Orthodoxie religieuse et sciences humaines: Suivi de (Religious) Orthodoxy, Rationality, and Scientific Knowledge 9783110813333, 9027976546, 9789027976543


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French Pages 339 [340] Year 1980

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Table of contents :
Avertissement
Introduction
1. L'Orthodoxie religieuse et l'écart avec les normes de la «raison»
2. L'Orthodoxie religieuse, l'étude scientifique des religions et les «ineffables» psycho-sociaux
3. L'Orthodoxie religieuse, l'étude empirico-positiviste et l'étude théorico-expérimentale des religions
(Religious) Orthodoxy, Rationality, and Scientific Knowledge
Bibliographie
Index des auteurs
Index des sujets
Table des matières
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Orthodoxie religieuse et sciences humaines: Suivi de (Religious) Orthodoxy, Rationality, and Scientific Knowledge
 9783110813333, 9027976546, 9789027976543

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Orthodoxie religieuse et sciences humaines

Religion and Society 14

GENERAL EDITORS Leo Laeyendecker, University of Ley den Jacques Waardenburg, University of Utrecht

MOUTON PUBLISHERS • THE HAGUE • PARIS • NEW YORK

Orthodoxie religieuse et sciences humaines Suivi de (Religious) Orthodoxy, Rationality, and Scientific Knowledge JEAN-PIERRE DECONCHY Laboratoire

de Psychologie

Sociale

de Paris-VII

MOUTON ÉDITEUR • LA HAYE • PARIS • NEW YORK

Ouvrage publié avec le concours du Centre National de la Recherche Scientifique, Paris

ISBN: 90-279-7654-6 © 1980, Mouton Publishers, The Hague, The Netherlands Printed in Great Britain

Avertissement

Les expérimentations que nous présentons ici, à l'appui d'une théorie de 1'«orthodoxie», ont toutes été réalisées entre 1966 et 1972. Il n'aurait pas été possible de les monter sans la crise de conscience, d'identité, de discours et de régulation que l'Église catholique vivait encore à cette époque, alors que les tentatives de reprise en main et de remise en ordre étaient encore incertaines. Cette crise — dont nous pensons qu'elle est en train de se résorber — a favorisé, au moins sous deux angles, l'implantation de nos dispositifs expérimentaux. D'une part, elle donnait provisoirement aux groupes que nous avons atteints une fluidité de fonctionnement qui permettait d'y déclencher des déplacements internes suffisamment amples pour être perceptibles et même mesurés. D'autre part, elle amenait ces groupes à s'exposer volontairement à une information scientifique contre laquelle ils s'étaient longtemps immunisés et où ils recommencent peut-être désormais à opérer un tri. Les circonstances ont permis que nous puissions être activement présent sur quelques sites où l'on tentait — avec courage, avec audace et aussi avec une certaine ingénuité — d'institutionaliser, au moins provisoirement, cette «ouverture» à l'information scientifique. La vie a voulu que nous puissions y tenir un rôle actif et complexe: à la fois amical et extérieur, tour à tour complice et interpellateur. Nous pensons que les fonctionnements que nous avons essayé d'établir peuvent — avec prudence — être tenus pour potentiellement généraux et fondamentaux. Il demeure que les conditions de notre implantation pédagogique et expérimentale ont été puissamment monographiques. Il demeure également que notre épistémologie est ainsi elle-même datée et située, comme c'est le cas de toute implantation expérimentale qui, par la force des choses et par la suggestion de la demande, se transforme en une intervention et en une pratique sociale.

Introduction

A . LA NOTION D'«ORTHODOXIE » ET SON SITE THÉORIQUE

Au seuil d'une seconde tranche de recherches sur la notion d'«orthodoxie», il nous faut, en peu de mots, dresser le site théorique où elle s'enracine, tant pour éclairer ce que nos premiers travaux* pouvaient avoir d'imprécis que pour permettre à notre problématique de rebondir selon une trajectoire aux paramètres suffisamment épurés. 1. Définitions Nous disons d'un sujet qu'il est orthodoxe dans la mesure où il accepte et même demande que sa pensée, son langage et son comportement soient régulés par le groupe idéologique dont il fait partie et notamment par les appareils de pouvoir de ce groupe. Nous disons d'un groupe qu'il est orthodoxe dans la mesure où ce type de régulation y est effectivement assuré et où son bien-fondé technologique et axiologique fait lui-même partie de la «doctrine» attestée par le groupe. Nous appelons système orthodoxe l'ensemble des dispositifs sociaux et psycho-sociaux qui règlent l'activité du sujet orthodoxe dans le groupe orthodoxe. Il va sans dire que, tel qu'il est ainsi défini, 1 le concept d'«orthodoxie» 2 est susceptible de s'appliquer ou, du moins, d'évoquer tout un ensemble de systèmes idéologiques dont les contenus sont très hétérogènes les uns par rapport aux autres.Nous nous expliquerons,dans cette * Jean-Pierre Deconchy, L'Orthodoxie religieuse. Essai de logique psycho-sociale, 1971, Paris, Éditions Ouvrières, 373 pp.

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introduction, sur les raisons théoriques qui nous ont amené à penser que l'orthodoxie religieuse est typique des orthodoxies idéologiques, envisagées d'une façon générale. Cette remarque n'est pas prématurée. Devant l'emploi foisonnant et souvent mal contrôlé du mot «orthodoxie», tant dans le langage courant où il prend souvent une tonalité péjorative 3 que dans la littérature psycho-sociale,4 elle nous permettra, par économie, de confronter — d'ailleurs très brièvement — notre concept d'«orthodoxie» de préférence avec les concepts qui évoquent une attitude ou un fonctionnement religieux.5 Parce qu'il est défini d'emblée en termes opérationalisables, notre concept d'«orthodoxie» nous paraît avoir une cohérence plus serrée que dans la plupart des travaux de psychologie sociale où il est employé. Quelquefois simplement synonyme de «croyance»,6 il y est utilisé soit de façon allusive et comme si son sens allait de soi,7 soit pour évoquer la reprise par un sujet de croyances 8 attestées par un groupe9 et jugées par l'enquêteur 10 comme «typiques» de ce groupe,11 soit pour déboucher sur des fonctionnements sociaux plus élaborés,12 soit pour équiper, quelquefois par le biais de concepts-relais,13 des index d'orthodoxie organisés autour de quelques items doctrinaux 14 et ultérieurement croisés avec des fonctionnements plus extensifs. 15 Notre concept d'«orthodoxie» définit conjointement les notions de sujet orthodoxe et de groupe orthodoxe, comme une totalité conceptuelle: toute disjonction interne à ce concept en ruinerait la portée, encore éventuelle. Il n'introduit donc pas une nouvelle «dimension» de l'attitude ou du comportement religieux, qui prendrait place dans une typologie de ces dimensions telle que certains l'ont dressée 16 tout en se demandant quelquefois quel en est le degré d'univocité épistémologique 17 : dimensions intellectuelle 18 ou cognitive 19 ; idéologique 20 ou doctrinale 21 ; «expérientielle»,22 «dévotionnelle» 23 ou «dévotionaliste»24; cultuelle,25 associationnelle26 ou ritualiste27; implicante ou non au fonctionnement d'un groupe éventuellement hiérarchisé,28 «conséquentielle»29 et, surtout, «extrinsèque» ou «intrinsèque»,30 voire d'autres encore. 31 Le postulat behavioriste qui sous-tend inévitablement la recherche expérimentale — quitte à ce que celle-ci soit dynamisée par des finalités plus amples — supporte mal ce tri entre les composantes

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«intérieures» et «extérieures» du comportement religieux. La fascination qu'exerce encore sur beaucoup de ces typologies la vieille distinction de William James entre deux sortes de religion, celle des institutions et celle de l'expérience, nous paraît devoir aboutir inévitablement à une impasse (Deconchy, 1969c). La dissociation entre conduites cognitives et comportements rituels ou associationnels nous paraît, par ailleurs, épistémologiquement hasardeuse, dans la mesure où elle pourrait faire penser que les premières ne sont pas aussi strictement régulées et régulatrices que les secondes. 32 Notre concept d'«orthodoxie» trouve son lieu d'élaboration théorique dans le groupe. Il prend ainsi ses distances par rapport à deux autres notions avec lesquelles il a pourtant des liens évidents de filiation et dont nous ne nous démarquons qu'avec beaucoup de déférence: r«autoritarisme» d'Adorno et, surtout, le «dogmatisme» de Rokeach. C'est dans le sujet qu'Adorno trouve le lieu d'élaboration théorique de la «personalité autoritaire». 33 Il s'agirait d ' u n e structure mentale stable, cernée au moyen d ' u n certain nombre de comportements euxmêmes étalonnés par des échelles, et qui rend compte de la disponibilité potentielle d ' u n sujet à adopter une idéologie particulière: l'idéologie nazie. Si Adorno recourt à l'hypothèse d ' u n e telle structure stable, c'est que l'emprise de cette idéologie ne lui paraît pas pouvoir être expliquée seulement par l'irruption irrationnelle d ' u n e doctrine irrationnelle dans le fonctionnement d ' u n e société particulière, par les fantasmes d ' u n paranoïaque ou par la contingence historique d ' u n e situation économique ou d ' u n e situation politique ponctuelles (Deconchy, 1973b). 34 C'est à la fois dans le sujet et dans le groupe, mis en parallèle, que Rokeach trouve le lieu d'élaboration théorique du «dogmatisme». Son intuition de base est introduite par tout un ensemble de recherches sur la «rigidité mentale», 35 dont l'«ethnocentrisme» d'Adorno serait justifiable en même temps que certaines opérations logiques: cette notion se révèle finalement trop courte pour rendre compte des phénomènes psycho-sociaux à contenus cognitifs complexes. 36 Cette intuition de base nous semble tout à fait fondamentale: «une croyance idéologique doit être étudiée dans sa structure et non pas dans son contenu». 37 Nous reprendrons à notre compte cette idée que c'est au niveau d ' u n e

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structure formelle 38 et non au niveau d'une signification que le chercheur en «science des croyances» pourra dégager les invariants dont une science fondamentale ne peut se passer pour équiper son langage. Le «dogmatisme» serait ainsi une sorte de forme a priori de la manipulation des objets idéologiques, exterritorialisée par rapport à la singularité de leur contenu et de leur implantation culturelle. 39 Toutefois, en faisant du «dogmatisme» un concept qui s'enracine, selon des isorythmies non précisées, dans le sujet et dans le groupe simplement juxtaposés, et en ne voulant jamais opter pour l'un ou pour l'autre ni presque jamais 40 rendre compte théoriquement de ce parallélisme, Rokeach nous paraît se heurter à une double difficulté. D'une part, il se condamne à ne pas pouvoir véritablement expérimenter: son concept de «dogmatisme», équipé de façon étincelante, 41 pouvait pourtant introduire d'autres recherches que celles où le dogmatisme, étalonné par une échelle à enracinement monographique, 42 est utilisé comme variable indépendante et ne fait jamais l'objet d'une tentative de synthèse artificielle. 43 D'autre part, ce chassé-croisé incessant et indécis entre le dogmatisme du sujet et celui du groupe, envisagés comme des fonctionnements conceptuellement disjoints, ne pouvait, à long terme, que se résoudre par l'option en faveur d'une recherche menée sur le seul sujet: à savoir, dans une psychologie à dominante clinique, 44 éventuellement lestée de quelques références socio-culturelles. 45 Nous nous sommes longuement expliqué ailleurs sur ce que, selon nous, la trajectoire théorique de Rokeach a d'exemplaire (Deconchy, 1970b). 46 2.

Délimitations

Provisoirement défini en termes à peu près précis bien que non encore opérationalisés, encore faut-il que le concept d'«orthodoxie» ne fasse pas l'objet d'une méprise en ce qui concerne la surface du champ social qu'il peut recouvrir: le titre de ce livre pourrait susciter une telle méprise. En premier lieu, il faut bien percevoir que, si toute idéologie peut se constituer en orthodoxie, le tout d'un phénomène socio-idéologique n'est pas justifiable de la seule notion d'«orthodoxie». Nous avons montré ailleurs (Deconchy, 1971a, pp. 35-59) que tout

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groupe, dès lors qu'il n'établit pas son consensus sur la seule base d'une technologie commune ou — à la limite et d'une façon conceptuellement plus équivoque — sur la seule base de la «rationalité», est amené à se constituer en «orthodoxie»: le passage du groupe de cooptation — du groupe primaire 47 — au groupe orthodoxe s'opère notamment en fonction de certains seuils, tant en ce qui concerne la taille du groupe que le désir qu'il a d'organiser sa perdurée. Sous cet angle, on peut dire que toutes les idéologies peuvent déboucher sur des orthodoxies et qu'il est des orthodoxies de tous genres : philosophiques, politiques, religieuses, artistiques... Il pourrait même y avoir orthodoxie scientifique, dès lors que l'on postulerait que la recherche scientifique doit, a priori et sans déviance ni révision possible ni même pensable, s'insérer dans les seules structures institutionnelles qui, dans un système social donné, en régulent actuellement l'exercice et qu'elle ne peut s'exercer que par le biais du seul type de méthodologie que ces structures institutionnelles ont accrédité. Toutes les idéologies peuvent donc déboucher sur une orthodoxie. Encore faut-il que l'on donne à ce mot «idéologie» un contenu à peu près opérationnel au plan de la recherche expérimentale. 48 Or, dans la plupart des cas, les définitions que l'on propose de ce mot, qu'il soit perçu de façon positive ou négative,49 sont elles-mêmes idéologiquement très chargées: un peu comme dans la domaine des religions, où la plupart des définitions que l'on donne de «la religion» sont elles-mêmes «religieuses», à tout le moins théologiques. 50 Les définitions que l'on donne ainsi du mot «idéologie» sont aussi nombreuses que les systèmes idéologiques dont elles sont elles-mêmes susceptibles d'exciper. 51 Pour notre part, en essayant d'établir la notion d'«idéologie» en termes qui relèvent de la seule psychologie sociale,52 nous dirons que, dans le cadre de nos travaux, nous avons pu nous en tenir à appeler «idéologie»: tout système de représentations et d'explications d'une réalité sociale qui, aux yeux d'un certain nombre d'individus, introduit une information qu'ils jugent potentiellement universelle en fonction de critères qui, pour eux, ne relèvent pas d'abord et avant tout d'un désir ou d'un mobile vérificateur». 53 Pour provisoire et purement opératoire que soit cette définition, elle a pourtant le mérite d'éviter l'irritant problème de la «vérité» ou de la «fausseté» de la représentation ou de l'information

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idéologique, ainsi que l'inventaire des critères intrinsèques que celles-ci peuvent évoquer en faveur de leur propre accréditation.54 Cette tentative de «désidéologiser» la notion d'«idéologie» ne veut pas dire, pour autant, que nous pensons que l'administration scientifique de la preuve puisse se faire en dehors de toute référence idéologique: nous le montrerons au cours de cette étude.55 A ne considérer qu'elles: la volonté de rendre compte scientifiquement de la genèse, de la perdurée et de la mort de certains objets idéologiques et la certitude que cette entreprise est réalisable ne peuvent pas être des opérations idéologiquement inertes. Si toute idéologie peut se constituer en orthodoxie, le tout d'un phénomène socio-idéologique n'est pas pour autant justifiable du concept d'«orthodoxie». Aux phases de régulation orthodoxe de l'information et des structures qui en assurent la perdurée et l'emprise, on peut apposer ou même opposer des phases où les formes acquises de cette information et de ces structures se disloquent dans un climat d'effervescence. En ce qui concerne les phénomènes religieux, nous avons déjà évoqué le fonctionnement dé-régulateur mais finalement mystifié et probablement lui-même mystificateur de l'un de ces foyers d'effervescence (Deconchy, 1971a, pp. 41 sq.; 1969b). Nous l'avons appelé «messianisme», à cause de la prégnance sociale des phénomènes évoqués par ce mot et sans doute aussi à cause de la fascination qu'exerçaient et qu'exercent encore sur nous certains travaux et certaines percées.56 On a fait justement remarquer57 que la notion de «messianisme» n'est peut-être pas totalement adéquate pour recouvrir ces phénomènes d'effervescence. Nous croyons nous-même que ce modèle oscillatoire orthodoxieeffervescence (messianique), nous l'avons jusqu'ici présenté comme une dialectique trop exclusivement chronologique ou, si l'on veut,diachronique, alors que le jeu de l'emprise et de la contre-emprise sociales relève probablement d'une dialectique interne au type de système social que nous étudions. C'est dire que, lorsque nous essaierons ultérieurement d'étudier expérimentalement les effervescences et les contre-emprises que nous venons d'évoquer et que, jusque maintenant, nous avons seulement côtoyées (Deconchy, 1971a,pp. 109 sq.), nous nous trouverons devant des problèmes théoriques raiouiafe/es. Problèmes redoutables du côté

