Musica Corporis: Savoirs Et Arts Du Corps de l'Antiquite a l'Age Humaniste Et Classique (Les Styles Du Savoir) (French Edition) 9782503535302, 2503535305

Fabrica corporis, musica corporis, Preface, Pierre Caye, Harmonie, beaute, et grace, Avant-Propos, Florence Malhomme, Ha

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Musica Corporis: Savoirs Et Arts Du Corps de l'Antiquite a l'Age Humaniste Et Classique (Les Styles Du Savoir) (French Edition)
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MUSICA CORPORIS SAVOIRS ET ARTS DU CORPS DE L’ANTIQUITÉ À L’ÂGE HUMANISTE ET CLASSIQUE

Les Styles du savoir Défense et illustration de la pensée à l’âge classique Une collection dirigée par Pierre Caye et Sylvie Taussig Le dix-septième siècle souffre de sa majesté : tout en lui semble grand, en particulier le savoir et la pensée dominés par les imposants systèmes philosophiques et théologiques. Pourtant, ce siècle n’est pas moins riche que le précédent en minores inventifs, en expériences de pensée ponctuelles mais fécondes, qui structurent, en tous domaines, le savoir et la paideia des hommes de façon aussi solide et durable que les grandes constructions théoriques auxquelles nous sommes habituellement renvoyés. Les Styles du savoir visent à corriger cet effet de mirement qui affecte la compréhension de ce siècle, en insistant sur un certain nombre des notions et de textes oubliés, négligés, méconnus qui s’avèrent pourtant fondamentaux pour la constitution des savoirs et des institutions à l’âge classique. En republiant des textes aujourd’hui inaccessibles et en proposant aux lecteurs des essais peu soucieux des frontières tracées par les interprétations dominantes, cette collection se propose ainsi de dessiner les contours d’un « autre » dix-septième siècle.

MUSICA CORPORIS

SAVOIRS ET ARTS DU CORPS DE L’ANTIQUITÉ À L’ÂGE HUMANISTE ET CLASSIQUE

Textes réunis par Florence Malhomme et Elisabetta Villari



A. Allegri, Le Corrège, Zeus et Io, Vienne, Kunsthistorisches Museum, Gemaldegalerie, inv. 274

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© 2011, Brepols Publishers n.v., Turnhout, Belgium All rights reserved. No part of this publication may be reproduced, stored in a retrieval system, or transmitted, in any form or by any means, electronic, mechanical, photocopying, recording, or otherwise, without the prior permission of the publisher. D/2011/0095/54 ISBN 978-2-503-53530-2 Printed on acid-free paper

PRÉFACE Fabrica corporis, musica corporis Pierre Caye

La civilisation est une affaire de corps, et ne se manifeste jamais aussi bien qu’à travers leur tenue et leur maintien, leur exercice et leur discipline, leur raffermissement et leur longévité, mais aussi leur interaction et leur organisation commune. C’est pourquoi le corps est le premier objet de toute éducation, comme en témoigne la paideia des anciens Grecs. De fait, il n’y a pas d’humanisme aussi bien antique que renaissant sans la considération des corps. Le corps est ce par quoi l’homme est proprement homme, ni ange ni bête : ni ange car son corps est élémentaire, fait d’un mélange de terre, d’eau, de feu et d’air, et en tant que tel corruptible et mortel ; ni bête, car ce même corps est susceptible d’être éduqué, raffiné et policé. Le corps (sôma) est non pas le tombeau (sêma) de l’âme selon le fameux jeu de mot du Phédon de Platon, mais au contraire ce qui permet à l’homme de s’approprier le monde en l’ancrant dans le champ du réel sans errance ni illusion. Au demeurant, le paradigme corporel déborde largement le seul cas de l’homme. D’une certaine façon tout est corps, non seulement l’homme ou les animaux comme en témoigne la médecine d’Hippocrate ou de Galien, mais aussi les objets fabriqués comme l’illustre l’architecture de Vitruve, ou encore le savoir qui lui aussi se constitue en « corps » à la façon du Corpus juris civilis et des grandes collections de textes qui rassemblent en un tout les fragments épars de telle ou telle discipline. La vieille civilisation est donc tout entière sous le signe du corps. Et c’est la grandeur du stoïcisme, la raison de son succès au long du temps, que d’avoir si clairement affirmé le règne quasi exclusif des corps sur le réel.

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PRÉFACE

À travers le corps, le modèle naturaliste et biologique semble triompher, comme si le réel n’était formé que d’organismes ; mais en réalité la biologie apparaît insuffisante pour rendre raison de la fabrica corporis  ; d’autres modèles, issus de l’art, sont nécessaires pour pallier les insuffisances de la référence biologique. La forme et la figure comptent ici au premier chef, si bien que le dessin, ou précisément ce que les Renaissants appelleront le disegno, se substitue à la vie pour rendre raison de la cohérence et de la tenue des corps. On peut s’étonner de la rencontre chez le même homme, Léonard de Vinci, d’une si grande curiosité pour l’histoire naturelle et d’une si grande virtuosité dans les choses de l’art. Mais il n’était pas d’autre moyen pour lui d’accéder au réel et à ses processus que le disegno, qui lui permit de pénétrer et de comprendre le monde, là où nos savants utiliseraient aujourd’hui un scanner, un microscope ou un accélérateur de particules. Il y a en réalité un entrecroisement permanent de la nature et de l’art qui efface les frontières du réel pour mieux établir le règne des corps. Cela est vrai aujourd’hui comme hier. Simplement le sens du naturel, de l’artificiel et de leur articulation n’est plus le même : nous sommes passés de l’humain au post-humain. Ainsi, notre rapport au corps est la clef de notre destin, de notre amour de la vie comme de notre pulsion de mort, de notre barbarie mais aussi de notre dignité. Or, sous le signe de la culture antique et renaissante, ce rapport revêt un caractère singulier. Les Anciens éprouvent essentiellement les corps dans leur fragilité. L’expérience du corps aussi bien artificiel qu’animal est toujours celle de sa caducité, de sa corruptibilité et de son impuissance. Cela ne diminue en rien son rôle, mais influe profondément sur notre rapport au monde. Les Anciens résument leur morale sous le terme d’enkrateia, la maîtrise de soi. Mais ne nous méprenons pas sur le sens de cette maîtrise et de cette force : il s’agit pour l’homme non pas de dompter un trop plein d’énergie, mais de contenir sa force dans les limites de son corps — c’est bien ce que signifie enkrateia, la force (kratos) qui reste en dedans (en) de soi, et en quelque sorte toujours en deçà de ce qu’elle peut — de crainte qu’elle ne se disperse et, en se dispersant, nous laisse vide et épuisé, comme si notre force était un capital fini sans possibilité de renouvellement. La fameuse question spinoziste — question par essence sans réponse — sur ce que peuvent les corps n’a guère de sens ici ; il importe bien plus de comprendre ce qu’ils ne peuvent pas, dans le sens positif de ce « ne pas pouvoir », en quelque sorte, ce qu’ils impeuvent en raison précisément de leur  impuissance. Nous sommes loin du  corps

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machine des Modernes, conçu comme un dispositif producteur d’énergie vitale, régénérable à l’infini. Cette fragilité du corps, le christianisme en a pris acte et l’a assimilée au péché originel ; elle occupe donc une place centrale et incontournable dans notre civilisation. Mais cette place est ambiguë. Le péché originel constate clairement l’impuissance générique de l’homme, mais semble pourtant postuler l’existence d’une force originaire que l’homme, par la voie de la rédemption, est appelée à retrouver. Peu importe cependant que cette impuissance soit originaire ou non, qu’elle soit la conséquence d’une faute ou non. Elle est notre condition que nous ne pouvons pas ne pas assumer. Certains ont préféré substituer l’esprit au corps pour pallier cette impuissance mais il apparaît ici avec évidence que l’esprit n’est en réalité qu’une stratégie d’évitement, pour ceux qui ne se sentent pas le courage d’assumer la fragilité de leurs corps pour mieux raffermir l’assiette de leur âme. Or, il revient aux cultures authentiques de nous apprendre à faire de nos fragilités une force, sans jamais nous faire oublier la dimension originaire de  l’impuissance dont elle provient. Le corps fragile réclame un équipement et un armement pour se protéger et compenser ses déficiences. Cet équipement ne lui est pas inné, sinon le corps ne serait pas fragile ; par le moyen de l’art l’homme confectionne des aides, des secours et des étais, ce qu’Alberti appelle des auxilia, des præsidia ou des adjumenta, qui constituent comme autant de prothèses au service de notre action. Platon rappelle justement dans le Protagoras la naissance de la technique sous les traits de Prométhée qui distribue aux hommes, privés par son frère Épiméthée de tous les avantages naturels des animaux, les ressources de la technique pour leur permettre de surmonter leur dénuement originaire. Se constitue ainsi un système général des corps qui mêle à la fois le corps animal de l’homme et les corps artificieux que son esprit imagine pour pallier ses faiblesses, ce qui explique que tout soit art à la Renaissance selon le jugement de Burckhardt et que l’ensemble du réel, comme le souhaite Alberti dans le De re ædificatoria, fasse l’objet d’un processus continu d’édification causa hominis. Cependant, à travers cette opération de construction et d’artificialisation généralisées du réel, les Renaissants, à la suite des Anciens, visent tout autre chose que notre civilisation moderne. Au moyen des aides et des étais que procurent leurs techniques, ils cherchent non pas à intensifier l’énergie de leur corps, mais simplement à lui assurer tenue et dignité. C’est pourquoi on est en droit de parler ici d’humanisme de la technique. De fait,

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les techniques qui forment les prothèses du corps ne relèvent pas de la mécanique ou des autres paradigmes productifs de la technique, mais du dessin, du disegno, autrement dit de l’art de délimiter avec exactitude les formes et les figures des corps artificiels pour mieux configurer l’apparence du corps humain. L’armement, l’équipement, ce que les Grecs appellent la paraskeuê, les Latins lui donnent un nom plus évocateur encore, qui marque bien la co-appartenance essentielle de la technique, de la prothèse et du disegno : l’ornatus. À travers le disegno et l’ornamentum que celui-ci trace et dessine se met en place un système général des corps qui associe aussi bien le vivant que l’artificiel sous une même loi : la loi harmonique des proportions et de leur symmetria, qui règle la fabrica des corps humains comme elle définit celle des édifices qui les abritent. À la fabrica corporis conçue sous le signe des nombres et des lignes correspond la musica corporis, la musique comme paideia des corps aussi bien que des âmes, comme éducatrice des âmes en tant précisément qu’elle est, par le moyen de ses diverses prothèses harmoniques et eurythmiques, la directrice des corps. Dans ce cadre, la paideia associe ce que Platon dissociait, à savoir la gymnastique et la musique, réservées chez Platon l’une à l’endurcissement des corps, l’autre à l’adoucissement des âmes, et les associe pour former une synthèse qui vise, au contraire, à policer et à raffiner les corps pour mieux raffermir les âmes et en développer la force. Si l’Antiquité et la Renaissance sont par excellence des civilisations artistes, c’est parce que les termes fondamentaux de l’art y prennent une dimension universelle qui déborde largement les définitions habituellement reçues. La signification de la musique, qui concerne en réalité l’ensemble des neuf Muses, dépasse ainsi ce que la culture occidentale depuis lors appelle musique. Est musique pour les Anciens tout ce qui met en relation harmonieuse les nombres entiers de l’arithmétique sous quelque forme que se présente cette harmonie. Cette relation peut être à la fois simultanée et successive. Simultanée, la musique est harmonie  ; successive, elle est rythme. Dans ces conditions, sont musica corporis toutes les formes d’art et de culture qui, sous l’égide du nombre et de la ligne, intonent, tempèrent et rythment le corps : outre la musique proprement dite, aussi bien instrumentale que vocale, il faut compter parmi elles la danse, ou encore l’équitation et l’escrime qui tous trois vont souvent ensemble à l’âge humaniste et classique, mais aussi tous les arts de la parole qui, par la voix ou par l’ouïe, se servent nécessaire-

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ment du corps comme d’un médium actif, ainsi que l’écrit et le dessin qui vivent par le rythme de la main, sans oublier l’architecture qui encadre le corps tout entier et en commande la conduite. Sous cette forme universelle, la musique remplit une double tâche, à la fois d’articulation et de mise en mouvement, d’harmonie et de rythme, de symmetria et d’eurythmie, qui en fait la paideia par excellence, telle que nous l’avons définie comme l’art de faire de notre fragilité originaire une force. Par son harmonie, la musique non seulement articule le corps avec lui-même et avec les différentes parties qui le composent, mais mieux encore lui assure la maîtrise de ses prothèses artistiques dont dépend in fine sa propre articulation interne, comme si le rapport à soi et le rapport à l’extériorité ne formaient plus qu’une seule et même réalité annonçant une nouvelle oikeiosis de l’homme au monde, par la médiation non plus de la nature et de son énergie, mais de l’art et de son ordre. Par son rythme, la musique communique au corps un mouvement, qui se substitue à la prôté ormê, l’élan originaire de la vie dans l’animal, élan dont l’homme se trouve dépourvu en raison même de son impuissance, et auquel seule l’éducation a posteriori peut procurer un substitut. La conséquence de l’articulation au mouvement que seule ménage la musique, les poètes la définissent comme le passage de la beauté à la grâce, une grâce où le corps finit par rejoindre l’âme, laissant percer sous sa force acquise la fragilité de sa provenance et la légèreté de son assiette. Reste à questionner le rapport que la musica corporis entretient avec la plus haute exigence de la pensée, la philosophie. Platon a donné une interprétation de ce rapport, qui, en dissociant le corps et l’âme et en accentuant la hiérarchie entre les hommes, a fini par mettre en conflit paideia et philosophie. Il n’est pas sûr qu’une autre interprétation moins conflictuelle, plus attentive à la proximité de l’homme à l’égard de lui-même et au bon voisinage qu’il entretient avec les choses qui lui sont les plus proches, soit impossible, sans qu’il soit nécessaire pour autant de sacrifier ce qu’il y a de principiel et de rigoureux dans la métaphysique. Nous aurions atteint notre but si, à la lecture de Musica corporis, apparaissaient quelques voies inédites de résolution de cet antique conflit toujours actif au cœur de la civilisation.

AVANT-PROPOS Harmonie, beauté et grâce Florence Malhomme

Nous avons beau compter les pas de la Déesse, en noter la fréquence et la longueur moyenne, nous n’en tirons pas le secret de sa grâce […] Paul Valéry, Questions de poésie

Penser le corps, à travers ses savoirs et ses arts, telle est la question que se  propose d’examiner l’ensemble des contributions de Musica corporis. Alors que nombreuses sont les approches que ce sujet suscite, aujourd’hui plus que jamais, la réflexion développée ici posera sous l’arbitrage de l’art les  fondements de la question  ; elle s’attachera moins à l’être de nature qu’à l’objet, soumis à la recherche de perfection et de beauté, que l’art dessine et offre au monde. Le culte de la beauté, enjoignant à l’art de surpasser la nature, se trouve au cœur de la période que nous avons retenue, de l’Antiquité à l’âge humaniste et classique, marquée par la revivification des forces de la culture antique par la Renaissance italienne. Homère, chantant la beauté d’Hélène1, pose les fondements de ce culte qui mène à la  beauté idéale. Et Zeuxis, qui montra aux Crotoniates que pour représenter la beauté parfaite d’un corps il fallait l’inventer à partir de parties différentes parmi les plus belles observées chez

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Iliade, III, 151-158.

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les jeunes filles de la cité, est le premier serviteur de ce sacerdoce et le parangon de l’artiste-créateur2. Ainsi conçu, l’art possède le pouvoir, quasi divin, de construire, façonner, embellir le monde humain. Il est l’instrument grâce auquel l’homme s’éloigne de l’animal, du barbare, passe de l’homo à l’homo humanus3. Jusqu’à Schiller encore, l’inhumanité des individus qui n’ont pas ennobli leur caractère par le pouvoir de l’art, mettant l’homme en opposition avec lui-même, est de deux sortes : à la manière des sauvages si leurs sentiments sont plus forts que leurs principes, à la manière des barbares si leurs principes ruinent leurs sentiments : « Le sauvage méprise l’art et honore la nature comme sa souveraine absolue. Le barbare tourne en dérision et déshonore la nature, mais, plus méprisable que le sauvage, il continue assez souvent à être l’esclave de son esclave. L’homme cultivé fait de la nature son amie et il respecte sa liberté en se contentant de réfréner son arbitraire »4. Ce topos du pouvoir civilisateur de l’art développé par Cicéron pour l’art de l’éloquence5, Vitruve pour l’art du bâtir6, est repris à l’envi par chacun des arts à la recherche de son excellence. Ainsi en est-il de la poésie, dont Politien fait l’éloge en tant qu’éducatrice de l’humanité primitive7, comme de la musique, qui accomplit pour Zarlino le développement de la voix articulée par l’harmonie du chant modulé et en porte la vertu civilisatrice à son acmé8.

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Cf. Cicéron, De inventione, II, I, 1-3 ; Pline l’Ancien, Histoire naturelle, XXXV 36, 64-66. On ne compte pas les références au peintre chez les Modernes. Voir entre autres, L. B. Alberti, De Pictura, III, 56 ; L. Ghiberti, I Commentari, Napoli, 1947, p. 21 ; A. Nifo, De pulchro, III, V ; P. Gauricus, De sculptura, V. Pour une critique du choix de Zeuxis, voir Raphaël, Lettre à Castiglione. Cf. P. Junod, Transparence et opacité, Lausanne, L’Âge d’homme, 1976, p. 92, note 18. 3 Voir E. Panofsky, « L’histoire de l’art est une discipline humaniste », L’Œuvre d’art et ses significations. Essais sur les “arts visuels”, trad. fr. Paris, Gallimard, 1969, p. 27-52. 4 F. Schiller, Briefe über die ästhetische Erziehung des Menschen, trad. fr. Lettres sur l’éducation esthétique de l’homme, Paris, Aubier, 1992, Quatrième lettre, p. 107-109. 5 Cicéron, De oratore, I, VIII, 32-33 ; De inventione, I, 4, 5. 6 Vitruve, De architectura, II, 1. 7 A. Politien, Nutricia, v. 75-81. 8 G. Zarlino, Istitutioni harmoniche, Venezia, 1558, « Proemio ». La double référence cicéronienne et vitruvienne se retrouve dans les Sopplimenti, Venise, Francesco dei Francesci, 1588, I, 3, « Della Inuentione delle Arti & del loro accrescimento ; & in qual maniera la Musica sia stata ritrouata, accresciuta, & ridotta ne i termini, ch’ella si troua ».

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L’art est l’instrument par lequel l’homme devient maître de lui et de son destin, égalant le Créateur divin au point de se substituer à lui, à l’image de l’homme-artiste de la Renaissance, architecte de lui-même et de la grande machine du monde9. Il donne à l’homme le pouvoir de conjurer la relativité et les vicissitudes du temps, grâce aux forces de métamorphose qu’il recèle. Goethe, disciple s’il en est de ce classicisme humaniste, donne cette leçon d’éternité lorsqu’il exhorte chacun de nous : « Meurs et deviens ! »10. Ayant pu observer dans le règne végétal le modèle de cette métamorphose, il sut mieux que quiconque exprimer cet extraordinaire pouvoir que l’homme a de se créer et recréer grâce à l’art, producteur d’une nature plus « naturelle » — parce que plus noble — que la nature elle-même, dont il trouvait le modèle idéal, par l’intermédiaire de l’humanisme italien, chez les Grecs11. Et Schiller se fait le théoricien de cet humanisme hellénisant visant à la création d’une humanité pleine et accomplie, dont les forces relevant de sa  double nature, sensible et raisonnable, sont mises en harmonie grâce à la culture de la beauté. « Il est donc non seulement permis métaphoriquement, mais encore philosophiquement exact d’appeler la beauté notre deuxième créateur. Sans doute nous rend-elle simplement possible d’être hommes et s’en remet-elle pour le reste à notre volonté libre de décider dans quelle mesure nous voulons effectivement le devenir » , écrit-il dans les Lettres sur l’éducation esthétique de l’homme12. À l’exhortation goethéenne, il ajoutait « Sois libre ! »13, faisant de la beauté le lieu par excellence de la liberté, réalisant l’accomplissement de l’autodétermination de la raison dans la vie sensible. De cette vision du monde, de l’art et de la vie, l’homme occupe le centre. C’est donc le corps de l’homme, principalement, qu’il s’agira de concevoir et de représenter. Au sein de cet humanisme esthétique, il s’agit moins de pen9 Voir A. Angelini, Sapienza, prudenza, eroica virtù. Il mediomondo di Daniele Barbaro, Florence, Olschki, 1999. 10 J. W. Goethe, Le Divan, « Bienheureux désir » (Selige Sehnsucht). 11 Cf. E. Panofsky, « Albert Dürer et l’antiquité classique », op. cit., p. 228-231. « L’Antique fait partie de la Nature, et même, quand il nous touche, d’une Nature fort naturelle ; et nous ne devrions pas étudier cette Nature noble, mais la vulgaire ? », J. W. Goethe, Maximes et Réflexions, cité p. 228. 12 F. Schiller, op. cit., p. 279. 13 « Tout être beau de la nature est un témoin qui me crie “sois libre” et qui m’invite à découvrir la liberté qui est en lui », Lettre à Körner, février 1793, citée dans F. Schiller, De la grâce et de la dignité, trad. fr. Paris, Hermann, 1998, p. 39.

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ser la beauté en général que la beauté humaine. Peu de place pour la beauté des corps naturels dont Boèce, lecteur du Timée, a transmis à l’Occident latin les lois14. Peu de place également pour les corps animaux, exceptionnellement présents chez un peintre anatomiste tel que Léonard de Vinci qui les fond aux figures humaines15, ou à travers la tradition physiognomoniste les comparant aux caractères humains16. Nulle place à l’étrange, au bizarre, au grotesque condamné par Vitruve17, à la laideur, à la monstruosité, qui sont absolument contraires à la connaissance et au perfectionnement de soi qu’est l’art du beau18. Le sculpteur — vir bonus sculpendi peritus — enseigne Pomponius Gauricus, doit être capable de concevoir mentalement les formes et images de toutes choses, mais « […] de même que la connaissance universelle est donnée au philosophe pour qu’il connaisse l’homme et lui-même, et au médecin la vertu des essences pour qu’il guérisse l’homme, et au juriste la science des lois et procès pour qu’il maintienne l’homme dans le devoir, de même le sculpteur doit embrasser toutes les formes pour figurer l’homme, qui, comme son objet fondamental, doit orienter entièrement sa pensée et sa main »19. Beauté-harmonie La musique se tient au cœur de notre réflexion sur la beauté. Elle a pour elle l’avantage de l’antériorité sur toutes les autres théories artistiques. Dans le chœur des Muses formant l’ébauche de l’enkuklios paideia, il n’en est aucune 14

Sur le corps du monde, voir Boèce, De institutione musica, I, 2. « Anatomie comparée », Les Carnets de Léonard de Vinci, Paris, Gallimard, collection « Tel », 1942, I, IV. 16 Cf. P. Gauricus, De sculptura, III, « De Physiognomonia ». 17 Vitruve, De Architectura, VII, 5, 3. La critique est développée à la Renaissance par D. Barbaro, I dieci libri dell’architettura, Venise, 1567, VII, 5, et G. Paleotti, Discorso intorno alle imagini sacre e profrane, Bologna, 1582, II, XXXVII-XXXXII. 18 Bien que ces tendances artistiques, relevant d’une esthétique baroque, existent à l’époque hellénistique, médiévale et renaissante. Cf. E. De Bruyne, Études d’esthétique médiévale, Paris, Albin Michel, 1998, I, chap. IV, « De l’esthétique hispérique au classicisme de Bède » ; Disarmonia, brutezza e bizzarria nel Rinascimento, Atti del VII Convegno Internazionale (Chianciano-Pienza 17-20 luglio 1995), éd. L. Secchi Tarugi, Florence, Franco Cesati, 1998. 19 P. Gauricus, De sculptura (1504), éd. A. Chastel, R. Klein, Genève, Paris, Droz, 1969, I, 9, p. 60. Voir aussi II, 1. 15

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pour personnifier la peinture ni la sculpture20. Si la musique est art, elle est aussi science, présente dès les commencements de l’aventure grecque de la raison. Savoir disciplinaire rendant compte de l’organisation du corps sonore, elle est aussi science universelle, participant à la conceptualisation du monde et de l’homme, de l’âme et du corps, à la croisée du nombre et du mot, de la rationalité et de la sensibilité, du théorétique et de l’éthique21. C’est par la conception pythagorico-platonicienne de la beauté-harmonie, transmise au monde latin par Cicéron et Macrobe22, et au Moyen Âge chrétien par les Pères de l’Église, saint Augustin et Boèce pour les deux principaux23, que la musique se fait le nexus des sciences et des arts. Le concept musical de la consonantia, « accord, réduit à l’unité, de sons dissemblables »24, en offre le paradigme. Qu’est-ce à dire ? Elle est tout d’abord concordia discors, discordia concors, accord d’éléments divers se tenant ensemble25. Elle préside à la musica mundana assurant l’unification du corps du monde par le mélange des quatre éléments, la succession des saisons, la révolution des planètes26. Elle organise aussi le microcosme humain par une musica humana donnant cohésion au corps et à l’âme, et aux différentes parties de l’âme entre elles. « Quiconque pénètre en lui-même — écrit Boèce — comprend ce qu’il en est de la musique humaine. Qu’est-ce qui mêle au corps cette vivacité imma20

Sur la musique dans le système des arts, voir P. O. Kristeller, Le Système moderne des arts. Étude d’histoire de l’esthétique, trad. fr. Paris, Chambon, 1999. 21 Sur cette spécificité de la musique par rapport aux autres sciences mathématiques, voir Boèce, De Institutione musica, I, 1 : « C’est pour cela que, d’entre les autres disciplines mathématiques, les trois autres œuvrent à l’exploration de la vérité, alors que la musique n’est pas seulement associée à la spéculation, mais aussi à la morale », trad. fr. Traité de la musique, éd. C. Meyer, Turnhout, Brepols, 2004, p. 21. 22 Cicéron, De republica, VI, 9-29 ; Macrobe, Commentarium in Somnium Scipionis, II, 1-4. Cf. P. Boyancé, Études sur le Songe de Scipion. Essais d’histoire et de psychologie religieuses, Bordeaux, Feret et fils, 1936. 23 Cf. P. Courcelle, Les Lettres grecques en Occident de Macrobe à Cassiodore, Paris, De Boccard, 1948. 24 Boèce, De institutione musica, I, 3. 25 Cette définition universelle de l’harmonie ne quitte pas le domaine de la science musicale. À la Renaissance, voir F. Gaffurio, De Harmonia Musicorum Instrumentorum Opus, Milan, Gotardus Pontanus, 1518, et G. Zarlino, Istitutioni harmoniche, I, 5. Sur le thème, voir Concordia discors. Studi su Niccolò Cusano e l’umanesimo europeo offerti a Giovanni Santinello, Padoue, Antenore, 1993. 26 Boèce, De institutione musica, I, 2. Cf. R. Bragard, « L’harmonie des sphères selon Boèce », Speculum, IV, 1929, p. 206-213.

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térielle de la raison, si ce n’est une certaine harmonie et un certain équilibre réalisant une seule consonance, pour ainsi dire, entre des sons graves et des sons aigus ? »27. Esthétique de la proportion Définie par le nombre, l’harmonie assure le fondement rationnel de la beauté. La musique, troisième des disciplines quadriviales, est par définition la science de la multiplicité relative28. Elle s’arroge le domaine de la proportio, « rapport entre deux termes »29, et de la proportionalitas, « relation entre deux ou plusieurs rapports »30. Elle détermine des nombres proprement musicaux, ordonnant le corps sonore, paradigmes de la beauté sensible. Ceux-ci sont les plus proches de la simplicité, selon la raison que «  […]  les choses simples par nature forment un ensemble harmonieux lorsqu’elles sont réunies »31. Ils font appel aux sortes d’inégalités32 ayant le rapport le plus intime avec la simplicité. En sont écartés le multiple superpartiel et le multiple superpartient, qui sont des combinaisons des trois premières classes33. Parmi elles, le superpartient, qui « possède en surnombre une pluralité de parties », « ne conserve pas l’entier et ne soustrait pas de parties singulières » échappe à la simplicité, et demeure hors du champ de la consonance harmonieuse34. La multiplicité occupe la première place, car elle respecte le 27

Boèce, De institutione musica, I, 2, op. cit., p. 35. Id., De institutione musica, I, 4. Cf. Institutio arithmetica, I, 21-32. 29 Id., Institutio arithmetica, II, 40, 3 ; De institutione musica, II, 12. Cf. Nicomaque de Gérase, Introduction arithmétique, 2, 21, 3 ; Euclide, Éléments, 5, définition 3. 30 Id., Institutio arithmetica, II, 40, 2-4 ; De institutione musica, II, 12. Cf. Nicomaque de Gérase, Introduction arithmétique, 2, 21, 2 ; Euclide, Éléments, 5, définition 8. Sur le vocabulaire de cette deux notions employé par Boèce au regard de la tradition grecque, voir Boèce, Institution arithmétique, éd. J.-Y. Guillaumin, Paris, Les Belles Lettres, 1995, Notes complémentaires, p. 218-219. 31 Id., De institutione musica, I, 6, op. cit., p. 41 32 Sur les cinq genres d’inégalités, voir De institutione musica, I, 4 et II, 4 ; Institutio arithmetica, I, 22. 33 Boèce, De institutione musica, I, 5. 34 Id., De institutione musica, I, 6 ; et aussi II, 5. « La formation des superpartients se fait en reculant bien davantage : elle consiste à comparer des nombres non point continus, mais discontinus, et d’une discontinuité non point régulière, mais procédant par des intervalles 28

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mieux la nature du nombre, la quantité discrète étant « finie dans ce qu’il y a de plus petit, mais s’étend à l’infini dans l’ordre de la grandeur croissante »35. Elle est de loin supérieure, car « dans le cas des multiples, la série naturelle des nombres est rapportée à l’unité, qui est première »36. La superpartialité vient en second, car elle respecte la spécificité de la quantité continue, « finie en tant que totalité » mais « divisible à l’infini »37. Le superpartiel « n’est pas obtenu par rapport à l’unité, mais par rapport à ces nombres qui sont placés à la suite de l’unité, comme 3 : 2, 4 : 3, et ainsi de suite, de cette façonlà »38. Les nombres musicaux ne retiennent que le rapport double, triple, quadruple, sesquialtère et sesquitierce, à partir desquels se forment les consonances, diapason, diapason-plus-diapente, double-diapason, quinte et quarte39. Boèce en effectue le classement en fonction de leur mérite, selon le jugement de l’âme sensible aux  nombres ou à la quantité continue. Plus proche de l’unité, donc plus facile d’appréciation, est le double, puis la moitié, le triple, puis les autres rapports musicaux selon le même principe40. La musique rend aussi compte des propriétés de la médiété dite harmonique41, au regard des autres moyennes arithmétique et géométrique. Elle prend la dénomination de « musicale » ou « harmonique », car elle ne se définit ni par la quotité numérique des différences comme la médiété arithmétique42, ni par l’égalité des rapports égaux entre les termes successifs, comme la médiété géométrique43. Elle est relative en ce qu’elle met différences et rapports en relation, l’étude du relatif étant le propre de la science musicale. tantôt de 1, tantôt de 2, de 3 ou de 4, et ainsi de suite à l’infini », op. cit., p. 105. Cf. Institutio arithmetica, I, 28. 35 Boèce, De institutione musica, I, 6 ; et aussi II, 3. Sur la primauté du multiple sur tous les autres rapports, voir Institutio arithmetica, 1, 26-27. 36 Ibid., II, 5, op. cit., p. 105. 37 Ibid., I, 6 . Cf. Institutio arithmetica, I, 24-25. Sur la priorité du nombre sur la grandeur, voir Institutio arithmetica, 1, 1, 8-9 ; sur le caractère principiel de l’unité, 1, 7. 38 Ibid., II, 5, p. 105. 39 Ibid., I, 7. Sur la liaison des consonances avec leurs rapports numériques, voir II, 21-26. 40 Ibid., I, 32 ; et aussi II, 18. 41 Id., Institutio arithmetica, II, 47-48 ; De institutione musica, II, 12. Soit la disposition 3, 4, 6. 42 Id., Institutio arithmetica, II, 42-43 ; De institutione musica, II, 12. Soit la disposition 1, 2, 3. 43 Id., Institutio arithmetica, II, 44 ; De institutione musica, II, 12. Soit la disposition 1, 2, 4.

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On n’y trouve ni le même rapport entre les termes, ni les mêmes différences, mais la différence des grand et moyen termes est à l’égard de la différence des moyen et petit termes dans le même rapport que le grand terme à l’égard du petit44. Cette médiété est celle qui génère tous les rapports formant les consonances musicales45. La science harmonique considère enfin l’accord suprême et parfait (maxima et perfecta symphonia) s’étendant en trois dimensions et combinant les trois médiétés arithmétique, géométrique et harmonique, qui joue un grand rôle dans l’harmonie musicale46. Cette harmonie suprême et parfaite contient tous les rapports musicaux, y compris le sesquioctave (9 : 8) qui donne le ton, plus petit son de l’harmonie musicale et mesure commune de tous les sons, obtenu par la différence de la quinte et de la quarte47. Remarquons que si le modèle est musical, en tant que propre au corps sonore, la raison de son efficience ne se trouve non pas dans le son, mais dans le nombre. La musique est l’une des parties de la quadruple voie mathématique, « par laquelle doivent cheminer ceux dont l’esprit supérieur se laisse conduire des sens qui sont créés avec nous aux certitudes plus hautes de l’intelligence »48, menant à la sagesse, « saisie de la vérité des choses qui sont et qui ont une substance propre immuable »49. Elle est soumise à l’arithmétique, principe et mère des trois autres disciplinæ, en raison de la priorité de l’être en soi sur l’être relatif et de la dépendance des nombres sonores vis-à-vis des nombres mathématiques50. Sensibilité et beauté Si la beauté harmonique est caractérisée par le primat de la mathématique, il convient d’insister sur la place et les effets de la sensibilité au sein de cette théorie. Un dialogue subtil s’y noue en effet entre raison et sensibilité qui permet, en mettant en vibration la totalité des facultés humaines, d’accéder au plus profond de la beauté. 44

Boèce, Institutio arithmetica, II, 47 ; De institutione musica, II, 12. Id., Institutio arithmetica, II, 47, 2-13 ; De institutione musica, II, 16. Soient les séries harmoniques 2, 4, 6 et 2, 3, 6 dont les extrêmes sont doubles et triples. 46 Id., Institutio arithmetica, II, 54. Soit la disposition 6, 8, 9, 12. 47 Id., De institutione musica, II, 25. 48 Id., Institutio arithmetica, I, 1, 7, op. cit., p. 8 49 Ibid., I, 1, 1, p. 6. 50 Ibid., I, 1, 10. 45

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Dans la théorie boécienne, la sensibilité est convoquée de plein droit, à part égale avec la raison, parmi les instruments cognitifs propres à la faculté harmonique. Le  jugement de  l’œil et  celui de l’oreille y marchent de conserve avec celui de la raison : « De même que l’oreille est affectée par les sons, ou l’œil par l’apparence des choses, le jugement de l’âme est sensible aux nombres ou à la quantité continue »51, écrit Boèce. Les deux instruments cognitifs opèrent de façon contraire et complémentaire. L’intelligence, dégagée de tout obstacle qu’oppose la matière, saisit les différences infimes et accède à la complétude et à la vérité. Les sens appréhendent ce qui est proche et confus. Tournés vers la matière, ils perçoivent les « formes fluantes et imparfaites, sans précision ni finement polies, comme l’est la matière elle-même »52. La perception sensitive, désarmée devant la surabondance des réalités, connaît aisément ce qui est simple, ce qui correspond dans l’ordre de la raison à ce qui est plus proche du principe d’Unité et d’Égalité régissant le nombre et la proportion. Les deux instruments, par leur action réciproque, concourent de façon parfaite à la beauté harmonique. Il faut encore examiner, au sujet de la sensibilité, la théorie du plaisir qui trouve place au cœur de celle sur la beauté. La consonantia, accord réduit à l’unité de sons dissemblables, parvient aux oreilles de manière agréable et  homogène. L’effet psychologique produit par  la  compénétration du nombre et de la matière sonore est essentiel à sa définition. La dissonantia, en revanche, est « […] le choc rude et désagréable de deux sons entremêlés venant frapper l’oreille. Tant que ces sons ne veulent pas se mélanger les uns aux autres et que chacun, en quelque sorte, s’efforce d’atteindre l’oreille en demeurant intact, et que l’un s’oppose à l’autre, ils parviennent, en effet, l’un et l’autre aux sens de manière désagréable »53. Le plaisir sensible est connexe à la mesure rationnelle. Il provient de la perception de l’identité des structures musicales de l’homme-microcosme avec celles du macrocosme :

51 52 53

Boèce, De institutione musica, I, 32, op. cit., p. 91. Ibid., V, 2, p. 315. Ibid., I, 8, p. 45.

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[…] lorsqu’en vertu de ce qui est rassemblé en nous et harmonieusement assemblé, et que nous sommes charmés, nous comprenons alors que nous-mêmes sommes constitués à sa ressemblance. La ressemblance, en effet, est l’amie, la dissemblance haïssable et néfaste […]54.

Pour cette raison, l’humaine condition, indépendamment du niveau d’études ou de l’âge, pâtit naturellement de la perception de la dispersion et de l’incohérence et jouit de celle de l’ordre, cause de plaisir, « signe de la communion profonde des êtres dans la beauté cosmique »55. L’effet sensible de l’harmonie rationnelle dont jouit le corps est la douceur, douceur sensible émanant de la douceur intérieure de l’âme. Celle-ci préexiste et subsiste à la fois à toutes les formes d’expression, même les plus imparfaites. « Celui qui ne peut chanter avec douceur — écrit Boèce — chante cependant pour lui-même, non point que ce qu’il chante ne lui apporte une quelconque satisfaction : ceux qui expriment du fond de leur âme une douceur intérieure y trouvent plaisir, quelle que soit la manière dont ils le font »56. Cette douceur sensible fait le charme incoercible de la musique sur l’homme, pouvant le conduire à tous les états d’âme et toutes les actions tant dans le défaut que l’excès. Des quatre sciences mathématiques, la musique est la seule, affirme Boèce, à être associée, outre à l’exploration de la vérité, à la morale57. Ainsi la consonantia musicale ne se limite-t-elle pas à fournir le modèle de l’harmonie rationnelle. Elle offre celui de la compénétration de l’intelligible et du sensible, du fixe et du mobile, du fini et de l’indéterminé, au cœur de  laquelle se tient la sensibilité, instrument premier de connaissance et de jouissance esthétique. Musique du corps Mais comment passer de la musica à la musica corporis ? En faisant dialoguer Boèce avec Vitruve et sa théorie des proportions humaines, dont l’influence se fit sentir sans discontinuité pendant tout le Moyen Âge et la Renais54 55 56 57

Boèce, De institutione musica, I, 1, op. cit., p. 23. E. De Bruyne, op. cit., p. 26. Boèce, De institutione musica, I, 1, op. cit., p. 31. Ibid., I, 1. Voir note 21.

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sance58, comme en témoignent au XIIIe siècle Vincent de Beauvais dans son Speculum naturale et Villard de Honnecourt dans son Album, au XIVe siècle Cennino Cennini dans son Libro dell’Arte annonçant la renaissance avec Leon Battista Alberti de cette théorie qui culmine dans l’homme ad quadratum vincien. Le vitruvianisme de la Renaissance assure l’extraordinaire diffusion au sein de la culture humaniste de la théorie des proportions humaines énoncée par Vitruve au chapitre III, 1, de son De architectura à partir du canon de  Polyclète, qui détermine la  commensurabilité des  membres entre eux et des membres par rapport au tout. La symmetria et la proportio du corps humain s’expriment par la mise en relation des modules plastiques (pied, palme, coudée) avec des modules numériques59, qui oscillent entre un système décimal, d’origine néo-platonicienne, fondé sur le nombre parfait (teleion)60, et  un  système duodécimal, se référant à la  mathématique euclidienne, fondé sur la perfection du nombre 6. C’est à propos de ce système que Vitruve évoque les rapports épimores, fondateurs de l’harmonie musicale (y compris celui 5/4 de la grande tierce, et 6/5 de la petite tierce). Ainsi le corps humain se compose-t-il en une véritable symphonia, beauté architectonique fondée sur la perfection harmonique assurant l’unité organique du tout. Notons toutefois que chez Vitruve le lien entre l’anthropométrie et la science musicale n’est pas directement établi. Si les rapports épimores fondateurs de la symmetria du corps humain sont évoqués dans le chapitre premier du livre III, l’exposé des consonances musicales apparaît à la fin du chapitre V, 4 consacré à l’Harmonique. Or, conformément à la doctrine d’Aristoxène sur laquelle se fonde Vitruve, conçue à l’encontre des pythagoriciens, nous n’y trouvons aucune référence à la science des nombres, mais un

58 Voir E. Panofsky, «  Die Entwicklung der Proportionslehre als Abbild der Stilentwicklung », Monatshefte für Kunstwissenschaft, XIV, 1921, p. 188-219, trad. fr. « Histoire de la théorie des proportions humaines conçue comme un miroir de l’histoire des styles », in L’Œuvre d’art et ses significations, op. cit., p. 55-99 ; R. Padovan, Proportion : Science, Philosophy, Architecture, Londres, New York, Spon, 1999. 59 Cf. R. Tobin, « The Canon of Polykleitos », American Journal of Archaeology, 79, 1975, p. 307-322 ; P. Gros, « Nombres irrationnels et nombres parfaits chez Vitruve », M.E.F.R.A, 88, 1976, p. 669-704  ; H.  Geertman, «  Vitruvio e i rapporti numerici  », B. A. Besch, 50, 1984, p. 31-62. 60 Cf. Platon, Timée, 35 b-c, 36 a ; Théon de Smyrne, Expositio rerum mathematicarum ad legendum Platonem utilium, éd. E. Hiller, Leipzig, Teubner, 1878, p. 94 sq.

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résumé de la science du mouvement de la voix propre à l’harmonique acoustique aristoxénienne61. C’est donc seulement à l’intérieur du vitruvianisme de la Renaissance que s’établit cette connexion, grâce à l’entrecroisement de la tradition vitruvienne avec la science mathématico-musicale boécienne. Leon Battista Alberti procède le  premier dans  son  De  re  ædificatoria à la critique de Vitruve et d’Aristoxène en introduisant, après un éloge de l’harmonie « mère nourricière de toute grâce et de toute beauté »62, un exposé sur la consonance musicale63. Alors qu’il délaisse les considérations aristoxéniennes sur l’organisation mélodique de la voix et des sons jugées inutiles à l’architecte64, il assure, en s’appuyant sur la théorie boécienne, la promotion du nombre musical : Les nombres qui ont le pouvoir de rendre l’harmonie des sons agréable à nos oreilles sont exactement les mêmes que ceux qui comblent nos yeux et notre esprit d’un plaisir merveilleux. Ainsi, le principe tout entier de la délimitation sera donc tiré de l’enseignement des musiciens, qui ont le plus étudié ces nombres […]65.

Aussi voit-on l’âge humaniste constituer, grâce à la force du nombre, une science générale de l’harmonie qui réunit la musique et les arts de la vue, et dote la théorie des proportions humaines d’un langage arithmético-musical qui en est la koinè. Pomponius Gauricus peut alors dans le chapitre II « De symmetria » de son De sculptura, célébrer le corps humain et la mesure parfaite qui en fait un instrument harmonieux : La mesure — sous ce nom nous comprenons le système des proportions —, il faut la considérer et l’aimer dans toutes les créations de la nature, mais surtout dans l’homme même, comme une grande merveille. Notre corps est en effet formé de parties si exactement mesurées, qu’il se présente comme un instrument harmonieux, parfait dans tous ses termes66.

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Mise à contribution par Vitruve dans la construction du théâtre (V, 3 et V, 5) et dans la poliorcétique, avec la tension des machines de guerre (X, 12). 62 L. B. Alberti, De re ædificatoria, IX, 5, 805, trad. fr. L’Art d’édifier, éd. P. Caye, F. Choay, Paris, Seuil, 2004, p. 440. 63 Ibid., IX, 5, 823-825. 64 Ibid., IX, 5, 823. 65 Ibid., p. 443. 66 P. Gauricus, De sculptura (1504), éd. A. Chastel, R. Klein, Genève-Paris, Droz, 1969, chap. II « De symmetria », § 1, p. 92.

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Pour le théoricien humaniste de la sculpture, la musica corporis apparaît comme la plus parfaite des harmonies : Ce corps si bien proportionné, ne dirions-nous pas volontiers qu’il est la plus parfaite harmonie ? Quel géomètre, quel musicien, doit avoir été, n’est-ce pas ? celui qui l’a ainsi formé67 ?

Musique du geste Léonard de Vinci, en renversant au sein de la théorie de la beauté la prééminence du modèle musical au profit de l’harmonie plastique, nous mène de la musique du corps à la musique du geste, de l’harmonie à la grâce dont il affirme la supériorité. C’est la peinture, dont il veut faire l’éloge et assurer la promotion au sein des arts, qui devient pour lui l’art suprême de la proportion harmonique, les arts de l’espace supplantant ceux du temps68. La  poésie, ayant pour seule ressource la successivité du discours, est le parent pauvre de cette beauté harmonique. « Il y a la même différence — écrit Léonard — entre la représentation des objets corporels par le peintre et  par  le poète qu’entre des  corps démembrés et des corps entiers  »69. C’est que, loin derrière la peinture pour les choses corporelles, et loin derrière

67 P. Gauricus, op. cit., II, § 8, p. 98. La métaphore musicale se poursuit à propos de l’accroissement ou la réduction quantitative du corps représenté : « On doit savoir que ces proportions conviennent à tous les mortels sauf au peuple des monstres ou de ces pygmées dont on se divertit ; et elles se laissent saisir en tous comme l’accord harmonique dans les instruments de musique. Car si l’on tend plus fort les cordes d’une guitare on obtient un son plus aigu et plus fort, et si on les relâche le son est abaissé, mais le rapport des nombres cependant reste inchangé. De même ici l’accroissement ou la réduction quantitative n’altère pas les rapports », ibid., p. 100. 68 Cette division sera reprise par Lessing dans son Laocoon ou Des frontières de la peinture et de la poésie (1766), XVI-XVII. Cf. G. Rosenthal, « Lessing und das Cinquecento », Neue Jahrbücher für das klassische Altertum, vol. 36, 1915, p. 80-99 ; id., « Lessing und Leonardo da Vinci », op. cit., vol. 38, 1916, p. 418-425 ; R. W. Lee, Ut pictura poesis. Humanisme et théorie de la peinture : XVe-XVIIIe siècles, trad. M. Brock, Paris, Macula, 1991. 69 Léonard de Vinci, Traité de la peinture, éd. A. Chastel, Paris, Berger-Levrault, 1987, 26, « Conclusion (au débat) sur poète, peintre et musicien », p. 93.

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la musique pour les choses invisibles70, elle est impuissante à créer une harmonie « simultanée », répondant à la définition même de l’harmonie : Ne sais-tu pas que notre âme est faite d’harmonie ? et l’harmonie ne peut naître qu’au moment où nous pouvons voir ou entendre l’accord des objets. Ne vois-tu pas qu’il n’y a pas dans ta discipline d’accord simultané, mais que les parties se suivent, naissant l’une de l’autre, et aucune n’apparaît tant que la précédente n’est pas morte. Voilà pourquoi j’estime que ta production est de beaucoup inférieure à celle du peintre ; et par le seul fait qu’elle ne produit pas d’accord harmonieux, elle ne satisfait pas l’esprit du spectateur et de l’auditeur comme l’accord des très beaux membres qui composent les divines beautés de ce visage […]71.

Ainsi Léonard ne dénie-t-il pas à la musique la possession de cette faculté harmonique dont elle donne depuis toujours le modèle. Elle « […] compose des harmonies par l’union d’éléments proportionnels produits ensemble et contraints de naître et de mourir en un seul et même accord harmonique ou en plusieurs. Ces accords enveloppent le rapport des éléments dont est créée l’harmonie, qui n’est pas différente de la ligne enveloppant les éléments de la beauté humaine »72. Mais « l’infortunée musique » est seulement sœur cadette de la peinture. Elle naît et meurt en un même instant, là où son aînée dépasse la nature en conférant immortalité à la beauté73. 70 Léonard de Vinci, op. cit., 26, p. 93-94 : « Il arrive au poète la même chose qu’au musicien qui chanterait seul un chant composé pour quatre voix, en donnant d’abord le soprano puis le ténor, en continuant par le contralto pour finir par la basse. Cela exclut la grâce des rapports harmoniques qui résulte des accords. C’est ce que fait le poète pour un beau visage, qu’il montre trait pour trait ; ce travail ne te rend pas compte d’une manière satisfaisante de sa beauté, qui tient seulement à la divine proportion de tous ces traits ensemble. Ils n’engendrent que par leur union simultanée cette harmonie capable de ravir sa liberté au spectateur. La musique produit aussi avec ses accords harmoniques les suaves mélodies composées de diverses voix ; le poète n’est pas la ressource de cette efficacité harmonique ; bien que la poésie atteigne le siège du jugement par l’ouïe, comme la musique, le poète ne peut donner l’harmonie de la musique, puisqu’il n’a pas le pouvoir de dire plusieurs choses à la fois, comme la proportion harmonique de la peinture ». 71 Ibid., 27, « Réponse du roi Matthias à un poète qui rivalisait avec un peintre », p. 95. 72 Ibid., 29, « Que la musique doit être déclarée sœur cadette de la peinture », p. 96. 73 Ibid. Voir aussi 28, « Le musicien parle avec le peintre », p. 95-96 : « Le musicien dit que sa discipline peut être comparée à celle du peintre, parce qu’elle compose un corps d’éléments, dont l’auditeur peut contempler toute la grâce pendant autant de mesures d’harmonie qu’il faut à l’ensemble pour naître et mourir : et par ces mesures l’âme qui siège dans le

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Avec ce retournement, Léonard en opère un autre de plus ample profondeur. Il existe pour lui une beauté humaine supérieure à la beauté architectonique, fondée sur la perfection harmonique. À la force du nombre il substitue la force du mouvement, saisissant l’homme dans la totalité et la variation des manifestations de sa vie corporelle et spirituelle. Reprenant le canon de proportions de l’homme vitruvien ad quadratum74, il voudra l’adapter aux différents types75, aux déformations des membres dans les différents mouvements du corps humain76, cherchant surtout à saisir « l’état d’esprit » du sujet et à représenter les mouvements spontanés qui traduisent les passions de celui qui se meut77. C’est qu’un autre homme s’est fait jour, constitué non plus comme microcosme régi par les lois musicales parfaites et immuables du macrocosme, mais comme organisme soumis à sa propre vitalité et liberté. Il n’est plus beauté-harmonie, fondée sur le nombre, la mesure et l’ordre, mais beauté mobile, beauté insaisissable qui a pour nom grâce. Cette grâce, qui conduit l’homme et l’art vers une liberté nouvelle, Baldassar Castiglione en transmet à l’Europe moderne la théorie, adaptée par Giorgio Vasari aux arts plastiques78, et Giulio Caccini à l’art musicorps de celui qui l’écoute est plaisamment divertie. Mais le peintre répond, disant que le corps composé des membres humains ne provoque pas de plaisir à travers des mesures d’harmonie où la notion de sa beauté doit se modifier et prendre une forme différente ; elle n’a pas à naître et à mourir ainsi, mais la peinture lui assure de plaire pendant un grand nombre d’années. Et elle a l’excellente vertu de maintenir vivante l’harmonie des éléments bien proportionnés, alors que la nature, avec toutes ses forces, n’en est pas capable. Combien de peintures ont préservé l’image d’une beauté divine, alors que le temps ou la mort en ont rapidement détruit le  modèle naturel, l’œuvre du peintre se trouvant ainsi supérieure à celle de sa maîtresse la Nature ! ». 74 Léonard de Vinci, op. cit., 213, p. 232-234. 75 Ibid., 214-218. 76 Ibid., 219-234. 77 Ibid., 235-247. Cette recherche des mouvements du corps corrélatifs aux mouvements de l’âme se trouve déjà chez Alberti, De pictura, II, 41-45. Elle est au centre de la théorie de la danse. Cf. Domenico da Piacenza, De arte saltandi et choreas ducendi, c. 1450 ; A. Cornazano, Libro dell’arte del danzare, c. 1455 ; G. Ebreo, De practica seu arte tripudii, c. 1463. Voir B. Prévost, « Gestes et théorie de la danse au quattrocento », La Peinture en actes : gestes et manières dans l’Italie de la renaissance, Arles, Actes Sud, 2007, p. 37-48. 78 G. Vasari, Le Vite de più eccellenti architettori, pittori et scultori italiani, 1ère éd. Firenze, Torrentino, 1550 ; 2e éd. Florence, Giunti, 1568. Elle est le propre de la troisième époque, qui atteint la perfection suprême. Cf. IV, Vie de Desiderio da Settignano, mais surtout V, Vie de Léonard de Vinci, Vie  de  Raphaël d’Urbin, et IX, Vie  de  Michelange Buonarroti. Cf. A. Blunt, La Théorie des arts en Italie 1450-1600, Brionne, G. Monfort, 1983, p. 131-137 ;

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cal79. Celle-ci se constitue en « règle très universelle » répondant à la dissolution de l’ordre théologico-cosmologique auquel est lié le modèle harmonique, à la relativité, à la variation, aux vicissitudes d’un monde désormais changeant et  dysharmonieux. Le  modèle de la consonance, fondement d’une beauté rationnelle, quantitative, finie, et formelle, n’a plus ici aucune efficacité. Ce que l’on recherche, et que l’usage plus que la théorie permet de saisir, c’est tout au contraire le mouvement, le naturel, la  spontanéité, cette sprezzatura contraire à l’affectation qui confère disgrazia à toutes choses et permet de cacher l’art par l’art même80. Cette grâce sera donc licence, accident, écart par rapport à la règle, c’est-à-dire art de la dissonance, seul capable de rendre compte des mouvements les plus profonds et subtils de la vie humaine. La musique en fournit à nouveau le modèle81, qui se traduit dans toutes les manifestations de l’art et de la vie. L’homme de discours82, l’homme d’armes, le danseur, le peintre83, chacun recherchera cette  desinvoltura, «  vraie fontaine d’où découle la grâce ». La beauté féminine84, plus que tout autre, s’attachera cette grâce de la dissonance se manifestant par le geste libre, souvent accidentel, qui confère naturel à l’artifice, vie à la beauté85. Précisons que si la dissonance prend le pas sur la consonance, elle s’inscrit toujours dans une recherche d’équilibre. La sprezzatura est une médiété, mediocritas d’origine aristotélicienne86 que ruine tant le défaut que l’excès. Si l’absence de désinvolture révèle l’affectation et cause la disgrâce, l’affectation de la désinvolture, une recherche trop poussée du naturel, parvient au même résultat. L’équilibre difficile, précaire, indéfinissable de la grâce ne se trouve E. Williamson, « The concept of Grace in the work of Raphaël and Castiglione », Italica, XXIV, 1947, p. 316-324. 79 G. Caccini, Préface aux Nuove musiche, Firenze, Marescotti, 1601 ; Préface aux Nuove musiche e nuova maniera di scriverle, Florence, Zaboni Pignoni, e Compagni, 1614. 80 B. Castiglione, Il Libro del Cortegiano, I, 26. 81 Ibid., I, 28. 82 Ibid., I, 29-39. 83 Ibid., I, 28 84 Ibid., I, 40. 85 On verra chez Schiller le développement du geste libre par la théorie des mouvements intentionnels et sympathétiques (op. cit., p. 60-61), la métaphore de la danse qui produit la « grâce du maître de danse » (p. 63-64), et la grâce féminine (p. 84-85). 86 Cf. A. D. Menut, « Castiglione and the Nicomachean Ethics », Publications of the Modern Language Association of America, 58, 1943, p. 309-321.

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que dans le juste milieu, borné par les lois de la convenance et de la beauté morale empruntées à l’éthique stoïco-cicéronienne du De officiis87. Harmonie, beauté et grâce, telle est la triple voie que nous nous proposons d’emprunter pour penser la musique du corps et le dialogue qu’elle suscite au sein des arts. Comme celui du temps, ce parcours semble marqué d’irréversibilité, menant de la consonance à la dissonance, de la beauté rationnelle à la beauté mobile, de la forme à l’expression de l’âme. Pourtant, si nous faisons s’arrêter cette triple voie à l’âge classique, où elle atteint son paroxysme, elle ne cesse de cheminer. Paul Valéry ne la cherche-t-il pas encore, lorsqu’il nous dit : « Nous avons beau compter les pas de la Déesse, en noter la fréquence et  la  longueur moyenne, nous n’en tirons pas le secret de sa grâce […] »88. C’est que chacun sans doute manifeste le désir légitime, sous peine d’une « nature mutilée »89, d’embrasser toutes à la fois ces dimensions de la beauté humaine. Qu’il se tourne alors de nouveau vers Schiller qui, inspiré par l’idéal d’une humanité totale de l’homme cultivant toutes ses forces à « température égale » dont il trouvait le modèle dans la sculpture grecque, sut construire l’accord harmonieux, « insondable par l’esprit et inexplicable par l’expérience », de la vie et de la forme. « Un bloc de marbre — écrit-il —, bien qu’il soit et demeure inerte, n’en peut pas moins devenir, grâce à l’architecte et au sculpteur, une forme vivante ; un être humain a beau vivre et avoir une forme, il n’en résulte pas qu’il soit une forme vivante ; loin de là. Il ne le sera que si sa forme est vie et si sa vie est forme »90. Puisse cet ouvrage se placer sous le signe de cette beauté vivante et en approcher quelques secrets.

87 Sur les sources cicéroniennes du Livre du Courtisan, voir L. Valmaggi, « Per le fonti del Cortegiano », Giornale Storico della Letteratura Italiana, XIV, 1889, p. 72-93 ; V. Cian, éd. Cortegiano, Florence, Sansoni, 1929 ; A. Paternoster, Aptum : Retorica ed ermeneutica nel dialogo rinascimentale del primo Cinquecento, Rome, Bulzoni, 1998. 88 P. Valéry, « Questions de poésie », Œuvres, éd. J. Hytier, Paris, Gallimard, coll. Bibliothèque de la Pléiade, 1957, I, p. 1285. 89 F. Schiller, Lettres sur l’éducation esthétique de l’homme, op. cit., Sixième lettre, p. 135. 90 Ibid., Quinzième lettre, p. 215.

HARMONIE DU CORPS, HARMONIE DE L’ÂME DANS LA CULTURE GRECQUE Gioia Maria Rispoli

Sur le sujet fascinant de la musica corporis, à la fois si ample et si complexe qu’il suggère des approches multiples et diversifiées, nous avons pensé circonscrire notre réflexion à un aspect particulier, la relation instaurée par les Grecs entre le corps humain et l’harmonie, en accordant une attention particulière à l’harmonie musicale, infrastructure irremplaçable de l’harmonie corporelle. Le corps humain a en effet été lu, depuis les temps immémoriaux, comme le paradigme vivant de la musique1. Dans la culture grecque, il a tou1

Nous trouvons encore des témoignages de cette problématique dans le monde latin ; Cicéron, par exemple, critiquait Aristoxène pour avoir extrapolé de sa doctrine musicale des conclusions philosophiques douteuses, évoquant les doctrines pythagoriciennes exprimées par Simmias dans le Phédon (86 b-c ; cf. infra, note 39). L’Arpinate admettait que l’on puisse reconnaître une harmonie par les intervalles constitutifs des sons, mais, pour ce qui concernait la combinaison des membres et leur assemblage dans une forme corporelle privée d’âme, il ne voyait pas quelle harmonie il pouvait en résulter (Tusculanes, I, 8, 18). Dans ce contexte, Cicéron avait également rappelé qu’Aristoxène faisait de l’âme une ipsius corporis intentio quædam, une certaine tension du corps, en instituant une comparaison avec celle qui, dans le chant et dans les instruments à cordes, est appelée aJrmoniva ; les mouvements analogues aux sons dans le chant découleraient de la nature et de la disposition de l’ensemble du chant (Tusculanes, I, 10, 19). Lactance exprima des critiques analogues à l’égard d’Aristoxène parce que, refusant l’existence de l’âme également pendant la vie, il avait soutenu que, comme dans un instrument la tension des cordes produit des résonances et un chant accordé, appelé par les musiciens « harmonie », dans le corps humain la capacité de sentir provenait d’un certain assemblage des viscères et de la puissance des membres (Institutions divines, VII, 13). Pour Aristoxène, l’« harmonie » musicale constituait le modèle théorique de la disposition harmonieuse des parties du corps ; il attribuait en effet au corps la même « âme » qu’il assignait à l’harmonie, conçue comme un assemblage organisé des parties, rendues ainsi solidaires entre elles à travers l’actualisation de leurs fonctions particulières.

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jours été considéré comme inséparablement lié à la psuchè, entendue par certains comme un pur esprit vital, condamné à fuir du corps mourant pour errer sans fin dans une vie triste et ombreuse dans le monde de l’Hadès ou, pire encore, à se dissoudre dans le néant ; par d’autres, valorisée comme une entité « spirituelle » où se recueille l’essence de l’homme, formée elle aussi, comme le corps, de parties en constante recherche d’harmonie. L’arrière-plan conceptuel et linguistique du terme « harmonie » Le terme harmonie (aJrmoniva) dérive, comme le verbe aJrmovzw/aJrmovttw (ajuster)2 et le substantif a{rma (carrosse, char3), d’un radical aJr — avec suffixe m, qui fait référence à l’adaptation, la connexion, l’union d’éléments disjoints, souvent divers, afin de donner vie à un objet matériel, non existant par nature, constituant une unité dotée de sa fonction4 ; en ce sens, aJrmoniva est le fruit, et en même temps l’instrument, de la technè ; dans le langage pythagoricien, a{rma sera le vocable employé pour désigner « un ». Les témoignages les plus anciens d’aJrmoniva, les témoignages homériques, présentent, à côté de la valeur exclusivement matérielle5, une valeur abstraite faisant référence à un « accord », un « pacte »6, stipulé entre les êtres humains. Outre le lexème a{rma, qui présente un esprit rude, la langue grecque connaît aussi, à une époque plus tardive, le lexème a[rma, avec un esprit doux7,

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Le verbe, fondé sur le lexique de la construction, est également lié au concept de convenable (prevpon), d’une union adaptée à une fin, qui doit lier la forme utilisée au sujet traité ; précisément, aJrmoniva dérive de la racine ajr, agrandie par un suffixe mn avec vocalisme o. Cf. P. Chantraine, s.v. a{rma, Dictionnaire étymologique de la langue grecque, Paris, Klincksieck, 1968, p. 110  ; B. Mader, s. v. aJrmoniva, JArmonivh, Lexikon des frühgriechischen Epos, éd. B. Snell, Göttingen, Vandenhoeck & Ruprecht, 8, 1976, col. 1322 sq. 3 Homère, Iliade, V, 231. 4 Sur le radical ar-, qui inclut déjà l’idée de connexion, est formé le verbe ajrarivskw (ajuster). 5 Homère, Odyssée, V, 248 ; 361. Le terme, habituellement au pluriel, désigne des « jointures, moyens pour joindre » ; dans le passage de l’Odyssée signalé dans cette note, a{rma désigne les « chevilles », les « joints », utilisés dans la construction des embarcations ; cf.  Hérodote, Histoires, II, 96, 2. Dans Hippocrate, De la nature des os, 12, al.  indique la « suture », la « jonction ». 6 Id., Iliade, XXII, 255. 7 Comme ajrarivskw; cf. supra, note 4.

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qui dérive du radical ar et signifie union, amour et est, pour les Delphiens, une dénomination d’Aphrodite8. Les valeurs concrètes d’aJrmoniva, dans les réflexions relatives à quelques technai et dans la recherche philosophique, furent avec le temps, au moins en partie, masquées par les valeurs abstraites, avec des nuances les plus diverses. Avec une telle richesse sémantique, appliquée à un champ très ample de référents, qui vont de la beauté structurale d’un édifice à celle d’une statue, de l’eurythmie d’un tableau à celle d’une composition florale, du style d’un discours à l’architecture d’une trame musicale, le vocable « harmonie » est entré dans le lexique occidental ; l’emploi d’« harmonie » fut étendu, depuis les époques les plus anciennes, à la « forme » du corps humain et à l’équilibre de sa psuchè. L. Spitzer, dans ses recherches de sémantique historique, a caractérisé les  deux valeurs principales du lexème, rendues en latin respectivement par temperamentum, c’est-à-dire « mélange bien tempéré », et consonantia (concordia), « harmonieuse consonance »9 ; les deux termes font référence à un « état harmonieux », structurant, de manière temporaire ou définitive, des sujets propres au monde animé et inanimé, jusqu’à embrasser l’univers entier. L’une et l’autre acception plongent leurs racines — avant même que dans les théories cosmogoniques et cosmologiques développées par la philosophie présocratique à partir au moins du VIe siècle av. J.-C. — dans la pensée mythique, dans laquelle aJrmoniva se matérialise dans un être divin, force de la nature mais également divinité personnelle. Le monde grec connaissait en effet une divinité très ancienne, au nom d’Harmonie10 qui, dans la pensée mythique, est un être divin/démonique, objet de légende et de culte dans l’ère thébaine et dans celle de Samothrace ; née des amours furtives d’Arès et Aphrodite, elle présente tour à tour, et quelquefois simultanément — remarque 8

Plutarque, Dialogue sur l’amour, 23, 769 a ; Delfoi; th;n jAfrofivthn jArma kalou`si (« Les gens de Delphes appellent Aphrodite Harmonie ») ; cf. L. Ziehn, s. v. « Thebai », in A. F. Pauly, Real-Encyclopadie, Stuttgart, Druckenmueller, 1934, V A2, col. 1503. 9 L. Spitzer, L’Armonia del mondo : storia semantica di un’idea, trad. it. Bologne, Il Mulino, 1967, p. 12. 10 Sur les relations chronologiques entre Harmonie/divinité, compagne d’Aphrodite, harmonie/principe, symbolisant la cohérence du monde, et Harmonie/héroïne thébaine, voir enfin F. Jouan, « Harmonia », in Mythe et personnification, Actes du Colloque du Grand Palais (Paris 7-8 mai 1977), éd. J. Duchemin, Paris, Les Belles Lettres, 1980, p. 113-121.

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importante pour notre discours — les caractéristiques des deux divinités redoutables par l’étreinte desquelles elle a été engendrée  : le pouvoir de l’amour, de la concorde et de l’union, mais aussi le pouvoir de la haine, de la discorde et de la désunion11. Musique et harmonie dans la plus ancienne recherche philosophique grecque Si Homère, qui ne la nomme jamais, mentionne toutefois deux de ses frères furieux12, Harmonie était bien connue d’Hésiode, qui ne manque pas de souligner les noms de ses divins parents13. À partir du VIIe siècle au moins, elle apparaît dans des représentations qui la montrent dans le cortège de sa mère olympienne dont, en Béotie mais pas seulement, elle possède certaines prérogatives14. Dans les deux versions régionales, Harmonie est l’épouse de Cadmos, héros du cycle thébain15. Théognis16, comme ensuite Hella-

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Le mythe d’Harmonie a été mis en relation avec celui de Pandore : toutes deux porteuses de précieux dons, mais aussi de souffrances désastreuses pour l’humanité. Cf. O. Crusius, s. v. « Harmonia », in W. H. Rocher, Lexikon der Griechischen und Römischen Mythologie, I 2, Leipzig, Teubner, 1886-1890, rééd. 1965, col. 1830-1833, en particulier 1831 ; E.  Sittig, s. v. «  Harmonia  », in A. F. Pauly, Real-Encyclopädie, op. cit., VII 2, 1912, col. 2379-2388 ; F. Vian, Les Origines de Thèbes : Cadmos et les Spartes, Paris, Klincksieck, 1963, p. 149 sq. ; B. Mader, op. cit. ; F. Jouan, « Harmonia », op. cit. 12 Homère, Iliade, IV, 439 sq. ; cf. Hésiode, Théogonie, 934. 13 Hésiode, Théogonie, 933-937 ; 975. Harmonie est appelée fille d’« Arès destructeur de cité » et « de l’Aphrodite d’or ». 14 L. Preller, C. Robert, Theogonie und Götter, Berlin, Weidmann, 5e éd. 1964, p. 378. Un fragment callimaquéen (654 Pfeiffer) connaît une Aphrodite-Harmonie et note son association avec jEunomiva, le bon gouvernement ; une telle association souligne sa compétence sur la cohésion du corps social, à travers les liens juridiques, fondement d’une solide vie en commun. Cf. U. von Wilamowitz, Der Glaube der Hellenen, Basel, Stuttgart, Schwabe, 1956, rééd. 1973, I, p. 181. 15 Les noces de Cadmos et Harmonie furent fêtées par tous les dieux, qui y prirent part en apportant chacun un présent : se distinguent parmi eux pour leur beauté la merveilleuse tunique brodée par les Charites et un collier en or, œuvre du divin forgeron Héphaïstos, lourde de funestes conséquences. Dans l’une des versions, les deux époux, à la fin de leur vie, furent tous deux transformés en serpents et firent sous cette forme leur entrée dans les Champs Élysées. 16 Théognis, I, 17 sq.

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nique17 et Pindare18, décrivant leurs noces souvent célébrées dans l’Antiquité et comparées à celles de Thétis, soulignent, dans les représentations littéraires de la cérémonie nuptiale, de façon analogue à ce qui advient dans les représentations iconographiques, la place évidente de la musique dans toutes ses formes, en rapport avec la personnalité de l’épouse. Dans la civilisation qui se reflète dans l’Hymne à Apollon également, Harmonie apparaît associée à la mousikè ; elle est membre du cortège dansant qui, avec les Charites, les Heures et Aphrodite, célèbre le dieu par le chant19. Son association avec la musique semble déjà préfigurer le principe universel qui, dans le langage philosophique, sera incarné par le lexème aJrmoniva. L’harmonie d’un organisme peut être pensée en termes statiques, mais aussi en termes dynamiques, cristallisée dans l’immobilité de la perfection atteinte une fois pour toutes, ou perpétuellement remise en question par sa création et sa dissolution, qui nécessite la confrontation avec la catégorie du temps, en plus de celle de l’espace, toujours à la recherche d’elle-même. L’instrument principal de cette harmonie, que nous appellerons précisément « dynamique », fut dans la civilisation grecque la musique perçue en termes de devenir non seulement dans les formes instrumentales, mais aussi et surtout dans les expressions corporelles du chant et de la danse ; c’est même précisément dans la musique que le devenir se présente comme une manifestation du mouvement physique ou psychique, à travers lequel la musique est à même d’engendrer des mouvements induits, qui opèrent à leur tour comme une force de transformation sur ce qui entre dans leur champ ; c’est pourquoi l’on reconnut à la musique, depuis les temps les plus anciens, la faculté de troubler le corps et l’esprit humain, mais aussi celle de rétablir leur harmonie

17 Hellanique, Fr. Gr. H. 4 fr. 51 Jacoby. De Cadmos Harmonie eut plusieurs fils, dotés d’une nature semi divine. 18 Pindare, Pythiques, III, 91 ; XI, 7 ; Hymnes, 1 fr. 29, 6 ; Dithyrambes, 2, 27 sq. SnellMaehler I vol. (air musical d’Apollon ; cf. Pausanias, Description de la Grèce, IX, 12, 3). 19 [Homère] Hymne à Apollon, III, 194 sq. ; l’allusion survient donc dans la section pythique de l’Hymne. Cf. A. Aloni, L’Aedo e i tiranni. Ricerche sull’inno omerico ad Apollo, Rome, Ateneo, 1989 ; M. Cantilena, Ricerche sulla dizione epica, I. Per uno studio della formularità negli inni Omerici, Rome, Ateneo, 1992. La datation de l’Hymne et son unité ont été, et sont toujours, objet de discussion ; l’hymne aurait été exécuté dans les années autour de 504, à Syracuse, par le rhapsode Cynæthus de Chios ; il était quoi qu’il en soit connu de Thucydide (Histoire de la guerre du Péloponèse, III, 104, 3 sq.).

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et, plus généralement, le pouvoir d’exercer une influence puissante sur les choses inanimées et sur les êtres animés, animaux et humains. La musique, toujours pour ses potentialités, fut également perçue comme un instrument éducatif efficace qui, en agissant sur la partie non rationnelle des êtres humains avant même l’intervention du logos — et puis ensuite, parallèlement à lui —, alignait dans une disposition (e{xi") ordonnée les pulsions corporelles, émotionnelles et intellectuelles20, en instillant en elles l’eurythmie ; la mousikè se montrait pour ces raisons capable de former le citoyen mousikos, incarnation de la kalokagathia (l’harmonieuse beauté physique et morale) dans laquelle la structure physique est au service de la morale et vice-versa, idéal d’humanité dans la Grèce ancienne. La perception du pouvoir de la musique sur le corps et sur l’âme des individus s’exerça en Grèce dans le sens commun des différentes ethnies, avant même que dans la réflexion des techniciens, des philosophes et des politiciens ; en témoigne un ensemble riche et ancien d’anecdotes longtemps transmis par la mémoire de la grécité et parvenu jusqu’à nous. C’était la conviction diffuse que l’exécution de thèmes musicaux déterminés avait le pouvoir de susciter le courage dans une armée en guerre21, mais aussi la colère et le caractère querelleur dans de grandes masses de la population, et que, de façon symétrique, elle était à même d’apaiser les tumultes, en ramenant au calme les discordes entre les peuples et l’hostilité des citoyens, et en rétablissant ainsi l’harmonie perdue. Pour citer quelques-uns des exemples célèbres, relatifs à des événements anciens et rapportés de façon paradigmatique dans les traités musicaux techniques et philosophiques, l’on racontait que Tirtée22, avec sa poésie chantée 20 A. Griffith, « Public and Private in Early Greek Institutions of Education », in Education in Greek and Roman Antiquity, éd. Y. L. Too, Leiden, Boston, Brill, 2001, p. 44. 21 Voir par exemple Callinos, fr. 1 Gentili-Prato ; l’élégie a été conservée par Stobée (IV, 10, 12, p. 330 Hense) dans la section dédiée à l’éloge du courage. Le poète, qui était actif dans l’ère ionienne au VIIe siècle av. J.-C., exhortait dans une élégie parénétique les jeunes gens à se battre courageusement pour la défense de la patrie ; ces compositions étaient chantées sur un accompagnement de flûte. Platon nous raconte que Tirtée en fit autant à l’ère dorique ; pendant la seconde guerre messénique (VIIe s.), il mena avec ses chants les Spartiates à la victoire (Lois, I, 629 a) ; de ce poète les Anciens connaissaient une collection de chants d’exhortations au combat (  JUpoqevkai) et une autre d’élégies et chants de guerre (mevlh polemisthvria). 22 Athénée, Nuits attiques, XIV, 630 f.

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par les  guerriers en marche — une marche au son de l’aulos et scandée par le rythme musical et donc très semblable à une danse —, aurait mené les Spartiates à la victoire dans la seconde guerre messénique ; Callinos, selon un  fragment conservé par la  tradition, exhortait les jeunes à se battre pour défendre leur patrie ; à la suite d’une divination, Terpandre23 aurait par son chant dans les repas communs (philitiai) libéré la cité de Sparte de la discorde, et Stésichore réussi à réconcilier les citadins rangés en deux factions opposées et prêts s’entretuer les uns les autres24. À l’époque archaïque déjà, l’on crédita cet art dans le monde grec de profondes valeurs éthiques et pathétiques25 ; à la période classique, elles furent formellement définies, également dans leurs applications à la politique, par Damon d’Oé, conseiller de Périclès. À cette importance furent, depuis les débuts, directement proportionnées les polémiques qui circonscrirent les innovations dans le domaine musical, depuis l’ancienne punition infligée, selon la tradition, à Terpandre26 ; la position conservatrice parvint à son expression la plus influente au Ve siècle, dans la doctrine damonienne, selon laquelle la musique et l’éducation musicale constituaient les piliers de la plus grande importance pour la constitution du corps civique et la conservation d’un État harmonieusement organisé et gouverné. Les lignes directrices de la doctrine damonienne dans ce secteur délicat nous ont été surtout conservées 23

Ps.-Plutarque, De Musica, 42, 1146 ; la légende de Thalétas montre l’extension de l’influence harmonisatrice présumée de la musique non seulement sur les esprits mais aussi sur les corps des citoyens ; Diogène de Babylone (Philodème, De Musica, IV 132, 33-133, 4 Delattre = IV col. XVIII 33-XIX 3 Kemke), utilisant une ancienne source péripatéticienne, rappelle que Stésichore apaisa l’esprit des Spartiates par son chant ; de façon analogue, Plutarque (Le Philosophe doit surtout s’entretenir avec les grands, 779 a), parle d’une intervention musicale par laquelle ce poète aurait calmé la stavsi" des Spartiates. Mais Diogène (Philodème, De Musica, IV, 47, 35-42 Delattre = I fr. 30, 35-42 Kemke = I fr. 35, 35-42 Rispoli) devait faire référence à la délivrance d’une épidémie de peste, comme le montre le loimªov"º de la ligne 25 Kemke = 25 Rispoli = 25 Delattre ; Pausanias (Description de la Grèce, I, 14, 4) parle de la délivrance de Sparte d’une terrible épidémie de peste obtenue par le recours à la musique. 24 Philodème, De Musica, IV, 47, 35-42 Delattre = I fr. 30, 35-42 Kemke = I fr. 35, 35-42 Rispoli. 25 Cf. E. Frank, Plato und die sogenannten Pythagoreer : Ein Kapitel aus der Geschichte des griechischen Geistes, Halle, Niemeyer, 1923, rééd. Darmstadt, Wissenschaftliche Buchgesellschaft, 1962. Frank a retracé dans cet ouvrage l’histoire de la musique grecque à partir de ses périodes plus anciennes. 26 La tradition dit que sa lyre fut clouée au mur.

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par Platon27, qui en partageait la rigueur dans l’observation, avant tout, de l’interdiction d’innover (kainotomei`n). Dans la cité idéale projetée par le philosophe, l’État, à travers la figure des gardiens, avait le devoir de maintenir un contrôle vigilant sur la qualité des musiques enseignées aux jeunes gens et exécutées dans la cité, en accueillant les mélodies et les rythmes auxquels il reconnaissait des influences positives sur l’âme et le corps, et donc sur le comportement et, davantage encore, sur le caractère des citoyens, en excluant ceux retenus potentiellement porteurs d’excitation et de perturbation. Le corps, l’âme, l’harmonie Dans l’acception purement musicale, qui a acquis tant de relief dans les traités techniques grecs et dans notre culture, nous rencontrons pour la première fois aJrmoniva dans un fragment de l’Hymne à Déméter de Lasos d’Hermione28. Dans l’acception philosophique, c’est la réflexion de Pythagore29 qui fait apparaître une relation consciemment instaurée entre musique et harmonie ; la tradition lui attribue même les premières formes de recherche sur les rapports entre musique et individu, ainsi que sur les relations harmoniques30. Si, pour Empédocle31, comme nous le verrons, l’Harmonie donne au corps les préconditions de l’existence, Pythagore, ainsi que son disciple Philolaus32, identifia l’âme même — aussi bien de l’individu que de l’univers 27

Cf. R. W. Wallace, « Damone di Oa ed i suoi successori : un’analisi delle fonti », in Harmonia mundi. Musica e filosofia nell’antichità, éd. R. W. Wallace, B. MacLachlan, Rome, Ateneo, 1991, p. 30-53. 28 Lasos, fr. 1 Brussich = Poetæ Melici Græci, fr. 702 Page ; le poète annonce les divinités qu’il s’apprête à célébrer, « un hymne élevant / dans l’harmonie éolienne du son grave » (trad. Brussich) : u{mnon ajnagnevwn É AijolidΔ a]m baruvbromon aJrmonivan. Selon la Souda, Lasos serait né durant la 58e olympiade (548 av. J.-C.) ; cf. tém. 1 Brussich. 29 L. Spitzer, op. cit., p. 12. 30 Les relations harmoniques auraient été mesurées empiriquement par Pythagore et ramenées ensuite à des rapports numériques : D. L. VIII 14. Selon Diogène Laërce (Vies, doctrines et sentences des philosophes illustres, VIII, 45), Pythagore fut actif durant la 60e olympiade (540-537). 31 Empédocle aurait été un disciple de Pythagore : 14 test. 5 D.-K. = D. L., VIII, 56. 32 Philolaos, 44 A 9 D.-K. = Aëtius, I, 3, 10, p. 283 Diels. Philolaos fut contemporain de Démocrite ; nous nous référons pour les fragments pythagoriciens à l’édition I Presocratici. Testimonianze e frammenti, éd. G. Giannantoni, Bari, Laterza, 3e éd. 1986.

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entier — avec l’harmonie33 : les pythagoriciens soutenaient que « le ciel est tout entier harmonie et nombre » (to;n o{lon oujrano;n aJrmonivan ei\nai kai; ajriqmovn). Nous savons par Aëtius34 que Pythagore « […] fut le premier à appeler cosmos la sphère de toutes les choses, en raison de l’ordre qui existe en elle », et à en souligner l’harmonie consécutive — accord des contraires — qui se manifestait précisément dans l’harmonie musicale : Porphyre, en rapportant un fragment empédocléen, avait observé que Pythagore « entendait l’harmonie de l’univers, comprenant l’harmonie générale des sphères et des astres mus par elles, que nous ne pouvons écouter à cause de l’insuffisance de la nature »35. La divine, merveilleuse harmonie musicale produite par la rotation des sphères célestes, son inaccessible et rythme intelligible dans ses rapports mathématiques, insaisissable pour le commun des mortels, était toutefois formée de manière analogue à celle produite par les humains au moyen de la lyre, perceptible par les sens mais aussi compréhensible par la raison ; les harmonies de la lyre humaine, qui était aussi la lyre d’Apollon, ne seraient autres qu’une mimèsis de la musique astrale. Les rares témoignages attribués au philosophe de Samos laissent entendre qu’il avait accompli l’association de l’harmonie humaine avec l’harmonie musicale et porté au niveau de dignité philosophique l’identification entre âme et harmonie, résultant toutes deux de la concordance du divers. Un fragment allant dans ce sens a été préservé par Claude Ptolémée et par un vaste ensemble d’anecdotes : selon le témoignage de Ptolémée, Pythagore avait prescrit à ses disciples de se dédier à la musique à peine levés, pour rétablir l’harmonie sur l’âme étourdie par le sommeil36 ; selon diverses sources anecdotiques, il aurait obtenu le rétablissement de l’harmonie psychique perdue de personnes en proie à l’ébriété et restitué l’harmonie physique aux malades, dont il aurait éloigné le mal, en faisant, dans les deux cas, exécuter des airs musicaux appropriés. Les recherches sur les concordances harmoniques, accompagnées par la projection des rapports musicaux sur l’harmonie

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Philolaos, 44 A 23 D.-K. = Macrobe, Commentaire au Songe de Scipion, I, 14, 19 ; Aristote, De l’âme, A 4, 407 b 27 ; cf. Platon, Phèdre, 86 b-c. 34 Pythagore, 14 test. 21 D.-K. = Aëtius, II 1, 1, p. 237 Diels. 35 Empédocle, 31 B 129 D.-K. = fr. 108 Gallavotti = fr. 99 Wright = Porphyre, Vie de Pythagore, 30 Des Places. 36 C. Ptolémée, Harmoniques, I, 7, p. 101 sq. Düring.

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physico-psychique des humains, peuvent se lire dans les fragments de nombreux de philosophes faisant partie de son école37. 37

Dans la lecture de son disciple Philolaos, le cosmos se présentait comme une harmonisation des contraires ; il n’aurait pas en effet été possible que les « principes » s’ordonnassent dans un cosmos « si l’harmonie n’eût été adjointe », qui seule disposait du pouvoir de les maintenir unis (Philolaos, 44 B 6 D.-K. = Stobée, I, 21 7 d, p. 188 Wachsmuth). Dans ce fragment, Philolaos précise que la substance des choses est éternelle, indispensable à l’existence du cosmos, qui est à son tour composé de principes discordants, d’éléments divers, d’espèce différente, et diversement ordonnés. Dans le fragment où cette théorie est énoncée, l’harmonie apparaît mesurée en termes musicaux : « L’harmonie complète est constituée par l’intervalle de quarte et par celui de quinte ». Dans le fragment de Philolaos, est implicite l’extension de la relation positive existant entre matière informe et harmonie, dans la construction ordonnée du cosmos, à une action analogue de l’harmonie sur la structure du corps et de l’âme humains : c’est la musique qui, par des mélodies appropriées, peut construire l’ordre — ou rétablir l’ordre perdu à cause d’une altération physique ou d’un désordre de l’âme —, à travers l’harmonie de la musique. L’identification de l’harmonie avec l’âme, et donc avec le principe vital, implique en soi une fonction analogue pour le corps (44 B 14 D.-K. = Clément d’Alexandrie, Stromates, III, 3, p. 17 (4) Stählin ; Platon, Gorgias, 493 a sq.) ; pour certains pythagoriciens, une telle identification en impliquait également la dissolution, parallèle à celle du corps. Sur ce thème, en particulier pour la position du pythagoricien Simmias, voir Platon, Phèdre, 85 e-86. Simmias, disciple comme Cébète de Philolaos (Platon, Phèdre, 61 d) affirme ici que l’harmonie entretient avec le corps des relations analogues à celles qu’elle a avec la lyre. L’étroite relation postulée par Philolaos entre l’âme et le corps revient dans deux fragments, traduit l’un par Clément d’Alexandrie, l’autre par Théon de Smyrne. Dans le premier (Philololaos 44 B 14 D.-K.), nous lisons que « les anciens théologiens et les anciens poètes témoignent aussi que pour expier une faute l’âme est unie au corps, et dans celui-ci comme enterrée », dans le second (Philolaos, 44 B 11 D.-K. = Théon de Smyrne, p. 106, 10 Hiller ; Stobée, I, 3, p. 16 Wachsmuth) où se trouve au premier plan l’importance du Nombre et de sa substance dans l’explication du divin, de l’univers entiers, de chaque genre d’activité, et en particulier de la musique, nous lisons entre autres que le nombre « en harmonisant dans l’âme toutes les choses au moyen des sensations, les rend connaissables ainsi que leurs relations selon la nature du gnomon […]. L’on voit la nature du nombre et sa grande puissance non seulement dans l’action des démons et des dieux, mais aussi dans toutes les  activités et toutes les paroles des hommes, tant dans les activités techniques que dans la musique ». Selon Claudianus Mamertus, Philolaos aurait soutenu que l’âme et le corps étaient unis entre eux au moyen du Nombre et de l’harmonie immortelle et incorporelle ; il s’agirait, dans ce cas, non de l’harmonie liée aux corps terrestres, mais de celle propre du nombre, c’est-à-dire le tout : Philolaos, 44 B 22 D.-K. = Claudius Mamertus, II, 3, p. 105 Engelbrecht ; le fragment est considéré comme apocryphe par Diels-Kranz. Sur le nombre et l’harmonie chez Philolaos, voir C. A. Huffman, Philolaus of Croton Pythagorean and Presocratic. A Commentary on the Fragments and Testimonia with interpretative Essays, Cambridge, University Press, 1993, en particulier p. 54-77. Est également très intéressante l’observation de Philolaos selon laquelle

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L’harmonie constitue également un sujet de grande importance dans la recherche empédocléenne ; il ne pouvait en être autrement dans une conception du monde fondée sur la dialectique permanente entre Amour38 et Haine ; le lexème harmonie, dans le sens philosophique de « principe d’union », mais également souvent incarné dans une personnification semi divine39, revient dans nombre de fragments de l’Agrigentain40. Pour Empédocle, c’est l’Harmonie qui unit les structures des êtres vivants, y compris celles des humains, en leur conférant la beauté d’une forme eurythmique ; elle est elle-même formée comme la structure et en même temps la forme changeante des corps vivants. Dans un fragment de ce qui constitue selon C. Gallavotti le premier livre de son œuvre Sur la nature, Empédocle décrivait poétiquement les actions de ce principe puissant, ordonnateur de tout ce qui apparaît dans le monde doté de « forme », et avant tout le corps des animaux et des humains, qui acquièrent sous son action unité et beauté : « […] la terre bienveillante dans son ample sein / accueillit deux des huit parties de la splendide Nestis / quatre parties d’Héphaïstos ; et naqui-

« l’âme aime le corps parce que sans lui elle ne pourrait utiliser les sens […] » (Philolaos, A 44 fr. B 6-11 D. -K. cité ci-dessus). 38 Empédocle, 31 B 18 D-K. = fr. 4, 19 Gallavotti = Plutarque, Isis et Osiris, 48, 370 d : « Empédocle appelle le principe bienfaisant Amour, et souvent Amitié, et l’appelle également Harmonie au regard tranquille et austère ». 39 Dans certains fragments, Harmonie paraît hypostasiée dans une personnification ; voir par exemple Empédocle, 31 B 122, 2 D.-K. = 114, 2 Gallavotti = 116, 2 Wright = Plutarque, De la tranquillité de l’âme, 15, 474 b, dans lequel Harmonie qemerw`pi", au regard grave, est opposée à la Discorde ensanglantée. Voir aussi 31 fr. B 27 D.-K. = 30 Gallavotti = 21 Wright = Plutarque, Sur le visage qui est dans la Lune, 12, 926 d ; Simplicius, Commentaire sur la Physique d’Aristote, VIII, 1, 250 b 30-251 a 3, p. (1)183, 23-28 Commentaria in Aristotelem græca, 10 Diels. Simplicius, rappelant qu’Eudème interprète la période d’immobilité par la suprématie de l’Amitié, par rapport au sfai'ro", quand tous les éléments sont unis, cite également quelques vers dans lesquels Harmonie apparaît personnifiée, comme un être dans les « amples replis » duquel se recueille la Sphère : « Là ni du soleil ne s’aperçoivent les agiles membres, / ni la puissance villeuse de la terre ni de la mer ; / ainsi dans les replis serrés d’Harmonie se tient ferme / la Sphère circulaire, qui jouit de la solitude qui l’entoure entièrement ». 40 Empédocle, selon Glaucon de Reggio, plus ou moins son contemporain et auteur d’un traité Sur les anciens poètes et musiciens, aurait visité Thurii après sa fondation (444 av. J.-C) ; il serait né au début du Ve siècle ; il aurait été, selon Timée (fr. 81 F.G.H. I, 211), auditeur de Pythagore, selon Théophraste de Parménide (Simplicius, Commentaire sur la Physique d’Aristote, I, 2, 184 b 17, p. 25, 19 Commentaria in Aristotelem græca, 9 Diels = Théophraste, Opinions sur la nature, fr. 227 A Fortenbaugh).

