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French Pages [301]
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Divin & Sacré
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Paul-Louis van Berg
Divin & Sacré
9HSMIKG*gdhicg+
ISBN : 978-2-8066-3782-6 www.eme-editions.be
30 €
la construction de l’état
Licencié en Philologie classique et docteur en Préhistoire, Paul-Louis van Berg a enseigné la « Méthodologie de l’archéologie » à l’Université libre de Bruxelles et dirigé une mission archéologique de l’ULB en Syrie. Il s’intéresse aux interactions culturelles dans le bassin méditerranéen et aux origines du christianisme.
NINOS, DAVID ET ROMULUS
famille royale perse. À son retour au pays, il écrit une histoire des Perses, en commençant par les vies imaginaires des premiers rois d’Assyrie, ce qui lui valut, de l’Antiquité à nos jours, une réputation de fantaisiste. Était-ce mérité ? Peut-être pas. En fait, le but de l’auteur n’était pas historique mais politique. Ctésias met en scène trois souverains successifs – Ninos, le guerrier, Sémiramis, l’architecte, et leur fils Ninyas, le législateur, qui contribuent, chacun selon sa spécialité, à la construction de l’État. Ensuite, le pouvoir se serait transmis de père en fils pendant mille ans, jusqu’au scandaleux Sardanapale auquel les dieux enlèveront la royauté à cause de ses débauches. Cette manière d’imaginer les origines et la fin de l’État, qui servit aussi à écrire des histoires royales en Israël et à Rome, repose sur une conception mésopotamienne de la royauté vieille de plus de deux millénaires. À y regarder de plus près, Ninos, David et Romulus ont plus en commun qu’on ne l’aurait soupçonné. Il en va de même pour les derniers souverains, Sardanapale le bisexuel en Assyrie, Manassé l’impie en Juda et Tarquin le Superbe l’autocrate à Rome.
Paul-Louis van Berg
Vers 400 avant notre ère, un Grec, Ctésias de Cnide, est médecin de la
NINOS, DAVID ET ROMULUS La construction de l’état
Note éditoriale
La plupart des titres ont été abrégés dans les notes de bas de page. Les abréviations proposées par la Traduction œcuménique de la Bible (TOB) ont été utilisées pour les sources bibliques.
Préface
En nous proposant un voyage dans l’Antiquité autour des figures de trois grands rois, Ninos, David et Romulus, Paul-Louis van Berg fait preuve d’audace. Non que pareille étude soit étonnante, car l’Antiquité fut toujours visitée, commentée et décryptée, de sorte que des figures aussi illustres ne peuvent être ignorées, mais celle-ci a de particulier qu’elle développe sa problématique à l’intersection de plusieurs disciplines ; or, les chercheurs ont tendance à éviter le « mélange des genres » attendu les risques afférents à l’entreprise. Il s’agit entre autres d’une relecture critique, voire impertinente, des travaux de Georges Dumézil, dont on sait l’intérêt pour le modèle « trifonctionnel » propre à de multiples cultures de langue indo-européenne, modèle dont il s’était servi pour décoder l’histoire des premiers rois de Rome. Or, Paul-Louis van Berg propose de reconnaître, dans la construction de cette histoire, un modèle de la royauté d’origine suméro-sémitique. À la différence du modèle trifonctionnel indo-européen, qui fut appliqué à de multiples aspects de la vie des sociétés, ce modèle « oriental » de la royauté est tout entier attaché aux fonctions royales. Guerre de conquête, construction-urbanisation et justice-administration, telles seraient les « trois fonctions » du « bon monarque », soit que des rois réels vantent leurs réalisations dans ces trois domaines, soit que des historiens attribuent ces fonctions à des rois réels ou imaginaires. Cette idéologie royale fut à ce point paradigmatique qu’elle assura la pérennité de l’autorité royale et des institutions qui en dépendaient pour assurer « le bonheur » des populations. Ce modèle, 9
