L'enquête narrative en sciences humaines et sociales 2200633629, 9782200633622

Cet ouvrage explicite une méthode de recherche en sciences humaines et sociales, fondée sur les pratiques narratives. Il

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French Pages 224 [193] Year 2022

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L'enquête narrative en sciences humaines et sociales
 2200633629, 9782200633622

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L'enquête narrative en sciences humaines et sociales

Hervé Breton

L’enquête narrative en sciences humaines et sociales

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Hervé Breton

L’enquête narrative en sciences humaines et sociales

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Illustration de couverture : © Shutterstock -freelanceartist

Mise en pages : Nord Compo

© Armand Colin, 2022 Armand Colin est une marque de Dunod Éditeur, 11 rue Paul Bert, 92240 Malakoff www.armand-colin.com ISBN : 978-2-200-63362-2

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Introduction

Cet ouvrage est destiné aux chercheurs en sciences sociales, mais également aux étudiants se formant aux méthodes de l’enquête et, plus largement, à l’ensemble des professionnels qui sont conduits à solliciter l’expression du vécu dans le cadre de dispositifs, de protocoles et ­d’entretiens de recherche dont l’enjeu est d’ouvrir un espace d’expression, d’interlocution et d’élaboration à partir de la narration du vécu. Il  traite de l’enquête narrative, soit d’une approche qui s’édifie théoriquement et méthodologiquement à partir d’un donné spécifié, le vécu, via l’expression en première personne. Différents types d’enquête sont mobilisés lorsqu’il s’agit de mettre en œuvre une démarche empirique dans le domaine des sciences humaines et sociales. Au-delà des distinctions classiques entre les approches quantitatives et qualitatives, la singularité de l’enquête narrative, et sa pertinence, réside dans sa capacité à appréhender des phénomènes et des processus expérientiels, sans réduction a priori du périmètre des variables entrant dans le champ de la recherche. Cette posture d’accueil inconditionnel de l’expérience comporte son régime de puissance pour saisir et examiner les phénomènes vécus dans la durée des parcours de vie, mais également au creux de micro-moments, l’enjeu étant de pouvoir appréhender le vécu de manière longitudinale, à partir des faits et des effets vécus, des événements et de leur retentissement à l’échelle biographique. La formalisation d’une théorie de l’enquête dont la visée est de constituer des connaissances via la narration suppose de situer la démarche selon différents plans. La controverse est d’abord d’ordre épistémologique, l’expérience étant naturellement associée au registre de l’ordinaire et du sens commun. Elle est de plus singulière, donc a priori restreinte dans sa validité à l’échelle du sujet. La discussion porte également sur les dimensions méthodologiques, les formes de recueil apparaissant trop peu stabilisées lorsque l’enjeu des entretiens est de recueillir les récits d’expérience, de soi ou de vie. C’est l’objet des deux premières parties que de caractériser la démarche sur les plans épistémologique et théorique. Pour cela,

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une démarche est formalisée et structurée grâce à l’intégration de deux régimes narratifs, dont la fonction est de pouvoir moduler les échelles temporelles et de varier dans les niveaux de focalisation lors de l’exploration du vécu au cours de l’enquête. Le premier régime, celui relevant de la narration biographique, appréhende l’expérience vécue de manière longitudinale, dans la durée, de manière diachronique. Le second, qui vise la description de l’expérience à l’échelle microphénoménologique afin d’accéder aux dimensions tacites et préréfléchies de l’expérience, examine de manière microprocessuelle les effets vécus en situation. Il résulte du croisement de ces régimes narratifs – entre durée et détail – une pratique de l’enquête qui permet l’étude des phénomènes vécus selon une approche temporelle, micro-génétique et intégrative. La théorie de l’enquête proposée résulte de la rencontre entre deux traditions qui se sont constituées de manière autonome, sans espace de dialogue ni recherches conjointes  : celui des histoires de vie en formation et de la recherche biographique (Pineau et Legrand, 1992-2019) et celui de l’entretien d’explicitation (Vermersch, 1994-2000). Ayant évolué durant presque vingt années au sein de ces courants, proches des pionniers fondateurs de ces paradigmes de recherche et de formation, j’ai été conduit à tisser, au gré des ateliers de pratiques, des séminaires de recherches, des publications, des liens et des ponts pour mettre au jour la puissance de cette méthode d’enquête qui intègre ces deux formes de narration du vécu (Breton, 2020a, 2020b) qui participent du passage de l’expérience au langage. L’édification d’une théorie de l’enquête narrative suppose également de structurer des repères et des outils pour savoir comment mettre en œuvre concrètement la démarche de manière empirique, sur le terrain. Les ­parties  3 et  4 de l’ouvrage sont consacrées à l’examen détaillé des stratégies d’enquête, des procédés de guidance, de techniques de constitution de corpus et d’analyse de données. La nécessité d’une connaissance pratique et expérientielle de la méthode est alors affirmée, à partir d’un constat : l’expérience n’est pas directement accessible au sujet qui l’a vécue. Son passage au langage, sa mise en mots et son intégration dans des récits, dans le cadre des recherches narratives, doivent être accompagnés par le chercheur qui, pour cela, structure des dispositifs, contractualise pour préciser les enjeux, règle les niveaux d’implication, spécifie les procédés de guidance qu’il mobilise. Ces éléments, qui concernent tout autant la méthode que l’éthique de l’enquête, sont précisés dans différents chapitres à partir d’exemples concrets. C’est donc également un manuel de l’enquête narrative qui est proposé au lecteur, l’enjeu étant alors de définir sur un plan théorique et pratique, la spécificité, mais également les dimensions complémentaires de cette approche avec les autres formes

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Introduction

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d’enquête en sciences sociales, qu’elles relèvent de méthodes quantitatives par questionnaires ou d’entretiens qualitatifs. Le dernier chapitre de l’ouvrage aborde, à titre de conclusion provisoire, les dimensions éthiques de l’enquête narrative qui requiert différentes formes de jugement prudentiel pour la mise en œuvre d’un accompagnement compréhensif des sujets qui s’impliquent dans la démarche. Cette exigence éthique est fondée sur le souci de la prise en compte des effets associés au travail narratif au cours de l’enquête. Il est également généré par des questions de pertinence, voire de faisabilité de la recherche : seul le sujet ayant vécu l’expérience peut se rendre attentif au souvenir et œuvrer pour la composition du récit de soi. Il est donc du devoir du chercheur de créer les conditions d’une entrée du narrateur dans l’enquête, de favoriser le travail narratif sans perte de la référence expérientielle lors de la mise en mots, de codéfinir les formats qui vont permettre la composition et l’expression du récit de soi. Ce qui est proposé au gré des douze chapitres que contient cet ouvrage n’est donc pas une méthode de plus. Il s’agit, au contraire, de réaffirmer, plus de quarante ans après ce que Denzin (1989) puis Kreiswirth (1994) ont nommé « the narrative turn in the human sciences », la dimension anthropologique des récits, leur puissance pour la constitution de connaissances situées, temporalisées et incarnées, ainsi que les enjeux politiques associés aux ancrages de connaissances scientifiques d’ordre herméneutique, adossées à des pratiques concrètes de l’enquête dans le domaine des sciences sociales.

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Partie 1

Ancrages épistémologiques

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Chapitre 1

L’enquête et l’épreuve

Afin de penser les enjeux, usages et apports de l’enquête narrative dans le domaine des sciences humaines et sociales, il convient de préciser l’acception donnée au terme d’« enquête ». En effet, comme l’a montré Foucault (1966, 1969), l’enquête (puis l’examen) s’est graduellement constituée comme forme de pensée et mode d’édification des savoirs et des connaissances. L’enquête, comme modalité structurée d’interrogation et de questionnement du réel, relève d’une logique et suppose une méthode. Elle comporte son propre régime de cohérence qui se déploie en trois temps : exploration, interprétation, constitution. La fiabilité des connaissances ainsi générées peut ainsi être examinée en fonction du caractère réglé des procédés à partir desquels sont conduites ces trois opérations, mais également en fonction des processus qui les relient logiquement et métho­ dologiquement en une démarche intégrée. Il est possible de considérer que la démarche d’enquête s’incarne dans un schème d’ordre anthropologique, une manière d’appréhender et de ­comprendre le réel. Cette perspective a été formalisée dans de nombreux travaux, ceux-ci se référant généralement à ceux de John Dewey, et notamment à son ouvrage de 1938 intitulé pour la version française  : Logique : la théorie de l’enquête. Cette approche philosophique pense l’enquête en tant que dynamique, celle de l’expérience vécue, et modélise un processus qui s’amorce à partir de la perception d’un doute pour s’accomplir dans la restauration de la continuité expérientielle. L’accès à ce moment d’accomplissement suppose l’implication du sujet dans un travail qui participe de la résolution d’un problème advenant dans le cours du vécu, qui prend la forme d’une résistance, d’un phénomène vécu qui résiste et déroge à la compréhension. Selon cette perspective, l’apprentissage associé à la démarche procède selon une dynamique d’expérimentation qui suppose de s’interroger et d’investiguer pour résoudre. Chez le philosophe pragmatiste qu’est John Dewey, c’est la notion de problème qui constitue donc le socle de la théorie de l’enquête. Par contraste, selon la perspective herméneutique dans laquelle s’ancre la théorique de l’enquête narrative, c’est la notion d’épreuve qui en constitue le sol.

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C’est l’enjeu de ce chapitre que de situer la singularité de la démarche de ­l’enquête narrative, à partir de ses ancrages philosophiques situés à la croisée de l’herméneutique, de la phénoménologie, de la narratologie, des sciences de l’éducation.

1. L’enquête, entre pragmatisme et herméneutique Envisager la démarche d’enquête selon sa dynamique et sa logique conduit à s’interroger sur les facteurs qui structurent et déterminent sa cohérence. Celle-ci peut faire l’objet d’un examen lors de la construction du protocole de l’enquête. Cependant, ce niveau qui relève des finalités et des procédés du dispositif en appelle un second, plus fondamental, qui concerne la logique de l’enquête elle-même. Il s’agit alors moins de penser une technique d’enquête qu’un schème quasi anthropologique, qui est celui pour l’humain du résoudre et du comprendre. Cette notion de schème apparaît décisive dans la théorie de l’enquête de John Dewey (1838/1993). Pour Dewey, l’enquête s’amorce à partir de l’irruption de vécus venant rompre voire interrompre la continuité expérientielle vécue, avec pour conséquence d’enclencher chez le sujet une démarche active qui suppose, avant de résoudre, de caractériser et d’instituer le problème en tant qu’il constitue un écart avec l’attendu, en tant qu’il génère de l’inattendu, du confus, de l’opaque ou du doute. Comme le souligne Fabre (1994), cette conception relève d’une approche expérimentale dont la visée est le rétablissement de la situation initiale par une intervention active à partir d’une définition du problème. C’est en effet l’instauration en tant que problème de ce qui se manifeste, dans le cours de l’expérience, sous la forme du doute, de la confusion ou de l’écart… qui provoque l’entrée du sujet dans la démarche d’enquête. Et c’est la résolution du problème qui s’accompagne de la dissolution du doute qui signe la clôture de la dynamique d’investigation. Cette approche de l’enquête trouve des prolongements au sein des sciences de l’éducation, dans les courants pédagogiques qui se déploient à  partir de la notion de problème et du travail de problématisation (Fabre,  2013), des théories relevant de l’apprentissage expérientiel (Landry, 1989), de l’analyse de l’activité et de l’analyse du travail (Thievenaz, 2019). L’enquête pensée à partir de ses ancrages pragmatistes inscrit la dynamique du comprendre dans un rapport, celui qui relie les conceptions en situation et les formes d’action qui en résultent. C’est ce qui est formulé dans la maxime peircienne (1878/1879, p. 248) : « Considérer quels sont les effets pratiques que nous pensons pouvoir être produits par l’objet de notre conception. La conception de tous ces effets est la conception complète de l’objet. » Selon cette perspective, enquêter suppose une implication active du sujet afin, par l’action, de transformer ses conceptions qui, du fait de l’écart entre

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le perçu et le conçu, font problème. Cette théorie de l’enquête inscrite dans la philosophie pragmatiste pense la connaissance selon une perspective faillibiliste (Chauviré, 2004). Consécutif à la perception d’un manque ou d’un obstacle, le sujet s’implique dans une activité supposant l’effort pour clarifier, résoudre et restaurer ce que Dewey nomme la continuité de l’expérience. Le cœur de ce qui est nommé dans l’ouvrage Expérience et nature  paru en 1925 (Dewey, 1925/2012) la « méthode dénotative » consiste à partir de ­l’expérience concrète pour amorcer l’activité de recherche. Il résulte de ce point de déclenchement une mobilisation de l’intentionnalité du sujet dont le destin est de s’accomplir dans un mouvement de transformation de la situation vécue. Cette dynamique de transformation concerne cependant le sujet lui-même, dont les conceptions participent de la définition de la situation. Il en résulte alors un déplacement des visées et des objets de ­l’enquête, dont une partie interroge les processus par lesquels ce qui se donne en situation s’interprète et s’édifie. Ce glissement, pour discret qu’il puisse apparaître, ouvre l’enquête vers un questionnement d’ordre herméneutique. Ce déplacement peut être compris comme un changement de focale et d’échelle au cours de l’enquête. Sans délaisser la notion de situation vécue, il conduit à s’intéresser aux processus à partir desquels l’expérience se donne à vivre (perspective phénoménologique) et à partir desquels elle est interprétée (perspective herméneutique). Il en résulte une visée spécifique de l’enquête, celle de l’enquête narrative, dont les objets peuvent être précisés  : enquêter d’un point de vue phénoménologique procède de l’examen des modes de donation de l’expérience vécue et des formes de constitution des faits éprouvés ; du point de vue herméneutique, le travail d’enquête porte sur les processus d’interprétation de ces faits vécus et sur les processus de configuration qui participent de leur intégration dans une histoire qui comporte sa durée et sa logique. Précisément, le travail d’examen porte alors sur les processus de synthèse qui génèrent la donation du vécu, sur les modes de temporalisation des faits vécus et sur les processus inférentiels qui génèrent la continuité de l’expérience et son historicisation. Il comporte à la fois une dimension phénoménale et historique : phénoménale, car l’examen des modes de donation du vécu procède d’une enquête microprocessuelle et temporalisée, donc microgénétique, qui suppose de s’intéresser à la vie sensible (Bégout, 2000) ; historique car l’activité d’interprétation de ce qui constitue la trame du temps vécu par le sujet comporte une dimension longitudinale, processuelle et interprétative. La logique de l’enquête narrative vise donc l’examen des processus à partir desquels s’édifient les structures d’interprétation qui fondent la trame narrative qui organisent les modes de compréhension du sujet et les processus d’édification des points de vue à partir desquels le monde de la vie est habité et interprété. Cette conception de l’enquête s’écarte d’une perspective expérimentale (Finger, 1989) s’organisant à partir d’une dynamique visant « la transformation contrôlée ou dirigée d’une situation

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indéterminée en une situation qui est si déterminée en ses distinctions et relations constitutives qu’elle convertit les éléments de la situation originelle en un tout unifié » (Dewey, 1938-1993, p. 169).

2. L’enquête narrative comme dispositif de recherche Si l’enquête peut être pensée et caractérisée par sa logique dont la cohérence participe de la constitution de connaissances dans le domaine des sciences humaines et sociales, le terme réfère généralement plutôt à un dispositif associé à une démarche empirique et dont l’objet est de collecter des données. Si ces deux plans –  épistémologique et méthodologique  – sont différenciés dans cet ouvrage, la logique retenue est de montrer les dimensions intégrées d’une démarche dont la pertinence méthodologique est dépendante des visées épistémologiques et éthiques. Sur le plan empirique, l’enquête narrative relève d’une approche qualitative, compréhensive et expérientielle, la visée étant d’explorer les ­phénomènes vécus à partir de leur mise en mots et mise en récit, en générant des données sous la forme de récits d’expériences, sous la forme d’auto­biographies ou d’autodescriptions, entretiens biographiques ou micro­ phénoménologiques. Ces données relèvent donc du langage, sont à penser en tant que productions langagières, procèdent par actes de langage. L’écart est donc important avec les dispositifs d’enquête mobilisant des questionnaires, ceux-ci privilégiant une appréhension des phénomènes à partir des chiffres (Singly, 2005), Ces données narratives sont elles-mêmes spécifiques, car elles résultent d’un régime d’expression réglé : celui de la description et de la narration du vécu. Selon cette approche, l’expression narrative ne relève pas du roman ou de la fiction. Elle vise la narration des faits vécus, en croisant les modes descriptif et biographique, ce qui permet de varier au cours de l’enquête entre l’appréhension longitudinale de l’expérience via la prise en compte du principe de succession et l’exploration profonde via l’attention portée aux détails au cours de la description. Cette alliance de la narration et de la description, déjà relevée par Dewey1 en 1938, fait l’objet d’un  examen dans le chapitre  3 de cet ouvrage dédié à la théorie des régimes narratifs, les travaux classiques de la narratologie s’accordant pour différencier strictement le genre descriptif du genre narratif tandis que le cadre de l’enquête narrative les intègre dans un même processus. 1.  Dewey, dans la section XII de l’ouvrage paru en 1938 sur l’enquête associe et différencie la narration et la description comme procédés d’enquête en associant la narration aux formes d’appréhension visant le longitudinal du vécu et la description qui procède par aspectualisation. Les aspects concrets pouvant traduire ces éléments dans une méthode ne sont cependant pas approfondis et ce, malgré le fait que, dès 1925, Dewey indique une méthode qu’il nomme « méthode dénotative » ([1925], 2012, p. 37).

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Pour être opérationnelle dans le cadre d’un protocole de recherche, la démarche doit être à la fois documentée quant à ses formes de structuration concrète (contrat, étapes, procédés de guidance) et quant aux données qui en résultent. Elle est située au sein des enquêtes terrain d’ordre qualitatif et compréhensif, même si la démarche s’écarte très franchement, du fait de l’importance décisive accordée aux temporalités pour le réglage des procédés de guidance. Elle est donc à différencier des formes d’entretiens fondées sur l’échange conversationnel (Traverso, 1999) ou sur les entretiens compréhensifs (Kaufmann, 2004). La technique d’entretien mobilisée est en effet très spécifique : sa singularité est de viser la mise au jour des phénomènes vécus à partir d’une perspective longitudinale et chronologique, ce qui conduit à structurer pour sa guidance, des questions, des consignes et des relances qui incitent autrui à s’exprimer en première personne, à narrer de manière chronologique son parcours. Proche de l’entretien narratif (Delory-Momberger, 2010), cette technique intègre les visées du récit de vie (Bertaux, 1996) et ceux de l’entretien d’explicitation (Vermersch, 1994-2000). Elle est donc difficilement classable dans la typologie classique des entretiens non directifs, semi-directifs ou directifs. En effet, sans entrer dans le contenu du discours, le chercheur mobilisant l’enquête narrative incite par ses interventions à varier la vitesse de la mise en mots avec pour visée de produire des effets sur le relief diégétique du récit. Il résulte de ces dimensions une forme d’entretien qui articule deux enjeux : celui de la mise au jour de la succession des faits advenus dans le cours de l’expérience ; celui de la mise au jour de la structure de donation des faits à partir d’un travail de description dont le niveau de détail est plus ou moins profond. Cette approche est à la fois non directive sur le contenu du vécu, directive sur la visée temporelle.

3. L’épreuve narrative au cours de l’enquête L’enquête narrative en sciences humaines et sociales a pour spécificité de chercher à comprendre le vécu en mobilisant des procédés qui sollicitent l’expérience en vue de son passage au langage. Cette pratique par laquelle le sujet exprime son vécu et trouve des voies d’expression mérite un examen approfondi, tant pour ce qui concerne les visées que les procédés de ce qui est nommé les actes de guidance dans le chapitre 8. Ce qui est désigné par la notion d’épreuve permet de situer avec force la singularité de l’enquête narrative. Son principe peut être défini à partir de l’affirmation suivante : l’expérience n’est pas transparente au sujet et le fait de la passer au langage pour ensuite, chercher à l’intégrer dans un récit constitue une épreuve. Les processus qui la régissent ont été notamment théorisés par Bakhtine (2017) : « L’énoncé reflète les conditions spécifiques et les finalités de chacun de ces domaines, non seulement par son contenu (thématique) et son style de langue,

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autrement dit par la sélection opérée dans les moyens de la langue – moyens lexicaux, phraséologiques et grammaticaux  –, mais aussi et surtout par sa construction compositionnelle. Ces trois éléments (contenu thématique, style et construction compositionnelle) fusionnent indissolublement dans le tout que constitue l’énoncé, et chacun d’eux est marqué par la spécificité d’une sphère d’échange » (Bakhtine, 2017, p. 293).

C’est à partir de Bakhtine que Baudouin (2010) a ensuite forgé le concept d’épreuve autobiographique. Au travers des trois champs de l’épreuve – mise en mots régie par les ressources de la langue, loi de ­composition du récit, format ouvrant droit à l’expression – ce qui se constitue en épreuve, pour le narrateur, c’est l’expression de ce que Foucault (2008) désigne comme les régimes alèthurgique, soit le dire vrai du point de vue d’une herméneutique du sujet.

3.1 Régimes éthopoïétiques et régimes alèthurgiques L’alèthurgie est définie par Foucault comme une force qui, du fait de ­l’implication du sujet lors de l’expression de son vécu, génère une puissance du fait du passage au langage d’un récit tenu pour vrai par la personne qui l’exprime. L’épreuve réside alors, du point de vue du sujet, dans l’invention des manières de dire rendent possible l’expression de cette vérité, avec ou malgré les champs de force décrits par Bakhtine : dire le vrai en intégrant les contraintes du langage, en composant le récit, en s’ajustant aux formats légitimes ou à conquérir qui autorisent et légitiment l’expression de soi au sein de l’espace social. Ainsi, la notion de régime alèthurgique2 formalisée par Foucault (1981-1982/2001) peut-elle être envisagée à partir des modalités du passage de l’expérience au langage qui préfigure la mise en récit de soi. Elle permet de définir la visée de l­’enquête, l’expression vraie du vécu, ainsi que les conséquences éthiques et méthodologiques qui en résultent. L’exigence éthique provient du fait que l’expression en première personne génère des effets de puissance lors du passage de l’expérience au langage qui rend possible l’expression de la vitalité du sujet. Cette fonction du dire vrai (Foucault, 1883) au cours de l’activité narrative génère plus précisément des effets de retentissement qui transforment l’éthos du sujet : « Êthopoiein, êthopoiia, êthopoios. Êthopoiein, ça veut dire : faire de l’êthos, produire de l’êthos, modifier, transformer l’êthos, la manière d’être, le mode d’existence d’un individu […]. C’est ce qui marque le caractère “éthopoïétique” ou non du savoir. Lorsque le savoir, lorsque la connaissance a une forme, lorsqu’elle fonctionne de telle manière qu’elle est capable de produire de l’êthos » (Foucault, 1981-1982, p. 227). 2.  C’est dans le cours au Collège de France « Du gouvernement des vivants » que Foucault élabore le projet d’une histoire des « actes de vérité » – indiquant par cette expression « la part qui revient à un sujet dans les procédures d’alèthurgie » –, ou mieux des actes de vérité « réfléchis », où le sujet est à la fois l’acteur, le témoin et l’objet de la manifestation de la vérité (Cremonesi et al., 2013, p. 12).

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La jonction entre les régimes alèthurgiques et les régimes éthopoïétiques au cours de l’activité narrative s’opère lorsque l’expression de soi est réalisée en première personne. La visée et l’atteinte de cette jonction constituent un critère de pertinence. L’enjeu est donc d’accompagner ce que Pierre Vermersch (1994-2000, p. 57) a nommé une « prise de parole incarnée » qui crée les conditions d’une narration expérientielle. Celle-ci peut être définie de la manière suivante : narration durant laquelle, lors de la mise en mots du vécu, le sujet perçoit et revit les dimensions sensibles de l’expérience déjà vécue. Cette forme d’expression en première personne suppose une donation vive du souvenir au cours de la mise en mots, ce registre d’expression étant défini par Depraz comme « un régime durant lequel le sujet narre à partir d’une « prise de parole incarnée », c’est-à-dire entre dans un régime d’expression qui manifeste à plein la réalité concrète d’un contact avec ce que l’on vit au moment où je le formule » (Depraz, 2011, p. 62). Ainsi, selon cette perspective, l’expression en première personne suppose que l’expérience se donne à nouveau, pour qu’elle puisse être  saisie de manière vive au cours de l’entretien ou des entretiens qui jalonnent la démarche d’enquête. C’est cette saisie de l’expérience se donnant à nouveau à vivre, par éveil du souvenir, qui caractérise ce que Vermersch nomme l’évocation qui rend possible une prise de parole incarnée.

3.2 Récit de soi et épreuve : mise en mots, composition du récit, formats narratifs S’exprimer en première personne dans le cadre du récit de soi, c’est forger un style qui porte l’expérience au langage, l’intègre dans une histoire et lui permet d’acquérir une existence à la fois sociale et vitale (Dilthey, 1910/1988). C’est également formaliser un point de vue singulier sur les phénomènes vécus, et ainsi permettre la mise au jour des processus d’édification, d’interprétation et de compréhension, selon une perspective temporelle et historique. Les trois champs de contraintes qui régissent l’épreuve narrative agissent au cours de deux opérations. La première concerne la mise en mots de l’expérience durant laquelle des manières de dire s’édifient sans perte de la référence expérientielle lors du passage de l’expérience au langage. La seconde porte sur les lois de composition du récit. Pour ce faire, le narrateur doit accéder aux souvenirs, mettre en mots, puis intégrer ceux-ci dans un texte ou un discours, qui, pour s’accomplir, doit apparaître, du point de vue du narrateur, à la fois complet, vraisemblable et asserté. Ces trois paramètres formalisés par Ricœur (1983) caractérisent ce qui a été identifié comme les lois de composition du récit. Premier paramètre  : le récit doit être perçu comme complet du point de vue du sujet : il est des éléments et événements qui doivent être intégrés au récit

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de soi pour que l’opération narrative s’accomplisse de manière complète du point de vue du narrateur. Il est également nécessaire que ces événements soient décrits selon un niveau de détail suffisant pour que la perception d’accomplissement advienne. Deuxième paramètre  : le récit doit être vraisemblable, du point de vue du narrateur, mais également du point de vue du narrataire, soit de la ou des personnes à qui le récit s’adresse ou s’adressera. Ce critère de vraisemblance conduit à interroger les processus inférentiels et les rapports de causalité tenus pour vrai par le narrateur qui lui permettent d’associer les événements advenus dans le cours de l’expérience en une unité qui génère la constitution du récit et la narration de l’histoire. Ce deuxième paramètre conditionne le mode d’existence du troisième paramètre : la dimension assertée du récit, le fait que le récit soit perçu comme sien par le sujet, ce qui lui donne sa force. Le franchissement de l’épreuve narrative s’accomplit lorsque le récit, au cours de son accomplissement, rend possible le passage au langage de qui est tenu pour vrai par le narrateur. L’accomplissement de l’épreuve narrative au cours de l’enquête permet ainsi d’appréhender et de comprendre, en première ou en deuxième personne, les modes de constitution des points de vue du sujet, soit les modes d’interprétation et de signification des phénomènes vécus par les personnes mobilisées dans l’enquête.

Synthèse du chapitre L’enquête narrative constitue une démarche d’enquête fondée sur une approche de l’entretien de recherche en sciences humaines et sociales dont la visée est l’accompagnement de l’exploration de l’expérience, à partir d’une expression en première personne impliquée et temporalisée. Elle mobilisant les registres de langage du sujet et des modes de composition du récit qui se donnent à la personne au cours de l’activité narrative, ces procédés pouvant cependant faire l’objet d’une modulation au travers du travail de guidance proposée par le chercheur. C’est à partir de ces enjeux et de la singularité de cette approche qui mobilise le récit de soi que les modes de constitution des connaissances vont être envisagés dans le chapitre suivant. Une épistémologie narrative est cependant à définir et à penser, une méthode d’enquête n’ayant de pertinence qu’à l’aune des connaissances qu’elle permet de générer et des conditions qui lui sont nécessaires pour être mise en œuvre. Différents plans de recherche sont ainsi ouverts : étude des processus de constitution des points de vue sur le monde vécu, examen des dynamiques de persistance de ces points de vue, mise au jour des procédés par lesquels une logique vient transformer l’épisodique en continuité expérientielle au cours de l’expérience vécue.

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Chapitre 2

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Différents enjeux peuvent être avancés pour justifier le choix d’un travail d’ordre épistémologique sur les approches narratives. Le premier d’entre eux  : l’enquête narrative sollicite, par la mise en mots du vécu, l’expression du point de vue de sujets singuliers. En d’autres termes, la matière à partir de laquelle s’élabore la connaissance par le récit est l’expérience vécue, qu’elle soit ordinaire, quotidienne ou extrême. L’examen des processus à l’œuvre lors de ce passage de l’expérience au langage apparaît donc nécessaire pour comprendre  les effets vécus en termes de compréhension pour le narrateur, et les effets de constitution de connaissance générés sur les phénomènes vécus par le narrateur. Le sol de cette activité narrative, la matière de référence, en quelque sorte, n’est autre que l’expérience elle-même. Ce point n’est pas sans poser question. Les interrogations scientifiques sur le statut de l’expérience et sur les critères de validité permettant de statuer sur la fiabilité de ces données collectées sont anciennes. Pour Bachelard (1938/2004), le rapport de connivence entretenu entre le narrateur et son vécu constitue un obstacle épistémologique majeur. Plusieurs arguments critiques peuvent en effet contribuer à invalider l’expérience du point de vue scientifique  : instabilité du dire et de ses formes d’expression dans le temps, modes de donation du vécu marqués par les perceptions d’évidence naturelle, dimension substantialiste de l’expérience empreinte de subjectivisme…

1. Vers une épistémologie narrative en sciences humaines et sociales Selon Piaget (1967, p. 6), l’épistémologie peut se définir comme « l’étude de la constitution des connaissances valables, le terme de « constitution » recouvrant à la fois les conditions d’accession et les conditions proprement constitutives ». L’examen de ces processus de constitution suppose, pour ce qui concerne les recherches narratives, de caractériser et

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de structurer des repères stabilisés permettant d’accéder à l’expérience, de procéder à sa mise en mots, de la configurer dans des textes et des discours en tenant compte des formats qui permettent son expression. Il s’agit par l’examen de ces procédés d’interroger les conditions de constitution des connaissances fondées sur l’expression du vécu pour déterminer des critères de validité à l’échelle locale (celle du sujet ayant vécu les phénomènes étudiés) tout en établissant des lois leur conférant potentiellement une dimension nomologique. Depuis Dilthey (1911/1988), la dimension nomologique des savoirs propre aux sciences de la nature est interrogée dans le cadre des sciences de l’esprit et, de manière plus contemporaine, dans les sciences humaines et sociales. Plusieurs paramètres permettent de différencier les sciences de l’esprit et sciences de la nature. Cependant, l’un d’entre eux apparaît décisif. Il s’agit de ce qui se constitue en terrain de l’enquête et, en fonction de la singularité de ces terrains, du type de rapport que cela instaure entre les objets ou sujets de l’enquête et le chercheur. Pour le dire d’un mot, dans le domaine des sciences de la nature, des méthodes peuvent s’appliquer sur la matière (des objets, des matériaux…) sans conséquence sur sa forme ou son état. Il est considéré que l’état d’esprit du chercheur et sa disposition vis-à-vis de l’objet n’influent pas sur les phénomènes qu’il est conduit de mettre au jour au cours de son étude. La situation apparaît différente pour ce qui est du domaine des sciences humaines et sociales et plus singulièrement encore pour ce qui est du domaine de la recherche narrative, les processus de constitution de connaissance étant soumis aux procédés narratifs permettant l’expression de l’expérience, aux dynamiques de configuration par lesquelles le récit de soi prend forme, aux modalités d’interprétation du chercheur qui reçoit le récit, interroge ou relance le ou les narrateurs. La nature même de cette distinction faite entre sciences de la nature et sciences de l’esprit peut cependant être interrogée dans sa validité. Des auteurs comme Weber, notamment, ont soutenu l’idée que les modes de constitution des connaissances en sciences sociales ne présupposent pas nécessairement de différencier de manière ontologique les savoirs selon qu’ils relèvent des sciences de la nature ou des sciences de la culture (Collinot-Thélème, 2004). Cette perspective est en écart avec celles développées par Dilthey (1910/2012, p. 88) qui a considéré que ces deux formes de connaissances sont ontologiquement distinctes. Le débat porte plus précisément sur les dimensions nomologiques des savoirs, et sur la possibilité pour ce qui concerne les sciences humaines et sociales, de générer des connaissances fondées sur des rapports de causalité documentés et étayés. À l’échelle de la recherche narrative, la possibilité de constitution de connaissances sur les phénomènes vécus suppose de stabiliser des critères pour l’étude des modes de constitution des points de vue du narrateur,

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sur la manière dont il interprète les expériences et faits vécus, en les appréhendant temporellement selon un principe de continuité, et en générant des inférences causales le conduisant à les intégrer dans une histoire.

2. Le phénoménal : de l’empirique à l’expérientiel L’examen des faits vécus et de leur retentissement conduit à situer l’enquête selon une perspective expérientielle, à la croisée de l’herméneutique et de la phénoménologie. « “Things are what they are experienced as” –  tel est le postulat de l’empirisme immédiat de John Dewey, qu’il formule dès 1905 dans cet essai et qu’il mettra en œuvre dans Expérience et nature » (Madelrieux, 2012, p. 1012).

Les choses existent de la manière par laquelle elles sont expérienciées serait une définition possible de l’expérientiel  : il s’agit de l’éprouvé associé à l’expérience, soit des modes par lesquels l’expérience se donne au sujet. L’expérientiel ne désigne ainsi pas le contenu de l’expérience mais les effets vécus à son contact. C’est en ce sens que l’expérientiel, qu’il soit appréhendé via les travaux provenant du pragmatisme ou ceux de la phénoménologie, se constitue en problème difficile : « Le problème difficile – aussi connu comme le problème de la conscience – consiste à expliquer pourquoi les états mentaux sont dotés de qualités expérientielles ou phénoménales. Quel effet cela fait de “goûter du café”, de “toucher un cube de glace”, de “regarder un coucher de soleil”, etc. ? Pourquoi ces expériences ont-elles tel effet particulier ? Et pourquoi cela nous fait un effet tout simplement ? » (Zahavi, 2015, p. 80).

Si le verbe « expériencier » (Madelrieux, 2012) permet de spécifier la dimension réceptive de l’expérience éprouvée, l’enquête sur les effets que cela fait concrétise cette idée en interrogeant les modes de donation de l’expérience. C’est ainsi que Zahavi propose des perspectives d’enquête qui intègrent les processus cognitifs aux vécus du corps, pour caractériser la dimension phénoménale de l’enquête : « Est-il vraiment acceptable de limiter la dimension phénoménale de l’expérience aux seuls états sensoriels ou émotionnels ? N’y a-t-il pas un effet que cela fait de simplement penser à une pomme verte (plutôt que de la percevoir) ? Et qu’en est-il des croyances abstraites ? N’y a-t-il pas un effet que cela fait de croire que la racine carrée de 9 = 3 ? Beaucoup de philosophes contemporains ont refusé l’idée que les croyances soient intrinsèquement phénoménales. Je crois qu’ils sont dans l’erreur » (Zahavi, 2015, p. 84).

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S’interroger sur « les effets que cela fait »  : Nagel (1979/2012) ouvre vers des formes d’enquête visant l’étude des modes de donation de l’expérience, des effets de retentissement expérientiel associés aux faits vécus advenant dans le cours de la vie. Cette perspective permet d’appréhender les phénomènes à partir de la vie sensible, en croisant les approches temporelles et longitudinales du vécu avec celles qui examinent les formes de retentissement à l’échelle perceptive et thymique  : impressions, vécus du corps, perceptions d’ambiance, relation au milieu… La démarche ouvre vers des champs de recherche situés à l’interface du qualitatif et du compréhensif, qui appréhendent les vécus à partir des dimensions expérientielles et temporelles. En tant que phénomène vécu, l’expérientiel est nécessairement situé et temporalisé. Pour l’interroger, les recherches  en première personne  permettent d’en appréhender les aspects (via la description) et les formes de retentissement (via la narration biographique). Cela suppose de mobiliser différents régimes narratifs afin de caractériser à la fois les modes de donation de l’expérience et les ­processus concourant la propagation des effets vécus dans le temps, soit dans l’histoire du sujet. L’enquête narrative se différencie donc des logiques empiristes ou expérimentales (Madelrieux, 2010) et se démarque également de ­l’enquête historiographique (Dosse, 2010) du fait de sa centration sur l’étude des dimensions expérientielles associées aux faits vécus advenant dans le cours de la vie du sujet. En effet, si l’historiographie procède d’un travail de recension des faits, de leur mise en ordre temporel et de leur mise en sens logique en vue d’un travail d’interprétation, l’écart réside dans le fait que la démarche de l’enquête narrative cherche à appréhender les effets vécus –  le retentissement  – associés aux faits éprouvés par le narrateur, afin de les appréhender selon deux dimensions : la dimension phénoméno­logique qui réfère à la vie sensible ; la dimension biographique qui réfère aux dynamiques d’historicité.

3. Connaissances ordinaires et compositions narratives Selon la maxime pragmatiste énoncée par Pierce (1893-1913, p.  145)  : « considérer quels sont les effets pratiques que nous pensons pouvoir être produits par l’objet de notre conception. La conception de tous ces effets est la conception complète de l’objet », la connaissance ne peut être différenciée d’une manière de se penser en situation, sa validité étant conditionnée aux effets pratiques concevables. C’est ce qui fonde la conception faillibiliste en sciences  : la validité de la connaissance est vérifiable en situation, à l’échelle individuelle et collective. Les critères de validité sont donc déterminés en fonction des configurations contextuelles et de mises

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à l’épreuve des connaissances dans le cours de l’expérience même. Et la mise au jour des lois qui participent de la compréhension de ce qui se donne à vivre dans les situations participe du passage de la connaissance ordinaire à la connaissance scientifique. Toujours selon Peirce : « Nous ne pouvons exiger de nos énoncés scientifiques ni la certitude, ni la précision, ni l’exactitude, ni attendre d’eux une vérification expérimentale définitive » (Chauviré, 2010, p.  263). Ainsi, ce qui se donne pour vrai du point de vue du sujet relève des jugements de perception, qui sont notamment déterminés par les habitudes de penser, les connaissances accessibles en situation, les méthodes d’enquête retenues pour comprendre. Il résulte de cette perspective que la fiabilité d’une connaissance ne peut être décorrélée d’un principe autocorrecteur. Cette perspective s’écarte des logiques scientifiques fondées sur la démonstration et la réfutation des idées fausses, inexactes ou frappées d’erreurs, ces éléments étant caractéristiques du paradigme falsificationniste (Popper, 1973). La perspective faillibiliste mobilise un type de logique qui complexifie les formes de jugements d’ordre inductif ou déductif. Pour Peirce, plus que l’induction, c’est l’inférence abductive (Chauviré, 2004) qui est motrice de l’enquête, soit la capacité d’inventer des cadres des compréhensions par synthèse et par transformation des modèles d’interprétation de ce qui se donne à vivre, plutôt que d’inférer des lois à partir de l’examen d’un donné indépendant du sujet. Cette connaissance venant préfigurer les manières d’appréhender les phénomènes en situation organise les conceptions et les dynamiques d’inter­prétation du réel. Sa constitution est inscrite dans une histoire, celle du sujet qui vit et interprète les situations  : habitudes d’interprétation, logiques de configuration, modes de donation, types de perception… La visée de l’enquête narrative n’est pas d’étudier les comportements en situation, ni même de les interpréter selon des déterminants inscrits dans ­l’histoire du sujet. Ce qui est examiné, ce sont les processus par lesquels, de manière expérientielle et biographique, des faits vécus des points de vue se constituent, des habitudes d’interprétation se structurent à partir des synthèses résultant de la donation de l’expérience. Ce qui se ­dessine alors ici est une science de l’édification des points de vue et des manières ­d’interpréter le vécu. Cette science suppose l’examen des procédés de narration, en tant que l’épreuve narrative suppose de trouver les voies ­d’expression du vécu en fonction des points de vue tenus pour vrais par le sujet, ce qui suppose d’inventer des manières de dire dont la structure comporte une dimension isomorphisme avec la structure de ces points de vue (Souriau, 2009) à partir desquels le sujet habite et comprend le monde vécu : « S’il y a ressemblance entre la liste des lois de constitution des univers et celle des règles de composition des récits, ce n’est pas que la première trouve son fondement et sa vérité dans la seconde. Tout au contraire : on ne se construit

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pas en inventant des histoires sur soi, mais on raconte des histoires comme on se construit, en suivant globalement les mêmes lois, en appliquant les mêmes règles de position (d’un soi), d’opposition (à ce soi), etc. Positions et oppositions peuvent être “supportées” par des personnages (jusque dans les instaurations philosophiques  : personnages conceptuels), le sont peut-être même toujours à un moment ou à un autre, elles impliquent peut-être même des séquences narratives ou contées » (Fruteau de Laclos, 2016, p. 190-191).

Les processus d’édification des points de vue, appréhendés à partir d’une perspective temporelle et expérientielle via la narration en première personne, constituent donc les objets de connaissance visés par l’enquête narrative. Il s’agit d’examiner la connaissance ordinaire des personnes en interrogeant la manière dont elle permet de signifier les événements advenant dans leur cours de vie, en différenciant le registre des contenus de l’expérience du registre des manières de dire et de narrer. Cette perspective conduit à considérer que les différentes formes de narration et de récits de soi expriment les manières de voir et de comprendre les situations vécues, l’étude des formes de composition des récits permettant d’appréhender ces dynamiques de perception et de structuration du sens générées par les sujets qui vivent ces situations. La démarche ainsi ouverte par les approches de l’enquête vise l’exploration de la manière dont l’expérience se donne à vivre selon des points de vue singuliers, celui des personnes qui font l’épreuve des phénomènes étudiés au cours de leur existence.

4. La force du singulier : connaissance temporalisée et gestes de réduction Les formes de connaissances générées par l’étude centrée sur un petit nombre de personnes ou de vécus, voire à partir d’une seule personne, comme cela est le cas dans la recherche magistrale conduite par Pineau avec Marie-Michèle (Pineau  &  Marie-Michèle, 1983) sont inscrites dans des approches de la recherche en sciences humaines et sociales dites « qualitatives » et « compréhensives ». Elles apparaissent contrastivement à l’opposé des recherches quantitatives qui visent la production de connaissance à partir de panels extensifs, propres à atteindre, selon la formule consacrée, des seuils permettant la saturation des données. C’est notamment depuis les travaux pionniers de Thomas et Znaniecki (1918, 1998) dont l’ouvrage Le Paysan polonais paru en 1918 est considéré comme fondateur pour le développement des approches biographiques en sociologie que la controverse entre les approches quantitatives et les approches compréhensives s’est cristallisée. Cette controverse, documentée par Berteaux (1976), comporte des enjeux à la fois épistémologiques

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et méthodologiques. C’est notamment l’objet du chapitre  9 que d’apporter des éléments visant à stabiliser l’étendue et l’échelle de la focale lors de la conduite de l’enquête et du recueil des données. Pour ce qui concerne la  qualification des connaissances, lorsque celle-ci est produite à partir d’un petit nombre de cas, voire d’un seul cas, l’enquête s’édifie sur un paradigme, celui du singulier.

4.1 Connaître à partir de la mise au jour de la structure temporelle des vécus Les approches narratives en recherche sollicitent un petit nombre de personnes au cours de l’enquête et, qui plus est, visent parfois un nombre restreint de vécus pour chaque personne au cours des entretiens. La puissance de la démarche s’origine dans sa capacité d’exploration de l’expérience dont la spécificité est de conjuguer l’appréhension temporelle des faits vécus et avec la mise en mots détaillée de leur feuilleté expérientiel  : aspect cognitif, perceptif, sensible, corporel, incarné… La force du singulier, selon l’expression de Vermersch (2000), s’incarne donc dans les procédés de réglage de l’enquête et des techniques d’entretien permettant d’étendre la durée ou d’intensifier le niveau de détail au cours de la description d’un phénomène, à la même manière d’un chercheur maniant un microscope pour examiner une matière ou un organisme vivant. Le singulier peut également être caractérisé par contraste avec le régulier et le général, ce qui permet de spécifier la visée et les registres ­d’expression au cours de l’enquête. En différenciant, comme le fait Quéré (2000) le singulier du régulier, puis le régulier du général, trois catégories sont constituées pour penser la dimension située du vécu (le singulier), la dimension habituelle du cours de l’expérience (le régulier), le typique qui réfère au général, voire au théorique, et qui convoque alors pour la mise en mots le registre du déclaratif. L’enquête narrative vise précisément les vécus singuliers, en tant que chaque vécu de référence au cours de la mise en mots peut être situé dans l’espace (un lieu précis) et dans le temps (à un moment donné) de l’histoire du sujet. Cette étape première, celle de la narration de vécus situés en respectant le principe de succession, peut ensuite révéler (lors de l’analyse, par exemple) des dynamiques de répétition, d’accumulation ou de mutation au cours de l’expérience, permettant d’objectiver des formes de régularité et des dynamiques de transformation. En d’autres termes, ce qui est régulier peut être décomposé en éléments singuliers dont les rythmes d’occurrence lui confèrent une existence temporalisée. Selon cette perspective, qui joue du contraste entre le singulier, le régulier et l’habituel, la connaissance des phénomènes vécus se constitue à partir d’une approche processuelle et temporelle dont

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l’examen vise à caractériser et objectiver les processus de continuité expérientielle. L’une des spécificités de la connaissance produite à partir du singulier au cours de l’enquête narrative est, du fait du primat accordé aux temporalités, d’intégrer comme critères de pertinence et de validité, la variabilité, les possibilités d’évolution, les dynamiques de transformations qui traversent l’expérience vécue.