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rent les os blancs / unis par les liens merveilleux d’Harmonie »41. Mais la structure physique n’est pas sans rapport avec la structure psychique. La relation présupposée par Empédocle entre le composant physique et le composant spirituel et intellectuel des êtres humains est bien mise en lumière par l’interprétation qu’offre Aristote d’un fragment empédocléen, conservé dans deux œuvres différentes du Stagirite42 ; le vers de l’Agrigentain : « D’après ce qui se présente aux sens, l’intelligence croît […] chez les hommes » est en effet rapporté aussi bien dans le De anima, pour  rappeler l’opinion des Anciens selon lesquels pensée et sensation étaient chose identique, que dans la Métaphysique pour préciser que, selon le philosophe sicilien, les conditions matérielles changeant, changeait également la pensée43. 41

Empédocle, 31 B 96 D.-K. = fr. 12 Gallavotti = fr. 48 Wright = Simplicius, Commentaire sur la Physique d’Aristote, II, 2, 194 a, p. 300, 19, sq. Commentaria in Aristotelem græca, 9. 10 Diels. Sur Harmonie, voir aussi Empédocle, 31 fr. B 27 a D.-K. = fr. 27 Gallavotti = fr. 98 Wright = Plutarque, Le Philosophe doit surtout s’entretenir avec les grands, 2, 777 c : « [Le discours] qui à travers la philosophie s’achève par la vertu rend toujours l’homme harmonique avec lui-même, irréprochable à lui-même et rempli de paix et d’amabilité envers lui-même : “Dans ses membres il n’y a ni discorde ni lutte qui le consume” ». 42 Aristote, De l’âme, III, 427 a 21 ; Métaphysique, III 5, 1009 b 17 ; le vers empédocléen constitue le fragment 31 B 106 D.-K. = fr. 1, 26 Gallavotti = fr. 79 Wright ; voir aussi 31 B 108 = fr. 1, 61 sq. Gallavotti = fr. 80 Wright = Aristote, Métaphysique, III, 5, 1009 b 18. 43 Le fragment d’Empédocle 31 B 23 D.-K. = fr. 21, 15-25 Gallavotti = fr. 15 Wright = Simplicius, Commentaire sur la Physique d’Aristote, I, 4, 187 a 21-23, p. 159, 27 Diels, est très intéressant ; on y lit le terme aJrmonivh à la ligne 4, en relation avec l’efficacité de la meivxi" dans l’activité de création des œuvres des peintres : « Mais alors que les peintres peignent les tablettes votives / hommes très experts dans leur art grâce à leur savoir / qui, après avoir pris avec leurs mains les teintes multicolores / les mélangeant harmoniquement les unes dans une mesure plus grande les autres dans une mesure plus petite / préparent avec elles les formes semblables à toutes les choses […] ». La relation de ce lien entre le corps et la psuchè d’un côté, l’harmonie de l’autre, provient d’un passage empédocléen traduit par Théophraste : « Par ces éléments — c’est-à-dire précise Théophraste, les moyens particuliers avec lesquels nous connaissons les objets particuliers —, tous les corps se montrent reliés et harmonisés (aJrmosqevnta) / et grâce à eux ils comprennent, goûtent et souffrent ». Empédocle, 31 B 107 D.-K. = fr. 1, 59 sq. Gallavotti = fr. 78 Wright = Théophraste Des sensations, 10 Stratton. Dans le chapitre 9, Théophraste avait précisé que les choses qui sont harmonisées naissent d’une symétrie entre sujet et objet : on se réjouit en raison de la ressemblance qui existe entre les éléments et réside dans le mélange ; on souffre en raison de la dissemblance. Dans le chapitre 10, il est rappelé que l’intelligence (fronei`n) réside dans le fait de reconnaître le semblable dans le dissemblable (toi`" oJmoivoi", to; ajgnoei`n in toi`" ajnomoivoi") : le groupement advient par ressemblance, l’opposé se produit à cause des différences. Théophraste cite ensuite les deux vers empédocléens, et après les vers, il introduit le sang, dans lequel surtout

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Dans une acception philosophique et cosmogonique, qui inclut une importante projection métaphorique sur la formation même des corps harmonieux et vitaux, aJrmoniva revient dans les fragments d’Héraclite44. Dans le système héraclitéen, l’harmonie joue un rôle d’une importance fondamentale dans le macrocosme de l’univers comme dans le microcosme des humains ; dans ce système fondé sur l’unité des opposés, les contrastes se complètent en effet dans une harmonie dynamique qui contient lutte et antagonisme45 ; les éléments des parties se mélangent (mavlista kecra`sqai ta; stoicei`a tw`n merw`n). Perception et cognition seraient donc quasi identiques. Rappelons que, dans les témoignages d’Aëtius (V, 22, 1 Diels) et d’Aristote (Parties des animaux, I, 1, 642 a 17 ; De l’âme, 4, 408 a 13), selon Empédocle l’âme et l’harmonie se présentaient comme proportion et mélange ; voir par exemple Empédocle, 31 A 78 D.-K. = fr. 117, 2 Gallavotti = fr. 64 Wright = Aëtius, V, 22, 1 Diels. 44 Héraclite 22 B 51 D.-K., al. ; selon Diogène Laërce, Héraclite fut actif durant la 69e olympiade (504-501). Avec le développement des philosophies post-socratiques et de la recherche scientifique pratiquée par des secteurs professionnels opérant dans le domaine des disciplines mathématiques et géométriques, l’étude de l’ajrmoniva atteignit un développement particulier dans le domaine de la science harmonique, dont se servaient les études mathématiques et géométriques ; en partant d’un phénomène empirique, l’étude du son, un modèle d’architecture métaphysique de l’univers entier fut engendré, relevant d’une structure rationnelle gouvernée par des lois relatives sans distinction au macrocosme et au microcosme. 45 Selon certaines sources, Héraclite aurait été l’élève de Xénophane et du pythagoricien Hyppase : Hyppase, 18 A 1a = Souda s. v. JHravkleito" [22 A 1]. Hyppase (18 fr. 15 D.-K. = Jamblique, Commentaire sur l’Introduction à l’arithmétique de Nicomaque, p. 100, 19 sq. Pistelli), après avoir rappelé qu’« au temps de Pythagore et des mathématiciens de son école on connaissait seulement trois médiétés proportionnelles, l’arithmétique, la géométrique et celle qui, troisième dans l’ordre, était originairement dite subcontraire », nous informe que cette dernière fut appelée harmonique par Archytas (cf. Archytas, 47 B 2 D.-K. = Porphyre, Commentaire sur les Harmoniques de Ptolémée, p. 92 Düring), par Hyppase et par leurs écoles. Archytas, pythagoricien et ami de Platon, fut l’auteur d’un livre Sur la musique et s’intéressa expressément à l’harmonie, comme cela apparaît dans le fragment venant d’être cité. Dans la section du fragment 1 (47 B 1 D.-K. = Porphyre, Commentaire sur les Harmoniques de Ptolémée, p. 56 Düring) qui se rapporte à Nicomaque (Introduction à l’arithmétique, 3, 4, p. 6, 16 Hoche), son traité Sur l’harmonie est en effet expressément rappelé. Ce philosophe fut actif après 400 ap. J.-C. ; il aborda la recherche musicale en en étudiant, comme l’avait déjà fait Pythagore selon la tradition, les lois physiques qui gouvernaient le rapport entre la longueur des cordes et la hauteur des sons, les rapports numériques qui déterminaient les notes, et également les intervalles (de quarte, quinte, octave, etc.) et les différentes typologies des accords possibles ; cf. Archytas, 47 A 19 a D.-K. = Théon de Smyrne, Exposition des connaissances mathématiques utiles pour la lecture de Platon, p. 61, 11 Hiller : « Eudoxe et Archytas jugeaient que les rapports qui constituaient les accords étaient exprimables en nombres : et ils pensaient que de tels rapports consistaient en un mouvement, et que le mou-

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dans une telle conception, l’harmonie46 résulte de la fusion du multiple et de la concorde des discordes, provenant des contraires et leur assurant toutefois de solides liens et même une sorte d’identification47. En relation avec la musique, le lexème aJrmoniva fut employé par Héraclite, d’une façon paradigmatique, pour désigner les relations possibles entre les sons instrumentaux ; dans un fragment conservé par Hyppolite, le philosophe, après avoir adressé un dur reproche à ceux qui ne saisissaient pas la force vitale des  discordances, mères du devenir, affirmait, parlant du « tout »48 : « Ils ne comprennent pas [les hommes] comment, bien que discordant en lui même, il est concorde d’une « harmonie contrastante,

vement rapide donne un son aigu en frappant l’air continuellement et rapidement, et que le lent donne un son grave, étant moins rapide ». Les témoignages anciens lui attribuent l’examen de ces rapports, étudiés dans la dynamique des mouvements (respectivement vibratoires et rotatoires) des cordes, mais également des corps célestes, en relation avec l’âme individuelle et l’âme de l’univers ; résidait pour lui dans les tons musicaux aussi bien l’essence de l’âme individuelle que celle de l’âme du monde. 46 C’est-à-dire la conception d’une harmonie engendrée par la tension réciproque des opposés. Cf. Héraclite, 22 fr. B 8 D.-K. = Aristote, Éthique à Nicomaque, VIII, 2, 1155 b 4 sq. (« l’opposé concorde et des désaccords une belle  harmonie … ») ; voir aussi 22 B 48 D.-K. = Etymologicum Genuinum, s. v. bivo"; 22 B 51 D.-K. = Hyppolite, Réfutation de toutes les hérésies, IX, 9, p. 344 Marcovich ; 22 B 54 D.-K. = Hyppolite, Réfutation de toutes les hérésies, IX, 9, p. 344 Marcovich ; 22 B 16 D.-K. = Hyppolite, Réfutation de toutes les hérésies, IX, 9, p. 344 Marcovich ; voir aussi le fragment relatif à povlemo", le père de toutes les choses. Une doctrine analogue fut exprimée par les pythagoriciens (Philolaus, 44 B 12 = Proclus, Commentaire sur le Timée de Platon, 176, 29 Diehl  ; B  10 = Nicomaque, Introduction à l’arithmétique, II, 19, p. 115, 2 Hoche) ; cf. Philolaus, 44 A 9 = Aëtius, I, 3, 10 Diels. 47 En ce sens, le fragment d’Héraclite est célèbre : « L’arc a donc pour nom vie et pour œuvre mort » (Etymologicum Genuinum, s. v. bivo"). Pour un Grec, cette phrase devait avoir un très fort impact ; peu importe ici que la relation soit fondée sur une fausse étymologie (sont en effet mis en opposition sémantique deux lexèmes identiques en raison des lettres qui les composent, différents en raison de la disposition de l’accent : biov" = arcÉbivo" = vie) ; selon cette fausse étymologie, l’arc contient dans son nom le contraste « harmonisé » de la vie et de la mort, de même que la lyre contient potentiellement dans ses cordes des harmonies contrastant entre elles. Dans la doctrine de ce philosophe, le logos universel, en tant qu’« ordre » (kovsmo"), et en même temps « vie, âme » (yuchv), se présente comme une « harmonie secrète des contraires » qui, dans un perpétuel contraste dynamique, coïncident comme commencement et fin d’un cercle. 48 Dans un autre fragment, conservé par Hyppolite, Héraclite affirmait qu’« en écoutant non pas moi, mais le logos, il est sage de convenir que le tout est un » ; cf. Héraclite, 22 B 50 D.-K. = Hyppolite, Réfutation de toutes les hérésies, IX, 9, p. 344 Marcovich.

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comme celle de l’arc et de la lyre » (palivntropo" aJrmonivh o{kwsper tovxou kai; luvrh")49. La palintropos harmoniè est précisément une « […] harmonie contrastante, comme celle de l’arc et de la lyre »50. Une conception analogue d’une harmonie des opposés, illustrée en termes musicaux et en termes biologiques, avec  ses  relations avec la vie et avec les différentes natures (fuvsei") des humains, émerge de manière encore plus évidente d’un passage aristotélicien, duquel nous apprenons que le philosophe d’Éphèse était allé jusqu’à critiquer Homère51 ; Aristote y rappelle qu’« […] Héraclite blâme le poète qui écrivit : “Que périsse Conflit chez les dieux et les hommes” »52, en ajoutant : « car il n’y aurait pas d’harmonie s’il n’existait l’aigu et le grave, et pas de vivant sans la femelle et le mâle, qui sont contraires ». L’harmonie est l’ordre juste, éternel et inengendré, qui se transforme continuellement en passant d’une

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Héraclite, 22 fr. B 51 D.-K = Hyppolite, Réfutation de toutes les hérésies, IX, 9, p. 241 Marcovich ; position opposée chez Parménide (28 B 6 D.-K. = Simplicius, Commentaires sur la Physique d’Aristote, I, 3, 186 a 22-33, Commentaria in Aristotelem græca, 9, p. 117, 2 + Simplicius, Commentaires sur la Physique d’Aristote, I, 2, 185 a 1-10, Commentaria in Aristotelem græca, 9, p. 78, 2 + Simplicius, Commentaires sur la Physique d’Aristote, I, 2, 185 a, Commentaria in Aristotelem græca, 9, p. 86, 25 Diels) qui, après avoir appelé les héraclitéens de façon critique divkranoi, personnes à double tête, mortels qui errent sans rien savoir, affirme en leur direction que l’être et le non-être sont la même chose (ils sont tenus pour identiques et non identiques, de sorte que de toutes les choses est réversible, palivntropo", le « chemin ») ; voir le fragment de Philolaos transmis par Nicomaque (44 B 10 D.-K. = Nicomaque, Introduction à l’arithmétique, II, 19, p. 115, 2 sq. Hoche) et par Théon de Smyrne (Exposition des connaissances mathématiques utiles pour la lecture de Platon, p. 12, 10 Hiller). L’harmonie, rapporte Nicomaque, naît seulement des contraires, parce qu’elle est « unification de nombreux termes mélangés et accord d’éléments discordants ». Pour l’application à la musique de ce concept, voir aussi l’observation de Théon dans le même fragment : « Les pythagoriciens, que Platon suit souvent, disent que la musique est harmonie unification de nombreux contraires et accord des désaccords ». 50 Ou aussi une « harmonie de directions contraires ». L’adjectif palivntropo" désigne, par exemple, les vents qui poussent une embarcation dans des directions opposées. 51 Héraclite, 22 A 22 D.-K. = Aristote, Éthique à Eudème, VII, 1, 1235 a 25, éd. P. Maréchaux, Paris, Payot & Rivages, 1994, p. 132. L’auteur de cette Éthique est en réalité, très probablement, Théophraste ; le passage cité fut disposé par Diels-Kranz parmi les témoignages et non parmi les fragments, mais la façon dont le péripatéticien s’exprime laisse penser que, en plus de la critique du vers, étaient également héraclitéennes les considérations sur la valeur vitale de la « dialectique des opposés ». 52 Homère, Iliade, XVIII, 107.

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phase à une autre (tropaiv) de la nature, dans laquelle, par d’éternelles mutations, tout devient, tout passe, et tout est un. Le premier véritable philosophe de la musique, qui ne s’intéressa pas aux spéculations cosmologiques et étudia la science musicale pour elle-même53 et pour son influence relative sur le développement et l’affermissement des vertus54, fut Damon d’Oé. Damon connut bien les doctrines pythagoriciennes, au point qu’il fut considéré lui-même comme pythagoricien ; il fut en réalité surtout un sophiste, dans le meilleur sens du terme. Dans les frag-

53 Élève de Prodicos (Platon, Lachès, 197 a), sa doctrine est surtout connue à travers Platon, qui en fit le pilier de sa conception éducative et politique. Pour une mise au point de la discussion sur Damon, voir R. W. Wallace, « Damone di Oa », op. cit. ; et aussi A. Barker, Greek Musical Writings, I The Musician and his Art, Cambridge, New York, Cambridge University Press, 1984, p. 168 sq. Les deux chercheurs suivent une sage et juste prudence dans le traitement des témoignages anciens. Pour l’influence sur les jeunes et les anciens par le recours à des mélodies, voir par exemple 37 B 7 D.-K.= Aristide Quintilien, De musica, II, 14, p. 89, 29 Winnington-Ingram ; pour l’importance éthique des rythmes, voir Damon, 37 B 9 D.-K. = Platon, République, III, 399 e-400 d et les passages de Philodème mentionnés dans la note suivante ; Damon est cité par Platon dans de nombreux autres dialogues, tels que par exemple le Lachès (180 d), où il est considéré comme un disciple d’Agathocle et où l’on parle de son expérience musicale ; voir aussi Lachès, 197 d, où Socrate parle entre autres de ses rapports avec Prodicos, ainsi que l’Alcibiade I (118 c), où l’on fait référence à ses fréquentations avec Pythoclidès, grand expert de musique et pythagoricien (dont Lamproclès aurait été le disciple, et à son tour maître d’Agathocle) et avec Anaxagore. On relève une forte influence de l’héritage damonien dans Aristote, Politique, IV, 3, 1289 b 26-1291 b 13 et VIII, 5 sq. 1338 a 9-37 ; b 34 ; 1339 a 11-1342 b 34. 54 Damon aurait exposé son projet éducatif dans un discours-manifeste l’Aréopagitique, dont la tradition antique discutait déjà pour savoir s’il avait été effectivement prononcé en public ou s’était agi au contraire d’un discours fictif. Dans Philodème, De musica, IV col. 24, 4 14 Delattre = I 13, 4-12 Kemke = I 18, 4-12 Rispoli, et col. 100, 37-45 Delattre = III 70 + 77 Kemke, Philodème mentionne Damon, cité par Diogène de Babylone, pour soutenir la thèse que la musique éduque à toutes les vertus ; Damon, dans l’Aréopagitique, avait affirmé que, lorsqu’un enfant joue de la lyre, il devient non seulement plus courageux et plus tempérant, mais aussi plus juste ; dans De Musica, IV col. 148, 1-5 Delattre = IV col. XXXIV 1-5 Kemke = IV col. XXXIV 1-5 Neubecker, Damon et l’Aréopagitique sont encore cités ; Damon est enfin mentionné en IV 36, 44 Delattre = I 21 + 11 Kemke = 26 + 16 Rispoli. La doctrine damonienne de l’ethos acquerra prégnance et stabilité dans l’acception aristotélicienne ; il y sera explicité que c’est l’action en tant que telle qui développe la prédisposition correspondante dans un préexistant potentiel : l’habitude devient nature (Éthique à Nicomaque, VII, 1152 a 30-33).

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ments peu nombreux qui nous sont parvenus sous son nom55, il se montre attentif à l’homme, à ses processus spirituels, à ses comportements véritables, à l’influence exercée sur eux par l’harmonie, dans le sens le plus général du terme, et par les aJrmonivai particulières et différentes. Il fut un grand théoricien des rapports de la musique avec les dispositions et les attitudes psychiques et comportementales, également dans leurs conséquences politiques56 ; il prescrit, entre autres, de ne pas introduire d’innovations dans la cité, les estimant dangereuses en raison de leur potentielle influence subversive sur la population57. Selon un témoignage ancien, Damon aurait enseigné à Périclès les mélodies « avec lesquelles il harmonisait la cité », influant, par leur intermédiaire, sur l’ensemble du corps civique58. Dans sa doctrine, la présupposition d’un rapport étroit entre le corps et l’âme, le mouvement et l’harmonie, et en particulier l’harmonie musicale, est évidente ; les chants et les danses, et donc la musique dans son ensemble, impliquent en effet un mouvement de l’âme, soit au moment de leur création dans l’âme du producteur59, soit à celui de l’exécution et donc de l’effet exercé sur le public. Dans l’enseignement de l’école qui se rassembla autour de

55 Nous savons aujourd’hui que les fragments damoniens sont beaucoup plus nombreux que ceux réunis en son temps dans l’édition Diels-Kranz. On attend la nouvelle édition par R. W. Wallace qui est en voie d’achèvement. 56 Ses doctrines sont surtout connues par Platon ; considéré comme le plus intelligent des Athéniens (Isocrate, Sur l’échange, 15, 235), il fut un conseiller écouté de Périclès et très influent à Athènes (Aristote, Constitution d’Athènes, 27, 4 ; Plutarque, Vie de Périclès, 4). Selon Plutarque, ses recherches et ses théories musicales servirent essentiellement son activité politique ; mais, par ce que nous voyons du peu qu’il nous reste, sa compétence en matière musicale alla bien au-delà de ce qui pouvait être destiné à la gestion du consensus. Ses doctrines constitueront le fondement de toutes les spéculations musicales suivantes, développées également dans des écoles dont l’implantation doctrinaire était bien loin de sa formation philosophique. Sa présence, pour citer seulement les noms les plus significatifs, est recueillie, en plus que dans les écrits de Platon, dans ceux d’Aristote, du stoïcien Diogène de Babylone, de l’épicurien Philodème de Gadara, du Ps.-Plutarque, d’Aristide Quintilien, de Libanius (Le Silence de Socrate), d’Olympiodore (dans le commentaire à la République platonicienne). Sur  ce  personnage intéressant, voir la synthèse utile et intelligente de R.  W.  Wallace, « Damone di Oa », op. cit. 57 Damon, 37 B 10 D.-K. = Platon, République, IV, 424 c sq. 58 Olympiodore, Commentaire sur le premier Alcibiade de Platon, 137, 20-138, 11 Westerink. 59 Damon, 37 B 6 D.-K. = Athénée, Nuits Attiques, XIV, 628 c.

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lui60, l’origine de la musique dans toutes ses formes et manifestations fut reconnue, comme ensuite par Platon, mais aussi par Théophraste61, dans les mouvements particuliers de l’âme ; de ceux-ci en effet, en se transmettant aux corps, provenaient, comme une nécessité naturelle, les chants et les danses (taŸ" wj/daŸ" kaiŸ taŸ" ojrchvsei" ajnavgkh/ givnesqai kinoumevnh" pw" th'" yuch'")62. L’effet dynamique produit dans l’âme d’un auditeur par la nature du mouvement musical entraînait donc, à travers l’action de la trame rythmique, l’individu dans sa totalité, induisant dans les corps, engagés dans la danse, des mouvements harmonieux, ou au contraire, des mouvements désordonnés et des comportements non libéraux (kaiŸ aiJ meŸn ejleuqevrioi kaiŸ kalaiŸ poiou's i toiauvta", aiJ d’ ejnantivai taŸ" ejnantiva")63 ; cela était rendu possible par le fait que les mélodies et les rythmes disposaient chacun d’un ethos propre, doté à son tour d’effets spécifiques agissant sur la psuchè64 et sur le corps  ; dans la doctrine damonienne, les  mélodies 60 Selon une notice conservée par Porphyre au début de son commentaire au traité de Ptolémée (Commentaire sur les Harmoniques de Ptolémée, p. 1, 4 sq. Düring), Aristoxène discute de l’école de Damon (Damwvnio" ai{resi"). 61 Ælius Festus Aphthonius, De metris, IV, 2 = Grammatici Latini, VI, 159, 8-160, 20 Keil. 62 Voir supra, note 61. Les doctrines de Damon et celles de Théophraste autour des relations entre les mouvements de l’âme et le style musical montrent une affinité notable, même pour ce qui concerne la thérapie musicale ; voir aussi Platon, Philèbe, 17 d. Par Théophraste (fr. 726 A Fort. = Apollodore, Historia Mirabilium, 49, 1-3 = Paradoxographi Græci, p. 140, 162-142  ; 275 Giannini), nous apprenons en effet que  l’expression musicale est à son tour à même d’agir sur des passions analogues à celles qui l’ont engendrée et même sur les maladies du corps (fr. 726 B Fort. = Athénée, Nuits Attiques, XIV, 18, 624 a sq.). Cette doctrine est solidement attestée dans les siècles suivants ; voir par exemple Athanase, Prolegomena in Hermogenis De Statibus = Rhetores Græci, XIV, p. 177, 3-8 Rabe. En soulignant l’importance de l’hypocrisis pour l’orateur en référence à la persuasion, Athanase rapporte aussi bien les affections (pavqh) de l’âme que leur connaissance aux principes (ajrcaiv), en les conjuguant à l’efficacité oratoire, de façon que le mouvement du corps et le ton de la voix soient en harmonie avec le contenu entier de la représentation (eij" ajrcaŸ" ajnafevrwn kaiŸ taŸ pavqh th'" yuch'" kaiŸ thŸn katanovvhsin touvtwn, wJ" kaiŸ th/' o{lh/ ejpisthvmh/ suvmfwnon ei\nai thŸn kivnhsin tou' swvmato" kaiŸ toŸn tovnon th'" fwnh'"). Quintilien revient plusieurs fois sur cette thématique dans le livre II de son traité sur la musique. 63 Voir notes 59 et 61. 64 Voir notes 59 et 61. Aristote conclura également à ce sujet qu’« il est évident que la musique a le pouvoir de produire certains effets sur le caractère de l’âme », Politique, VIII, 5, 1 1340 b10 sq. Cf. A. Barker, Greek Musical Writings, op. cit., I, p. 168 ; et aussi A. Barker,

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et les rythmes, s’ils sont « libres et beaux », rendent telles par l’intermédiaire de leur ethos les âmes des exécutants et du public65, tandis que ceux caractérisés par des traits opposés les influencent de manière contraire66. Sur le plan éducatif, les mélodies et les rythmes se matérialisent dans le mouvement corporel à travers deux modalités différentes, l’une expressive et l’autre formative, la danse et la gymnastique, intrinsèquement liées dans la sensibilité grecque à partir d’Homère67 ; avec Damon, comme nous le montrent surtout les témoignages platoniciens, la gymnastique, associée depuis toujours au rythme musical et faisant traditionnellement partie de l’ancienne paideia68, entre formellement dans le cadre de la recherche de la musica corporis, en prenant la dignité de modeleuse d’un corps harmonieux ; dans les fragments de ce savant, l’on conserve la plus ancienne réflexion ponctuelle sur les fondements éthiques du mouvement harmonique chez les humains. Si, comme nous l’avons vu, l’on reconnaît pour la première fois avec les pythagoriciens un lien significatif entre musique et philosophie, étendue, dans certains cas, aux relations entre musique/harmonie et corps/âme, leur école étudia les rapports entre les deux disciplines essentiellement sous l’aspect des intervalles consonants, en posant les principes de la mathématique comme principes de l’être69. Il nous semble donc important de souligner comGreek Musical Writing, II Harmonic and Acoustic Theory Cambridge, New York, Cambridge University Press, 1989, p. 316 sq. 65 Damon, 37 B 7 D.-K. = Aristide Quintilien, De musica, II, 14, p. 80, 29, p. 80, 23-29 Winnington-Ingram ; B 9 D.-K . = Platon, République, 399 e-400 e. 66 Voir notes 59 et 61. 67 Voir p. 61, et note 126. 68 Sur l’ancienne paideia, voir les considérations que Platon place dans la bouche de Protagoras, p. 61, et note 126. 69 Une telle approche fut pratiquée non seulement par les pythagoriciens que l’on a évoqués, mais fut amplement, même si dialectiquement, valorisée par Platon ; les traces de la recherche pythagoricienne et néo-pythagoricienne sur l’arithmétique métaphysique de la musique sont recueillies dans les écrits d’Euclide, de Nicomaque de Gérase, Théon de Smyrne et, beaucoup plus minces et corrompues, dans le De musica d’Aristide Quintilien. Des échos significatifs sont aussi recueillis dans les écrits du grand musicologue Aristoxène de Tarente, à qui l’on doit, comme il le revendique orgueilleusement, la création d’une sciente harmonique ; les recherches mathématico-physiques des pythagoriciens s’y entrecroisent avec une nouvelle attention prêtée à la capacité d’évaluation des sens, guidés si nécessaire, sur les traces de Speusippe, par le logos, donnant lieu à une analyse inductive de la musique visant moins l’évaluation des éléments simples que celle de la composition musicale comme organisme complexe.

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ment l’on peut, dans la doctrine damonienne qui fait de nombreux emprunts aux pythagoriciens, saisir toutefois une innovation dont nous trouverons l’influence dans tous les traités suivants70 : l’exploration de la genèse du phénomène musical et des effets produits par la musique, et plus précisément par les ethè propres aux différentes harmonies, sur l’esprit et sur le corps humains. D’une doctrine (implicite ou explicite) selon laquelle la musique, en tant que mouvement, agit par l’intermédiaire d’une activation analogique, directement et simultanément, sur les êtres vivants à travers la mise en mouvement de l’involucre externe (le corps) et de ce qui l’habite (l’âme), l’accent se déplace, chez Damon, vers une théorie plus articulée. D’un côté, elle voit dans l’âme du musicien l’origine de la musique, qui se traduit dans le mouvement sonore des rythmes et des mélodies ; de l’autre, elle identifie dans les ethè propres des mélodies et des rythmes, générés par les mouvements de l’âme, le moteur qui, par l’intermédiaire des mouvements induits par ces ethè musicaux, dirige vers des dispositions particulières l’ethos des auditeurs ; l’âme à son tour, devenue dépositaire — même temporairement — d’un ethos harmonique ou dysharmonique, agit à travers ses mouvements sur le corps71. Comme on l’a évoqué, la documentation la plus précise sur l’attention dédiée en Grèce à la musique, en tant que porteuse potentielle d’harmonie et détentrice d’une partie aussi significative dans l’éducation harmonieuse, est fournie par Platon qui revint sur cet art plusieurs fois dans ses dialogues, à des époques variées de sa vie et de son activité de philosophe et de maître, en s’arrêtant sur ses effets sur le corps, sur l’âme et sur l’esprit des individus, en fonction surtout de la formation du mousikos aner, mais aussi de l’élaboration du projet de l’État idéal.

70 À ces problématiques s’intéressèrent, avec des accents divers, et en général non ex professo, Aristote, Théophraste et d’autres péripatéticiens, et dans le monde latin, des personnages de la portée de Varron, Cicéron, Quintilien. S’y intéressèrent également les stoïciens et les épicuriens, avec des approches diamétralement opposées, et nous savons avec certitude qu’un traité Peri; mousikh`" fut écrit par Diogène de Babylone et critiqué, dans un écrit homonyme, par Philodème de Gadara. 71 Voir par exemple Athénée, Nuits Attiques, XIV, 628 c. L’ensemble des anecdotes antiques attribuait également à Damon le mérite d’avoir ramené à un comportement sobre et décent des jeunes gens ivres, en faisant jouer sur l’aulos une harmonie dorienne ; voir par exemple Quintilien, Institution oratoire, I, 10, 32 ; Sextus Empiricus, Contre les musiciens, VI, 8.

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L’intérêt de Platon pour la thématique de la musique et de l’harmonie, très discutée dans l’Athènes de son temps, eut pour arrière-plan l’époque des grandes mutations que vivaient la Grèce en général, et Athènes en particulier ; les changements de mentalité, de mœurs, de comportements, les nouvelles modes et l’abandon progressif des valeurs traditionnelles et de leur capacité à régler les rapports entre les diverses strates sociales, mais aussi entre les diverses générations, influençaient de manière significative les modes de vie. Dans le Protagoras, Platon ressent, non par hasard, le besoin de mettre sur les lèvres du célèbre sophiste une description de l’éducation ancienne (ajrcaiva paideiva)72, en l’insérant dans un raisonnement visant à démontrer l’enseignabilité de la vertu ; Protagoras rappelait ici que les familles envoyaient leurs enfants chez le pédotribe afin que, en améliorant à travers l’exercice physique leur corps, il puisse mieux servir leur esprit73 ; le même passage rappelait également la fonction de l’étude et de l’exercice de la mousikè, ensemble inséparable de paroles et de musique, visant à imprimer dans l’esprit des garçons la tempérance à travers le contenu des chants des poètes méliques spécialement sélectionnés, et, « […] sous leur contrainte, rythmes et harmonies deviennent familiers aux âmes des enfants, afin qu’ils se civilisent, et que les progrès qu’ils font dans les rythmes et dans les harmonies favorisent la qualité de leurs paroles comme de leurs actes ; car la vie des hommes tout entière a besoin de rythme et d’harmonie »74. 72

Platon, Protogoras, 325 a-c. Ibid., 326 b-c. 74 Ibid., 326 b, éd. F. Ildefonse, Paris, Flammarion, 1997, p. 92. Voir aussi, par exemple, Aristoxène, fr. 123 Wehrli = Strabon, Géographie, I, 2, 3. Dans le Phédon, Platon critiquait la doctrine pythagoricienne, selon laquelle c’est l’harmonie matérielle, identifiée avec l’âme par les pythagoriciens, qui gouverne les rapports entre les éléments des corps ; pour Platon, la véritable harmonie, celle qui compte, est uniquement incorporelle, immatérielle. De cette conviction provenait également la critique que le philosophe, toutefois d’accord avec lui pour identifier l’harmonie avec le bonheur, adressa à Démocrite, philosophe atomiste, spécialiste entre autres de l’harmonie et du rythme. Rappelons enfin que, dans une bref avertissement, perdu dans les parétymologies du Cratyle, l’harmonie cosmique apparaît comme la prérogative d’Apollon (aJrmoniva/nominatif ou datif/tini; polei` a{ma pavnta) ; la lettre a[lfa étant assimilée à oJmou`, dont dans certains cas a[lfa assumerait la signification, Socrate affirme que le nom du dieu signifierait oJmou` povlhsi" (unique rotation) soit du ciel (povloi) soit de l’harmonie du chant, « celle qui est dite sumfwniva  », en tant que toutes les choses, en raison d’une certaine harmonie, polei`, tournent toutes ensemble. Apollon préside à l’harmonie universelle, oJmopolw`n, en mouvant ensemble toute chose « aussi bien pour les dieux que pour les hommes » (Platon, Cratyle, 405 c-d). 73

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Dans la formation de Platon, élève de Cratyle puis de Socrate, ami de Damon et des pythagoriciens tels que Philolaos, Archytas, Simmias, Cébès, avaient convergé dans une large mesure les recherches pythagoriciennes et damoniennes, qui se reflètent, avec un poids divers, dans la conception de l’âme et des rapports qu’elle entretient avec le corps, mais aussi dans la façon de concevoir les relations existant entre les différents niveaux de l’univers. Des doctrines pythagoriciennes, Platon retint l’idée de l’harmonie régulatrice de toute chose ; dans le Gorgias75 par exemple, Socrate expose la doctrine que nous connaissons par Archytas. En mettant sur le même plan union, amitié, harmonie, tempérance et justice, le philosophe rappelle à Calliclès que le ciel et la terre, dieu et l’homme, sont gouvernés par les mêmes proportions géométriques et que l’univers est pour cette raison défini comme « cosmos ». On a relevé que les schèmes d’Archytas transitent dans le Timée platonicien avec une importance fortement spéculative, en donnant lieu à une véritable et propre cosmogonie qui met en relation l’anima mundi, création première du Démiurge, principe ordonnateur et donc garant des mouvements de l’univers76, l’ordre régulier du cosmos et l’harmonie du monde dans lequel vivent les hommes, emblématiquement représentée par la musique, et l’âme de l’homme77. Dans ce dialogue, Platon représente l’harmonie, par une image hautement poétique, comme un don offert par les Muses aux humains afin qu’avec l’aide du rythme se produise et se  conserve l’ordre intérieur de l’âme (eij" katakovsmhsin kai; sumfwnivan)78, ou qu’il se rétablisse une fois qu’elle est devenue dysharmonieuse (ajnavrmosto") ; les mouvements de l’harmonie

75 Platon, Gorgias, 507 e. L’âme du monde, création première et fondamentale, principe du mouvement ordonné de l’univers, est la garantie de l’ordre des cieux. 76 La sphère céleste, à laquelle s’identifie l’âme du monde, selon les principes de son ami pythagoricien Archytas, mais aussi de Philolaos (44 A 9 D.-K. = Théon de Smyrne, Exposition des connaissances mathématiques utiles pour la lecture de Platon, p. 20, 19 sq. Hiller) est le résultat d’un mélange équilibré des éléments et apparaît donc comme une « harmonie ». 77 Cf. L. Spitzer, op. cit., p. 16. Dans la République (IX, 617 b), Platon, décrivant la musique engendrée par les sphères célestes, l’explique comme le son produit par leur rotation autour du pivot de la Nécessité : sur chacune des sphères se trouve une Sirène qui émet un son propre (fwnh;n mivan ... e{na tovnon), à l’unisson des autres, produisant une harmonie unique (mivan aJrmonivan sumfwnei`n) ; voir aussi le passage du Gorgias cité à la note 75. 78 Platon, Timée, 47 d.

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se montrent semblables aux révolutions périodiques (perivodoi) de l’âme79 ; et, par cette affinité structurelle — à travers des mouvements homologues — ils agissent sur elle. Ce sont les jugements ordonnés du noûs (dans ce cas l’intelligence cosmique) qui déterminent les révolutions des sphères célestes, au moyen de la remise en ordre des mouvements intérieurs dans la sumphonia engendrée par la mousikè, dans le but d’éliminer le désordre et de parvenir à l’harmonie ; le plaisir de la musique apparaît ici, bien plus qu’un plaisir sensible, comme un plaisir de l’âme qui, par son intelligence, saisit l’extraordinaire beauté de l’ordre dans toutes ses manifestations, en remontant ainsi à l’ordre de l’univers et à l’ordre divin80. La partie finale du Timée prend en considération les retombées que les réflexions, développées dans la vaste première section du dialogue, peuvent concrètement avoir sur la vie quotidienne et sur la gestion des conditionnements et des faiblesses de l’humanité. Après avoir cherché à comprendre les impressions (paqhvmata)81, sensibles ou non, déterminées par la rencontre avec les différentes typologies des corps dont il avait été précédemment discuté — chacun d’eux, en effet, ne peut être en mesure de procurer des sensations (aijsqhvsei") — Platon s’interroge sur la cause (ai[tion) de la sensation du plaisir et de la douleur que les affections (paqhvmata) suscitent82 ; il approfondit donc l’analyse des impressions qui se produisent dans les parties particulières du corps83, donnant lieu aux sensations spécifiques (aijsqhvsei") qui constituent la cause du plaisir et de la douleur réalisées par les différents sens84. Le discours se déplace à présent sur l’âme, ses parties, les rapports réciproques et les équilibres du divin et du mortel qui la constituent85 ; le raisonnement se poursuit en s’arrêtant sur les altérations du corps et de l’âme, et sur les moyens dont les êtres humains disposent pour les surmonter86. Sont ainsi formalisés les fondements philosophiques de l’importance assignée à 79

Platon, Timée, 43 a-d ; 47 d. Ibid., 32 b-c. 81 Ibid., 61 c sq. 82 Ibid., 64 a. 83 Ibid., 65 b-68 c. 84 Sur le rapport affections/sensations (paqhvmata/aijsqhvsei"), voir Platon, Timée, 64 a-b ; et aussi 43 b-d. 85 Platon, Timée, 68 d-72 d. 86 Sur le recouvrement de la nécessaire symétrie, voir Platon, Timée, 87 c-88 c. 80

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la musique, harmonie et rythme à la fois, dans l’éthique individuelle et corrélativement dans sa projection sur une activité éducative : c’est dans ce dialogue, en effet, qu’est rappelé le précepte « de ne pas exercer ni l’âme sans le corps ni le corps sans l’âme, afin que tous les deux […] se maintiennent en équilibre (ijsorrovpw) et en bonne santé (uJgih') »87. La musique apparaît donc comme un instrument privilégié pour parvenir à la finalité de l’éducation, à travers la capacité dont elle est dotée, non seulement d’influer sur un développement équilibré — soit dans les phases de la vie qui ne permettent pas encore l’usage de la raison, soit à un âge plus mûr et même dans n’importe quelle phase de l’existence88 —, mais aussi de rétablir l’harmonie possédée un moment et malheureusement perdue, sinon coupablemement dissipée. Dans la doctrine platonicienne, l’harmonie est étroitement associée à la possession des vertus, objet premier de l’éducation ; c’est pourquoi, dans le but de conserver l’harmonie acquise ou reconquise, la pratique des arts musicaux et gymniques est poursuivie pendant toute la vie. La musique qui, comme nous l’avons plusieurs fois rappelé, en tant que son est en soi mouvement, affecte avant tout la corporéité et, à travers un pathos produit par les sensations acoustiques et visuelles, parvient à la psuchè89 ; la sensation a lieu seulement quand le pathos, la barrière corporelle une fois dépassée, parvient à affecter et à mettre en mouvement la psuchè et que s’activent dans les deux composants de l’individu des mouvements analogues. Par l’intermédiaire du pathos, évidemment conçu de manière non sta87

Sur la gymnastique comme instrument de recomposition et rééquilibrage d’un corps, voir Platon, Timée, 88 b-c. Même celui qui se consacre à la science ou, plus généralement, à quelque travail intellectuel absorbant, doit exercer les mouvements de son corps, en s’exerçant à la gymnastique (voir aussi Timée, 89 a), de même que celui qui entraîne soigneusement son corps doit à son tour y faire correspondre les mouvements de l’âme, en se servant de la musique et de la philosophie, s’il veut être appelé à raison un homme véritablement bel et bon. 88 Platon, Lois, II, 664 b. 89 Mais pas encore le nou`". Dans Platon, Timée, 67 b-c, il est clairement expliqué comment, dans la physiologie professée par Timée, la sensation sonore agit sur l’âme. Dans les description de Timée, le son n’est autre qu’« […] un coup donné par l’air à travers les oreilles au cerveau et au sang et arrivant jusqu’à l’âme. Le mouvement qui s’ensuit, lequel commence à la tête et se termine dans la région du foie, est l’ouïe. Ce mouvement est-il rapide, le son est aigu ; s’il est plus lent, le son est plus grave ; s’il est uniforme, le son est égal et doux ; il est rude dans le cas contraire ; il est fort grand, lorsque le mouvement est grand, et faible, s’il est petit. Quant à l’accord des sons entre eux, c’est une question qu’il nous faudra traiter plus tard », éd. É. Chambry, Paris, GF Gallimard, 1969, p. 445.

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tique mais plutôt dynamique, ce rapprochement permet de lier les sphères corporelle et psychique en une unité insécable. Dans cette conception, les organes de  la  sensation ne sont pas, par soi, les acteurs de la sensation elle-même ; ils n’apparaissent pas comme ce avec quoi directement nous voyons, entendons, etc., mais plutôt comme l’instrument à travers lequel nous voyons, entendons, tendant « tous vers une idée unique, l’âme ou quelque nom qu’il faille lui donner »90 ; c’est cette dernière, dans la doctrine platonicienne, avec laquelle nous sentons tout  ce  que nous pouvons voir et entendre91 au moyen des sens, qui jouent donc un rôle purement instrumental. Le processus éducatif se réalise quand la sensation92 activée à cette fin, après avoir heurté le corps, le traverse en pénétrant jusqu’à l’âme. Pour Platon, l’éducation (paideiva) apparaît en effet comme « la première acquisition qu’un enfant fait de la vertu »93. À travers l’entraînement que le pathos et l’aisthèsis exercent en première instance sur le corps, le pathos en se trans-

90 Dans le Philèbe (33 d) en effet, Socrate explique à Protarque : « Pose comme certain que, parmi toutes les affections (pavqh) que notre corps éprouve, les unes s’éteignent dans le corps avant de parvenir à l’âme et la laissent impassible, et que les autres vont du corps à l’âme et y causent une sorte d’ébranlement propre à chacun et commun à l’un et à l’autre », éd. É. Chambry, Paris, GF Gallimard, 1969, p. 309 ; la réalisation de cet objectif n’est toutefois pas toujours escomptée. 91 Platon, Théétète, 184 c. 92 Dans le Philèbe (34 a), la sensation est ainsi définie : « Mais quand l’âme et le corps, affectés tous deux par la même chose (pavqei) sont aussi ébranlés en même temps, tu peux appeler ce mouvement sensation : le terme sera juste », op. cit., p. 310 ; voir aussi Timée, 43 c : « […] et que les mouvements dus à toutes ces causes allaient, en traversant le corps, jusqu’à l’âme et la heurtait. C’est pour cela que tous ces mouvements furent ensuite et sont encore aujourd’hui appelés sensations », op. cit., p. 422. Pour le rapport entre mouvement et compréhension, voir Timée, 64 b-c : « Lorsqu’un organe naturellement facile à mouvoir vient à recevoir une impression (pavqo"), même légère, il la transmet tout autour de lui, chaque partie la passant identiquement à l’autre, jusqu’à ce qu’elle arrive à la conscience et lui annonce la qualité (duvnami") de l’agent. Mais si l’organe est de nature contraire, s’il est stable et ne produit aucune transmission circulaire, il subit simplement l’impression, sans mettre aucune partie voisine en mouvement. Il en résulte que, les parties ne se transmettant pas les unes aux autres l’impression première, qui reste en elles sans passer dans l’animal entier, le sujet n’en a pas la sensation », op. cit., p. 442. 93 Platon, Lois, II, 653 b2, éd. É. Des Places, Paris, Les Belles Lettres, 1976, p. 38.

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mettant à l’âme94, fera en sorte que les premiers germes de la vertu puissent commencer à prendre racine dans l’esprit des petits humains95. L’intervention utilisant pathos et aisthèsis, capable d’opérer de manière circonscrite sur la partie irrationnelle de l’âme, est donc la seule des fins que Platon donne comme possible pour introduire chez les tout petits le sens de l’harmonie : « Quand donc on oppose, à de telles agitations, une secousse extérieure, le mouvement qui vient du dehors maîtrise le mouvement interne de la frayeur […] et, le maîtrisant, se trouve ramené dans l’âme le calme et la tranquillité que troublaient, chez les uns comme chez les autres, les pénibles sursauts du cœur. Or c’est là un grand bienfait. Il procure, aux uns [aux petits], le sommeil […] »96 ; et encore : « […] tous les corps — affirme l’Athénien —, gagnent à être mus, sans fatigues, de toutes sortes de secousses et de mouvements, soit qu’ils se les donnent eux-mêmes […] ou de toute autre motion communiquée, grâce à quoi ils […] deviennent capables de nous transmettre à nous-mêmes la santé, la beauté, la vigueur sous toutes ses formes »97. Le mouvement externe, produit par l’ébranlement corporel, mais aussi par la perception acoustique, est utilisé comme un élément de gouvernement et de discipline du mouvement interne, dans le but de calmer un état d’agitation non rationnelle. Les nourrices et les mères le savent bien, note l’Athénien dans les Lois ; pour calmer les nouveaux-nés et les très petits enfants, elles les bercent en accompagnant le mouvement par le chant, en guise d’enchantement ; ils sont envoûtés par le balancement et par la mélodie, « […] comme on enchanterait les bacchants frénétiques, par ce mouvement combiné de la danse et de la musique »98. Platon rappelle ici, comme dans d’autres cas, la 94

Platon, Lois, II, 653 b2, op. cit., p. 38. Chez les petits enfants en effet, le nou`", la partie rationnelle de l’âme, non encore développée, est incapable de fonder la vertu sur la connaissance, à qui il appartiendra de modeler et consolider une structure caractérielle, alors que plus tard, elle pourra reconnaître ses principes à travers la raison ; cf. Platon, République, III, 399 e-400 b ; Damon est ici cité comme le plus grand expert en ce domaine, dans une brève discussion qui s’étend sur le court chapitre XI entier de ce livre. Les futurs gardiens seront soumis à ce type d’éducation gymnique et musicale, afin qu’ils soient en mesure de contrôler efficacement l’éducation des jeunes. 96 Platon, Lois, VII, 790 e8-791 a, op. cit., p. 15. 97 Ibid., VII, 789 c-d, p. 13. 98 Ibid., VII, 790 d, p. 14-15. D’une telle approche provient l’exigence de fixer véritablement une législation sur l’éducation des enfants, qui ont le corps et l’âme toujours en mou95

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très ancienne expérience, élevée ensuite au niveau théorique, de l’effet homéopathique déterminé par l’application de remèdes appartenant à la même espèce que les causes qui ont déclenché l’incommodation99. La meilleure forme d’éducation, capable de forger un adolescent et de rendre solide l’adulte, reste pour Platon celle qui — affermie par la tradition grecque — enseigne au corps à s’exprimer harmoniquement dans toutes ses expressions, de façon que les jeunes gens puissent, à travers les sens de la vue et de l’ouïe, saisir comme « un effluve des œuvres belles ». « Or, pour le corps nous avons la gymnastique et pour l’âme la musique »100. Le raisonnement le plus détaillé sur les relations existant entre l’harmonie, le  corps et l’âme, est développé dans les livres II et VII des Lois. Dans cette œuvre (comme dans le reste de la République), la gymnastique, avec la danse et le chant, apparaît comme un élément important de la formation physique et spirituelle des jeunes gens101. Dans le livre II de ce dialogue, écrit dans  la  maturité avancée, l’élégance du mouvement harmonieux, dans toutes ses formes, est corrélée aux diverses modalités d’expression : l’exvement ; ils ne disposent pas encore du don de la parole, non plus que de celui de la raison. Les discours ne sont donc pas les moyens adaptés pour calmer leur agitation ; le mouvement se propage de l’extérieur vers l’intérieur et apaise leurs âmes, en les faisant glisser doucement dans le sommeil ; dans ce conteste, il est dit que les nourrices recouraient pour endormir les petits enfants à l’expérience des Corybantes, qui guérissaient la folie par la participation à des rituels prévoyant des danses effrénées. La comparaison est ainsi motivée par Socrate : on a le même effet dans les deux cas (petits enfants et Corybantes) parce que les personnes concernées, bien que dans des conditions radicalement différentes d’âge, de statut, etc., se trouvent dans une situation de peur, déterminée à son tour par un état de faiblesse de l’âme. 99 Une telle technique fut également utilisée, dans le cas de véritables thérapies médicales, pour éliminer la maladie ; il s’agit de thérapies cynético-musicales effectuées au moyen d’un mouvement induit (petits enfants) ou autogène (danseurs), dans lequel le mouvement externe, par l’effet de l’harmonie de la musique, du bercement de la nourrice ou de la danse, se superpose à des mouvements internes analogues, guérissant l’état d’altération précédent jusqu’à l’éliminer entièrement. 100 Platon, République, II, 376 e2-9. C’est-à-dire dans ce produit de la culture antique qui, jusqu’à l’âge classique, voyait indissolublement unies la parole poétique et la musique, mettant la seconde au service de la première ; voir aussi République, II, 377 e. Juste à la fin de cette époque, comme on le sait, cette unité et surtout cette hiérarchie axiologique subissaient les premiers coups très durs des poètes/musiciens innovateurs, à la faveur d’un déplacement d’accent de la traditionnelle fonction éthico-éducative à celle purement ludique et hédoniste. 101 Ce type de formation est donné par Platon aussi bien pour les garçons que pour les filles.

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pression corporelle, guidée par l’ordre imposé par le rythme102, parvient à l’expérience artistique de la danse et a pour finalité l’excellence physique, tandis que l’expression de la voix chantante qui l’accompagne habituellement, gouvernée par l’harmonie103, vise l’excellence de l’âme. La question de la gymnastique est encore développée au livre VII. Dans les deux livres, le lien intrinsèque entre le corps et l’âme est systématiquement réaffirmé ; il est exploré en profondeur dans le livre VII, dans le but de préciser quel type de gymnastique est privilégiée par les citoyens d’un État bien réglé. Dans le livre II, Platon part d’une description des inclinations naturelles de l’être humain104, dans un passage — de forte empreinte damonienne — qui  apparaît comme la version scientifique des origines mythiques de la danse105. Tout jeune animal est fougueux par nature ; c’est pourquoi il ne sait tenir en état de repos ni les membres ni la voix ; l’agitation physique, rappelle l’Athénien, lui est en effet connaturelle, qui se traduit par l’incapacité de mettre de l’ordre dans les activités corporelles ; les créatures jeunes sautent et hurlent, rendant de cette façon évident le plaisir qu’elles éprouvent dans le mouvement du jeu et de la danse, ou laissant déborder leur exubérance. Parmi tous les vivants qui  peuplent la Terre, pourtant, une seule espèce, l’être humain, ayant acquis la perception du rythme (ai[sqhsin laboŸn tou' rJuqmou' ejghvnnesev te o[rchsin kaiŸ e[teke)106, a développé la capacité d’infuser dans l’harmonie de la danse les mouvements naturels irréfléchis ; de façon analogue, elle acquiert la perception de l’harmonie, elle a appris à donner vie au chant107. C’est pourquoi seul le petit de l’homme est pareillement sensible au rythme, c’est-à-dire au système ordonné des mouvements du corps 102 Platon, Lois, II, 664 a ; voir aussi Ps.-Aristote, Problèmes, XIX : le plaisir engendré dans l’esprit humain par l’écoute de la mousikè a son origine dans l’affinité entre le rythme, « doté d’une base numérique notée et impliquant un ordre » et l’inclination innée des humains pour le mouvement régulier. La danse est « danser dans le rythme » (ojrcei`sqai ejn tw`/ rJuqmw`/). 103 Ibid. Les deux modalités expressives, conjuguées entre elles, donnent lieu à la danse chorale. 104 Ibid., II, 665 e ; même dans ce cas, la façon dont le problème est présenté semble renvoyer à une réflexion développée auparavant sur le thème. 105 Ibid., II, 653 d ; ces origines avaient été rappelées dans le Timée et dans les Lois ; voir aussi Lois, II, 654 a ; 665 a. 106 Ibid., II, 653 d sq. ; 664 a sq. ; 672 c-d (où l’acquisition est encore une fois présentée comme un don des dieux) ; 673 d. 107 Ibid., II, 653 e-654 a ; 665 a.

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(sw'ma) qui se traduit dans la danse (mais aussi dans la gymnastique)108, et à l’harmonie, le système ordonné des mouvements de la voix (fwnhv), qui s’engendre « quand le ton aigu s’équilibre avec le grave » et se traduit dans le chant109. Une âme harmonieuse améliore le corps par la vertu qui lui est propre110, en stimulant — exactement comme cela se passe pour l’harmonie — l’accord de ce qui était discordant et en rendant eurythmique l’ensemble des membres. Dans le Banquet, Éryximaque, interprétant comme le fera ensuite Aristote la parole célèbre d’Héraclite sur la comparaison entre l’arc et la lyre111, avait noté : l’harmonie « […] est formée d’éléments auparavant opposés, l’aigu et le grave, mis d’accord ensuite par l’art musical. […] De même que l’harmonie, le rythme est formé d’éléments d’abord opposés, ensuite accordés, les brèves et les longues. […] et l’on peut dire de la musique aussi qu’elle est la science de l’amour relativement à l’harmonie et au rythme »112. Le rythme (rJuqmov"), élément constitutif du melos, et indirectement du mouvement de la danse et de l’exercice gymnique, exerce donc appliqué à la psuchè une influence harmonisatrice, en accordant entre elles les différentes parties dont elle se compose ; le même rythme, appliqué au mouvement corporel, favorise l’organisation du mouvement (tavxi" th`" kinhvsew")113.

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Platon, Lois, II, 664 e-665 a ; 672 c-d. Ibid., II, 664 e-665 a. 110 Id., République, III, 403 c-d. La gymnastique la plus appropriée à un corps demandant à être en harmonie avec l’âme est certainement celle « de type guerrier » (ibid., III, 404 a-b). Dans ce contexte, comme le précise Socrate, la gymnastique est prise en considération surtout pour l’action de stimulant produit par l’exercice gymnique. 111 Héraclite, 22 A 51 D.-K. = Aristote, Éthique à Eudème, VII, 1, 1235 a 25 ; voir notes 46 et 51. 112 Platon, Banquet, 187 c, éd. É. Chambry, Paris, Flammarion, 1964, p. 46 ; voir aussi, au sujet de l’harmonie, le chapitre XII ; et aussi Lois, II, 665 a. Dans le Banquet (210 a-211c), Platon confie à Diotime l’observation que la première conquête du rythme et de l’harmonie idéaux, constitutifs de la beauté, se manifeste à travers la recherche et la perception de la beauté dans les choses sensibles, en l’étendant au fur et à mesure vers « la contemplation graduelle et juste des différentes beautés » jusqu’à parvenir au dernier degré de la beauté en soi, « la beauté divine dans l’unicité de sa forme ». Ce processus ascensionnel sera, dans le contexte chrétien, développé par saint Augustin dans le dernier livre de son De musica ; voir surtout la revalorisation du corps présentée sous cet angle en VI, 5, 14 ; 16, 57-58. 113 Id., Lois, II, 664 e-665 a. 109

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Au livre II des Lois, la danse114 est présentée comme une forme de divertissement qui, à travers l’harmonie de l’expression corporelle et le développement du sens de la beauté et l’acquisition de la valeur esthétique, peut elle aussi diriger vers la vertu un jeune non encore pleinement assujetti à la conscience de ses choix rationnels et de ses actions : « Voilà donc ce dont nous devons, comme des chiens en quête, maintenant chercher la piste : la beauté des attitudes, des airs, du chant, de la danse »115, affirme l’Athénien. Dans ce contexte, l’Athénien ajoute toutefois : « Et pour ne pas nous perdre en discours sur toutes ces questions, disons d’un mot que toutes les attitudes (schvmata), tous les airs, soit de l’âme, soit du corps (eux-mêmes ou exprimés par l’art), s’ils s’attachent à la vertu, sont beaux ; s’ils s’attachent au vice, tout le contraire »116. À ce moment, le philosophe fait un pas supplémentaire, en anticipant le thème qui sera développé plus loin ; il précise en effet que, si le mouvement rythmique du corps n’a pas pour fin le divertissement, « mais parvient à éduquer le corps à la vertu », l’art de le guider vers ce but « nous l’appelons gymnastique »117. L’exposition de cette technè sera développée au livre VII, dans lequel le philosophe explicite le rapport entre les deux formes de mouvement harmonieux du corps. Nous apprenons alors que la danse n’est qu’une des formes d’expression propres à un art plus complexe, auquel elle s’avère subordonnée. Platon, par la bouche de l’Athénien, divise en effet la gymnastique en deux secteurs, tous deux innervés par le juste mouvement rythmique118, la lutte et la danse — naturellement la danse libérale —, qui apparaît donc comme une catégorie de la gymnastique ; de nombreuses sources antiques, y compris iconographiques, insistent fréquemment sur la parenté (qui apparaît dans certains cas comme une véritable identification) entre la lutte, se présentant comme une forme noble de la gymnastique — en tant qu’épreuve agonale, préparatoire à l’activité de la guerre et, en particulier, au mouvement du guerrier119 —, et la danse — en tant que pratique contiguë à la chironomie et à la pyrrhique, danses exécutées au son des musiques guerrières. Platon s’arrête 114

Platon, Lois, II, 672. Ibid., II, 654 e, p. 41. 116 Ibid., II, 655 b, p. 41-42. 117 Ibid., II, 673 d. 118 Ibid., 789 c-790 b ; 795 b-796 e. 119 Voir Homère, Iliade, XVI, 617 sq. Énée, furieux, dit à Mérion, avec lequel il combat et qui, très agile, esquive les coups de sa lance : « Mérion, tu as beau être habile à la danse / 115

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sur ce thème dans plus d’un chapitre de ce livre, dans le sillage d’une conception qui prend ses racines dans l’époque héroïque de la Grèce, en confirmant la contiguïté que depuis l’époque d’Homère, à un niveau empirique, les Grecs percevaient entre les disciplines de la danse et de la gymnastique d’un côté, et le caractère harmonieux du mouvement du guerrier de l’autre120. La gymnastique n’est donc pas pratiquée à la seule fin de renforcer le physique, en abrutissant l’âme : Platon ne manque pas l’occasion de répéter que ce n’est pas le corps qui rend l’âme bonne, mais l’âme qui améliore le corps ; c’est pourquoi la gymnastique la plus efficace est la sœur de la musique, qui induit dans l’esprit modération et tempérance121. Le musicien qui pratique la musique génératrice de tempérance se dédiera à « une gymnastique dans cette même voie »122, ayant, par rapport à l’âge moins mûr, un degré différent de conscience des objectifs poursuivis dans le but de perfectionner le corps et l’esprit, en contribuant, en dernière instance, à la formation du mousikos aner. On verra par conséquent l’homme raisonnable « toujours régler l’harmonie du corps pour maintenir l’accord parfait de l’âme »123. Et ainsi se réglera-t-il, convient Glaucon, s’il est véritablement mousikos, c’est-à-dire s’il a pleinement assimilé la véritable musique124 ; en observant et conservant la constitution (politeiva) qu’il a en lui125, attentif à ne pas excéder ni dans le trop ni le trop peu, l’être humain réussira à disposer le corps en syntonie avec l’harmonie de l’âme (th;n ejn tw/` swvmati aJrmonivan th`" ejn

ma pique à jamais t’eût fait tenir tranquille, si je t’eusse atteint », trad. P. Mazon, Paris, Gallimard, 1975, p. 342 ; voir aussi Iliade, VII, 234-243. 120 Si l’exercice musical fournit aux jeunes le sens du mouvement rythmique et de la gentillesse, l’exercice athlétique instille dans leur esprit valeur et courage ; un corps harmonieux, en effet, sert mieux l’esprit. Sur la contiguïté que les Grecs percevaient entre le mouvement gymnique et le mouvement de la danse, voir G. M. Rispoli, « Le mura di Tebe. Mevlo" e movimento nella dottrina epicurea », Cronache Ercolanesi, 35, 2005, p. 83-102, en particulier p. 98-101, pour ce qui concerne la nature musicale des nombreuses typologies bien connues des exercices et des exhibitions gymniques. 121 Platon, République, III, 404 b-e. Peut-être n’est-il pas vrai, demande Socrate de façon rhétorique, que la simplicité dans la musique engendre la tempérance, et la simplicité dans la gymnastique la santé dans les corps ? 122 En effet le musicien, s’il cultive la gymnastique se conforme à une musique qui engendre la tempérance, conservera un parfait état de santé ; cf. Platon, République, III, 410 a-b. 123 Platon, République, IX, 591 c-d. 124 Ibid., IX, 591 d. 125 Ibid., IX, 591 d-e.

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th/` yuch`/ e{neka xumfwniva" aJrmottovmeno" fanei`tai […] ejavnper mellh`/ th`/ ajlhqeiva/ mousiko;" ei\nai). Ce furent les dieux qui envoyèrent aux humains, comme compagnes des fêtes, les Muses, Apollon et Dionysos, afin qu’ils leur enseignassent, pendant les célébrations qui leur étaient consacrées, les premières formes d’éducation, en les guidant vers la rectitude126  ; ce sont les premiers auteurs de rythme et d’harmonie, instruments indispensables pour donner l’ordre nécessaire aux inclinations humaines naturelles et désordonnées. Le devoir du législateur est donc la réglementation efficace des impulsions naturelles, ayant comme paramètre la beauté, qui n’est autre que la matérialisation esthétique de la vertu ; en effet, sont beaux les rythmes et les harmonies qui, incarnés en figures et en mélodies exprimant la vertu du corps127, influencent dans la même direction, à travers le plaisir ainsi engendré, le public de spectateurs et d’auditeurs. C’est à travers la musique que « […] le rythme et l’harmonie ont au plus haut point le pouvoir de pénétrer dans l’âme et de la toucher fortement, apportant avec eux la grâce et la conférant […] », en se rendant maître de ses replis les plus secrets128. C’est pourquoi l’harmonie devant caractériser les mélodies dignes d’être exécutées dans une cité bien gouvernée doit exprimer (mimei`sqai) des paroles, des rythmes et des harmonies musicales appropriés à un homme doté d’harmonie spirituelle129. La gymnastique, qui prend fréquemment les attitudes d’une danse en bénéficiant de l’accompagnement musical qui en soutient le rythme130, contribue à la formation harmonieuse que visent les gouvernants d’un État idéal, en rendant les jeunes gens forts dans le corps, puisque la meilleure forme physique les aide à se soumettre « le mieux […] aux bonnes dispositions de l’intelligence » et à faire en sorte 126

Platon, Lois, II, 653 d. Ibid., II, 654 c-d ; 656 b. 128 Id., République, III, 401 c-d, éd. R. Baccou, Paris, GF Flammarion, 1964, p. 153. Voir aussi Lois, II, 673 a-b. 129 Sur les rythmes, sur les harmonies, leur nature, leurs typologies et leurs ethè, voir Platon, République, III, 398 a-400 ; sur le thème du coloris éthique des ethè musicaux, Socrate renvoie à Damon. Dans les Lois, VIII, 839 e-840 a, Platon rappelle avec respect et admiration Iaccos de Tarente, considéré comme un très grand athlète, qui s’essaya même aux concours olympiques : les motifs, fondamentalement éthiques, de cette admiration résidaient dans le fait qu’il avait réussi à faire naître « de l’amour de la compétition et de la pratique de l’art […] une âme virile et le sens de la mesure ». 130 G. M. Rispoli, « Le mura di Tebe », op. cit., p. 97-100. 127

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qu’« ils ne s’abaissent pas à être lâches, soit à la guerre soit dans d’autres actions, à cause de la faiblesse du corps ». Pourtant, le jeune doit savoir que « dans ses exercices mêmes et dans ses travaux il se proposera de stimuler la partie généreuse (to; qumoidev") de son âme plutôt que d’accroître sa force […]. Or, Glaucon, […] ceux qui ont fondé l’éducation sur la musique et la gymnastique, l’ont-ils fait pour former le corps par l’une et par l’autre l’âme ? »131 ; l’une et l’autre visent essentiellement l’âme132. Les éducateurs, à leur tour, établiront les modalités de formation des jeunes gens, en visant, par l’intermédiaire de l’enseignement de ces deux disciplines, essentiellement le soin de l’âme ; ils entendent en effet « harmoniser », au moyen du double entraînement, les deux natures des jeunes, la nature philosophique dont le résultat est la mansuétude et la nature sauvage et farouche, de sorte qu’en eux, résultat de ce double soin, se forme une âme tempérante et courageuse à la fois. Dans les derniers passages du livre IX de la République, Platon, par la bouche de Socrate, pousse à leur terme les argumentations développées dans les livres précédents. Dans la République, en effet, comme ensuite dans les Lois, l’axe soutenant le projet platonicien est le but déclaré de construire un État juste, gouverné sagement et habité par des citadins éduqués à la justice et élevés dans le respect des lois. Rythmes et harmonies, pour être accueillis dans la cité bien gouvernée, devront être adaptés et servir à « une vie ordonnée et virile », en ayant pour finalité le modelage de l’âme et de la vertu à travers l’infusion, chez les jeunes, de la simplicité de caractère, entendue comme activité de l’intellect « bien et bellement constituée ». Les relations entre âme individuelle et corps individuel s’étendent donc à celles entre corps civique et cité (povli") ; tant le simple citadin en effet que l’ensemble de la population doit être réglé par l’ordre et la tempérance (sofrosuvnh) ; cette vertu est « semblable à une sorte d’harmonie » et diffère d’autres vertus importantes, telles que le courage (ajndreiva) et la sagesse (sofiva), parce que celles-ci se dispensent dans des parties diverses de l’État, celle-là « répandue dans l’ensemble de l’État, […] met à l’unisson de l’octave les plus faibles, les plus forts et les intermédiaires […] »133. 131 132 133

Platon, République, III, 410 b-411 a, op. cit., p. 161-162. Ibid., III, 410 c. Ibid., IV, 431 e-432 b, p. 184.

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La réflexion sur l’harmonie de l’âme et du corps comme infrastructure de la vertu et en même temps résultat d’une vie vertueuse, et sur les instruments auxquels recourir pour l’obtenir, ne s’éteint pas avec la fin de l’époque classique et avec la disparition de la cité démocratique. Nous en trouvons en effet des traces notables dans les écrits pour la plupart philosophiques de l’époque hellénistique, pour la plupart techniques de l’époque romaine. L’histoire de cette thématique fascinante pendant les longs siècles à travers lesquels elle parvient à l’époque médiévale mériterait une autre recherche ; pour le versant technique, nous nous limiterons à rappeler quelques noms significatifs, ceux de Théon134, Claude Ptolémée135, Aristide Quintilien136, en mentionnant que des implications éthico-philosophiques sont présentes dans leurs textes, avec un poids divers. Pour le versant philosophique, nous voulons seulement signaler un témoignage peu fréquenté par les non spécialistes, et toutefois fondamental pour la connaissance de l’histoire de cette problématique : le Peri Mousikès de Philodème de Gadara, épicurien ayant vécu au Ier siècle ap. J.-C. Dans les colonnes et les fragments des papyrus qui nous sont parvenus, il a conservé le vestige de la réflexion développée sur les questions éthico-musicales de la période entre Platon et son époque137. La tradition médiévale avait déjà connaissance des nombreux traités sur un argument musical écrits par les philosophes péripatéticiens ; par les restes de papyrus, nous apprenons que dans les recherches de la Stoa également — et du Kepos, qui la critiqua par l’intermédiaire de Philodème —, la musique devait occuper un espace de grande

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Théon vécut au IIe siècle ap. J.-C. ; il se consacra aux œuvres de Platon. Claude Ptolémée vécut IIe siècle ap. J.-C. Il s’intéressa à l’harmonie et à la science relative, étudiant l’effet de l’harmonie même ; il fit des recherches sur les applications de l’harmonie dans différents domaines, en identifiant dans l’âme humaine les structures et les relations analogues à celles de la musique. 136 L’activité d’Aristide Quintilien, pour la plupart des spécialistes, se place entre le IIe et e le III siècle ap. J.-C. Pour le monde latin, nous mentionnons évidemment les écrits d’Augustin et de Boèce. 137 Outre les grands poètes de l’époque archaïque et classique, le traité cite, pour nous en tenir aux noms les plus célèbres, Pythagore, Aristophane, Agathon, Damon, Platon, Théophraste, Métrodore, Aristoxène, Dicéarque, Héraclide du Pont, Cléanthe, Chaméléon, Archestrate, en plus naturellement de Diogène. 135

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importance, surtout pour sa fonction éducative, fondée sur la conception des relations de similitude (oJmoiovth") existant parmi tous les composants de l’univers138.

138 Dans le recueil des fragments stoïciens édité par von Arnim, le terme aJrmoniva n’apparaît pas dans les fragments de Zénon, le fondateur de l’école, ni dans ceux de Chrysippe, dans lesquels revient en revanche sumfwniva. Nous le lisons uniquement dans les fragments du plus récent Diogène de Babylone, dont le traité musical, pour la partie qui a été conservée, aborde presque uniquement l’aspect éthique et éducatif de la musique et de la gymnastique, en relation avec les effets qu’elles peuvent exercer sur l’harmonie du corps et de l’âme ; la section d’exposition, qui rapporte surtout les idées que Diogène de Babylone avait exposées dans son Peri Mousikès est constamment reprise dans la critique qui lui est adressée par l’épicurien dans son écrit homonyme. Les restes de ces deux œuvres constituent les sources les plus riches sur l’approche par laquelle les différents courants philosophiques hellénistiques abordèrent les questions musicales, étudiées sous le profil de l’h\qo", fondement théorique de la conviction qui traversa l’ensemble de la grécité, dans toutes les strates sociales, que la musique fut avant tout un puissant — et peut-être le plus puissant — instrument capable d’influencer par une voie propre les individus dans leur sentir et leur agir. La conception de la sumphonia mondaine et céleste, propre à la Stoa, investit, dans l’écrit de Diogène de Babylone dont le traité de Philodème donne une ample connaissance, la recherche de l’harmonia de l’être humain dans ses composants d’âme et de corps qui tous concourent à la formation de l’individu ; une fois posée la relation de symétrie entre les parties de l’âme, les affections et les différents membres touchant à ce qui est corporel (tw`i swmatikw`ªiº), le but de l’éducation, comme pour Damon et Platon déjà, résidait pour le stoïcien Diogène dans l’harmonisation des parties dont chacun des deux éléments était formé, et en outre dans l’harmonisation des deux éléments mêmes  ; la gymnastique et la musique réalisaient cette œuvre d’harmonisation et de réduction à la cohérence par l’intermédiaire de mélodies et de rythmes, au moyen de la force motrice qui leur est propre, capable d’agir tant sur le corps que sur l’âme ; la capacité harmonisatrice que la musique exerçait sur l’âme était mise, comme nous l’avons déjà vu chez Platon, en relation analogique avec celle possédée par la gymnastique à l’égard du corps ; voir par exemple Philodème, De musica, IV, col. 10, 3-12 Delattre = I, 3, 3-12 Kemke.

LA REPRÉSENTATION DU CORPS DANS LE MONDE GREC CLASSIQUE : LE CANON DE POLYCLÈTE, ENTRE CONSTRUCTION D’UNE NORME ET INVENTION DE L’ANTIQUE Elisabetta Villari

Le corps humain n’a pas l’immutabilité qu’il semble avoir. Les sociétés, les civilisations retravaillent la statue de sa nudité Edmond et Jules de Goncourt, Journal

Dans le débat contemporain, le corps est l’objet d’une prolifération de discours qui concernent non seulement les sciences humaines, mais aussi la politique, la sociologie, l’anthropologie, comme l’art et la musique. Le corps qui émerge de ces discours est souvent double : d’une part, un ensemble d’organes à examiner en termes de fonctions et de comportements (le corps de la science) ; de l’autre, un lieu d’inscription de la subjectivité et de l’identité « incarnée ». Il semblerait que l’on soit devant un paradoxe du corps, qui se caractérise par son absence et, simultanément, sa surexposition discursive. Cependant, définir ce que l’on entend par corps signifie exercer un contrôle : le corps est, depuis toujours, une zone de grand contrôle et d’exercice de pouvoir. C’est pourquoi il est devenu un objet de recherche débattu et controversé dans le champ des sciences humaines, en particulier dans le domaine de la critique féministe, des Cultural Studies, de l’anthropologie et des études sur la culture de masse. L’ambivalence constitutive du corps, sa malléabilité et en même temps son opacité, rendent possible, lorsqu’on le théorise, le développement de pra-

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tiques critiques, politiques d’identité et d’interprétation, qui partent de présupposés et posent un questionnement voisin de la recherche sémiotique. Le corps peut alors être considéré comme un type particulier de texte, mobile et ouvert, et en même temps un système de classification et un objet gouverné et discipliné. Comment les paroles agissent-elles sur le corps, comment peuvent-elles faire en sorte qu’il se transforme, comment agit l’efficacité symbolique quand le texte examiné est le corps ? Suivre cette perspective de recherche ne signifie néanmoins pas réfléchir exclusivement sur les formes de représentations du corps, mais aussi sur les conditions of embodiment, les conditions de matérialisation et d’inscription sur le sens du corps. Le corps est donc entendu comme un processus gouverné par des oppositions (extérieur/intérieur, surface/profondeur), qui présentent une  herméneutique continuellement reconstituée de culture en culture1, non pas par conséquent comme une « chose », mais comme un ensemble de relations. Nous nous proposons d’interroger le corps2 à partir de l’Antiquité grecque, qui exprime au Ve siècle av. J.-C. l’exigence d’instituer une norme pour la représentation par la sculpture du corps humain idéal. Polyclète3 illustre cette exigence par un traité, le premier de ce genre dont la trace nous est parvenue, et par une œuvre, probablement exposée dans un lieu public, à laquelle les sources se réfèrent par le terme de Canon. Ce terme, qui est conservé dans les écrits scientifiques de Démocrite comme le titre d’un traité, entre avec Polyclète dans le domaine des arts figuratifs. Traité et sculpture proposent un système de proportions, fondé sur  des  rapports mathématiques entre les différentes parties, pour construire le modèle idéal de la représentation sculpturale du corps nu masculin4, le corps politique par excellence du citoyen grec. 1 Cf. Qu’est-ce qu’un corps ?, Paris, Musée du quai Branly, 2006 ; Changing bodies, changing meanings : studies on the human body in Antiquity, éd. D. Montserrat, Londres, New York, Routledge, 1998. 2 Cf. Polykleitos, the Doryphoros, and tradition, éd. W. G. Moon, Madison Wis, University of Wisconsin Press, 1995. 3 Aristote, Éthique à Nicomaque, VI, 7. 4 Le sinologue F. Jullien dans un livre récent Le Nu impossible, in De l’essence ou du nu, Paris, Éd. du Seuil, 2000, p. 55-152, rééd. séparée 2005, se demande pourquoi le nu est un phénomène typiquement occidental, européen, question qui renvoie en même temps au fondement même de notre culture, à la manière dont sont représentés l’existence et le monde. C’est en tant que sinologue qu’il pose les termes de la question : « C’est à partir de cet envers-là

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Harmonie et proportions Au VIe siècle av. J.-C., Pythagore fut le premier à s’intéresser à la science harmonique, qu’il assimile à une question mathématique : il s’agit d’identifier, suivant un certain nombre, un troisième compris entre les deux donnés. Les différentes proportions ou rapports sont entendus avec l’aide d’un monocorde, appelé kanon dans la théorie musicale inventée par Pythagore, une simple corde appliquée sur une caisse de résonance, où coulisse un chevalet ; en pinçant les deux parties de la corde, on contrôle si le rapport entre les deux longueurs engendre une sensation agréable. Les proportions mathématiques retenues (les harmoniques) correspondent aux combinaisons de sons qui rendent un effet d’harmonie musicale agréable à l’oreille ; en se fondant sur ces — la Chine — que j’ai considéré l’endroit du nu : en traitant de la tradition du nu en Europe, c’est à partir de son absence en Chine que je m’interrogeais », p. 41. De fait, la Chine est l’envers même de l’Occident en ce qu’elle est cet espace culturel où le nu est non seulement absent, mais même impossible. S’il existe une peinture érotique en Chine, si l’on peint bien des corps humains nus, il n’y a pas pour autant de nu. Le nu en Chine ne s’est pas détaché de la chair et de la carnation, il n’est que nudité : pour dire « pornographique », en chinois moderne, on dit encore simplement « (de) corps nu (luoti) », op. cit., p. 63-64. C’est en termes de conditions de possibilité théoriques et culturelles, de choix souterrains au centre de nos cultures, d’autant plus que le nu semble « naturel » et donc non choisi comme un « parti pris de la pensée », que F. Jullien pose le problème. Son analyse tient compte de la pensée philosophique et médicale, des traités d’esthétique tant chinois qu’occidentaux, comme de la pratique artistique. Le nu est le témoin de « notre » vision du monde, qui se caractérise par le fait de mettre en valeur l’essence. L’identité d’une chose, son essence est donnée par le fait qu’elle ne se confond pas avec les autres choses. Le point de départ du nu est la « pose » / « posture », c’est-à-dire l’immobilité, l’identité à soi-même. Le nu constitue donc un genre occidental par excellence, parce qu’il apparaît comme la représentation d’une forme, d’une forme qui isole la représentation de la figure de son contexte. Diverse est la conception de la peinture chinoise : si le nu est absent dans la culture chinoise, c’est surtout parce que l’« essence » est absente. Alors que dans la pensée occidentale naît la métaphysique, l’idée qu’il existe derrière les choses visibles de notre monde un monde d’essences, de figures seulement intelligibles qui permettent de les penser et de les connaître, la Chine n’admet que la réalité sensible, matérielle. Celle-ci tout entière et en mouvement est la vie. Il n’existe donc pas dans cette pensée d’identité à soi, mais du changement perpétuel, « Non de l’être mais des processus » (tao). La peinture chinoise ne nous fait pas pénétrer les essences des choses, mais dans leur transformation, leur transition. De même la pensée médicale des Chinois est différente, ils perçoivent le corps humain comme traversé de « conduits ». C’est pourquoi la capacité du peintre de figures humaines à rendre par un trait ininterrompu, léger et cursif la continuité du souffle qui parcourt le corps et l’âme du personnage, est louée.

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proportions, les pythagoriciens ont élaboré une échelle musicale, utilisée pendant plusieurs siècles. Ainsi la théorie musicale devient-elle le lieu de rencontre entre le monde abstrait du nombre et la réalité physique. L’harmonie n’est pas limitée à une opération mathématique particulière, mais correspond à une structure formelle idéale, dont la musique est l’instrument de recherche et de vérification. Le modèle musical n’est pas seulement destiné à décrire le monde des sons, mais est généralisé à l’univers tout entier, comme en témoignent par exemple le Timée de Platon, le De Cælo ou la Métaphysique d’Aristote, parmi les innombrables contributions à la discipline. Une véritable science des harmoniques apparaît et se structure, articulée et divisée en différentes orientations : musique, mathématiques et philosophie naturelle parlent un langage commun et interagissent afin de décrire un cosmos cohérent. La proportion mathématique, géométrique et musicale, qui garantit l’harmonie du tout, est considérée comme le fondement du cosmos. Elle fonde la conception anthropométrique de la Grèce classique5 de laquelle dérivent les modalités de la représentation de la figure humaine, et l’idée de Beauté conçue comme le rapport que les parties ont entre elles et avec le tout. Comme en témoigne un fragment du médecin Alcméon de Crotone6, l’idéal de l’harmonia et de la symmetria fut alors employé dans tous les domaines de la vie. Selon ses théories, l’égalité dans le corps des droits (isonomia) des forces (de l’humide et du sec, du froid et du chaud, de l’amer et du doux, etc.) préserverait la santé, tandis que le pouvoir absolu (monarchia) d’une seule force provoquerait au contraire la maladie ; c’est donc sur une symmetria bien proportionnée de forces que la santé serait fondée. Le corps humain est ici considéré selon les catégories de l’harmonia et de la symmetria, qui jouaient un rôle important dans les arts figuratifs ; et en même temps, les rapports entre ses éléments sont désignés par les concepts politiques d’isonomia et de monarchie. Il s’agit donc de principes unitaires qui servent à définir les conditions idéales pour toute partie du cosmos quelle qu’elle soit.

5 Les anciens Égyptiens développèrent un système de représentation de la figure humaine fondé sur un schéma préétabli, qui avait pour point de référence une grille de carrés tous égaux. Cf. M. L. Catoni, Schemata. Comunicazione non verbale nella Grecia antica, Pise, Ed. della Normale, 2005. 6 Fr. B 28 Diels-Kranz.

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Symmetria, rhythmos et kairos Le Canon de Polyclète, si l’on considère les fragments que la tradition nous a transmis, exprime bien la pensée de son temps, mais il présente également certains éléments de nouveauté. Les sources (Lucien de Samosate, De Saltatione, 75) considèrent le Doryphore comme mesuré (to metron) et équilibré (to meson), paradigmes que soutiennent les textes et les copies. Ceux-ci nous apprennent que sa position est intermédiaire entre l’immobilité et le mouvement, son physique et ses mesures entre l’anorexie et la corpulence, son âge entre la jeunesse et l’âge adulte. L’intention est probablement polémique, non seulement pour critiquer ses prédécesseurs tels que Pythagore de Rhégion, le sculpteur, qui « a le premier visé à un rythme et une harmonie », mais pour établir une nouvelle norme (kanon), une œuvre de perfection créée sur des principes harmoniques, que d’autres pourront suivre « comme loi ». Pline7 fait remarquer la position droite de la statue, avec le poids entier reposant sur une jambe. Tandis que ses prédécesseurs avaient tendance à opposer rythmes actifs et passifs aussi bien horizontaux que verticaux par rapport à l’axe central de la figure, Polyclète considéra la réponse naturelle du corps à la gravité comme le premier critère, avec des contrastes beaucoup plus emphatiques. Cette disposition de la jambe supportant le poids ou relâchée est beaucoup plus naturelle ; elle a également l’avantage de juxtaposer les contrastes (par exemple, bras relâché, jambe tenue) sur la même dimension verticale ou horizontale, ainsi que de mettre d’un côté les membres en tension et de l’autre ceux détendus, de sorte que l’œil se déplace de la partie haute gauche à la partie droite en bas, avec la position de la tête favorisant la transition. Notons que l’antithèse, fondamentale dans la pensée grecque, fut très pratiquée au cours du siècle. Les philosophes, en particulier, construisirent des systèmes d’opposition, et notamment les pythagoriciens, particulièrement actifs en ce domaine. Les membres de cette école affirmaient qu’il existait dix principes à systématiser en deux colonnes : limité illimité impair pair unité pluralité 7

Pline l’Ancien, Histoire naturelle, XXXIV, 35.

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droite masculin immobilité droit lumière bon carré

gauche féminin mouvement courbé ténèbres mauvais oblong (Aristote, Métaphysique, 1, 5, 986 a22)

Ainsi peut-on observer que Polyclète met à profit non seulement trois de ces couples — droite et gauche, immobilité et mouvement, droit et courbé —, mais qu’il fait la jambe droite immobile et droite. Il pousse l’opposition à l’extrême en faisant s’appuyer la jambe libre sur la pointe du pied ; le port et la charge sont ainsi réduits à un contraste marqué. L’objectif est d’enfermer les forces opposées dans un état de parfaite harmonie : l’activité et la passivité sont mises en rapport réciproque par un chiasme calculé. Dans les réflexions du Ve siècle av. J.-C, l’exacte pondération et la mesure étaient des concepts centraux. Les pythagoriciens avaient recherché la connaissance par les nombres et tenté de l’exprimer par leur moyen. Gorgias rapportait les règles de la rhétorique à l’essence de la nature humaine ; il employait non par hasard le terme kairos (4 fr. B 13 Diels-Kranz), lequel jouait également un rôle très important dans la théorisation de Polyclète, qui considérait que le corps humain était comme un cosmos composé d’éléments corrélés entre eux. Philon d’Alexandrie, auteur sur la mécanique du IIIe siècle av. J.-C., nous dit que la perfection (to eu) est pour Polyclète atteignable par le moyen de nombreux nombres parà mikron. Une interprétation, acceptée par H. Diels dans les Fragmente der Vorsokratiker (40 b2), semble signifier « à partir d’un infime calcul », c’est-à-dire qu’une minuscule différence dans les calculs peut distinguer une œuvre d’art réussie d’une autre qui ne l’est pas. Une autre interprétation, proposée par D. Schulz8, voudrait que même si toutes les mesures correctes ont été faites, une petite altération fondée sur la préférence subjective de l’artiste est encore nécessaire pour atteindre la beauté parfaite. Ainsi l’image du nu masculin se voit-elle intensifiée et élevée au plus haut idéal classique de beauté, que Polyclète, avec l’optimisme ambitieux qui 8

« Zum Kanon des Polyklet », Hermes, 83, 1955, p. 200-220.

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régnait dans les cercles intellectuels de sa génération, pensa pouvoir construire rationnellement. Cet habitus ne trouva évidemment pas seulement résonance dans l’Athènes progressiste ; il fut également apprécié dans les cités du Péloponèse, dont les classes supérieures étaient encore dominées par les idéaux agonistiques de l’athlétisme, et il constitua l’un des fondements de leurs valeurs conservatrices. De fait, cette construction a la rigueur d’un système, dont aucune déviation n’est prévue : dans l’Antiquité déjà, on a observé que les figures de Polyclète étaient toutes formées sur le même schéma de base, pæne ad exemplum9 ; dans un passage des Mémorables (I, 4, 3) de Xénophon, Socrate affirme que Polyclète est le sculpteur de son époque le plus important pour la représentation du corps humain (adriantopoios). C’est que l’harmonie formelle est en même temps un idéal de force physique, de beauté du corps et de vertu éthique : il s’agit du bien (to eu) entendu comme le plus haut idéal de perfection. L’invention de l’antique Il convient de retracer synthétiquement les phases de la « canonisation »10 du célèbre traité de Polyclète et de la sculpture qui semble lui servir d’exemplum. Le traité ne nous a malheureusement pas été transmis, mais une idée sommaire nous en est donnée par une série de fragments, dont deux des plus importants nous sont parvenus grâce au témoignage de Galien11, médecin du IIe siècle ap. J.-C. Le Canon constitue un énième et double « original absent », dont l’influence dans l’histoire de l’art occidental12 fut considérable, sur la base d’une opinio communis l’identifiant avec le Doryphore.