1. Des récits de construction de l’État ?
De multiples entités ethniques, linguistiques et religieuses sont nées ou sont arrivées un jour dans l’immense bassin culturel du Proche-Orient ancien. Souvent bien distincts sur ce triple plan, Sumériens, Élamites, Akkadiens, Sémites occidentaux, Hurrites, Hittites, Iraniens et leurs successeurs partagèrent cependant de nombreux traits dont l’origine doit être fréquemment cherchée en Mésopotamie où les cultures de langue sumérienne et akkadienne atteignirent un haut niveau de développement dès le 4e millénaire. À partir du 2e millénaire avant notre ère, conquêtes et navigations commerciales ont diffusé bon nombre de ces traits en Méditerranée orientale (Anatolie, Chypre, Crète, Égée et Grèce continentale) puis centrale (Italie), d’une part, vers l’est jusqu’à l’Indus, de l’autre. Dans ces régions extérieures au Croissant fertile, les « influences » proche-orientales se superposèrent progressivement aux traditions indo-européennes originelles, perses, grecques et romaines en particulier. C’est à cet immense domaine qu’appartiennent les histoires dynastiques auxquelles est consacré ce livre construit au fil des découvertes. Au départ, il n’était question que de comparer l’Histoire d’Assyrie (les Assyriaka) de Ctésias de Cnide et l’histoire des premiers rois d’Israël et de Juda contée dans les livres bibliques de Samuel et des Rois. Bien que ces deux ouvrages d’époque perse, l’un en grec, les autres en hébreu, n’aient guère été rapprochés jusqu’ici, ils montrent pourtant de surprenants parallélismes, dans leur structure comme dans les façons de penser qui les ont inspirés et dans la manière d’écrire l’histoire qu’ils reflètent. En particulier, l’Histoire d’Assyrie distribue sur trois rois (Ninos, Sémiramis, Ninyas) les trois fonctions royales constitutives de l’État (guerre, construction, législation-administration), tandis que les historiens deutéronomistes ne 13
2. Le récit de Ctésias et son contexte culturel
2.1 Le sujet Vers le milieu du Ier siècle avant notre ère, dans sa Bibliothèque historique, Diodore de Sicile rapporte les propos de Ctésias de Cnide selon lesquels ce dernier, fait prisonnier par les Perses, aurait résidé dix-sept ans à la cour, d’abord sous le règne de Darius II, puis en tant que médecin d’Artaxerxès II (404-359)4, de son épouse Parysatis et de ses enfants. Rentré en Grèce en 398/7, il aurait rédigé des Persika (Histoire des Perses) en vingt-trois livres, d’après les notes prises pendant son séjour5. L’œuvre comportait une Histoire d’Assyrie – c’est-à-dire de la Mésopotamie dans le vocabulaire du temps6 – (livres I-III : Assyriaka), suivie de celle des Mèdes (livres IV-VI) et enfin de l’Histoire des Perses proprement dite (livres VII-XXIII). Les Assyriaka contaient la fondation de l’Empire assyrien, œuvre séquencée du roi Ninos, de son épouse Sémiramis et de leur fils Ninyas. À la description de ces trois premiers règnes s’ajoutait une liste des souverains qui se succédèrent ensuite de père en fils pendant trente générations sans rien faire de mémorable jusqu’à Sardanapale, le dernier roi des Assyriens. Sous son règne, l’Empire assyrien tomba sous les coups 4 Diodore, Bibliothèque II, 32,4. 5
Pour la vie de Ctésias et son séjour en Perse, voir Lenfant, Ctésias de Cnide, pp. VIII-XXIV.
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Khaleghi-Motlagh, « Babylonia ».
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3. Sources orientales et grecques des Assyriaka
3.1 La question Le texte des Assyriaka est émaillé d’évocations des cultures mésopotamiennes, sémitiques occidentales, perse et grecque, sans que nous puissions toujours en préciser les sources ni, a fortiori, en déterminer les voies de la transmission. Dans ce monde de la fin du Ve et du début du IVe siècle, entre la Perse et la Grèce, circulent à la fois des hommes, des idées, des manuscrits et des traditions orales plus ou moins anciennes. Ainsi se conservaient certains souvenirs du passé, lors même que nombre des sites archéologiques retrouvés aujourd’hui n’étaient plus identifiables à l’époque. Les paragraphes qui suivent explorent la manière dont ce bagage multiculturel se reflète dans la biographie des quatre protagonistes, Ninos, Sémiramis, Ninyas et Sardanapale46. Ceux-ci n’étaient pas totalement inconnus du monde grec. Entre 450 et 420 avant notre ère, Hérodote (I, 7) mentionne un personnage du nom de Ninos et sait que Sémiramis a exécuté des travaux à Babylone (I, 184) ; il attribue à une certaine Nitocris (I, 185-188), mère de Labynète (déformation du nom de Nabonide, 556-539, dernier roi de Babylone), une partie des constructions que Ctésias attribuera plus tard à Sémiramis. Par ailleurs, il paraît probable que le nom de Sémiramis soit une forme hellénisée de celui de Šammu-Rammat, mère d’Adad-Nirari III et 46 Pour des études plus détaillées et documentées, voir Huber, « Ktesias und Babylonien ».