4.2 Actes et gestes de réduction au cours de l’enquête Cette appréhension temporelle et située des faits vécus suppose de procéder au cours de l’enquête par réduction. Les actes et gestes procédant de la réduction sont les suivants : réglage du périmètre de l’enquête (l’amplitude temporelle retenue pour l’examen d’un phénomène vécu), sélection d’un nombre restreint d’occurrences (les faits vécus ou vécus de référence), le nombre de personnes mobilisées dans le cadre de l’enquête (taille du panel). Concernant le périmètre, la réduction ne consiste pas à soustraire mais à contenir, soit à tenir dans un périmètre temporel pertinent les phénomènes qui vont être examinés. La réduction s’opère alors en fonction de différentes échelles temporelles, ce qui permet de déterminer la focale au cours des entretiens, en visant différents types de durée pour appréhender les vécus de référence au cours de la narration. Cette réduction a des effets sur le régime cinétique du récit (Baudouin, 2010). En effet, lors de l’activité narrative, le sujet qui met en mots son vécu et qui narre son histoire procède nécessairement par réduction : ne pouvant dire l’expérience dans sa complète amplitude, dans la totalité de ses aspects, il doit composer son récit en procédant par réduction, agrégation et intégration, afin de contenir le vécu dans un format nécessairement limité qui permettra son expression, que cette expression soit écrite ou orale. Réduire, c’est également sélectionner un nombre restreint de vécus situés, en les exprimant en première personne, et en contenant ou à l’inverse en intensifiant le niveau de détail lors de leur mise en mots. L’accès à  ces vécus situés suppose d’accompagner des formes d’évocation générant des types d’accès aux souvenirs permettant l’expression réglée des impressions, perceptions, sensations et raisonnements associés aux vécus qui se donnent lors de l’activité narrative. Ce type d’accès au souvenir est particulier : il a été décrit par Pierre Vermersch comme une forme d’évocation, dont les gestes sont rapprochés de la pratique d’hypnose ericksonienne (Erickson, 1986). Cela suppose alors une disponibilité du narrateur pour que l’immersion dans le vécu puisse s’opérer et que la narration soit incarnée. Les conséquences de cette approche de la narration pour qualifier

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la connaissance générée par les récits sont importantes. Il s’agit en effet de considérer que la production des connaissances via la narration est conditionnée aux formes d’implication des sujets mobilisés lors de l­’enquête, soit que des processus de corrélation sont à l’œuvre entre les modes ­d’immersion du sujet dans l’activité narrative et les types de résultats alors générés au cours de l’enquête.

Synthèse du chapitre Si vivre implique la narration (Bruner, 2008) et si les récits sont à la fois les moyens et les traces des existences humaines (Fruteau de Laclos, 2016), la recherche narrative et ses modes d’enquête constituent une voie de formalisation de connaissances d’ordre anthropologique. Celles-ci sont constituées à partir d’approches situées, en mobilisant selon des procédés réglés l’expression de l’expérience à partir de la narration des faits vécus, appréhendés temporellement et décrits de manière expérientielle. L’entrée dans l’enquête par le sujet, et son orientation via l’accompagnement du chercheur, supposent de structurer des repères méthodologiques qui soient situés théoriquement. Les procédés méthodologiques de ­l’enquête font l’objet d’une présentation détaillée dans la troisième partie de l’ouvrage. Il convient cependant, avant cela, de définir ce qui structure théoriquement la méthode de l’enquête : les régimes narratifs.

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Chapitre 3

Les régimes narratifs

L’enquête narrative en sciences humaines et sociales a pour spécificité de chercher à étudier et à examiner les phénomènes vécus à partir des récits d’expérience, entre description de processus et récit de vie. Située à ­l’interface des travaux provenant de l’herméneutique narrative et de ceux de la phénoménologie descriptive, cette théorie de l’enquête oscille entre l’activité de creusement en vue de la mise au jour d’éléments détaillés du vécu et l’appréhension de la durée afin de faire apparaître les lignes de continuité des parcours de vie. Le cadre de cette forme ­d’enquête ­comporte deux temps –  celui du passage de ­l’expérience au langage et celui de la composition du récit  – et deux régimes narratifs  : la description microphénoménologique et la n ­ arration biographique.

1. Le narratif : genres et régimes Mobiliser les récits sous la forme d’une enquête génère une exigence  : celle de caractériser l’activité narrative en tant que dynamique, processus et genre. La narration est en effet une activité si ordinaire qu’il peut sembler superflu de chercher à en définir les caractéristiques : Raconter est une forme si courante, si quotidienne et également répandue que se demander ce qu’est un récit peut paraître superflu. En fait, s’interroger sur la narration en général, c’est réfléchir sur une façon de mettre en mots l’expérience quotidienne ; c’est réfléchir aussi sur les différents types de discours qui peuvent recourir à la narration. (Adam, 1999, p. 9)

Deux dimensions sont formalisées par Adam dans cette citation  : l’examen des procédés de mise en mots ; l’étude les types de discours qui configurent ensuite l’expérience, de manière écrite ou orale. Dans la 6e édition du « Que sais-je ? » intitulé Le Récit (1999), Adam signale que les discours peuvent être classés en quatre types  : le descriptif, l’explicatif, l’argumentatif, le narratif. Ces quatre types sont ensuite examinés

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à  l’aune des deux dimensions centrales en  narratologie  : la dimension chronologique et la dimension configurationnelle. Ces deux dimensions dont les rapports de codépendance ont été formalisés par Ricœur (1983, 1986) sont étudiées dans différents t­ravaux contemporains en narratologie, à partir de la notion d’intrigue, de format (Patron, 2020), de tension (Baroni, 2017), de fiction (Lavocat, 2016). Traditionnellement, en narratologie (Adam, 2012, 2015), narration et description sont différenciées de manière quasiment ontologique, à partir du critère de déroulement ou d’arrêt du flux temporel au cours de la mise en mots. C’est cependant à partir de la réfutation de ce principe, et donc en intégrant narration et description dans une théorie de l’activité narrative qui varie dans ses procédés, en fonction du régime cinétique des textes, que le cadre de l­’enquête narrative est structuré. En effet, la visée de la description ­s’attache généralement à détailler les caractéristiques d’un objet. Cependant, décrire le vécu, c’est décrire un phénomène qui se déroule dans le temps. C’est ce qui conduit Berteaux (1996, p.  17) à  relever  : « Il y a du récit dès qu’il y a de la description sous forme narrative d’un fragment de l’expérience vécue. » Ce point est décisif car les objets de ­l’enquête narrative portent très précisément sur le vécu, soit sur l’expérience portée au langage via une expression du narrateur en première personne. L’enquête ne se fonde donc pas sur les théories narratives provenant de l’analyse structurale du récit proposée par Barthes (1976) ou sur les formes ontologiques de la grammaire narrative de Greimas (1966). L’examen des procédés de mise en mots de l’expérience relève d’un travail interdisciplinaire situé à l’interface de la narratologie, de la philo­sophie herméneutique, de la pragmatique du langage et de la sémiotique. Une attention particulière est à accorder aux processus mobilisés pour l’activité de mise en mots de l’expérience, à partir d’une dialectique entre l’expérience vécue et ­l’expérience narrée. Cela conduit à  examiner les régimes cinétiques de textes à partir, notamment, des travaux de Baudouin (2010), de Genette (1972) et d’Adam (2015). L’hypothèse faite est en  effet la suivante  : les rapports dialectiques à l’œuvre au cours du travail narratif entre extension ou compression du temps vécu pour lors de la compo­sition du récit de soi influent sur les modes de manifestation des phéno­mènes éprouvés et sur la mise au jour des processus expérientiels associés au cours de l’enquête. C’est à partir de cette hypothèse que les régimes narratifs sont considérés comme les opérateurs principaux de cette forme d’enquête  : le régime de la description microphénoménologique permet d’accéder via la mise en mots détaillée de l’expérience une exploration profonde du vécu en profondeur ; le régime de la narration biographique qui procède par appréhension longitudinale de l’expérience permet l’examen des procédés

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à partir desquels les faits vécus se trouvent configurés dans un récit historique référant à tout ou partie du parcours de vie. C’est donc le temps, et donc le régime cinétique des récits, qui structurent la théorie des régimes narratifs exposée dans ce chapitre.

2. De l’expérience au langage (passage 1) : la mise en mots du vécu Passer l’expérience au langage, c’est trouver des mots pour exprimer les vécus spécifiés, en tenant compte de la manière dont ils se donnent en tant que souvenir, soit la trace conservée de l’expérience restée vive en  mémoire. Certains de ces vécus sont d’ores et déjà dicibles, d’autres sont à l’inverse dépourvus de mots pour être dits, ou tellement vifs ­qu’aucun mot ne peut les contenir. La mise en mots est donc régie par deux champs de contraintes : la dicibilité et la granularité.

2.1 La dicibilité du vécu La question de la dicibilité est traversée par différents paramètres. Le premier d’entre eux concerne la passivité ou, plus précisément, ce qu’Husserl (1918-1926/1998) a nommé  la mémoire passive  – l’expérience déjà vécue, soit ce qui s’est constitué en tant que souvenir, ces souvenirs se constituant à l’insu du sujet, soit à l’écart du volontaire, via des processus de synthèse qui restent non remarqués par le sujet. La rétention de l’expérience en mémoire procédant d’une dynamique passive, soit qui s’opère à l’insu du sujet, les contenus expérientiels associés aux souvenirs ne peuvent être saisis de manière volontaire et directe. Ces contenus ne sont donc ni directement dicibles, ni directement accessibles, par le fait même qu’ils ne sont pas conscientisés et thématisés en tant qu’entité. La masse impressionnelle (hyle) qui s’est déposée en mémoire à l’insu du sujet, par sédimentation et synthèse passive, résulte de processus s’opérant sans effort, et sans même que le sujet ne le remarque. Il est donc nécessaire, pour le narrateur, de produire des gestes qui vont permettre l’accès à ces matériaux dont l’enjeu est de se rendre disponible à la donation du souvenir. Cette disponibilité du narrateur constitue un processus central au cours de la mise en mots. Elle permet en effet de reprendre contact avec les dimensions vives de l’expérience, d’accéder aux strates expérientielles du vécu sédimenté, et de signifier ou de resignifier l’expérience déposée par la mise en mots. Il convient donc de différencier ce que Bergson (1889/2013) nomme « les données immédiates de la conscience » qui relèvent du présent vivant du vécu sédimenté qui relèvent, pour accéder à la  conscience,

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d’une saisie d’après-coup. En effet, si la perception de durée dans le temps est régie par une dynamique de flux et un principe de succession (Minkowski, 1933/1968), le retour réflexif sur les dimensions sédimentées du vécu produit différentes formes de rupture de continuité du flux temporel, propice à la mise en mots du vécu. Entre les processus de rétention qui fondent la mémoire et les protentions qui structurent les horizons d’attente, la rupture générée par l’accès au vécu –  par ­é vocation  – est factrice d’une détente de la tension temporelle qui sourd dans le présent vivant, cette détente synonyme de déprise permettant l’émergence d’un espace réflexif afin que l’expérience sédimentée puisse être saisie et faire l’objet d’un examen attentif propice à la mise en mots.

2.2 La granularité du vécu L’accès à l’expérience sur le mode de l’évocation, permettant au sujet de reprendre contact avec les dimensions restées vives de l’expérience sédimentée, ouvre droit à l’exploration détaillée et granulaire du vécu. Cette notion est caractérisée selon différentes perspectives, dans plusieurs chapitres de cet ouvrage. Elle réfère à la fois aux niveaux de détail atteints lors de la description du vécu et à l’étendue temporelle des vécus qui font ­l’objet d’une exploration détaillée lors de la mise en mots et s’organise à partir du principe de réciprocité régissant l’activité narrative  entre la temporalisation l’expérience et la configuration des faits vécus. C’est en fonction de ce principe de réciprocité que les vécus saisis au cours de l’activité narrative disposent d’une granularité différentielle, selon que ­ l’empan temporel d’un vécu spécifié est réduit à quelques heures, voire de quelques minutes, ou à l’inverse, qu’il est étendu à plusieurs années, voire plusieurs dizaines d’années. La réduction du grain temporel au cours de l’enquête narrative génère une description détaillée qui permet d’appréhender l’expérience à partir de micromoments et ainsi de mettre au jour les microprocessus qui participent de la dynamique des faits vécus. Chaque micro­processus peut alors faire l­’objet d’une mise en mots, selon différents aspects, des ­qualias aux sensations corporelles, des perceptions sensibles aux dimensions tonales des ambiances éprouvées. La granularité qui résulte de la variation du régime cinétique du récit, permet ainsi ­d’enquêter sur les phénomènes vécus à l’échelle micro­phénoménologique, et ainsi de ­prêter attention aux processus de synthèse tels les processus de fusion entre les sensations corporelles, les ambiances ressenties, les perceptions situées et les processus cognitifs en situation. Son extension, à  l’inverse, procède d’une massification du grain temporel, ce qui permet ­d’agréger des événements dans de longues durées, et ainsi

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­ ’appréhender les phénomènes vécus selon une perspective longitudid nale, conférant ainsi à l­’expérience une dimension historique, au sein d’une époque.

3. De la mise en mots au récit de soi (passage 2) La tension dialectique mise au jour entre la temporalisation de l’expérience et sa description détaillée au cours de l’activité narrative réfère au principe de réciprocité formalisée par Paul Ricœur dans les trois tomes du triptyque Temps et récit (1983, 1984, 1985) puis dans un ouvrage paru en 1986 intitulé Du texte à l’action dans lequel il produit une « enquête sur l’acte de raconter » (1986, p.  14). C’est dans cet ouvrage qu’il formule sous la forme d’un rappel ce qu’il nomme alors son hypothèse de base : « Mon hypothèse de base est à cet égard la suivante : le caractère ­commun de l’expérience humaine, qui est marqué, articulé, clarifié par l’acte de raconter sous toutes ses formes, c’est son caractère temporel. Tout ce qu’on raconte arrive dans le temps, prend du temps, se déroule temporellement ; et ce qui se déroule dans le temps peut être raconté […]. Cette réciprocité supposée entre narrativité et temporalité est le thème de Temps et récit » (Ricœur, 1986, p. 14).

La composition narrative conjugue deux opérations qui sont pensées de manière codépendante chez Ricœur (1983)  : l’opération de tempo­ ralisation de l’expérience, l’opération de configuration du récit. Cette proposition fait socle à la théorie des régimes narratifs. Elle convoque plusieurs notions  : régimes cinétiques des textes, effets de compression ou de dilatation du temps vécu, lois de la composition du récit de soi, notamment. Si la narration biographique génère par nécessité des processus de compression du temps lors du travail de composition du récit bio­graphique, à l’inverse, les formes descriptives de l’écriture de soi, pour accéder aux sphères perceptibles et sensibles du vécu procèdent par extension et dilatation du temps vécu. C’est cette plasticité du temps au cours de l’activité narrative qui génère la modulation des régimes narratifs, entre narration bio­graphique et description microphénoménologique : l’accélération permet de narrer la durée, le ralentissement permet de décrire le détail. Du fait du principe de réciprocité dont il a été fait état, cette variation du grain temporel génère des effets sur les dynamiques inférentielles qui participent de la configuration du récit  : l’intensification en détail a pour effet d’augmenter le nombre de faits venant implémenter les données du récit de soi, ce qui transforme potentiellement le

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sol à partir duquel les dynamiques inférentielles de l’intrigue s’édifient, avec pour effet potentiel de reconfigurer la structure logique du récit. Cet effet d’intensification impacte en effet la structure temporelle du récit, en modifiant la granularité qui ordonne la succession, celle-ci étant considérée en narratologie, comme  le rappelle Brémond (1973) comme régulateur de l’activité narrative  : de la succession est préfigurée l’opération de configuration qui résulte, au cours de l’activité narrative, des processus inférentiels qui relient de manière logique les blocs de vécu pour les intégrer dans une unité pragmatique de sens : celle par laquelle l’accomplissement du récit de soi s’organise.

4. Théorie des régimes narratifs Une manière de différencier les régimes narratifs au cours de l­’enquête est d’en interroger les effets sur les modes d’appréhension des phénomènes expérientiels selon les échelles temporelles qui sont ciblées. Ainsi, entre la narration biographique dont la singularité est d’appréhender l’expérience vécue dans la durée (parcours de vie, périodes de transition, moments apprenants) et la description, micro­phénoménologique qui procède par exploration et creusement du vécu, les procédés de guidance et les modes d’exploration des phéno­mènes varient. Il s’agit en effet d’identifier des échelles temporelles lors de la saisie du vécu en  vue du travail de mise en mots, de régler les niveaux de détail lors de l­’exploration de ces vécus singuliers, ces réglages étant produits en fonction des enjeux et visées de connaissance de la recherche. Différents paramètres permettent de structurer cette théorie des régimes narratifs.

Paramètre 1 : la loi de succession Premier principe, le seul susceptible d’être pensé comme une quasiloi : le principe de succession. Chaque phénomène vécu advient dans le temps, de manière successive, l’un après l’autre, selon une dynamique dia­chronique, qui préfigure, lors de la relecture, la dimension chrono­ logique du récit : « Il ne faut pas confondre diachronie et chronologie. La diachronie concerne la succession temporelle des événements, leurs relations avant/après ; la chrono­ logie concerne leur datation en termes de millésimes (1968, 1981…) ou en termes d’âge (sujet âgé de seize ans, quarante-cinq ans…) » (Bertaux, 2005, p. 78).

La prise en compte de la dimension diachronique du vécu au cours de l’enquête constitue un enjeu de premier plan. Elle permet de formaliser

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la chronologie des faits vécus exprimés dans le récit, et ainsi de mettre au jour sa structure temporelle, ce qui suppose d’identifier des séquences, de  les constituer en tant qu’unités temporelles du récit pouvant faire ensuite l’objet de différents types d’analyse. La succession des faits dans le temps peut donc être inférée à partir du récit lui-même et de la mise en ordre dans le temps des faits qui y sont narrés. Elle peut également être constituée via un travail de repérage des moments marquants de ­l’histoire, ce repérage étant alors réalisé en amont de la phase de composition du récit, ce qui conduit le narrateur à les dater, selon une approche calendaire et selon une logique d’inventaire. Cette approche procède moins d’une fragmentation du flux expérientiel que d’une périodisation du parcours de vie, par identification dans l’histoire des phases de stabilité et de changement, ce qui permet à la fois d ­ ’objectiver des rythmes et des cycles pour penser l’évolution du cours de la vie. Cette approche procédant selon une  démarche chronologique permet également, grâce au travail de datation, de relier les faits personnels vécus aux événements sociaux, aux événements qui traversent l’époque contemporaine du sujet. Elle procède par découpage et séquençage du temps vécu en appréhendant la durée longue de l’histoire pour la fragmenter en périodes, moments, instants… Que l’accent soit mis sur le diachronique ou sur le chronologique, ­l’enjeu premier est de mettre au jour la dynamique de succession du vécu en court-circuitant momentanément les processus de synthèse et ­d’association qui lissent l’expérience vécue en lui donnant l’aspect d’un flux continu par synthèse (approche phénoménologique) et configuration (approche herméneutique) : « Si la chronologie peut être réduite à un effet de surface, c’est que la prétendue surface a été auparavant privée de sa dialectique propre, à savoir la compétition entre la dimension séquentielle et la dimension configurante du récit » (Ricœur, 1984, p. 94).

Paramètre 2 : composer le récit, entre durée et détail Les deux principes suivants – empan et granularité – sont liés de manière consubstantielle au cours de l’activité narrative  : l’extension de l’empan temporel des vécus passant au langage a pour effet potentiel d’étendre la durée des séquences qui fondent la succession. Il en résulte un ­phénomène de lissage s’opérant aux dépens de la profondeur diégétique du récit, sauf à intégrer des ruptures d’équilibre pour les niveaux de description entre les séquences du récit. La stabilisation des critères qui permettent de statuer sur le niveau de détail atteint lors de la mise en mots,

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au cours de la  description, fait l’objet de recherches à la fois dans les domaines de  la  philosophie, de la narratologie et des sciences cognitives (Petitmengin, Bitbol, Ollagnier-Beldame, 2015). Techniquement, il s’agit de statuer, au cours de l’enquête, sur les niveaux de fragmentation pertinents pour la mise eu jour de phénomènes, lors de l’expression du vécu. Les travaux de Pierre Vermersch (2000, p.  141), qui a théorisé une approche par niveaux de description et de fragmentation de l’action abordent concrètement ces opérations : « Au niveau 1  : l’unité d’analyse est une organisation d’ensemble […] ; Au  niveau 2, l’unité d’analyse est la tâche, cette unité peut se décomposer en actions élémentaires qu’elles-mêmes se fragmentent en opérations ­d’exécution et d’identification […] ; Au niveau 3, l’unité d’analyse sera une de ces opérations […] ; Au niveau 4, nous sommes dans un niveau d’analyse infra-comportementales. »

Cet exemple permet d’appréhender très concrètement la dynamique de creusement qui s’opère au cours de l’activité de description de l’action qui s’intensifie en détail. L’extension de la durée d’un vécu procède d’un mouvement qui est qualitativement inverse de celui de la description détaillée. Cette extension permet d’intégrer des faits qui se situent en amont ou en aval du vécu de référence, par exemple, ou de la période de vie narrée, avec pour effet de transformer la perspective et la logique de ­l’intrigue qui fonde le récit. La dynamique de composition du récit doit donc moduler entre extension de la durée et intensification du détail au cours de l’enquête, selon ce qui advient au cours de l’activité narrative, et de la pertinence des éléments mis au jour en vue de la constitution des connaissances visées par la recherche.

Paramètre 3 : configurer, en intégrant les formats narratifs Le troisième champ de contrainte de l’épreuve narrative est régi par les formats narratifs. Entre le travail de mise en mots qui doit s’opérer en prenant en compte les contraintes de la langue et la composition du récit qui s’organise selon le principe de réciprocité entre la temporalisation de l’expérience et la configuration du vécu, le troisième champ de l’épreuve narrative concerne les formats narratifs. Le narrateur doit pour formaliser son récit, qu’il soit oral ou écrit, tenir compte du format alloué pour la composition du récit et son expression à la communauté. Ce point est mentionné par Ricœur (1983) lorsqu’il souligne que si la narration s’édifie à partir de l’expérience déjà vécue, l’expression du récit demande du temps, de tenir compte des formats et codes sociaux.

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En d’autres termes, si le destin du récit est d’accéder à la communauté, les conditions de sa réception sont dépendantes des ressources temporelles et attentionnelles disponibles au sein des espaces d’interlocution, et plus largement, au sein du monde social. En tenant compte de ces paramètres, une modélisation peut être construite, sous la forme de la figure 3.1. Phase 1 : Saisie et temporalisation de l’expérience Identification des vécus de référence [Vr] Formalisation de la chronologie des faits vécus

Phase 2 : Mise en mots du vécu Passage de l’expérience au langage Dicibilité du vécu Description détaillée d’un ou plusieurs vécus de référence

Phase 3 : Composition du récit Mise en sens des faits en eux Passage du chronologique au logique Formalisation de l’intrigue Figure 3.1 – Les phases de l’activité narrative au cours de l’enquête

Une quatrième phase doit donc être ajoutée à la figure 3.1. Elle résulte des effets de contraintes associés aux formats permettant la réception du récit, qui sont nécessairement limités. Dans le domaine de la recherche, ces limites sont matérialisées en nombre de minutes, d’heures si le discours et oral, en nombre de signes ou de mots, si l’expression se matérialise dans un texte écrit. Cet horizon de la réception du récit est un des piliers de l’épreuve narrative par le fait que, dans une perspective herméneutique, le destin du récit est d’advenir à la communauté. Il constitue donc, dès les premiers moments de l’amorce du travail narratif, l’un des paramètres contribuant à l’accomplissement de l’épreuve. En d’autres termes, le format anticipé quant aux conditions de réception du récit de soi participe du travail de composition, en influant sur les différents paramètres que sont  : la durée du vécu à partir de laquelle va s’édifier le récit de soi, la granularité et la temporalisation qui va déterminer la structure temporelle, le niveau de profondeur de la description des faits vécus, les types d’inférences participant de la configuration de l’intrigue.

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La figure 3.2 modélise les dynamiques tensionnelles relatives aux champs de force de l’épreuve narrative : Vécus de référence [Vr] Durée du vécu (minutes, jours, mois, années…) Succession et granularité résultant de la chronologie Vécu narré [Vn] Composition du récit Mise en ordre temporel des faits marquants Configuration logique des faits entre eux Format narratif [Fn] Format nécessaire pour l’expression du récit (minutes, heures, nombre de signes…) Figure 3.2 – Dialectiques temporelles entre Vécu de référence [VR] et Espace narratif [EN].

La figure  3.2, en formalisant les trois pôles que sont le vécu de référence1 [Vr], le vécu narré [Vn] et le format narratif [Fn], objective concrètement les conditions d’effectuation de l’enquête en formalisant un ratio dont la fonction est d’examiner la vitesse du temps vécu dans le récit –  soit les régimes cinétiques  – en fonction des caractéristiques du format narratif [Fn]. Ce ratio permet d’objectiver les formes de compression ou d ­ ’extension du temps vécu dans les discours et récits de soi. L’objectivation des processus de compression ou de dilatation du temps vécu, donc de modulation des régimes cinétiques, permet d’examiner les procédés mobilisés par le narrateur pour agencer son récit, et ainsi de comprendre la manière dont, de son point de vue, un ensemble de faits s’est constitué en intrigue et en point de vue sur le monde. L’hypothèse faite ici est que le narrateur mobilise des procédés narratifs en tenant compte du format alloué à l’expression, tout en prenant acte de la singularité des vécus qui se donnent au cours de la composition et l’écriture de son récit. L’examen des régimes cinétiques des textes ou discours de soi réalisé à partir du schéma 2 permet donc d’interroger les procédés mobilisés par le narrateur pour exprimer ce qu’il tient pour vrai avec ou malgré les trois champs de contraintes qui se configurent en épreuve pour le narrateur. C’est donc à partir de ces éléments que la formalisation 1.  Pierre Vermersch propose ce terme dans un article paru en 2010, intitulé « Description et vécu » publié dans la revue en ligne Expliciter (n° 89, mars 2011).

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des stratégies de guidance de l’enquête peut être réalisée, comme cela est présenté dans la deuxième partie de cet ouvrage, et que les procédés de modulation des régimes narratifs, qui oscillent entre la narration bio­graphique et la description phénoméno­logique, peut alors être caractérisée.

Synthèse du chapitre La structuration d’une théorie des régimes narratifs constitue une étape importante de la formalisation de la démarche de l’enquête. Elle permet en effet de formaliser les grandes phases de la démarche  pour ensuite, caractériser et définir les procédés de guidance rendant possible d’inscrire de manière opératoire cette approche dans des dispositifs, des pratiques et des protocoles de recherche en sciences sociales. Pour rappel, ces phases sont les suivantes :

• Phase 1 : la saisie de l’e xpérience. Celle-ci suppose de se tourner vers son expérience, afin de l’appréhender de manière réflexive le vécu, en se rendant disponible à la donation du souvenir. Le vécu ainsi saisi, par réminiscence, peut comporter une étendue temporelle plus ou moins vaste, la durée allant de quelques secondes jusqu’à couvrir, à l’inverse, des longues périodes de vie, voire le cours de l’existence. • Phase 2  : la mise en mots concrète du vécu. Ce passage de l’e xpérience au langage suppose de trouver les mots pour dire au plus juste, sans oubli ni perte de la référence expérientielle, l’accès à l’expérientiel sédimenté étant rendu possible du fait de l’évocation générée en phase  1. La mise en mots du vécu suppose pour le narrateur de s’orienter selon différents niveaux de granularité, en modulant le régime cinétique de l’expression, le ralentissement du déroulement temporel du vécu évoqué produisant un effet d’intensification du détail lors de la description, l’accélération ayant pour effet, à ­l’inverse, d’agréger le vécu dans différentes durées propices à se constituer en histoire. • Phase 3 : la composition du récit. Elle suppose le repérage des faits vécus dans le récit, leur mise en ordre chronologique, et leur configuration. Les procédés de composition supposent la temporalisation du vécu à partir du principe de succession, cette étape permettant de préfigurer la structure temporelle à partir de laquelle le travail de configuration, par mise en sens et production d’associations logiques et causales entre les faits vécus peut s’élaborer.

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La structure formelle de l’enquête narrative étant maintenant établie, la deuxième partie de cet ouvrage et les trois chapitres qu’elle comporte vont caractériser concrètement chacun des deux régimes identifiés  : la narration biographique et la description phénoménologique. Si la première partie a été consacrée à la structuration d’une théorie de l’enquête narrative, la deuxième vise la formalisation d’un cadre méthodologique. Il s’agit ­ d’intégrer les régimes narratifs dans une démarche d’enquête concrète, comprenant ses procédés de guidance et de conduite, afin de générer des effets de puissance pour les opérations d’examen des phénomènes vécus, ainsi que pour les processus de compréhension et de constitution des connaissances scientifiques. Pour ce faire, après avoir étudié de manière distincte chacun des deux régimes narratifs à partir de leur ancrage sociohistorique et méthodologique, un chapitre est consacré à l’examen des logiques ­d’intégration de ces régimes dans le cadre des stratégies de l’enquête narrative en sciences humaines et sociales.

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Partie 2

Cadre théorique et méthodologique

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Chapitre 4

Méthode et narration biographique

La méthode biographique est caractérisable en tant que modalité d ­ ’enquête qui accompagne la mise en mots à partir d’une perspective longitudinale, en appréhendant le vécu dans la durée d’une période de vie, d’un parcours, d’une histoire. La dimension temporelle est donc centrale, la visée biographique conduisant à s’intéresser aux unités de temps longues afin de pouvoir examiner les phénomènes dans la durée. Priorité est donc accordée au longitudinal, ce qui a pour effet de souligner l’importance de la durée lorsque l’enquête s’intéresse à l’expérience vécue à l’échelle du biographique : « L’association du “qualitatif” et du “longitudinal” réveille moult interrogations qui trouvent un terreau fertile dans l’évidence du caractère temporel des matériaux biographiques collectés par entretiens approfondis, associée à la faiblesse des débats méthodologiques et épistémologiques pourtant indispensables à la consolidation des approches qualitatives dans les sciences sociales » (Demazière, 2007, p. 5).

Comme le souligne Demazière, le caractère structurel et central des temporalités pour la compréhension des phénomènes vécus apparaît tout à la fois, dans le champ des sciences sociales, évident et peu étudié ni situé, tant sur les plans historiques et méthodologiques. Les controverses sur les dimensions subjectives des récits et sur la fiabilité des données qui en résultent semblent avoir occulté le caractère à la fois central et structurel des temporalités pour l’appréhension de l’expérience des phénomènes vécus au cours de l’enquête. Différents facteurs peuvent fournir des éléments explicatifs permettant de caractériser cette situation :

• force de l’évidence du temps dans le cours de l’expérience venant occulter les dimensions processuelles de ses modes de donation ;

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• absence de catégories permettant de travailler le temps lors des phases d’analyse des données ; • complexité des croisements temporels et thématiques pour le travail d’interprétation. Sans cette attention soutenue au temps, et sans sa traduction dans des approches méthodiques et réglées des faits vécus, l’enquête focalise sur le travail de mise en mots de contenus expérientiels sans retour régulier, voire systématique, à une mise en ordre temporel et une chrono­ logie rigoureuse. C’est l’enjeu de ce chapitre que de spécifier les apports de la méthode biographique, qualifié en tant que régime narratif dans cet ouvrage, pour l’appréhension des temporalités associés aux phénomènes advenant dans le cours de la vie.

1. Ancrages sociohistoriques C’est en 1994 que Kreiswirth documente ce qu’il nomme le tournant narratif dans le domaine des recherches en sciences humaines et sociales. La formule sera reprise par Denzin en 2004, le paradigme de la narration s’imposant comme méthode d’enquête. C’est également au début des années 2000 que Clandinin et Connelly (2000) font paraître l’ouvrage intitulé en anglais Narrative Inquiry. Experience and Story in Qualitative Research dans lequel ils situent la spécificité et les apports des approches mobilisant les récits au sein des recherches qualitatives. Ces différents ouvrages présentent de manière générique l’enquête narrative en précisant sa place au sein des démarches et protocoles relevant des recherches qualitatives, en interrogeant notamment les méthodes de recueil et d’analyse de données qui en résultent. La méthode exposée est alors généralement située au sein de la discipline sociologique, les approches qualitatives y faisant contraste et débat avec celles relevant du quantitativisme et de la statistique. Ce débat n’est pas nouveau puisque, dès 1918, avec la parution de l’ouvrage de William Thomas et Florian Znaniecki The Polish Peasant in Europe and America. A Classic Work in Immigration Story1, publié en France sous le titre : Le Paysan polonais en Europe et en Amérique. Le récit de vie d’un migrant s’instaure un champ de controverses contenu dans un premier temps au sein des courants de la sociologie qui porte sur la validité des données provenant des récits de vie (Peneff, 1994 ; Dubar et Nicourd, 2017). 1.  Il s’agit en fait du troisième tome qui focalise sur les questions de méthode au sein d’une vaste étude qui comporte cinq volumes. Voir pour approfondissement, l’ouvrage de Suzie Guth. (2004), intitulé Chicago 1920. Aux origines de la sociologie qualitative. Pour la référence en anglais de ­l’ouvrage  : Thomas, W.I., Znaniecki,  F., 1927 (1918‑1920), The Polish Peasant in Europe and ­America, New York, A. Knopf.

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2. Ancrages théoriques C’est à partir des années 1980 que la méthode biographique, selon la formule proposée par Peneff (1997), est interrogée concrètement à partir de ses dimensions méthodologiques, via notamment les travaux de Berteaux (1996). Les objets de la controverse s’en trouvent alors déplacés, même si les débats d’ordre épistémologiques vont rester vifs (Finger, 1984, 1889). Cependant, les éléments de la discussion portent moins sur les questions de validité des résultats de la recherche que sur la nature des données elles-mêmes, et sur les rapports au terrain générés par les approches narratives et biographique, approches nécessairement impliquantes, pour le sujet qui s’engage dans l’enquête, comme pour le chercheur qui la conduit et l’accompagne. La question de la distance épistémique (Legrand, 1989) est notamment examinée, les modes d’implication au cours de l’enquête pouvant mobiliser les personnes enquêtées lors des phases de recueil, mais également d’analyse. Sont également interrogées les effets générés par l’expression du vécu et la circulation du récit au cours de ­l’enquête, tant du point des chercheurs que des personnes mobilisées en tant que sujets de l’enquête. Un courant puissant se développe en effet dès les années 1984, celui des histoires de vie en formation (Pineau et Legrand, 2019 ; Dominicé, 2000) aux côtés de celui de la recherche biographique en éducation (Delory-Momberger, 2015). C’est notamment à partir de la parution de l’ouvrage Produire sa vie. Autoformation et autobiographie (Pineau et Marie-Michèle, 1983) que les dimensions formatrices des pratiques narratives, que celles-ci soient intégrées à des dispositifs de formation (Lainé, 2004) ou de recherche sont établies. Et c’est notamment avec l’ouvrage de Baudouin, publié en 2010, que l’ancrage herméneutique de ces approches de la recherche se constitue en relation avec les études en narratologie. Il y est rappelé la définition donnée par Pineau dans le numéro 142 de la revue Éducation permanente paru en 2000 (Dominicé et al., p. 237) : « Pour moi, la meilleure définition de l’histoire de vie, c’est la recherche et la construction de sens à partir de faits temporels vécus. » Dans son archéologie des pratiques narratives en sciences humaines et sociales, Baudouin situe l’enquête en relation avec la notion d’épreuve narrative, en référant à Bakhtine, comme cela a été exposé, tout en documentant l’ancrage disciplinaire de la méthode biographique qu’il situe à l’interface de la philosophie herméneutique de Ricœur et des travaux provenant de la narratologie (Barthes, 1966. Adam, 2015. Genette, 1972, White, 1987, Baroni, 2007, Lavocat, 2016). Il y affirme l’importance des faits vécus au sein du paradigme de la recherche biographique. Ce paradigme a ensuite été formalisé, notamment dans le Vocabulaire des histoires de vie et de la recherche biographique (Delory-Momberger, 2019), ouvrage collectif permettant d’établir un périmètre disciplinaire dans lequel le récit est étudié selon différents plans : théorie du récit (Reuter, 2019) ; récit de vie (Niewiadomski, 2019) ; entretien narratif (Delory-Momberger, 2019a).

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3. Cadre méthodologique : de l’épisodique au logique La narration biographique s’amorce lorsque le vécu temporalisé se trouve associé dans un récit qui tient ensemble les faits advenus au cours de la vie dans une histoire. Ce principe de configuration a été étudié par Ricœur dans le cadre de travaux sur la mise en intrigue qui, dans sa théorie, constitue l’opératrice de la composition narrative. Celle-ci s’organise à partir du principe de concordance qui régit le travail d’agencement des faits dans le tissu narratif, et qui comporte trois traits : « complétude, totalité, étendue appropriée » (Ricœur, 1983, p. 84). Ces trois traits réfèrent aux dimensions suivantes :

• appréhension des phénomènes à partir de l’empan temporel adéquat (trait relatif à l’étendue) ; • sélection des faits pertinents au regard des visées de la recherche (trait relatif à la totalité) ; • exploration des faits selon un niveau de détail suffisant pour la ­compréhension du phénomène (trait relatif à la complétude). Ces trois traits peuvent être considérés comme des critères à prendre en compte pour le réglage de la composition du récit de soi au cours de ­l’enquête narrative.

3.1 Temporaliser : durée, empan et continuité expérientielle L’appréhension longitudinale du vécu permet l’examen des phénomènes en prenant en compte la dynamique de continuité expérientielle à partir de laquelle émergent les perceptions de durée, celles-ci résultant de processus de répétition et de fusion qui par accumulation, procèdent d’une synthèse ambiantielle qui imprègne la quotidienneté. Cet aspect qui relève des modes de donation de l’expérience apparaît dans les récits de vie en tant que donné premier, sans qu’il soit possible d’en interroger les processus, ceux-ci relevant de microdynamiques dont la granularité apparaît trop fine pour être intégrée dans les récits de vie. Comme le remarque Alhadeff-Jones (2020), les microprocessus qui évoluent à bas bruit, au jour le jour dans le quotidien sont vécus sans être remarqués de manière consciente par le sujet qui les vit. Ces microprocessus sont comme frappés de cécité, du fait de leur caractère infra-­ ordinaire et des microrythmes qui en régissent le cours. Au cours de l’enquête narrative, l’examen de ces processus suppose de prioriser le régime de la description microphénoménologique qui sera exposé dans le chapitre suivant. Pour ce qui concerne le régime de la narration biographique, ce sont les faits vécus, qui font événements dans le cours de la vie, qui sont saisis lors de la mise en mots, ces faits constituants des moments marquants ayant été perçus comme décisifs, déterminants, retentissants, dans l’histoire du narrateur.

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Le travail narratif, à l’échelle du biographique, consiste donc à organiser ce travail de saisie et de sélection des faits vécus, afin de tenir compte des principes d’étendue, de totalité et de complétude (Ricœur, 1983) et de mettre au jour de manière longitudinale les dynamiques expérientielles associées aux phénomènes qui sont étudiés au cours de l­’enquête. Cela suppose de formaliser des procédés qui rendent possible la temporalisation du vécu, afin d’en appréhender la durée, les continuités et modes de retentissement dans le cours de la vie du sujet mobilisés par l’enquête. Concrètement, il est par exemple possible de proposer, au cours de ­l’expression, de repérer et de noter, de manière chronologique les faits marquants du récit sur une ligne de temps, cette première ligne pouvant être complétée d’une seconde qui, elle, retrace les grands événements contemporains de l’époque dans laquelle l’existence singulière qui fait l­’objet de la narration s’inscrit et s’insère. La structuration d’une première ligne de vie (Lainé, 2004) peut alors faire l’objet d’un travail de relecture par soi, avec autrui, au sein d’un collectif, afin que la mise en ordre chronologique soit interrogée et que son niveau de détail s’affine. Ce travail de reprise et de relecture du vécu à partir d’une ligne de vie qui comporte une dimension graphique permet de procéder de manière méthodique et instrumentée à la reconstitution du parcours à partir des faits marquants, en contenant les effets de reconstruction (Demazière, 2007) qui résultent des processus de préfiguration de l’expérience et des formes de (Michel, 2017) inscrites dans les visées pratiques : « Imiter ou représenter l’action, c’est d’abord précomprendre ce qu’il en est de l’agir humain : de sa sémantique, de sa symbolique, de sa temporalité » (Ricœur, 1983, p. 100). L’enjeu de ces travaux est de mettre au jour de la structure temporelle du récit à partir de l’ordonnancement chronologique des faits vécus en mobilisant des procédés méthodologiques dans le cadre de protocoles d’enquête de manière explicite et détaillée.

Préfigurer à partir des lignes de vie : inventorier les faits vécus Il s’agit de disposer sur une ligne de temps une série de faits datés et situés afin de faire apparaître la chronologie de déploiement d’un phénomène. Le travail de temporalisation du vécu est encadré par la dimension schématique de la ligne (qui peut se matérialiser sous la forme d’une flèche), la dimension longitudinale et le principe de succession devenant incontournable. Chacun des faits doit alors être indiqué sur une flèche du temps, l’espace matérialisé entre les faits ayant pour effet, selon un principe d’échelle qui permet de mesurer les distances et de matérialiser des proportions sur un graphique, de préfigurer le travail de séquençage des unités temporelles et ainsi de préconstituer la granularité du récit (périodes de vie, cycles de vie, moments de transition, tournant biographique…). Ces faits peuvent être rapidement documentés sur le graphique, par ajout d’information telles que les dates, lieux, information de contextes…

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Définir l’empan du vécu de référence : borner et contenir les faits dans un périmètre temporel Du fait de leur dimension graphique, les lignes de vie peuvent constituer des supports préalables ou utilisés durant l’entretien narratif. Dans le cadre des protocoles de recherche de l’enquête narrative, un accompagnement au recensement des faits vécus considérés comme significatifs et à leur ordonnancement chronologique doit généralement est à proposer en amont ou dans l’après-coup de l’expression du récit. La démarche d’accompagnement peut être mise en œuvre selon deux étapes : le narrateur est invité à identifier le moment source situé dans son histoire à partir duquel le récit de soi va s’amorcer (étape  1, voir figure  4.1) ; ce premier moment une fois saisi et situé dans la durée de son parcours de vie, le narrateur est ensuite invité à raconter son vécu, en identifiant les moments et événements qui se sont succédé suite à ce moment inaugural, la narration se poursuivant jusqu’à l’atteinte du moment qui, du point de vue du narrateur, constitue un point d’accomplissement, de résolution ou de dénouement dans son histoire (étape 2, voir figure 4.2). Étape 2 : Identification du moment d’accomplissement

Étape 1 : choix du moment inaugural

Figure 4.1 – Préfiguration de la durée du vécu au cours de la narration [Étape 1]

La réalisation de ces deux opérations conduit à définir le périmètre temporel du récit, à caractériser sa durée et à préconstituer la trame temporelle à partir de la continuité des faits vécus passés au langage. Événement 1 Moment inaugural

Événement 2

Événement n… Moment d’accomplissement

Figure 4.2 – La granularité du vécu : de la préfiguration de la durée au repérage des moments [Étape 2]

Cette manière de procéder fait appel à la perception du sujet qui est conduit à identifier les points d’amorce et d’accomplissement, ainsi que la durée de déploiement des phénomènes qu’il a vécus. Le travail

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d’exploration adossé à la temporalisation du vécu permet de constituer des données déjà organisées en fonction du principe de succession et ainsi de constituer un récit dont la composition intègre l’ordre chronologique des faits vécus. Il peut ensuite être poursuivi via des moyens d’exploration complémentaires  : recueil de témoignages, analyses documentaires, le chercheur et le narrateur mobilisant ces approches en prenant appui sur les outils graphiques que sont les lignes de vie ou le calendrier de vie (Nelson, 2010) qui sont alors déjà renseignés. La temporalisation de l’expérience conduit donc à définir un périmètre temporel dont l’étendue est marquée par un point d’amorce (le moment inaugural) et un point de clôture (le moment d’accomplissement). Dans le cadre du récit de vie, ce moment inaugural peut se résumer au moment de naissance, et le point d’accomplissement peut être celui durant lequel le récit est produit. Il s’agit cependant d’un exemple parmi d’autres, l’enjeu principal étant, pour cette opération qui vise la temporalisation de l’expérience, de définir l’empan, donc la durée, du vécu de référence à partir duquel va s’édifier le récit, cette durée pouvant ensuite être fragmentée afin que de l’étal, une succession advienne, via l’identification de moments marquants qui jalonnent le déroulement diachronique du cours de la vie.

Temporaliser l’expérience : entre inventaire des faits et rétrodiction Les manières de faire pour temporaliser l’expérience méritent une attention particulière. Différents procédés peuvent être mobilisés, selon la nature des phénomènes visés au cours de l’enquête narrative : l’un d’entre eux, cela a été dit, peut viser l’identification d’un moment source, pour ensuite procéder à la mise au jour de ceux qui lui ont succédé, via un mode narratif fondé sur le déroulement diachronique du temps vécu. Il s’agit, en quelque sorte, de partir d’un point d’amorce, puis d’identifier moments après moments, au cours des jours, mois et années, ce qui a fait événement et s’est constitué en faits vécus dans le cours de la vie du sujet. Le résultat généré par ce régime narratif au cours de l’enquête est la ­collecte d’un type de données dont la singularité est d’être préfigurée temporellement, du fait de la mise en mots temporalisée des faits vécus qui varie selon différents niveaux de détail. La puissance de ce régime narratif réside dans sa capacité à générer des effets de monstration et de consolidation temporelle (Bachelard, [1950], 2006) qui constitue un premier acquis de la recherche. Les manières de procéder pour temporaliser l’expérience au cours de la narration peuvent également procéder par déploiement rétrospectif  : plutôt que d’amorcer la narration via un moment inaugural pour ensuite avancer dans le temps, il est possible d’amorcer la temporalisation à partir du repérage d’un moment source qui, alors, fait office de pivot.

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L’identification de ce moment pivot (Galvani, 2010) –  qui a fait événement dans le cours de la vie – peut enclencher un travail de repérage des phases qui le précèdent ou qui lui succèdent, dans le cours de la vie du sujet. Le principe de chronologie est alors maintenu, mais à partir de deux dynamiques, l’une rétrospective, la seconde prospective. En effet, une fois le point de fléchissement, de rupture ou de crise… identifié dans l’histoire du sujet, la temporalisation du vécu est réalisée à partir de la saisie des moments qui le précèdent, afin d’identifier par rétrodiction (Veyne, 1971) ce qui a participé de son avènement, et de ceux qui lui ont succédé, et qui manifestent la dynamique de retentissement de l’événement. Selon cette seconde approche, la temporalisation s’organise à partir d’un moment névralgique qui fait pivot, ce qui permet ensuite de caractériser de manière temporelle les dynamiques de maturation et de propagation de l’événement vécu à l’échelle du biographique. Plusieurs manières de faire sont donc disponibles pour la conduite de l’activité de temporalisation de l’expérience. La sélection de l’une d’entre elles dépend de différents facteurs : la capacité d’évocation du narrateur, les types de phénomènes visés pour la recherche, la disposition du sujet à temporaliser son expérience. L’enjeu principal de l’enquête narrative étant de générer des processus de compréhension et de constitution de connaissances via des données narratives issues de l’expression de l­’expérience vécue, le choix des procédés de temporalisation dépend essentiellement des phénomènes expérientiels étudiés. L’activité de narration s’amorce dans tous les cas, à partir d’un point de vue : celui du narrateur qui exprime son expérience, dans le présent vivant, tout en se remémorant l’expérience passée qui est saisie. Ce poids du présent au cours de la narration biographique peut apparaître exorbitant (Demazière,  2007). C’est ce qui justifie la mobilisation au cours de l’enquête de cadres et de matrices pour temporaliser le vécu à l’échelle individuelle, collective et sociétale, afin de resituer les faits vécus dans une histoire, celle du sujet, la manière de vivre ces faits étant marqués par des époques et des phases de vie, l’histoire narrée ne pouvant être dissociée de manière définitive des vécus collectifs et des événements sociaux.

