cf.

NAav

[1979],

p. 220,

n. 1;

Scope

[1982],

P. 47 ; Jouan [1987], p. 43), c.-à-d. adapté à l'épisode de la colère d'Achille (comme c'est déjà le cas à la fin des Cypria apud Proclos, Cycl., 167-168, cf. Spvenvws [1928], p. 313, PAGE [1961], p. 208), son effet destructeur identique (ainsi que le concède Jouan [1966], p. 48).

n'en

reste

pas

moins

7. Puisque ses nombreux prétendants malheureux (cf. Cat., F 196-204 ; Bibl., HI, 10, 8-9) étaient liés à son époux Ménélas (choisi par son père selon Stésich., Hel.,

PMG, 190 et Bibl., ou par elle-même d'après Eur., Iph. Aul., 68-71 et Arist, ' Rhet., Il, 1401 b) par un serment solennel (Car., F 204, 78-85, Stésich., loc. cit., Cypria selon Jouan [1966], p. 157-160, cf. aussi Soph., Ajax, 1113, Eur., Iph. Aul., 55-79 et 391-393, Isocr., Hel., 40, et les possibles allusions dans l’Iliade selon KULLMANN [1960], p. 137-138), serment (prononcé sur les morceaux d'un cheval sacrifié puis enterré d’après Paus, III, 20, 9) dont Ulysse aurait été l'initiateur (Bibi. et peut-être Cypria, cf. Jouan, loc. cit., p. 159-160) et qu'ils durent donc tous respecter après le

rapt d'Hélène par Páris (cf. Esch., F 451 k, 4-6 Rapr). Eschyle parle ainsi d'une guerre πκολυάνορος ἀμφὶ γυναικός (Ag., 62), tandis qu'Héléne est ailleurs qualifiée de κολυνεικής (Adespota PMG, 1014). 8. Cf. ainsi Jouan (1966), p. 168-177, sur Hélène comme instrument des dieux chez Euripide, au-delà donc des « points de vue » négatifs de certains protagonistes vis-à-vis d'elle (ce que l'on trouve déjà en Z1., XXIV, 774-775 ainsi que chez d'autres auteurs tragiques, cf. Jouan, ibid., p. 183-186, sans qu'il soit besoin d'y voir quelque phénomène de « dégradation » post-épique des jugements sur l'hérotne). Même

l'&tn

qui lui a fait suivre Páris de son plein gré est ainsi généralement mise sur le d'Aphrodite-Cypris (Od., IV, 261-262 ; cf. I1., III, 399-405, V, 349 ; Cypria apud Cycl., 100-101 ; Car., F 176, 1-2 et 7 ; Alcée, 42, 3 — où ἐκ σέθεν me paraît s'adresser non à Hélène mais à l’action néfaste de La déesse que le poète oppose ensuite à celle glorieuse de Thétis —, 283, 3-10, Sappho, 16, 7-12 Votar ; Stésich., Hel., PMG, 223 ; Ibycos, PMG, 282, 9 ; Eur., Hel., 237-239, Or., 78-79, Tr., 940.

280

C. VIELLE

(« autour » ou « à cause » d'elle, ἀμφί

ou εἵνεκα,

cf. IL, III, 126-128,

156-157, 164 ; VI, 356-357 ; XIX, 325 ; Od., IV, 145-146 ; XI, 436438 ; XVII, 118-119 ; XXII, 227-229 ; XXIII, 218-224 ; Hés., Op., 165 ; Alcée, 42, 15-16 ; 283, 11-18 Voigt, Ibycos, PMG 282, 1-9 ; Adespota, PMG, 989 ; Pind., Ol., XIII, 78-83 ; P., XI, 50-51 ; Paean, VI, 92-98 ; Esch., Ag., 62-67, 681-698, 1454-1488),

4) alors que Páris?, son ravisseur en méme temps que celui des κτήματα qui lui étaient associés (cf. Π., III, 70-72, 91-93, 282, 285, 458 ; VII, 350, 362-363, 389-393 ; XIII, 626 ; XXII, 114 ; Esch, Ag., 534), sera destiné à être par ces méfaits (κακά, cf. Il., III, 57, 351) le responsable « effectif » du déclenchement de la guerre (cf. 11., III, 87, 100 ; V, 62-64 ; VI, 328, 356-357, 525 ; VII, 374, 388 ; XXII, 115-116 ; Eur., Tr., 864-866), unanimement hai (ἴσον γάρ σφιν πᾶσιν ἀπήχθετο κηρὶ μελαίνῃ en 1]., III, 454 ; ainsi traité de κακότητος par Ménélas en III, 366, et même de Δύσκαρι en III, 39 et XIII, 769, μέγα πῆμα pour les siens en III, 50 et VI, 282-283, par son frère Hector, ou d'&A&otæp par Hélène chez Eur, 7r., 941; cf. Alcman, PMG, 77: Δδύσπαρις Αἰνόκαρις κακόν), 5) lui dont le jugement (qualifié d'&tn en 1]., XXIV, 28-30, comme l'est son rapt d'Héiéne en VI, 356, cf. Esch., Ag., 385-386 ; Eur., Iph. Aul., 580-1) aura amené le conflit jusque chez les dieux mémes (hormis Zeus, il sont dés lors partagés en deux camps, cf. la concrétisation de leur 941 et 1042 ; Gorgias, Hel., FVS, 82 F 11, 6 et 20 D.-K.), puissante déesse dont le nom (Kómpic) nous paraît être l'explication la plus évidente au titre du poème des Κύπρια dans lequel son action déterminante constitue le moteur même du drame.

9. Sur ce fils de Priam et d'Hécube (qui auraient eu ensemble cinquante enfants, cf. Eur., Hec., 421

; Tr., 135-136, même si '7l., XXIV, 495-497, mais sans compter

les filles, n'attribue à Hécube la maternité que de dix-neuf des cinquante fils de Priam), le cadet bien qu'il ne soit pas impossible qu'il ait perdu sa prééminence parmi

les héros troyens au profit d'Hector du fait de l'auteur même de l'/liade (selon SEvgRYNs [1948], p. 83-84), on notera la tradition suivante : peu avant sa naissance sa

mère

aurait « rêvé»

qu'elle mettait au monde

une torche

enflammée

dévastatrice

(Pind., Paean, VIII a, 18-23 ; Eur., 7r., 922-923), mauvais présage à la suite duquel il lui fut conseillé de se débarrasser de l'enfant, dés lors exposé sur l'Ida (Hellanicos d'après schol. à Lyc. 224 ; Eur., Andr., 293-300 ; Bibl., III, 12, 5, schol. D à il. ITI, 325 Dinporr) dans un pot de terre (Soph., Priam., F 532 RApr : χυτρίζειν, c.-à-d. exposer un enfant dans une χύτρα) mais qui survécut, nourri par une ourse (Soph.,

Alex., F 95 et 98, Lyc., 138 et schol. ad loc. ; Bibl., schol. D à Il. XII, 93 Diwponr) puis recueilli et élevé par un berger. Cette histoire, qui aurait été racontée dans les Cypria (Jouan [1966], p. 135-138) et chez Hellanicos (van Der VALK (1958], p. 137-

139), établit ainsi un rapportde cause à effet entre le « funeste » Páris et le grand incendie de la fin de la guerre (cf. l'allusion au xp final en /I., VI, 331, Adespota PMG, 989 et peut-être chez Alcée, 42, 3, ainsi que, pour sa narration, Jl. Exc. apud Proclos, Cyci., 273, Verg., Aen., Il, 298-384), embrasement inéluctablement décidé par Zeus (cf. Pind., Paean, VI, 96-98).

LES CORRESPONDANCES DES PROLOGUES DIVINS

ἄτη dans la théomachie

en Jl, XXI,

385-513,

281

«pire que la giganto-

machie » selon Isocr., Hel., 53).

Enfin,

la conséquence

voulue

par

Zeus

de

la guerre sera

l'immortalisation au propre (pour quelques-uns, cf. supra) et/ou au figuré (par la gloire, cf. Epit., III, 1 : ὅπως τὸ τῶν ἡμιθέων γένος ἀρθῇ) des héros, et notamment celle de sa fille Hélène (cf. ZZ., VI, 357-358 ; Isocr.,

Hel., 17, Epit. IH, 1) et celle d'Achille, le fils de Thétis (cf. I., XXI, 568-570 ainsi que Nagy [1979], passim sur le κλέος ἄφθιτον de celui-ci, qui préfére une mort glorieuse au combat à une longue vie sans honneur,

Il., IX, 411-416). 2. Le Mahäbhärata À la différence de l'autre grande geste héroïque, celle de Räma, sujet du célèbre Rämäyana, il ne s'agit plus dans le cas du Mahäbhärata d'une geste centrée sur un seul héros principal dont les aventures se déroulaient au cours du premier yuga héroïque, mais, comme celle de Troie par rapport à celle d'Héraclés, d'une geste centrée sur un grand conflit meurtrier, mettant en scène plusieurs personnages principaux et qui en outre a le privilège de décrire la « fin » même du dernier âge mythique ainsi que des derniers héros. On ne prétendra pas donner ici une interprétation globale de la geste et de son « mythe-cadre » supposé. Cela a été fait, à la lumière de la bhakti hindoue et de la doctrine des avatära, par M. Biardeau (1969), (1976), (1978) et (1985-86), tandis que les analyses fonctionnelles et structurales

de G. Dumézil (1968), p. 33-218 et 245-253, restent les plus pertinentes quant à la signification théologique originelle de l'Ur-Mahäbhärata bráhmanique, malgré le fait que, comme le reconnaît très honnêtement cet auteur, l’idée la plus générale qui sous-tendrait celui-ci, celle du conflit « manichéen » opposant dieux et démons dont cette guerre héroïque représenterait la réplique terrestre, contraste avec le fait que la complexité de son intrigue centrale ne peut nullement se réduire à ce théologème, les personnages ne se répartissant pas de façon simpliste entre un groupe d'uniquement « bons » et un groupe de tout à fait « méchants » (cf. ibid., p. 253-255).

La chose est évidente si, comme

nous le pensons,

il s'agit

d'un cycie héroique traditionnel préexistant auquel, progressivement, la bráhmanisation s'est attachée à donner une signification religieuse la plus compléte possible (cf. Hiltebeitel [1976], p. 359-360), sans pour autant chercher à « résoudre » tout ce qui n'était pas en parfaite conformité avec celle-ci. Pour notre part, nous nous contenterons ici de mettre en évidence les quelques éléments qui nous paraissent occuper une place correspondant à cele des éléments comparables que nous avons présentés dans

282

C. VIELLE

l'enchafnement causal ayant abouti à la guerre de Troie. Ces éléments ainsi isolés nous semblent donc pouvoir étre considérés comme ayant appartenu au mytho-cycle héroïque indo-aryen dans son état envisageable le plus ancien, même si, d'abord la bráhmanisation, puis la vignulsation, n'ont ensuite pas manqué de les réinterpréter de façon cohérente. On trouve ainsi dans le prologue divin initial le même motif de la

surcharge de la Terre.