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métamorphose, ne rechignaient ni devant le spectaculaire ni le merveilleux, à la condition qu’ils puissent l’attribuer à la volonté divine. On peut sans doute lire dans les Assyriaka les prémices de la globalisation de l’âge hellénistique.
4. Fonctions et fautes des rois dans l’Histoire d’Assyrie
4.1 Des rois fonctionnels ? Les lecteurs anciens et modernes considèrent généralement les deux règnes de Ninos et Sémiramis comme une période d’ascension et les suivants, de Ninyas à Sardanapale, comme celle d’une longue décadence205. Dans cette optique, la manière dont Ninos s’approprie Sémiramis et la débauche de celle-ci ne sont point blâmées, tandis que l’œuvre politique de Ninyas est passée sous silence. Par ailleurs, les critiques ont été systématiquement fascinés par l’opposition des comportements virils de Ninos et Sémiramis, d’une part, par le caractère efféminé de Ninyas et Sardanapale, de l’autre. Dans l’ensemble, ils accusent volontiers Ctésias de nous livrer un Orient de clichés à la mode grecque, avec ses intrigues de cour où s’entremettent eunuques et princesses de petite vertu206. Cette œuvre n’avait-elle donc d’autre intention que d’attirer et distraire le lecteur-auditeur grec en flattant ses préjugés nationaux et son goût du scandaleux ? La succession des souverains assyriens n’étaitelle pas autre chose qu’un simple enchaînement d’expansion et de décadence ? Dans l’espoir d’y voir plus clair, nous avons tenté une approche que l’on n’a guère utilisée jusqu’ici, bien qu’elle ait donné
205 Lenfant, Ctésias de Cnide, p. XLI. 206 Sur la débauche des princesses perses, voir Lenfant, Dinon et Héraclide, pp. 94-95.
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5. Fonctions et fautes des rois en Mésopotamie
« Un pays habité par de grands rois qui se consacrent à construire des temples et des palais, à creuser des canaux, à combattre les ennemis et à chasser les envahisseurs, à dispenser la justice et à apporter la prospérité à leur peuple, selon des directives qui viennent directement des dieux. » Liverani, « The Deeds of Ancient Mesopotamian Kings », p. 2353, à propos de ce que révèlent les inscriptions royales.
5.1 Les fonctions des rois Bien des détails des Assyriaka remontent à des traits culturels ou des institutions mésopotamiennes. L’articulation des trois fonctions royales mises en scène dans le récit de Ctésias, aurait-elle également sa source en Mésopotamie ? Il semble que ce soit le cas, à en juger par la phrase de Liverani mise en exergue. S’il ne pouvait être question, dans le cadre de cet ouvrage, de détailler l’histoire des fonctions royales mésopotamiennes pendant plus de deux millénaires, nous examinerons cependant quelques relais.
5.1.1 Le 3 e millénaire Depuis la seconde moitié du 3e millénaire au plus tard, la royauté est donnée et reprise par les dieux. À quelques exceptions près (cer-
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6. Fonctions et fautes des rois en Médie et en Perse
6.1 Les inscriptions royales perses 6.1.1 Reprise des traditions néo-assyriennes La propagande royale néo-babylonienne tendait à minimiser ou à passer sous silence les campagnes militaires et insistait au contraire sur la piété, la justice et la bonne administration du roi ainsi que sur ses travaux de construction ou de restauration de temples et de palais, d’infrastructure urbaine et de fortifications. Les inscriptions royales perses sont bien moins nombreuses et généralement plus sobres que celles des souverains mésopotamiens. Néanmoins, leur teneur relève en grande partie des mêmes traditions et plus particulièrement des traditions assyriennes. Deux ou trois des activités canoniques observées en Mésopotamie sont mentionnées ensemble dans quelques inscriptions, mais dans la plupart des cas il n’est question que de la construction, lorsqu’il ne s’agit pas d’une simple titulature. Si les rois mentionnent régulièrement qu’Ahuramazdā leur a accordé la royauté et les a aidés à mener à bien leurs activités, la documentation perse est trop limitée pour que l’on puisse y étudier les interrelations des trois fonctions royales.