3.2 Configurer les faits vécus dans la narration : inférences causales et associations logiques Le propre du travail de configuration est de transformer l’ordonnancement des faits vécus en un agencement par lesquels la somme des événements est transformée en histoire : « L’une après l’autre, c’est la suite épisodique et donc l’invraisemblable ; l’une à cause de l’autre, c’est l’enchaînement causal et donc le vraisemblable » (Ricœur, 1983, p. 85).

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La transformation générée par la dynamique de configuration procède d’une intégration d’éléments (les faits vécus) advenant sur le mode de la succession dans le cours de la vie en une suite d’événements reliés ensemble, du point de vue du sujet, par des relations de continuité et de causalité qui s’intègrent alors à son histoire. L’herméneutique du sujet qui constitue l’un des fondements philosophiques de l’enquête narrative interroge très précisément les dynamiques de configuration qui participent de l’interprétation des faits vécus en les signifiant à la fois temporellement et causalement. Pour que les moments vécus advenant de manière factuelle successivement dans le cours de l’expérience soient compris sur un mode intégré, parfois destinal, le sujet doit interpréter ces faits et leur attribuer selon un principe de vraisemblance, par associations inférentielles, en générant par interprétation des relations de causes à conséquences.

Exemples 1. Un mariage précédé d’une ou plusieurs rencontres peut alors être pensé comme un moment d’accomplissement d’une dynamique dont les étapes sont identifiables dans la suite des rencontres (ou des empêchements) qui aura été précédemment établie. 2. L’obtention d’un emploi pourra être interprétée à partir de la somme des moments ayant permis la prise de connaissance du profil d’un candidat, ces événements pouvant être identifiés dans le temps, sur le mode du successif  : dossier de candidature, échanges, prises d’information, entretiens…

Pour chacun de ces exemples, un fait succède à un autre. Plusieurs faits peuvent être identifiés, apparaissant comme des micromoments d’un processus. Cependant, chacun d’entre eux apparaît relié logiquement, chacun d’entre eux concourant à produire une suite qui procède d’une continuité et d’une logique qui, du point de vue du narrateur, se donne pour vraies. Pour que les processus d’associations participent de l’émergence de la perception de durée, de continuité, et de vérité – ce que Foucault nomme les régimes alèthurgiques – les types de rapport générés entre les faits par le sujet qui interprète narrativement son vécu doivent être perçus par le narrateur comme pertinents et vraisemblables. La perspective faillibiliste dont il a été fait état dans le chapitre 1 se trouve concrétisée : ce qui a été interprété par le sujet pour associer les faits survenus dans le cours de sa vie en une histoire prend le caractère du vraisemblable et de l’évident. Plusieurs facteurs peuvent cependant concourir à l’amorce d’un processus de relecture de cette histoire : le sujet peut s’apercevoir que la succession sur laquelle il génère son récit est partielle, incomplète, voire fausse. Cette mise en cause, voire cette invalidation d’une interprétation, peut survenir du fait de la prise en compte de faits nouveaux (intensification du nombre de faits pris en compte), d’une transformation de l’ordonnancement

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temporel des faits (un fait qui apparaissait succéder à un autre, après examen, le précède), d’une complexification des processus inférentiels mobilisés pour établir des rapports de causes à effets entre les faits lors de l’interprétation. Différentes formes d’inférences peuvent en effet être mobilisées pour générer des associations et des rapports de causalité dans le cours de ­l’expérience. La modélisation produite par Denoyel (1999) inspirée des travaux de Peirce (1913) et Simondon (2007) et présentée dans le tableau 4.1 formalise différents scénarios, à partir de quatre inférences :

• l’inférence transductive, qui relie de proche en proche, sans recours à une règle, un sens, une interprétation déjà-là ; • l’inférence abductive qui résulte d’une synthèse d’éléments épars en vue de la constitution d’une règle d’interprétation qui vaut à la fois pour une configuration singulière, mais qui constitue un repère pour comprendre un pli, une habitude narrative ; • les inférences inductives et déductives qui réfèrent au sens déjà connu. Tableau 4.1 – Les processus inférentiels enchevêtrés des trois raisons (Denoyel, 1999, p. 38)

Règles générales

RAISON SENSIBLE Transduction Pas de contact avec une règle instituée

RAISON EXPÉRIENTIELLE Abduction • Inventer une règle • Formaliser une règle implicite

Induction Retrouver une règle déjà instituée

RAISON FORMELLE Déduction Partir d’une règle

Objets particuliers

Analogique

Dialogique

Tautologique

3.3 Principes de causalité et modulation de la granularité narrative Les processus de réciprocité entre les opérations de temporalisation du vécu et celles relevant de la configuration du récit sont donc régis par le principe de concordance et de vraisemblance (Ricœur, 1983). Ils relèvent de ce que Coninck et Godard (1990) nomment une grammaire temporelle. Parmi l’ensemble des procédés permettant de suspendre les dimensions

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déjà interprétées de l’expérience, et ainsi de réinterroger les dimensions déjà configurées du récit, l’approche retenue par l’enquête narrative est d’intensifier le nombre de faits vécus en variant les niveaux d’échelle lors de l’exploration de l’expérience, en saisissant des microprocessus dans le cours du vécu biographique pour que certains aspects de l’expérience non perçus ou non intégrés au récit puissent passer au langage et être intégrés au récit. En d’autres termes, la modulation des régimes narratifs est conçue comme le moyen permettant de transformer les rapports de cause  à  effet établis au sein des structures narratives et des habitudes d’interprétation, à partir de deux moyens : l’augmentation du nombre de faits pris en compte dans le récit, l’intensification de la description des faits saisis dans le récit. La variation de la granularité narrative peut se caractériser par une plus grande diversité de la taille des empans des vécus de référence à  ­partir desquels s’édifie le récit au cours de l’enquête. Selon la taille des blocs temporels qui structurent la succession du temps vécu, les processus de configuration résultant des dynamiques inférentielles reliant logiquement chacun de ces blocs s’en trouvent transformés. Par exemple, les inférences générant des rapports de continuité et de causalité peuvent apparaître valides à l’échelle d’empan comme les périodes et âges de  la vie (Houde,  1999), tout en apparaissant à l’inverse inopérante pour ­comprendre le vécu sur une période plus courte, d’une durée de quelques mois. Même si cette proposition est schématique, elle permet d’envisager les effets de monstration et de mise au jour des phénomènes en relation avec les niveaux de fragmentation du vécu, de compression ou d’extension du temps vécu dans le récit, lorsque la temporalisation s’organise non plus à l’échelle de périodes mais d’unités de temps moins massives, telles que des cycles ou des moments de passages. En bref : en fonction de l’empan temporel des vécus qui composent la trame chronologique du récit, des rapports de causalité peuvent être inférés, cette variation d’échelle générant des effets de clarification, d’élucidation ou de monstration propices à l’émergence de compréhensions nouvelles concernant les phénomènes étudiés au cours de l’enquête. Ces empans qui vont former la granularité du récit se constituent en fonction de différents paramètres  : procédés de temporalisation, puissance de l’évocation, mode de donation du souvenir. Des matrices d’ordre anthropologique peuvent cependant servir de repères pour régler les variations d’échelles temporelles lors de la saisie du vécu et de sa mise en mots  : âges et périodes vie, saisonnalité ou moments de vie, rythmes de la quotidienneté avec ses mois, semaines, journées et heures (Pineau, 1987)…

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Synthèse du chapitre Du fait de la réciprocité et de la codépendance des opérations d’ordonnancement temporel et de configuration narrative, la variation des unités retenues pour la temporalisation du vécu génère des conséquences sur les dynamiques inférentielles qui participent de l’interprétation de l­ ’expérience et de sa configuration lors de la composition du récit de soi. L’examen de la granularité narrative peut donc constituer une donnée herméneutique de premier ordre. Celle-ci est en effet potentiellement indicatrice de la grammaire temporelle du sujet, et elle constitue le moyen privilégié sur les phénomènes dont le sujet fait l’expérience dans le cours de sa vie, de la manière dont il les interprète et les porte au langage. Organiquement liés, les procédés de temporalisation et les dynamiques inférentielles qui génèrent les configurations constituent les analyseurs de l’enquête narrative. Ils sont de ce point de vue des révélateurs de la manière dont le sujet vit et appréhende les phénomènes dont il fait ­l’expérience au cours de son existence. Les variations observables des régimes cinétiques du récit méritent donc une grande attention : la relecture de l’expérience au cours de l’enquête narrative, l’intensification du niveau de détail par la description afin de caractériser certains faits, l’élargissement temporel pour appréhender certains phénomènes ont pour effet de produire des effets de mise au jour et de monstration pour appréhender et comprendre les phénomènes examinés. La stratégie de l’enquête narrative consiste donc, comme cela est présenté dans le chapitre 6, à moduler entre les régimes narratifs de la narration biographique et de la description micro­phénoménologique afin de procéder à des changements de focale pour explorer et examiner le vécu. Le prochain chapitre présente, selon la même structure, le régime de la description microphénoménologique.

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Chapitre 5

La description microphénoménologique

Le chapitre précédent a été consacré à l’exploration du vécu via l’enquête narrative à partir de sa dimension temporalisée. L’étude conduite a ainsi permis de structurer des repères permettant d’appréhender de manière concrète l’activité narrative, à partir du principe de réciprocité entre la temporalisation de l’expérience et la configuration du vécu. Comme cela a été défini, la puissance de ce régime, celui de la narration biographique, est d’ordonner les faits vécus de manière chronologique, puis de les agréger de manière logique, ce qui a pour effet de conférer à l’expérience de la durée et du sens, du point de vue du narrateur. Le régime narratif en question dans ce chapitre, celui de la description microphénoménologique, procède à l’inverse de la configuration du vécu dans la durée. Fondé sur la pratique descriptive, il suppose le ralentissement et le suspens des dynamiques configurantes, l’objet étant d’accéder aux dimensions antéprédicatives et ante synthétiques du vécu, pour appréhender les dimensions tacites, préréfléchies, incorporées de la cognition et de la vie sensible. Tandis que la pratique du récit biographique s’organise à partir de la configuration qui procède de l’association des faits entre eux, la description porte sur les modes de donation de ­l’expérience qui génèrent des synthèses situées au fondement de la constitution des faits vécus. Il s’agit ainsi d’explorer, non pas ce qui participe de la constitution de la durée (soit le principe de configuration), mais ce qui produit le champ phénoménal (soit le principe de donation du vécu).

1. Ancrages sociohistoriques de l’explicitation et de la microphénoménologie La dimension préréfléchie du vécu a été explorée et thématisée de manière approfondie et étayée par Pierre Vermersch dont les travaux présentés dans son ouvrage princeps intitulé L’Entretien d’explicitation  (1994/2000) portent

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précisément sur l’explicitation des dimensions tacites de ­l’action. L’objet de Vermersch dans cet ouvrage est de définir une technique ­d’entretien mobilisant l’expression en première personne afin que la mise en mots de l’expérience s’amorce à partir des dimensions expérientielles, donc préréfléchies de l’action. Il y présente une technique inédite, ancrée dans la psychologie piagétienne (Piaget, 1924), en mobilisant sa théorie de la prise de conscience pour formaliser une pratique de l’entretien dont l’une des fonctions est d’accompagner la mise en mots du vécu afin de favoriser, via l’activité langagière, la conscientisation des dimensions préréfléchies de l’action (figure 5.1). Étape I Vécu singulier, inscrit dans l’action Connaissance en acte Étape II

Réfléchissement

Vécu représenté Signifiants intériorisés, privés Thématisation

Étape III

Vécu verbalisé Habillage par les significations

Étape IV

Modélisation des étapes du passage du préréfléchi au réfléchi selon Piaget

Thématisation

Vécu comme objet de connaissance Construction de l’expérience Figure 5.1 – Modélisation des étapes du passage du préfléchi au réfléchi selon Piaget (Vermersch, 1994, p. 80)

Ce premier ouvrage de Vermersch constitue un ouvrage documenté et rigoureux permettant de fonder une méthode concrète d’entretien visant la description des dimensions tacites et incorporées de l’activité. Suite à la publication de ce manuel, un ouvrage collectif (Depraz, Vermersch, Varela, 2011) va contribuer à élargir le champ théorique convoqué par l’approche de Vermersch dans deux directions : la phénoménologie descriptive et les sciences cognitives. Et c’est en 2012 que la théorie de l’explicitation se trouve explicitement ancrée par Vermersch dans les théories de la philosophie de l’expérience d’Husserl, via ­l’ouvrage intitulé Explicitation et phénoménologie. Les ancrages théoriques de ­l’entretien ­d’explicitation, alors également nommé depuis 2007 « entretien

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microphénoménologique » dans les travaux de langues anglaises, sont étayés par la mobilisation de concepts provenant des travaux de la phéno­ménologie expérientielle Depraz (2009, 2012), avec les concepts de mémoire passive et d’attentionnalité, notamment. Il constitue alors une méthode d’entretien permettant l’accompagnement de la mise en mots du vécu, en appréhendant les dimensions expérientielles et sensibles de l’expérience selon des procédés descriptifs réglés, analysables et reproductibles. Le rapprochement entre les techniques d’explicitation et les travaux d’Husserl ([1918‑1926], 1998) sur la synthèse passive ouvre de nouvelles possibilités de penser et de caractériser les actes de guidance au cours de l’entretien d’explicitation qui devient alors une pratique de description microphénoménologique  du vécu dont l’enjeu est de spécifier, examiner, élucider ce qui constitue la dimension tacite et préréfléchie de l’action (premier objet de l’entretien d’explicitation dans l’ouvrage de 1994), mais également de l’expérience et du vécu. Cette approche fondée sur les théories de la prise de conscience et s’intéressant avant tout à la description de l’action va graduellement s’étayer et viser la description des modes de donation de l’expérience (Zahavi, 2015), à partir des travaux des sciences cognitives et de l’énaction, notamment (Varela, 1976‑2001).

2. Ancrages théoriques du régime de la description phénoménologique Le travail de mise en mots du vécu présente un relief particulier dans le cadre de la description phénoménologique. Penser l’expérience à partir de la phénoménologie conduit à différencier l’expérience immédiate de l’expérience sédimentée et à examiner les processus de rétention qui participent de la constitution d’une mémoire. Ce point mérite un examen très attentif, son enjeu étant de caractériser le sol expérientiel à partir duquel s’amorce la mise en mots au cours de la description. Sans cadrage méthodologique, celle-ci est en effet portée à s’élaborer à partir de vécus typiques, marqués par des cadres de perception qui agissent en générant des proto-interprétation qui ordonnent « l’expérience courante de la vie quotidienne » (Schütz, 1971/1987). « L’expérience vécue n’est pas à chaque fois singulière et contingente mais se répète avec un certain degré de typicité et de répétabilité. Ce qui signifie que l’activité intentionnelle du jugement prédicatif, de la visée perceptive, du projet pratique, ou de l’imagination créative emprunte à des réserves d’expériences, qui s’imposent à elle par le biais des synthèses passives » (Céfaï, 1998, p. 47).

Ce qui est désigné par la notion de synthèse passive en phénoménologie, c’est la dimension déjà donnée de l’expérience dans les situations vécues, cette dimension résultant des habitudes d’interprétation qui

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participent de la configuration des horizons d’anticipation et d’attente. Ainsi, que ce soit dans le cours du présent-vivant ou pour des vécus sédimentés en mémoire, l’expérience se donne de manière préfigurée, sous la forme d’une synthèse déjà-là. C’est ce qui justifie la nécessité de penser et de forger une méthode afin d’accéder au vécu singulier, en limitant, voire en suspendant les processus qui tendent à recouvrir l’expérience vive. La description microphénoménologique, pour pouvoir s’accomplir, doit être mise en œuvre en court-circuitant les cadres de perception produisant la typicalité lors de l’activité de remémoration, en générant une mise en suspens, l’enjeu de cette épochè étant de permettre un accès aux dimensions antéprédicatives de l’expérience. La pratique de description vise alors à mettre au jour le vécu recouvert par les habitudes de perception et les proto-interprétations associées, en procédant par ralentissement, intensification de l’attention, scrutation propice à la transformation des horizons de perception. Selon cette perspective, la description émancipe des dimensions configurées du vécu, en rompant avec les processus de synthèse passive et d’association causale ; d’autre part, elle s’oppose aux dynamiques de démonstration et d’explication dont la force configurante est ordonnée par une intentionnalité alliée à la logique causaliste. La visée première de la description, c’est la monstration (Chauviré, 1996). « Décrire, c’est mettre hors-jeu la formulation des causes des phénomènes en faveur du compte rendu de ce qui est remarqué. D’où la préférence accordée au “comment” plutôt qu’au “pourquoi” ou au “ quoi”, i. e. aux manières d’être, aux modalités de présence, aux qualités du vécu et aux processus d’émergence des phénomènes » (Depraz, 2014, p. 136).

Resituée à l’échelle d’une herméneutique du sujet, la description participe d’une mise en suspens des schémas interprétatifs qui ordonnent les matrices narratives. Ce mode narratif comporte une force, celle d’une capacité d’ébranlement des modes d’interprétation à partir desquels s’édifient les situations biographiques (Cefaï, 1998). En procédant par suspension des visées et évocation du souvenir, un espace de disponibilité émerge au cours de la mise en mots qui permet d’accéder aux couches du vécu antesynthétiques. Cependant, comme le note Husserl (1904‑1916, 2009) les  dynamiques de perception et d’interprétation s’organisent sur fond d’intentionnalité. Devenir attentionnel pour décrire le vécu de manière détaillée mobilise une gestualité psychique qui procède de manière micro­ dynamique (Depraz, 2014) : variation de l’intentionnalité par ralentissement et suspens, défocalisation et redirection du regard lors de ­l’exploration du vécu, processus de saisie, intensification de ­l’attentionnalité qui se porte sur des objets expérientiels nouveaux, transformation du relief expérientiel appréhendé, élargissement des horizons de perception… Cette activité d’exploration et de scrutation de l’expérience à partir de l’évocation

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des souvenirs caractérise une microdynamique de l’éveil propice au saisissement, lors de l’exploration du vécu générée par le travail narratif, de dimensions de ­l’expérience qui, sans ce redéploiement de l’attentionnalité, seraient restées inaperçues et non thématisées dans le récit de soi. Ainsi, à la différence de la description ethnographique (Laplantine, 1996) ou ethno-méthodologique (Garfinkel, 2009) qui procède d’un travail d’attention aux détails à partir de l’observation minutieuse de modes de vie et de pratiques extérieures au sujet qui les note, la description microphénoménologique du vécu, dans le cadre de l’enquête narrative, suppose une conversion du regard (Zuwendung), soit une redirection, par la mise en suspens des dimensions qui se donnent à vivre dans le présent vivant à vivre sur le mode de l’évidence naturelle. La rupture épistémique, thème classique des sciences humaines et sociales, s’en trouve revisitée. Selon cette perspective, il s’agit moins de rompre avec les dynamiques de participation avec ce qui est désigné classiquement comme le terrain de recherche que de se déprendre d’un rapport de familiarité avec des manières de voir qui s’imposent au sujet comme au chercheur au cours de l’exploration du vécu. Pour ce faire, l’attention est l’opérateur premier du travail de description du vécu dans le cadre du régime de la description microphénoménologique. Elle permet l’examen des dimensions microprocessuelles qui traversent l’expérience et le travail d’aspectualisation des dimensions sensibles, perceptives, cognitives, actives… de l’expérience au cours de la mise en mots. L’enjeu est d’accéder par le langage aux dimensions préréfléchies du vécu (Petitmengin, 2010), aux sphères du corporel (MerleauPonty, 1976) et au vécu sensible (Tassin, 2020).

3. Méthodologies pour la description microphénoménologique Chercher à explorer les dimensions préréfléchies du vécu conduit à prêter attention à ce qui est mobilisé par le ou les sujets, dans le cours de ­l’expérience, sans que ces contenus qui sont alors donnés ne fassent l’objet d’une prise de conscience, d’un accès direct, d’une appréhension thétique. Le statut de ce donné doit être précisé dans le cadre de l’enquête. Il ne s’agit en effet pas d’éléments frappés d’interdits, ceux-ci étant alors relégués dans l’inconscient, selon le processus du refoulement qui fonde l­’inconscient psychanalytique. D’un point de vue phénoménologique, est inconscient ce qui est inaccessible, ou plus précisément, ce qui, pour devenir accessible, doit bénéficier d’un surcroît d’attention, d’une microdynamique de l’éveil. Cette thématique de l’accès aux dimensions incarnées et incorporées du vécu (Varéla, 2003) constitue pour les sciences cognitives le hard problem de l’expérience, selon l’expression forgée par Chalmers (1995). Prenant acte du

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« fossé explicatif » qui sépare les contenus de l’expérience des effets vécus, d’ordre expérientiel, au contact de ces contenus (Zahavi, 2015), la description trouve alors un statut spécifique au sein de l’activité narrative  : elle suppose en effet la mise en suspend des forces configurantes résultant de l’interprétation et de l’explication, ce qui ouvre l’accès aux contenus de l’expérience et la saisie des effets éprouvés au contact de ces contenus. Ce qui est désigné par effets vécus relève de la sphère de l’expérientiel, soit de ce qui est éprouvé sans être thématisé. L’identification de cette dimension du vécu oriente l’enquête dans plusieurs directions. La première concerne les modes d’existence (Latour, 2012), soit les formes d’existence résultant de modalités de perception associées à la condition ou à  l’espèce. Dans un article célèbre, intitulé « What is the effect to be a bat », Thomas Nagel (2012) interroge les modes d’existence de la chauve-souris, celle-ci étant dotée d’un appareillage sensitif et perceptif qui préfigure un mode de donation du monde vécu. Ces travaux, proches de ceux de Von Exküll (1956/2010) sur l’Umwelt, ouvrent sur un examen des formes d’existence selon les formes de perception en relation avec le milieu écologique. Ces approches, bien qu’étant au départ situées dans le monde animal, permettent d’appréhender concrètement le problème posé pour l’activité narrative par la cognition incarnée et l’enracinement incorporé de l’existence. En effet, comme le notent Formenti (2014) et Alhadeff-Jones (2020), les récits narratifs, du fait de la prégnance de la configuration qui les régissent, n’intègrent qu’à la marge les strates expérientielles dans le récit : effets vécus au contact du milieu, processus tacites qui circulent entre le sujet et son environnement, phénomènes d’ambiance et imprégnation sensible éprouvée dans les situations et lieux d’existence. De ces points de vue, les enjeux et apports de la description phénoménologique sont de permettre l’accès et la saisie des contenus expérientiels relevant de la sphère sensible et incorporée du vécu – ce que Michel Henry (2000) nomme la chair du monde –, mais également d’appréhender sous la forme descriptive les effets vécus par le sujet au contact de ces contenus. Ce deuxième niveau suppose de thématiser les formes de donation d’ordre expérientiel, pour examiner les modalités énactives de la donation, les modes de déploiements des effets vécus, les processus de synthèse transformant la donation en contenus de l’expérience.

3.1 Pratique de la description microphénoménologique La pratique de la description est centrale pour les enquêtes conduites par les ethnométhodologues, à tel point qu’elle a justifié ce que Quéré (1992) puis Dosse (1997) ont nommé « le tournant descriptif ». Cette pratique de la description comporte deux niveaux : celui de la description des faits observables en situation, celui de la description des pratiques et des actes qui ordonnent les interactions.

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« Les activités par lesquelles les membres organisent et gèrent les situations de leur vie courante sont identiques aux procédures utilisées pour rendre ces situations “descriptibles” (accountable). Le caractère “réflexif” et “incarné” des pratiques de description (accounting practice) et des descriptions constitue le cœur de cette approche [ethnométhodologique] » (Garfinkel, 2007, p. 51).

Cependant, et cela a été dit, lorsque la description porte sur la mise en mots du vécu, elle constitue, à la différence de l’ethnométhodologie, une pratique en première personne. Elle suppose alors une forme d ­ ’expertise pour accomplir des actes pour l’éveil du souvenir, pour générer différentes formes de ralentissement au cours de la mise en mots, pour l’aspectualisation du vécu, pour régler le niveau de granularité de la description. Ces différentes opérations, pour être conduites, mobilisent des gestes concrets dont l’objet est d’énoncer et d’exprimer les dimensions incorporées, sensibles et écologiques de l’expérience. Il s’agit, en premier lieu, de structurer des repères permettant de se maintenir dans le régime de la description (critère 1) ; de choisir la vitesse de la mise en mots (régulation de la vitesse de déroulement du vécu au cours de la description) ­(critère 2) ; de délibérer et d’orienter la description vers un ou des niveaux de détail choisis (critère 3). Que celle-ci soit conduite en première ou deuxième personne (Depraz, 2014a), la description microphénoménologique suppose donc un appareillage méthodologique. En effet, ce qui est réfléchi dans le cours de l’expérience, et donc ce qui est accessible en tant que vécu réfléchi et thématisé est essentiellement la part intentionnelle et orientée de l’action du sujet. Des procédés sont à mettre en œuvre pour se déprendre de ce qui se donne sur le mode de l’évidence : déprise, disponibilité, accès, scrutation… Cette microdynamique de l’éveil s’apprend et s’accompagne, via des procédés et des consignes qui sont décrits dans le chapitre 8.

3.2 Procédés : aspects, strates et modes de donation du vécu La méthode de la description microphénoménologique, dans le cadre de l’enquête narrative, est adossée à une pratique réglée visant l’évocation et la présentification du souvenir, la réduction de l’empan temporel du vécu de référence en vue de sa description, la fragmentation en unités temporelles ordonnées chronologiquement, l’aspectualisation du vécu pour certaines séquences. Les procédés de guidance concernant la description étant présentés dans la partie 3, pour ce chapitre, ce sont les procédés de fragmentation et d’aspectualisation qui sont présentés. Pour commencer, le travail de fragmentation est illustré ci-dessous à partir d’un exemple, qui vise à exemplifier la démarche de description de l’action en situation.

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Procédés de fragmentation Phase 1 : saisi de l’opération dans son ensemble. Exemple : une situation durant laquelle le sujet a conduit une réunion dans un contexte professionnel est remémorée, puis décrite. Phase 2 (fragmentation de niveau 1)  : repérage et identification des phases du déroulement de l’activité. Exemple (suite) : la réunion est décrite dans son déroulement et les phases identifiées et ordonnées chronologiquement. Phase 3 (fragmentation de niveau 2) : l’une des phases est saisie, puis décrite dans son déroulement. Exemple (suite) : l’une des phases de la réunion ­(l’annonce de l’ordre du jour, par exemple) est décrite de manière détaillée, et les procédés et sous-procédés associés identifiés.

La dynamique de fragmentation au cours de la description suppose une expression maintenue en contact avec le vécu de référence, selon un procédé dit « d’évocation du souvenir », qui suppose une forme de ralentissement lors de la mise en mots afin de pouvoir passer au langage les dimensions expérientielles du vécu sédimenté. Ce maintien au contact du souvenir tel qu’il se donne suppose pour le sujet de se rendre disponible lors de la remémoration et de se maintenir dans une prise de parole incarnée. La fragmentation doit être considérée comme l’opération préalable et nécessaire à celle dite de « l’aspectualisation » du vécu qui suppose de manière impérative d’accéder aux couches préréfléchies du vécu. Cet accès permet la donation des dimensions sensibles et expérientielles lors de la remémoration et ainsi d’initier une mise en mots prenant en compte les microprocessus de la vie passive, ainsi que les dimensions sensibles  : les qualias –  vécus du corps, sensations corporelles, impressions, proprioceptions  – qui sont éprouvés sans être notés et thématisées dans le présent vivant. La visée de l’aspectualisation au cours de la mise mots est de saisir des composants expérientiels qui participent de la donation de l’expérience au cours des faits vécus, afin de les rendre dicibles et de les intégrer au récit.

Procédés d’aspectualisation Phase 1 : saisie d’une phase de l’action. Exemple : la phase d’annonce de l’ordre du jour, tel que cela a été évoqué dans l’exemple précédent. Aspect 1  : (sphère perceptive)  : description des phénomènes ambiantiels ressentis. Exemple (suite) : ce qui se donne comme perceptions diffuses quant à l’atmosphère dans la pièce (luminosité, tonalité affective, tension ambiante…). Aspect 2 (sphère cognitive)  : description des actes de jugements, des processus attentionnels, des formes de raisonnement… Exemple (suite) : ce que le sujet se dit, note et observe au cours de la réunion, lors d’un ou de plusieurs moments situés.

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Aspect 3 (sphère du corporel)  : description des vécus du corps, des tensions dans certaines parties du corps, des sensations de poids, ou d’élan, ou de chaleur. Exemple (suite) : ce que le sujet éprouve corporellement, au moment de l’énonciation de l’ordre du jour. Aspect 4 (sphère de l’action) : description de ce qui est réalisé concrètement par le sujet, en termes d’actes, de procédés, de pratiques… Exemple (suite) : ce que le sujet fait, de manière concrète, étape par étape.

Quatre opérations distinctes sont donc à conduire lors de la description microphénoménologique, que celle-ci soit accompagnée ou non par le chercheur, lors de l’enquête narrative : • accéder au souvenir par évocation et se maintenir en évocation ­(opération 1)  ; • décrire le vécu de manière chronologique (opération 2) ; • fragmenter le vécu pour identifier les étapes du déroulement expérientiel du vécu qui fait l’objet de la mise en mots (opération 3) ; • aspectualiser certaines séquences, en fonction des enjeux de la recherche pour laquelle le travail d’enquête est conduit (opération 4). La pratique microphénoménologique propose donc une démarche réglée pour explorer le vécu dans ses dimensions ante synthétiques : il s’agit ici de permettre la description du vécu à l’échelle des qualia, soit en amont des synthèses par lesquelles l’expérience se donne en situation. En effet, tout comme la saveur constitue au cours de l’expérience gustative une synthèse (Bordron, 2002) qui agrège différents aspects perçus tels que le goût, la texture, la température d’un plat ou d’un aliment, l’expérience se donne de la même manière, à partir d’une pluralité de composants qui, au cours de la donation, synthétise pour générer une donation qui prend le mode d’une totalité intégrée. Le travail d’aspectualisation suppose donc d’accéder aux composants du vécu ante synthèse. Ces composants peuvent être associés aux différents sens convoqués pour la donation  : toucher, vue, odorat, goût… L’aspectualisation peut également s’attacher à caractériser la dynamique microgénétique qui participe de la donation. Pour cela, l’attention doit être portée sur les couches et niveaux de vécu (Petitmengin, 2010) en situation, en croisant la fragmentation et l’aspectualisation pour chacune des phases du déroulement de l’expérience remémorée  : l’enjeu est alors d’explorer selon une perspective microgénétique les modes d’appréhension et de donation du vécu, du point de vue du sujet qui vit l’expérience. Le travail de description vise dans ce cas l’examen des modes de donation du vécu dans une situation spécifiée, par l’enchevêtrement des champs de la perception, de la cognition, des sensations corporelles. La synthèse alors examinée est dite transmodale car elle concerne les différents champs qui participent de la donation : affordance, ambiance, sensation, signification, action.

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Synthèse du chapitre Dans ce chapitre, la description a d’abord été définie selon une perspective sociohistorique, puis théorique, ce qui a permis de caractériser le cadre et les procédés méthodologiques. Les éléments formalisés dans les sections suivantes ont ensuite permis de structurer des repères pour la conduite d’un travail d’ordre microphénoménologique intégré à la démarche de l’enquête narrative. Différents repères ont alors été constitués. Ils sont résumés ci-dessous :

• Repère 1 : évoquer une situation spécifiée, en procédant par éveil du souvenir, présentification de la situation vécue, celle-ci devant être située dans un lieu, lors d’un moment spécifié (avec la date, voire l’heure dans la journée). • Repère 2  : décrire de manière chronologique le déroulement de l’expérience  : comme pour le régime de la narration biographique, la mise en mots doit s’amorce à partir d’un moment inaugural qui constitue le marqueur temporel durant lequel le phénomène vécu commence à être décrit. • Repère 3 : fragmenter le vécu pour mettre au jour les microprocessus. L’enjeu est d’identifier les séquences du déroulement de l’expérience, en les ordonnant temporellement, afin de mettre au jour la structure temporelle à l’échelle microprocessuelle, en prenant pour socle le principe de succession. • Repère 4 : dissocier et aspectualiser les composants du vécu à l’échelle du perceptif, du cognitif, du corporel, des tonalités ambiantielles, de la sphère du sensible. Il s’agit ici d’examiner les modes de donation des synthèses expérientielle à partir de la différenciation de leurs composantes et de leur processus microgénétiques. La jonction et la connexion entre les deux régimes narratifs, soit celui de la narration biographique présenté dans le chapitre 4 et celui de la description microphénoménologique, présenté dans ce chapitre, s’opère au niveau des opérations de temporalisation et de fragmentation. Pour ces deux régimes narratifs, la démarche procède du même principe : celui de l’expression temporalisée de l’expérience pour identification de séquences narratives en vue d’une mise en ordre chronologique. Ce qui varie entre les deux régimes, c’est l’empan de ces unités temporelles mis au jour. Tandis que pour la narration biographique, les séquences temporelles peuvent comporter une durée de plusieurs années, à l’inverse, pour ce qui concerne la description microphénoménologique, l’empan peut n’être que de quelques secondes. C’est l’enjeu du prochain chapitre que de caractériser les complémentarités et synergies de ces deux régimes narratifs au cours de l’enquête, en examinant notamment les effets de la fragmentation sur la mise au jour des phénomènes vécus et sur les dynamiques de compréhension qui en résulte.

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Chapitre 6

Modulation des régimes narratifs

Les deux chapitres précédents ont permis de caractériser deux régimes narratifs  : la narration biographique qui vise l’appréhension de l’expérience dans la durée  et la description microphénoménologique dont la visée procède, à l’inverse, d’un travail de focalisation en vue d’une description détaillée de microprocessus en situation. Le premier régime participe, au cours de l’enquête narrative, de la configuration des faits vécus au sein d’une histoire. Le second régime permet l’examen des processus qui participent de la constitution et des modes de donation de ce qui est vécu comme un fait au cours de l’expérience du sujet. L’étude sociohistorique conduite pour chacun des deux régimes a montré que ces deux modes narratifs s’étaient constitués de manière indépendante. Ils peuvent être mobilisés indépendamment l’un de l’autre, comme méthode et moyen d’une exploration du vécu car ils produisent leurs effets et résultats spécifiques. L’enjeu de ce chapitre est de penser et de formaliser le cadre qui les intègre dans une démarche d’enquête unifiée. Pour cela, la structure générale du protocole de l’enquête narrative est présentée, ce qui permet ensuite d’examiner les modulations possibles de ces deux régimes, et donc les procédés de réglage et effet de puissance associés.

1. Matrice générale de l’enquête narrative Suite au travail de définition des régimes narratifs, le protocole de ­l’enquête narrative peut être modélisé à partir de la formalisation des opérations qu’il suppose et de leur mise en œuvre concrète au sein d’un dispositif intégré. L’élaboration de ce protocole suppose, bien entendu, d’avoir défini les visées de connaissance de la recherche entreprise, spécifié les phénomènes vécus qui vont être étudiés (effets de formation, développement

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de l’agentivité, processus de compréhension résultant d’événements dans le cours de la vie, par exemple…). Les objets de la recherche étant précisés, le protocole peut alors comprendre les opérations suivantes :

Opération 1 : temporaliser : formaliser le vécu de manière longitudinale Une première identification de la durée vécue à explorer par l’activité narrative pour l’examen des phénomènes faisant l’objet de la recherche est réalisée durant cette opération. La manière de procéder est d’identifier un point d’amorce dans le cours de la vie du sujet (moment inaugurale), puis d’accompagner la mise en mots du vécu, selon une perspective diachronique, en précisant le chronologique (repérage des dates et des lieux situant les faits vécus). L’enjeu est de faire émerger une structure temporelle fondée sur l’ordonnancement séquentiel des moments et d’établir une chronologie des faits vécus.

Opération 2 : fragmenter : du longitudinal au séquentiel Ordonnancer temporellement les faits dans la durée d’une histoire, c’est interroger la structure temporelle du récit de soi à partir du principe de succession. Il s’agit, en quelque sorte, de revenir au sol ferme du déroulement diachronique et de l’irréversibilité temporelle des faits vécus. Cette opération en prépare une troisième, qui procède d’une logique de fragmentation de la durée en vue de produire des séquences temporelles, celles-ci pouvant se constituer, dans le cadre du régime de la narration biographique, en périodes et cycles de vie, ou moment de  passage. L’empan de ces séquences temporelles est cependant variable, certaines séquences devant être fragmentées une seconde fois pour mettre au jour de manière plus concrète ou plus détaillée les processus ayant concouru à la constitution des faits vécus dans le cours de la vie du sujet. Selon une perspective biographique, le principe de succession ­s’organise à partir de blocs de vécu comportant nécessairement une durée longue  : enfance, adolescence, jeune adulte, adulte, senior, retraite… D’autres formes de périodisation sont cependant possibles, par fragmentation, à  partir du repérage de cycles plus brefs, telles les périodes marquées par le principe de stabilité, puis de changements, ceux-ci pouvant relever d’une sphère particulière de la vie adulte (familiale, sociale, professionnelle…). Il est également possible de fragmenter à l’échelle de rythmes infraquotidiens, ce qui fait alors entrer l’enquête dans le régime

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de la description microphénoménologique, la visée étant alors d’appréhender les processus rythmiques qui évoluent silencieusement, à bas bruit, et qui par maturation, répétition et accumulation contribuent à la formation des tendances et des événements vécus. Le principe de succession sert donc de trame pour la fragmentation du vécu au cours de l’enquête narrative.

Opération 3 : détailler : granularité et profondeur diégétique Une notion est associée à la fragmentation  : la granularité. Le niveau de granularité atteint au cours de la fragmentation correspond à la durée des séquences temporelles qui ordonnent le récit, l’empan de chacune des séquences pouvant varier en fonction du régime cinétique du texte. D’un point de vue méthodologique, le grain temporel se caractérise pour le narrateur par des gestes de saisie de l’expérience dont l’étendue varie. Ainsi, selon que la narration prend pour référence le vécu d’une journée, d’une semaine, d’un mois, d’une année, ou d’une période de dix ans…, la gestualité et les actes narratifs diffèrent. Selon l’empan temporel du vécu saisi, la masse de données et les contenus expérientiels appréhendables sont transformés. La granularité ne vient pas rompre le principe de succession. Au contraire, c’est de la succession, mais surtout de la durée des séquences à partir de laquelle la succession est établie, que la granularité du récit découle  : « L’idée de granularité renvoie donc au grain (le grain d’un papier abrasif par exemple), donc à la finesse de l’unité de description » (Vermersch, 2000, p. 141). Vermersch mobilise dans le même paragraphe deux exemples métaphoriques : le concept d’échelle carto­graphique « qui permet d’établir des cartes et des plans de différents niveaux de détail ». Le second exemple mobilisé est celui de l’optique et des degrés de résolution d’un microscope. À la différence du principe de durée du vécu dont l’enjeu est de mobiliser dans une unité de temps vécu un nombre jugé suffisant d’événements pour le déploiement du récit, celui de profondeur est dépendant du nombre de faits vécus identifiables dans le récit et du niveau de détail apporté pour leur description. La conjonction de ces deux principes au cours de l’enquête procède de réglages qui s’opèrent en fonction de ce qui est perçu comme nécessaire par le narrateur pour l’accomplissement de son récit. Ce point recoupe le « principe de complétude » identifié par Ricœur (1983, p. 80) : pour que le récit s’accomplisse et soit perçu comme ­complet du point de vue du sujet, il doit comporter les faits advenus dans le cours de la vie et perçus comme significatifs ; ces faits doivent également être décrits selon un niveau de détail jugé suffisant.

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Il convient de noter que la réduction ou l’extension de l’empan de la séquence temporelle ne génère donc pas d’effets de dégradation sur le principe de succession. La granularité est simplement ordonnatrice de la diachronie en régulant l’empan des séquences temporelles qui ­s’ordonnent dans la succession. Elle demande au narrateur d’opter au cours de la mise en récit pour différents niveaux dans la description des faits, ces faits ayant pour destin de devenir les unités primordiales du récit. De fait, l’une des caractéristiques du travail narratif au cours de l’enquête est de transformer le flux de l’expérience qui passe au langage en une suite de vécus temporalisés dont l’empan se constitue en grain narratif de taille variable.

Opération 4 : configurer : interroger les rapports de causalité en fonction de la diégèse Le travail réalisé au cours de la démarche d’enquête vise, à partir des opérations de temporalisation, de fragmentation et de description, la transformation du sol à partir duquel s’édifie le récit de soi, en modifiant sa structure ainsi que le périmètre et l’ordonnancement des faits vécus. L’effet de la fragmentation agit sur la granularité du récit, ce qui permet de réinterroger les dimensions configurées du récit. Prenant acte du principe de réciprocité entre la structure temporelle et les dynamiques inférentielles, la stratégie de l’enquête narrative vise donc, par modulation des régimes narratifs au cours de la guidance, à faire évoluer la granularité du récit pour saisir, détailler, élucider les dynamiques de donation et d’interprétation qui concourent à la constitution des faits vécus dans le cours de l’histoire. En d’autres termes, les trois premières opérations décrites précédemment (temporaliser, fragmenter, détailler) constituent les moyens, au cours de l’enquête narrative, de l’examen des formes de causalité et des types d’inférences qui génèrent la structure logique et la texture sensibles du récit.

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Opération 1 : Temporaliser Périmètre du sol temporel du récit : histoire, période ou moment de vie Caractérisation d’une durée Opération 2 : Fragmenter Identification des séquences temporelles du récit à partir du principe de succession Opération 3a : Séquençage extensif Extension de la durée d’un ou plusieurs vécus de référence

Opération 3b : Séquençage intensif Fragmentation de la durée d’un ou plusieurs vécus de référence

Opération 4 : Configurer Mise en sens et examen des associations causales intégrant les faits dans le récit Figure 6.1 – Matrice générale de l’enquête narrative

Ces quatre opérations sont présentées de manière successive (figure 6.1). Elles peuvent cependant être examinées selon une perspective dynamique, à partir d’un principe de complémentarité, de réciprocité, et de rétroaction. En effet, dans le cadre de l’enquête narrative, la profondeur diégétique du récit varie en fonction de l’extension ou de la réduction du périmètre temporel, de l’accélération ou du ralentissement de la cinétique de la mise en mots, de la modulation de la granularité et du détail de la description des faits. À partir de cette matrice générale, des stratégies de modulation sont possibles. Le schéma en formalise deux, lors de la troisième étape, en prévoyant de resituer un fait identifié dans le récit au sein d’une séquence plus vaste que ce qui a été figuré initialement. Il s’agit dans le schéma de l’opération 3a, l’opération pouvant conduire, par exemple, à resituer un événement ­maladie dans une période de vie plus longue, marquée par une ambiance, des perceptions et des sensations vécues de vulnérabilité et de dégradation de l’agentivité. À l’inverse, l’opération 3b conduit à resserrer la focale sur un fait en le détaillant de manière approfondie, ce qui a pour effet d’intensifier la fragmentation, de réduire l’empan des séquences, voire de dissocier les composantes d’un ou de plusieurs faits vécus singuliers, afin d’atteindre un niveau de description analytique et aspectuel. Il peut alors s’agir, par exemple, de focaliser

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sur une séquence d’un moment marqué par l’irruption d’un vécu de maladie, soit, celle de la réception du diagnostic et de l’annonce de la maladie.

Résumé Le protocole de l’enquête narrative suppose d’accomplir, et donc de développer une maîtrise, de différents types d’actes : – Constituer un périmètre afin de caractériser la durée de l’expérience vécue concernée par le travail narratif : il s’agit ici de définir les bornes temporelles du vécu saisi. – Établir la trame temporelle du récit à partir du travail de séquençage qui mobilise les procédés de fragmentation du vécu. – Stabiliser le niveau pertinent de granularité devant être atteint pour chaque séquence, soit pour chacun des faits vécus du récit. – Interroger les inférences et associations causales résultant de la transformation diégétique du récit du fait des opérations précédemment décrite.

La modulation des régimes narratifs au cours de l’enquête génère comme effets, du fait des transformations qu’elles génèrent sur la structure temporelle du récit, de faire advenir de nouvelles synthèses de sens et des nouvelles formes de compréhension : élucidation, clarification, métamorphoses du sens. Le tableau 6.1 formalise de manière synthétique les types d’actes narratifs, les oscillations de régimes, en fonction des modalités de conduite de l’enquête narrative : Tableau 6.1 – Les actes de temporalisation du vécu en fonction des régimes narratifs Actes de temporalisation Formalisation de la durée de référence du récit. Fragmentation et séquençage. Mise en sens chronologique et logique.

Régime de la narration biographique Temporalisation du parcours de vie, d’une période de vie, d’une succession de moments de vie. Séquences temporelles biographiques : âges de la vie, périodes de vie, cycles et transitions existentielles. Examen des modes d’association des faits dans le récit à partir du principe de continuité expérientielle.

Régime de la description phénoménologique Description du déroulement du vécu en situation, à partir des procédés mis en œuvre et des processus éprouvés. Séquences temporelles en situation : situation de travail, moments d’interaction, vécu d’un lieu… Examen des processus de constitution des faits à partir des modes de donation de l’expérience.

Les quatre opérations présentées dans cette section supposent l­’accomplissement d’actes réglés : éveil du souvenir, évocation de l’expérience, actes de saisie du vécu, modulation du niveau de détail de la description,

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séquençage de la durée, examen des processus inférentiels… Ce sont des opérations nécessaires pour la modulation des régimes narratifs au cours de l’enquête. Ces procédés peuvent se donner, voire s’imposer, au cours de l’activité narrative ou, à l’inverse, résulter d’une activité réglée et réfléchie par le sujet. Leur mise en œuvre maîtrisée suppose un principe de régulation, soit une guidance qui peut être générée en première personne (par le sujet lui-même) ou en deuxième personne (via les interventions du chercheur). En fonction des actes et processus de guidance et des effets de compression ou de dilatation du temps générés, le fond diégétique du récit peut gagner en profondeur, et sa texture varier en tonalité, ­s’intensifier en détail, évoluer dans sa structure. Cette plasticité du temps au cours de l’activité narrative transforme donc les données de l’épreuve narrative, en influant sur les registres de la langue, sur les dynamiques de composition du récit, sur les formats du discours.