9

Pline l’Ancien, Histoire naturelle, XXXIV, 35. Cf. Polykleitos, the Doryphoros, and tradition, op. cit. 11 C. Galien, De temperamentis, I, 9 ; De Placitis Hippocratis et Platonis, V, 3. 12 Sur les canons en général, voir E. Panofsky, « Die Entwicklung der Proportionslehre als Abbild der Stilentwicklung », Monatshefte für Kunstwissenschaft, XIV, 1921, p. 188-219, trad. fr. « Histoire de la théorie des proportions humaines conçue comme un miroir de l’histoire des styles », in L’Œuvre d’art et ses significations. Essais sur les “arts visuels”, trad. fr. Paris, Gallimard, 1969, p. 55-99 ; N. Speich, Die Proportionslehre des menschlichen Körpers. Antike, Mittelalter, Renaissance, Andelfingen, Buchdr. Akeret, 1957 ; F. Borsi, Per una storia della teoria delle proporzioni, Florence, Cooperativa libraria Universitatis Studii Florentini, 1967 ; W. Tatarkiewicz, Storia di sei idee. L’Arte, il Bello, la Forma, la Creatività, l’Imitazione, 10

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Les archéologues et les historiens d’art se sont trouvés devant trois problèmes distincts de reconstruction : Quelle statue, parmi celles qui nous sont parvenues par  l’intermédiaire des  copies romaines, peut-on identifier avec le Doryphore tel que le décrivent les sources ? Quel personnage héroïque représente le Doryphore ? La statue appelée Canon, corollaire du traité de Polyclète et modèle anthropométrique, peut-elle s’identifier avec le Doryphore, selon la lecture des sources ? Les sources antiques appellent Canon soit le texte d’anthropométrie de Polyclète, le texte des normes pour la représentation du corps, le corps théorique dont il est nécessaire de connaître la physiologie ; soit la statue modèle, le corps en figure. L’œuvre de Polyclète fournissait, en relation avec la figure humaine, un système de proportions fondé sur des rapports numériques précis entre les différentes parties du corps. L’unité de base, le module, était selon les différentes interprétations, le doigt ou la tête13. L’œuvre était caractérisée par la gravitation sur une seule jambe et par le pas qui créait à l’intérieur de la composition une série de quadrationes, ou correspondances chiastiques et homologues entre tensions et flexions qui donnent l’impression d’un corps en tension et vibrant. Polyclète est au Ve siècle, selon le témoignage de Galien14 l’apparentant à la pensée du philosophe Chrysippe, le premier à attribuer le terme Canon15 comme titre à son texte d’anthropométrie, qui constitue une formalisation théorique d’une convention figurative à laquelle est attribué un possible usage normatif. Ce terme Canon est également employé par Galien et par d’autres sources antiques pour indiquer une statue qui en constitue l’exemplum, le

L’Esperienza Estetica, Palerme, Aesthetica, 1997 ; M. Curti, La Proporzione. Storia di un’idea da Pitagora a Le Corbusier, Rome, Gangemi, 2006. 13 Cf. C. Anti, Policleto, Rome, Istituto Nazionale L.U.C.E, 1931 ; H. von Steuben, Der Kanon des Polyklet. Doryphoros und Amazone, Tübingen, Wasmuth, 1973. 14 Galien, De Placitis Hippocratis et Platonis, V, 3. 15 Le terme désigne à l’origine une canne, une hampe droite, l’ustensile des maçons, la règle (ou équerre) qui sert à calculer les mesures ou les surfaces planes. En mathématique, il s’agit de la règle, dans la théorie musicale, d’un instrument, inventé selon les sources par Pythagore, originairement un monocorde avec lequel on mesurait les rapports mathématiques correspondant aux intervalles. Les Grenouilles d’Aristophane mettent en scène pour faire rire les spectateurs des kanones qui servent d’instruments de mesure dans la dispute entre Eschyle et Euripide ; Cf. Grenouilles, 799.

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modèle en bronze16. La réputation de Polyclète était dans l’Antiquité fondée sur cette sculpture en bronze17, décrite avec emphase par les sources antiques, après le Parthénon, comme le modèle par excellence. Des copies de cette statue, dont l’influence sur l’art occidental, bien que l’original soit perdu, est incalculable18, furent identifiées tout d’abord par K. Friederichs en 1863, et sont aujourd’hui plus d’une cinquantaine. Sur la base de quelques témoignages19, cette statue est identifiée avec le Doryphore ou « porteur de lance » ; l’original consistait en un nu en bronze d’environ deux mètres de hauteur, correspondant au traité appelé Canon ou « règle ». Parmi les exemples les plus complets, la statue de Naples (fig. 1) semble le mieux représenter la posture et l’aspect général ; deux troncs à Berlin et à Florence (ce dernier en basalte noir) expriment des formes corporelles architectoniquement structurées, et un hermès en bronze à Naples signé par Apollonios d’Athènes l’exposition des traits du visage et de la chevelure. En 1863, K. Friederichs identifia le Doryphore de Polyclète, connu par les sources, dans la copie en marbre du musée de Naples, revenue en 1797 à Pompéi dans la Palestra Sannitica. Le chercheur allemand considéra juste la reconstruction du sculpteur A. Solari20 qui, en recomposant la statue parvenue des fouilles en morceaux et sans attributs, lui plaça une hampe dans la main gauche. Ainsi la solution aux trois problèmes était-elle trouvée par l’identification du Doryphore, et de celui-ci dans la copie romaine dans la 16 Voir l’étude importante de J. Pigeaud, « L’esthétique de Galien », Métis, VI, 1991, p. 7-42, dans laquelle l’auteur insiste sur l’importance de la notion de symétrie et sur la référence au Canon de Polyclète. 17 Pline rapporte que Polyclète utilisait le bronze des fonderies de Délos et non pas le bronze éginétique comme Miron. Cf. Histoire naturelle, XXXIV, 9-10. 18 Sur les canons médiévaux et renaissants, voir C. Lorgues, « Les proportions du corps humain d’après les traités du Moyen Âge et de la Renaissance », L’Information d’histoire et de l’art, XIII, 1968, p. 128-143 ; F. Zöllner, Vitruvs Proportionsfigur. Quellenkritische Studien zur Kunstliteratur im 15 und 16 Jahrhundert, Worms, Wernersche Verlagsgesellschaft, 1987 ; G. Berra, « La storia dei canoni proporzionali del corpo umano e gli sviluppi in area lombarda alla fine del cinquecento », Raccolta Vinciana, 25, 1993, p. 159-310 ; M. Pezza, Albrecht Dürer e la teoria delle proporzioni dei corpi umani, Rome, Gangemi, 2007. 19 Cicéron, Brutus, 86, 296 ; Pline l’Ancien, Histoire naturelle, XXXIV, 55 ; Quintilien, Institution oratoire, V, 12, 21 ; Galien, De semine, II, 1, p. 606 Kühn. 20 Angelo Solari (Caserta, 12 décembre 1775-Naples, 7 avril 1846). Il existe peu de documents d’archive sur ce sculpteur qui travailla à la décoration de la Salle du trône du nouveau Palazzo Reale ; il réalisa les portraits, dans des médailles, des rois de Naples : Ruggiero, Guglielmo I, Guglielmo II, Tancredi, et Guglielmo III.

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fig. 2 : reconstruction en bronze du Doryphore de Polyclète par G. Römer, Münich

fig. 1 : Doryphore, copie romaine de Polyclète en marbre de Luni, provenant de la Palestra Sannitica de Pompéi, Musée archéologique de Naples

fig. 3 : couverture du premier numéro de la revue La difesa della razza, 1938

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palestra sannitica. Le Doryphore, dont l’identification n’a plus été mise en doute, constituait dès lors un point de repère dans la connaissance de la statuaire grecque du Ve siècle av. J.-C., et en particulier dans l’œuvre de Polyclète. Aussi n’est-ce pas un hasard si, vers 1930, G. Römer créa sa reconstruction en bronze à Münich sur la base de K. Friederichs (fig. 2) en proposant un modèle « à l’identique » de l’idéal du beau, le corps parfait classique selon le Canon de Polyclète. Dans les années trente, le Doryphore devint le symbole de la beauté grecque, le modèle occidental du beau ; et sous le régime fasciste, l’image du Doryphore fut utilisée sur la couverture d’une revue connue, sortie au moment de l’introduction des lois raciales en Italie (fig. 3), comme témoignage de l’hérédité culturelle qui légitimait le discours sur la race. Le choix de la statue grecque pour représenter la « race » blanche et l’identité nationale est le signe de la popularité de cette œuvre et de son interprétation. L’interprétation de Friederichs ne fut pas substantiellement contestée, bien qu’une série de doutes et d’hypothèses aient été avancés sur le personnage que le Doryphore représenterait. F. Hauser a soutenu en 1909, opinion largement acceptée, que le Doryphore représenterait Achille, « le meilleur des Achéens » (Iliade, I, 244), le plus beau et le plus puissant de ceux qui combattirent à Troie. Le doru est une arme héroïque, beaucoup plus massive que le loyal akontion (javelot), et celui d’Achille dans l’Iliade était le plus gros de tous, « lourde, longue et forte pique que nul ne peut brandir parmi les Achéens — Achille seul le peut »21. Hauser se fondait sur un passage de Pline22, faisant remarquer qu’à Rome, où l’on trouve la présence de nombreuses copies du Doryphore dont certaines, comme la statue de Naples, ont été trouvées dans des lieux sportifs, « on se plut aussi à représenter des figures nues tenant une lance, sur le modèle des éphèbes des gymnases ; on les appelle les Achiléennes »23. W. Gauer a cherché en 1992 à soutenir l’identification du Doryphore avec le héros argien Oreste, tandis qu’il a cru reconnaître dans l’éphèbe de Westmacott le Canon. Et suite à la découverte d’une réplique à Messène, l’archéologue P. G. Themelis24, en se fondant sur le témoignage de Pausanias 21

Homère, Iliade, XVI, 141-142, trad. P. Mazon, Paris, Gallimard, 1975, p. 329. Pline l’Ancien, Histoire naturelle, XXXIV, 18. 23 Ibid., XXXIV, 10, trad. H. Le Bonnec, Paris, Les Belles Lettres, 1983, p. 114. 24 Cf. P. G. Themelis, « The Messene Theseus and Ephebes », in Zona Archeologica, Festschrift fur Hans Peter Isler zum 60. Geburtstag, éd. S. Buzzi, D. Käch, E. Kistler, Bonn, Habelt, 2001, p. 407 sq. 22

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qui soutient avoir vu un Thésée au gymnase de Messène, a récemment fourni des éléments pour l’identification avec Thésée. À cent quarante ans de distance, V. Franciosi25 parvient en 2003, au moyen de l’observation directe des différentes répliques du Doryphore, en particulier la napolitaine, et de l’étude comparée des sources classiques, à jauger l’identification traditionnelle. C’est précisément la méthode philologique, utilisée par K. Friederichs, qui porta l’auteur à tirer des conclusions entièrement différentes sur l’identité de la statue. Par un examen attentif, il parvint à la conclusion que le Doryphore tenait un bouclier dans la main gauche et non pas une lance, et une épée dans la main droite abaissée (fig. 4). La conclusion de V. Franciosi ne se fonde pas seulement sur l’analyse du geste et de la posture et sur l’interprétation du mouvement des mains et des doigts de la statue, mais également sur des observations techniques, comme les traces d’oxydation provoquées par le passant du bouclier métallique sur l’avant-bras gauche de la statue. Franciosi ne renonce pas à identifier le Doryphore cité par les sources ; le véritable Doryphore serait à chercher, selon lui, dans l’éphèbe de Westmacott, autre œuvre polyclétéenne citée par Pline (viriliter puerum)26, qui serait reconstitué avec une lance tenue par la main levée. Cette thèse est en partie contredite l’hypothèse reconstructive de P. Moreno27, qui persiste à voir le Doryphore dans la statue de Naples, et imagine sur la base de parallèles iconographiques dans la main avec le bouclier également un javelot (fig. 5). La question a été récemment de nouveau analysée par G. Pucci28, qui affirme, en se fondant sur le texte de Pline, que l’on ne peut en aucune façon identifier le Canon avec le Doryphore, mais qu’il faut y voir deux œuvres

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V. Franciosi, Il « Doriforo » di Policleto, Naples, Jovene, 2003, rééd. 2006 et 2007. Il n’est pas douteux que la découverte des bronzes de Riace ait pu avoir une influence sur l’interprétation de Franciosi. L’édition de 2007 contient des modifications et mises à jour importantes, mais son intérêt réside surtout dans l’introduction de P. Moreno : il y accepte de nombreux éléments nouveaux introduits par l’interprétation de Franciosi, sans pour autant renoncer à sa propre reconstruction. 26 Pline l’Ancien, Histoire naturelle, XXXIV, 56. 27 P. Moreno, « Il Doriforo armi e bagagli », Archeologia Viva, 107, 2004, p. 80-84. 28 P. Pucci, « Costruire il bello : ancora sul Canone di Policleto », in Il Corpo e lo sguardo : tredici studi sulla visualità e la bellezza del corpo nella cultura antica, Atti del seminario, Bologne, 20-21 novembre 2003, éd. V. Neri, Bologne, Pàtron, 2005, p. 41-52 ; Id., « Le tecniche del bello : i canoni della scultura nella Grecia Classica », in La Forza del bello : l’arte greca conquista l’Italia, éd. M. L. Catoni, Milan, Skira, 2008, p. 51-57.

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fig. 4 : Polyclète, Doryphore, avec un bouclier dans la main gauche et une épée dans la main droite abaissée, hypothèse de V. Franciosi.

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fig. 5 : Polyclète, Doryphore, avec un bouclier dans la main gauche et une épée, hypothèse de P. Moreno, dessin de Ilaria Loquenzi.

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distinctes. Si l’on ne peut plus identifier le Doryphore avec le Canon, ce dernier consisterait en une œuvre servant simplement de modèle, comme les relevés anthropométriques qui nous sont parvenus dont la fonction est analogue au relief métrologique d’Oxford. L’hypothèse de G. Pucci est celle d’une statue à  ronde-bosse qui eut pour nom Canon et qui était utilisée comme modèle pour représenter une forme de perfection esthétique du corps masculin. L’on peut facilement imaginer que dans un atelier de sculpteur où travaillaient probablement divers artistes a bottega, pouvait être utile en corollaire de la théorie un modèle idéal aux proportions parfaites dont on pouvait tirer les lineamenta artis. Si l’on considère toutefois la différence substantielle existant entre un relief anthropométrique, dont la fonction est simplement de fixer des unités de mesure et des équivalences entre unités de mesure, et le travail d’un artiste qui établit par une œuvre le canon esthétique pour la représentation du corps humain fondé sur des rapports proportionnels, l’on peut mettre en doute cette interprétation. En outre, sur la base des fragments des textes qui nous sont parvenus, l’on ne peut atteindre à une certitude absolue et le passage dans lequel Quintilien (Institution oratoire, V, 12, 21) dit que les sculpteurs copiaient le Doryphore comme modèle de perfection reste également peu clair. Aussi poursuivra-t-on la réflexion en considérant un autre élément, celui quantitatif proposé par les copies romaines du Doryphore. La fortune de Polyclète dans le monde romain Comme le fait remarquer P. Zanker29, Quintilien définit le Doryphore de Polyclète vir gravis et sanctus (Institution oratoire, V, 12, 20), et ces paroles apparaissent comme une paraphrase du nom « Auguste ». Ces critères ont inspiré artistes et commanditaires, comme le montre l’exemple l’Hérode, roi de la Judée. Dans la nouvelle cité impériale de Césarée — appelée ainsi en l’honneur d’Auguste —, Hérode fit construire un grand temple de Rome et d’Auguste, en position dominante sur le port : la statue de l’empereur fut exécutée sur le modèle de la statue chryséléphantine du Zeus Olympien de Phidias, tandis que celle de Rome reprenait l’Héra d’Argos sculptée par Polyclète (Flavius Josèphe, Guerre des Juifs, I, 408). L’on peut se demander si 29

P. Zanker, Augusto e il potere delle immagini, trad. it. Turin, Einaudi, 1989.

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Auguste approuvait une statue de ce genre, mais il est évident qu’Hérode voulut se conformer aux lignes directrices du classicisme romain officiel. La haute considération dont jouissait l’art classique à l’époque d’Auguste reposait sur des critères plus éthiques qu’esthétiques, comme le démontre le réemploi sacré des originaux dans le temple d’Apollon. Avec l’esthétique d’orientation classiciste du IIe siècle av. J.-C. s’était affirmée la tendance à considérer l’œuvre d’art non plus du point de vue de l’artiste créateur, mais de celui de l’observateur profane ou de l’amateur d’art ; il en résulta la promotion d’un système de valeurs conceptuellement plus pauvre et à la fois plus proche de la sphère morale. Les critères de classification des maître classiques sont soit des catégories esthétiques comme decus, auctoritas, pondus, ou bien des qualités formelles dotées d’une forte valeur psychologique ; au sommet de la hiérarchie, l’on trouve les œuvres de Phidias et de Polyclète. Mais dans le climat des réformes augustéennes, cette échelle de valeurs élaborée dans un premier temps dans le cercle restreint des connaisseurs d’art finit par offrir un critère précis de choix, auquel la nouvelle idéologie du régime n’était pas étrangère. Il ne s’agit pas ici de simples hypothèses. Les traités de rhétorique, surtout ceux de Denys d’Halicarnasse, mais également l’Art poétique d’Horace, donnent une idée de ce que furent les valeurs dominantes dans le domaine du jugement esthétique, d’autant plus que ce sont précisément ces auteurs qui établirent des rapprochements explicites entre style littéraire et arts figuratifs. Dans le traité Les Orateurs antiques, Denys examine les qualités stylistiques spécifiques d’auteurs particuliers, en utilisant à cette fin une terminologie qui reflète avec fidélité les valeurs éthiques de son temps. Il n’est presque aucun auteur dont il ne loue la simplicité, la précision ou la pureté du style, et il n’est pas douteux que ce sont précisément les critères les plus évidents de l’art augustéen : la clarté des contours, la précision quasi ciselée des formes, la simplicité et la transparence de la composition. Denys fournit également de précieuses indications sur les critères qui orientaient les artistes augustéens dans le choix de leurs modèles classiques, étant donné que les mérites des différents auteurs sont considérés sous l’angle de leur impact sur le public. Ainsi par exemple, de Lysias (fin du Ve siècle av. J.-C.) Denys loue-t-il, outre la clarté et la simplicité, la légèreté (leptotes) et la grâce (charis), tandis qu’il juge négativement le peu de force de son langage. Isocrate, au contraire (presque contemporain de Lysias) a moins de

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charis, mais sait obtenir un plus grand effet grâce à un style plus « sublime », un style qui reflète une nature plus héroïque qu’humaine. Et Denys ajoute : Il ne serait pas illégitime, me semble-t-il, de comparer l’éloquence d’Isocrate à l’art de Polyclète ou de Phidias, eu égard à la gravité (semnon), à la perfection artistique (megalotechnon) ou à la dignité (axiomaticon), et l’éloquence de Lysias à l’art de Calamis ou de Callimaque, pour la finesse (leptotes) et la grâce (charis)30.

Denys reprend ici clairement les jugements de l’esthétique hellénistique tardive, selon laquelle la représentation de la figure humaine et divine avait atteint ses sommets avec Phidias et Polyclète : mais ces jugements sont alors de nature non plus esthétique, mais éthique. L’on remarque que les trois qualités communes à Isocrate, Phidias et Polyclète sont indiquées par des termes ayant une signification quasi identique, où l’accent est toujours mis sur une idée de grandeur sacrée. Ces valeurs, tout au moins dans la phase initiale de l’art de l’État augustéen, fonctionnèrent comme des critères effectifs de choix. Les portraits classicisants d’Auguste et des princes de la maison impériale, et également les statues des empereurs et des princes défunts rappellent avec insistance, dans leurs parties nues, les proportions classiques à la manière de Polyclète. Le schéma iconographique probablement conçu, dans un premier temps, pour la statue du Divus Iulius, avec la partie supérieure du corps découverte et un drapé à la manière classique, en est un exemple très clair. Cette pose héroïque fut ensuite employée pour les statues des princes et des empereurs défunts ; mais les grandes familles des cités italiques en firent également usage, considérant que cette formule figurative idéalisante n’était pas un privilège impérial. À partir des nouvelles étapes franchies ces dernières décennies par la critique des études sur Polyclète, dont nous avons tenté de montrer ce qui relevait du possible, du probable ou de l’invention, notre propos a été moins de montrer l’image d’un artiste dont les compositions sont au cœur du classicisme grec et de l’idée même que l’Occident a construit de la Beauté, que de mettre en évidence les différents visages qu’on lui a prêtés depuis le Ve siècle 30 Denys d’Halicarnasse, Isocrate, III, 3, 6, Les Orateurs antiques, éd. G. Aujac, Paris, Les Belles Lettres, 1978, p. 118.

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av. J.-C. jusqu’à nos jours, en passant par les siècles hellénistiques et l’époque romaine qui lui ont voué un véritable culte. Le sujet est loin d’être épuisé et mériterait une étude sur la fortune de Polyclète au Moyen Âge puis à l’époque moderne, avec la redécouverte de  l’antique, et surtout au XIXe siècle, véritable siècle de  l’élaboration des hypothèses avec les instruments « scientifiques » de la Kopienkritik, jusqu’aux récentes remises en question menées grâce à l’interrogation croisée des textes et des marbres. Après la disparition des originaux (traité, statue), investis d’un sens fortement politique dans le monde grec et recontextualisés dans le monde romain avec une prolifération de copies, la reconstruction archéologique a favorisé au XIXe siècle un renouvellement de la théorie esthétique occidentale. En 1834 à Berlin, le sculpteur J. G. Schadow écrivit un traité, Polyclète ou la théorie des mesures de l’homme31, comprenant une histoire de la théorie des proportions et incluant un extrait d’une dissertation de l’archéologue A. Hirt sur le Canon de Polyclète, qui aura une grande influence sur la pensée théorique de l’époque. La référence à Polyclète, comme l’affirme C. Barbillon, ne relève ici ni de la coquetterie ni de l’érudition : le sculpteur grec du Ve siecle est évoqué comme modèle parce qu’il a non seulement écrit un traité sur les proportions, mais l’a illustré à l’aide d’une statue exemplaire. Cette incarnation de l’idée dans le visible fonda un véritable mythe qui devint particulièrement vivant dès la deuxième moitié du XVIIIe et tout au long du XIXe siècle, alors même que K. Friederichs identifiait le Doryphore comme la statue en question et que  le néoclassicisme s’épuisait.

31 C. Barbillon, « Polyclète ou la théorie des mesures de l’homme : le traité de Schadow, ses sources, sa réception chez les théoriciens français », in De Grünewald à Menzel : l’image de l’art allemand en France au XIXe siècle, éd. U. Fleckner, T. W. Gaehtgens, Paris, Éditions de la Maison des Sciences de l’homme, 2003, p. 419 sq.

DE « L’ÂME-HARMONIE » ET DU « CORPS-LYRE » AU PARADOXE DU CORPS IMMORTEL : LES AVENTURES D’UNE MÉTAPHORE, DE PLATON ET ARISTOTE À DICÉARQUE DE MESSÈNE. Anne Gabrièle Wersinger

La comparaison de l’âme et du corps à une lyre et à son harmonie n’a pas beaucoup retenu l’attention des antiquisants. Ils se sont bornés généralement à discuter son origine pythagoricienne ou platonicienne et à la traiter comme une curiosité métaphorique de second ordre. Le propos de cette étude qui nous conduira du Ve siècle au IIe siècle av. J.-C. est d’interroger la récurrence de cette comparaison à travers des contextes philosophiques pourtant radicalement différents. Nous verrons que loin d’être négligeable, la comparaison de l’âme et du corps à une lyre et à son harmonie joue un rôle fondamental dans le passage d’une conception métaphysique à une conception physicienne de l’âme, qui conduit à faire coïncider les notions notoirement contradictoires du corps et de l’immortalité. De la lyre au tombeau L’analogie de l’âme-harmonie et du corps-lyre Comment Platon se représente-t-il la relation entre l’âme et l’harmonie ? Pour répondre à cette première question, il convient de se reporter au  Phédon où  sont énoncées, non pas une mais deux interprétations de l’âme-harmonie1. La première, que l’on peut considérer comme une sorte 1

Les commentateurs ont tendance à parler d’une seule interprétation, sans s’étonner de ce que la dimension métaphysique de l’harmonie du début du texte (85 e3-86 a6) soit remplacée dans la suite (86 b6-c2) par une dimension physique. H. B. Gottschalk (« Soul as

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de démonstration par l’absurde, résulte de l’application à la lyre et à son harmonie de l’argument que Socrate a énoncé au sujet de l’immortalité de l’âme. La seconde doctrine est  plus originale et relève d’une conception plus ancienne d’inspiration peut-être pythagoricienne. Partons de la première représentation : On pourrait, au sujet de l’harmonie et au sujet d’une lyre avec ses cordes, tenir précisément ce même raisonnement. D’une part, l’harmonie, dirait-on, est dans la lyre, une fois qu’elle a été harmonisée, quelque chose d’invisible, d’incorporel, et de tout à fait beau et divin ; la lyre elle-même, d’autre part, et ses cordes, sont des corps, de l’espèce corporelle, composées, terreuses, apparentées à ce qui est mortel. Eh bien ! Supposons qu’on vienne à briser la lyre, ou bien à en couper les cordes et à les mettre en pièce, si l’on tenait à soutenir, en suivant le même raisonnement que toi, que nécessairement cette harmonie est encore là et qu’elle ne se trouve pas anéantie : il n’y aurait dirait-on en effet, aucun moyen que soient encore là la lyre, une fois ses cordes mises en pièce, et les cordes, puisqu’elles sont d’espèce mortelle, et que se trouve anéantie l’harmonie qui par sa nature est semblable et apparentée au divin et à l’immortel, en ayant été anéantie la première, avant ce qui est mortel, mais on affirmerait nécessairement que l’harmonie elle-même continue à être encore là d’une certaine manière et que le bois comme les cordes tomberont en pourriture avant qu’elle ne subisse quelque chose2 !, Phédon, 85 e3-86 a6.

Harmonia », Phronesis, 16, 1971, 179-198, p. 181 et 194) remarque deux parties dans le texte, mais nous ne le suivrons pas lorsqu’il prétend y distinguer deux notions distinctes d’harmonie, l’une désignant l’accordement de l’instrument, et l’autre le mode d’accord de la lyre en relation avec les sons produits. En réalité dans la lyre, comme nous le verrons, les deux notions coïncident. 2 « Tauvth/ e[moige, h\ dΔ o{", h|/ dh; kai; peri; aJrmoniva" a[n ti" kai; luvra" te kai; cordw'n to;n aujto;n tou'ton lovgon ei[poi. wJ" hJ me;n aJrmoniva ajovraton kai; ajswvmaton kai; pavgkalovn ti kai; qei'ovn ejstin ejn th'/ hJrmosmevnh/ luvra/;  ; aujth; dΔ hJ luvra kai; aiJ cordai; swvmatav te kai; swmatoeidh' kai; suvnqeta kai; gewvdh ejsti; kai; tou' qnhtou' suggenh`. ejpeida;n ou\n h] katavxh/ ti" th;n luvran h] diatevmh/ kai; diarrhvxh/ ta;" corda;", ei[ ti" diiscurivzoito tw'/ aujtw'/ lovgw/ w{sper suv, wJ" ajnavgkh e[ti ei\nai th;n aJrmonivan ejkeivnhn kai; mh; ajpolwlevnai : oujdemiva ga;r mhcanh; a]n ei[h th;n me;n luvran e[ti ei\nai dierrwguiw'n tw'n cordw'n kai; ta;" corda;" qnhtoeidei'" ou[sa", th;n de; aJrmonivan ajpolwlevnai th;n tou' qeivou te kai; ajqanavtou oJmofuh' te kai; suggenh', protevran tou' qnhtou' ajpolomevnhn, ajlla; faivh ajnavgkh e[ti pou ei\nai aujth;n th;n aJrmonivan kai; provteron ta; xuvla kai; ta;" corda;" katasaphvsesqai privn ti ejkeivnhn paqei'n ». Cette traduction a pour but de mettre en évidence les parallélismes et les symétries du texte souvent négligés par les traducteurs.

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L’hypothèse de ce texte, énoncée par Simmias, est que l’harmonie est incorporelle alors que la lyre, caractérisée par ses cordes, est corporelle. L’argument que Socrate a exposé au sujet de l’âme et du corps est appliqué à l’harmonie et à la lyre. Pour être valide, il doit supposer que l’harmonie peut être immortelle comme l’âme, ce que Simmias justifie en évoquant la beauté, la divinité et l’invisibilité de l’harmonie. Corrélativement et par contraste, le corps est comparé à une lyre. Comme le corps, la lyre est mortelle, visible et corruptible. La leçon de ces relations est implicite mais claire : dans cette première « doctrine », l’opposition métaphysique entre l’immortalité et la mortalité commande l’usage métaphorique de l’harmonie et de la lyre. L’harmonie détient une supériorité métaphysique, et la lyre n’a de pertinence qu’en tant qu’instrument de l’harmonie. C’est le seul contexte où la métaphore fonctionne comme une analogie à quatre termes (ce que l’âme est au corps, l’harmonie l’est à la lyre). Cette conception métaphysique, construite sur des séries de couples d’opposés, n’est pourtant pas platonicienne. La lyre, métaphore de l’âme harmonisée Platon n’adhère nullement à cette conception et à la métaphore qu’elle induit car jamais il n’identifie l’âme et l’harmonie. Il y a à cela trois raisons. La première est métaphysique : l’harmonie n’est jamais une cause mais un effet. La seconde est éthique : l’âme manifeste sa valeur morale non seulement par l’accord, mais aussi par le désaccord. La troisième est épistémologique : l’harmonie est incompatible avec le modèle dialogique de l’âme. Commençons par la première raison, d’ordre métaphysique. Dans le Philèbe, l’harmonie est l’une des fonctions éminentes de ce que Platon appelle le quatrième genre, la cause ou l’intelligence suprême : Il y a beaucoup d’infini dans le tout, et de la limite en suffisance, et au-dessus d’eux une certaine cause à ne pas négliger qui arrange et met en ordre les années, les saisons et les mois, qui pourrait s’appeler à juste titre sagesse et intelligence […]. Mais la sagesse et l’intelligence sans âme ne pourraient jamais exister3, (30 c3-c9). 3 « a[peirovn te ejn tw'/ panti; poluv, kai; pevra" iJkanovn, kaiv ti" ejpΔ aujtoi'" aijtiva ouj fauvlh, kosmou'sav te kai; suntavttousa ejniautouv" te kai; w{ra" kai; mh'na", sofiva kai; nou'" legomevnh dikaiovtatΔ a[n /…/ sofiva mh;n kai; nou'" a[neu yuch'" oujk a[n pote genoivsqhn ».

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Ce texte affirme que l’âme est intelligente et que c’est elle qui ordonne, arrange, harmonise et rythme. L’âme est donc la cause de l’harmonie à laquelle elle ne peut être identifiée. De même, dans les Lois, la préséance, l’ancienneté de l’âme sont affirmées avec force : « Elle est dans les prémices, née avant tous les corps »4 (892 a5). L’âme incorporelle est immortelle, son intelligence et sa divinité se manifestent par l’harmonie du Ciel, mais l’âme ne s’identifie pas à celle-ci (Lois, 967 e4). Les lois du Ciel sont les mêmes que celles qui régissent la lyre, comme on le constate dans le Mythe d’Er de la République5 ou dans le Timée (35 b1-35 c2). Mais l’âme n’est pas identifiable à l’harmonie qui est ce qu’elle opère et œuvre en tant que cause finale et téléologique. Examinons la deuxième raison, d’ordre éthique. Dans le Phédon, Socrate explique que l’identification de l’âme à l’harmonie conduirait à cette absurdité que l’âme ne pourrait perdre son harmonie et se corrompre : Qui donc, parmi ceux qui posent que l’âme est en quelque sorte harmonie, dira que ces choses qui existent, existent dans les âmes, à savoir la vertu comme le vice ? Dira-t-il que c’est une harmonie et, à la fois, une dysharmonie ? que l’une a été harmonisée, la bonne, c’est-à-dire qu’en elle-même, en étant harmonie, elle possède encore une seconde harmonie ? tandis que celle à qui fait défaut l’harmonisation, à la fois est, en tant qu’âme, une harmonie et n’en possède pas en soi une seconde6 ? (93 c1-c9).

Admettre que l’âme peut être harmonieuse ou non implique que l’âme n’est pas réductible à l’harmonie. La thèse de l’âme-harmonie ne permet pas de rendre compte du vice, du mal et corrélativement, de l’effort vers le Bien, bref, la thèse de l’âme-harmonie ne permet pas de rendre compte de l’éthique. C’est pourquoi Platon admet que l’âme peut perdre son harmonie et se dysharmoniser. Il a illustré la dysharmonie de l’âme humaine, au moment où elle s’incarne :

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« ejn prwvtoi" ejstiv, swmavtwn e[mprosqen pavntwn genomevnh  ». Cf. A. G. Wersinger, « Un élément musical inaperçu dans le mythe d’Er : l’hymne des moires et l’heptacorde inversé », in Musique et Antiquité, éd. O. Mortier-Waldschmidt, Paris, Les Belles Lettres, 2006, 147-164, p. 154. 6 « Tw'n ou\n qemevnwn yuch;n aJrmonivan ei\nai, tiv ti" fhvsei tau'ta o[nta ei\nai ejn tai'" yucai'", thvn te ajreth;n kai; th;n kakivan, povteron aJrmonivan au\ tina a[llhn kai; ajnarmostivan kai; th;n me;n hJrmovsqai, th;n ajgaqhvn, kai; e[cein ejn auJth'/, aJrmoniva/ ou[sh/, a[llhn aJrmonivan th;n de; ajnavrmoston aujthvn te ei\nai kai; oujk e[cein ejn auJth'/ a[llhn ». 5

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De la sorte, ils ont entièrement entravé en elle, parce que leur flot est de direction contraire, la révolution du Même ; ils l’ont empêchée, non seulement de dominer mais même de suivre son cours. Et de plus, ils ont troublé jusqu’aux révolutions de l’Autre. Ainsi, les trois intervalles de la progression des doubles et des triples, les médiétés d’un plus un demi, un plus un tiers, un plus un huitième et les liens qui en résultent, s’ils ne peuvent être entièrement dissous sinon par celui qui les avait noués, ont été tordus et déformés de toute manière. Les cercles ont subi toutes les brisures et tous les troubles possibles7, Timée, 43 d2-e2.

L’argument de Socrate ne vaut pas que pour l’âme humaine. C’est en effet parce que l’âme du monde est toujours bonne qu’elle possède l’harmonie sans jamais la perdre. L’harmonie, c’est donc l’excellence, et non pas l’âme. L’âme peut être mauvaise à condition de n’être pas identifiée à l’harmonie. Platon ne peut souscrire à la thèse de l’âme-harmonie sous peine de rendre impossible la présence du mal ; voilà pourquoi dans le Philèbe, l’harmonie est seulement le troisième genre, à savoir ce qui relève de la commensurabilité et de la proportion dont la consonance fait partie, et qui résulte de la limite dans l’excès et le défaut (25 d2-26 a10). La troisième raison, qui explique que Socrate rejette la thèse de l’âme-harmonie, est épistémologique et concerne le dialogue : Jamais l’âme si précisément elle était harmonie, ne pourrait chanter en opposition avec les tensions, les relâchements et les vibrations et tout état quelconque par lequel passent ces composants dont il se trouve qu’elle est composée, mais bien plutôt elle les suivrait et ne pourrait en aucun cas les diriger8, Phédon, 94 c2-c6.

Comme en témoignent les exemples médicaux énumérés (94 d), dans diverses situations, l’âme s’en prend au corps pour le blâmer et l’inhiber, ce qui prouve qu’elle peut être en désaccord avec le corps. Or, identifiée 7

« th;n me;n taujtou' pantavpasin ejpevdhsan ejnantiva aujth'/ rJevousai kai; ejpevscon a[rcousan kai; ijou'san. th;n dΔ au\ qatevrou dievseisan. w{ste ta;" tou' diplasivou kai; triplasivou trei'" eJkatevra" ajpostavçei" kai; ta;" tw'n hJmiolivwn kai; ejpitrivtwn kai; ejpogdovwn mesovthta" kai; sundevçei", ejpeidh; pantelw'" lutai; oujk h\san plh;n uJpo; tou' sundhvsanto", pavsa" me;n strevyai strofav", pavsa" de; klavsei" kai; diafqora;" tw'n kuvklwn ejmpoiei'n oJsach'/per h\n dunatovn ». 8 « mhvpotΔ a]n aujthvn, aJrmonivan ge ou\san, ejnantiva a[d/ ein oi|" ejpiteivnoito kai; calw'-/ to kai; yavlloito kai; a[llo oJtiou'n pavqo" pavscoi ejkei'na ejx w|n tugcavnoi ou\sa, ajllΔ e{pesqai ejkeivnoi" kai; ou[potΔ a]n hJgemoneuvein ».

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à l’harmonie, elle ne pourrait pas « chanter en opposition » avec le corps (enantia aidein). Le dialogue n’est donc possible que si l’âme diffère de l’harmonie. Remarquons en effet que lorsque, dans la République, Socrate recourt à un modèle harmonique pour penser la cité, c’est pour en souligner aussitôt le caractère monolithique9. L’harmonie correspond au fait que les classes ont les mêmes convictions (431 d10) et les mêmes pensées (432 a7). Les citoyens « chantent ensemble » (432 a3), ils réalisent une consonance (432 a8). En vertu de l’analogie de la cité et de l’âme, il en est de même pour l’âme individuelle dont les parties sont ainsi unifiées. Le modèle harmonique de l’âme, évoqué dans ce passage du Phédon, se limite à la consonance à l’exclusion de la dissonance et de la dysharmonie10. Le choix de la lyre est lui aussi significatif : la lyre est un instrument à cordes qui ignore les modulations ; une fois accordée sur un mode (harmonia) donné, la lyre ne peut pas changer de mode contrairement à d’autres instruments tels que l’aulos, instruments panharmoniques qui affectionnent les modulations et sont d’ailleurs condamnés par Socrate parce qu’ils chantent la mort (République, 410 e6-412 a2)11. Soumis à l’harmonie, le langage se limite à un accord, une unanimité bien rendue par la métaphore chorale du « chanter ensemble »12. Socrate en donne les raisons en soulignant la correspondance entre deux notions qui relèvent de la technique musicale, l’harmonie et la tension : l’harmonie ne peut s’opposer à ce qui permet de tendre, de détendre ou de pincer les cordes de la lyre13. L’harmonie est, en effet, l’expression théorique et mathématique de l’accord des cordes de la lyre qu’on obtient en tournant leurs chevilles, 9 Pour cette analyse, voir A. G. Wersinger, « “Socrate, fais de la musique !” Le destin de la musique entre paideia et philosophie », in Mousikè et aretè. La musique et l’éthique de l’Antiquité à l’âge moderne, éd. F. Malhomme, A. G. Wersinger, Paris, Vrin, 2007, 45-62, p. 49. 10 Même si Platon critique ces modèles musicaux qui relèvent, à son époque, de ce qu’il est convenu d’appeler la nouvelle musique, il les décrit précisément et va jusqu’à les pasticher. Cf. A. G. Wersinger, Platon et la dysharmonie. Recherches sur la forme musicale, Paris, Vrin, 2001, p. 76-118. 11 Il y a un certain paradoxe, ignoré par les commentateurs, à condamner les aspects d’une harmonie non consonantique alors même qu’on pense le dialogue sur le mode de la dissonance. Cf. A. G. Wersinger, Platon et la dysharmonie, op. cit., p. 137-169. 12 Cf. A. G. Wersinger, « “Socrate, fais de la musique !” Le destin de la musique entre paideia et philosophie », op. cit. 13 94 c3-7.

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selon un rapport proportionnel de tension. La lyre est donc, en quelque sorte, le corps de l’harmonie ; mais dans ce contexte, l’harmonie et la lyre sont inséparables : l’harmonie suit, accompagne la lyre et ne peut lui imposer sa direction. C’est pourquoi Socrate considère que l’harmonie interdit de penser le dialogue de l’âme. Le dialogue s’établit entre deux choses opposées, dont aucune ne suit l’autre, alors que chacune peut influencer l’autre. Pour illustrer le dialogue, Socrate cite deux vers de l’Odyssée qui mettent en scène Ulysse apostrophant son cœur (94 d8-9)14. Le premier de ces vers figure aussi dans la République (441 b7) où il est commenté en ces termes : « Là, en effet, Homère assurément a représenté avec clarté, comme un être qui en frappe un autre, la raison qui compare le meilleur au pire et l’esprit ardent qui déraisonne  ». Ce commentaire doit être mis en relation avec  le  privilège de la culture gymnique sur la culture musicale dans la République. La métaphore de la « gymnastique de l’âme » est aussi employée pour désigner la philosophie (498 b9) ou plus précisément encore, l’exercice des sciences (503 e3). Dans l’exemple homérique précité, la dimension gymnique du dialogue est soulignée par la présence du verbe « frapper » : le dialogue y apparaît comme un combat qui met aux prises deux instances de l’âme, dont l’une doit triompher de l’autre. La philosophie convoque les métaphores gymniques contre les métaphores harmoniques dont elle use au contraire lorsqu’il s’agit de penser l’unité de l’âme et celle de la cité au livre IV de la République. En conséquence, parce qu’elle interdit la dimension éthique mais aussi la dimension dialogique de l’âme, l’harmonie ne peut pas s’identifier à l’âme. Or, si l’on s’intéresse maintenant à la façon dont les arguments platoniciens font fonctionner les métaphores de l’harmonie et de la lyre, on s’aperçoit qu’elle diffère du tout au tout de l’analogie qui inspirait la première doctrine énoncée par Simmias. C’est que le geste métaphysique platonicien détermine l’usage métaphorique de l’harmonie et de la lyre sans plus les distinguer comme c’était le cas dans la première « doctrine » de l’âme-harmonie15. On le constate dans le lexique du passage précité (94 c2-c6) où l’âme « chante » et où sont mentionnés « les tensions, les relâchements et les vibra-

14 Chant XX, vers 16-17. Sur tout ceci, voir A. G. Wersinger, « “Socrate, fais de la musique !” Le destin de la musique entre paideia et philosophie », op. cit. 15 Cela n’implique pas toutefois que l’harmonie soit immanente à la lyre : en soi, l’harmonie possède le statut de l’intelligibilité mathématique, conformément au statut de l’harmonique fixé au livre VII de la République.

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tions » qui renvoient à la technique concrète d’accordement de la lyre16. De plus, alors que, dans la première théorie de l’âme-harmonie, ce que l’harmonie est analogiquement à l’âme, la lyre l’est au corps, dans la théorie platonicienne, la lyre, remarquons-le, ne correspond plus au corps. La lyre est maintenant la métaphore de l’âme harmonisée. Et tout comme la lyre se brise, perdant son harmonie, l’âme se corrompt et perd son harmonie. La métaphysique platonicienne a pour conséquence de déplacer la comparaison de l’âme et du corps avec l’harmonie et la lyre. Car c’est l’âme qui, en tant qu’elle est harmonisée, est comparée à une lyre. Lorsque l’âme est corrompue et a perdu son harmonie, elle est comparée à une lyre brisée. Et le corps, demandera-t-on, que devient-il ? Suivant une autre comparaison du Phédon, le corps est seulement le tombeau de l’âme, son sêma. L’âme-harmonie et le paradoxe du corps immortel L’âme, harmonie du corps Revenons au Phédon. Quelques lignes plus loin, Simmias avance une interprétation différente de l’âme et de l’harmonie17 : Étant donné que notre corps est en quelque sorte intérieurement tendu et maintenu par le chaud et le froid, le sec et l’humide et par des qualités du même genre, c’est la crase et l’harmonie de ces qualités mêmes qui constituent notre âme, quand le mélange mutuel s’en est opéré dans de bonnes conditions et selon la juste mesure18 (86 b6-c2).

Dans cette description, le corps est caractérisé par deux verbes  : tendre (enteinô) dont est dérivé le substantif tasis, la tension, et tenir attaché, soutenir et maintenir (sunecho). Le premier de ces verbes est explicité par deux autres verbes (86 c3-4) qui fonctionnent corrélativement : tendre (épiteino)

16

Nous reviendrons plus loin sur ce vocabulaire. Alors que la première partie du texte précité développait l’hypothèse de l’immortalité de l’harmonie, cette seconde partie a précisément pour objet d’invalider l’hypothèse. 18 « w{sper ejntetamevnou tou' swvmato" hJmw'n kai; sunecomevnou uJpo; qermou' kai; yucrou' kai; xhrou' kai; uJgrou' kai; toiouvtwn tinw'n, kra'sin ei\nai kai; aJrmonivan aujtw'n touvtwn th;n yuch;n hJmw'n, ejpeida;n tau'ta kalw'" kai; metrivw" kraqh'/ pro;" a[llhla  ». 17

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et détendre (chalao). Ce vocabulaire renvoie à la lyre dont on tend les cordes pour jouer tandis qu’on en détend les cordes lorsqu’elle est au repos. Ici, le corps est implicitement comparé à la lyre jusque dans sa structure. Cela implique que la lyre n’est plus une simple métaphore mais possède le statut d’un  exemple physiologique dans une histoire naturelle. Simmias évoque le chaud, le froid, le sec, l’humide, autrement dit ces qualités qui relèvent des quatre éléments. Dans les Lois, ces qualités sont assimilées à des puissances (dunameis, 889 b5). Le feu produit la chaleur, l’eau produit l’humidité et ainsi de suite. Le corps est constitué par les quatre éléments. Il en est de même pour ce corps parmi les corps qu’est la lyre « terreuse » (geôdè, Phédon, 86 a3). Car la lyre ne se modifie presque pas depuis l’Hymne homérique à Hermès jusqu’à sa représentation sur les vases attiques19 : même caisse de résonance découpée dans la carapace d’une tortue évidée sur laquelle est tendue une peau de bœuf, mêmes nerfs de brebis. La lyre possède aussi des bras, dont le bois était choisi en fonction de sa capacité à supporter une tension de seize kilos, buis, chêne, sycomore qu’on prenait soin de courber à la vapeur20. Tout converge : la lyre, corps parmi les corps, obéit aux mêmes lois que le corps animal. La comparaison de Simmias n’est plus une métaphore ou une analogie, c’est un modèle physiologique. Dans le passage précité du Phédon, les qualités élémentaires sont clairement couplées en contraires ; et, dans les Lois, les éléments emportés au hasard se rencontrent en fonction de leurs affinités (889 b6). Ces affinités produisent des contraires relatifs : Ceux-ci, emportés selon la fortune de leurs puissances respectives à mesure qu’ils se rencontraient et s’harmonisaient selon certaines affinités, chaud relativement au froid, sec relativement à l’humide, mou relativement au dur, et tous autres mélanges des contraires qui se mélangeaient selon la fortune de la nécessité […]21 (889 b5-c2).

19

Cf. A. Bélis, « À propos de la construction de la lyre », Bulletin de Correspondance Hellénique, 99, 1985, 201-220, p. 201. 20 Ibid. p. 203. 21 «  tuvch/ de; ferovmena th'/ th'" dunavmew" e{kasta eJkavstwn, h|/ sumpevptwken aJrmovttonta oijkeivw" pw", qerma; yucroi'" h] xhra; pro;" uJgra; kai; malaka; pro;" sklhrav, kai; pavnta oJpovsa th'/ tw'n ejnantivwn kravsei kata; tuvchn ejx ajnavgkh" sunekeravsqh  ».

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On trouve dans le Lysis une certaine conception de l’amitié selon laquelle, au lieu de réunir les semblables, l’amitié attire les contraires (215 e3-4). Les éléments se répondent au moyen des affinités de leurs puissances naturelles. Mais il faut expliquer comment des contraires peuvent produire des choses organisées comme un corps. C’est là précisément que vient jouer la tension. Les contraires sont dans un rapport de tension. De même, dans la lyre, une traverse en bois appelée le joug (zugon) a pour fonction de relier les bras. Or cet ensemble constitue une harmonie comme le souligne la tradition22 : « Et il adapta les bras qu’il joignit par une traverse »23, Hymne Homérique à Hermès, vers 50. La lyre est un rapport de tensions ce qui est primitivement ressenti comme un mélange, une crase des opposés. Le chaud et le froid se tempèrent sans se neutraliser. Outre le Banquet (188 a1-5) ou les Lois (889 c1), on peut citer ce passage du traité de l’âme d’Aristote : Ils disent que [l’âme] est une sorte d’harmonie car l’harmonie est une crase et une composition des contraires et que le corps consiste en contraires24, De Anima, I, 4, 407 b30-32.

Or, l’harmonie de la lyre est une architectonique immobile et fixe. Le joug qui relie les bras est un ensemble immobile et le moindre écartement des bras dans un sens ou dans l’autre aurait un effet destructeur. Il en est de même pour les cordes. Il n’est pas possible de changer l’accord musical d’une lyre pendant le jeu musical. La lyre n’est pas un instrument panharmonique fait pour les modulations. L’immobilité est le propre de la lyre. Il en est de même pour le corps humain. C’est encore ce que souligne le Phédon : S’il se trouve que l’âme est une harmonie, il est clair que lorsque notre corps aura été relâché sans mesure ou tendu par les maladies et par d’autres maux, il y a aussitôt nécessité, et que l’âme périsse bien qu’elle soit très divine, comme périssent aussi les autres harmonies, qu’elles se réalisent dans les sons ou bien

22

Cf. J. C. Franklin, « Harmony in Greek and Indo-iranian Cosmology », The Journal of Indo-European Studies, 30. 1/2, 2002, 1-25, p. 9. 23 « kai; phvcei" ejnevqhk j ejpi; de; zugo;n hjvraren ajmfoi`n  ». 24 « aJrmonivan gavr tina aujth;n levgousi : kai; ga;r th;n aJrmonivan kra'sin kai; suvnqesin ejnantivwn ei\nai, kai; to; sw'ma sugkei'sqai ejx ejnantivwn  ». Ce texte ne permet pas d’identifier les auteurs de cette doctrine, et en particulier il ne permet pas de reconnaître les pythagoriciens comme étant ces auteurs. Cf. H. B. Gottschalk, op. cit., p. 192.

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dans les œuvres de l’art en général ; et que, d’autre part, les restes du corps en chacun de nous résistent longtemps, jusqu’au jour où le feu ou la pourriture les aura détruits25 (86 c2-d1)26. 25

« eij ou\n tugcavnei hJ yuch; ou\sa aJrmoniva ti", dh'lon o{ti, o{tan calasqh'/ to; sw'ma hJmw'n ajmevtrw" h] ejpitaqh'/ uJpo; novswn kai; a[llwn kakw'n, th;n me;n yuch;n ajnavgkh eujqu;" uJpavrcei ajpolwlevnai kaivper ou\san qeiotavthn, w{sper kai; aiJ a[llai aJrmonivai ai{ tΔ ejn toi'" fqovggoi" kai; ejn toi'" tw'n dhmiourgw'n e[rgoi" pa'si; : ta; de; leivyana tou' swvmato" eJkavstou polu;n crovnon paramevnein, e{w" a]n h] katakauqh'/ h] katasaph' / ». 26 À condition de se limiter au texte effectivement cité en notre possession, H. B. Gottschalk (op. cit., p. 192) a raison de dire qu’aucun penseur pré-platonicien n’a identifié explicitement l’âme à l’harmonie. Selon lui, il convient de rejeter l’argument selon lequel la doctrine de l’âme-harmonie énoncée par Simmias serait inspirée par Philolaos sous le prétexte que Simmias et Cébès sont rattachés à Philolaos par le Phédon (61 d6). Ainsi, H. B. Gottschalk rejette tous les témoignages dont nous disposons parce qu’ils sont tardifs : cela vaut pour le rapport de Macrobe (Commentaire sur le Songe de Scipion, I, XIV, 19 ; D.-K. A 23 : « Pour Pythagore et Philolaos, l’âme est harmonie ») ; de Philopon (Commentaire du Traité de l’Âme d’Aristote, 404 a16, D.-K. B 15 : « Ils disent que l’âme est une harmonie ») ; de Plotin (Ennéades, IV, 7, 8) et d’Olympiodore (Sur le Phédon, 57, 17). Pourtant cela ne l’empêche pas de considérer comme étant fiable celui de Clément d’Alexandrie, lorsqu’il s’agit de montrer que la doctrine de l’âme-harmonie se heurte à la doctrine de l’immortalité et de la transmigration de l’âme à laquelle aurait adhéré Philolaos. Enfin, il rejette aussi toute relation entre la doctrine énoncée par Simmias, et Philolaos, sous le prétexte erroné que le froid ne joue aucun rôle dans la constitution des êtres humains chez Philolaos. Or, il s’appuie sur le témoignage de Ménon (un élève d’Aristote) cité dans un papyrus découvert et publié en 1893 (l’Anonyme de Londres, Histoire de la Médecine, 18, 8, p. 31). Mais la référence est mal lue, car s’il est exact que l’auteur du témoignage précise que la chaleur est à l’origine du vivant, il ajoute aussi que, dès la naissance, l’air inspiré vient la rafraîchir de sorte que la respiration tempère l’opposition du chaud et du froid, ce qui équivaut à une harmonie. Quant aux objections portant sur les textes pré-platoniciens, elles ne sont pas convaincantes. H. B. Gottschalk déclare en effet que Alcméon de Crotone identifie l’équilibre des opposés à la santé et nullement à l’âme (op. cit., p. 194). Mais l’argument n’est valide qu’à la condition de prendre le terme « âme » au sens post-platonicien : dans le De Anima, Aristote déclare que la santé est une vertu corporelle qu’il convient, dit-il, de nommer harmonie plutôt que l’âme (A, 408 a1-3). Une objection de même type est présente chez Plotin  : «  Le mélange des corps dont nous sommes composés, s’il est réglé par un rapport, est la santé » (Ennéades, IV 7, 8, 15). Mais ces arguments reposent clairement sur la séparation métaphysique de l’âme et du corps que rien ne permet d’attribuer aux penseurs pré-platoniciens, de sorte que l’objection repose sur une pétition de principe. De plus, s’il est exact qu’on ne trouve l’identification explicite de l’âme à l’harmonie du corps (ou au corps sain) que dans la bouche de Simmias, il faut noter que certains des penseurs pré-platoniciens incitent fortement à procéder à une telle identification. Au fragment D.-K. B 16, Parménide évoque le « mélange (krasis) des membres (melea) aux courbes nombreuses ». En vertu d’une longue tradition qui mène au corpus hippocratique, la crase des melea correspond vraisemblablement à leur harmonisation.

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Ce texte souligne expressément que notre corps se corrompt lorsque le rapport de tension se modifie, il détruit son harmonie. Cela signifie que l’harmonie est pensée, cette fois, dans son immanence au corps et à la lyre27. Une lyre sans harmonie n’est plus une lyre, un corps sans harmonie n’est plus un corps mais un cadavre, littéralement, ce que désigne à l’origine le mot sôma avant de désigner indifféremment le corps. La conséquence est que ce que nous appelons âme est un corps harmonisé comme une lyre. L’âme n’est qu’un autre nom pour le corps vivant, sain et vertueux. Ainsi, selon Alcméon de Crotone : « C’est l’isonomie et l’équilibre des puissances, humide et sec, froid et chaud, amer et doux etc. qui produit la santé » et « la santé est le mélange ajusté des qualités (th;n de; uJgeivan th;n suvmmetron tw'n poiw'n kra's in) » (D.-K. B 4, Aëtius, V, 30, 1). La santé étant la vertu du corps, la maladie en signifie forcément la corruption et la mort. Cette remarque confirme l’idée que l’harmonie ou l’âme est la même chose que le corps par opposition au cadavre. Le corps immortel de la lyre Mais il y a plus encore dans cette nouvelle façon de comprendre la métaphore. Car la lyre non seulement est vivante, mais elle contient même quelque chose d’une vie immortelle : les boyaux dont sont faites ses cordes sont conçus

Or, la suite du fragment B 16 identifie le principe du mélange des melea à l’intelligence (noos). Dans l’esprit d’Aristote, qui cite et transmet le fragment, Parménide veut dire que la pensée est déterminée par les changements du corps, ce qui revient à souligner le rôle de la sensation dans la pensée. Mais J. Barnes (The Presocratic Philosophers, Boston, Routledge and Kegan, 1979, rééd. 1982, p. 184-186) a montré que l’on pouvait rapprocher le fragment de Parménide de la conception empédocléenne de l’âme. La pensée serait déterminée par le type de mélange des éléments du corps, comme dans la théorie empédocléenne qui, loin de séparer l’âme du corps, admettait que l’âme n’est autre que le mélange des éléments du corps. Ainsi, il n’y a qu’un pas, de ces références à la doctrine dans laquelle l’âme est identifiée à l’harmonie du corps. 27 Faute de remarquer la différence entre la première partie de l’énoncé de Simmias et la seconde, M. Dixsaut qui remarque avec raison que l’harmonie est immanente à la lyre et au corps, et que l’âme est la condition du corps vivant, est conduite à chercher à concilier l’immanentisme et le dualisme en alléguant que Simmias n’était pas gêné d’affirmer « une harmonie incorporelle résultant d’éléments corporels » (Platon, le Phédon, Paris, Flammarion, 1991, p. 114). Mais Simmias n’affirme rien de tel.

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comme les vestiges immortels de l’animal sacrifié28. Il y a une sorte de paradoxe de la lyre qui possède une voix et qui représente la résurrection du cadavre, comme en témoignent les textes qui évoquent le meurtre de la tortue qui acquiert une vie nouvelle du seul fait d’être transformée en lyre : Une fois morte, tu chanterais mieux, Hymne homérique à Hermès, 38. L’enfant a imaginé le moyen de faire parler la bête morte, Sophocle, fragment des Limiers, 314-325.

Bien qu’issues des boyaux d’un cadavre, les cordes ont de la vitalité. C’est donc que la différence entre le corps et l’âme s’abolit dans la lyre. Or, l’immobilité de la lyre bien charpentée est la condition de cette vitalité, de ce mouvement qu’est la vie. Le corps en mouvement, voilà l’âme, précisément parce que l’immobilité des tensions entre les contraires coïncide avec le moment d’immanence de l’harmonie au corps vivant. Comme le déclare brutalement le Sophiste : l’âme est un corps (247 b). Il faudrait aussitôt ajouter : un corps vivant, animé. C’est bien pourquoi, comprise dans l’esprit de l’ancienne physiologie qu’il ne faudrait pas réduire au matérialisme dans la mesure où nous nous trouvons en deçà du parallélisme psychophysique qui domine le matérialisme, l’âme est le corps harmonisé. La mesure ou la juste mesure de l’harmonie ne doit pas être hypostasiée, fût-ce sous la forme d’un théorème mathématique, sous peine de manquer le sens véritable de l’interprétation physiologique de l’harmonie immanente. La mesure harmonique comprise physiologiquement et non plus métaphysiquement réside tout entière dans le zeugma des contraires qu’est la lyre. C’est dire qu’elle relève moins de la technique que de la phusis. L’objet technique possède le statut d’un modèle physiologique, d’un canôn qui n’est pas une copie mais un organe, organon, corps œuvré, corps qui possède une excellence comme voir n’est pas fonction de la vue mais la vertu, l’excellence de la vue (République, 353 c1). L’âme, forme du corps En dépit de ses attaques contre la doctrine de l’âme-harmonie, Aristote lui doit beaucoup29. Déjà Themistius le faisait remarquer (In De Anima, 25). 28 Cf. L. Scubla, « Sur le Mythe de Prométhée et l’analyse du sacrifice grec », Europe, 904-905, 2004, 55-72, p. 61. 29 Cf. H. B. Gottschalk, op. cit., p. 188 ; W. Charlton, « Aristotle and the Harmonia Theory », in Aristotle on Nature and Living Things. Philosophical and Historical Studies

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Pour Aristote, l’âme est acte du corps : « Il faut donc nécessairement que l’âme soit substance comme forme du corps naturel qui a la vie en puissance »30, De Anima, II, 1, 412 a20. L’âme est entéléchie d’un corps ayant la vie en puissance, d’un corps naturel « organisé » (sômatos phusikou organikou, 412 b6). Les exemples donnés par Aristote en témoignent : La hache serait-elle un corps naturel que la quiddité de la hache serait sa substance et son âme31, De Anima, II, 412 b11-15. Si l’œil était un animal, la vue serait son âme, car la vue venant à faire défaut, il n’y a plus d’œil sinon par homonymie, comme un œil de pierre ou un œil dessiné (412 b18-22).

Pour Aristote, l’animal est l’âme et le corps (hè psuchè kai to sôma zôon, 413 a3), mais ce « et » est plus qu’une coordination, c’est une figure de l’acte. Un zôon, un animal, est un corps vivant, un corps en acte, autrement dit une âme, un animé. Ce qui distingue un œil de pierre de l’œil vivant, c’est ce qui distingue le cadavre (sôma) du vivant (zôon), la vie, la psuchè. L’ensemble du corps et de l’âme, le suntheton n’est pas une addition mais une affinité (oikeia) entre l’organe et l’énergie en acte, l’organikon et l’energeia (De Anima, 414 a26). D’une certaine façon, Aristote pour lequel il n’y a pas plus de sens à rechercher si l’âme et le corps sont une seule chose qu’on ne le fait pour la cire et l’empreinte32, réduit la différence entre l’âme et le corps à une distinction de dynamique. Mais en quoi cette distinction concerne-t-elle la doctrine de l’âme-harmonie ? Pour le comprendre, considérons la relation entre le cœur et l’âme. Le cœur est le principe de l’animal, principe du sang, du système vasculaire sanguin. Le sang provient de la coction des aliments et produit les différentes parties du corps. Or, le cœur est réseau d’artères autrement dit le cœur est structuré comme une harmonie : Les veines sont harmonisées au cœur (hjrthmevnai), De Respiratione, 8, 474 b8. presented to D. M. Balme on his 70th Birthday, éd. A. Gotthelf, Pittsburgh, Mathesis Publications, Bristol, Bristol Classical Press, 1985, 131-150, p. 131. 30 «  ajnagkai'on a[ra th;n yuch;n oujsivan ei\nai wJ" ei\do" swvmato" fusikou' dunavmei zwh;n e[conto"  ». 31 « h\n me;n ga;r a]n to; pelevkei ei\nai hJ oujsiva aujtou', kai; hJ yuch; tou'to  ». 32 De Anima, II, 1, 412 b15.

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De plus, le cœur produit le souffle vital ou pneuma qui possède une matière tensionnelle élastique capable de se tendre et de se rétracter ; le souffle vital sert de lien pour toutes les parties du corps et pour ses mouvements, ce qui relève encore de l’harmonie. Enfin, en respirant l’air extérieur, il tempère, c’est-à-dire harmonise, la chaleur du corps. On pourrait multiplier ainsi les aspects du cœur qui permettent de le concevoir comme une harmonie : situé au centre du corps (Parties des animaux, III, 4, 666 a14), il est comparé à un pivot ou à un gond, et au centre d’une roue (De Anima, III, 433 b26). Le pivot, le gond et la roue sont autant d’applications de ce que les Grecs ont toujours pensé comme une harmonie. Le système cardiaque apparaît donc comme l’organisation harmonique, à plus d’un titre, des fonctions du corps vivant. Une telle définition rappelle la doctrine de l’âme-harmonie par deux aspects. Le premier est que le cœur qui vit est l’âme, tout comme, dans l’ancienne physiologie, l’âme n’est autre que le corps parvenu au sommet de lui-même, le corps excellent. Il n’y a, en effet, qu’un pas de l’excellence, autrement dit de l’ergon du corps, à l’acte, energeia, ou encore de la vie vertueuse à la vie en acte. Il y a la même différence entre le cœur de pierre et le cœur vivant organique qu’entre l’œil de pierre et l’œil voyant, et c’est en cela que consiste l’âme, la psuchè, autrement dit la vie33, par opposition à l’homonymie qui caractérise ce qui n’est pas vivant. Le deuxième aspect qui rappelle la doctrine de l’âme-harmonie est la structure harmonique du cœur. Sans doute le concept dynamique de forme paraît-il à Aristote plus pertinent que celui d’harmonie. La forme offre une précision de la propriété naturelle que l’harmonie semble grossièrement négliger. Aristote reproche aux adeptes de la doctrine de l’âme-harmonie de seulement « harmoniser l’âme au corps  »34 (214 a23), au sens où cette harmonisation se serait effectuée sans égard à la nature déterminée du corps « n’importe quoi ne pouvant pas recevoir n’importe quoi »35 (24-25). Comment expliquer pourtant que l’harmonie continue pour Aristote à servir de modèle physiologique majeur comme en témoigne l’exemple insigne du cœur ?

33 Cette interprétation laisse évidemment de côté la doctrine d’Aristote selon laquelle l’âme est aussi le noûs qui subsiste après la dissolution du composé de la forme et de la matière (Métaphysique, L 3, 1070 a25). 34 « wJvsper oiv provteron eij" sw`ma ejnhvrmozein aujthvn  ». 35 « kaivper oujde; fainomevnou tou` tucovnto" devcesqai; to; tucovn  ».

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DE « L’ÂME-HARMONIE » ET DU « CORPS-LYRE »

Observons comment Aristote interprète l’image de la lyre dont il fait une métaphore privilégiée. Ainsi, s’il refuse d’admettre que la lyre ait une voix, c’est précisément parce qu’elle n’a pas d’âme et que le son de l’être animé, de l’empsuchon, est la voix, phônè (420 b5)36. La lyre a bien un registre sonore (apotasis), une disposition mélique (mélos) et un style (dialektos), mais elle n’a une phônè que par ressemblance (kath’homoiotèta, 420 b6). La lyre comme la hache n’est qu’un corps artificiel dépourvu d’âme. Il lui manque de posséder cette puissance appropriée qui fonde le corps naturel. Cette restriction n’empêche pas Aristote de convoquer la métaphore de la lyre dans les contextes où l’âme est en question, par exemple la sensation. Ainsi, lorsqu’il décrit la façon dont l’excès détruit la sensation, il ajoute : « à la façon de la consonance (sumphonia) et de l’accord (tonos) quand on frappe les cordes trop fortement » (II, 12, 424 a20-32). La persistance de la métaphore de la lyre dans de tels cas n’est-elle pas significative de l’affinité que la lyre entretient avec le corps naturel ? Les successeurs et les disciples d’Aristote comme le musicien Aristoxène de Tarente et Dicéarque de Messène ne s’y tromperont pas, filant tant et si bien la métaphore qu’ils seront conduits à renverser le point de vue d’Aristote pour revenir à la doctrine de l’âme-harmonie : Aristoxène à la fois musicien et philosophe a dit que l’âme était en quelque sorte tension du corps même : tout comme dans le chant et dans les cordes se produit ce qu’on appelle harmonie, de la même façon, à partir de la nature et de la forme du corps tout entier se produisent divers mouvements comme les sons dans le chant37, Cicéron, Tusculanes, I, X, 19.

Aristoxène, comme en témoigne ce texte, réduit l’âme à une tension du corps (corporis intentio)38. Analogiquement, l’harmonie est tension des 36 Cette idée connaîtra un développement considérable chez les penseurs du Moyen Âge, en particulier chez Albert le Grand (Summa philosophiæ, in L. Baur, Die philosophischen Werke Grossetestes, Beiträge zur Geschichte der Philosophie des Mittelalters, IX, Münster, Aschendorf, 1912, 275-643, p. 509) et chez Jean de Salisbury (Policraticus, éd. C. C. J. Webb, Oxford, Clarendon Press, 1909, I, p. 40, I, 6). 37 « Aristoxenus musicus idem que philosophus ipsius corporis intentionem quandam animam esse dixit, velut in cantu et fidibus quae harmonia dicitur, sic ex corporis totius natura et figura varios motus cieri tamquam in cantu sonos ». 38 Pour une présentation des textes d’Aristoxène ainsi que la traduction des termes techniques latins et leurs correspondances avec le grec, voir A. Bélis, « La théorie de l’âme chez Aristoxène de Tarente », Revue de Philologie, 59, 1985, p. 239-246.

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cordes. Et les mouvements du corps correspondent analogiquement aux sons de la lyre. Il semble donc qu’Aristoxène en soit resté à une analogie (ce que l’âme est au corps, l’harmonie l’est à la lyre). De plus, il n’est pas question de qualités élémentaires opposées comme dans la doctrine de Simmias, mais seulement de la forme et de la nature du corps. Un autre témoignage permet d’expliciter ces expressions : Que dire d’Aristoxène, qui nia absolument qu’il y ait la moindre âme, même quand elle vit dans le corps ? Pour lui, de même que dans les cordes, à  partir de la tension des nerfs, se  réalisent un son et un chant accordés que les musiciens nomment harmonie, de même, dans les corps, c’est à partir de l’assemblage des viscères et de la puissance des membres qu’existe la faculté de sentir39, Lactance, Institutions divines, VII, 13.

Ce texte permet de préciser l’analogie. Les cordes de la lyre correspondent aux viscères et aux membres du corps, et la sonorité accordée correspond à la sensation. On a pu soutenir que la doctrine d’Aristoxène relevait plus d’un épiphénoménisme que de la théorie de l’âme-harmonie40. Un extrait de Lucrèce confirmerait cette interprétation41 : il évoque une théorie, attribuée aux musiciens qu’il appelle les « instrumentistes » (organici, vers 132), selon laquelle l’harmonie est une disposition vitale du corps (habitum quendam vitalem corporis, De la nature, III, vers 99). Dans cette théorie, le statut de l’harmonie est comparé à celui de la santé qui ne réside pas dans un organe particulier (vers 103). L’harmonie nous donnerait la vie et le sens (faciat nos vivere cum sensu, vers 101) sans avoir nulle part de siège (vers 104). Lucrèce critique cette conception en montrant que la vie, la sensibilité et l’âme ont au contraire leur siège dans les membres et le corps (vers 118-119), et, plus précisément, dépendent de ce qu’il appelle la « chaleur vitale » (vers 128). On peut donc en déduire que, pour les musiciens  parmi lesquels il faudrait reconnaître Aristoxène, loin d’être conçue comme étant immanente au corps, l’âme est l’épiphénomène de la vie organique « harmonisée ». 39

« Quid Aristoxenus, qui negavit omnino ullam esse animam, etiam cum vivit in corpore ? Sed sicut in fidibus ex intentione nervorum effici concordem sonum atque cantum, quem musici harmoniam vocant, ita in corporibus ex compage viscerum ac vigore membrorum vim sentiendi existere ». 40 Cf. G. Della Valle, « La Theoria dell’anima-armonia di Aristosseno e l’epifenomenismo contemporaneo », Rivista filosofica, 7, 1905, 210-231, p. 217. 41 Cf. H. B. Gottschalk, op. cit., p. 183, note 18.

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DE « L’ÂME-HARMONIE » ET DU « CORPS-LYRE »

Pourtant, quelque chose résiste à cette interprétation qui veut maintenir Aristoxène dans une conception analogique de l’âme-harmonie. Dans le texte précédent, il est question non pas seulement de la forme et des membres du corps, mais aussi des viscères. Notons en effet, qu’à peine posée, l’analogie se mue en identité. Car les viscères du corps ne sont pas différents des nerfs de la lyre qui  sont faits à partir de viscères. Les cordes de la lyre possèdent une tension nerveuse exactement comme les nerfs du corps. Le nerf est l’organe où s’abolit la distinction entre la métaphore et la réalité correspondante. Autrement dit, nous sommes bien devant une conception immanentiste de l’âme-harmonie : l’âme est une harmonie dans la tension des nerfs du corps pour lequel la lyre est un modèle physiologique. Bien que la preuve en soit impossible, il en est peut-être de même chez Dicéarque de Messène qui reviendrait plus radicalement encore à la doctrine de l’âme-harmonie. Non seulement l’âme est harmonie, mais elle est à nouveau «  harmonie des quatre éléments (aJ r moniv a n tw` n tessav r wn stoiceivwn) » (Ps.-Plutarque, De Placitis Philosophorum, IV, 2, 5 ; frag. 12 Wehrli, Die Schule des Aristoteles)42. Il y a cependant une différence qui réside dans le fait que Dicéarque élimine définitivement l’âme qu’Aristoxène pensait encore comme le corps harmonisé et vivant : Parce que comprendre ce qu’est ou quel est l’esprit était difficile, (ils ont dit) qu’il n’existait absolument pas43, Cicéron, Tusculanes, I, XXI, 51.

Le témoignage de Cicéron peut être complété par celui de Simplicius (Commentaire sur les Catégories d’Aristote, 216, 12) et par celui de Sextus Empiricus : Certains comme Dicéarque affirment que [l’intelligence, hJ diavnoia] n’est rien de  plus qu’une certaine condition du corps 44, Sextus  Empiricus, Contre les Mathématiciens, 7, 348.

42

La source de ce témoignage, auquel il faut ajouter un passage de Stobée (I, 49, 1), est suspecte. Cf. H. B. Gottschalk, op. cit., p. 186. 43 « Dicearchus […] quia difficilis erat animi quid aut qualis esset intelligentia, nullum omnino animum esse dixerunt ». 44 «  oiJ me;n mhdevn fasin ei\nai aujth;n para; to; pw`" e[con sw'ma, kaqavper oJ Dikaivarco"  ».

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De là il n’y avait qu’un pas à faire pour rendre le corps capable de fabriquer de l’âme. L’âme, devenue inutile, n’a plus qu’à disparaître définitivement. Il veut faire en sorte que les âmes soient mortelles45, Cicéron, Tusculanes, I, 31, 77. Certains ont affirmé qu’il n’existe pas d’âmes, ainsi Dicéarque de Messène, Sextus Empiricus, Hypotyposes pyrrhoniennes, II, 31.

Assurément, il n’est pas question de l’harmonie dans ces fragments, et seul le témoignage du pseudo-Plutarque et celui de Stobée en font mention. Mais on aurait tort d’en déduire que l’harmonie ne devrait jouer qu’un rôle négligeable en tant que métaphore, dans une théorie qui conduit à éliminer l’âme. La théorie nouvelle de l’âme-harmonie inverse radicalement la théorie aristotélicienne de l’âme, forme du corps. L’âme n’est plus comme chez Aristote le déterminant du mouvement du corps, elle est la résultante de ce mouvement. Dans les deux interprétations, le mouvement est central et procède de la tension nerveuse harmonique. Tout se passe comme si le concept de tension nerveuse, autrement dit de l’harmonie du nerf, pouvait dépasser scientifiquement la distinction aristotélicienne de la puissance et de l’acte en ce que la tension est à la fois puissance et acte, matière et forme. Dans une perspective qui annonce la pensée stoïcienne du mouvement de tension (la tonikè kinésis), la tension est en effet la vie même que la distinction aristotélicienne de la puissance et de l’acte ne parvient à décrire que de manière ambiguë. Aristoxène et Dicéarque situent leur réflexion à l’endroit où réside l’ambiguïté de la représentation aristotélicienne de la vie, entre puissance et acte. Puisque l’âme n’est pour Aristote que le mouvement organisé du corps et que cette organisation conserve avec l’harmonie une grande complicité conceptuelle, il semble qu’elle ne soit plus nécessaire au corps qui fonctionne de façon autonome. En ce sens la théorie de l’âme-harmonie relève d’une sorte de « psychologie grise » aristotélicienne46.

45 46

« Volt efficere animos esse mortales ». Pour une suggestion semblable, voir J. Barnes, op. cit., p. 190.

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DE « L’ÂME-HARMONIE » ET DU « CORPS-LYRE »

Dans ce nouvel husteron/proteron47, la lyre reprend ses droits : elle possède des nerfs, des viscères, des membres, des yeux et même des ouïes48. Un texte d’Aulu-Gelle (Nuits attiques, IX, 7) témoigne de la systématisation extrême de cette résurgence : au jour du solstice d’hiver, quand on frappe les cordes d’une lyre, ce sont d’autres qui résonnent. Les cordes étant nerveuses obéissent aux lois de sympathie caractéristiques de la vie. Un texte tardif de l’Anthologie grecque (XI, Épigrammes satiriques, 352, Agathias le Scholastique) confirme cette interprétation. Il évoque une théorie de  la  résonance inconnue d’Aristoxène (vers 9) 49, et sa date tardive (VIe siècle ap. J.-C.) doit assurément éveiller la méfiance. Toutefois, la suite des vers use d’un matériau plus ancien qui rappelle la doctrine des affinités : Toutes les cordes sont faites de boyaux de brebis que l’on fait sécher pêle-mêle. Pour cette raison, elles sont sœurs et, du fait de leurs affinités, elles résonnent à l’unisson en partageant un son parent aux unes et aux autres. Car toutes en tant qu’enfants légitimes – puisqu’elles sont des mêmes entrailles – héritent aussi des sons qui provoquent des résonances50 (vers 11-17).

La lyre, corps vivant, excellent, nerveux, n’a guère plus besoin de l’âme. C’est donc en repensant la proximité des anciens physiologues avec les successeurs d’Aristote que l’on saisit que le geste d’abolition de l’âme par les uns coïncide en réalité avec le geste d’exaltation du corps par les autres. L’âme est le corps exalté et le corps exalté est l’âme : dans la réversibilité de cette proposition réside toute la distance entre le matérialisme et l’ancienne physiologie. Une telle réversibilité résout le paradoxe du corps immortel. Elle aurait été impensable sans l’existence de la lyre et de ses « cordes nerveuses ».

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La formule est platonicienne, Lois, 891 e5-8. Cf. A. Bélis, « À propos de la construction de la lyre », op. cit., p. 242-243. 49 Pour un commentaire, voir A. G. Wersinger, La Sphère et l’Intervalle. Le Schème de l’Harmonie dans la pensée des anciens Grecs d’Homère à Platon, Grenoble, J. Millon, 2008, p. 131-132. 50 « ta; neuriva pavnta tevtuktai ejx o[io" colavdwn a[mmiga tersomevnwn : tou[nekevn eijsin ajdelfa; kai; wJ" xuvmfula sunhcei' xuggene;" ajllhvlwn fqevgma merizovmena. gnhvsia ga;r tavde pavnta, mih'" a{te gastro;" ejovnta, kai; tw'n ajntituvpwn klhronomei' patavgwn  ». 48

CORPS CHANTÉS, CORPS CHANTANT CHEZ HOMÈRE ET LES TRAGIQUES Sylvie Perceau

Dans la poésie orale de la Grèce ancienne, la voix rend manifeste la présence d’un corps : le corps réel de l’aède qui chante les poèmes épiques1 ou le corps mimétique d’un personnage auquel l’aède, à certaines occasions, prête la parole sous forme de discours rapportés au style direct. Souvent d’ailleurs, c’est lorsque l’émotion à décrire est, comme l’écrit D. Arnould, « trop forte pour que l’aède puisse continuer à la tenir à distance dans le récit, que le seul moyen qu’il ait pour rendre compte de l’éclat émotif, du rire ou des larmes, est alors, faute de pouvoir imiter directement puisqu’il ne s’agit pas de théâtre, le passage au style direct où il s’efface devant son personnage »2. Déproprié de soi, l’aède prend en charge l’émotion du personnage en lui prêtant sa voix3. Or, la voix est si souvent pensée en relation avec la musique qu’au cœur même de son récital, l’aède épique fait entendre d’autres voix qui chantent, voix de la Muse sollicitée dès le Proème de l’Iliade pour garantir l’authenti1 La posture et les gestes de l’aède au moment où il exécute sa prestation sont toujours décrits avec la plus grande précision ; sur ce point, voir les remarques de C. Segal, « Bard and audience in Homer », Homer’s ancient Readers, éd. R. Lamberton, J. J. Keaney, Princeton, Princeton University Press, 1992, 3-29, p. 24, et plus récemment S. Perceau, « La musique de l’excellence chez Homère », in Mousikè et aretè. La musique et l’éthique de l’Antiquité à l’âge moderne, éd. F. Malhomme, A. G. Wersinger, Paris, Vrin, 2007, 17-38, p. 32-33. 2 Le Rire et les larmes dans la littérature grecque d’Homère à Platon, Paris, Les Belles Lettres, 1990, p. 180. 3 Sur la mimèsis chez Homère, je renvoie le lecteur à mon propre travail dans La Parole vive. Communiquer en catalogue dans l’épopée homérique, Paris-Louvain, Peeters, 2002, p. 185-189, avec la bibliographie note 1 p. 185.

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cité du récital épique4, voix chorale de guerriers entonnant un péan en l’honneur d’Apollon5, ou de femmes entonnant un thrène6 ou un chant d’hyménée7, belle voix des Sirènes chantant les exploits des héros 8, sans oublier la voix mise en abyme d’autres aèdes chantant au son de la phorminx9. Par la suite, c’est au théâtre que le spectateur voit évoluer devant lui des personnages incarnés par des acteurs et des choreutes, dotés d’une voix puissante qu’ils ont entraînée longuement au prix d’exercices vocaux difficiles et  assidus10. Ces acteurs, toujours des  hommes, se glissent dans le corps des personnages les plus divers, y compris des femmes ou des enfants. Et quand l’émotion devient trop intense, le discours dramatique laisse place au chant ; ce peut être le chant monodique d’un personnage exprimant ses émotions au fil d’une aria, un Kommos qui met à l’unisson le personnage et le chœur dans les moments où culmine le pathétique, ou des chants choraux à travers lesquels le chœur manifeste longuement sa joie ou sa douleur face aux événements. La poésie dramatique est, en effet, fondée structurellement sur un contraste entre le rythme des dialogues parlés, reposant sur le iambe (u -) qui selon Aristote est le plus proche de la parole quotidienne, ce qu’il appelle 4 « Chante déesse, la colère du Péléide Achille », Iliade, I, vers 1. Sur cette fonction de la Muse, voir en particulier M. Détienne, Les Maîtres de vérité dans la Grèce archaïque, Paris, La Découverte, 1967 ; C. Calame, Le Récit en Grèce ancienne. Énonciations et représentations de poètes, Paris, Klincksieck, 1986  ; et plus récemment, S.  Perceau, « Voix auctoriale et interaction de l’Iliade à l’Odyssée : de l’engagement éthique à la figure d’autorité », in Vox Poetæ, éd. E. Raymond, Lyon, CEROR (sous presses). 5

Iliade, I, 473, XXII, 391. Iliade, XXIV, 719-723. 7 Iliade, XVIII, 491-496 ; Odyssée, XXIII, 129-135. 8 Odyssée, XII, 187 et 192. 9 Dans l’Odyssée, on entend chanter l’aède qui célèbre les noces des enfants de Ménélas et d’Hélène (chant IV, vers 17-18 : « Ils avaient pour chanter et jouer de la lyre un aède divin »), Phémios, l’aède d’Ithaque (chant I, vers 152-154, et chant XXII, vers 332) et Démodocos, l’aède du royaume des Phéaciens (chant VIII, vers 62-64, 240 sq., 477 sq., 521 sq., et chant XIII, vers 27-28). Dans l’Iliade, le poète évoque rapidement l’histoire de Thamyris au chant II (vers 594-600) et fait représenter par Héphaïstos un aède anonyme sur le bouclier d’Achille au chant XVIII (vers 604, cité par Athénée mais rejeté par Aristarque). 10 Comme le rappelle E. Hall (« Actor’s song in tragedy », in Performance Culture, éd. S. Goldhill, R. Osborne, Cambridge, Cambridge University Press, 1999, p. 102), la voix d’un acteur doit être forte, ce qui nécessite un entraînement vocal long et difficile (voir Aristote, Problemata, XI, 22). 6

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« énonciation de la masse »11, et les rythmes lyriques complexes des parties chantées. Sur la scène antique, ce ne sont pas les gestes (stylisés) ou les expressions (cachées par des masques) qui rendent sensibles les mouvements ou les états du corps, mais ce sont toujours les mots qui les disent et la voix qui les porte12 : pour le dire en d’autres termes, le spectacle théâtral relève moins de la mise en scène et de la dramatisation que de la voix et du rythme. La voix pour les Anciens constitue, en effet, l’un des piliers fondamentaux du spectacle, comme Ion le rhapsode le rappelle à Socrate dans le dialogue éponyme13. Dans la pragmatique du discours oral, c’est la voix qui donne corps à un personnage, et un personnage n’a de présence émotionnelle que dans et par sa voix, en particulier sa voix qui chante. Au moment de définir la mousikè dans la République, Platon accorde tout naturellement à la lexis, c’est-à-dire tout à la fois l’énonciation et la posture de la voix, une place essentielle14, qui témoigne de la relation fondamentale de la voix avec la théâtralisation de l’émotion15. Un passage des Grenouilles d’Aristophane permet de saisir pleinement la signification de cette intrication du corps et de la voix sur la scène du théâtre. On y entend Euripide décrire l’étrange impression que pouvait faire sur le public assistant à la représentation d’une pièce d’Eschyle, la présence sur scène d’un personnage assis, voilé et muet. Voici la description qu’Aristophane prête à Euripide (vers 911-913) : Il commençait par faire asseoir un personnage, tout seul, tout voilé, un Achille ou  une Niobé, sans montrer leur visage (prosôpon), simples ornements

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Lexis tôn pollôn, Rhétorique, III, 1408 b. Voir les remarques de J. Honzl, « The Hierarchy of Dramatic Devices », in Semiotics of Art, éd. L. Matejka, I. R. Titunik, Cambridge, MIT Press, 1976, p. 119 : « Que ce soit en raison des exigences structurelles de la tragédie grecque ou du contexte concret de la représentation antique, il fallait que le public reçoive une image sonore (verbale) de ce qui était, en fait, une perception visuelle ». 13 « Je les vois chaque fois, du haut de mon estrade, qui pleurent, jettent des regards menaçants et restent, comme moi, saisis à mes paroles » (536 e). 14 République, 393 c sq. 15 Comme l’explique A. G. Wersinger, « L’éthique, la musique et la sensibilité morale », in Mousikè et aretè, op. cit., p. 13 : « Si les interprètes ont reconnu la relation de la lexis avec l’énonciation, ils n’ont pas suffisamment insisté sur le fait que ce terme implique toujours la mise en scène des modes de l’émotion ». 12

108 CORPS CHANTÉS, CORPS CHANTANT CHEZ HOMÈRE ET LES TRAGIQUES (proschèma) pour sa tragédie, qui n’émettaient pas le moindre son (gruzontas oude toutiv).