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7. Les premiers rois selon l’histoire deutéronomiste
7.1 Les rois d’Israël et de Juda ? Si l’histoire des premiers rois d’Assyrie selon Ctésias apparaît en relation directe avec l’idéologie royale que les Perses avaient reprise aux souverains néo-assyriens, et si l’histoire des premiers rois mèdes selon Hérodote relève globalement de la même idéologie, on peut se demander ce qu’il en est de l’histoire deutéronomiste339 des premiers et derniers rois d’Israël. Aurions-nous également affaire à une histoire construite des origines de l’État ? Il ne s’agit pas, comme dans le cas de Ctésias, du récit d’un seul auteur intégrant des matériaux de toute sorte et appauvri par un travail d’abrégement, mais au contraire d’un texte dont les contradictions, les répétitions et les incohérences suggèrent l’existence de plusieurs couches culturelles et rédactionnelles successives. Les auteurs ont manifestement puisé à des sources diverses qui sont parfois citées. De l’avis de la majorité des critiques, l’histoire des rois fut consignée sous sa forme définitive pendant l’Exil à Babylone ou au début de l’époque perse, sinon plus tard. Le texte aurait atteint sont état définitif à un moment indéterminé avant la traduction
339 Le concept d’histoire deutéronomiste désigne le grand ensemble littéraire qui va du Deutéronome au Second livre des Rois ; de Pury, Römer, Macchi (éds), Israël construit son histoire, p. 2. Pour un sommaire détaillé du contenu de cette histoire : Römer, La première histoire d’Israël, pp. 9-18.
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8. Fonctions et fautes des rois dans l’histoire deutéronomiste
8.1 Des rois fonctionnels ? Quels rapports Saül, David et Salomon, entretiennent-ils avec les fonctions royales ? Ont-ils des fonctions spécialisées comme les premiers souverains de l’histoire d’Assyrie ? Leurs biographies supposent-elles la construction progressive de l’État ? Les fautes commises au cours de leurs règnes constituent-elles une justification de la perte de la royauté en Israël et en Juda ? À la lumière des observations faites jusqu’ici, ces questions peuvent faire sourire tant les réponses paraissent évidentes.
8.2. Saül, le roi failli Dès le début, les dés sont pipés. Le peuple élit Saül par tirage au sort sans savoir qu’il s’agit du choix de Dieu. Saül a déjà été oint par Samuel, mais fait comme s’il n’en savait rien et se cache parmi les bagages : timidité, fausse modestie ou ruse ? L’épisode fait penser, de loin, à l’élection de Déiokès, le futur roi des Mèdes qui s’écarte pour se faire désirer davantage. Élu par YHWH et oint par Samuel, Saül désobéit au prophète qui, pourtant, lui transmet la parole de YHWH. En conséquence, il ne remporte qu’une seule victoire contre les Ammonites entre le moment de son onction et celui de sa chute. Deux fautes capitales le 157
9. Les Assyriaka et l’histoire deutéronomiste
Que des rois nommés Saül, David et Salomon aient un jour existé ou non, il reste que l’histoire deutéronomiste des trois premiers rois (et du dernier) a tous les caractères d’un roman pseudohistorique, au même titre que l’Histoire d’Assyrie de Ctésias. Les deux récits visent d’ailleurs le même double objectif : - raconter la construction progressive de l’État complet par les premiers rois ; - justifier la perte finale de la royauté par des fautes d’importance croissante. Tel est effectivement le programme des Assyriaka, qui racontent l’histoire de l’Empire assyrien, de sa création par Ninos, Sémiramis et Ninyas, à sa destruction sous Sardanapale, comme des livres de Samuel et des Rois, qui disent l’histoire de la royauté en Israël et Juda, de ses origines sous Saül, David et Salomon, à sa perte en deux temps, sous Osée en Israël et Manassé en Juda. Ces deux applications de la même idéologie royale héritée des Assyriens par les Perses impliquent trois fonctions. Les deux sources l’une grecque datée du début du IVe siècle, l’autre hébraïque dont la rédaction finale date de l’époque perse, distribuent les étapes de la construction de l’État sur des souverains successifs dotés chacun d’une ou deux spécialités fonctionnelles.