En effet, avec le repeuplement entamé

au

dväparayuga, bientôt « toute la terre fut remplie de nombreuses créatures »

(Mbh., I, 58, 24, éd. crit. de Poona) : Mais à cause de ceux qui étaient nés et de ceux qui naissaient encore, la Terre devint incapable de se soutenir elle-même. [...] Écrasée donc sous son fardeau et terrorisée, elle chercha refuge auprès du dieu aïeul de tous les êtres. [.. 1 Εἰ elle uic part du fait qu ele requerai τὰ protection, en présence de tous les gardiens des mondes

(ibid. , 29, 37, 40) !

On apprend certes que le « surplus » d'humains consiste en incarnations terrestres d'asura (Dait[e]ya et Dänava) démonisés et empreints d'adharma, et que ce sont eux qui ont décidé la Terre à se faire suppliante (ibid., 25-36). Mais cette raison morale apparait, comme en Gréce, secon-

daire par rapport à la raison matérielle, celle de cette surcharge à soulager. Toujours est-il que la solution au probléme sera l'ordre donné par Brahman aux deva, « pour débarrasser

la Terre de son fardeau, d'y naître avec

leurs parties respectives en vue d'un conflit (virodhdya) » (ibid., 46). Et le but du conflit n'est pas tant de débarrasser la Terre des « ennemis des dieux » qu'ont pu être les asura, rdksasa et autres gandharva ainsi qu'il est alors annoncé (59, 3-6), car en I, 61 la liste des « descentes partielles » comprend à la fois des deva et des asura, des gandharva et des apsaras (cf. 58, 47), des rüksasa et des yaksa,

sont alors dits être

«nés

et leurs amfávatarana

sur terre

en rois

ivres

de

respectifs

guerre

(yuddhadurmadàh) » (61, 100). Car pour soulager la Terre, ce qu'annonce

ce prologue divin est bien cette « discorde » (bheda, 1, 54, 19, 22 et 2A, 55, 4 et 43) entre héros « aux sens pénétrés par (livrés à] la divinité» (daivená-visja-cetas, 54, 20), discorde qui entraînera, par la grande guerre meurtrière qui en résultera (yuddham ... krttam bhütäntakaranam mahat, ibid., 19), la «destruction» (rdjya-vindía, 24) et l’« élimination

10. Cette correspondance fut pour la première fois mise en évidence au siècle passé par R. Kouzen, RAM 13 (1858), p. 316-317. Cf. aussi, plus récemment, pg Jos (1985). 11. 29 jdtairiha (mahlpála) jäyaménaifca tairmahl } na $afäkätmanätmänamiyam dhärayitum dharà ! 37 tato mahl (mahipdla) bhärärtä bhayapiditd | jagäma faranam devam sarvabhütapitàmaham ! 40 atha vij&dpaydmüsa bhümistam farandrthinl | samnidhau lokapälänäm sarvenümeva (bhärata).

LES CORRESPONDANCES DES PROLOGUES DIVINS

[diminution] de la des trop nombreux On comparera de l'« appendice » (I, 43, éd.

283

Terre » (yuddham abhavat prthiviksayakärakam, 55, 5) humains, ainsi que cette dernière l'avait réclamé. pour ce méme prologue les vers encore plus explicites (khila) puränique du Mahäbhärata qu'est le Harivamsa

crit. de Poona),

où aprés

la supplication de la Terre

et la

décision divine d'avoir recours aux amfdvatarana (1-13), Brahman annonce, en évoquant les pères des principaux héros de la guerre, c.-à-d. Pápdu et son frère aveugle Dhrtarástra, que : alors il arrivera que des parties (agfa) d'entre vous [les dieux] se diviseront en partis rivaux et un grand affrontement (vigraha) aura lieu entre les fils de ces deux rois. Quand éclatera leur conflit de propriété (vimarda däyädya) il se produira une destruction (ksaya) de ces princes, ainsi qu'un grand péril (bhaya) équivalent à celui de la fin d'un yuga. Quand armées et princes se massacreront mutuellement, gráce au dépeuplement des villes et des royaumes la Terre se sentira soulagée. Je sais depuis longtemps qu'à la fin du dväparayuga les princes se détruiront par les armes avec leurs chars. [...] Voilà la meilleure décision (nirnaya) qui causera la mort des ces princes sur la Terre : vous tous les dieux, réalisez [chacun] sans tarder votre am$dvatarana. Que la part du dharma (ou la « partie de Dharma ») soit assignée à Kunti et à Mädri (les épouses de Pändu, mères des Pändava), et qu'à Gändhäri (l'épouse de Dhrtarástra) soit assignée la catastrophe (Kali, ou Kali lui-méme, sa personnification) à l'origine de l'affrontement (vigrahasya... miila). Ce sera le destin inexorable des rois (litt. « entraînés par le kàla ») que de constituer deux partis, tous pénétrés de désir pour la Terre ct avides de combattre (samgrämalälasa). Retourne, ὁ Terre, à ta place, toi qui supportes les mondes, car telle qu'elle est ainsi décidée, la solution finale (naigfhika... updya) pour ces rois restera célèbre en ce monde (53-56, 62-65).

Deux passages du Mahäbhärata ont en outre été relevés par V. Pisani

(1953), p. 127-128. D'abord en III, 42 (22), ie dieu Yama annonce à Arjuna, le meilleur des Bhàrata : « ta gloire demeurera impérissable en ce

monde (aksayd tava kirtica loke sthäsyati), c'est par toi f...] que la Terre doit être allégée avec l'aide de Vismu [Krsna] », ce que confirme à son tour

Indra lorsqu'il parle un peu plus loin (45, 18-21) d'Arjuna comme (le) Nara (l'Homme — ou le Héros! — par excellence) qui, avec KrsnaNäräyana, doit « alléger le fardeau de la Terre ». Ensuite, lorsqu'à la fin de la bataille et du massacre final le Pándava Yudhisthira s'interroge sur la mort de ces princes gisant innombrables à la surface de

la terre

(XII,

248,

1-6),

le vieux

Bhisma

lui explique

que

Brahman avait jadis déclaré que : c'est uniquement pour soulager la Terre de son fardeau que la destruction (samhära) est désirable.

La divine Terre, en raison de ce poids [des hom-

284

C. VIELLE mes],

m'a supplié de [les] détruire, car sous ce fardeau elle s'enfoncait

dans les eaux (249, 3-4, cf. VII, 53, 4 de l'éd. vulgate de Bombay).

On ajoutera le passage relevé par G. Dumézil (1968), p. 168-169 (cf. Dubuisson [1991], p. 229) où Vyäsa, bien entendu toujours dans le secret

des dieux, témoigne du fait qu'alors que les habitants du ciel étaient rassemblés à la cour d'Indra : la Terre s'était rendue auprés des dieux pour les entretenir de ses affaires. La Terre a donc dit aux dieux réunis : "Dans la demeure de Brahman,

vous aviez promis de faire une chose pour moi, ὁ bienheureux. Accomplissez-la donc sans tarder." En entendant ses paroles, Visgu bonoré du monde entier dit en souriant à la Terre devant cette assemblée divine: “Μ᾽ δέ des cent fils de Dhrtarástra nommé Duryodhana accomplira cette

tâche pour toi. Grâce à ce roi, tu obtiendras satisfaction. À cause de lui,

des princes se rassembleront au Kuruksetra et s'entre-tueront en combattant

avec leurs armes puissantes. Cette bataille te délivrera de ton fardeau, belle déesse. Retourne vite à ta place et supporte le poids des mondes." Ó roi (poursuit Vyàsa qui s'adressait au vieux Dhrtarástra), ton fils est une portion de Kali qui a pris naissance dans le sein de Gándhári afin de provoquer la destruction de ce monde (lokasamhärakäranär) (X1, 8, 21-27).

Cette destruction est donc inéluctable vu qu'elle reléve du daiva (ibid. 16, 18 et 28-29, cf. ἢ, 51, 15-16 ; 63, 16 ; 67, 7 ; XV, 16, 2 et 5), c.-à-d. concrètement, qu'il s'agit d'un « ordre [arrét, décret] qui procède de [est rendu, décidé par] la divinité » (daivakrta vidhi, XI, 8, 35, jugé baiavattara et anatikramaniya aux v. 37-38), d'une divine « obligation » (niyoga, ibid., 42 et 47), issue plus précisément méme de la « volonté »

(vasa) toute puissante de Dhätr (et/ou de Vidhätr) c.-à-d. du « Seigneur » (ifvara) Brahman dans sa fonction d'« Ordonnateur » (cf. III, 31, 20-36),

et qui constitue donc par conséquent une « fatalité » (dista ou bhav[itav]ya) à laquelle sont soumis tous les acteurs du drame (cf. II, 51, 24 ; 52, 14 et

18 ; 53, 13 ; VI, 3, 44 ; 72, 19 et 26 ; 117, 24-25 ; XVI, 9, 25-31). Le responsable « programmé » de la guerre entre héros sera donc le Kaurava Duryodhana (Biardeau [1976], p. 148-9) : cet homme de catastrophe hai par le monde entier (jagato yah sa sarvasya vidvistah kalipürusah), ce pire des hommes qui causa la destruction de

toute la terre (yah sarväm ghätayämaäsa prthivim purusädhamak), celui par qui la querelle devint ce grand brasier de l’anéantissement des êtres (yena vairam samuddiptam bhütüntakaranam mahat) (1, 61, 81).