Ce que révèle cette anecdote, c’est qu’un corps inerte, mais surtout privé de visage et de voix, est dépourvu d’existence, réduit au statut d’ornement théâtral (proschèma) sans épaisseur et sans consistance. On verra plus loin comment, en effet, les auteurs tragiques emploient de façon récurrente le motif de la voix entravée pour exprimer l’agonie ou l’occultation d’un personnage. L’importance accordée à la voix ressort d’ailleurs du fait que là où la langue française utilise indifféremment le seul mot « voix », les Grecs anciens distinguaient finement divers aspects physiologiques de la voix qu’ils désignaient au moyen de mots différents. C’est ainsi que, chez Homère, la voix qui sort de la poitrine et de la bouche, c’est-à-dire la voix émise, est appelée ops16. Le son inarticulé ou le bruit, qui se distingue de la parole organisée ou du langage, est appelé phthongos. L’aspect sonore, le timbre particulier ou la force de la voix perçue, sont la phônè17. Enfin, la voix humaine dans sa faculté d’émettre un son harmonieux, doté de sens, est désignée par le terme audè. Les Anciens avaient en particulier une claire conscience que la voix sonne différemment dans le discours parlé et dans le chant. Par exemple, Aristoxène18 observe que ce qui du point de vue de la lexis caractérise la voix dans le discours ordinaire est son aspect continu, alors que la parole chantée est ponctuée de légers intervalles : dans le chant, note-t-il, la voix marque des pauses en étirant les sonorités. Ils avaient remarqué en outre que sous l’effet de l’émotion, la voix parlée semble glisser spontanément vers le chant  : ainsi l’orateur, lorsqu’il est pris par l’émotion, perd-il le rythme continu et fluide du discours et étire-t-il les syllabes comme s’il chantait19. Aristote de 16

C’est en particulier le terme qu’utilisent fréquemment les femmes pour qualifier leur voix, comme le souligne L. Kahn qui précise qu’il s’agit de la voix humaine « avec une forte connotation d’harmonie et une fréquente récurrence lorsqu’il s’agit de désigner une voix de femme » (« Ulysse ou la ruse de mort », Critique, 393, 1980, p. 127-132). 17 Sur ces distinctions, voir H. Fournier, Les Verbes « dire » en grec ancien, Paris, Klincksieck, 1947, p. 228-229. 18 Éléments Harmoniques, I, 9-10. 19 Cette tendance est vivement condamnée par certains orateurs comme Démosthène. Ainsi, dans son discours Sur la Couronne (§ 127), reproche-t-il à Eschine de clamer « comme dans une tragédie » ; et il cite à l’appui de sa critique une exclamation lyrique de ce dernier

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son côté explique que certains orateurs, en usant dans leurs discours de l’asyndète, c’est-à-dire d’une forme de discontinuité qui produit de l’amplification, emploient un « procédé propre à l’action » (hupocrisis) et se comportent ainsi en véritables acteurs (c’est-à-dire en chanteurs)20. Dans les monodies chantées par les acteurs sous l’effet de l’émotion, l’asyndète occupe en effet une place essentielle. Au cœur de la critique pragmatique des pratiques énonciatives figure donc la voix, voix que l’on tente de mesurer, de codifier ou de régler pour la plier aux exigences de la clarté rhétorique. Mais les Anciens ont aussi une conscience aiguë de la matérialité de la voix21, de sa quasi-visibilité : ils mesurent par exemple la distance à la portée de la voix ou au son que fait une pierre qu’on lance au loin et qu’on voit disparaître22. Cette intrication synesthésique du son et de la vue ressort particulièrement de l’usage d’un mot qui désigne à la fois certaines sonorités musicales présentes dans la nature et la musique produite par un instrument de musique, la phorminx : il s’agit du substantif iôè. Ce terme intraduisible exprime le son clair de la phorminx que l’on perçoit à distance (Odyssée, XVII, 261), le souffle à la fois visible et sonore du Zéphyr (Iliade, IV, 276 et XI, 308), le cri que pousse Nestor au loin et qui réveille Ulysse (Iliade, X, 139) et enfin la flamme crépitante du feu, décrite dans une expression qui souligne de façon particulièrement saisissante la matière visuelle du son (Iliade, XVI, 127) : Leuvssw dh; para; nhusi; puro;" dhivoio ijwhvn Je vois près des navires la iôè 23 (le crépitement) du feu terrible.

caractérisée par son rythme anapestique (ô gê kai hèlie kai aretè). Voir aussi Aristophane, Nuées, vers 1371, et fr. 101. 20 Rhétorique, III, 1413 b : « Il semble qu’en un temps égal on ait dit beaucoup de choses […] ; au lieu d’une chose unique, il y en aura plusieurs. L’asyndète implique donc une amplification ». 21 Voir par exemple les remarques de C. Segal, op. cit., p. 136. 22 Par exemple, chez Homère : « Et l’on y voit devant soi aussi loin seulement (tosson… hoson) que l’on jette une pierre », Iliade, III, 12. Sur cette question, voir C. Mugler, Les Origines de la Science Grecque chez Homère, Paris, Klincksieck, 1963, p. 109. Notons que le mot ops désigne aussi bien la voix que la vue, ce qui confirme l’intrication des deux domaines. 23 Remarquons à ce stade de notre enquête qu’en prononçant le mot iôè, on produit un double hiatus, c’est-à-dire que l’on fait entendre cet étirement sonore qui, selon Aristoxène, distingue le chant, fondé sur des intervalles, du discours au rythme continu.

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En prononçant ces mots, Achille fait entendre le son du feu tout en rendant la flamme visible : sa perception synesthésique du feu est proche de celle des poètes comme Baudelaire qui traduit en allitérations le son spectaculaire du « feu qui palpite et qui fume »24. Car le son manifeste la présence matérielle du corps et en fait connaître la qualité, ce que le poète communique à son auditoire par divers procédés : en choisissant des termes évoquant directement les sonorités, mais aussi en en rendant la dimension sonore par les allitérations et les assonances qui font percevoir une image acoustique des corps. Ainsi, au début des Trachiniennes de Sophocle, lorsque la nourrice s’adresse à Déjanire pour lui exprimer sa compassion, elle commence par faire remarquer son apparence pitoyable en des termes qui font entendre les sons de son corps envahi par les larmes (vers 50-51) : katei'don h[dh pandavkrutΔ ojduvrmata (pandakrut’ odurmata) th;n ÔHravkleion e[xodon gowmevnhn : Je t’ai vue déjà en plaintes toutes emplies de larmes gémir sur le départ d’Héraclès.

Allitérations en gutturales et en dentales (k, d et t : kateidon èdè pandrakrut’ odurmata) et assonances en a et u, chiasme vocalique (aau o uaa) et renversements de sonorités (pandakruta / odurmata), font entendre dans leur musicalité marquée par la répétition lancinante, la plainte et les sanglots sonores de Déjanire au moment même où la nourrice dit qu’elle en voit concrètement les manifestations physiques (« j’ai vu »). Or, les Anciens mettent précisément en relation la qualité de la voix avec l’état du corps. Ainsi, certains textes médicaux développent l’idée que les voix des femmes deviennent plus hautes quand elles perdent leur virginité ou que la taille du larynx serait liée à l’activité sexuelle, ce qui expliquerait pourquoi les prostituées, par exemple, ont une voix plus basse que les autres25. Les tentatives pour donner une explication matérielle de la diversité des sons occupent d’ailleurs plusieurs des Problemata du pseudo-Aristote26. On y lit par exemple que le son est aigu quand peu d’air est mis en mouvement (air froid)

24 25 26

La cloche fêlée, vers 2, in Les Fleurs du Mal. Voir sur cette question E. Hall, op. cit., p. 103, note 42. Problemata, XI, 13 sq . Voir D. Arnould, op. cit., p. 157.

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et qu’il circule donc plus vite, ce qui signale une faiblesse de constitution27. C’est pourquoi l’aigu (oxu) serait le propre des enfants, des femmes, des vieillards et des eunuques (§ 14, 16, 34, 62). Inversement, le son grave (baru) suppose qu’une grande quantité d’air soit mise en mouvement (air chaud) et circule donc plus lentement. Le grave serait donc le propre des êtres forts et accomplis, dont le corps est détendu et la bouche bien ouverte28. Or, les corps qui précisément intéressent les poètes sont ceux qui échappent au modèle canonique du corps sain et viril, corps affaiblis, corps meurtris ou souffrants des enfants, des femmes, des vieillards, ou encore des hommes blessés. Ces corps, rappelons-le, sont toujours incarnés sur la scène par des hommes, et l’on ne perdra pas de vue ce qu’a d’étonnant la performance de l’aède, des choreutes ou des acteurs, hommes dont la voix doit donner à voir le corps d’un autre, en particulier le corps de cet autre absolument étranger qu’est la femme. Je propose donc d’examiner à partir de quelques exemples tirés d’Homère ou des Tragiques comment les poètes parviennent à produire acoustiquement une image visible de ces corps en usant de moyens aptes à faire percevoir aux spectateurs leur musicalité particulière. Trois types de corps pathétiques sont plus particulièrement exprimés musicalement : le corps (essentiellement féminin)29 qui se liquéfie dans le son des larmes, le corps qui s’affaiblit dans le chuchotement ou le confinement au mutisme (corps de femmes mourantes ou de vieillards) et le corps meurtri dont la blessure s’exprime en cri. 27

« Ce qui est rapide est aigu ». Ce rapport entre les sons et le corps est examiné du point de vue des voyelles par Aristide Quintilien (De Musica), qui reprend la théorie du genre des voyelles exposée par Damon : W et o = actif et mâle H et e = humide, liquide, passif, émotionnel, féminin Certaines voyelles seraient indifférentes (i / u), et le a serait propice à la mélodie, car il peut être prolongé (il peut être bref ou long). Sur le rapport entre les voyelles et la musique, voir A. G. Wersinger, « Le poikilon musical. Étude d’un modèle de la structure au Ve siècle avant J.-C. », Revue de philosophie ancienne, XI, n° 1, 1993, 89-110, p. 90 : « Le système de notation musicale était alphabétique […]. Selon Aristote, qui semble se référer à un stade antérieur de la notation musicale, les 7 voyelles correspondaient aux 7 cordes de l’échelle musicale pythagoricienne et réalisaient une octave ». 29 Avec quelques exceptions comme lorsque c’est Ulysse qui fond (tèketo) sous les larmes en Odyssée, VIII, 522, mais il faut bien remarquer que dans ce passage, Ulysse est précisément comparé à… une femme qui pleure. 28

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La musique du corps liquéfié dans les larmes Certains textes donnent à entendre la musique particulière d’un corps qui se défait en se liquéfiant, un corps en larmes qui perd sa forme primitive pour se métamorphoser en eau. Ainsi au chant III de l’Iliade, Hélène évoquant devant le vieux roi Priam son destin de femme enlevée exprime de façon saisissante son état physique dans le deuxième hémistiche du vers 176 : kai; klaivousa tevthka  (/_ _ / _ u u /_ u) Et en pleurant je me suis liquéfiée

Dans leur concentration sonore, ces quelques mots reproduisent d’abord le son répété caractéristique du thrène : le « ai ai » de la douleur30 (kai klai) dont les syllabes longues ralentissent encore le rythme. Or, « pleurer » en grec ancien, peut se dire klaiein ou dakruein. Le second verbe a une connotation visuelle (les larmes que l’on voit couler) alors que le premier désigne l’aspect sonore des larmes31. Dans notre extrait, Hélène emploie le verbe klaiein pour exprimer la résonance de ses larmes, ce que confirment ici les allitérations (tkk / ttk). En même temps le verbe tèkein dont le sens est « faire fondre » et, au parfait intransitif comme c’est le cas dans ce vers, « s’épuiser à, fondre » (comme pour le métal en fusion ou la neige) fait correspondre à cette dimension sonore un aspect visuel et somatique, confirmé ici par la présence de la consonne liquide l (klaiousa) et des assonances ai ai, a é è a. Ce verbe, qui constitue un hapax dans la langue homérique32, exprime d’ailleurs dans le corpus hippocratique la fonte des chairs, la consomption du corps qui dépérit en pouvant aller jusqu’à la destruction. Dans sa concentration musicale, cet hémistiche offre donc le spectacle visuel des forces vives d’Hélène qui se liquéfient dans les larmes, en même temps qu’il exprime acoustiquement la disso-

30

Sur aiaî dans la tragédie, voir N. Loraux, La Voix endeuillée. Essai sur la tragédie grecque, Paris, Gallimard, 1999, p. 58 sq. qui parle de « l’interjection aiaî, par où la douleur est censée s’exprimer en toute immédiateté, sans la médiation de la langue articulée ». 31 D. Arnould, op. cit., p. 145. 32 Voir les remarques éclairantes de D. Arnould, « Thvkein dans la peinture des larmes et du deuil chez Homère et les Tragiques », Revue de Philologie, LX, 2, 1986, p. 267-274.

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lution de son corps, en particulier dans le double redoublement expressif « kai klai » et « tetèka » qui suggère l’effacement progressif du corps33. Cette analyse peut être confirmée par des vers de l’Antigone de Sophocle où la présence conjointe des mêmes verbes tèkein et klaiein sert à faire entendre la musique d’un corps liquéfié dans les larmes. Il s’agit d’un passage lyrique où le chœur décrit la détresse des deux fils de Phinée auxquels leur marâtre vient de crever les yeux (vers 979-980) : Kata; de; takovmenoi mevleoi melevan pavqan Klai`on Se liquéfiant totalement, les malheureux sur leur malheureuse souffrance pleuraient.

Une modulation vocalique saisissante (a a / a o e oi / e e oi / e e a / a a / ai), accompagne les allitérations (k t d t k, mn ml ml, kln) au fil de redoublements sonores qui miment la disparition des corps, comme le faisaient de façon concentrée les mots d’Hélène au chant III de l’Iliade. Le premier vers insiste sur la perception visuelle du corps qui disparaît, tout en le donnant à entendre dans ses modulations sonores, et le second en fait entendre la sonorité (conformément à la valeur sémantique du verbe klaiô) tout en explicitant visuellement l’image de la liquéfaction dans les larmes. Or, dans son étude sur les verbes de sonorité en grec ancien, J.-L. Perpillou a pu établir des règles intéressantes concernant les séries vocaliques. À partir des analyses figurant dans le Cratyle34, il montre que les onomatopées de timbre /o/ signifient ce qui est fort, avec des connotations désagréables35 : on est du côté du cri, de la douleur, de la plainte. Le timbre /a/ (et le êta qui lui est associé) avec son aperture maximale se caractérise par son éclat, tandis que le timbre /i/ connote la voix affaiblie, chuchotante.

33

J.-L. Perpillou a bien analysé le rôle des redoublements expressif et imitatif dans la formation des termes indiquant les sonorités (« Verbes de sonorité à vocalisme expressif en grec ancien », Revue des Études Grecques, XCV, 1982, p. 233-274 ; voir par exemple son analyse de kwkuvw, p. 256). Cf. F. Skoda, Le Redoublement expressif : un universel linguistique, Paris, Société d’études linguistiques et anthropologiques de France, 1982. 34 423 b, 423 e, 426 e, 427 c. 35 « Ce que Platon met en cause n’est naturellement pas le tracé circulaire de la lettre o, mais l’enflure non forcément élégante ou plaisante qu’exprime l’émission vélaire et arrondie du son qui lui correspond », J.-L. Perpillou, op. cit., p. 235.

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Un passage de l’Hécube d’Euripide où figurent à nouveau les termes qui nous occupent ici confirme de façon saisissante l’expressivité dramatique de ces séries vocaliques. Polyxène y dialogue avec sa mère Hécube, juste avant d’être sacrifiée par Ulysse (vers 431-434). Hécube exprime d’abord sa douleur sous la forme d’un terrible paradoxe qui prend la forme concentrée d’un oxymore (vers 431) : tevqnhkΔ e[gwge pri;n qanei'n kakw'n u{po. Moi, je suis morte avant de mourir, sous le poids des malheurs

Puis Polyxène adresse directement à Ulysse ces paroles (vers 432-434) : kovmizΔ, ΔOdusseu', mΔ ajmfiqei;" kavra pevploi" wJ" pri;n sfagh'naiv gΔ ejktevthka kardivan (a ê ai / e e è a / a, ia)  (ai / ia) qrhvnoisi mhtro;" thvnde tΔ ejkthvkw govoi". (è oi i / è o / è e / e è ô / o oi) Ulysse, emmène-moi, mais voile-moi la tête car avant même que l’on m’égorge j’ai liquéfié mon cœur avec les thrènes de ma mère et elle, je la liquéfie de mes lamentations.

Comme dans la scène décrite par Aristophane, le voile que Polyxène réclame à Ulysse sert à matérialiser visuellement le silence imposé au corps, c’est-à-dire sa disparition anticipée dans l’oblitération de la voix. Hécube et sa fille tissent leurs paroles de rapprochements sémantiques et sonores dont l’effet pathétique va bien au-delà du simple effet dramatique : les deux femmes entremêlent ici leur mort et leur chant funèbre en donnant à entendre la liquéfaction simultanée de leurs corps dans le thrène et les lamentations à travers le double polyptote tethnèka, thaneîn / ektetèka, ektèkô, dont les sonorités en écho rapprochent le sens. En même temps, les modulations vocaliques des larmes qui éclatent (vocalisme /a/ : ektetèka) laissent progressivement place aux cris de souffrance à vocalisme /o/ (thrènois, ektèkô goois). Les dernières paroles prononcées par Hécube qui s’effondre au moment où Polyxène quitte la scène avec Ulysse confirment en le concrétisant le spectacle funèbre auquel vient d’assister le spectateur : elles présentent, dans l’évocation des membres qui se défont, l’image du corps privé de vie d’une mère éplorée qui lance son chant funèbre (on y entend le ai ai du thrène, et le vocalisme /a/ se mêle au vocalisme /o/) (vers 438-440) :

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oi] Δgwv, proleivpw : luvetai dev mou mevlh. w\ quvgater, a{yai mhtrov", e[kteinon cevra, dov" : mh; livph/" mΔ a[paidΔ. ajpwlovmhn, fivlai. (ai / a ô o è / ai) O douleur, je succombe et mes membres se défont. O ma fille, touche ta mère, tends-moi ta main Donne… Ne me laisse pas sans mon enfant. Me voilà morte, amies !

C’est une image sonore d’une semblable intensité qui surgit dans les Trachiniennes de Sophocle (vers 846-848), au moment où Déjanire rentre au palais pour se suicider. Le chœur, dans une cruelle anticipation visuelle et sonore, chante en pleurant le corps de Déjanire qui se défait, sans savoir qu’au même moment la jeune femme est déjà en train de mourir : h\ pou ojloa; stevnei h\ pou ajdinw`n clwra;n tevggei dakruvwn ajvcnan

(o o a / e ei) (a ô / ô a) (e ei / a ô / a a)

Sans doute gémit-elle désespérément, sans doute est-ce la tendre rosée de ses larmes qu’elle répand à flots

Dans son chant, le chœur fait d’abord résonner le cri déchirant de Déjanire (prédominance des sonorités à vocalisme /o/ : oloa) mêlé de ses gémissements (sonorités à vocalisme /i/ : stenei) avant de faire entendre le son éclatant des larmes (vocalisme /a/ : dakruôn achnan) qui dissolvent le corps (comme l’indique le verbe tengein qui signifie « mouiller, faire couler, d’où fondre »). Le passage du cri vivace (oloa) à la liquéfaction mortifère est redoublé par le chiasme vocalique saisissant des vers 846 /848 : oloa stenei (ooa e ei) // tengei (dakru)ôn achnan (e ei ôaa). Un autre exemple emprunté à Sophocle permet de comprendre encore mieux la  puissance mimétique du chant. Dans Électre, la jeune héroïne s’adresse au chœur pour dire sa souffrance démesurée (vers 254-255 et 284) : Aijscuvnomai me;n, w\ gunai`ke", eij dokw` polloi`si qrhvnoi" dusfovrein uJmi`n ajjgan J’ai honte, femmes, de vous paraître par mes multiples thrènes me laisser emporter à l’excès […] Klaivw, tevthka, kajpikwkuvw (kl ttk // kpkk) Je pleure, je suis liquéfiée et j’éclate en sanglots

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Le dernier vers conjugue la clarté sonore des pleurs (vocalisme /a/ : klaiô tetèka) qui ont pris la forme musicale du thrène au vers 255, et les sanglots de la souffrance (vocalisme /o/ /u/ : kapikôkuô36), tout en figurant dans les  allitérations et la sémantique la liquéfaction du corps dans la mort et les cris. Or ce vers fait écho au chant adressé précédemment à la jeune fille par le chœur pour décrire précisément son corps liquéfié dans les larmes (vers 122-125) : w\ pai`, pai` dustanotavta" (ai ai / a o a a) ÔHlevktra matro;", tivn j ajei; (a a o / a ei) tavkei" w|d j ajkovreston oijmwga;n (a ei / ô a o o / oi ô a) Enfant, enfant d’une très misérable mère, Électre, quelle plainte insatiable sans cesse fais-tu fondre…

Le verbe tèkein, conjugué ici au présent, donne à voir la liquéfaction du corps, en train de se réaliser sous les yeux du chœur et s’associe aux allitérations et aux assonances qui font entendre la douleur implacable et sans mesure d’Électre, matérialisée par la présence obsédante de l’aei tragique37 (adverbe aei en fin de vers auquel répond la sonorité finale de takeis au début du vers suivant). Or quelques vers plus loin surgit effectivement l’image de la mort (vers 150-152) : jAll j ajpo; tw`n metrivwn ejp j ajmhvcanon ajvlgo" ajei; stenavcousa diovllusai ejn oi|" ajnalusiv" ejstin oujdemiva kavkwn En dépassant la mesure pour te livrer à une douleur sans remède, sans cesse tu te fais périr dans les lamentations où tu ne trouves aucune délivrance de tes maux

Ce que rappelle ici le chœur, c’est que le chant ininterrompu du corps souffrant conduit inexorablement à la mort. À ces paroles, Électre répond en recourant à l’exemple de Niobé :

36 37

Nous reviendrons sur ce verbe infra p. 123. Voir les analyses de N. Loraux, op. cit., p. 58 sq.

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jIw; pantlavmwn Niovba, se; d j ejvgwge nevmw qevon (i ô / a a ô / i o a) aJvt j ejn tavfw/ petraivw/ (a ô / ai ôi) aijai` dakruvei" (ai ai) Iô38, Niobé tant éprouvée, quant à moi je te reconnais aussi pour déesse, car dans ta pierre-tombeau aiaî, tu pleures

Or Niobé est le personnage emblématique de cette musicalité particulière du corps qui se défait en se liquéfiant pour périr. C’est ainsi que chez Homère (Iliade, XXIV, vers 613), Niobé est présentée « épuisée à force de verser des larmes » (kavme davkru cevousa). De même, quand l’Antigone de la pièce éponyme de Sophocle chante dans une monodie lyrique l’histoire de Niobé, elle la décrit dans son double aspect paradoxal et oxymoral : une humaine qui pleure et se liquéfie dans les larmes au milieu des rochers fouettés par les pluies et les neiges qui fondent, et un corps déshumanisé, pétrifié, devenu ces rochers mêmes d’où coulent neige et pluie (vers 823-833)39 : On m’a conté jadis la sinistre fin de l’étrangère phrygienne, la fille de Tantale, sur le sommet du Sipyle. Pareille au lierre tenace La pierre bourgeonne pour la dompter Et elle se liquéfiant sous la pluie (o[mbrw/ takomevnan) à ce que l’on rapporte, aucune neige ne la laisse, et elle (ciwvn t j oujdama; leivpei, tevg-) inonde sous ses sourcils tout en larmes (-gei q j uJp j ojfruvs i pagklauvtoi") les gorges des montagnes (deiravda").

Le lien qui s’établit entre la liquéfaction visuelle du corps et la sonorité des larmes est ici doublement marqué par le rapprochement du verbe fondre (takomenan) avec le substantif désignant la pluie (ombrôi) et le rapprochement du verbe inonder (tengei) avec l’adjectif « tout en larmes »  (panklau-

38

Iô est une interjection qui signale soit une invocation, soit un cri de douleur, toujours dans les parties lyriques ; voir N. Loraux, op. cit., p. 59. 39 Voir D. Arnould, op. cit., p. 268.

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tois). Pétrifié-liquéfié le corps se fige à jamais dans la posture du deuil sans cesse alimenté par les larmes40. Une image similaire apparaît dans l’Andromaque d’Euripide, lorsque l’héroïne chante l’horreur de son destin au moment de la chute de Troie dans une monodie où se conjuguent les pleurs abondantes rendues visuellement par l’expression polla dakrua, la liquéfaction dont le mouvement est exprimé au ralenti par le présent takomai et l’image du rocher figurant la pérennité du chagrin (vers 116 sq.) Abondantes mes pleurs se répandaient sur mes joues (polla; de; davkruav moi katevba croov") lorsque je dus quitter et ma ville et ma chambre et mon mari dans la poussière. Hélas, malheureuse que je suis (w[moi ejgw; meleva) […] M’étant jetée pour entourer d’un bras suppliant cette image de la déesse, je me liquéfie comme une source qui jaillit du roc (tavkomai wJ" petrivna pidakovessa libav")

Puis, dans le troisième épisode, face à Ménélas, la jeune fille chante à nouveau la liquéfaction de son corps dans des vers où se conjuguent une dernière fois les deux images (vers 532-534) : Je liquéfie dans les pleurs mes pupilles (leivbomai davkrusin kovra"). Je dégoutte d’une eau qui tombe comme d’une haute roche (Stavzw lissavdo" wJ" pevtra") Loin du soleil, malheureuse que je suis (Libav" ajnhvlio" aJ tavlaina)

Ces quelques exemples permettent de comprendre qu’il ne s’agit pas pour les acteurs, les choreutes ou même l’aède de simuler physiquement l’impossible, c’est-à-dire la liquéfaction matérielle d’un corps, mais bien de faire entendre le son de ces corps tragiques qui se liquéfient, d’en produire en quelque sorte une image acoustique qui vient frapper l’imagination du spectateur stimulée par les sons qu’il entend.

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Voir l’image parallèle des chevaux d’Achille figés dans le deuil, comme « une stèle » pour pleurer la mort de Patrocle avec de « chaudes larmes qui coulaient de leurs paupières jusqu’au sol », Iliade, XVII, 434-439.

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La sourdine des corps affaiblis et mourants Outre ce corps matériellement liquéfié dans les sons des pleurs, les poètes évoquent souvent des corps affaiblis par l’âge ou par l’imminence de la mort. On peut évoquer en préalable l’exemple bien connu des vieux conseillers troyens assis sur les remparts de la citadelle : ils discutent en regardant les plus jeunes pris dans l’action sur le champ de bataille, dans la plaine en contrebas, et le poète donne à entendre leurs corps affaiblis par l’âge (Iliade, III, 151152). EiJvato [...] __uu ghvrai dh; polevmoio pepaumevnoi, // ajll j ajgorhtai; _uu /_uu / _uu / _ uu/ _uu /__ ejsqloi;, tettivgessin ejoikovte", oiJv te kaq j uJvlhn, __ /_ uu /_ _ / _ uu /_ uu /__ dendrevw/ ejfezovmenoi ojvpa leiriovessan iJveisi _ u u/_uu /_ u u /_ uu/_ u u/_u

DDDD // DS SDSDDS DDDDDS

Ils siégeaient […] À cause de leur âge en effet, ils avaient mis fin à la guerre, mais c’étaient des discoureurs distingués, semblables aux cigales qui, dans le bois sur un arbre assises, laissent sortir leur voix de lys

Ces vers font entendre des modulations sonores caractérisées par la série vocalique /i e i/ dont J.-L. Perpillou a montré le rapport avec les verbes indiquant le chuchotement, la voix qui s’amenuise41. Ici, la voix amoindrie des vieillards, voix dont le tempo musical est signalé par la présence de multiples hiatus (eia, oio, aie, eoi, eôie, oia, ioe, iei), est une voix dont la fragilité (suggérée par l’image du lys : leirioessan) est rendue perceptible par la récurrence du vocalisme /i/. Ces vieillards babillent, en quelque sorte, de façon assourdie42. Les modulations vocaliques font entendre leurs chuchotements (e o e / oi o a ei i o e a i ei i), et l’image acoustique du dernier vers est sous-tendue par les échos et les sonorités inversées qui suggèrent l’effet vibratoire de leur voix : dendreôi 41

J.-L. Perpillou, op. cit. p. 236 : le timbre /i/ exprime « le ténu, le chuchoté ». Aristote note que « ceux qui ont perdu leurs forces avec le temps ne peuvent que difficilement chanter sur les modes trop aigus, mais la nature inspire à des gens de cet âge des modes plus relâchés » (Politique, VIII, 7, 13). 42

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… leirioessan hieisi (eô i … ei i // oe iei i) exprimée visuellement par la comparaison avec les cigales qui chantent sur un arbre. Il y a fort à penser que Platon se souvient de cette scène sonore lorsqu’il fait raconter à Socrate dans le Phèdre que les cigales sont la réincarnation animale de corps desséchés43. La tragédie offre des exemples extrêmes de corps amenuisés dont l’image acoustique décrit la disparition. Ainsi dans l’Agamemnon d’Eschyle, le chœur évoque le sacrifice d’Iphigénie par son père et décrit la mort physique de la jeune fille à travers la disparition de sa voix (vers 228-247) : Antistrophe 4 (vers 228-236) Lita;" de; kai; klhdovna" patrwv/ou" Supplications et appels à un père, parΔ oujde;n aijw'na parqevneion, vie d’une jeune fille, c’est pour rien e[qento filovmacoi brabh'" : qu’ils les tinrent les chefs épris de guerre ; fravsen dΔ ajovzoi" path;r metΔ eujca;n et le père signifia aux aides, après une prière divkan cimaivra" u{perqe bwmou' à la façon d’une chèvre, au-dessus de l’autel pevploisi peripeth' panti; qumw'/ enveloppée dans sa robe, de tout son cœur pronwph' labei'n ajevrde la maintenir penchée en avant en hauteur dhn stovmatov" te kalliprwv/et par la garde de sa bouche rou fulaka'/ katascei'n à la belle proue, de contenir fqovggon ajrai'on oi[koi", un son funeste pour la maison,

Strophe 5 (vers 237-248) biva/ calinw'n tΔ ajnauvdw/ mevnei : par violence et par la force sans voix des mors. krovkou bafa;" ªdΔº ej" pevdon cevousa, Versant à terre une teinture de safran e[ballΔ e{kaston quthvelle jetait sur chacun des sacrificateurs rwn ajpΔ o[mmato" bevlei le jet empli de complainte de son œil, filoivktw/, prevpousa q j wJ" se distinguant comme ejn grafai'" prosennevpein sur une peinture, dans son désir de leur 43

Platon, Phèdre, 259 b7-c5 : « Quand les Muses furent nées et que le chant eut paru sur la terre, certains hommes alors éprouvèrent un plaisir si bouleversant, qu’ils oublièrent en chantant de manger et de boire, et moururent sans s’en apercevoir. C’est d’eux que par la suite naquit l’espèce des cigales : elle a reçu des Muses le privilège de n’avoir nul besoin de nourriture une fois qu’elle est née, mais de se mettre à chanter tout de suite, sans manger ni boire, jusqu’à l’heure de la mort ».

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qevlousΔ, ejpei; pollavki" adresser la parole ; car si souvent patro;" katΔ ajndrw'na" eujtrapevzou",  dans la salle des hommes aux belles tables, chez son père e[melyen, aJgna'/ dΔ ajtauvelle a chanté, et d’une voix pure de rwto" aujda'/ patro;" génisse non touchée par le taureau, fivlou tritovspondon eu[- avec amour elle honorait le bienheureux péan potmon paiw'na fivlw" ejtivma. de son père aimé, à la troisième libation.

La volonté vive de la jeune fille (exprimée par la présence active de son thumos, siège de l’énergie vitale, et par le participe thelousa) et les mouvements de son corps (rendus visibles par l’allitération des p : peploisi peripetê panti thumôi, pronôpê) doivent être entravés. Pour cela, il faut occulter sa voix dont la musicalité (exprimée par le mot audè au vers 246) est d’abord réduite à un phthongos (vers 236), c’est-à-dire une simple émission de voix sans signification. Pour entraver la bouche de la jeune fille, les hommes usent donc d’un bâillon44 qui se trouve investi métaphoriquement (et par le biais d’un transfert en hypallage) de la musicalité entravée de la voix (le bâillon est dit « sans voix », an-audôi, vers 237). Privé de voix et de sens, rendu incapable de produire même un son (phthongos), le corps d’Iphigénie semble alors se dessécher sous les yeux de l’auditoire et s’évanouir dans un mouvement dont l’aspect visuel est exprimé par la comparaison : « comme sur une peinture » (vers 242). Mais dans ce tableau muet, le regard qui n’a pu être encore maîtrisé par les sacrificateurs est doté de la faculté de chanter dont a été privée la bouche : c’est ainsi que l’œil jette sur l’auditoire ses traits sonores sous la forme d’une  « complainte » (belei philoiktôi). En faisant entendre le chant muet émis à cet instant par le regard de la jeune fille, le chœur se souvient, dans un mouvement d’inversion qui referme la scène, du chant mélodieux que chantait auparavant la jeune Iphigénie pour accompagner les libations (verbe melpein et substantif auda) : ce chant de préservation (eupotmon paiôna) qui unissait autrefois l’enfant à son père chéri dans une communauté de valeur (philôs etima) offre l’image inversée du silence auquel elle se trouve désormais contrainte, et cette surimpression 44 Nous avons vu supra (p. 114) que Polyxène réclame à Ulysse un voile pour manifester la disparition de son corps au vers 432 de l’Hécube d’Euripide et qu’Aristophane a bien compris cette valeur du voile posé sur un visage pour frapper un corps d’inanité (voir supra, p. 107).

122 CORPS CHANTÉS, CORPS CHANTANT CHEZ HOMÈRE ET LES TRAGIQUES

(exprimée par le polyptote auda/an-audôi) a pour effet de renforcer encore aux yeux des spectateurs la violence sacrilège du sacrifice décrit par le chœur. Or la robe flottante d’Iphigénie, décrite à la strophe 5, peut être rapprochée du vêtement safrané des pleureuses qu’évoque Antigone dans un chant de deuil (Euripide, Phéniciennes) : inversant le geste par lequel on entrave Iphigénie, Antigone refuse de se voiler afin que puisse librement sortir de sa bouche le chant douloureux du deuil (vers 1485-1492) : Sans voiler ma tendre joue ombragée de boucles, sans que ma pudeur virginale prenne garde à la rougeur qui sous mes paupières m’empourpre la face je m’élance, bacchante des morts, rejetant le bandeau loin de ma chevelure et laissant flotter une robe luxueuse de safran (stolivda krokovessan aJnei`sa trufa`"), pour conduire de mes nombreux gémissements le funèbre cortège, Aiaî, iô, moi ! (aJgemovneuma nekroi`si poluvstonon. Aijai` ijwv moi)

Iphigénie et Antigone : deux jeunes filles aux corps musicaux qui s’opposent, le corps affaibli, entravé, asséché et privé de voix de la première, qui disparaît dans la mort, et le corps bien vivant de la seconde qui, refusant toute entrave, s’élance librement et dont la voix résonne pour clamer la douleur vive, comme le font d’autres héroïnes tragiques dont le corps blessé et meurtri offre sur scène une image sonore quand leur voix n’est pas entravée. La musique suraiguë des corps blessés Comme l’écrit J.-L. Perpillou, « les timbres /i/ et /o/ sont caractéristiques de  deux registres où s’opposent en gros des cris et des chuchotements »45. C’est dans les sons aigus (oxu)46, en particulier dans l’ololugè, ce cri aigu poussé par les femmes qui fait entendre la série vocalique o o u, que le corps poétique manifeste ses blessures et ses meurtrissures. Par exemple 45

J.-L. Perpillou, op. cit., p. 236. « Oxu s’applique à ce qui est pointu, aiguisé ou perçant […]. Employé pour les souffrances physiques, il désigne la pointe de la douleur, l’élancement qui traverse soudain le corps », D. Arnould, op. cit., p. 152. 46

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dans l’Iliade (VI, 301), on entend les femmes crier l’ololugè avant la prière de Théanô à Athéna47. Nous avons vu précédemment comment dans Électre, la jeune héroïne s’adressant au chœur exprime d’abord la décomposition de son corps dans les larmes puis sa meurtrissure douloureuse dans les sanglots (vers 284) : Klaivw, tevthka, kajpikwkuvw Je pleure, je suis liquéfiée et j’éclate en sanglots

Le dernier verbe de la série, kôkuô, dont l’expressivité sonore est ici renforcée par la crase et ses effets allitératifs (kapikôkuô), est caractérisé par ce vocalisme /o/ /u/ décrit par J.-L. Perpillou comme lié aux cris aigus de douleur poussés par les femmes48. Une scène des Choéphores illustre particulièrement bien cette musique du corps meurtri. Le chœur entre sur scène avec Électre au vers 24, et les femmes décrivent dans leur chant les gestes de meurtrissure qu’elles s’infligent en signe de deuil : Voyez, sur ma joue aux entailles sanglantes (prevpei parh;/" foivnissΔ ajmug-) l’ongle a tracé de frais sillons (moi'" o[nuco" a[loki neotovmw/,) Car les sanglots c’est chaque jour (diΔ aijw'no" dΔ ijug-) que s’en nourrit mon cœur. (moi'si bovsketai kevar) Et faisant crier le lin des tissus, (linofqovroi dΔ uJfasmavtwn) ma douleur a mis en lambeaux (lakivde" e[fladon uJpΔ a[lgesin,) les voiles drapés sur mon sein (provsternoi stol-) toute joie m’a fuie à jamais (moi; pevplwn ajgelavstoi") sous les maux qui m’ont frappée (xumforai'" peplhgmevnwn)

47 Voir aussi Odyssée, III, 450 ; IV, 767 ; XXII, 407-441. Clytemnestre, dans l’Agamemnon d’Eschyle, fait pousser l’ololugè par les hommes, comme pour mieux manifester la réalité de son pouvoir sur la cité désormais commandée par une femme (vers 587 et 594-595 : « Il y a déjà longtemps que j’ai poussé le long cri rituel (anôloluxa) sous l’effet de la joie (charâs hupo) […]. Et sur le mode des femmes, l’un l’autre de tous côtés, ils faisaient retentir le cri rituel (ololugmon) à travers la cité ». 48 J.-L. Perpillou, op. cit., p. 256. Sur ce verbe, voir aussi D. Arnould, op. cit. p. 150-151, qui rappelle que chez Homère, ce verbe est réservé aux femmes.

124 CORPS CHANTÉS, CORPS CHANTANT CHEZ HOMÈRE ET LES TRAGIQUES

En grec ancien, phoinios qui apparaît au vers 24, désigne à la fois le meurtre et la blessure sanglante visible sur la joue de la pleureuse49. Les sonorités de timbre /o/ et /u/ qui ponctuent ces vers font clairement entendre que les pleurs des femmes ne sont pas ici des larmes qui coulent et dissolvent les corps, mais des sanglots qui les secouent et les blessent, sanglots qui se matérialisent en cris (iugmois) et dont la matérialité sonore nourrit le corps (verbe boskein). Or le verbe péplegmai, qui désigne au dernier vers les coups que s’infligent les pleureuses en menant le deuil, est celui qui, dans la tragédie, dit le coup fatal porté à un personnage. Ainsi, c’est le contenu même du cri poussé par Agamemnon frappé à mort dans la pièce éponyme : « Hélas, je suis frappé d’un coup mortel » (peplègmai plègèn) (vers 1343-1345), juste avant le commentaire du chœur évoquant les plaintes sonores du roi agonisant (oimôgmasin). Un autre exemple figure dans les Suppliantes d’Eschyle quand le chœur des cinquante princesses chante sa douleur (vers 68-71) : Pareillement, moi aussi, j’aime gémir Tw;" kai; ejgw; filovdurto" jIsur le mode ionien, aonivoisi novmoisin, je ravage mes tendres davptw ta;n aJpala;n joues brûlées par le soleil du Nil Neiloqerh` pareia;n ainsi que mon cœur sans expérience des larmes. ajpeirovdakruvn te kardivan Et je cueille la fleur des plaintes goedna; d j ajnqemivzomai"

Le goos évoqué dans le dernier vers est une plainte parfois chantée, mais proche comme l’ololugè du cri aigu (oxu)50. Cette plainte apparaît toujours en relation avec des verbes dont le sémantisme renvoie à une forme de paroxysme et qui sont caractérisés par la série vocalique /a/ô/, comme ici le verbe daptô (dévorer, ronger, ravager), ou encore comme dans un passage des Perses d’Eschyle, le verbe klangxô (de même racine que klangè : le cri aigu, le hurlement) : klavgxw d j au\ govon ajrivdakrun (vers 947 : « Je hurlerai désormais ma larmoyante plainte »). 49

Voir les remarques éclairantes de N. Loraux, op. cit., note 49, p. 158. Voir par exemple les expressions : ojxutovnwn govwn, Sophocle, Électre, vers 243 ; ojxugovoi" livtaisin, Eschyle, Sept contre Thèbes, vers 320 ; oijwnoqroon govon ojxuboan, Eschyle, Agamemnon, vers 56-57 ; govoio dakruovento", Odyssée, IV, 801 ; XVII, 8 ; XXIV, 323 ; poludakruvtoio govoio, Odyssée, XIX, 213, 251 ; XXI, 57. Au chant XXIV de l’Iliade, au thrène des chanteurs répond le goos inarticulé des femmes, accompagné de sanglots (723-724). 50

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C’est sur ce mode paroxystique que, dans la suite du passage des Phéniciennes évoqué précédemment, Antigone exprime sa douleur devant les cadavres de sa mère suicidée et de ses frères qui se sont entretués (vers 14981525) : Quel accompagnement musical (tivna prosw/do;n) Ou quelle lamentation qui s’exprime en chant (tivna mousopovlon stonaca;n ejpi;) éploré, éploré, ô demeure, demeure ( davkrusi davkrusin w\ dovmo", w\ dovmo") appeler à mon aide (ajnakalevswmai) en apportant ces trois cadavres de même sang. […] Infortunée ! Voici que je module ma voix (tavlainΔ, wJ" ejlelivzw) Quel oiseau donc sur les plus hautes branches (tiv" a[rΔ o[rni", h] druo;" h] ejlavta") d’un chêne ou d’un sapin (ajkrokovmoi" ajmfi; klavdoi") assis, mère privée de ses petits (eJzomevna, monomavtorsin ojdurmoi'") chante avec moi mes douleurs ? (ejmoi'" a[cesi sunw/dov") C’est le chant lugubre que (ai[linon aijavgmasin a}) mes gémissements sanglotent (toi'sde proklaivw monavdΔ aij-) par avance sur la vie solitaire (w'na diavxousa) que je mènerai pour toujours (to;n aijei; crovnon ejn) dans les écoulements de larmes. (leibomevnoisin davkrusin ªijachvswº. Sur qui jeter d’abord (tivnΔ ejpi; prw'ton ajpo; caiv-) les prémices arrachées à ma chevelure ? (ta" sparagmoi'" ajparca;" bavlw …)

Les modifications successives de l’état du corps de la jeune fille sont rendues visibles dans la trame sonore de son chant. Le corps d’abord se redresse en laissant entendre son pathétique lamento (stonachan, vocalisme /o/a/) ; puis en s’affaiblissant il laisse sortir sa  voix diminuée (elelizô  : vocalisme /e/ et /i/51) ; ensuite, dans un sursaut de douleur, il lance un cri rauque et aigu (odurmois, sunôdos, où se modulent les voyelles de timbre /o/ et /u/) et se fige dans la figure tragique par excellence exprimée par la répétition de l’aiai 51 J.-L. Perpillou (op. cit., p. 254) rappelle que le verbe elelizô (vocalisme e/i) est utilisé dans les passages lyriques de préférence à alalazô (vocalisme a) et ololuzô (vocalisme o/u) : c’est le cas par exemple dans l’Hélène d’Euripide, vers 1108-1112, ou dans les Oiseaux d’Aristophane, vers 211-214, où il est à chaque fois en relation avec le thrène.

126 CORPS CHANTÉS, CORPS CHANTANT CHEZ HOMÈRE ET LES TRAGIQUES

et par la sonorité des larmes (ailinon aiagmasin, proklaiô) ; enfin le corps se liquéfie dans les larmes infiniment répandues (aei, leibomenoisin dakrusin). Il ressort de tous ces exemples que, dans la poésie orale, les métamorphoses du corps s’expriment musicalement. Ces corps matérialisés par la musique du thrène, la plainte aiguë, ou les sons propres à la nature (son du feu, de la pierre ou de l’eau, son des oiseaux ou des insectes) échappent à la mesure, dans l’excès ou le défaut. Au point que ces corps musicaux chantés par les poètes parviennent même, on l’a vu à plusieurs reprises, à faire communiquer la vie et la mort de façon dangereuse, comme c’est le cas pour Polyxène ou Électre dans les exemples précités, ou encore pour le chœur des Suppliantes d’Eschyle qui s’écrie au début de la pièce : « Vivante je me rends hommage de mes plaintes funèbres (Zôsa goois me timô) » (vers 116). Ce qui se fait entendre sur la scène théâtrale, c’est donc la musicalité de l’excès ou de la passion, par contraste avec la voix mesurée de la parole ordinaire, celle du citoyen, homme mûr qui pratique la maîtrise. C’est le son aigu52 qu’il faut modérer, en même temps que les manifestations extrêmes du corps dont il porte acoustiquement l’image. Or, sur la scène théâtrale, le chant apparaît comme la manifestation de l’autre, féminin ou même barbare53, car le passage de la parole iambique au chant soutenu par la musique de l’aulos54 signale une perte de contrôle de soi. Dans les faits, ce sont surtout les femmes qui chantent les parties lyriques dans les œuvres dramatiques comme dans l’épopée d’ailleurs, et ces monodies prennent le plus souvent la forme du thrène, qui apparaît dans l’Antiquité comme une activité spécifiquement féminine55, au point que le lexique de la Suda glose le verbe monodein par le verbe thrènein. 52

On se souvient que l’aigu est référé par Aristote aux femmes, aux enfants ou aux eunuques. 53 Les femmes viriles ne chantent pas (Médée ou Clytemnestre n’ont pas de solos lyriques), alors que Jason exécute une monodie dans une Médée, trad. fr. adesp. 6N2, ce qui serait la marque de sa féminité ou de sa domination par les femmes. 54 L’aulos aurait été inventé en Phrygie (on parle souvent, comme dans l’Hélène d’Euripide, de l’aulos phrygien). L’aulos est l’instrument tragique par excellence puisqu’il est capable d’imiter la voix qui pleure ou son contraire, dès lors qu’on peut y passer d’une harmonie à l’autre, d’un mode à l’autre, donc de la tristesse à la joie. Ainsi Sophocle écrit-il (fr. 849 Radt) : « C’est l’aulos, non la lyre qui convient aux sanglots (ejnv aula kwkutoi`sin ouj luvra fivla) ». Voir aussi Pindare qui, dans la Pythique XII, raconte qu’Athéna a inventé l’aulos afin d’imiter le goos (vers 21) et le thrène. 55 Cf. E. Hall, op. cit., p. 113.

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Mais dans la vie réelle, celle de la cité athénienne, le législateur tente de réprimer ce qui dans le corps des femmes à la fois bouge et dérange la mesure56, précisément en interdisant le thrène. Dans sa Vie de Solon (21, 5-7), Plutarque rappelle les mesures prises par le législateur pour policer le corps des femmes : Il édicta aussi une loi sur les voyages des femmes, sur leurs deuils et leurs fêtes, pour réprimer le désordre et la licence (to atakton kai akolaston). […] Il leur interdit de se meurtrir la peau en se frappant (koptomenôn), de faire des lamentations affectées (kai to threnein) et de gémir (kai to kokuein) sur un autre que celui dont on fait les funérailles. […] La plupart de ces défenses subsistent encore dans nos lois. On y a même ajouté que ceux qui contreviennent à ces règlements seraient punis par les gynéconomes comme étant sujets à la sensiblerie féminine qui fait commettre tant de fautes et d’extravagances dans les manifestations du deuil (ôs anandrois kai gunaikodesi tois peri ta penthè pathesi kai hamartèmasin enechomenous).

Policer le corps dans la cité, c’est policer la musicalité de ce corps, l’empêcher de se liquéfier dans le threnein, ou de se meurtrir dans le koptein et le kokuein. Dans la République de Platon (III, 411 b), on peut lire aussi qu’une trop longue étude de la musique risque de « dissoudre », de « faire fondre » le thumos des gardiens de la cité et Platon utilise ici les mots précis des poètes, tèkein et lebein57. De même au livre X (605 c) sont refusées aux hommes deux pratiques qui sont celles-là mêmes qui constituent la voix et les gestes du kommos : aidein (chanter) et koptein (se meurtrir)58. Ce que révèlent ces préceptes des philosophes ou des législateurs, c’est que policer les sons du corps revient à contrôler la phônè59 (et surtout sa forme 56

Ce sont les adjectifs akoraston et améchanon que nous avons rencontrés chez les Tragiques. 57 Comme l’écrit N. Loraux, « Nul doute qu’en condamnant le thrène, le philosophe n’entende rejeter un chant qui, loin d’inciter les citoyens à la bravoure, est par lui-même, comme celui de Cassandre, une “blessure à entendre” (traumat’emoi kluein) parce qu’il “mord” l’auditeur au tréfonds de sa chair » (op. cit., p. 92). Voir aussi par exemple la mise en garde du philosophe contre les goôdestatai harmoniai dans les Lois (VII, 800 d). Sur tout cela, voir plus récemment A. G. Wersinger, Platon et la Dysharmonie, Paris, Vrin, 2001, p. 65-66. 58 Voir les remarques de E. Hall, op. cit., p. 113. Cf. Diodore de Sicile, Bibliothèque historique, I, 81, 7 : « [Les Égyptiens] estiment que la musique est non seulement inutile mais encore nuisible en ce qu’elle amollit et effémine l’âme de ceux qui l’entendent ». 59 C’est le mot phônè qui caractérise la « voix » de l’aulos, tout comme celle des animaux dépourvus de logos.

128 CORPS CHANTÉS, CORPS CHANTANT CHEZ HOMÈRE ET LES TRAGIQUES

musicale, l’audè) afin de promouvoir dans la cité le logos, la parole rationnelle préservée des forces perturbatrices de la sensibilité60.

60 Les relations ambiguës de la musique et de la politique sont particulièrement bien analysées par A. G. Wersinger, « La musique des Lois », in Plato’s Laws. From Theory to Practice, Proceedings of the  VI  Symposium Platonicum selected papers, éd.  L.  Brisson, S. Scolnicov, Sankt Augustin, Academia Verlag., 2003, p. 191-196.

LE CORPS DE DIEU CHEZ AUGUSTIN Gioachino Chiarini

Le christianisme pose au centre du discours sur le corps et la divinité le mystère de l’incarnation du Christ dans le sein de la Vierge Marie, sa vie terrestre, sa mort sur la Croix et sa Résurrection. La Résurrection, en soustrayant à tout contrôle le corps, le cadavre du Christ, en a favorisé le passage de  la  condition humaine à la reconnaissance d’une pleine divinité. Mais il ne s’agissait pas d’un passage facilement acceptable d’un point de vue purement logique. Celse fut l’auteur dans les années quatre-vingts du IIe siècle ap. J.-C. d’une attaque aussi dure qu’argumentée à l’égard des chrétiens et de leur religion intitulée Discours de la vérité (Alethes logos) ; il y avait mis l’accent sur l’extravagance chrétienne de croire qu’un corps divin comme celui de Jésus pouvait avoir été soumis à la condition naturelle des corps humains et même, être nourri comme les autres hommes. Le Discours a été perdu ; mais nous sommes informés par Origène, soixante-dix ans après dans le Contra Celsum, qu’il n’hésita pas à ironiser sur la possibilité de tirer réellement des Écritures évangéliques quelque preuve que Jésus ait été nourri, et même de quels aliments1. En réalité, les Évangiles disent non seulement que Jésus a mangé, mais qu’il a mangé comme n’importe quel autre homme, même après être ressuscité : « “Avez-vous ici quelquechose à manger ?” Ils lui présentèrent un morceau de poisson grillé. Il le prit et le mangea devant eux » (Lc 24, 41-43). Une autre critique de Celse touchait directement la Résurrection du Christ (ce qui par suite remettait durement en discussion l’apparition aux apôtres et l’Ascension) : que le cadavre du Nazaréen n’ait pas été enlevé, mais 1

Origène, Contre Celse, I, 70.

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LE CORPS DE DIEU CHEZ AUGUSTIN

qu’il fût réellement ressuscité, s’appuyait sur l’unique témoignage de MarieMadeleine (Jn  20, 14-18  ; le célèbre Noli me tangere), décriée par Celse comme une « exaltée », ou sur celui même de quelqu’un, poursuit Celse, ayant « […] eu un songe d’après une certaine disposition, ou au gré de son désir dans sa croyance égarée, une représentation imaginaire »2. Mais une voie d’issue s’offrait ici à Origène grâce à la divinité même de Jésus, sur laquelle il argumentait ; il avait pu assumer dans le cours de sa présence terrestre, selon l’interlocuteur, un aspect de plus en plus déterminé, c’est-à-dire un seul parmi les nombreux aspects qui étaient en lui : Jésus, quoiqu’il fût un, était pour l’esprit multiple d’aspects, et ceux qui le regardaient ne le voyaient pas tous de la même manière. Cette multiplicité d’aspects ressort des paroles : « Je suis la Voie, la Vérité, la Vie » (Jn 14, 6), « Je suis le Pain » (Jn 6, 35), « Je suis la Porte » (Jn 10, 9) et autres sans nombres. Et la vue qu’il offrait n’était pas identique pour tous les spectateurs, mais dépendait de leur capacité. […] Autre preuve qu’il n’apparaissait pas toujours identique : Judas qui allait le trahir dit aux foules qui s’avançaient vers lui comme si elles ne le connaissaient pas : « Celui que je baiserai, c’est lui » (Mt 26, 48). […] Dès lors, comme nous élevons Jésus si haut, non seulement dans sa divinité intérieure et cachée à la foule, mais aussi dans son corps, transfiguré quand il  voulait pour ceux qu’il voulait, nous affirmons  : avant qu’il […] « fût mort au péché » (Rm 6, 10), tous avaient la capacité de le regarder, mais quand il […] ne posséda plus ce qui pouvait être visible de la foule, tous ceux qui le virent auparavant ne pouvaient plus le regarder3.

En effet, d’abord seule Marie-Madeleine, ensuite les apôtres seuls le virent. Avec ces paroles, comme l’observe I. Gomez de Liaño, « Origène pense rendre compréhensibles et conciliables les différentes images de Jésus qui proliférèrent dans les deux premiers siècles de l’ère chrétienne »4. À l’époque d’Origène remonte également l’Évangile de Philippe, d’inspiration platonico-pythagoricienne, qui partage en substance cette thèse : En effet, il ne s’est pas révélé comme il était [en lui-même], mais il s’est révélé comme on [pouvait] le voir. C’est ainsi [qu’à tous] il s’est manifesté : il [appa2 Origène, Contre Celse, II, 59-60, éd. M. Borret, Paris, Cerf, 1967-1976, rééd. 2005, t. I, p. 425. 3 Ibid., II, 64, p. 435-437. 4 I. Gomez de Liaño, Le Immagini di Gesù nel Cristianesimo delle origini, trad. it. Milan, Mondatori, 2005, p. 19.

GIOACHINO CHIARINI

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rut] grand aux grands, il [apparut] petit aux petits, il [apparut] aux anges comme un ange et aux hommes comme un homme5.

D’aucuns avaient déjà insisté sur ces qualités métamorphiques du Christ, jusqu’au paradoxe le plus extrême, avec d’incomparables tonalités hérétiques. Ainsi Basilide avait-il soutenu que le long du Calvaire, Jésus avait adopté la figure du Cyrénéen, de façon que le véritable Cyrénéen fût crucifié, tandis que Jésus, lui, riait du succès de sa tromperie6. Et l’on pourrait ainsi continuer. Tout cela naissait d’une difficulté réelle : celle de concilier les images nombreuses et différentes qui s’étaient formées de Jésus dans les années suivant immédiatement sa mort, quand, avec la diaspora consécutive à la destruction du Temple et de la cité de Jérusalem, l’on entrava les voies les plus anciennes dans lesquelles avait conflué l’image véritable du Nazaréen, au point que nous ne savons même rien de l’aspect extérieur de Jésus. L’unique portrait ancien que nous possédons est celui donné par Celse ; son corps « […] ne l’emportait en rien sur un autre, mais, dit-on, était petit, laid, vulgaire »7, auquel Origène ne réplique par rien d’autre qu’un décevant : « Or de l’aveu général, les Écritures disent que le corps de Jésus était laid, mais non pas vulgaire, comme l’a expliqué Celse […] »8. Saint Paul, de son côté, était convaincu que Jésus était le Messie annoncé et que sa parousie, son retour, pour juger les vivants et les morts, était imminente ; Jacques, en revanche, « frère de Jésus » et chef de la communauté chrétienne de Jérusalem, accordait le christianisme avec la loi mosaïque, tandis que le (futur) protomartyr Stéphane, mystique et visionnaire, soutenait que Jésus était venu pour défaire les liens de la tradition mosaïque et qu’un jour lointain, il redescendrait sur terre pour inaugurer le règne messianique9. En somme, le problème de l’image comme celui de la réalité terrestre du Christ avait été un véritable problème dans les décennies suivant la Crucifixion. Et il continuait encore de se poser à l’époque d’Augustin, surtout sous l’influence des disciples de Mani. Pour les manichéens, la coïncidence d’une double nature, divine et humaine, en un ou même corps, le corps du Christ, n’était pas concevable : sur la croix, à sa place, était certainement mort 5

L’Évangile selon Philippe, 59-60, éd. J.-E. Ménard, Montréal, Faculté de théologie, Paris, Lethielleux, 1964, p. 77-78. 6 Irénée, Contre les hérésies, I, 24, 4. 7 Origène, Contre Celse, VI, 75, op. cit., t. III, p. 367. 8 Ibid., p. 369. 9 Cf. I. Gomez de Liaño, op. cit., p. 27 sq.

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un fantôme. Augustin, qui avait été pendant presque dix ans auditeur des manichéens, était longtemps resté attaché à leurs préjugés et avait eu beaucoup de mal à trouver la façon d’accepter la double nature du Christ. Dans les Confessions, il évoque les diverses phases du processus tourmenté qui le conduisit à la conversion ; il raconte comment il dépassa la conviction manichéenne erronée que le monde vit du contraste entre la substance ou masse du bien et la substance ou masse du mal : Dieu seul est le bien suprême et Dieu seul est tout ce qui est, alors que tout le reste est simple devenir ; le mal même, entendu comme absence temporaire du bien, est simple devenir. Alors s’était-il senti, à presque trente ans, à un pas de la conversion10. Dans les Confessions, la réflexion théologique se mêle, comme nous venons de le constater, à l’évocation des pensées et des sentiments, à l’évocation de la concrète et progressive maturation convergente des raisons de l’es10

Saint Augustin, Confessions, VII, XVIII, 24-XIX, 25, trad. P. Cambronne, Œuvres, Paris, Gallimard, 1998, I, p. 923-924 : « Et je cherchais la Voie où acquérir la force, pour être apte à jouir de toi. Mais je n’allais pas la trouver tant que j’eusse étreint le Médiateur entre Dieu et les hommes, Jésus-Christ Homme, qui est au-dessus de tout, Dieu béni pour les siècles (I Tim 2, 5) ; il nous appelle et dit : Je suis la Voie, la Vérité, la Vie (Rm 9, 5) ; et la nourriture que je ne pouvais prendre faute de force, il la mêle à la chair, puisque le Verbe s’est fait chair (Jn 14, 6) afin que ta Sagesse par qui tu as créé toutes choses se fit le lait de notre enfance. C’est que je n’avais pas l’humilité de qui cherche à posséder mon Dieu Jésus dans son humilité, ni ne savais quelle leçon nous donne sa faiblesse [c’est-à-dire de s’être fait homme et d’être mort pour nous]. Car ton Verbe, l’éternelle Vérité, dominant de haut les parties supérieures de ta création, élève à sa hauteur ceux qui se sont soumis à lui, tout en s’étant, dans les parties inférieures, bâti de notre glaise une humble demeure [le Christ dans un corps d’homme] : il voulait ainsi arracher à eux-mêmes ceux qui se soumettraient, et les faire passer jusqu’à lui, en guérissant leur enflure et en nourrissant leur amour. Que leur outrecuidance ne les fasse pas s’avancer trop loin ! Qu’ils se fassent plutôt faibles, en voyant à leurs pieds la divinité qui s’est faite faible en partageant notre tunique de peau (Gn 3, 21), et que, dans leur lassitude, ils se prosternent devant elle, et qu’elle-même, en se redressant, les relève ! Or, tout autres étaient mes conceptions : mon opinion sur le Christ, mon Seigneur, se limitait à le concevoir comme un homme d’une sagesse éminente, inégalable. Et, surtout, sa naissance miraculeuse d’une vierge — signe exemplaire du mépris du temporel comparé à l’immortalité à acquérir — lui valait, à mes yeux, par l’effet d’une sollicitude divine à notre égard, une bien grande autorité dans son enseignement. Mais, ce que comportait de mystère le Verbe fait chair (Jn 1, 14), je ne pouvais même pas le soupçonner. Tout ce dont j’avais conscience, d’après ce qu’en rapporte les livres — qu’il a mangé et bu, qu’il a dormi, marché, qu’il a connu la joie et la ristesse, qu’il a parlé —, c’était que cette chair n’était pas unie à ton Verbe sans une âme et une intelligence humaines. C’est bien là ce que reconnaît tout homme qui sait que ton Verbe est immuable […] ».

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prit et de celles du cœur. Pour connaître la pensée théologique d’Augustin, libre, pour ainsi dire, des lumières et des ombres de l’expérience vécue, nous devons nous tourner ailleurs, en particulier vers le traité sur la Trinité, débuté dans les années des Confessions, mais achevé et publié seulement presque vingt ans plus tard (399-419 après J.-C.). Dans ce traité complexe, Augustin s’arrête, entre autres, sur un passage de saint Paul (I Tm 6, 14-16) au sujet de la venue du Messie : « “Que tu conserves — admoneste saint Paul — le commandement immaculé et sans reproche jusqu’à la venue de Notre-Seigneur Jésus-Christ, que montre, en des temps appropriés, l’heureux et seul puissant, le Roi des rois et le Seigneur des seigneurs, qui seul a l’immortalité et habite une lumière inacessible ; lui que nul homme n’a vu ni ne peut voir ; lui à qui appartiennent l’honneur et la gloire, dans les siècles des siècles”. Ici — commente Augustin —, ni le Père, ni le Fils, ni l’Esprit saint ne sont proprement nommés, mais “l’heureux et seul puissant, le Roi des rois et le Seigneur des seigneurs” qui est “le seul et unique Dieu”, la Trinité elle-même. Mais peutêtre cette interprétation est-elle compromise par ce qui suit, quand il dit : “Lui que nul homme n’a vu ni ne peut voir”, encore qu’il s’agisse de désigner ici le Christ dans sa divinité, que les Juifs n’ont pas vue, eux qui, cependant, ont vu et crucifié sa chair. C’est que la divinité ne peut en aucune manière être vue avec un regard humain ; elle l’est par un regard qui fait de ceux qui voient non plus des hommes, mais des surhommes [c’est-à-dire par l’œil de la foi] »11. Il s’agit d’une énième variation sur le thème fondamental du christianisme des origines du « voir [le Christ] sans le voir », du « regarder [le Christ] sans le reconnaître », que nous avons déjà rencontré dans le Contre Celse d’Origène. Mais, pour revenir aux Confessions, une fois mûrie la conversion, tout obstacle à la compréhension du johannique « le Verbe s’est fait chair » est enlevé d’un simple élan : Voici qu’il descendit, ici, lui, notre Vie, Il ravit notre mort, et il la supprima, Par  l’abondance de sa vie. Et il tonna, clamant que nous retournions D’ici jusques à lui, à cet endroit secret D’où il vint jusqu’à nous, D’abord dans un sein virginal, Union nuptiale avec l’humaine créature, Chair de mort, Pour qu’elle ne restât pas mortelle à jamais. Puis, de là, tel l’époux, qui sort en s’élançant De la chambre nuptiale Il bondit pour courir, tel un géant, sa route. De fait, sans plus tarder, il court, nous clamant Par ses mots, par ses actes, par 11

Saint Augustin, La Trinité, I, 10-11, Œuvres, Paris, Gallimard, III, p. 261-262.

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sa mort, par sa vie, Sa descente sur terre et son ascension, Oui, nous clamant de revenir jusques à lui. Et il est parti, loin de nos regards, Qu’à notre cœur rendus nous puissions le trouver. Il est reparti, et voici qu’il est ici. Avec nous il ne voulut pas rester longtemps. Et pourtant il ne nous a pas abandonnés, Parti vers un lieu d’où jamais il ne partit : C’est qu’en effet le monde a été fait par lui ; Il était dans ce monde, et il vient en ce monde Pour sauver les pécheurs12.

Ce passage d’un pathos profondément « dramaturgique », composé avec art et offert à la plus grande gloire de Dieu, se détache sur l’arrière-plan d’un thème bien plus vaste — et donc d’un tourment bien plus aigu — qui traverse les Confessions : celui, comme nous l’avons appelé dans notre titre, du « corps » de Dieu. Pendant des années, en réalité, l’un des problèmes qui tourmentèrent le plus le jeune Augustin fut celui de traduire, de réelle en métaphorique, de charnelle et matérielle en spirituelle et abstraite, la possibilité de Dieu d’être pensé, — de convertir l’expérience concrète de la beauté et des sens, de la chaîne des perceptions en soi finies en performance introduisant à quelque chose de plus haut, à l’unique véritable science, à la connaissance de Dieu. Que signifient les expressions telles que « Si j’escalade les cieux, tu es là, / qu’au shéol je me couche, te voici ? » (Ps. 138, 8), ou bien « Car tout est de lui et par lui et pour lui » (Rm 11, 36), ou encore « Est-ce que le ciel et la terre, je ne les remplis pas » (Jr 23, 24), « Le ciel et la terre te renfermentils donc, puisque tu les remplis ? Ou bien, quand ils sont remplis, y-a-t-il un reste de toi, puisqu’ils ne te renferment pas ? Et ce qui reste de toi, une fois emplis le ciel et la terre, où le reverses-tu ? Ou bien tu n’as besoin d’aucune place pour y être contenu, toi qui contiens toutes choses, puisque les êtres que tu remplis, c’est en les contenant que tu les remplis ? »13. Ou encore, d’un autre point de vue d’observation : « […] ce n’est pas, en effet, par une marche ou à travers des espaces que l’on s’en va loin de toi ou que l’on revient vers toi. Non, ce n’est pas en ayant requis chevaux, chars ou bateaux, ni en ayant pris aux regards de tous son vol à tire-d’aile, ni en ayant cheminé à la force de ses jarrets, que ton fils cadet [le fils prodigue de Lc 15, 11-32] est parti dans la région lointaine, pour y dissiper en prodigue ce que tu lui avais donné, toi qui t’étais montré tendre, lorsqu’il partit, en lui ayant fait ce don, et plus tendre, lorsqu’il revint, dans l’indigence : il vivait 12 13

Saint Augustin, Confessions, IV, XII, 19, op. cit., p. 847-848. Ibid., I, III, 3, p. 782-783.

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dans une passion luxurieuse, c’est-à-dire une passion ténébreuse, et c’est cela être loin de ta face »14. Ce thème de la luxure, si important jusqu’au livre VIII des Confessions inclus, — le livre raconte les ultimes résistances opposées à la conversion par les tentations de la chair et finalement la conversion elle-même —, est lié à celui, plus ample, de l’amour d’Augustin pour la beauté, pour toute chose belle (nous le savons par lui-même dans un traité De pulchro et apto, écrit pendant sa jeunesse et ensuite perdu15). Il ne lui fut pas non plus facile de dépasser ce stade du beau visible, à cause de la théologie manichéenne et du poids qu’exerçaient les astres avec leur splendide physicité, en particulier le soleil comme expression visible de Dieu et la lune comme expression visible du Christ : J’ignorais, en effet, l’autre réalité, celle qui Est, en toute vérité [la vraie foi chrétienne], et, comme par un subtil aiguillon, j’étais poussé à accorder mes suffrages à de stupides dupeurs [les manichéens], quand ils me demandaient d’où venait le mal, si Dieu était limité par une forme corporelle, s’il avait des cheveux et des ongles […]. Dans mon ignorance, j’en étais troublé et, tout en m’écartant de la vérité, je croyais aller vers elle : c’est que je ne savais pas que le mal n’était que la privation du bien, à la limite du pur néant [tandis  que pour les manichéens mal et bien sont des substances concrètes ou des masses qui luttent entre elles]. D’où pouvais-je le voir, quand mes yeux ne voyaient pas au-delà des corps ni mon âme au-delà des fantômes ? Je ne savais pas que Dieu était un esprit et non quelqu’un avec des membres étendus en longueur et en largeur, ni quelqu’un dont l’être serait une masse ; car une masse est moindre en sa partie qu’en son tout, et, quand bien même elle serait infinie, elle est moindre dans une partie définie par un espace déterminé que lorsqu’elle est étendue dans son infinité ; et elle n’est pas tout entière partout, comme un esprit, comme Dieu16.

Dans le cours du livre V des Confessions, Augustin raconte son transfert de Carthage à Rome (383 après J.-C.). Ses débuts y sont également, même pour peu de temps encore, dans le cercle de la communauté manichéenne qui 14

Saint Augustin, Confessions, I, XVIII, 28, op. cit., p. 800-801. Cf. Confessions, IV, XV, 24. 16 Saint Augustin, Confessions, III, VII, 12, op. cit., p. 825-826. Voir aussi IV, XV, 24, op. cit., p. 851 : « Toutefois, je ne voyais pas encore que le pivot d’un si grand problème résidait dans ton art à toi, ô Tout-Puissant qui seul fais des merveilles (Ps 71, 18). Mon esprit cheminait à travers les formes corporelles ». 15

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insiste pour lui faire croire, en toute mauvaise foi, que les chrétiens prenaient à la lettre l’expression de la Génèse 1, 26-27 « Dieu créa l’homme, à l’image de Dieu il le créa ». Ainsi Augustin décrit-il l’acuité de ce dilemme : […] la cordialité de nos relations […] me rendait d’autant moins empressé à rechercher ailleurs ce que je désespérais de pouvoir trouver dans ton Église, ô Seigneur du ciel et de la terre, créateur de l’univers visible et invisible, la Vérité dont eux [les manichéens] m’avaient détourné. C’était à mes yeux le comble de la turpitude de croire que tu aies une configuration charnelle d’homme, et que tu sois limité selon les contours corporels de nos membres ; et pourtant, en voulant me faire une idée de mon Dieu, je savais tout juste me faire l’idée d’une masse corporelle. […] telle était la cause principale, et presque inique, d’une erreur inévitable pour moi17.

Ayant été transféré à Milan (en 384 ap. J.-C.), il apprit des prédications de saint Ambroise « comment les fils de ton Esprit […] interprétaient la création de l’homme à ton image (Gn I, 26-27) : ils n’allaient pas croire et s’imaginer que tu étais délimité par les contours du corps humain »18. Il s’aperçut ainsi que sa lutte n’était pas externe contre la foi catholique, mais plutôt entièrement interne « contre des représentations fantomatiques dues à des êtres de chair »19 qui le poursuivaient : Et pourtant je m’efforçais, […] de te concevoir toi, Très-Haut, Unique, Vrai Dieu ! Que tu sois incorruptible, inviolable et immuable, cela, de toute la moelle de mon être, je le croyais, parce que — sans bien savoir d’où ni comment — je voyais clairement et avec certitude que le corruptible est d’un ordre 17 Saint Augustin, Confessions, V, X, 19, op. cit., p. 872. Voir aussi V, X, 20, op. cit., p. 873 : « Aussi me considérais-je plus pieux si toi, mon Dieu, […] je te croyais [selon le credo manichéen] infini sur tous les points, sauf pourtant sur celui-là seul, du mois, où la masse du Mal s’opposait à toi, d’où l’obligation de t’avouer fini ; plus pieux donc que si je t’imaginais [selon le présumé credo catholique] fini sur tous les points, et cela selon la forme d’un corps humain. Il valait mieux aussi, me semblait-il, croire que tu n’as créé aucun mal — dans mon ignorance, le mal me semblait être non seulement une substance, mais aussi une substance corporelle […], — plutôt que de croire issue de toi la substance du mal, telle que je l’imaginais. Notre Sauveur lui-même, ton Fils unique, je me le représentais comme si, du bloc de ta masse si lumineuse, il émanait pour notre salut […]. Une telle nature, pensais-je, ne pouvait naître de la Vierge Marie sans s’allier à la chair, et, tel que je l’imaginais, je ne le voyais pas s’allier sans se souiller. Je craignais donc [avec les manichéens] de le croire né dans la chair, de peur d’avoir à le croire souillé par la chair ». 18 Ibid., VI, III, 4, p. 882. 19 Ibid.

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inférieur à l’incorruptible ; et, sans hésiter, je mettais l’inviolable au-dessus du violable : l’immuable valait mieux que le muable. Mais mon cœur criait avec violence contre tous ces fantômes qui étaient les miens. J’essayais bien de les chasser, du même coup, loin de la fine pointe de mon esprit, cet essaim impur et obsédant. Mais, à peine écarté, voilà qu’en un clin d’œil il se reformait, se ruant sur mon regard et l’obnubilant : me voilà contraint à concevoir quelque chose de corporel — même si ce n’était pas sous la forme d’un corps humain —, caractérisé par une extension spatiale, soit dans le monde (sous forme infuse), soit hors du monde (par diffusion à travers les espaces infinis), tout en étant lui-même incorruptible, inviolable, immuable, et, à mes yeux, situé au-dessus du corruptible, du violable, du muable. […] C’est donc ainsi que, le cœur encrassé, et  sans avoir aucune vision claire de  moi-même, je considérais comme  pur néant tout ce qui n’avait pas quelque extension spatiale, soit en se diffusant, soit en s’agglomérant, soit en se gonflant, soit en revêtant (ou en étant susceptible de revêtir) une propriété analogue. […] Ainsi donc, toi, ô Vie de ma vie, je te concevais comme une substance immense, étendue dans l’infini de l’espace, qui pénétrait toute la masse de l’univers et qui, en dehors de celle-ci, se déploieraient de toutes parts parmi des immensités sans bornes, si bien que la terre, le ciel, et toutes les choses détenaient une parcelle de toi, tout en ayant leurs limites en toi, alors que les tiennes n’étaient nulle part20.

Mais voici, après tant d’incertitude et de peine, le premier véritable foudroiement, lié à la découverte de la philosophie néoplatonicienne (dont les livres, dira-t-il ensuite, lui avait appris à « chercher la Vérité incorporelle »21) : C’est ainsi que je retirai de ces livres un avertissement à revenir en moi-même. J’entrai dans l’intime de mon être ; c’était sous ta conduite, et je l’ai pu parce que tu t’étais fait mon soutien. J’entrai et, avec l’œil de mon âme, quelque médiocre que fût son état, je vis, au-dessus de ce même œil de mon âme, audessus de mon intelligence, une lumière immuable, non pas cette lumière ordinaire perceptible à tout regard charnel, ni une sorte de lumière qui, tout en étant du même genre, serait plus vive, resplendirait en quelque sorte avec beaucoup, beaucoup plus de splendeur et emplirait tout de sa grandeur. Non, ce n’était pas cela qu’était cette lumière ; non, elle était d’un autre, d’un tout autre ordre que tout ce monde d’ici-bas. Elle n’était pas non plus au-dessus de mon intelligence comme l’huile est au-dessus de l’eau, ni comme le ciel 20 21

Saint Augustin, Confessions, VII, I, 1-2, op. cit., p. 902-903. Ibid., VII, XX, 26, p. 925.

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LE CORPS DE DIEU CHEZ AUGUSTIN

est au-dessus de la terre. Mais elle était au-dessus, parce que c’est elle-même qui m’a créé, et moi j’étais au-dessous, parce que j’étais créé par elle. Qui connaît la Vérité la connaît, et qui la connaît connaît l’Éternité […]. C’est toi qui es mon Dieu. Après toi je soupire, de jour comme de nuit. Lorsque je t’ai connue pour la première fois, […] j’étais encore incapable de voir. Et tu as ébloui mon regard tout infirme Par la force de ton rayonnement sur moi. Voici que j’ai tremblé d’amour et de frisson : Et je me découvris dans la région lointaine Où rien ne te ressemble […]22.

Finalement, quelques mois plus tard (nous sommes désormais en 386 après J.-C.), Augustin se convertit, en conquérant une conception exclusivement spirituelle de la présence de Dieu. Et cela advient, parce qu’il est parvenu à transformer en sensualité visionnaire et mystique la sensualité qui jusqu’à la fin l’avait tenu lié aux beautés de ce monde23.

22

Saint Augustin, Confessions, VII, X, 16, op. cit., p. 917-918. Ibid., X,VI, 8, p. 986-987 : « Mais qu’est-ce donc que j’aime quand je t’aime ? Non la beauté d’un corps, ni le charme d’un temps, Ni la brillance de la lumière, cette amie de mes yeux d’ici-bas, Ni les douces mélodies des cantilènes de tout mode, Ni des fleurs, des parfums, des aromates la suave odeur, Ni la manne et le miel, Ni les membres ouverts aux charnelles étreintes. Non, Ce n’est pas ce que j’aime, lorsque j’aime mon Dieu. Et pourtant j’aime Une certaine lumière, Une certaine voix et un certain parfum, Un certain aliment, une certaine étreinte, Lorsque j’aime mon Dieu : Lumière, voix, parfum, aliment, étreinte De l’homme intérieur qui en moi est présent, Où brille pour mon âme ce que le lieu n’enferme, Où résonne pour elle ce que le temps ne vole, Où s’exhale un parfum que le vent ne dissipe, Où se savoure un mets que la voracité ne réduit, Où se noue une étreinte que la satiété ne desserre. Oui, voilà ce que j’aime, Lorsque j’aime mon Dieu ». 23

LA MUSIQUE SELON SAINT AUGUSTIN, UNE RÉDEMPTION DU SENSIBLE ? Marianne Massin

Per corporalia cupiens ad incorporalia peut-on lire au chapitre VI du livre I des Retractationes de l’évêque d’Hippone. Aussi peut-il sembler paradoxal de réfléchir sur la rédemption du sensible à partir de ses textes, particulièrement à partir de ceux qui portent sur la musique. Je souhaite donc d’emblée donner toute sa place à la dimension interrogative de cette recherche en commençant par examiner les objections qu’un tel titre peut susciter, afin de mieux délimiter l’ambition d’un propos qui se centrera ultérieurement sur l’analyse du De musica. Ces objections sont essentiellement de trois ordres. Premièrement, l’idée même d’une « rédemption du sensible » peut sembler contradictoire avec la visée du converti qui veut inciter chacun au  salut de son âme par  ses textes théoriques et ses propres Confessions. Le terme de « confession » doit être entendu, conformément aux Écritures, à la fois comme confessio laudantis, qui  glorifie celui qui en est l’objet, et comme confessio gementis, qui « exprime le repentir de celui qui fait cette confession », souligne Augustin dans les Enarrationes in Psalmos1. Aussi estil loisible de penser à un repentir de cet ordre lorsqu’il avoue que les plaisirs de l’ouïe (voluptates aurium) l’ont « enveloppé et subjugué [plus] tenacement »2 . 1

Saint Augustin, Enarrationes in Psalmos, 94-3, in Œuvres complètes, éd. L. Vivès, Paris, Édition des Bénédictins, 1873, t. 14. Pour une réinterprétation du verbe « Confesser », on se référera au chapitre XI du livre de J.-L. Chrétien, Saint Augustin et les actes de parole, Paris, PUF, 2002. 2 Id., Confessions X, XXXIII, trad. J. Trabucco, Paris, Garnier-Flammarion, 1964, p. 236. Pour les Confessions, je me référerai à cette traduction, facilement accessible, souvent heureuse,

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LA MUSIQUE SELON SAINT AUGUSTIN

La méfiance alors recommandée envers ces plaisirs sensibles constitue une deuxième forte objection. On sait que la fin du livre X des Confessions invite à  lutter contre «  la délectation voluptueuse de tous les sens  » dans une mise en garde progressive qui va des plaisirs de l’odorat à ceux de la vue, en passant par ceux de l’ouïe. Les sens, et parmi eux — au centre d’eux — l’ouïe, constitueraient donc un danger dont il faut se prémunir. Ils ne sauraient être rédimés. Ce seraient au contraire, des entraves charnelles dont il faut se déprendre, car elles retardent voire interdisent l’élan vers Dieu. Tout à la séduction extérieure des corps, l’homme s’y complait et s’y perd ; il se rend sourd à cette écoute interne qu’il faudrait seule cultiver. Augustin rend grâce à Dieu d’avoir rompu une telle surdité (vocasti et clamasti et rupisti surditatem meam)3. Nos oreilles nous emmurent et interdisent l’hospitalité d’une écoute attentive ; la puissance divine transperce l’opacité du corps. Dans la lignée plotinienne4, Augustin chercherait donc à écarter ces plaisirs sensibles et ces beautés inférieures et trop extérieures, pour mieux tendre l’oreille vers le divin. Dans une telle perspective, on comprendrait donc que le sensible soit obstacle à écarter et que l’ouïe sensible le soit tout particulièrement — ce qui justifierait sa place centrale dans l’ordonnance des mises en garde du Livre X des Confessions. Dans cette même perspective, une troisième objection se présente. Par-delà la première suspicion envers le corps sensible et la seconde envers les plaisirs de l’ouie, elle porte précisément sur la musique, suspecte de captiver d’autant plus sûrement dans les rets du sensible qu’elle est plaisante et construite pour l’être. Dans ce même chapitre XXXIII du Livre X, Augustin en vient même à souhaiter qu’on éloigne des oreilles « la mélodie des suaves qu’on comparera au texte latin soit dans son ancienne présentation « Classiques Garnier », soit dans les autres éditions bilingues, celle des Belles Lettres ou celle des Œuvres de saint Augustin, « Bibliothèque augustinienne », Desclée de Brouwer puis Institut des études augustiniennes, 1936 et sq. (désormais notée op. cit., B. A.), t. 13 et 14. 3 Saint Augustin, Confessions, X, XXVII : «  Tard je vous ai aimée, Beauté si ancienne et si nouvelle, tard je vous ai aimée. C’est que vous étiez au-dedans de moi, et, moi, j’étais en dehors de moi ! Et c’est là que je vous cherchais ; ma laideur se jetait sur tout ce que vous avez fait de beau. Vous étiez avec moi et je n’étais pas avec vous. Ce qui loin de vous me retenait, c’étaient ces choses qui ne seraient pas si elles n’étaient en vous. Vous m’avez appelé, vous avez crié, et vous être venu à bout de ma surdité », op. cit., p. 229-230. 4 Plotin, Ennéades, V, 1, 12, 12 : « Il nous faut ici laisser tous les bruits sensibles, à moins de nécessité, et garder la puissance perceptive de l’âme intacte et prête à entendre les voix d’en haut », trad. É. Bréhier, Paris, Les Belles Lettres, 1931, rééd. 1967, p. 30.

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cantilènes ». Cette troisième objection serait dirimante non seulement pour notre propos, mais encore et surtout pour la lecture attentive du De musica. Dans cette triple perspective, il faudrait en effet considérer ce dialogue inachevé de six livres, rédigés une bonne dizaine d’années avant les Confessions, comme un traité mineur et précoce, devenu caduc pour le futur évêque d’Hippone. Augustin s’y attachait encore à prouver la noblesse de la musique. Ultérieurement, il inviterait au contraire à dépasser l’attachement au corps et aux sens. Ces attachements, on les partage avec le cheval et le mulet, souligne le texte des Confessions (X, VII). L’homme, lui, doit se hausser vers Dieu, vers ces sens spirituels qui permettent de goûter des mélodies que le temps n’emporte pas — ubi sonat quod non rapit tempus5. Ces objections sont lourdes, on le voit. Elles sont pourtant susceptibles d’être levées pour trois raisons majeures, historiques et factuelles d’abord, intra-textuelles ensuite, proprement philosophiques enfin. On commencera donc par rappeler que le De musica ne date déjà plus de la jeunesse d’Augustin, — il sera rédigé pour partie dans l’attente du baptême et terminé au retour en Afrique6. Contrairement au De pulchro et apto, il n’a été ni perdu ni renié par son auteur ; le livre VI a même sans doute été repris et corrigé durant la période épiscopale 7, et la ligne directrice en est réaffirmée ultimement dans le texte des Retractationes rédigées à la fin de sa vie. À cet argument historique et factuel s’ajoute un second motif de refuser ces  objections  ; il se fonde sur une lecture plus attentive du chapitre X, XXXIII des Confessions. Si Augustin souhaite éloigner « la mélodie des suaves cantilènes », il y avoue en effet aussi « flotter » entre le danger de la volupté que suscite le chant et la constatation de ses effets salutaires : Ita fluctuo inter periculum voluptatis et experimentum salubritatis. Un tel flotte5

Saint Augustin, Confessions, X, VI. Sur les sens spirituels, voir aussi B. Saint Girons, « Du goût de Dieu au goût du sublime », Le Sublime de l’Antiquité à nos jours, Paris, Desjonquères, 2005, p. 65-78. 6 Rappelons que les six livres du De musica ont été commencés durant l’hiver de 386 et terminés au retour en Afrique (c. 388-389). 7 Entre 408 et 409. C’est en tout cas l’interprétation que défend H.-I. Marrou (Saint Augustin et la fin de la culture antique, Paris, De Boccard, 1938, « Appendice » p. 580 sq.). Il s’appuie sur l’écart entre les premiers livres et le dernier et sur la lettre 101 à l’Évêque Mémorius : Augustin y annonce l’envoi du Livre VI quem emendatum reperi, et Marrou interprète le mot de manière technique comme « relu et corrigé ».

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ment sollicite doublement la réflexion8. D’une part, l’hésitation exprimée étant redondante dans ce si bref texte, elle ne saurait donc être accidentelle. On peut même penser qu’elle contribue à structurer le chapitre, qui s’ouvre par une action de grâce (« Vous m’avez délié et libéré ») mais se clôt par l’imploration interrogative de la miséricorde divine9 ; de l’une à l’autre, il est rythmé par l’oscillation entre deux attitudes d’accueil et de rejet10, attitudes extrêmes et jugées pour cela inadéquates — ce qui interdit de condamner trop radicalement la musique. D’autre part, on remarquera que l’indécision augustinienne porte précisément sur la « place » à accorder à ces plaisirs : « Ils cherchent dans mon cœur une place (locum) digne d’eux ; mais j’ai peine à leur en trouver une qui leur convienne (vix eis præbeo congruentem) »11. Avertis par un tel aveu, ne doit-on pas suspecter la condamnation des plaisirs auditifs mais aussi, plus largement, musicaux, ne doit-on pas estimer plutôt qu’il s’agit de leur trouver cette place adéquate qui leur donnerait valeur et sens ? C’est le parti que j’adopterai ici, en défendant une première hypothèse : ce « flottement » n’est pas un rejet — il marque plutôt en creux la reconnaissance de cette puissance spécifique de l’audition que les Confessions ont déjà esquissée. Augustin évoque ses propres larmes à l’audition des chants religieux et les bons effets d’une telle émotion12. En découlent deux remarques. Premièrement, s’il y a un danger de la musique, elle peut être aussi une aide ; les plaisirs de l’ouïe peuvent défaire les résistances du pécheur et l’entraîner sur le chemin d’une rédemption. Songeons à l’irruption salvatrice de la voix chantante (cum cantu dicentis) qui tira Augustin du désespoir et décida de sa propre conversion (Confessions, VIII, XII). Le chant entendu dans le jardin de Milan interrompt ces larmes que les chants religieux sauront faire à nouveau couler. La musique n’est donc pas seulement pernicieuse ou condam8 Pour approfondir une telle réflexion, voir M. Massin, « D’un “flottement” augustinien. Plaisirs de l’ouïe et délectation musicale », Cahiers philosophiques, 82, mars 2000, p. 23-38. 9 Saint Augustin, Confessions, X, XXXIII : « Guérissez-moi. Me voilà devenu pour moimême sous vos yeux, un problème ; et c’est là précisément mon mal », op. cit., p. 237. 10 Ibid., p. 236-237. « Aliquando enim plus mihi videor honoris eis tribuere quam decet […]. Aliquando autem hanc ipsam fallaciam immoderatius cavens erro nimia severitate ». 11 Ibid., X, XXXIII, p. 236. 12 Ibid., X, XXXIII : « Cependant lorsque je me rappelle les larmes que je versais en écoutant les chants de votre Église aux premiers jours de ma conversion […], je reconnais de nouveau la grande utilité de cette institution », p. 337.

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nable ; angélique ou humaine, elle est aussi susceptible de surprendre le corps et de l’entraîner dans un autre éveil. Secondement, on notera qu’Augustin se  soucie de trouver une place qui convienne à ces plaisirs de l’ouïe (locum congruentem). Même si cette place est difficile à situer et à penser, l’oscillation même de l’auteur témoigne qu’il la cherche et la reconnaît ainsi potentiellement. On peut alors supposer que ce serait une place telle que la musique, loin de conforter la surdité de l’homme extérieur, pourrait contribuer à la rompre (comme en témoignent les larmes versées). Avant d’aller si loin, j’exposerai la dernière et troisième série d’arguments proprement philosophiques, susceptibles d’invalider à un autre niveau les objections ci-dessus énoncées, lesquelles reposent sur une conception erronée de l’extériorité. En effet, si l’homme intérieur doit primer sur l’homme extérieur, il ne saurait pourtant y avoir une scission radicale entre eux. Le corps est l’instrument du premier. Le texte rappelle que « l’homme intérieur connaît per exterioris ministerium » (Confessions, X, VI) et que les sens sont des messagers que l’homme doit savoir interroger — ce que ne peuvent faire, faute de raison, les animaux (X, VI-VII). Augustin ne condamne donc ni le corps ni la beauté sensible, ni même les sens. Il les défend même à maintes reprises contre des positions extrêmes et refuse la  métaphore du corpus carcer  : «  Si l’âme veut être heureuse, il lui faut fuir tout corps. Voilà ce que disent les philosophes, mais il se trompent, ils déraisonnent »13 . Il invite au contraire à pactiser avec ce corps, à le maintenir en bonne santé. Dans la perspective réitérée de l’opposition entre uti (se servir d’une chose en vue d’une autre) et frui (jouir d’une chose en elle-même et pour elle-même), il s’agit d’« user » bien du corps, non de s’y complaire dans de vaines jouissances14. « Les mêmes choses sont mal utilisées par les uns, et bien par les autres. Celui qui en use mal s’y attache par son amour et s’y ligote […]. Celui qui les utilise avec rectitude montre que, si elles sont bonnes, ce n’est pas par elles-mêmes […] et c’est pourquoi il n’est pas agglutiné à elles par amour »15.