2. Principes de réglage et effets de puissance de l’enquête narrative La grammaire de l’enquête narrative comporte donc une logique de réciprocité entre le principe de temporalisation de l’expérience et celui de configuration du vécu, les variations en résultant ayant un effet sur ­l’ampleur et la profondeur diégétique du récit, les formes de vérité qu’il permet de manifester et les forces transformatrices qu’il génère. Ainsi, tel un moteur dont le régime de puissance varie en fonction de l’afflux de carburant, le régime de puissance de l’enquête varie en fonction de l’extension ou de la réduction de la durée du temps vécu saisie pour ­l’activité narrative et de l’intensification attentionnelle portée sur un ou des vécus singuliers. Ces effets de puissance sont à penser selon deux dimensions, l’une longitudinale, la seconde latérale. Ces deux dimensions ont été théorisées par Dewey dans sa philosophie de l’expérience qui intègre deux principes : « celui de continuité de l’expérience et celui d’interaction. Le principe de continuité signifie que toute expérience “d’une part emprunte quelque chose aux expériences antérieures et, d’autre part, modifie de quelque manière la qualité des expériences ultérieures.” […]. Le principe d’interaction commande, lui, d’articuler les conditions objectives et subjectives de l­’expérience. Au fond, il ne signifie rien d’autre que la nécessité de prendre au sérieux l’idée de situation comme “transaction” entre un organisme et son environnement. Les deux principes dont intrinsèquement liés et définissent « les aspects latéraux et longitudinaux de l’expérience » (Fabre, 2013, p. 23).

Dans le cadre de l’enquête narrative, le principe de latéralité décrit par Dewey est à penser dans le cadre de l’activité narrative, à partir de la prise en compte de la temporalisation des phénomènes selon différents plans : du point de vue du sujet, du point de vue du social, du point de vue historique, par exemple.

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2.1 Stratégie 1 : croiser les dimensions longitudinales et latérales au cours de l’enquête Le régime de la narration biographique peut être caractérisé par un processus à partir duquel le temps saisi pour la narration est extensif. Quelle que soit l’unité de référence (histoire de vie, périodes de vie, phases ou moments de passage), il convient cependant de considérer qu’elle est toujours  débordée par des unités plus vastes, telles les temporalités institutionnelles, sociales ou historiques. Cette dialectique des temps et des durées est constitutive des pratiques du récit de vie, que celles-ci soient d’ordre biographique (Dosse, 2011) ou autobiographique (Lejeune, 1996). Une manière de dissocier et ainsi de délier l’enchevêtrement des temporalités est d’en formaliser une chronologie, en procédant par étapes :

• différencier les lignes temporelles ; • caractériser la succession de chacune des lignes en formalisation une chronologie ; • interroger les processus de conjonction et de synthèse entre ces lignes afin d’objectiver les rapports d’influence entre elles. La figure 6.2 présente un exemple de cette démarche qui croise les dimensions longitudinales et latérales du phénomène étudié –  pour l’exemple, l’examen du parcours académique et scientifique d’un chercheur – en différenciant trois lignes de temps : la première ligne qui temporalise et séquence le parcours de vie du chercheur ; la deuxième ligne qui vise la temporalisation de la vie des œuvres du chercheur et la troisième ligne qui vise la temporalisation de la vie des milieux scientifiques dans lesquels évolue le chercheur. Ligne 1 : Continuité et séquences du parcours de vie Ligne 2 : Continuité et séquences de la vie des oeuvres du chercheur Ligne 3 : Évènements marquants de la vie des milieux scientifiques d’affiliation du chercheur Figure 6.2 – Temporalisation par les lignes de vie (du singulier au social)

Cette forme de temporalisation du vécu, présentée par Lainé (2004), ellemême inspirée d’un modèle produit par De Gaulejac (1987, p.  282‑285), prend comme référence première la temporalité de la vie du sujet (via la première ligne). Deux autres lignes sont ensuite formalisées, l’enjeu étant,

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tout en prenant comme référence l’expérience vécue du chercheur (pour l’exemple proposé), de formaliser une chronologie factuelle de phénomènes qui ont une existence dans le social (dans le cadre de l’exemple, les dates de parution des textes, ouvrages et articles que fait paraître le chercheur, ainsi que les événements scientifiques qui font date dans le milieu d’appartenance), ces deux lignes étant formalisées selon des procédés de temporalisation et de séquençage identiques à ceux mobilisés pour la première ligne. La logique de l’enquête est donc maintenue, selon que l’expression est dite en première, en deuxième ou en troisième personne. Ce qui varie concernant les opérations de temporalisation, c’est l’amplitude de la durée de référence pour chacune des lignes  : l’histoire de vie du sujet peut en effet s’amorcer à partir de sa naissance, tandis que l’histoire de vie des œuvres ne peut s’amorcer qu’à partir des dates de parution. Les points d’amorce pour chacune des lignes peuvent donc différer. Quant à la temporalisation de la vie académique (ligne 3), l’identification du point d’amorce est à situer très en amont de la ligne 1, les évolutions et événements des mondes académiques dans lesquels le sujet s’intègre étant à appréhender selon une perspective sociohistorique.

Sélections des faits et dialectique des durées Dans le cadre de l’enquête narrative, les dimensions longitudinales et latérales sont donc à conjuguer, ce qui suppose de temporaliser différentes dynamiques qui sont intriquées dans le vécu, pour ensuite, pour chacune d’entre elles, formaliser une chronologie venant préfigurer le travail de relecture. L’extension des dimensions latérales à la ligne de vie du sujet répond à différents niveaux d’enjeux  : le recours à la temporalisation de  phénomènes sociaux permet notamment de dater de manière factuelle et sociohistorique, des événements présents dans le récit de soi qui peuvent rester non précisés en tant que thèmes et d’événements datés. Ce qu’offre la mise en parallèle de ces trois lignes de vie, c’est également la possibilité d’examiner les phénomènes de synchronicité entre la temporalisation du point de vue du sujet, les dates factuelles de production des œuvres, les événements ayant fait date dans le social. Il résulte de la différenciation entre les lignes temporelles et de la fragmentation générée par l’ordonnancement temporel fondé sur le principe de succession, la possibilité d’interroger les phénomènes vécus passés au langage selon différentes perspectives :

• celle du narrateur, à partir des modes d’expression et de configuration du récit de soi ; • celle, plus sociétale, du fait de la mise au jour des processus de synchronicité entre les événements sociaux et ceux inscrits dans la vie du sujet ; • celle résultant de la reconstitution de la dimension historique et tonale de l’époque.

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Ce travail de formalisation des lignes temporelles mobilise des procédés d’enquête qui conjuguent la narration et la recherche documentaire. Les apports de cette approche sont formalisés par Ferraroti (1983/2015) qui distingue les matériaux de l’enquête de premier niveau et de second niveau, les premiers provenant des récits et permettant d’accéder et de comprendre la manière dont les faits vécus sont compris et intégrés à l’histoire singulière, les seconds provenant de l’étude documentaire et permettant d’intégrer les modes de résonances des faits vécus à l’échelle sociétale et sociohistorique.

2.2 Stratégie 2 : compresser ou dilater le temps vécu au cours de la narration La première stratégie exposée porte sur la définition de l’axe latéral de l’enquête en relation et corrélation avec l’appréhension longitudinale des phénomènes vécus au cours de l’enquête. La seconde stratégie porte sur les processus de compression ou de dilatation du temps vécu, pour ce qui concerne l’appréhension longitudinale de ces phénomènes. L’exploration latérale du vécu a pour effet de permettre l’appréhension des faits à partir des différentes sphères du monde de la vie (sphère personnelle, professionnelle, sociale…), l’exploration longitudinale génère la perspective microgénétique et sociohistorique. L’activité de temporalisation elle-même peut faire l’objet d’une modulation, à partir de la variation du régime cinétique durant les entretiens narratifs inclus dans le protocole de recherche de l’enquête narrative, voire au cours d’un même entretien. La troisième partie de l’ouvrage étant consacrée aux logiques de structuration du dispositif d’enquête et aux stratégies de guidance, l’examen proposé dans cette section a pour objet d’identifier les effets de la variation de la vitesse du temps vécu dans le cadre de l’activité narrative sur la mise au jour des processus et phénomènes étudiés au cours de l’enquête. Les processus de modulation de l’activité de temporalisation peuvent varier selon deux mouvements :

• L’extension de l’empan du vécu pris en compte pour la narration (ce qui a été nommé dans le schéma 4 le « sol temporel du récit »). L’extension de ce périmètre a pour effet d’étendre la durée du vécu de référence à partir duquel s’édifie l’activité narrative, avec pour conséquence d’accroître le nombre de faits vécus pris en compte, ceux-ci pouvant se trouver situés en amont ou en aval du périmètre temporel initial. • La réduction de l’empan du vécu pris en compte pour la narration, ce qui génère, à format narratif constant, un effet d’intensification de la fragmentation de la durée en unité, avec potentiellement, des effets sur la granularité du séquençage du récit. Il en résulte également

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une augmentation du nombre de faits pris en compte dans le récit. Cependant, la nature des faits s’en trouve transformée, ceux-ci relevant alors moins d’événements saillants qui se constituent comme des tournants biographiques que de moments inscrits dans un mouvement tendanciel qui participe de ce que Jullien (2009) nomme « les transformations silencieuses », ces transformations étant régies par des dynamiques de sédimentation, de répétition et d’accumulation de microprocessus qui évoluent à bas bruit, dans le quotidien. Le premier procédé décrit (extension du périmètre) produit l’allongement de la durée du périmètre temporel du récit, le second sa réduction. Le premier procédé génère un effet de lissage du fait de l’augmentation de la durée, avec une saisie des faits majeurs de l’histoire du sujet caractérisables en tant que tournants biographiques, le second, à l’inverse, tend vers l’affinage de la granularité, permettant une appréhension micro­ processuelle et détaillée des phénomènes étudiés. C’est dans le cadre de ces deux mouvements (extension/contraction) que la pluralité des manières de structurer les dispositifs de l’enquête narrative peut être formalisée. Différents exemples sont proposés dans le chapitre 7. Il convient de noter cependant que les possibilités d’extension du périmètre temporel du vécu de référence semblent dans certains cas déjà déterminés. C’est par exemple le cas lorsqu’une biographie est réalisée, le point d’amorce et le point d’accomplissement semblant devoir correspondre au moment de naissance et de décès du sujet. Cette fixité relative du périmètre temporel ne signifie cependant pas que le niveau de fragmentation et la granularité du séquençage sont déjà donnés. Les dynamiques de compression du temps vécu doivent alors s’opérer au sein du périmètre, selon des logiques de proportion quant à la place qui est attribuée à chacune des périodes de vie qui sont à régler chemin faisant. Il n’existe donc pas de lois déterminant une corrélation stricte entre la durée du vécu de référence et les niveaux de fragmentation du récit en unités temporelles. De même, la fixité de l’empan n’est que relative, même dans le cadre des récits de vie. En effet, il est toujours possible d’interroger les faits en amont des moments de naissance, par exemple, à l’échelle de l’intergénérationnel (Lani-Bayle, 2000), afin d’interroger, par exemple, les discours hérités, l’histoire familiale (Gaulejac, 1999), les secrets de famille (Tisseron, 2019). Les phénomènes d’extension du périmètre temporel et les réglages de la vitesse de déroulement du temps au cours du récit relèvent donc de la responsabilité du narrateur, ou de la coresponsabilité sujet/chercheur. Aucun récit n’est exhaustif, et ce quel que soit le périmètre temporel retenu. Ainsi, la biographie de Ricœur constituée par Dosse, qui retrace « un être enchevêtré dans des histoires » (Dosse, 2008, p.  13 citant Wilhem Shapp), malgré ses sept cents pages, se termine en présentant ses limites et son état d’inachèvement.

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Concernant la dilatation du temps au cours de l’activité narrative, il est possible de considérer qu’elle est effective lorsque la durée de l’unité de temps vécu est inférieure à la durée du temps nécessaire pour le dire (le temps narré). Cette situation narrative est présente à l’extrême chez Proust (Genette, 1972). L’exemple n’est pas complètement approprié puisqu’il provient de la littérature et non d’un exemple réellement vécu. Cependant, il permet d’exemplifier le processus d’intensification du niveau de détail au cours de la description, le style littéraire de Proust se caractérisant en effet par une hyperdilatation du temps, ce qui permet de passer au langage la texture expérientielle du vécu, décrite à la fois dans ses ­composantes et ses dynamiques de donation. Intégrés dans une même démarche d’enquête, les procédés visant ­l’appréhension longitudinale du vécu et la modulation des régimes narratifs sont modélisés dans la figure 6.3. 1. Périmètre temporel du vécu de référence Point d’amorce

Point d’accomplissement

2. Fragmentation du vécu de référence Mise au jour de la structure temporelle du vécu Fait vécu 1

Fait vécu 3

Fait vécu n…

3. Mise au jour du processus de donation

Aspectualisation et description des composantes du vécu

Figure 6.3 – Méthode de description de la structure de donation du vécu

Les stratégies d’extension ou de réduction de périmètre temporel, de dilatation ou de compression de moments ou d’instants contenus dans ce périmètre, sont à définir et à régler en fonction de ce qui doit être mis au jour, au cours de l’enquête narrative, donc en fonction des visées de la recherche. Cela suppose la structuration d’un protocole comprenant différentes phases d’entretiens narratifs, et de la définition d’une ligne de conduite au cours de ses entretiens, pour en ajuster la guidance. Les chapitres 7 et 8 sont consacrés à ces deux dimensions.

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3. Stratégies de conduite de l’enquête narrative L’enquête narrative ayant pour terrain l’expérience telle qu’elle se donne, telle qu’elle se dit, telle qu’elle se trouve parfois entravée pour être dite, telle qu’elle se configure en discours, l’appréhension des phénomènes portera tout autant sur les contenus du dire que sur les procédés qui participent de cette expression. Cette forme d’enquête cherche à comprendre des phénomènes et des processus à l’œuvre dans l’expérience de sujets, aux échelles individuelles ou collectives, en sollicitant l’expression du vécu à partir de leur manière de dire, de voir et de penser. La sélection de ce type de démarche d’enquête suppose de faire l’hypothèse que :

• la narration permet d’appréhender des processus et des phénomènes qui ne trouveront à être mis au jour que par le passage de l’expérience au langage ; • les phénomènes expérientiels sont caractérisables du fait de leur passage au langage et d’intégration dans un récit, ces deux passages demandant à être accompagnés par le chercheur ; • des savoir-faire sont nécessaires pour ajuster les processus d’hybridation des régimes narratifs dans les dispositifs d’enquête afin de caractériser au plus près les phénomènes et processus étudiés. Il reste alors à structurer des indicateurs permettant de moduler, au cours de l’enquête, entre les régimes de la description et ceux de la narration. Ces indicateurs ne peuvent cependant être déterminés indépendamment des objets de l’enquête. En d’autres termes, ces indicateurs ne peuvent être précisés que contextuellement, à partir du contexte et des enjeux de l’enquête, de manière située. Si la pertinence de la stratégie de modulation ne peut être pensée de manière générique, c’est par contre le cas pour les procédés de modulation.

Matrice générale pour la guidance de l’entretien narratif Procédé 1  : définir le champ du vécu concerné par l’enquête, puis orienter ­l’attention vers les domaines de vécus concernés par les phénomènes qui vont être étudiés. Procédé 2 : guider vers le point d’amorce, puis accompagner la mise en mots du vécu selon une approche diachronique, en prenant appui sur le mode de séquençage qui se donne au narrateur au cours de l’enquête. Procédé 3 : veiller au maintien d’une mise en mots de l’expérience à partir du déroulement diachronique, en prenant acte de chacune des séquences.

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Procédé 3a : inciter à accélérer et à poursuivre si le rythme d’élocution (ou d’écriture) est jugé trop lent, cette lenteur devant être estimée au regard du temps alloué pour l’expression écrite ou orale du récit. Procédé 3b : inciter à ralentir, voire arrêter le déroulement si le rythme d’élocution (ou d’écriture) est jugé trop rapide, ou si, certains faits ou processus émergent par le récit doivent être détaillés du fait des enjeux de la recherche.

La pertinence de la stratégie de modulation dépend donc à la fois des enjeux de la recherche, du style du narrateur et de la singularité de son parcours. Sa structure générique est dans tous les cas corrélée à la  cinétique de la narration, ce qui génère deux procédés de modulation : ralentir pour intensifier et approfondir la description du vécu ; accélérer pour élargir la surface du vécu narré.

4. Circulation des registres d’expression : en première, deuxième et troisième personne La singularité de l’enquête narrative est de solliciter l’expérience, d’en accompagner les processus de mise en mots et de configuration pour le récit de soi. La formalisation de cette définition a conduit à spécifier les modalités d’appréhension du vécu, les temporalités de la mise en mots, les processus qui concourent à l’édification du récit. Il reste à spécifier les registres et postures d’expression du vécu, en les différenciant notamment à partir des niveaux réfléchis et préréfléchis de l’expérience.

4.1 Espace intralocutif et expression « à la » et « en » première personne Cela a été dit, l’effectuation de l’enquête narrative suppose l’expression du vécu en première personne. Cette proposition semble relever de l’évidence puisque seul le sujet peut passer au langage l’expérience qu’il a vécue. Elle comporte cependant son lot de difficultés et d’obstacles. Le premier d’entre eux est le suivant  : il n’y a pas de démarches d’enquête narrative sans implication du sujet dans son discours et son récit. Ce point nodal de l’enquête suppose donc que les conditions soient réunies pour que ­l’engagement soit possible. Différents critères devront donc être formalisés : contrat posé entre le chercheur et l’enquêté, accords réciproques sur les enjeux de la démarche, propriétés des données… C’est notamment l’objet du prochain chapitre que de préciser ces points. Un second type d’obstacle doit également être examiné : il concerne le maintien de la référence expérientielle au cours de l’activité narrative.

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Il convient pour ce point de différencier, tel que le fait Depraz (2011), l’expérience dite « à la  première personne » et celle « en première personne ». En effet, et comme cela a été déjà précisé, l’expression « en première personne » suppose l’accès au souvenir et à ses dimensions expérientielles au cours de l’activité narrative. L’expression « en première personne » générée par l’évocation constitue donc un mode de narration impliqué différent de l’expression « à la première personne » qui, tout en utilisant la première personne du singulier, s’édifie à partir de l’expérience typifiée. De fait, si l’enquête suppose le récit impliqué qui mobilise l’expression en utilisant la première personne du singulier (de manière principale), le  chercheur, qui peut être le narrateur comme c’est le cas des recherches dites « radicalement en première personne » (Berger, 2016) doit maintenir une vigilance constante sur les indices qui signent une posture d’expression « à la » ou « en » première personne. En effet, l’expression « à la première personne » signale une expression du vécu fondée sur l’expérience déjà réfléchie, donc déjà disponible en langage pour la mise en mots, donc en partie sédimentée et potentiellement configurée. Réciproquement, les indices d’une expression « en première personne » traduisent l’effort attentionnel qui permet l’immersion expérientielle dans le souvenir, l’effort de scrutation et d’orientation rendant possible le passage de l’expérience au langage à partir du niveau préréfléchi, avec pour effet, la possibilité du détail et le relâchement des dimensions déjà configurées du récit.

4.2 Espace interlocutif : expression « à la » deuxième personne La posture d’expression à la deuxième personne définit une situation dans laquelle le narrateur est guidé par le chercheur. L’entrée dans l’activité narrative, l’accès au vécu et les processus de modulation entre les régimes narratifs sont alors des procédés accompagnés par le chercheur qui, selon différents types d’actes, résulte dans ce cas d’une guidance réalisée par le chercheur. Sans perdre de vue le sol expérientiel à partir duquel s’édifient le discours et la narration, le chercheur est donc conduit à guider l’activité réflexive et narrative de la personne qui s’implique dans l’enquête vers des domaines, des temps et des durées qu’il juge pertinents et propices. Une étrange dialectique émerge alors  : tandis que le chercheur est étranger à l’expérience et à l’histoire des sujets mobilisés dans son enquête, il agit en guidant, soit, incitant à saisir des périodes de vécu plutôt que d’autres, à  détailler certaines périodes aux dépens d’autres, à interroger des rapports de causalité affirmés de manière explicite

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ou implicite… L’expression « en deuxième personne » caractérise le domaine de ­l’enquête qui résulte de ce rapport dialectique entre un sujet immergé dans son vécu qui, du fait de la mise en mots accède et transforme son rapport au vécu du fait du passage de l’expérience au langage et le chercheur qui, au départ étranger au récit, graduellement, se familiarise et comprend à  la fois de manière logique et sensible la manière dont se configurent les faits vécus du point de vue du narrateur. L’espace interlocutif de l’expression « en deuxième personne » se structure en tant qu’espace permettant ­d’interroger de manière dialogique les rapports dialectiques qui régissent la relation existante entre le sujet et son vécu au cours de l’enquête (Pineau, 2020). Entre implication et distance, familiarité et étrangeté, le travail de narration en deuxième personne doit, pour être pertinent, entrecroiser les processus de conscientisation et d’intercompréhension.

4.3 Espace social : expression « à la » troisième personne Il s’agit a priori du registre d’expression qu’il convient d’éviter, tout du moins, dans les premières phases de l’enquête narrative. L’expression « en troisième personne » désigne un registre d’expression pour lequel la référence expérientielle est absente ou perdue. Toutes les formes d’entretiens ou de questionnaires qui sollicitent les représentations, les opinions, les croyances, sans pour cela solliciter l’expression du vécu de manière temporalisée, peuvent être considérées comme périphériques du champ de l’enquête narrative. Ce qui marque de manière flagrante le signe de l’expression en troisième personne, ce sont notamment les formes d’expression qui mobilisent la troisième personne du singulier (le « il ») ou la première personne du pluriel (le « nous »). Pour ce type de discours, les formes d’expression sont déclaratives. Le dire ne s’édifie alors pas à partir de l’expérience vécue, mais, potentiellement, à partir d’une expérience abstraite, générique ou représentée, qui peut référer à du vécu et/ou à des situations observées. Ce type de registre d’énonciation pouvant être considéré comme annexe au champ de l’enquête narrative, le chercheur pourra  : soit procéder à des actes de guidance afin que le discours prenne comme référence les dimensions expérientielles du vécu, soit revenir au contrat et, éventuellement, redéfinir les enjeux de l’enquête afin que l’implication du narrateur devienne ou redevienne possible. Les matériaux en troisième personne (études documentaires, documents d’archives, notamment…) présentent un intérêt d’après-coup pour l’enquête narrative. Les éléments qui résultent de l’approche par analyse

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Modulation des régimes narratifs

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documentaire, analyse de documents historiques, peuvent en effet être considérés comme des pièces qui permettent de consolider, de densifier, voire de modifier le relief diégétique du récit, par le fait qu’ils peuvent faciliter l’accès au souvenir, par le fait également qu’ils ont la capacité de rendre nécessaire l’examen critique d’inférences s’étant imposées dans le cours de l’expérience et qui produisent des formes d’interprétation qui s’imposent au sujet.

Synthèse du chapitre La modulation des régimes narratifs au cours de l’enquête s’opère donc de manière stratégique en fonction des effets d’élucidation et de compréhension visés. Afin de caractériser ces effets, il convient de caractériser la manière dont le vécu passe au langage au cours de l’enquête narrative, et, pour cela, de préciser la notion d’inconscient du point de vue phénoménologique et narratif. Est inconscient du point de vue phénoménologique ce qui n’est pas remarqué, non thématisé, ce qui est frappé de cécité dans le cours de l’expérience. L’enjeu de la description est donc, du fait des gestes de déprise, de conversion du regard, de scrutation des horizons de perception qu’elle suppose, d’accueillir au sein de l’espace diégétique des aspects du vécu restés recouverts, dans l’ombre, inaperçus. Selon cette perspective, la description crée les conditions d’une saisie de couches de vécus relevant de la vie passive (Bégout, 2000) qui, par le travail de mise en mots, deviennent dicibles et thématisables. La dynamique est différente pour ce qui concerne la narration biographique. Ce qui passe au langage est en effet en partie déjà en partie configurée. Cela est relevé et examiné par Delory-Momberger (2010) : l’expérience immédiate est comprise et préfigurée narrativement, ses formes de proto-narration se donnant sur le mode du familier, voire de l’évidence, lors du travail ­d’enquête. Ce sont donc les processus qui participent de la préfiguration et de ­l’interprétation de l’expérience s’agrégeant dans les structures narratives qui organisent le récit biographique qui sont mis au jour au jour de l’enquête narrative. Ce qu’offre la narration biographique au sujet qui s’y exerce, ou au chercheur qui la mobilise au cours de l’enquête, c’est la possibilité ­d’interroger, d’examiner et de thématiser les processus inférentiels qui produisent de la logique sur du chronologique, dans le cours de l’expérience, dans le cours de la vie. Ces éléments permettent de caractériser les processus de complémentarité entre les deux régimes  narratifs dont il a été fait état dans cette deuxième partie. Le tableau 6.2 formalise de manière synthétique les ­ régimes de puissance conjugués de deux régimes narratifs au cours de l’enquête :

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Tableau 6.2 – Modélisation des effets générés par le croisement des régimes narratifs Effets d’élucidation

Effets de compréhension

Description phénoménologique

Sur les processus de synthèse à partir desquels la donation s’édifie

Sur effets de la prédonation sur les formes d’appréhension des situations vécues

Narration biographique

Sur les processus inférentiels qui configurent les faits entre eux

Sur le périmètre des faits et la structure narrative qui en résulte

Le travail de définition des régimes narratifs réalisé dans les chapitres  4 et 5 a permis de formaliser une matrice générale comportant quatre opérations pour la structuration de protocoles de recherche mobilisant ­ l’enquête narrative. Ces opérations participent d’une stratégie à inscrire dans des protocoles de recherche qui sont examinés et décrits dans la prochaine partie de cet ouvrage. Cette troisième partie est consacrée à  la  mise en œuvre concrète de la démarche, en étudiant concrètement les dispositifs de l’enquête narrative, les procédés de guidance, ainsi que les  modes de réglage des échelles et focales au cours de l’enquête de terrain.

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Partie 3

Protocoles et procédés

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Chapitre 7

Protocoles et dispositifs de l’enquête

Les trois chapitres qui suivent sont consacrés à la description concrète de la structure de l’enquête narrative et de ses procédés de mise en œuvre, à  partir des notions de dispositifs, de procédés, d’échelles et de focales. Ce  chapitre présente donc la structure du protocole pour la conduite de l’enquête : contractualisation, séquençage, rythmes, implication… L’enjeu est de préciser le cadre de la démarche qui permette le déploiement de procédés réglés sans que la rigueur apparente de la démarche constitue un frein à l’implication dans le travail narratif. La notion de dispositif est utilisée pour décrire la structure générale de la démarche d’enquête, ses étapes, leur ordonnancement dans le temps, les rythmes de passage d’une étape à une autre… Il ne s’agit pas de construire un protocole qui pourra s’appliquer de manière mécanique mais plutôt de structurer des repères qui permettent au chercheur et aux acteurs qui s­ ’engagent dans cette démarche de pouvoir s’interroger chemin faisant sur son déroulement. Le dispositif est décrit en quatre étapes  : 1) le contrat ; 2) les phases du dispositif ; 3) les modes d’accès à l’expérience ; 4) les effets vécus.

1. Le contrat et ses enjeux La fonction du contrat est de préciser les enjeux de la démarche qui ­s’engage, d’en préciser les visées et les effets attendus, d’annoncer et de décrire les phases, de préciser le devenir et la propriété des données, ­d’interroger les modalités de relecture, la confidentialité et l’anonymat de la recherche avant diffusion… Si certains de ces points sont relativement classiques, telle la définition des rôles, la manière de conduire le ou les entretiens ou le destin et la propriété des données, celui qui concerne les  effets du cadre sur les processus d’engagement et d’implication des

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personnes dans ­l’enquête mérite une attention particulière. Ce point est effet décisif. Pour ce qui concerne l’enquête narrative, il n’y a d’enquête que lorsque la personne qui s’implique dans l’enquête se tourne vers son vécu, produit des actes et des gestes pour y accéder, s’oriente au cours de la narration à partir du diachronique, apprend à varier dans le niveau de  description de certains faits vécus, interroge les modes d’association des faits vécus identifiables dans son récit. Que l’enquête soit conduite en première ou en deuxième personne, le passage de l’expérience au langage et la mise en mots du vécu et la configuration du récit sont le résultat de l’implication et de l’activité du sujet qui a vécu l’expérience. Le chercheur ne peut qu’accompagner ce mouvement et de préserver le cadre qui les rend possibles. Que le travail soit conduit en première personne, dans le cadre de l’auto­biographie ou de l’auto-­explicitation, ou en deuxième personne, du fait du travail de guidance proposé par le chercheur, la personne en enquête est, de toutes les façons, la personne qui a vécu l’expérience et qui s’implique pour l’exprimer. La pertinence de l’enquête est donc dépendante du travail actif de la personne qui s’y engage, ce qui rend nécessaire de s’assurer que les informations qui lui sont transmises contribuent de manière aussi claire et précise que possible à la compréhension de la démarche, de ses effets et de ses visées. Ceci est d’autant plus important que le chercheur va nécessairement, lors de certaines phases de l’enquête, orienter l’attention du sujet vers des sphères du vécu qui, dans un premier temps, ne sont pas celles qui, spontanément, se proposaient dans le discours. La guidance portant sur le travail de temporalisation, d’aspectualisation et d’historicisation du vécu, le chercheur va mobiliser des procédés – sous forme de questions, de consignes et de relances  – qui vont amener à préciser la durée du vécu narré, à accompagner l’accès aux dimensions préréfléchies de ­l’expérience, à proposer de détailler certains aspects… La manière de procéder pour orienter vers l’extension de la durée, le ralentissement lors de la mise en mots, la saisie de microprocessus en visant la description séquentielle et temporalisée suppose de formuler des questions, des consignes et des relances qui peuvent sembler inhabituelles, voire étranges. Il est donc de première importance de préciser, au moment du contrat, les objectifs visés (l’exploration du vécu), la manière de procéder pour les atteindre (la temporalisation de l’expérience au cours de la mise en mots), les phases du déroulement (narration, description, thématisation, par exemple) Le contrat doit donc inclure lors de sa formulation des éléments qui caractérisent le type de guidance qui va être proposée. Différents éléments peuvent être énoncés de manière simple :

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Exemple 1 « Je vous remercie d’avoir accepté de vous impliquer dans cette recherche dont l’objet est de comprendre les dimensions formatrices du voyage. Comme cela a été précisé, je vais vous proposer de raconter votre parcours, en commençant par revenir au premier moment durant lequel vous avez commencé à être attiré vers l’ailleurs. Je précise que l’entretien est enregistré, qu’il sera transcrit, et que vous recevrez la transcription pour relecture. »

La manière de contractualiser dans le passage ci-dessus comporte les actes suivants : 1) remercier et confirmer l’accord reçu, 2) annoncer l’objet de la recherche, 3) dire ce qui est attendu de la personne qui s’engage dans l’enquête, 4) préciser le devenir du discours. La formulation ­comprend des phrases courtes, l’enjeu étant d’accompagner le processus d’engagement en fournissant des éléments de manière claire et synthétique. Cette première étape réalisée, une seconde phase peut alors être engagée :

Exemple 2 « Mon rôle au cours de l’entretien va consister à vous adresser des questions dont l’objet sera de vous inviter à raconter de manière chronologique chacune des étapes de votre parcours, soit en vous invitant à poursuivre, soit en vous invitant à détailler. Ne connaissant pas votre histoire ni votre expérience de voyage, ma seule fonction sera donc de vous orienter vers une narration chronologique et, parfois, de vous demander de préciser et détailler certains faits. Il est possible que certaines questions vous apparaissent répétitives. Leur fonction sera simplement de collecter le plus de détails possibles sur l’expérience que vous avez vécue. Si des questions ou des difficultés de c­ ompréhension adviennent, nous pouvons bien entendu faire une pause durant l’entretien pour les clarifier. »

Ce deuxième exemple permet de préciser des aspects qui relèvent de la guidance de l’entretien. Sont précisés alors :

• la visée des interventions du chercheur ; • la manière dont il va s’y prendre pour accompagner une mise en mots chronologisée de l’expérience ; • les possibles effets des questions dont certaines peuvent être vécues comme directives (voire contraignantes), du fait du maintien de la narration sur le déroulement temporel ; • l’ouverture d’un espace potentiel de dialogue pour métacommuniquer sur le vécu au cours de l’entretien (4).

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Les éléments de contractualisation portant sur la guidance ont pour effet potentiel de prévenir les effets générés par l’activité narrative lorsqu’elle est conduite en première personne  : perception d’implication, sentiment d’effort, contraintes ressenties résultant d’une expression recentrée sur le déroulement chronologique du vécu.

Exemple 3 « Avant de commencer l’entretien, avez-vous des questions ? … OK. Donc, je vous propose de revenir au premier moment durant lequel, de votre point de vue, vous avez commencé à être attiré par l’ailleurs, à penser au voyage… »

Dans le cadre de ce troisième exemple, le chercheur produit trois actes :

• ouvrir un espace pour que le sujet impliqué dans l’enquête délibère et s’assure qu’il dispose des informations nécessaires (de son point de vue et à ce stade) pour poursuivre ; • proposer de commencer le travail en guidant vers l’identification d’un moment d’amorce dans l’histoire du sujet ; • formuler une consigne qui précise le thème et la visée du travail réflexif qui débute. Au regard de ces éléments, les procédés permettant de formaliser le contrat peuvent être résumés de la manière suivante : a) Remercier et confirmer l’engagement. b) Préciser les enjeux de la recherche. c) Définir les rôles de chacune des parties. d) Spécifier ce qui est attendu de la personne. e) Annoncer le style de guidance proposée. f ) Préciser qu’il est possible d’interrompre l’entretien pour métacommuniquer sur les effets vécus. g) Préciser les conditions du recueil des données. h) Préciser le devenir des données et leur propriété. i) Amorcer le travail narratif à partir d’une première consigne. Ces éléments relatifs au contrat doivent être présentés, discutés et délibérés au début de la démarche d’enquête. Le temps nécessaire à la formulation de chacun des points, ainsi qu’à la clarification des interrogations latentes, constitue une étape importante lors du début du travail. Cependant, comme cela a été précisé, la formulation claire du contrat au début de l’enquête est une condition nécessaire pour l­’engagement de la personne. Son implication étant déterminante pour la pertinence

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du travail réalisé, des espaces et des temps de régulation doivent pouvoir rester ouverts et disponibles pour métacommuniquer sur ce qui se donne à vivre au cours de l’enquête et au cours des entretiens narratifs. Il s’agit notamment de pouvoir revenir au contrat lorsque des signes permettent au chercheur de comprendre que des éléments doivent être clarifiés (troubles associés aux questions, aux domaines de vécu explorés, aux rythmes du déroulement de l’entretien…). Contractualiser consiste, selon cette perspective, à formuler un cadre au début de ­l’enquête, mais également de pouvoir réinterroger et préciser le contrat chaque fois que cela est nécessaire. La phase de contractualisation ne peut donc pas être localisée à la seule phase d’amorce. Elle constitue le cadre général de la démarche et perdure à l’état potentiel tout au long du travail.

2. Séquences et protocoles du dispositif Comment construire un protocole d’enquête en mobilisant ce qui a déjà été présenté dans les chapitres précédents sur l’enquête narrative ? Afin de répondre à cette question, qui relève tout à la fois de questions stratégiques et méthodologiques, un travail en deux temps est proposé. Une structure générique modélisant la conduite de l’enquête va d’abord être formalisée. Puis, des variantes seront proposées dans la troisième et dernière section de ce chapitre.

2.1 Structure générique du dispositif d’enquête La structure du dispositif de l’enquête narrative peut se composer de sessions d’écriture en première personne (de type autobiographique et/ou auto-explicitation), d’entretiens biographiques ou microphénoménologiques, d’entretiens biographiques comprenant des phases ou des moments à visée d’explicitation. Différents paramètres sont à prendre en compte pour structurer un dispositif pertinent et viable dans les situations concrètes de l’enquête. Pour mémoire, la démarche dont il est question vise à saisir l’expérience déjà vécue afin de l’exprimer selon différents régimes qui ont été différenciés en fonction de la durée des vécus de référence saisis. Ainsi, le primat accordé à la description plus qu’à la narration, ou ­l’inverse, n’est pas donné d’avance. Les réglages doivent être produits en fonction des visées de la recherche, la démarche se composant essentiellement d’entretiens narratifs successifs dont la durée pourra elle-même varier.

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Le protocole classique peut être décrit tel que dans la figure 7.1. Phase 1 : Entretien biographique (ou autobiographique) Échelle temporelle : histoire ou périodes de la vie Durée : 60 à 90 minutes

Phase 2 Temporalisation du vécu par le chercheur Repérage des faits vécus dans le récit et mise en ordre chronologique

Phase 3 Entretien microphénoménologique Sélection d’un ou plusieurs faits vécus pour une description détaillée et aspectuelle Figure 7.1 – Protocole « de base » de l’enquête narrative

La stratégie de guidance pour ce protocole de base est la suivante :

• Phase 1 : expression du vécu à partir du régime de la narration biographique, l’entretien étant guidé par le chercheur, les consignes et relances ayant pour visée d’amorcer le récit à partir d’un point d’amorce, de suivre le fil diachronique du déroulement temporel et, éventuellement, de procéder en incitant à ralentir ou accélérer en fonction de la vitesse cinétique du récit exprimé au cours de l­’entretien. • Phase 2 : temporalisation à partir du repérage des faits vécus dans le récit, à l’aide, par exemple, des lignes de vie dont l’étendue latérale est à définir en fonction des visées de la recherche. Cette temporalisation associant le narrateur, cette phase pouvant alors faire l’objet d’un recueil de données sous la forme d’un carnet de bord de recherche (Hess, 2010), par exemple. • Phase 3 : description du vécu via le régime de la description microphénoménologique, en sélectionnant les faits vécus dont il est estimé qu’une reprise pour aspectualisation ou examen des modes de donation et de constitution est pertinente et nécessaire du fait des enjeux de la recherche.

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Plusieurs observations peuvent être faites concernant ce premier scénario :

• La durée de l’entretien pourra difficilement dépasser 90  minutes. En  effet, et c’est un point important, la personne qui travaille durant ­l’enquête narrative, c’est le narrateur. Le rôle du chercheur est ­d’accompagner la mise en mots du vécu et, pour cela, d’inciter la personne à entrer en enquête sur son vécu. Il est donc raisonnable de considérer que la durée de quatre-vingt-dix minutes est une durée maximale pour un entretien dont l’enjeu est d’accompagner la remémoration, la mise en mots détaillée, la narration dans la durée, ­l’ordonnancement des faits vécus… • La durée d’espacement entre les entretiens (si le protocole comporte plusieurs séquences) devra également être soigneusement examinée. Le travail d’enquête conduit en première personne sur son histoire peut se poursuivre durant plusieurs jours, semaines ou mois. Le chercheur tiendra donc compte du rythme des entretiens proposés afin de permettre les processus réflexifs résultant de l’activité narrative et des diverses formes de retentissement possibles dans le cours de la vie du narrateur. La présentation de ce protocole est très schématique. Plusieurs entretiens biographiques suivis de plusieurs entretiens microphénoménologiques pourraient également être envisagés. Ce qui ne varie cependant pas, pour ce protocole de base, c’est la logique de séquençage entre narration biographique puis description phénoménologique. Cette succession a un sens et une efficience  : en procédant de cette manière, le chercheur caractérise les phénomènes dans la durée avant d’amorcer la phase de description détaillée de faits vécus. Cette stratégie permet alors de constituer la trame chronologique du vécu avant de creuser et ­d’approfondir, en orientant l’expression vers les dimensions et strates qui relèvent du préréfléchi. En établissant le sol temporel du récit de soi, le chercheur peut décider d’examiner en détail certains moments vécus. Si, dépassant un seuil dans la fragmentation, la dynamique de continuité est perdue, il sera possible de revenir à la trame chronologique pour reprendre le travail.

2.2 La descente par paliers vers la description détaillée du vécu Une variante de ce protocole initial peut être dorénavant proposée. Il s’agit d’une démarche qui va procéder par palier, en commençant par établir la

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trame de la succession du vécu, puis qui va de manière systématique procéder à une mise en mots détaillée par paliers (figure 7.2) : Phase 1 : Entretien biographique (ou autobiographique) Échelle temporelle : histoire ou périodes de la vie Durée : 60 à 90 minutes

Phase 1bis : Historicisation du vécu par le chercheur Repérage des faits vécus et des périodes charnières Mise en ordre chronologique

Phase 2 : Entretien microphénoménologique (Fragmentation de niveau 1) Visée : un moment marquant identifié durant la phase 1bis

Phase 2bis : Séquençage et ordonnancement de la granularité du vécu explicité en phase 2 Repérage des séquences du déroulement Dissociation des aspects participants de la donation

Phase 3 : Entretien microphénoménologique (Fragmentation de niveau 2) Axe 1 : Aspectualisation des composants du vécu Axe 2 : Description des microprocessus de fusion des composants Figure 7.2 – Protocole de l’enquête narrative « par paliers »

Selon ce deuxième scénario, la logique privilégiée est de procéder en plusieurs phases successives, selon une pratique qui s’amorce, comme pour le scénario de base, avec la mise au jour de la structure temporelle du récit à partir de la perspective longitudinale. La logique est de pouvoir appréhender le vécu à l’échelle biographique en formalisant la trame

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chronologique (phase  1). C’est à partir des données constituées lors de cette première phase que l’enquête peut être poursuivie, par enclenchement d’un travail de fragmentation via la description. Celle-ci s’opère à partir de la granularité résultant de la narration biographique, donc à partir de séquences temporelles d’une durée longue. Un second niveau de fragmentation peut donc être envisagé, pour certaines séquences, afin d’explorer de manière très détaillée des sousséquences, cette poursuite de la fragmentation étant décidée en fonction de la visée et des enjeux de la recherche. Ce scénario formalise une stratégie d’exploration du vécu via le travail narratif qui s’opère par paliers, par intensification graduelle de la fragmentation en préservant la dialectique entre les grains du récit et la cohérence de l’histoire. La prudence dont il est question au cours de la fragmentation constitue un critère de vigilance pour l’enquête narrative. En effet, comme cela a été dit, si la narration agrège les unités du vécu, la description fragmente et disjoint. De ce fait, l’intensification de la dynamique de description peut générer un effet de dislocation des unités de sens, le franchissement d’un niveau de détail ayant pour effet de redistribuer l’agencement logique du récit. L’intensification du détail suppose donc de la prudence, la descente vers les échelles microgénétiques de l’expérience supposant d’être amorcée à partir d’un sol, qui est celui de la durée globale du récit. De ce point de vue, l’enquête narrative, qui s’amorce à partir de la narration biographique pour ensuite mobiliser la description microphénoménologique, permet de moduler en structurant des repères visant le respect des unités de sens du récit malgré les phases de description microgranulaires

3. Guider au gré Ces deux exemples ne résument pas l’ensemble des possibilités de ­l’enquête narrative. La formule la plus pratique, et peut-être la plus efficace, surtout si le temps est compté, est d’alterner et de conjuguer, au cours des entretiens, les régimes de la narration biographique et ceux de la description microphénoménologique. Afin de modéliser cette approche, la figure  7.3 peut alors être proposée :

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Scénario 1 : Narration biographique, séquençage réalisé par le chercheur lors de l’expression du vécu, puis description phénoménologique par retour sur un ou plusieurs séquences Échelle temporelle : histoire ou périodes de la vie Format narratif (durée de l’entretien) : 60 à 90 minutes Phase 1 (durée : 60 minutes) Narrateur : récit biographique Chercheur : identification des faits, séquençage et préfiguration de la chronologie

Phase 2 (durée : 30 minutes) Narrateur : description phénoménologique Chercheur : identification des aspects et des processus microgénétiques

Scénario 2 : Narration biographique, ralentie, sur incitation du chercheur, pour une description détaillée de faits vécus, avant reprise de la narration biographique. Échelle temporelle : histoire ou périodes de la vie Format narratif (durée de l’entretien) : 60 à 90 minutes Phase 1 (durée : 60 minutes) Narrateur : récit biographique, à partir d’un point d’amorce, puis narration temporalisée avec des variations de régimes cinétiques en fonction des niveaux de description visés pour certains faits du récit. Chercheur : identification des faits, séquençage et incitation à l’accélération ou au ralentissement lors de la mise en mots, par modulation au gré des régimes narratifs. Figure 7.3 – Stratégies de modulation des régimes narratifs au cours d’un entretien

La modélisation présentée dans la figure 7.3 formalise deux stratégies dont le point commun est d’agréger les deux régimes narratifs au cours d’un même entretien de recherche.

Scénario 1 : narrer la durée, fragmenter, puis détailler Pour ce qui concerne le premier scénario, la stratégie procède en deux temps  au cours d’une même séance  : phasage d’une durée durant l’entretien afin de formaliser la chronologie des faits vécus, puis poursuite

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de l’enquête par un travail de description par saisie des faits probants au regard des enjeux de la recherche. Durant la première phase, le chercheur accompagne la mise en mots de l’expérience selon une perspective longitudinale, en générant des actes de guidance qui permettent d’identifier le point d’amorce du phénomène visé par la recherche, puis en maintenant le travail narratif sur le déroulement diachronique jusqu’à l’atteinte du moment d’accomplissement tel qu’il est perçu par le narrateur. Le principe de régulation de l’entretien durant cette première période consiste à maintenir l’attention du narrateur sur la dynamique de déroulement temporel, et de procéder par incitation, en générant un processus d’accélération ou de ralentissement de la cinétique du récit, cette modulation de la vitesse répondant également aux enjeux associés à la constitution de données probantes pour la recherche. En d’autres termes, le chercheur n’intervient durant cette phase que pour agir par modulation sur la vitesse du récit, en procédant par des actes de langage qui produisent des effets d’accélération ou de décélération, en tenant compte du temps alloué pour la conduite de l’entretien. Durant l’expression du sujet, le chercheur peut préfigurer la trame temporelle du récit de soi en situant les faits vécus sur une ligne de temps, les données ainsi constituées pouvant ensuite être approfondies lors de la seconde phase qui sera dédiée à la description et au travail d’exploration détaillée de certains faits énoncés lors de la narration biographique.

Scénario 2 : moduler au gré entre narration biographique et description phénoménologique Le second scénario présenté dans la figure 7.3 conjugue au gré la narration biographique et la description phénoménologique, en procédant par accélération ou décélération, au fil de la narration. Cette stratégie de conduite de l’enquête procède chemin faisant, c’est-à-dire en fonction de ce qui advient au langage, au cours de la mise en mots et selon ce qui est perçu par le chercheur lors de l’expérience de réception du récit, au niveau langagier mais également infralangagier, lors de l’élocution et de la narration. Le fait de ne pas établir a priori un mode opératoire prévoyant la mobilisation d’un régime narratif, puis d’un second, mais de les mobiliser au gré de ce qui se donne au cours de la narration suppose de savoir les conjuguer en tenant compte du format alloué pour le déroulement de l’entretien. Le risque pris est également de naviguer à vue, et d’utiliser un temps trop conséquent pour la mise en mots de certains événements advenus dans l’histoire du sujet aux dépens d’autres, par manque d’information sur la structure temporelle d’ensemble du récit et de la configuration des faits vécus entre eux. Il peut en résulter, pour la collecte de données, des biais

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lors de la composition du récit, la notion de biais ne désignant pas ici une forme d’incohérence statistique mais une déformation de la structure du récit du fait de processus d’accélération ou de ralentissement de la cinétique du récit non maîtrisés, voire anarchique. Cette stratégie comporte cependant des avantages, le premier étant de procéder pour la guidance de manière dialogique, en étant sensible à ce qui est dit, en induisant de phénomènes d’accélération ou de décélération en fonction de ce qui se donne et de ce qui sourd au gré de l’expression du vécu. Cela conduit le chercheur à être attentif, lors de l’expression du récit :

• à la tonalité de la voix lors de la mise en mots ; • à la tension narrative du récit qui peut être perçue par repérage des phénomènes d’accélération ou de ralentissement de la vitesse du ­récit  ; • au format alloué pour la conduite de l’entretien. Il est possible de considérer que ce second scénario est celui qui c­ omporte le régime de puissance maximale pour l’enquête narrative, tout en sollicitant un degré d’expertise également conséquent.