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de la conceptualisation: aucune opérationalisation de ces effervescences idéologiques n'a encore été tentée, sur la base de laquelle on pourrait mener une entreprise expérimentale. 58 Pourquoi cacher et se cacher que, loin de se décanter, la situation conceptuelle paraît actuellement croître en ambiguïté, ne serait-ce que — si nous restons dans le domaine religieux — par l'orchestration enthousiaste que certaines orthodoxies font désormais des effervescences que leur propre fonctionnement serait capable de reconnaître, d'intégrer et même de susciter: situation sans doute socialement très riche mais conceptuellement troublante, que nous essaierons de prendre en charge. s9 Problèmes redoutables du côté de la théorisation en psychologie sociale: celle-ci, trop fréquemment condamnée par ses commanditaires à la seule étude des ajustements sociaux, 60 demeure si souvent obsédée par les fonctionnements de genre majoritaire, conformiste, 61 intégrateur et négociateur qu'elle n'a pas à sa disposition d'instruments théoriques aussi élaborés pour étudier les «dysfonctions». Elle persiste à les considérer comme des déviances et des marginalités qui n'ont pratiquement pas de cohérence propre et qui ne sont pensables qu'en fonction des systèmes théoriques dont elles s'écartent et, finalement, des systèmes sociaux auxquels les commanditaires d'un certain type de psychologie sociale veulent les réintégrer. 62 Il n'est pas jusqu'aux théories «cognitives» classiques qui ne se révéleraient ici étrangement courtes: à penser les fonctionnements cognitifs en seuls termes de dissonance à réduire, de congruence à construire ou d'équilibre à maintenir, 63 on demeure sans prise sur les phénomènes de créativité, de percée et de torsion cognitives sur lesquels peuvent se greffer ces contre-emprises sociales.64 Problèmes redoutables au plan de l'entreprise expérimentale, et pas seulement parce que les orientations théoriques que nous venons d'évoquer n'ont pas pu introduire les outils expérimentaux adaptés à l'étude des effervescences. C'est que la méthode expérimentale, même exercée en milieu naturel comme nous essayons de le faire, tend presque toujours à miniaturiser, à canaliser et à maîtriser les phénomènes qu'elle vise à étudier alors que, par définition, ces phénomènes effervescents cesseraient d'être effervescents dès qu'ils auraient subi un tel traitement. L'étude de ces phénomènes ne serait donc pas seulement complémentaire de celle que nous avons entreprise sur le phénomène d'«orthodoxie». Nous ne

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pourrons plus nous en tenir, alors, à l'étude des régulations programmées et automatisées et des structures vides de contenu: l'effervescence idéologique (qu'elle soit dite messianique, prophétique, utopique, charismatique...) correspond la plupart du temps à une tentative de rentrée en force des significations. Mais il faut encore travailler plus étroit dans la délimitation de notre entreprise et de l'implantation sociale de notre concept. Car, en second lieu, en supposant même que soit terminée l'étude du couple orthodoxie—effervescence («effervescence» dont nous continuons de penser que c'est le vocable de «messianique» qui lui conviendrait le moins mal) et en supposant même que soient établis leurs liens dialectiques, il faudrait bien se rendre compte que ces travaux ne sauraient, en aucune façon, épuiser le problème du fonctionnement idéologique. C'est que, à demeurer dans le cadre de notre terminologie antérieure et provisoire, le tenant de l'orthodoxie et le protestataire messianique restent, d'une certaine façon, à l'intérieur de la même idéologie: celuici reproche à celui-là de ne pas être véritablement «fidèle» à la croyance originelle, se targue de viser à cette fidélité pure et (à nouveau...) dure, et ne proclame si haut l'urgence de transformer les mœurs, les rôles et les structures que pour retrouver plus sûrement la splendeur des origines. Le problème resterait alors intact de l'étude du passage d'un système idéologique à un autre et, surtout, celle de la création idéologique proprement dite. Le premier aspect de cette relance ou de cette extension du problème introduirait déjà un certain nombre de difficultés: passe-t-on plus facilement d'une orthodoxie A à une orthodoxie B, dont la doctrine est différente mais où la régulation sociale est comparable, ou à un «messianisme» B, dont la doctrine est également différente mais dont la visée est dé-régulatrice? Un «messianisme» A, protestataire à l'égard d'une orthodoxie A, est-il une sorte de sas social entre l'idéologie A et une idéologie B, dont il s'agirait toutefois de savoir si la forme orthodoxe est alors socialement plus disponible que la forme «messianique», ou inversement? Il s'agit là d ' u n ensemble de problèmes qui,dès lors qu' on voudrait les traiter de façon expérimentale, ne seraient que médiocrement éclairés par les recherches sur la «conversion», presque toujours à tonalité sociographique ou clinique. 65 Les travaux préparatoires à cette

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autre tranche de recherches, que nous avons tentés en dehors de notre problématique centrale, ont été jusqu'ici assez décevants. Ils seront naturellement repris (Deconchy, 1977a). Mais l'étude de la création idéologique poserait des problèmes autrement redoutables et elle rencontrerait vraisemblablement des oppositions de principe autrement vigoureuses. Sans doute, devrait-elle résoudre toutes les difficultés dont nous avons parlé à propos des «effervescences» intra-idéologiques: problèmes de conceptualisai ion, de théorisation et d'expérimentation. Mais la résistance se situerait encore ailleurs et autrement. C'est que la plupart des tenants des idéologies constituées semblent se comporter, de façon curieuse, comme si l'homme, parce qu'il a déjà créé un certain nombre de systèmes idéologiques féconds et puissants, avait désormais tari sa capacité de création idéologique ou, du moins, comme si cette capacité ne pouvait plus s'exercer qu'en choisissant entre les systèmes qui lui sont rendus socialement disponibles, ou en aménageant de façon plus raffinée les systèmes déjà existants. Celà, le chercheur ne peut évidemment pas l'accepter. Mais les difficultés seront énormes quand il essaiera de poser le problème : il aura à affronter la connivence tactiquement tacite et tacitement tactique des idéologies constituées qui, en vertu d'œcuménismes informels, douteux et d'ailleurs révisables, préfèrent que de tels problèmes ne soient pas posés, ne serait-ce que pour réduire l'étendue du clavier des options disponibles. Le rejet pourra prendre différentes formes: lorsqu'il ne sera qu'épistémologique, il consistera à rejeter la question dans le champ des contingences cliniques, loin de la théorisation des fonctionnements fondamentaux. A titre d'exemple: les opérations onto-optatives, génératrices de valeurs, de dieux et d'eschatologies, seront considérées comme de simples résonances d'une «ontologiedu désir» relevant lui-même strictement de l'analyse clinique. C'est dire que, en étudiant pour l'instant les comportements orthodoxes, nous avons conscience de n'étudier qu'une plage de l'immense problème que pose le fonctionnement des idéologies. Une plage non seulement limitée, mais dont l'honnêteté force à percevoir qu'elle est d'un accès finalement plus assuré et plus commode que l'arrière-pays fabuleusement complexe sur laquelle elle débouche.

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3.

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Spécifications

Ces définitions laissent entendre que nous cherchons à établir un concept à portée générale. Le titre de ce livre, comme celui dont il est la suite logique, ont évoqué une entreprise plus spécifique et nos premiers cadrages conceptuels et théoriques ont pu renforcer l'idée de cette spécificité. En fait, nous nous trouvons devant une opération logique à double détente. Nous visons à établir un concept qui peut s'appliquer, moyennant des adaptations de détail, à toutes les orthodoxies idéologiques et nous avons dit que celles-ci pouvaient être de tous ordres. Toutefois, il en est peut-être qui, parmi elles, grossissent de façon exemplaire les fonctionnements dont nous cherchons à établir les lois: à ce titre, elles pourraient servir de matrices théoriques à des systèmes moins typiques qui gagneraient à être mirés au travers de modèles plus décantés et plus stricts. Dans l'ensemble des «orthodoxies» que l'on peut détecter dans l'analyse des sociétés, il nous semble que les orthodoxies religieuses correspondent à des terrains sociaux où les fonctionnements orthodoxes, tels que nous les avons définis, atteignent à une pureté de ligne qui les rend exemplaires et qui, d ' u n e notion qui s'y serait révélée opératoire, pourrait faire un concept à portée plus extensive et applicable aux autres orthodoxies. Ce n'est ni en fonction d'à priori à résonance plus ou moins polémique, ni en fonction d'impressions informulables, ni en fonction d ' u n e phénoménologie hasardeuse que nous avons été amené à concéder aux orthodoxies religieuses cette exemplarité formelle. Si nous la leur concédons, c'est en vertu de Vhypothèse qui est centrale à toute notre recherche et que celle-ci veut justement vérifier,à savoir que: «en système orthodoxe, la fragilité rationnelle de l'information est compensée par la vigueur de la régulation. 66 Cette hypothèse vaut, croyons-nous, pour toutes les orthodoxies idéologiques mais, a priori, on peut penser que les phénomènes d'oblitération fonctionnelle de l'irrationalité que cette hypothèse évoque sont d'autant plus nets de contours que la fragilité rationnelle qu'ils visent à compenser est plus explicitement assumée par le système. 67 Or, parmi les diverses orthodoxies idéologiques, les orthodoxies religieuses sont incontestablement celles qui admettent et

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même proclament avec le plus de vigueur que les informations autour desquelles elles s'organisent, s'écartent des seules normes de la rationalité. Alors même qu'elles organisent ces informations avec une ingéniosité sans égale dans des corpus souvent hautement technicisés, elles maintiennent le principe ultime de l'irrécupérabilité rationnelle de ces informations. On peut donc penser qu'elles représentent des systèmes orthodoxes où l'appel à la régulation sera particulièrement bien programmé au niveau fonctionnel et particulièrement disponible au niveau doctrinal, grossissant ainsi de façon exemplaire, priviligiée et spectaculaire, des fonctionnements à portée générale.68 Ce tri, opéré a priori parmi les diverses orthodoxies idéologiques, ne trouvera naturellement son fondement théorique et logique que lorsque nous aurons pu vérifier — et c'est là l'objet du chapitre 1 de ce livre—le bien-fondé de cette hypothèse qui est véritablement le nœud de notre système théorique. Ainsi, nous voyons dans les orthodoxies religieuses des systèmes sociaux où la singularité d'un objet idéologique, posé d'emblée comme ultimement «invérifiable» et trouvant d'ailleurs dans cette invérifiabilité l'essentiel même de ses fonctions sociales, introduit des fonctionnements d'emprise cognitive qui sont exemplaires dans leur dessin et qui seraient transposables aux autres orthodoxies idéologiques, toutes précautions prises.69 Le second tri, gigogne au premier, que nous allons devoir opérer est porté par une argumentation qui se situe à un tout autre niveau épistémologique. Parmi les orthodoxies religieuses (typiques, selon nous, des autres orthodoxies), n'en est-il pas qui soient elles-mêmes exemplaires jusqu'à représenter un lieu priviligié pour l'implantation de nos expérimentations: terrain institutionnellement programmé, où celles-ci profiteraient d'une pesanteur sociologique donnant aux fonctionnements étudiés une sorte de «brutalité» théorique et pratique qui les rendrait aisément repérables et facilement déclenchables? Nous pensons que le catholicisme (surtout dans son ambiance occidentale) pourrait jouer ce rôle. C'est que l'Église catholique nous semble avoir poussé à bout la logique de l'orthodoxie, jusqu'à intégrer dans son corpus de croyances et dans son réglage de l'appartenance deux éléments doctrinaux qui relèvent directement des fonctionnements que nous cherchons à établir et qui les «renforcent» de façon toute naturelle.

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Le premier de ces éléments doctrinaux, c'est que le corpus (et peutêtre le consensus) catholique accorde, au moins théoriquement, l'infaillibilité à des informations émises, en certaines circonstances, par un chef suprême que l'immense majorité des membres du groupe n'a pas contribué à introniser et sur lequel, toujours en théorie, aucun contrôle ne s'exerce (non autem ex consensu ecclesiae).70 Le fait que ce privilège dans l'ordre de l'infaillibilité de l'information ne soit exercé qu'en de très rares circonstances et qu'il ne représente, en fait, qu'un apanage théorique ne change absolument rien à l'affaire: nous ne travaillons pas à des sondages d'opinion qui chiffreraient le pourcentage des chrétiens qui croient à cette infaillibilité. L'infaillibilité informationnelle du chef suprême, même si elle n'existe qu'à titre de simple possibilité ou de simple éventualité théorique, correspond bien à un fonctionnement social fondamental 71 qui se répercute à tous les étages et dans toutes les instances d'une distribution pyramidale du pouvoir cognitif: c'est en vain que l'on essaierait de le penser en termes d'invariant rationnel, ainsi qu'on a pourtant essayé de le faire 72 (Deconchy, 1970c). Le second de ces éléments doctrinaux que l'on peut trouver dans le corpus extraordinairement bâti de l'Église catholique n'est pas moins lourd de virtualités théoriques, alors même que, du point de vue pratique, peu de catholiques en sont conscients. Il s'agit de ce point de doctrine qui veut qu'il soit de foi que l'une des principales croyances autour desquelles se réunit l'Église catholique (à savoir l'existence de Dieu) peut être adéquatement prouvée par la raison : stratégie cognitive à vrai dire extraordinaire, qui consacre l'impuissance ultime de la raison humaine en la confortant par des arcs-boutants qui sont extérieurs à son exercice et qui sont censés lui donner la portée contraignante qu'elle ne saurait se faire reconnaître à elle seule.73 Ce que nous savons du corpus doctrinal des principales orthodoxies religieuses, nous autorise à penser qu'aucune orthodoxie religieuse n'a aussi explicitement proclamé les liens dialectiques qu'elle noue, dans son champ de pouvoir, entre l'invérifiable et la régulation sociale. C'est pourquoi nous avons implanté les dispositifs expérimentaux visant à établir les lois générales de l'orthodoxie dans des groupes faisant partie de l'Église catholique et plus précisément — nous nous en expliquerons — dans ce

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que l'on peut appeler la frange inférieure de son appareil de pouvoir. Tel est, évoqué à grands traits, le site théorique dans lequel notre recherche s'enracine.* B. LA MÉTHODE ET LES RÉSULTATS ANTÉRIEURS

1. La méthode Un peu naïvement, on imagine souvent que le chercheur, dès lors qu'il est convenablement préparé, trouve à sa disposition toute une panoplie d'instruments méthodologiques dans laquelle il puise simultanément ou successivement, en fonction de critères introduits et dictés par l'objet qu'il étudie. Son «libéralisme», son «ouverture d'esprit», son «manque de sectarisme» tiendraient notamment au fait qu'il est prêt à concéder à tous ces instruments méthodologiques, souvent très différents les uns des autres, une égide valeur pourvu qu'ils soient adaptés et ajustés à chacun des objets étudiés. Ce qui fait problème, c'est naturellement de pouvoir mettre au clair quels sont les critères de cette adaptation et de cet ajustement et surtout de savoir si le tri entre ces critères est lui-même idéologiquement neutre et s'il peut s'opérer au nom d'une «objectivité scientifique» qui nous reste problématique. Comme si, d'ailleurs, en appeler à la seule «objectivité scientifique» — expression sémantiquement commode à manier mais épistémologiquement incertaine — n'était pas, en soi-même, une opération lourdement chargée, tant culturellement qu'idéologiquement. En optant pour la méthode expérimentale, nous savons très bien que nous ne sommes pas seulement séduit par la rigueur de ses démonstrations et par la propreté des résultats sur lesquels elle peut déboucher. Qui pourrait sérieusement penser que le fait de croire que le comportement de l'homme est justifiable de lois à portée potentiellement universelle (postulat —ou axiome — pourtant inéluctable à qui veut établir une véritable science de l'homme) est idéologiquement inerte? Qui pourrait croire que,en essayant de reconstruire artificiellement,par méthode expérimentale, des objets (les dieux, les valeurs, les au-delà, *Le Tableau 1 essaie de représenter ce site conceptuel et théorique.