Car comme le Troyen Páris ", c'est lui qui va provoquer directement le conflit, dans ce cas en s'en prenant outrageusement à Draupadi ", 12. Et la comparaison ne s'arréte pas là. Tandis que Páris est le cadet des cinquante enfants de Priam et d'Hécube, Duryodhana (« Qui a la guerre mauvaise », avec un premier élément dus- correspondant au préfixe de l'appellation péjorative

LES CORRESPONDANCES DES PROLOGUES DIVINS

285

l'épouse polyandrique de ses cousins les cinq frères Pändava (cf. II, 59-

65) *. Celle-ci, incarnation partielle de la déesse Sri (1, 61, 95 ; 189, 29, 33 et 48-49 ; II, 72, 28 ; XVIII, 4, 9) « Prospérité » dont le bráhmanisme

a fait un symbole de la royauté (Hiltebeitel [1976], p. 143-191), est à ce Aóc-xapi)

est l'ainé des cent fils du vieux Dhrtarästra et de son épouse Gändhäri

(Mbh.,I, 107, 1 et 24), nés d'une masse de chair répartie et conservée en autant de « pots » (kunda, ibid., 18, 21-22, comparable à la xótpa dans laquelle Páris fut, lui, exposé). Et comme dans le cas de Páris, sa naissance fut accompagnée de sinistres

présages, entre autres d'embrasements (wrä$ca pravavuscüpi digdäha$cäbhavattadä, ibid., 1142* 6 = 115, 29 v.), et il fut donc conseillé d'abandonner cet enfant « né pour

la perte de

la lignée»

(kuldntakarano

bhavitaisa,

avertissement

de

Vidura

rappelé en IX, 2, 55 : Duryodhanäparädhena prajeyam vinasisyati), ce que, dans ce cas-ci, le roi refusa (107, 30-33), laissant ainsi en vie celui qui sera effectivement le

« boutefeu » de sa propre lignée et le responsable désigné du grand incendie final (cf. V, 72, 10, 12 et 18, et BiagpgAU [1976], p. 149), embrasement tout autant divinement

décidé que celui de Troie. 13. L'outrage à Draupadi est en effet la cause directe du conflit (comme en sont bien conscients les Kaurava: na kjgamsyante tathäsmäbhirjätu viprakrid hi te |

Draupadyá$ca pariklefam kastesäm ksantumarhati, Il, 66, 16 ; cf. 72, 27-29 ; IV, 45, 14), l'acte totalement contraire au dharma (II, 72, 12-23) qui appelle une τέρατα. tion par le sang versé (cf. les serments vengeurs de Bhima, Nakula ou Sahadeva, IT,

61, 44-46 ; 63, 34 ; 68, 43-45 ; V, 79, 3) même si l'affrontement final sera différé gráce à un nouveau stratagéme

de Duryodhana

(en l'occurrence la seconde partie de

dés truquée, avec cette fois en outre un exil à la clef), laissant ainsi aux Kaurava un délai pour consolider leur usurpation du royaume et préparer la guerre. On notera que cet outrage à Draupadi qui prit donc place avant la guerre a consisté concrètement en une saisie violente de celle-ci par les cheveux (cf. DusuissoN [1978], p. 300-301),

motif que l'on retrouve en Grèce à propos d'Héléne, mais où le responsable en est, au contraire, son propre époux lorsqu'il la récupère aprés la guerre (cf. Eur., Hel., 116,

Tr., 880-882 et Dusuisson [1991], p. 227-228). 14. On rapprochera le polyandrisme des Pändava avec le serment liant les principaux Achéens κολυάνορος ἀμφὶ γυναικός (cf. supra). Draupadi, dont la beauté (rüpa) est aussi comparable à celle d'Héléne (« visiblement semblable à une immortelle qui aurait pris forme humaine ... elle dont la beauté extréme n'avait pas sa pareille sur terre », 1,155, 42-43, « admirable beauté façonnée par l'Ordonnateur luiméme », 182, 13), est en effet née ratyärtham (1, 61, 95) c.-à-d. « en vue de la [sa]

jouissance » dont les cinq Pändava, cédant tous à l'Amour (cf. 61, 97 ; 178, 12; 182, 12), furent ensemble les bénéficiaires (cf. 182, 1-2 et 15 pour le quiproquo à l'origine de cette situation originale).

Mais on se rappellera que dans un premier

temps, quand elle put se choisir un mari au cours d'un svayamvara (cf. le défilé des prétendants rivaux en 1, 176-178, qui n'est pas sans rappeler celui qui eut lieu pour Hélène tel que le rapporte le Catalogue, F 196-204), c'est Arjuna seul que Draupadi

obtint (I, 179 ; comme le désirait son père, 176, 8), héros pour lequel elle gardera toujours une préférence (ainsi qu'il est dit en XVII, 2, 6). Ceci peut s'interpréter par le rapport paradigmatiquement homologue entre Indra et ὅπ (cf. Duméz [1968], p. 120-124 πτεβειτει, [1976], p. 168-169 et 190-191), mais aussi plus simplement

par le fait qu'Arjuna est le « meilleur», de méme que le Catalogue (F 204, 89-92) nous apprend que si Achille avait été présent lorsque, suivant plusieurs traditions,

Hélène put aussi se choisir son époux, c'est lui qui sans conteste l'aurait « gagnée » (νίκησ᾽ οὐδέ τις ἄλλος … μνηστεύων Ἑλένην, 90-91).

286

C. VIELLE

titre une figure centrale du drame après en avoir été à un moment l'« enjeu » au sens propre (cf. Johnsen [1966], p. 254), ce qui explique qu'à sa naissance une voix divine ait pu annoncer que « cette femme par excellence, Krsnä (la « Sombre » = Draupadi), conduira le Æsarra (c.-à-d.

les ksarriya désignés collectivement) à sa perte (ksaya) ; femme à la belle taille, c'est elle qui accomplira en son temps le dessein des dieux (surakärya), c'est à cause d'elle (asyd hetor) que naîtra le grand péril (bhaya) pour les ksatriya » (1, 155, 44-45) ; telle Hélène donc, même si dans ce cas ce ne sera en fin de compte pas elle mais le « royaume » (rdjya) lui-même et toutes ses richesses (dhana) c.-à-d. la « prospérité » (fr) dans sa matérialité, dont les Pándava vont être ensuite entièrement dépouillés (cf. II, 66-69, notamment 68, 2-6 et 36, ainsi que 71, 9 ; III, 31, 17 ; 226, 4-21 ; V, 71, 37 ; 76, 12-13 ; 144, 8 ; VII, 108, 10-11), qui constituera, du point de vue des héros, l'enjeu final de la grande guerre, ce pour quoi ils se livreront bataille (cf. I, 55, 4 ; 473* = 61, 9 v., et 42-43 ;

III, 173, 12-13) ^. Les correspondances avec le prologue divin de la Geste troyenne peuvent donc se résumer ainsi : 1) à la supplication de la Terre surchargée répond un motif identique ; 2) à la Διὸς βουλή d'éliminer les trop nombreux héros en suscitant une grande guerre meurtrière, répond, outre le concept correspondant de

daiva vidhi '* associé à cette guerre qui mettra fin au dernier yuga héroi15. En effet, Duryodbana, à la différence de Páris, n'est pas parvenu à faire de Draupadi son épouse, n'ayant pu en priver ses cousins que pour quelques instants, au

cours de la première partie de dés. Mais si les Pändava, et notammentle roi souverain en titre Yudhisthira, n'ont en fin de compte été privés ni de leur reine ni, officiellement, de leur légitime royauté suprême (ou « souveraineté », Cf. B1ARDEAU [1978], p. 101), c'est bien du royaume dans son aspect concret et matériel qu'ils se sont vus effectivement dépouillés par l'habileté du « voleur » Duryodhana (cf. V, 72, 3), royaume qu'ils ne récupéreront que par et à l'issue d'une guerre pour laquelle la

rancune que Draupadi aura conservée envers Duryodhana en raison de l'outrage subi constituera alors un moteur déterminant (cf. son discours belliqueux décisif en V, 80, 1-43). Si Draupadi occupe donc, comme Hélène, une place « centrale » dans ke drame (comme l'ont également souligné Brarpaau [1976], p. 206 ; [1978], p. 101, 106 et

199 n. ; ScuEuER [1982], p. 87 ; Hureserre (1981), [1988], p. xviii-xix), c'est en jouant un rôle actif par sa présence aux côtés des dépossédés là où l'autre ne jouait qu'un rôle passifde captive chez son ravisseur. 16. Cette comparaison n'entend certes nullement épuiser ni la variété des expressions associant les deux termes (cf. par ex. daivam |. . vidhind kälayukiena labiryate en

I, 114, 16, daivam... vidhinirmitam, III, 292, 27), d' ailleurs plus souvent employés seuls (surtout daiva) dans un sens identique à celui qu'ils possèdent réunis, ni la richesse d'utilisation combinatoire de l'ensemble des termes liés à cette notion récurrente de « destin » (cf. Hopxns [1915], p. 73-75), en particulier dans les discours de Dhrtarágtra (cf. Dumézn [1968], p. 162-170, à comparer aux propos de Priam en

LES CORRESPONDANCES DES PROLOGUES DIVINS

287

que, l'ordre ponctuel de Brahman d'une série de naissances décisives pour susciter celle-ci ; 3) à Héléne correspond Draupadi, dont la « mise en jeu» sera la « cause » du conflit et qui servira ensuite de moteur (actif) à une guerre dont l’« enjeu » sera devenu le royaume lui-même ; 4) à Páris correspond Duryodhana, l'outrageur de Draupadi en méme temps que l'usurpateur du royaume, celui destiné à étre par ses méfaits le

responsable « effectif » et unanimement désigné du déclenchement de la guerre ; 5) à une théomachie syntagmatique, en marge ou à cóté de la guerre

entre Βότοβ- ἡμίθεοι ", répond une théomachie paradigmatique, la grande guerre entre héros-am$ävatarana de divinités ' étant censée être la représentation terrestre d'une guerre divine. fl, ΤῊ, 164-165). Mais si le concept s'applique aussi bien à des événements secondaires qu'aux grands thèmes du drame, ce qu'il nous paraît important de relever ici est qu'il procède bien in fine du pouvoir même du dieu suprême Brahman (cf. pe Jona [1985], p. 400). 17. Cf. Hés., Op., 160 où le terme suit l'expression θεῖον γένος, Car., F 204, 100 où il précède τέκνα θεῶν opposés aux « simples » βροτοῖσι, Hymn., XXXI, 19, XXXII, 19, Alcée, 42, 13 et Simonide, PMG, 523, 2 où il suit θεῶν υἷες, marquant bien leur ascendance

divine (Wesr

[1978],

p.

191, contra CARRIÈRE

[1986],

p. 205-

206) et donc leur nature semi-divine (ἐπιείκελος ἀθανάτοισι ou θεοῖς ἐκιείκελος) méme si « mortelle » (soumise notamment au vieillissement, cf. Hymn., V, 244-246,

Cat., F 1, 8-10, et Simonide, loc. cit., 3-4 à propos de leur « vie», βίος, qui, elle, n'est pas «impérissable », ἄφθιτος, excepté pour les rares privilégiés par une immortalisation). Méme l'épopée homérique, qui adopte la plupart du temps le point de vue interne des héros, si elle n'utilise ἡμίθεος qu'une seule fois (Π., XII, 23), te fait de façon exemplaire dans ce cas bien particulier où le poète, se plaçant du point

de vue de son public, en distingue ainsi la « génération » ou « race » humaine (γένος ἀνδρῶν) qui l'a précédé (cf. NAov [1979], p. 159-160, mais contra son interprétation de [1990], p. 15). 18. Ce qui caractérise les héros indiens est, certes, le fait que d'une part ils se distinguent des dieux, car à La différence de ceux-ci

(mais comme

d'autres créatures

surnaturelles distinctes des deva), ils vivent « les pieds sur terre » (ρα bhümimupasprían en Mbh., Il, 62, 38) et sont « mortels » (martya, par opposition aux ampia ou amara,

méme

si certains

obtiendront

in fine leur immortalisation),

les dieux

ayant

d'ailleurs d'autres caractéristiques et pouvoirs (par ex. celui de métamorphose) que les béros, en tant qu'humains, ne possèdent pas (cf. Horxms [1915], p. 57-58). D'autre part, ils se distinguent aussi des « simpies » hommes en étant dits tantôt « proches des dieux » (devakalpa) ou « comme des dieux » (devopama), tantót « de la beauté

des

dieux»

(devarüpina)

ou

«de

l'apparence

d'enfants

de

dieux»

(devaputrasamä rüpe, Mbh., VI, 99, 22). Mais surtout, ce qui «signe » la nature semi-divine des héros épiques indiens est que, quand ils n'ont pas explicitement une

divinité parmi

leurs géniteurs,

ils sont du moins chacun présentés comme

« descente partielle » (am$ävatarana) de l'une d'elles. Ce

la

concept d'amfdvatarana,

clef d'interprétation de l'épopée indienne, consiste en une forme particuliére de mise en

relation

(corrélation

ou

correspondance,

cf.