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10. Le modèle trifonctionnel « oriental » en Grèce
10.1 De premières pistes Il n’était pas question d’explorer systématiquement dans ce volume l’océan de la littérature grecque pour y débusquer toutes les actualisations possibles de l’idéologie royale orientale. Quelques références mythologiques et pseudomythologiques suffiront cependant à montrer que, du Géométrique récent à l’époque romaine, une conception de la royauté de type oriental avait pénétré les représentations grecques de la souveraineté, un phénomène dû à l’acculturation des Grecs au contact des populations du Proche-Orient dans la première moitié du 1er millénaire405, bien avant le voyage en Orient d’Hérodote ou le séjour de Ctésias à la cour perse.
10.2 Zeus, Athéna et Apollon dans l’Iliade Dans l’Iliade, Zeus olympien, maître des dieux et des hommes, père d’Apollon et d’Athéna, mène et arbitre le combat des Achéens et des Troyens406, venant en aide tantôt à un camp, tantôt à l’autre, il propose la paix (IV, 29) et offre la gloire au vainqueur (XXII, 130). Presque toujours favorable aux Achéens, il interdit cependant à 405 Pour les influences mésopotamiennes en Grèce, voir les références citées à la note 21. 406 Woronoff, « Zeus, maître de l’Ida », p. 90 ; Idem, « Zeus de l’Iliade, Zeus de l’Odyssée », pp. 39-44.
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11. Les rois de Rome selon Tite-Live
11.1 L’analyse de Dumézil 11.1.1 Le point de départ En 1968, dans Mythe et épopée I, Georges Dumézil fait le point de ses recherches sur l’idéologie indo-européenne des trois fonctions, un schéma d’analyse de la structure des sociétés divines et humaines propre à de multiples cultures de langue indo-européenne. Il s’agit des « fonctions hiérarchisées de souveraineté magique et juridique, de force physique et principalement guerrière, d’abondance tranquille et féconde457. » Il débusque ces trois fonctions dans la triade précapitoline de Jupiter, Mars et Quirinus, et pense les retrouver dans l’histoire des quatre premiers rois de Rome (Romulus, Numa Pompilius, Tullus Hostilius et Ancus Martius), une légende royale contée avec de légères variations par de multiples auteurs depuis le temps de Fabius Pictor458, et dont la vulgate est présentée dans l’Histoire romaine de Tite-Live, rédigée sous le principat d’Octave-Auguste, peu après la publication de la Bibliothèque de Diodore de Sicile. Dumézil assigne respectivement Romulus et Numa aux deux aspects magique et juridique de la première fonction, Tullus Hostilius à la deuxième, et Ancus Martius à la troisième. Selon son 457 Dumézil, Mythe et épopée I, pp. 16, 268-284 ; Mythe et épopée III, pp. 211-214. 458 Historien romain de la fin du IIIe siècle avant notre ère. Il ne subsiste que des fragments de son œuvre.