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Tableau 1. Organigramme

conceptuel

de

l'«orthodoxie»

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l'art...) auxquels des groupes d'hommes, ethnologiquement et éthologiquement cernables, concèdent une valeur d'absolu, on ne prend pas position dans le champ idéologique et non seulement dans les combats d'avant- ou d'arrière-garde qui visent à sacraliser la qualité «objective» d'une méthode particulière? Le chercheur, notamment lorsqu'il applique à l'homme les méthodes de recherche des sciences naturelles, doit non seulement être lucide sur l'objet qu'il étudie mais aussi sur les ajustements ou les arrachements qu'implique l'exercice même de sa recherche. Cette lucidité, nous ne visons pas seulement à ce qu'elle soit une note formelle de cette nouvelle tranche de travaux: elle en est l'un des objets matériels. En effet, nous montrerons, naturellement par voie d'expérimentation, que le choix et le rejet fonctionnel d'une méthodologie et des considérations théoriques qui l'introduisent ne dépendent pas seulement de critères scientifiques mais qu'ils dépendent aussi d'options idéologiques. Nous avons même la faiblesse de croire que ce sera là l'originalité de notre recherche expérimentale: une idéologie constituée, même si elle se dit et se veut «ouverte à la science», ne peut pas indifféremment intégrer (ou résister à) n'importe quelle méthode scientifique. Puisque c'est là l'objet de notre recherche, nous n'en dirons pas plus pour l'instant. 74 Mais, en optant pour la recherche expérimentale, très nettement distinguée de la recherche empirico-descriptive qui guette le fait sans parvenir à le susciter, nous n'acceptons pas pour autant tous les stéréotypes véhiculés par une certaine culture universitaire. Les dichotomies «description empirique»/«expérimentation», «monographie à désir de totalisation généralisatrice»/«recherche à visée potentiellement universelle», «analyse des données»/«synthèse artificielle de l'objet», nous paraissent légitimes, en dépit de leur incertitude de contours: elles sont établies au niveau de l'épistémologie du statut formel de deux attitudes scientifiques fondamentalement différentes. Mais, dans la foulée pourrait-on dire, un certain consensus universitaire voudrait quelquefois introduire une autre dichotomie que, pour notre part, nous rejetons, dans la mesure où les termes en sont souvent disjoints de façon rigoureuse: celle du laboratoire et du milieu naturel. Le chercheur désireux d'équiper des lois à portée potentiellement universelle devrait impérativement travailler en laboratoire: seul milieu capable de lui apporter,

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par son asepsie même, un cadre dont les lignes et les composants sont suffisamment propres pour que les lois du comportement humain puissent présenter une trajectoire dont la rigueur n'est déviée par aucune donnée fâcheusement naturelle. Quant à celui qui, pour des raisons diverses, serait attiré par le milieu naturel et les groupes enracinés dans le quotidien, il serait condamné à décrire, platement ou somptueusement, mais à coup sûr localement, la situation naturelle dans laquelle il est impliqué affectivement, statutairement ou idéologiquement. Cette dichotomie, rarement explicitée mais toujours latente dans certains milieux universitaires, entre milieu naturel = monographie/désir scientifique à portée potentiellement universelle = laboratoire, nous paraît être le signe d'un certain blocage, probablement idéologique, dont souffre la recherche dans les sciences de l'homme. Ce n'est pas là jeux de mots, acrobatie conceptuelle ou désir de singularisation méthodologique. C'est que, alors même que nous pensons que tout phénomène est, en principe, justifiable d'une explication scientifique (répétons-le: réductrice) de type théorico-expérimental, nous sommes persuadé que les phénomènes dont nous essayons d'établir les lois ne peuvent pas, sous peine d'être dénaturés, être mimés, réduits ou miniaturisés en laboratoire. Nous ne sommes pas de ceux qui croient que l'étude expérimentale de la stratégie des compétitions de laboratoire où l'enjeu se situe aux alentours de quelques francs ou de quelques dollars nous apprenne quelque chose sur les lois de la guerre: Stalingrad, Auschwitz et Montoire, ça ne se miniaturise pas. Nous ne croyons pas davantage que l'étude en laboratoire des effets de la présence ou de l'image d'un congénère nous apprenne quoi que ce soit de Béatrice, d'Héloïse ou de Mona Lisa. Et pourtant, interpréter à l'opposé Stalingrad, Auschwitz et Montoire, Béatrice, Héloïse et Mona Lisa en simples termes de contingence historique ou de vibration affective nous semble être une véritable démission de l'esprit scientifique. Plus simplement dit, nous pensons que les fonctionnements que nous étudions ne sont pas miniaturisables. 75 L'attitude religieuse, exemplaire de l'action idéologique, peut être au foyer d'un tel investissement personnel ou social, 76 elle est à la fois la matrice paradoxale de tant d'accélérations et de tant de ralentissements sociaux que nous ne la croyons pas réductible aux opérations simplifiées à l'extrême qui sont

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les seules que le laboratoire peut prendre en charge. Beaucoup de réalités sociales—bien plus que ne le pensent souvent les chercheurs fascinés par la recherche historiographique, sociographique ou psychographique — peuvent être miniaturisées. Mais peut-on, par exemple, réduire l'histoire à la séquence expérimentale, ses lentes maturations et ses soubresauts passionnés à la diachronie synthétique? Peut-on miniaturiser en laboratoire, en une séquence indéfiniment transposable et répétable, une tranche de vie singulièrement marquée par la mort? 77 C'est ainsi que, pour notre part, nous avons été amené à opter pour l'expérimentation en milieu naturel 78 : genre méthodologique ingrat et prodigieusement coûteux qui,deFrenchàSherif,a sans doute ses lettres de noblesse, mais d'une noblesse dont les quartiers paraissent ne se transmettre qu'avec bien des difficultés. Si l'on cherchait à comprendre pourquoi, on débusquerait sans doute des lois fondamentales de l'épistémologie scientifique. Nous n'avons pas l'intention de rappeler ici tous les problèmes que pose l'expérimentation en milieu naturel: nous les avons déjà examinés ailleurs (Deconchy, 1971c, 1976b, 1977b). Nous pensons toutefois que, dans le genre expérimental, l'expérimentation en milieu naturel se singularise au moins à quatre points de vue par rapport à l'expérimentation classique, majoritairement exercée en laboratoire. En milieu naturel, il s'agit de travailler sur des groupes sociaux intacts: intacts avant, pendant et même après l'intervention expérimentale proprement dite. En stricte rigueur de termes, l'opération tient évidemment de la gageure: toute intervention, artificiellement programmée, dérange le fonctionnement spontané du groupe étudié. Du moins faut-il viser à ce que cette intervention soit dans la logique naturelle de ce fonctionnement et que, d'une certaine façon, ce soit celui-ci qui,dans sa coulée, en vienne à rendre cette intervention non seulement possible, mais souhaitable et même inéluctable. Cette volonté que nous avons, tant pour des raisons déontologiques qu'épistémologiques, de laisser le système social intact après l'intervention expérimentale introduit, par ailleurs, un problème méthodologique délicat en ce qui concerne la validité des écarts que l'on cherche à obtenir entre les mesures prises avant et après l'intervention expérimentale: pour que l'expérimentation soit probante, il faut que ces écarts soient suffisamment

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grands de façon à être statistiquement significatifs, mais, pour que le système social reste intact, il faut qu'ils ne le soient pas trop .^Difficulté que l'on ne pourra surmonter qu'au prix d'une série d'expérimentations soit croisées (comme dans le chapitre 1 ), soit répétitives (comme dans le chapitre 2), soit emboîtées (comme dans le chapitre 3), où la validité statistique de chaque écart a finalement moins de portée que l'ensemble des déplacements obtenus et que leur cohérence logique à l'intérieur d'une théorie elle-même strictement dessinée. En milieu naturel, l'expérimentateur, s'il travaille sur des groupes sociaux intacts,doit pourtant effectuer un certain nombre d'opérations qui rendent la situation maniable ou — si l'on veut et malgré ce que le mot peut avoir d'effarouchant — manipulable. C'est ainsi qu'il est amené à accélérer, à focaliser et à styliser des fonctionnements sociaux naturellement et habituellement lents, diffus et foisonnants.Cette prise en main de la situation ne peut s'effectuer sans précaution. En fait, elle n'est possible que là où deux conditions sont réalisées. D'une part, l'expérimentateur, si stricte que veuille être son option expérimentaliste, ne peut se dispenser d'avoir une bonne connaissance naturaliste du groupe dans lequel il insère ses procédures et une certaine connivence culturelle (et non obligatoirement idéologique) avec ceux qui le composent et le structurent. D'autre part, ces opérations d'accélération, de focalisation et de stylisation — qui ne sont pas à proprement parler de la «miniaturisation» — ne peuvent réussir leur homothétie 8 0 avec la situation naturelle qu'au prix d'un cadrage conceptuel pointilleux qui, seul, pourra débarrasser ce tri et cette réduction de ce qu'ils ont de hasardeux.81 Parce que les variables expérimentales qu'il manie doivent pouvoir apparaître comme naturelles aux sujets étudiés et parce qu'elles doivent logiquement découler du fonctionnement naturel de leur groupe, l'expérimentateur en milieu naturel se trouvera, par rapport à ces sujets et à ces groupes, dans une situation tout à fait originale. Il en va de même pour la situation des «compères» dont il programme le comportement. Ils ne peuvent être entièrement extérieurs au fonctionnement du groupe et à sa problématique propre. Au prix de travaux d'approche lents et,sous un certain angle,désintéressés, au prixde négociations économiques et culturelles, au prix d'une sorte d'«entrisme» méthodologique,

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l'expérimentateur doit parvenir à se greffer, lui-même et ses compères, sur le fonctionnement du groupe comme de véritables implants sociaux, dont le bon sens et le b o n goût montrent à l'évidence qu'ils ne pourront être brutalement scarifiés sitôt l'expérimentation terminée. Ces montages sont prodigieusement coûteux en moyens matériels, en personnel d'intervention, en temps passé à préparer le terrain et à s'y implanter, en fignolage d ' u n e certaine dramatisation sociale et en investissement psychologique. Mais, au-delà de ce coût, la méthode porte en elle-même un b o n nombre de difficultés dont on ne saurait sous-estimer les incidences théoriques: nous en voyons surtout trois. D'une part, les problèmes déontologiques sont constants et quelquefois très lourds: ils convergent toutefois avec certaines de nos exigences méthodologiques, puisque laisser les sujets et les groupes intacts pendant et surtout après notre intervention expérimentale ne correspond pas seulement pour nous à une rigueur déontologique mais à une option méthodologique. D'autre part, l'approche d ' u n groupe naturel, notamment d ' u n groupe idéologique, en vue d ' y implanter une expérimentation et son personnel utile, se fait presque inévitablement par le seul biais d ' u n e négociation avec sa hiérarchie constituée. Pour insérer l'expérimentateur dans le groupe et nous couler dans ses pesanteurs sociologiques, nous sommes ainsi amené à profiter de l'emprise que cette hiérarchie exerce sur le groupe et à greffer notre propre image sur les axes sociaux selon lesquels cette emprise se déploie: par exemple, sur sa pédagogie. La situation est déontologiquement et peut-être même politiquement hasardeuse: mais elle peut, par ailleurs, introduire certains biais dont les conséquences méthodologiques et théoriques sont elles-mêmes évidentes. Enfin, cet «entrisme» méthodologique et cette greffe d'implants sociaux (souvent au moyen d ' u n e négociation avec l'appareil en place) opèrent inévitablement un certain tri parmi les fonctionnements susceptibles d'être étudiés. A coup sûr efficace pour atteindre les phénomènes d'ordre (que cet ordre soit cognitif ou social), ce dispositif méthodologique se révélera inadapté pour étudier ce que l ' o n p e u t appeler les «effervescences» (cognitives ou sociales) créatrices de fantasmes et d'objets sociaux, sauf peut-être celles qui, réduites à l'état de traces ou de vestiges, pourraient être localement réactivées ainsi que celles que le système étudié accrédite en les dosant avec soin.

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L'expérimentation en milieu naturel impose enfin une autre distorsion au schéma classique de la méthode expérimentale. C'est que, la plupart du temps,82 il est impossible de mettre en place un groupecontrôle strictement appareillé (dans sa composition, dans le temps, l'espace, le site...) au groupe expérimental. Quand, au terme d'une négociation avec un groupe localisé, on est parvenu à insérer dans son fonctionnement des opérations qui, pour le chercheur, ont une visée expérimentale et qui, pour les participants, apparaissent comme les éléments d'une pédagogie interne au groupe, il n'est pas aisé de partager ce groupe en deux pour appliquer à l'un une variable expérimentale et pour en préserver l'autre. Tout au plus, peut-on doser différemment l'injection de la variable (Deconchy et Chalot, 1970; Deconchy, 1971a, pp. 78-111) au prix de renforcements locaux. En fait, nous sommes amené à vérifier, à intervalles réguliers et hors expérimentation, la stabilité des différentes mesures que nous prenons à propos de certaines formules de croyances qui font partie du corpus idéologique que nous étudions: la grande inertie de celui-ci et de l'attitude des sujets qui l'adoptent facilitent cette opération. Elle lui donne une portée qui permet, croyons-nous, aux différentes expérimentations que nous réalisons de ne pas être de simples comparaisons «avant-après», aux variables mal maîtrisées. C'est dire que nous avons conscience des difficultés que pose l'expérimentation en milieu naturel et que, si elle nous paraît être la seule qui soit véritablement adaptée à notre objet, nous n'avons nullement l'intention d'en faire une apologie qui dépasserait ce cadre. 2. Les premiers résultats La première tranche de nos travaux (Deconchy, 1971a; 1971b; 1972a; 1972b; 1972c; 1973a; Deconchy et Chalot, 1970), menés le plus qu'il se pouvait selon cette méthode, a tenté d'établir les lois de la programmation que la régulation orthodoxe exerce sur l'information autour de laquelle se noue le consensus du groupe: programmation exercée sur le langage orthodoxe et la constitution du corpus de croyances, programmation de la lecture du texte canonique consignant les origines effervescentes du groupe, programmation de l'attitude adoptée à

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l'égard de propositions à contenu «religieux» selon qu'elles sont ou qu'elles ne sont pas authentifiées par les émetteurs patentés de l'information orthodoxe. a) Langage et corpus orthodoxes. Nous avons montré que, si l'on amène deux groupes appareillés de sujets orthodoxes, idéologiquement (ici: religieusement) acculturés de la même façon, à émettre, dans les mêmes conditions, un discours à propos du même objet religieux, le groupe où l'on a renforcé la référence au système orthodoxe en lui rappelant discrètement qu'il fait partie de ce système utilise, à longueur de texte constant, un lexique plus court que le groupe chez qui on n'a pas opéré un tel renforcement (Deconchy, 1971a, pp. 93-97; 1972a). Si l'on amène un troisième groupe, présentant les mêmes caractéristiques socioculturelles, à se référer davantage encore au système orthodoxe, en lui faisant croire que son discours va être utilisé par un organisme idéologique antagoniste désireux d'attenter à l'intégrité du groupe et de la doctrine, il utilise, à longueur de texte constant, un lexique encore plus court (Deconchy, 1971a, pp. 98-107; 1972a). Nous nous sommes également demandé comment cet effet réducteur exercé par la régulation orthodoxe sur la longueur du lexique disponible s'articule avec les effets plus complexes que la représentation d'un objet idéologique «transcendant» exerce sur le discours qui vise à l'exprimer. Parce qu'il est posé comme étant hors d'atteinte de l'expérience sensible par ceux-là même qui le lestent de corrélats ontologiques stables,l'objet «transcendant» (laValeur, l'Art,l'Amour,Dieu...) peut aussi bien générer un discours à lexique restreint (puisque le langage né de l'expérience sensible est inadapté à l'expression des «réalités méta-sensibles») qu'un discours à lexique étendu (parce que, devant cette pénurie, le locuteur peut en appeler à un langage proliférant et audacieux qui relève de la poésie, du symbolisme et de la créativité quasi-pure). Nous avons montré que le renforcement de la «transcendance» de l'objet idéologique dont on se donne la représentation introduit un lexique plus court que ce que l'on peut appeler «la normale», lorsque la situation sociale force à se référer au système orthodoxe; il introduit un lexique plus long que ce que l'on peut appeler «la normale», lorsque la situation sociale ne force pas à une telle référence.