HurrEBETTEL

[1976],

p. 358-359)

288

C. VIELLE

Enfin, la conséquence de la guerre sera l'immortalisation au propre et/ou au figuré (par la « gloire », kirtí ou yafas) des héros morts (cf. III, 284, 28-39 ; V, 139, 53-56 ; VI, 3, 45-46 ; 17, 8-11 ; 89, 40 ; VII, 100, 17-19 ; VIII, 32, 18 ; XVIII, 4 et 5, 1-25), notamment celle divinement décidée d'Arjuna (cf. I, 114, 22 oà Indra annonce qu'il sera vifruta dans les trois mondes ; III, 38, 40-41 oà Arjuna refuse la condition divine qu'Indra est prét à lui accorder, car s'il n'accomplissait pas son devoir guerrier il obtiendrait « un déshonneur universel éternel », akirtim sarvalokesu ... $ä$vatïh samäh, déclaré « pire que la mort » en VI, 24, 34 ; HI,

42, 22 déjà cité sur l'aksaya kirti qui lui est promise ; et 45, 15 où Indra précise que « celui-ci n'est pas destiné à mourir complètement malgré le fait qu'il soit né parmi les ksatriya», ndyam kevalamartyo vai ksatriyatvamupägatah), à quoi l'on pourrait ajouter leur effective consécration cultuelle, en particulier celle de Draupadi (cf. Hiltebeitel [1988], [1989].

systématique de chaque héros avec un dieu, faisant de celui-ci le modèle de celui-là, sans, certes, pour autant que le rôle du héros (caractère, fonctions, histoire) ne se limite exclusivement au róle du dieu dont il est présenté comme la « partie ». Mais là où en Grèce la relation du héros au dieu était donc proprement générique (un parent ou un ancêtre divin), sans conséquences paradigmatiques, elle est en Inde essentielle-

ment figurée et en partie allégorique. Ainsi le cycle hérolque indo-aryen dans l'état le plus ancien oà nous pouvons l'appréhender de facon globale, c.-à-d. dans ses deux grandes narrations épiques, offre quant aux liens actantiels dieux-héros une transformation fondamentale par rapport au système grec, dans le fait d'attribuer le

plus souvent deux parents humains à ses héros tout en présentant simultanément chacun de ceux-ci comme l'am$ävatarana d'un divinité de son sexe. Car concrètement, tout héros indien mâle ne pourra être que l'am£dvatarana d'un dieu mâle (qui peut donc parfois être en outre son père génétique et, s’il ne l'est pas, n'est alors pas incompatible avec une mère

une facon plus complexe

divine), et toute héroïne celui d'une déesse,

ce qui est

de concevoir la nature semi-divine des héros puisque

pouvant jouer sur trois termes par l'intégration de ce facteur paradigmatique qu'une

absence de « motivation » par la signification religieuse n'a jamais justifié en Grèce. Ce concept d'amsdvatarana qui a présidé à la cristallisation épique du mytho-cycle

béroïque en Inde doit donc être bien distingué de celui d'avatdra de Vismu (cf. Hors [1915], p. 209-210, contra donc BIARDEAU [1976], p. 148 n. 1), c.-à-d. les manifestations rédemptrices successives, par incarnation allomorphe, de ce dieu dont la place est devenue centrale dans l’hindouisme dévotionnel classique : le phénomène

de visnulsation qui a affecté la figure du héros Räma et sans doute fortement amplifié le rôle « religieux » de Krsna dans le Mahäbhärata, par identification à ce dieu dont ils ont été respectivement considérés comme des avatdra au sens strict (et non comme

des « descentes » seulement partielles), ne s'est en effet exercé que dans un second

temps.

LES CORRESPONDANCES DES PROLOGUES DIVINS

289

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Quaestiones Homericae

Les Troyens vus par Homère

Paul Wathelet

Homère met en scène un nombre considérable de Troyens, de Troyennes ou d’alliés des Troyens. C'est ainsi que l'/liade ne compte pas moins de 350 personnages du cÓté troyen qui sont cités nommément. Bien entendu, ces personnages sont d'importance diverse !. Il y a les contemporains de la guerre de Troie et leurs ancétres dont le souvenir est évoqué. Parmi les combattants, beaucoup ne sont que des figurants qui ne sont mentionnés que pour servir de victimes à des héros achéens dont ils mettent le courage en valeur. Ainsi, par exemple, détourné par Atbéna de s'en prendre à Sarpédon, Ulysse fait un massacre de Lyciens (E 677-678) : ἔνθ᾽ 6 γε Κοίρανον εἶλεν ᾿Αλάστορά τε Xpouiov τε ᾿Αλκανδρόν θ᾽ “Αλιόν τε Νοήμονά τε Πρύτανίν τε « Alors il prit Coiranos, Alastor et Chromios, Alkandros, Halios, Noémon

et Prytanis » ?.

Ailleurs, Patrocle tue une série de Troyens (II 694-696) : "Abpnotov μὲν πρῶτα καὶ Αὐτόνοον καὶ "ExexAov καὶ Πέριμον Μεγάδην καὶ Ἐπίστορα καὶ Μελάνιππον αὐτὰρ ἔπειτ᾽ "EXacov καὶ Μούλιον ἠδὲ Πυλάρτην « Adraste le premier et Autonoos et Echéklos, Périmos, fils de Mégas,

Epistor et Mélanippos. Et ensuite Elasos, Moulios et Pylartès ». ἦ

1. Pour

l’ensemble,

cf.

P. WATHELET,

Dictionnaire

des

Troyens

de

l'lliade,

(Documenta et Instrumenta, 1), Université de Liège, 1988. Il existe quelque hésitation en ce qui concerne le nombre, dans la mesure où les homonymes sont nombreux, surtout parmi les figurants. Un critère d'identification pourrait être que, quand un

guerrier a été tué, il ne peut reparaitre, mais, méme sur ce point, l'exemple de Pylaiménès, tué au chant V (E 576) et qui « revit » au chant XIII (N 643), incite à la prudence ! 2. Pour une analyse de la liste, cf. P. WATHELET, Dict. des Troyens, n° 20 ᾿Αλάσ-

top I, p. 252-254. Le plaisant est que le second hémistiche de E 677 est repris en A 295, où il désigne des Pyliens.

3. Sur cette liste, cf. P. WATHELET, ibid., n° 12 “Aüpno®tos III, p. 177-178.

292

P. WATHELET

De tous ces guerriers, nous ne savons rien et ils n'apparaissent un instant que pour se faire tuer. En revanche, quelques personnages reviennent fréquemment dans l'/liade et ils sont familiers à l'auditoire d'Homére. C'est le cas de Páris-Alexandre, de Priam, d'Hécube, d'Hector, d'Andromaque, d'Anténor et de quelques autres. Entre les deux groupes, il y a des guerriers qu'on voit paraitre dans un ou deux passages où ils jouent un rôle important,

comme

Pandaros,

Dolon,

Euphorbe

et

d'autres. Dans l’ensemble, les Troyens de l'/liade participent de la même culture que les Achéens. Ils honorent les mêmes dieux, ils ont des institutions analogues, mais souvent avec une connotation plutót négative. Les Troyens vénèrent la même manière qu'eux. temple d'Athéna, où, sur Troie iront en procession

donc les mêmes divinités que Il existe à Ilion, au sommet le conseil d'Hector, Hécube offrir un voile pour apaiser

les Achéens et de de l'acropole, un et les dames de la déesse (Z 286-

311). Elles seront accueillies par la prétresse, Théanó *, femme d'Anténor,

qui leur ouvre les portes du temple, dont elle a la clé (Z 89) 5, telle la prétresse ka-ra-wi-po-ro, qui apparait déjà sur une tablette mycénienne de

Pylos (Ep 704, 7, etc.) 5. Dans la guerre, les dieux ne sont pas neutres. Zeus manifeste une sympathie certaine pour les Troyens et surtout pour la

famille royale, mais il se tient en dehors du combat ". Les autres dieux principaux se partagent entre les deux camps : du côté troyen vont Apol-

lon, Arès, Aphrodite et le Xanthe (Y 31-40 - Φ 383-517) ἡ, tandis que, du côté achéen, se tiennent Héra, Athéna, Poseidon, Héphaistos et Hermès. On a voulu chercher une explication historique à cette répartition : les

dieux pro-troyens seraient originaires d'Asie Mineure ?. Une telle explica4. P. WarHELET, Dict. des Trayens, m 144 Θεανώ, p. 577-582, Z 89 οἴξασα κληῖδι θύρας lepoto δόμοιο. 5. Le nom de Théano n'est pas mentionné, mais la suite montre que c'est bien d'elle qu'il s'agit.

6. C. J. Ruuau, Etudes sur la grammaire et le vocabulaire du grec mycénien, Amsterdam, Hakkert, 1967, p. 291 $ 254 et n. 12. 7. En fait, son représentant parmi les Troyens est son fils Sarpédon, roi de Lycie. La mort de Sarpédon sous les coups de Patrocle (II 477-507), peu avant que ce dernier ne périsse (Il 777-867), marque le changement d'attitude de Zeus. Sur Sarpédon, cf. plus loin, n. 56. 8. Du côté des Troyens vont aussi Artémis et Léto (Y 39-40). Le rôle d'Artémis et de Léto est quasi nul, sauf pour la première, qui intervient dans le combat des dieux et se fait frapper avec son propre arc par Héra ( 489-496). 9. Sur Apollon et Aphrodite, voir encore W. BunkEnT, Greek Religion. Archaic

and Classical, Oxford, Blackwell,

1985, p. 144 et p. 152-153.

Dans le récit des

amours d'Arés et d'Aphrodite, au chant VIII de l'Odyssée, Homére montre Arés qui

se réfugie en Thrace et Aphrodite à Chypre, ce qui a pu nourrir l'opinion qu'Arés était d'origine thrace et qu' Aphrodite venait de Chypre.