Synthèse du chapitre Les dispositifs de recherche au cours de l’enquête narrative ont pour spécificité d’intégrer deux régimes narratifs  : la narration biographique et la description microphénoménologique. Différents scénarios peuvent être mobilisés pour conjoindre ces deux régimes dans une stratégie d’enquête intégrée. Pour l’ensemble de ces scénarios et ce, quelles que soient leur structure et leur dynamique, la phase de contractualisation est décisive. Celle-ci a pour visée d’informer, de permettre l’engagement et de favoriser l’implication du narrateur dans l’enquête. Un second paramètre est déterminant pour l’efficacité du dispositif : il s’agit de la capacité pour le chercheur à accompagner et guider, au cours des entretiens, pour que des actes et des gestes s’accomplissent concrètement, afin de rendre effective et concrète la modulation des régimes narratifs. C’est l’objet du prochain chapitre, le huitième, que d’envisager les questions, consignes et relances permettant de générer ces effets de modulation au cours de l’enquête.

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Chapitre 8

Procédés de guidance au cours de l’enquête

Dans le chapitre précédent, différentes stratégies d’enquête ont été décrites et plusieurs scénarios examinés. Le point central du dispositif a été énoncé : l’enquête narrative n’est pas une démarche durant laquelle le chercheur porte son attention sur des phénomènes qui lui sont extérieurs et qu’il va saisir comme des choses à comprendre. En clair, il ne s’agit pas de conduire une enquête  sur  des phénomènes, ni même une enquête avec les personnes concernées par la recherche. La pertinence de la démarche suppose l’entrée dans l’enquête des personnes à qui le chercheur s’adresse. La manière de dire la plus précise possible est même la suivante : l­’enquête narrative suppose l’entrée en enquête  du narrateur afin que la mise en mots, qui est l’un des moyens nécessaires de la recherche narrative, s’édifie à partir de ­l’expérience telle qu’elle se donne et à partir des manières de la dire. Cette forme d’enquête ne vise donc pas la restitution du vécu produit à partir d’un discours finalisé mais l’exploration du vécu selon différentes échelles temporelles. Sans une dynamique d’entrée en enquête, le récit de soi s’édifie à partir de l’expérience déjà configurée. Le narrateur fait alors référence implicitement aux dimensions déjà temporalisées du vécu, aux manières de dire dorénavant stabilisées, aux agencements de sens déjà constitués. Les procédés de guidance dont il est question dans ce chapitre visent donc l’accompagnement de ce processus d’amorce de l’enquête. C’est à cette condition que le vécu se donne de nouveau pour un examen longitudinal et détaillé. La posture du chercheur est donc très singulière  : il lui revient en effet d’accompagner un processus durant lequel le ou les sujets ­s’interrogent sur leur vécu, sur la manière dont les événements de vie sont advenus dans leur histoire, sur les manières dont ces événements ont été intégrés selon un principe de continuité pour se configurer en histoire. La pertinence de la fonction de guidance – soit, la manière dont, à partir de consignes, de questions et de relance, le chercheur accompagne et oriente l’expression des personnes entrées dans l’enquête  – doit être évaluée en

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fonction de ce critère  : quels sont les effets générés par les interventions du chercheur sur le travail d’e xploration de son vécu par la personne qui s’implique dans le dispositif d’enquête narrative ? En clair  : ce que dit le chercheur au cours de l’entretien ou des entretiens doit produire un effet sur le travail ­d’exploration du vécu et de mise en mots de l’expérience des personnes mobilisées dans la recherche. Pour examiner ces dimensions pragmatiques et performatives de la guidance, il convient d’examiner les effets perlocutoires des actes de langage dont la visée est d’accompagner, d’orienter et de maintenir l’immersion dans le travail d’enquête des sujets mobilisés dans et au cours de la recherche. Différentes dimensions doivent être envisagées  : l’examen des procédés de guidance qui visent l’amorce et le maintien de l’activité ­d’enquête sur le vécu ; la différenciation des fonctions des consignes, questions et relances et l’examen de leurs effets perlocutoires ; les procédés visant l’effectuation d’actes caractéristiques de l’enquête narrative  : temporaliser, détailler, thématiser.

1. Accompagner l’entrée dans l’enquête : accéder, évoquer, amorcer Première étape essentielle de la guidance, l’accompagnement de l’entrée en enquête de la personne qui entre dans le processus d’enquête narrative. Outre la formulation du contrat dont les éléments ont été présentés au cours du chapitre précédent, et dont la fonction est de préciser le cadre de l’engagement dans le protocole d’enquête et de clarifier l­’ensemble des éléments pouvant venir faire obstacle au travail d’exploration du vécu, différents types d’actes de langage (Searle, 1996) peuvent contribuer à l­’entrée dans l’enquête. Le premier d’entre eux participe d’une redirection de l’attention du sujet, afin qu’il se tourne vers son vécu, en vue d’accéder à un moment spécifié, le moment inaugural à partir duquel la narration va pouvoir s’amorcer. L’intervention du chercheur vise donc à générer une forme de déprise afin qu’un travail réflexif sur l’expérience puisse s’engager. Ce type de déprise suppose de se donner du temps pour que les souvenirs s’éveillent, qu’ils accèdent à la conscience (par évocation), qu’ils remplissent le champ de conscience (selon un processus de présentification). L’accompagnement de cette microdynamique de l’éveil suppose de favoriser des formes de ralentissement, afin que les contenus qui occupent le champ de conscience du narrateur soient momentanément suspendus, ce qui permet alors de se tourner vers le vécu, de laisser venir un moment spécifié, de s’y immerger afin de reprendre contact avec les dimensions expérientielles du vécu sédimenté.

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Exemple 1. Visée de la consigne : « accéder à un moment source » « Je vous propose de prendre le temps de revenir au moment premier durant lequel, au cours de votre vie, vous avez commencé à… (partir en voyage, jouer de la musique, à comprendre que…) … »

La consigne vise à inciter le narrateur à revenir un moment source à partir duquel la narration va pouvoir s’amorcer, pour ensuite se poursuivre en respectant l’ordre chronologique d’émergence des faits vécus. La personne est incitée à prendre le temps (proposition de ralentissement) d’identifier le moment qui constitue de son point de vue le point d’amorce d’un processus. L’incitation au ralentissement cherche à produire un effet de détente en indiquant qu’il n’y a pas d’urgence, que rien ne presse, qu’il est naturel que du temps soit nécessaire pour conduire l’opération de scrutation du vécu, puis à la sélection d’un vécu spécifié. L’invitation à sélectionner un moment spécifié vise un autre type d’effet : indiquer à la personne que, même si de manière spontanée, elle pense savoir quand le phénomène étudié (dans le cadre d’une recherche) est advenu, il est pertinent de prendre le temps de revenir à l’expérience, de s’y imprégner, avant d’amorcer la mise en mots.

Exemple 2. Visée de la consigne : « favoriser l’évocation » « Je vous propose de prendre le temps de revenir à ce moment durant lequel vous avez… et de laisser le souvenir se présenter, à partir des perceptions qui sont associées. Cela peut être des bruits ou des images qui se présentent… »

Cette deuxième consigne incite à la personne à se rendre disponible pour qu’un moment se présente en relation avec les objets et visées de la démarche d’enquête. La consigne incite à une forme de lâcher-prise jugée propice pour que le souvenir se donne de nouveau à la conscience. L’incitation au ralentissement est la même que pour le premier exemple pour ce qui concerne le début de la consigne. Cependant, l’accent est mis sur les processus de donation, notamment perceptifs et sensoriels, qui vont permettre la reprise de contact et l’immersion dans le vécu spécifié. L’enjeu est de faire en sorte que le moment sélectionné remplisse le champ de conscience et qu’ainsi, ce vécu passé redevienne présent. C’est en effet à cette condition que l’accès au vécu préréfléchi s’opère et que la narration en première personne peut s’engager. La description détaillée du  vécu suppose également ce processus d’évocation et de remplissement du champ de conscience par le souvenir.

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Exemple 3. Visée de la consigne : « réamorcer la narration à partir du diachronique » « À partir de ce moment saillant, je vous propose d’identifier le ou les moments qui ont suivi… Quel serait le suivant, cela s’est passé où ? … »

Concernant le troisième exemple, la consigne reconnaît l’importance du moment source, tout en invitant à resituer ce moment dans une continuité de vécu. Une fois le moment source identifié et détaillé, l’incitation qui suit vise l’entrée dans un travail de mise en mots d’un moment qui survient après ce moment source, puis de poursuivre par un troisième moment… et ainsi d’accompagner la narration temporalisée du vécu. Ce procédé permet d’orienter concrètement l’activité narrative selon une perspective longitudinale et séquentielle et, ainsi, d’éviter l’entrée dans les genres de discours autres que narratifs. Ce qui est recherché via cette troisième consigne est donc, tout en gardant l’acquis de la description du moment source, de réinscrire ce moment saillant dans une durée, une continuité expérientielle. Les effets visés pour ces trois consignes sont les suivants  : accéder, évoquer, amorcer. Accéder à un vécu spécifié pour permettre une mise en mots impliquée, au contact de l’expérientiel ; évoquer, ce qui permet ­d’intensifier le remplissement de la conscience par le souvenir ; amorcer la mise en mots temporalisée du vécu en modulant la cinétique du récit. Ces trois opérations sont presque conjointes lors de l’accompagnement au cours de l’entretien. L’accompagnement de l’identification d’un moment inaugural constitue le point d’amorce de la narration, et le point de départ de la temporalisation. Il convient donc de se donner du temps, de neutraliser les éventuelles perceptions d’urgence se donnant de manière contiguë, tant pour le sujet narrateur que le chercheur. Une consigne invitant à prendre le temps qui serait formulée de manière impérative en traduisant sur le mode infralangagier une forme d’exigence ou d’urgence génère des formes d’injonctions paradoxales qui, pour être évitées, méritent une grande vigilance.

2. Maintenir le processus d’enquête : temporaliser, rythmer, séquencer L’accompagnement du travail d’enquête en première personne suppose donc de laisser l’expérience se présenter, pour ensuite, identifier des périodes, mettre au jour la succession des faits vécus, et ainsi examiner les processus de la continuité expérientielle. Si l’amorce de l’enquête a été accompagnée de manière pertinente, il revient ensuite au chercheur de veiller

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au maintien de l’attention sur le vécu, à partir de son déroulement temporel, en régulant le niveau de détail de la description lors de la mise en mots. En effet, assez naturellement et ce même si lors du début du travail, l’attention a été portée sur l’expérience à partir d’un éveil du souvenir, la narration peut prendre pour sol les dimensions déjà configurées du récit de soi et, par glissement, quitter ainsi le régime du narratif pour s’orienter vers les genres de discours marqués par le déclaratif ou l’explicatif. Cela se produit, et se remarque, lorsque le sujet produit un récit construit et linéaire, qui comporte des contenus d’ordre d’explicatif, voire des procédés d’argumentation. Ce type d’éléments indique que le discours n’est plus fondé sur une dynamique d’enquête mais sur celle d’une restitution du vécu à partir du niveau réfléchi de l’expérience qui s’est déjà sédimentée dans une logique. Il revient alors au chercheur d’intervenir pour inciter le sujet à ralentir, voire à s’arrêter, afin de rediriger l’attention vers les dimensions temporalisées et expérientielles du vécu.

Exemples 1. « À partir de ce que vous avez dit, la première période serait la suivante… Quelle serait alors la seconde période ? Par quoi cela a concrètement ­commencé… » 2. « Concrètement, que s’est-il produit alors… Ce moment est maintenant décrit… Qu’est-ce qui s’est passé juste après… » 3. « Vous avez donc considéré qu’il était temps de partir. Qu’avez-vous fait concrètement ensuite… »

Ces trois exemples traduisent une même stratégie  : maintenir le discours du sujet en phase avec la dynamique de déroulement temporel. Dans le premier exemple, la temporalisation est affirmée à partir de la définition d’un séquençage par période et l’annonce qu’une première période est identifiée. C’est à partir de l’affirmation de cette première période que l’invitation à poursuivre en orientant l’attention vers la période suivante est produite. Le deuxième exemple présente une technique permettant d’impulser un rythme à la narration, les interventions du chercheur ayant alors pour objet d’inciter à ralentir en sollicitant plus de détail sur un fait vécu, puis, ensuite d’inviter à poursuivre… La fonction de l’intervention est donc de réguler et d’impulser un rythme, par modulation des régimes narratifs. Dans le troisième exemple, la première partie de l’intervention génère une forme de synthèse dont il est pris acte, celle-ci servant ensuite de sol pour l’incitation à poursuivre la narration temporalisée. Ces trois exemples permettent de formaliser deux procéder centraux de la guidance  : l’incitation à poursuivre, l’incitation à concrétiser.

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Les incitations Inciter à poursuivre la narration temporalisée (avec effets d’accélération) : « Qu’avez-vous fait ensuite… Que s’est-il passé alors… Durant la phase qui a suivi, que s’est-il passé… » Inciter à concrétiser (avec effets de ralentissement) : « À ce moment-là, comment avez-vous procédé, concrètement… Qu’est-ce que vous avez perçu alors… Concrètement, vous avez commencé par quoi à ce ­moment-là…  »

La stratégie d’accompagnement visant le maintien de l’attention, au cours de la mise en mots, procède donc en conjuguant deux types d’actes de langage :

• des actes dont la visée est d’impulser un rythme à la mise en mots afin de réguler la cinétique du récit ; • des actes dont les enjeux sont de focaliser sur les moments spécifiés pour les décrire de manière détaillée et aspectuelle. Le premier type d’acte génère des effets d’accélération qui peuvent être plus ou moins massifs, le second des effets de ralentissement qui peuvent également varier dans leur niveau d’intensité. Cette pratique de guidance, relativement simple à comprendre, s’avère en pratique assez technique. Le premier facteur de complexité tient dans son caractère contre-intuitif. Spontanément, la narration tend à s’éloigner du descriptif pour entrer dans des modes explicatifs, argumentatif ou simplement déclaratif. Malgré la compréhension claire de la visée lors de la formulation du contrat – pour rappel, le maintien de l’expression sur le fil temporel de l’expérience vécue  – spontanément, le sujet, comme le chercheur bien souvent d’ailleurs, auront tendance à entrer sans le remarquer dans des genres de discours d’ordre explicatif, argumentatif ou simplement déclaratif.

3. Accompagner et guider au cours de l’enquête : métacommuniquer, contenir, réguler Le maintien du travail d’enquête suppose donc la mobilisation de procédés simples  : incitation au ralentissement, évocation d’un moment singulier, maintien d’une narration temporalisée, modulation de la vitesse du récit, séquençage du flux du vécu, exploration détaillée de certaines séquences… Comme cela a été dit, cette pratique d’accompagnement

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n’est pas en soit très complexe. Elle demande au chercheur de simplifier ses interventions, en n’apportant pas de contenu extérieur au champ diégétique du récit. La formulation des consignes, questions et relances doit donc être simple et directe : simple, ce qui signifie que les termes utilisés ne doivent pas induire ou rendre nécessaire un travail de réflexion pour être compris ; directe, soit qui ne comporte pas d’ambiguïté quant aux intentions contenues dans la consigne, cette ambiguïté potentielle pouvant en effet créer du doute ou de l’incertitude quant à la manière de procéder pour poursuivre l’expression. La technicité des interventions dans le cadre de l’accompagnement de la conduite de l’enquête narrative ne relève donc pas d’une sophistication des questions ou des relances, mais à l’inverse d’une simplification qui suppose la clarification des intentions et la spécification des visées. L’exigence est donc située au niveau illocutoire (Flahaut, 1978), la clarification des visées générant la capacité pour le chercheur de formuler ces intentions dans un langage concret au cours de la guidance. Ces trois paramètres – clarification des visées, formulations concrètes des actes de langage proposés, maintien de l’expression sur le déroulement temporel de l’expérience  – ne présentent pas de difficultés majeures. Cependant, malgré cela, ce qui apparaît, dans les situations concrètes d’exercice de l’enquête narrative, ce sont les habitudes et les plis qui, plus ou moins fréquemment, conduisent le narrateur ou le chercheur à orienter l’expression vers d’autres registres que le narratif  et le descriptif  : explication, justification, association, généralisation… Ces tendances produisent différentes formes de bifurcations dans le cours de l’interaction, celles-ci devant alors être régulées par des actes de métacommunication.

3.1 Métacommuniquer La métacommunication au cours de l’entretien narratif consiste à mettre en suspens le contenu de l’entretien pour échanger sur ce qui est vécu dans le cadre de cet entretien, ou plus largement, dans le cadre de ­l’enquête. Cela suppose de reconnaître et de considérer que le vécu de l’entretien relève d’un niveau distinct de celui qui concerne les contenus des vécus visés au cours de l’entretien narratif. Les interrogations sur le cadre de l’entretien peuvent par exemple concerner les actes de guidance produits par le chercheur et les effets perlocutoires qui en résultent. Dans ce cas, le travail de métacommunication peut donc viser à s’ajuster, au cours de l’entretien, sur les intentions du chercheur, sur les visées des consignes et des questions émises, sur les orientations générales du travail proposé. De plus, différents événements peuvent survenir aux cours de l’entretien  : irruption d’un vécu vif parfois indicible, absence d’accès au souvenir, maintien d’un discours essentiellement déclaratif, mise en mots très

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condensée et résumée… Si, malgré les incitations à prendre le temps, à détailler, à laisser le souvenir se présenter, le travail d’enquête ne ­s’engage pas, le chercheur aura intérêt à proposer d’interrompre provisoirement l’expression sur le vécu afin de métacommuniquer sur ce qui circule, dans l’espace d’interlocution, entre le chercheur et le narrateur. Il convient alors de faire une pause au cours de l’entretien pour qu’un espace s’ouvre afin que ce qui se donne à vivre, du fait de l’entretien narratif, puisse se dire.

Exemples 1. « Je vous propose que l’on prenne le temps de faire une pause… Concrètement, qu’est-ce qui se passe pour vous à ce stade de l’entretien. » 2. « Le fait que vous ne souveniez pas ne présente aucune difficulté… Il est possible que la nature du travail proposé ne soit pas très claire. Mes questions ont pour objet de… » 3. « Manifestement, cette période de vie a été difficile. Nous pouvons faire une pause afin que de voir si elle peut être racontée aujourd’hui… »

Ces trois exemples réfèrent à trois situations distinctes. Pour ce qui concerne le premier exemple, le chercheur note des signes qui traduisent une forme d’incompréhension, des processus de résistance, une réserve factrice d’absence d’implication ou de désengagement. Plutôt que de produire des actes de renforcement, conduisant à générer des questions à répétition se traduisant par une forme de pression ou de contrainte au cours de l’entretien, au risque de faire basculer l’enquête dans une dynamique d’interrogatoire, le chercheur peut simplement proposer de suspendre momentanément le cours de l’échange, pour ouvrir un espace permettant de mettre en mots les éléments qui font obstacle et qui incitent le narrateur à adopter une posture de prudence ou de repli. Concernant le deuxième exemple, le chercheur note que le sujet narrateur est désorienté par la guidance qu’il propose, où que, malgré les consignes censées favoriser l’éveil et l’évocation du souvenir, aucun vécu ne se donne à la conscience. Cela est plausible et fréquent, du fait notamment du maintien quasi systématique de la prise de parole sur une dynamique de narration temporalisée qui cherche à contenir le mode narratif en phase avec le principe de succession. L’effet généré par le maintien rigoureux de l’encadrement du discours sur la dimension temporalisée de l’expérience peut alors surprendre le narrateur, même si cette technique a été annoncée et décrite lors de la phase de contractualisation. Si l’effet de surprise est manifeste, et si celui-ci génère des résistances, la stratégie consiste de nouveau à suspendre le mode de questionnement, afin de repréciser les enjeux afin de clarifier la fonction des questions et les procédés qui les organisent.

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Le troisième exemple comporte une difficulté différente : le sujet peut, du fait du travail narratif amorcé, voir se présenter un vécu intense, ­comportant une charge émotionnelle si forte que sa description est empêchée. La donation de ce vécu intense et difficilement dicible peut nécessiter l’intervention du chercheur pour deux raisons : il est possible que le cadre proposé visant l’expression du vécu n’ait pas été assez précis, ce qui a conduit le narrateur à s’engager vers des vécus restant indicibles, sans travail préparatoire. La régulation consiste alors à métacommuniquer sur l’éprouvé ressenti au contact de ce vécu pour, éventuellement, modérer le niveau d’implication ou différer la mise en mots. Il est également possible, dans ce cas, d’aménager des temps pour que la mise en mots puisse s’opérer, graduellement, étape par étape, en alternant des phases d’écriture et des phases d’expression. Dans ce cas, la métacommunication va porter sur la modulation des consignes, voire sur un aménagement du format et du cadre temporel alloués à la narration.

3.2 Cadrer et contenir Cela a été dit, formaliser le cadre de l’entretien, des entretiens et, plus largement, de la démarche enquête narrative, c’est formaliser quatre plans : le format alloué à la démarche d’enquête dans son ensemble et pour chacune de ses étapes, le devenir du récit (enregistrement, transcription, relecture), la propriété des données, les niveaux de confidentialité associés. Ces différents éléments sont inclus dans un contrat qui doit être présenté, mais surtout compris par les personnes acceptant de s’engager dans la démarche, dont l’une des caractéristiques est d’être impliquante. Un élément mérite d’être ici souligné  : il s’agit du format alloué et des effets de contenance sur le récit qu’il génère. Contenir le récit, c’est le maintenir dans un cadre en contractualisant sur le format narratif, soit sur la durée du temps alloué pour l’expression du récit (expression orale) ou en nombre de signes possibles pour l’écriture. La spécification claire de ce format est une nécessité  : c’est à partir de celui-ci qu’une partie des interventions du chercheur se trouvent fondées au sein de l­’espace ­d’interlocution. C’est, par exemple, ce qui autorise la production des actes visant à faire accélérer la vitesse de la narration. Les interventions du chercheur ayant notamment pour objet d’accompagner et de réguler la rythmicité du récit, d’intensification du détail ou à l’inverse de périodisation du vécu, elles doivent pouvoir être comprises et reçues par le narrateur. Le format est également une ressource pour le narrateur, car il agit sur les modes de composition du récit, en rendant nécessaires les processus de synthèse lors de la mise en mots associés à certains vécus dont la vitalité peut déborder le narrateur au risque d’interrompre la capacité de maintien d’une narration temporalisée et contenue. Le contrat doit donc inclure, lors de sa passation, un travail de présentation de la modalité

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de guidance qui indique que les interventions vont principalement viser à ancrer la narration sur la ou les lignes temporelles du vécu, en spécifiant de manière claire le format alloué pour l’entretien.

4. La guidance1 au cours de l’entretien : consignes, questions et relances Les procédés de guidance peuvent être divisés en trois catégories  : les consignes qui ont pour objet d’indiquer la visée du travail au cours de l’enquête et d’inciter très concrètement la personne à agir pour s’engager dans le travail ; les questions dont l’effet visé est de générer des actes narratifs particuliers ; les relances dont l’objet est d’accompagner le travail en cours, et d’en faire préciser le contenu.

4.1 Consignes : cadrer, spécifier… La fonction des consignes est d’orienter le travail narratif dans le cadre de ce qui aura été codécidé entre le chercheur et le narrateur. Les consignes peuvent viser trois types d’effets : désigner le thème et les contenus expérientiels visés par la narration ; préfigurer le périmètre temporel du vécu concerné par l’entretien ; annoncer les types d’actes narratifs qui vont être proposés. Elles peuvent annoncer ce qui va être mis au travail, préciser le thème, définir la durée, la manière de procéder. Elles doivent être courtes car leur visée est d’accompagner l’entrée dans l’enquête en donnant des informations claires et précises sur ce qui est visé pour chacune des phases de l’entretien et sur la manière dont cela va être réalisé.

Exemples 1. « Donc, si vous en êtes d’accord, je vais vous propose de revenir à ce premier moment durant lequel vous avez perçu que… Une fois ce moment identifié, je vous inviterai à la décrire, puis ensuite vous inviterai à dire ce qui s’est passé ensuite. Êtes-vous d’accord ? » 2. « Merci. Si vous êtes d’accord, je vous propose de considérer ces différents moments. Y a-t-il un moment qui vous semble particulièrement important et décisif ? Si tel est le cas, et si vous le souhaitez, nous pouvons maintenant focaliser sur ce moment afin d’en approfondir la description. » 1.  Vermersch (1994‑2000, p. 17) définit de la manière suivante ce qu’est une technique d’entretien : « C’est un ensemble de pratiques d’écoute basées sur des grilles de repérage de ce qui est dit et de techniques de formulation de relance (questions, reformulations, silences) qui visent à aider, à accompagner la mise en mots d’un domaine particulier de l’expérience en relation avec des buts personnels et institutionnels divers. »

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Les deux exemples proposés ont pour fonction d’informer sur le travail à venir. Ils amorcent l’activité narrative, l’orientent ensuite dans le cours de l’entretien, de manière très pragmatique, en spécifiant les gestes à effectuer. Pour ce qui concerne le premier exemple, la consigne émise décrit concrètement les activités à engager  : identification d’un moment source, annonce de la visée chronologique et la temporalisation du vécu. La consigne présentée dans le deuxième exemple annonce le passage du régime de la narration biographique à la description phénoménologique. Elle le fait via une consigne qui oriente vers le régime de la description, ce qui induit une forme de redirection et de passage : celui de la mise en ordre temporel du vécu à celui de la description d’un moment saillant.

4.2 Questions : cibler, saisir, orienter l’attention Alors que les consignes formulent et spécifient l’orientation de l’activité narrative en s’assurant autant de fois que nécessaire de l’adhésion du narrateur –  en formulant une proposition (« je vous propose de ») ou en sollicitant l’accord (« si vous êtes d’accord ») – les questions visent à produire un effet perlocutoire de manière directe. Leur fonction est d’inciter et d’accompagner la réalisation d’actes narratifs très concrets qui participent de l’effectuation de l’enquête.

Exemples 1. Les questions accompagnant l’activité de temporalisation : « C’était quand » (incite à rechercher d’une date) ; « Cela a duré combien de temps » (incite à définir des bornes temporelles) ; « Tu avais quel âge » (incite à situer l’événement au sein de la durée biographique) … 2. Les questions dont la fonction est l’accompagnement de l’activité de description : « Par quoi tu as commencé pour t’inscrire à… » (vise la description de l’activité à partir d’un point d’amorce) ; « Tu as dit que tu n’étais pas d’accord. Concrètement, tu as dit quoi ? » (incite à nommer concrètement les actes et processus) ; « Comment as-tu su que tu devais changer de travail ? » (incitation à expliciter les critères de choix) … 3. Les questions dont la fonction est l’aspectualisation du vécu : « Pour apprendre le brésilien, tu as décidé de commencer par apprendre le vocabulaire. Concrètement, tu as commencé par quoi ? » (incitation à décrire de manière détaillée l’action qui a été conduite) ; « Lorsque tu es entré dans cette pièce, tu dis que l’ambiance était étrange. Concrètement, quels ont été alors les éléments étranges ? Ils étaient comment, ces éléments étranges ? » (incitation à dissocier et nommer différents aspects, puis incitation à décrire chacun d’entre eux…).

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Cet aspect de la guidance est le plus technique. Les questions efficaces sont courtes et précises dans l’effectuation des gestes proposés. Elles doivent générer un acte sans que, suite à la formulation, le sujet doive réfléchir pour s’assurer et vérifier s’il a bien compris ce qui lui est proposé. Leur efficacité se mesure aux effets concrets d’engagement dans l­’enquête des sujets à qui elles sont adressées. Différents paramètres influent sur la force perlocutoire des questions et des relances : la construction de la question (courte, claire, précise) ; sa pertinence rythmique (principe de synchronicité avec l’expression du narrateur) ; le ton de la voix et la posture du chercheur au cours de l’entretien (maintien d’une voie tranquille qui incite la personne à prendre son temps pour détailler, raconter et narrer). Trois catégories d’actes sont désignées par les questions formulées dans les exemples proposés  : la temporalisation du vécu, la description de l’expérience, l’aspectualisation de certains domaines expérientiels. Les questions associées à la temporalisation visent à délimiter le périmètre du récit et à formaliser un séquençage par identification des moments marquants. Celles visant la description cherchent à accompagner la mise en mots de ce qui c’est réellement et concrètement déroulé, sans perdre le fil temporel du déroulement de l’expérience. Il s’agit alors, par les questions, d’inviter à mettre en mots, de manière granulaire, les microprocessus se déroulant dans le cours de l’action, en procédant par une succession de questions courtes, chacune invitant à nommer, pas à pas, les processus advenant dans le cours de l’expérience. Dans le troisième exemple, les questions procèdent par aspectualisation, en invitant à décrire la manière dont sont perçus les phénomènes selon différents aspects  : ambiantiels, perceptifs, cognitifs, corporels…

4.3 Les relances : accélérer, ralentir, recentrer, thématiser Cette dernière catégorie d’actes de guidance a pour fonction essentielle de réguler l’entretien. Les relances ont deux fonctions principales  : le maintien de l’expression à partir d’une posture d’énonciation en première personne (fonction 1) ; la variation des régimes cinétiques au cours de ­l’entretien (fonction 2). Comme cela a déjà été précisé, le maintien d’une posture d’expression en première personne est essentiel pour l’enquête narrative. Il est cependant possible –  et même probable  – que, malgré la claire compréhension des enjeux et l’adhésion à ceux-ci, la personne qui narre et décrit son expérience au cours de l’enquête adopte de manière plus ou moins régulière des formes d’énonciation à la première personne (soit une prise de parole qui utilise la première personne du singulier pour tenir des propos

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génériques, par exemple), voire à la troisième personne, en entrant dans de formes de narration décontextualisées qui ne réfèrent plus du tout à une expérience vécue. Les relances proposées vont alors avoir pour objet d’inciter à reprendre le travail narratif à partir d’une posture d’expression en première personne.

Exemples 1. « Merci. Ces éléments sont intéressants. Si nous décidons maintenant de revenir à l’expérience que tu as réellement vécue, à quel moment ce que tu viens de dire peut être situé… » 2. « Je te propose de noter ces éléments afin que nous puissions y revenir plus tard dans l’entretien. Si tu es d’accord, nous pouvons en effet revenir à l’année 2005, lorsque tu as décidé de… »

Dans le premier exemple, la relance procède en trois temps  : la première phrase reconnaît ce qui est dit, ceci pour atténuer la proposition de recentrage qui suit, et qui est alors initiée par la phrase  : « Si nous décidons maintenant de revenir à l’expérience que tu as réellement vécue… » La visée générée par la relance est de ramener et de contenir la narration sur le mode diachronique et temporalisé. Cette relance peut seulement être émise si ce qui est proposé est cohérent avec ce qui a été contractualisé en amont de l’entretien, voire au début de la démarche d’enquête. C’est le contrat et l’accord sur celui-ci qui autorise ensuite le chercheur à générer des procédés de guidance produisant des effets perlocutoires qui vont influencer l’expression du narrateur. Et c’est le même contrat qui l’institue garant et responsable du cadre et des éléments qui ont été covalidés lors de la phase de contractualisation. C’est donc du fait du contrat passé que le chercheur est fondé à intervenir pour proposer de modifier la posture d’expression. Vient ensuite (temps  3) l’acte qui produit le recentrage  : le retour à l’expression chronologique du vécu, à partir de la saisie d’un moment singulier inscrit dans une succession dont il sera possible de suivre le déroulement. La relance présentée dans le deuxième exemple procède de manière assez proche. La variation est la suivante : le chercheur propose, dans un premier temps, de garder en mémoire les éléments énoncés par le narrateur, ce qui a pour effet de reconnaître l’intérêt de ce qui est dit. Il procède ensuite aux mêmes actes que pour le premier exemple : inciter à revenir à une posture d’expression maintenant l’expression avec le déroulement temporel concret du vécu. Concernant le passage qui prend acte de contenus déjà exprimés (« Je te propose de noter ces éléments afin que nous puissions y revenir plus tard »), il génère une première forme de thématisation en désignant un contenu constitué qui pourra faire l’objet d’un examen ultérieur.

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4.4 La variation des régimes cinétiques au cours de l’entretien Le travail de guidance et les relances qui y sont associées peuvent également avoir pour objet de moduler la vitesse de la narration au cours de l’entretien. Les interventions vont alors chercher à produire des processus d’accélération de la mise en mots (effet de compression temporelle au cours de l’activité narrative) ou de ralentissement de la mise en mots (effet de dilatation temporelle au cours de l’activité narrative).

Exemples 1. « Cette période vous a donc permis de clarifier les critères de décision et de statuer sur votre situation professionnelle. Qu’avez-vous fait ensuite ? » [effet d’accélération et incitation à poursuivre]. 2. « Si vous en êtes d’accord, je vous propose de prendre le temps de détailler la manière dont vous avez préparé votre départ au Canada. Par quoi avez-vous commencé ? » [effet de décélération et amorce vers une description via un travail de fragmentation].

L’effet visé par la relance formulée dans le premier exemple est le suivant : indiquer implicitement qu’un seuil a été atteint dans la constitution des données en relation au moment vécu, ce qui conduit alors le chercheur à décider d’inciter à poursuivre. Cette information est transmise par un acte de quasi-thématisation qui désigne la période et résume les éléments qui s’y sont déroulés (la clarification des critères de décision). Cette thématisation par synthèse permet de constituer un sol, d’introduire une scansion et alors de poursuivre. L’enchaînement des actes –  synthèse, scansion, poursuite – est généré en deux phrases, afin de demeurer fluide et de ne pas ajouter du contenu dans l’interlocution externe au dire du narrateur. L’exemple 2 procède selon une démarche différente. Il est indiqué, dans un premier temps, que des éléments apparaissent intéressants et qu’il serait judicieux de les détailler. La suggestion est alors de prendre le temps, soit de ralentir pour que  plus de temps au cours de l’entretien  soit consacré à ce moment particulier. Cette technique procède par induction d’un état de détente visant à ouvrir l’espace d’interlocution, à ralentir les rythmes, la détente induite par les procédés forgés par Erickson (1986) étant quasi physiques et corporelles. Les relances qui produisent les effets d’oscillation entre les régimes narratifs doivent être courtes et simples à formuler. Elles peuvent survenir de manière très régulière. L’enjeu est de réguler la vitesse du récit à partir de trois critères principaux : les éléments qui adviennent dans le récit

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et qui intéressent la recherche, le temps alloué pour l’entretien qui rend nécessaire de guider pour trouver des compromis entre l’empan temporel du récit et le niveau de détail pertinent pour l’appréhension et la caractérisation des phénomènes, le niveau de détail atteint et l’effet de saturation lorsque ce niveau est atteint ou dépassé.

Synthèse du chapitre Dans ce chapitre, la guidance de l’enquête narrative a été formalisée à partir de différents paramètres : le contrat a été précisé dans ses enjeux, ses axes et sa fonction. Ce sont ensuite les actes de guidance qui ont été examinés, à partir d’exemples de consignes, de questions et de relances. À  cette occasion, une réflexion a été ouverte sur les compétences et connaissances nécessaires, du point de vue du chercheur, comme du point de vue du sujet qui narre son expérience, à la conduite de cette forme d’enquête. Des dimensions éthiques associées à cette forme d ­ ’enquête ont été envisagées sans que cela soit approfondi, le douzième et dernier chapitre de cet ouvrage y étant en partie consacré. Les différents réglages concernant les procédés de l’enquête narrative ont été analysés à  partir des enjeux caractéristiques de la phase de recueil de données dans le domaine de la recherche en sciences sociales. Les mêmes procédés sont mobilisables dans le cadre d’action de formation, selon des visées cependant différentes. C’est l’objet du prochain chapitre que de spécifier le type de recueil de données généré par la mobilisation des protocoles, dispositifs et procédés de l’enquête narrative.

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Chapitre 9

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La théorie et la méthode de l’enquête narrative comportent comme spécificité d’intégrer deux régimes narratifs dans le cadre d’un protocole de conduite d’entretien dont la visée est l’accompagnement du passage au langage de l’expérience selon une perspective temporelle d’ordre diachronique. Cette théorie est fondée sur le principe de modulation de la vitesse du temps narré dans le récit, les processus d’accélération permettant d’appréhender les phénomènes dans la durée, ceux visant le ralentissement, d’accéder aux sphères du vécu relevant de l’infralangagier et du sensible. Cette théorie de l’enquête étant définie, elle peut être interrogée à partir de sa singularité parmi les démarches d’enquête dans le domaine des sciences humaines et sociales et à partir de la spécificité des données qu’elle permet de constituer. Pour ce faire, différents paramètres sont interrogés dans ce chapitre. Le premier concerne le type de corpus pouvant être généré par la démarche narrative. Le deuxième documente les effets sur la constitution des données de la variation des régimes narratifs. Un troisième est examiné  : il porte sur la complémentarité des approches narratives avec d’autres formes de collecte de données, telles que les méthodes relevant du journal de recherche, des calendriers de vie et de l’analyse documentaire.

1. Le narratif, à la croisée des approches qualitatives et compréhensives La démarche exposée dans les sections précédentes a mis l’accent sur les enjeux de la temporalisation du vécu au cours de la mise en mots de ­l’expérience lors de son passage au langage, puis sur les effets du format narratif sur les modes de composition du récit. Ce mode de recueil génère

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des données qui, cela a été dit, présentent la caractéristique d’être ordonnées temporellement en séquence, à la fois graphiquement si les lignes de vie ont été mobilisées en amont des entretiens, et narrativement.

1.1 Les données narratives : du subjectif au séquentiel Jouer de l’opposition classique entre les approches quantitatives et les approches qualitatives apparaît insuffisant pour caractériser la singularité des données constituées par l’enquête narrative. En effet, comme le rappelle Lejeune, en s’adossant à une traduction de la définition proposée par Strauss et Corbin (2004, p.  28) la recherche qualitative est généralement définie par contraste avec les approches qui cherchent à caractériser les phénomènes à partir de données chiffrées : « Nous utilisons le terme de recherche qualitative pour définir tout type de  recherche qui amène des résultats produits ni par des procédures statistiques, ni par d’autres moyes de quantification » (Lejeune, 2016, p. 19).

Au-delà de l’importance donnée aux chiffres, le qualitatif est également caractérisable par la taille des échantillons constitués. Cette approche par le chiffre, déjà évoquée dans le chapitre 1, permet d’appréhender les ­phénomènes à partir d’échantillons larges, en documentant un petit nombre de critères considérés comme typiques pour caractériser un ­phénomène. L’extension de la taille du corpus, soit l’augmentation du nombre de cas pris en compte durant l’enquête produit de manière quasi mécanique la réduction du nombre de variables interrogées dans l’étude. En d’autres termes, il existe une forme de corrélation entre la taille du corpus et les niveaux de réduction de la complexité dans ­l’enquête  : l’extension de la taille du panel génère une réduction du nombre de ­ variables. L’inverse n’est cependant pas garanti : une réduction de la taille du corpus ne génère pas nécessairement une puissance pour l’enquête afin d’appréhender les phénomènes de manière complexe. « Dans l’enquête ethnosociologique, les données remplissent de toutes autres fonctions. Elles ne sauraient déboucher sur des descriptions statistiques ; elles n’ont pas non plus pour fonction de vérifier des hypothèses ; elles donnent à voir comment « fonctionne » un monde social ou une situation sociale. Cette fonction descriptive est essentielle et conduit vers ce que l’ethnologue Clifford Geertz appelle thick description, une description en profondeur de l’objet social qui prend en compte ses configurations internes de rapports sociaux, ses rapports de pouvoir, ses tensions, ses processus de reproduction permanente, ses dynamiques de transformation » (Berteaux, 2005, p. 24).

En s’écartant des logiques de quantification, la recherche qualitative créée les conditions pour que les phénomènes soient saisis et examinés

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de manière complexe, profonde, organique. Pour cela, différents types d’entretiens sont identifiés pour la conduite d’enquête  : conversations, entretiens cliniques, entretiens biographiques, entretiens compréhensifs, entretiens d’explicitation… Chacun d’entre eux permet d’appréhender et d’accueillir, selon un mode particulier, la complexité des processus sociaux, biographiques, voire expérientiels. Parmi eux, la spécificité de l’enquête narrative est de chercher à examiner le vécu à partir du séquentiel, des processus de temporalisation générés par le sujet, et des actes de configuration à partir desquels il interprète les faits vécus en les intégrant dans une histoire. Il résulte de cette visée une méthode, celle-ci produisant des données qui sont temporalisées et processuelles. La réduction a  priori du nombre des variables est donc minimale, celles-ci étant formalisées à l’issue du recueil, lors de la première phase de traitement des récits. Le réglage portant sur la variation de l’empan des vécus de référence pris en compte lors de la narration, le corpus est nécessairement contenu à un petit nombre de cas (Becker, 2014), chacun des cas, soit les personnes impliquées dans l’enquête étant conduit à exprimer de manière singulière et extensive les phénomènes éprouvés, de son point de vue, avec ses manières de dire.

1.2 Un corpus semi-structuré L’importance donnée à la temporalisation génère un effet sur le mode de constitution des données. La justification de l’importance accordée à la reconstitution de la chronologie des faits vécus concerne en effet pour partie la question de validité des données de recherche. Les dimensions chronologiques et séquentielles sont en effet non subjectives ou, plus exactement, à subjectivité contenue. En effet, même les faits vécus qui constituent du point de vue du sujet peuvent être considérés comme la simple expression d’un point de vue, les actes, gestes, mouvements, déplacements, interactions… sont des données objectives qui, de plus, n’échappent pas au principe de succession, de régularité et de continuité. Chercher, au cours de l’enquête, à accueillir une narration au contact de la diachronie des faits vécus permet de préconstituer des catégories de traitement, en appréhendant les phénomènes sans les réduire, tout en les saisissant en tant qu’ils sont temporalisés. Cette approche fait de l’enquête narrative une technique difficilement situable au sein de la typologie aussi largement diffusée que peu précise qui classe les techniques des entretiens de recherche selon qu’ils seraient directifs, semi-directif ou non directifs. La référence aux travaux de Carl Rogers (2018) pour penser la non-directivité (largement fondée sur la technique de la reformulation) a conduit un grand nombre de travaux à se situer en fonction de cette pratique qui consiste, pour le

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dire de manière résumée, à inciter le narrateur à poursuivre sans orienter. Il s’agit alors, en quelque sorte d’ouvrir un espace pour l’expression en minorant autant que possible la présence et l’influence de l’interlocuteur (donc, pour cet ouvrage, du chercheur) dans cet espace. A contrario, l’entretien directif est alors conçu comme un ensemble de procédés par lequel un espace d’interlocution est ouvert, minuté et structuré en fonction des visées du chercheur. La guidance qui en résulte alors est conduite en fonction de la logique du chercheur, la structure du questionnement étant réglée avant l’entretien et ne variant pas en fonction du déroulement du cours de l’échange. Cette manière de procéder présente l’avantage d’être reproductible et duplicable pour des panels élargis. La typologie qui différencie le directif, le non directif et le semi-directif (Mialaret, 1989) permet donc de situer la stratégie retenue par le chercheur pour constituer les données de recherche au cours de l’enquête en fonction du protocole retenu et de ses effets de réduction sur la complexité du réel. Elle informe sur les effets de catégorisation induits par le recueil et dont sur les opérations d’analyse qui vont ensuite se déployer lors de l’analyse de contenu. Difficilement classable à partir de cette typologie, l’enquête narrative apparaît hybride : les contenus et les variables associés au vécu sont sériés de manière minimale, l’enquête portant sur l’expérience, sans restriction préalable. À  ­l’inverse, l’enquête sur le vécu est réglée avec minutie et rigueur en fonction du diachronique et de l’expérientiel. Il en résulte une non-directivité thématique et une directivité forte sur la perspective temporelle, celle-ci étant maintenue avec constance tout au long du déroulement de l’enquête.

2. Définir un corpus : délimiter, spécifier, réduire Ce qui est en discussion entre les approches quantitatives et qualitatives concerne aussi bien le nombre de cas pris en compte pour étudier les ­phénomènes concernés par la recherche que la manière de les appréhender.

2.1 Taille du corpus : de la saturation au spécifié D’un point de vue strictement quantitatif, l’extension du nombre de cas pris en compte lors de la constitution d’un panel permet d’interroger les phénomènes en mobilisant un nombre accru de variables. Une recherche qui porterait, par exemple, sur les facteurs qui participent de la décision de devenir formateurs d’adultes au mitan de la vie professionnelle pourra inclure dans son panel des variables de genre, de

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qualification, d’origine sociale, d’expériences professionnelles antérieures… Et c’est de la prise en compte de la diversité des situations au regard du problème que va graduellement se constituer un périmètre pour le recueil des données. Il reste cependant ensuite à statuer sur le nombre de personnes devant être incluses pour chacune des situations identifiées afin de faire en sorte que le panel soit représentatif, ce qui suppose d’établir des pondérations entre la population générale et les sous-groupes qui composent le panel… Cette approche vise l’objectivation de tendances, à partir de la détection de facteurs de corrélation entre différentes variables, ces facteurs de corrélation étant objectivés selon la fréquence d’occurrences… Une tout autre stratégie peut cependant être retenue, qui est celle suivie dans le cadre de l’enquête narrative  : il s’agit de viser l’examen des modes de constitution des phénomènes à partir d’une approche temporelle et processuelle, selon une perspective microgénétique et dynamique. La perspective et la visée sont différentes. Ainsi, en reprenant l’exemple précédemment mobilisé sur les facteurs qui participent de la décision de devenir formateur, la recherche conduite via l’enquête narrative va interroger les processus de prises d’information, d’éveil de l’intérêt, de décision dans le temps, à partir de dynamiques tensionnelles, de cycles et de rythmes participant de la constitution d’un projet, de la traduction en action, pour un ou plusieurs sujets impliqués dans la recherche… Cette perspective génère des contraintes sur les procédés de structuration d’un panel pour l’enquête. En effet, et ce facteur est décisif, le chercheur ne connaît pas a priori, et d’un point de vue d’extériorité, les dynamiques microgénétiques à partir desquelles une décision, un point de vue s’est constitué dans l’histoire du sujet. Il peut soit l’inférer a priori, ou à l­’inverse, s’abstenir de projeter des scénarios pour se maintenir sensible à ce qui va circuler au cours du récit, à l’échelle langagière et infralangagière. Dans les faits, le chercheur mobilisera différentes inférences lors de la réception du récit, au cours de l’entretien, en les tenants pour faillibles. Il convient ici de tenir compte du principe de dégradation de la pertinence de la connaissance générée à partir d’enquêtes quantitatives ou d’approches en troisième personne sur les phénomènes, pour appréhender des processus singuliers, situées dans des trajectoires individuelles. Le passage d’une appréhension vaste d’un phénomène à l’étude d’un cas situé ne procède pas d’un ajustement quant au nombre de facteurs et de variables, selon un processus de sélection à partir d’éléments déjà connus. Il suppose, à l’inverse, de se rendre disponible pour saisir, à partir du donné narratif advenant lors de l’expression du récit de soi, des variables qui, graduellement, vont pouvoir s’intégrer dans des classes et des catégories, d’abord temporelles, puis thématiques.