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Nous avons parlé d'une «répression lexicale» exercée par la régulation orthodoxe sur les discours qui tendent à introduire dans le jeu social et cognitif des images «transcendantes» générant elles-mêmes des langages naturellement proliférants.En endiguant cette prolifération, le système orthodoxe prend en main la Transcendance, embrigade les valeurs qu'elle réfracte et qui la réfractent, jugule une expression poétique implicitement jugée dangereuse pour l'intégrité de la doctrine et pour sa rigueur d'expression (Deconchy, 1971a, pp. 109-112; 1972a). 83 L'étude de la plasticité du jugement idéologique (en l'occurence, l'attribution à «Dieu» d'épithètes susceptibles de le décrire ou de le qualifier) a également mis en évidence la dégradation de l'information idéologique en système orthodoxe. Dans deux groupes appareillés de sujets orthodoxes idéologiquement acculturés de façon identique, les sujets pour qui référence est faite au système orthodoxe font preuve, par comparaison à ceux pour qui une telle référence n'est pas faite: (a) de moins de capacité à critiquer la pertinence des épithètes programmés positivement par le corpus; (b) de moins de disponibilité à reconnaître une pertinence, même faible, aux épithètes programmés négativement par le corpus; (c) de moins de capacité à accorder une licéité à une traduction poétique des épithètes programmés positivement par le corpus; (d) de moins de capacité à reconnaître, au prix d'une véritable créativité personnelle, une éventuelle pertinence symbolique aux épithètes que le corpus ne programme ni positivement ni négativement; (e) de moins de fermeté dans le refus de concéder à «Dieu» des attributs dont ils ignorent le sens, probablement par crainte d'accorder à «Dieu» des attributs que le corpus lui refuse et de lui en refuser que le corpus lui accorde (Deconchy et Chalot, 1970d). Par ailleurs, un certain nombre de travaux ont pu être menés sur la façon dont les sujets orthodoxes construisent un corpus idéologique dont l'armature logique est rationnelle alors que les propositions qui composent ce corpus sont toutes, de l'aveu même de ces sujets, ultimement irrécupérables par les normes de la raison. On a ainsi montré que, pour un sujet orthodoxe, les significations des propositions qui composent le corpus sont perçues comme d'autant plus proches les unes des autres que la situation sociale lui paraît menaçante pour la cohérence psycho-sociale de ce corpus (Deconchy, 1971b). De même, on a

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montré que, par rapport à un corpus précédemment attesté dans ses composants comme dans son armature logique, les propositions «nouvelles» que l'on suggère d'y intégrer, après que l'on ait vérifié qu'elles sont attestées pour elles-mêmes, font l'objet d'un ancrage logique au corpus plus intense et plus raffiné que les propositions d'origine, et ceci quel que soit leur contenu. La nouveauté, même intra-idéologique, est toujours perçue comme dangereuse pour l'intégrité de la doctrine constituée (Deconchy, 1972b). b) Lecture orthodoxe de la bible. C'est dans une «bible» que le groupe orthodoxe voit le lieu d'enracinement de ses croyances. On a ainsi montré que cette bible, indépendamment des significations locales qu'elle véhicule, intervient comme un centre programmateur de la croyance orthodoxe (Deconchy, 1971a, pp. 227-236). Toutefois, on a pu mettre en évidence deux fonctionnements particulièrement caractéristiques de la lecture et de l'exégèse orthodoxes de la bible. D'une part, on a montré que l'exégèse orthodoxe vise beaucoup plus à la protection de l'information acquise qu'à la prospection de l'information possible (Deconchy, 197 la, pp. 237-239). D'autre part, parce que la bible n'a pas la rigueur technique des propositions que le corpus orthodoxe organise entre elles, parce que, par ailleurs, elle rapporte un certain nombre d'effervescences sociales et cognitives que le système orthodoxe est parvenu à maîtriser (puisque c'est la condition de sa pérennité), la lecture orthodoxe de la bible est à double foyer: tout ce qu'il faut croire est dans la bible, mais il ne faut pas croire tout ce qui est dans la bible; la bible dit tout, mais on peut tout lui faire dire... Dialectique de la révérence et de la méfiance, prise en charge par l'hypothèse dite de l'«anarchie biblique» et par la vérification probable de cette hypothèse (Deconchy, 1971a, pp. 239-240; 255-257). c) La reprise des propositions religieuses et l'action des centres programmateurs. Dès lors qu'un sujet orthodoxe a exprimé son accord ou son désaccord à l'égard d'une série de propositions à contenu religieux, on a montré que, à position primitive constante, une information portant sur une déclaration de l'autorité hiérarchique ou sur la croyance majoritaire dans l'Église a d'autant plus de chance de faire changer,

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dans sa direction, cette position primitive qu'elle s'en écarte davantage. On a également montré que, à contenu constant, cette intervention a d'autant moins de chance de faire changer, dans sa direction, la position primitive que celle-ci est vigoureusement affirmée: ces «écarts» et cette «vigueur» étant mesurés par l'intensité avec laquelle on se sert de la proposition considérée pour régler l'appartenance (ou la non-appartenance) au groupe orthodoxe (Deconchy, 197la, pp. 115-168). Ces deux lois peuvent naturellement être interprétées dans le cadre plus général de la théorie de la dissonance cognitive: elles ne sont pas en tant que telles caractéristiques du fonctionnement du système orthodoxe. Nous avons pu en établir d'autres qui le sont davantage. Pour nous, un système orthodoxe se caractérise principalement par les stratégies essentiellement défensives qu'il déploie en vue d'assurer l'intégrité du corpus et la stabilité de la distribution des rôles. C'est ainsi que, en situation d'orthodoxie paisible, il est plus urgent pour le sujet orthodoxe de ne pas dire ce qu'il faut ne pas dire que de dire ce qu'il faut dire: le poids de l'hérésie à éviter est plus grand que celui du dogme à professer. Ainsi, on a pu montrer que, à intensité constante d'intervention de la part de l'autorité hiérarchique ou de l'opinion majoritaire, l'intervention qui déclare hérétique (interdite) une proposition à laquelle le sujet a donné son accord a plus de chance de faire changer, dans sa direction, cette proposition primitive que l'intervention symétrique, qui déclare dogmatique (obligatoire) une proposition à l'égard de laquelle le sujet orthodoxe a exprimé son désaccord, n'a de chance de faire changer, dans sa direction, cette position primitive. C'est ce que nous avons appelé «la loi du coût supérieur de l'acquisition »(Deconchy, 1971a, pp. 169-172). Nous avions alors avancé l'idée que, à la limite et en situation d'orthodoxie paisible, l'orthodoxe parfait c'est celui qui se tait. En outre, on a pu montrer que, dès lors que, sous l'effet d'une intervention venant de l'autorité hiérarchique ou de l'opinion majoritaire du groupe, une position primitive exprimée de façon extrême (dogmatique ou déclaratrice d'anathème; obligatoire ou interdite) était abandonnée, elle avait plus de chance qu'une position primitive exprimant de façon libérale la même opinion de se tranformer en la position extrême inverse. C'est ce que nous avons appelé «la loi de proximité des intégrismes»

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(Deconchy, 1971a, pp. 173-178). Par ailleurs, dans d'autres travaux, on a établi qu'un sujet qui professe une opinion donnée de façon libérale se dit et se veut davantage «en communion» avec les sujets qui la refusent de façon libérale qu'avec eux qui la professent également mais qui la professent de façon extrême (Deconchy, 1971a, pp. 210-222). Les proximités et les capillarités jouent ainsi beaucoup plus en fonction des régulations psycho-sociales exercées sur et par les propositions religieuses qu'en fonction de l'accord ou du désaccord manifesté à l'égard de la signification de ces propositions. Nous avons alors pu écrire que, en système orthodoxe et en matière d'information orthodoxe, «la régulation tend à l'emporter sur la signification». Tels ont été, brièvement présentés, les premiers résultats de notre première tranche de travaux. C'est sur cet arrière-fond que vont se jouer les stratégies cognitives plus raffinées dont cette nouvelle étude vise à établir les lois. C . PLAN ET RÉSUMÉ DE L'ÉTUDE

A prendre la proposition religieuse orthodoxe — ce que nous appellerons désormais un «doxème» 84 — en tant qu'objet social régulateur du groupe orthodoxe et régulé par ce groupe orthodoxe, elle nous paraît présenter deux caractéristiques essentielles. D'une part : de l'aveu, voire de la proclamation, de ceux qui tiennent cette proposition pour «vraie», sa signification est irrécupérable en son fond par la raison, celle-ci étant perçue sous son angle hypothético-déductif et expérimental. D'autre part: certains groupes humains,ethnologiquementcernables etinstitutionnellement analysables, lui concèdent pourtant une valeur d'information ayant une portée potentiellement universelle. On doit insister vigoureusement sur ce dernier point : car, si les hommes savent accorder une valeur d'information à bien des propositions qui échappent aux normes strictes de la raison, par exemple en matière esthétique ou affective, ils ne sous-entendent pas pour autant que quiconque, pourvu qu'il soit suffisamment informé, éclairé et «dans les conditions morales requises», devrait pouvoir leur trouver la même valeur d'information. Cette dialectique de l'irrécupérabilité rationnelle et de la portée informationnelle, nous la croyons absolument essentielle au fonction-

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nement du groupe orthodoxe. Nous avons déjà dit que, pour nous, les moments de cette dialectique peuvent être établis à partir de l'hypothèse qui est centrale à notre recherche: à savoir que, «en système orthodoxe, la fragilité rationnelle de l'information est compensée par la vigueur de la régulation». Ce sont les jeux de la rationalité et de la régulation sociale, voire, occasionnellement, de la contre-régulation sociale, que cette seconde tranche de travaux va chercher à élucider. Dans le chapitre 1, après avoir introduit un certain nombre de paramètres théoriques, nous examinerons comment la perception accrue de la fragilité rationnelle des propositions religieuses qu'il atteste amène le sujet orthodoxe à en appeler à la régulation sociale pour compenser cette faille. Nous examinerons aussi comment une intervention artificielle sur cette régulation sociale (soit pour la renforcer, soit pour l'allégrer) se répercute sur la perception de cette fragilité rationnelle. Ces manipulations des paramètres théoriques utilisés seront menées soit en situation d'orthodoxie menacée, soit en situation d'orthodoxie pacifiée, soit en situation d'orthodoxie renforcée ou enseignée. Au terme de la présentation intégrale ou du résumé de quatorze expérimentations en milieu naturel, nous penserons avoir peut-être établi que, dans un système orthodoxe, la fragilité rationnelle de l'information est compensée par la vigueur de la régulation. Dans le chapitre 2, nous ne nous en tiendrons plus à l'évocation, artificiellement manipulée, d ' u n e «rationalité» exprimée en termes génériques. Les résultats acquis au chapitre précédent seront réinvestis dans une série d'expérimentations assez complexes. Nous nous sommes en effet demandé comment des sujets orthodoxes et désireux de le rester «fonctionnent» après que les travaux mettant à nu les paramètres théoriques utilisés précédemment (rationalité et régulation) leur aient été présentés et qu'ils aient ainsi contribué à démystifier les fonctionnements orthodoxes classiques. L'hypothèse a été avancée que les sujets concèdent alors une portée informationnelle à des effervescences sociales et cognitives contre lesquelles ils ont tendance, en situation d'orthodoxie paisible, à s'immuniser et qui, désormais, sont intégrées ou récupérées par le système. Après avoir présenté trois expérimentations et en avoir évoqué une dizaine d'autres, nous penserons avoir montré que, dans certaines circonstances, l'orthodoxie constituée peut

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libérer, pour sa propre hygiène et pour sa propre perdurée, certaines contre-emprises qu'elle devra d'ailleurs savoir ultérieurement phagocyter pour en être protégée. Dans le chapitre 3, au prix d'une expérimentation assez délicate, nous montrerons que tous les discours scientifiques n'amènent pas les systèmes orthodoxes à réactiver les contre-emprises qui les traversent. Les discours de type positiviste et monographiquement localisés ne les obligent pas à une telle réactivation, parce qu'ils ont avec ces systèmes d'évidents isomorphismes de méthode et peut-être même d'idéologie. Il en irait différemment pour les discours scientifiques à désir théorique et à vérification hypothético-expérimentale qui, eux, les y acculent sous peine de délabrement. On comprendrait ainsi pourquoi et comment se nouent certains œcuménismes théoriques entre les théologies et un certain type de discours scientifique: ils opéreraient par un tri fonctionnel de ceux de ces discours qui ne remettent pas en cause, au niveau théorique, la structure du système orthodoxe, tant du point de vue cognitif que social.

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L'Orthodoxie religieuse et l'écart avec les normes de la «raison»

A. Notre problème n'est pas d'examiner une nouvelle fois la vieille question, interne au discours propre des Églises, de savoir quels sont les rapports entre la «Science et la Foi». Il n'est d'ailleurs pas davantage d'emboîter le pas à la problématique inverse qui consisterait, au nom d ' u n e idéologie d'ailleurs légitime, à montrer que la science, avec ses lucidités raisonnées, devrait, à coup sûr, éliminer la croyance religieuse avec ses torpeurs et ses rêves éveillés. Pour stimulant que soit ce type de réflexion, il n'est pas celui que nous avons l'intention de poser. Dans ces pages, du moins. Nous partons du fait que, de l'aveu ou plutôt de la proclamation de ceux-là même qui «croient», la croyance religieuse véhicule des contenus cognitifs —car nous l'abordons exclusivement sous ses aspects cognitifs — que la rationalité scientifique ne peut suffir ni à explorer, ni à authentifier, ni à introduire. Selon nous, une science des croyances doit commencer par prendre acte de cette caractéristique du donné social dont elle veut élucider les lois. Ce sera alors son objet propre d'en appeler, elle, à la rationalité scientifique pour établir quels sont les fonctionnements individuels et surtout sociaux que les croyants déclenchent, la plupart du temps en stricte «bonne foi» et de manière strictement fonctionnelle, pour expliquer ce qui est rationnellement inexplicable, authentifier ce qui ne peut porter en soi-même les raisons de sa cohérence logique, introduire des objets dont ils posent d'emblée qu'on ne saurait en faire l'expérience sensible directe ou indirecte. J e u x raffinés de la rationalité et de la non-rationalité à l'intérieur du corpus de croyances, puissamment régulés et puissamment régulateurs, agençant avec une extraordinaire virtuosité formelle des propositions dont aucune ne peut être vérifiée par les moyens classiques de l'administration de la preuve.

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Cette singularité de l'objet de la science des croyances, et notamment des croyances religieuses, a généré une série de blocages dont tous, à y bien regarder, ne sont pas que méthodologiques. Parce q u ' u n e certaine psychologie tend implicitement à considérer l'homme comme un organisme rationnel perpétuellement désireux de capter rationnellement le maximum d'information rationnelle, elle a quelquefois été tentée de se désintéresser d ' u n objet où ne peuvent, de toute évidence, sourdre les invariants rationnels dont elle a besoin pour se déployer en tant que discipline scientifique. Parce que les variations sociales et les colorations individuelles sur lesquelles les croyances religieuses brodent et se greffent leur semblent infinies et perpétuellement mouvantes, à la différence des propositions de type scientifique, certains spécialistes de science sociale se sont faits à l'idée que seule l'étude descriptive,éventuellement typologique et extrapolatrice,de tel groupe ou de tel individu particulier avait quelque chance de déboucher sur une connaissance à peu près «fidèle au concret». 1 Parce que l'objet des croyances religieuses leur apparaît à juste titre comme incernable par la raison, d'autres encore ont pensé qu'à un objet irrationnel convient un type d'explication irrationnelle: c'est un peu le climat dans lequel évolue une certaine psychologie clinique qui table surtout, à l'origine, sur une sorte de complicité vibrante avec les affectivités, les symbolismes voire même les initiations et, seulement ensuite, sur une «théorisation» souvent elle-même étonnante de plasticité et d'ambiguïté. La prise en charge du problème posé par une information irrécupérable par les normes de la «raison» et à laquelle un groupe particulier accorde pourtant une valeur d'information à portée potentiellement universelle, a suscité tout un ensemble de travaux qui tendent à surmonter ce rationality gap. A ne prendre en considération que ceux qui s'écartent d ' u n e apologétique trop évidente ou trop intéressée, 2 ils se posent le problème central de savoir comment on peut tenir un discours cohérent sur u n objet qui, du point de vue rationnel, ne l'est pas, comment un contenu irrationnel peut exercer une contrainte cognitive sur certains individus et sur certains groupes au même titre, apparemment, que des propositions introduites de façon scientifique, comment l'impensable peut être tout de même pensé et comment on peut en parler. Beaucoup de ces travaux sont plus que suggestifs: ils font preuve d ' u n e

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exceptionnelle agilité d'esprit. 3 Presque toujours, ils s'en tiennent à des perspectives qui relèvent strictement de la philosophie, 4 de la logique 5 ou, désormais, de la linguistique. 6 Le problème est rarement posé en termes empiriques et, à plus forte raison, expérimentaux. 7 Pour notre part—nous nous en sommes déjà expliqué—, c'est du côté de la régulation sociale qui contrôle l'information et qui distribue les rôles et les pouvoirs cognitifs que le psycholoque doit chercher les invariants dont, sous un angle, il ne peut faire l'économie s'il veut établir une véritable science expérimentale et que, sous un autre angle, il ne peut chercher du côté des principes de la rationalité. En s'obstinant à ne chercher ces invariants que de ce côté, on ne peut qu'enrayer une éventuelle science des croyances avant même qu'elle ne soit née; en restant fasciné par le fait religieux «concret», «vécu», «impliquant», «chaleureux» et par son chatoiement toujours renouvelé, on immerge cette science des croyances dans la description sociographique, historiographique ou psychographique. En formulant l'hypothèse que, «en système orthodoxe, la fragilité rationnelle de l'information est compensée par la vigueur de la régulation», nous surmontons, pensons-nous, cette double tentation. C'est sous le jeu de cette régulation et de sa dialectique que, dans le groupe orthodoxe, l'impensable devient crédible et que, en seconde analyse, il peut donner l'illusion d'être «pensé» à l'intérieur d ' u n corpus organique qui tient notamment sa cohérence de la régulation exercée sur lui par le groupe d'emprise orthodoxe qui, lui-même, renforce sa cohésion, sa pérennité et sa stabilité par la cohérence de ce corpus. Le pouvoir cognitif accrédite un corpus qui contribue lui-même à l'accréditer. Le corpus de croyances a besoin de la régulation sociale pour oblitérer les failles rationnelles de ces croyances: mais le système de pouvoir qui tempère et organise cette régulation a lui-même besoin, pour apparaître comme la forme sociale où doivent inéluctablement se vivre et se penser les croyances, d'assurer cette oblitération avec efficacité et autant que faire se peut. On retrouve ici un aspect de la définition que nous avons donnée du groupe orthodoxe et dont la portée était peut-être alors apparue comme seconde: le type de régulation exercée par le groupe orthodoxe sur le sujet orthodoxe ne relève pas seulement d ' u n aléatoire contingent et intrinsèquement révisable: il fait lui-même partie de la doctrine attestée par le groupe.