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12. Considérations finales
12.1 Récits des origines de l’État La recherche contemporaine nous a fait découvrir un monde proche-oriental antique aux cultures transnationales : par le biais des colonies, des conquêtes, des déportations, du commerce caravanier et maritime, et par la diffusion des langues véhiculaires, les idées, les biens et les personnes passent, d’un domaine ethnolinguistique à l’autre, d’une religion à l’autre et d’une histoire à l’autre. Sumériens et Sémites de Mésopotamie savaient la royauté descendue du ciel et les listes de leurs premiers rois débutaient avant le Déluge. Les origines se perdaient ainsi dans la profondeur du passé et les uns et les autres s’en sont contentés longtemps. Si la structure trifonctionnelle de la royauté était en place dès la seconde moitié du troisième millénaire, et si les premiers siècles du IIe millénaire connaissent déjà des légendes royales élaborées à partir d’événements imaginaires515, la démarche consistant à intégrer cette structure dans une histoire « chrono-fonctionnelle » des origines de l’État n’est attestée jusqu’ici ni en Assyrie, ni en Babylonie. Ce sont des Grecs et des Judéens qui, semble-t-il, écrivirent les premiers des histoires légendaires de la construction progressive de l’État. Ces histoires racontaient comment les premiers rois ou d’autres fondateurs prestigieux mirent en place les principales fonctions étatiques, tels Déiokès et Phraorte, Ninos, Sémiramis et Ninyas, David et Salomon, Nausithoos et Alkinoos, ou censément pré-étatiques, tels Moïse et 515 Voir par exemple Guichard, « Histoire et philologie de la Mésopotamie ».
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Bibliographie
1. Sources Sources mésopotamiennes Attinger P., « Remarques à propos de la malédiction d’Accad », Revue d’Assyriologie et d’archéologie orientale 78/2, 1984, pp. 99-121. Borger R., Beiträge zum Inschriftenwerk Aššurbanipals : die Prismenklassen A, B, C = K, D, E, F, G, H, J und T sowie andere Inschriften, Wiesbaden, Harrassowitz, 1996. Bottéro J., L’Epopée de Gilgameš : le grand homme qui ne voulait pas mourir, Paris, Gallimard, « L’aube des peuples », 1992. Bottéro J., Kramer S., N., Lorsque les dieux faisaient l’homme, Mythologie mésopotamienne, Paris, Gallimard, 1989. Cardascia G., Les lois assyriennes, Introduction, traduction et commentaire, Paris, Cerf, « Littératures anciennes du Proche-Orient 2 », 1969. Cooper J., The Curse of Agade, Baltimore, Johns Hopkins University Press, 1983. Da Riva R., The Inscriptions of Nabopolassar, Amel-Marduk and Neriglissar, Boston-Berlin, Walter de Gruyter, 2013. Durand J.-M., Documents épistolaires du palais de Mari, Paris, Cerf, « Littératures anciennes du Proche-Orient 16 », 1997.
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Table des matières Du même auteur :
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Remerciements 7 Préface 9 1. Des récits de construction de l’État ?
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2. Le récit de Ctésias et son contexte culturel
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2.1 Le sujet 2.2 La transmission 2.3 L’historicité du récit 2.4 L’Histoire d’Assyrie selon le résumé de Diodore de Sicile 2.4.1 Ninos 2.4.2 Sémiramis 2.4.3 Ninyas 2.4.4 Sardanapale et la fin de l’empire 2.5 L’apport de Nicolas de Damas
17 18 18 23 23 26 28 29 30
3. Sources orientales et grecques des Assyriaka 33 3.1 La question 3.2 Ninos 3.2.1 Les premières campagnes 3.2.2 La fondation de Ninive
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famille royale perse. À son retour au pays, il écrit une histoire des Perses, en commençant par les vies imaginaires des premiers rois d’Assyrie, ce qui lui valut, de l’Antiquité à nos jours, une réputation de fantaisiste. Était-ce mérité ? Peut-être pas. En fait, le but de l’auteur n’était pas historique mais politique. Ctésias met en scène trois souverains successifs – Ninos, le guerrier, Sémiramis, l’architecte, et leur fils Ninyas, le législateur, qui contribuent, chacun selon sa spécialité, à la construction de l’État. Ensuite, le pouvoir se serait transmis de père en fils pendant mille ans, jusqu’au scandaleux Sardanapale auquel les dieux enlèveront la royauté à cause de ses débauches. Cette manière d’imaginer les origines et la fin de l’État, qui servit aussi à écrire des histoires royales en Israël et à Rome, repose sur une conception mésopotamienne de la royauté vieille de plus de deux millénaires. À y regarder de plus près, Ninos, David et Romulus ont plus en commun qu’on ne l’aurait soupçonné. Il en va de même pour les derniers souverains, Sardanapale le bisexuel en Assyrie, Manassé l’impie en Juda et Tarquin le Superbe l’autocrate à Rome.
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