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Saint Augustin, Sermon, 241, 7, 7-8. Pour une discussion plus approfondie de ce point, voir J.-M. Fontanier La Beauté selon saint Augustin, Rennes, PUR, 1998, p. 116 sq. 14 Id., De Doctrina Christiana, I, XXIV-24-25, et plus généralement pour l’opposition uti/ frui, I, III-IV ; XXII, 20-22. 15 Id., De libero arbitrio, I, 33, in Œuvres, dir. L. Jerphagnon, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1998, t. 1, Du Libre arbitre, p. 439.

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Se dessine donc l’idée que le corps et le sensible ne sont pas méprisables en eux-mêmes ; le sont en revanche ceux qui en usent mal et s’y asservissent au lieu de s’en servir. La dignité de l’homme est donc de savoir faire bon usage de ce sensible, à la fois en le mettant à sa juste place d’instrument et en l’interrogeant comme messager d’une beauté plus haute. Lorsque, « flottant » entre deux périls devant la musique, il s’interroge sur le juste locus à lui accorder, l’hésitation d’Augustin témoigne de la vive conscience de cette nécessaire dignité. Aussi ne faut-il pas opposer trop brutalement, comme on le fait parfois, le texte des Confessions aux textes philosophiques antérieurs, pas plus qu’on ne doit interpréter ce « flottement » comme une simple faiblesse psychologique, moyen un peu commode d’éviter les questions posées. À l’inverse, et en écho à cette dernière série d’arguments, je préférerai soutenir une seconde hypothèse. Ces propositions augustiniennes non seulement n’invalident pas le De musica mais en confortent la nécessité, voire le recommandent a posteriori comme une active propédeutique. Au soir de sa vie, c’est-à-dire entre 426 et 427 dans ses Retractationes, Augustin revint sur cette œuvre (I, VI) et insista sur l’apport du livre VI ; son succès tient à l’intérêt des questions qu’il renferme, écrit-il alors. Il s’agit de s’élever du sensible muable à l’appréhension de l’immuable vérité, d’aider l’intelligence à apercevoir par le miroir des créatures les beautés invisibles de Dieu (I, XI). De fait ces six livres dialogués vont apprendre au disciple à se servir de son oreille comme une messagère et conductrice, à interroger cette beauté sensible pour en comprendre l’ordre et enfin à y découvrir des traces d’un ordre plus élevé. Ils ouvrent ainsi l’espace fragile d’une rédemption du sensible. On voudrait désormais en chercher confirmation en se centrant sur ce dialogue16. Dans l’espace de cet article, il ne saurait être question d’en faire l’examen exhaustif mais de dégager et privilégier ce qui soutient une telle hypothèse. J’insisterai donc sur ce travail progressif de l’écoute qui permet d’esquisser une rédemption du sensible. Et je tenterai de montrer que, si l’écoute est bien conduite, elle transcende peu à peu les clivages du passif et de l’actif, de l’extérieur et de l’intérieur, du corps et de l’âme. Le travail du maître sera de conduire cette oreille vers une « intelligence incarnée » ; ce sera aussi l’exer16

Je citerai le De musica dans l’édition bilingue des Œuvres de saint Augustin, t. 7, Dialogues philosophiques, trad. G. Finaert, F.-J. Thonnard, Bibliothèque augustinienne, Desclée de Brouwer, 1947.

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cice constant du disciple tout au long des six livres dialogués, tout spécialement des cinq premiers, souvent négligés en raison de leur aridité ; on souhaite les revaloriser. Resituons d’abord rapidement cette œuvre, en rappelant que si elle reste incomplète en aval — six autres livres devaient être écrits sur la mélodie et ne le furent jamais17 — elle s’inscrit pleinement en amont dans le projet du De ordine rédigé quelque temps plus tôt. Augustin s’y proposait de montrer que le beau est fondé sur des rapports numériques dont la Raison divine a laissé des traces dans les réalités sensibles et indiquait en conséquence une remontée par la voie hiérarchique des nombres, du sensible au céleste. Il établissait en conséquence une gradation des disciplines où la musique occupait une place centrale. D’autres écrits devaient développer ces disciplines. Presque tous restèrent à l’état de notes préparatoires qui s’égarèrent du vivant même d’Augustin ; le livre sur la grammaire, plus avancé, ne fut jamais terminé et disparut ultérieurement de sa bibliothèque. Le De musica constitue donc une exception notable qui témoigne de l’intérêt d’Augustin pour ce sujet ; son projet s’y modifie d’ailleurs de manière assez importante puisqu’il passe d’une analyse de la gradation de ces disciplines à une analyse des conditions de la réception intérieure de la musique. Au livre I du De musica, la musique est définie comme scientia bene modulandi, discipline qui permet de régler les mouvements d’après les rapports de temps et de mesure (modus), de leur imposer un rythme ou encore de moduler dans les hauteurs (I, 1-3) — ce devait être l’objet de ces six livres non écrits sur la mélodie. Appliquée aux mots, la musique s’occupe de la manière dont ils portent l’accent et s’organisent en rythme, par l’ordre des longues et des brèves, par la durée et la disposition des sons. Appliquée aux corps, elle est la science du mouvement bien réglé (scientia bene movendi). Dans tous les cas elle est scientia. Lui conférer cette dignité, c’est la distinguer à la fois de la sensualité instinctive et de la virtuosité corporelle. La danse des éléphants ou des ours prouve certes qu’ils sont sensibles à la suite des sons, mais la musique appartient aux seuls hommes qui connaissent les rythmes qui meuvent leur corps (I, 5). Cette ligne de partage, entre un plaisir instinctif animal et un devoir humain de  réflexion, apparaissait déjà dans le De ordine18 ; elle se retrouvera au livre X des Confessions, comme 17

Cf. Lettre 101 à l’Évêque Mémorius. Le De ordine (II, 49) évoque cette différence entre la pratique animale et le savoir réfléchi de l’homme, et  affirme que c’est par la connaissance des choses nombrées que 18

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on l’a vu. En ce qui concerne la musique, on notera que l’accomplissement de cette même réflexion distingue aussi les musiciens des virtuoses qui ne possèdent pas l’intelligence de leur art mais le perfectionnent par répétition et imitation (I, 6 à 9). La musique a donc une réelle noblesse ici, ce qui n’empêche pas Augustin de penser qu’une telle «  science  » requiert l’usage du corps, un usage qui exerce et affûte l’intelligence requise, et qu’elle s’ancre dans le plaisir qu’elle purifie en remontant jusqu’aux racines de l’ordre en Dieu. Une telle position, originale, détermine l’acception des nombres dans ce texte. Augustin les examine abstraitement pour en déduire les bases des variations à partir de l’unité et de la division, mais aussi concrètement puisque ces nombres devront être évalués comme « rythmes » par l’oreille et le corps. Pour une bonne part donc, le « numerus » n’est pas seulement une entité mathématique, mais un « rythme » vécu et incarné, ce pourquoi le terme « rythme » est sans doute préférable pour traduire « numerus » — et  l’on suivra en ce sens la suggestion terminologique du De  ordine  : le « rythme ruthmos […] en latin ne peut se dire autrement que par nombre numerus » (II, 42). Après ce premier livre qui définit la musique et son rapport au nombre, les livres II à V exposent les lois fondamentales du rythme prosodique et de ses éléments, en procédant du plus simple au plus complexe, et du plus ample au plus délimité — le rythme en général, les mètres, et les vers. L’imposant livre VI (presque un tiers de l’ouvrage) incitera à passer du plan corporel à l’appréhension du divin. On s’attache souvent à ce seul dernier livre pour souligner sa dynamique anagogique et sa portée métaphysique, et l’on réduit alors les cinq premiers livres à un simple traité de métrique ou, plus justement, de rythmique19. Augustin semble y inciter lui-même, en déclarant au début du livre VI :

l’homme l’emporte sur l’animal. 19 Sur cette dissociation dans les habitudes de lecture, voir les livres d’H.-I. Marrou (op. cit., p. 196 sq., notamment pour la précision métrique/rythmique, sa discussion du livre de F. Amerio, Il de Musica di San Agostino, Turin, Società editrice internazionale, 1929) et, du même auteur, sous le pseudonyme de H. Davenson, Traité de musique selon l’esprit de saint Augustin, Neuchâtel, Éditions de la Baconnière, 1942. On peut remarquer aussi que la Bibliothèque augustinienne confie à deux traducteurs distincts les cinq premiers livres (trad. G. Finaert) et le dernier (trad. F.-J. Thonnard).

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Trop longtemps en vérité, et d’une façon vraiment puérile nous nous sommes attardés pendant cinq livres à des recherches sur les rythmes appartenant aux espaces temporels. Mais peut-être les lecteurs bienveillants nous pardonneront-ils facilement cette frivolité en raison de l’utilité de notre travail. Car si nous l’avons entrepris, c’est uniquement dans le but d’aider les adolescents ou même les hommes de tout âge, doués par Dieu d’une bonne intelligence, à s’arracher, sous la conduite de la raison, sans hâte et comme par degrés, des sens corporels et des littératures charnelles auxquelles il leur est difficile de  ne  pas s’attacher  ; et cela pour que, par amour de l’immuable vérité, ils se fixent en Dieu20.

On remarquera pourtant que, sous couvert d’excuses apparentes (puérilité, futilité, temps perdu), Augustin justifie son entreprise par son utilité, ce qui n’est pas inhabituel chez lui. En témoigne cette adresse faite à Adéodat21 : « Peut-être estimes-tu que nous jouons ou que nous détournons notre esprit des choses sérieuses par de petites questions puériles […]. Tu me pardonneras donc, si je commence en jouant avec toi non pour jouer, mais pour exercer les forces et l’acuité de l’esprit ». Dans le De musica, il procède de même ; ce qui semblait puéril se révèle exercitatio animi. De fait, si la tâche a été longue, c’est qu’il lui a fallu s’attarder dans ces espaces temporels et que les cinq premiers livres doivent précisément opérer « sans hâte et par degrés (non præpropere sed quibusdam gradibus) » pour être efficaces. Le travail salvateur ne peut se mener qu’avec la patience requise ; la question de la musique engage en effet celle de l’âme engluée dans la sensualité. Elle engage aussi celle d’une acuité de l’oreille qui s’est émoussée dans la facilité des habitudes. « Ce n’est pas en vain que l’habitude est appelée une seconde nature, une nature artificielle. Or nous voyons certains sens, devenus récemment, grâce à une habitude, aptes à juger de toutes sortes d’objets corporels, dépérir par une habitude contraire » (VI, 19)22. Il s’agit donc de régénérer une oreille pervertie. Aussi la futilité apparente des premiers livres ne saurait-elle masquer leur nécessité. Tout en restant au cœur de ce sensible auquel il est « difficile de ne pas s’attacher », ils détachent déjà des « littératures charnelles » et des mots, par l’attention portée à la disposition des durées sonores. Pour cela il faut multiplier les exemples pratiques — en ce sens, les cinq premiers livres 20

Saint Augustin, De musica, VI, 1, op. cit., p. 357. Id., De Magistro, 21, in Œuvres, dir. L. Jerphagnon, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1998, t. 1, Le Maître, p. 385. 22 Id., De musica, VI, 19, op. cit., p. 401. 21

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ne sauraient être ramenés à un simple « Traité » comme le font la plupart des commentateurs ; car il s’agit d’un dialogue entre un maître et un élève, qui incite à un effort vigilant de réflexion à partir de l’exercice répété d’une discrimination auditive et sensible. Une seconde remarque s’impose alors. C’est précisément cette dimension sensible qui explique l’aridité des cinq premiers livres pour le lecteur — et  pas seulement pour le lecteur contemporain, qui ne possède plus cette culture du vers et de la prosodie latine, mais pour tout lecteur. On trouve une indication éclairante dans la Lettre 101 à l’Évêque Mémorius23 — la Lettre annonce par ailleurs l’envoi prochain du dialogue, elle donne des renseignements sur la genèse du texte, sur le statut particulier du dernier livre qui a suscité un traitement à part, sur la cohérence de l’ensemble ; elle confirme aussi que l’évêque ne renie pas cette œuvre antérieure d’une vingtaine d’années. Il est fort malaisé de comprendre les cinq premiers livres, s’il n’y a personne non seulement pour distinguer les interlocuteurs, mais encore pour donner dans la prononciation leur durée aux syllabes, de manière à rendre et à faire sentir à l’oreille les diverses sortes de rythmes, d’autant plus que dans certains il s’introduit des intervalles mesurés de silence qui ne peuvent nullement être sentis sans une déclamation qui en donne l’impression à l’auditeur. Quant au sixième livre que j’ai [trouvé] corrigé24, il contient tout le fruit des autres livres.

La difficulté de lecture des premiers livres témoigne donc, par défaut, d’un double impératif esthétique. D’une part, la musique ne peut se goûter que dans l’audition : il s’agit de  sentir et  de  faire sentir un rythme effectivement produit, il y a donc une dimension sensible de la musique prosodique que la lecture seule ne restitue pas. Ce n’est donc jamais par une pure appréhension mathématique que l’auditeur peut discriminer la convenance d’un rythme, mais il doit se fier à son oreille et l’éduquer pour qu’elle soit fiable25. Paresseuse, l’oreille est méprisée ; vigilante et sélective, elle se trouve valorisée ainsi que le corps dans sa 23

Saint Augustin, Lettre n° 101, écrite vers 408-409 (soit une vingtaine d’années plus tard que le De musica), citée in « La Musique », op. cit., B. A., t. 7, p 10-11. On peut la consulter dans son intégralité dans le t. 4 de l’édition Bénédictine (éd. L. Vivès, op. cit., p. 700 sq.). 24 « Quem emendatum reperi » ; sur l’interprétation de cette expression, voir supra, note 7. 25 Saint Augustin, De musica, II, 21, 24 ; IV, 4, 32, 37.

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totalité. Ainsi lorsqu’elle hésite ou se trouve en désaccord avec l’intelligence calculatrice, Augustin recommande le recours au rythme corporel du battement, nécessaire pour « éviter les confusions conceptuelles », soit par la battue (plausus), par le levé et posé (levatio positio) ou encore par la percussio qui peut se faire en claquant des doigts26. Mais d’autre part, l’oreille est aussi requise pour parfaire le rythme ou enchaîner heureusement les mètres entre eux en introduisant les silences. Ils doivent n’être ni trop brefs ni trop courts, tout en étant eux-mêmes estimés dans le rapport à l’unité initiale (III, 16-18). Une partie du livre III et tout le livre IV développent leur utilité et même la marge créative qu’ils induisent ; car, si certains sont indispensables, d’autres sont facultatifs (IV, 27-29), ce qui permet d’envisager une riche variété de combinatoires dont l’oreille seule jugera, non l’autorité ou la tradition (V, 10). Dans cette attention redondante portée aux silences, et dont témoigne encore le rappel fait dans cette lettre à Mémorius, Augustin se montre original si l’on en juge par ce qui nous reste des  auteurs anciens qui  les  mentionnent à peine. L’enjeu importe, car il implique à la fois que la musique ne se réduit jamais au seul son, mais à une suite ordonnée de sons (comme le vide dans le plein de l’architecture, le silence est exigé dans l’ordre global) et qu’elle requiert donc l’écoute intelligente et constructive de l’auditeur Il convient donc d’étudier la musique, conclut-il, « avec l’oreille comme messagère et la raison pour guide » (V, 2). Réciproquement, on peut supposer que cette raison ne guide pas l’oreille de l’extérieur par le calcul intellectuel, mais qu’elle s’ancre dans le vif de l’acte du musicien ou de l’auditeur exercé. Les cinq premiers livres développent donc moins une théorie quantitative de la proportion normée et mesurée par la rationalité qu’une mise en œuvre de l’appréciation esthétique du rythme, ce qui est bien autre chose. Le plaisir, le corps et l’oreille sont juges dans une écoute effective. La fin du livre IV le souligne. Quant aux exemples cités par nous et à tous les autres exemples possibles, un poète aurait beau les approuver dans son œuvre et le bon sens naturel aimer à les entendre, si un musicien exercé ne les prononce et ne les fait valoir à l’oreille, pourvu encore que l’oreille de l’auditeur ne soit pas plus paresseuse que ne le 26 Sur tous ces points et ces recommandations réitérées, voir De musica, I, 27 ; II, 18, 20 ; III, 7 ; IV, 2, 13.

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permet la culture de l’esprit, on ne peut reconnaître la vérité de ce que nous avançons27.

Se dégage ainsi progressivement la triple conception d’une musique qui soit construite en accord avec l’oreille et la pulsation rythmique du corps, qui dépasse à la fois le seul son et le seul accompagnement des mots — le rythme ne les scande pas seulement, il déploie par-delà eux une unité tissée de silences —, qui requiert enfin toute l’attention de l’âme et la force de la mémoire ; celles-ci permettent de saisir le rythme par-delà l’évanescence des sons et de faire de ce vide sonore du silence, un plein musical. La puissance et la complexité du projet augustinien tiennent à cette volonté de penser et d’articuler le rapport complexe du corps, dans sa pulsation rythmique, et de l’âme, de l’oreille et de la raison, de la temporalité des sons et de la présence constante et naturelle en nous de ce qui nous permet d’en juger. Le Livre VI, dans son ampleur et sa difficulté, va chercher à éclaircir cette articulation que les cinq premiers livres sollicitaient seulement en la donnant à vivre par des exercices répétés. Ils ont établi la complémentarité nécessaire de l’oreille et de l’intelligence, du corps et de l’âme, et cela, par la pratique des  rythmes sensibles et temporels, et par  le  plaisir pris dans la reconnaissance de l’ordre qui les régit. Le dernier livre prend leur suite pédagogique en amenant le disciple à réfléchir, à partir de ce plaisir ressenti, à l’ordre qui régit l’être humain en lui-même et dans son rapport au divin. L’ordre ne relève en effet pas des seules quantités, c’est aussi « une disposition des choses, égales et inégales, qui attribue à chacune sa place »28. En ce sens, l’écoute musicale en se purifiant permet aussi de s’ordonner soi-même, en attribuant au corps « la place qui lui revient ». Il faut que le disciple apprenne à remonter de l’inférieur au supérieur, de la passivité du corps à l’action de proférer, mais encore de l’audition instantanée du son isolé, à la compréhension du mouvement global d’un rythme et, bien au-delà, à l’appréhension de l’harmonie divine s’il le peut. Le livre VI incite ainsi chacun à s’ordonner soi-même en ordonnant le rapport de l’âme au sensible qu’elle connaît, soumet et organise, en allant du niveau élémentaire des sons corporels à leur perception de plus en plus 27

Saint Augustin, De musica, IV, 37, op. cit., p. 287. Id., Cité de Dieu, XIV, 13, 1, in Œuvres, dir. L. Jerphagnon, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 2000, t. 2, p. 869. 28

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spirituelle par une progressive mémorisation et intériorisation, jusqu’au jugement sur les rythmes. Le chapitre VI, 16 explique ainsi que les rythmes sonores, numeri sonantes, relèvent encore du seul ordre physique, mais les rythmes remémorés, recordabiles, entendus, occursores, et enfin proférés, progressores, supposent un travail spirituel qui leur donne sens, car ni réelle audition ni a fortiori musique ne peuvent exister pour le seul corps, pénétré fugacement par des sons qui s’évanouissent successivement. Au terme de cette élévation — indissociablement spirituelle et musicale — se découvre intérieurement la présence de rythmes de jugement (numeri judiciales) qui permettent de reconnaître et de discriminer l’harmonie des rythmes et mouvements. Et ce dernier niveau laisse deviner le divin et permettra peut-être de « se fixer en Dieu » dit Augustin. En effet, dans ces jugements, l’âme s’affirme spirituelle et transcende la temporalité. Elle pressent ainsi dans l’horizontalité sonore la verticalité d’une présence stable. Elle offre en tout cas à la fois la possibilité de stimuler l’intelligence, de fixer l’attention, de vivifier l’activité de la mémoire. L’espace nous manque ici pour indiquer cette place fondamentale et complexe de la mémoire, cette « lumière des intervalles de durée » (VI, 21). L’ordre d’exposition des numeri proposé et remanié dans le livre VI témoigne de la difficulté de traduire dans la linéarité discursive le rôle de cette instance fondamentale29. Il  faut tout ensemble mémoriser ce que l’on a entendu, mais pour l’avoir entendu la mémoire doit avoir été active30. J’insisterai seulement ici sur le fait qu’elle permet non seulement d’entendre mais aussi de proférer une suite ordonnée de sons. Pour entendre une phrase sonore, il faut 29 La place des numeri recordabiles change entre la proposition ascendante du disciple (numeri sonores, entendus, proférés, de mémoire, et de jugement, VI, IV, 5) et celle du maître selon l’ordre descendant (ici inversé : sonores, de mémoire, entendus, proférés, de jugement, VI, VII, 16). À ma connaissance, les commentateurs ne relèvent pas ce déplacement ; étrangement, la Bibliothèque augustinienne commente VI, 16 et donne un troisième ordre : sonantes, occursores, recordabiles, progressores, judiciales (n. 76, p. 515). Dans l’édition de la « Pléiade », il n’y a pas de commentaire à VI, 16, si ce n’est pour remarquer que l’on descend ici l’échelle des degrés (pl. 1353). Pour dégager les conséquences de cet écart, je me permets de renvoyer à M. Massin,  « L’Ésthétique augustinienne », LTP Laval Théologique et philosophique, 61, n° 1, février 2005, p. 63-75. 30 Saint Augustin, De musica, VI, 21 : « Pour entendre même la plus brève syllabe, il nous faut l’aide de la mémoire ; pour que, au moment où résonne, non plus le début, mais la fin de la syllabe, le mouvement produit dans l’âme par le début persiste ; sinon nous pouvons dire que nous n’avons rien entendu », op. cit., p. 403.

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que la mémoire en retienne le début et en anticipe la suite, mais on ne peut rien chanter non plus sans cette même attention et distension de l’âme. On sait que le texte des Confessions mobilisera, pour exemple de cette distension, l’activité même du chanteur et que cet exemple sera même étendu à la vie tout entière31. Ce rôle complexe de la mémoire indique donc que, dès le plus bas niveau de l’acte esthétique, l’âme travaille déjà le matériau sensible. Réciproquement, il n’y a de plaisir sensible que grâce à l’attention spirituelle et au travail actif de recollection. La mémoire n’est donc pas simple faculté de conservation, elle est recordatio et recognitio32, construction du sens et attention, puissance de recollection (tension vers ce qui précède et ce qui suit) et puissance d’abstraction dans la mesure où pour mémoriser un rythme, il faut le dégager du bruit de fond sur lequel il s’enlève. Elle permet donc de lutter contre la dispersion et l’émiettement dans l’extériorité, de rassembler la vigilance. En ce sens la mémoire permet d’ordonner le sensible et de dominer le corporel. Enfin et surtout, elle ne se déploie pas dans la seule horizontalité du rythme, mais elle permet l’appréhension verticale du divin et elle ouvre, dans l’écoute sensible et encore extérieure, une résonance intérieure qui  peut conduire vers Dieu. On comprend alors le privilège de la musique qui constitue une expérience ontologique essentielle parce qu’elle requiert absolument l’action de l’âme, affirme sa prééminence sur le corps et l’oblige elle-même à se rassembler pour saisir l’immuable dans le muable (De musica, VI, 57-58). Or ce privilège repose en partie sur les numeri judiciales qui, à leur tour, semblent difficiles à appréhender. À leur égard, on lit en effet à la fois un embarras terminologique — marqué dans le texte par des formules interrogatives, des négations alternatives (VI, 18 « je ne puis dire ni… ni… »), des aveux d’impuissance (VI, 20 « c’est précisément je ne sais quel jugement ») et une double certitude répétée : leur absolue suprématie sur les autres nume31 Saint Augustin, Confessions, XI, 28 : « Je veux chanter un air que je connais ; avant de commencer, mon attente se porte sur l’air pris dans son ensemble. Lorsque j’ai commencé, tout ce que j’en laisse tomber dans le passé vient charger ma mémoire. L’activité de ma pensée se partage en mémoire par rapport à ce que j’ai dit, et en attente par rapport à ce que je vais dire. Cependant c’est un acte présent d’attention qui fait passer ce qui était futur à l’état de temps écoulé », op. cit., p. 279. Il faut bien sûr relire aussi la totalité des livres X et XI des Confessions dans cette perspective, mais cela excède le cadre et l’espace de cet article. 32 Id., De musica, VI, 22.

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ri et le fait que leur degré supérieur dans l’ordre est à son tour médiateur. Leur reconnaissance permettra peut-être d’entrevoir ces harmonies éternelles qui ont leur source en Dieu33. L’embarras terminologique n’est pas faiblesse, il désigne en creux leur place nodale. Et le maître les présente dans un balancement qui témoigne de ce statut parfois énigmatique : c’est une « aptitude innée », qui exerce sur nos gestes, nos pas et nos lignes mélodiques une « influence secrète » (VI, 20). Ils opèrent en jugeant mais ce jugement ne saurait être ramené ni au rationnel ni à un jugement réflexif distancié ; et, a posteriori, on juge « comme par un droit naturel » (quasi quodam naturali jure) (VI, 5). Ils sont temporels, mais ne sont pas soumis à l’oubli tout en étant toujours présents dans la nature de l’homme (VI, 18) et « ont au moins ce signe de supériorité que nous doutons s’ils sont mortels » (VI, 20). S’ils relèvent de la naturalité du « plaisir sensible de l’âme qui s’attribuait le rôle de juge » (VI, 28), ils permettent pourtant aussi la reconnaissance raisonnable d’un ordre. Enfin, ils régissent le corps dans la régularité de ses mouvements, mais ils élèvent aussi vers l’exigence verticale d’un ordre supérieur et divin. Ces balancements témoignent de la place médiatrice et complexe de ces numeri par lesquels s’articulent ce sens du plaisir (sensus delectationis) et l’exigence de la raison, laquelle « planant au-dessus de ce sens du plaisir, serait incapable sans posséder elle-même certaines harmonies plus pures de juger ces harmonies qui lui sont inférieures »34. Pour notre propos, ils sont aussi suggestifs sur trois plans au moins. On notera d’abord que ces nombres, qui sont à la fois toujours présents en nous mais rappelés à notre connaissance dans l’écoute, supposent derechef une mémoire qui leur permet de se déployer mais dont ils exaltent aussi les potentialités. Dans l’écoute attentive, se reconnaît ce sensus delectationis35, lequel permet à son tour de prendre conscience de l’exigence de la raison et des harmonies plus pures ; se réalisent donc les potentialités d’une mémoire en laquelle l’être immuable habite — « Vous subsistez au-dessus de toutes ces choses, et vous avez daigné habiter dans ma mémoire » (Confessions, X, XXV). On remarquera ensuite que la césure du livre VI se trouve partiellement surmontée par leur médiation, — une première partie porte sur les animi numeris et leurs degrés (VI, 1-22) et une seconde sur les seuls numeri æternis 33 34 35

Toute la seconde moitié du livre VI (à partir du § 23) développera ce point. Saint Augustin, De musica, VI, 24, op. cit., p. 415. Ibid., VI, 23-24.

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qui procèdent de Dieu (VI, 23-59). Cette gradation anagogique conduit alors l’homme à se détourner de cette jouissance sensible, que les numeri judiciales agréent dans une reconnaissance spontanée et heureuse de l’âme, mais que la raison, « qui est elle-même comme la tête [de l’âme] cujus caput ipsa esset » (VI, 25), juge désormais comme simple réplique ou trace de l’ordre éternel. La mémoire est encore requise, on le voit, mais incite ici à contempler « le véritable temple de l’harmonie » (VI, 44) et à chercher sa véritable joie en Dieu (VI, 48). « L’âme devient meilleure lorsqu’elle se détourne des sens charnels et se réforme selon les harmonies divines » (VI, 7)36. Cette dimension domine le livre VI, et notamment toute sa seconde partie ; je ne songe pas à la contester. Je la nuancerai cependant en attirant l’attention sur un troisième point, décisif dans la perspective de cet article. Car si la pratique de la musique conduit vers le dépassement du plaisir sensible, c’est par et dans l’approfondissement de ce plaisir. La position augustinienne est audacieuse en ce qu’elle ne cesse de souligner la dimension rédemptrice de cette écoute attentive. C’est elle en effet qui nous éveille à nous-mêmes et  aux  nombres qui nous ordonnent. Et sans la pratique progressive de cette écoute, sans le déploiement répété de la mémoire que sollicite l’exercice rythmique, les numeri judiciales pourraient rester inaperçus et leur influence seulement « secrète » . Le plaisir présent serait en conséquence évanescent et irréfléchi ; il n’exigerait pas cette quête grandissante qui conduit à la reconnaissance graduelle de ces numeri judiciales qui agissent en nous, aux interrogations de la raison sur les causes de notre plaisir, à la progressive appréhension de ces numeri aeternis. Le sensible dans son ordre propre, loin d’être jamais méprisé, est même le nécessaire vecteur de l’ascension anagogique. Les  sens sont bien les  messagers qu’il faut savoir interroger, et « l’homme intérieur connaît per exterioris ministerium ». L’écoute permet donc de penser une rédemption d’un sensible revalorisé comme vecteur et messager. Plus encore, bien menée et exercée, elle peut rédimer le sensible dans son ordre et sa beauté propre. Les numeri judiciales exercent, on l’a vu, une « influence secrète » sur nos mouvements spontanés, dans la mesure où leur présence en nous nous fait marcher à notre insu de manière régulière et proportionnée (VI, 20). Cette influence s’accroîtra et s’épanouira si nous prenons mieux conscience de leur présence par la connaissance et la pratique de la musique. Une telle pratique peut donc contribuer à 36

Saint Augustin, De musica, VI, 7, op. cit., p. 377.

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faire davantage apprécier la convenance de certains mouvements corporels, elle peut aussi et dans le même temps contribuer à rendre nos corps et nos gestes plus harmonieux. Par la vivification de ces numeri judiciales, la pratique de la musique ouvrirait donc aussi la voie à un sensible rédimé : à un corps plus gracieux, à une vie plus « musicale » c’est-à-dire ordonnée harmonieusement. On comprend alors le privilège magnifique de cette pratique effective de la musique où se nouent le psychologique et l’ontologique37. Elle requiert l’action de l’âme dans son union ordonnée au corps, et elle l’oblige elle-même à se rassembler pour saisir l’immuable dans le muable. Elle articule le temps et l’éternité ; elle réalise dans notre écoute sensible la reconnaissance effective de ces nombres de jugements qui font deviner la présence de la sagesse divine ; ceux-ci permettent en retour d’épanouir la  beauté du corps terrestre qui « a une beauté en son genre et, par là même, il exalte suffisamment la dignité de l’âme à laquelle ni la punition, ni la maladie n’a mérité le déshonneur d’être dépouillée d’ornement »38. La musique constitue bien ainsi la possibilité d’une rédemption du sensible, tant pour l’oreille qu’elle éduque et exerce que pour le corps, qu’elle régule et rend harmonieux, que pour l’homme enfin qu’elle conduit doublement à une terrestre plénitude humaine. D’abord parce qu’il apprécie les numeri et se distingue ainsi de l’animal qui n’est sensible qu’aux stimuli sonores, ensuite parce que l’homme qui s’exerce à la musique y apprend à ordonner le supérieur et l’inférieur, à devenir lui-même harmonieux et régulé, à ne plus être scindé entre le passif et l’actif, l’extérieur et l’intérieur : l’extérieur conduit au plus intime, le poids élève vers le plus haut, vers ce Dieu qui convertit la profondeur en cime39. L’homme apprend donc, par l’exercice de la musique, à user dignement du corps qui lui a été donné. L’âme « attentive au Seigneur, […] comprend ses perfections éternelles et elle a plus d’être, et son serviteur aussi obtient plus d’être en son genre »40. 37

Pour approfondir ce point, on se reportera avec profit à l’analyse de R. Court, Sagesse de l’art. Arts plastiques, musique, philosophie, « Une théologie de la musique : le De Musica de saint Augustin », Paris, Klincksieck, 1976, p. 45-59. 38 Saint Augustin, De musica, VI, 7, op. cit., p. 373 ; voir aussi VI, 46 : « Le corps aussi est une créature de Dieu et il est orné d’une beauté propre quoique infime », p. 455. 39 Id., Confessions, III, VI, et aussi XIII, IX : « Les corps tendent par leur poids vers le lieu qui leur est propre […]. Mon poids c’est mon amour (pondus meum amor meus) ; en quelque endroit que je sois emporté, c’est lui qui m’emporte. Votre don nous enflamme et nous soulève », op. cit., p. 320. 40 Id., De musica, VI, 13, op. cit., p. 387-389.

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Faire bon usage du corps, c’est respecter l’ordre qui convient et ne pas se soumettre à ce que l’on doit soumettre ; on retrouve ici l’opposition uti/ frui déjà évoquée et récurrente. S’y attacher par son amour sensuel, c’est s’y ligoter, dit le texte du Libre Arbitre (I, 33) et le de Musica œuvre en son entier pour que le disciple ne se laisse pas bercer par la seule sensualité du sonore. Il faut donc user du corps comme d’un serviteur, mais pour cela lui donner « plus d’être en son genre », c’est-à-dire éveiller toutes les potentialités de ce corps en l’ordonnant pour le rendre plus souple et beau dans son ordre propre ; c’est ainsi le rédimer. C’est enfin se laisser guider par l’exigence d’un plaisir qui peu à peu se dégoûte des premières jouissances faciles, s’élève vers plus d’exigence et s’approfondit, entraînant l’âme dans une quête délectable. Car  la  delectatio «  est  comme le poids de l’âme  » (quippe quasi pondus animæ). Elle  l’oriente mais  l’ordonne aussi, au sens plein du verbe alors employé (Delectatio ergo ordinat animam, VI, 29). Réciproquement, la jouissance ineffable s’exprime dans la jubilation ; lorsque la parole ne peut plus exprimer ce que le cœur ressent, alors la musique s’épanouit dans les transports de l’allégresse et dans ce cri de bonheur sans mélange de paroles, joie s’épanchant en vocalises41. S’il faut donc dans une vie terrestre maîtriser la pratique de la musique pour n’être pas maîtrisé par son charme sensuel, ce qu’affirment à la fois le De Musica et les Confessions, on peut suggérer aussi que la musique sensible doit être rédimée en elle-même. De fait, ce n’est pas elle qui est fautive, mais celui qui n’en use pas correctement parce qu’il ne s’est pas exercé à l’entendre, à la comprendre et à en maîtriser les rythmes dans une progressive reconnaissance. Le De musica y invite constamment tout au long des six livres tout en rappelant fermement qu’il faut savoir accorder à la musique sa juste place, ce locum congruentem sur lequel reviendront les Confessions. Avec un optimisme qui sera ensuite tempéré, le maître définissait ce locum congruentem comme un art du « bon usage » : Toutes ces harmonies provenant de notre condition mortelle, châtiment du péché, ne les excluons pas des ouvrages de la divine Providence, puisqu’elles sont belles en leur genre. Mais ne les aimons pas non plus, comme pour trouveur le bonheur en leur jouissance. Puisqu’elles sont temporelles, semblables à une planche sur les flots, ce n’est pas en les rejetant comme un fardeau, ni en 41 Saint Augustin, « Quid est jubilare ? », Enarrationes in Psalmos, 94-3, op. cit., éd. L. Vivès, t. 14 p. 74 ; voir aussi Ps. 32. Cf. J.-L. Chrétien, op. cit., « Jubiler ».

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nous y cramponnant comme à un ferme appui que nous parviendrons à nous en dégager, mais en en faisant bon usage (bene utendo)42.

Il y a donc un bon usage de la musique sensible qui n’est jamais fautive en elle-même ; seul est condamnable le pécheur engoncé dans la jouissance du corps. À l’inverse, l’homme vigilant qui ordonne bien ce corps — et l’exercice répété sur les rythmes est pédagogie active et efficace — peut se laisser guider par le sensus delectationis tout en le soumettant aux interrogations de la raison. La musique est donc légitimée en elle-même, n’étant dangereuse que dans le monde du péché. L’âme ne doit se défier des sens qu’en proportion de sa faiblesse. Aussi l’évêque d’Hippone n’exclura-t-il pas dans ses Retractationes que cette musique sensible soit présente au ciel et qu’on puisse s’en réjouir : L’âme devenue très-parfaite serait-elle insensible à ces choses dont la privation ici-bas la rendait meilleure ? Non […]. Dans le ciel au contraire, telle sera la vigueur et la perfection de l’âme, que les nombres corporels ne pourront la distraire de la vision béatifique, que les jouissances des sens désormais sans danger pour elle, ne lui enlèveront rien de sa perfection ; et elle sera tellement confirmée dans le bien et la justice qu’elle ne pourra ni être privée de ses jouissances ni en être l’esclave43 .

Les nombres corporels et la musique sensible sont donc rédimés  ; on ne doit se méfier des sens qu’aussi longtemps qu’ils sont pour l’âme cause de « honteuses séductions ». Pour conclure, on rappellera seulement que le De musica invitait à raccourcir ce délai et à lutter contre cette honteuse séduction (delectationem turpem) par la connaissance approfondie des rythmes et l’assouplissement progressif du corporel. Cette invite permettait, dans cette vie sensible, de dessiner le chemin d’une rédemption du corps, ordonné par les numeri judiciales et ainsi embelli. Ce dialogue n’est donc ni une œuvre mineure ni une œuvre dépassée pour Augustin qui, dans son dernier ouvrage, confirme l’espérance alors proposée de ce moment où « nous sentirons sans nulle inquiétude et pleins de joie (nulla inquietudine sentiemus et gaudebimus) les rythmes par lesquels nous donnons mouvement à nos corps »44.

42 43 44

Saint Augustin, De musica, VI, 46, op. cit., p. 455-457. Id., Retractationes, I, XI-2, op. cit., éd. L. Vivès, t. 2, p. 28. Ibid. pour la citation suivante. Id., De musica, VI, 49, op. cit., p. 461.

MUSIQUE DU CORPS ET MUSIQUE DE L’ÂME : LA MUSICA HUMANA DE BOÈCE Donatella Restani et Letterio Mauro*

L’œuvre de Boèce a été considérée1 comme un point de référence incontournable pour toute recherche interdisciplinaire sur les rapports entre philosophie et science. Dans le cadre actuel d’une culture globale, elle a été comparée à celle de al-Kindī, IXe siècle ; toutes deux appartiennent à cette classe d’écrits philosophiques qui ont marqué le début d’une nouvelle tradition : elles ne se limitent pas à transmettre l’héritage reçu, mais introduisent de  nouveaux thèmes et de nouvelles méthodes qui, dans certains cas, ont doté la philosophie d’un nouveau langage. Cela est également vrai pour la musique comme discipline, que Boèce a modelée et enrichie par une nouvelle terminologie. L’exemple le plus connu est celui de sa tripartition en mundana (mondaine), humana (humaine) et quæ in quibusdam constituta est instrumentis (qui est réalisée sur certains intruments)2. Il affirmait lui-même avoir tiré des spécialistes antérieurs les genres dans lesquels la musique était divisée (« quot musicæ genera ab eius studiosis comprehensa esse noverimus »3), mais il ne citait pas les noms, selon l’habitude de son contexte culturel. Néanmoins, les contenus boéciens des trois genres de musique vont au-delà des problématiques abordées dans la plupart des traités musicaux : ce qu’il dit de * Cet article est le résultat d’un travail commun des deux auteurs. Au-delà de la responsabilité partagée, les pages 159-170 ont été principalement établies par Donatella Restani, les pages 171-178 par Letterio Mauro. 1 Cf. R. Rashed, « Préface », in Boèce ou la chaîne des savoirs. Actes du Colloque international de la Fondation Singer-Polignac, éd. A. Galonnier, Louvain, Paris, Éditions de l’Institut supérieur de philosophie-Peeters, 2003, p. ix. 2 Boèce, De institutione musica, I, 2, p. 187, 20-22 Friedlein. 3 Ibid., I, 2, p. 187, 18-20.

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la musica humana en est un exemple. Elle entre plutôt dans les questions discutées par les philosophi et par leurs commentateurs, qui ont de préférence souligné, dans  une vaste série d’écrits, la structure ordonnée du  cosmos, celle du composé humain, ainsi que les multiples rapports qui les unissent4. De même, pour les concepts d’anima mundi (Timée, 36 a-b, 36 d-e, 29 Wz) et de musica mundana (Institutio musica, I, 1 et I, 2, cf. I, 10 ; II, 8), il peut être intéressant5 d’une part de considérer l’Institutio arithmetica et l’Institutio musica comme un projet unitaire de systématisation et de transmission des connaissances (en particulier si l’on se réfère à la considération des sources) et, de l’autre, de valoriser en eux le rôle des textes du néoplatonisme latin. L’on sait que le programme boécien de traduction des livres de Platon (et d’Aristote) n’a pas été achevé et que les deux traités quadriviaux conservent les échos des mêmes lectures philosophiques, qui émergent, entre autres, dans le proème du traité musical. Si Boèce ne cite jamais directement les commentateurs du Timée, et ce dernier seulement trois fois dans l’Institutio arithmetica6, une seule dans la Consolatio7, jamais dans l’Institutio musica, nombreuses sont en revanche les citations cachées, les paraphrases et les allusions dans les trois textes. Dans la Consolatio, caractérisée par une mosaïque dense de réminiscences littéraires, en plus que philosophiques, il est certain que le rôle du platonisme de l’école d’Alexandrie apparaît diminué, bien que légèrement, pour laisser place à  la  médiation des  néoplatoniciens latins et, en particulier, à celle de Calcidius. Le rôle de son Commentaire au Timée de Platon peut être redécouvert en particulier dans l’Institutio arithmetica et dans l’Institutio musica. Afin d’expliquer la signification des paroles de Boèce, il est nécessaire de tenir compte de l’intention qui semble l’avoir guidé dans la composition de l’Institutio musica, un texte qui se propose de toute évidence de poser les fondements de la discipline musica et qui s’efforce avant tout de fixer le cadre théorique auquel elle fait référence. Boèce nomme la « musique qui est réalisée sur certains instruments » (musica in quibusdam constituta instrumentis), dont il entend exclusivement parler, après la musica mundana et la musica humana : l’une fournit la structure cosmique des proportions, pré4

Cf. R. Brague, La Sagesse du monde, Paris, Fayard, 1999, éd. it. Soveria Mannelli, Rubbettino, p. 37-42. 5 Comme le suggère B. Bakhouche, « Boèce et le Timée », in Boèce ou la chaîne des savoirs, op. cit., p. 5-22. 6 II, 2, 1 ; 32 ; 46, 1-2. 7 III, 9, 99-102.

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sentes également dans la musique pratiquée avec la voix et avec les instruments, quand l’autre reconnaît les mêmes proportions dans le fonctionnement du corps et de l’âme des hommes. Boèce semble donc avoir été sensible non seulement aux auctoritates des musicæ studiosi, mais également à celles des différentes disciplines qui avaient illustré la présence de ces proportions dans des domaines de la réalité autres que la seule réalité sonore. Le travail de fondation de Boèce est par conséquent constitué par l’élaboration d’un cadre systématique, vraisemblablement plus ample que celui reçu de la tradition, des domaines faisant partie de la musica comme scientia, à partir du savoir de son temps et des textes à sa disposition et dans sa mémoire. Les  contenus de la tripartition qu’il fait sienne sont à comprendre dans cette  perspective. L’Institutio musica, texte fondateur de la discipline pour le monde latin, voit ainsi confluer en elle les apports de la tradition disciplinaire précédente (musicæ genera ab eius studiosis comprehensa), le réemploi des définitions (musica mundana, humana, in quibusdam constituta instrumentis) et la réélaboration des contenus d’autres lectures. Dans la réutilisation des matériaux de textes variés, Boèce opère véritablement comme ses contemporains architectes8, qui réemployaient les matériaux architectoniques restant pour restaurer les édifices en ruine ou pour en construire de nouveaux. Ainsi, par exemple, la définition du premier genre de musique est-elle probablement l’adaptation de celle du Commentaire au Songe de  Scipion de Macrobe9, et celle du troisième, le réemploi d’une de celles courantes

8 Par exemple Cassiodore, Variæ, IV, 51 ; VII, 15. Pour un exemple proche de Boèce, en raison de sa parenté avec le commissionnaire d’art Anicia Iuliana, voir E. Russo, « La scultura di S. Polieucto e la presenza della Persia nella cultura artistica di Costantinopoli nel VI secolo », in La Persia e Bisanzio, Rome, 14-18 octobre 2002, Atti dei Convegni Lincei, 201, Rome, Accademia nazionale dei Lincei, 2004, p. 737-826. 9 Macrobe, Commentarium in Somnium Scipionis, II 4, 13. Cf. F. A. Gallo, « Die Kenntnis der griechischen Theoretikerquellen in der italienischen Renaissance, in Italienische Musiktheorie im 16. und 17. Jahrhundert », in Geschichte der Musiktheorie, VII, Darmstadt, Wissenschaftliche Buchgesellschaft, 1989, p. 7-38 ; D. Restani, Musica per governare. Alessandro, Adriano, Teoderico, Ravenne, Longo, 2006, p. 78-80. Pour une mise au point de la réception du concept de musica mundana, voir Harmonia mundi : musica mondana e musica celeste fra antichità e Medioevo, Atti del convegno internazionale di studi, Rome, 14-15 décembre 2005, Società internazionale per lo studio del Medioevo latino, éd. M. Cristiani, C. Panti, G. Perillo, Florence, SISMEL-Edizioni del Galluzzo, 2007.

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dans les traités que nous connaissons par les sources grecques10. Le cas de la musica humana apparaît en revanche différent11. Sur la base des textes vérifiés jusqu’à présent, cette notion, aussi bien que sa définition, semble être introduite par Boèce, à partir toutefois de données préexistantes : quelques exemples de la présence de ce concept dans les textes latins précédant la formulation boécienne12 permettront d’éclairer l’histoire de  sa  génèse au moyen des contextes vraisemblablement connus du penseur. La musica humana est décrite pour l’unique fois dans un texte synthétique dont la concision interroge ; celle-ci pourrait répondre à l’exigence de cacher et de partager les résultats de la recherche intellectuelle avec seuls quelques amis sûrs, comme cela est exprimé dans la lettre introductive à La Trinité13. Relisons le passage invoqué : Quiconque pénètre en lui-même comprend ce qu’il en est de la musique humaine. Qu’est-ce qui mêle au corps cette vivacité immatérielle de la raison, si ce n’est une certaine harmonie et un certain équilibre réalisant une seule consonance, pour ainsi dire, entre des sons graves et des sons aigus ? Qu’y a-til d’autre qui unisse entre elles les parties de l’âme qui, selon Aristote, réunit en elle du rationnel et de l’irrationnel ? Qu’y a-t-il d’autre qui unisse entre eux les éléments du corps ou qui en maintienne les parties selon un ordre soigneusement établi ? J’en parlerai plus loin14. 10

Pour un panorama de ces sources, voir E. Pöhlmann, « Greek Music and Greek Musicians for Rome », Gegenwärtige Vergangenheit. Ausgewählte kleine Schriften, éd. G. Heldmann, Berlin, New York, De Gruyter, 2009, p. 284-300. 11 Les spécialistes ont jusqu’ici surtout porté leur attention sur l’histoire de la réception du concept de musica humana. Voir entre autres M. Aru, Musica humana. Man as Musical Being in the Middle Ages, Thèse de doctorat de l’Istituto di studi umanistici, Florence, en cours de publication. 12 Pour les textes grecs de référence, voir, soit les sources citées in A. M. S. Boethius, Fundamentals of Music, éd. C. M. Bower, C. V. Palisca, Yale University Press, New Haven, Londres, 1989, soit les études, présentes dans ce volume, de G. M. Rispoli, A. G. Wersinger, S. Perceau et E. Villari. 13 Boèce, De Trinitate, proème, 15-22. 14 Id., De institutione musica, I, 2, p. 188, 25-30, 189, 1-5 Friedlein : « Humanam vero musicam quisquis in sese ipsum descendit intellegit. Quid est enim quod illam incorpoream rationis vivacitatem corpori misceat, nisi quædam coaptatio et veluti gravium leviumque vocum quasi unam consonantiam efficiens temperatio ? Quid est aliud quod ipsius inter se partes animæ coniungat, quæ, ut Aristoteli placet, ex rationabili inrationabilique coniuncta est ? Quid vero, quod corporis elementa permiscet, aut partes sibimet rata coaptatione contineat ? Sed de hac posterius dicam », trad. fr. Traité de la musique, éd. C. Meyer, Turnhout, Brepols, 2004, p. 35.

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Il apparaît tout d’abord clairement que le concept énoncé par Boèce comprend un système de relations articulé entre trois groupes distincts. L’un est constitué par le rapport mutuel et ordonné entre le corps et l’âme ; l’autre par les relations ordonnées et réciproques qui existent, séparément, entre les parties de l’âme (à l’intérieur de l’âme) : il s’agit de l’unique occurrence, comme cela a été relevé15, d’anima dans l’introduction, alors  qu’animus revient ailleurs ; le troisième groupe est composé par les relations tissées entre les parties du corps (à l’intérieur du corps). Si l’expression musica humana entre dans l’usage seulement avec Boèce, ce système ordonné (et silencieux) de relations mutuelles et symétriques, d’analogies et de proportions, appartient à la série des concepts élaborés de longue date par les penseurs de la tradition grecque, qui ont trouvé dans la transmission et la réception en langue latine de nouvelles formes et expressions. On en commencera ici l’investigation méthodique, au moyen du traité De l’architecture de Vitruve, du Commentaire au Timée de Platon de Calcidius déjà cité et de quelques textes d’Augustin. Il n’est pas attesté que Boèce connaissait la traduction du grec analogia16, que Cicéron (Timée, 4, 13) se targuait d’avoir été le premier à introduire dans sa  version latine du Timée17 (31c) comme comparatio proportiove, ni celle de Varron (De Lingua Latina, 10, 1-2 et 37 : anà logon), pro portione. Il est en revanche certain qu’à l’époque augustéenne, Vitruve les connaissait toutes deux et qu’il redonnait le terme proportio comme médiation linguistique du grec analogia. Il l’introduisait, au début du livre III du De architectura, comme le principe ordonnateur au fondement de la symmetria ; celle-ci à son tour, avec la proportion, règle le système des modules des membres du corps humain (ad  hominis bene figurati membrorum habuerit exactam rationem). Dans la partie la plus connue et la plus commentée du traité, Vitruve applique ce système à l’architecture des temples. Sans respecter la symétrie et la proportion, aucun temple ne peut avoir un équilibre compositif, comme il en est de l’harmonie parfaite des membres d’un homme bien formé (« Namque non potest ædis ulla sine symmetria atque proportione rationem habere compositionis, nisi uti ad hominis bene figurati membrorum 15

Boèce, Fundamentals of Music, op. cit., p. 10 et note 40. Pour une synthèse critique, voir Von Albrecht, s. v. KP, 1964. 17 Cf. C. Lévy, «  Cicero and the Timæus », in Plato’s Timæus as Cultural Icon, éd. G. J. Reydams-Schils, Notre Dame, University of Notre Dame Press, 2003, p. 95-110. 16

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habuerit exactam rationem »)18. La double définition de symmetria et de proportio rappelle les ascendances lointaines des concepts d’« analogie » et de « symétrie » comme fondement de l’harmonie d’un ensemble organique, déjà présent dans le Canon de Polyclète (450 av. J.-C.) pour le domaine figuratif, et dans la tradition pythagoricienne pour le domaine mathématique et musical. Cette définition reprend en outre l’apport aristotélicien, dans la structure et dans l’organisation conceptuelle. Vitruve considère en effet la symmetria comme l’une des six catégories de l’architecture, conçue comme scientia ; il la définit comme la correspondance appropriée entre les parties prises individuellement et la figure d’ensemble, selon une partie adoptée comme module (« conueniens consensus ex partibusque separatis ad uniuersae figuræ speciem ratae partis responsus »)19. Elle trouve une application dans le corps humain, où la propriété symétrique de l’eurythmie dérive du rapport de commensurabilité (symmetriarum ratiocinatio) entre coude, pied, paume de la main, doigt et autres petites parties. Il définit ensuite la proportio comme la comparaison de mesures, selon un module fixe, entre les parties individuelles d’une œuvre et l’ensemble dans sa totalité (« Proportio est ratæ partis membrorum in omni opere totiusque commodulatio »). Bien que la connaissance boécienne des textes vitruviens ne soit pas directement attestée, l’on peut toutefois, avec prudence, supposer que les idées qu’ils contenaient circulèrent dans des milieux qui ne lui étaient pas inaccessibles, comme  la cour burgonde de Gondebaud où s’était mariée Ostrogotho, la fille de Théodoric. Le De architectura circulait chez certains représentants cultivés de l’aristocratie burgonde, en tant que manuel d’usage pratique ou texte de formation éthique et esthétique. Une lettre de 471 de Sidoine Apollinaire20 en témoigne. Sans doute fut-il à cette époque l’un des (très rares) lecteurs de Vitruve ; il louangeait comme un nouvel Orphée et un nouveau Vitruve (alter Orpheus et Vitruvius) le jeune Claudianus Mamertus, qui lui avait dédié son  De  statu animæ21. La correspondance de Sidoine contient une riche documentation sur la circulation des idées et parfois même 18

Vitruve, De architectura, III, 1, 1. Ibid., I, 2, 4. 20 Cf. M.-T. Cam, « Sidoine Apollinaire, lecteur de Vitruve », Latomus, LXII, 2003, p. 139-155 ; sans oublier P. Riché, Éducation et culture dans l’occident barbare, VIe-VIIIe siècle, Paris, Édition du Seuil, 19954, p. 33 sq. 21 Voir D. Restani, « Le radici antropologiche dell’estetica boeziana : anima humana e musica humana », in Le Fonti dell’estetica musicale. Nuove prospettive storiche, Atti del conve19

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des textes, elle est comparable à celles d’autres représentants de l’aristocratie sénatoriale païenne, tels que Simmaque et Ausone. On a rapproché ces correspondances de celles d’Avit22, évêque de Vienne, Ruricius de Limoges et Ennodius de Pavie, membres, liés d’amitié, de l’aristocratie de la Gaule méridionale à la fin du Ve et au début du VIe siècle. À partir de la correspondance d’Avit, en particulier, l’on cerne des rapports très étroits avec les choix culturels, religieux et politiques de la cour. Sans doute les événements diplomatiques du présent demandé par Gondebaud prennent-ils place, comme l’atteste la correspondance de la chancellerie de Théodoric, dans ce contexte d’échanges entre les milieux des cours de Gondebaud et de Théodoric. Ainsi Cassiodore23 avait-il écrit au jeune Boèce, déjà célèbre pour ses connaissances dans le domaine des sciences de la musique, et qu’il considérait comme l’expert le plus approprié afin de se procurer l’automate sonore en forme d’horloge, envoyé ensuite de la cour de Théodoric au roi des Burgondes. Peut-être pourrait-on également supposer, dans ce contexte, une circulation des idées vitruviennes en direction inverse, de la cour de Gondebaud vers celle de Théodoric, ce qui reste pour l’instant une simple hypothèse. Si l’on s’en tient aux œuvres que Boèce connaissait de façon sûre, il se peut aussi que l’emploi de proportio provienne du De musica d’Augustin, qui l’utilise une vingtaine de fois, ou d’un médiateur commun, plutôt que du commentaire de Calcidius ; celui-ci préférait paraphraser analogia par modus et congrua mensura partium (24 Wz) et la commenter ensuite largement, en introduisant les termes competens et competentia (16 sq.). Dans tous les cas, ni le texte d’Augustin ni celui de Calcidius n’utilisent le terme proportio en référence au rapport entre le corps et l’âme, entre les parties de l’âme, ou entre les parties du corps. Comme on le sait, Calcidius dissémine les rappels sur les rapports entre le corps et l’âme dans trois points du commentaire au moins. Ils apparaissent tout d’abord dans la série des courts chapitres 221-235, qui forment quasiment un petit traité ; celui-ci est conçu sur le modèle des différents De gno della Fondazione Ugo e Olga Levi, Venise, 26-28 octobre 2006, éd. M. Semi, Musica e Storia, XV, n° 2, 2007, p. 243-258. 22 Voir Avitus of Vienne, Letters and Selected Prose, éd. D. Shantzer, I. Wood, Liverpool, Liverpool University Press, 2002, p. 4-6. 23 Cassiodore, Variæ, I, 45 ; voir D. Restani, Musica per governare, op. cit., p. 60-66 et F. A. Gallo, « Oci ». Voci di uccelli in testi medievali, Ravenne, Longo, 2007, p. 20.

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anima et emploie des matériaux platoniciens les plus connus24, aristotéliciens, et des réfutations stoïciennes qui circulaient sur le sujet. On trouve ensuite ces rappels dans la section De uisu (236-248), en commentaire du passage 47 c-d du Timée, et dans la plus brève Laus uidendi (264-267)25. L’âme, intelligible et incorporelle, possède en elle le mouvement qui meut le corps « en vertu d’une impulsion antérieure, stimulée par les sens ». Elle est réglée selon une mesure déterminée et placée dans le mouvement qui lui est propre ; elle possède en elle l’affinité avec les nombres (« Deinde anima, […], modulata est positaque in motu suo habetque cum numeris cognationem ») (226). En bref, l’âme est mue par un mouvement interne, inné et provenant d’elle-même (« motu intimo genuinoque moueatur et ex semet ipsa ») (227) ; il s’ensuit qu’elle est également immortelle, non engendrée, simple et non composée26. L’âme est donc immortelle en raison du mouvement qu’elle possède en elle, et son mouvement est ordonné et régulier, c’est-à-dire qu’il est décrit selon le modèle employé pour la représentation verbale des consonances musicales. En recourant à ce modèle, et avec l’aide de la discussion du Phèdre et du Timée, Calcidius illustre la façon dont la relation entre l’âme et ses parties est formulée : une chose qui n’est pas véritablement composée s’accorde toutefois à la fois sur la base d’un rapport numérique (ratio), comme en musique la consonance appelée diatessaron (« quod compositum quidem non sit, habeat tamen rationem compositionis, ut in musica symphonia, quæ diatessaron uocatur […] ») (228). Il s’agit de la référence à la proportion 4 : 3, l’un des modèles mathématiques canoniques au moyen duquel la pensée de l’Antiquité tardive (Macrobe par exemple) a représenté la perfection du cosmos. En outre, l’âme se répand à travers tous les membres et dans le corps entier ; elle rend manifestes ses capacités en employant chacune des parties du corps comme s’il s’agissait d’organes : par conséquent, même dans la sensation, c’est à l’âme que sont rapportées toutes les choses qui se présentent aux sens, mais les choses que les sens rapportent sont diverses (230). Comme le modèle du nombre est utilisé pour représenter le genre des relations mutuelles et ordon24

Sur la relation entre l’âme et le corps dans le Timée, voir R. Sorabji, « The Mind-Body Relation in the Wake of Plato’s Timæus », in Plato’s Timæus as Cultural Icon, op. cit., p. 152-162. 25 Le dernier petit chapitre est également cité dans le recueil de G. Wille, Musica Romana. Die Bedeutung der Musik im Leben der Römer, Amsterdam, Schippers, 1967, p. 601. 26 Calcidius, Commentario al Timeo di Platone, éd. C. Moreschini, Milan, Bompiani, 2003, p. 491.

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nées entre l’âme de l’homme et l’âme du monde, ou entre l’âme de l’homme et son corps, ainsi le modèle de l’espace, selon le code haut/bas, est-il employé pour la représentation des sens par rapport au corps humain, ainsi que pour décrire le système des facultés intellectives et des vertus (233). Par conséquent, les sens de la vue et de l’ouïe, placés dans la tête, la partie haute du corps humain, sont les instruments de la connaissance philosophique (« Sunt igitur principales duo sensus uisus et auditus, utrique philosophiam adiuuantes »). Leur différence, poursuit Calcidius (267), tient au fait que la vue est utile de façon plus évidente (euidentior), parce qu’elle embrasse par son regard toutes les choses (« utpote qui res ipsas acie sua comprehendat ») ; toutefois l’ouïe l’est de façon plus large (latior), car elle procure des informations, soit sur ce qui est visible parce que présent, soit sur ce qui n’est pas visible parce qu’éloigné (« ideo quod etiam de rebus absentibus instruat »). Cela est possible, car l’air, devenu son et articulé par la voix humaine, parvient aux sens internes de l’auditeur et lui rapporte les choses présentes (præsentia) ainsi que les lointaines dans le temps et dans l’espace (absentia) (« modulatus siquidem aer articulatæ uoci factusque uox intellegibilis oratio pergit ad intimos sensus audientis intellectui nuntians tam præsentia quam absentia »). Calcidius pense que Platon avait déjà considéré que l’ouïe est utile à l’intellect (« Idem auditus quod intellectum quoque adiuuet, sic probat »), quand il avait affirmé dans le Timée (47 c7-d1) que toute cette partie de la musique consacrée à l’audition de la voix nous a été donnée en vue de l’harmonie (« Quantumque per uocem utilitatis capitur ex musica, totum hoc constat hominum generi propter harmoniam tributum »), et il relie cet argument, selon ce qui est précédemment exposé dans le Timée, à la conception platonicienne de l’âme construite selon une proportion harmonique (« quia iuxta rationem harmonicam animam in superioribus ædificauerat »). Pour Calcidius, l’âme, construite selon des proportions harmoniques et dont l’action réside dans le rythme et dans la mesure, peut perdre cette composante à cause de son union avec le corps ; l’oubli prédomine inévitablement, et c’est pourquoi les âmes de nombreux hommes pourront être privées d’harmonie. Le remède à cette perte éventuelle réside dans la musique, non pas dans celle dont se délectent les personnes communes et qui, pratiquée par plaisir, excite parfois les vices ; mais dans celle d’origine divine, qui n’est jamais séparée de la raison et de l’intelligence (« sed in illa diuina, quæ numquam a ratione atque intellegentia separetur ») : c’est celle-ci, pense-t-il, qui fait revenir en définitive à l’harmonie, ou mieux à la consonance originaire

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(ad symphoniam ueterem), les âmes qui dévient du droit chemin. Et c’est également elle qui conduit à la justice, la plus haute — de nouveau le schéma haut/bas — des vertus (« Optima porro symphonia est in morbus nostris iustitia, uirtutum omnium principalis »), qui est un guide (dux) pour toutes les autres, afin qu’elles accomplissent leur devoir. Tout cela ne serait possible sine modulatione, sans la musique ordonnée selon la proportion inhérente à la consonance, car la modulatio ne peut exister sans la consonance, et la consonance suit la musique (« porro hæc prouenire sine modulatione non possunt, modulatio demum sine symphonia nulla sit, ipsa symphonia sequitur musicam »). Sans aucun doute, conclut Calcidius, c’est bien la musique qui donne une ratio à l’âme, créée selon le principe des rapports numériques (rationabiliter), et qui la rappelle à sa nature originaire imprimée par le créateur (« Procul dubio musica exornat animam rationabiliter ad antiquam naturam reuocans et efficiens talem demum, qualem initio deus opifex eam fecerat »). Si enfin la musique, dans sa complétude, est voix, ouïe et sons, alors même le sens de l’ouïe est considéré comme utile à la philosophie, envisagée dans son ensemble pour l’investigation de l’intelligible (« Tota porro musica in uoce et audito et sonis posita est. Utilis ergo etiam iste sensus est philosophiæ totius assecutioni ad  notationem intellegibilis rei  »). Dans ce cadre de pensée, l’éloge de la vue, le sens philosophique par excellence dans la théorie néoplatonicienne, comme généralement dans la pensée grecque27, se conclut par celui de l’ouïe, reconnue comme un sens utile à l’intellection (intelligere). Dans cette perspective, l’éloge des sens, vue et ouïe, par lequel s’ouvre l’Institutio musica de Boèce, pourrait en quelque sorte apparaître comme une suite idéale au discours de Calcidius : certains êtres vivants sont dotés de façon si spontanée et naturelle de la capacité de percevoir par tous les sens qu’il n’existe aucun être animé qui en soit privé (« Omnium quidem perceptio sensuum ita sponte ac naturaliter quibusdam viventibus adest, ut sine his animal non possit intellegi »)28. La connaissance sensible, se produisant au moyen de la vue et de l’ouïe in primis, n’est toutefois pas suffisante pour l’investigatio veritatis, la recherche qui incite l’homme à pratiquer la philosophie, à moins qu’on ne l’accompagne du savoir transmis par les sciences particulières, telles que l’arithmétique et la musique. En poursuivant la recherche 27

Voir L. M. Napolitano Valditara, Lo Sguardo nel buio. Metafore visive e forme greco antiche della razionalità, Rome, Bari, Laterza, 1994, p. 3-12. 28 Boèce, De institutione musica, I, 1, p. 178, 24 s. Friedlein.

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des idées communes aux chapitres cités du commentaire de Calcidius et au premier chapitre de l’Institutio musica, ainsi confirmerait-on que l’ensemble des concepts relatifs à la musica humana est essentiellement une adaptation du traité sur l’homme présent dans le Timée29. Il est toutefois vrai que Boèce étend le point de vue sur l’écoute à l’expérience des sens externes de l’homme, et donc à une écoute qui procure du plaisir, à une « bonne écoute » : « Et l’on peut en dire autant des autres [sens et] objets sensibles, et tout particulièrement de l’arbitrage des oreilles. Elles ont le pouvoir de capter les sons, afin que l’on puisse non seulement en juger et en identifier les différences, mais aussi pour en jouir lorsque les modes sont agréables et bien agencés — ou, au contraire, en souffrir lorsque, dispersés et incohérents, ils agressent l’ouïe »30. La condition du plaisir de l’écoute est une « bonne musique », qui est décrite au moyen de deux composantes. La première est la douceur, une synesthésie (goût/écoute) ayant une longue fortune. La seconde est le fait d’être coaptata, « bien unie », « bien adaptée » : le verbe coaptare est ici introduit pour la première fois ; il sera ensuite utilisé de nombreuses fois dans l’Institutio musica, dont sept dans les deux chapitres du proème philosophique, où il est cité à trois reprises pour indiquer la qualité du rapport corps/âme31. C’est précisément dans l’application de la musique comme scientia à l’écoute de la « bonne musique », une musique associée à la morale (moralitati coniuncta), qui distingue l’être humain dans sa fusion organique du corps et de l’âme, du sens et de l’intellect, que semblent diverger les modèles de Calcidius et de Boèce. La musique, pour Boèce, engage l’homme entier, sans distinction du niveau d’études ni d’âge, — argument d’un très lointain écho aristotélicien. La raison réside précisément dans la reconnaissance de la parenté de ce système ordonné et mutuel de rapports internes soit avec l’âme du monde, pour laquelle il cite Platon, c’est-à-dire Calcidius (« mundi animam musica convenientia fuisse coniunctam ») ; soit avec ce qui est bien uni 29 Cf. D. S. Chamberlain, « Philosophy of Music in the Consolatio of Boethius », Speculum, LXV, 1970, p. 80-97. 30 Boèce, De institutione musica, I, 1, p. 179, 15-18 Friedlein : « Idem quoque de ceteris sensibilibus dici potest, maximeque de arbitrio aurium, quarum vis ita sonos captat, ut non modo de his iudicium capiat differentiasque cognoscat, verum etiam delectetur saepius, si dulces coaptatique modi sint, angatur vero, si dissipati atque incohaerentes feriant sensum », trad. fr. Traité de la musique, op. cit., p. 21. 31 Ibid., I, 1, p. 186 Friedlein.

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(coaptatum) à l’intérieur de nous (« quod in nobis est iunctum convenienterque coaptatum »), hommes constitués d’un corps et d’une âme ; soit aux sons. En  reconnaissant les éléments de  cette  parenté, nous, qui sommes hommes, éprouvons du plaisir (« eoque delectamur, nos quoque ipsos eadem similitudine compactos esse cognoscimus »). Au fondement de la ressemblance se trouvent pour Boèce les rapports numériques, les proportions, par lesquelles est spécifié le type de rapports entre le corps et l’âme : « Puisque, n’en doutons pas, l’état de notre âme et de notre corps semble être formé à l’instar de ces mêmes rapports qui réunissent et associent les modulations harmoniques, comme le montre la discussion à venir »32. Ces concepts relatifs aux rapports bien proportionnés entre les parties du corps, formulés par Boèce dans la troisième partie de la définition de la musica humana, nous conduisent à Augustin et à l’un de ses choix lexicaux. Nous savons qu’Augustin connaissait Varron et qu’il eut souvent explicitement recours à ses définitions et à ses étymologies, comme le montrent de nombreux passages de La Cité de Dieu. Sans doute se référait-t-il également à l’emploi varronien quand, dans le De musica, sous les traits du maître, il suggérait à son jeune interlocuteur aspirant musicien d’employer de façon cohérente avec son système de signes linguistiques le correspondant proportio du grec analogia ; il rappelait que le terme avait été utilisé par ceux qu’il définissait comme « nos » auteurs33. Si l’enseignement des éléments numériques de la proportion constitue seulement l’aspect élémentaire du concept, l’élève est dès le début encouragé à en reconnaître le prix (quantum valeat) : seule la proportion peut produire l’unité dans les choses disposées rationnellement (in rebus ordinatis hac una effici potest), et l’on doit comprendre combien est grand « son […] domaine dans la réalité »34. Dans le cours de sa formation culturelle, le disciple pourra mieux apprécier « sa fonction et nature », explicitée ensuite dans les réflexions sur l’expérience du vivant, en relation avec l’espace et le temps35. 32

Boèce, De institutione musica, I, 1, p. 186, 9-13 Friedlein : « Quia non potest dubitari, quin nostræ animæ et corporis status eisdem quodammodo proportionibus videatur esse compositus, quibus armonicas modulationes posterior disputatio coniungi copularique monstrabit », trad. fr. Traité de la musique, op. cit., p. 29. 33 Saint Augustin, De musica, I, 12, 23. 34 Ibid., I, 12, 25. 35 Ibid., VI, 7, 19.

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Dans sa description de la musica humana, Boèce utilise à deux reprises le mot coaptatio : la première fois, comme « rapport mutuel et ordonné » qui unit la vitalité incorporelle de l’esprit au corps ; la seconde, quand il se demande ce qui parvient à mélanger les éléments du corps et à combiner ses parties par un rapport réciproque ordonné (« Quid vero, quod corporis elementa permiscet, aut partes sibimet rata coaptatione contineat ? »). Ce terme pourrait nous conduire à Augustin, qui l’a vraisemblablement introduit et l’utilise une quarantaine de fois, y compris les emplois verbaux (coaptare, coaptatus, etc.). À deux reprises au moins, coaptatio et son déverbatif expriment l’harmonie des parties du corps ou du corps entier, soit dans le contexte de l’expérience de la résurrection, soit dans celui de la vie terrestre des corps. Le premier emploi se trouve dans le Sermon 243, écrit pour les jours de Pâques de 408-409 selon certains spécialistes ou après 409 selon d’autres ; l’on y reconnaît le principe de l’harmonie qui règle les membres du corps humain, évoqué à propos de la résurrection future36 :

36 Saint Augustin, Sermo 243, 4, 4 : « Quid eis respondeamus ? Numquidnam dicturi sumus sine intestinis nos resurrecturos, ad similitudinem statuarum ? Nam de dentibus facile respondetur. Dentes enim non tantum nos adiuvant ad mandendum, verum etiam ad loquendum ; sicut plectrum nervos, sic linguam nostram, ut syllabas sonet, percutientes. Cætera ergo membra nostra erunt ad speciem, non ad usum ; ad commendationem pulchritudinis, non ad indigentiam necessitatis. Numquid quia vacabunt, ideo indecora erunt ? Et quidem nunc quia imperiti sumus, et causas rerum ignoramus, si videantur interiora nostra, horrentur potius quam diliguntur. […] Istam rationem quisquis in membris humanis didicerit, tantum miratur, tantum delectatur, ut omni visibili pulchritudini ista ratio ab intellegentibus præferatur. Modo eam nescimus ; sed tunc sciemus : non quia nudabuntur, sed quia etiam cooperta latere non poterunt », trad. fr. Sermons au peuple, in Œuvres complètes, t. XVIII, Paris, Vivès, 1872, p. 254 : « Que leur répondre ? Dirons-nous que nous ressuscitons dans ces organes intérieurs comme des statues ? Quant aux dents, il est facile de répondre, car les dents ne servent pas seulement à mâcher les aliments, mais aussi à parler ; elles frappent sur la langue pour en tirer le son des syllabes, comme l’archet frappe sur les cordes d’un instrument. Les autres membres seront donc pour l’ornement et non pour l’usage, pour relever la beauté du corps et non pour soulager ses besoins. Mais parce que leurs fonctions ne seront plus les mêmes, auront-ils quelque chose d’inconvenant  ? Maintenant, notre inexpérience et l’ignorance où nous sommes des causes des choses font que la vue de nos organes intérieurs excite en nous l’horreur plutôt que l’attrait. […] Cette raison supérieure, considérée dans les membres du corps humain, excite en nous un sentiment profond d’admiration, un attrait si vif, que tout esprit intelligent préfère cette beauté à toute beauté visible. Nous ne la connaissons pas maintenant, mais nous la connaîtrons alors, non que ces organes intérieurs doivent être mis à découvert, mais parce que, tout voilés qu’ils seront, ils ne pourront échapper à nos regards ».

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Car qui connaît les liens mystérieux qui relient entre eux les membres de notre corps, et quelles lois règlent leur union (et quibus numeris coaptata), à laquelle on donne le nom d’harmonie (harmonia), expression empruntée à la musique […]37 ?

Pour expliquer ce qu’il veut signifier, Augustin introduit une similitude avec les cordes plus ou moins tendues d’une cithare (ubi videmus certe in cithara nervos distentos38) et renvoie, de nouveau, aux sens de la vue et de l’ouïe : Si toutes ces cordes rendaient le même son, il n’y aurait point de chant (cantilena) proprement dit. Mais ces cordes, tendues à différents degrés, produisent des sons différents (diversos edit sonos) ; et, tout divers qu’ils sont, ces sons, unis par une  raison supérieure (ratione), produisent, non point la beauté qui charme les yeux (non videntibus pulchritudinem), mais l’harmonie qui ravit les oreilles (sed audientibus suavitatem)39.

De façon analogue, l’on pourra, seulement après la résurrection, découvrir la raison selon laquelle les membres sont disposés ; alors la stupeur et le plaisir (tantum miratur, tantum delectatur) dépasseront tout autre beauté visible (ut omni visibili pulchritudini ista ratio ab intellegentibus præferatur). Le jeu se place entre ce qui ne peut se voir et ce qui pourra se voir (après la résurrection), entre ce que les paroles sont insuffisantes à expliquer brièvement et ce que l’écoute permet de comprendre. Ces thématiques sont introduites dans un contexte plus explicitement théologique dans La Trinité40, débutée en 397-401/403 et terminée après 37 Saint Augustin, Sermo 243, 4, 4 : « Quis enim novit quemadmodum sibi invicem connexa sint membra, et quibus numeris coaptata ? Unde vocatur etiam harmonia ; quod verbum dictum est de musica […] ». 38 Ibid. : « qui sait tendre, suivant des règles certaines, les cordes de la lyre ». 39 Ibid. : « Si omnes nervi similiter sonent, nulla est cantilena. Diversa distensio diversos edit sonos ; sed diversi soni ratione coniuncti, pariunt, non videntibus pulchritudinem, sed audientibus suavitatem ». 40 Id., De Trinitate, IV, 2, 4-3, 5 : « Deus itaque factus homo iustus intercessit Deo pro homine peccatore. Non enim congruit peccator iusto, sed congruit homini homo. Adiungens ergo nobis similitudinem humanitatis suæ abstulit dissimilitudinem iniquitatis nostræ, et factus particeps mortalitatis nostræ, fecit participes divinitatis suæ. Merito quippe mors peccatoris veniens ex damnationis necessitate soluta est per mortem iusti venientem ex misericordiæ voluntate dum simplum eius congruit duplo nostro. […] Verum quod instat in præsentia quantum donat Deus edisserendum est, quemadmodum simplum Domini et Salvatoris nostri Iesu Christi duplo nostro congruat et quodam modo concinat ad salutem.

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420. Tout d’abord (2, 4), en se fondant sur la numérologie, Augustin va jusqu’à soutenir que le rapport de 1 : 2 est applicable à la relation qui existe entre le Dieu-homme, Jésus-Christ et l’homme-homme. Dans la représentaNos certe, quod nemo Christianus ambigit, et anima et corpore mortui sumus, anima propter peccatum, corpore propter poenam peccati, ac per hoc et corpore propter peccatum. Utrique autem rei nostræ, id est et animæ et corpori, medicina et resurrectione opus erat ut in melius renovaretur quod erat in deterius commutatum. Mors autem animæ impietas est et mors corporis corruptibilitas per quam fit et animæ a corpore abscessus. Sicut enim anima Deo deserente sic corpus anima deserente moritur, unde illa fit insipiens, hoc exanime. Resuscitatur ergo anima per pœnitentiam, et in corpore adhuc mortali renovatio vitæ inchoatur a fide qua creditur in eum qui iustificat impium, bonisque moribus augetur et roboratur de die in diem cum magis magisque renovatur interior homo. Corpus vero tamquam homo exterior quanto est hæc vita diuturnior, magis magisque corrumpitur, vel ætate, vel morbo vel variis afflictationibus, donec veniat ad ultimam quæ ab omnibus mors vocatur. Eius autem resurrectio differtur in finem cum et ipsa iustificatio nostra perficietur ineffabiliter. Tunc enim similes ei erimus quoniam videbimus eum sicuti est », trad. fr. La Trinité, éd. sous la dir. de L. Jerphagnon, Œuvres, III, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 2002, p. 368-369 : « Aussi Dieu s’est-il fait homme juste et a-t-il intercédé auprès de Dieu pour l’homme pécheur. Car, si le pécheur ne s’accorde pas avec l’homme juste, l’homme s’accorde avec l’homme. En nous apportant la ressemblance de son humanité, il nous a enlevé la dissemblance de notre iniquité ; et, en se faisant participant de notre mortalité, il nous a fait participant de sa divinité. C’est à juste titre que la mort du pécheur, issue de la nécessité de la condamnation, fut annulée par la mort du Juste, issue de la volonté de miséricorde, puisque le simple de Dieu s’accorde à notre double. […] Mais le problème que nous avons maintenant à élucider, autant que Dieu nous donne de le faire, est : comment le simple de notre maître et sauveur Jésus-Christ s’accorde avec notre double et de quelle manière il consonne avec notre salut. Nous sommes assurément, aucun chrétien n’en doute, morts d’âme et de corps : d’âme à cause du péché, de corps à cause du châtiment du péché et, par conséquent, à cause du péché. Mais les deux composantes de notre réalité, à savoir l’âme et le corps, eurent besoin d’une médecine et d’une résurrection pour que soit rénové en mieux ce qui avait été changé en pis. Or la mort de l’âme, c’est l’impiété, et la mort du corps, c’est la corruptibilité, par laquelle se produit la séparation de l’âme avec le corps. En effet, de même que l’âme abandonnée par Dieu, le corps abandonné par l’âme meurt : si elle en devient insensée, lui en meurt. Mais l’âme est ressuscitée par la pénitence, et, dans ce corps encore mortel, elle amorce la rénovation de la vie par une foi qui lui fait croire “en celui qui justifie l’impie”, elle l’augmente par les bonnes mœurs et la renforce “de jour en jour”, tandis que se rénove encore et encore l’“homme intérieur”. Mais le corps, en tant qu’il est l’“homme extérieur”, plus cette vie dure longtemps, plus il se corrompt encore et encore, par l’effet de l’âge, de la maladie, ou des différentes atteintes jusqu’à la dernière, que tous appellent la mort. Quant à sa résurrection, elle est gardée pour la fin, lorsque notre justification aura atteint son ineffable perfection. C’est alors que nous serons semblables à lui puisque nous le verrons comme il est ».

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tion du Christ rédempteur de l’homme, il établit en effet un lien entre le rapport simplum/duplum et les concepts de similitudo/dissimilitudo : ces derniers expriment, respectivement, la  pleine ressemblance avec Dieu de l’homme, grâce à sa rectitude, et sa dissemblance, à cause du péché. On trouve ici un renvoi implicite au thème, platonicien à l’origine puis plotinien41, de la « région de la dissemblance » (regione dissimilitudinis), selon l’expression employée une fois seulement dans les Confessions42 ; Augustin ajoute toutefois significativement que s’il n’y a pas de rapport (non enim congruit) entre le pécheur et le juste, il y a toutefois un rapport (congruit) d’homme à homme. Le Christ, grâce à la pleine ressemblance de l’humanité assumée par lui avec Dieu, a été donc capable d’éliminer la dissemblance due au péché de l’humanité de l’homme-homme. De cette façon, il apparaît à bon droit comme l’unité capable de se mettre en rapport (congruit) avec la duplicité humaine. Cette capacité de se mettre en rapport est ensuite appliquée (3, 5) à la condition de l’âme et du corps humains qui, appelés à se séparer à cause du péché, sont destinés à se réunir en unité grâce à la rédemption du Christ.De façon non moins significative, Augustin approfondit cette notion de mise en rapport (congruentia), en la rattachant à l’idée d’harmonia présente dans la musique : En effet, cet accord (congruentia) (cette convenance, ou concordance ou consonance, ou tout autre mot plus commode qui désigne le rapport entre un et deux), en toute combinaison ou pour le dire mieux, en toute adaptation réciproque (coaptatione) de la création, a beaucoup de valeur. En effet, par « adaptation réciproque » (coaptationem), j’ai voulu désigner, cela me revient maintenant, ce  que  les grecs appellent Q²¢¥Q•O Ce n’est pas le moment de montrer toute la valeur de la consonance (consonantia) entre le simple et le double. Nous la trouvons en nous au plus haut point, et elle y est placée si naturellement (qui donc l’y a placée sinon celui qui nous a créés ?) que les ignorants ne peuvent pas ne pas en faire l’expérience, soit qu’ils chantent, soit qu’ils écoutent les autres chanter. C’est lui qui régit la concordance des aigus et des graves de sorte que celui qui entre en dissonance (dissonuerit) offense violemment non pas tant la science, que la plupart ne connaissent pas, mais notre sens même de l’ouïe. Si, pour le démontrer, il est besoin d’un long 41 Platon, Politique, 273 d ; Plotin, Ennéades, I, 8, 13, 17. Sur la reprise augustinienne, voir G. Santi, Agostino d’Ippona Filosofo, Rome, Pontificia Università Lateranense, 2003, p. 127 et note 81. 42 VII, 10, 16.

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discours, c’est par ses propres oreilles que peut s’en faire la démonstration celui qui manie le monocorde régulier43.

Dans un autre texte de La Trinité 44, Augustin réaffirme que l’intervalle musical engendré par la proportion 1 : 2, l’octave, est inné chez l’homme et le plus apprécié (« Refertur autem ad illam rationem simpli ad duplum ubi est coaptationis maxima consonantia »). Il introduit cette préférence, émanant d’un auditeur conscient, dans le jeu beaucoup plus vaste de la numérologie des Écritures, au moyen notamment d’une analogie entre le nombre des jours de la création et les heures écoulées entre la mort et la résurrection du Christ. En effet, le carré de 6 entre également dans la proportion 1 : 2 ; il est le résultat du rapport entre le nombre des nuits des jours de la création (6) et les heures du soir de la sépulture du Christ jusqu’à l’aube de la résurrection (36). De fait, 12  est à 24 comme 1  : 2 et, additionnés ensemble (12+24), ils donnent un total de 36, soit une nuit entière, un jour entier et une autre nuit entière.

43 Saint Augustin, De Trinitate, IV, 2, 4 : « Hæc enim congruentia, sive convenientia vel concinentia vel consonantia commodius dicitur quod est unum ad duo, in omni compaginatione vel si melius dicitur coaptatione creaturæ valet plurimum. Hanc enim coaptationem, sicut mihi nunc occurrit, dicere volui, quam græci Q²¢¥£•O vocant. Neque nunc locus est ut ostendam quantum valeat consonantia simpli ad duplum quæ maxima in nobis reperitur et sic nobis insita naturaliter (a quo utique nisi ab eo qui nos creavit ? ) ut nec imperiti possint eam non sentire, sive ipsi cantantes, sive alios audientes. Per hanc quippe voces acutiores gravioresque concordant ita ut quisquis ab ea dissonuerit non scientiam, cuius expertes sunt plurimi, sed ipsum sensum auditus nostri vehementer offendat. Sed hoc ut demonstretur longo sermone opus est ; ipsis autem auribus exhiberi potest ab eo qui novit in regulari monochordo », trad. fr., op. cit., p. 368. 44 Ibid., IV, 6, 10 : « A vespera autem sepulturæ usque ad diluculum resurrectionis triginta sex horæ sunt, qui est quadratus senarius. Refertur autem ad illam rationem simpli ad duplum ubi est coaptationis maxima consonantia. Duodecim enim ad viginti quattuor simplo ad duplum conveniunt et fiunt triginta sex, nox tota cum die toto et nocte tota, neque hoc sine illo sacramento quod supra memoravi », trad. fr., op. cit., p. 376 : « De son ensevelissiment en soirée à sa résurrection à l’aube, trente-six heures se sont écoulées, ce qui est six au carré. Or ce chiffre peut être assimilé au rapport du simple au double, où la consonance de l’adaptation réciproque est la plus grande. Car douze rapporté à vingt-quatre s’accorde du simple au double et fait trente-six, une nuit entière, un jour entier et une nuit entière. Le sacrement que j’ai rappelé précédemment n’en est pas absent ».

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Une illustration ultérieure appartient au dernier livre de La Cité de Dieu , débutée en 412 et achevée avant la fin de 427. Augustin y énumère les biens prodigués par Dieu à l’homme dans cette vie, qui vont de la possibilité d’engendrer d’autres hommes à l’abondance des arts et des savoirs, jusqu’aux richesses du corps humain. À propos de celles-ci, il observe qu’« et pourtant, mis à part ces nécessités liées à l’action, l’harmonie (congruentia) entre toutes les parties y est si juste et la symétrie si heureuse que l’on ne sait de quoi l’on a plus tenu compte, lors de sa création, de l’utilité ou de la beauté. Il n’est certes rien de ce qui, dans le corps, a été créé pour des raisons d’utilité, qui n’ait en même temps part à la beauté, nous le voyons bien. Mais cela serait d’autant plus clair à nos yeux si nous connaissions les nombres des proportions selon lesquelles tout y a été relié et ajusté (si numeros mensu45

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Saint Augustin, De Civitate Dei, XXII, 24, 4 : « Iam vero in ipso corpore, quamvis nobis sit cum beluis mortalitate commune multisque earum reperiatur infirmius, quanta Dei bonitas, quanta providentia tanti Creatoris apparet ! Nonne ita sunt in eo loca sensuum et cetera membra disposita speciesque ipsa ac figura et statura totius corporis ita modificata, ut ad ministerium animæ rationalis se indicet factum ? Non enim ut animalia rationis expertia prona esse videmus in terram, ita creatus est homo ; sed erecta in cælum corporis forma admonet eum quæ sursum sunt sapere. Porro mira mobilitas, quæ linguæ ac manibus attributa est, ad loquendum et scribendum apta atque conveniens et ad opera artium plurimarum officiorumque complenda, nonne satis ostendit, quali animæ ut serviret tale sit corpus adiunctum ? […] qui si noti esse potuissent, in interioribus quoque visceribus, quæ nullum ostentant decus, ita delectaret pulchritudo rationis, ut omni formæ apparenti, quæ oculis placet, ipsius mentis, quæ oculis utitur, præferretur arbitrio », trad. fr. La Cité de Dieu, éd. sous la dir. de L. Jerphagnon, Œuvres, II, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 2000, p. 10731074 : « Déjà, dans notre corps, bien qu’il nous soit commun avec les bêtes sauvages, pour sa mortalité, et que l’on constate son infériorité par rapport à beaucoup d’entre elles, combien apparaît la bonté de Dieu, et la providence de ce créateur ! Les sièges des sens, la disposition des membres, l’allure, la forme, la stature du corps entier n’indiquent-ils pas que ce corps a été façonné pour être au service d’une âme rationnelle ? L’homme n’a pas été créé, en effet, comme les animaux dépourvus de raison que nous voyons inclinés vers la terre, mais la forme de son corps, dressée vers le ciel, l’avertit de s’intéresser aux choses d’en haut. De plus, l’étonnante souplesse qui a été octroyée à sa langue et à ses mains, idéale pour la parole, l’écriture et l’accomplissement des travaux liés à toutes sortes d’arts et de métiers, ne montre-t-elle pas assez ce qu’est l’âme à qui on a adjoint pareil corps ? […] Si l’on avait réussi à les connaître, dans les viscères qui ne font montre d’aucune beauté particulière éclaterait une telle beauté rationnelle que l’esprit, qui use de ses yeux, la préférerait à toute forme visible et plaisante aux yeux ».