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B. Pour établir ces jeux compensateurs de la rationalité et de la régulation, nous avons introduit un ensemble de «paramètres» qui vont nous permettre de formaliser un certain nombre d'hypothèses locales, d'équiper une batterie d'expérimentations etde cadrer une théorisation plus extensive. Il ne faut pourtant pas que l'on se méprenne sur leur statut épistémologique. Il s'agit d'«êtres théoriques» auxquels il serait vain de vouloir trouver des corrélats ontologiques univoques. Ils ne servent pas davantage à nommer la «réalité». Ils servent à rendre compte des agencements et du dynamisme d'un ensemble de comportements et de fonctionnements. En physique, la question de savoir si tel ou tel corpuscule qui entre dans la «composition» du noyau «existe» ou n'«existe pas» n'inquiète pas le physicien qui n ' y voit q u ' u n moyen de penser économiquement et sûrement la matière: il en va de même pour les trois paramètres que nous allons d'abord introduire et dont la «réalité» s'épuise dans leur ustensilité théorique. Encore faut-il préciser qu'ils ne jouent ce rôle qu'à un moment donné et souvent provisoire de l'élaboration théorique. Toujours comme pour la théorie électronique de la matière, ils peuvent, à un moment donné, ne plus suffire pour rendre compte d'une situation expérimentale que, en commençant à la déchiffrer, ils contribuent à rendre plus complexe. Pour rendre compte de cette complexité accrue, il faudra leur adjoindre d'autres «êtres théoriques», voire les abandonner purement et simplement au profit d'une autre génération de «paramètres» plus aptes — provisoirement — à élucider les lois des situations étudiées. On verra que c'est précisément ce que fera cette étude: la génération de paramètres qui servent à vérifier, dans ce premier chapitre, l'hypothèse que nous voulons y établir sera rendue inopérante par la problématique exposée au second chapitre et aseptisée par les situations expérimentales qui y seront construites: il faudra que nous en appelions alors à une autre génération de paramètres. Dans le troisième chapitre, l'articulation des deux générations des paramètres sera en partie établie. La génèse des trois paramètres dits «de la première génération» a été suscitée par la prise en considération de trois caractéristiques fondamentales des propositions religieuses attestées dans un système orthodoxe: caractéristiques que, pour les besoins de la cause, nous avons disjointes alors qu'elles se nouent dans une unique prégnance sociale.

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1. En système orthodoxe — comme ailleurs — la proposition religieuse, même attestée, impose toujours un écart aux normes de la «raison»: nous l'avons déjà dit plusieurs fois. Cet écart, le croyant l'assume, quelquefois explicitement au niveau de la proclamation doctrinale ou des stratégies auto- ou hétéro-apologétiques. Mais, en fait, en situation d'orthodoxie paisible, le croyant fait «comme si» cet écart n'existait pas, accorde aux croyances qu'il atteste une valeur d'information à portée potentiellement universelle qui est identique à celle qu'il accorde ou accorderait à des propositions scientifiquement vérifiables. Dans l'exercice quotidien de sa réflexion religieuse ou d'une pédagogie religieuse, le croyant ne perçoit pas la fragilité rationnelle des propositions qui étoffent cette réflexion ou qui informent cette pédagogie. Nous appelons éR l'écart que le sujet orthodoxe PERÇOIT entre la signification qu'il croit déceler dans le doxème qu'il atteste et les normes de la «raison», telle qu'elle est mise en œuvre dans la pensée scientifique. Il est entendu qu'il s'agit bien de l'écart perçu et non d'un écart envisagé en soi, auquel ne correspondrait aucune opération psychologique particulière et pour lequel nous n'aurions, du point de vue scientifique, aucune métrique adaptée. Nous pouvons immédiatement écrire, à la lumière de ce qui précède, que, en situation d'orthodoxie paisible, l'écart tend à ne pas être perçu et que 1'«écart perçu» tend ainsi à être nul (éR^-0). 2. En système orthodoxe, la proposition orthodoxe religieuse attestée tend toujours à régler l'appartenance au groupe. Quand un sujet orthodoxe atteste une croyance, il ne fait pas que formuler son accord à l'égard de cette croyance. Cet accord est implicitement nuancé et même assorti d ' u n jugement de valeur sur la légitimité ou sur l'urgence qu'il y a d'utiliser cette croyance comme critère de l'appartenance au groupe. En fait, il s'agit d'une évaluation de la rigueur de la régulation que cette proposition doit ou peut exercer sur l'appartenance au groupe, en même temps que de la rigueur que ce groupe doit exercer sur ses membres pour qu'ils adoptent ou continuent d'adopter cette proposition. Il va sans dire que cette évaluation porte aussi bien sur la proposition qui est critère de l'appartenance que sur la proposition qui est critère de la non-appartenance et de l'anathème. On verra quelle métrique psycho-

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sociale cette évaluation peut introduire. Nous appelons A l'intensité avec laquelle, aux yeux d'un sujet orthodoxe, un doxème attesté règle l'appartenance au groupe ou avec laquelle une proposition à contenu religieux refusée règle la non-appartenance au groupe. Ce paramètre A réglant toutes les attitudes comprises entre la proclamation dogmatique et la déclaration d'anathème, il n'est pas possible, à la différence de ce qui se passe pour éR, d'établir une hypothèse de départ, caractéristique de la situation d'orthodoxie paisible. On retrouve ici, adapté à la notion de «système orthodoxe», ce que Rokeach appelle «opinionation»: opération typique du sujet dogmatique qui, dès lors qu'il émet une opinion, l'assortit implicitement de l'exigence de la voir partagée par tous, sous peine d'inconscience, de sottise ou de mauvaise foi de leur part.8 3. En système orthodoxe, le doxème attesté n'est jamais une donnée isolée: il fait partie intégrante d'un corpus doctrinal organique qui, d'ailleurs, en accrédite la signification. A l'inverse, une proposition à contenu religieux sera refusée par un sujet orthodoxe si celui-ci ne parvient pas à l'intégrer au corpus doctrinal régulé par le groupe orthodoxe et régulateur du groupe orthodoxe. Dans ce corpus, chaque doxème occupe une position logique et même axiologique qui va de ce que Rokeach appelle la «marginalité» à la «centralité»: les croyances les plus «centrales» sont censées condenser de manière priviligiée l'essentiel de la doctrine, alors même que les stratégies selon lesquelles elles nouent et dénouent leurs liens, leur contiguïtés et leurs capillarités à l'intérieur du corpus entrent dans des combinaisons extrêmement complexes, ainsi que nous l'avons montré ailleurs (Deconchy, 1971b; 1972b). Nous appelons éC l'écart que le sujet orthodoxe PERÇOIT entre la signification qu'il croit déceler dans le doxème qu'il atteste et l'essentiel du corpus doctrinal, essentiel dont on peut supposer qu'il se condense de façon priviligiée dans les propositions centrales du corpus. Nous aurons à préciser, dans les paragraphes suivants, le statut logique et social de cette notion de «proposition centrale». Nous pouvons immédiatement écrire, à la lumière de ce qui précède, que, en situation d'orthodoxie paisible, cet écart éventuel (épithète que nous n'avions pas dû utiliser à propos de l'écart avec la «raison») tend à ne pas être perçu et que l'«écart perçu» tend ainsi à être nul (éC-*0).

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Le statut théorique de ce troisième paramètre est pourtant absolument original par rapport à celui des deux précédents et nous pouvons dire immédiatement que c'est à son niveau que se nouent les fonctionnements les plus complexes et les plus déliés. A demeurer dans l'espace conceptuel que nous avons délimité, le statut de éR (écart perçu entre le doxème et les normes de la «raison») et de A (réglage de l'appartenance) est rigoureusement univoque: le premier évoque la notion de «rationalité» (et son harmonique de «fragilité rationnelle»), le second évoque la régulation sociale (pour peu que l'on n'oublie pas que le couple appartenance/anathème est aussi bien régulateur du groupe orthodoxe que régulé par lui). Par contre, éC (écart perçu avec le corpus doctrinal) a un statut beaucoup plus complexe et les raisons qui l'amènent à tendre vers zéro, chez le sujet orthodoxe et en situation d'orthodoxie paisible, sont équivoques. La représentation de la «cohérence» interne du corpus doctrinal se construit en effet au carrefour de deux fonctionnements psycho-sociaux distincts, dont les effets sont souvent cumulatifs, mais que notre batterie d'expérimentations parviendra à isoler. D'une part, si le sujet orthodoxe porte en lui l'image d'un corpus doctrinal unifié et cohérent où chaque doxème attesté a une place inscrite et qui fait preuve d'une incroyable aptitude à digérer, avec le temps, des propositions qui étaient apparues de prime abord déviantes, c'est que... les choses se passent effectivement de cette façon. A ne prendre que l'Eglise catholique, notamment occidentale, elle est parvenue, au fil des temps, au gré des circonstances et au choc des dissidences, à construire un corpus doctrinal d'une surprenante virtuosité logique. On ne dira jamais trop combien, tout en restant pour le scientifique un simple objet de curiosité (et — pourquoi pas? — de curiosité bienveillante), le corpus théologique que l'Église catholique a édifié sur la base d'une série d'invérifiables, est d'une prodigieuse inventivité logique et combien l'effort intellectuel qui tend à accréditer logiquement certains irrationnels a généré de percutantes percées. Bien sûr, on ne peut — car ce n'est pas le lieu et ce n'est pas du ressort de notre compétence — retracer l'histoire de cet effort ou analyser l'instant de la problématique actuelle. Mais, à titre d'illustration, on peut évoquer par exemple, l'incroyable virtuosité d'un Thomas d'Aquinaux prises avec une situation

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trinitaire qu'il essaie, naturellement sans espoir, de débloquer. Nous nous trouvons là, d'une certaine façon, devant une exacerbation de la logique formelle qui, au prix de glissements sémantiques ou logiques d'une finesse et d'une adresse inégalées, parvient simultanément à créer le mot pour accréditer l'objet et à créer l'objet pour authentifier le mot. Du point de vue de sa profession et de son épistémologie, un scientifique ne peut que suspecter l'objet ainsi conforté et les stratégies sociales qui supportent l'entreprise: mais nous pensons qu'il doit savoir assumer la fascination exercée par la performance logique, dont il faut pourtant bien admettre qu'elle n'est si éclatante que parce qu'elle n'est pas—et pour cause — lestée par l'expérience sensible et par l'expérimentation tâtonnante. On a souvent, même à l'intérieur des groupes religieux, souri devant le funambulisme logique et rationnel de l'entreprise dite «scolastique». Qui ne voit que ce funambulisme est absolument génial dans son ordre, et qui ne constate que les entreprises — internes aux groupes intéressés — qui ont récemment visé à en «renouveler» la problématique, à 1'«adapter», à 1'«embrayer sur le réel», font souvent preuve, par comparaison, d'une vacuité rationnelle et d'un misérabilisme conceptuel stupéfiants? Ce qui est plus remarquable encore, c'est que la haute voltige logique de la théologie savante est parvenue à sécréter des produits sociaux vulgarisés et de grande diffusion qui lui sont homothétiques : nous pensons, par exemple, aux catéchismes pour enfants. Dès lors que l'on considère pour acquises et hors d'atteinte de la critique ultime un certain nombre de propositions invérifiables (ce que le scientifique ne peut naturellement accepter), on ne peut trouver de véritables failles dans l'armature logique, qui, en fait, les agence entre elles. Ainsi, lorsque le sujet orthodoxe pose, implicitement ou explicitement, qu'un doxème qui est «vrai» a sa place inscrite dans le corpus et que, pour être «vrai», il doit y avoir une place inscrite ou inscriptible, il ne fait qu'en appeler à une constatation empirique évidente: celle de l'extraordinaire cohérence logique du corpus doctrinal de l'Église catholique. De ce point de vue, quand il évoque l'absence de failles dans la cohérence de ce corpus (éC->0), le sujet orthodoxe en appelle à un paramètre qui émarge, lui aussi, à l'ordre de la rationalité. D'autre part et pourtant, d'autres fonctionnements psycho-sociaux interviennent également, qui ne se greffent pas seulement sur la consta-

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tation empirique de la cohérence logique du corpus. Celui-ci est implicitement posé comme ne pouvant qu'être «un», d'une part parce que la «vérité» ne saurait qu'être «une», d'autre part parce que l'appareil orthodoxe et les régulations qu'il contrôle ne sauraient faillir en la présentant aux croyants. Le corpus qui contrôle le groupe orthodoxe et que le groupe orthodoxe contrôle ne saurait donc, a priori, présenter aucune faille interne. Admettre la possibilité d'une telle faille, ce serait ou bien admettre que la vérité n'est pas «une» et introduire ainsi un élément de dégénérescence dans le système orthodoxe qui ne peut s'établir que sur l'arrière-fond d'une «vérité» quasi-monolithique; ou bien admettre que le système orthodoxe, tel qu'il distribue les rôles et les pouvoirs, a failli dans sa tâche de garant de la vérité, alors que c'est la prérogative essentielle de ce système de ne pouvoir ni se tromper ni nous tromper. L'image d'un corpus «un», sans faille qui puisse résister à l'analyse ou à la bonne foi, l'idée que tout royaume cognitif divisé contre soi-même court à sa perte et révèle par le fait même son «inadéquation à la vérité», la représentation d'un système de pouvoir sociocognitif parfaitement adapté à sa vocation de garant de la croyance vraie: tout cela est porté, sans toujours être explicitement formulé, par la totalité du système d'emprise orthodoxe, par sa pédagogie, par ses montages institutionnels, par ses programmations rituelles, par ses dispositifs disciplinaires et par tout un climat affectif et cognitif qui, de répercussion en répercussion,accrédite l'idée de la parfaite unité du corpus porté et portant. De ce point de vue, quand il évoque l'absence de failles dans la cohérence interne du corpus (¿C->0),le sujet en appelle à un paramètre qui émarge, lui aussi, à l'ordre de la régulation. Le paramètre éC est ainsi un paramètre mixte où les deux aspects que nous venons d'évoquer cumulent habituellement leurs effets puisqu'ils tendent tous deux à oblitérer les failles (d'ailleurs très rares) qui pourraient exister dans le corpus. La distinction des deux fonctionnements psycho-sociaux au carrefour desquels se noue le paramètre éC est cependant indispensable si l'on veut rendre compte d'un certain nombre d'opérations auxquelles le sujet orthodoxe se livre à propos des doxèmes qu'il atteste: on le verra. Moins strictement évocateur de la «rationalité» que éR, il peut quelquefois jouer à son égard le rôle d'un appel à la régulation sociale (à l'image de A); moins strictement

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évocateur de la «régulation sociale» que A, il peut quelquefois jouer le rôle d'un appel à la «rationalité» (à l'image de éR). C'est incontestablement au niveau des stratégies internes au corpus doctrinal que se jouent et que se nouent les fonctionnements les plus complexes du système orthodoxe.