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2.2 Le cas, le spécifique et le spécifié Dans un article paru en 2000, intitulé « La force du singulier », Vermersch interroge la pertinence pour une démarche de recherche de l’approche par cas. Le sujet est également traité dans un ouvrage très inspirant ­d’Howard Becker (2014), intitulé La Bonne Focale. De quoi s’agit-il ? Rien de moins que de déterminer la bonne échelle, le périmètre pertinent d’un panel, la juste profondeur pour la mise au jour des variables à étudier pour l’étude des phénomènes visés dans le cadre de recherche en sciences sociales. Plusieurs paramètres doivent être considérés pour définir l’approche de l’enquête fondée sur un petit nombre de cas, voire sur un seul cas (Pineau et Marie-Michele, 1983). La puissance générée par les procédés et régimes de l’enquête narrative est de pouvoir appréhender les phénomènes vécus de manière microgénétique et longitudinale. Pour cela, les enjeux méthodologiques qui concernent la mise au jour de processus qui restent inaperçus et insus pour le sujet qui les vit, et qui peuvent être frappés de cécité dans l’espace social viennent reléguer les interrogations sur la représentativité au sein des panels au second plan. Comme le rappelle Becker (2014, p. 25), « le modèle conventionnel d’analyse comparative vise à établir des lois régissant les relations entre des variables ». Cela suppose d’identifier des formes de régularités qui par extension, peuvent expliquer de manière structurale l’émergence et l’existence de phénomènes. Il ajoute ensuite pour caractériser les enjeux poursuivis lors du réglage de la taille d’un panel dans le cadre de l’enquête sociologique : « Ce modèle a deux objectifs quasi simultanés : comprendre suffisamment le cas étudié pour savoir comment il a pris la forme observée et, dans le même temps, repérer des traits à chercher dans d’autres cas, similaires à certains égards, mais différents par d’autres aspects » (2014, p. 26).

Il semble cependant, à partir de l’examen de la perspective sociologique, que ce soit la notion même d’étude de cas qui soit non pertinente pour penser la spécificité des corpus générés par l’enquête narrative. La visée de recherche portant sur l’étude de processus s’étant déroulés dans le temps, à l’échelle d’une période ou d’une histoire de vie, l’étude porte moins sur les processus déjà constitués que sur leurs modes de constitution, à partir d’une perspective microgénétique, microdynamique, et longitudinale. Moins que la mise au jour de situations typiques, c’est à la formalisation des dynamiques de constitution que l’enquête narrative ­s’attache, ces dynamiques évoluant à bas bruit, à l’échelle microphénoménologique et biographique, dans des contextes singuliers et situés. Recourir au singulier apparaît de ce fait plus propice que de mobiliser la notion de cas, le singulier pouvant recouvrir selon Vermersch (1994, p. 240) trois termes : l’unique, le spécifique, le spécifié. L’unique, selon Vermersch,

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comporte une force, celle d’exister, même en tant qu’un, soit du fait d’une seule occurrence parmi une chaîne marquée par des régularités d’occurrences ou de fréquence. Le spécifique s’oppose au typique. S’intéresser à un phénomène vécu à partir du typique, c’est l’examiner à partir de son caractère habituel et général. Et, interroger le vécu à partir du typique au cours de l’enquête, c’est orienter l’expression vers la dimension déjà rationalisée de la pensée sur les faits vécus qui, déjà disponible, est prompte à  se dire, potentiellement via le régime du déclaratif. Dans le cadre de ­l’enquête narrative, ce qui est visé c’est le vécu spécifié, qui prend le caractère de l’unique et qui s’oppose au typique. Accéder au spécifié constitue l’enjeu de la guidance proposée par le chercheur. Générer des données de recherche via l’enquête narrative, c’est donc plus que de viser l’examen des phénomènes à partir d’un nombre restreint de cas. Ce qui caractérise la singularité de cette approche de l’enquête, c’est le travail narratif qui s’édifie à partir de vécus singuliers, spécifiés et situés dans le temps. La stratégie retenue pour l’enquête narrative, qui s’amorce à partir du singulier, ne signe cependant pas l’impossibilité du dialogue avec les approches de l’enquête s’organisant à partir du principe de quantification. L’examen des dynamiques microgénétiques et temporelles des modes d’existence d’un phénomène à l’échelle du singulier réalisé, il est possible d’en penser les modes de circulation à une échelle plus vaste, d’en penser les formes de régularité d’occurrence, voire d’en déterminer des modes de typicité (Quéré, 2000). C’est donc en ciblant une occurrence ou des occurrences singulières et concrètes situées dans le temps, que la collecte de données est pensée dans le cadre de l’enquête narrative. Et c’est à partir de cette conception de l’enquête qui vise le singulier dans ses occurrences et dans ses modes de manifestation que la notion de variation d’échelles est appréhendée.

2.3 Réduire sans simplifier L’accès au singulier suppose de générer, méthodologiquement, des procédés de réduction. La réduction, pour les approches quantitatives, procède d’une sélection du nombre de variables, permettant ainsi de modéliser différents types de phénomènes, d’en contenir la complexité, afin de, corrélativement, accroître la taille de l’échantillon de la population enquêtée. Pour ce qui concerne l’enquête narrative, la réduction de la complexité dont l’objet est de modéliser a priori est neutralisée. En procédant de manière stratégique en accueillant l’expérience telle qu’elle se donne au langage, les deux critères qui organisent le recueil sont l’expression en première personne et la narration temporalisée. Un processus de réduction s’opère cependant au cours de la narration, le narrateur ne pouvant intégrer l’ensemble des faits vécus dans son récit.

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Ce processus de sélection constitue, comme cela a été dit, une dimension de l’épreuve narrative d’ordre structurelle qui influe sur le périmètre du dire, en générant des processus de réduction. Le premier d’entre eux concerne la nécessaire sélection des faits vécus par le narrateur lors de la composition du récit. Toute narration procède d’une réduction, les faits vécus ne pouvant tous être dits et intégrés dans le récit. Un second processus de réduction porte sur le niveau de détail avec lequel les faits sont dits : aucun fait ne pouvant être dit de manière totale, par intégration et passage au langage de l’ensemble des microprocessus qui l’ont génétiquement constitué. Ainsi, tandis que, pour ce qui concerne les approches quantitatives mobilisant un mode de recueil par questionnaires, les gestes de réduction se matérialisent dans les procédés de contraction ou d’extension de la taille du panel ou des thèmes soumis par questionnement aux personnes enquêtées, pour l’enquête narrative, c’est le format narratif, soit le format alloué à l’expression de soi qui génère la réduction, celle-ci se concrétisant lors de la mise en mots du vécu, et lors de la composition du récit. Un second facteur produit également ces effets  : ils résultent des interventions du chercheur lors de la conduite de l’entretien narratif, comme cela a été montré dans le chapitre précédent. Le chercheur en effet, par ses interventions, en procédant par incitation pour orienter l’attention du narrateur, génère des formes de réduction en influant sur la manière dont le vécu se donne au cours de l’expression du récit sur le mode de l’immédiateté. Cette forme de réduction est nommée par Husserl (1950) « réduction eidétique » ou plus simplement épochè. Les gestes qui y sont associés procèdent par déprise : il s’agit de produire chez le narrateur des formes de suspension des modes de donation naturalisés pour moduler l’amplitude et resserrer la focale attentionnelle au cours de l’activité narrative, avec pour effet d’intensifier le relief de la perception sur certains aspects du vécu aux dépens d’autres. Focaliser, c’est donc, comme le note Vermersch (2003), à la fois réduire l’attention sur un champ, et suspendre momentanément ou durablement l’attention qui pourrait se porter sur d’autres dimensions.

3. Fragmenter : variation d’échelles et ajustements de la focale En sociologie, l’étude par cas peut être associée à une approche comparative qui s’organise par contraste entre le restreint et l’étendu. Plusieurs perspectives peuvent cependant être envisagées pour examiner la dialectique entre le vaste et l’étendu, le micro et le macro, le tout et la partie. Cette perspective proche de la pensée complexe décrite par Morin (2014)

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appréhende le réel comme un processus dynamique, organique, récursif et auto-organisateur, qui échappe à la logique arithmétique conduisant à penser que le tout dépasse la somme des parties. L’appréhension des ­phénomènes à partir de leur perspective temporelle, à partir du diachronique, permet d’enquêter sans compartimenter, ni scinder ou découper a priori dans le tissu expérientiel. Pour cela, l’enquête narrative apparaît propice, la mise en mots s’opérant en prenant appui sur la structure temporelle des vécus accédant au langage.

3.1 Logique et dynamiques des variations d’échelles Dans les travaux de Becker (2014), le cas étudié constitue un micromonde qui contient sur le mode concentré les lois qui sont à l’œuvre à une échelle plus vaste. Selon cette perspective, l’étude de cas permet ­d’appréhender à partir d’un exemple des processus contenus dans un périmètre restreint (celui d’un cas) qui peuvent alors être étudiés de manière à la fois concrète, proche et détaillée, ces processus une fois objectivés pouvant, par analogie, générer des formes d’hypothèse pour structurer des modèles à une échelle plus vaste, voire à faire émerger des lois plus générales. Pour ce qui concerne l’enquête narrative, cette variation du périmètre est associée à l’empan du vécu de référence à partir duquel la narration s’édifie. Le seuil de saturation des données étant inatteignable malgré la profondeur des modes de description du vécu et malgré l’appréhension longitudinale des faits dans la durée, il convient de régler une stratégie pour chaque cas, soit chacun des sujets impliqués, en modulant les régimes narratifs en fonction de la configuration concrète des faits vécus dans leur récit. Les variations d’échelles sont générées par cette modulation des régimes narratifs, avec pour effet d’étendre ou de réduire l­’empan des vécus saisis lors de la mise en mots de l’expérience, la narration bio­graphique générant des séquences temporelles à large empan (les périodes et cycles de vie), la description microphénoménologique générant à l’inverse les séquences temporelles courtes, tels que des micromoments, voire des instants. Selon cette perspective, les variations d’échelles ne visent pas, dans le cadre de l’enquête narrative, la saisie de phénomènes dans une échelle réduite pour en étudier la structure afin d’en tirer des conclusions et de produire des modèles à une échelle plus vaste  : les vécus de courte durée ne résument pas à une échelle micro les phénomènes qui traversent l’existence (figure 9.1). Un changement d’échelle, soit le passage d’une narration intégrant la durée à celle s’intensifiant en détail est à associer à la cinétique du récit. Changer d’échelle, c’est ralentir pour intensifier la mise en mots détaillée en réduisant l’empan des séquences qui constituent la granularité du

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récit, afin d’accéder à des processus qui à  la fois sont spécifiques aux moments narrés et qui ­comportent une force de retentissement générant des effets dans l­’expérience ultérieure. Niveau biographique Échelle temporelle longue : entre périodes et parcours de vie Contenu expérientiel : succession de périodes appréhendées de manière successive dans la durée du parcours Niveau narratif Échelle temporelle variable : entre périodes et moments de vie Contenu expérientiel : succession de moments appréhendés de manière successive dans la durée du parcours Niveau microphénoménologique Échelle temporelle restreinte : instants, moments courts Contenu expérientiel : Vécu sensible, dimension expérientielle Figure 9.1 – Les variations d’échelles : du longitudinal à la profondeur du vécu

La notion d’échelle permet de définir la durée du vécu de référence au cours de l’enquête narrative. Elle se rapporte donc au type de séquençage au cours de la temporalisation de l’expérience. Concernant la notion de focalisation, elle est à associer aux processus de fragmentation, et à la granularité du récit.

3.2 La dynamique de focalisation : fragmentation et granularité Afin d’appréhender les processus de focalisation/défocalisation, deux plans peuvent être différenciés :

• celui qui concerne la réduction de la taille de l’empan du vécu saisi à partir duquel l’intensification de la description s’amorce ; • celui de saisie d’un aspect du vécu particulier au sein de plusieurs processus participants à la dynamique d’un phénomène.

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Focaliser, au cours de l’enquête narrative ne vise donc pas la réduction de la taille du panel, mais l’intensification de la dynamique de fragmentation, celle-ci pouvant comporter plusieurs niveaux (figure 9.2). Fragmentation de niveau 1 : mise au jour de la structure temporelle du vécu Micromoment 1 (MM1) : saisi de l’unité temporelle devenant vécu de référence pour la description microphénoménologique Sous-séquence 1 : Sous-séquence 2 : Sous-séquence 3 : Fragmentation de niveau 2 : aspectualisation du vécu Aspect 1 : le cognitif (inférences, discours intérieur, attente, anticipation…) Aspect 2 : le perceptif (ambiance, luminosité, objets perçus, éléments diffus…) Aspect 3 : l’affectif (émotions, ressenti, impression…) Aspect 4 : le corporel (tension, détente, douleur, crispation, palpitation…) Figure 9.2 – Dynamique et procédés de fragmentation du vécu au cours de l’enquête narrative

La focalisation s’amorce à partir de vécus spécifiés, identifiés en tant que séquence au sein de la trame temporelle du récit de soi. Elle ­s’organise à partir d’une dynamique de fragmentation du vécu, qui croise ­l’affinement de granularité et la dissociation des aspects qui participent de la donation de l’expérience, et donc de la constitution des faits vécus. Comme cela a été présenté dans le chapitre précédent, afin de générer cette fragmentation, deux types de réglages sont nécessaires au cours de la mise en mots :

• des procédés agissant sur le régime cinétique du récit, en provoquant différentes formes de ralentissement ; • des procédés participant de la dissociation des composants du vécu et en orientant la mise en mots vers l’aspectualisation. L’intégration de ces deux procédés au cours de la guidance conduit à porter attention, de manière successive, aux perceptions advenues lors de l’irruption d’un fait vécu, puis aux sensations, perceptions, pensées… jusqu’à ce que, selon le principe de complétude, le fait soit caractérisé à la fois dans ses dimensions expérientielles (l’éprouvé) et événementielles (le retentissement).

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4. Complémentarité des modes d’enquête en première, deuxième et troisième personne L’une des fonctions de l’enquête narrative en recherche est de collecter des données en mobilisant de manière simultanée ou successive différents régimes ce qui rend possible, comme cela a été précisé dans ce chapitre, la variation des échelles temporelles et des niveaux de focalisation. Cela a été dit, ces données, dites « en première personne », constituent pour Ferraroti (1983/2015), lorsqu’il examine les singularités de l’approche biographique, des données primaires, les données secondaires provenant de documents en deuxième ou troisième personne : documents historiques, correspondances, photos, témoignages, documents officiels, articles de presses, documents d’archives… Cette distinction s’inscrit dans un débat qui continue à être vif, notamment en sociologie, qui porte sur la fiabilité et la validité des données provenant des récits d’expérience et de vie. Les discussions et questions soulevées au cours de ces controverses scientifiques portent sur les logiques d’équilibre entre les différentes formes d’écriture de soi et surtout, différents types de documents aux côtés des récits, tels que ceux provenant de l’analyse documentaire ou du travail d’archives. Cette question relative au croisement des sources procède d’un étayage entre les modes de constitution des données en première, seconde et troisième personnes. L’approche en première personne permet en effet d’appréhender à la fois les contenus du vécu et leur résonance à l’échelle de périodes ou du parcours de vie du sujet. Les connaissances générées par la narration en première personne sur les modes de constitution des faits vécus, à l’échelle individuelle et collective, peuvent être étayées par le croisement des approches en deuxième et troisième personne, soit par intégration de témoignages, de comptes rendus et de documents sociohistoriques. Ce  travail de croisement permet potentiellement de préciser ou de clarifier des contenus et des faits présents dans les récits. Il peut également être réalisé par recours à des modes de recueil complémentaires, tels que le journal de bord, le carnet de bord, les calendriers de vie, qui structurellement, s’organisent à partir de logiques congruentes avec celles qui fondent l’enquête narrative.

4.1 Enquête narrative et pratique du journal Les carnets de bord (Baribeau, 2005) et journaux de recherche correspondent à des formats propices au croisement des formes d’écriture. « La pratique du journal » (Hesse, 2010) constitue un moyen pour l’hybridation des formats d’écriture. Le diarisme, comme technique d’écriture au  jour le  jour, permet de garder traces de l’expérience telle qu’elle se donne à vivre à l’échelle d’une journée, de manière fraîche puisque la narration qui en résulte porte sur le vécu de la journée ou de la veille. L’épreuve

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narrative qui en résulte prédispose à l’écriture d’ordre descriptive, le vécu de référence étant d’une durée relativement courte, tout comme le temps alloué à la narration écrite, du fait de son caractère quotidien. Cette pratique du journal, dont les formes peuvent varier selon les contextes, prédispose à l’alternance des régimes narratifs, le descriptif étant associé à la narration du quotidien, au jour le jour, des synthèses pouvant être produites, à l’échelle du mois, de l’année, avec pour conséquences de faire tendre la démarche vers des formes d’écriture d’ordre biographique. De plus, outre le fait que le format narratif du journal favorise les croisements et articulations des régimes, la pratique du journal ordonne temporellement le vécu selon une dynamique de succession. Elle stabilise la granularité narrative en uniformisant le format et l’empan des vécus décrits. Il en résulte un type de données permettant d’appréhender de manière longitudinale l’expérience, par blocs de vécus successifs, en restant proche des modes de donation de l’expérience. Cette forme d’écriture crée ainsi les possibilités d’une étude descriptive des phénomènes qui, tout en étant strictement séquentielle, reste temporalisée et inscrite dans une continuité expérientielle. Différents formats peuvent en résulter  : extraits courts, au jour le jour, pour documenter un processus de recherche (Hesse,  2010), écriture quotidienne (Gombrowitz, 1995), journal de voyage… Ces pratiques supposent une écriture quotidienne, selon un format réglé, à la fin de la journée ou le lendemain, par exemple, sur la journée qui s’est écoulée la veille. Elles apparaissent donc propices à la collecte des faits vécus au jour le jour, qui évoluent à bas bruit, par accumulation, en mobilisant des échelles temporelles et un niveau de granularité stabilisés.

4.2 Enquête narrative et recherche documentaire Une approche inverse est également possible. Il s’agit par exemple de rédiger un récit biographique, puis d’identifier les faits vécus du récit, pour ensuite les documenter via l’approche descriptive, et via le travail de recherche documentaire. Cette approche est mobilisée de manière magistrale par Pollack (1990) dans son ouvrage qui met au jour l’indicible de l’univers concentrationnaire des camps de la seconde guerre mondiale, en appréhendant le vécu en première, deuxième et troisième personnes, soit en intégrant trois récits biographiques dans l’ouvrage, puis en présentant ses notes de chercheurs, puis en examinant les thématiques ­communes des récits à partir de documents historiques. À l’inverse de la pratique du journal dont l’échelle temporelle première est réglée sur la durée de l’unité de base de la quotidienneté qu’est la journée, l’échelle pour le récit biographique est dès le départ située en relation avec la durée de l’existence. Une fois le récit constitué, lors de la relecture, un travail de mise au jour de la structure temporelle peut être engagé, permettant ensuite l’identification des thématiques

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structurantes contenues dans le texte, qui peut ensuite être étayé via la consultation et l’intégration des documents historiques. Le travail de recherche documentaire et d’archives permet d’ouvrir l’horizon herméneutique des interprétations, en ouvrant des espaces pour interroger, selon un point de vue d’extériorité, les faits vécus et leur exhaustivité au regard du phénomène étudié. Il s’agit en somme d’articuler différentes formes de recueil, par le récit en première personne, par le dialogue et l’échange avec le chercheur, par la consultation en première personne, appréhendables à partir des modes d’interprétation du narrateur, ceux en deuxième personne, du fait des échanges avec le chercheur (en deuxième personne) par l’intégration de témoignages et des pièces d’archives (en troisième personne). La fonction de ces documents en troisième personne (archives, articles, comptes rendus, études historiques) participe d’une extension des modes d’examen de ce qui constitue ­l’intrigue des récits, en réouvrant les possibilités d’inférer les liens de continuité et de causalité à partir desquels se configurent les récits. La question de la focale peut également être examinée, les niveaux de ­granularité étant alors examinés selon des perspectives historiques : paradigme indiciaire en histoire (Ginzburg, 1986/2012), régimes d’historicité (Hartog, 2003), échelles temporelles en historiographie (Braudel, 1958). La pertinence des niveaux de complémentarité entre la démarche de l’enquête narrative et les autres modes d’enquête est donc à penser selon trois aspects  : la temporalisation des faits vécus, les formes d’interprétation produisant des associations causales (à liens faibles ou forts), la documentation des faits sociaux. Différentes approches peuvent alors être mobilisées  : le journal de recherche, la recherche documentaire, l’usage des timeline interview (Adriansen, 2012) apparaissent complémentaires de la pratique de l’enquête narrative fondée sur la modulation des régimes narratifs en tant qu’elles participent de l’équilibre entre ces trois dimensions : temporalisation, configuration, contextualisation.

Synthèse du chapitre Ce neuvième chapitre, dernier de cette troisième partie a permis de préciser les types de corpus de données qui sont constitués via l’enquête narrative. Cela a été réalisé en examinant les modes de recueil et leur logique : données temporalisées, variation des échelles, processus de focalisation, niveaux de fragmentation. Les modes de complémentarité entre les approches de l’enquête en première, deuxième et troisième personne ont également été spécifiés. Les protocoles et procédés de guidance présentés et décrits dans chapitres 7 et 8 ont été précisés à partir de leur fonction et du type de données généré pour l’enquête en sciences sociale.

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Partie 4

Sur le terrain

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Chapitre 10

Fragmentation, séquençage, thématisation

Cette quatrième partie est dédiée à la présentation de la démarche de ­l’enquête narrative, à partir de cas concrets. Ce chapitre présente trois corpus de données, constitués via la mobilisation de stratégies qui sont décrites et explicitées, l’enjeu étant de présenter concrètement les effets de la modulation des régimes narratifs sur les modes de constitution des données. Pour ce faire, pour chacune des trois études, des extraits de récits sont présentés, ce qui permet d’exemplifier, à partir des paramètres tels que l’empan des vécus de référence saisis pour la narration, les effets des variations d’échelle au cours de la temporalisation, des niveaux de fragmentation et de ceux relatifs à l’aspectualisation du vécu. Deux corpus de données assez sommaires sont utilisés pour exemplifier les procédés de traitement et d’analyse des données générées par ­l’enquête narrative. Pour chaque corpus, la stratégie de guidance au cours de l’enquête fait l’objet d’une présentation en quelques paragraphes.

1. Première étude : du récit de vie à la description phénoménologique La démarche retenue pour cette première étude s’amorçant par un récit biographique, pour s’accomplir dans le cadre d’une narration micro­ phénoménologique. Elle reprend dans les grandes lignes la stratégie modélisée dans la figure 7.1 présente dans le chapitre  7 de l’ouvrage. La modélisation schématique du protocole d’enquête pour cette première étude peut être formalisée à partir des paramètres ci-dessous :

• Vécu de référence : réduction graduelle de l’échelle temporelle, à partir de deux récits successifs, le premier situant le moment de l’annonce d’une maladie faisant irruption dans le cours de la vie du sujet,

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le second focalisant sur les instants qui précèdent et qui succèdent de manière immédiate. • Régimes narratifs : de la narration d’une période de vie à la description microphénoménologique d’un moment de diagnostic médical. • Format narratif : deux textes courts, inférieurs à mille mots chacun.

1.1 Constitution du corpus La stratégie d’enquête pour cette étude est conduite en deux temps  : celui de la narration biographique qui s’engage à partir de l’identification d’un moment source, conçu comme le point d’amorce du récit et qui permet la mise en mots d’une période de vie marquée par l’irruption de la maladie dans l’expérience quotidienne ; la poursuite du recueil via la description microphénoménologique d’un moment saillant (le moment de l’annonce de la maladie), vécu alors décrit de manière détaillée et aspectuelle. Les deux récits sont produits par l’auteur de cet ouvrage en mobilisant la consigne énoncée ci-dessous (le lecteur pourra faire de même, pour exercer l’approche et en constater les effets). « Je me propose de me souvenir d’une période de vie marquée par l’expérience de la vulnérabilité, de la maladie. Cette période identifiée, je laisse venir au souvenir le moment d’amorce de cette période, puis la raconte jusqu’à son point d’accomplissement, de résorption, de cette période. »

La stratégie de l’enquête retenue pour cette étude conjugue donc deux régimes, en amorçant le recueil par appréhension du vécu dans la durée, soit via un vécu qui comporte un empan temporel étendu, ce qui permet de procéder à un premier niveau de fragmentation lors de la phase de prétraitement, et ainsi de mettre au jour les unités temporelles du récit. Dans ce récit biographique, une période de vécu d’une durée de dix-huit mois est saisie. Elle réfère à une période de vulnérabilité marquée par l’annonce d’une maladie rare et grave. Le recueil procède donc d’une démarche longitudinale, à partir du repérage d’un point d’amorce sélectionné par le narrateur, l’expression s’organisant ensuite en tenant compte du déroulement diachronique du vécu, ce qui permet de préfigurer l’opération de séquençage des unités temporelles qui s’ensuit. La méthodologie de traitement des données est structurée en unités et en séquences, selon un procédé en deux temps, tel que décrit ci-dessous :

Exemple Étape 1 : constitution du corpus (extrait) « Vers le 15 novembre, je notais l’apparition de rougeurs sur mon visage, des deux côtés du nez. Concentré et préoccupé par la soutenance de la thèse

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­ evenant proche, je n’y prêtais alors pas attention. La soutenance passée, accéd dant enfin aux vacances de fin d’année, je cherchais alors à me ressourcer. C’est alors que les rougeurs s’intensifièrent et que le sentiment de fragilité et d’épuisement s’accentua, au point de devenir le fait majeur de l’existence. Le constatant, je décidais de consulter pour disposer d’un avis averti sur mes troubles cutanés et sur leurs possibles relations avec les perceptions d’épuisement ressenties. » Étape 2 : formalisation des séquences S1/ « Vers le 15 novembre, je notais l’apparition de rougeurs sur mon visage, des deux côtés du nez. Concentré et préoccupé par la soutenance de la thèse devenant proche, je n’y prêtais alors pas attention. » S/ « La soutenance passée, accédant enfin aux vacances de fin d’année, je cherchais alors à me ressourcer. C’est alors que les rougeurs s’intensifièrent et que le sentiment de fragilité et d’épuisement s’accentua, au point de devenir le fait majeur de l’existence. » S/ « Le constatant, je décidais de consulter pour disposer d’un avis averti sur mes troubles cutanés et sur leurs possibles relations avec les perceptions d’épuisement ressenties. » Étape 3 : regroupement des séquences au sein d’une unité permettant de formaliser des blocs temporels, selon la modélisation ci-dessous.

1.2 Du recueil à la fragmentation du récit Le premier traitement des données est généré par un travail de fragmentation du texte afin de définir sa granularité. Cela suppose de mettre au jour des unités temporelles, des séquences et des sous séquences, qui seront ensuite regroupés par thèmes et catégories.

Récit 1. Régime de la narration biographique (période de vie) Empan du vécu de référence : 18 mois Format narratif : 787 mots Unité 1 [Vécu associé à l’irruption de la maladie] : cette unité comporte quatre séquences (fragmentation de niveau 1) et couvre une période d’une année environ. S1/ « Cela faisait près d’une année que je me levais à quatre heures du matin. 2013, c’est en effet la dernière année de l’écriture de la thèse. J’avais passé tout mon été à écrire, restant près de douze heures par jour assis seul dans mon bureau, sans activité autre que celle d’avancer dans l’accomplissement d’une recherche amorcée dix années plus tôt. Malgré mes efforts, le travail n’était pas terminé en septembre. Je me levais donc à trois heures du matin, parfois à

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deux heures, sans ressentir de fatigue supplémentaire. J’avais bien conscience de puiser dans des réserves vitales dont je pressentais intuitivement qu’elles devraient être préservées. Je pensais alors confusément que j’étais engagé dans une opération procédant du « dépassement de soi » susceptible de générer des phénomènes d’épuisement, le déclenchement d’une révolte du corps alors ­maltraité, ou le déréglage des processus métaboliques. S2/ Ces perceptions confuses se manifestèrent de manière accentuée en septembre et octobre 2013, en fin de journée, lorsque la fatigue se faisait intense, me faisant vivre des états de « marasme vital ». Cependant, une force provenant de la volonté, renforcée par la perspective de terminer enfin l’écriture d’une thèse qui était en gestation depuis 2001, me conduisait à nier les messages provenant de perceptions diffuses qui invitaient au repos. S3/ Il y eut un moment, en septembre, où j’acceptais de ne plus prendre en compte les signes de fatigue et, de manière résignée, d’en supporter les conséquences. S4/ Le dépôt de la thèse eut lieu le 15 octobre. » Unité 2 [Vécu du corps. Symptômes]  : cette deuxième unité comporte une séquence (fragmentation de niveau un) et trois sous-séquences (fragmentation de niveau deux), La durée du temps vécu pour cette deuxième unité est de quatre mois (de septembre à fin décembre 2013. Les contenus expérientiels mis au jour au cours du récit concernent les perceptions et sensations physiques d’épuisement, puis l’irruption des symptômes physiques. S5.1/ « Vers le 15 novembre, je notais l’apparition de rougeurs sur mon visage, des deux côtés du nez. Concentré et préoccupé par la soutenance de la thèse devenant proche, je n’y prêtais alors pas attention. S5.2/ La soutenance passée, accédant enfin aux vacances de fin d’année, je cherchais alors à me ressourcer. C’est alors que les rougeurs s’intensifièrent et que le sentiment de fragilité et d’épuisement s’accentua, au point de devenir le fait majeur de l’existence. S5.3/ Le constatant, je décidais de consulter pour disposer d’un avis averti sur mes troubles cutanés et sur leurs possibles relations avec les perceptions d’épuisement ressenties. » Unité 3 [Vécu de crise, réception du diagnostic] : ce troisième bloc comporte une séquence (fragmentation de niveau 1) et treize sous-séquences (fragmentation de niveau 2). La durée de cette unité trois est de deux heures environ. Son contenu concerne l’avant, le pendant et l’après-réception de l’annonce de l’atteinte d’une maladie rare : le lupus. S6.1/ « Le 31 décembre 2013, alors que cela faisait deux mois que j’avais des taches rouges sur les joues, je suis allé voir un médecin généraliste à la campagne. La peau était enflammée, et malgré l’application d’une crème hydratante

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que j’avais trouvée dans un tiroir et qui avait servi lors d’éruptions eczématiques de mon fils il y a quelques années, les choses semblaient empirer. S6.2/ J’arrive donc chez un médecin de campagne vers 9 h 30, accompagné de mon épouse. S6.3/ Après une attente de trente minutes dans une salle d’attente bondée, S6.4/ j’entre dans le cabinet du médecin S6.5/ et m’assois sur une chaise à gauche de son bureau. S6.6/ Il est en train de compléter un dossier sur son ordinateur en gardant le silence. S6.7/ Puis il se tourne vers moi S6.8/ et demande : “Qu’est-ce qui vous amène ?” S6.9/ Je réponds, tout en étant un peu étonné que la question me soit posée étant donné l’évidence, selon moi, des éruptions cutanées : « J’ai deux taches rouges sur le visage depuis maintenant près de quinze jours. Je voudrais avoir une pommade pour calmer ces éruptions. » S6.10/ Le médecin généraliste répond alors sans se lever, ni procéder à un examen particulier  : « Il s’agit d’un lupus. Je vais vous donner une pommade à appliquer sur votre visage. Vous pourrez la retirer à la pharmacie située à côté de l’officine ». S6.11/ Un peu surpris, je demande ce qu’est un lupus, imaginant une forme particulière d’eczéma. S6.12/ Il me répond alors qu’il faudra que je consulte un spécialiste après les vacances de Noël près de mon domicile pour confirmer le diagnostic et ajuster le traitement. S6.13/ De retour sur mon lieu de résidence, je me mets à consulter la notice de la pommade, regarde les avis sur Internet, puis tape “lupus” sur Google. » Unité 4 [vécu du pâtir, errance de diagnostic] : cette quatrième unité comporte une séquence de premier niveau et réfère à une période de six mois. Elle ne comporte aucun passage résultant d’une fragmentation de second niveau, et ce malgré le fait que cette période est marquée par quatre consultations chez des dermatologues. S7/ « Commence alors une période de six mois d’errance durant laquelle je vais consulter successivement quatre dermatologues afin d’obtenir un avis définitif venant infirmer ou confirmer l’annonce produite. Durant ces quatre consultations, je vais m’efforcer de donner les informations nécessaires afin que cet avis puisse être prononcé. Il en résulte alors une sorte de navigation entre praticiens, ceux-ci ayant chacun une hypothèse et un traitement associé, sans jamais valider le scénario Lupus, mais sans l’invalider définitivement. »

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Unité 5 [vécu de l’annonce des résultats des examens médicaux]  : ce cinquième bloc comporte trois séquences de premier niveau pour une période qui dure deux mois et qui s’étend entre deux bornes : le moment de la prise de rendezvous chez un praticien hospitalier ; le moment de la réception des résultats d’analyses médicales qui permettent de formuler un avis définitif sur l’atteinte ou non de la maladie précédemment diagnostiquée. S8/ « Devant mon désarroi, un collègue m’obtient un rendez-vous auprès de la cheffe de clinique en dermatologie de l’hôpital. S9/ Lors de la consultation, elle va appliquer un protocole strict : examen clinique, examen sanguin, biopsie du visage. S10/ Il faudra attendre les résultats de la biopsie durant six semaines pour invalider le premier diagnostic de décembre 2013, les examens cliniques et sanguins étant pourtant positifs. Résultat : malgré six mois d’errance de diagnostic, je ne souffre que de fatigue. »

C’est par le repérage des déictiques temporels que les séquences sont identifiées dans le récit. Et c’est suite à l’identification des séquences temporelles de niveau 1 que le travail de fragmentation en sous-séquences s’engage ensuite. Cette dynamique de fragmentation lors de cette première phase de traitement est donc conduite à partir de la mise au jour des séquences et sous-séquences (non systématique). L’intégration des séquences dans une unité préfigure la constitution d’une précatégorie, celle-ci s’accompagnant d’une opération de thématisation. La fragmentation de l’unité en séquence est dite « fragmentation de niveau 1 ». La fragmentation de la séquence en sous-séquences est dite « fragmentation de niveau 2 ». En synthèse, concernant les critères de fragmentation et les procédés de codage, la méthode peut être résumée de la manière suivante :

• la fragmentation du récit en unité prend comme indicateurs les dates énoncées et les périodes nommées, ces éléments indiquant que le temps vécu avance au cours du récit ; • la fragmentation en séquences prend comme indicateurs les déictiques temporels qui sont les marqueurs du déroulement diachronique de la durée du vécu de référence ; • la fragmentation en sous-séquences est produite par repérage des unités d’action (fragmentation de deuxième niveau), complétée éventuellement d’une fragmentation de troisième niveau, qui vise alors l’aspectualisation du vécu, comme cela est montré lors de la seconde phase de la présente étude. Pour cette étude, à l’issue de cette phase de prétraitement fondée sur des opérations de fragmentation du récit, la formalisation des données

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analysées à ce stade permet de modéliser l’état des données de la manière présentée dans la figure 10.1. Narration 1 : Régime de la narration biographique Durée du vécu de référence : dix-huit mois Périodisation : quatre phases Octobre 2013

Mars 2014 Unité 1 4 séquences Thème : vécu associé à l’irruption de la maladie

Unité 3 1 séquence 13 sousséquences Thème : vécu de crise/ réception du diagnostic

Unité 2 1 séquence 3 sousséquences Thème : vécu du corps/ symptômes

Unité 5 3 séquences Thème : vécu de la réception des résultats médicaux

Unité 4 1 séquence Thème : vécu du pâtir/ errance de diagnostic

Figure 10.1 – Du récit biographique à sa fragmentation en périodes

La figure  10.1 modélise et agrège les résultats des données traitées via les opérations de séquençage la démarche suivie permettant d’aboutir à une préfiguration des données traitées, avec un ordonnancement en cinq unités rassemblant pour l’ensemble dix séquences. Pour deux unités, le niveau de fragmentation comporte deux niveaux de fragmentation  : l’unité deux, avec une séquence et trois sous-séquences et l’unité trois avec une séquence et treize sous-séquences.

1.3 Recueil et codage du récit microphénoménologique Cette première phase du recueil produite via le régime de la narration biographique, et le prétraitement constitué via les opérations de séquençage et de fragmentation, constitue un premier palier pour la démarche

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d’enquête. Ce palier permet alors de délibérer sur les données déjà formalisées et sur l’éventuelle poursuite du recueil des données, ce qui est le cas pour cette étude, qui mobilise pour la seconde phase le régime de la ­description microphénoménologique. Cette seconde phase peut donc s’amorcer en prenant pour sol les données déjà constituées et prétraitées, tel que cela est formalisé dans le tableau 10.1. Tableau 10.1. Tableau de séquençage suite à la fragmentation du récit biographique Unités

Unité 1

Thèmes associés aux unités

Vécu associé à l’irruption de la maladie

Séquences

Thèmes associés aux séquences

S1

Contexte – Période d’effort pour la finalisation du parcours doctoral

S2

Tension et sentiments de fatigue

S3

Perte d’attention au corps

S4

Dépôt de la thèse

Unité 2

Vécu du corps/ symptômes

S5 (3 sousséquences)

Apparition des symptômes

Unité 3

Vécu de crise/ réception du diagnostic

S6 (13 sousséquences)

Moment du premier diagnostic

Unité 4

Vécu du pâtir/errance de diagnostic

S7

Phase d’errance thérapeutique Quatre consultations médicales

S8

Rendez-vous avec un praticien hospitalier

S9

Second diagnostic au CHU

S10

Réception des résultats

Unité 5

Vécu de la réception des résultats médicaux

La cartographie produite dans le tableau  10.1 synthétise les données déjà constituées pour l’étude. Les éléments qui y sont rassemblés permettent au chercheur de délibérer sur les moments qui sont les plus ­pertinents à saisir lors de la seconde phase de l’enquête pour intensifier leur description, en visant des niveaux profonds, pas aspectualisation, via le régime de la description microphénoménologique. Le choix d’une reprise par variation du régime narratif et passage de la narration biographique à la description phénoménologique répond donc à des critères de pertinence, voire de nécessité, du point de vue du chercheur, voire du point de vue du narrateur. Les critères de sélection de la reprise

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de la collecte et de l’intensification de la description d’une ou plusieurs séquences sont donc déterminés par les enjeux de la recherche et de l’état des données constituées qui peuvent s’avérer, par exemple, du point de vue du chercheur, incomplètes ou trop peu détaillées. Pour cette étude, c’est l’unité  5/séquence  9 qui fait l’objet d’un travail de description approfondie, le contenu de cette séquence référant au vécu d’une consultation médicale (la cinquième), qui va conduire le médecin à structurer un protocole de diagnostics rigoureux et systématiques permettant de valider ou d’invalider la contraction de la maladie.

Récit 2. Régime de la description microphénoménologique Vécu d’un diagnostic (Séquence 8) Empan du vécu de référence : 30 minutes Format narratif : 4 000 mots S9.1/ « Un des moments les plus marquants de cette période dite d’errance de diagnostic est celui quand, après avoir consulté en l’espace de trois mois quatre dermatologues distincts, ce qui m’avait conduit à récolter quatre diagnostics différents, S9.2/ je fus reçu par la cheffe de clinique en dermatologie du CHU. Il était alors 16 h 30, un vendredi du mois de février 2014. Les services de l’hôpital commençaient à être vides. S9.3/ Je venais d’être ausculté sur une table dotée d’un éclairage permettant de voir avec précision les différentes taches sur ma peau. J’étais admiratif du caractère systématique et rigoureux de la démarche empruntée pour la réalisation du diagnostic. S9.4/ Après quinze minutes, j’étais assis devant la cheffe de service pour un premier verdict résultant de l’examen clinique. Je lui proposais alors de consulter également les photos que j’avais faites de mon visage avec mon téléphone portable, ce qu’elle fit. S9.5/ C’est alors que le téléphone sonna et qu’elle prit l’appel, tout en continuant à faire circuler les photos contenues dans mon mobile. Son attention était alors divisée entre le discours de son interlocuteur qui était avec elle au téléphone et les photos qui défilaient devant ses yeux. Manifestement, elle m’avait très momentanément oublié. S9.6/ C’est alors que les photos de mon visage montrant deux taches très nettes des deux côtés de mon nez apparurent à l’écran, montrant un parfait modèle du signe du lupus. S9.7/ Je vis alors sur son visage une transformation très franche de l’expression qui, du fait de son absorption dans la conversation téléphonique, n’était pas dissimulée ni même aménagée.

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S9.8/ Je compris instantanément que son avis venait de basculer, S9.9/ ce qui provoqua chez moi un mini-séisme : je ressentis une forme de dévidement, telle une digue qui soudainement se rompt (S9a). Intérieurement, je percevais une forme de lâcher-prise (S9b), la fin d’une résistance qui s’orientait vers une forme d’acceptation résignée (S9c), oscillant entre le soulagement et la crainte (S9d). Extérieurement, l’ambiance de la pièce était transformée, comme si l’heure avait avancé très rapidement et que le début de la nuit était proche (S9e). S9.10/ Le médecin raccrocha, releva la tête, me regarda de manière directe et résolue : « Bon, nous allons faire l’ensemble des examens pour vérifier : prise de sang et biopsie du visage. Il est encore temps pour que les prélèvements soient transmis au laboratoire aujourd’hui. » S9.11/ Sans réfléchir, je la suivais pour la prise de sang. J’étais entre ses mains, dépendant de son savoir. »

La structure de ce second corpus narratif comporte donc onze séquences. Incluses dans l’ensemble des données constituées à l’échelle des deux phases de l’enquête conduite pour cette étude, ces onze séquences sont des sous-séquences, leur formalisation résultant de la fragmentation d’une séquence produite en phase  1 (la séquence neuf ), via le récit biographique. Ce deuxième palier atteint, un troisième peut être initié, en prenant en compte les enjeux de l’étude, comme cela est présenté ci-dessous. Cette fragmentation de niveau trois diffère des deux premiers niveaux, qui procèdent d’une réduction de l’empan du vécu de référence. La distinction introduite ici est la suivante : la fragmentation de niveau 2 réduit l’empan de la séquence temporelle, la fragmentation de niveau 3 maintient l’empan mais dissocie les composants intégrés et organiques du vécu pour en différencier les aspects, En d’autres termes, la fragmentation de niveau 3 vise l’aspectualisation du vécu, soit la dissociation des composants du vécu qui, par synthèse, participent de la donation de la situation vécue. Cette dynamique de fragmentation de niveau  3 porte pour cette étude sur la sous-séquence 9.9 (tableau 10.2). Tableau 10.2 – Fragmentation du vécu de niveau 3 et aspectualisation du vécu Séquences

Nombre de mots

Thèmes

S9.1

36 mots

Parcours d’errance – Quatre diagnostics

S9.2

33 mots

Service dermatologie CHU – Ambiance déserte

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Fragmentation, séquençage, thématisation

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Séquences

Nombre de mots

Thèmes

S9.3

37 mots

Impressionné par le professionnalisme du praticien

S9.4

40 mots

Présentation de photo du visage

S9.5

53 mots

Attention vigilante sur le visage du praticien

S9.6

30 mots

Apparition photo typique maladie

S9.7

28 mots

Changement expression – Perception de vérité

S9.8

9 mots

Perception d’un basculement

S9.9

69 mots

Vécu d’un mini-séisme : Sensation de dévidement (S9a) Lâcher-prise, fin d’une résistance (S9b) État de résignation (S9c) Perception de soulagement et crainte (S9d) Ambiance extérieure transformée, fin du jour (S9e)

S9.10

45 mots

Prise de position du médecin

S9.11

20 mots

Rupture d’agentivité, du pâtir au subir consenti

Le tableau  10.2 formalise les séquences mise au jour au cours de la description microphénoménologique, ces sous-séquences comportant un empan variable, de durée très courte, de quelques minutes à quelques secondes, voire microsecondes, tel que cela est le cas pour la séquence neuf. Comme indiqué, la fragmentation à l’échelle des sous-séquences ne génère pas de réduction de l’empan de la sous-séquence (et donc de la granularité du récit) mais procède d’une différenciation des aspects qui participent de la donation du vécu, à l’échelle de la sous-séquence. Tableau 10.3 – Dissociation des composants du vécu à l’échelle d’une sous-séquence Séquences S9

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Nombre de mots 69 mots

Thèmes

Composantes de la donation

Vécu d’un mini-séisme : Sensation de dévidement (S9a) Lâcher-prise, fin d’une résistance (S9b) État de résignation (S9c) Sensation de soulagement et crainte (S9d) Ambiance extérieure transformée, fin du jour (S9e)

Sphère de la proprioception Sphère de sensation Sphère de la cognition Sphère de la sensation Sphère de la perception ambiantielle

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Les tableaux  10.2 et 10.3 permettent d’exemplifier les effets du régime de la description microphénoménologique sur la mise en mots du vécu :

• formalisation des séquences et sous-séquences ; • aspectualisation à l’échelle de sous-séquences. Ce régime permet ainsi d’accéder aux dimensions microgénétiques de la donation du vécu, et ainsi de dissocier les composantes cognitive, corporelle, agentive et sensible qui participent de la donation en situation, tout en maintenant la possibilité, malgré les dimensions microprocessuelles de l’expérience décrite, de situer ces unités et aspects du vécu au sein de séquences plus vastes, jusqu’à pouvoir les retrouver et les situer à l’échelle du biographique, soit dans les unités temporelles formalisées durant la première phase de l’étude. Les procédés de modulation des régimes narratifs, tout comme les procédés de traitement des données doivent permettre de structurer des données qui pourront être analysées selon différents niveaux granulaires, sans perte de la dimension organique et symbiotique du vécu. Cela suppose de pouvoir articuler différents niveaux de fragmentation du vécu lors des phases de traitement, des macroprocessus d’ordre biographique jusqu’au microprocessus relevant de la vie sensible, sans rupture de seuil. Ainsi, même si les données recueillies à l’échelle des deux récits comportent des variations d’échelles temporelles importantes, le traitement et la formalisation des données doivent permettre d’agréger les données des deux récits en restituant la dimension longitudinale du vécu et le feuilleté des couches expérientielles mis au jour par l’analyse.