LES TROYENS VUS PAR HOMÈRE

293

tion à caractère historicisant ne tient pas : on sait depuis le déchiffrement du linéaire B qu'Armés faisait partie du panthéon grec depuis l'époque

mycénienne ‘°. En fait, la répartition semble plutôt tenir au caractère des divinités en question. Du cóté des Troyens se tiennent des dieux qui incarnent des forces considérables, mais dangereuses, parce que mal dominées : Apollon patronne les jeunes gens en instance d'initiation, ses réactions

sont aussi violentes que redoutables et irrationnelles '. Arès représente certes la guerre, mais la guerre brutale, sans intelligence, et Aphrodite

porte en elle la passion amoureuse la moins contrôlée ". Du côté achéen, en revanche, se trouvent les institutions avec Héra, l'intelligence pratique

avec Athéna

qui ne cesse d'intervenir, notamment dans la guerre,

l'ingéniosité des artisans avec Héphaistos et celle des commergants avec Hermes, la force de la terre et de la mer avec Poseidon. En ce qui concerne ce dernier dieu, on notera qu'Homére souligne son caractère pondéré "^. Les Troyens apparaissent donc sous la protection de dieux aux forces dangereuses, mal dominées. Ceci correspond aux épithètes de ὑπέρθυμοι « pleins d'ardeur » ou « avec trop d'ardeur » et d'onepqtoXo: « trés puissants » OU « arroganhts » appliquées au nom des Troyens dans des formules épiques

15

Homére montre ses héros obéissant à toute une série d'usages. La société qu'il décrit n’est ni la société mycénienne, ni celle de ses contemporains, mais un ensemble fait d'éléments repris à diverses époques et à laquelle Homére a conféré une relative unité afin d'assurer la cohérence de son œuvre. Au point de vue politique, les Achéens ont un chef suprême,

Agamemnon, l'&va£ ἀνδρῶν '5. Celui-ci est assisté par un conseil com-

10. P. WATHELET, « Arès chez Homère ou le dieu mal aimé», LEC 60 (1992), p. 113-128, spéc. p. 113-114 pour les attestations en mycénien.

11. P. WATHELET, « Apollon dans l'/liade ou le protecteur des Troyens », Minerva 7 (1993), p. 57-77. 12. V. PIRENNE-DELPORGE, L'Aphrodite grecque. Contribution à l'étude de ses cultes et de sa personnalité dans le panthéon archalque et classique (Kernos, suppl.

4), Athènes-Liège, CIERGA, 1994, p. 310-312 et p. 418-433. 13. Sur Athéna, cf. P. WATHELET, « Athéna chez Homère ou le triomphe de la déesse », Kernos 8 (1995), p. 167-185. 14. Bien que

du cóté

achéen,

Poseidon

sauve

Enée,

alors qu'imprudemment

Apollon l'a lancé contre Achille (Y 290-340). En général, Poseidon a la sagesse de ne pas s'opposer directement à Zeus, qui, de son cóté, le ménage. Homére rappelle le partage des compétences effectué entre Zeus, Poseidon et Hadès (O 187-193).

15. ὑπερφίαλοι 459, N 621, 9 414, ᾧ 224 ; ὑπέρθυμοι 564 νι]. ; P276 ; Y 366; = 15; O 135. 16. A 7, 172 (= K 86, Ξ 103), 442, 506, B 402, etc.

1233 = Z 111; A

294

P. WATHELET

posé des rois achéens et ce conseil s'appuie à son tour sur une assemblée

générale du peuple des guerriers "". Comme on sait, tout ne va pas pour le mieux dans le camp achéen et, malgré son titre, l'7/liade est centrée sur la révolte d'Achille contre Agamemnon. Toutefois, Achille ne fait pas d'émules parmi les autres chefs achéens, qui restent en bloc derrière l'Atride, quelle qu'ait pu être ἰδ

maladresse de son action "ἢ

À Troie, le pouvoir est détenu par le roi Priam. La jeunesse glorieuse de celui-ci est évoquée 9

mais il est, au moment du siège, devenu très

âgé, incapable de combattre et aussi de diriger effectivement sa cité. Il

passe toute sa journée avec les vieillards troyens ?, assis sur une terrasse au sommet des portes Scées ?'. Ils discutent tous ensemble, pareils à des cigales (τεττίγεσσιν ἐοικότες, T 151) « à la voix charmante », c'est dire leur inefficacité.

Non

seulement Priam est incapable de combattre,

mais

ses ordres ne sont pas toujours observés : il avait interdit à son plus jeune fils, Polydore, de participer au combat en raison de son jeune áge. Se fiant à sa rapidité, Polydore n'a rien de plus pressé que d'affronter Achille, qui

a tôt fait de le tuer (Y 407-418) 2. Plus loin, Priam supplie en vain Hector de ne pas affronter Achille (X 25-78). Priam est donc le roi affaibli d'une cité vouée à la ruine, le thème mythique se retrouve dans diverses

cultures ?. À nion, le pouvoir de fait est exercé par Hector, dont Homère ne dit nulle part qu'il est fils ainé du roi. La tradition post-homérique considérera

17. L'organisation apparait nettement en B 53-83 (Conseil) et B 84-399 (Assemblée) et I 9-78 (Assemblée) et 89-181 (Conseil). À Ithaque, il semble n'y avoir

qu'une assemblée : c'est elle que réunit Télémaque en B 9, mais, dans son intervention, Aigyptios paraît distinguer ἀγορή et θόωκος (B 26). Chez les Phéaciens, il y aurait un conseil formé de ἡγήτορες ἠδὲ μέδοντες (n 186), une assemblée apparait en 6 12 (els ἀγορὴν ἱέναι). I] y a une nouvelle assemblée des gens d'Ithaque en Q 421. 18. Seul le vieux Nestor intervient, mais c'est pour tenter d'apaiser le conflit. Il se garde d'affronter Agamemnon (A 254-284).

19. En Γ 184-189, Priam rappelle qu'il est allé en Phrygie, au bord du Sangarios, pour combattre les Amazones. Il avait aussi été chez les Thraces (Ω 234-235).

20. Auprès

de Priam,

se tiennent Panthoos

et Thymoités,

Lampos,

Klytios et

Hikétaon, Anténor ct Oukalégon (le « Sans Souci », dont le nom est parlant — T 146148). Lampos, Klytios et Hikétaon sont fréres de Priam. Ces vieillards sont qualifiés de δημογέροντες (T 149) et de Τρώων ἡγήτορες (T 153).

21. Les portes Scées (Zxataí) sont les portes « gauches», du couchant et aussi de la mort (P. CHANTRAINE, Dict. ét., p. 1009, s.v. σκαιός).

22. Cf. P. WATHELET, Dict. des Troyens, n 282 Πολύδωρος, p. 893-898. 23. Cf. P. WaATHELET, Dict. des Troyens, n? 287 Πρίαμος, p. 906-946.

LES TROYENS VUS PAR HOMÈRE

295

que c'est Politès ^^. Hector s'impose par sa valeur. Toutefois, son pouvoir est parfois contesté parmi les Troyens eux-mêmes. Le héros craint spécia-

lement les interventions d'un personnage inspiré, Polydamas (Σ 250) ”, fils de Panthoos (M 210-229, N 723-747, Σ 254-283). C'est méme la crainte des reproches de Polydamas qui améne Hector à affronter Achille au moment décisif (X 99-106). Les Troyens qui, à plusieurs reprises, se

réunissent en assemblée (XE 243-310) "5, sont divisés en deux partis qui s'affrontent, le parti de la paix, conduit par Anténor (H 347-353) et le parti de la guerre, mené par Antimaque (A 123-125). Ce dernier parti s'est opposé à ce que les Troyens restituent aux Achéens Hélène et ses trésors ?. Non seulement la discorde existe entre les Troyens, mais méme au sein de la famille royale. Au moment où il va affronter Enée, au chant XX

(Y 179-181), Achille évoque des dissensions possibles entre Priam et Hector et la branche cadette de la famille royale dont Enée est le chef. Si le système politique des Troyens manque d'efficacité et d'unité dans l'action, la vaste coalition qui les entoure donne, elle aussi, une impression

de désordre et de divisions internes. Homére ne nous dit rien de la langue des Troyens et, sans doute, par une convention dont on trouve des exemples dans la littérature épique d'autres cultures, les héros se comprennent bien entre eux et échangent force dialogues, sans avoir recours à un inter-

préte “. Néanmoins, en un passage ?, le poète souligne les nombreuses langues employées par les coalisés autour de Troie.

24. Le scholiaste T en (2 497 prétend que Politès, personnage sans grande importance, était l'ainé des fils de Priam. Cf. P. WaruELET, Dict. des Troyens, πρ 279, p. 889-891. 25. Non seulement, Poulydamas a des qualités de devin, mais, sans qu'il soit appelé ainsi, il joue le rôle de prophète, il est « porte-parole » de divinités (6 yàp otoc dpa xpócco καὶ ὀπίσσω : Σ 250). 26. Les Troyens tiennent toute une série d'assemblées (B 789-808 ; H 344 ; H 414 ; 6 489 ; Z 243-313). En un passage, Hector semble convoquer un conseil, mais le texte n'est pas trés clair (K 299-302) : Οὐδὲ μὲν οὐδὲ Τρῶας ἀγήνορας εἴασεν Ἕκτωρ / ebdeiv, ἀλλ᾽ ἄμυδις κικλήσκετο κάντας ἀρίστους, ὅσσοι ἔσαν Τρώων irfropes ἠδὲ μέδοντες" / τοὺς ὅ γε συγκαλέσας πυκινὴν ἠρτύνετο βουλήν.

27. Cf. la formule Ἑλένην καὶ κτήματα - « (T 282, 285, 458, H 350, C 114 ...). 28. On conviendra que l'usage d'un traducteur serait mal commode sur un champ de bataille ! 29. Le passage précède le Catalogue trayen, au deuxième chant de l’Jliade. Iris exhorte Priam à ranger ies Troyens en bataille : (B 803-804)

κολλοὶ γὰρ κατὰ ἄστυ

μέγα Πριάμου éxikovpot, / ἄλλη δ᾽ ἄλλων γλῶσσα πολυσκερέων ἀνθρώπων « Les alliés sont nombreux dans ia grande ville de Priam. Chacune a sa langue à soi parmi les multiples races humaines » (trad. P. MAzoN).

296

P. WATHELET

Les alliés des Troyens sont loin d'obéir aveuglément à Hector. Au

chant V, Sarpédon * adresse de vifs reproches au héros, il lui dit, entre autres : C'est nous qui nous battons, nous qui ne sommes parmi vous que des alliés. Je puis bien le dire : je suis un allié venu d’assez loin. Elle est loin, la Lycie, et les bords de son Xanthe tourbillonnant. J'ai laissé là ma femme et mon fils, tout enfant, et mes trésors sans nombre dont rêve l'indigent. Je

n'en stimule pas moins la foule de mes Lyciens, et je brüle, moi-méme, de me battre en combat singulier. Et pourtant ai-je rien à moi, que les Achéens puissent emporter, emmener ? (E 477-484 ; trad. P. Mazon).