C. Ce système paramétrique, nous l'avons déjà mis en œuvre dans certains travaux (Deconchy, 1971a), dont les résultats ont d'ailleurs contribué à poser le problème que nous abordons dans ce premier chapitre. Nous ne pouvons que rappeler ce qu'ont été les résultats que nous y avons obtenus. Nous avons appelé «doxème fort» un doxème attesté par un sujet qui perçoit peu l'écart que ce doxème impose aux normes de la «raison» (éR — petit), qui perçoit peu l'écart qui peut exister entre ce doxème et les propositions centrales du corpus considéré comme un tout (éC — petit) et qui lui assigne un rôle important dans le réglage de l'appartenance au groupe (A = grand). Inversement, nous avons appelé «doxème faible» un doxème attesté par un sujet qui perçoit bien l'écart que ce doxème impose aux normes de la «raison» (éR = grand), qui perçoit bien l'écart qui peut exister entre ce doxème et les propositions centrales du corpus considéré comme un tout (éC = grand) et qui ne lui assigne qu'un rôle médiocre dans le réglage de l'appartenance au groupe (A = petit). On a ainsi pu montrer qu'un doxème introduit sous une forme faible dans le champ socio-cognitif d'un groupe orthodoxe à cohésion faible y reste faible chez les sujets qui l'attestent. Si on l'introduit, sous la même forme, dans le champ socio-cognitif d'un groupe orthodoxe à cohésion forte, à temps constant et à opérations pédagogiques ou idéologiques identiques, il y devient fort chez les sujets qui l'attestent (Deconchy, 1971a, pp. 265-288). De même, dans une expérimentation d'ailleurs moins affinée, on a pu montrer qu'un sujet orthodoxe qui adopte un doxème d'une façon faible ne prévoit qu'une cohésion faible pour les groupes qui, sur la base de l'adoption de ce doxème, essaieraient de mener une tâche commune, qu'elle soit cognitive ou pratique. Le sujet orthodoxe qui adopte le même doxème d'une façon forte prévoit une cohésion forte pour les

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groupes qui, sur la base de l'adoption de ce doxème, envisageraient le même type de collaboration (Deconchy, 1971a, pp. 289-304). Peutêtre aurait-il été fructueux, pour cerner davantage un concept de «cohésion» assez incertain, de combiner ces travaux avec les études de sociométrie religieuse que nous avions jadis menées (Deconchy, 1968a; 1968b). Le lien était ainsi établi entre la cohésion d'un groupe et la «force» des doxèmes qui y sont attestés. Mais la mesure de cette «force» avait été faite successivement et séparément au niveau de chaque paramètre. L'examen simultané des trois paramètres montrait qu'ils ne corrélaient pas entre eux et laissait l'idée que, dans le fil de l'attestation du même doxème, les jeux et les contre-jeux qu'ils nouent entre eux pouvaient connaître d'infinies nuances. Pour les organiser autour d ' u n fonctionnement fondamental (celui qui, selon nous, correspond à l'hypothèse que, «en système orthodoxe, la fragilité rationnelle de l'information est compensée par la vigueur de la régulation»), nous allons devoir abandonner l'étude des «doxèmes au repos» et des critères de leur «faiblesse» ou de leur «force». Notre entreprise expérimentale consiste précisément à «exciter» un de ces doxèmes en le déséquilibrant au niveau d ' u n des trois paramètres et voir comment il compense la lésion artificielle ainsi créée. Dans u n premier article, nous étudierons les jeux de éR (écart perçu avec les normes de la «raison») et de A (régulation de l'appartenance). Dans un second article, nous étudierons à nouveau les jeux de éR (écart perçu avec les normes de la «raison») et de éC (écart perçu avec le corpus). Dans un troisième article, enfin, nous synthétiserons les résultats de quatorze expérimentations excitant chacun des trois paramètres dits «de la première génération» dans chacune des trois situations sociales possibles (orthodoxie pacifiée, orthodoxie menacée, orthodoxie renforcée ou enseignée). Après avoir établi une matrice extensive de ces fonctionnements (Figure 8, p. 101), nous penserons que l'hypothèse qui veut que, «en système orthodoxe, la fragilité rationnelle de l'information est compensée par la vigueur de la régulation», est à peu près convenablement établie.

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ARTICLE PREMIER Perception de la fragilité rationnelle de la croyance et réglage de l'appartenance au groupe Les deux paramètres éR (écart perçu avec les normes de la «raison») et A (réglage de l'appartenance) sont ceux qui, à propos d ' u n doxème attesté, sont les plus «purs»: ils sont également ceux auxquels l'hypothèse d ' u n e fragilité rationnelle compensée par la vigueur de la régulation sociale s'applique de la façon la plus immédiate. Nous pouvons commencer par exciter le doxème au repos en l'«affaiblissant» successivement au niveau de l'un ou l'autre de ces deux paramètres et voir si et comment le sujet orthodoxe parvient fonctionnellement à compenser cette lésion. C'est ce que nous ferons dans les deux expérimentations qui suivent.

I . EFFET DE LA POLÉMIQUE RATIONNELLE SUR LE RÉGLAGE DE L'APPARTENANCE :

éRt=>At

En amenant un sujet orthodoxe et désireux de le rester à mieux percevoir les écarts que le doxème qu'il atteste impose aux normes de la «raison», nous devrions l'amener à en appeler fonctionnellement à une régulation sociale renforcée. En particulier, il devrait alors considérer qu'il est encore plus indispensable d'adopter ce doxème, si l'on veut faire partie du groupe. Nous aurions ainsi: si éR augmente (éRf), A augmente (A f ) . Par ailleurs, on doit pouvoir s'attendre à ce que les sujets qui recourront le plus à cette stratégie fonctionnelle — c'est-à-dire les sujets qui, selon notre définition, sont les plus «orthodoxes» — seront également ceux qui accorderont explicitement le moins de pertinence, même rationnelle, à la polémique qui les aura pourtant amenés à adopter une telle stratégie. Dans un premier temps et à propos d ' u n e série de doxèmes attestés par un certain nombre de sujets orthodoxes, nous mesurerons avec quelle intensité ces sujets se servent de ces doxèmes attestés pour régler

Perception

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l'appartenance au groupe (Ai).Dans un second temps, nous monterons une situation de polémique (interne au groupe) qui les amènera à mieux percevoir la fragilité rationnelle des doxèmes qu'ils attestent; nous mesurerons alors une nouvelle fois avec quelle intensité ces doxèmes règlent l'appartenance au groupe (A 2 ), puis la pertinence rationnelle que les sujets accordent aux arguments évoqués par la polémique (Pr). Nous devrions alors obtenir: A2>Al

A . LA POPULATION

Les groupes sur lesquels nous avons expérimenté, aussi bien dans les travaux que nous présentons ici que dans ceux dont nous évoquerons les résultats, présentent tous des caractéristiques à peu près semblables. Nous les avons atteints dans des situations institutionnelles pratiquement identiques, alors même qu'il s'agit indifféremment de groupes européens ou nord-américains. Au seuil de cette première expérimentation, il n'est donc pas inutile de présenter génériquement les caractéristiques des populations atteintes. Les groupes où nous avons travaillé sont tous composés de catholiques francophones qui font partie de ce que nous avons coutume d'appeler «la frange inférieure de l'appareil de pouvoir de l'Église catholique», soit actuellement, soit à titre de projet (prêtres, religieux, religieuses, catéchistes et pasteurs divers, séminaristes). Ces groupes n ' o n t jamais été réunis pour les seuls besoins de l'expérimentation. En accord avec leurs responsables institutionnels, nous les atteignons, soit indirectement soit le plus souvent nous-même,ou bien dans des sessions d'initiation aux sciences humaines (éventuellement appliquées au domaine religieux), ou bien dans le cadre de sessions de recyclage théologique au cours desquelles ils ont jugé utile d'être, fût-ce fugitivement, initiés à l'état actuel de la recherche dans le domaine des sciences humaines. Dans les deux cas, bien qu'avec des tonalités affectives et institutionnelles différentes selon les besoins de l'expérimentation, notre intervention leur est présentée comme ayant fait l'objet d ' u n e sorte

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de négociation avec un chercheur scientifique qui, d'une part, désire rencontrer les groupes qui font l'objet de ses recherches et qui, d'autre part, accepte de leur livrer un certain nombre d'informations scientifiques qui peuvent leur servir à mieux percevoir leurs propres fonctionnements ainsi que les «lois» de leurs comportements et de leurs discours. Après les prises de mesures et, quelquefois, avant même que les protocoles lui aient été remis, l'expérimentateur a toujours procédé à deux séries d'éclaircissements: démystification des montages, des compères et des informations souvent «manipulées» pour les faire entrer dans le plan expérimental; explication des hypothèses que l'on envisageait de vérifier. On n'a jamais travaillé deux fois sur le même groupe. Dans certains cas, très rares et que nous n'avons naturellemeñt pas présentés ici, nous avons été amené, devant la réticence explicite ou fonctionnelle exprimée d'emblée par un groupe, à annuler l'expérimentation prévue. Devant la gêne induite par les explications démystifiantes données après l'expérimentation, nous avons quelquefois été également amené à ne pas collecter les données et à les faire détruire sur place.9 Les caractéristiques de notre population habituelle introduisent quatre remarques méthodologiques importantes. 1. La déontologie (nous n'avons pas plus mission de détruire une idéologie que de la conforter), la méthodologie (nous voulons travailler sur des systèmes sociaux intacts pendant et après notre intervention), l'économie de la négociation (il est évident que, avec les responsables institutionnels du groupe, la négociation intègre cet aspect des choses) convergent pour nous amener à expérimenter sur des sujets qui sont «orthodoxes», mais qui sont également «désireux de le rester», du moins à court terme. Des groupes composés comme le sont ceux que nous atteignons présentent une garantie appréciable en ce domaine, bien qu'elle ne soit naturellement pas absolue. Ce sont en tout cas les «meilleurs groupes possibles», dès lors qu'il s'agit de les détecter a priori. 2. Nous avons également grand intérêt à travailler ainsi sur «la frange inférieure de l'appareil de pouvoir de l'Église catholique». Et ceci pour plusieurs raisons:

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a) Notre concept ¿['«orthodoxie», à la différence, par exemple, de ceux d'«autoritarisme» et de «dogmatisme», n'est pas un concept individuel et clinique. On peut imaginer des prêtres ou des catéchistes accrédités par l'Église catholique qui ne soient ni «autoritaires » ni « dogmatiques»: en stricte rigueur de termes, ils ne peuvent pas ne pas être «orthodoxes». Dès lors qu'ils assument un statut reconnu et «émergeant» dans l'Église catholique (quelle que soit la modalité de cette «émergence»), même relativement marginal, même relativement audacieux, même relativement d'«avant-garde», dès lors que, sous une forme ou sous une autre, ils s'accordent un quelconque «pouvoir» informatif, moral ou rituel qui tient à leur statut, ils entrent dans la logique d ' u n système orthodoxe. Le caractère formel de ce dernier ne tient pas au contenu de l'information émise, de la morale suggérée ou du rite repris ou construit. b) C'est ainsi que nos sujets («frange inférieure de l'appareil de pouvoir») ne sauraient être insensibles aux problèmes de régulation sociale et notamment socio-cognitive. D'une part, ils font partie de l'appareil, qu'ils le veuillent et qu'ils l'assument ou non: à ce titre, ils exercent et savent qu'ils exercent une régulation sociale (même adaptée, même renouvelée, même «créatrice»...) sur leur public, leur «communauté» ou leur «milieu». D'autre part, parce qu'ils forment la frange inférieure de l'appareil, ils savent que s'exercent sur eux un certain nombre de régulations venant de plus haut, par rapport auxquelles ils peuvent, certes, prendre certaines libertés, mais par rapport auxquelles ils sont, soit d'institution, soit d'instinct, amenés à se situer. c) Leur statut de «régulateurs sociaux» débloque un aspect déontologique de nos recherches que nous estimons important. Pour des raisons diverses, dont toutes ne sont pas scientifiques, nous ne sommes pas disposé à nous servir de l'information scientifique pour déranger les sécurités quotidiennes des croyants de la base, même si, sous un autre angle, nous les jugions torpides. La situation nous paraît plus claire et plus égale — mieux distribuée, si l'on veut — lorsqu'il s'agit de mettre en lumière les fonctionnements sociaux qu'une élite (et qu'ils le veuillent ou non, que ce soit de mode ou non de le reconnaître, les prêtres et leurs aides représentent une élite, sinon économique, sinon politique, sinon même intellectuelle, du moins cognitive) met en branle pour

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L'écart avec les normes de la «raison»

exercer le type de pouvoir que, pour des raisons diverses, elle se pense «appelée» et «accréditée» à exercer. 3. Les stratégies fonctionnelles dont nous essayons d'établir les lois sont, de toute évidence, d'ordre cognitif alors que le jeu des croyances et du système d'emprise où elles se déploient et se nouent ne s'épuise pas dans ce type d'opération. Nous avons conscience de travailler au niveau de la pensée religieuse savante: il serait même plus juste de dire «la pensée religieuse sophistiquée». L'aveu est d'autant moins honteux que nous estimons que la production théologique savante est bien plus révélatrice du fonctionnement de la pensée religieuse construite que les tracts paroissiaux, syndicaux ou éthico-affectifs où celle-ci paraît vouloir actuellement se couler de façon préférentielle. D'autant moins honteux, encore,que nous pensons également que la sophistication scolastique n'est pas un accident de la pensée théologique, mais une condition essentielle de sa production. Nos sujets ont tous une formation théologique sérieuse et une bonne acculturation à ce type de sophistication cognitive et logique. 4. Nous avons affaire à des sujets «volontaires», étant bien entendu que les options qui établissent la liberté de leur participation sont polymorphes du point de vue de leurs motivations et gigognes du point de vue de leur enracinement social. Nous ne sommes plus au temps — et c'est heureux — où dans les systèmes à forte emprise, des gens inscrits à une session font bon accueil à une information par le fait même que les responsables de ces sessions disent qu'il est judicieux de lui faire un tel accueil, où l'inscription à de telles sessions dépend adéquatement d ' u n ordre venu d'en-haut, et, même,où la fidélité au statut que l'on occupe dans l'appareil est sans révision possible. 10 Nous croyons être parvenu, dans notre implantation sociale, à ce que les sujets soient même libres par rapport à nous-même. Les multiples contacts que nous sommes parvenu à établir après nos interventions nous paraissent en être le garant, par leur qualité même. 11 Les 27 sujets sur lesquels nous avons travaillé pour cette première expérimentation formaient un groupe ayant les caractéristiques que nous

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venons d'évoquer. Ils participaient à une session de recyclage théologique de trois semaines, au cours desquelles nous avons, par deux fois, présenté un certain nombre de recherches relevant des sciences humaines dites «des religions». 12 B. L'EXPÉRIMENTATION

1. Premier

temps

Puisque nous voulons étudier le fonctionnement du doxème attesté, nous avons présenté aux sujets huit doxèmes dont nous savions qu'ils introduiraient, à eux tous, beaucoup plus d'accords que de refus. Pour ne pas mettre en évidence l'unilatéralité de ce qui devait apparaître d'abord comme une enquête d'opinion, nous avons pourtant pris la précaution d'en introduire deux dont il était prévisible qu'ils seraient majoritairement refusés. Ces huit doxèmes étaient les suivants: 1. Le pécheur qui se repent sera pardonné; 2. Dieu sait d'avance comment l'homme va utiliser sa liberté; 3. Dieu a créé tous les êtres; 4. La souffrance de l'homme entre dans le plan rédempteur de Dieu; 5. Le croyant sera récompensé dans l'Au-delà; 6. Dieu sauve qui II veut bien; 7. Le croyant a plus de valeur devant Dieu que l'incroyant; 8. Le baptême fait entrer dans la Vie de Dieu. Il s'agissait, d'abord, d'établir dans quelle mesure les sujets utilisaient ces doxèmes pour régler l'appartenance ou la non-appartenance au groupe (paramètre A). A propos de ces doxèmes, il f u t ainsi demandé aux sujets, pour chacun de ces doxèmes... ... de classer A «les propositions qu' [ils prenaient à leur] compte en disant que toute personne qui veut faire partie de l'Église doit les accepter»; ...de classer B «les propositions qu'[ils prenaient à leur] compte en disant toutefois que quelqu'un qui ne les accepterait pas pourrait pourtant,le cas échéant, faire partie de l'Église»; ...de classer C «lespropositions qu'[ils ne prenaient pas à leur]

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L'écart avec les normes de la «raison»

compte en disant toutefois que quelqu'un qui les accepterait pourrait pourtant, le cas échéant, faire partie de l'Église»; ...de classer D «lespropositions qu'[ils ne prenaient pas à leur] compte et dont [ils diraient] qu'il est impossible que quelqu'un qui les professe puisse rester dans l'Église». Cette classification, destinée à étalonner le paramètre A (réglage de l'appartenance), avait déjà été utilisée dans d'autres travaux (Deconchy, 1971a). Elle typologise les quatre positions psycho-sociales qu'il est logiquement possible d'adopter à l'égard d ' u n doxème particulier et elle donne ainsi au concept d'«opinionation» introduit par Rokeach une portée opérationnelle que les recherches de celui-ci ne l'avaient pas amené à lui donner. Nous rappellerons seulement deux remarques que nous avons déjà faites ailleurs. D'une part, on peut rapprocher les positions A et D comme étant des positions extrêmes (déclaration dogmatique ou proclamation d'anathème) et les positions B et C comme étant des positions libérales (l'accord ou le désaccord manifesté à l'égard des propositions ne vise pas, en tant que tel, à régler adéquatement l'appartenance ou l'exclusion du groupe). D'autre part, à propos de ces positions libérales (B et C), la précaution verbale «le cas échéant» rappelle seulement que la «communion» avec un tiers devrait éventuellement se nouer au niveau d'autres doxèmes que celui à propos duquel on prend ainsi position. C'est cette échelle A-B-C-D que nous utiliserons chaque fois que nous devrons mesurer l'intensité avec laquelle un doxème sert à régler l'appartenance ou l'exclusion du groupe. 13 2. Second

temps

Il eut lieu huit jours après notre premier passage: huit jours occupés à diverses activités de formation théologique dans lesquelles nous n'intervenions naturellement pas. a) Il fallait introduire, dans le fonctionnement du groupe, une situation qui montrât aux sujets que, dans les doxèmes auxquels ils donnaient leur accord, existait une certaine dose de fragilité rationnelle. La polémique ou la critique rationnelles qu'il fallait introduire dans ce fonctionnement devaient apparaître comme venant d ' u n e instance sociale-