1.4 Modélisation de la structure temporelle des données recueillies Le travail de séquençage qui vient d’être réalisé permet de formaliser le tableau 10.4.

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Récit 2 – Description microphénoménologique Focalisation sur la séquence S9 – Second diagnostic CHU S91. S92. S93. Auscultation S94. S95. Contexte Arrivée Premier Médecin au CHU verdict. téléphone. Photo visage

Récit 1 – Régime de la narration biographique Période de vie, durée du vécu de 18 mois, fragmentation en 5 unités U1. Contexte biographique U2. Apparition des symptômes S1. S2. S3. Perte S4. S5. Apparition des Parcours Tension d’attention Dépôt de symptômes doctoral et fatigue au corps la thèse S51. Corps (rougeurs) S52. Psychique (fragilité) S53. Cognitif (décision consultation)

S96. Taches. Signes cliniques

S97. Surprise du médecin

S98. Ébranlement interne patient

S910. Médecin décide protocole complet

S8. S9. RendezSecond vous CHU diagnostic CHU

S911. Entrée régime du pâtir/ subir

S10. Réception des résultats

U5. Second diagnostic et réception des résultats

S99. Perception rupture Lâcher prise Changement ambiantiel

U4. Errance thérapeutique S6. Premier diagnostic S7. Errance S61. Corps (rougeurs thérapeutique intenses) S62. Arrivée cabinet médecin S63. Attente S64. Entrée cabinet médecin S65. S’assoit S67. Médecin affairé S68. Question du médecin S69. Réponse : taches S610. Annonce Lupus S611. Surprise S612. Diagnostic à confirmer S613. Prise d’information

U3. Premier diagnostic

Tableau 10.4 – Matrice intégrant les unités, séquences, sous séquences et aspects du vécu selon une approche longitudinale et microgénétique

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La logique suivie lors de la mise en forme du tableau  10.4 vise à rassembler de manière organisée l’ensemble des séquences et sous-séquences, en restituant la dimension longitudinale du vécu, ainsi que sa dynamique microgénétique, à partir de la mise au jour des processus qui relèvent de la vie sensible. La matrice qui y est formalisée agrège les séquences et sous-séquences en les resituant dans une dynamique microgénétique et générative via la restitution de la temporalité diachronique et de la durée, ce qui permet de restituer la texture expérientielle mise en mots dans le vécu narré. La première partie de la matrice présente, en respectant la dynamique de fragmentation, les unités temporelles, puis les séquences et sous séquences associées à chacune des unités. La seconde partie (lignes du bas) intègre les onze sous-séquences résultant de la fragmentation de la séquence  9 (unité  5). Pour chacune des unités, séquences et sousséquences, un contenu est nommé par thématisation.

2. Seconde étude : de la description phénoménologique au récit de vie Pour cette seconde étude, qui interroge les processus de formation de soi par le voyage, trois récits sont proposés, produits à partir de trois consignes successives qui visent le même vécu, en procédant par une extension graduelle de son empan. La spécificité de cette étude consiste donc à maintenir identique le format narratif de chacun des récits, malgré l’extension graduelle de l’empan du vécu de référence. Cette fixité relative du format narratif est matérialisée dans l’étude à partir du décompte, pour chaque récit, du nombre de mots contenus dans chacun des récits. L’étude ­commence en mobilisant le régime de description micro­ phénoménologique pour s’étendre ensuite, par cercles concentriques, en mobilisant le régime de la narration du vécu, puis de la narration bio­graphique. La modélisation schématique du protocole d’enquête pour cette seconde étude peut être formalisée à partir des paramètres ci-dessous :

• Empan du vécu de référence : extension graduelle en trois temps : 1) description microphénoménologique d’un vécu saillant associé à l’expérience de l’ailleurs, 2) narration d’un moment de voyage d’une durée de trois mois, 3) récit d’une période de vie incluant le vécu du voyage (3). • Modulation des régimes narratifs : de la description détaillée du vécu à la narration configurée des moments de vie. • Évolution du format narratif  : format fixe, avec maintien du cadre, générant une intensification de la compression temporelle dans le récit de soi, du fait de l’extension de l’empan de vécu de référence sans variation du format.

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Fragmentation, séquençage, thématisation

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2.1 Constitution du corpus La stratégie d’enquête est donc amorcée à partir de l’identification d’un moment inaugural, conçu comme décisif du point de vue du narrateur, ce premier moment étant décrit dans le premier récit de manière détaillée et aspectuelle. Le second récit étend une première fois l’empan du vécu, passant alors d’une durée de soixante minutes à une durée de trois mois, ce qui permet d’étendre l’amplitude diégétique du récit. La même démarche est poursuivie ensuite via la narration biographique qui permet la mise en mots, à format constant, d’une période de trois années de vie. La démarche ainsi conduite s’apparente à un processus de rétrodiction (Veyne, 1971), l’identification du moment saillant et sa description détaillée conduisant à le caractériser, pour ensuite, le situer au sein d’un moment du parcours lui-même localisé dans une période de vie du narrateur. Les trois récits sont produits par l’auteur de cet ouvrage en mobilisant la consigne énoncée ci-dessous. Le lecteur pourra faire de même, pour exercer l’approche et en constater les effets.

Exemple « Je me propose de me souvenir d’un des voyages qui a été important pour moi, puis de revenir aux premiers mots de ce voyage, pour les décrire de manière chronologique et temporalisée, afin de mettre en mots les premiers instants d’arrivée et d’évolution dans l’ailleurs ».

Le premier récit présente donc un vécu inaugural, celui de l’arrivée du narrateur dans un aéroport en Inde. La durée du vécu narrée est courte, la description détaillée, celle-ci comprenant une différenciation entre différents aspects : ambiance, sensation corporelle, perceptions sensorielles, actions et mouvements…

Récit 1. Régime microphénoménologique Empan du vécu de référence : 60 minutes Format narratif : 237 mots « Mon premier voyage en Inde s’est déroulé entre décembre  1993 et mai  1994. Lorsque je suis arrivé à l’aéroport de New Delhi, en décembre 1993, vers 10 h 00, le matin, j’ai été frappé par l’étrange lumière de l’aéroport. La clarté un peu jaunâtre diffusée par les lampes, associée au mobilier m’apparaissant vétuste, créait une ambiance qui m’était peu familière. La chaleur moite qui régnait venait renforcer ce sentiment de changement brusque, voire de rupture avec le monde que j’avais laissé en France lors de mon entrée dans l’avion. Après avoir récupéré mes bagages, je me suis dirigé vers la sortie. En approchant de la ligne qui signalait l’entrée dans

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l’aéroport, côté visiteur, je vis devant moi une foule compacte. Je ressentis une forte appréhension qui me tétanisa presque. Une centaine d’yeux semblaient braqués sur moi. J’entendais le bruit de la foule, de la rue, des travaux. La lumière était maintenant presque aveuglante. Mon rythme cardiaque semblait s’être accéléré tandis que le rythme de mes pas s’était à l’inverse totalement ralenti. Le franchissement de la ligne qui séparait la “zone transit” de la zone “réception des voyageurs” signait mon entrée en Inde. Je savais que je ne pourrais alors pas revenir en arrière. Il me faudrait ensuite résolument avancer, quitter l’aéroport, m’enfoncer dans la ville. Après quelques secondes d’hésitation, je compris qu’il me fallait poursuivre. Je repris donc la marche, et m’immergeais dans la foule. »

Le deuxième récit s’édifie à partir du vécu de référence qui fait socle pour le premier récit (le voyage en Inde de 1993) tout en élargissant la focale, soit en procédant par extension de l’empan, la durée passant de soixante minutes à trois mois. Le taux de compression du temps généré est donc conséquent lors du passage du premier au deuxième récit, puisque le format narratif n’évolue pas  : 250  mots environ. Du fait de cet effet de ­compression, le narrateur doit composer en sélectionnant les faits vécus durant la période de trois mois dans laquelle est inclus le moment inaugural décrit dans le récit 1, ce qui influe sur les procédés de composition du récit.

Récit 2. Régime de la narration biographique – Moment de vie Empan du vécu de référence : 90 jours Format narratif : 226 mots « Mon premier voyage en Inde s’est déroulé entre décembre 1993 et mai 1994. J’ai commencé par rester quelques jours à New Delhi, au Ringo Guesthouse, qui est aujourd’hui fermé. Ce lieu a fait office de refuge durant la première semaine. J’étais en effet très désorienté par les sollicitations incessantes, tentatives ­d’arnaques en tout genre. Il me fallut plusieurs jours pour arriver à marcher dans la rue, à m’orienter, à comprendre ce que je pouvais manger en limitant le risque de l’intoxication alimentaire. Je fis ensuite un passage par le Rajasthan, puis descendis vers Bombay. Les premières semaines furent très éprouvantes. Je faisais l’expérience de la maladie, de l’isolement. Mes déplacements alternaient entre le bus et le train, sans grand confort. J’apprenais la vigilance, en restant en alerte pour surveiller mes bagages, pour choisir la nourriture, pour veiller à ma condition physique. L’arrivée dans le sud de l’Inde, puis un séjour de trois semaines au Sri Lanka, avant un retour à Madras, dans le Tamil Nadu, fut plus reposante. Je me souviens d’avoir senti presque physiquement une forme de détente, lors d’un matin ensoleillé à Mahabalipuram. Je commençais à ­comprendre l’Inde, et j’avais l’impression d’avoir appris à y voyager et à y vivre. Au bout de trois mois, je revenais vers le nord, arrivée à Varanasi… La seconde période de ce voyage de six mois commença alors. »

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Le troisième et dernier récit présenté étend de nouveau l’empan du vécu de référence commun aux trois récits (le vécu du voyage en Inde) et l’intègre, toujours à format narratif constant, dans une période de vie d’une durée de 36 mois, multipliant ainsi de douze fois la durée prise en compte par rapport au récit deux. Le taux de compression du temps s’intensifie donc de manière massive, avec en effet direct sur la granularité narrative et sur l’empan des séquences.

Récit 3. Régime de la narration biographique – Période de vie Empan du vécu de référence : 36 mois Format narratif : 206 mots « Lors de la dernière année du diplôme que je préparais alors, en 1993, j’ai eu l’occasion de vivre six mois dans l’Île de la Réunion, pour mon stage de fin d’études. Ce fut ma première expérience longue de séjour loin de la métropole. J’étais alors hébergé par une famille mauricienne qui m’a initié à l’art du thé indien. C’est alors que le projet d’un voyage au long cours en Asie est arrivé. Après six mois de préparation, je suis donc parti pour l’Inde. Ce voyage de six mois a provoqué une véritable brèche dans le cours de mon existence : rupture des rythmes, dépaysement, mise en péril, rencontres décisives… Je revins transformé, peinant durant les premiers mois à me réinscrire dans une vie quotidienne régie par la sédentarité. Durant les premiers mois, je fus partagé entre le plaisir de retrouver des formes de confort que j’avais presque oubliées et l’envie régulière de repartir. Le mouvement me manquait, le dépaysement également. J’avais cependant appris des manières inédites de conduire ma vie durant cette phase d’immersion dans les mondes indiens. Avec le temps, j’appris à reconnaître et à quotidianniser ces apprentissages, à les dire et les mobiliser dans des contextes de travail. Graduellement, une continuité à cette vie de voyage émergea, entre inscription professionnelle et entrée dans la vie conjugale. »

La stratégie d’enquête suivie a donc été conduite selon trois phases, en procédant par extension graduelle de l’échelle temporelle du vécu de référence, sans variation de format concernant l’espace alloué à la progression du récit. Cette stratégie mobilise dans un premier temps le régime de la description microphénoménologique, puis graduellement, procède par extension en mobilisant celui de la narration biographique au cours de l’enquête. La succession des trois récits permet la mise au jour de pans du vécu du voyage distincts  : dimensions sensibles et expérientielles lors de la description microphénoménologique présente dans le récit  1 ; dimensions longitudinales et séquentielles pour le deuxième récit ; perspectives biographique et rétrospective dans le récit 3. La stratégie d’extension graduelle de la durée d’un vécu de référence associé au maintien à l’identique du format narratif permet d’appréhender concrètement les effets des variations d’échelle sur la mise au jour des

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phénomènes et faits vécus, la granularité étant modifiée lors du passage d’un récit à l’autre, les contenus expérientiels s’en trouvant renouvelés, les faits vécus et leur mise en intrigue transformés.

2.2 De la fragmentation au séquençage des données Les critères à partir desquels la stratégie d’enquête a été conduite peuvent être résumés de manière suivante :

• • • • •

conduite de trois narrations successives ; maintien du vécu de référence ; extension graduelle de son empan ; stabilisation d’un format narratif ; massification graduelle de la granularité entre le récit 1 et le récit 3.

Cette stratégie génère un corpus de données singulier dont l’analyse peut s’organiser de la manière suivante :

• • • • •

fragmentation du récit par repérage des unités temporelles ; identification des faits vécus ; mise au jour de la structure temporelle à l’échelle de chacun des récits ; puis à l’échelle du corpus ; thématisation à partir de la sélection des faits vécus.

Le séquençage des données, premier stade du traitement, peut alors être réalisé via le modèle du tableau 10.5. Tableau 10.5 – Fragmentation et traitement séquentiel des données Récit 1 : Durée du vécu : 60 minutes Format du texte : 237 mots Nombre de séquences : 5

Récit 2 : Durée du vécu : 90 jours Format du texte : 226 mots Nombre de séquences : 7

Récit 3 : Durée du vécu : 36 mois Format du texte : 206 mots Nombre de séquences : 6

R1.S1./ Mon premier voyage en Inde s’est déroulé entre décembre 1993 et mai 1994.

R2.S1/ Mon premier voyage en Inde s’est déroulé entre décembre 1993 et mai 1994.

R3.S1/ Lors de la dernière année du diplôme que je préparais alors, en 1993, j’ai eu l’occasion de vivre six mois dans l’Île de la réunion, pour mon stage de fin d’études. Ce fut ma première expérience longue de séjour loin de la métropole. J’étais alors hébergé par une famille mauricienne qui m’a initié à l’art du thé indien. C’est alors que le projet d’un voyage au long cours en Asie est arrivé.

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Fragmentation, séquençage, thématisation

Récit 1 : Durée du vécu : 60 minutes Format du texte : 237 mots Nombre de séquences : 5

Récit 2 : Durée du vécu : 90 jours Format du texte : 226 mots Nombre de séquences : 7

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Récit 3 : Durée du vécu : 36 mois Format du texte : 206 mots Nombre de séquences : 6

R3.S2/ Après six mois R2.S2/ J’ai commencé R1.S2/ Lorsque je suis arrivé de préparation, je suis donc par rester quelques jours à l’aéroport de New Delhi, parti pour l’Inde. à New Delhi, au Ringo en décembre 1993, vers Guesthouse, qui est 10 h 00, le matin, j’ai été frappé par l’étrange lumière aujourd’hui fermé. Ce lieu a fait office de refuge durant de l’aéroport. La clarté la première semaine. J’étais un peu jaunâtre diffusée en effet très désorienté par les lampes, associée par les sollicitations au mobilier m’apparaissant incessantes, tentatives vétuste, créait une ambiance d’arnaques en tout genre. qui m’était peu familière. La chaleur moite qui régnait venait renforcer ce sentiment de changement brusque, voire de rupture avec le monde que j’avais laissé en France lors de mon entrée dans l’avion. R1.S3/ Après avoir récupéré R2.S3/ Il me fallut plusieurs mes bagages, je me suis dirigé jours pour arriver à marcher dans la rue, à m’orienter, vers la sortie. En approchant à comprendre ce que je de la ligne qui signalait pouvais manger en limitant l’entrée dans l’aéroport, le risque de l’intoxication côté visiteur, je vis devant alimentaire. moi une foule compacte. Je ressentis une forte appréhension qui me tétanisa presque. Une centaine d’yeux semblaient braqués sur moi. J’entendais le bruit de la foule, de la rue, des travaux. La lumière était maintenant presque aveuglante. Mon rythme cardiaque semblait s’être accéléré tandis que le rythme de mes pas s’était à l’inverse totalement ralenti. Le franchissement de la ligne qui séparait la « zone transit » de la zone « réception des voyageurs » signait mon entrée en Inde. Je savais que je ne pourrais alors pas revenir en arrière. Il me faudrait ensuite résolument avancer, quitter l’aéroport, m’enfoncer dans la ville.

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R3.S3/ Ce voyage de six mois a provoqué une véritable brèche dans le cours de mon existence : rupture des rythmes, dépaysement, mise en péril, rencontres décisives…

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Récit 1 : Durée du vécu : 60 minutes Format du texte : 237 mots Nombre de séquences : 5 R1.S4/Après quelques secondes d’hésitation, je compris qu’il me fallait poursuivre.

R1.S5/ Je repris donc la marche, et m’immergeais dans la foule.

Récit 2 : Durée du vécu : 90 jours Format du texte : 226 mots Nombre de séquences : 7

Récit 3 : Durée du vécu : 36 mois Format du texte : 206 mots Nombre de séquences : 6

R3.S4/ Je revins transformé, R2.S4/ Je fis ensuite un passage par le Rajasthan, peinant durant les premiers mois à me réinscrire puis descendis vers dans une vie quotidienne Bombay. Les premières régie par la sédentarité. semaines furent très éprouvantes. Je faisais l’expérience de la maladie, de l’isolement. Mes déplacements alternaient entre le bus et le train, sans grand confort. J’apprenais la vigilance, en restant en alerte pour surveiller mes bagages, pour choisir la nourriture, pour veiller à ma condition physique. R2.S5 (a, b, c)/ L’arrivée dans le sud de l’Inde (a), puis un séjour de trois semaines au Sri Lanka (b), avant un retour à Madras, dans le Tamil Nadu, fut plus reposante (c). Je me souviens d’avoir senti presque physiquement une forme de détente, lors d’un matin ensoleillé à Mahabalipuram. Je commençais à comprendre l’Inde, et j’avais l’impression d’avoir appris à y voyager et à y vivre.

R3.S5/ Durant les premiers mois, je fus partagé entre le plaisir de retrouver des formes de confort que j’avais presque oubliées et l’envie régulière de repartir. Le mouvement me manquait, le dépaysement également. J’avais cependant appris des manières inédites de conduire ma vie durant cette phase d’immersion dans les mondes indiens.

S6/Au bout de trois mois, je revenais vers le nord, arrivée à Varanasi…

R3.S6/ Avec le temps, j’appris à reconnaître et à quotidianniser ces apprentissages, à les dire et les mobiliser dans des contextes de travail. Graduellement, une continuité à cette vie de voyage émergea, entre inscription professionnelle et entrée dans la vie conjugale.

R2.S7/ La seconde période de ce voyage de six mois commença alors.

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Plusieurs observations peuvent être réalisées concernant le procédé de fragmentation des récits, de l’identification des unités temporelles et du séquençage des données :

• Les critères de séquençage apparaissent fondés sur les déictiques temporels, soit sur les mots qui indiquent une avancée temporelle du récit. Il convient une nouvelle fois de noter que le mode de recueil des données et que les procédés de guidance caractéristiques de ­l’enquête narrative ont pour effet de préfigurer les données pour l’analyse, celles-ci étant recueillies en étant ordonnées temporellement à partir du principe de succession. • Le niveau de fragmentation et le nombre de séquences qui en ­résultent (R1.S1…) apparaissent homogènes pour les trois récits (R1, R2, R3). Le nombre de signes pour chacune des séquences apparaît cependant variable. Le récit 1, produit via le régime de la description microphénoménologique, comporte cinq séquences dont deux (R1.S3 et R1.S4) qui contiennent 80 % du contenu narré (calculé en nombre de mots contenus dans ces deux unités au regard du nombre de mots total du récit). Comparativement, le récit 3 comporte une distribution équilibrée du contenu pour chacune des séquences. Cette variation dans la distribution du contenu par séquences caractérise l’effet des régimes narratifs  : la description génère des effets d’intensification qui se concrétise par la réduction du nombre et de séquence et l’augmentation du contenu par séquence. À l’inverse, la narration biographique génère des phénomènes de lissage et d’équilibration quant à la distribution des contenus par séquence. • Le séquençage présenté dans le tableau 10.5 résulte de la fragmentation des trois récits. Certaines séquences, telles que la R2.S5, pourraient faire l’objet d’une fragmentation de niveau 2. L’intensification de la fragmentation est donc possible. Elle n’est cependant pas systématiquement pertinente, le réglage du niveau de fragmentation dépendant des enjeux de la recherche et de la nature concrète des données collectées.

2.3 Du traitement séquentiel à la thématisation Le travail de séquençage fondé sur la fragmentation du récit visant le découpage des unités temporelles constitue la première opération de traitement des données. Il permet de mettre au jour la structure temporelle diachronique du vécu telle qu’elle se donne dans le récit. Cette structure

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peut faire l’objet d’un examen en soi, à partir de la perspective strictement chronologique, ce qui conduit par exemple à interroger les dimensions complètes des faits vécus identifiés dans le récit, à partir d’une perspective en première personne (lors de la relecture du narrateur), en deuxième personne (via les interactions avec le chercheur), voire en troisième personne (en mobilisant des ressources documentaires ou des pièces d’archives). La seconde opération de traitement peut ensuite s’amorcer, par intégration des trois récits dans une structure qui croise les dimensions temporelles et thématiques de l’ensemble du corpus narratif. Dans le cadre de cette étude, et suite au premier traitement des données qui permit d’identifier les séquences à l’échelle des récits, la structuration d’une matrice commune vise l’intégration des séquences identifiées dans un cadre commun qui respecte l’ordonnancement chronologique d’ensemble. Il ­ convient alors de situer les récits un et deux comme instants et moments de vécu contenus dans le récit trois, selon la logique d’intégration suivante  : la séquence R3.S3 contient les récits  1 et 2 ; la séquence R2.S1 contient le récit un. Reste alors à nommer chacune des séquences, ce qui permet de finaliser la seconde opération de traitement des données et d’aboutir à la matrice du tableau 10.6. Tableau 10.6 – Cadre commun aux trois récits par croisement thématique et temporel Récit 3 – Régime de la narration biographique Période de vie, durée du vécu de 36 mois, fragmentation en 6 séquences R2.S1 R3.S2 Fin du Voyage cycle initiatique d’études

R3.S3 Épreuve de l’ailleurs

R3.S4 R3.S5 Retour les Intégration chez-soi biographique

R3.S6 Quotidiannisation des apprentissages

Récit 2 – Narration du vécu Moment biographique (Focalisation sur la séquence R3.S3) : L’épreuve R2.S6 R2.S7 R2.S1 R2.S2 R2.S3 R2.S4 R2.S5 Épreuve Vécu Premières Premiers Intégration Accomplissement Seconde d’un cycle. phase du de d’incertitude acclimatations déplacements des gestes Première phase voyage l’ailleurs et mise et et du voyage à l’abri hypervigilance perception de maîtrise Récit 1 – Description microphénoménologique Instant inaugural (Focalisation sur la séquence R2.S1) : L’immersion R1.S1 Épreuve de l’ailleurs

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R2.S2 Arrivée en Inde, ambiance de l’aéroport

R1.S3 Émergence d’une perception d’étrangeté et de risque

R1.S4 Oscillation et décision de franchir le seuil

R1.S5 Première immersion dans le pays

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Fragmentation, séquençage, thématisation

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Le tableau 10.6 formalise les données constituées lors de cette première phase d’analyse en intégrant chacune des séquences temporelles dans une matrice permettant de restituer, à l’échelle du corpus, les dimensions intégrées, organiques et microgénétiques du vécu tel qu’il s’est donné au langage. Cette phase qui croise le temporel et le thématique peut être considérée comme un premier niveau d’aboutissement lors des opérations de traitement du corpus, les éléments étant agrégés dans le tableau huit pouvant servir de socles pour une analyse thématique, processuelle et temporelle du phénomène étudié, en l’occurrence les effets de transformation résultant de l’expérience du voyage.

Synthèse du chapitre Dans ce chapitre, deux études ont été présentées de manière détaillée, l’enjeu poursuivi étant de caractériser, à partir de récits et des corpus de données en résultant, les effets de la modulation des régimes narratifs au cours de l’enquête. Un deuxième objectif a été de présenter concrètement la manière dont se concrétisent les opérations de temporalisation, de fragmentation, de séquençage, au cours de l’enquête narrative. Pour cela, des niveaux de fragmentation ont été différenciés, des critères formalisés pour le séquençage formalisé, en conduisant une réflexion sur les critères qui permettent de réguler les niveaux de fragmentation en fonction de la spécificité de la recherche conduite. C’est en effet l’objet des matrices présentées à la fin de chacune des deux études que de resituer l’ensemble des opérations, parfois techniques, liés au travail de traitement des données, dans la démarche d’ensemble de l’enquête narrative, dont la fonction est de générer des connaissances sur les faits vécus et sur leur retentissement dans le temps de l’expérience et de la vie du sujet.

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Chapitre 11

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Les éléments présentés dans les chapitres 9 et 10 ne constituent pas une réponse directe aux interrogations ou critiques portant sur la possibilité d’édifier des connaissances scientifiques à partir de l’expression et de la narration du vécu. Un ouvrage ne suffirait pas pour documenter le champ de la controverse entre les tenants d’une science de l’expérience vécue (Petitmengin, Bitbol et Ollagnier, 2015) et les approches invalidant a priori les formes de connaissances se référant aux données issues de l­’expérience. Il suffit pour cela de revenir aux prises de position de Bachelard dont la fermeté conduirait presque à clore la discussion : « Dans la formation d’un esprit scientifique, le premier obstacle, c’est l’expérience placée avant et au-dessus de la critique, qui, elle, est nécessairement un élément intégrant de l’esprit scientifique » (Bachelard, 1938, p. 23).

Il ajoute ensuite : « Voici la thèse philosophique que nous allons soutenir l’esprit scientifique doit se former contre la nature, contre ce qui est en nous et hors de nous » (Bachelard, 1938, p. 23).

Il est cependant possible de considérer que l’examen des formes narratives participant de l’expression du vécu constitue un moyen, une manière, un ensemble de procédés documentés dont l’enjeu est de mobiliser l’expérience vécue pour générer des connaissances qui sont dépendantes, dans leur mode d’existence, de la narration et du récit de soi. La situation narrative de l’enquête narrative est « autodiégétique » (Adam et Revaz, 1996, p. 82) avec une référence maintenue à l’expérience éprouvée, exprimée en première personne. C’est cette posture d’énonciation singulière qui rend possible l’étude des instances narratives du récit (Reuter, 2016) et celle des procédés par lesquels l’expérience du passage au langage et le récit de soi s’édifient.

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1. Des données présentationnelles, temporalisées et expérientielles En fondant la démarche d’enquête sur le problème difficile de l’expérience (Breton, 2021), soit la dimension expérientielle du vécu (les effets vécus au contact des objets de l’expérience), l’enquête narrative vise la caractérisation des processus par lesquels s’opèrent – entre durée et détail – les transformations de points de vue des sujets, individuels ou collectifs. Et, pour appréhender la complexité de l’expérience, la visée est de s’orienter, au cours de l’enquête, en retenant deux axes  : la temporalisation de ­l’expérience et la configuration du vécu. Ainsi, la proposition produite par l’enquête narrative est d’étudier les modes de constitution des points de vue en relation avec les modes de composition du récit de soi. En d’autres termes, il est postulé que la manière dont un point de vue se constitue, soit l’accomplissement d’une dynamique de compréhension, d’une manière de penser et d’appréhender des événements advenus dans le cours de la vie, emprunte, pour s’accomplir dans le langage, des procédés, une cinétique et une dynamique qui prennent la même forme que les processus constitutifs à partir desquels les points de vue s’édifient. La narration, selon cette perspective, ne porte pas au langage un contenu représenté, mais des contenus qui sont à la fois présentationnels et présentifiés : « Au lieu de dire que nous avons l’expérience de représentations, ils seraient préférables de dire que nos expériences sont présentationnelles et qu’elles présentent le monde comme ayant certaines caractéristiques » (Zahavi, 2015, p. 91)

Ce qui advient dans le langage lors de l’activité narrative, c’est à la fois le monde vécu et la manière dont il est habité par le sujet. C’est donc par différenciation avec une perspective appréhendant l’expérience d’un point de vue d’extériorité que l’enquête narrative produit sa singularité, et par la mobilisation de procédés méthodologiques en phase avec la visée ­compréhensive et expérientielle que sa pertinence se construit. Ces procédés méthodologiques cherchent en effet à appréhender :

• les contenus de l’e xpérience vécus par le sujet via l’identification et la description des faits vécus ; • le retentissement expérientiel (les effets vécus durant, avant et après le vécu des faits significatifs) résultant du contact du sujet avec les contenus s’étant donnés au moment de l’irruption des faits ; • la temporalité de la propagation de ce retentissement des effets vécus à l’échelle du biographique. Les données résultant de l’enquête ont donc pour singularité de rendre possible l’inventaire des faits significatifs vécus par un sujet en relation

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avec un phénomène donné, mais également de documenter la manière dont ces faits ont généré des processus de compréhension pour ce sujet, ont influé sur ses modes d’existence, ses sentiments d’appartenance…

2. La constitution des données narratives Selon Demazière et Dubar (2004), la priorité est donnée pour l’analyse des entretiens biographique à ce que disent les personnes enquêtées, à la manière dont elles le disent, et plus largement, à la manière dont elles rendent compte de leur monde vécu : « Ces mots expriment ce que le sujet vit ou a vécu, son point de vue sur le « monde » qui est « son monde » et qu’il définit à sa manière, en même temps qu’il apprécie et qu’il tente de convaincre son interlocuteur de sa validité » (Demazière et Dubar, 2004, p. 7).

La perspective affirmée relève en partie de la sociologie pragmatiste (Tripier, 1998). Le sujet lors de la composition du récit, exprime son vécu, affirme un monde et s’accomplit par son expression au sein d’un collectif, de sa communauté, des mondes sociaux d’appartenance. L’examen de ces processus suppose, pour Demazière et Dubar (2004, p. 8) de « partir des matériaux recueillis et les “travailler” dans la perspective de produire des théorisations adéquates du phénomène concerné […] La méthode permettant cette théorisation est la comparaison progressive et permanente avec d’autres “données” différentes mais similaires, distinctes mais ­comparables. C’est sans doute, pour les auteurs, ce qui fait la spécificité de la sociologie par rapport à l’ethnographie ou à la simple “description” des “catégories et propriétés spécifiques” (substantives), c’est-à-dire appartenant en propre à un “cas particulier” ». L’enjeu est donc double  : générer par le travail de thématisation des théories permettant de caractériser les phénomènes étudiés au cours de l’enquête ; faire émerger pour cela des catégories permettant d’édifier une connaissance sur les phénomènes étudiés situées à l’interface de l’expérientiel et du formel, du singulier et du général. Afin de constituer ces catégories, il convient de prêter attention à la manière dont les données sont constituées, en restant vigilant au rapport très étroit existant entre les données entrant dans l’analyse de contenu (Bardin, 2013) et les procédés d’enquête à partir desquels les données sont générées.

2.1 Le sol mouvant de la situation narrative au regard de la situation biographique La narration du vécu s’édifie sur un sol expérientiel mouvant, évolutif et subjectif. Narrer son vécu, c’est se tourner vers l’expérience passée, la saisir en tant qu’unité pour, par la mise en mots, produire un récit oscillant

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entre le descriptif et le biographique. Cette opération rend possible l’activité de relecture, dont l’un des effets potentiels est de générer des processus de conscientisation. Ces processus de réélaboration advenant au cours de l’activité narrative rendent problématique la constitution des données, un conflit de validité entre les versions successives du pouvant alors advenir au cours de l’enquête. Quels sont alors les récits valides et légitimes du point de vue scientifique ? Est-il préférable de ne se fonder que sur les premières versions des récits ? De considérer au contraire à parité d’estime l’ensemble des versions pour ensuite s’intéresser et examiner les évolutions des récits au gré des versions successives, écrites ou orales. Ces questions font partie intégrante de la démarche d’enquête narrative. Comme cela a été montré dans le chapitre précédent, pour chaque recherche, un protocole est à inventer, en fonction du terrain, du contexte, des objets de connaissance visés. La collecte peut s’organiser à partir d’un entretien, à partir d’entretiens successifs, à partir d’entretiens successifs qui oscillent entre différents régimes narratifs, entre entretiens successifs qui alternent avec des phases de relecture… L’enjeu étant d’accompagner de manière instrumentée, lucide et sensible l’expression du vécu, en limitant autant que possible les processus de réduction de la complexité expérientielle dans des protocoles standards, différents types de récits, voire de versions, peuvent être intégrés dans les corpus. Cela suppose alors de tenir un journal de recherche pour documenter les critères et paramètres qui ont été pris en compte pour régler les visées, la focale, les régimes narratifs ou versions des récits priorisés et sélectionnés.

2.2 La dimension subjective du vécu Ce point constitue une critique récurrente des méthodes de recherche sollicitant le vécu à l’échelle du biographique ou de la description phénoménologique. L’expression du vécu se fonde sur une dynamique d’introspection qui peut relever du « mythe de l’intériorité » et du langage privé (Bouveresse, 1987). Plusieurs de ces éléments sont résumés dans le passage suivant : « Un examen de l’histoire des écueils et des objections qui ont émaillé la psychologie introspectionniste conduit à identifier l’obstacle majeur  : c’est la prégnance d’une théorie de la connaissance représentationaliste et dualiste, empruntée à la physique classique. De l’extrapolation de cette théorie traditionnelle de la connaissance découlent : (1) une définition contestable de ­l’introspection comme observation d’événements intérieurs, (2) des objections classiques sur la régression à l’infini induite par la séparation entre sujet et objet d’introspection, ou sur la perturbation du processus psychique induit par son observation, voire sa description verbale, (3) une norme de véritécorrespondance inaccessible à l’investigation introspective, et (4) une clause

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d’objectivité-détachement qui exclut par principe un domaine d’investigation aussi intime que l’expérience en première personne » (Petimengin, Bitbol et Ollagnier, 2012, p. 61‑62).

Le recours aux dynamiques introspectives au cours de l’enquête présente plusieurs difficultés  potentielles d’un point de vue scientifique  : oubli de la dimension sociale de l’existence, centration sur les ressentis personnels, absence de croisement entre les faits sociaux et les événements biographiques et les formes de retentissement qui en résultent… Sans chercher à répondre point par point à l’ensemble des paramètres de ce qui constitue « un espace de controverse scientifique » (Latour, 2012), la démarche retenue pour cet ouvrage a été de fonder les opérations de l’enquête narrative en relation avec les principes de succession, de temporalisation et de configuration du vécu au cours de l’activité narrative à partir de critères documentés. Ces critères, listés ci-dessous, permettent d’examiner et d’interroger la pertinence des protocoles de l’enquête narrative :

• Le travail réel d’enquête conduit par les sujets sollicités dans la recherche : quels sont les indicateurs permettant d’appréhender leurs modalités d’engagement et compréhension de la nature du travail d’enquête proposé ? • Le souci des faits, de leur inventaire et de leur mise en ordre chronologique : un travail instrumenté de collecte des dates des événements et de leur ordonnancement est-il conduit ? La question du périmètre de l’inventaire est-elle interrogée ? Le caractère complet de cet inventaire est-il examiné ? • La logique et pratique de guidance  : est-elle adossée  aux structures temporelles et catégories narratives de ce qui se donne au cours de l’entretien ? L’efficacité des consignes, questions et relances fait-elle l’objet d’un processus de relecture systématique ? • Les critères de réglage des régimes narratifs : sont-ils formalisés et documentés chemin faisant ? Un carnet de recherche est-il tenu pour garder traces de ces réglages ? • Les processus de relecture des récits : une modalité collective et coopérative est-elle conçue et accompagnée ? Quel est le destin de la relecture des récits exprimés et transcrits ? Comment traiter les versions successives des textes adressés ? • La dimension longitudinale de la recherche  : l’enquête narrative suppose la mise en œuvre de protocoles qui prennent du temps, qui ­comportent intrinsèquement une dimension longitudinale pour leur

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effectuation. Comment est appréhendée et examinée cette dimension longitudinale de l’enquête qui constitue une expérience en soi ? • Le croisement des registres en première, deuxième, troisième personne : les faits et phénomènes vécus et exprimés en première personne dans les récits font-ils, une fois constitués, l’objet d’un examen à partir d’une mise en dialogue avec le chercheur, ou par confrontation avec des pièces d’archives et des documents sociohistoriques ? Ces différents points de méthode peuvent faire l’objet d’une vigilance particulière du point de vue du chercheur au cours de l’enquête. Ils peuvent être intégrés à l’état de notes dans les annexes de la recherche, afin de caractériser de manière précise et détaillée les éléments qui, tout en relevant de la guidance, constitue des informations précieuses pour l’analyse des données.

3. L’analyse des données en trois phases Cela a été dit et décrit, du fait de la stratégie de guidance retenue, les données générées par l’enquête narrative sont temporalisées et expérientielles  : temporalisée, car la mise en mots du vécu s’opère à partir d’une dynamique diachronique ; expérientielle car l’expression est en première personne, soit à partir de l’évocation de l’expérience, ce qui permet la description de différentes dimensions du vécu  : sensible, corporelle, perceptive, cognitive, biographique… Ce sont des données singulières, qui dérogent au corpus résultant des modes d’enquête par entretien plus classiques, qui peuvent investiguer les représentations, les opinions, les intentions, ou privilégier un régime déclaratif, voire revendicatif. L’analyse de ces données suppose de faire émerger des catégories qui permettent de  rendre compte de la dimension organique et génétique des phénomènes saisis au cours de la narration et mise au jour dans les récits.

3.1 Phase 1 : mise au jour de la structure temporelle En narratologie, ce qui est désigné comme une séquence constitue à un état particulier, ou une situation qui s’inscrit dans une suite qui jalonne l’intrigue, cette suite étant marquée par un processus correspondant aux enchaînements suivants  : situation initiale, nœud, action, dénouement, situation finale (Adam et Revaz, 1996, p.  68). Cet enchaînement pour modéliser la mise en place de l’intrigue dans les textes narrés et les romans. Il permet, comme le remarque Baroni (2007), de faire émerger la tension narrative dans les récits littéraires en générant les effets de suspense, de curiosité et de surprise. Pour Reuter (2016, p.  27), « la notion

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de séquence peut constituer une réponse intéressante en tant qu’unité d’analyse intermédiaire, plus réduite que les étapes, plus étendue que les actions ». Dans le cadre de l’enquête narrative, la distinction entre les séquences narratives (qui s’inscrivent dans une dynamique de nouement et de dénouement de l’intrigue) et les séquences descriptives (qui portent sur une opération et ses aspects singuliers) n’est pas considérée comme décisive. En effet, et cela a été dit, narrer ou décrire le vécu, c’est travailler pour que passe au langage des phénomènes qui se déroulent dans le temps. Ce qui régit le séquençage, comme cela a été montré dans le chapitre précédent, est régi par le principe de succession qui préexiste à la mise en intrigue, celle-ci ne résultant pas d’une technique littéraire, mais d’un processus vital, d’ordre anthropologique, la narration étant considérée, d’un point de vue herméneutique, comme le moyen de la mise en sens du vécu et de la compréhension des phénomènes advenant dans le cours de la vie. Partant de ces éléments, l’enjeu de l’analyse consiste à fragmenter de manière graduelle le récit afin de faire émerger une structure qui peut comporter plusieurs niveaux, en respectant une logique d’ordonnancement qui permet de définir des séquences, sans perdre leur dimension intégrée, quasi organique et biographique. C’est selon cette perspective que les matrices présentées dans les tableaux  10.5 et 10.6. Le travail de séquençage et de hiérarchisation a fait l’objet d’un travail fourni et détaillé dans le cadre des deux études précédemment exposées, ce qui a permis de structurer la logique de hiérarchisation entre unités, séquences, sousséquences et composants du vécu. Les procédés permettant de générer cette hiérarchisation ont également été explicités, ce qui permet de proposer pour ce chapitre une dernière étude sans revenir de manière détaillée sur ces éléments, l’enjeu étant de focaliser sur les dynamiques de structuration des catégories d’analyse. Ainsi, par exemple, à partir du récit autobiographique1 ci-dessous, une ligne du temps peut être produite :

Exemple « De retour d’Inde, en 1994, suite à un séjour long de six mois, je commençais par retourner chez mes parents, chez qui une lettre m’attendait. Elle était écrite par le directeur d’un centre social de Tours (France). Il me proposait un rendez-vous pour échanger sur un projet associatif relevant de l’économie sociale et solidaire, et souhaitait me rencontrer dans le cadre de mon 1.  Cet extrait a été publié dans l’article suivant  : Breton, H.  (2020). « L’enquête narrative  : entre description du vécu et configuration biographique », Cadernos de Pesquisa, [Brésil], vol. 50, n° 178, 1138‑1156.

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recrutement pour un « service ville ». J’étais alors très attendu par les autorités militaires qui souhaitaient m’incorporer afin que je réalise mon service militaire d’une durée d’une année. Mon recrutement pour ce projet associatif me permettrait d’échapper à une intégration dans l’armée qui s’annonçait difficile. Je pris donc rendez-vous, malgré le fait que la lettre m’avait été adressée trois mois auparavant. Quinze jours plus tard, j’obtins un rendez-vous durant lequel, dans un premier temps, je pris bien soin de mettre en avant mes compétences dans le domaine de l’éducation populaire. Au bout de trente minutes, mon interlocuteur m’indiqua que ce je disais était intéressant, mais qu’il avait souhaité me rencontrer, car il pensait que je disposais de compétences en management et gestion. J’avais intentionnellement occulté cette part de mon profil professionnel car je pensais que, dans ce contexte, cela me desservirait. Je dus donc m’arrêter et transformer mon discours. Je fus ensuite recruté, ce qui me permit de m’investir dans un projet de création d’une structure d’aide à l’insertion sociale par la mobilité  : location de cycles, puis de motocycles à très bas prix pour les personnes sans ressource, via la récupération et l’autoréparation. Après trois années d’exercice, ce qui me fit passer du statut de porteur de projet à celui de responsable d’une structure associative (et ce qui me permit également d’obtenir un DESS et un DEA en sciences de l’éducation), la structure associative étant créée et deux recrutements effectués, je démissionnai de cet emploi pour repartir au Japon, puis en Inde, pour un second voyage long, de près d’une année. Je venais d’accomplir la première étape de ma vie professionnelle. »

La première opération d’analyse consiste à identifier les faits marquants du récit et à les ordonner temporellement sur une ligne de temps, tel que cela est présenté dans la figure 11.1.

1994 Retour d’Inde

Mars Réception de la lettre

Mai Entretien de recrutement

1997-2000 Direction d’une association d’insertion

2000 Départ pour le Japon

Figure 11.1 – Temporalisation par mise en succession des événements du récit

Cette modélisation permet de constituer le premier niveau de la trame du récit, les faits vécus constituant les unités temporelles à partir desquelles s’organise le travail de périodisation. Cette opération peut être poursuivie par une analyse des régimes cinétiques du texte permettant ainsi d’appréhender le relief diégétique du récit.

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3.2 Phase 2 : analyse des régimes cinétiques du récit La première opération s’accomplit par production d’une matrice, tel que cela a été présenté dans le chapitre précédent, cette matrice ordonnant des unités, séquences et sous-séquences produites au cours du traitement, l’enjeu étant de rendre compte de la structure logique, temporelle et expérientielle du récit. Cette forme d’analyse déroge aux analyses classiques provenant des études en narratologie, décrites notamment par Genette (1983) dans son chapitre « Ordre », dont la caractéristique est de procéder à l’identification et l’examen des anachronies, analepses et prolepses dans le texte. Pour ce qui concerne l’enquête narrative, l’examen de la structure temporelle du récit constitue un moyen plutôt qu’une fin, celle-ci produisant des traces, des signes et des indices permettant d’inférer les types de logiques qui génèrent la texture du récit  : modes de configuration, dimension thymique et tonale, régimes cinétiques. Baudouin (2010), qui s’inspire des travaux d’Adam et de Genette, a formalisé une grille permettant de modéliser les variations de régimes cinétiques des textes autobiographiques : Tableau 11.1 – Procédés narratifs et variations cinétiques du récit (Baudouin, 2010, p. 419) Pause

Action suspendue

Important facteur de ralentissement

Scène

Action narrée

Facteur de ralentissement

Sommaire

Action résumée

Facteur d’accélération

Ellipse

Action omise

Important facteur d’accélération

La formalisation produite dans le tableau  11.1 permet d’objectiver, à l’échelle du récit, la manière dont le narrateur a géré les contraintes structurelles de l’épreuve narrative, et a composé, souvent à son insu, pour intégrer et rendre compte des événements saillants en maintenant un principe d’équilibre et de proportion entre ces faits à l’échelle du récit de soi. Selon Baudouin, des données chiffrées peuvent se constituer en indicateurs pour objectiver la vitesse des récits. Celle-ci peut être caractérisée par le ratio : temps vécu/temps d’expression (ou nombre de signes ou de mots du texte). Ainsi, un récit qui contient six mois de vécu en mille signes est deux fois plus rapide qu’un récit qui narre le même vécu en dix mille signes. Cette donnée est bien entendu relative. Cependant, pour le chercheur, elle produit des indications sur la manière dont s’est donnée l’expérience au cours de l’activité narrative pour la ou les personnes impliquées dans

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l’enquête. Elle fournit également des indices sur les modes d’agencement et de composition du narrateur pour composer son récit, donc pour configurer au sein d’une intrigue les faits vécus, tout en délibérant sur les niveaux de détail à accorder à chacun des faits pour que le récit de soi soit accompli et complet. L’examen des procédés, inférences, thématiques et équilibres contenus dans le récit permet au chercheur de disposer d’informations pertinentes pour interpréter le récit, en prenant en compte le contenu, la granularité, l’équilibre entre les séquences et sous-séquences, les variations de cinétique du texte selon les périodes, moments et instants de vie.

3.3 Phase 3 : examen des configurations narratives Les deux phases précédentes ont respectivement visé la mise au jour de la structure temporelle du récit, puis les variations cinétiques du récit. La troisième opération peut prendre pour sol ces deux premiers paliers, son objet étant d’examiner les processus inférentiels qui génèrent les configurations narratives. Selon cette perspective, la démarche d’analyse peut donc être agrégée dans une démarche qui comporte trois opérations.

• La première opération amorçant l’analyse des données consiste à repérer les faits marquants du récit, soit les éléments et événements qui permettent d’identifier des points de scansion du récit, de les identifier et de les caractériser en tant que moments, faits ou événements de vie. • L’analyse peut ensuite être poursuivie en structurant la trame temporelle (voir les tableaux 10.5 et 10.6). L’enjeu de ces deux premières opérations est de mettre au jour la structure temporelle et granulaire du récit, ce qui permet d’initier la troisième opération qui interroge les inférences logiques qui relient les séquences en un tout intégré, soit, pour reprendre la proposition de Ricœur, de transformer l’épisodique en logique. • La troisième opération relève de l’examen des dynamiques inférentielles qui relient de manière pragmatique et logique les faits entre eux dans le récit. Il s’agit ici d’examiner les formes d’associations générées par le narrateur pour composer son récit et l’accomplir en tenant compte du principe de complétude, d’ordonnancement et de totalité.