Au chant XVI, aprés ia mort de Sarpédon, Glaukos adresse aussi des reproches à Hector (II 538-547).

Dans leur activité, les Troyens sont gens de l'erreur, ils commettent des fautes d'appréciation parfois considérables. J'ai évoqué plus haut l'offrande d'un voile, faite à Athéna par Hécube et les dames de Troie,

afin que la déesse arrête la pique de Diomede (Z 305-307). La vieille reine a cherché dans son trésor un trés beau voile qui puisse plaire à la déesse. Elle est mal inspirée, car ces voiles, de fabrication sidonienne, sont sans doute superbes, mais ils ont été rapportés à Troie par Pâris et Hélène. Rappel indiscret du jugement de Páris et de ses suites, qui n'avait certainement rien pour plaire à Athéna. Celle-ci refuse l'offrande avec hauteur (Z 311). À l'inverse des autres guerriers, Pandaros,

qui habite au nord de la

Troade *, est venu à pied au secours de Troie. Il craignait que ses chevaux ne souffrent de la faim dans une ville assiégée ?. Première erreur, car la 30. L'intervention de Sarpédon a d'autant plus d'importance qu'il incarne, en quelque sorte, l'appui de Zeus aux Troyens (P. Warnz.Er, Dict. des Troyens, τὸ 302 Σαρκηδών, p. 973-989).

31. "Ὡς ἔφατ εὐχομένη, ἀνένευε δὲ Παλλὰς 'AOfpen. Il y a, de plus, une naïveté certaine à demander à Athéna d'arréter la pique de Diomede, alors que cette pique est

en partie tenue par Athéna elle-même. 32. L'endroit d'oà vient Pandaros suscite un débat depuis l'Antiquité. Tantót il est dit lycien (E 173, οὐδέ τις ἐν Λυκίῃ σέο γ᾽ εὔχεται εἶναι ἀμείνων), tantôt il habite le nord de la Troade (Zéleia, au pied de !'Ida, sur les bords de l'Aisépos, B

824-827). On a méme imaginé que la région qu'il habitait en Troade était appelée « Lycie », ce qui semble, à première vue, une explication de grammairiens aux abois (P. WarHELET, Dict. des Troyens, n° 260 Πάνδαρος, p. 804). Voir toutefois, à ce méme colloque, la communication de M. W. JENNIGES.

33. E 192-203 "Ixxoi δ᾽ où καρέασι xai ἄρματα, τῶν κ᾽ ἐπιβαίην

ἀλλά που

ἐν μεγάροισι Λυκάονος ἕνδεκα δίφροι / καλοὶ πρωτοκαγεῖς νεοτευχέες: ἀμφὶ δὲ πέκλοι πέπτανται παρὰ δέ σφιν ἑκάστῳ δίζυγες ἵπποι / ἑστᾶσι κρῖ λευκὸν

ἐρεκτόμενοι καὶ ὀλύρας. / Ἢ μέν μοι μάλα πολλὰ γέρων αἰχμητὰ Λυκάων / ἐρχομένῳ ἐκέτελλε δόμοις Évi κοιητοῖσιν: / ἵπποισίν μ᾽ ἐκέλευε καὶ ἅρμασιν ἐμβεβαῶτα / ἀρχεύειν Τρώεσσι κατὰ κρατερὰς ὑσμίνας" / ἀλλ᾽ ἐγὼ où πιθόμην

LES TROYENS VUS PAR HOMÈRE

297

ville est loin d’être investie. Comme il n'a pas d'attelage, Pandaros suggère à Enée qu'ils montent tous deux sur le char du second, afin d'aller ensemble au combat. Enée a reçu de son père de trés beaux chevaux, ils les connait bien, aussi Pandaros lui propose-t-il de jouer le róle du cocher, tandis que lui-méme combattra (E 230-238). La proposition semble avoir quelque logique, mais, au point de vue des valeurs mythiques, c'est une grosse erreur. La fonction de cocher est une fonction subalterne, inférieure

à celle de combattant. Or Pandaros est fils de mortel, tandis qu'Enée est fils d'une déesse, Aphrodite. L'arrangement suggéré par Pandaros est donc absurde. C'est dans cet équipage qu'ils vont affronter Dioméde ; le résultat est désastreux. Pandaros est tué, Enée est blessé et son attelage pris par les Achéens. Plusieurs divinités, dont Aphrodite, devront se mo-

biliser pour sauver Enée *. Dominés par des forces non contrólées, mal inspirés dans leur choix ou leurs décisions, les Troyens sont toutefois en accord avec leur environnement et aussi immensément riches. Accord avec leur cadre : les deux cours d'eau qui arrosent la plaine troyenne, le Xanthos et le Simois, s’unissent pour s'opposer à Achille et défendre les Troyens. La richesse des Troyens semble inépuisable. Ils vivent notamment de l'élevage de

chevaux, ce qui justifie leur épithète formulaire de ἱππόδαμοι "ἡ, mais leur or est facilement corrupteur. Páris avait donné beaucoup d'or à Antimaque pour qu'il combatte, à l'assemblée troyenne, la proposition de rendre

Hélène (A 123-125) 5. La richesse troyenne diminue. Hector reconnaît lui-méme qu'elle n'est plus ce qu'elle était (Z 288-292) ; au chant XXIV, Priam puise largement dans son trésor pour en tirer l'énorme rançon qu'il donnera à Achille afin de récupérer le corps d'Hector. Le vieux roi considére avec mélancolie des objets précieux qu'il avait reçus jadis, dans sa jeunesse, pour prix de ses hauts faits (Ω 228-237). Páris-Alexandre est certainement un des Troyens les plus importants". C'est lui qui a jugé les déesses et qui a été cause de la guerre de — À τ ἂν rod κέρδιον fiv — / ἵππων φειδόμενος, μή μοι δευοίατο φορβῆς / ἀνδρῶν εἰλομένων, εἰωθότες ἔδμεναι ἄδδην. — Faut-il rappeler que c'est Pandaros,

trompé par Athéna, qui rompt la trève en tirant une flèche sur Ménélas, le blessant, mais de façon superficielle (A 73-219) ?

34. Il faut dire qu’Athéna, pour laquelle la fin justifie les moyens, a pris, au chant V, la place de Sthénélos comme cocher de Diomède. 35. À 509 : H 361 ;, 6 110 ; 6 525 : 6 516 = T 318 ; Y 180;

424 ; P 418; T 343 =

A80; P 230; B 230; Γ 127 = 251;

A 352

= T 237: K

8 71; A333; A 355; Z

461 ; A 568 (à divers cas).

36.

A

123-125

υἱέας

᾿Αντιμάχοιο

δαΐφρονος,

ὅς

pa

μάλιστα / χρυσὸν

᾿Αλεξάνδροιο δεδεγμένος, ἀγλαὰ δῶρα, οὐκ εἴασχ᾽ Ἑλένην δόμεναι ξανθῷ Μενελάῳ. 37. P. WATHELET, Dict. des Troyens, n° 263 Πάρις ᾿Αλέξανδρος, p. 814-868.

298

P. WATHELET

Troie *. Non seulement, en enlevant Hélène et ses trésors, il a foulé aux pieds les lois les plus est responsable, il se affronter Ménélas, il ment de fantaisie qui

sacrées de l'hospitalité, mais, dans une guerre dont il comporte de la pire des façons. Au moment où il va se présente sur le champ de bataille avec un armeconvient mieux à un bellâtre qu'à un véritable com-

battant (T 16-20) *. Il faudra qu’il emprunte des armes à des compagnons avant d'affronter Ménélas pour un combat sans aucune gloire (T 326-339).

L'Atride se jette sur lui comme une béte et tente de l'étrangler en tordant la jugulaire de son casque. Seule Aphrodite peut le sauver en intervenant avec adresse, pour transporter son protégé loin du champ de bataille. Tout cela n'a rien de trés glorieux (T 340-382).

En d'autres circonstances, Páris n'est pas plus brave. C'est un archer, or les archers sont mal vus dans les combats épiques. Ce sont des guerriers qui n'ont pas le courage d'affronter un adversaire au corps à corps et qui frappent de loin . C'est ainsi qu'embusqué derrière le tombeau d'Ilos Páris frappera Diomede d'une flèche, le biessant, pas très gravement, mais assez pour qu'il quitte la mélée (A 368-400).

38. Il n'y a qu'une seule mention du jugement de Páris dans l'liade, c'est en (à 25-30 Ἐνθ᾽ ἄλλοις μὲν κᾶσιν Efjvbavev, οὐδέ xo8' Ἥρῃ οὐδὲ Ποσειδάων᾽ οὐδὲ γλαυκώκιδι κούρῃ, ἀλλ᾽ ἔχον ὡς σφιν πρῶτον ἀπήχθετο Ἴλιος ἱρὴ / καὶ Πρίαμος καὶ λαὸς ᾿Αλεξάνδρου ἕνεκ᾽ ἄτης, / ὅς νείκεσσε θεάς, ὅτε οἱ μέσσαυλον ἵκοντο / τὴν δ᾽ ἤνησ᾽ à οἱ πόρε μαχλοσύνην ἀλεγεινὴν « L'avis agrée à tous, sauf à

Héré, à Poseidon, à la Vierge aux yeux pers. À ceux-là, comme auparavant, la sainte

Ilion demeure trop en haine, ainsi que Priam et que tout son peuple — et cela à cause de la folie d'Alexandre, qui avait infligé une injure aux déesses le jour où, vermes dans sa bergerie, elles l'avaient vu se prononcer pour celle qui lui avait fait don de la luxure

douloureuse ! » (trad.

P. MazoN).



Aristarque

condamnait

ces

vers,

en

soulignant que μαχλοσύνη n'est pas un mot homérique, argument qui ne manque pas de poids (A. SEveRYNS, Le Cycle épique dans l'Ecole d'Aristarque, Liège, 1928, p. 261-64).

39. T

16-20

Τρωσὶν

μὲν

προμάχιζεν

᾿Αλέξανδρος

θεοειδής, / xapbaAEnv

ὥμοισιν ἔχων καὶ καμπύλα τόξα / καὶ ξίφος: αὐτὰρ ὁ δοῦρε δύω κεκορυθμένα χαλκῷ / πάλλων ᾿Αργείων προκαλίζετο πάντας ἀρίστους ἀντίβιον μαχέσασθαι

ἐν αἰνῇ δηιοτῆτι. Ménélas l'apergoit et se précipite vers lui, comme un lion sur un gros cadavre.