Perception de la fragilité rationnelle et réglage de l'appartenance

53

ment accréditée dans son goût pour les problématiques rationnelles, en même temps qu'elle devait apparaître comme interne au groupe — ceci pour ne pas susciter les réactions de défense de l'institution dont nous avons déjà étudié les effets (Deconchy, 1971a,pp. 93-114; Deconchy et Chalot, 1970). 14 Pour cette expérimentation, nous avons choisi de programmer dans la séquence expérimentale une situation de polémique «discrète»: on verra que nous en avons quelquefois programmé de plus mordantes (pp. 80-81). Il se trouve que, dans le cadre de la session de recyclage théologique à laquelle ils participaient, nos sujets étaient invités, au fil des interventions dont la plupart n'étaient évidemment pas d'ordre scientifique, à se construire un «dossier» de documents typiques aussi bien de la «doctrine» que de la situation actuelle de l'Église catholique. Nous avons donc ainsi pu leur présenter le soi-disant «Compte rendu» d ' u n e réunion q u ' u n «Centre Catholique des Scientifiques Français» (naturellement fictif) aurait tenu à propos des problèmes rationnels posés par un certain nombre de croyances. Ce «Compte rendu» faisait état de ce que, tout en demeurant croyants, des scientifiques étaient amenés à reconnaître et à assumer explicitement ces difficultés rationnelles. On laissait entendre que cette réunion avait porté, à titre d'exemples, sur huit propositions particulières et que c'était à ce titre qu'on les avait présentées aux sujets, lors de la première activité que nous avions eue avec eux. Toutefois, les problèmes rationnels que ce document évoquait portaient moins sur chaque proposition considérée pour ellemême que sur le «climat» intellectuel par lequel elles étaient portées. Une série d'artifices typographiques donnaient à ce document une «vraisemblance» culturelle accréditant l'idée qu'il émanait d ' u n e instance extérieure à la session et plus particulièrement à notre intervention (en-tête imprimée au sigle du C.C.S. F., calligraphie étudiée, présentation soignée, style de rapport de réunion). Ce document, dont chaque phrase avait été soigneusement pesée, était ainsi rédigé : «A intervalles réguliers, le C.C.S.F. (Centre Catholique des Scientifiques Français) organise des sessions (de croyants et d'incroyants) où des scientifiques, des linguistes et des théologiens essaient de mettre

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L'écart avec les normes de la «raison»

en évidence les problèmes logiques que posent certaines formulations, propres à chacun des groupes en présence. Parmi ces formulations, il en est naturellement qui sont propres aux théologiens et qui, dans chaque réunion, posent des problèmes spéciaux. Ce fut le cas pour huit propositions particulières : il peut être intéressant de savoir ce que furent les «conclusions» (?) de la dernière session du C.C.S.F. (Strasbourg, 25-26 novembre): — Dieu sait d'avance comment l'homme va utiliser sa liberté; — La souffrance de l'homme entre dans le plan rédempteur de Dieu; — Dieu sauve qui II veut bien; — Le Baptême fait entrer dans la Vie de Dieu; — Le pécheur qui se repent sera pardonné ; — Dieu a créé tous les êtres; — Le croyant sera recompensé dans l'Au-delà; — Le croyant a plus de valeur devant Dieu que l'incroyant. Même si les accents de chaque participant furent différents, tout le monde convint que, du point de vue de la logique, ces huit phrases (qu'elles soient doctrinalement justes ou non) ne suivent pas les normes de ce que les scientifiques — et avec eux la plupart des gens — appellent la «raison». Sans doute, les théologiens présents étaient-ils prêts à le reconnaître, avec nuances: mais le véritable assaut que les scientifiques (dont certains étaient croyants) menèrent contre 1'«irrationalité» de ces huit propositions sembla les étonner par sa vigueur et, incontestablement aussi, par l'honnêteté et la précision de l'argumentation évoquée. Les principales «objections» des scientifiques pourraient être résumées autour de quatre thèmes: 1) L'objection la plus massive (et qu'il faudrait examiner de près) c'est que, pour ces huit propositions comme pour toutes les propositions théologiques, les scientifiques disent se trouver devant une façon de s'exprimer dont l'étrangeté est telle que, pour les scientifiques incroyants, ils n'y comprennent rien tant l'irrationalité leur en paraît grande et que, pour les scientifiques croyants, ils disent être amenés, pour les adopter, à abandonner les exigences de rationalité qui leur sont coutumières dans leurs travaux. 2) Six propositions sur huit contiennent le mot «Dieu»: ce mot

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évoqué un Être dont il est entendu que, même pour ceux qui y croient, la raison de type scientifique ne saurait en prouver l'existence. Toute phrase incluant le mot «Dieu», quel que soit le contenu de cette phrase, paraît donc imposer à la raison un écart que beaucoup trouvent insurmontable. 3) Tous les participants ont constaté que, du point de vue de la logique, ces propositions glissent dans leurs formulations des mots apparemment «assurés» mais qui, en fait,n'ont de sens que pour ceux qui y croient déjà. C'est le cas, par exemple, du mot «pécheur»: la raison peut atteindre la notion de «faute contre la loi morale», mais pas celle de péché qui inclut une référence à un Être inaccessible à la seule raison scientifique. C'est aussi le cas du mot «rédempteur»: accepter que l'homme doive être ou soit susceptible d'être sauvé et racheté, c'est justement introduire une notion inaccessible à cette même raison. Etc. 4) Une objection qui n'est pas oiseuse, c'est celle qui est faite à des propositions comme celles-ci d'utiliser des mots à majuscule (Au-delà, Baptême, Vie...) pour «camoufler», par cet artifice d'écriture, ce que ces mots peuvent avoir de flou du point de vue rationnel. Etc. Du point de vue du croyant, il semble que ces objections quant à 1'«irrationalité» de ces propositions religieuses sont dans l'ensemble pertinentes. Le problème demeure de savoir comment des propositions aussi sévèrement critiquées du point de vue de la raison scientifique peuvent néanmoins être intégrées à notre Foi. » Les sujets se trouvaient donc mis en possession d'un document: on les invitait à le lire,en disant qu'on en discuterait ultérieurement. Une critique interne à la problématique du groupe évoquait donc les problèmes rationnels posés par des propositions dont la plupart faisaient partie du patrimoine culturel et idéologique de ces sujets. Sans doute ceux-ci, de façon latente, étaient-ils au fait de ces difficultés: mais, dans une intervention ponctuelle, on réactivait, au niveau du conscient et de l'exprimé, une série de difficultés contre lesquelles l'orthodoxie paisible est parvenue à s'immuniser de façon fonctionnelle. On peut penser que la perception de la fragilité rationnelle des doxèmes majoritairement attestés en était accrue (éRf).

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L'écart avec les normes de la «raison»

b) On a pris une seconde mesure de A (A2) en demandant à nouveau de classer les huit doxèmes en A, B, C ou D, selon les mêmes consignes et dans les mêmes conditions qu'au premier temps. Une série de stratagèmes pédagogiques a permis de dissocier, autant que faire se pouvait, cette opération de la communication du document que nous venons de reproduire et d'analyser. c) A la suggestion d'un membre du groupe — naturellement un compère —, on a demandé aux sujets d'évaluer la pertinence rationnelle (Pr) des remarques que les participants à la session du «Centre Catholique des Scientifiques Français» avaient formulées à propos des problèmes posés par les propositions religieuses évoquées. Après explication orale, les consignes qui introduisaient cette nouvelle opération étaient ainsi formulées : «Pensez-vous que, dans l'ensemble, les remarques et les critiques que les membres du C.C.S.F. ont faites à l'égard des propositions qui étaient en cause sont justes du point de vue logique et ont une bonne portée rationnelle? Si vous estimez qu'elles ont une bonne portée rationnelle, vous mettrez une croix (+) dans la case 7 de l'échelle ci-dessous. Si vous estimez qu'elles n'ont aucune portée rationnelle, vous mettrez une croix dans la case 1 de l'échelle ci-dessous. Si vous nuancez votre opinion,vous mettrez cette croix dans la case correspondante.» (Suivait une échelle à sept échelons numérotés de 1 à 7.) Au terme de ces deux séries d'opérations expérimentales, nous étions donc en possession des trois mesures dont nous avions besoin: A2 et Pr* * Remarque importante: Ici — comme tout au long de cette recherche —, nous faisons donc l'hypothèse de déplacements majoritaires, dont nous pensons qu'ils correspondent à des fonctionnements fondamentaux. Toutefois, nous pensons également qu'ils ne sont majoritaires que par conjoncture: celle-là même que nous avons évoquée dans l'Avertissement à cette étude. La conjoncture évoluant, les déplacements pourraient, le cas échéant, devenir minoritaires sans pour autant, croyonsnous, que les fonctionnements auxquels ils correspondent cessent d'être fondamentaux. Nous sommes sans doute ici au noeud même de l'option qui sous-tend la métho-

Perception de la fragilité rationnelle et réglage de l'appartenance

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C . LES RÉSULTATS

1. Vérification de la première hypothèse:

A2^>Ai

Parce qu'ils ont désormais une perception accrue des écarts que les doxèmes qu'ils attestent imposent aux normes de la «raison», les sujets orthodoxes devraient majoritairement en appeler à une régulation sociale plus stricte du groupe et de son système de croyances. En particulier, ils devraient faire assurer aux doxèmes attestés, et désormais menacés, un rôle plus intense dans le réglage de l'appartenance au groupe, ici de l'appartenance à 1'«Église»: affaibli du côté de la rationalité (éR), le doxème serait fortifié du côté de la régulation sociale (ici: C'est ainsi que, au second temps de l'expérimentation, les doxèmes attestés devraient, davantage qu'au premier temps, tendre à être attestés sous une forme extrême A («je le crois et je l'impose comme norme d'appartenance») plutôt que sous une forme libérale B («je le crois mais je ne l'impose pas comme norme d'appartenance »). Miné par lapolémique rationnelle, le doxème attesté deviendrait ainsi, paradoxalement, une norme plus efficace du réglage de l'appartenance et introduirait une régulation sociale plus stricte. Les résultats vont incontestablement dans ce sens. a) Vérification globale. Nous obtenons en effet les résultats consignés dans la matrice du Tableau 2 et représentés par l'histogramme de la Figure 1*. L'analyse de cette matrice montre que l'hypothèse est vérifiée dologie et l'épistémologie de l'expérimentation en milieu naturel. Il s'agit de guetter (ou de créer) la conjoncture historique et sociographique qui fera correspondre à des fonctionnements fondamentaux des phénomènes majoritaires, alors que, en soi, il ne s'agit pas là de deux caractéristiques obligatoirement confondues. La « conjoncture» servirait alors de «révélateur» à des fonctionnements qui, en d'autres circonstances, peuvent être cachés par des phénomènes plus bourgeonnants: elle ne servirait pas seulement de site d'exploitation monographique. *Remarques pour la bonne lecture des Figures. Dans tous les histogrammes présentés dans les deux premiers chapitres, les colonnes hachurées correspondent aux scores obtenus au premier temps de l'expérimentation; les colonnes noires à ceux obtenus au second temps. Par ailleurs, cette seconde colonne est quelquefois surmontée d'un symbole qui codifie la validité de l'écart statistique entre les mesures obtenues après et avant l'injection de la variable: • représente un écart valide à P. = .01; • un écart valide à P. = .05; A un écart valide à P. = .10).

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L'écart avec les normes de la «raison»

qui veut que, si éR augmente, A augmente. On se souviendra que cette hypothèse ne porte que sur les doxèmes attestés.

Tableau 2. Le réglage de l'appartenance à l'«Église» avant (1) et après (2) la polémique rationnelle

A2

B2

C2

D2

AI

80

13

4

97

BI

24

26

7

1

58

CI

5

3

14

3

25

DI

6

3

8

19

36

115

45

33

23

216

On remarquera d'abord que, si un certain nombre de glissements se sont opérés dans la classification des doxèmes en positions A, B, C, et D, la répartition en «accords» ( A et B) et en «désaccords» (C et D ) est à peu près identique avant et après l'injection de la polémique rationnelle dans le fonctionnement du groupe (155 accords au premier temps et 160 au second temps; 61 désaccords au premier temps et 56 au second temps) (écarts non-significatifs). Si le glissement des positions libérales (B) vers des positions extrêmes ( A ) n'est pas spectaculaire (d'emblée, nous avons fait remarquer que c'est là une constante de l'expérimentation en milieu naturel), il est pourtant évident, quel que soit le niveau où l'on cherche à l'établir. A considérer la totalité des deux distributions: nous avons, avant la polémique, 97 cas sur 216 (44,9%) où le doxème attesté sert de norme absolue au réglage de l'appartenance ( A ) et, après la polémique, nous en avons 115 (53,2%) (P. = .10). A ne considérer que les distributions des seuls doxèmes attestés (ce qui est naturellement plus justifié) : avant la polémique, nous avons 97 cas sur 155 (62,6%) où le doxème attesté sert de norme absolue au réglage de l'appartenance au groupe ( A ) (contre 58 cas où il est attesté sous une forme libérale = B); après la polémique,nous en avons 115 sur 160 (71,9%) (P. = .05). A ne considérer que les 143 cas où le doxème est attesté aux deux temps de l'ex-

Perception de la fragilité rationnelle et réglage de l'appartenance

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Figure 1. Le réglage de l'appartenance à 1'«Église » avant et après la polémique rationnelle

En ce qui concerne les propositions adoptées, on s'aperçoit que, après la polémique, elles le sont beaucoup plus souvent sous une forme «extrême» qu'elles ne l'étaient auparavant: la régulation sociale s'est durcie.

périence: avant la polémique, nous avons 93 cas sur 143 (65%) où le doxème attesté sert de norme absolue au réglage de l'appartenance au groupe (A); après la polémique, nous en avons 104 sur 143 (72,7%). On remarquera (bien que l'hypothèse ne portait pas sur cet aspect des choses) que, après la polémique, 12 des 155 doxèmes primitivement acceptés (7,7%) sont abandonnés alors que 17 des 61 doxèmes primitivement refusés sont désormais acceptés (27,9%) (P. = .01). Il n'est pas impossible que la polémique ait amené les sujets à reprendre à leur compte des doxèmes (dont aucun n'est, en stricte rigueur de termes, contradictoire avec la «doctrine» catholique) qu'ils avaient peut-être trop rapidement refusés au départ. Il se trouve, d'ailleurs, que le contenu des deux seuls doxèmes majoritairement refusés au départ (et donc formellement susceptibles de se transformer ultérieurement en doxèmes acceptés) évoquent une régulation socio-cognitive lâche (doxème 6, « Dieu sauve qui II veut bien », et doxème 7, « Le croyant a plus de valeur devant Dieu que l'incroyant»): l'analyse du passage A1A2f pour chaque doxème, montrerait que c'est au niveau de ces deux propositions que s'opèrent le plus de transformations de désaccords en accords. 16 Ces deux doxèmes «suggestifs» n'avaient pas été introduits dans notre liste pour jouer ce rôle de «pièges». Ils l'avaient simplement été pour offrir

60

L'écart avec les normes de la «raison»

au groupe, dont nous savions qu'il était plutôt «libéral» dans ses options explicites, l'occasion de refuser majoritairement au moins deux doxèmes. 17 b) Vérification par doxème. A examiner la situation doxème par doxème, on s'aperçoit que ce glissement des doxèmes attestés vers une attestation de type extrême (position A) s'opère pour chacun des huit doxèmes, 18 que l'on examine les distributions complètes (A, B, C et D) ou celles des seuls doxèmes attestés (A et B). Le fonctionnement que nous avons établi est donc bien indépendant du contenu des propositions attestées : non seulement parce qu'on l'observe dans tous les cas, mais aussi parce qu'on l'observe quelle que soit la distribution de départ (par exemple pour un doxème unanimement accepté comme le doxème 1; majoritairement accepté comme le doxème 4; et même majoritairement refusé comme le doxème 6). c) Vérification par sujet. Indispensable pour que la vérification globale ne dépende pas de quelques sujets au comportement particulièrement plastique, la vérification sujet par sujet est inévitablement délicate à opérer. Sur huit prises de mesures, on ne peut pas obtenir d'écarts statistiquement valides, même en cumulant les huit classifications opérées par chaque sujet. On remarquera seulement que 13 sujets vont dans le sens d'une vérification de l'hypothèse (en prenant pour critères les distributions des seuls doxèmes attestés), que 12 sujets restent stables et que 2 seulement tendent à adopter un comportement contraire à celui que prévoyait l'hypothèse. Cette «vérification», en soi éclairante, a surtout pour intérêt de conforter la portée de la vérification globale. Ainsi, après la polémique qui a réactivé la perception de la fragilité rationnelle d'un certain nombre de leurs croyances, les sujets accordent à ces croyances une capacité et un droit accrus à régler l'appartenance au groupe, ici à 1'«Église» : ils resserrent la cohésion socio-cognitive de ce groupe. La fragilité rationnelle de l'information idéologique a été compensée par la vigueur de la régulation. 2. Vérification de la seconde hypothèse: (A2-A1) = f ( j j - ) Les sujets chez qui s'accroît le plus l'appel à la régulation sociale, en vue de parer les effets de la polémique rationnelle (c'est-à-dire ceux