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rarum, quibus inter se cuncta connexa sunt et coaptata) »46. Il insiste ensuite sur l’impossibilité pour l’homme, durant la vie terrestre, de comprendre le mécanisme ordonné qui règle les parties du corps, et d’étendre la recherche au-delà des résultats visibles de l’autopsie aux « […] parties recouvertes, et cachées à nos regards, comme l’enchevêtrement sans pareil des veines, des nerfs et des viscères, dans l’intimité de ces centres vitaux […]. Car, même si le zèle un peu cruel de ces médecins appelés “anatomistes” a déchiré les corps d’hommes déjà morts, ou mourant entre leurs mains occupées à trancher et fouiller, et  s’est  acharné sans  trop d’humanité sur ce qui se dissimulait dans les chairs humaines afin d’y apprendre ce qu’il aurait fallu soigner, et où et comment, ces chiffres dont je parle, et d’où ressort cet agencement de  toutes les  parties du  corps, extérieures et intérieures — agencement que  les  Grecs appellent “harmonie” (coaptatio), comme s’il s’agissait ici d’un instrument de musique — dirai-je que personne n’a pu les trouver, car personne n’a osé les chercher ? »47. Apprêtons-nous à conclure, au moins en partie, à propos de la trame conceptuelle de la notion de musica humana : un genre de musique silencieuse, qui se réfère à une réalité complexe, comme à celle du corps et de l’âme humaine et de leurs relations réciproques. Elle est décrite au moyen du langage de la philosophie, de l’intériorité48 et de la théologie. Elle a été présentée 46 Saint Augustin, De Civitate Dei, XXII, 24, 4 : « quamquam et detractis necessitatibus operandi ita omnium partium congruentia numerosa sit et pulchra sibi parilitate respondeat, ut nescias utrum in eo condendo maior sit utilitatis habita ratio quam decoris. Certe enim nihil videmus creatum in corpore utilitatis causa, quod non habeat etiam decoris locum. Plus autem nobis id appareret, si numeros mensurarum, quibus inter se cuncta connexa sunt et coaptata, nossemus », trad. fr., op. cit., p. 1073. 47 Ibid. : « quos forsitan data opera in his, quæ foris eminent, humana posset vestigare sollertia ; quæ vero tecta sunt atque a nostris remota conspectibus, sicuti est tanta perplexitas venarum atque nervorum et viscerum, secreta vitalium, invenire nullus potest. Quia etsi medicorum diligentia nonnulla crudelis, quos anatomicos appellant, laniavit corpora mortuorum sive etiam inter manus secantis perscrutantisque morientium atque in carnibus humanis satis inhumane abdita cuncta rimata est, ut quid et quomodo quibus locis curandum esset addisceret : numeros tamen de quibus loquor, quibus coaptatio, quæ Q²¢¥Q•OGræce dicitur, tamquam cuiusdam organi, extrinsecus atque intrinsecus totius corporis constat, quid dicam, nemo valuit invenire, quos nemo ausus est quærere ? », trad. fr., ibid. 48 Sur cet aspect qui n’entre pas dans le cadre de cet essai, on citera comme référence exemplaire la discussion sur sainte Cécile et la musique, in P. Dessì, Cantantibus Organis. Musica per i Francescani di Ravenna nei secoli XIII-XIV, Bologne, Clueb, 2002, p. 91-99.

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au moyen de quelques exemples qui ont montré l’ample variété de ses composantes, en particulier des éléments issus des reprises du platonisme latin, sans qu’il faille pour autant sous-évaluer la tradition aristotélicienne, seule explicitement mentionnéee (ut Aristoteli placet) par Boèce. Peut-être cette référence est-elle due au caractère propédeutique du traité qui, selon le parcours de formation proposé par les écoles du monde grec et reçu par celles du monde latin, reconnaissait dans les textes d’Aristote le premier degré de l’initiation, et dans ceux de Platon son perfectionnement. La notion de musica humana est construite par Boèce autour des idées de relation et de médiation : elles sont représentées par la position médiane de la musica humana entre la musica mundana et la musique a quibusdam constituta instrumentis, mais également par les multiples rapports qui unissent dans la musica humana respectivement l’âme et le corps, les parties de l’âme et les parties du corps. Si aucun de ces rapports n’est visible pour l’œil de l’homme, ils peuvent toutefois être compris (intellegit) par quiconque entre en soi-même (quisquis in sese ipsum descendit), parce que ces rapports, précisément, sont seulement compréhensibles sur le plan de l’intelligere. Dans chacun d’eux sont en effet mises en relation des réalités de nature opposée, comme l’âme et le corps et leurs parties respectives. Cela est compréhensible seulement à l’homme qui in se descendat, selon une expression d’Augustin revenant dans différents contextes49, en particulier à propos de la problématique linguistique ; de là provient probablement le in sese ipsum descendere de Boèce.

49 Saint Augustin, Sermones nouissimi, 16 D (= 72 auctus), 5, a F. Dolbeau in cod. Mainz, Stadtbibl. I 9 detecti, p. 123, 63.

LA MEDIETAS DU CORPS DE L’HOMME À LA RENAISSANCE Annarita Angelini

« Je l’affirme, frères : la chair et le sang ne peuvent hériter du Royaume de Dieu, ni la corruption hériter de l’incorruptibilité » (1 Cor 15, 50). Platon n’avait pas été plus indulgent avec ce « fardeau que nous portons avec nous et que nous  appelons le corps, et où nous sommes emprisonnés comme l’huître dans sa coquille »1, et à peine plus bienveillant Aristote, qui avait désigné le sôma comme l’instrument naturel de la psuchè (De anima, II, 1, 412 b). Bien que ces points de référence soient essentiels à la conception du corps physique propre à la tradition occidentale, dans la culture de la Renaissance le corps naturel de l’homme est non seulement susceptible d’une acception également positive, mais semble même s’imposer comme un critère et un paramètre pour interpréter le monde et, dans une certaine mesure, en réécrire l’histoire. Il s’agit d’une revalorisation du corps qui concerne des contextes divers de la culture renaissante. Un traité philosophique et théologique tel que le De harmonia mundi du platonicien et kabbaliste chrétien Francesco Zorzi, certains écrits théoriques de Leon Battista Alberti et de Léonard de Vinci qui proposent une déclinaison du thème du corps humain dans le domaine de la théorie de l’art, le De humani corporis fabrica d’André Vésale, considéré comme le tournant vers l’anatomie moderne, permettent d’observer comment ce changement de mentalité s’exprime dans des domaines divers de la culture des XVe et XVIe siècles2. Inutile de préciser qu’en faisant référence au corps de l’anatomiste, à 1

Platon, Phèdre, 250 c, trad. É. Chambry, Paris, Flammarion, 1964, p. 129. Je n’aborderai pas ici le thème, bien plus vaste, de la conception de l’homme dans la culture des Quattro et Cinquecento. Je me limiterai à faire référence aux conceptions associées au corps naturel de l’homme et, parmi elles, seulement à celles qui, quoiqu’en termes divers, 2

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LA MEDIETAS DU CORPS DE L’HOMME À LA RENAISSANCE

celui du philosophe, de l’artiste, je n’entends pas confronter trois conceptions divergentes du corps, l’une scientifique, l’autre philosophique, et la troisième picturale. Il n’existe pas une « idéologie » du corps commune à tous les artistes, de même qu’il n’en existe pas une qui soit partagée par les philosophes, ni une autre par les anatomistes. L’intérêt que le corps exerce dans une recherche sur la culture renaissante tient au fait que le corps de l’homme, plus que d’autres thèmes, révèle l’inconsistance des frontières disciplinaires reconnues par les classifications d’école ; il constitue donc un microscope pour analyser un phénomène plus général qui intéresse et caractérise la culture du première âge moderne. Le De harmonia mundi sort à Venise en 1525, est réédité à Paris en 1545, et de nouveau l’année stivante sous le titre Liber prontuarium rerum theologicarum et philosophicarum ; il est traduit et publié en français en 1578 par Guy Le Fèvre de la Boderie. Dans les années quatre-vingts, il est suspecté d’hérésie et condamné donec corrigatur3. Bien que dans le De harmonia en donnent une appréciation positive. Il n’est guère nécessaire de souligner que, pendant la Renaissance, à côté des textes et des passages proposés dans ces pages, il en existe d’autres (également tirés des écrits des auteurs considérés ici) qui insistent sur une acception négative et privative de la corporéité. Sur les conceptions du corps dans la culture occidentale en général, voir U. Galimberti, Il Corpo, nouvelle éd., Milan, Feltrinelli, 2003, en particulier p. 11-112. 3 F. Zorzi, De Harmonia Mundi Cantica Tria, Venise, in ædibus Bernardi de Vitalibus, 1525 ; éd. consultée Paris, apud Andream Berthelim, 1545 ; l’édition de 1546 est publiée à Paris par A. Macé ; la traduction française L’Harmonie du Monde, divisée en trois cantiques. Œuvre singulier et plein d’admirable erudition. Premierement composé en Latin par Francois Georges Venetien, et depuis traduict et illustré par Guy Le Fevre De la Boderie est publiée à Paris, Jean Macé, 1578. Sur les questions théologiques soulevées par l’œuvre de Zorzi, nous renvoyons à C. Vasoli, Profezia e Ragione, Naples, Guida, 1974, p. 131-403 ; Id, « Nuovi documenti sulla condanna all’indice e sulla censura delle opere di Francesco Giorgio Veneto », in Censura ecclesiastica e cultura politica in Italia tra Cinque e Seicento, éd. C. Stango, Florence, Olschki, 2001, p. 55-78. Sur l’adhésion de Zorzi à la kabbale chrétienne, voir en particulier F. Secret, Les Kabbalistes chrétiens de la Renaissance, Paris, Dunod, 1964, p. 43-49, 126-140 ; Id., Le Zohar chez les kabbalistes chrétiens à la Renaissance (1958), Neuilly-sur-Seine, Arma Artis, 1985 ; F. Yates, The Occult Philosophy in the Elizabethan Age (1979), trad. it. Cabbala e occultismo nell’età elisabettiana, Turin, Einaudi, 1982 ; G. Busi, « Francesco Zorzi. A Methodical Dreamer », in The Christian Kabbalah », éd. J. Dan, Cambridge, Harvard College Library, 1997, p. 97-125 ; S. Campanini, « Francesco Zorzi : armonia del mondo e filosofia simbolica », in Il Pensiero simbolico nella prima età moderna, éd. A. Angelini, P. Caye, Florence, Olschki, 2007, p. 239-260, auquel nous renvoyons pour des références bibliographiques supplémentaires.

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reviennent de fréquentes citations platoniciennes, pauliniennes et augustiniennes, le corps charnel n’est pas, pour le franciscain Zorzi, la demeure du mal, ni l’antagoniste de l’esprit insufflé par Dieu. Au contraire, il se caractérise comme la « figure » et la « nature » dans laquelle le Christ, c’est-à-dire Dieu, a choisi de s’incarner pour rétablir la clef profonde et unique de l’univers, qui consiste dans l’accord harmonieux entre l’intelligibilis sphæra de Dieu et la sphère mondaine qui contient le créé. En kabbaliste chrétien, Zorzi voit dans la mystique hébraïque la confirmation du christianisme et, dans le nom de Jésus, celle de son être unité hypostatique avec Dieu ; dans la ligne de Pic de la Mirandole, il interprète le péché d’Adam comme une interruption de la continuité de l’univers due à la séparation de la plus basse des sefirot, malkut, du reste de l’arbre sefirotique à travers lequel Dieu a choisi de se manifester progressivement dans la création du monde4. La recomposition de l’unité et donc, de l’harmonie originaire, est confiée au Messie, dont la mission — qui consiste en termes eschatologiques à rétablir les conditions pour que « les choses inférieures imitent les suprêmes »5 — se réalise sur le plan historique à travers la passion du Christ. Pourtant, pour souffrir, le Fils de Dieu doit pouvoir avoir des passions, le seul attribut qui manque à la substance spirituelle. C’est-à-dire qu’il doit accéder à une condition qui lui permette de goûter « soit le bien de la béatitude, soit le malheur de notre passion »6. Afin d’avoir des passions, il lui faut donc un corps pour sentir et souffrir. Pour cela, lit-on dans le septième ton du second canticus du De harmonia mundi, « la personne médiane de la très sainte Trinité a dû assumer la nature humaine, elle aussi intermédiaire entre le ciel et la terre […] si bien que celle qui était la personne médiane entre les per-

4 G. Pico della Mirandola, Conclusiones sive theses DCCC Romæ Anno 1486 publice disputandae, sed non admissæ, Conclusiones nongentæ (1489), éd. consultée A. Biondi, Florence, Olschki, 1995. Dans la septième des 71 conclusiones cabalisticæ... secundum opinionem propriam, Pic explique que le nom IHESU, s’il est interprété selon les principes de la kabbale, signifie qu’il est le fils de Dieu (VII thèse), p. 126-128. Dans la conclusio VII secundum doctrinam sapientum hebræorum Cabalistarum, Pic écrit que le péché du premier Adam fut l’amputation de la dixième sefirah, malkut de l’arbre des sephirot, ibid., p. 56. Il s’ensuit que la rédemption consiste à restituer à l’arbre des sefirot la continuité interrompue et à Adam la possibilité de monter à travers lui, jusqu’à la Couronne [la première sefirah, keter]. 5 F. Zorzi, De harmonia, op. cit., 1, 6, 2 (c. 100v). Voir aussi De harmonia, 3, 1, 5 (c. 328r-329v). 6 Ibid., 1, 6, 34 (c. 124v).

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sonnes divines s’est unie harmonieusement (concinne) à l’homme qui est une créature médiane »7. Aucun être créé, excepté l’homme, n’aurait permis au Messie de maintenir, en même temps que la contiguïté avec le monde, celle également avec Dieu. Le Christ choisit alors l’organum à travers lequel il réalise sa fonction de médiateur universel, et cet organum est le corps de l’homme. Le corps, la chair, le sang, donc, n’est pas chute et privation, mais valeur et moyen. Ce qui contribue à relever le corps naturel du De harmonia mundi de l’avilissement terrestre des lettres pauliniennes ou du Phèdre est la notion de medietas, qui fait de la corporéité humaine le véhicule et l’intermédiaire entre Dieu et le Monde. La medietas sur laquelle Zorzi insiste au point de susciter chez les Inquisiteurs de nombreuses perplexités est en effet l’aspect central de la christologie du De Harmonia : le Christ est le centre de l’arbre enraciné au milieu du « monument divin » ; c’est la sagesse de Dieu qui unit la première et la troisième personne de la Trinité ; c’est le tronc de l’arbre des sefirot, qui procède de l’un aux multiples ; il est né « au milieu (in medio) des animaux » ; il a disputé « au milieu (in medio) des sages » ; il est mort « au milieu (in medio) des larrons » ; il est ressuscité « au milieu (in medio) des disciples » ; et surtout il a choisi, comme organe et instrument de sa médiation, le corps humain qui était déjà, avant même l’incarnation et la rédemption, « l’intermédiaire (medium) entre Dieu et le monde  »8. L’humanité du Christ, sur laquelle Zorzi reviendra également dans les Problemata de 15369, le portait à établir entre la créature-homme et la personne-Jésus un rapport précis, liant le nom du genre au nom de l’individu. Cela avait pour conséquence que tout (ou presque tout) ce qui pouvait être attribué à l’individu (la personne de Jésus) pouvait également, et prioritairement, être attribué au genre (la créature homme), à partir de la médiété qui dérivait de l’être au corps naturel le terme moyen entre l’antécédent (le genre, la créature) et le conséquent (l’individu, Jésus)10. Ce corps naturel est décrit en détail dans les pages 7

F. Zorzi, De harmonia, op. cit., 3, 1, 5 (c. 329r-v). Ibid., 1, 6, 2 (c. 100v). 9 Id., In Scripturam Sacram Problemata, Bernardus Vitalis, Venetiis, 1536, par exemple c. 209v-213r (« problemata » 37-58), mais en général tout le quatrième tome. 10 Rien, ou presque, de ce qui appartient à l’individu (la personne) ne peut pas ne pas appartenir également au genre (la créature) : en effet, explique Zorzi, le vecteur qui relie la terre au ciel selon un parcours inévitablement bidirectionnel, l’arbre qui conjoint tous les 8

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du De harmonia mundi, y compris dans ses parties anatomiques, dont chacune fonctionne de façon propre en moyen terme entre le système des choses créées et le créateur. La tête, correspondant à la sefirah keter (la « couronne »), dans laquelle se trouvent les yeux, le droit destiné à regarder le bien et le gauche, le mal ; et les oreilles attentives aux prières, mais aussi aux sons du monde. Sous la tête, les bras et les mains, avec la gauche qui administre les punitions et la droite la miséricorde, l’une révélée aux patriarches de la Loi, l’autre aux Chrétiens du Fils de Dieu. Et encore, sous les bras, les seins remplis de lait de la Sulamite de Salomon, correspondant au troisième ciel vers lequel Paul monta quand « il vit les arcanes de Dieu dont les hommes ne peuvent pas parler ». Puis le ventre avec le cœur, « le plus beau et superbe entre tous les membres », que Zorzi met en relation avec tif ’ eret, la sefirah de la beauté, au moyen de laquelle toutes les choses participent de la vie et de la beauté divine. Au-dessus du cœur, les intestins et tous les « instrumenta » chargés de la vie et de la génération, et véhicules en même temps des influx célestes ; enfin les pieds qui terminent la personne humaine et au moyen desquels Dieu habite la terre11. Dans l’association du cœur à la sefirah médiane, correspondant au soleil, selon la leçon du Sefer ha-bahir qui confie à l’arbre sefirotique la description du cosmos, et selon ce qu’affirme Pic dans les conclusiones cabalisticæ... secundum opinionem propriam12, Zorzi semble proposer la même symétrie, illustrée par Ficin en 149313 et adoptée par William Harvey en 1628, du cœur comme « soleil du microcosme »14. En réalité, le frère vénitien hasarde quelque chose de plus puissant que l’analogie entre le monde majeur et le microcosme, tous les deux centrés sur la source de la vie, de la beauté et du mouvement. À travers un procédé symbolique, allusif et anagogique qui extrêmes est, avant la personne médiane de Jésus, la créature médiane dans laquelle il s’est incarné ; même l’homme corporel est, par sa nature (c’est-à-dire avant l’incarnation du Christ), un arbre enraciné au milieu de ce jardin des délices dans lequel Dieu avait placé Adam et où s’enracinera ensuite le Messie. Voir aussi F. Zorzi, Problemata, op. cit., c. 203. 11 F. Zorzi, De harmonia, op. cit., 1, 6, 34 (c. 125r-v). 12 G. Pico della Mirandola, Conclusiones, op. cit., p. 134 (thèse 48). Sur le Sefer ha-bahir, voir Mistica ebraica, éd. G. Busi, E. Lowenthal, Turin, Einaudi, 1995, p. 147-212. 13 M. Ficino, De sole (1493), éd. consultée Marsilii Ficini Florentini Opuscula. De sole et lumine libri duo, Venetiis, per Venetus de Vitalibus, 1503, c. Bii. 14 W. Harvey, Exercitatio anatomica de motu cordis et sanguinis in animalibus (1628), trad. it. in Opere, éd. F. Alessio, Turin, Boringhieri, 1963, p. 58 : « Le cœur peut donc bien être désigné comme le principe de la vie et le soleil du microcosme, comme analogiquement le soleil peut bien être désigné comme le cœur du monde ».

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emploie la méthode kabbalistique et l’interprète comme une confirmation du christianisme, le corps de l’homme entre dans la dynamique même du divin. Il est vrai en effet que pour le chrétien Zorzi, le corps humain est la condition essentielle pour que Jésus puisse être simul et semel divin et terrestre ; mais la corporéité humaine — décrite de façon à ce que les parties soient rapportées à chacune des dix sefirot — n’est pas seulement interprétée comme une condition essentielle à la mission terrestre et rédemptrice du Dieu incarné, mais bien comme l’ensemble des « instrumenta » à travers lesquels Dieu père et créateur exerce sa relation avec le créé. Zorzi écrit dans le chapitre intitulé significativement De consonantia membrorum Dei et hominum, que Dieu aime celui qui l’aime à travers la partie anatomique qu’est le cœur, habite la terre en se servant de ses pieds, rend ses verdicts et prodigue sa clémence à travers les arts supérieurs ; il inonde de vie toute chose et dispense partout les influx célestes à travers les « intestina » et les organes de la reproduction15. Au lieu de se correspondre, macrocosme et microcosme semblent se superposer et se permuter l’un dans l’autre grâce au copartage d’un même centre : le cœur de Dieu dans son aspect humain, qui est à la fois la sixième sefirah tif ’ eret, centre de l’arbre des kabbalistes chez lesquels s’exprime la création entière et des diagrammes qui disposent en cercle les dix sefirot et donnent au soleil le centre de la cosmologie kabbalistique. La tête mise en relation avec keter, le cœur avec tif ’ eret et les autres parties, décrites dans leurs fonctions respectives et attribuées implicitement aux huit « numerationes » kabbalistiques restantes, font que le corps, ou mieux, la structure anatomique de l’homme, est disposée pour distribuer et unir les dix sefirot, ni plus ni moins que ne le fait l’arbre du Sefer ha-bahir ou les diagrammes qui placent les sefirot dans une roue cosmique16. La métaphore phytomorphe, déjà transformée géométriquement en un cercle qui réunit les sphères des planètes avec le soleil en relation avec la sefirah médiane tif ’ eret, se transforme ultérieurement dans l’organisme humain, vivant et charnel, où le cœur occupe la même position intermédiaire. Au lieu de se contenter de placer le Christ au milieu de l’arbre sefirotique — comme l’avait du reste rapporté Pic dans la dixième des Thèses kabbalistiques17 —, Zorzi identifie ici non seulement Dieu le père,

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F. Zorzi, De harmonia, op. cit., 1, 6, 34 (c. 125r-v). Voir les illustrations reproduites in G. Busi, Quabbalah visiva, Turin, Einaudi, 2005, p. 128 et 131. 17 G. Pico della Mirandola, Conclusiones, op. cit., p. 56. 16

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mais aussi le Rédempteur avec la totalité de l’arbre ; mais si Jésus est tel, alors toutes les créatures « pourvues de raison sont appelées arbres ». L’homme corporel est analogue à Jésus qui est arbre de la connaissance, analogue à l’arbre de la vie divine exprimé par les dix sefirot. L’homme est donc également arbre de la vie, de façon que les dix attributs du divin trouvent place dans la figure anthropomorphe décrite dans le De harmonia. C’est en tirant les conséquences restées implicites dans la christianisation de la kabbale opérée par Pic et par Reuchlin que Zorzi parvient à la plus grande revalorisation de la corporéité humaine : le corps anatomique de l’homme assumé par le Christ a la même fonction que le sin ajouté au tétragramme dans le IHESU, c’est-à-dire qu’il est censé rendre intelligible le nom divin autrement ineffable18. Comme le sin interposé dans les quatre lettres de Dieu rend proférable et audible, sensible et corporel, un nom sinon imprononçable, de la même façon l’homme sensible et corporel (cosmos contracté et arbre renversé), interposé entre le créateur et le créé, rend compréhensible et accessible la relation, autrement insaisissable, entre Dieu et l’univers. À ce point, ni la revalorisation de la corporéité, ni la caractérisation anatomique que le système des sefirot assume dans le De harmonia mundi ne surprennent. Comme les lettres du nom divin se transforment dans celui du Christ, de même l’arbre et le cercle des sefirot se transforment-ils dans la figure anthropomorphe du Christ ; chargée de la médiation entre Dieu et le cosmos, elle rend évidente et intelligible leur relation, autrement insaisissable. Christologie équivoque, aux yeux des Inquisiteurs  ; anthropologie humaniste, aux yeux des disciples du frère franciscain. Christologie et anthropologie, superposées de façon humaniste dans l’image d’un corps qui, en soi, n’a rien de mystique et qui, tel qu’il est représenté dans le huitième ton du second canticus, propose dans une même figure, l’élaboration de Zorzi de l’homo ad circulum et son interprétation non moins singulière de la crucifixtion (fig. 1). Cette conception de Zorzi représentait une revalorisation de la nature corporelle de l’homme à l’intérieur de la tradition judéo-chrétienne qui montrait peu de considération pour la chair ; mais il s’agissait d’une revalorisation 18 Dans la quatorzième des 71 conclusiones cabalisticæ... secundum opinionem propriam, Pic explique que l’unité de Dieu et de Jésus est exprimée kabbalistiquement par le fait que les lettres qui composent le nom hébraïque de Jésus ne sont rien d’autre qu’un tétragramme avec l’adjonction d’une lettre médiane (sin) à laquelle il appartient de rendre intelligible l’ineffable nom de Dieu, ibid., p. 126-128.

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non moins significative par rapport aux conceptions philosophiques dominantes qui, ou bien avaient considéré le corps comme le tombeau ou la prison de l’âme, ou bien avaient dénié au corps une autonomie ontologique en en faisant l’instrument naturel au service de l’âme. Pour être le principe d’une nouvelle alliance et le fondement d’un univers, rénové par l’humanité du Christ si ce n’est recréé, le corps s’élève, dans le De harmonia mundi, au critère Fig. 1 : « Homo ad circulum », interprétatif de ce nouveau monde F. Zorzi, De Harmonia Mundi Cantica qui, historiquement, débute avec la Tria (1525), Parisiis, apud Andream Passion, mais qui, sur le plan mysBerthelim, 1545, fol. 100v tique, n’a ni début ni fin. Quoique originale dans le cadre philosophique et théologique occidental, cette perspective de Zorzi se trouve en continuité avec les traditions prophétiques et millénaristes, en particulier avec la tradition joachimite. La continuité de l’univers, la continuité entre sensible et intelligible, la coïncidence du signifié (Dieu, le Verbe en Dieu) et du signifiant (le Monde), la connaissance des species qui se trouvent dans l’intelligibilis sphæra de Dieu, n’était pas portée, ou mise en évidence, par la persona media de la Trinité qu’est le Christ, mais par la creatura media dans laquelle il s’est incarné. Le vecteur qui relie la terre au ciel et le haut au bas selon un parcours inévitablement bidirectionnel, l’arbre qui conjoint les extrêmes, était, avant Jésus, l’homme. Au moyen d’un même corps, le Christ et toutes les personnes humaines, à partir de la première, Adam, semblent des figures superposées, comme si l’une s’était identifiée dans les autres ou comme si elles s’étaient succédé réciproquement, selon le rythme chute-résurrection19. Comme si elles 19 Et en effet l’homme par sa nature « est un arbre tête-bêche » (arbor inversa) parce que, bien qu’ayant une vie terrestre, il tira nourriture « du mode céleste » ; et il la tire, déclare Zorzi dans le sixième ton du premier canticus (c. 106 r), de ce « jardin des délices » et au point médian dans lequel Dieu avait placé Adam et où s’enracinera le  Messie, dira-t-il dans les deuxième et huitième tons du second canticus.

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s’étaient succédé : parce que dans ce fragment idéal de temps qui se trouve entre le péché et la rédemption, le pouvoir cinématique d’évoluer d’une personne dans les autres, de chuter et ressusciter, avait été brusquement interrompu. Comme crucifiée au milieu du monde, la creatura media s’était retrouvée immobile, dans l’impossibilité de faire agir sa médiété originaire entre les pôles extrêmes de l’univers. Voici alors que la valeur ajoutée au corps par l’incarnation du Christ consiste précisément à restituer à celle qui est, et a toujours été, naturaliter « creatura media », le mouvement haut/bas bas/haut, que le péché avait brusquement interrompu. Ce qui était chair, sang, os, matière inerte, entrait dans un processus dynamique dans lequel l’opposition paulinienne entre le corps naturel et le corps spirituel, entre la corruption de la chair et la résurrection en gloire, entre Dieu et le Monde, perdait sa signification. Le Christ représentait la force motrice induite à l’intérieur du corps, qui traduisait dans les termes d’un naturalisme ou d’une spiritualité matérialiste les vers virgiliens fréquemment cités par Zorzi, spiritus intus alit... mens agitat molem20. Ce sont les mêmes vers du livre VI de l’Énéide qui servent à introduire le tournant décisif dans l’étude de la nature et de l’homme, auquel n’a pas été étranger le De humani corporis fabrica, le traité d’anatomie d’André Vésale publié à Bâle en 154321. Un tournant, parce que la Fabrica de Vésale introduisait une méthode à la fois investigatrice et didactique, jamais employée ni théorisée auparavant, dans laquelle l’accent était mis sur l’apport décisif de l’observation directe du cadavre et de la main de l’anatomiste. C’étaient ces présupposés méthodologiques de l’anatomie vésalienne qui élevaient le corps au rang de critère et de paramètre de l’investigation de la nature (naturæ speculatio) : le corps — ou pour mieux dire le cadavre — est l’autorité qui confirme ou dément la théorie transmise par les textes ; la main et l’œil sont les nouveaux organes d’une nouvelle science du corps et de la nature. Le corps devient simultanément sujet et objet de l’étude anatomique, de sorte que la distance traditionnelle entre l’anatomiste (la ratio) et 20

Virgile, Énéide, livre VI, v. 726-727, trad. fr. M. de Jars de Gournay (1641) : « Infus dans le profond de la grande machine, / Il inspire en ce Corps une vertu divine, / Et ce rayon de vie en ses membres épars / L’agite et le sustente, actif de toutes parts ». 21 A. Vesalio, De Humani corporis fabrica libro septem, Bâle, Ioannes Oporinus, 1543, éd. consultée, 1555. Cf. A. Carlino, La Fabbrica del corpo. Libri e dissezione nel Rinascimento, Turin, Einaudi, 1994.

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la materia subiecta (le corps) est complètement annulée, comme cela se déduit du frontispice de la Fabrica, dans lequel l’anatomiste est représenté à côté du cadavre — et non en chaire — avec la main enfoncée dans les viscères d’un corps féminin allongé (fig. 2). Ce qui change toutefois avec Vésale, ce n’est pas seulement la centralité du corps de l’anatomie ; la notion du corps acquise par l’anatomiste change aussi. Du grec anatomé, « droite division en parties », l’anatomie galénique et pseudo-galénique — transmise à la culture médiévale par des œuvres circulant sous des titres éloquents tels que De usu partium ou De anatomicis administrationibus — n’avait pas considéré l’organisme, mais bien ses parties démembrées, et par là même, privées de la vie. L’objet d’une connaissance rationnelle, analytique et atomique n’était pas le corps de l’homme, mais une matière particulière, cadavérique, subiecta au bistouri du disséqueur ; le but de la discipline n’était pas le soin du corps ou le prolongement de la vie, mais la connaissance de l’inconnu (les parties internes, cachées) à partir du connu (l’extériorité du cadavre). « Un cadavre mort par décapitation ou par pendaison étant placé sur le dos, préparons-nous à en connaître les parties inconnues de nous à partir de l’ensemble tel qu’il nous apparaît » : avec ces mots et cette intention, Mondino de’ Liuzzi débutait son Anothomia, le manuel qui domine de manière incontestée l’enseignement anatomique universitaire de 1316 jusqu’à l’époque de Vésale22. Vésale n’est pas moins anatomiste que Galien et que les anatomistes médiévaux : il reconnaît à la dissection et à l’inspection du cadavre la même importance que ses prédécesseurs ; pourtant, le but de son investigation n’est pas seulement le cadavre, mais la vérification de ce rapport structura-facultas23 qui caractérise le corps humain dans son intégralité et dont il reste la trace dans les systèmes anatomiques que le physicus observe. Vésale débute sa formation universitaire à Louvain, la complète à Paris et à Padoue ; sa conception philosophique du corps provient de la perspective thomiste, de la Physique aristotélicienne, des commentaires au De anima : le 22

Mondino de Liuzzi, Anothomia (1317), éd. P. P. Giorni, G. F. Pasini, Bologne, Istituto per la storia dell’Università, 1992, Prologus, p. 96-98. La première édition imprimée remonte à 1476 ; il en apparut au Quattrocento au moins huit autres, et au Cinquecento plus de vingt. 23 Nous maintenons les termes latins, qui reviennent fréquemment dans l’œuvre de Vésale, car leur traduction plus claire par le binôme forme-fonction risquerait de prêter à la conception vésalienne une caractérisation mécaniciste et iatromécanique que, selon nous, la Fabrica n’a pas, ou qu’elle intuitionne tout au plus mais laisse totalement implicite.

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Fig. 2 : A. Vésale, frontispice du De humani corporis fabrica libri septem, Basileæ, Oporinus, 1543

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corps sur lequel l’anatomiste travaille est pour lui aussi l’homme privé du principe vital et rationnel qui l’a mû et l’a rendu vivant. Cependant, ce corps dépourvu est quelque chose de plus qu’une matière privée de la forme ou qu’un instrument séparé de son agent : il conserve en effet l’empreinte ou le vestigium des mouvements et des facultates que l’œil de l’anatomiste ne voit pas et que sa main ne peut toucher, mais qui possède malgré tout une réalité scientifique. C’est même précisément cette réalité objective et scientifique, bien qu’invisible et intangible, qui concerne davantage et oriente le travail de l’anatomiste. Aucune science n’est plus importante et digne que la discipline d’Apollon (la médecine) — écrit Vésale dans le proème de la Fabrica — car elle nous fait connaître le corps et l’âme, mais aussi le dessein divin (divinum quoddam numen) qui se manifeste dans la symphonie naissant du rapport entre l’un et l’autre (ex utriusque symphonia), ce en quoi l’homme consiste véritablement (quod vere hominis est)24. Ayant observé la forme d’un organe dans le cadavre ouvert, l’anatomiste recherche per anathomiam la « raison » de cette forme particulière et la reconnaît dans la « faculté » ou le « ministère » pour lequel l’organe a été ainsi créé et disposé. Cette faculté est la fin de chaque organe singulier, et l’agir concordant de toutes les facultés innées dans les organes est le télos de la fabrique du corps. En d’autres termes, c’est la correspondance structurafacultas, découverte per anathomiam, qui témoigne de l’unisson entre l’âme et le corps. Il faut souligner la méthode et la finalité toute scientifique présidant à l’individuation de ces fonctions que Vésale n’hésite pas à attribuer à l’âme, autorisant par conséquent pleinement le naturaliste à traiter more physico des arguments qui sont matière de foi. Un exemple de ce type de traitement est proposé dans le premier chapitre du VIIe livre où, ayant décrit la morphologie du foie, du cœur et du cerveau, Vésale cherche ensuite à connaître — en physicien et non en théologien — la substance et la faculté de l’âme : Comme la chair du foie est dotée de la faculté de l’âme naturelle afin que le foie puisse produire le sang le plus dense et l’esprit naturel, ainsi la substance du cœur est-elle dotée de la force (vis) de l’âme vitale pour que le cœur puisse produire le sang qui court à travers le corps par l’esprit vital ; de la même façon ensuite le cerveau prépare l’esprit animal25. 24 25

A. Vesalio, op. cit., page non numérotée Ad divum Carolum Quintum... Præfatio [c. a 5r]. Ibid., p. 772.

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Ainsi passe-t-il de la chair à la faculté, de la faculté à l’âme et au but qu’elle réalise dans le corps. C’est le texte de Galien qui a guidé les dissections des anatomistes médiévaux. À présent, Vésale déclare pouvoir corriger Galien à partir de ce qu’il peut voir et toucher ; il ne coupe, ne touche, n’observe pas au hasard : c’est une notion — rationnelle, mentale, théorique, intellectuelle, musicale (mathématique) — de l’homme (symphonia utriusque… quod vere hominis est) qui oriente son regard et guide sa main ; une notion que le savant suppose préalablement à la dissection et à l’inspection du cadavre. D’une part, la remise en question de la notion de facultas permet à l’anatomie de Vésale d’introduire la notion d’âme naturelle et vitale à l’intérieur (et non loin ou près) de celle de corps naturel26 (que l’âme individuelle sorte ou non du corps avec la mort ou qu’elle meure avec le corps n’est pas important pour Vésale ; ce qui importe est de pouvoir admettre que le principe immatériel de l’âme laisse de toute façon des traces sensibles sur le corps même après qu’elle s’en est séparée). De l’autre, le fait que l’anatomiste se reconnaisse dans le corps qu’il voit avec ses yeux et touche avec sa main, comme l’individu se reconnaît dans le genre ; c’est-à-dire qu’il reconnaisse dans le corps naturel le minimum commun entre lui qui  connaît et le cadavre à connaître, lui permet d’attribuer au corps en général — et donc aussi au cas isolé allongé devant lui — ce principe rationnel qui a dirigé l’œil de l’anatomiste, guidé sa main, permis de percevoir la symphonie de l’homme physique. Il devient non seulement possible de postuler et de retrouver per anathomiam les traces de la vie et du mouvement dans la nature cadavérique, mais aussi de reconnaître dans le corps de l’homme (indifféremment allongé et mort ou debout et vivant) la fin que l’aristotélisme médiéval avait reconnue à l’âme rationnelle. C’est à ce niveau et dans ces conditions que la distance entre le sujet actif de l’anatomie et son objet s’annule. Non pas parce que le maître serait descendu de la chaire et aurait lui-même touché et manipulé le cadavre en enfreignant les pratiques, les traditions et les tabous en cours depuis longtemps, mais parce que l’anatomiste et le cadavre sont la même chose, unis et rapprochés par un moyen proportionnel qui est, pour Vésale tout autant que pour Zorzi, la notion de corps naturel comme harmonie entre forme et faculté, sujet et objet, matière et fin.

26

Outre le passage reporté note 24, voir p. 741-742.

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Le parcours intellectuel est différent de celui de Zorzi ; mais pour Vésale également, la valeur positive du corps provient de ce qu’il est un médiateur. Il n’est pas seulement médiateur entre le cadavre et l’individu en vie ; mais également entre le dessein divin (divinum numen) qui oriente vers une fin la fabrique du corps et  la matière cadavérique interne au cycle de la génération et de la corruption, entre  l’âme — Fig. 3 : Léonard de Vinci, immatérielle et immortelle — et les « Homo vitruvianus », Venise, Galleria organes, sensibles, corporels, mordell’Accademia, Cabinet des dessins, tels, sur lesquels elle laisse une trace. cat. n. 228 Même dans ce cas, la médiation qui élève le rang de la charnalité intervient en restituant au corps un mouvement et un moteur qui transcendent les parties du cadavre, mais qui, pour Vésale et pour l’anatomiste, ne transcendent pas la fabrique du corps. On concevra aisément que le corps représenté par le dessin anatomique est un médiateur, et même un médiateur universel, par la simple considération de l’élaboration léonardienne d’un topos de la culture et de l’iconographie humaniste, l’Homus vitruvianus de la Galleria dell’Accademia (fig. 3). Un même corps est simultanément présenté dans deux positions différentes, l’une inscrite dans le carré des éléments et l’autre dans l’intelligibilis sphæra ; il s’agit de deux positions particulières (deux hommes particuliers) composées en une seule image, dans laquelle l’unité et l’unicité du corps n’est pas remise en question par les deux postures particulières et différentes. Les figures sont au nombre de deux, mais elles pourraient être trois, quatre ou cinq, en augmentant à volonté le nombre des paires de membres ; et pourtant, la puissance de l’image consiste dans la participation des diverses figures à un dessin unitaire. Qui est le sujet représenté par Léonard ? Comme pour la Joconde ou la Dame à l’hermine, est-il possible de résoudre l’énigme du « personnage » et d’attribuer une identité à ce qui semble être l’un des corps les plus dépersonnalisés de l’iconographie moderne ? À défaut de l’identité, l’on peut recons-

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tituer la généalogie de ce corps à partir du parent le plus proche qu’il semble avoir : celui-ci est moins la figure proportionnée prescrite dans le troisième livre du De architectura que le corps décrit dans le livre II du De pictura de Leon Battista Alberti, pris par les historiens de l’art pour l’archétype de l’anatomie artistique moderne. Au lieu de dépouiller le cadavre comme le fera l’anatomiste post-vésalien — de l’extérieur au squelette, jusqu’aux organes internes —, le peintre prévésalien et pré-léonardien instruit par Alberti devra progressivement revêtir cette structure fixe en ajoutant au fur et à mesure les nerfs et les muscles, puis la chair et la peau, et enfin les caractéristiques somatiques qui sont l’ornamentum de la fabrique du corps. Il devra voir les parties, car « aucune des choses qu’il ne voit n’appartient au peintre »27. Mais les parties du cadavre qu’il a vues, poursuit Alberti, sont « des membres morts jusqu’aux ongles ». Et comme les « offices de la vie » sont le « mouvement et la sensation », le peintre, « voulant exprimer dans les choses la vie, fera chaque partie en mouvement »28. Mouvement et sensation sont la valeur que l’artiste ajoute au corps dévoilé analytiquement par le savant dans la dissection, donnant ainsi une évidence sensible à la relation invisible structura-facultas, mise à nu par l’anatomiste29. La composition du dessin anatomique devient le médiateur entre le cadavre et la personne, la seule réalité à travers laquelle l’artiste — comme le constructeur de navires auquel il est comparé par Alberti dans le De statua — réalise les proportions intrinsèques et extrinsèques qui sont la raison de la forme et du fonctionnement du corps. De Léonard à Benvenuto Cellini, de Juan Valverde de Hamusco jusqu’au Trattato di pittura de Francesco Algarotti ou au Compendio anatomico per uso de’ pittori e scultori de Ercole Lelli, le bon fonctionnement des membres est le sujet de tout dessin anatomique. Et c’est la « méthode compositive », découverte et énoncée par Alberti dans le De pictura, qui permet de restituer aux sens l’illusion de la vie, c’est-à-dire de trans27 L. B. Alberti, De pictura, II, 37, éd. C. Grayson, in Opere volgari, Bari, Laterza, 1973, III, p. 64. 28 Ibid. 29 Sur la visualisation par Léonard de cette relation sur laquelle, comme on l’a vu dans le paragraphe précédent, Vésale aura l’occasion d’insister dans la Fabrica, voir M. Kemp, Leonardo. Nella mente del genio (2004), trad. it. Turin, Einaudi, 2006, p. 60-72. Sur le dessin et la représentation anatomique à la Renaissance, voir D. Laurenza, La Ricerca dell’armonia, Florence, Olschki, 2003.

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former en image immédiatement perceptible la relation invisible imaginée à partir de l’anatomique entre la structura et la facultas, entre la fabrique du corps et le moteur invisible qui la meut. Un anatomiste comme Vésale se rend parfaitement compte de l’importance, pour l’étude more physico du corps, d’une représentation qui, sans perdre les résultats de l’observation directe, puisse restituer l’image de ce divinum numen (ou symphonie pour ainsi dire) qui détermine le corps physique. Les illustrations, commandées selon toute probabilité à Stephan van Kalcar, en témoignent (fig. 4). Elles représentent des écorchés qui, pour manifester la tension ou le relâchement des nerfs et des muscles, sont des portraits en action. Elles montrent des figures éviscérées ou démembrées, qui expriment cependant les mouvements de l’âme (les pleurs, le rire, la réflexion) appartenant au vivant ; elles présentent une capacité de souffrir semblable à celle qui est nécessaire au cadavre pour représenter la personne humaine, comme elle l’était à la personne du Christ pour redonner l’unité et l’harmonie au monde de Zorzi. Sans doute certaines caractéristiques du dessin de Léonard (fig. 3), dans lequel la fidélité au détail anatomique se conjugue avec l’illusion du mouvement, proviennent-elles de l’aide mutuelle que la méthode de dissection, résolutive ou analytique, de l’anatomiste et la méthode compositive ou synthétique de l’artiste s’apportent. Mais dans le corps multiple et pourtant unitaire du dessin de Venise se trouve encore autre chose : il représente le sujet que l’anatomiste et l’artiste avaient tous deux éludé, c’est-à-dire la nature du lien qui unit un corps physique connu per anathomiam et l’illusion des fonctions vitales restituées à travers l’artifice du dessin. L’artiste du De pictura ne devait pas se préoccuper de donner à ses images une fonction démonstrative, puisque son art restait extérieur au domaine de la scientia ; et d’autre part, le physicus, qui s’était pourtant servi des images du peintre, les avait reçues comme des exempla utiles pour confirmer des connaissances déjà acquises et démontrées, mais non pas comme des éléments valides ou utiles scientifiquement. Pour le peintre comme pour le savant, le corps artificiel composé par l’artiste restait différent du corps naturel que la ratio du savant pouvait au mieux résoudre dans ses parties constitutives, mais non pas composer. Léonard en était conscient lorsqu’il distinguait par les noms de notomie la science qui procède au moyen de la dissection, et d’anatomie, la représentation artistique. Dans un passage intitulé Ordine del libro servant d’intro-

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Fig. 4 : A. Vésale, De humani corporis …, p. 164, dessin attribué à Johan Steven van Kalkar et Domenico Campagnola

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duction à l’Anatomia C de Windsor, Léonard accordait une préférence — scientifique et non esthétique — à l’observation du corps dessiné, par rapport à l’expérience directe de la dissection : toi qui dis qu’il est mieux de voir faire la notomie que de voir ces dessins, que dirais-tu alors s’il était possible [dans la dissection] de voir toutes les choses qui sont présentées dans ces dessins en une seule figure30.

Dans la dissection, non seulement le sang recouvre d’une couleur uniforme les parties et en empêche la vision correcte ; non seulement certains organes, vidés de leurs fluides respectifs, ne se présentent pas dans leur forme véritable ; mais — ce qui importe le plus — pour que l’observation d’une seule « toute petite particule » puisse se traduire en connaissance, un seul corps ne suffit pas ; il est nécessaire de décomposer « plus de dix corps humains »31. Il n’échappe pas à Léonard que tout cadavre, tout corps susceptible de dissection, correspond à un individu et que l’observation faite sur lui par l’anatomiste est, en soi, et sans autres intermédiations, valide pour le seul cas examiné. C’est pourquoi, conclut Léonard, j’ai dû pour connaître « vraiment » (c’est-à-dire scientifiquement) non seulement démembrer de nombreux corps, mais ayant individualisé et isolé la partie, répéter plusieurs fois la même procédure sur des sujets divers « pour voir les différences ». Le dessin de Venise naît de cet écart méthodologique : l’inspection physique du corps dans son intégralité ou dans les parties isolées, qui a lieu sur la table de dissection, concerne un individu, un cas, un particulier ; mais pour Léonard, pour l’artiste et le savant entre le Quattro et le Cinquecento, la connaissance doit procéder à partir de prémisses qui contiennent « la totalité de la chose » pour être démonstrative (scientifique). Ces prémisses, qui existent pour le philosophe spéculatif, n’existent pas pour l’anatomiste ou pour le naturaliste, qui procède par des observations menées sur des cas isolés, visualise cet organe-ci ou celui-là mais non pas l’organe en général, ce corps-ci ou celui-là, mais non pas « tout corps ». Léonard se rend compte de deux choses à la fois  : de l’inefficacité des procédés démonstratifs de la logique traditionnelle dans la formalisation des règles d’une science fondée sur l’observation telle que le savoir anatomique et naturel ; de l’insuffisance scientifique d’un procédé qui prétend 30

L’annotation de Léonard se trouve au verso d’un des folios anatomiques, Windsor Castle, Royal Library, Anatomia C, c. 19070v. 31 Léonard de Vinci, Anatomia C, Windsor Castle, Royal Library, c. 19070v.

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rendre universelles des propriétés observées chez un ou quelques individus. L’observation et la confrontation du plus grand nombre possible de cas, avec un examen que le peintre doit mener « selon l’ordre des démonstrations géométriques », permettait en revanche de parvenir à la détermination d’« une forme de la chose naturelle », qui n’anticipe pas l’expérience du corps, mais se charge d’une objectivité qui manque à la connaissance acquise dans l’observation directe. Non pas reproduction d’une forme, mais détermination de la forme du corps naturel. Quarante ans plus tard, le médecin véronais Jérôme Fracastor32 conclura, de façon toute provisoire, une discussion suscitée par la confrontation entre les procédures de l’Ars parva galénique et celles des Seconds analytiques d’Aristote, qu’avaient simultanément animée des philologues, des logiciens et des anatomistes du Studio de Padoue33. Il fixera, dans une procédure très proche de celle qu’avait découverte et appliquée Léonard, les règles de l’induction : un raisonnement formalisé, différent de l’apodictique, mais capable d’obtenir un haut degré de certitude à partir d’observations, de cas particuliers, d’enthynèmes. Plus qu’un exemple, moins ou mieux, différent d’un universel, le dessin du corps de Léonard rend compte des confrontations et comparaisons qui permettent, dans un procédé inductif, d’éliminer les différences ou les circonstances occasionnelles et de recomposer en une seule figure ce qui est commun à « plusieurs notomies » « répétées ». Cette seule et unique figure ne fait pas du dessin anatomique la prémisse d’un syllogisme apodictique et ne représente pas un sujet qui par nature n’existe pas (l’homme en général), mais place l’artiste — indifféremment peintre ou anatomiste — en condition de décrire non le corps d’un individu particulier, mais le corps naturel normal. L’Homme vitruvien de Venise peut être considéré comme le portrait de ce corps naturel normal. Il n’est pas la recomposition illusoire des fragments séparés dans la dissection, ni l’illustration d’un cas observé, mais l’extraction 32 G. Fracastoro, Turrius sive de intellectus dialogus, in Opera omnia, Venise, apud Iuntas, 1555, c. 165r-206v. Cf. P. Rossi, « Metodo induttivo e polemica antioccultistica in Fracastoro », Rivista critica di storia della filosofia, IX, 1959, p. 485-499. 33 En particulier Agostino Nifo, Giovanni Mainardi, Maro Antonio Zimara, Agostino, Balduino, Capivacci, jusqu’à Zabarella ; parmi les médecins, Giovan Battista Del Monte, Falloppio, Estienne, et Vésale lui-même. Sur ce débat, nous renvoyons à C. Vasoli, « La logica », in Storia della cultura veneta, 3/III, Dal primo Quattrocento al Concilio di Trento, éd. G. Arnaldi, M. Pastore Stocchi, Vicence, Neri-Pozza, 1981, p. 52-73.

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d’une norme à partir d’une pluralité de cas, la construction d’un modèle qui généralise méthodiquement des observations effectuées et répétées, et qui possède la valeur d’un paradigme sur lequel les observations suivantes seront expérimentées. Dans le dessin de Venise, le corps dessiné par l’artiste n’est pas artificiel, par opposition au corps naturel que le physicien cherche à connaître ; la méthode de l’art n’est pas compositive et synthétique, par opposition à la méthode résolutive ou analytique de la science ; l’homme au centre du cercle et du carré n’est pas intermédiaire entre Dieu et le monde. C’est la norme servant aux généralisations de la science de la nature, mais que la nature ne possède, ne connaît et ne peut pas produire, qui est artificielle Le modèle que le savant ne tire pas de la sphère intelligible du Dieu de Zorzi ou des archétypes de Platon, mais qu’il construit à partir d’épisodes isolés et observés, est devenu composé. Le paradigme ou la règle que l’artiste conçoit par et pour lui-même, et par laquelle il se laisse guider au-delà de l’impasse devant laquelle la théologie, mais aussi les logiques et les scientiæ traditionnelles l’avaient arrêté, est intermédiaire entre une rationalité parfaite, immobile et intelligible, et une nature sensible et changeante. Cette règle se trouve au-delà du choix unilatéral entre démonstration et expérience, forme et matière, rationalité et mouvements, esprit et chair, sphère intelligible et sphère sensible, âme et corps. Mais surtout, l’homme n’est plus protagoniste, créature divine ou fabrique naturelle. Ce que l’esprit et la manus opera de l’homme, la symphonie de son corps et de son principe rationnel auront su composer et fabriquer est devenu protagoniste. Cela signifie que la question posée par Zorzi, comme par Vésale, perd progressivement son sens : quelle est la nature ou l’essence de l’homme ? Il importe peu d’établir s’il est l’image ou la créature préférée de Dieu ; le microcosme qui contracte en lui le monde majeur, ou la plus parfaite des fabriques de la nature. Si l’on veut donner une définition de la nature ou de l’essence de l’homme, rien ne sert de chercher un principe qui en constitue métaphysiquement l’essence, ni une faculté innée ou un « instinct » individuel par le moyen de l’observation empirique. « La principale caractéristique de l’homme, ce qui le distingue, n’est pas sa nature physique ou métaphysique, mais plutôt son œuvre »34. Si c’est « le système des activités humaines qui définit et détermine la sphère de l’humanité », ce 34

E. Cassirer, Saggio sull’uomo, trad. it. Rome, Armando Editore, 1968, p. 144.

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système de compositions artificielles devient alors, ou est sur le point de devenir, le medium entre Dieu et le monde : le critère, le point de vue unifié, à partir duquel on observe et confronte tant les choses simples qui ne changent pas, que les choses qui se meuvent et se multiplient. Devant l’Homme vitruvien de Léonard, comme pour n’importe quelle œuvre, fabrique, ou composition artificielle, on peut alors se demander : corps ou substance incorporelle ? Ni l’un ni l’autre, mais intermédiaire entre l’un et l’autre (neutrum, sed medium utriusque).

ESTHÉTIQUE DU CORPS ET IDÉAL DU BEAU À LA RENAISSANCE Serge Trottein

Lorsqu’on ne date pas les débuts de l’esthétique du moment où apparaît le mot, c’est-à-dire du milieu du XVIIIe siècle, mais qu’on la définit plus généralement et indistinctement comme réflexion sur la beauté ou comme philosophie de l’art, alors son histoire apparaît globalement comme le passage de théories normatives du beau idéal et de l’art comme imitation à la conception d’un jugement de goût essentiellement subjectif et d’un art purement créatif et libéré de tout modèle, règle ou obligation. Esthétique ou théorie de l’art : l’unique événement de leur histoire, de l’Antiquité à l’âge moderne, voire post-moderne, serait cette révolution copernicienne, cette substitution du sujet à l’objet, dont Kant faisait déjà l’événement majeur de l’histoire de  la  connaissance avant d’en tirer toutes les conséquences également dans le domaine de la morale. C’est évidemment aller un peu vite en besogne, et les choses sont loin d’être aussi simples, même chez l’inventeur de la révolution copernicienne en philosophie, lui qui, en plein cœur de sa critique du jugement de goût, n’en consacre pas moins un long développement à l’idéal du beau. Il s’agit du paragraphe 17 de la troisième Critique, intitulé précisément De l’Idéal de beauté, et dont le raisonnement surprenant et les questions qu’il suscite méritent qu’on s’y attarde un peu avant d’aborder le problème du beau et de l’esthétique tel qu’il se pose à la Renaissance1. Ce paragraphe conclut le troisième moment de l’Analytique du Beau, moment qui a pour objet le jugement de goût selon la relation, c’est-à-dire en l’occurrence selon la finalité, et qui 1

E. Kant, Critique de la faculté de juger, éd. A. Philonenko, Paris, Vrin, 1968.

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se termine par la célèbre définition de la beauté comme finalité sans fin. Or, première incongruité, ce moment, contrairement aux trois autres, ne porte pas sur le, mais les jugements de goût, comme s’il devait y en avoir dorénavant plusieurs, alors que depuis le début l’analytique kantienne ne consiste qu’à distinguer entre les espèces de jugements pour faire apparaître le caractère absolument unique et paradoxal du jugement de goût ou jugement esthétique. C’est que la confusion et le malentendu concernant l’esthétique sont tels que Kant est amené à faire quelques concessions verbales, de manière, en quelque sorte, à calmer le jeu : on concède à l’adversaire qu’il parle apparemment de la même chose pour mieux le convaincre que son point de vue est en fait tout autre. Et l’adversaire est double : d’un côté l’empiriste, qui privilégie « le principe pathologique de l’agrément » et mélange la beauté avec l’attrait et l’émotion ; de l’autre, l’intellectualiste, le représentant de la tradition classique, qui, en privilégiant cette fois « le principe intellectuel du bien représenté » (§ 12), confond beauté et perfection. Pour « écarter maint conflit » (§ 16), Kant en vient donc à accepter une division des jugements esthétiques en jugements esthétiques purs et en jugements esthétiques empiriques ou appliqués, tout en continuant cependant de rappeler avec insistance qu’un jugement esthétique ne peut être que pur et que toute liaison de l’agréable ou du bon avec le beau porte nécessairement préjudice à la beauté et constitue un obstacle irrémédiable au jugement de goût. Ainsi apparaît l’opposition, somme toute étrange, entre « deux espèces de beauté » : la beauté libre et la beauté adhérente, c’est-à-dire la beauté proprement dite et la perfection, qui ne peuvent pas être en fait les deux espèces d’un même genre, celui de la beauté en général, puisque sa définition aboutirait à une contradiction. Qu’est-ce qu’une beauté qui serait tantôt libre, tantôt adhérente, tantôt soumise à un concept, tantôt dénuée de toute règle ? Où y a-t-il le plus de beauté : dans les fleurs, les oiseaux, les crustacés, les rinceaux et la musique sans texte, comme le suggère le paragraphe 16, ou au contraire dans le corps humain, les chevaux et les édifices ? La question est mal posée, car il est clair qu’esthétiquement parlant la beauté adhérente ne saurait proprement être belle : ce qui compte en elle n’est pas la beauté, mais bien l’adhérence, à savoir la perfection, qui suppose toujours le concept d’une fin, qui détermine ce que la chose doit être et l’empêche ainsi d’être belle. La perfection ne saurait être belle, la beauté ne saurait être parfaite. L’une et l’autre s’excluent, la perfection étant, dans tous les sens du mot, la fin de la beauté : son but, car le beau naît de la recherche du concept, et sa disparition,

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car le surgissement du concept, qui fige la réflexion esthétique et arrête le jeu des facultés, signifie l’évanouissement du plaisir et le refoulement de la beauté. Kant, d’ordinaire plutôt avare d’exemples, illustre ainsi son propos : « On pourrait adapter à un édifice maintes choses qui plaisent immédiatement dans l’intuition, si cet édifice ne devait être une église ; on pourrait embellir une figure humaine avec toutes sortes de dessins en spirale et avec des traits légers, bien que réguliers, comme en usent les Néo-Zélandais avec leurs tatouages, s’il ne s’agissait d’un homme ; et celui-ci pourrait avoir des traits plus fins et un visage d’un contour plus gracieux et plus doux, s’il ne devait représenter un homme ou même un guerrier »2. Où l’on voit que la beauté, et le plaisir immédiat qui la caractérise, sont de l’ordre de l’embellissement et de l’ornement, mais surtout qu’ils n’ont plus leur place, dès que nous ne pouvons plus juger des choses que d’après l’idée que nous en avons, c’est-à-dire celle que notre culture et nos origines nous imposent. Pour juger de la beauté d’une architecture, ou même, semble ici dire Kant, pour lui apporter la beauté dont elle est en soi dénuée, il faudrait pouvoir faire abstraction de sa nature et de sa fonction ; et pour rendre beau le corps humain, il faudrait pouvoir non seulement nous défaire de notre ethnocentrisme, mais encore faire abstraction de toute détermination sociale, voire sexuelle. Seul serait beau l’homme sans qualités, ou l’église sans religion, sans dieu ni fidèles, ou n’importe quel objet sans utilité ni signification. Il ne s’agit pas seulement ici de penser le corps, mais de penser un corps humain sans qualités : ni familier ni exotique, ni masculin ni féminin. La beauté (libre, pure) comme neutralité. Mais la neutralité, précisément, n’est pas intéressante, de même que la satisfaction purement esthétique, et il difficile d’oublier ce qui nous détermine, de faire comme si nous n’étions que des hommes sans qualités et sans intérêt. Nous sommes bien plutôt d’ordinaire empêtrés de nos identités, de nos valeurs et de nos préjugés, nous n’échappons guère à nos concepts et à nos idées, qui nous sont indispensables pour procurer un sens à l’existence et un intérêt au monde, aux personnes et aux objets qui nous entourent. Dès lors, la liberté qui caractérise le goût ou la réflexion esthétique devient vite insupportable et il est inévitable que nous cherchions à les contrôler, à les arrêter, à les fixer dans les limites de la simple raison : d’où le mariage forcé 2

E. Kant, op. cit., § 16, p. 71-72.

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du goût et de la raison, de la beauté et de la perfection, où la satisfaction esthétique s’efface au profit d’une satisfaction intellectuelle, qui utilise et instrumentalise le beau. Et Kant de préciser : « À vrai dire la perfection ne gagne rien grâce à la beauté, et la beauté ne gagne rien grâce à la perfection  ; mais puisqu’on ne peut éviter, lorsqu’on compare suivant un concept la représentation par laquelle un objet nous est donné et l’objet (relativement à ce qu’il doit être), de la rapprocher en même temps de la sensation du sujet, si ces deux états d’esprit s’accordent, la faculté représentative ne peut qu’y gagner dans son ensemble »3. Perfection et beauté sont si hétérogènes que leur addition ne produit aucun gain, ni pour l’une, ni pour l’autre ; mais leur rapprochement, présenté non comme accidentel mais comme inévitable, n’est pas sans rappeler le caractère non moins inévitable de l’illusion ou apparence transcendantale qui met en branle toute l’entreprise critique dès les premières lignes de la Critique de la raison pure. Il s’y découvre un intérêt de la raison, qui finit par produire globalement un gain là même où il n’y avait en principe rien à gagner, soit une plus-value conditionnée par l’accord de deux états d’esprit, l’un libre, l’autre réglé. Mais comment rapprocher ce qui est libre et ce qui adhère, comment accorder la liberté à la règle, sinon en exploitant l’une au service de l’autre, en utilisant le beau au seul profit du bien ? Comparer, rapprocher, pour finalement accorder, ce n’est autre que juger : réfléchir d’abord, pour chercher à déterminer. Mais lorsque le jugement cesse d’être purement réfléchissant pour devenir ensemble réfléchissant et déterminant, ce qui a priori devrait rester impossible (la détermination signifiant à tous égards la fin de la réflexion), alors il cesse d’être esthétique pour devenir téléologique : le jeu des facultés fait place à « la faculté représentative […] dans son ensemble », il disparaît au profit d’une plus-value globale, nécessaire, et nécessairement dialectique car fondée sur l’inévitable apparence d’un accord possible entre deux états d’esprit qui en fait s’excluent. C’est cette dialectique, issue du mariage de raison entre le beau et le bien, qui conduit à d’abord à dédoubler la beauté, puis à l’idéaliser, c’est-à-dire à opposer la beauté adhérente à la beauté libre pour évoquer enfin la possibilité d’un idéal de beauté. Que cette dialectique surgisse au sein même de l’analytique montre à quel point la tradition métaphysique du beau identifié au bien, du kalos

3

E. Kant, op. cit., § 16, p. 72.

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kagathos, reste vivante et continue à faire obstacle au déploiement et jusqu’à la naissance d’une esthétique digne de ce nom. Et la possibilité de l’idéal de beauté, le paragraphe 17 de la Critique de la faculté de juger, qui lui est entièrement consacré, ne fait pas que l’évoquer : il en propose une théorie très détaillée, très complète, distinguant Idéal de la raison et Idéal de l’imagination, rapprochant Idéal de beauté et Idéal de perfection, décomposant l’Idéal de beauté en Idée-normale et en Idée de la raison, proposant enfin pour la première fois (et bien avant la théorie du génie, au § 49) le concept d’Idée esthétique, et même celui de génie, défini dans une note portant sur la caricature. L’essentiel de ce passage, qui semble à première vue hors sujet bien qu’il annonce les développements ultérieurs et inattendus qui constitueront la théorie du génie, porte d’ailleurs sur l’étrange « explication psychologique  » que Kant tente de donner, de façon extrêmement embarrassée, du processus de genèse ou de production de l’Idée-normale, c’est-à-dire de l’image, du type ou du modèle qui doit rendre possible des règles du jugement. Or il avait lui-même introduit ce bizarre développement par le rappel clair et net d’une des principales thèses de la Critique : « Il ne peut y avoir de règle objective du goût qui détermine par un concept ce qui est beau », et il le conclura en écartant une fois de plus cet enchevêtrement de considérations incompréhensibles du territoire de l’esthétique. Ses derniers mots sont en effet ceux-ci : « La justesse d’un tel Idéal de beauté trouve sa confirmation en ce qu’il ne permet à aucun attrait des sens de se mêler à la satisfaction résultant de son objet, mais suscite cependant un extrême intérêt pour celui-ci. Cet intérêt prouve qu’un jugement effectué selon une telle mesure ne peut jamais être un jugement esthétique pur et que le jugement d’après un Idéal de beauté n’est pas un simple jugement de goût »4. Que se passe-t-il donc et pourquoi l’Idéal de beauté trouve-t-il encore grâce, si l’on peut dire, dans ce nouveau contexte ? Pourquoi se réserve-t-il toujours une place ici alors que tout l’exclut à présent de l’esthétique ? C’est parce que l’esthétique ne peut avoir lieu, prendre du champ ou se donner de l’espace qu’en se démarquant de l’obsédante et envahissante question métaphysique de l’origine, du principe ou du fondement — origine de l’œuvre d’art, origine de l’art ou origine du goût. L’esthétique se définit, par exemple, comme ce dont « le principe déterminant est le sentiment du sujet, non un

4

E. Kant, op. cit., § 17, p. 76.

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concept de l’objet »5 ; c’est dire en fait que l’esthétique ne se règle ni ne se fonde sur aucun principe, car le sentiment du sujet dont parle Kant n’est pas un sujet, support ou substrat, fondement de quelque édifice que ce soit ; il n’est pas davantage un accord entre les facultés (c’est à un tel accord qu’aspire l’union forcée du beau et du bien), mais leur simple jeu, qui suspend et met entre parenthèses (rend possible, déconstruit et virtualise plutôt qu’il ne fonde) les processus respectivement théorique et pratique de la connaissance et de l’action. D’où le malentendu qui caractérise l’histoire de la philosophie du beau pensée en termes de passage d’une métaphysique antique de la beauté objective, idéale, naturelle ou cosmique, à une esthétique moderne et subjective du jugement de goût et de l’expression artistique du génie : en réduisant l’esthétique à l’opposition du subjectif et de l’objectif, et à la question de son origine ou de son fondement, une telle conception du devenir de la beauté reste métaphysique, elle perpétue une tradition d’origine platonicienne qui évacue le sensible au profit de l’intelligible et contre laquelle l’esthétique a les plus grandes difficultés à se manifester et à préserver son espace de jeu. L’esthétique, à nouveau, ne peut avoir de principe car elle est, si l’on veut continuer à employer ce terme, le principe de tout jugement, de la même façon que la réflexion est le principe de toute détermination. C’est pourquoi, dit Kant, « chercher un principe du goût, qui indiquerait par des concepts déterminés le critérium universel du beau est une entreprise stérile, car ce que l’on recherche est impossible et en lui-même contradictoire »6. Or c’est pourtant ce que fait précisément tout théoricien de l’Idéal de beauté : la raison ne pouvant se satisfaire d’un principe purement esthétique ou de la simple réflexion, elle se met nécessairement en quête d’une origine introuvable dont elle fait un « principe profondément caché » et qu’elle a ensuite naturellement le plus grand mal à produire et à comprendre, puisqu’il est d’emblée contradictoire. D’où l’embarras extrême où la théorie de l’Idéal du beau plonge Kant malgré lui et dont il a bien conscience puisqu’il finit par avouer, après avoir introduit le concept, au fond contradictoire lui aussi, d’Idée esthétique : « Afin de rendre compréhensible en quelque manière comment cela s’effectue (qui peut, en effet, arracher entièrement son secret à la nature ?), nous tenterons de donner une explication psychologique »7. 5 6 7

E. Kant, op. cit., § 17, p. 73 Ibid. Ibid., p. 74.

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Impossible ici d’entrer dans le détail d’une telle explication, qui, si intéressante soit-elle, a d’emblée peu de chances, ne serait-ce qu’en raison de son caractère psychologique, d’apporter la solution qui convient à un problème transcendantal et qui ne peut qu’échouer vu l’ampleur de la tâche : car pour « arracher entièrement son secret à la nature », il faudrait être plus encore qu’un génie au sens kantien. Mais est-ce bien de cela qu’il s’agit ? Nous sommes peut-être dans l’incompréhensible, mais est-ce vraiment à un secret de la nature que nous sommes confrontés, ou bien plutôt au contraire à une apparence transcendantale impossible à surmonter ? Sans doute le travail de l’imagination qui aboutit à la production de l’Idée-normale est-il « pour nous tout à fait incompréhensible », mais qui nous oblige à remonter jusqu’à une « technique de la nature » sinon un intérêt de la raison ? C’est lui qui en effet guide et impose tous ces développements où l’esthétique s’empêtre jusqu’à y perdre son âme, si l’on peut dire. On voit ainsi peu à peu se dessiner l’enjeu de ces réflexions auxquelles se mêlent de véritables détournements de pensée. L’embarras, presque drôle, dans lequel Kant s’est lui-même placé en acceptant de traiter de la perfection comme d’une espèce de beauté puis de s’interroger sur l’origine du goût et la genèse de l’idéal de beauté que cette question implique, ne le prive pas pour autant d’en comprendre la cause, qui n’est autre que l’intervention, peut-être inéluctable, d’un intérêt étranger à l’esthétique et contre l’invasion et la domination duquel celle-ci est sans cesse forcée de s’affirmer et de se définir. Cet intérêt qui vient parasiter le libre jeu de l’esthétique, Kant l’interprète comme l’œuvre ou la ruse de la raison pratique ; mais envisagé du point de vue de l’histoire des théories du beau, il n’est autre que l’emprise de la tradition platonicienne, en tant qu’instrumentalisation du beau au service du bien, dont toute pensée du beau, du corps ou du sensible doit pouvoir s’affranchir pour accéder à l’autonomie. Cet affranchissement est sa condition de possibilité même. C’est à ce critère qu’on reconnaît l’esthétique et qu’on cesse ainsi de la confondre avec une métaphysique du beau ou une philosophie de l’art. La question qui se pose alors à l’historien du beau est la suivante : ce critère ne vaut-il que pour Kant et pour l’esthétique au sens strict, telle que la voit naître le siècle des Lumières, ou bien est-il généralisable, permettant ainsi de construire une histoire de l’esthétique, distincte de l’histoire de la métaphysique et des philosophies de l’art, et qui commencerait beaucoup plus en amont, à la Renaissance par exemple, ou dès l’Antiquité ? On peut aussi poser cette question en d’autres termes : existe-t-il une esthétique de la Renaissance,

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ou bien la Renaissance ne nous a-t-elle donné qu’une métaphysique du beau, celle de Ficin, à côté d’une multitude de théories de l’art, d’Alberti à Zuccari ? Si la lecture de Kant peut nous être utile ici, c’est parce qu’elle offre un fil directeur à notre enquête : pour trouver ou retrouver la trace de l’esthétique, d’une esthétique d’avant l’esthétique en quelque sorte, il faut chercher là où s’organise la résistance à l’Idée ou à la conception d’un Idéal de beauté. Le De pulchro d’Agostino Nifo semblerait bien répondre à un tel critère. Essayons rapidement de voir en quoi. Publié en 1531, le De pulchro est le premier traité philosophique de l’époque moderne qui soit expressément et principalement consacré au beau8. S’agit-il pour autant d’un traité d’esthétique ? La réponse se trouve à la fois dans la définition du beau qu’il propose et dans la stratégie adoptée pour y parvenir. Prévention et précipitation sont, à n’en pas douter, les grands écueils et les risques les plus fréquents auxquel s’expose tout lecteur, même le plus scrupuleux, même le plus cartésien : sachant ce qui se dit de l’auteur, on échafaude d’avance le contenu de son livre et l’on reste souvent aveugle à ce qui s’y trame. Le traité de Nifo n’échappe pas à la règle. On sait l’auteur issu du milieu aristotélicien de l’Université de Padoue, mais on a aussi eu vent de sa réputation de plagiaire et de courtisan opportuniste, voire de vieillard ridicule et libidineux. Cela suffit à en faire un aristotélicien bien sûr, mais peut-être aussi un platonicien, ou même un épicurien ; et l’on dira de son traité Du beau que, bien que d’inspiration platonicienne (n’annonce-t-il pas un traité De l’amour, comme il y en eut beaucoup au XVIe siècle ?), il renferme cependant des thèses aristotéliciennes qui, peut-être, cachent des conceptions épicuriennes inavouables dans un ouvrage aussi sérieux ; à moins que, le rattachant à un horizon encore plus familier, celui d’une Renaissance idéale, on ne résolve d’un coup toutes ces difficultés en n’y voyant plus qu’une synthèse originale des grands courants philosophiques issus de l’Antiquité, en l’occurrence la conception de la beauté comme grâce ou splendeur divine, idéale et intelligible, irradiant de son éclat un monde sensible qu’elle incite à quitter, ainsi que l’autre conception, plus aristotélicienne en effet, de la beauté comme harmonie des formes (ou rapport de proportion entre les parties) unie à la douceur des couleurs. Ce faisant, on manque complètement ce qui, d’un 8 Cf. A. Nifo, De pvlchro et amore, I De Pvlchro liber, éd. L. Boulègue, Paris, Les Belles Lettres, 2003, pour une perspective plus traditionnelle sur cet auteur.

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point de vue esthétique, fait tout l’intérêt du livre et de l’entreprise à laquelle s’y consacre son auteur. Tout est dit pourtant, d’une certaine façon, dès la dédicace. Et ce qu’une lecture pleine de prévention et de précipitation de l’ensemble de l’ouvrage ignorera nécessairement, Nifo indique dès les premières lignes qu’il en a bien conscience. Il est face à un dilemme : comment parler de la beauté sans répéter ce que Platon et les platoniciens, jusque Marsile Ficin, en ont déjà dit ? et pourquoi y consacrer un livre si Platon est indépassable ? Or la réponse est évidente, elle est, elle a toujours été devant mes yeux ou à mon esprit, durant toute la rédaction de mon traité, explique Nifo : le beau ne peut se réduire à ce qu’en dit le divin Platon, c’est-à-dire à l’Idée d’une beauté divine et invisible parce que seulement intelligible ; il a une existence bien plus réelle, visible, sensible, plus proche et plus présente par conséquent, celle de Jeanne d’Aragon, à qui le traité est dédié. Platon est peut-être indépassable, et il est sans doute impossible de penser le beau en dehors de l’horizon de la tradition platonicienne, qui fournit à la pensée tous ses instruments, et pourtant il faut bien essayer, puisque beauté et corps il y a, malgré le discours de l’Idée. Penser le corps et sa beauté malgré la tradition, traiter d’un idéal de beauté au rebours de l’Idée platonicienne, en résistant à toute idéalisation, voilà la tâche que se propose Nifo. Et cette tâche est d’emblée esthétique. Elle donne lieu à toute une série de renversements du platonisme. La première révolution ou le premier renversement du platonisme qu’elle induit se reconnaît déjà au fait que Nifo n’écrit pas un traité de l’amour (et) du beau, ou de l’amour du beau, ni même du beau et de l’amour, mais du beau, tout court, et qu’il commence par le beau, traitant de l’amour en second, comme d’un sujet annexe et dérivé. Or ce qui compte chez Platon n’est pas tant le beau (après tout, l’Hippias Majeur, premier traité du beau, reste un dialogue aporétique) que l’amour, qui conduit l’âme des beaux corps aux belles âmes, puis à l’Idée du beau et pour finir à celle du Bien ; ce qui compte, c’est l’élévation, le ravissement hors du sensible, non le plaisir ou la jouissance des sens ou même de la pensée. C’est, d’une certaine manière, le sublime — et la beauté n’intéresse que si elle y conduit et qu’elle se met à son service. Le platonisme est une métaphysique du beau, dont le but est d’escamoter l’esthétique. Nifo au contraire affirme d’emblée l’existence du beau dans le sensible (et  non dans l’Idée) et il pose la question de son existence avant celle de son essence : elle fait l’objet des cinq premiers chapitres qui constituent

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le préambule du De pulchro et opère ainsi un deuxième renversement du platonisme. L’argumentation reprend d’ailleurs, pour la développer, celle de la dédicace : le beau n’existe pas que dans l’esprit de celui qui aime, sa réalité déborde le cadre de pensée où la tradition voudrait l’enfermer, et la preuve en est la beauté de Jeanne d’Aragon, universellement reconnue, beauté physique et morale, non métaphysique, mais qu’il faut bien pouvoir penser. À la succession d’exemples non probants de l’Hippias, Nifo oppose l’exemplarité d’une beauté sans idéal : celle du corps féminin. Mais comment penser esthétiquement ce corps ? Les seuls instruments dont peut disposer Nifo sont évidemment ceux de la tradition, platonicienne et néoplatonicienne dans ce domaine ; il s’emploiera donc à les subvertir, multipliant les renversements du platonisme, retournant de manière littéralement révolutionnaire les thèses platoniciennes contre elles-mêmes, pour aboutir enfin à une définition positive de la beauté, que le cadre intellectuel initial semblait rendre tout à fait impossible. Lorsqu’après avoir posé la question de l’existence du beau, il aborde enfin la question de son essence, il ne peut que commencer par une reprise détaillée des réfutations socratiques de l’Hippias, à laquelle succède l’exposé des thèses platoniciennes et néoplatoniciennes qui font autorité, jusqu’à celles de Ficin, dont il reproduit parfois mot pour mot des passages entiers du Commentaire sur le Banquet de Platon. C’est au chapitre 17 que commence la réfutation : 1)  à Ficin, nommé expressément, il objecte que la beauté n’est pas de l’ordre de la représentation, mais qu’elle est à penser comme réelle. 2) Nifo continue de définir la beauté en termes de grâce et de ravissement, mais c’est une concession au platonisme : il précise en effet que même si la beauté commence par la grâce et le ravissement, elle finit nécessairement par être totalement corporelle, se dégageant ainsi de son origine spirituelle. Seule la beauté de Jeanne, étant à la fois corporelle et incorporelle, réalise la synthèse des deux conceptions, mais il ne s’agit peut-être que d’une nouvelle concession à la tradition, qui demanderait un examen plus approfondi. 3) On aurait tort de reprocher à Nifo la pauvreté de son argumentation car c’est justement ce qu’il remarque chez Socrate au chapitre 20 : lui aussi part d’une observation et ne fournit aucun véritable argument à sa théorie de la beauté comme grâce. 4) Définir la beauté comme grâce ne suffit d’ailleurs pas, ce serait s’en tenir à une beauté vague, qui n’adhère (pour reprendre les expressions kan-

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tiennes) ni aux âmes, ni aux corps ; le platonisme y adjoint alors des intermédiaires, deux mouvements d’abord — la connaissance et l’amour (chap. 21), mais le beau n’y trouve pas sa place —, diverses « préparations » aussi, qui préparent les corps et les âmes à recevoir la beauté ; mais pour les corps il n’est question que de l’ordre, de la mesure et de l’aspect, et pour les âmes, la préparation ne consiste qu’à se débarrasser du corps (chap. 24). Il faut aller plus loin, explique Nifo, il faut multiplier ces intermédiaires : les préparations des platoniciens étant insuffisantes, il convient donc de les étendre à tous les sens, odorat, goût et toucher y compris, et même à l’esprit ; ainsi retourne-t-il encore une fois la doctrine platonicienne contre elle-même. 5) D’où la critique générale du platonisme que résume le chapitre 25 : les platoniciens parlent bien, mais ce qu’ils disent relève plus de la rhétorique que de la vérité. En d’autres termes, ce sont eux aussi des sophistes. La preuve, c’est qu’ils entretiennent l’équivoque concernant un point crucial : la définition de l’amour. La beauté est de l’ordre du sensible, et pour Nifo, qui se réclame ici expressément d’Aristote (Rhétorique, II), l’amour ne peut être que du même ordre. Il n’y a donc pas d’amour intellectuel, sinon par concession au platonisme, par conséquent de façon équivoque, et par métaphore seulement. Concession, équivoque, métaphore : les termes sont de Nifo. L’embarras du discours est à mettre au compte des promoteurs de l’Idéal, non des résistants de l’esthétique. 6) Nous en arrivons maintenant à la révolution du chapitre 26, où tout se joue. Celui-ci est intitulé Nulle chose simple n’est belle ; autrement dit : le beau n’est pas de l’ordre de l’Un mais du multiple et du composé. Ici la subversion du platonisme s’effectue à la fois par l’amont et l’aval, pour ainsi dire, Nifo se réclamant (mais sans référence précise) de l’autorité non plus d’Aristote, mais d’Homère, bien antérieur à Platon, en même temps que de Plotin, qui supplante ici Ficin et se voit mis paradoxalement à contribution dans cet effort de dépassement du platonisme, en tant que tenant de la thèse selon laquelle « la beauté n’est rien d’autre que la grâce naissant de la convenance d’un certain nombre de parties ». Nifo se donne également au passage la caution d’Ovide, mais l’essentiel est que le beau suppose composition et différence formelle. Ces deux critères vont en effet lui suffire pour (re)définir entièrement le champ de l’esthétique : Or si tout ce qui est beau est composé, il en résulte que Dieu n’est ni beau, ni la beauté même ; et comme le beau, et la beauté même, ne sont pas sans imperfection, il en résulte aussi que la nature angélique ne peut être belle

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puisqu’elle manque de parties, en quoi la beauté consiste. Mais aussi bien Dieu que l’ange est bon, car la beauté chez eux est bonté […]. Il en résulte de plus que le ciel lui-même n’est pas beau, comme nous le dirons, mais plutôt orné ; car bien qu’il soit composé d’étoiles, le fait que cependant les étoiles sont des parties exactement semblables et qu’elles sont toutes sphériques et pareilles et de même nature, l’empêche absolument de pouvoir être beau. Il en résulte encore que le monde ne peut non plus être tenu pour beau, puisque bien qu’il se compose de ciels et d’éléments qui semblent être des parties dissemblables, toutes ont cependant exactement la même forme sphérique […]. En outre une chose inanimée ne pourra pas non plus être belle, pas même une œuvre d’art comme une statue ou un temple, puisqu’il ne s’y trouve pas de rapport de proportion entre les parties, sauf si on la compare à une chose animée ou naturelle. Ainsi sera-t-elle belle par comparaison. Or ce qui est beau par comparaison n’est pas beau par nature. De la même façon ni un discours rhétorique ni celui d’un magistrat ne sera beau, ni rien de ce genre […] [— et Nifo de poursuivre un peu plus loin ainsi :] dans aucune des choses naturelles inanimées il ne peut y avoir de dissemblance ou de différence des parties si grande qu’on y distingue une composition agréable. D’où vient que l’or n’est pas beau, ni aucun des métaux, mais plutôt agréable […]. Ne le sont pas non plus les choses animées, à l’exception de l’être humain […].

L’entreprise de Nifo le conduit donc à limiter le territoire de l’esthétique au seul être humain. Pour les platoniciens, la beauté comme grâce est certes inégalement répartie dans l’univers ; mais, son origine n’étant autre que la splendeur du souverain bien ou la lumière divine, comme l’énonce le chapitre 23, elle se répand ou s’étend à partir de Dieu et se communique à la totalité de l’être, qu’elle anime ou vivifie, faisant du beau, du bien ou du vrai au fond la même chose et irradiant un univers dont le sensible est escamoté au profit d’un intelligible omniprésent et plus qu’envahissant. Pour Nifo au contraire la référence à l’intelligible et à l’idéal n’introduit que de l’équivoque, du métaphorique, de la littérature comparée ; il faut donc précisément distinguer ce qui est beau de ce qui n’est que bon, orné ou agréable. La beauté n’est pas universelle, elle est bien plutôt exceptionnelle au sein de l’univers, elle est l’exception qui confirme la règle d’un univers bien trop homogène pour prétendre à la beauté. Et cette exception à laquelle se réduit le champ qu’on avait pu croire proprement immense de l’esthétique, c’est l’être humain — et l’être humain moins comme composé d’une âme et d’un corps que comme constitué d’une âme, peut-être, multipartite et  proportionnée, mais surtout d’un corps complexe et vivant où conviennent des parties réellement dissem-

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blables et hétérogènes. Le beau, c’est la convenance de l’hétérogène, le recueil du multiple, l’accord sensible sans cesse renaissant du différent et du dissemblable, que seul l’être humain, c’est-à-dire son corps, est capable de présenter. Son exemplarité n’en fait pas un exemple parmi d’autres, ni un microcosme au sein du macrocosme : elle dérive de son caractère d’exception (que réaffirme le chapitre 37 : « Rien excepté l’être humain n’est beau »), qui le fait détonner au sein d’un univers homogénéisant et uniformisant. La musique des sphères s’est effacée : écoutons à présent la musique du corps (et sans nous limiter à l’ouïe). Le De pulchro n’est donc pas seulement le premier traité du beau de l’époque moderne, il en est bien aussi le premier traité d’esthétique : en témoignent ses multiples et divers renversements du platonisme avec lequel il ne cesse de se débattre pour affirmer l’univocité du beau contre l’équivocité de l’Idée et définir l’esthétique comme un minimum d’homogénéité dans un maximum d’hétérogénéité. Grâce au De pulchro, le beau apprend enfin à résister à l’éclat éblouissant du visage divin pour se concentrer dans l’imparfaite perfection de la figure humaine ; il donne ainsi lieu à un véritable humanisme esthétique, qui lui permet d’éviter les écueils des traités de philosophie morale, puisque l’homme n’y est plus défini par référence à Dieu, mais par rapport au beau exclusivement : seul l’être humain en effet est beau, objectivement, et il est aussi le seul subjectivement à pouvoir reconnaître la beauté dans le sensible, puisque contrairement aux autres animaux il a des sens non seulement par nécessité, mais également pour le plaisir, ce qui lui permet de jouir d’une triple jouissance (intellectuelle, animale et corporelle) à l’intérieur même de celle du beau (chap. 46). Pourtant cette esthétique du corps n’échappe pas totalement à sa propre conception d’un idéal de beauté. Malgré sa restriction au corps humain et son confinement au sensible, elle reste empêtrée dans des visées de grâce, de beauté morale ou absolue, et de proportions à calculer et à fixer à partir d’exemples pour parvenir à un modèle universel, à un sublime prototype, qui reproduit l’exigence d’un Idéal de beauté au sein même du discours qui l’exclut. Esthétique signifie résistance, mais non délivrance ou évasion : l’illusion transcendantale, par définition, ne disparaît jamais. Si l’esthétique du corps humain que développe Nifo constitue bien une étape de l’histoire de l’esthétique comme affranchissement du platonisme, l’abandon kantien de la doctrine de l’Idéal du beau en faveur d’une beauté libre, ou vague, ou ornementale, en est une autre. Le comprendre suppose de lire Kant et Nifo

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ensemble, l’un par l’autre, comme deux événements textuels hétérogènes d’une autre histoire, non comme les deux moments homogènes d’un même développement nécessaire, linéaire ou dialectique. J’espère en tout cas avoir montré avec suffisamment de clarté que ce type de lecture, conscient de ses enjeux, permet d’y voir autre chose que deux vastes synthèses — toujours contradictoires et donc en fin de compte incompréhensibles — des grandes doctrines du passé.

DE RAPHAËL À CELLINI : LIBÉRATION DU CORPS ET TRIOMPHE DE LA SCULPTURE Gwendolyn Trottein

Leon Battista Alberti était un homme universel, tout comme Léonard de Vinci. L’un et l’autre réunissaient en leur personne les sept arts libéraux traditionnels, ainsi que ceux, moins traditionnels, de la philosophie et des sciences naturelles. De plus, ils étaient experts en peinture : celle-ci était un art mécanique depuis l’Antiquité, tandis que la musique faisait partie des arts libéraux. Mais dès 1435, le traité sur la peinture d’Alberti s’oppose à sa définition comme art seulement mécanique, en souhaitant que « le peintre soit aussi instruit que possible dans tous les arts libéraux »1. Alberti recommande au peintre de ne pas sacrifier son talent pour des raisons purement pécuniaires. L’art de la peinture se retrouve ennobli, dès lors que pour Alberti le peintre doit être avant tout homme de lettres, musicien et géomètre, les nobles Grecs ayant enseigné à leurs fils chacune de ces trois disciplines2. Semblable combinaison de peinture, de musique et de noblesse caractérise la biographie de Léonard publiée trois décennies après sa mort par Giorgio Vasari. Selon ce dernier, Léonard « eut toujours des serviteurs » bien qu’en étant « [à] peu près sans fortune et travaillant irrégulièrement »3. C’est en jouant d’une lyre de sa propre fabrication en forme de crâne de cheval que

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L. B. Alberti, De la peinture, III, 53, éd. J.-L. Schefer, Paris, Macula-Dédale, 1992, p. 211 : « Je souhaiterais qu’un peintre soit instruit, autant que possible, dans tous les arts libéraux ». 2 Ibid., « À Jean-François, très illustre prince de Mantoue », p. 66. 3 G. Vasari, « Vie de Léonard de Vinci », Les Vies des meilleurs peintres, sculpteurs et architectes, éd. A. Chastel, Arles, Actes Sud, 2005, t. I, livre V, p. 34.