Aussitôt,

Alexandre

est frappé

d'effroi:

DT 31-32

ἐν

κρομάχοισι

φανέντα, κατεπλήγη φίλον ἦτορ, / ἂψ δ᾽ ἑτάρων εἰς ἔϑνος ἐχάζετο κῆρ᾽ ἄλεείνων. Ce qui lui attire de violentes remontrances d'Hector, Alexandre se ressaisit et accepte le combat singulier.

40. Dans la mythologie grecque, grands héros, chasseurs solitaires,

il convient de distinguer soigneusement les

qui sont souvent des archers et dont on loue la

bravoure. C'est le cas d'Héraklés et, sans doute, à l'origine, c'était le cas d'Ulysse. Ainsi s'explique l'importance de l'épreuve du tir à l'arc dans l'Odyssée et aussi le fait que, partant pour la guerre de Troie, Ulysse n'a pas pris son arc. C'est que, dans une

bataille, le tir à l'arc est l'arme du faible, du iáche. La remarque tient à la nature de l'arme, car elle s'applique aussi à la Chanson de geste francaise.

LES TROYENS VUS PAR HOMÈRE

299

D'une manière plus générale, les Troyens tendent à fuir en masse devant le combat quand ils rencontrent un Achéen redoutable. Ils se dérobent devant Patrocle (TI 684-686) et Achille n'a qu'à pousser un cri (à vrai dire aidé par Athéna), pour les voir détaler (Z 214-229). Quand Achille,

doté de nouvelles armes, revient sur le champ de bataille, les Troyens fuient et ils s'empressent d'aller se réfugier derriére les formidables murailles de Troie, dont les portes s'ouvrent pour les recevoir et les abriter (ὦ 526-543). Les Troyens constituent ainsi un gibier spécialement recherché par les Achéens. Homére connait manifestement beaucoup de l’anatomie humaine, il multiplie les descriptions réalistes de blessures horribles, les plus nombreuses sont infligées à des Troyens ou à leurs alliés. *

*

c5

Tous les traits qui viennent d'étre relevés montrent les Troyens sous un jour assez défavorable. Après tout, ce sont les ennemis à abattre et un auditoire grec ne peut que s'en réjouir. L'/liade est toutefois une œuvre plus complexe. Elle est centrée, non sur la prise de Troie, mais sur la colére d'Achille. Dés que le Péléide se retire sous sa tente et refuse de combattre, il faut que les Achéens finissent par se trouver en difficulté. On doit reconnaître qu’Achille aurait bonne mine si les Achéens s'emparaient de Troie, alors qu'il boude dans son camp ! En clair, les Troyens sont devenus les alliés objectifs d'Achille. Il fallait dés lors que les Achéens rencontrent dans les rangs troyens un ou des guerriers d'envergure, susceptibles de les arréter et méme de les repousser. Ce sera essentiellement le rôle d'Hector. Homère n'a pas inventé le personnage qui vient certainement de loin dans la tradition épique, mais il en a fait un portrait beau-

coup plus flatteur*. Le nom du héros apparaît dans les formules du type Ἕκτορος ἀνδροφόνοιο « d'Hector, tueur d'hommes », (fin de A 242, I 351, etc.), ὄβριμος Ἕκτωρ « le robuste Hector » (fin de 6 473, K 200, etc.), κορυθαίολος Ἕκτωρ « Hector au casque étincelant » (fin de F 83, E 680, etc.). Chaque fois, Hector est flanqué d’épithètes qui sont le fait

d'Arés ?, Le caractère de guerrier brutal du héros, tel qu'il apparaît dans la tradition formulaire, est largement tempéré dans le portrait qu'Homére en a fait : Hector pousse le respect des dieux jusqu'à s'abstenir de participer à une cérémonie religieuse en état d'impureté rituelle, parce qu'il est souillé du rang des combats (Z 266-268). C'est aussi le père affectionné du petit Astyanax, que, par modestie, il préfère appeler Skamandrios (Z 40241. P. WATHELET, Dict. des Troyens, n° 106 Ἕκτωρ, p. 466-506.

42. À 441 : "Apeoc ἀνδροφόνοιο. E 845 ; N 444 = Π 613:

112 : ὄβριμος "Apte ; Y 38 : Ἄρης κορυθαίολος.

P 529;

N 521,0

300

P. WATHELET

403). L'Hector de la tradition pré-homérique, guerrier brutal et proche d'Arés, est devenu le héros homérique qui déteste la guerre, mais ne veut pas se dérober quand le salut de sa patrie est en cause, bref la figure attachante qu'Homère s'est plu à dépeindre au chant VI de l'Iliade (Z 369502). Sans qu'ils aient l'envergure d'Hector, Homère a souligné la valeur et le courage d'autres Troyens, comme Agénor (par exemple en N 490, 598,

€ 425, 4 544-611) *, ou le lycien Sarpédon qui tue le rhodien Tlépoléme (E 627-662) “. Enfin, méme

s'il est largement aidé par Zeus et par

Hermès, il faut au vieux Priam un courage certain pour se rendre, sans autre escorte qu'un héraut, dans le campement de son pire ennemi,

Achille *. Non seulement, il est des braves dans les rangs des Troyens, mais il en est aussi dont le triste destin, les malheurs ne peuvent manquer de nous émouvoir et qui nous en deviennent d'autant plus attachants : — Euphorbe, un tout jeune homme,

personnage apollinien, qui a l'audace

de frapper Patrocie, mais ne peut l'affronter au corps à corps (TE 807-809) ; (P 9.60) à qui, peu aprés, se fera impitoyablement massacrer par Ménélas

— Polydore, le plus jeune des Priamides, qui, dans l'impulsion de la jeunesse, affronte Achille et meurt aussitôt frappé d'une horrible blessure

(Y 407-418) 5.

— Son frére Lykaon, pris une premiére fois par Achille, vendu comme esclave, racheté trés cher par les siens et qui revient sur le champ de bataille pour se trouver nez à nez avec le méme Achille, qui, cette fois, mal-

gré ses supplications, le tue sans pitié ( 34-135) “.

Ce ne sont là que quelques exemples parmi d'autres, mais on voit que, si le tableau fait des Troyens dans leur ensemble est plutót négatif, Homère a eu soin de façonner la personnalité de quelques-uns parmi eux et 43. P. WarTmezer,

Dict.

des Troyens,

n°7

᾿Αγήνωρ,

p. 153-160.

À l'appel

d'Enée, Agénor aide à protéger le corps d'Alkathoos de l'attaque des Achéens (N 490), il porte secours à Hélénos blessé (N 598) et le détourne de Troie. Instigué par Apollon, il s'en prend à Achille, mais il est sauvé à temps par Apollon, qui prend son apparence pour leurrer le Péléide (ὦ 544-611). 44. P. WATHELET, Dict. des Troyens, n° 302 Σαρπηδών, p. 973-989. Sarpédon,

fils de Zeus, incarne la présence et l'appui du Cronide auprès des Troyens. Sa mort — il est tué par Patrocle (TI 419-547) — marque la fin de cet appui systématique. 45. P. WATHELET, « Priam aux Enfers ou

le retour du corps d'Hector», LEC 56

(1988), p. 321-335. 46. P. WATHELET, Dict. des Troyens, n° 129 Εὔφορβος, p. 547-555. 47. P. WATHELET, Dict. des Troyens, n° 282 Πολύδωρος, p. 893-898. 48. P. WATHELET,

Dict.

des Troyens,

n° 208 Λυκάων

I, p. 721-734 ; « Homère,

Lykaon et le rituel du Mont Lycée », Les Rites d'Initiation. Actes du Colloque de

Liège et de Louvain-la-Neuve 20-21 nov. 1984, Louvain-la-Neuve, 1986, p. 285-297.

LES TROYENS VUS PAR HOMÈRE

301

d'en faire des héros attachants, parfois même sympathiques et dont, pour certains, la valeur guerrière est indéniable. Comme je l’ai rappelé, le refus d'Achille de participer aux combats transforme les Troyens en alliés objectifs du Péléide, aussi longtemps que dure sa colère.

*

*

Jusqu'à présent, je me suis placé dans une perspective strictement synchronique. J'ai envisagé les Troyens de l'/liade comme les auditeurs d'Homere pouvaient se les représenter. Il n'est pas sans intérét de pousser plus loin l'enquéte et de se demander d’où viennent les Troyens qu'Homére met en scène, autrement dit de poser le probléme dans une perspective diachronique. On sait qu'Homére est l'héritier d'une tradition épique prestigieuse qui remonte au moins à l'époque mycénienne, mais nous manquons cruellement de documents littéraires antérieurs à Homére et qui nous permettent de mesurer les progrés et les étapes dans le développement de la tradition épique. En d'autres termes, nous en sommes réduits à formuler ici des hypotheses plus ou moins vraisemblables. Nous pouvons toutefois nous appuyer sur la comparaison avec des poémes épiques, dans d'autres littératures et à d'autres époques, et pour lesquels nous possédons des documents historiques contemporains des faits narrés. C'est notamment le cas pour la chanson de geste frangaise. Les Chansons les plus anciennes et surtout les parties les plus archaiques de ces Chansons présentent les Sarrasins comme une masse indifférenciée, seul est mentionné le nom du chef ennemi qui,

dans le cas du Deramed de la Chanson de Guillaume parait avoir un proto-

type historique “.

Au fur et à mesure que la geste se développe, on voit apparaître de plus en plus de personnages dont les noms sont donnés et le caractère défini. Ces noms viennent d'origines trés diverses — on trouve méme un Priamon, autrement dit Priam, Sarrasin conseiller du roi Marsile dans la

Chanson de Roland (laisse, V, v. 65) ἢ — les personnages qui portent ces noms sont affectés de qualités ou de défauts plus ou moins remarquables ;

certains d'apporter

sont

franchement

quelque

variété

49. J. WAragLET-WiLLEM,

monstrueux ". au

combat

Ces

et de

Sarrasins

mettre

en

permettent évidence

Recherches sur la Chanson de Guillaume,

les

Paris, Les

Belles Lettres, 1975, t. I, p. 580-582. 50. G. Motougr, La Chanson de Roland. Texte original et traduction, Paris, Bordas, 1969, p. 129.

51. P. BancourT, Les Musulmans dans les Chansons de geste du Cycle du roi, Aix-en-Provence, Université de Provence, 1982, t. I, p. 72-86.