Perception

de la fragilité rationnelle

et réglage de l'appartenance

61

chez qui l'écart entre A2 et A1 est grand), sont les sujets dont le comportement fonctionnel correspond le plus étroitement à la logique de l'orthodoxie, telle que nous l'avons définie. De ce fait, ils devraient également être ceux qui accorderaient explicitement le moins de pertinence rationnelle à la polémique qui vise à jeter un jour accru sur la fragilité rationnelle de leurs croyances. Plus le glissement serait net vers une régulation plus stricte de l'appartenance, moins la pertinence accordée à la polémique qui l'a déclenchée devrait être grande. L'examen des matrices du Tableau 3 où le passage de Ax (avant la polémique) à A 2 (après la polémique) a été ventilé selon que le sujet accorde à cette polémique peu de pertinence rationnelle (Pr = 1, 2), une Tableau 3. Le réglage de l'appartenance a ¡'«Eglise» avant (1) et après (2) la polémique selon que celle-ci est jugée peu pertinente (en haut), moyennement pertinente (à gauche) et très Pertinente (à droite)

A2

B2

C2

AI

2

1

1

BI

7

3

CI

1

D2

4 10

1

2

16

DI

10

4

2

A2

B2

C2

A2

B2

C2

AI

27

3

2

32

AI

51

9

1

BI

8

11

5

24

BI

9

12

2

1

24

CI

3

1

9

13

CI

1

2

4

3

10

DL

3

DI

3

3

2

9

17

64

26

9

13

112

41

15

D2

6

10

19

22

10

88

D2

61

62

L'écart avec les normes de la «raison»

Figure 2. Rapport des cas où le doxème sert de norme absolue au réglage de l'appartenance au second temps et au premier temps, selon la pertinence accordée à la polémique On remarquera que le glissement vers un réglage plus strict de l'appartenance à 1'« Église» est d'autant plus fort que la polémique est jugée rationnellement peu pertinente.

pertinence moyenne (Pr = 3 , 4 , 5 ) ou une bonne pertinence (Pr = 6,7) montre qu'il en va bien ainsi.19 Comme prévu, on s'aperçoit donc que, plus le sujet a recouru au renforcement de la régulation sociale et rendu strict le réglage de l'appartenance à 1'«Église», moins il reconnaît de pertinence rationnelle à la polémique qui a déclenché ce fonctionnement. Double mouvement fonctionnel d'oblitération de la fragilité rationnelle du doxème attesté: d'une part, en la compensant par l'appel à une régulation sociale plus forte; d'autre part, en refusant à l'argumentation qui la met en évidence une pertinence dans l'ordre même de la rationalité.

I I . EFFET DE L'ALLÉGEMENT DU RÉGLAGE DE L'APPARTENANCE SUR LA PERCEPTION DE LA FRAGILITÉ RATIONNELLE:

A\ =>éRf

Nous ne nous trouvons pas, en ce qui concerne le doxème attesté, devant un simple cas d'équilibre cognitif où chacun des paramètres travaille à compenser, par sa propre vigueur, les lésions subies par le doxème au niveau de l'un des deux autres. En affaiblissant le doxème au niveau deéR (perception accrue de la fragilité rationnelle du doxème), nous l'avions amené à se fortifier au niveau de A (appel à un réglage plus strict de l'appartenance). En l'affaiblissant au niveau de A (allégement du réglage de l'appartenance), nous n'induisons pas un fonctionnement compensatoire qui serait isomorphe au premier et qui introduirait la relation réciproque de celle que nous venons d'établir. C'est ainsi que, si nous parvenons à faire penser au sujet orthodoxe que le réglage de l'appartenance est en réalité moins strict qu'il ne le croyait,

Perception de la fragilité rationnelle et réglage de l'appartenance

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et si nous parvenons de cette manière à rendre moins disponible le recours à la régulation sociale, le sujet orthodoxe n'aura plus à sa disposition un instrument aussi puissant pour compenser la fragilité rationnelle des doxèmes qu'il atteste: celle-ci ne pourra qu'en apparaître davantage. Nous aurions ainsi: si A diminue éR augmente ( é R t ) . Dans un premier temps, à propos d'une série de doxèmes, nous allons mesurer l'écart que des sujets orthodoxes perçoivent entre la signification de ces doxèmes et les normes de la «raison» (é/?i); nous allons également établir quelle idée ils se font du rôle que ces doxèmes peuvent et doivent jouer dans le réglage de l'appartenance au groupe. Dans un second temps, nous amènerons les sujets à penser que ce rôle est beaucoup moins puissant qu'ils ne le croyaient: nous prendrons alors une seconde mesure de l'écart qu'ils perçoivent entre la signification des doxèmes qu'ils attestent et les normes de la «raison» (éR 2 ). Nous devrions obtenir: éR2>éRl. A . LA POPULATION

Nous avons travaillé sur 17 étudiants d'une faculté de théologie catholique (prêtres, religieux, religieuses, catéchètes), réunis pour trois semaines d'initiation aux sciences humaines dites «des religions». Tous fortement insérés dans l'appareil de l'Église catholique, ils se préparaient, pour la plupart, à entrer dans un système pédagogique qui offrirait aux élèves de l'Enseignement Secondaire et aux étudiants l'option entre un enseignement catéchistique et un cours de «sciences humaines des religions». Nous avons dit ailleurs les problèmes que pose ce type de structure pédagogique (Deconchy, 1969d) et étudié de près les stratégies cognitives que la rencontre d'une information relevant des sciences humaines peut déclencher chez des sujets religieusement acculturés et désireux de répercuter une «éducation» chrétienne (Deconchy et Martel, 1974).

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L'écart avec les normes de la «raison»

B . L'EXPÉRIMENTATION

1. Premier temps a) Volontairement, nous avons donné à notre première prise de mesures l'allure d'un «sondage d'opinion». En effet, il s'agit là d'un genre scientifique auquel les sujets sur lesquels nous travaillons sont accoutumés et disponibles: ceci, d'ailleurs, pour des raisons de stratégie dont nous montrerons qu'elles ne sont ni fortuites ni contingentes. Le mot «expérimentation» fait peur — à plus forte raison celui de «manipulation», effectivement troublant —; celui de sondage ou d'«enquête» ne génère plus de résistances, alors même qu'il suscite quelquefois une certaine ironie. Vingt propositions ont été présentées aux sujets: le plan expérimental que nous avons adopté imposait une liste assez longe. On demandait aux sujets de classer ces propositions A, B, C ou D, selon les consignes et les critères que nous avons déjà exposés. La liste proposée était composée des doxèmes suivants: 1. Dieu est bon; 2. Le croyant a besoin de rites pour vivre sa foi; 3. Dieu se manifeste encore de nos jours à l'homme; 4. Le baptême donne la Vie de Dieu; 5. Dieu accepte que l'homme souffre; 6. La Foi dépend seulement de la raison; 7. Dieu aime le menteur; 8. L'Église est une société humaine; 9. Dieu préfère les pauvres; 10. La grâce est indispensable pour être sauvé; 11. Dieu intervient dans le cours naturel des choses; 12. Il est obligatoire de souffrir pour être sauvé; 13. Dieu est un en trois personnes; 14. La Providence pourvoit à tous les besoins des hommes; 15. Dieu veut le bonheur de l'homme; 16. Le pécheur ressuscitera; 17. Dieu veut être craint; 18. Les limbes sont éternelles;

Perception de la fragilité rationnelle et réglage de l'appartenance

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19. Dieu est un être transitoire; 20. Le croyant est un être différent des autres. Pour conserver à l'opération l'allure d'un sondage d'opinion, nous avons inséré dans cette liste quelques propositions dont on pouvait prévoir qu'elles introduiraient presque autant de refus que d'accords: façon de procéder peu économique, puisque nous ne travaillons pour l'instant que sur les doxèmes attestés. A tout hasard, par ailleurs, nous avions introduit dans une proposition sur deux (propositions de rangs impairs) le mot «Dieu».20 Par contre, nous avions négligé de construire notre liste de telle façon qu'elle pût à coup sûr susciter majoritairement des réponses extrêmes (positions A et D). A l'époque où nous avons réalisé cette expérimentation, nous étions beaucoup plus sensible à l'ambiguïté d'un énoncé que nous ne le sommes devenu ensuite21: il aurait pourtant été facile de renforcer artificiellement la représentation de la régulation sociale.C'est une précaution que nous avons pu prendre par la suite (Deconchy, 1973a) mais qui, formellement plus propre, n'a pas pour autant introduit des résultats encore plus suggestifs. Ce sondage d'opinion consistait en la classification des vingt doxèmes proposés en positions A, B, C ou D. Pour le réaliser, nous avons utilisé un document encré de telle façon qu'il était possible aux sujets d'en remettre immédiatement et anonymement un double à l'expérimentateur: habituellement, les protocoles emplis lors de la première intervention sont conservés, par chaque participant, dans un dossier clos qu'il peut récupérer lors de notre second passage. La collecte du double de cette classification était socialement vraisemblable: après l'avoir présentée comme une enquête d'opinion, nous nous engagions à donner les «résultats» de cette enquête au moment de notre seconde intervention. Disons à nouveau que, à l'heure actuelle, ce type d'enquête est un genre scientifique dont les sujets que nous atteignons sont extrêmement friands : le désir de savoir ce que pensent les autres convient aux périodes d'instabilité sociale et cognitive, tout au moins chez les sujets qui jouent la carte d'une disponibilité à une évolution raisonnée et convenablement dosée. b) A propos de ces vingt propositions, on a ensuite demandé aux sujets si, indépendamment de leur foi, ils pensaient qu'elles s'écartaient des

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L'écart avec les normes de la «raison»

normes de la raison. Un document introduisait vingt échelles à 7 échelons numérotés de 1 à 7: ces échelles correspondaient à chacune de ces propositions. Une explication orale précédait une consigne écrite formulée en ces termes : « Sur la feuille jaune ci-jointe, vous trouverez vingt propositions religieuses. Sur cette feuille bleue,vous avez vingt échelles numérotées de 1 à 7 et correspondant à chacune de ces propositions. Tour à tour, vous allez examiner chacune de ces propositions. Si, indépendamment de votre foi, vous la trouvez totalement irrationnelle et illogique (du point de vue de la raison), vous mettrez une croix (+) dans la case 1 de l'échelle correspondante cidessous. Si vous la trouvez totalement rationnelle et logique (du point de vue de la raison), vous mettrez une croix dans la case 7 de l'échelle correspondante ci-dessous. Si vous nuancez votre opinion, vous mettrez cette croix dans la case correspondante.» A propos de vingt propositions, dont nous avions prévu que, dans leur ensemble, elle généreraient à peu près autant d'accords que de désaccords, nous avoiîs donc mesuré une première fois la perception que les sujets avaient de l'écart entre ces propositions et les normes de la «raison» (éR^. 2. Second

temps

Cinq jours plus tard, en veillant à ce que l'information scientifique apportée durant ce laps de temps ne relevât que de l'histoire de la psychologie, nous avons procédé à une seconde série de mesures. a) En recourant à divers artifices de pédagogie et de compérage, nous avons d'abord communiqué aux sujets, comme s'il s'agissait d'une opération indépendante de la prise de mesures elle-même, les «résultats» de notre «enquête d'opinion». A titre d'information, et à fin de constitution de «dossier» (genre pédagogique dont nos sujets sont coutumiers et friands), nous leur avons remis un document présentant ces résultats: document composé de telle façon qu'il apparaissait comme étant distinct du matériel de mesures et comme étant de facture artisanale (document manuscrit et photocopié; ratures volontaires; gadgets

Perception

de la fragilité rationnelle et réglage de l'appartenance

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typographiques renforçant l'image des scores obtenus par les réponses «libérales»...), alors que, ici comme toujours, nos protocoles de mesures étaient présentés avec une extrême rigueur typographique. En fait, les résultats communiqués avaient été profondément transformés dans le sens d ' u n libéralisme des prises de position. Au premier temps, nous avions en effet obtenu les distributions que l'on trouvera dans le Tableau 4. On verra que ces distributions introduisaient un nombre d'accords à peu près comparable à celui des désaccords (186 contre 154). Pour les uns comme pour les autres, on avait obtenu d'avantage de positions libérales que de positions extrêmes (115 positions B contre 71 positions A; 128 positions C contre 26 positions D). Les résultats communiqués respectaient la distribution entre accords et désaccords (186 contre 154). Mais ils accentuaient encore le nombre des réponses libérales, surtout pour les doxèmes attestés qui sont les seuls à supporter le poids de l'hypothèse (148 accords B contre 38 A; 138 refus C contre 16 D). Dans la manipulation des véritables résultats, on avait veillé à ce que la prééminence des réponses libérales affectât chacun des doxèmes. 22 Les résultats communiqués aux sujets étaient ceux que l'on trouvera au Tableau 5. Tout en distribuant ce document — gage de ce que nous respections notre promesse de tenir les sujets au courant de nos recherches —, nous faisions remarquer cette importance que prenaient les réponses libérales et nous signalions que, d'ailleurs, c'était des proportions que l'on obtenait régulièrement dans les groupes identiques à celui où nous étions en train de travailler. A des sujets naturellement familiarisés avec la notion de régulation (puisque faisant partie de la «frange intérieure de l'appareil de pouvoir») et circonstanciellement désireux de préciser leur statut sociocognitif par rapport à 1 '« Église », nous faisions donc croire que la régulation sociale exercée par celle-ci, au niveau du réglage de l'appartenance et au moyen des propositions envisagées, était plutôt plus lâche qu'ils ne le pensaient. 2 3 Nous allégions ainsi le poids de la régulation sociale réfractée par un conformisme d'opinion dont nous avons précédemment montré l'influence qu'il peut avoir sur la modification des attitudes religieuses (Deconchy, 1971a, pp. 115-201). Cette régulation

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L'écart avec les normes de la

«raison»

Doxème

T a b l e a u 4 . Les prises de position obtenues avant l'allégement du réglage de l'appartenance à l'«Église»

A

B

C

D

1

12

5

2

1

8

3

5

12

4

8

4

4

5

4

8

5

6

8

9

8 1

7

2

10

4

8

1

8

8

9

2

11

4

10

6

7

4

11

1

6

10

12

1

4

12

13

10

5

2

5

12

14

1

15

9

8

16

8

8

1

17

1

2

12

2

18

13

4

19

7

10

20 71

4

13

115

128

26

Perception de la fragilité rationnelle et réglage de l'appartenance

Doxème

Tableau 5. Les «prises de position» communiquées aux sujets après l'allégement du réglage de l'appartenance

A

g

G

1

7

10

2

1

8

3

1

16

4

1

11

4

5

1

11

5

6

D

8

1

13

4 1

7

2

10

4

8

1

8

8

9

1

12

4

10

3

10

4

11

1

6

10

12

1

4

12

13

8

7

2

5

12

14

69

15

5

12

16

4

12

1

17

1

2

13

1

18

14

3

19

11

6

20 38

4

13

148

138

16

70

L'écart avec les normes de la «raison»

sociale était ainsi désinvestie d'une partie de sa puissance (yl\) et le doxème était affaibli au niveau du paramètre A. Alors même que nous ne travaillions que sur le doxème attesté, il était indispensable de renforcer le poids des doxèmes refusés sous un mode libéral (position C): il s'agissait de «libéraliser» la représentation du fonctionnement social du groupe, sous l'angle particulier du réglage de l'appartenance. b) On a pris alors une nouvelle mesure de la perception que les sujets avaient des écarts que les doxèmes proposés imposent aux normes de la «raison» (éR2). Pour ce faire, on autilisé les mêmes documents qu'au premier temps. Au terme de ces deux temps de l'expérimentation, nous avions donc à notre disposition, pour chaque sujet, sa prise de position à l'égard de chaque doxème (A), les écarts qu'il percevait entre sa signification et les normes de la «raison» avant (éR x ) et après (éR2) l'allégement du réglage de l'appartenance. C. LES RÉSULTATS

1. Vérification globale de l'hypothèse:

éR2>éR1

a) L'ensemble des résultats. A considérer les matrices qui rendent compte du passage de éRx kéR2 (Tableau 6) et les histogrammes correspondants (Figure 3), nous constatons que l'hypothèse est vérifiée. Pour la bonne lecture de ces matrices et de ces histogrammes, on se rappellera que, aux notes 1 ou 2, correspond une perception forte de la fragilité rationnelle du doxème et que, aux notes 6 ou 7, correspond une non-perception de cette fragilité. Nous obtenons, en effet, classe par classe, les relations suivantes24: Pour éR= 1 et 2 : éR2 > éRx P. = .05 Pour éR = 3, 4 et 5: éR2>éRx P. = .10 Pour éR = 6 et 7: éR2