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l’artiste charmait son monde à la cour de Milan4. Vasari va jusqu’à attribuer le sourire de la Joconde à la musique que Léonard faisait jouer lors de l’exécution du portrait5. Sans la musique, le portrait de Monna Lisa, épouse de Francesco del Giocondo, aurait été un portrait de femme comme un autre, au lieu du chef-d’œuvre d’un esprit noble. « Avec sa grande élévation d’esprit, Léonard était d’une extrême générosité dans tous ses actes », affirme Vasari, en donnant comme exemple son refus d’accepter sa pension mensuelle dans des enveloppes remplies de sous. « Je ne suis pas un peintre à sous », auraitil dit au caissier6. D’où vient ce mépris de l’argent et ce goût pour le luxe ? La noblesse de Léonard est pour le moins curieuse et semble tomber du ciel. Si Alberti doit la sienne à sa naissance à Gênes dans une famille florentine noble, Léonard n’est que le fils bâtard d’un notaire de village. Selon Vasari, c’est un don du ciel, mais sans que l’on sache s’il vient des planètes ou de la grâce de Dieu7. Quoi qu’il en soit, Vasari emploie un stéréotype bien astrologique. Par leur nom, Leon et Léonard sont tous deux du signe noble du Lion (Leo), constellation qui avec sa « planète » noble, le soleil, faisait de ceux qui naissent sous son influence des Apollons (fig. 1). Selon les manuels astrologiques du temps, l’influence du soleil produit des hommes bien faits, forts et athlétiques. Léonard, insiste Vasari, pouvait plier d’une main un fer à cheval. Beau garçon et célibataire, Léonard de Vinci se situe aussi du côté d’Apollon par sa sexualité, ainsi que tout clerc noble comme l’était Leon Battista Alberti. En adoptant le prénom de « Léon » et s’en faisant une médaille qui le montre avec une chevelure rayonnante et un œil ailé emblématique,

4 Pour la lyre de Léonard, voir E. Winternitz, Leonardo da Vinci as a Musician, New Haven, Londres, Yale University Press, 1982, p. 39-72.  5 G. Vasari, « Vie de Léonard de Vinci », op. cit., p. 44 : « Monna Lisa était très belle et il s’avisa de faire venir, pendant les séances de pose, chanteurs et musiciens, et des bouffons sans interruption, pour la rendre joyeuse et éliminer cet aspect mélancolique que la peinture donne souvent aux portraits […] ». 6 Ibid., p. 45. 7 Ibid., p. 31 : « Les influences célestes peuvent faire pleuvoir des dons extraordinaires sur des êtres humains ; c’est un effet de la nature, mais il y a quelque chose de surnaturel dans l’accumulation débordante chez un même homme de la beauté, de la grâce et de la puissance ; où qu’il s’exerce, chacun de ses gestes est si divin que tout le monde est éclipsé et on saisit clairement qu’il s’agit d’une faveur divine qui ne doit rien à l’effort humain ».

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Fig. 1 : Atelier de Baccio Baldini ?, Le Soleil et ses enfants, gravure florentine sur cuivre, vers 1465, British Museum, Londres (photo : © The Trustees of the British Museum)

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Alberti s’inscrit consciemment dans le cadre du mythe solaire qui prône la noblesse de la vue et le primat de l’œil par rapport aux autres sens8. L’harmonie des arts et l’artiste apollinien Le type solaire réunit les arts et les accorde aussi bien par l’ouïe que par la vue. Chef des Muses, Apollon fait danser les neuf sœurs et, en tant que poète, il réunit les lettres et la musique. On le voit comme chef des Muses dans le Parnasse d’Andrea Mantegna au Louvre. Dans les Stanze de Raphaël, on le voit également régner sur la musique et la poésie, mais aussi sur les arts visuels et la philosophie dans son École d’Athènes (fig. 2). La légende de Léonard telle que Vasari la raconte fait comprendre un peu mieux dans la fresque de Raphaël pourquoi l’Apollon sculpté dans sa niche du côté gauche s’incarne en haut sous les traits de Léonard de Vinci (fig. 3). Ce n’est pas son platonisme qui place Léonard à la tête de cette « école », mais le côté apollinien des platoniciens, des socratiques et des pythagoriciens9. L’astronomie lie le ciel à la terre ainsi qu’aux hommes et à leurs professions, « astrologiquement » par la philosophie naturelle des « causes ». Une harmonie astrale détermine l’arrangement des philosophes et des peintres ; l’allégorie de l’astronomie [astrologie], art du quadrivium hellénistique, se trouve au plafond à côté de celle de la philosophie (fig. 4). Ce sont les étoiles qui font naître à la fois les artistes et les philosophes solaires et visionnaires, mais aussi les prélats et les papes mécènes10. Raphaël, qui a ordonné ce cosmos de philosophes-artistes, se range de l’autre côté de son chef-d’œuvre, à savoir du côté de Minerve, déesse terrestre et citadine de la sagesse qui, comme Aristote, ne regarde pas vers le ciel. Associée à la nuit, Minerve n’est pas à proprement parler une déesse planétaire, 8

Sur les auto-portraits d’Alberti et ses emblèmes, voir J. Woods-Marsden, Renaissance Self-Portraiture : The Visual Construction of Identity and the Social Status of the Artist, New Haven, Londres, Yale University Press, 1998, p. 71-77. 9 Pythagore, visionnaire inspiré qui était réputé polymathe et faiseur de miracles, était selon la légende antique le fils d’Apollon. 10 G. Vasari, « Vie de Raphaël », op. cit., p. 200 : « Raphaël […] peignit d’abord dans la Chambre de la Signature une composition représentant l’accord de la Philosophie et l’Astrologie avec la Théologie. On y voit tous les sages de ce monde en train de discuter. Des astrologues ont tracé des figures de géomancie et d’astrologie sur des tablettes que de merveilleux Anges portent aux Évangélistes qui les expliquent ».

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Fig. 2 : Raphaël, L’École d’Athènes, fresque, 1510-1511, Stanza della Segnatura, Vatican, Rome (photo : Erich Lessing / Art Resource, NY)

Fig. 3 : Raphaël, L’École d’Athènes, fresque, 1510-1511, détail avec la statue d’Apollon, Stanza della Segnatura, Vatican, Rome (photo : Erich Lessing / Art Resource, NY)

Fig. 4 : Raphaël, Astronomie, fresque, 1510-1511, Stanza della Segnatura, Vatican, Rome (photo : Scala / Art Resource, NY)

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mais une déesse tutélaire, la chaste protectrice des sciences et des techniques. Sous son égide, Euclide, qui possède les traits de Bramante, parent de Raphaël, trace des figures par terre pour instruire un cercle de jeunes apprentis gravitant autour de sa tête chauve comme autant de lunes autour d’une planète. Derrière ce groupe, Zoroastre tient une sphère céleste et Ptolémée un globe. Si le côté spéculatif et poétique de l’astronomie est représenté à gauche par le Timée que tient Platon, c’est son côté empirique et mathématique que l’on voit à droite. Elle est, avec les trois autres arts du quadrivium — arithmétique, géométrie et musique —, un art de la mesure précise. Dans l’École d’Athènes de Raphaël, l’harmonie des disciplines, des époques, et des hommes — philosophes-cosmologues et peintres-architectes, maîtres et disciples, païens et chrétiens — semble parfaite et le reflet même de celle, céleste et divine, des étoiles. Les historiens ont l’habitude de voir dans cette composition gracieuse et équilibrée la réconciliation de tous les contraires et l’aboutissement de toute une époque historique, celle des débuts de la Renaissance11. L’art démesuré Néanmoins l’un des membres de cette école idéale introduit une note discordante. La figure que l’on croit être un portrait de Michel-Ange détonne par sa grandeur, sa noirceur et son isolement (fig. 5). Là en bas, cet homme mal habillé en costume moderne de tailleur de pierre, est l’antithèse même du beau Léonard de la partie supérieure, au geste si rhétorique. Drapé à l’antique et coiffé d’une chevelure rayonnante, Léonard se lève vers le haut comme un astre, tandis que Michel-Ange, déguisé en Héraclite, sombre dans la mélancolie. La dualité du génie néo-platonicien selon Ficin ne suffit pas à expliquer le déséquilibre qu’introduit la figure du sculpteur par rapport au reste du tableau12. La différence entre le « soleil noir » et saturnien qu’est MichelAnge et le soleil apollinien qu’est Léonard n’est pas simplement une diffé11

Dans la suite d’une longue série d’études insistant sur l’harmonie à la fois formelle et intellectuelle de l’École d’Athènes, voir l’exemple récent de C. L. Joost-Gaugier, Raphael’s Stanza della Segnatura. Meaning and Invention, Cambridge, Cambridge University Press, 2002. L’auteur voit dans la fresque de Raphaël une harmonie pythagoricienne équilibrée et « parfaite ». 12 Cf. R. Klibansky, E. Panofsky, F. Saxl, Saturne et Mélancolie. Études historiques et philosophiques : nature, religion, médecine et art, Paris, Gallimard, 1989, p. 389-432.

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Fig. 5 : Raphaël, L’École d’Athènes, fresque, 1510-1511, détail avec Michel-Ange-Héraclite, Stanza della Segnatura, Vatican, Rome (photo : Scala / Art Resource, NY)

rence en contrepoint d’éléments se fondant dans l’harmonie de l’ensemble, comme la figure de Platon que contrebalance tout naturellement celle d’Aristote, ou comme l’axe horizontal de la composition qui possède le même poids visuel que son axe vertical. Car la présence du sculpteur gêne la construction rationnelle de l’espace pictural albertien. Manifestement, sa figure ne suit plus les règles de la bonne et légitime construction de l’académie. Par sa taille disproportionnée, MichelAnge semble trop éloigné du plan du fond où son confrère en solitude, Diogène le cynique, est allongé en négligé antique sur l’escalier. Placé en diagonale et trop saillant, son grand corps et surtout ses genoux noueux se projettent vers le spectateur. Le bloc de marbre sur lequel il s’affaisse pour écrire tranche avec l’architecture encore linéaire, frontale et picturale d’un Bramante. Il ne

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s’agit pas d’une maladresse ou d’une tentative manquée de Raphaël pour imiter les figures du tout nouveau plafond de la Sixtine, mais au contraire d’un morceau de bravoure. Sa dissonance par rapport à l’ensemble sonne le glas de toute une école d’architecture « graphique », l’architecture d’Alberti et de Bramante, mais aussi de la peinture du Quattrocento qui s’appuie sur les arts de la mesure et de la proportion, arts tels que la géométrie et la musique qui avaient pleinement le statut d’arts libéraux. Si deux écoles de peinture cohabitent sous la même voûte, la florentine, qui insiste davantage sur le modelé et le clair-obscur, et l’autre, « provinciale », sur les arts graphiques et géométriques, ce n’est pas l’art du vieux Léonard en 1510 qui met en question les principes mathématiques de la peinture formulés par Alberti : ce qui brise l’harmonie de cette École des Beaux-Arts, c’est l’art de la figure sculptée du jeune Michel-Ange, plus précisément celui de la peinture de la Sixtine, sans perspective unifiante et aux formes sculpturales et démesurées. Léonard et Michel-Ange n’ont ni horoscope fictif, ni philosophie en commun. Ce qui les lie tous les deux sous le signe d’Apollon, c’est autant leur rivalité à l’intérieur de l’école de Florence, ville tout entière « léonine » par son Marzocco, qu’une quelconque affinité. L’antagonisme qui les sépare s’est révélé entre 1503 et 1506, alors qu’ils travaillaient en vis-à-vis sur des scènes de bataille pour les murs de la salle du Grand Conseil à Florence13. Apollon a beau être le dieu de la raison et de l’ordre, il est aussi le musicien jaloux qui a fait écorcher vif Marsyas pour avoir gagné contre lui un concours de musique, comme le montre un caisson du plafond de la salle de la Signature (fig. 6). À en croire Benvenuto Cellini, Apollon est la planète de la ligne, une sorte de disegno qui par son « ardeur » attise la rivalité entre les hommes, à tel point qu’ils se mettent à vouloir rivaliser aussi avec lui14. L’esprit fier et compétitif de Léonard s’entend dans ses écrits sur le paragone où il loue la peinture aux dépens de la musique, mais encore plus aux dépens de la poésie et de la sculpture. Au poète, il dit : « Ne sais-tu pas que notre âme est faite d’harmonie ? et l’harmonie ne peut naître qu’au moment où nous pouvons voir ou entendre l’accord des objets »15. Et au sculpteur : « La peinture est un art merveilleux, fondé sur des réflexions très subtiles, dont la sculpture est 13 Sur la rivalité entre Léonard et Michel-Ange, voir R. Goffen, Renaissance Rivals. Michelangelo, Leonardo, Raphael, Titian, New Haven, Londres, Yale University Press, 2002. 14 Cf. L’Opera completa del Cellini, éd. C. Avery, S. Barbaglia, Milan, Rizzoli, 1981, p. 100. 15 Léonard de Vinci, Traité de la peinture, éd. A. Chastel, Paris, Berger-Levrault, 1987, MCM 28, p. 95.

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Fig. 6 : Raphaël, Apollon et Marsyas, fresque, 1510-1511, Stanza della Segnatura, Vatican, Rome (photo : Scala / Art Resource, NY)

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incapable dans son discours sommaire ». La sculpture est pour Léonard « cet exercice tout mécanique s’accompagnant souvent de beaucoup de sueur qui se mêle à la poussière et devient une croûte de boue »16. La façon dont Raphaël introduit Michel-Ange dans sa fresque sans l’assimiler ou l’harmoniser va fonctionner sur le mode d’une comparaison, d’un paragone, qui fait de la peinture un art libéral, mais exprime un doute envers la sculpture. Musique et poésie, peinture et architecture peuvent vivre en harmonie dans le même espace courtois, mais la sculpture et le sculpteur, à la fois trop sales et bruyants, gênent17. Se libérer de la musique La notion de concurrence non seulement entre les artistes qui pratiquent le même art, mais aussi entre les arts eux-mêmes, apparaît comme l’un des thèmes récurrents de l’œuvre de Benvenuto Cellini, qui appartient à la génération d’artistes suivant celle de Raphaël. Si l’arrivée de la sculpture parmi les arts libéraux est critiquée chez Raphaël et ses élèves, ce qui caractérise la mise en scène des arts chez Cellini est en revanche l’exclusion à la fois de la musique et de la peinture18. Dans sa lettre en réponse à la question sur la noblesse relative de la peinture et la sculpture posée par Benedetto Varchi en 1546, Cellini prend position plus clairement que Michel-Ange pour la sculpture : « La différence entre la sculpture et la peinture est autant qu’entre l’ombre et la chose que fait l’ombre »19, tandis que, pour Michel-Ange, ce n’est que la différence entre le soleil et la lune. Néanmoins, Cellini doit pouvoir réunir plusieurs arts dans sa personne pour rivaliser avec ses aïeux polymathes. Tout en se vantant dans son autobiographie d’être spécialiste de divers domaines20, il se garde pourtant bien 16

Léonard de Vinci, op. cit., C. U. 20 v., p. 98. Cf. A. Cole, Virtue and Magnificence. Art of the Italian Renaissance Courts, New York, Harry N. Abrams, 1995, p. 40. 18 Toutefois, Cellini reconnaît la nécessité pour le sculpteur de connaître tous les arts les plus nobles. Voir Opere di Benvenuto Cellini, éd. G. G. Ferrero, Turin, Utet, 1980, p. 982 : « Je dis encore que cet art merveilleux de la sculpture ne peut se faire si le sculpteur n’a pas une bonne connaissance de tous les très nobles arts ». 19 Ibid., p. 983. 20 Sur les prétentions de Cellini à l’universalité, voir M. W. Cole, Cellini and the Principles of Sculpture, Cambridge, Cambridge University Press, 2002, en particulier p. 8. 17

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de suivre l’exemple déjà mythique de Léonard, celui du peintre-musicien. Il insiste de manière soutenue sur le fait que la musique, art qui a séduit son père et auquel son père l’avait destiné, est moins noble que le sien. Cellini raconte que lorsque son père lui demandait : « Tu n’aimes donc pas la flûte ? », il répondait que « non, cette carrière me paraissant très inférieure à ce que j’avais en tête »21. De plus, la musique lui est personnellement néfaste. Sa jeunesse se déroule comme une sorte de psychomachie des arts, où les arts vertueux se battent contre la musique, art vicieux menant à la débauche et à l’échec de l’artiste. L’instrument dont il joue est un instrument à vent, comme celui du faune Marsyas, et non pas l’instrument à cordes d’Apollon et de Léonard22. Cellini dit avoir aimé deux Romains, Paolino et sa sœur Faustine, à qui il faisait la cour dans leur vigne romaine : « C’est pourquoi je jouais beaucoup plus souvent de la flûte »23. « Cette fichue musique » lui a fait perdre du temps et l’a brouillé avec certains de ses commanditaires. L’autobiographie de Cellini décrit une sorte de tentation du guerrier, ou rêve de Scipion, dans laquelle l’orfèvrerie et l’art de la guerre, deux arts qui s’exercent au milieu du feu et du bruit, s’opposent à la Voluptas féminine de l’art musical. Comme les portraits d’artistes sur le mur de la  salle de la Signature, l’autoportrait de 21

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Fig. 7 : B. Cellini, Persée, 1545-1554, bronze sur piédestal de marbre, Loggia dei Lanzi, Florence (photo : David Finn)

Opere di Benvenuto Cellini, op. cit., p. 18-19. Sur le lien entre Michel-Ange et le mythe de Marsyas, voir E. Wyss, The Myth of Apollo and Marsyas in the Art of the Italian Renaissance : an Inquiry into the Meaning of Images, Newark, University of Delaware Press, 1996. 23 B. Cellini, La Vie de Benvenuto Cellini, fils de Maître Giovanni, Florentin, écrite par lui-même à Florence (1500-1571), éd. N. Blamoutier, Paris, Scala, 1986, rééd. 1992, p. 40. 22

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Fig. 8 : B. Cellini, Persée délivrant Andromède (relief en bronze du Persée, 1545-1554), Musée national du Bargello, Florence (photo : David Finn)

Fig. 10 : Donatello, Saint Georges et le Dragon, relief en marbre du tabernacle de St-Georges à Orsanmichele, 1415-1417, Musée national du Bargello, Florence (photo : Scala / Art Resource, NY)

Fig. 9 : B. Cellini, Persée délivrant Andromède, détail avec le nu masculin, Musée National du Bargello, Florence (photo : David Finn)

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Cellini a aussi une dimension cosmologique ou astrologique : il est né sous le signe du Scorpion et possède tous les traits d’un natif de Mars, ce qui le rend spécialement vulnérable aux activités vénusiennes telles que la luxure et la musique oisive. L’art, pourtant noble et libéral, de la musique représente donc davantage une entrave qu’un atout pour Cellini. En se libérant d’elle, il arrivera à surmonter la malédiction de sa naissance, à vaincre la fortune et à atteindre une renommée personnelle. Comme l’explique P. Emison dans un livre récent, si la musique elle-même est considérée au XVIe siècle comme un art « divin » qui mène à l’extase, le musicien reste en quelque sorte dans l’anonymat24. La célébrité individuelle, — la « divinité » —, n’est conférée qu’à quelques maîtres des arts plastiques, tels que Léonard et Michel-Ange. Libérer la sculpture Pour se diviniser, le jeune Benvenuto, bijoutier-orfèvre, doit se libérer de la musique, mais l’orfèvre-sculpteur qu’est Cellini, quand il rentre de France en 1545, doit aussi s’affirmer contre les autres arts du disegno. Il le fait dans sa réponse à Varchi, nous l’avons dit plus haut, mais bien plus éloquemment encore avec son Persée colossal sur la place principale de Florence : l’ensemble du monument devient en 1554 un véritable traité sur la valeur relative des arts de la poésie, du dessin, de l’architecture, de la peinture et de la sculpture (fig. 7). Mais comment entraîner le spectateur dans les détails d’un débat qui se passe de paroles ? Tout simplement en suivant l’exemple de Raphaël : par un rajout déroutant, une « erreur » de style dans un détail, susceptible d’attirer l’attention critique et de déclencher la polémique. L’« erreur » de Cellini, c’est celle de ce détail du petit homme nu à peine « esquissé » au centre du relief en bronze qui montre Persée délivrant Andromède (fig. 8 et 9). Cette plaque, elle-même un peu superflue et souvent exclue des photographies du Persée sur son piédestal, n’a été exécutée que trois ans après le reste des bronzes. À la différence de la figure qui détonne dans l’ensemble de Raphaël, l’intrus chez Cellini n’est ni trop massif, ni trop plastique, il est au contraire presque invisible, parce que trop petit, frêle et plat. L’historien de la sculpture C. Avery 24 P. A. Emison, Creating the « Divine » Artist. From Dante to Michelangelo, Boston, Leiden, Brill, 2004, p. 221-222.

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Fig. 11 : B. Cellini, Salière de François 1er, or et émail, 1540-1543, Vienne, Kunsthistorisches Museum (photo : Erich Lessing / Art Resource, NY)

déplore le « manque presque total de relief », et le caractère « perversement anti-spatial  » de cette figure25. À l’opposé de Raphaël, qui fait ressortir l’homme sculptural peint du plan de sa fresque, Cellini empêche l’homme pictural sculpté d’avancer malgré ses efforts effrénés. La figure de Cellini gêne, comme la figure de Michel-Ange dans les Stanze, la construction en perspective de la scène. En bouchant le point de fuite du tableau, il nie même la profondeur illusoire du relief, celle que l’on trouve par exemple au Quattrocento dans le Saint Georges et le Dragon de Donatello (fig. 10). En d’autres termes, Cellini aplatit son « tableau » par cette figure maladroite, car La Libération d’Andromède est avant tout une allusion à la peinture. En encadrant son relief et en le fixant au mur de la 25 C. Avery, « Drawing in the Work of Renaissance Sculptors », Drawing, XIX, n° 4, 1998, p. 116.

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loggia au niveau de l’œil comme un tableau, Cellini complète son discours sur les arts en faisant référence certes à la poésie (par son choix de thème), mais surtout aux arts graphiques, telle la peinture. Par l’inclusion d’un médium graphique et pictural, un relief exécuté selon la méthode de Donatello, Cellini accepte le défi d’une forme d’art qu’il associe avec deux de ses trois concurrents sur la piazza, Donatello et Bandinelli26. Mais si Cellini sollicite la comparaison à la fois avec Donatello — célèbre pour son schiacciato et les qualités optiques et picturales de sa sculpture — et avec Bandinelli — son ennemi anobli qui se range du côté du dessin et de la peinture —, c’est pour mieux les critiquer au nom d’une sculpture supérieure à la leur, la « vraie » sculpture en ronde-bosse d’un nouveau Michel-Ange. Dans la controverse qui oppose les sculpteurs aux peintres à la mort de Michel-Ange, Cellini écrit : « La plus admirable création dans cette belle machine qu’est la terre, c’est l’homme. Il fut fait, comme on le voit, dans cette ronde-bosse, qu’on nomme sculpture ; ainsi des animaux, des plantes et de toutes les autres choses, fleurs, herbes et fruits »27. Le même message au spectateur est véhiculé par la salière que Cellini fit pour François Ier. Sur le socle de cet objet précieux, il cite en relief les quatre nus couchés sculptés par Michel-Ange pour la chapelle des Médicis (fig. 11). Les petites figures de Michel-Ange servent de point de départ et de comparaison pour les nus, masculin et féminin, de Cellini qui, sur le dessus, s’allongent librement dans l’espace et la lumière, pour être admirés de tous les côtés. La salière était pourvue de petites roulettes dans sa base et pouvait glisser sur la table, démontrant ainsi la supériorité de la ronde-bosse, synonyme de la sculpture pour Cellini. Le dévoilement de sa statue de Jupiter en argent dans la galerie de François Ier à Fontainebleau, que Cellini raconte dans son autobiographie, est encore une  preuve de la supériorité de la sculpture telle qu’il la définit. 26

Sur ce concours, voir entre autres M. W. Cole, Cellini and the Principles of Sculpture, op. cit., p. 43-65 ; R. Goffen, Renaissance Rivals : Michelangelo, Leonardo, Raphael, Titian, New haven, Londres, Yale University Press, 2002, p. 341-371 ; J. Shearman, Only Connect : Art and the Spectator in the Italian Renaissance, Princeton, Princeton University Press, 1992, p. 44-58. 27 B. Cellini, « À propos de la controverse opposant sculpteurs et peintres au sujet de la place d’honneur donnée à la peinture lors des obsèques du grand Michel-Ange Buonarrotti », in Traités de l’orfèvrerie et de la sculpture, éd. A. Goetz, Paris, École nationale supérieure des Beaux-Arts, 1992, p. 175.

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Fig. 12 : B. Cellini, Persée, 1545-1554, piédestal de marbre avec les statuettes de Jupiter et de Minerve, Loggia dei Lanzi, Florence (photo : David Finn)

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Comme sa salière, ce Jupiter fut doté de roulettes qui lui permettaient d’avancer vers les spectateurs comme s’il était mû par sa propre volonté. Il s’éloignait donc littéralement du mur contre lequel étaient rangées les autres œuvres — aussi bien la statuaire antique que des stucs et les peintures modernes — et venait à la rencontre du spectateur, en l’occurrence François Ier et sa cour. Comme la duchesse d’Étampes osait encore préférer les copies de statues antiques du  peintre-dessinateur Primaticcio, Cellini  arracha le voile qui cachait le relief viril de sa statue, ses bei membri genitali. Comment ne pas faire le rapport entre le machisme de cette expression et les mots durs de Cellini contre ceux qui  font l’éloge de la  sculpture, et qui, selon lui, faute  d’avoir été sculpteurs, parlent «  comme des figures peintes, sans relief »28 ? La sculpture de Cellini n’est pas celle qui, impuissante, reste prisonnière du plan et de la surface. Même dans son relief en bronze, l’héroïne Andromède, ainsi que le demi-dieu Persée qui plonge du ciel pour la libérer, ressortent du fond par leur modelé plastique et leur aspect tridimensionnel. Ce sont autant que possible des statuettes en ronde-bosse. La petite figure dessinée déplace Andromède de la place d’honneur directement au-dessous de Persée et au milieu de son « piédestal », mais cet homme sans relief est néanmoins invisible vu de loin. L’on a souvent identifié cette figure à celle de Phinée, oncle et fiancé d’Andromède, qui devient fou de rage contre son rival Persée quand ce dernier obtient de ses parents la main de la princesse en récompense de son acte de courage. Il a beau hurler, il sera quand même supplanté par le héros du relief qui est sculpté davantage en ronde-bosse et qui réapparaît plus grand que nature en haut du monument. Bien qu’Andromède soit enchaînée à une pièce de maçonnerie, c’est son oncle qui reste au niveau du croquis, lui dont les enfants ne sortiront jamais du néant, demeurant à l’état de désir, de projet, de paroles. Enchaîner l’architecture La peinture se contente d’une bella veduta, d’être vue d’un seul point de vue, tandis que la sculpture, huit fois plus difficile, doit posséder otto vedute, toutes d’egual bontà, affirme Cellini dans sa lettre à Varchi. Dans des 28

B. Cellini, « Sur l’art du dessin », in Traités, op. cit., p. 182.

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écrits ultérieurs, il augmentera ce nombre jusqu’à cent ou même jusqu’à l’infini. C’est la démonstration de cette théorie que le relief de Cellini entame, un peu cyniquement d’ailleurs, car le relief-tableau prive le spectateur du seul point de vue optimal qu’offre la peinture, celui de la fameuse fenêtre ouverte. Tout en enlevant à la peinture sa force « magique », le relief de Cellini symbolise l’art de la peinture, l’art d’une veduta par rapport au piédestal et à la statue qui se dresse au-dessus. Cellini a construit une pyramide dont les angles de vue optimaux vont de 1 à l’infini (1 > 4-8 > 40 > 100 > infini), en montant du relief au piédestal, puis au bronze qui le surplombe (fig. 14). Sa base a quatre côtés, mais les Dianes aux quatre coins marquent quatre vedute supplémentaires, augmentant ce nombre à huit. Persée lui-même, comme les figures de Cellini montées sur roulettes, est conçu pour être beau vu de partout, y compris par derrière. Visuellement, les arts à deux dimensions n’apparaissent dans cet ensemble que pour faire piètre figure par rapport à la statuaire en bronze. Ce sont donc les arts graphiques, dessin et peinture, qui se trouvent lésés par la « maladresse » mal intentionnée de Cellini, et l’architecture en fait partie. Voyons comment et pourquoi. Avec l’adjonction du relief et, en son centre, de l’homme plat, Cellini construit un espace pictural à la manière d’Alberti, afin de mieux attirer l’attention sur ses limites. En bas et sur la façade de son monument, c’est le point de vue unique de la peinture et de l’architecture du plan qui prime, tandis que le piédestal en marbre blanc est très sciemment conçu comme un vrai bâtiment dans l’espace, avec quatre murs et des ouvertures, mais cette belle « architecture » ne sert qu’à abriter l’art de la sculpture. Pourtant, il s’oppose à l’architecture feinte et « peinte » du côté droit et en haut du relief qui, comme l’homme à peine esquissé, manque totalement de substance. Le piédestal de Cellini, conçu mais non sculpté par lui, est de la bonne et utile architecture (fig. 12). Il ne sert pas à subordonner, à rendre esclaves le sculpteur et ses statues, qui lui ressemblent dans leur caractère palpable, mais au contraire à les protéger et à les exhiber. Dans son court traité sur l’architecture, Cellini parle de l’architecture comme de « la seconde fille de la sculpture » (après la peinture). L’architecture est utile, puisque comme les habits ou les armes, elle sert à protéger le corps humain, mais elle n’est admirable que « grâce aux ornements qu’elle nécessite », c’est-à-dire, grâce à la peinture, mais surtout à la sculpture qui

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Fig. 13 : B. Cellini, Persée, 1545-1554, réplique du piédestal de marbre avec les statuettes de Mercure et de Minerve, Loggia dei Lanzi, Florence (photo de l’auteur)

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Fig. 14 : B. Cellini, Persée, 1545-1554, bronze (statue restaurée) sur des répliques du piédestal de marbre et du relief de bronze, Loggia dei Lanzi, Florence (photo de l’auteur)

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l’adorne29. L’architecte qui, selon Cellini, pratique le plus facile des arts du disegno, dépend donc de la sculpture et doit d’abord être sculpteur ou au moins peintre. Le Della architettura de Cellini ne fonctionne pas autrement : en fournissant une histoire des grands architectes (Brunelleschi, Bramante, MichelAnge), sa structure protège d’abord quelques grands hommes plus un petit, un fabricant de boutons ferrarais qui s’est vanté d’être il terzo, le troisième grand architecte de l’histoire après Brunelleschi et Michel-Ange. L’anecdote du Maestro Terzo montre bien le côté dilettante et la facilité de cet art. L’architecture est davantage un art de dessiner et d’écrire ; Cellini énumère ceux qui ont écrit sur l’architecture et il finit par parler d’un manuscrit de Léonard en sa possession, dont il loue la partie sur la perspective, et plus précisément sur les règles qu’elle donne pour « l’étagement des figures en profondeur »30. Mais si la première partie « utile » du traité sert comme abri pour des architectes et leurs écrits, la fin plus « admirable » contient une description élogieuse de son propre Persée. Ce traité est un prétexte, un support, pour mettre en avant les sculpteurs et la sculpture. Il n’en va pas autrement dans l’exposition artistique à laquelle se livre Cellini sur la Place de la Seigneurie. Les rapports entre ses statues et leur cadre architectural sont calculés pour  que la sculpture profite de l’architecture, sans lui être soumise ou dépendre d’elle. Si Cellini soude ses petites sculptures dans les niches de son piédestal, c’est pour les protéger de la convoitise de la duchesse, qui voulait les emprisonner dans ses appartements privés. Et s’il choisit de fixer son Persée sur un piédestal au-dessous de la Loggia, c’est bien sûr pour le protéger des éléments, mais aussi des vicissitudes politiques qui ont déjà fait bouger, du vivant de Cellini, les statues sur la place comme autant de pions sur un échiquier, changeant ainsi leur apparence et leur signification. Si les statues de Cellini sont fixées à l’architecture, ce n’est pas par servitude, mais pour que leur créateur puisse assurer leur digne place dans la cité. Le Persée n’a pas le dos contre un mur, il n’a pas besoin de mur ou de niche pour exister. Tout comme Mercure qui s’envole de sa niche du piédestal (fig. 13), Persée semble capable de quitter la Loggia de son propre gré (fig. 14). Pour affirmer la liberté corporelle de ses statues, leur capacité de bouger en plein air dans tous les sens, Cellini s’est servi du décor architectu29 30

B. Cellini, « Traité sur l’architecture », in Traités, op. cit., p. 183. Ibid., p. 187.

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Fig. 15 : B. Cellini, Persée, 1545-1554, bronze sur piédestal de marbre, détail avec le corps de Méduse et le bouclier de Minerve, Loggia dei Lanzi, Florence (photo : David Finn)

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Fig. 16 : A. Bronzino, Allégorie avec Vénus et Cupidon, huile sur bois, 1540-1550, National Gallery, Londres (photo : © The National Gallery, London)

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ral sans lui permettre de commander l’attention du spectateur. Le contraste entre les matières y est pour quelque chose : tous ses corps humains sont de bronze, matière noble, précieuse et durable qui fait oublier par sa brillance et sa richesse le marbre et la pierre tout autour. Méduser la peinture À une exception près, les armes des statues de Cellini sont en métal : bronze ou acier. Armurier scrupuleux, Cellini donne à Persée une véritable épée, tout à fait utilisable. Mais le bouclier sur lequel se dresse le héros semble en marbre et fait partie du carré formé par les membres pliés de Méduse. Vu d’en haut, du point de vue de Persée, c’est comme si le corps de Méduse encadrait un « miroir » en son centre. Au début du livre II du De pictura d’Alberti, l’auteur déclare que la peinture est « la maîtresse » de tous les arts, y compris l’architecture, et il identifie Narcisse comme l’« inventeur de la peinture ». Alberti y décrit la peinture comme « l’art d’embrasser ainsi la surface d’une fontaine », métaphore bien connue aussi au temps de Cellini et de Vasari31. Ce sont les limites de cette surface, de la fontaine-miroir d’Alberti, que le Persée de Cellini surmonte pour devenir un héros parmi les mortels. Persée, comme Narcisse l’inventeur de la peinture, regarde en bas vers la surface du miroir de Minerve. Les éléments aquatiques du piédestal et du relief, éléments associés à la peinture et à la Nature, sont très littéralement à ses pieds. N’oublions pas que Cellini a sculpté aussi un Narcisse en marbre pendant qu’il travaillait sur son Persée32. Donatello a étudié la perspective avec Brunelleschi, et beaucoup de ses œuvres, surtout celles en relief, ont épousé une forme de sculpture qui pouvait permettre à la peinture d’être la maîtresse de la sculpture. De la façon sexualisée dont Cellini pense les rapports entre les arts, la sculpture est le père et le progéniteur, tandis que la peinture est mère ou progéniture. En renversant les rapports entre les sexes du Judith et Holoferne de la piazza, le 31

L. B. Alberti, De la Peinture, II, 26, op. cit., p. 135. Sur le Narcisse de Cellini, voir M. W. Cole, Cellini and the Principles of Sculpture, op. cit., p. 114-115, 164-165 ; G. Wolf, « Der Splitter im Auge : “Cellini” zwischen Narziß und Medusa », in Benvenuto Cellini. Kunst und Kunsttheorie im 16. Jahrhundert, éd. A. Nova, A. Schreurs, Cologne, Böhlau, 2003, p. 315-336. 32

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Persée et Méduse renverse la domination que la peinture a acquise durant le Quattrocento, ère durant laquelle Alberti, en s’appuyant sur le développement de la perspective linéaire, argumente en faveur de l’entrée de la peinture parmi les arts libéraux à cause de ses fondements mathématiques. Dans le même passage du De pictura que celui où la peinture est décrite comme « l’acte d’embrasser la surface d’une fontaine », Alberti refuse le statut élevé du peintre aux architectes, aux maçons, aux sculpteurs et aux artisans, qui pourtant suivent « la règle et l’art du peintre »33. En mourant Méduse semble se raplatir, se soumettre au plan  carré de la surface du piédestal ; elle perd ses volumes pour devenir comme le miroir, métaphore par excellence de l’art de la peinture (fig. 15). Dans sa version peinte de la Libération d’Andromède, Vasari place aussi le bouclier de Persée par terre, mais afin de mieux refléter toute la scène, y compris le paysage, allégorisant ainsi de manière flatteuse l’art de peindre34. Chez Cellini, la peinture apparaît aussi comme un miroir qui reproduit la Nature, le mouvement et les couleurs, mais l’illusionnisme de cet art est qualifié de « mensonge » (bugia) et ses couleurs de « fard »35. Pourtant, le corps de la Méduse au deuxième niveau de sa hiérarchie des arts révèle la conviction que possède Cellini que la meilleure sorte de peinture, celle de son ami Agnolo Bronzino, imite consciemment la sculpture (fig. 16)36. Persée, frère à demi mortel de Mercure, fournit au miroir de Minerve son relief, sa beauté terrifiante. Après avoir tué Méduse et médusé ensuite avec sa tête Phinée et ses hommes, Persée la donne en cadeau à Minerve pour décorer son bouclier. La tête magique de Méduse devient le visage de la Gorgone qui protège Minerve et tout guerrier qui s’en équipe. En d’autres termes (ceux de Cellini), à travers ses faits d’armes héroïques, ce que Persée donne à la surface plate et en deux dimensions du bouclier de Minerve est la puissance réelle et vivante de la troisième dimension, celle de l’art de la 33

L. B. Alberti, De la Peinture, II, 26, op. cit., p. 135. Sur le tableau de Vasari et le mythe de l’artiste comme Persée, voir P. Morel, « La chair d’Andromède et le sang de Méduse. Mythologie et rhétorique dans le Persée et Andromède de Vasari », in Andromède ou le héros à l’épreuve de la beauté, éd. A. Laframbroise, F. Siguret, Paris, Klincksieck, 1996, p. 57-83. 35 B. Cellini, in Traités, op. cit., p. 178. 36 Cf. J. Pope-Hennessy, dans Benvenuto Cellini, trad. fr. Paris, Hazan, 1985, p. 183, remarque la ressemblance formelle entre les deux œuvres, mais ne tire pas de conclusion quant à sa signification. 34

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Fig. 17 : Atelier de Baccio Baldini ?, Mercure et ses enfants, gravure florentine sur cuivre, vers 1464, British Museum, Londres (photo : © The Trustees of the British Museum)

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statuaire. Le mythe de Persée, tel qu’il est raconté par Cellini sur la place publique, exprime bien les liens, et même les rapports de force, entre la sculpture et la peinture. Le Persée exige, d’abord par son style mais aussi par son contenu poétique et théorique, du respect pour l’art de l’orfèvre-sculpteur. Les autres arts ne sont savamment évoqués qu’à titre de comparaison, pour mieux faire ressentir leurs insuffisances. Et l’on ne peut que rire à l’idée d’un duel opposant le petit nu qui s’agite vainement tout en bas et le colosse médusant et réfléchissant qui s’impose au sommet du monument. L’artiste mercurien Le modèle que Cellini propose pour les arts et pour l’artiste en érigeant son Persée sur la place publique n’est ni le philosophe apollinien, ni le savant de Minerve que Raphaël représente dans les Stanze. C’est un autoportrait du sculpteur en Persée. Demi-dieu, fils de Jupiter et protégé de Minerve, Persée est surtout le demi-frère de Mercure et son sosie. Or Mercure est la planète par excellence des artisans et parmi eux des orfèvres (fig. 17). On ne pouvait trouver plus approprié parmi les Olympiens et les planètes pour allégoriser le triomphe de l’orfèvre-sculpteur et annoncer la fondation d’une nouvelle École de Florence, appelée à régner vertueusement sur les arts par les armes et par la puissance pétrifiante de la sculpture en ronde-bosse.

CORPS, ÂME, DÉSIR : ZEUS ET IO DU CORRÈGE Lauro Magnani

« C’était une eau très claire et limpide, qui courait parmi quelques pierres et baignait les pieds [de Vénus]… »1 : la mémoire visuelle de Vasari part d’un point de vue très particulier pour évoquer une image qui l’a séduit. C’est une impression rêvée et forte à la fois d’une expérience visuelle de la figure féminine — que le biographe et artiste définit faussement comme « Vénus » —, représentée par Le Corrège dans le tableau bien connu Zeus et Io, aujourd’hui conservé au Kunsthistorisches Museum de Vienne (fig. 1). Une eau transparente coule, entre le pied de la jeune fille et les pierres (fig. 2). Comme un mystique contraint de décrire la force d’une vision, Vasari combat avec les mots. L’eau, dans son souvenir, « ne passait pas », ne recouvrait pas les pierres. L’auteur ne les avait pas cachées d’une touche de couleur. De la même façon, l’incarnat et ses ombres se traduisent en « douceur », en « ombre de chair », ce ne sont pas en somme des « couleurs, mais des chairs ». Dans une impression éclatante et dans son souvenir, la « blancheur » et la « délicatesse » se transforment chez Vasari en une empathie immédiate, en « compassion » pour la réalité représentée. L’itinéraire mnémonique est parti d’un point de vue situé en bas : la terre, les pierres et l’eau. Les termes ici énoncés, comme pour le corps féminin, appartiennent à une « manière moderne » de peindre, attentive au naturel. À son propos, l’on se demande pourquoi les artistes de ces terres « de Lombardie », des régions padanes entre l’Émilie et la Vénétie, ont été les premiers et les seuls à peindre une terre qui soit terre, une eau qui soit eau. Ils ont été 1 G. Vasari, Le Vite de più eccellenti pittori, scultori et architettori, Terza parte, éd. citée Florence, Studio per Edizioni scelte, 1976, vol. IV, p. 52-53.

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Fig. 1 : A. Allegri, Le Corrège, Zeus et Io, Vienne, Kunsthistorisches Museum, Gemaldegalerie, inv. 274

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Fig. 2 : A. Allegri, Le Corrège, Zeus et Io, détail

poussés par une extraordinaire connaissance qui s’éloigne de toute abstraction, de toute classification comme celle de l’herbier, de toute mystification symbolique : il s’agit de la connaissance des surfaces humides, de la terre mère, où s’insinuent les racines. De cette nature, Bellini, Giorgione et Le Corrège sont les savants imitateurs (fig. 3). L’on pourrait, pour Bellini et Giorgione, évoquer la découverte de la « terre ferme », cette extraordinaire civilisation des villas de l’aristocratie vénitienne ; sa campagne est parcourue par les géomètres de la Sérénissime, employés à mesurer les acres de terrain, les étendues de champs, les riches propriétés fertiles qui, expropriées à une aristocratie féodale, diversifient les investissements d’une aristocratie mercantile2. Mais laissons ce sujet pour revenir au tableau. La toile avec Zeus et Io a été un objet privilégié d’études. Celles-ci ont tenté de reconstruire la série où elle prend place, avec le pendant du Rapt de Ganymède, de Léda, de Danaé, et peut-être avec d’autres sujets qui ont quelquefois été rapprochés des quatre 2

Cf. D. Cosgrove, « The Geometry of Landscape : Practical and Speculative Arts in Sixteenth-century Venetian Land Territories », in The Iconography of Landscape : Essays on the Symbolic Representation, Design and Use of Past Environments, éd. D. Cosgrove, S. Daniels, Cambridge, Cambridge University Press, 1988, p. 254-259 ; Id., The Palladian Landscape : Geographic Change and the Culural Representation Sixteenth Century Italy, Leicester, Londres, Leicester University Press, 1993.

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Fig. 3 : G. Bellini, La Crucifixion avec cimetière juif, détail, Prato, Cariprato Cassa di risparmio di Prato, inv. 112

Amours de Zeus, ensemble ou par paires de tableaux. D’autres problèmes ont également été abordés : la disposition originale des toiles — Verheyen soutenait3 qu’il s’agissait de la salle d’Ovide au Palais du Té ; la commande, au moins pour la toile avec Io et celle avec Ganymède, unanimement attribuée au Duc de Mantoue Federico II, fils d’Isabelle d’Este ; la dispersion qui a conduit les tableaux dans les collections de trois grands musées, la grande collection viennoise, la galerie Borghese pour Danaé, et la Gemaldegalerie des Staatliche Museen de Berlin pour Léda. Les différentes sources du mythe relatif au sujet de Zeus et Io ont déjà été minutieusement analysées par E. Verheyen. Eschyle, Ovide naturellement, et Lucien narrent la métamorphose de la fille d’Inachos : Zeus, après l’avoir possédée, la transforma en génisse pour la cacher de Junon, ou la jalousie 3

E. Verheyen, « Correggio’s Amori di Giove », Journal of the Warburg and Courtauld Institutes, 29, 1966, p. 160-192 ; Id., The Palazzo del Te in Mantua : Images of Love and Politics, Baltimore, Johns Hopkins University Press, 1977.

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de la déesse la fit se changer en formes animales4. L’étreinte entre le dieu amoureux et la très belle jeune fille, favorisée par une brume soudaine, apparaît dans l’incipit de l’histoire. L’invention corrégienne insiste sur ce moment, par une image qui va bien au-delà du texte ovidien : « Ô vierge digne de Jupiter […] viens sous les grands ombrages de ces bois (et il lui avait montré les ombrages des bois « et nemorum mostraverat umbras »), tandis que le soleil est brûlant et qu’il atteint le sommet de son orbite […] avec lui tu pourras en toute sûreté avancer jusqu’au fond des bois […] Ne me fuis pas. Elle fuyait en effet ; déjà elle avait dépassé les pâturages de Lerne et les campagnes boisées du Lyrcée, quand le dieu enveloppa au loin la terre dans une nuée ténébreuse ; il arrêta la fuite de la nymphe et lui ravit l’honneur »5. Selon E. Verheyen, le commentaire de Pétrarque par Bernardo Lapini6 avait déjà introduit, en 1475, le thème de Zeus qui se transforme en nebula, la nuée, la brume (« et elle se composa en forme de nuage »). Il est repris au milieu du Cinquecento dans les Mythologiæ de Natalis Comes et dans la traduction de Boccace par Betussi7 (« d’une nuée (nube) il la recouvrit et l’imprégna »). Dans les tableaux du Corrège8, le texte pictural impose de façon évidente son système de communication de façon autonome par rapport à la tradition littéraire, bien qu’il puisse trouver en elle certaines rencontres partielles. Comme l’observe E. Riccomini, Le Corrège a la capacité de « peindre l’impeignable, c’est-à-dire l’air, les fumées, les nuages »9. Quiconque a fait l’ex4 Pour un panorama des citations, voir le site ICONS sous la dir. de C. Cieri Via  ; A.  Cambedda, R. Leone, « Il mito di Io e Giove », in Giorgione e la cultura veneta tra ‘400 e ‘500 : mito, allegoria, analisi iconologia, Atti del Convegno, Roma novembre 1978, Rome, De Luca, 1981, p. 166-170 ; et aussi M. Fabianski, Correggio. Le mitologie d’amore, Silvana, Cinisello Balsamo, 2000, p. 154, qui souligne parmi les références — en rapport avec la nuée — le mythe d’Ixion pour la solution adoptée par Le Corrège. 5 Ovide, Les Métamorphoses, I, 589-599, Paris, Gallimard, 1992, p. 63. 6 Triumphi del Petrarca avec le commentaire de Bernardo Lapini, Bologne, Annibale Malpigli, 1475. 7 N. Conti, Mythologiæ, Venise, Eredi di Aldo Manuzio, 1551 ; Della geneologia de gli dei di m. Giovanni Boccaccio libri quindici : ne’ quali si tratta dell’origine, & discendenza di tutti gli dei de’ Gentili. Con la spositione, & sensi allegorici delle fauole... tradotti et adornati per m. Gioseppe Betussi da Bassano, Venise, Francesco Lorenzini da Turino, 1564. 8 Nous ne nous engagerons pas dans un réexamen des hypothèses de datation ; nous sommes autour de 1530. 9 E. Riccomini, Correggio, Milan, Electa, 2005 ; G. Berra, « Immagini casuali, figure nascoste e natura antropomorfa nell’immaginario artistico rinascimentale », Mitteilugen des kunsthistorischen institutes in Florenz, 43, 1999 (2000), p. 358-418, fait référence à la tradition

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périence de la brume comprend la solution géniale du peintre « padan » qui traduit visuellement l’expérience sensorielle, représente le poids impalpable et néanmoins perceptible de la brume ; celle-ci cache une présence enveloppante et sensible, correspond au corps du dieu qui embrasse et « imprègne » la nymphe. « Ultime hommage — note encore E. Riccomini — du Corrège au génie de Léonard, désormais dépassé ». Rendre ces ombres visibles et à la fois presque tangibles constitue un défi extrême. Ces « ombres de chair » sont travaillées dans la mouvance d’une peinture « moderne », qu’Isabelle avait cherché à recueillir à Mantoue au début du Cinquecento. Léonard, pictor mollissimus, capable de « cette douceur et cette suavité des airs dont il avait grâce à un art particulier l’excellence »10, en avait dessiné les traits. Giorgione avait traduit ces ombres en « choses délicates, unies et tellement nuancées dans les couleurs sombres » qu’il paraissait « né pour mettre de l’esprit aux figures, et pour contrefaire la  fraîcheur de la chair vivante plus qu’aucun peintre »11. Durant l’entrecroisement de ces trois grands, le battement des  décennies qui séparent leur époque et  la  coïncidence des  années où ils furent actifs, semble se réaliser ce miracle que l’intervention divine avait induit dans l’œuvre, parfaite, de Pygmalion12. Dans le tableau de Vienne, sur un terrain véritable, une figure de chair véritable — « non pas couleur, mais chair » — ne fuit pas Zeus, comme le narrait Ovide, mais semble au contraire en rendre l’étreinte, offrir sa bouche au baiser (fig. 4 et 5). « Prends plaisir », comme le dit D. Ekserdjian13. L’auteur donne une lecture essentiellement érotique des thèmes de la série des Amours, et du tableau de Zeus et Io en particulier. Il confirme, en l’adoucissant toutefois, l’idée de C. Hope 14 littéraire classique, reprise également à la Renaissance par la culture figurative, comme chez Mantegna ou dans les écrits léonardiens, à la possibilité de percevoir et de représenter des formes cachées dans les nuages. 10 Pour le commentaire de Bernardino Arluno sur Léonard et la lettre de 1504 d’Isabelle d’Este, voir G. Romano, « Verso la maniera moderna : da Mantegna a Raffaello », in Storia dell’arte Italiana, parte II, Dal Medioevo al Novecento, vol. II, Dal Cinquecento all’Ottocento, I Cinquecento e Seicento, éd. F. Zeri, Turin, Einaudi, 1981, p. 46-47. 11 G. Vasari, op. cit., p. 42-43. 12 V. Stoichita, L’Effetto Pigmalione. Breve storia dei simulacri da Ovidio a Hitchcock, Milan, Il Saggiatore, 2006. 13 D. Ekserdjian, Correggio, I Dipinti Mitologici, Milan, Silvana, 1997, p. 279 ; M. Fabiansky, « Correggio’s Jupiter and Io : Its Sources and Meaning », Source, 17, 1, 1997, p. 8-14. 14 C. Hope, « Problems of Interpretation in Titian’s Erotic Paintings » in Tiziano e Venezia, Atti del convegno internazionale di studi, Venezia, 1976, Vicence, Neri Pozza, 1980,

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Fig. 4 : A. Allegri, Le Corrège, Zeus et Io, détail

Fig. 5 : A. Allegri, Le Corrège, Zeus et Io, détail

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pour lequel il s’agissait seulement de « simples prétextes » à des nus explicites. G. Wind exprimait une  position analogue, en  parlant de «  Sport pour Zeus ». Et plus récemment, M. Fabianski a de même défini le sujet, en considérant l’interprétation corregiesque « idéale pour un observateur masculin »15. Zeus serait un « chasseur », un chasseur d’amour, avec des références au cerf, symbole de luxure (coitum appetit chez Valeriano), et au chien, compagnon habituel de la chasse. Ekserdjian refuse toutefois les simplifications du thème soutenues par Hope et Wind. Il précise que le sujet, depuis l’époque antique, confère aux scènes érotiques une connotation « irréelle » ; il est transformé par Le Corrège grâce à la « possibilité de réactions émotionnelles jamais approchées auparavant par la peinture, depuis l’Antiquité »16. G. Romano a bien traduit cette nouveauté en employant l’expression « des fables morales à la réalité des sentiments »17 pour traduire le passage des modes chers aux peintres d’Isabelle à la commande corrégienne de Federico. Vasari lui-même en a souligné le caractère exceptionnel : l’observation de ces chairs, leur beauté offerte, « cette blancheur avec cette délicatesse » unie « donnait aux yeux de la compassion dans le voir »18. Le terme compassion, conjugué avec l’immédiateté troublante de l’expérience visuelle, indique la force d’entraînement de l’image ; il traduit en même temps un sentiment19, qui ramène le tableau dans la sphère de l’expérience personnelle, commune à l’artiste, au commanditaire et à l’observateur. Verheyen a abordé de front la lecture rapprochée des quatre sujets. Les tableaux de Io, Ganymède, Léda et Danaé présentent une série d’attributs, d’amplifications réthoriques liées au thème de la force de l’amour, du désir de dieu, à l’explicitation des diverses connotations de l’amour sacré et de l’amour profane. Dans le sujet avec Zeus et Io, la biche (le cerf dans le tableau) qui s’abreuve à la source (fig. 6) est, selon le Psaume 41, le désir de dieu : « Comme languit une biche / après les eaux vives / ainsi languit mon âme / vers toi, mon Dieu / Mon âme a soif de Dieu, / du Dieu vivant ». Cette p. 11-112. 15 G. D. Wind, « Sport for Jove : Correggio’s lo and Ganymede », Gazette des BeauxArts, CIX, 1987, p. 106-108 ; M. Fabianski, Correggio, op. cit., p. 161. 16 D. Ekserdjian, op. cit., p. 282. 17 G. Romano, op. cit., p. 63-85. 18 G. Vasari, op. cit., p. 53. 19 Nous rappelons ici ce que l’on a observé à propos du concept de Einfuhlung dans l’acception warburghienne.

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Fig. 6. : A. Allegri, Le Corrège, Zeus et Io, détail

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Fig. 7 : Désir vers Dieu, C. Ripa, Iconologia overo Descrittione di diverse Imagini cavate dall’antichità, Roma, Facii, 1603, table 101

image, comme symbole du « Désir vers Dieu », sera également reprise par Ripa (fig. 7). À l’opposé, le chien qui aboie en direction de Ganimède enlevé (fig. 8) est pour Verheyen, citant Alciat, « la partie luxurieuse de l’homme », la « brute cupide » selon Boschius : elle résiste à la « victoire de l’esprit » représentée dans le tableau. Dans la Danaé, les deux cupidons, ailé et sans ailes, qui usent de flèches rappellent les Métamorphoses d’Ovide par la citation des deux flèches, l’une pointue et dorée, l’autre sans pointe et en plomb (fugat hoc, facit illud amorem). Mais si l’on se réfère à Alciat, ils sont les images du fils de la Vénus terrestre, doté d’une flèche plombée, et du fils céleste, qui dispose de la flèche d’or (et ille vero honestos immittit amores, sinceros, stabiles atque æternos). Le génie ailé que l’on trouve aux pieds du lit porte de grandes ailes, les mêmes que le Désir de Dieu décrit plus tard par Ripa.

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Fig. 8 : A. Allegri, Le Corrège, Le Rapt de Ganymède, Vienne, Kunsthistorisches Museum, Gemaldegalerie inv. 276

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Enfin dans Léda, triomphent, à côté des corps, la musique et le chant, comme dans le titre de ce volume. La musique est jouée par les mêmes cupidons et génies d’amour que la Danaé, avec des instruments à vent pour les cupidons, une lyre pour la figure ailée. Cette dernière, que l’on peut rapprocher de la figure aux pieds du lit de Danaé, représente, selon Verheyen, « le principe le plus élevé de la musique » ; le caractère opposé, lié à la sensualité et à l’amour terrestre, est symbolisé par les deux cupidons qui jouent des instruments à vent. Comme chez Valeriano, les cygnes sur la rive du fleuve sont l’allégorie de la musique (« rivalisant entre eux […] ils font entendre leur harmonie consonante »). De même, les cygnes qui poursuivent ici Léda et ses compagnes sont au nombre de trois comme les Amours sur le côté opposé de la toile, l’un plus grand, et les deux autres plus petits comme eux. Selon Verheyen, l’un serait un cygne apollinien et les autres des cygnes dionysiaques, d’après une allégorie de la musique de Filippino Lippi à Berlin. Boccace, dans un passage explicite de la Généalogie des dieux païens, décrit de même Zeus qui « s’étant changé en cygne commença à chanter, chant par lequel elle fut non seulement conduite à l’entendre, mais à le prendre ». À la fin de sa riche lecture, E. Verheyen revient au ton « fondamentalement érotique » des compositions, au caractère de Federico amoureux chasseur, à l’amant passionné d’Isabella Boschetti, la nouvelle Isabelle, au plaisir « dans les représentations sensuelles », à la satisfaction dans la « beauté du corps féminin ». Les Amours, note-t-il en conclusion, « prouvent le pouvoir illimité d’Éros auquel ni même Zeus ne peut résister ». Ainsi Federico, comme Zeus et les Amours, sont-ils ramenés à une « signification personnelle et privée ». Sans nier cette connotation, la séduction et la nouveauté du nu de Io semblent exprimer, dans une correspondance entre forme et contenu, les modèles culturels qui marquent et relient le milieu, le commanditaire et l’artiste. Ainsi les études de Verheyen ont-elles souligné, dans les sujets peints par Le Corrège, l’importance des concepts néoplatoniciens, en premier lieu de l’opposition entre Éros et Antéros, Voluptas et Amor. Ces concepts ont également été étudiés dans les œuvres de la National Gallery de Londres et du Louvre, intitulées Zeus et Antiope et l’Éducation de l’Amour. Plus récemment, M. Fabianski a analysé ces tableaux, en considérant leurs iconographies comme des dérivations de scènes décrites dans le Songe de Poliphile de Francesco Colonna. Elles pourraient avoir été suggérées par un intellectuel de cour tel que Mario Equicola, mais avec une fonction plus précise de bon augure

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et de mariage peut-être, comme une éducation à l’amour entre les dimensions sensorielle et intellectuelle20. De fait, les intellectuels gravitant autour d’Isabelle à la fin du Quattrocento, comme Equicola dans son De natura de amore21, furent les divulgateurs d’une littérature courtoise dont le motif central était l’amour, suivant les lignes débattues par Ficin et Pic. Même à travers la vulgarisation de la philosophie dans le jeu social, les écrits de Ficin et de Pic constituaient, dans ce cadre, un domaine commun aux poètes et aux artistes. De façon assez simpliste, on a considéré que le point de vue d’Isabelle était lié à des concepts en opposition : vérité-ignorance, amour spirituel-amour terrestre, esprit-corps. Toutefois, le dualisme des formes de beauté présentes dans l’univers, la Vénus céleste, l’intelligence pure, et la Vénus naturelle, Venus genitrix qui donne vie et formes aux choses de la nature, ne repose pas sur le contraste. Accompagnées chacune d’un Éros, elles sont, dans une acception différente de l’Amor, toutes deux « honorables et dignes de louange », selon une perspective éloignée de tout code moral. D’après Ficin, l’« amour est la puissance qui fait en sorte que Dieu, ou plutôt au moyen de laquelle Dieu fait en sorte que Lui-même répande son essence dans le monde et que, inversement, ses créatures cherchent à s’unir à Lui. […] amor n’est qu’un nom de ce courant qui revient en lui-même de Dieu au monde, du monde à Dieu »22. Ce circuitus spiritualis peut être le sujet du couple sur lequel est fondé le cycle — avec les sujets qui impliquent Io et Ganymède — des Amours de Zeus ; c’est l’originalité même des représentations du mythe, éloignées de la tradition ovidienne, que d’aller chercher ailleurs la référence et la source de l’inspiration. Lorsque Pic de la Mirandole décrit le mouvement du haut vers le bas du circuitus spiritualis de Ficin, il note que, quand la lumière des idées émanant de Dieu descend, l’intelligence qui les reconnaît est illuminée et échauffée. La lumière détermine « une chaleur d’un très ardent désir et une soif 20

E. Verheyen, « Éros et Anteros. L’éducation de Cupidon et la prétendue Antiope du Corrège », Gazette des Beaux-Arts, LXV, 1965, p. 321-340. Dans M. Fabianski, Correggio, op. cit., p. 27-64 et 160-162, l’auteur revient sur ces sujets : dans son interprétation de cette toile, comme pour les autres liées aux amours de Zeus, il donne une attention particulière, parmi les sources antiques, à l’Art d’aimer d’Ovide. 21 M. Pozzi, « Mario Equicola e la cultura cortigiana : appunti sulla redazione manoscritta del Libro de natura de amore », Lettere italiane, XXXII, 1980, p. 149-171. 22 E. Panofsky, Studies in Iconology, New York, Oxford University Press, 1939, trad. it. Studi di iconologia, Turin, Einaudi, 1975, p. 195. Panofsky commente le texte de Ficin In Convivium Platonis commentarium.

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inextinguible de se désaltérer à la source de la susdite lumière  » 23. Dans le tableau que nous avons examiné, nous avons observé que le désir de Dieu peut être représenté allégoriquement par le cerf assoifé. Mais c’est l’âme qui, portée par cette ardeur, rejoint le lieu où « déborde en elle presque comme un très doux nectar autant de lumière désirée qu’elle est capable de recevoir »24. Le triple passage rappelle le parcours cadencé de  l’âme dans l’extase mystique  : le désir, le lieu rejoint, l’amphore/âme qui  déborde de désir, et enfin le désir de l’âme de posséder et d’être possédée. Il est rendu pleinement évident dans l’union atteinte par Zeus et Io, dans l’étreinte mutuelle des protagonistes. Io enlace le corps impalpable et pourtant perceptible de dieu, Zeus le corps très concret de la femme dans le baiser : semblable à la mort du baiser du mystique, « il brûle en mourant le cœur et brûlant de cette mort il croît cependant  »25. Io  reçoit Zeus dans  ses  bras «  autant qu’elle est capable de recevoir »26, comme l’amphore, d’où l’eau déborde (fig. 9). Imprégnée de Zeus, elle pourrait rappeler la devise inscrite dans la pièce adja23

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Fig. 9 : A. Allegri, Le Corrège, Zeus et Io, détail

Commento dello Illustrissimo Signor Conte Joanni Pico Mirandolano sopra una canzone de amore composta da Girolamo Benivieni cittadino fiorentino secondo la mente et opinione de’ platonici, in G. Pico della Mirandola, De hominis dignitate. Heptaplus. De ente et uno e scritti vari, éd. E. Garin, Florence, Vallecchi, 1942, Commento particolare, Stanza III, p. 550. 24 Ibid. 25 Ibid., Canzona d’amore, Stanza IV, p. 455. 26 Ibid., Commento particolare, Stanza III, p. 550.

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cente à celle que peignit Le Corrège pour l’abbesse Giovanna Piacenza au couvent de Saint-Paul : IOVIS PLENA. Zeus est d’autre part, comme en témoigne Léon l’Hébreu, la figure allégorique qui représente le centre de la génération cosmique ; et, dans la fonction qui assure la circulation entre le ciel et la terre, il est le principe qui régit l’univers : il est anima mundi et âme céleste, celui qui transmettra à l’amour la force d’être vinculum universi27. La représentation de Ganymède semble exprimer le second mouvement du circuitus. Selon Pic de la Mirandole, « certains plus parfaits se souvenant d’une beauté plus parfaite que leur âme a déjà vue […], surgit alors en eux un incroyable désir de la revoir, et pour poursuivre ce but ils se séparent autant qu’ils peuvent du corps que l’âme retourne à sa dignité première, rendue entièrement maîtresse du corps et en aucune façon sujette à lui […]. Puis par cet amour, s’il croît de perfection en perfection, l’homme parvient à un degré tel que, unissant entièrement son âme à l’intelligence et d’homme fait ange tout enflammé de cet amour angélique, comme la matière allumée par le feu et en flamme dirigée vers la plus haute partie du monde inférieur s’élève, ainsi […] volant jusqu’au ciel intelligible, dans les bras du premier père il se repose bienheureusement  »28. Le  jeune homme qui, aggripé aux ailes du dieu, se détache de la terre et de la présence allégorique des scories terrestres (le chien qui aboie) correspond pleinement à ce mouvement. Les deux tableaux seraient donc des moments d’un unique maillon qui voit le ciel et la terre unis, ou des images de deux degrés différents de l’expérience de l’amour et deux degrés de perfection. Ainsi, toute opposition étant niée, les figures d’Éros et d’Antéros (puttino ailé et sans ailes, cupidons qui jouent des instruments à vent et à cordes) dans les deux tableaux avec Léda et Danaé reprennent-elles une vigueur nouvelle. Dans la vision platonicienne de l’amour terrestre suscitée par la beauté tangible et terrestre, c’est le degré le plus bas qui conduit l’âme vers la contemplation de la beauté en soi. Pour Pic de la Mirandole, ce qui est dans le monde supérieur peut aussi être saisi dans l’inférieur : « L’on ne peut pas comprendre avec l’esprit ce qui n’a pas l’apparence d’un corps ». Aussi convient-il, en revenant de nouveau au nu, au corps féminin de Io, de souligner le détachement vis-à-vis des mythographes de la cour d’Isa27 Voir la citation des Dialoghi d’Amore de Giuda Jeudhah Abarbanel, in M. Ariani, Imago fabulosa. Mito e allegoria nei « Dialoghi d’Amore » di Leone Ebreo, Rome, Bulzoni Editore, 1984, p. 154. 28 G. Pico della Mirandola, Commento, op. cit., L. III, chap. 2, p. 526.

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belle pour examiner la position nouvelle de Federico, son expérience romaine, le contact avec de nouvelles recherches sur les thèmes de l’amour, introduites par exemple par la revisitation du Bembo des Asolani. Ces recherches mêlent à la beauté de la mimèsis artistique les approches chargées de séductions sensorielles : alors qu’il lui décrivait une Vénus de Sansovino, L’Arétin disait au Gonzague qu’elle était « si vraie et si vivante qu’elle rempli[rait] de concupiscence l’âme de tout spectateur »29. Elles élaborent un système intellectuel qui corrige, jusqu’à la négation, le dualisme fondé sur l’opposition âme-corps caractéristique d’Isabelle. D’autres autorités, outre les néoplatoniciennes, peuvent être mises en relation avec la culture du commanditaire et les intentions de l’artiste  : un penseur « autonome » tel que Pietro Pomponazzi peut avoir joué un rôle non négligeable dans l’éducation de Federico. Sans doute la position de Pomponazzi ne put-elle que fasciner le jeune Gonzaga par les spéculations les plus audacieuses, légitimées par la tradition des anciens, « dans la hiérarchie ontologique », « dans la succession ordonnée du monde » définie par Aristote30, qui sont exprimées dans le Traité l’immortalité de l’âme publié à Venise en 1516 : l’âme ne peut exister sans la matière dont elle représente le perfectionnement extrême. L’homme assume une condition de médiété entre l’éternel et le corruptible. Pomponazzi exclut la séparation de l’âme du corps ; l’intellection propre à l’âme ne peut s’exercer sans le concours de l’imagination et par conséquent du sens, du corps. Dans le premier chapitre de son Traité, dans lequel « on montre que l’homme possède une nature indéterminée et intermédiaire entre les êtres mortels et les immortels »31, Pomponazzi déclare que « le fait que l’homme exerce les fonctions végétatives et sensitives qui […] ne pourraient êtres exercées sans un instrument corporel et caduc lui attribue la mortalité » ; mais, d’autre part, « il connaît et il veut, fonctions […] qui sont exercées sans le secours du corps et parce qu’elles prouvent la séparation et l’immortalité, celles-ci à leur tour prouvent l’immortalité ». L’homme, alors, « ne possède pas une nature simple […] et peut donc réclamer une double nature. Parce 29

« Au marquis de Mantoue », Venise, 6 octobre 1527, trad. fr. Lettres de L’Arétin, éd. A. Chastel, N. Blamoutier, Paris, Scala, 1988, p. 28. 30 Voir P. Pomponazzi, Trattato sull’immortalità dell’anima, éd. V. Perrone Compagni, Florence, Olschki, 1999, p. XLVIII. 31 P. Pomponatius, Tractatus de immortalitate animæ, éd. G. Morra, Bologne, Nanni & Fiamminghi Editori, 1954, p. 38.

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qu’il n’est ni complètement mortel, ni immortel complètement, mais embrasse l’une et l’autre nature […] à lui, qui se trouve ainsi au milieu, il est accordé d’assumer la nature qu’il préfère »32. La liberté donc, non conditionnée par un prix ou une condamnation parce qu’elle soutient l’identité de l’âme sensitive et intellective, conclut Pomponazzi, est par nature « véritablement mortelle et improprement immortelle »33. Il existe donc entre les intelligences et les puissances sensitives une « catégorie intermédiaire », qui est « l’intelligence de l’homme […] placée au milieu entre les natures abstraites et non abstraites, c’est-à-dire entre les intelligences et l’ordre sensitif, mieux, au-dessus des intelligences et au-dessous des natures »34. Cette position répond à ce qu’affirmait pour l’homme le Psaume 8, que Pomponazzi cite synthétiquement : « tu l’as fait un peu moins que les anges […], au-dessus des œuvres de tes mains ». Ganymède vole au-dessus de la nature (fig. 10). Ce n’est pas un hasard s’il est conçu avec le même « patron » que l’ange sur le panache de saint Bernard dans la coupole du Duomo de Parme, ultime figure en équilibre instable vers l’espace des mortels et suspendu aux nuées du ciel du triomphe de Marie (fig. 11). Cette position de médiété et de limite est traduite dans les représentations corrégiennes par les deux versants de la connaissance, sensorielle et intellectuelle. L’âme est « la plus noble des entités matérielles et à la limite des entités immatérielles […] ; elle possède l’intelligence et la volonté et ressemble en ceci aux dieux, mais dans un mode assez imparfait et équivoque, parce que les dieux sont totalement abstraits de la matière, tandis que l’âme se trouve toujours avec la matière »35 . C’est la position de Io, âme humaine, amoureuse de son dieu, limite et lien ultime entre la matière, la terre mère, la surface ruisselante, les racines qui s’y forment et la nuée, ultime présence matérielle raréfiée où se cache l’immatérielle présence de Zeus (fig. 12). L’âme « connaît au moyen de l’image la succession, le temps, le discours, l’obscurité […] en effet pour ainsi dire, elle n’est pas intelligence, mais trace et ombre de l’intelligence »36. Dans les mêmes termes, Zeus adresse à Io l’invitation « viens sous les grands ombrages de ces bois (et il lui avait montré les ombrages des bois (mostraverat umbras) ». 32 33 34 35 36

P. Pomponatius, op. cit., p. 38. Ibid., p. 105. Ibid., p. 107. Ibid., p. 123. Ibid., p. 125.

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Fig. 10 : A. Allegri, Le Corrège, Le Rapt de Ganymède, détail

Fig. 11 : A. Allegri, Le Corrège, Ange du panache de la coupole, Parme, Duomo

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Fig. 12 : A. Allegri, Le Corrège, Zeus et Io, détail

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Concluons notre parcours. Celui-ci est parti de la terre et de la façon de la représenter, de l’ombre qui enveloppe les corps et les fait paraître naturels, des caractères de la manière moderne de peintre, entre Venise et la Lombardie. Il a considéré les relations entre la culture d’Isabelle et celle de Federico, entre la naissance mantouane de Pomponazzi et la publication vénitienne de son traité, entre le rôle de Bembo dans la culture des cours padanes et sa venue à Rome, entre les Asolani et sa défense auprès de Léon X de Pomponazzi. En réalité, les fenêtres iconologiques qui ont été examinées sont des prétextes à une lecture dans laquelle la force de la connaissance par les images, à travers l’imagination, les sens, les corps, caractéristiques de la peinture, est une voie parallèle et autonome. Dans l’attention à la nature qui détermine les caractères formels de la peinture du Corrège et dans ses contenus, se revèle la position de l’homme, avec son unité du sens et de l’intelligence : « et tout ceci concorde avec la nature, qui procède par degrés et avec ordre si bien qu’elle ne conjoint pas immédiatement l’extrême avec l’extrême, mais l’extrême avec le moyen. En effet nous voyons qu’au milieu entre les herbes et les arbres il y a les arbustes, entre les végétaux et les animaux il y a les animaux immobiles, et ainsi en montant […] la sagesse divine conjoint les limites des natures supérieures avec les principes des inférieures […] ; l’âme humaine obtient la première place parmi les natures matérielles et sera pourtant conjointe avec les natures immatérielles et demeurera au milieu entre les natures matérielles et immatérielles […] et il n’existe rien dans le monde qui par quelque propriété ne puisse être adapté à l’homme ; c’est pourquoi l’homme est non sans raison appelé microcosme, ou bien petit monde. Certains ont donc dit que l’homme est un grand miracle, car il est le monde entier et peut se transformer en n’importe quelle nature ; il lui est concédé la puissance de suivre la propriété des choses qu’il préfère. Et les Anciens ont donc composé de justes apologues quand ils ont dit que certains hommes se  transformèrent en  dieux, d’autres en  loups, d’autres en aigles, d’autres en poissons, d’autres en pierres et ainsi de suite. Car certains hommes ont obtenu l’intelligence, d’autres le sens, d’autres les activités végétatives, et ainsi de suite »37. Entre nature, connnaissance et morale revient le mythe.

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P. Pomponatius, op. cit., p. 227 et 229.

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Musicologie de la corporéité L’invitation à penser le corps sub specie musicæ prend place à l’intérieur d’une inquiétude diffuse dans la musicologie actuelle. Intolérante vis-à-vis des objets et des méthodes de la musicologie traditionnelle, la musicologie post-moderne propose de dépasser l’isolement de la discipline en direction d’une culture de la corporéité. Le mot d’ordre est de réinstaller la musique, comme le dit M. Feldman, « dans le sensorium culturel », dans les contextes et les langages corporels du savoir1. Pour L. P. Austern, éditrice de Music, Sensation, and Sensuality, cinquième volume de la série « Critical and Cultural Musicology », la musicologie pourra réapprendre la musique, en adoptant les méthodes et la mentalité de l’épistémologie de la corporéité (epistemology of embodiment)  : les  musicologues travaillant sur les pensées et les mots devront revenir, exhorte L. P. Austern, « au riche sensorium de la musique », aux mondes caléidoscopiques de la perception2 ; ils devront convertir le mot en chair, l’esprit dans les sens corporels qui enseignent que la musique est « un art incarné », un art enraciné dans le corps et l’« intersensorialité », comme le dit R. Leppert, fréquemment cité, dans son The Sight of Sound. Music, Representation, and the History of the Body3.

1 Voir M. Feldman, « Series Editor’s Foreword. General Introduction to Critical and Cultural Musicology », in Music, Sensation, and Sensuality, éd. L. P. Austern, New York, Londres, Routledge, 2002, p. xi-xii. 2 L. P. Austern, « Introduction », Music, Sensation, and Sensuality, op. cit., p. 1-14, passim. 3 Berkeley, Los Angeles, University of California Press, 1993.

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Devant les déclarations les plus radicales et volontairement provocatrices de cette « musicologie critique et culturelle » américaine, le musicologue européen traditionnel est assailli d’un doute : le moment est-il venu pour lui de s’arrêter et de s’installer avec son propre corps dans les lieux synesthésiques de la musique globalisée ? Son interrogation naît de l’idée équivoque que le retour « aux choses mêmes » et au corps comme sujet de la musique pourrait suspendre la pensée. L’un des maîtres contemporains les plus cités de l’« épistémologie de la corporéité », M. Merleau-Ponty, n’a pas installé le corps au centre de la « réduction phénoménologique » pour supprimer l’analyse réflexive, qui illumine même l’irréflexif et en montre la possibilité. Dans Phénoménologie de la perception, l’analytique du corps a pour but de démanteler la transparence d’une subjectivité infaillible et hors d’atteinte, celle du spectateur étranger et impersonnel du cogito cartésien4. Apparaît-il au lecteur que les musicologues présentent quelque ressemblance avec le Moi transcendental de Descartes ou de Kant ? L’idée que la musicology of embodiment puisse induire la destitution de la pensée est suggérée par le rôle subalterne qu’elle assigne à la musicologie. Par exemple, The Sight of Sound de Leppert formule une théorie de l’histoire de la peinture en tant qu’un instrument privilégié pour accéder au sens de la musique. Là où la sémantique équivoque laisserait le critique démuni, la peinture lui révèle les sens cachés de la musique comme métaphore du pouvoir, du désir, de la séduction, de l’identité, de la sexualité, de la morale, et ainsi de suite ; en bref, la musique est peinte comme une histoire sociale du corps, ce qui correspond à la réédition post-moderne de la thèse de la subordination de la musique à la morale et aux autres disciplines, constante dans son histoire5. Or, au fondement du programme de Leppert se trouve une thèse épistemologique erronée : quoi qu’il en dise, les sens ne connaissent pas l’interdisciplinarité, qui  est un concept historique et culturel problématique  ; la musique de l’œil et de la vision n’est pas la musique de l’oreille et de l’écoute. La musicologie modelée par le cultural sensorium pourra même offrir un succédané sociologique alléchant du sens de la musique qu’il veut représenter ; mais la thérapie qu’elle propose ne sert pas à affronter la marginalisation qui menace aujourd’hui la musicologie par rapport aux autres savoirs. 4

M. Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, Paris, Gallimard, 1945, rééd. coll. Tel, 1992, p. 231-232. 5 R. Leppert, op. cit.

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Comment, par conséquent, aligner la musicologie sur les savoirs du corps, sans trahir son aspiration à dire le corps sub specie musicæ ? En d’autres termes, que signifie penser musicalement le corps ? Il nous a semblé que nous pouvions trouver une réponse à ces questions dans la culture baroque. Les théoriciens de la musique et les philosophes de la nature du XVIIe siècle ont élaboré un système de la culture théorique et pratique, fondé sur la résonance du corps sonore. La résonance est le principe de dérivation acoustico-mathématique et musicale, donc de nature psychologique, qui permet de penser la cohésion des parties du monde et de l’homme dans leur lien avec l’esprit, divin et humain. En bref, la résonance opère tant au niveau ontologique, comme modèle de cohésion des corps naturels, qu’au niveau anthropologique, comme modèle des opérations de l’esprit. La résonance s’exerce enfin dans les corps sonores artificiels, dans les extraordinaires technologies phonurgiques conçues par l’imaginaire sonore baroque, pour altérer sans discontinuité le monde et l’homme de la modernité par la puissance des sons. Au terme de ce bref excursus au sein de la culture baroque, il émergera peut-être que le corps sub specie musicæ n’est pas un corps-objet, le cadavre de l’anatomiste, le corps de l’anorexique, l’instrument du pervers. Le corps musical est le corps qui résonne, non plus corps et pas encore esprit, expression et nœud de significations vivantes : il est transfiguré non par la lumière divine qui enveloppe le corps du Christ, mais par le son et la voix qui en projettent l’image sur les formes de la culture. Le corps sonore à la Renaissance Dans l’Abrégé de musique que Descartes, âgé de vingt-deux ans, dédicace à son ami Isaac Beeckman le 1er janvier 1618 (1619), et qui sera édité à Utrecht en  1650, se trouve un  texte curieux qui  résume efficacement le concept renaissant de résonance. Descartes y écrit : Il semble que la voix humaine est pour nous la plus agréable pour cette seule raison que, plus que toute autre, elle est conforme à nos esprits. Peut-être estelle encore plus agréable venant d’un ami que d’un ennemi, du fait de la sympathie et de l’antipathie des passions ; pour la même raison que, dit-on, la peau d’une brebis tendue sur un tambour reste muette si une peau de loup résonne sur un autre tambour6. 6

R. Descartes, Abrégé de musique, éd. F. de Buzon, Paris, P. U. F, 1987, p. 54.

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Descartes évoque ici les effets merveilleux du son, tant sur le corps vivant — la voix de l’ami — que sur le corps objectivé et consommé — la peau de l’agneau lacéré par le loup. Comme un ver rongeur, la résonance creuse les corps et atteint leurs parties profondes : elle est reconnaissance et communication, comme la voix chère de l’ami l’est pour l’ami ; elle est exhumation du traumatisme de la mort dans le mutisme soudain du tambour en agneau. À l’intérieur de la disposition géométrique des lemmes musicaux de son Abrégé, le jeune Descartes a une pensée pour l’obscure puissance de la vie qui, à l’époque discordante de la jeunesse, le laisse avec le masque de la mélancolie : il sent la vie résonner dans son corps, corps sonore et animé, nœud de significations vivantes et de pensées ensevelies7. Le corps qui résonne est ici l’expression du monde, de ses mouvements internes transmis extérieurement par le pneuma vital qui alimente les affects ou réveille la terreur de l’existence. Air, son, vie, plaisir et terreur sont les modifications du souffle chaud et vivant qui est le lien du corps avec l’esprit ; ce souffle est de la même matière que le son vocal produit dans les replis profonds du corps : il est spiritus, air inné, indice du climat affectif du soi, nœud psycho-somatique, joie soudaine ou silence traumatique, écho lugubre de l’injure subie. Et cette vivante pneumatique mondaine est mue de l’intérieur par la logique des oppositions : amour et haine, sympathie et antipathie, selon une analogie avec la résonance qui parcourt l’échelle indéfinie de l’être8. La résonance à l’âge baroque Ontologie : le corps sonore La science baroque destructure le modèle vitaliste renaissant de la résonance, présent dans le texte cartésien. Dans le mécanicisme du XVIIe siècle, la résonance, comme tout autre phénomène naturel, trouve son explication dans les lois matématiques du mouvement des corpuscules matériels, sans recourir aux principes occultes de sympathie et d’antipathie. La destruction

7 Cf. P. Gozza, « Una matematica rinascimentale. La musica di Descartes », Il Saggiatore Musicale, II, 1995, n° 2, p. 237-257. 8 Cf. F. de Buzon, « Sympathie et antipathie dans le Compendium musicæ », Archives de Philosophie, XLVI, 1983, p. 647-653.

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de l’âme du monde commence par l’air et le dépeuple des présences occultes accumulées en deux mille ans de spéculations : Novs viuons dans l’air comme les poissons dans l’eau, mais auec cette difference que nous ne pouuons sortir hors de l’air, ny arriuer à sa surface, comme il font, car ils sautent souuent hors de l’eau, ou se tiennent dessus, mais nous auons tousiours plus de cinquante milles lieuës d’air sur la teste, car il s’estend iusques à Lune, & peut-estre iusques au Firmement9.

L’océan d’air dont rêve Mersenne contient l’homme et les corps de la terre, comme l’océan contient les créatures marines. Ce fluide élastique éternellement agité est ridé par d’invisibles agitations : au battement des mains, un volume d’air est immédiatement comprimé et cette compression est suivie d’une expansion proportionnelle. C’est ainsi qu’une onde sphérique avance et que son mouvement doit arriver, écrit Mersenne, « […] iusques à la fin de l’air, c’est à dire iusques au firmament, ou plus haut, s’il s’estend plus haut […] »10. Mersenne associe à l’air et au son un noble allié, la lumière : si la lumière est l’« âme de l’air », écrit-il, l’air est « le corps du son » (« le corps qui produit le Son ») — le corps résonnant du monde. Le corps aérien du monde résonne ; il reçoit dans ses vides les agitations insensibles des corps sonores et les communique aux autres corps  : c’est leur Mercure ailé, la subtile matière pneumatique à travers laquelle les corps commercent dans leur secret idiome musical. Ainsi Galilée écrit-il : Tout en se propageant dans l’air, cette ondulation (quest’ondeggiamento), meut et fait vibrer non seulement les cordes, mais n’importe quel corps apte à trembler et à vibrer avec la même période […]11.

Tout corps possède une fréquence propre, une disposition particulière à résonner, à souffrir et à pâtir, une passion qui est un pouvoir d’altération ; s’il est sollicité par des impulsions à une fréquence voisine de la fréquence naturelle, ses vibrations augmenteront jusqu’à ce qu’elles soient synchrones. Mais, quand les impulsions coïncident avec la fréquence naturelle du corps 9

M. Mersenne, Harmonie universelle contenant la théorie et la pratique de la musique, Paris, S. Cramoisy, 1636-1637 ; éd. facs. Paris, C. N. R. S., 1963, Livre I « De la nature & des proprietez du Son », Proposition V, p. 9. 10 Ibid., Proposition II, p. 4. 11 Galilée, Discours et démonstrations mathématiques concernant deux sciences nouvelles, éd. M. Clavelin, Paris, A. Colin, 1970, rééd. Paris, P. U. F, 1992, Première Journée, p. 80.

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résonnant, l’augmentation d’énergie vibratoire augmentera au point de détruire la structure, libérant les parties du lien de la cohésion qui les enferme12. Ainsi les murs de Jéricho, dans le récit biblique (Jn 6, 10-20), s’écroulent-ils, quand le peuple crie au moment où les prêtres insufflent leurs trompettes. Daniello Bartoli relate ainsi : [Le monsieur hollandais Cornelio Meyer], en ma présence, essayait [d’entonner sa voix] à plus de douze verres, dont trois heureusement éclatèrent : deux, sans qu’il lui restât autre chose en main que le pied : le troisième qui avait le bord dispersé, se tenait avec une moitié de lui-même entièrement sur la tige, l’autre s’en alla en miettes13.

Dans son vif langage métaphorique, Bartoli conclut que les « vibrations de la voix » transmises à l’air : […] martèlent pour ainsi dire le verre, disposé, car à l’unisson, à recevoir, et à consentir presque naturellement à ces coups : et donc le tout de s’ébranler, trembler, et se débattre dans chacune de ses particules, celles-ci étant nécessairement disloquées. Or comme il advient de tous les corps qui ont un grand ressort (et le verre en a un très vif) de sorte que le secouement qui les agite, et le tremblement qui les fait vibrer est quelquefois […] si vigoureux qu’il en disjoint les parties qui se mettent toutes à bouillonner […] et de ceci s’ensuit leur violente séparation, […] ainsi du verre qui appartient à cette espèce de corps est grande l’impétuosité du frétillement, qui le brise14.

Les « corps qui ont du ressort » sont la nouveauté de l’ontologie musicale baroque. À la différence des marteaux pythagoriciens, dont les sonorités se changent miraculeusement en quelques simples nombres entiers, soudain affranchis de la matérialité grossière qui les emprisonne pour pouvoir célébrer l’ordre matématico-musical du cosmos, les corps sonores baroques emprisonnent dans leurs formes retorses les nombres sonores incarnés15. Les corps de l’âge baroque accueillent dans leurs cavités internes les mouvements indistincts de l’air extérieur ; grâce à l’air agité 12

Cf. J. Kassler, Inner Music. Hobbes, Hooke, and North on Internal Character, Londres, Athlone, 1995, p. 5 sq. 13 D. Bartoli, Del Suono de’ tremori armonici e dell’vdito, Rome, Nicolò Angelo Tinassi, 1679, p. 93. 14 Ibid., p. 195. 15 Cf. J. Kassler, op. cit., p. 151-156 et, pour le passage suivant, P. Gozza, « Fiat Sonus ! Il Barocco come rappresentazione sonora del mondo », Intersezioni, XXV, n° 2, 2005, numé-

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avec violence dans le réceptable interne, ils les font devenir sonorement sensibles ; à travers l’harmonie de leurs figures recourbées, ils rendent au monde les voix phonurgiquement modelées. Le corps sonore altère à l’époque baroque les formes renaissantes du monde : les corps se plient, s’incurvent, leurs profils deviennent arrondis, elliptiques, paraboliques, hélicoïdaux, selon une phénoménologie bigarée contemplée par la géométrie des sections coniques et traduite en formes sensibles par les savantes architectures de l’instrument musical, de la salle de concert ou du théâtre baroques. L’harmonie renaissante se conjugue à l’époque baroque avec la puissance sensible de l’événement sonorement perceptible, et l’instrument heuristique de  cette  puissance retrouvée du son est le  corps résonnant, condensé moderne de l’histoire millénaire des nombres sonores. Antropologie : l’homme sonore La résonance est le principe qui ouvre la voie à l’anthropologie musicale, à l’homme comme résonateur anthropomorphe des voix du monde. La résonance rend l’homme complexe, le dote d’une oreille interne située dans les obscures cavités de la tête. Ici, le long des conduits recourbés, se rencontrent les brises sonores, éveillant l’âme depuis ses sièges cachés et la contraignant à donner une vie nouvelle à ces agitations confuses. La ligne de partage des eaux dans la construction de l’anthropologie sonore baroque est Galilée. Dans les extraordinaires pages musicales terminant la première journée des Discorsi (1638), Galilée narre une savante histoire naturelle du son, depuis sa genèse dans le corps résonnant à sa diffusion dans l’air, jusqu’à son accès reculé dans le tympan humain. Le modèle galiléen est la traditionnelle image stoïcienne de l’étang, microcosme d’événements silencieux dont le théâtre est la  superficie calme de l’eau parcourue par  des  ondes circulaires, qui s’élargissent à partir d’un point en cercles concentriques jusqu’à la rive, où ils s’évanouissent. Galilée complique l’analogie naturelle des anciens stoïciens par une analogie mécanique moderne : il pose au fondement de l’explication des mouvements des sons dans l’air les lois qui gouvernent les oscillations des pendules et applique ces lois au comportement du tympan, assimilé à une membrane élastique capable de vibrer

ro monographique intitulé Figure del suono. Filosofia, scienza e teoria del suono nella storia, éd. R. Martinelli, p. 237-268, en particulier p. 248-251.