302

P. WATHELET

prouesses des guerriers chrétiens. Au fur et à mesure que le temps passe, les Sarrasins deviennent moins « monstrueux » et certains finissent méme

par avoir un côté relativement sympathique *. Comparaison n'est pas raison, mais on peut, sans trop de risque, transposer l’hypothèse dans la tradition épique grecque. J'ai rappelé au début qu'Homére mentionne un nombre considérable de Troyens, de Troyennes et d'alliés de ceux-ci. Environ les deux-tiers des noms de ces personnages sont des noms grecs. Il y a, bien entendu, quelques incertitudes, mais l'immense majorité de ces anthroponymes non seulement ont un sens en grec, mais ils possèdent des homonymes dans ia mythologie ou dans l'anthroponymie hellénique. Parmi les noms restants qui ne semblent pas grecs, il convient de mentionner des noms qui sont portés par des personnages de la mythologie grecque (Ofleus, Deukalion, Sarpédon, etc.), où, en général, ils sont plus célèbres. S'y ajoutent une série d'anthroponymes tirés de toponymes à la manière grecque, comme los à partir d'Ilios, Dardanos à partir des Dardanoi et Tros à partir des Troes ^. Nous ignorons quelle pouvait étre la langue des Troyens, mais il est exclu que, par exemple, les Thraces, les Cicones, les Méoniens ou les

Cariens (dont le Catalogue Troyen dit qu'ils sont βαρβαρόφωνοι, B 867) ** aient parlé grec à l'époque d'Homere, or plusieurs de leurs chefs portent des noms grecs. D'où viennent tous ces personnages ? Sans doute, largement, d'autres cycles épiques. Pour peupler les rangs des Troyens, les prédécesseurs d'Homére et Homère lui-même ont repris des personnages à d'autres récits épiques, quitte à ne pas respecter la chronologie, ou bien, ils ont créé des

homonymes troyens ? à des héros d'autres cycles.

52. P. BANCOURT, op. cit., t. I, p. 339-340. 53. P. WATHELET, Les Troyens de l'liade. Mythe et Histoire, Genève, Droz, 1989, p. 23-35. 54. C'est la première attestation. du terme βάρβαρος en grec. Le portrait qu'Homere fait des Nastès, son frère, et Les Cariens étaient d'une hostilité entre

Cariens est trés caricatura : Amphimaque (au nom grec, comme Nomion, son père) va au combat, couvert d'or, comme une fille. voisins des Ioniens d'Asie et nous avons sans doute ici un reste voisins. L'émergence du concept de βάρβαροι va aller de pair

avec celui de Ἕλληνες et l'apparition de divers éléments qui soulignent l'appartenance à l’hellénisme, comme les concours olympiques. Il n'est pas impossible que la composition de l'/liade se situe dans la même perspective : on aurait voulu composer

une épopée panhellénique, qui exhalte l'union des Grecs sous d'Agamemnon, même si les Doriens en sont pratiquement absents. 55. P. WATHELET, Les Troyens de l'Tlisde, p. 176-181.

la

direction

LES TROYENS VUS PAR HOMÈRE

303

Toute la tradition grecque fait de Sarpédon un frère de Minos et de Rhadamanthe, ce qui nous met deux générations avant la guerre de Troie. Pour les besoins de la cause, Homère l’a décalé, avec un clin d’œil à son

auditoire, dont une partie au moins n’est pas dupe *. Parmi les ennemis qu'affronte Ulysse, il est un certain nombre de personnages redoutables, comme Charops et Sokos (A 426-463). L'analyse du passage donne à penser que ces deux Troyens étaient sans doute à l'origine des êtres monstrueux qu'Ulysse affrontait lors de sa descente aux Enfers dans une

Odyssée originelle ?'. Les homonymes de héros mieux connus dans la mythologie grecque sont nombreux. Il ne se trouve pas moins de trois Adraste dans les rangs des Troyens, moins célébres que le roi de Sicyone qui avait organisé

l'expédition des Sept contre Thèbes *. La description de la mort du Priamide Lykaon comporte toute une série de détails curieux qui s'expliquent mieux si on les rapproche du mythe du Lykaon arcadien ?. Les Troyens Deukalion et Ofleus ne sont que des figurants à côté du héros

du

déluge

grec

d'Andromaque

et du

pére

d'Ajax

le

Locrien 9.

est porté par des Amazones,

Méme

le nom

ce qui correspond bien à

certains côtés du caractère de la femme d'Hector *'. Des Troyens sont dotés de noms grecs qui conviennent à des divinités et qui pourraient méme avoir constitué des épicléses de celles-ci. Hector est un dérivé en *-tor-, de la racine *segh-, qui a peut-être signifié, à l'origine, « vaincre ». Hector serait le « vainqueur », épithéte qui a pu convenir à Arès, dieu de la guerre, avec lequel, comme on l’a dit, Hector

a en commun trois épithètes formulaires *. Dolon, « le rusé », est proche d'Hermés qui montre la ruse des commerçants,

il est le fils d'Eumédes,

« le bienveillant », autre épithéte d'Hermés, et cet Eumédès, d'ailleurs trés riche, est dit θεῖος κῆρυξ, « héraut divin», autre fonction du méme dieu ". 56. E 627-654.

— Tiépoléme insinue qu'« Ils mentent ceux qui prétendent que tu

es descendant de Zeus porte-égide » (E 635). 57. P. WATHELET, « Les Troyens, leurs alliés et les peuples mythiques », Peuples et pays mythiques, Paris, Les Belles Lettres, p. 38.

58. B 572. 59. P. WATHELET, « Homère, Lykaon et le rituel du Mont Lycée », art. cit. 60. Le Deukalion troyen est un figurant tué par Achille (Y 478, cf. P. WATHELET, Dict. des Troyens, n° 88 Δευκαλίων, p. 410-412). — L'Ofleus troyen est le cocher de Bianor, tué par Agamemnon (A 93, cf. P. WATHELET, Dict. des Troyens, n° 243

‘Otetx, p. 779-780). 61. P. WarTHELET, Dict. des Troyens, n° 33 ᾿Ανδρομάχῃ, p. 274-283. 62. Cf. n. 42. 63. P. WATHELET,

p. 213-231.

« Rhésos

ou la quéte de l'immortalité », Kernos

2 (1989),

304

P. WATHELET

On a évoqué plus haut les anthroponymes, tirés de toponymes ou d’ethniques : outre Dardanos, Ilos et Tros, il y a Mérops, Dryops et

d'autres *. Comme on le voit, le Cycle troyen est certainement le fruit d'une longue élaboration qui a dû prendre plusieurs siècles. Le phénomène de la concentration épique est connu ailleurs. Dans le cas de l'/liade, on peut se demander, à titre d’hypothèse bien entendu, si les colons éoliens installés à

Lesbos et sur la côte voisine d'Asie Mineure, relativement proche de la Troade, n'ont pas été spécialement sensibles au thème du siège de Troie, dans la mesure où ils s'étaient installés dans la même région et où, sans

doute, ils devaient s'opposer à des populations locales 9. *

*

*

Dans l'ensemble, les Troyens de l'Iliade ont une civilisation analogue à celle des Achéens, mais, s'ils vivent en accord avec leur cadre naturel, s'ils sont proches des dieux à bien des égards, les Troyens sont gens de l'excés et de l'erreur, protégés par des divinités certes puissantes, mais dont la force est dangereuse, parce que mal contrólée. Dompteurs de chevaux, d'une richesse considérable encore que quelque peu amoindrie, les Troyens sont láches et fourbes, mais ils n'en sont pas moins dangereux. Leur roi est un homme ágé qui ne régne plus que pour la forme, et l'exercice du pouvoir par Hector est mal assuré, tant à Troie méme qu'à l'égard de la coalition qui appuie les Troyens. Tels sont les Troyens, masse indifférenciée qui tendent à s'abriter frileusement derrière les formidables murailles de leur cité. Type de Troyen peu recommandable jusqu'à la caricature, Páris-Alexandre, qui a dü étre le premier de son peuple dans un stade plus ancien de la tradition et qui y était peut-étre plus valeureux, sinon plus loyal. Comme « à vaincre sans péril, on triomphe sans gloire », il a fallu rendre de leur vertu à des guerriers Troyens, afin

d'en faire des ennemis des Achéens qui fussent dignes d'étre affrontés. C'est alors qu'on a créé, du côté d'Tlion, des guerriers valeureux et personnalisés, qui n'ont sans doute rien d'historique, mais qui sont largement empruntés à d'autres cycles épiques grecs. Le mouvement a atteint un sommet avec l'/liade. Par suite de la colère d'Achille, le centre d'intérét 64. "Apas, "AOL

Ἰλιονεῦς,

ἵμβρασος,

(ἢ), Δολοκίων, Δόλοψ, Δρύοψ, Θηβαῖος, Θυμβραῖος, Ἰδαῖος,

Ἴμβριος, Σάτνιος,

Σιμοείσιος,

Σκαμάνδριος,

Τροίζηνος,

ρωΐλος, etc. 65. P. WATHELET, Les Troyensde l'Tiade, p. 186. — Homère, qui était un Ionien

d'Asie, se trouve encore trés proche de ces Éoliens, ainsi que le montre l'analyse des formes dialectales de la langue homérique.

LES TROYENS VUS PAR HOMÈRE

305

de l'épopée n'est plus le combat des Achéens et des Troyens, mais l'affrontement d'Agamemnon et d'Achille au sein du camp achéen. Dès lors et au moins jusqu'à la mort de Patrocle, les Troyens sont, de fait, les alliés d'Achille. Ainsi s'explique que des Troyens de premier plan comme Hector nous soient aussi sympathiques que les chefs achéens. Encore fautil ajouter qu'avec des personnages moins « marqués » par la tradition du côté troyen que du côté achéen, Homère a pu, plus aisément, laisser la bride à son imagination et forger des personnages qui correspondaient mieux à sa propre sensibilité.

Sommaire

Avant-propoS

esse

ssoceeneneneesenereresereeserernse V

Fr. BADER, Le nom de Pénélope, tadorne à la nn... M. Bnix, Le romantisme français et le modèle homérique .................... M. Casevrrz, Vieillesse grecque, vieillesse troyenne .......................... Y. Duxoux, Autour de la tmèse grecque. Situation dialectale à l'époque mycénienne ; datation de l'épopée........................................... P. FABRE, L'Odyssée d'Homére : poème géographique ou quête d'un héros homérique vers la « sagesse » 7... 1. FREU, Les relations entre Troie et le monde hittite. Un problème de géographie historique ........................................,. nen W. JENNiGES, Les Lyciens dans l'lliade : sur les traces de Pandaros ....... R. LgsRuN, L'identité des Troyens ................ sese Fr. LéÉrouBLon, Descriptions dans l'Tliade.......................................

1 43 55 71 81 95 119 149 163

P. MancuerTi, Homère, Diomède et l'Argos Polydipsion .................... 187 M. Muwvp-Dorcure, « Heureux qui comme Ulysse a fait un long voyage. » Problèmes de géographie odysséenne à l'époque des Grandes Découvertes... 213 J. VANSCHOONWINKEL, La réalité archéologique de la guerre de Troie...... 231 S. VANSÉVEREN, Σχέτλιος dans l'épopée homérique. Étude sémantique et morphologique ............................................. en 253 Chr. Ve, Les correspondances des prologues divins de la guerre de

Troie et du Mahäbhärata....................................................... 275