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Le tableau  11.2 formalisé ces trois opérations dans une démarche intégrée : Tableau 11.2 – Méthode de relecture des récits au cours de l’enquête narrative Faits vécus Recension chronologique

Classification des faits vécus (catégorie temporelle)

Classifications des effets vécus (catégorie expérientielle)

Classification des logiques d’interprétation (catégorie inférentielle)

Fait n Contexte : date, lieu, déroulement, contenu Fait n + 1 Fait n + 2 Fait n + 3

Thématisation des faits : sphère personnelle, relationnelle, professionnelle, sociales Périodisation et fragmentation : unité temporelle séquence et sousséquences

Donation de l’expérience en situation : dimensions cognitives, perceptives, affectives, corporelles, tonales

Identification des logiques inférentielles qui associent les faits entre eux dans le récit : déduction/induction/ transduction/abduction Examen des structures d’interprétation qui participent de la composition du récit : tendances, croyances, formes d’évidence naturalisée

Déploiement et retentissement des effets dans le temps : répétition, diffusion, propagation, régularité

La démarche présentée permet de faire émerger des catégories en prenant en compte la singularité des données résultant de l’enquête narrative, cette singularité étant d’appréhender les phénomènes vécus à partir de leur dynamique temporelle et microprocessuelle. L’enjeu est alors de formaliser des catégories qui tiennent compte des temporalités du récit, tout en permettant un examen des contenus thématiques et expérientiels qui sont contenus dans le récit de soi. En d’autres termes, le destin des matrices ordonnant séquentiellement le vécu est de servir de sol pour le travail de catégorisation des contenus expérientiels, permettant ainsi d’interpréter et de comprendre la manière dont les phénomènes qui constituent les objets de recherche au cours de l’enquête narrative, sont vécus et compris du point de vue du narrateur.

4. Forger des catégories Le mode spécifique de guidance de l’enquête narrative –  accueil inconditionnel de l’expérience, appréhension temporelle du vécu, variation des régimes cinétiques – a pour effet de préfigurer des catégories pour l’analyse de contenu. Trois grandes catégories sont en effet préconstituées par le dispositif : les temporalités, la donation expérientielle, les processus inférentiels.

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4.1 La catégorie « temporelle » des faits vécus Cette catégorie est fondatrice de la démarche d’analyse. Cela a été montré au cours des chapitres précédents, elle en constitue le socle. Son objet, au cours de l’analyse du récit, est de restituer le déroulement chronologique des faits vécus, en modulant entre différents niveaux de fragmentation, en générant une granularité séquentielle. Les données constituées via  cette catégorie lors de l’examen des récits ou de la transcription d’entretiens narratifs sont donc ordonnées en restituant le déroulement diachronique du temps vécu et ce, quel que soit le niveau de fragmentation atteint au cours de la narration et de ses passages descriptifs. Les indicateurs et critères associés à cette catégorie sont les déictiques temporels repérables dans le récit, ceux-ci pouvant désigner différentes échelles de vécu, soit différents empans pour le séquençage  : périodes de vie, cycles de vie, âges de la vie, moments de passage, périodes d’emploi, mais également phases d’action, déroulement d’un processus vécu sur le mode du sensible, voire du pâtir…

4.2 La catégorie « expérientielle » des effets vécus Une deuxième catégorie d’analyse est préfigurée par l’enquête, spécialement avec le régime de la description microphénoménologique qui permet d’explorer le niveau microgénétique de la donation du vécu en différenciant différents aspects : action, perception, sensation corporelle, ressenti et ambiance… Pour cette catégorie, plus que le principe de succession qui régit pour partie le déroulement temporel, c’est la donation de l’expérience et les effets de retentissement associés aux faits vécus qui sont analysés à partir des processus d’intégration et de synthèse. Ce qui est alors appréhendé, ce sont les effets ressentis lors de l’épreuve des faits vécus, ceux-ci pouvant avoir un retentissement immédiat, d’après-coup, voire se déployer de manière diffuse sur de longues temporalités, telle la transformation des ambiances, des structures d’anticipation, des dynamiques relationnelles… Pour cette catégorie, l’attention est portée sur les microdynamiques de répétition, d’accumulation, d’accélération, de ralentissement, d’inertie, de saturation, de transition qui imprègnent le quotidien, dans les différentes sphères de la vie adultes  : sphère du foyer, de la famille, des liens amicaux et sociaux, vie professionnelle, milieu écologique. Le croisement de cette catégorie avec celle qui concerne les temporalités permet de manifester des dynamiques de cristallisation, d’intégration ou d’oscillation, qui sont les signes d’une évolution à bas bruit qui participent de l’avènement graduel de ce qui se donne alors dans le récit sous la forme de l’événement et du fait vécu, de tendances, de la persistance de modes de donation qui prennent le caractère de l’évidence naturalisée.

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4.3 La catégorie « inférentielle » des dynamiques de configuration Associée à ces dynamiques temporelles et expérientielles, la troisième catégorie est d’ordre inférentielle. Elle contient les processus, inférences actes d’interprétation produits par le narrateur permettant d’associer et de nouer les faits entre eux, par configuration, avec pour résultat l’édification d’une intrigue, soit d’un sens organisateur constituant et transformant la succession des faits en histoire. L’examen de ces rapports de causalité et actes d’interprétation présents dans le récit peut prendre deux directions : les rapports de cause à effet et facteurs de corrélation que le sujet asserte, qu’il tient pour vrai ; ceux qui, à l’inverse, n’apparaissent pas significatifs ou manifestes de son point de vue, mais qui, dans le cadre d’un examen en deuxième ou troisième personne, sont susceptibles d’être intégrés à la dynamique de configuration. Deux types de données peuvent alors être différenciés, pour cette catégorie : le premier relève de la constitution de l’intrigue, les processus à l’œuvre étant révélés par les formes d’associations logiques des faits au sein du récit ; le second relève de la tension narrative manifestée dans le récit, celle-ci étant manifestée par l’expression des dimensions sensibles et thymiques au cours du récit. Les indicateurs mobilisables pour produire les actes de catégorisation sont alors : les processus inférentiels eux-mêmes (entre déduction, induction, transduction et abduction), la fermeté des rapports de causalité exprimés ou inférés, les raisonnements qui participent d’une cohérence et de la constitution de schèmes narratifs indiquant le maintien de points de vue dans le temps, les perceptions d’attente et structure d’anticipation… Ces trois catégories sont données à titre d’indication, d’autres devant être édifiées en fonction de la singularité de la recherche conduite. Leur structuration vise à regrouper et à classer des processus qui, au cours de l’analyse, vont conduire à découper et séquencer ce qui se donne pour le sujet sur un mode intégré, incarné et temporalisé. L’enjeu de l’analyse est en effet de procéder à des distinctions et des différenciations qui rendent compte de la configuration des phénomènes vécus à partir des données : « Le problème est alors de rendre compte de la façon dont nous découpons cette réalité, organisons ses variations et ses différences, réduisons la particularité des objets, des événements et des situations pour les identifier, les qualifier, les manipuler, etc. » (Quéré, 1994, p. 7).

Les catégories doivent permettre l’examen des faits vécus, leurs effets de retentissement dans l’histoire du sujet en prenant en compte les procédés narratifs et actes de langage mis en œuvre par le narrateur, l’ensemble venant produire la texture sensible du récit, sa durée, sa tension et sa

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cohésion. Ces catégories ordinaires (Demazière et Dubar, 2004), qu’il est plus juste de nommer catégories narratives, peuvent, une fois constituées, être interrogées à partir des catégories savantes, relevant des sciences fondées sur des échantillons plus larges, telles les approches statistiques, voire les études randomisées portant sur des cohortes plus vastes et mobilisant des types d’enquête moins qualitatifs. Ces mêmes catégories peuvent également être étayées par les méthodes de l’analyse documentaire, sans visée d’invalidation, puisque ce qui est tenu pour vrai du point de vue du sujet constitue le socle et la visée de l’analyse. Ces données en troisième personne permettent cependant d’ouvrir sur la diversité des horizons d’interprétation concernant un phénomène donné.

Synthèse du chapitre Dans ce chapitre, le statut des données générées a été précisé et caractérisé, à partir de ce qui constitue la visée première de l’enquête narrative  : l’examen des dimensions temporalisées, éprouvées et configurées de ­l’expérience qui passe au langage et se trouve intégrée dans un ou des récits. Ces trois catégories –  faits, effets, inférences  – permettent de procéder à l’examen du vécu à partir de ses dimensions structurelles (le temps, la granularité et la succession), de ses dimensions expérientielles (le sensible, le microgénétique et l’organique), de ses dimensions logiques ­(l’inférentiel et le tendanciel). Cette qualification des données a ensuite été examinée à l’aune de la structuration des catégories, permettant ainsi de spécifier à la fois la singularité des corpus produits au cours de l’enquête, et les formes d’examen permettant d’entrer dans l’analyse des phénomènes vécus tel qu’ils se donnent au langage, afin de générer des processus de compréhension et de constitution de connaissances dans le cadre des recherches en sciences humaines et sociales.

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Chapitre 12

Restitution, résultats et dimensions éthiques

Ce douzième et dernier chapitre de l’ouvrage situe l’enquête narrative à partir de ses objets et de ses usages dans le domaine de la recherche en sciences humaines et sociales, à partir de l’examen des résultats qui sont générés par cette approche, ce qui conduit à interroger les critères de validité qui sont pris en compte. La dernière section du chapitre interroge ensuite les dimensions éthiques associées à cette forme d’enquête, ainsi que les enjeux relatifs au développement de formations concrètes permettant d’acquérir une connaissance théorique, méthodologique, mais aussi (et peut-être surtout) expérientielle de la démarche.

1. Résultats, preuves et restitution Dans le cadre d’une théorie de l’enquête narrative, épreuve et enquête sont deux notions associées. L’accomplissement du récit de soi ne procède pas d’une expression directe, mais d’une dynamique qui, par franchissement de trois champs de contrainte – le passage de l’expérience au langage, la composition du récit de soi, la prise en compte des formats narratifs  – permet de dire et de narrer ce qui, du point de vue du sujet, constitue ce qui a été expérientiellement vécu, compris, intégré, et qui, de  ce fait, participe de la constitution des points de vue et des manières de voir en situation. De ce fait, si dénouement il y a au cours de l’enquête narrative, celui-ci relève alors non pas de la levée de l’énigme, comme cela est le cas pour les séquences classiques des récits en narratologie, mais de l’expression du vrai, du point de vue du narrateur, soit du déploiement d’une force associée aux régimes alèthurgiques qui sont structurants d’une herméneutique du sujet. Les résultats atteints par l’enquête narrative sont à situer à cette échelle  : celle d’une compréhension des phénomènes vécus par un ou des sujets, les dimensions expérientielles associées

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aux événements éprouvés ne se donnant pas sur un mode transparent et directement accessible. Elles sont appréhendables par le langage, via les récits, soit par des formes de comptes rendus narratifs que les sujets formalisent où sont conduits à formaliser pour exprimer et témoigner de ce qui, de leur point de vue est advenu, en tant qu’événements et en tant qu’effets expérientiels et biographiques générés. Les critères de validité de cette approche ont été précisés au fil des chapitres. Ils résident dans le réglage au gré de la guidance entre les différents régimes narratifs, ceux-ci ayant comme effets, tel un moteur dont il serait possible de régler la puissance, d’explorer de manière plus ou moins ample, ou plus ou moins profonde, l’expérience saisie au cours de la mise en mots, en différenciant trois perspectives  : les faits vécus, les effets éprouvés, les processus de synthèse et de configuration qui en résultent. La spécificité des résultats produits par l’enquête narrative est à situer ici : cette approche permet d’appréhender l’expérience de manière dynamique via l’examen des temporalités, expérientielle via la caractérisation phénoménologique des effets vécus, et logique, via l’étude des dynamiques inférentielles. En d’autres termes, la mise au jour des phénomènes vécus et la manière dont ils participent de la constitution des points de vue intègrent trois perspectives : longitudinale, microgénétique, intégrative. Selon cette perspective, ces mêmes phénomènes sont caractérisés en tant qu’objets, en tant que processus, en tant que composants de dynamiques qui participent de la formation du sujet. La qualification des résultats apparaît cependant complexe à établir de manière définitive. En effet, les modes de constitution et de guidance de l’enquête apparaissent évolutifs, adaptables selon les dispositions des personnes enquêtées. Comment dès lors considérer que ce qui a été exprimé au cours du travail narratif ne se résume pas à une version du récit, qui n’a de validité, que pour le narrateur et, de plus, que pour le moment durant lequel ce récit a été exprimé. Il est toujours possible de  procéder selon une méthode d’entretiens successifs, ce qui rend possible une forme d’étayage graduel du récit, comme cela a été présenté dans le chapitre  10. Il reste que, même avec cette approche, les données apparaissent instables, circonstancielles, évolutives. Leurs caractéristiques semblent empêcher d’aboutir à des formes de saturation de données, de complétude d’échantillonnage, de hiérarchisation de variables. L’hypothèse émise, a priori contre-intuitive sur un plan scientifique, a consisté à penser la saturation non pas en fonction de la constitution d’un corpus, mais à partir de l’accomplissement du récit qui doit apparaître complet, du point de vue du narrateur. La proposition est cohérente au sein du paradigme de la recherche narrative. Il n’est cependant pas de nature à éteindre les controverses sur la validité des résultats fondés sur l’expression et la narration du vécu.

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Cette problématique de la validité des données, de la fiabilité des résultats, et de leur force probante est à resituer à l’échelle des sciences humaines et sociales, et dans un paradigme qui, comme cela a été dit dans le chapitre 1, relève du faillibilisme et de l’herméneutique. Becker (2020) l’a bien montré, les protocoles de recherche en sciences humaines et sociales ­comportent de nombreux biais, même dans le cadre des approches marquées par des démarches encadrées, directives, procédant par réduction et vérification de variables. Dans un des exemples proposés dans son ouvrage, qui relate une enquête durant laquelle des adolescents sont sollicités pour indiquer la profession de leur père, Becker montre dans cet ouvrage intitulé Faire preuve (2020) comment une part significative des réponses sont au final non exploitables, du fait par exemple d’énoncés équivoques, erronés, imprécis… Cette caractérisation des biais présente l’intérêt de montrer que chaque démarche comporte ses lignes de force et ses points de vigilance. Ceux de l’enquête narrative ont été exposés  : maintien de l’expression en première personne, passage au langage de l’expérience vécue, mise en mots adossée au déroulement diachronique, intensification de la description au gré du déroulement, catégorisation croisant l’épisodique (les faits vécus), l’expérientiel (les effets générés) et la logique (les inférences logiques).

2. Critères de pertinence de l’enquête narrative en sciences humaines et sociales Les apports de l’enquête narrative et sa singularité en tant qu’approche qualitative et compréhensive dans le domaine sciences humaines et sociales résident dans sa capacité à appréhender les phénomènes vécus selon à partir de leur dynamique de constitution selon différentes échelles temporelles, selon une approche intégrée qui croise les dimensions sensibles, logiques et biographiques. Elle permet de comprendre des dynamiques individuelles et collectives et les processus de constitution des points de vue, des croyances selon une approche organique et intégrative, en prenant acte de la force vitale qui participe de l’émergence et du déploiement des phénomènes dans les sphères relevant du biographique, du social et de l’écologique. De manière thématique, l’enquête narrative offre de nouvelles possibilités pour l’examen 1) de champs d’expérience, situés à l’interface du domaine des pratiques, 2) des manières de penser, 3) des modes d’existence.

2.1 L’enquête sur les pratiques et les manières de faire Les travaux contemporains relevant de l’analyse du travail ont ressaisi la notion d’expérience pour interroger les pratiques professionnelles, via l’analyse de l’activité (Barbier et Durand, 2017), l’activité et la formation

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en  situation de travail (Thievenaz, 2019), les dynamiques de professionnalisation (Wittorski, 2008). L’étude des pratiques professionnelles via l’enquête narrative permet d’examiner les processus d’acquisition des manières de faire, d’agir et de penser selon des perspectives élargies et augmentées :

• Caractériser les modifications et transformations des pratiques en examinant leurs évolutions dans la durée de l’exercice du métier, de la succession des situations, mais également et surtout à l’échelle des parcours de vie professionnelle, de la vie des collectifs de travail. En cherchant à appréhender selon des périodes longues les évolutions du style professionnel (Clot, 1999), des processus peuvent être caractérisés à partir de critères tels que les processus d’accumulation, de répétition, de mutation, de saturation… Les transformations des pratiques peuvent ainsi être examinées de manière microprocessuelle et temporalisée, à partir de la mise au jour des faits vécus, des effets générés contribuant à faire évoluer les manières de penser et d’agir, des processus rythmiques et des régularités qui participent de cette transformation dans le cours de la vie professionnelle. • Les pratiques professionnelles comportent des dimensions qui relèvent de l’action, mais également de la sphère du sensible, du domaine du perceptif. Par la description microphénoménologique de l’agir en situation de travail, différents aspects du vécu au travail peuvent être examinés : phénomènes d’ambiance dans les lieux de travail, émergence de la confiance et sentiment d’appartenance au sein des collectifs de travail, savoirs biographiques et sensibles comme composants du métier… Les possibilités offertes par le croisement des régimes narratifs pour appréhender les dimensions qui relèvent de la sphère de la perception sensible, des vécus du corps, du champ de la perception, ouvrent des horions pour comprendre les dimensions expérientielles et qualitatives de la pratique, ces dimensions restant le plus souvent dans les recherches inaperçues ou appréhendées de manière parcellaire. L’enquête narrative apparaît donc propice pour examiner ce qu’est une pratique (Fréga, 2016), entre durée et détails, pour étudier les manières dont une ou des pratiques se constituent dans le cours de la vie du sujet, à partir de l’étude des processus d’acquisition des savoirs incorporés, des savoirs expérientiels, des « manières de faire » (De Certeau, 1990) dans les situations de travail, à partir des pratiques concrètes et de ce qui est vécu à l’échelle individuelle et collective.

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2.2 L’enquête sur les manières de dire, sur l’activité et les savoirs narratifs Les travaux de recherche sur l’enquête narrative peuvent viser la production de connaissances sur l’activité narrative elle-même  : ce travail, amorcé dans ce manuel par la différenciation des régimes narratifs, peut porter sur les lois de réciprocité entre l’activité de temporalisation et de configuration, sur la circulation des registres d’expression entre première, deuxième et troisième personne, sur les processus de fragmentation et les effets de monstration générés, sur la caractérisation des unités temporelles propres au récit et les processus générés par la sélection de ces unités (contraction, expansion, compression)… Un champ de recherche est ici ouvert pour caractériser l’activité narrative dans ses actes et dans ses gestes : évocation du vécu, actes de saisis, dynamiques de catégorisation générées par la mise en mots, circulation des registres d’expression… L’enquête narrative offre de nouvelles perspectives pour appréhender et examiner les processus d’apprentissage en prenant en compte les phénomènes de transformation ainsi que les dimensions incorporées des pratiques professionnelles, en examinant les dimensions isomorphiques entre manières de dire et manières de faire, l’hypothèse étant que la singularité des pratiques suppose pour être dite de manière située, d’inventer des formes langagières, et que les modes de constitution des savoirs expérientiels doivent trouver à se dire selon une perspective expérientielle et temporalisée.

2.3 L’enquête sur les lois de composition des points de vue et des modes d’existence Si l’apport de l’enquête narrative, en ce qui concerne la recherche sur les pratiques, est de permettre l’accès aux dimensions préréfléchies de ­l’activité sans perdre de vue la dimension longitudinale de la vie professionnelle, sa pertinence réside également dans le caractère symbiotique relevé par Fruteau Laclos (2016) entre les structures narratives qui fondent le récit de soi et les processus de constitution des mondes vécus. En clair, ­l’enquête narrative se présente ici comme un mode de recherche permettant d’appréhender la manière par laquelle le sujet interprète les événements qui jalonnent son parcours et le monde qu’il habite. Ainsi, tout comme l’enquête de Nagels (1971) met l’accent sur les processus de constitution de mondes singuliers, l’enquête narrative offre la possibilité de caractériser les dimensions écobiographiques (Pierron,  2021) et éco­phénoménologique (Bégout, 2020) de l’existence, à la croisée de ­l’expérientiel et de l’existentiel, de manière située dans des parcours, des moments et des périodes de vie. Cette perspective permet également

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d’ouvrir des espaces de recherches interdisciplinaires avec les sciences cognitives, les théories de la connaissance incorporées, en intégrant les dimensions énactives de l’existence (Varela, 2003), en faisant droit dans les récits aux dimensions tacites, écologiques et reliées du sujet avec son milieu, que celui-ci soit social, matériel ou écologique.

3. Dimensions éthiques de l’enquête en sciences humaines et sociales L’accompagnement au cours de l’enquête suppose des formes de réciprocité entre le chercheur et les sujets s’impliquant dans l’enquête. La notion de situation biographique, telle que pensée et thématisée par Alfred Schütz, s’inspire notamment de la définition proposée par W.I. Thomas dans son ouvrage Social Behavior and Personality paru en 1951 (Cefaï, 1998). Elle ­s’intègre dans une théorie phénoménologique du monde social qui s’est en partie construite au contact de chercheurs de l’École de Chicago. Située à l’intersection de la sociologie compréhensive, de la phénoménologie sociale et de l’herméneutique de Dilthey (Zaccaï-Reyners, 1995), la pensée de Schütz avance une théorie de l’activité biographique inédite qui, par de nombreux aspects, ouvre des perspectives pour formaliser thématiquement les processus de formation à l’œuvre au cours de l’épreuve et de l’enquête narrative. En fondant une théorie phénoménologique du monde social articulée autour des réserves d’expérience, des « structures de pertinence du monde de la vie », des processus de réciprocité des perspectives de sens, Schütz forge des notions qui éclairent de manière singulière les processus narratifs et leurs effets transformateurs pour les sujets qui s’y exercent. En d’autres termes, l’activité biographique à l’œuvre au cours de l’enquête narrative, peut être pensée, selon les travaux Schütz (1971/1987), selon une dynamique qui procède de la mise au jour des structures de pertinence des mondes vécus. De même, le travail de ­cointerprétation des récits peut être compris, du fait de l’expérience collective qui en résulte, selon une dynamique de constitution d’une réserve commune d’expérience propice aux processus de compréhension partagée, à l’interface de la singularité des parcours et des dimensions partagées de chacune des histoires de vie. Ces notions de situation biographique partagée et de réserves ­communes d’expérience permettent de situer les dimensions éthiques de l’enquête narrative. Savoir accompagner lors du passage de l’expérience au langage pour que le récit de soi advienne à la communauté, savoir guider pour que l’expression parvienne à dire le vrai, dans le cadre narratif, et savoir accueillir le vécu d’autrui et vivre l’expérience de la réception des récits en contexte de recherche suppose d’avoir vécu en première personne

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l’épreuve narrative, d’en avoir pensé les effets, de comprendre par l’expérience les effets de retentissement du récit de soi et la temporalité de leurs déploiements dans le cours de la vie. C’est de cette connaissance expérientielle que les principes éthiques de prudence et de réciprocité narrative peuvent se forger, par maintien disposition d’accueil aux formes du dire lors de l’expression, et via l’attention aux dimensions sensibles du vécu à l’échelle infralangagière lors de l’expérience la réception des récits d’autrui. Empiriquement, la singularité de l’enquête narrative, ses dimensions impliquantes et le mouvement de mise en enquête qu’ils supposent rend nécessaire de conduire une réflexion approfondie sur les conditions et dimensions éthiques de sa mise en œuvre. Trois plans peuvent ainsi être différenciés :

• l’expérience vécue au cours de l’enquête par les sujets impliqués ; • la prudence nécessaire au cours de la guidance ; • la connaissance expérientielle de cette approche par les chercheurs qui la mobilisent. Toute enquête sollicitant l’expression du vécu en première personne a pour caractéristique de générer des effets, au cours de la recherche, sur les configurations narratives qui fondent le récit de soi. Ce phénomène est loin d’être anecdotique. En effet, selon cette perspective, les sujets de l’enquête ne peuvent être considérés comme de simple informateur. Leurs récits ne sont pas des comptes rendus de pratiques élaborés à partir d’un discours déjà construit qui peut être exprimé sans conséquence pour le devenir. S’impliquer dans l’enquête, c’est  : dire son vécu et exprimer une vérité sur soi, et c’est vivre l’effet résultant de l’expression de cette vérité qui, en passant au langage, advient en tant que fait interlocutif et social.

3.1 Faire et vivre l’épreuve narrative au cours de l’enquête : repères prudentiels La première des conséquences pour les sujets s’impliquant dans l­’enquête narrative est celle de dire son expérience, au risque de s’en trouver déposséder. Un des problèmes alors posés est celui qui concerne la propriété des données. Dans un contexte de recherche, ce point est particulièrement sensible. En effet, le sujet qui procède à la description et/ou à la narration de son expérience forge des manières de dire à l’occasion de l’enquête. Ce qui est dit est en quelque sorte une production ­langagière originale qui résulte du travail narratif du sujet et qui advient avec le concours du chercheur. La propriété du discours et des récits ainsi générés devient alors une question sensible : réception des transcriptions, possibilité de relecture pour complément, modifications ou suppressions de

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tout ou partie du texte, modalités d’analyse ou de co-analyse, anonymat ou copublication… L’ensemble de ces points doit faire l’objet d’une discussion rigoureuse et transparente lors de la phase de contractualisation, au début de la recherche, mais également, tout au long du déroulement de l’enquête. Il faut en effet également considérer le processus heuristique associé à l’enquête narrative. En clair, ce qui est dit du vécu, la manière dont ­l’expérience trouve à se dire, la configuration singulière du récit au moment de la mise en mots par le narrateur… tout cela advient et cristallise au moment de l’enquête. Ces dimensions initiatiques génèrent des questions éthiques qui portent sur les procédés de contractualisation en amont, pendant, mais également après la recherche. Ces éléments ont été examinés dans la troisième partie de cet ouvrage, lors de l’exposition des éléments sur les procédés de contractualisation et sur les techniques permettant de métacommuniquer sur le vécu au cours de l’enquête, en vue de clarifier, préciser ou simplement nommer les actes et processus qui sont à l’œuvre au cours de l’interaction sujet/chercheur. La force de la narration du vécu au cours de l’enquête est de rendre possible la manifestation du vrai du point de vue du sujet. C’est l’une des visées et, potentiellement, son critère de pertinence principal : l’accompagnement proposé par le chercheur participe alors de l’expression du point de vue du sujet, de ce à quoi il tient, des processus de valuation au cours de l’activité narrative (Dewey, 1939-1944/2011). Étant à la fois l’acteur, le témoin et l’objet du récit, le sujet narrateur de l’enquête sur le vécu se révèle, voire se découvre, lors de l’expression de son vécu et de la narration de son histoire. De ce fait, le récit, qu’il soit enregistré ou transcrit peut difficilement être traité comme une simple matière disponible pour le chercheur, telle une chose étant devenue sa propriété exclusive. L’expression de la vérité caractérise un mouvement par lequel le narrateur, au cours de la mise en mots, réalise, conscientise, explicite et formalise des contenus de son expérience, interroge des rapports de causalité tenus pour vrais entre les faits vécus et l’interprétation qui s’est préconstituée à l’échelle du récit de soi… Le maintien du cadre au cours de l’enquête est donc impératif, afin de contenir les effets associés à l’expression de soi, en métacommuniquant si nécessaire pour rappeler les enjeux de l’enquête et ses visées de compréhension et de constitution de connaissance. Il convient également de garantir une phase de relecture afin que le ou les sujets impliqués puissent délibérer sur les conditions d’usage, sur les cercles de diffusion et sur les modes de circulation des verbatims. Différents paramètres méritent donc une vigilance soutenue : statut de la propriété des récits, modes d’implication du sujet dans le travail narratif, ciblage des vécus et réglage du niveau d’exploration des contenus expérientiels, sphères de la vie entrant dans l’enquête…

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3.2 Vers une éthique de la guidance au cours de l’enquête La prise en compte des dimensions expérientielles de l’enquête narrative interroge les procédés éthiques de sa guidance. En effet, si le chercheur est avant tout concerné pas des visées de connaissance, de compréhension des phénomènes et donc, par les objets qu’il étudie, ce qui advient par les récits réfère à des moments et des faits vécus dont les narrateurs sont les sujets et les agents. Cette situation suppose de maintenir une vigilance particulière sur les dimensions perlocutoires de la guidance, sur les effets du dire lors de l’émission des consignes, des questions et des relances, afin d’en saisir les effets de réception, à l’échelle du cognitif et du sensible, au moment de la conduite de l’enquête. Le réglage des procédés de guidance s’opère en effet de manière logique à partir de critères d’efficacité  : ciblage des vécus, accompagnement de l’activité d’évocation, de temporalisation, descriptions des effets vécus, explicitation des relations causales… Dans le même temps, ­l’attention portée aux dimensions éthiques de la guidance conduit à ­s’interroger sur les effets perlocutoires d’une consigne et sur les dimensions expérientielles qu’elle peut générer, dans le présent vivant, mais également dans l’après-coup, soit dans les heures, les jours, voire les semaines, qui vont suivre  : quels effets d’une relance qui invite à détailler un vécu difficilement dicible ? Comment estimer le retentissement généré pour le sujet de la narration d’une période de vue manifestement éprouvante ? Faut-il prévoir différentes étapes lors de la conduite de l’enquête afin d’accompagner graduellement la mise en récit et la dicibilité de certains vécus ? La prudence participe d’une éthique de l’enquête narrative. Elle porte particulièrement sur les domaines et sphères de la vie adulte que le chercheur peut choisir de faire entrer (ou non) dans le périmètre de l’enquête, les consignes, questions et relances qu’il adresse au cours de l’entretien narratif, les modalités de transmission des transcriptions et les consignes associées pour la relecture, le dispositif d’analyse et de catégorisation des données, les modalités de restitution des résultats de la recherche. La  question de la restitution des résultats de recherche (Bergier, 2001) apparaît donc codépendantes des modes d’implication du sujet au cours de l’enquête. Pour chacune de ses étapes, le questionnement éthique portera sur le maintien de l’implication du sujet lors du travail d’exploration du vécu, des formes d’association possibles lors des phases d’analyse et de catégorisation, des modes de participation du ou des sujets lors de la phase de socialisation des résultats et de leur publication. Cette prudence suppose d’exercer des formes de vigilance qui rendent possible le maintien d’une participation active et d’une agentivité éclairée par les narrateurs.

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3.3 Connaissance expérientielle des effets de la narration Ces éléments conduisent à souligner les enjeux de l’acquisition d’une connaissance expérientielle par le chercheur des effets de l’enquête dans le temps et la durée, ce qui suppose d’avoir vécu l’épreuve narrative en première personne et d’avoir délibéré au sein de collectifs de recherche sur les effets générés par la narration du vécu en première personne, selon différentes échelles temporelles. C’est en effet à partir de cette expérience acquise que l’appréhension sensible de ce qui se donne à vivre du point de vue du narrateur devient concrète et que les procédés de guidance s’ajustent, chemin faisant, avec pertinence. Ainsi, au-delà du respect du contrat formulé et délibéré lors de la première phase du dispositif, que celui-ci concerne un contexte de formation ou de recherche, le maintien d’un cadre éthique pour la guidance, la régulation des échanges, l’exploration du vécu, suppose de disposer de repères expérientiels pour conduire la démarche. La connaissance théorique de cette forme d’enquête, et la maîtrise de ses dimensions méthodologiques et techniques –  protocole, dispositif, cadre, contrat, consignes, questions, relances – ne garantissent pas le déploiement d’une pratique efficace, pertinente et prudente. La puissance de l’enquête résulte de la possibilité, à partir de critères simples, de moduler les régimes narratifs et de conjuguer différentes échelles temporelles pour appréhender le vécu afin d’accéder à des niveaux de détails, d’appréhender les dimensions expérientielles associées aux faits vécus dans le cours du parcours biographique, de générer des effets de conscientisation, de résonance, de compréhension, dont la portée et le retentissement ne sont jamais tout à fait prévisibles et anticipables. Avoir fait soi-même, au sein d’un collectif, l’épreuve du récit de soi, par l’expression de son récit et par celle de la réception des récits ­d’autrui, dans le cadre de dispositif tel que le proposent ceux mobilisant les histoires de vie en formation permet ainsi d’acquérir, outre la connaissance théorique et méthodologique, une connaissance en première personne, des effets du récit.

4. Se former à l’enquête narrative pour et par la recherche Cet ouvrage présente et propose une démarche intégrée et concrète pour la conduite de l’enquête narrative en contexte de recherche. L’acquisition d’une capacité de mise en œuvre concrète et pertinente suppose cependant une alliance entre théorie et pratique, entre mise en œuvre et retour réflexif sur les effets constatés. Elle peut être très fortement renforcée

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par  l’implication dans des séminaires de recherche et de formation dont la thématique s’organiser autour des théories et méthode de l’enquête narrative. L’expérience vécue de la démarche concerne trois aspects distincts : faire l’épreuve de la composition du récit de soi, faire l’expérience de ­l’expression et de la réception du récit de soi, thématiser à l’échelle ­collective sur les dimensions partagées des récits narrés au sein du c­ ollectif de recherche-action-formation (Pineau, 2004). Différents dispositifs permettent de vivre et de faire l’expérience de ces procédés et processus. Les sessions d’histoire de vie en formation (Breton, 2019) sont notamment dédiées à ce travail de formation théorique et pratiques associées aux approches relevant de l’enquête narrative. Différents gestes et actes peuvent y être exercés  : examen des effets perlocutoires, travail réflexif sur les effets de réception, attention aux formes d’expression de soi, examen des effets de composition narrative, prudence quant aux dynamiques d’interprétation, exercice des procédés associés à la métacommunication. Le maintien d’un cadre éthique lors de l’accompagnement de la description microphénoménologique du vécu est posé dans des termes différents de ceux de la narration biographique. La description du vécu est en effet dépendante d’un accès du sujet aux dimensions préréfléchies de l’expérience. C’est seulement à cette condition qu’une guidance exigeante sera profitable et acceptable pour la personne accompagnée. Sans accès préalable à la dimension préréfléchie du vécu, l’enquête via la description présente des difficultés éthiques, les procédés de relances systématiques prenant l’allure de l’interrogatoire. Ce point doit être clairement établi. Pour ces raisons, une formation solide est requise. Ainsi, les capacités du chercheur à accompagner les processus d’évocation sont déterminantes pour la pertinence de l’enquête. C’est pour cette raison que les processus de ralentissement, de sollicitation de l’accord de la personne, de questionnement sur la compréhension de la démarche ont été systématiquement rappelés au cours des chapitres. Ainsi, il faut le préciser ici, cette approche repose sur deux piliers : l’accompagnement pour l’effectuation par les sujets impliqués dans l’enquête des actes de ralentissement, de conversion du regard, d’évocation et d’ouverture du champ attentionnel ; l’instrumentation du registre du questionnement dont l’objet est de maintenir le travail sur l’activité de description.

Synthèse du chapitre Ce dixième et dernier chapitre a permis de définir le type de résultats générés par l’enquête narrative, les critères éthiques associés à cette démarche dont la particularité est d’être cogénérative et initiatique. Les objets, enjeux et usages de l’enquête narrative dans le domaine des sciences sociales ont été précisés. L’examen des dimensions éthiques

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de cette approche a conduit à penser dans le temps les formes d’implication dans la démarche, de souligner l’importance du facteur prudentiel au cours de la guidance, et de problématiser la question de la restitution en la resituant dans une temporalité longue, dans le pendant et l’après de la recherche. L’accent mis sur la dimension initiatique de l’enquête narrative a également conduit à souligner le caractère décisif d’une compréhension théorique, méthodologique et expérientielle de cette approche, les connaissances acquises par la lecture ayant pour destin de s’incarner dans des pratiques, afin qu’une compréhension d’ordre expérientielle vienne étayer les repères et jalons posés tout au long des douze chapitres qui constituent cet ouvrage.

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L’entretien

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Index des notions

A Aspectualisation 14, 76 B Biographique –– dimension biographique 22 –– entretien biographique 90 –– méthode biographique 43 –– narration biographique 6 –– recherche biographique 6 –– récit biographique 33 –– tournant biographique 47 –– vécu biographique 53 C Champ phénoménal 55 Chronologie 13, 34 Chronologique 34 Configuration –– configuration biographique 159 –– configuration de l’intrigue 37 –– configuration des faits 32 –– configuration du récit 33, 52 –– configuration du vécu 55 –– configuration narrative 54 D Description –– description de l’action 36 –– description des faits 37 –– description détaillée 33 –– description du vécu 32 –– description ethnographique 59 –– description  microphénoménologique 30 –– description phénoménologique 40

Épistémologie 19 Épreuve 15 Évocation 32 Expérience 13 Expérientiel –– apprentissage expérientiel 12 –– retentissement expérientiel 22 –– sol expérientiel 155 Explicitation 56, 175 F Fragmentation 138 –– fragmentation du récit 146 –– fragmentation du vécu 140 G Granularité –– granularité du récit 47, 53 –– granularité du vécu 32, 48 –– granularité narrative 52 Guidance 6 –– pratiques de guidance 157 –– procédés de guidance 149 –– stratégie de guidance 158 H Herméneutique 7 I Inférences 21 Interprétation 11 L Langage 6 Longitudinale 5

E

M

Échelle biographique 5 Enquête 11

Mémoire 31 Modulation des régimes narratifs 101

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N

T

Narration –– narration biographique 6 –– narration des faits 14 –– narration des faits vécus 27 –– narration du vécu 5-6 –– narration en première personne 24, 99 –– narration expérientielle 17 –– narration temporalisée 102

Temporalisation 13, 72 –– temporalisation de l’expérience 71 –– temporalisation des faits vécus 126 –– temporalisation du parcours 70 –– temporalisation du vécu 90 Terrain 6

P Périodisation 35 R Recherches narratives 6 Récit –– cinétique du récit 26 –– composition du récit 16 –– configuration du récit 33, 52 –– expression du récit 48 –– granularité du récit 47, 53 –– logique du récit 34 –– réception du récit 37 –– récit historique 31 –– séquence du récit 35 –– théorie du récit 45 Récits d’expérience 5 Régimes narratifs 6 S Sensible –– vie sensible 13 Synthèse 13 Synthèse passive 57

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V Vécu –– accès au vécu 32 –– blocs de vécu 34 –– dicibilité du vécu 31 –– exploration du vécu 6 –– expression du vécu 5 –– faits vécus 66 –– mise en mots du vécu 19 –– monde vécu 23 –– narration du vécu 5-6 –– temporalisation du vécu 90 –– vécu de référence 25 –– vécu sédimenté 31 –– vécu singulier 69 –– vécu temporalisé 68 Vie –– calendrier de vie 49 –– cours de la vie 22 –– cycle de vie 47 –– événements de vie 97 –– histoires de vie 72 –– moments de vie 53 –– monde de la vie 13 –– parcours de vie 5 –– période de vie 36 –– vie adulte 66 –– vie passive 62 –– vie quotidienne 57

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Table des matières

Introduction

5

PARTIE 1 Ancrages épistémologiques Chapitre 1  L’enquête et l’épreuve 1. L’enquête, entre pragmatisme et herméneutique 2. L’enquête narrative comme dispositif de recherche 3. L’épreuve narrative au cours de l’enquête

3.1 Régimes éthopoïétiques et régimes alèthurgiques 3.2 Récit de soi et épreuve : mise en mots, composition du récit, formats narratifs

Synthèse du chapitre

Chapitre 2  L’expérientiel et le singulier

11 12 14 15 16 17 18 19

1. Vers une épistémologie narrative en sciences humaines et sociales 19 2. Le phénoménal : de l’empirique à l’expérientiel 21 3. Connaissances ordinaires et compositions narratives 22 4. La force du singulier : connaissance temporalisée et gestes de réduction 24 4.1 Connaître à partir de la mise au jour de la structure temporelle des vécus 4.2 Actes et gestes de réduction au cours de l’enquête

Synthèse du chapitre

Chapitre 3  Les régimes narratifs 1. Le narratif : genres et régimes 2. De l’expérience au langage (passage 1) : la mise en mots du vécu 2.1 La dicibilité du vécu 2.2 La granularité du vécu

3. De la mise en mots au récit de soi (passage 2) 4. Théorie des régimes narratifs Paramètre 1 : la loi de succession

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25 26 27 29 29 31 31 32 33 34 34

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Paramètre 2 : composer le récit, entre durée et détail Paramètre 3 : configurer, en intégrant les formats narratifs

Synthèse du chapitre

35 36 39

PARTIE 2 Cadre théorique et méthodologique Chapitre 4  Méthode et narration biographique 1. Ancrages sociohistoriques 2. Ancrages théoriques 3. Cadre méthodologique : de l’épisodique au logique

3.1 Temporaliser : durée, empan et continuité expérientielle 3.2 Configurer les faits vécus dans la narration : inférences causales et associations logiques 3.3 Principes de causalité et modulation de la granularité narrative

Synthèse du chapitre

Chapitre 5  La description microphénoménologique

43 44 45 46 46 50 52 54 55

1. Ancrages sociohistoriques de l’explicitation et de la microphénoménologie 55 2. Ancrages théoriques du régime de la description phénoménologique 57 3. Méthodologies pour la description microphénoménologique 59 3.1 Pratique de la description microphénoménologique 60 3.2 Procédés : aspects, strates et modes de donation du vécu 61 Synthèse du chapitre 64

Chapitre 6  Modulation des régimes narratifs 1. Matrice générale de l’enquête narrative

Opération 1 : temporaliser : formaliser le vécu de manière longitudinale Opération 2 : fragmenter : du longitudinal au séquentiel Opération 3 : détailler : granularité et profondeur diégétique Opération 4 : configurer : interroger les rapports de causalité en fonction de la diégèse

2. Principes de réglage et effets de puissance  de l’enquête narrative

2.1 Stratégie 1 : croiser les dimensions longitudinales et latérales au cours de l’enquête 2.2 Stratégie 2 : compresser ou dilater le temps vécu au cours de la narration

3. Stratégies de conduite de l’enquête narrative

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65 65 66 66 67 68 71 72 74 77

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Table des matières

 189

4. Circulation des registres d’expression : en première, deuxième et troisième personne

78

Synthèse du chapitre

78 79 80 81

4.1 Espace intralocutif et expression « à la » et « en » première personne 4.2 Espace interlocutif : expression « à la » deuxième personne 4.3 Espace social : expression « à la » troisième personne

PARTIE 3 Protocoles et procédés Chapitre 7  Protocoles et dispositifs de l’enquête 1. Le contrat et ses enjeux 2. Séquences et protocoles du dispositif

85 85 89 89

3. Guider au gré

91 93 94

2.1 Structure générique du dispositif d’enquête 2.2 La descente par paliers vers la description détaillée  du vécu Scénario 1 : narrer la durée, fragmenter, puis détailler Scénario 2 : moduler au gré entre narration biographique et description phénoménologique

Synthèse du chapitre

Chapitre 8  Procédés de guidance au cours de l’enquête 1. Accompagner l’entrée dans l’enquête : accéder, évoquer, amorcer 2. Maintenir le processus d’enquête : temporaliser, rythmer, séquencer 3. Accompagner et guider au cours de l’enquête : métacommuniquer, contenir, réguler 3.1 Métacommuniquer 3.2 Cadrer et contenir

4. La guidance au cours de l’entretien : consignes, questions et relances

4.1 Consignes : cadrer, spécifier… 4.2 Questions : cibler, saisir, orienter l’attention 4.3 Les relances : accélérer, ralentir, recentrer, thématiser 4.4 La variation des régimes cinétiques au cours de l’entretien

Synthèse du chapitre

Chapitre 9  Variation d’échelles et processus de focalisation 1. Le narratif, à la croisée des approches qualitatives et compréhensives 1.1 Les données narratives : du subjectif au séquentiel 1.2 Un corpus semi-structuré

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95 96 97 98 100 102 103 105 106 106 107 108 110 111 113 113 114 115

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2. Définir un corpus : délimiter, spécifier, réduire 2.1 Taille du corpus : de la saturation au spécifié 2.2 Le cas, le spécifique et le spécifié 2.3 Réduire sans simplifier

3. Fragmenter : variation d’échelles et ajustements de la focale 3.1 Logique et dynamiques des variations d’échelles 3.2 La dynamique de focalisation : fragmentation  et granularité

4. Complémentarité des modes d’enquête en première, deuxième et troisième personne

4.1 Enquête narrative et pratique du journal 4.2 Enquête narrative et recherche documentaire

Synthèse du chapitre

116 116 118 119 120 121 122 124 124 125 126

PARTIE 4 Sur le terrain Chapitre 10  Fragmentation, séquençage, thématisation

129

1. Première étude : du récit de vie à la description phénoménologique 129 1.1 Constitution du corpus 130 1.2 Du recueil à la fragmentation du récit 131 1.3 Recueil et codage du récit microphénoménologique 135 1.4 Modélisation de la structure temporelle des données recueillies

2. Seconde étude : de la description phénoménologique au récit de vie 2.1 Constitution du corpus 2.2 De la fragmentation au séquençage des données 2.3 Du traitement séquentiel à la thématisation

Synthèse du chapitre

Chapitre 11  De l’analyse des données aux catégories 1. Des données présentationnelles, temporalisées et expérientielles 2. La constitution des données narratives 2.1 Le sol mouvant de la situation narrative au regard de la situation biographique 2.2 La dimension subjective du vécu

3. L’analyse des données en trois phases

3.1 Phase 1 : mise au jour de la structure temporelle 3.2 Phase 2 : analyse des régimes cinétiques du récit 3.3 Phase 3 : examen des configurations narratives

4. Forger des catégories

4.1 La catégorie « temporelle » des faits vécus

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140 142 143 146 149 151 153 154 155 155 156 158 158 161 162 163 164

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Table des matières

4.2 La catégorie « expérientielle » des effets vécus 4.3 La catégorie « inférentielle » des dynamiques de configuration

Synthèse du chapitre

Chapitre 12  Restitution, résultats et dimensions éthiques 1. Résultats, preuves et restitution 2. Critères de pertinence de l’enquête narrative en sciences humaines et sociales

2.1 L’enquête sur les pratiques et les manières de faire 2.2 L’enquête sur les manières de dire, sur l’activité  et les savoirs narratifs 2.3 L’enquête sur les lois de composition des points de vue et des modes d’existence

3. Dimensions éthiques de l’enquête en sciences humaines et sociales

3.1 Faire et vivre l’épreuve narrative au cours de l’enquête : repères prudentiels 3.2 Vers une éthique de la guidance au cours de l’enquête 3.3 Connaissance expérientielle des effets de la narration

4. Se former à l’enquête narrative pour et par la recherche Synthèse du chapitre

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164 165 166 167 167 169 169 171 171 172 173 175 176 176 177

Bibliographie

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263362 (I) OSB 80° NOC-API Dépôt légal : février 2022 Nouvelle Imprimerie Laballery, 58500 Clamecy Imprimé en France

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