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en résonance avec les agitations de l’air16. En un sens, Galilée ne va pas au-delà de l’analogie stoïcienne : comme les ondes circulaires sur la surface d’eau de l’étang se brisent sur la rive et s’y annulent, ainsi dans le récit de Galilée les agitations invisibles de l’air percutent-elles la membrane tympanique et s’y consument-elles. En bref, dans l’histoire naturelle du son, Galilée manque l’autre moitié du roman sonore : le voyage du tympan dans les chambres occultes où l’âme protéiforme écoute l’histoire en la commentant par des mouvements internes. Au-delà du rideau qui divise les deux mondes, intérieur et extérieur, s’étend un paysage accidenté qu’il n’est pas facile d’observer, avec des canaux pigmentaires, des chaînes d’osselets, d’extraordinaires formes circulaires et hélicoïdales creusées dans les os du crâne derrière l’oreille, et des nerfs conducteurs des informations acoustiques. Le corps gagne du terrain, s’acquitte de fonctions auparavant attribuées à l’âme ; et l’âme est poussée plus arrière, si bien que le lieu secret où elle érige son tribunal est difficile à situer. Au-delà du rideau où le regard de Galilée s’arrête, s’aventure l’œil d’un visiteur ingénu, poussé par la curiosité et l’émerveillement devant l’extraordinaire spectacle des théâtres de la nature : Dans le corps humain, celui qui se met quelquefois à voir, et diviser la multiplicité, l’ordre, la diversité et la concaténation des parties, et considère le ministère particulier à chacune, l’universelle économie de toutes, avec une telle discorde entre elles, qu’elles ne pourraient plus se vouloir accorder, est forcé de confesser qu’il y a un plus grand nombre de miracles qui nous composent, que de membres qui nous organisent […]. D’entre tous ensuite, l’oreille (soit dit en bonne paix avec l’œil, qui seul pourrait être en compétition et concurrence avec elle) constitue le travail le plus étudié, le magistère le plus subtil, la machine la plus artificieuse de celles qui se trouvent en nous […]17.

Dans la « philosophie de l’œil — poursuit Bartoli —, l’on procède tout à l’ouvert et au clair, parce qu’il est tout à l’ordre à la lumière ». Au contraire dans l’ouïe, continue-t-il, « les caches, et les ténèbres ont été aussi nécessaires que l’éloignement, et le silence, sans lequel elle est sourde »18. À l’époque du 16 Galilée, op. cit., p. 82-88. Cf. E. Bensa, G. Zanarini, « La fisica della musica. Nascita e sviluppo dell’acustica musicale nei secoli XVII e XVIII  », Nuncius, XIV, 1999, n° 1, p. 69-112. 17 D. Bartoli, op. cit., p. 294. 18 Ibid., p. 295.

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primat silencieux du paradigme de la vision, qui étend sa tyrannie sur les autres modèles de représentation du monde, Bartoli dresse un éloge de l’oreille en tant que « sens philosophique : dignement appelé, par les uns auditeur et disciple, et par les autres connaisseur et maître des sciences »19. Daniello Bartoli décrit avec un émerveillement étonné les circonvolutions du limaçon, image rapetissée de la conque marine qui conserve l’écho de la mer : J’eus l’occasion il y a plusieurs années d’observer un limaçon ouvert, préparé par un notomiste très expert, dans lequel un des bords de l’os qui le ferme à l’intérieur ayant été ôté, apparaissaient les petits canaux de ses circonvolutions […]. Mais ce que j’admirai d’autant plus à l’intérieur que j’en compris moins le ministère, fut qu’il me sembla […] qu’il y avait deux limaçons en un, car les cavités qui tournent à l’intérieur sont véritablement deux différentes, et l’une n’a pas de communication avec l’autre, si ce n’est à l’extrêmité, et pour ainsi dire au centre »20.

Nous ne discuterons pas des difficultés que Bartoli rencontre, ayant pénétré dans les circonvolutions de la cochlée : il en sort miraculeusement à cheval sur l’air sonore, en libre sortie du canal d’Eustache après ses incursions à l’intérieur du limaçon. Pour Bartoli, une sensation sonore se produit en présence de « poussées », de « battements », de réflexions répétées de l’air sur les parois de la cochlée. Dans le cas contraire : […] là où il n’y a pas de mouvement d’air par poussées, et par conséquent de lieu en lieu, je n’arrive pas à comprendre à quoi servent, et comment sont utiles les instruments du tympan qui reçoit à l’extérieur, et réplique à l’intérieur les battements de l’air : ni [pourquoi] il n’est besoin du labyrinthe ni du limaçon, qui donnent grâce à leurs nombreuses circonvolutions et rétrécissements une plus grande fougue au mouvement de l’air, et en reçoivent la force, pour faire que, de presque insensible que l’on reçoit parfois le son, on le fasse devenir sensible à l’ouïe21.

Peu d’années après la publication des traités Del suono de Bartoli, Joseph-Guichard du Verney (1648-1730) publie le Traité de l’organe de l’ouïe (1683). Le physicien de l’Académie des Sciences décrit la lame spirale dans la cochlée, en expliquant sa fonction par le modèle acoustico-musical de la résonance sympathique : l’oreille est un instrument musical animé, un clavier 19 20 21

D. Bartoli, op. cit., p. 295. Ibid., p. 318. Ibid., p. 326-327.

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interne qui résonne en sympathie avec les tons « joués » par le monde extérieur22. Énoncé par la théorie musicale et la médecine, le principe de la résonance sympathique devient dans la culture du XVIIIe siècle la loi unificatrice des phénomènes psychiques et mentaux étudiés par les sciences de l’homme. Déduit expérimentalement de la résonance du corps sonore, l’accord de la triade majeure anime la statue de pierre du Pygmalion que Jean-Philippe Rameau représente à l’Opéra en 175123. Dans les mêmes années, Diderot fait à la statue vivante le don de la mémoire, en l’expliquant par le principe psychologique de la sympathie, résonance interne : La corde vibrante, sensible, oscille, résonne longtemps encore après qu’on l’a pincée. C’est cette oscillation, cette espèce de résonance nécessaire qui tient l’objet présent, tandis que l’entendement s’occupe de la qualité qui lui convient. Mais les cordes vibrantes ont encore une autre propriété, c’est d’en faire frémir d’autres ; et c’est ainsi qu’une première idée en rappelle une seconde, ces deuxlà une troisième ; toutes les trois une quatrième, et ainsi de suite, sans qu’on puisse fixer la limite des idées réveillées, enchaînées, du philosophe qui médite ou qui s’écoute dans le silence et l’obscurité24.

À l’objection de D’Alembert : « vous faites de l’entendement du philosophe un être distinct de l’instrument », Diderot répond par son idée de la relation esprit-corps tirée de l’anthropologie sonore, de la métaphore millénaire de l’homme comme harmonie et comme instrument musical, fondé sur le principe moderne de la résonance : L’instrument philosophe est sensible ; il est en même temps le musicien et l’instrument. […] Nous sommes des instruments doués de sensibilité et de mémoire. Nos sens sont autant de touches qui sont pincées par la nature qui nous environne, et qui se pincent souvent elles-mêmes. Et voici, à mon jugement, tout ce qui se passe dans un clavecin organisé comme vous et moi25.

22 J.-G. du Verney, Traité de l’organe de l’ouïe, Paris, Michallet, 1683. Cf. A. Cohen, Music in the French Royal Academy of Sciences. A Study in the Evolution of Musical Thought, Princeton, Princeton University Press, 1981. 23 Cf. T. Christensen, Rameau and Musical Thought in the Enlightment, Cambridge, Cambridge University Press, 1993. 24 D. Diderot, Le Rêve de D’Alembert, éd. C. Duflo, Paris, GF Flammarion, 2002, p. 65-66. Cf. J. Kassler, op. cit., p. 20-25. 25 Ibid., p. 67.

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Avec l’homme comme instrument musical, métaphore récurrente dans les écrits de Diderot, la pensée s’installe dans le corps : non pas pensée désincarnée mais, à la façon de Spinoza, idée du corps, en  d’autres termes, musica corporis. Si la musique est ce lieu médian, à mi-chemin entre le corps et l’esprit, non plus corps et pas encore esprit, le musicologue se fera esprit et pensée pour exaucer l’aspiration des sons, comme tout autre corps, à nous dire leurs secrets et devenir pensée.

« LA PHILOSOPHIE DES ARMES » OU LA MESURE DU COMBAT SELON L’ACADÉMIE DE L’ESPÉE (1628) DE GIRARD THIBAULT D’ANVERS Pierre Caye

Quand les lumières de l’esprit se joignent à l’adresse des corps, c’est alors que les Armes sont dans leur plus beau lustre Philibert Morin, sieur de La Touche, Les Vrais principes de l’épée seule

L’âge humaniste et classique n’a pas accordé au corps une attention moindre que notre temps. Il serait faux d’opposer à notre époque présente, attachée à la conservation des corps et à la culture de ses plaisirs, les siècles passés habituellement identifiés au règne de la métaphysique et à la toutepuissance de l’esprit. Mais il est vrai que la nature du corps et en particulier de sa force se modifie radicalement d’une époque à l’autre. C’est en définitive le statut du corps qui distingue les époques. L’âge humaniste et classique fait l’expérience de la fragilité du corps et de son impuissance, que la culture humaniste essaie de surmonter par le jeu harmonieux des proportions et par l’éducation raffinée de la musica corporis. Il s’agit essentiellement d’assurer le passage de l’harmonie du corps et de sa stature à l’harmonie de ses mouvements et de ses gestes. Trois arts, trois disciplines fondamentales, s’y consacrent : la danse, l’équitation et l’escrime. Cet article ne constitue donc que le début d’une enquête plus générale sur les arts du corps à l’âge humaniste et classique qui eux-mêmes contribuent à la constitution d’un véritable humanisme du quadrivium. Et si, dans cette enquête, l’escrime joue un rôle important, c’est qu’elle montre mieux que tout autre art en quoi l’opérativité et

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l’efficace du corps dépendent en définitive de sa musique ou, plus précisément, de son eurythmie. Il y va, gardons-nous de l’oublier, de la survie de celui qui s’y risque. Les traités d’escrime à la Renaissance constituent un corpus cohérent et signifiant, qui reste malheureusement trop peu étudié, si ce n’est par quelques maîtres d’armes érudits et raffinés, sensibles à l’antiquité de leur art. Pourtant les arts martiaux, sans compter leur importance en une période ravagée par la guerre, imprégnée de féodalité et cliquetant d’incessants duels, mettent bien en lumière les rapports en ce temps de l’homme au monde et nous reconduisent au cœur de la problématique humaniste1. L’humanisme, avant d’être philanthropia et humanitas, est d’abord humanitates, amour et culte des savoirs grâce auxquels l’homme se fait homme. La Renaissance est ainsi fortement marquée par les processus de scientifisation de la connaissance, scientifisation des savoirs fondamentaux au premier chef, mais aussi des nouveaux arts et des nouvelles pratiques qui caractérisent si bien l’humanisme : les arts du disegno qui constituent évidemment l’apport fondamental et monumental de la Renaissance à la civilisation, les arts du courtisan si élégamment mis en scène par Baldassare Castiglione (parmi lesquels il faut ranger l’escrime) ou encore les arts mécaniques. Ce processus de scientifisation des savoirs et des arts se passe en deux temps. Nous assistons d’abord à la formulation de l’art en règles et en préceptes raisonnés qui permettent de le transmettre non seulement par l’exemple et l’expérience, mais aussi par l’enseignement, voire la démonstration. Mais certains arts ont connu une promotion plus haute encore qui constitue pour eux l’achèvement de leur devenir science : ils ont été mathématisés. On songe d’abord aux arts du disegno, à la perspective picturale ou à la proportion architecturale, mais l’escrime a connu, elle aussi, cette promotion théorique qui l’élève au rang des arts libéraux les plus hauts.

1

Voir sur cette question E. Castle, Schools and Masters of Fence, from the Middle Age to the Eighteenth century, Londres, New York, Bell & Sons, 1885, trad. fr. L’Escrime et les escrimeurs depuis le Moyen Âge jusqu’au XVIIIe siècle, esquisse du développement et de la bibliographie de l’art de l’escrime pendant cette période, Paris, Ollendorff, 1888 ; S. Anglo, The Martial Arts of Renaissance Europe, New Haven, Londres, Yale University Press, 2000 ; P. Brioist, H. Drévillon, P. Serna, Croiser le fer. Violence et culture de l’épée dans la France moderne (XVIe-XVIIIe siècle), Seyssel, Champ Vallon, 2002.

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Fig. 1 : cercle de C. Agrippa, Trattato di scientia d’arme, con un dialogo di filosofia, Roma, Blado, 1553, p. 4 v.

Nous devons le premier traité mathématique d’escrime, le Trattato di scientia d’arme2 (1553), à l’ingénieur et mathématicien milanais Camillo Agrippa qui utilise la géométrie et en particulier le cercle pour mesurer et régler les déplacements, les assauts et les parades des combattants (fig. 1). Le frontispice de son ouvrage (fig. 2) éclaire assez le sens de son projet : il présente Agrippa, équipé à la fois d’une sphère armillaire et d’une longue rapière, manier un compas pendant que son pied gauche prend appui sur un globe terrestre, tandis que son interlocuteur, qu’il mettra en scène dans le dialogue philosophique servant d’épilogue au traité, manipule de gros in-folio, comme si s’affrontaient ici les deux moments de la scientifisation des savoirs à la Renaissance : la mise en règle livresque de l’art d’une part et, de l’autre, sa mathématisation opératoire. Au pied d’Agrippa, gît une dague en partie cachée par un polyèdre tandis que, sur le haut de l’étagère, trône un sablier qui symbolise manifestement la maîtrise du temps. L’utilisation de la géométrie du cercle est reprise une génération plus tard par Federico Ghisliero, issu d’une famille noble de Bologne, militaire de 2

C. Agrippa, Trattato di scientia d’arme, con un dialogo di filosofia, Rome, Blado, 1553.

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Fig. 2 : frontispice du Trattato di scientia d’arme…

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profession, spécialiste de poliorcétique et de castramétation, qui fut probablement l’un des correspondants de Galilée3. Mais il revient à l’école espagnole, à la fameuse verdadera destreza (qui s’oppose à l’esgrima vulgar), initiée par Geronimo Carranza, maître d’armes du duc de Medina Sidonia et neveu du célèbre archevêque de Tolède, Bartolomeo Carranza, et perpétuée par son disciple Luis Pacheco de Narvaez, de donner à l’escrime scientifique et aux vertus martiales du cercle toutes leurs lettres de noblesse4. C’est cette tradition prestigieuse, à laquelle appartient l’Académie de l’espée de Girard Thibault (1628), que nous allons aujourd’hui plus spécialement étudier5. Le traité de Girard Thibault, — outre le raffinement et la splendeur exceptionnels de sa typographie et de ses 57 eaux-fortes qui en font certainement le plus bel ouvrage inspiré par l’art des armes blanches —, présente une double particularité historique et théorique qui souligne, mieux que les traités antérieurs, les enjeux de la mathématisation de l’escrime (fig. 3 et 4). L’Académie s’ouvre par les illustrations des blasons et des armes des généreux donateurs qui seuls ont permis l’édition d’un ouvrage aussi somptueux. « Dans une Europe bouleversée par la guerre de Trente ans, un auteur méconnu parvient ainsi à collecter des fonds considérables et à revendiquer le patronage de princes de confessions différentes et la collaboration de graveurs

3 F. Ghisliero, Regole di molti Cavagliereschi essercitii, Parme, 1587 ; cf. S. Anglo, Introduction to Frederico Ghisliero’s Rapier Text of 1587, 1999, http ://www.thehaca.com/essays/ regole.htm 4 G. de Carranza, De la Filosofia de las Armas y de su Destreza y la Aggression y Defensa Cristiana, Séville, 1569 ; Sanlucar de Barameda, in casa del mesmo autor, 1582 ; L. Pacheco de Narváez, Libro de las grandezas de la Espada, en que se declaran mvchos secretos del que compuso el Commendador Geronimo de Carrança, Madrid, Varez de Castro, 1600 ; Compendio de la filosofia y destreza de las armas, de Geronimo de Carrança, Madrid, Luis Sanchez, 1612 ; Llave y gobierno de la destreza : de una filosofía de las armas, éd. F. Fernández Lanza, Alcalá de Henares, Universidad de Alcalá de Henares, 1991 (éd. facs. d’un manuscrit original conservé dans les archives Széchényi de Budapest, qui se présente comme le compendium de deux œuvres de L. Pacheco de Narváez, Libro de las grandezas de la espada et Las cien conclusiones o formas de saber de la verdadera destreza fundada en ciencia. Y dieciocho contradicciones a las tretas de la destreza común, imprimées à Madrid respectivement en 1600 et 1608). 5 G. Thibault d’Anvers, Académie de l’espée où se démontrent par règles mathématiques sur le fondement d’un cercle mystérieux la théorie et la pratique des vrais et jusqu’à présent inconnus secret du maniement des armes, à pied et à cheval, Leyde, Elzevier, 1628 ; rééd. Paris, Kubik éditions, 2005.

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Fig. 3 : portrait de G. Thibault d’Anvers, Académie de l’Espée…, Leyde, Elzevier, 1628, gravure d’après D. Bailly

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Fig. 4 : page de garde de Académie de l’Espée…

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prestigieux issus des Pays-Bas comme des Provinces-Unies »6. À la suite de Louis XIII qui ouvre cette galerie de blasons, on trouve nombre de grands princes d’Allemagne et des Pays-Bas, l’électeur de Brandebourg, le duc de Brunswick, mais aussi les princes d’Orange, Maurice, Frédéric et Henri de Nassau. Or, Maurice et son frère Guillaume II de Nassau (fig. 5 et 6) sont à l’origine d’une importante réforme de l’art de la guerre inspirée de l’exemple des Anciens et en particulier de l’Histoire de Polybe et des Commentaires de César, et qui est à l’origine des armées modernes. J. B. Kist a montré que les planches de l’Académie de l’espée, ou en tout cas une bonne partie d’entre elles, avaient probablement été gravées dans le même atelier, par le maître-graveur Robert Beaudoux, que celles du Wapenhendelinghe de Jacob de Gheyn (1607), la bible en images de la nouvelle infanterie, commanditée et inspirée par Guillaume de Nassau lui-même7. Ce n’est pas le lieu ici d’en exposer les principes qui ont fortement influencé la conduite de la guerre au XVIIe et au XVIIIe siècles. Il suffit de rappeler combien cette réforme insiste sur la discipline et sur l’exercice du soldat, sur le rapport stoïcien entre le ponos, c’est-àdire la peine, le labeur, le travail et le tonos, c’est-à-dire l’attention, la vigilance, mais aussi la tension et la tonicité, — ce qu’exprime bien, au demeurant, la devise même de Girard Thibault Gaudet patientia duris ainsi que celle qui inspire son ouvrage : Tranquilla ratio, nec sui impatiens labor modum evaganti præstruit ferociæ —, et combien aussi elle repose sur la  sûreté de la manœuvre, sur la recherche de la certitude dans cet art incertain par excellence qu’est la conduite de la guerre. Nous verrons que le traité de Girard Thibault s’efforce de communiquer au corps et à ses gestes l’assurance, la certitude et la sécurité que semble garantir ici comme ailleurs la démarche scientifique8.

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P. Brioist, H. Drévillon, P. Serna, op. cit., p. 155. J. de Gheyn, Wapenhendelingue, commentary by J. B. Kist, Lochem, De Tijdstroom, 1971, p. 7. 8 Voir sur ce point l’analogie que Thibault met expressément en place entre la méthode géométrique de l’escrime et la réforme militaire : « Et par là se voit la grande utilité de notre cercle qui la représente si claire et si parfaite [i. e. la vraie proportion des distances] avec une adresse de l’assurance à prendre si avantageusement par-dessus le précédent usage et style des armes comme la bonne ordonnance d’une armée logée en campagne distinctement à loisir et à souhait par dessus la confusion d’une multitude de Barbares », op. cit., Déclaration du tableau II, p. 1. 7

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L’humanisme de la Renaissance, comme l’ensemble de la philosophie au  demeurant, est fortement polarisé par la question de la différence entre l’homme et l’animal ; l’humanisme est d’une certaine façon une longue méditation sur les critères et les processus de leur différenciation. De cette question, l’escrime est partie prenante. Les architectes de la Renaissance construisaient à l’antique pour que les hommes cessent de vivre comme des grues dans leur nid ; de même, les maîtres d’armes de la Renaissance apprirent aux hommes à se battre avec art pour survivre humainement à la guerre de tous contre tous. L’escrime est un art martial qui ne saurait assurément garantir la paix, mais qui, dans la lutte pour la vie à laquelle l’homme semble éternellement voué, permet, lorsqu’elle est pratiquée avec science, d’échapper au fatum animal. « L’homme est un loup pour l’homme, dit, quelques décennies avant Hobbes, Narvaez, et c’est pourquoi il est nécessaire de lui enseigner un art qui lui permette de se défendre »9. Si les animaux sont naturellement dotés de tous les avantages nécessaires pour nourrir leur instinct d’agression, ils se battent néanmoins sans règle ni ordre, sous l’aiguillon de leurs seules pulsions, vouant ainsi leur sort au hasard du combat si bien qu’il n’en est pas un qui puisse espérer ne  pas mourir avant terme de  mort violente. L’animal est un être sans terme, dont la vie est nécessairement abrégée par l’aveuglement de sa violence brute. Si l’homme est dépourvu des avantages naturels propres aux animaux, il possède cependant, comme le note Thibault, un entendement, un esprit et surtout une main grâce auxquels il peut se protéger contre les aléas du  combat10  ; et c’est pourquoi l’école espagnole 9

« El hombre es lobo del hombre, suele necessario un arte que le ensenasse como avia de hazer est defensa […] », L. Pacheco de Narvaez, Libro de las grandezas…, op. cit., Prólogo al lector, p. 1. 10 « C’est pourquoi Philon, auteur juif, a très bien rencontré à dire, qu’au lieu de tous les ornements et défenses naturelles des autres animaux, l’homme a été doué de la raison comme directrice et des mains comme instruments pour exécuter ce qu’elle veut, et que la raison est la main de l’entendement, la main de la raison c’est la parole, et les mains corporelles celles qui sont l’exécution de ce que la parole commande. Instruments qui contiennent en eux toute la suffisance des autres et qui par conséquent les égalent en dignité, voire les surmontent. Pour laquelle cause il vient au monde dépourvu de toutes armes, tant offensives que défensives, et n’a que ce seul instrument de la main au moyen duquel il se puisse prévaloir de toutes. Les autres animaux se défendent et offensent leur contraire, l’un avec les dents, l’autre avec les ongles, les pieds, les cornes, ainsi qu’il se voit en éléphants, lions, ours, chevaux, taureaux, tigres, etc., et aucune bête à qui la nature a départi assez chichement un seule espèce d’armes à chacune, pour la nécessité de leur défense, mais à l’homme qui en semble être du tout privé en récompense elle l’a doué d’entendement pour les connaître, d’esprit pour les forger et de

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Fig. 5 : Armoiries de Maurice de Nassau, G. Thibault d’Anvers, Académie de l’Espée…

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Fig. 6 : Armoiries de Guillaume II de Nassau, G. Thibault d’Anvers, Académie de l’Espée…

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d’escrime repose essentiellement, au contraire de l’école italienne et de tout ce que les partisans de la verdadera destreza qualifient d’esgrima vulgar, sur la défensive, sur l’évitement et sur le contrôle de l’épée adverse, et non pas sur l’attaque et la contre-attaque, d’où le primat ici du cercle sur la ligne, comme si le cercle était d’abord une arche qui protège l’homme des coups de l’extériorité. Il existe cependant un différend entre l’Académie de l’espée et l’école espagnole sur la nature de cette différence entre l’homme et l’animal et sur le sens que lui donne l’escrime, un différend qui retient d’autant plus l’attention qu’il nous reconduit au cœur de la musica corporis. Pour Geronimo Carranza, « le philosophe des armes », ou pour son disciple Luis Pacheco Narvaez, ce qui différencie l’homme de l’animal dans la façon de se battre, c’est la raison qui, par le moyen de la géométrie, maîtrise les mouvements du corps et en prévoit infailliblement les effets. Dans ce cadre, la géométrie du cercle n’est que l’instrument de la raison humaine dans son effort de déduction quasi syllogistique de l’espace du combat et des mouvements qu’il circonscrit. La verdadera destreza devient alors l’art humain, proprement humain, de se battre, en ce qu’elle fait de l’escrime une science au sens scolastique du terme, un savoir universel, qui connaît par les causes et est en mesure d’en démontrer les effets par la voie démonstrative11. D’où le mains pour s’en aider de toutes et telles qu’il en puisse être », G. Thibault d’Anvers, op. cit., Livre I, Déclaration du tableau premier, p. 3. 11 Voir L. Pacheco Narvaez, Libro de las grandezas…, op. cit. : « Il en est ainsi parce que cela repose sur des démonstrations aussi claires et évidentes en philosophie qu’en géométrie, et qu’il s’agit de mouvements naturels doux et rapides et de leurs effets, ainsi que de la complexion naturelle des hommes, des forces et des mouvements qu’il est nécessaire de connaître pour toucher son adversaire ou s’en défendre. Il s’agit en effet de figures géométriques, de cercles, d’angles, de lignes et des propositions d’Euclide qui sont évidents par eux-mêmes [p. 4]. La science d’après la définition qu’en donne Aristote au Livre I des Analytiques Postérieurs est la connaissance des choses par leurs causes, et il est impossible que ce que la cause démontre puisse être autrement ; cette définition reçue par les Grecs et par les Latins cadre parfaitement avec la science des armes [p. 5]. Et si finalement il est nécessaire que la science pour être science traite aussi des universaux, sans rien considérer de particulier comme Aristote l’affirme encore, alors la Destreza doit être aussi tenue pour une science puisqu’elle traite bien de l’universel [p. 7]. En effet, d’après Geronimo de Carranza la science n’est rien d’autre finalement que l’exercice scientifique de celui qui sait [p. 7-8] » (trad. J. Espinosa). « Porque procede por tales demostraciones assi claras y manifestas en Filosofia, como en Geometria : porque trata di movimientos naturales, tardos y velozes, y de sus efectos, y de las complexio-

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fait que, pour Narvaez, la scientificité de l’escrime repose essentiellement sur les facultés de l’âme, au premier chef sur l’entendement. Or, la frontière entre l’homme et l’animal, telle que la trace Girard Thibault, ne correspond pas à la summa divisio traditionnelle entre l’esprit et le corps, la raison et le sensible. Elle lui est en réalité antérieure, car elle passe à l’intérieur même du corps. Le corps humain n’est pas le même que le corps animal, de sorte que « les hommes sont capables d’exploiter leurs mouvements nécessaires et utiles en plus grand nombre et plus aisément et plus promptement que ne le font les autres animaux »12 ; et c’est finalement cette différence de corporalité qui explique la différence du combat humain par rapport aux luttes animales. Trois caractéristiques distinguent ainsi le corps de l’homme de celui de l’animal : 1° Première caractéristique : l’homme est de tous les animaux le seul à marcher droit et debout, ce qui réclame de l’équilibre13 ; et c’est pourquoi son corps est, mieux que celui des autres animaux, ordonné, selon la triade augustinienne de la création, en poids, nombres et mesures. 2° Deuxième caractéristique : Parce qu’il est fait de poids, de nombres et de mesures, le corps de l’homme est parfaitement proportionné selon le

nes naturale de los hombres, y de sus fuerças y miembros que es necessario para el conocimiento del herir y defender. Trata de figuras geometricas, circulos, angulos y lineas, y proposiciones de Euclides que son principios per se notos [p. 4] Sciencia, segun la difine Aristoteles en el Primero de Posteriores Analiticos, es un conocimiento de la cosa por su causa y no sucedera que lo que ensena la causa, se aya de otra maniera : esta difinicion apruevan todos les Griegos y Latinos que la sciencia de las armes le quadre esta difinicion [p. 5]. Finalmente, si la sciencia, para serlo, ha de tratar de universales, pues como dire Aristoteles, no ay ninguna que trata de particulares. La Destreza se ha de tener por sciencia, come lo es, pues trata de universal [p. 7]. Pues, segun lo alega Geronimo de Carrança, sciencia no es otra cosa a fino un exercicio scientifico del quel sabe [p. 7-8] ». 12 G. Thibault d’Anvers, op. cit., Déclaration du tableau premier, p. 2. 13 « Quant à la proportion des poids, il ne faut pas douter qu’elle n’y soit aussi observée avec tout autant d’artifice que les nombres et les mesures. Ce qui est aisé à connaître, parce que c’est l’homme seul de tous les animaux qui marche droit, de façon qu’il se tient toujours en contrepoids et en balance en toutes actions […] », ibid.

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canon que Polyclète ou Vitruve ont fixé14 : ce que Girard Thibault appelle aussi « la noble structure » de l’homme15. 3° Troisième caractéristique : Il existe cependant chez l’homme, par rapport aux lois de la statique, un écart qui menace cet équilibre, puisque les parties hautes du corps (la tête par exemple) sont plus lourdes que les parties inférieures si bien que, contre toutes les règles de la bonne construction, le faible porte ici le fort16. Cette triple spécificité du corps de l’homme par rapport à celui de l’animal implique une double conséquence : 1° L’emploi des mathématiques en escrime n’est pas une décision de la raison, mais la conséquence de la nature du corps humain en tant que celuici, au contraire du corps des autres animaux, est parfaitement proportionné. C’est le corps humain qui conduit à la raison mathématique plus encore que la raison mathématique ne conduit le corps humain. 2° Toute la question du cercle géométrique en escrime consiste à assurer le passage de l’équilibre statique du corps à son équilibre dynamique qui seul peut suppléer le déséquilibre qu’entraîne la superposition de masses de plus en plus lourdes. On ne doit pas sous-estimer, dans l’épistémologie de la Renaissance, l’importance du modèle architectural. De fait, le corps humain est conçu jusqu’à Descartes comme une fabrique (fabrica) ou une construction (structura), à la façon d’un édifice constitué d’un assemblage de membres qui se correspondent et se lient entre eux par la seule vertu des proportions, d’où le terme usité par Vésale de « fabrica corporis ». Au demeurant, l’influence de l’architecture sur la conception du corps n’est qu’un juste retour des choses si l’on considère, avec Vitruve (De architectura, III, 1), que les proportions du corps humain sont à l’origine des proportions du temple ou des ordres. Le corps humain a influencé l’architecture des Anciens, avant que l’architecture, à son tour, ne fournisse termes, notions et schèmes pour penser le corps 14 « Pline remarque aussi que cette stature naturelle de l’homme bien proportionné s’accorde exactement à la mesure de sa propre brassée, depuis le bout des doigts de l’une des mains jusqu’au bout de l’autre. En somme tous les philosophes ont fait tant d’estime de cette mesure, et de la proportion du corps humain et l’ont recherchée, les uns d’une façon, les autres de l’autre, que Pythagore a osé nommé l’homme la mesure de tout », G. Thibault d’Anvers, op. cit., Déclaration du tableau premier, p. 2. 15 Ibid. 16 Voir supra, p. 287.

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humain. Il existe ainsi dans la culture humaniste une co-appartenance essentielle entre le corps de l’architecture et celui de l’homme dont témoigne bien le début de la déclaration au premier tableau de l’Académie de l’espée17. Il est clair que chez les tenants de l’école espagnole, Carranza, Ghisliero, Narvaez, aussi bien que chez Thibault d’Anvers, la proportion canonique du corps est l’opérateur clef de leur théorie, ce qui règle et détermine le mouvement de l’épée. Ainsi, dans l’Académie de l’espée, Thibault utilise souvent les planches de Dürer représentant le corps ou le squelette de l’homme pour mieux éclairer et justifier ses propres tracés géométriques. Certes, la Renaissance, comme en témoignent certains croquis de Léonard représentant un homme sous la forme d’une armure animée par un système de poulies et d’arbres à cames, n’a pas ignoré la conception mécaniste de l’homme que met déjà en place le De motu musculorum de Galien et qui triomphera au siècle suivant avec Descartes ou l’école médicale des iatrophysiciens. Mais en réalité on en trouve peu de traces dans les traités d’escrime, de danse ou d’équitation comme si, pour l’humanisme, la maîtrise du corps et les arts qui l’exercent réclamaient nécessairement la proportion. Cependant, s’il est vrai que la proportion est à l’origine de ce que l’architecture nous a donné de plus beau et de plus accompli en son art, il n’en va pas de même pour le corps humain. Le modèle proportionnel assemble au mieux des corps statiques, ce qui correspond parfaitement à l’édifice, bien planté sur son  assiette, immobile et pérenne. Mais ce qui fait la beauté et la force du corps humain est moins sa stature proprement dite que ses mouvements. D’une façon générale, la question du corps humain à l’âge humaniste et classique porte essentiellement sur ses mouvements, leur force, leur maîtrise et leur beauté, ce qu’on appelle aussi la grâce. La difficulté est donc de rendre compte du mouvement tout en respectant la logique proportionnelle 17

« En outre on voit aussi en la longueur, largeur et épaisseur de ce même corps, que les mesures y sont si justement observées, que les plus grands architectes anciens et modernes n’ont su choisir aucune chose au monde plus propre pour leur servir de règle, selon laquelle ils dussent former les ordonnances de leurs ouvrages, que ce seul patron de l’homme ; auquel ils ont remarqué une perpétuelle proportion gardée de Dieu même en la fabrique du corps, laquelle ils ont pris en exemple, pour façonner à l’avenant les architectures des temples, théâtres, amphithéâtres, palais, tours, vaisseaux et autres instruments soit de paix, soit de guerre, non seulement en leur entier, mais aussi en chacune des principales parties, colonnes, poteaux, chapiteaux, piédestaux et autres membres semblables », G. Thibault d’Anvers, op. cit., Livre I, Déclaration du tableau premier, p. 1.

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de la constitution du corps, c’est-à-dire d’adapter le modèle statique de la proportion à la dynamique du corps en mouvement, ce que précisément certains traités de danse et d’escrime de la fin du XVIe siècle et du début du XVIIe siècle ont tenté de réaliser. Se joue ici rien moins que l’opérativité du modèle proportionnel et de son élégance poïétique pour rendre raison des corps face aux autres paradigmes, biologique ou mécanique, qui, dès cette époque, lui font concurrence, et particulièrement dans l’explication même des mouvements du corps. C’est à ce passage de l’harmonie statique à l’harmonie dynamique que répond la géométrie appliquée à l’escrime par l’Académie de l’espée. Girard Thibault vise ainsi à définir le geste juste du combat, à fixer les conditions de sa maîtrise et enfin à déterminer une économie réglée, précise et rigoureuse des mouvements, dont dépend l’efficace de l’assaut. Il s’agit d’éviter tout geste violent et extrême, qu’on ne peut maîtriser et qui risque toujours de mettre le combattant à découvert : « Ce ne sont pas les branlements de bras, ni le cliquement des épées, ni les impétuosités du corps, ni les battements des pieds qui donnent les atteintes, ce sont des simples mouvements […] »18. Le traité de Girard Thibault, dont l’ordre et la rigueur annoncent d’une certaine façon, malgré les apparences, l’escrime moderne, s’oppose radicalement à la méthode d’un autre maître d’armes, italien celuici, Salvatore Fabris19 qui promeut, quant à lui, une escrime beaucoup plus agressive de feintes, de bottes, d’attaques fondées essentiellement sur l’agilité et la vitesse. Or, pour mettre en place cette économie de mouvement, pour garantir la justesse et la maîtrise du geste, il faut bien évidemment lui donner de la mesure. C’est le maître mot du traité. « Toutes personnes de jugement confessent qu’il serait fort à désirer pour l’adresse de l’exercice des armes qu’il y eut une certaine et inviolable mesure selon laquelle on peut régler exactement toutes les distances, et à l’avenant aussi tous les mouvements grands et petits, tardifs et vites […] »20. Thibault parle à cet égard d’une « proportion des distances » ou « proportion extérieure » qui permet de « juger de la nature et portée de chacun des mouvements qui en procè-

18 G. Thibault d’Anvers, op. cit., Livre I, tableau XV, p. 6. Girard Thibault conseille au demeurant de « donner toujours les coups avec de petits mouvements », Livre I, Tableau V, p. 11. 19 S. Fabris, Lo Schermo, overo Scienza d’Arme, Copenhague, Waltkirch, 1606. 20 G. Thibault d’Anvers, op. cit., Livre I, Déclaration du tableau deuxième, p. 1.

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dent »21 : une proportion « extérieure » donc, qu’il faut distinguer de la proportion intérieure, c’est-à-dire de la proportion canonique du corps, mais qui d’une certaine façon la prolonge, la déploie et la projette dans l’espace. À cette fin, Girard Thibault trace autour de chaque escrimeur un cercle imaginaire, proportionné aux mesures de l’homme et à l’étendue de son bras22, un cercle où « les mesures et proportions de l’homme sont appliquées à l’homme même et aux mouvements qu’il fait avec ses propres membres où ladite proportion se trouve et sans laquelle il lui est impossible de faire la moindre action du monde »23, qui délimite et circonscrit les mouvements du combattant, et en guide les assauts, constituant ainsi, selon l’expression même de l’auteur, une véritable « clef de l’exercice » (fig. 7) : « Car ainsi qu’une clef a trois offices, savoir ouvrir, fermer et garder, aussi est-ce cette figure [le cercle], dont l’usage nous ouvre la manière d’assaillir et de défendre, ferme la porte aux intentions et entreprises du Contraire, et nous munit, comme d’un solide rempart, contre tous ses mouvements désordonnés, en quoi elle accomplit l’office et l’effet de nous contregarder, ainsi que la pratique en fera l’épreuve »24. Et Thibault de conclure : « Le cercle, c’est le fondement de la Science des Armes ; c’est celui qui nous découvre tous les dangers qui se peuvent présenter par tout le discours d’une bataille ; guide de nos mouvements, adresse des intentions, assurance des pas […] duquel on se servira parmi les périlleuses vagues de cet exercice comme les matelots de la boussole et d’une bonne carte marine pour éviter les écueils et bancs de mer, et enfin parvenir au repos du port […] »25. Un certain nombre d’historiens de l’escrime ont interprété et continuent à interpréter l’usage martial du cercle de façon symbolique, voire mystique. Or, malgré l’allusion de Girard Thibault, dans l’introduction de son traité, au couple du microcosme et du macrocosme26, il n’y a, en vérité, rien 21

G. Thibault d’Anvers, op. cit., Livre I, Déclaration du tableau premier, p. 2. Le diamètre du cercle est fixé par la taille de l’homme mesurée des pieds jusqu’au bout des doigts, le bras dressé à la verticale au-dessus de la tête. 23 G. Thibault d’Anvers, op. cit., Livre I, Déclaration du tableau premier, p. 3. 24 Ibid., Livre I, tableau I, p. 14. 25 Ibid., Livre I, tableau I, p. 13-14. 26 Ibid., Livre I, Déclaration du tableau premier, p. 1. En réalité, la détermination du corps de l’homme comme microcosme miroir du macrocosme vise essentiellement ici à justifier la spécificité du corps humain par rapport au corps de l’animal. 22

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Fig. 7 : cercle de G. Thibault d’Anvers, Académie de l’Espée…

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de symbolique dans l’utilisation du cercle qui répond au contraire à une véritable efficace du combat, comme l’a clairement montré Ramón Martinez, le célèbre maître d’armes new-yorkais, dans trois articles particulièrement éclairants qui visent, dit-il, à « démystifier », voire, ajouterais-je, à débaroquiser l’école espagnole27. Ce qui importe ici, c’est non pas le rapport spéculaire du microcosme et du macrocosme, le lien de l’homme au cosmos, mais bien plutôt la projection du cercle vertical où s’inscrit la stature de l’homme en un cercle horizontal qui définit son aire d’action, et délimite un espace extrêmement dense et décisif où au moindre mouvement se joue la vie ou la mort de celui qui s’y meut (fig. 8). À travers la figure du cercle, Girard Thibault souligne l’analogie de proportionnalité qui existe entre la circularité des gestes extérieurs et l’organicité des fonctions internes du corps28, comme si les mouvements externes du corps s’engrenaient mutuellement, de façon organique et non plus mécanique, comme fonctionnent les organes de notre physiologie interne, « étant tellement réciproques, succédants les unes aux autres qu’il ne s’y trouve non plus de commencement ni de fin qu’à la rondeur d’une circonférence »29. Cette analogie nous conduit ainsi à distinguer, au sein même de nos gestes, selon le partage traditionnel qu’opère la morale aristotélicienne, entre l’action immanente et l’action transitive, c’est-à-dire entre l’action qui n’a d’autre but que la perfection interne de l’agent (action immanente) et celle qui vise à réaliser une fin extérieure à l’agent (action transitive). De prime abord, se battre est une action transitive : l’assaut par définition vise à atteindre autre que soi, son adversaire ou plus exactement, comme l’appellent Narvaez ou Thibault, son « contraire ». Mais, en réalité, l’accomplissement de cette finalité tran27

R. Martinez, The Demystification of the Spanish School, 2000, http ://www.martinezdestreza.com/articles/spanish1.htm. Ramon Martinez permet ainsi de relativiser le mépris dans lequel Descartes, particulièrement féru d’escrime, comme on le sait, tient l’ouvrage de Girard Thibault (Œuvres complètes, éd. C. Adam & P. Tannery, I, 23 décembre 1639, Paris, Vrin, 1996, p. 195). Hervé Drévillon et Pierre Serna jugent que le préjugé de Descartes contre l’Académie de l’espée est probablement dû à son hostilité vis-à-vis des principes philosophiques qui la sous-tendent (Croiser le fer …, op. cit., p. 218). 28 « Présentement nous disons qu’il [le corps] est aussi rond ou circulaire en la figure de ses mouvements, à quoi s’accorde le dire d’Hippocrate, prince des médecins, que le corps est un cercle. Ce qui peut s’entendre tant au regard des actions et opérations naturelles de ses parties intérieures, et de leurs altérations subalternes […] », G. Thibault d’Anvers, op. cit., Livre I, Déclaration du tableau premier, p. 4. 29 G. Thibault d’Anvers, op. cit., Livre I, Déclaration du tableau premier, p. 4.

Fig. 8 : cercle horizontal de l’escrimeur, G. Thibault d’Anvers, Académie de l’Espée…

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sitive n’est possible que si auparavant le geste fait retour à l’agent, c’est-à-dire le renforce, l’assoit plus profondément dans son assiette, le met en sûreté, selon un jeu circulaire sans commencement ni fin où la force produit le geste tandis que le geste nourrit la force. Se fait jour ainsi, dans l’escrime de Girard Thibault, toute une dialectique de l’action transitive et de l’action immanente, de l’assaut et de la danse, de la pointe et du cercle. Il est ici un point digne d’être noté : il existe en réalité non pas un, mais deux cercles en jeu, un par combattant. De fait, chaque combattant se meut dans son propre cercle si bien que le cercle se déplace avec lui. Le cercle ne forme pas l’aire de combat, mais l’erre du combattant ; l’aire de combat résulte des deux cercles mobiles s’intersectant. Dans ces conditions, le cercle règle le rapport que le  combattant entretient avec son propre corps plus encore qu’avec son adversaire. Le cercle est ainsi au service de l’action immanente avant de soutenir l’action transitive. Il s’agit moins de toucher l’autre que de devenir soi-même intouchable. Cette dualité explique en quoi le cercle contribue plus à l’articulation eurythmique du corps qu’à l’organisation et à la maîtrise de l’espace de combat, en quoi enfin l’escrime ici ressort plus du sentiment de soi que de la maîtrise de l’extériorité. Le cercle est d’abord une arche qui nous protège, l’expression martiale de ce qu’Alberti appelle, dans un tout autre contexte, un circulus virtutis et rationis30, le cercle à la fois de la vertu de courage et de la raison mathématique. Le passage d’un cercle à l’autre, du cercle vertical de la stature de l’homme au cercle horizontal de ses mouvements et de ses déplacements, peut être comparé au passage, dans la théorie architecturale, entre d’une part la symmetria, c’est-à-dire le système de mesures qui proportionne les masses de l’édifice entre elles selon une harmonie quantitative et, d’autre part, l’eurythmia, c’est-à-dire l’harmonie linéaire, de nature qualitative, qui proportionne les limites des différentes masses composant l’édifice en une sorte de vibration ornementale, constituant ce qu’il y a de plus raffiné dans le disegno architectural ; de fait le geste de l’homme n’est-il pas lui aussi de l’ordre de la limite, la limite la plus extrême du corps humain ? L’application de la notion d’eurythmie au corps de l’homme et à ses mouvements appelle deux remarques : 30 L. B. Alberti, « Anuli », Intercenales, éd. F. Bacchelli, L. d’Ascia, Bologne, Pendragon, 2003, p. 782.

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1) Symmetria et eurythmia renvoient toutes deux à la notion d’harmonie. La notion d’harmonie en tant que telle ne suffit donc pas à les définir. Elle est trop générique. Mais la fonction de chacune de ces deux harmonies diffère fortement l’une de l’autre. L’harmonie quantitative est une harmonie qui distingue, sépare, différencie la masse globale de l’œuvre. C’est une harmonie centrifuge qui contribue à organiser la distance entre les différents membres de l’édifice ou du corps pour en éviter la confusion. L’harmonie eurythmique procède tout au contraire : c’est une harmonie centripète qui part des extrémités, c’est-à-dire des limites, ou encore de la plus grande extériorité de l’édifice ou du corps, mais pour les rassembler par la vibration que permet justement leur mise à distance. Le terme d’eurythmie, avant d’appartenir au vocabulaire de l’architecture, provient de la rhétorique. En rhétorique, l’eurythmie exprime l’art du phraser qui ramène la phrase à elle-même et la boucle, lui faisant décrire, comme le note Quintilien, dans son Institutio oratoria, un certus et circumscriptus ambitus, qui semble ne devoir commencer qu’une fois arrivé à son extrema conclusio31. L’eurythmie fait cercle. Le Corbusier dira qu’il s’agit, en matière d’architecture, de faire la sphère. Poétique circulaire dans laquelle l’Académie de l’espée s’inscrit pleinement, puisque, comme le note Girard Thibault à la suite d’Hippocrate32, le corps lui-même est un cercle, si bien que les mouvements du corps doivent être constamment ramenés à la circularité de celui-ci. 2) Il existe cependant entre l’eurythmie de l’édifice et celle du corps une différence importante, qui paradoxalement souligne la primauté de la seconde sur la première. L’eurythmie architecturale parachève l’harmonie de l’édifice, mais ne la crée pas, puisqu’elle est précédée par l’harmonie quantitative de l’ordonnance et du système de mesures qui joue un rôle non négligeable dans la solidité de l’ouvrage, dans son assiette et dans sa prise de site. En revanche, l’eurythmie des corps apparaît véritablement constitutive et fondatrice de leur harmonie et, mieux encore, de leur efficace. Girard Thibault note, en ce qui concerne le corps humain, un paradoxe, ou du moins un déséquilibre, une imperfection qui affecte sa stature, à savoir que plus le corps s’élève, plus ses membres s’alourdissent, ce qui est contraire aux lois ordinaires de la construction, visant à ne jamais faire porter une par31 32

Quintilien, Institution oratoire, IX, 4, 123. Voir note 27.

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tie forte sur une partie plus faible. Autant il est donc aisé et naturel pour l’architecte d’organiser l’harmonie des masses, autant pour l’anatomiste la constitution du corps pose des problèmes d’équilibre que la simple symmetria n’est pas en mesure de résoudre33. Si cette difficulté peut heurter l’anatomiste, elle ne fait pas problème au maître d’armes, car « le corps humain est en réalité modéré au regard du poids en toutes ses parties depuis le sommet de la tête jusqu’aux plantes des pieds d’un singulier et parfait artifice »34. L’artifice en question est évidemment la proportion, mais cette proportion concerne plus les mouvements du corps que sa stature, plus  l’eurythmie des gestes que la proportion des membres. L’eurythmie est donc appelée à suppléer le défaut naturel de constitution de tout corps humain. De fait, en raison de son déséquilibre, l’homme n’a pas bonne assise au  repos. En réalité, l’homme ne trouve sa véritable assiette, sa fermeté, sa constance, sa sûreté et sa solidité que dans le mouvement. « Le corps qui est en acte de se mouvoir est aussi, note Thibault, plus prompt à changer et accommoder ses mouvements à toutes occasions que non pas quand il se tient arrêté en posture »35. La maîtrise du cercle et de son aire de parcours se substitue à l’assiette statique de la posture pour assurer efficacement l’inscription de l’homme dans le réel, de sorte que l’homme trouve son assise dans la dynamique même de ses gestes et de leur eurythmie. Et c’est pourquoi, Thibault est bien en droit d’affirmer que « tout ainsi donc, que les susdits artistes, architectes, perspectivistes et autres ont tâché de prouver les fondements de leurs règles par les proportions du  corps de l’homme, ainsi avons-nous pareillement tenu la même course, mais avec meilleure adresse »36.

33 « Car sa structure [du corps de l’homme] est telle que tous ses membres (excepté les bras) à mesure qu’ils sont plus relevés de la terre aussi sont-ils plus pesants de plus en plus, si que les parties plus légères et plus faibles soutiennent les autres plus pesantes et plus robustes, qui serait chose contre Nature et du tout insupportable pour continuer longuement, en tant et en si diverses sortes de mouvements, comme on voit que ce corps humain pratique, s’il n’était modéré, au regard du poids en toutes ses parties depuis le sommet de la tête jusqu’aux plantes des pieds, d’un singulier et parfait artifice », G. Thibault d’Anvers, op. cit., Livre I, Déclaration du tableau premier, p. 2. 34 Ibid. 35 Ibid., Livre I, tableau IV, Discours sur l’excellence de la droite ligne, p. 5. 36 Ibid., Livre I, Déclaration du tableau premier, p. 3.

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« LA PHILOSOPHIE DES ARMES » OU LA MESURE DU COMBAT

L’Académie de l’espée n’a évidemment plus d’académique que le nom : aucun maître d’armes, sauf exception, aucun médecin du sport ne pourrait aujourd’hui recommander ce genre d’escrime. Il est clair qu’à s’en tenir aux conventions que respecte l’escrime actuelle, l’école italienne a triomphé de la verdadera destreza, la ligne du cercle. L’escrimeur a à faire non plus à une sphère qui virtuellement l’enveloppe et le caparaçonne, mais à un cadre rectangulaire traversé de deux diagonales et qui, placé devant lui, lui sert à la fois de champ de  visée et de bouclier. Le maître d’armes d’aujourd’hui accorde plus d’importance à la vitesse et aux poids qu’aux angles et aux distances, de même que l’offensive a pris le pas sur la défensive. L’approche mécaniste du corps a triomphé de sa conception architecturale. Le médecin, dans cette même optique, se soucie d’abord de la tonicité du combattant, de sa musculature et de la dynamique de ses appuis. Or, les proportions du corps restent étrangères à ces données, et en particulier à la logique de sa structure osseuse ou de ses attaches musculaires. C’est que le corps, quand il est ordonné par les proportions, est pris comme un tableau ou une enveloppe avant d’être considéré comme une structure en lutte contre la pesanteur. Il offre au regard la délimitation d’une surface et non pas la densité organique d’un volume. Le mouvement est envisagé d’un point de vue uniquement formel et extérieur, non pas mécanique et pratique. Le style compte plus ici que la vigueur et l’efficace. Pourtant, le déni du corps et de sa logique organique n’est pas, loin de là, insignifiant. La grande vertu de l’Académie de l’espée est de construire une cinétique fondée non pas sur l’énergie du corps, mais au contraire sur sa faiblesse et sur son impuissance. « Il est certain que les forces corporelles sont de très grande importance quand il est question de se battre […]. Cependant on voit qu’aux lions, ours et tigres toute leur force ne profite de rien contre la dextérité des hommes »37. Il faut en escrime, disent les vieux maîtres, « employer toute sa force à ne pas en mettre », car « si vous employez la force, la rudesse, et que vous abandonniez le moelleux et la souplesse, la facilité disparaît et l’équilibre perd sa solidité ». C’est le sens profond de tous les arts, danse, escrime, équitation, qui visent à ordonner le corps au moyen du rythme. Le cercle devient alors une sorte de prothèse du mouvement qui le structure de l’extérieur faute d’un moteur interne, en quelque sorte une roue qui entraîne de l’extérieur le corps humain, pour suppléer l’absence de 37

G. Thibault d’Anvers, op. cit., Livre I, tableau XVI, p. 6.

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mécanismes internes. L’eurythmie des gestes apparaît alors comme le médium qui relie le corps statique et inerte de l’homme à la prothèse circulaire qui le meut. Girard Thibault affirme que « le cercle nous munit comme d’un solide rempart contre tous mouvements désordonnés […] »38, c’est-à-dire contre le chaos de nos gestes aussi bien que de ceux de notre adversaire. Ce chaos n’est pas le résultat d’une énergie sauvage et immaîtrisée du corps, mais au contraire de son impuissance originaire, qu’il appartient précisément à l’art de surmonter, à la fois en effaçant le corps et en lui donnant bel air : en lui donnant bel air pour en réalité mieux l’effacer. L’âge humaniste et classique s’intéresse donc, comme le nôtre, au corps, autant sinon plus qu’à l’esprit, mais la nature du corps, en particulier la nature de sa force et de son efficacité, ainsi que le rapport que nous entretenons avec lui, change d’une époque à l’autre. Nous vivons le siècle des hautes énergies qui conçoit le corps sur le mode de l’intensification au point de sacrifier toute différenciation organique, toute proportion, toute articulation pour faciliter et accélérer les échanges de flux énergétiques dans le continuum de la chair : quête d’intensification qu’exprime la phénoménologie d’un Merleau-Ponty aussi bien que les différentes réformes du marxisme d’un Marcuse ou d’un Deleuze. Il serait aisé de montrer, mais la place me manque, en quoi cette conception du corps correspond à notre civilisation du spectacle, de la scène, voire de l’obscène. Le rapport au corps à l’âge humaniste et classique est, à l’inverse, fondé sur son inertie et sur son impuissance que supplée son travail sur la proportion, le rythme et ses prothèses. Le corps architecturé est peut-être un corps mort, aux yeux du moins de la philosophie contemporaine, c’est-à-dire un corps impassible, sans chair ou sans flux, mais il n’en reste pas moins vrai que ce corps architecturé et impassible a de la tenue, ce par quoi il se tient et, en se tenant, maintient le monde : une tenue dont sont manifestement dénués les corps histrioniques que met en scène notre époque. Comme le prédit Nietzsche dans le Gai savoir, l’acteur finit par triompher de l’architecte39, ce qui en dit plus sur notre siècle que la triviale opposition entre le corps et l’esprit. 38

G. Thibault d’Anvers, op. cit., Livre I, Premier tableau, p. 14. F. Nietzsche, Le Gai savoir, V, § 356, Dans quelle mesure les conditions de la vie seront de plus en plus « artistiques » en Europe. 39

LA GRÂCE PLUS BELLE ENCORE QUE LA BEAUTÉ Pierre Magnard

« Observe, dit Léonard de Vinci, le serpentement de toute chose, c’està-dire observe en toute chose, si tu veux la connaître et la bien représenter, l’espèce de grâce qui lui est propre ». La grâce était, avant Vinci, une faveur du ciel qu’il suffisait de savoir accueillir. Avec Vinci, elle devient une énigme, qu’en ce début du XVIe siècle, on ne va cesser d’interroger. N’est-elle pas le secret d’une société qui danse pour faire la preuve de son aptitude au bonheur ? Ouvrons le Courtisan de Baldassar Castiglione1 où « la grâce d’une désinvolture nonchalante » juge du savoir-vivre et de l’élégance, tandis qu’une affectation qui montre trop son art et son étude enlève la grâce de chaque chose. Le contre-exemple n’est-il pas fourni par un danseur ? « Quel est celui d’entre vous qui ne rie, quand messire Pier Paulo danse à son propre mode, avec des petits sauts et des pointes, sans remuer la tête, comme s’il était tout de bois, avec tant d’attention qu’il semble certain qu’il aille en comptant ses pas ? Quel œil si aveugle qu’il ne voie chez ce personnage la disgrâce de l’affectation ? » (I, 26). Le paradigme de la danse est étendu, un peu plus loin, à la peinture : « […] Dans la danse, un seul pas, un seul mouvement du corps fait avec grâce et sans être forcé, manifeste aussitôt le savoir de celui qui danse […]. Souvent aussi en peinture une seule ligne non travaillée, un seul coup de pinceau aisément donné, de manière qu’il semble que la main, sans être guidée par aucune étude ou par aucun art, aille d’elle-même à son but suivant l’intention du peintre, démontre clairement l’excellence de l’artiste, que chacun ensuite apprécie selon son propre jugement » (I, 28). La vie universelle est une danse, qu’il faut être capable de saisir comme telle et de rendre par la 1 Nous renvoyons à la très belle édition du Livre du Courtisan donnée par Alain Pons, Paris, Garnier-Flammarion, 1991.

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danse aussi de la main du peintre vieillissant, que la caméra de Jean Renoir avait su, si habilement, surprendre chez son père, peignant ses impressions. Il n’est pas jusqu’à la « ligne serpentine » de Vinci, que Castiglione n’ait retenue, cette ligne « seule ligne non travaillée », la « ligne flexueuse » qui donne son « eurythmie », sa vibration, son mouvement, bref sa vie au motif quel  qu’il soit. Une ligne invisible que  le  danseur joue, que le musicien enchante, que le peintre hallucine, car elle trahit l’âme du vivant. Être réceptif à la grâce, c’est voir danser le monde et savoir entrer dans cette danse. Le Traité de la peinture de Vinci est plein de notations relatives à « l’âme » des êtres et des choses, que l’artiste se doit de saisir dans les attitudes. Qui ne parle par son corps, dans toutes ses postures et tous ses gestes ? Nous sommes trop bavards pour percevoir ce langage. Vinci veut se mettre à l’école des « muets » qui, par simple gestuelle, s’expriment et communiquent (369). Une importante distinction est celle qu’il établit entre deux genres de mouvement chez les vivants, le « local » quand le vivant va d’un lieu à un autre et « l’actionnel » qu’il accomplit sur lui-même, sans changer de place. Il s’agit là d’une sorte de mouvement immobile qui distingue le vivant de l’inerte : de cet ordre est ce qu’il appelle le « mouvement mental », qui « meut le corps par des actions simples et faciles, sans le porter d’un côté ni de l’autre, parce que son objet est dans l’esprit ». C’est ce mouvement mental qui fait l’expression d’un visage, l’intensité d’un regard, l’attention d’une vigilance, la détente d’un abandon. La « ligne flexueuse », en elle-même invisible, ne sera qu’un repérage tendant à donner visibilité à ce qui ne se voit pas. Le Traité de la peinture multiplie « conseils et recettes » en ce sens. Mais l’auteur n’en reste pas là : il va tenter, au terme d’un parallèle entre la peinture, la poésie, la musique, la sculpture et l’architecture, de les amener à échanger, s’interrogeant sur une peinture qui serait musique et aussi poésie. Voilà qui arrache la peinture aux arts mécaniques et qui en fait ce qu’il appelle une « chose mentale » et l’on pourrait mettre toutes ses inventions — comme le clair-obscur — au compte de cette promotion : que de choses la peinture vat-elle pouvoir nous découvrir puisqu’elle pense ! Jusqu’à cette interprétation du mouvement secret qui habite tous les êtres : « L’espérance et le désir de se rapatrier et de retourner à son premier état est à l’homme ce que la fascination de la lumière est au papillon ; et l’homme, d’un continuel désir, toujours aspire au nouveau printemps, et toujours à un nouvel état et à de prochains mois et à de nouvelles années ; et quand les choses arrivent, il est trop tard, il ne voit pas qu’il a marché à sa ruine. Pourtant ce désir est le ressort

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des esprits élémentaires qui se trouvent enfermés par l’âme dans le corps humain ; l’homme aspire sans cesse à retourner vers son mandataire. Et vous savez que ce même désir et ce ressort est la compagne de la nature, comme l’homme est le modèle du monde » (365). Comment ne pas voir dans ce perpétuel retour au principe une identité de la vie et de la mort, telle que l’a pu concevoir le néo-platonisme ? Ravaisson et Bergson qui étaient habités par une inspiration plotinienne très profonde l’ont soupçonné : ainsi ont-ils fait de la grâce, selon Vinci, un mouvement suspendu ou plus exactement le moment d’inflexion de la procession en conversion, le moment de repos où la sortie de l’Un se fait retour à l’Un. « La beauté n’est que la grâce fixée ». S’il est un philosophe de la grâce, c’est certainement Plotin. Gratuite est la dispensation de l’être, qui sans dépense s’effectue à partir de l’Un. Sans effort tout procède, par émanation, de la source ; ainsi les formes se succèdentelles et s’enchaînent-elles sur la trajectoire d’une façon qui les emporte, mais cette trajectoire est continue, de sorte que le mouvement de la force ne s’arrête dans aucune forme particulière ; d’où cette impression de fluidité. Plotin utilise déjà la métaphore de la danse : comme les attitudes successives que prend le danseur, les formes ne sont que les figures où s’exprime la simplicité féconde d’un mouvement continu qui les engendra pour les dépasser aussitôt. L’arabesque ainsi décrite se déroule comme un processus transformationnel générateur d’autant de formes, qu’il en faut pour traduire la continuité de ce mouvement. Plotin a pressenti la chronophotographie de Marey ; toute forme n’est que mouvement suspendu : « La forme est la trace d’une réalité qui n’a pas de forme. C’est celle-ci qui engendre la forme et non l’inverse […]. La nature première du Beau est sans forme » (VI, 7, 33). Mais comment remonter le cours de la source qui coule ? Comment échapper à l’entraînement de la pesanteur ? — En rêvant sur les formes belles, comme le faisait déjà Platon, pour remonter à partir d’elles vers ce dont elles procèdent. Il arrive, pour Plotin, que nous puissions effectuer ce mouvement, précisément dans cette danse sacrée, qu’au théâtre le chœur décrit autour du coryphée : « Un chœur en chantant fait toujours sa ronde autour du coryphée, soit face au public, soit se retournant vers lui […]. C’est alors notre fin et notre repos ; notre voix ne détone plus et nous dansons vraiment autour de lui une danse inspirée […]. Dans cette danse on contemple la source de vie, la source de l’intelligence, le principe de l’être, la cause du bien, la racine de l’âme. Toutes ces choses ne s’écoulent pas de lui en amoindrissant sa substance […] mais il reste entier […]. Il n’y a pas de coupure entre lui et nous, et nous n’en sommes pas sépa-

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rés, quand bien même la nature corporelle, en s’insinuant, nous attire à elle. Il nous est donné par lui de vivre et de nous conserver » (VI, 9, 8 et 9). Le danseur, que l’inertie de son corps séparait de la source de vie, se réinsère par la danse en ce flux continu de l’émanation, résolvant sa forme corporelle dans le mouvement de la force vitale. Génératrice des formes, la force est plus essentielle que chacune d’elles. Le rayonnement originaire est force, il est aussi lumière  : «  Quand l’âme aperçoit la  lumière que  le  Bien répand ainsi sur les intelligibles, elle se porte vers eux, et elle éprouve une jouissance délicieuse en contemplant la lumière qui les revêt […]. Chaque intelligible est par lui-même ce qu’il est, mais il ne devient désirable que quand le Bien l’illumine et le colore en quelque sorte, donnant à ce qui est désiré les Grâces charitas et à ce qui désire, les Amours érôtas » (VI, 7, 22). Lorsque nous contemplons une belle forme, due à l’art ou à la nature, l’éclat dont elle resplendit ne procède pas d’elle, il la précède, puisqu’elle en est toujours l’aboutissement ; c’est pourquoi c’est toujours au Bien qu’elle nous fait remonter, source de toute Beauté. Toujours antérieure est la grâce : « Charis » c’est la lumière qui descend, « Éros » l’ardeur qui monte. L’objet qui inspire l’amour est en fait le point bas de ce mouvement descendant. Sans l’éclat qui lui vient du Bien, la Beauté n’aurait pas d’attrait. Telle est la grâce, une beauté d’avant la Beauté, un charme qui s’ajoute à l’eidos, qui la rend désirable et opérante et qui ramène l’âme au Principe. La grâce c’est la splendeur de la forme belle, c’est la lumière qui sourd à travers cette forme. Les Temps modernes verront refleurir cette littérature néo-platonicienne qui va interférer avec la théologie chrétienne pour exprimer la dogmatique de la Création, dispensation gratuite et sans dépense, de l’Incarnation qui l’accomplit en sa gracieuse condescendance, de la Rédemption qui sauve l’Alliance, c’est-à-dire l’universelle harmonie. Cette interférence va donner naissance à l’art du Bernin et de Borromini en qui s’exprime l’inspiration du Concile de Trente. Mais ce sont là choses suffisamment connues. Nous préférerions, pour notre part, considérer en amont les trois premières décennies du XVIe siècle où le thème de la grâce est au cœur du débat esthétique. Nous avons déjà fait état du Livre du Courtisan de Baldassar Castiglione, nous voudrions maintenant faire référence aux Discorsi delle Bellezze d’Agnolo Firenzuola et au De Pulchro d’Agostino Nifo. Agnolo Firenzuola, donnant dans le genre madrigal, évoque les trois Grâces, « chambrières de Vénus », Euphrosunè, Thalie et Aglaé, celles que les Grecs appellent les « Charites ». La grâce proprement dite est l’apanage plus précisément de la troisième « qui

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est Aglaé, c’est-à-dire lustre et laquelle viendra bien à notre propos, vu que notre opinion touchant la grâce veut que ce soit un lustre, qui réussit occultement de la proportion de certains membres, lesquels nous ne saurions discerner les uns des autres, accouplés en toute perfection d’extrême beauté. Nos yeux reçoivent ce lustre avec tant d’aise, tant de plaisir au cœur et de contentement à l’esprit que […] cette grâce agrée souvent plus que la beauté même, nous étant force de dresser convertement notre désir vers ses beaux rayons […]. Cela nous contraint de croire que ce lustre ou grâce naît d’une occulte et cachée proportion laquelle ne se lit point en nos livres, que nous ne connaissons point et que même à grand peine nous imaginons. Ce qui n’est autre chose (comme l’on dit de ce que l’on ignore) sinon vouloir déclarer un je ne sais quoi. Car dire que c’est un rayon d’amour et autres telles fantaisies, bien qu’elles soient de bon esprit, subtiles et doctes, si s’éloignent-elles beaucoup de la vérité. Ainsi elle se nomme proprement grâce d’autant qu’elle rend agréable et chère la personne en qui reluit ce rayon, et à qui cette occulte proportion est départie »2. « La grâce agrée souvent plus que la beauté même ». Le langage religieux interfère avec le langage amoureux : la grâce prévient la volonté, elle « force », elle « contraint » ; son charme irrésistible tient à une proportion « cachée » et « occulte », elle est un « je ne sais quoi ». Agostino Nifo tentera une élucidation de ce « je ne sais quoi », prolongeant de son madrigal érudit le madrigal inspiré du moine toscan. La question posée dans le De pulchro3 est de savoir comment la grâce peut-elle s’ajouter à la beauté. La beauté en effet, tant celle de l’âme que celle du corps, doit recevoir la grâce, afin de pouvoir agréer. Ce qui « prépare » l’âme à la grâce, autrement dit, ce qui la rend agréable et fait qu’elle est aimée, c’est « l’harmonie » existant entre les facultés ; de même ce qui « prépare » le corps à la grâce, c’est sa « forme » (forma-formosa), son heureuse complexion, la bonne conformation de ses membres. Et Nifo de faire concourir les cinq sens dans cette approche du gracieux, qui fait concourir la forme (vue), l’harmonie (ouïe), le parfum (odorat), la douceur (toucher), la saveur (goût). C’est cette coenesthésie qui « prépare » à l’accueil de la grâce, ce qui veut dire 2

Trad. J. Pallet, chez Abel d’Angelier, Paris, 1578. Ce texte est cité à la page 89 de la thèse complémentaire de Raymond Bayer Léonard de Vinci, la grâce, ouvrage qui n’a rien perdu de sa fraîcheur. Qu’il me soit permis de rappeler l’importance de L’Esthétique de la grâce, thèse principale à laquelle l’ouvrage cité est annexé. 3 Nous nous reportons à l’excellente édition donnée du De pulchro par Laurence Boulègue, traduction, introduction et notes, Paris, Les Belles Lettres, 2003.

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qu’un concours de tous les sens est requis de l’approche de la grâce. Au-delà du style « madrigal » de cette littérature amoureuse, il faut voir ici une proposition de concours de tous les arts entre eux. C’est un lieu commun de relever qu’il est des peintres qui peignent comme des sculpteurs, des sculpteurs qui sculptent comme on peint, des peintres qui peignent comme des aquafortistes, etc. Qui est Michel-Ange ? peintre ou sculpteur ? Qui est Rembrandt ? peintre ou graveur ? Et Vinci qui brouille les contours, noie et obombre les formes, comme s’il était en quête de quelque chose de plus essentiel, que l’œil devine sans le percevoir. Le clair-obscur n’est-il pas un procédé destiné à donner son congé à la vue trop dominatrice chez Giotto, Angelico, Masaccio et Masolino ? Le sfumato, le plombé, la demi-teinte ne sont-ils pas des procédés pour suspendre le contraste des plans et la puissance du modelé, tels qu’ils purent être induits de l’influence de la sculpture sur la peinture ? On devine donc que c’est ce dialogue polémique entre les différents arts, qui pourra inspirer une éthique de la grâce en laquelle concourt, l’un dominant, l’autre s’effaçant, chacun des cinq sens. C’est déjà Plotin qui nous le suggérait dans ce texte tiré encore d’Ennéades, VI, 7, 12 toujours en quête du gracieux : « C’est une qualité unique qui fond en elle et retient toutes les qualités, une douceur qui serait en même temps odeur, en qui la saveur du vin s’unirait avec toutes les autres saveurs et toutes les couleurs ; elle a toutes les qualités perçues par le tact et aussi toutes celles qui sont perçues par l’oreille. Tout y est mélodie, tout y est rythme ». S’il n’est de gracieux que dans ce qui flatte concurremment tous les sens, il n’est de grâce que dans le concours de tous les arts. Cette grâce cependant qui anticipe et prévient la beauté comme pour la susciter, l’inspirer, la produire, c’est dans le mouvement qu’il faut la chercher, ce motus ad formam qui s’achève dans la forme et que le grand artiste se doit en quelque sorte de suspendre et d’arrêter. Plus beau encore que le corps en sa forme achevée est le geste suspendu qui arrête l’action, comme dans le mouvement interrompu de Marie-Madeleine vers le Ressuscité : Noli me tangere. Tout l’œuvre de Fra Angelico au Couvent Saint-Marc à Florence nous semble une représentation de la grâce. Interruption de l’agôn, arrêt du temps, instant de paix soudain dans la violence du monde, comme dans l’Annonciation où l’irruption violente de l’ange est suspendue, le Christ bafoué où un énigmatique saint Dominique semble plongé dans la plus mystérieuse des méditations, la Crucifixion où la mort du Christ semble répandre alentour la paix la plus étrange et la plus irréelle. La grâce c’est l’action suspendue. Si la beauté n’est que la grâce fixée, il faut retrouver celle-ci dans son mouvement,

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sinon la beauté reste formelle, c’est-à-dire morte, comme figée. Alberti parlait d’or, quand il disait essentielle au peintre l’istoria que le regard du spectateur vient surprendre ou suspendre, comme il apparaît souvent dans les fresques de la chapelle Brancacci, car c’est la survenue de la geste de Pierre, dans la vie e quotidienne de cette Florence du XV  siècle, qui fait grâce. Les peintres de batailles, de tumultes, de mouvements de foules sont emportés par le temps de l’histoire ; ils ignorent ce « moment de repos », où rien n’est encore joué, où tout est encore possible, ce moment de la grâce. Comparons de ce point de vue la Florence de Benozzo Gozzoli dans la Cavalcade des Rois Mages du Palais Riccardi avec la Florence de Masaccio dans l’église du Carmine. Que ne faut-il de fleurs à celui-là, de parures, d’ornements, d’angelots pour investir le sacré dans un événement exceptionnel et surdéterminé — l’inauguration du Concile — alors que celui-ci n’entrevoit le sacré que sous les espèces du plus simple vécu. Merveilleux Masaccio ! La grâce c’est le profane devenu présence totale du sacré, c’est le profane dans la plénitude du sens ; la grâce c’est toujours une eucharistie. Telle est cette esthétique du « suspens », qui joue si bien de l’istoria, mais  dont l’agôn est absent. Elle va enchanter le dessin, infléchissant les contours, emportant les lignes dans d’interminables arabesques. Ce sera la gloire de Botticelli que de faire vraiment danser ses figures. Après la Calomnie et sa violence suspendue, comment ne pas évoquer Primavera et la danse des trois Grâces : disjonction du jeu des deux premières, un pas surpris, un autre inachevé, tandis que l’instable figure de leur compagne, par un glissé de toute la jambe, introduit un déséquilibre, qui fait tournoyer le trio de la manière la plus gracieuse qu’il se puisse. Nous voudrions terminer sur la plus haute expression de cette esthétique du « suspens », celle qu’en donne le thème de l’Annonciation. Le geste de l’archange semble suspendu et pourtant il n’en finit pas de s’accomplir. N’estce pas l’éternité qui fait irruption dans le temps ? Que de variations sur le thème, de Simone Martini à Vinci, modulant toute l’esthétique mais aussi toute la théologie de la grâce ! Ainsi peut-on voir, chez le Siennois, l’impeto amorti d’un Gabriel affermi sur le sol, tandis que ses ailes sont encore déployées et que la draperie de son vêtement est encore agitée par l’air traversé ; c’est vraiment le vol figuré dans sa phase terminale. L’Annonciation de Vinci, c’est en revanche le mouvement achevé dans un agenouillement fini, la tête se courbant en signe d’obédience devant le mystère accompli. Vinci réalise ce que recherchait Simone Martini. Dans l’entre-deux, que de tenta-

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tives plus ou moins heureuses, bruissements d’ailes, élans intempestifs, vierges interdites ou apeurées ! Que de méditations aussi, tant savantes que spirituelles, ainsi chez Piero della Francesca ! Vinci semble y avoir longtemps réfléchi, si l’on en juge par l’allusion qu’il y fait dans son Traité de la Peinture. Il convient que la saveur de la grâce ne se perde point dans l’impeto, et c’est là justement que le sens du serpentement, parcourant le corps immobile de l’ange, exprime ce « mouvement actionnel », par lequel il délivre, en un parfait repos et un infini respect, son message transcendant. C’est le fini, en son achèvement, qui traduit le mieux l’infini. Plus belle que la beauté, la grâce en elle cependant se termine.

INDEX NOMINUM

Achéens, 77 Achille, 77, 107, 110 Adam, 181, 186 Adéodat, 147 Aëtius, 39, 96 Agamemnon, 124 Agathias le Scholastique, 104 Aglaé, 304-305 Agrippa, Camillo, 277 Alberti, Leon Battista, 9, 23-24, 179, 193, 208, 215-216, 218, 222, 232, 238-239, 295, 307 Alciat, André, 251 Alcméon de Crotone, 70, 96 Alembert, D’, 272 Al-Kindī, 159 Algarotti, Francesco, 193 Andromède, 227, 231 Angelico, Fra, 306 Antéros, 253, 256 Antigone, 122, 125 Apollon, 39, 62, 81, 106, 190, 216, 218, 222, 225 Apollonios d’Athènes, 75 Aphrodite, 33, 35

Aragon, Jeanne d’, 209-210 Archytas, 52 Arès, 33 Aristide Quintilien, 64 Aristophane, 107, 114 Aristote, 42, 45, 59, 70, 72, 94, 98-100, 103-104, 106, 108, 160, 162, 178-179, 197, 211, 218, 221, 257 Aristoxène, 23-24, 100-104, 108 Arnould, Dominique, 105 Athéna, 123 Auguste, 80-82 Aulu-Gelle, 104 Ausone, 165 Austern, Linda Phyllis, 263 Avery, Charles, 227 Bandinelli, Baccio, 229 Barbillon, Claire, 83 Bartoli, Daniello, 268, 271 Basilide, 131 Baudelaire, Charles, 110 Beaudoux, Robert, 282 Beeckman, Isaac, 265

310

INDEX NOMINUM

Bellini, Giovanni, 245 Bembo, Pietro, 257, 261 Bergson, Henri, 303 Betussi, Giuseppe, 247 Boccace, Jean, 247, 253 Boèce, 16-17, 19, 21-22, 159-163, 165, 168-171, 178 Borromini, Carlo, 304 Boschetti, Isabella, 253 Boschius, Jacobus, 251 Botticelli, Sandro, 307 Bramante, 220-222, 235 Brandebourg, électeur de, 282 Bronzino, Agnolo, 239 Brunelleschi, Filippo, 235, 238 Brunswick, duc de, 282 Burckhardt, Jacob, 9 Burgondes, 165 Caccini, Giulio, 27 Cadmos, 34 Calamis, 82 Calcidius, 160, 163, 165-169 Calliclès, 52 Callimaque, 82 Callinos, 37 Carranza, Bartolomeo, 279 Carranza, Geronimo, 279, 286, 289 Cassiodore, 165 Castiglione, Baldassar, 27, 276, 301302, 304 Cébès, 52

Cellini, Benvenuto, 193, 222, 224225, 227-229, 231-232, 235, 238239, 241 Celse, 129-131 Cennini, Cennino, 23 César, Jules, 282 Charites, 35, 304 Chrysippe, 74 Cicéron, 14, 17, 100, 102-103, 163 Colonna, Francesco, 253 Comes, Natalis, 247 Cratyle, 52 Crotoniates, 13 Damon d’Oé, 37, 46-48, 50, 52 Danaé, 250, 256 Déjanire, 110, 115 Deleuze, Gilles, 299 Delphiens, 33 Démocrite, 68 Denys d’Halicarnasse, 81-82 Descartes, René, 264-266, 288-289 Dicéarque de Messène, 100, 102-103 Diderot, Denis, 272-273 Diels, Hermann, 72 Diogène, 221 Dionysos, 62 Donatello, 228-229 Dürer, Albrecht, 289 Ekserdjian, David, 248, 250 Électre, 116, 123, 126 Emison, Patrica Anne, 227 Empédocle, 38, 41-42

INDEX NOMINUM

Ennodius de Pavie, 165 Épiméthée, 9 Equicola, Mario, 253-254 Éros, 253, 256, 304 Éryximaque, 59 Eschyle, 107, 120, 124, 126, 246 Este, Isabelle d’, 246, 248, 250, 256257, 261 Étampes, duchesse d’, 231 Euclide, 220 Euphrosunè, 304 Euripide, 105, 113, 118, 122 Fabianski, Marcin, 253 Fabris, Salvatore, 290 Federico II, duc de Mantoue, 246, 250, 253, 257, 261 Feldman, Martha, 263 Ficin, Marsile, 183, 208-211, 220, 254 Firenzuola, Agnolo, 304 Flavius Josèphe, 80 Fracastor, Jérôme, 197 Franciosi, Vincenzo, 78 François Ier, 229, 231 Friederichs, Karl, 75, 77-78, 83

311

Gauer, Werner, 77 Gauricus, Pomponius, 16, 24 Gheyn, Jacob de, 282 Ghisliero, Frederico, 277, 289 Giocondo, Francesco del, 216 Giorgione, 245, 248 Giotto, 305 Glaucon, 61, 63 Goethe, Johann Wolfwang von, 15 Gomez de Liaño, Ignacio, 130 Gondebaud, 164-165 Gorgias, 72 Gorgone, 239 Gozzoli, Benozzo, 307 Grâces, 307

Harmonie, 33-35 Harvey, William, 183 Hauser, Friedrich, 77 Hécube, 114 Hélène, 13, 112-113 Hellanique, 34-35 Héphaïstos, 41 Héraclès, 110 Héraclite, 43-45, 59, 220 Hérode, 80-81 Hésiode, 34 Gabriel, 307 Heures, 35 Galien, Claude, 7, 73-74, 188, 191, Hippocrate, 7, 296 289 Hirt, Aloys, 83 Galilée, 267, 269-270, 279 Hobbes, Thomas, 283 Gallavotti, Carlo, 41 Homère, 13, 34, 45, 49, 61, 91, 108, Ganymède, 246, 250-251, 254, 256, 111, 117, 211 258 Hope, Charles, 248

312

INDEX NOMINUM

Horace, 81 Hyppolite, 44 Inachos, 246 Io, 245-246, 248, 250, 254-255, 258 Ion, 107 Iphigénie, 120-122 Isocrate, 81-82 Jacques, 131 Jésus-Christ, 129-133, 135, 173-175, 181-182, 184-187, 194, 265, 306 Joconde, 216 Judas, 130 Jupiter, 229, 231, 241, 247 Junon, 246

Léonard de Vinci, 8, 16, 25-27, 179, 192-194, 196-197, 199, 215-216, 218, 220, 222, 224-225, 227, 248, 289, 301-303, 305, 307 Leppert, Richard David, 263-264 Lippi, Filippino, 253 Louis XIII, 282 Lucien de Samosate, 71 Lucrèce, 101 Lysias, 81

Macrobe, 17, 161, 166 Mamertus, Claudianus, 164 Mani, 131 Mantegna, Andrea, 218 Marcuse, Herbert, 299 Marey, Étienne-Jules, 303 Kalcar, Stephan van, 194 Marie-Madeleine, 130, 306 Kant, Emmanuel, 201-208, 213, 264 Marsyas, 225 Kist, Johannes Bastiaan, 282 Martinez, Ramón, 293 Martini, Simone, 307 Lactance, 101 Masaccio, 305, 307 Lapini, Bernardo, 247 Masolino, 306 L’Arétin, Pierre, 257 Medina Sidonia, duc de, 279 Lasos d’Hermione, 38 Méduse, 238-239 Le Bernin, 304 Ménélas, 118 Le Corbusier, 296 Mercure, 235, 241, 267 Le Corrège, 243, 245, 247-248, 250, Merleau-Ponty, Maurice, 264, 299 253, 256, 261 Mersenne, Marin, 267 Léda, 250, 253, 256 Meyer, Cornelio, 268 Le Fèvre de la Boderie, Guy, 180 Michel-Ange, 220-222, 224, 227Lelli, Ercole, 193 229, 235, 306 Léon X, 261 Minerve, 218, 238-239, 241 Léon l’Hébreu, 256 Mondino de’ Liuzzi, 188

INDEX NOMINUM

Monna Lisa, 216 Moreno, Paolo, 78 Muses, 10, 16, 52, 62, 218 Narcisse, 238 Nassau, Frédéric de, 282 Nassau, Guillaume de, 282 Nassau, Henri de, 282 Nassau, Maurice de, 282 Nestis, 41 Nestor, 109 Nietzsche, Friedrich, 299 Nifo, Agostino, 208-213, 304-305 Niobé, 107, 116-117 Oreste, 77 Origène, 129-131, 133 Orphée, 164 Ostrogotho, 164 Ovide, 211, 246, 248, 251 Pacheco de Narvaez, Luis, 279, 283, 286-287, 289, 293 Pausanias, 77 Périclès, 37, 47 Perpillou, Jean-Louis, 113, 119, 122123 Persée, 227, 231-232, 235, 238-239, 241 Pétrarque, François, 246 Phidias, 80-82 Philippe, 130 Philodème de Gadara, 64 Philolaus, 38, 52

313

Philon d’Alexandrie, 72 Phinée, 113, 231, 239 Piacenza, Giovanna, 256 Pic de la Mirandole, Jean, 181, 183185, 254, 256 Piero della Francesca, 308 Pierre, 307 Pindare, 35 Platon, 7, 9-11, 38, 48, 50-53, 55-58, 60-61, 63-64, 70, 85, 87-89, 107, 120, 127, 160, 167, 169, 178-179, 198, 209, 211, 220-221 Pline l’Ancien, 71, 78 Plotin, 211, 303, 306 Plutarque, 127 Politien, Ange, 14 Polybe, 282 Polyclète, 23, 68, 71-75, 77, 81-83, 164, 288 Polyxène, 114, 126 Pomponazzi, Pietro, 257-258, 261 Porphyre, 39 Priam, 112 Primaticcio, Francesco, 231 Prométhée, 9 Protagoras, 51 Pseudo-Aristote, 110 Pseudo-Plutarque, 102-103 Ptolémée, Claude, 39, 64, 220 Pucci, Giuseppe, 78, 80 Pygmalion, 248 Pythagore, 38-39, 69 Pythagore de Rhégion, 71

314

INDEX NOMINUM

Quintilien, 80, 296 Rameau, Jean-Philippe, 272 Raphaël, 218, 220, 222, 224, 228, 241 Ravaisson, Félix, 303 Rembrandt, 306 Renoir, Jean, 302 Reuchlin, Jean, 185 Riccomini, Eugenio, 247-248 Ripa, Cesare, 251 Romano, Giovanni, 250 Römer, Georg, 77 Ruricius de Limoges, 165 Saint Ambroise, 136 Saint Augustin, 17, 132-136, 138147, 149, 157, 163, 165, 170-176, 178 Saint Avit, 165 Saint Bernard, 258 Saint Dominique, 306 Saint Paul, 131, 133, 183 Salomon, 183 Sansovino, Jacopo, 257 Schadow, Johann Gottfried, 83 Schiller, Friedrich, 14-15, 29 Schulz, Dietrich, 72 Scipion, 225 Sextus Empiricus, 102-103 Sidoine Apollinaire, 164 Simmaque, 165 Simmias, 52, 87, 91-93 Simplicius, 102

Sirènes, 106 Socrate, 52, 63, 73, 86-91, 107, 120 Solari, Angelo, 75 Sophocle, 97, 110, 113, 115 Spartiates, 37 Spinoza, Baruch, 273 Spitzer, Leo, 33 Stéphane, 131 Stésichore, 37 Stobée, 103 Sulamite, 183 Tantale, 117 Terpandre, 37 Thalie, 304 Théanô, 123 Themelis, Petros G., 77 Themistius, 97 Théodoric, 164-165 Théognis, 34 Théon de Smyrne, 64 Théophraste, 48 Thésée, 78 Thétis, 35 Thibault d’Anvers, Girard, 279, 282283, 287-291, 293, 295-297, 299 Tirtée, 36 Ulysse, 91, 109, 114 Valeriano, Pierio, 250, 253 Valéry, Paul, 29 Valverde de Hamusco, Juan de, 193 Varchi, Benedetto, 224, 227, 231

INDEX NOMINUM

Varron, 163, 170 Vasari, Giorgio, 27, 215-216, 218, 238-239, 243 Vénus, 243, 254, 257, 304 Verheyen, Egon, 246-247, 250-251, 253 Verney, Joseph-Guichard du, 271 Vésale, André, 179, 187-188, 190192, 194, 198, 288 Vierge Marie, 129, 258 Villard de Honnecourt, 23 Vincent de Beauvais, 23 Vitruve, 7, 14, 16, 22-23, 163-164, 288

315

Wind, Geraldine, 250 Xénophon, 73 Zanker, Paul, 80 Zarlino, Gioseffo, 14 Zeus, 80, 245-248, 250, 253-255, 258 Zeuxis, 13 Zoroastre, 220 Zorzi, Francesco, 179, 181-187, 191192, 194, 198 Zuccari, Federico, 208

TABLE DES MATIÈRES

Fabrica corporis, musica corporis Préface, Pierre Caye

7

Harmonie, beauté et grâce Avant-propos, Florence Malhomme

13

Harmonie du corps, harmonie de l’âme dans la culture grecque Gioia Maria Rispoli

31

La représentation du corps dans le monde grec classique : le Canon de Polyclète, entre construction d’une norme et invention de l’antique Elisabetta Villari

67

De « l’âme-harmonie » et du « corps-lyre » au paradoxe du corps immortel : les aventures d’une métaphore, de Platon et Aristote à Dicéarque de Messène Anne Gabrièle Wersinger

85

Corps chantés, corps chantant chez Homère et les Tragiques Sylvie Perceau

105

Le corps de Dieu chez Augustin Gioachino Chiarini

129

La musique selon saint Augustin, une rédemption du sensible ? Marianne Massin

139

318

TABLE DES MATIÈRES

Musique du corps et musique de l’âme : la musica humana de Boèce Donatella Restani et Letterio Mauro

159

La medietas du corps de l’homme à la Renaissance Annarita Angelini

179

Esthétique du corps et idéal du beau à la Renaissance Serge Trottein

201

De Raphaël à Cellini : libération du corps et triomphe de la sculpture Gwendolyn Trottein

215

Corps, âme, désir : Zeus et Io du Corrège Lauro Magnani

243

Le corps sonore à l’âge baroque Paolo Gozza

263

La « philosophie des armes » ou la mesure du combat selon L’Académie de l’espée (1628) de Girard Thibault d’Anvers Pierre Caye

275

La grâce plus belle encore que la beauté Pierre Magnard

301

Index nominum

309

Table des matières

315